SUPPLÉMENT À LA SOMME THÉOLOGIQUE
SAINT THOMAS D’AQUIN, Docteur de
l'Eglise
La pénitence, l'extrême onction, l'ordre,
le mariage, le traité des fins dernières
Suppl., Questions 1 à 99
© Edition numérique :
Suite à la demande des éditions du Cerf, le projet Docteur Angélique entreprend une nouvelle traduction, à partir du 3 mars 2017
Edition numérique pour les
œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin
https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique,
2017
Saint Thomas d’Aquin n’a jamais terminé sa
Somme de théologie. Surpris par une apparition du Christ alors qu’il célébrait
la messe, il n’a jamais voulu reprendre sa dictée. Ce Supplément n’est donc pas
directement de lui. Il est une compilation effectuée après sa mort par son
secrétaire particulier, Frère Réginald, à partir d’œuvres de jeunesse du Maître,
le Commentaire des
Sentences de Pierre Lombard.
TABLE DES MATIERES
QUESTION
1 — DES PARTIES DE LA PÉNITENCE EN PARTICULIER. TOUT D'ABORD DE LA CONTRITION
ARTICLE
2 — La contrition est-elle un acte de vertu ?
ARTICLE
3 — L’attrition peut-elle devenir contrition ?
QUESTION
2 — L’OBJET DE LA CONTRITION
ARTICLE
2 — Devons-nous avoir la contrition du péché originel ?
ARTICLE
3 — Devons-nous avoir la contrition de tout péché actuel ?
ARTICLE
4 — Devons-nous avoir la contrition de nos péchés futurs ?
ARTICLE
5 — Devons-nous avoir la contrition du péché d’autrui ?
ARTICLE
6 — La contrition de chaque péché mortel en particulier est-elle requise ?
QUESTION
3 — L’INTENSITÉ DE LA CONTRITION
ARTICLE
1 — La contrition est-elle la plus grande douleur qui puisse être dans la
nature ?
ARTICLE
2 — La douleur de contrition peut-elle être excessive ?
ARTICLE
3 — Devons-nous avoir plus de douleur d’un péché que d’un autre ?
QUESTION
4 — DU TEMPS DE LA CONTRITION
ARTICLE
1 — La contrition doit-elle durer toute la vie ?
ARTICLE
2 — Est-il bon de continuellement pleurer le péché ?
ARTICLE
3 — Les âmes, après cette vie, ont-elles encore la contrition de leurs péchés ?
QUESTION
5 — L’EFFET DE LA CONTRITION
ARTICLE
1 — La rémission du péché est-elle l’effet de la contrition ?
ARTICLE
2 — La contrition peut-elle enlever toute dette de peine ?
ARTICLE
3 — Une faible contrition suffit-elle à la rémission de grands péchés ?
QUESTION
6 — NÉCESSITÉ DE LA CONFESSION
ARTICLE
1 — La confession est-elle nécessaire au salut ?
ARTICLE
2 — La confession est-elle de droit naturel ?
ARTICLE
3 — La confession est-elle obligatoire pour tous ?
ARTICLE
4 — Est-il permis de confesser un péché qu’on n’a pas commis ?
ARTICLE
5 — Le pécheur est-il tenu de se confesser immédiatement ?
ARTICLE
6 — Est-il possible qu’un pécheur soit dispensé de se confesser ?
QUESTION
7 — LES ÉLÉMENTS ESSENTIELS DE LA CONFESSION
ARTICLE
1 — Saint Augustin donne-t-il une bonne définition de la confession ?
ARTICLE
2 — La confession est-elle un acte de vertu ?
ARTICLE
3 — La confession est-elle un acte de la vertu de pénitence ?
QUESTION
8 — LE MINISTRE DE LA CONFESSION
ARTICLE
1 — Est-il nécessaire de se confesser à un prêtre ?
ARTICLE
2 — Est-il permis, en certains cas, de se confesser à d’autres qu’à des prêtres
?
ARTICLE
4 — Est-il nécessaire qu’on se confesse à son propre prêtre ?
ARTICLE
6 — Tout prêtre peut-il absoudre un pénitent à l’article de la mort ?
ARTICLE
7 — La peine temporelle à imposer doit-elle être proportionnée à la gravité de
la faute ?
QUESTION
9 — DES QUALITÉS DE LA CONFESSION
ARTICLE
1 — La confession peut-elle être informe ?
ARTICLE
2 — La confession doit-elle être intégrale ?
ARTICLE
3 — La confession peut-elle se faire par intermédiaire ou par écrit ?
ARTICLE
4 — La confession exige t-elle les seize conditions que les docteurs lui
assignent ?
QUESTION
10 — L’EFFET DE LA CONFESSION
ARTICLE
1 — Est-ce que la confession nous libère de la mort du péché ?
ARTICLE
2 — La confession nous libère-t-elle en quelque façon de la peine du péché ?
ARTICLE
3 — La confession ouvre-t-elle le Paradis ?
ARTICLE
4 — La confession donne-t-elle l’espérance du salut ?
ARTICLE
5 — Une confession par formule générale suffit-elle à effacer les péchés
mortels oubliés ?
QUESTION
11 — LE SECRET DE LA CONFESSION
ARTICLE
3 — Le prêtre est-il seul tenu au secret de la confession ?
QUESTION
12 — LA NATURE DE LA SATISFACTION
ARTICLE
1 — La satisfaction est-elle une vertu ou un acte de vertu ?
ARTICLE
2 — La satisfaction est-elle un acte de justice ?
QUESTION
13 — POSSIBILITÉ DE LA SATISFACTION
ARTICLE
1 — L'homme peut-il offrir satisfaction à Dieu ?
ARTICLE
2 — Peut-on satisfaire pour autrui ?
QUESTION
14 — DES QUALITES DE LA SATISFACTION
ARTICLE
1 — Peut-on satisfaire pour un seul péché séparement ?
ARTICLE
2 — Peut-on, sans être en état de charité, satisfaire pour des péchés delà
remis ?
QUESTION
15 — DES OEUVRES DE SATISFACTION
ARTICLE
1 — Les œuvres satisfactoires doivent-elles être pénales ?
ARTICLE
2 — Les peines de la vie présente sont-elles satisfactoires ?
QUESTION
16 — DES SUJETS DU SACREMENT DE PÉNITENCE
ARTICLE
1 — La pénitence peut-elle se trouver dans les innocents ?
ARTICLE
2 — La pénitence se trouve-t-elle chez les saints glorifiés ?
ARTICLE
3 — Le bon ange ou le mauvais ange sont-ils, eux aussi, capables de pénitence ?
QUESTION
17 — DU POUVOIR DES CLEFS
ARTICLE
1 — Doit-il y avoir des clefs dans l’Eglise ?
ARTICLE
2 — La clef est-elle un pouvoir de lier ou de délier ?
ARTICLE
3 — Y a-t-il deux clefs ou une seule ?
QUESTION
18 — L’EFFET DES CLEFS
ARTICLE
1 — Le pouvoir des clefs s’étend-il jusqu’à la rémission de la faute ?
ARTICLE
2 — Le prêtre peut-il remettre la peine due au péché ?
ARTICLE
3 — Le prêtre peut-il lier par le pouvoir des clefs ?
ARTICLE
4 — Le prêtre peut-il à volonté lier ou délier ?
QUESTION
19 — DES MINISTRES DU POUVOIR DES CLEFS
ARTICLE
1 — Les prêtres de l’Ancienne Loi avaient-ils le pouvoir des clefs ?
ARTICLE
2 — Le Christ a-t-il eu le pouvoir des clefs ?
ARTICLE
3 — Les prêtres ont-ils seuls le pouvoir des clefs ?
ARTICLE
4 — Les saints, qui ne sont pas prêtres, ont-ils aussi le pouvoir des clefs ?
ARTICLE
5 — Les mauvais prêtres ont-ils l’usage des clefs ?
QUESTION
20 — CEUX SUR LESQUELS PEUT S’EXERCER LE POUVOIR DES CLEFS
ARTICLE
1 — Le prêtre peut-il exercer sur tout homme le pouvoir des clefs qu’il détient
?
ARTICLE
2 — Le prêtre peut-il toujours absoudre son sujet ?
ARTICLE
3 — Peut-on exercer le pouvoir des clefs sur son supérieur ?
QUESTION
21 — L’EXCOMMUNICATION
ARTICLE
2 — L’Église doit-elle excommunier quelqu’un ?
ARTICLE
3 — Peut-on être excommunié pour un dommage temporel qu'on aurait causé ?
ARTICLE
4 — Une excommunication portée injustement a-t-elle quelque e
QUESTION
22 — CEUX QUI PEUVENT EXCOMMUNIER ET DE CEUX QUI PEUVENT ÊTRE L’OBJET D’UNE
EXCOMMUNICATION
ARTICLE
1 — Tout prêtre a-t-il le pouvoir d’excommunier ?
ARTICLE
2 — Celui qui n’est pas prêtre peut-il porter une excommunication ?
ARTICLE
3 — Celui qui est excommunié ou suspens peut-il à son tour excommunier ?
ARTICLE
4 — Peut-on s’excommunier soi-même, ou excommunier son égal, ou bien son
supérieur ?
ARTICLE
6 — Celui qui est déjà l’objet d’une excommunication peut-il être excommunié à
nouveau ?
QUESTION
23 — DES RAPPORTS QUE L’ON PEUT AVOIR AVEC LES EXCOMMUNIÉS
ARTICLE
1 — Est-il permis d’avoir des rapports avec un excommunié au plan purement
matériel ?
ARTICLE
2 — Celui qui communique avec un excommunié encourt-il une excommunication ?
QUESTION
24 — L’ABSOLUTION DE L’EXCOMMUNICATION_
ARTICLE
1 — Tout prêtre peut-il absoudre de l'excommunication celui qui lui est soumis
?
ARTICLE
2 — Quelqu’un peut-il être absous contre sa volonté ?
ARTICLE
3 — Peut-on être absous d’une excommunication sans l’être de toutes les autres
?
ARTICLE
1 — L’indulgence peut-elle remettre quelque chose de la peine satisfactoire ?
ARTICLE
2 — Les indulgences valent-elles autant qu’il est dit dans leur énoncé ?
ARTICLE
3 — Convient-il d’accorder des indulgences pour des choses temporelles ?
QUESTION
26 — CEUX QUI PEUVENT ACCORDER DES INDULGENCES
ARTICLE
1 — Un curé peut-il accorder des indulgences ?
ARTICLE
2 — Un diacre ou quelqu’un qui n’est pas prêtre peut-il accorder des
indulgences ?
ARTICLE
3 — Un évêque peut-il accorder des indulgences ?
ARTICLE
4 — Celui qui est en état de péché mortel peut-il accorder des indulgences ?
QUESTION
27 — CEUX A QUI LES INDULGENCES PEUVENT PROFITER
ARTICLE
1 — Les indulgences peuvent-elles profiter à ceux qui sont en état de péché
mortel ?
ARTICLE
2 — Les indulgences peuvent-elles profiter aux religieux ?
ARTICLE
4 — Une indulgence peut-elle profiter à celui qui l’a établie ?
QUESTION
28 — LA PÉNITENCE SOLENNELLE
ARTICLE
1 — Certaine pénitence doit-elle être rendue publique ou solennelle ?
ARTICLE
2 — La pénitence solennelle peut-elle se réitérer ?
ARTICLE
3 — Le rite de la pénitence solennelle est-il convenable ?
QUESTION
29 — LE SACREMENT DE L’EXTRÊME ONCTION_
ARTICLE
1 — L’extrême-onction est-elle un sacrement ?
ARTICLE
2 — L’extrême-onction n’est-elle qu’un seul sacrement ?
ARTICLE
3 — Ce sacrement a-t-il été institué par le Christ ?
ARTICLE
4 — L’huile d’olive est-elle la matière qui convient tour ce sacrement ?
ARTICLE
5 — Est-il nécessaire que l’huile soit consacrée ?
ARTICLE
6 — Faut-il que la matière de ce sacrement soit consacrée par l’évêque ?
ARTICLE
7 — Ce sacrement a-t-il une forme quelconque ?
ARTICLE
9 — La formule dont on vient de parler est-elle la forme qui convient pour ce
sacrement ?
QUESTION
30 — L’EFFET DU SACREMENT DE L’EXTRÊME-ONCTION
ARTICLE
1 — L’extrême-onction procure-t-elle la rémission des péchés ?
ARTICLE
2 — La guérison corporelle est-elle un effet de ce sacrement ?
ARTICLE
3 — Ce sacrement imprime- un caractère ?
QUESTION
31 — LE MINISTRE DU SACREMENT DE L’EXTRÊME-ONCTION
ARTICLE
1 — Si même un laïc peut conférer ce sacrement ?
ARTICLE
2 — Les diacres peuvent-ils conférer ce sacrement ?
ARTICLE
3 — Si l’évêque seul peut conférer ce sacrement ?
QUESTION
32 — A QUI CE SACREMENT DOIT-IL ÊTRE CONFÉRÉ, ET EN QUELLE PARTIE DU CORPS ?
ARTICLE
1 — Doit-on donner aussi ce sacrement à ceux qui se portent bien ?
ARTICLE
2 — Ce sacrement doit-il être donné en n’importe quelle maladie ?
ARTICLE
3 — Doit-on donner ce sacrement aux tous et à ceux qui sont dépourvus de raison
?
ARTICLE
4 — Doit-on donner ce sacrement aux enfants ?
ARTICLE
5 — Faut-il dans ce sacrement faire des onctions sur tout le corps ?
QUESTION
33 — LA RÉITÉRATION DE L’EXTRÊME-ONCTION
ARTICLE
1 — Ce sacrement doit-il être réitéré ?
ARTICLE
2 — Doit-on réitérer ce sacrement au cours d’une même maladie ?
QUESTION
34 — LE SACREMENT DE L’ORDRE -SA NATURE - SES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS
ARTICLE
1 — Doit-il y avoir un ordre dans l’Église ?
ARTICLE
2 — La définition de l’ordre que donne le Maître des Sentences est-elle bonne ?
ARTICLE
3 — L’Ordre est-il un sacrement ?
ARTICLE
4 — La forme de ce sacrement est-elle convenablement exprimée ?
ARTICLE
5 — Y a-t-il une matière du sacrement de l’ordre ?
QUESTION
35 — L’EFFET DU SACREMENT DE L’ORDRE
ARTICLE
1 — Le sacrement de l’ordre confère-t-il la grâce sanctifiante ?
ARTICLE
2 — Tous les ordres donnent-ils un caractère ?
ARTICLE
3 — Le caractère de l’ordre présuppose-t-il le caractère baptismal ?
ARTICLE
4 — Le caractère de l’ordre présuppose-t-il nécessairement le caractère de la
confirmation ?
ARTICLE
5 — Le caractère d’un ordre présuppose-t-il nécessairement celui d’un autre
ordre ?
QUESTION
36 — DES QUALITÉS REQUISES CHEZ CEUX QUI DOIVENT ÊTRE ORDONNÉS
ARTICLE
1 — La sainteté de vie est-elle requise chez ceux qui doivent recevoir les
ordres ?
ARTICLE
2 — La science de toute l’Ecriture est-elle requise chez l’ordinand ?
ARTICLE
3 — Suffit-il d’avoir une vie pleine de mérite pour être ordonné ?
ARTICLE
4 — Commet-il un péché, celui qui con/ère les ordres à des hommes qui en sont
indignes ?
QUESTION
37 — LA DISTINCTION DES ORDRES, DE LEURS ACTES ET DU CARACTÈRE QU’ILS IMPRIMENT
ARTICLE
1 — Doit-on distinguer plusieurs ordres ?
ARTICLE
2 — Compte-t-on sept ordres ?
ARTICLE
3 — Doit-on distinguer les ordres en sacrés et en non sacrés ?
ARTICLE
4 — Le livre des Sentences assigne-t-il justement sa jonction à chaque ordre ?
ARTICLE
5 — Le caractère sacerdotal s’imprime-t-il à la porrection du calice ?
QUESTION
38 — CEUX QUI CONFÈRENT CE SACREMENT
ARTICLE
1 — L’évêque est-il l’unique ministre de ce sacrement ?
ARTICLE
2 — Les hérétiques et les excommuniés peuvent-ils conférer les ordres ?
QUESTION
39 — DES EMPÊCHEMENTS A LA RÉCEPTION DE CE SACREMENT
ARTICLE
1 — Le sexe féminin est-il un empêchement à la réception du sacrement de l’ordre
?
ARTICLE
3 — Le servage est-il un empêchement à la réception des ordres ?
ARTICLE
4 — L’homicide est-il un motif d’écarter quelqu’un des ordres ?
ARTICLE
5 — La naissance illégitime peut-elle être un empêchement à la réception de
l’ordre ?
ARTICLE
6 — Un défaut corporel est-il un empêchement à la réception de l’ordre ?
QUESTION
40 — QUESTIONS ANNEXES AU SACREMENT DE L’ORDRE
ARTICLE
1 — Les clercs doivent-ils porter lu tonsure ?
ARTICLE
2 — La tonsure est-elle un ordre ?
ARTICLE
3 — Le fait de recevoir la tonsure entraîne-t-il la renonciation aux biens
temporels ?
ARTICLE
4 — Doit-il y avoir un pouvoir épiscopal supérieur à l’ordre sacerdotal ?
ARTICLE
5 — L’Épiscopat est-il un ordre ?
ARTICLE
6 — Dans l’Église peut-il se trouver quelqu’un qui soit supérieur aux évêques ?
ARTICLE
7 — Convenait-il que dans l’Église soient assignés des vêtements pour les
ministres ?
QUESTION
41 — LE MARIAGE, INSTITUTION NATURELLE_
ARTICLE
1 — Le mariage est-il de droit naturel ?
ARTICLE
2 — Le mariage est-il obligatoire ?
ARTICLE
3 — L’acte conjugal est-il licite ?
ARTICLE
4 — L’acte conjugal est-il méritoire ?
QUESTION
42 — LE SACREMENT DE MARIAGE
ARTICLE
1 — Le mariage est-il un sacrement ?
ARTICLE
2 — N’aurait-on pas dû instituer ce sacrement avant le péché ?
ARTICLE
3 — Le mariage confère-t-il la grâce ?
ARTICLE
4 — L’union charnelle est-elle nécessaire au mariage ?
QUESTION
43 — DU MARIAGE ET DES FIANÇAILLES
ARTICLE
1 — Les fiançailles consistent-elles dans la promesse d’un mariage futur ?
ARTICLE
2 — convenait-il de fixer l’age de sept ans pour le contrat de fiançailles ?
ARTICLE
3 — Les fiançailles peuvent-elles lire rompues ?
QUESTION
44 — LA DÉFINITION DU MARIAGE
ARTICLE
1 — Le mariage est-il une union ?
ARTICLE
2 — Le mariage porte-t-il le nom qui lui convient ?
ARTICLE
3 — Le Maître des Sentences a-t-il bien défini le mariage ?
QUESTION
45 — LE CONSENTEMENT MATRIMONIAL
ARTICLE
1 — Le consentement est-il la cause efficiente du mariage ?
ARTICLE
2 — Est-il nécessaire d’exprimer le consentement de vive voix ?
ARTICLE
3 — Le consentement, exprime sous forme de promesse pour l’avenir, est-il cause
du mariage ?
ARTICLE
5 — Suffit-il de consentir en secret au mariage immédiat pour être marié ?
QUESTION
46 — DU CONSENTEMENT SUIVI D’UN SERMENT OU DE RELATIONS SEXUELLES
ARTICLE
1 — Y a-t-il mariage quand, à la promesse de le contracter, on ajoute un
serment ?
QUESTION
47 — DU CONSENTEMENT FORCÉ ET DU CONSENTEMENT SOUS CONDITION
ARTICLE
1 — Le consentement forcé est-il possible ?
ARTICLE
2 — Y a-t-il une forme de violence que puisse subir un homme résolu ?
ARTICLE
3 — Le consentement forcé rend-il le mariage nul ?
ARTICLE
5 — Le mariage est-il valide quand le consentement a été donné sous condition ?
ARTICLE
6 — Un père peut-il imposer le mariage à son enfant ?
QUESTION
48 — L’OBJET DU CONSENTEMENT
ARTICLE
1 — Le consentement qui constitue le mariage a-t-il pour objet l’union
charnelle ?
ARTICLE
2 — Y a-t-il mariage quand le consentement a été motivé par un but déshonnête ?
QUESTION
49 — DES BIENS DU MARIAGE
ARTICLE
1 — Le mariage doit-il être justifié par les biens qu’il procure ?
ARTICLE
2 — La fidélité, l’enfant, le sacrement, sont-ils les seuls biens du mariage ?
ARTICLE
3 — Le sacrement est-il le bien principal du mariage ?
ARTICLE
4 — Les biens du mariage justifient-ils l’acte conjugal ?
ARTICLE
5 — Sans les biens du mariage, l’acte conjugal peut-il se justifier ?
QUESTION
50 — DES EMPÊCHEMENTS DE MARIAGE
ARTICLE
UNIQUE — Convient-il d’assigner des empêchements au mariage ?
QUESTION
51 — L’EMPÊCHEMENT D’ERREUR
ARTICLE
1 — convient-il de considérer l’erreur comme un empêchement de mariage ?
ARTICLE
2 — Toute erreur empêche-t-elle le mariage ?
QUESTION
52 — L’EMPÊCHEMENT DE CONDITION SERVILE
ARTICLE
1 — La condition servile est-elle un empêchement de mariage ?
ARTICLE
2 — Un serf peut-il contracter mariage sans le consentement de son maître ?
ARTICLE
3 — Un homme peut-il se vendre comme serf après son mariage ?
ARTICLE
4 — Les enfants doivent-ils hériter de la condition du père ?
QUESTION
53 — DES EMPÊCHEMENTS DU VOEU ET DE L’ORDRE
ARTICLE
1 — Le voeu simple entraîne-t-il nécessairement la rupture du mariage ?
ARTICLE
2 — Le voeu solen rompt-il le mariage ?
ARTICLE
3 — L’Ordre est-il un empêchement de mariage ?
ARTICLE
4 — Après le mariage, peut-on recevoir un ordre sacré ?
QUESTION
54 — L’EMPÊCHEMENT DE CONSANGUINITÉ
ARTICLE
1 — La définition de la consanguinité est-elle empêchement au mariage ?
ARTICLE
2 — Peut-on diviser la consanguinité par degrés et par lignes ?
ARTICLE
3 — La parenté est-elle un empêchement de droit naturel ?
QUESTION
55 — L’EMPÊCHEMENT D’AFFINITÉ
ARTICLE
1 — Le mariage est-il cause d’affinité ?
ARTICLE
3 — L’affinité provient-elle de relations illicites ?
ARTICLE
4 — L’affinité résulte-t-elle des fiançailles ?
ARTICLE
5 — L’affinité peut-elle se multiplier par elle-même ?
ARTICLE
6 — L’affinité est-elle un empêchement de mariage ?
ARTICLE
7 — L'affinité a-1-elle, par elle-même des degrés ?
ARTICLE
8 — Les degrés d’affinité s’étendent-ils aussi loin que les degrés de
consanguinité ?
ARTICLE
9 — Doit-on toujours rompre le mariage contracté entre parents et alliés ?
QUESTION
56 — L’EMPÊCHEMENT DE PARENTÉ SPIRITUELLE
ARTICLE
1 — La parenté spirituelle est-elle un e de mariage ?
ARTICLE
2 — Contracte-t-on la parenté spirituelle par le baptême seulement ?
ARTICLE
3 — Y a-t-il parenté spirituelle entre le baptise et son parrain ou sa marraine
?
ARTICLE
4 — La parenté spirituelle se transmet-elle de l’époux à l’épouse ?
QUESTION
57 — LA PARENTÉ LÉGALE, EFFET DE L’ADOPTION
ARTICLE
1 — La définition de l’adoption est-elle exacte ?
ARTICLE
2 — L’adoption entraîne t elle un lien qui soit empêchement au mariage ?
ARTICLE
3 — Ce lien spécial de parenté n’existe-t-il qu’entre l’adoptant et l’adopté ?
QUESTION
58 — DES EMPÊCHEMENTS D’IMPUISSANCE, DE MALÉFICE, DE FOLIE, D’INCESTE, D’AGE
ARTICLE
1 — L'impuissance est-elle un empêchement de mariage ?
ARTICLE
2 — Le maléfice est-il un empêchement de mariage ?
ARTICLE
3 — La démence est-elle un empêchement de mariage ?
ARTICLE
4 — L’inceste commis avec la soeur de l’épouse annule-t-il le mariage ?
ARTICLE
5 — Le défaut d’âge est-il un empêchement de mariage ?
QUESTION
59 — L’EMPÊCHEMENT DE DISPARITÉ DE CULTE
ARTICLE
1 — Un fidèle peut-il contracter mariage avec un infidèle ?
ARTICLE
2 — Le mariage des infidèles est-il un vrai mariage ?
ARTICLE
6 — Les autres vices rompent-ils le mariage comme celui de l’infidélité ?
QUESTION
60 — DU MEURTRE DE L’ÉPOUSE
ARTICLE
1 — Un homme peut-il tuer sa femme surprise dans l’acte d’adultère ?
ARTICLE
2 — Le meurtre de l’épouse est-il un empêchement de mariage ?
QUESTION
61 — L’EMPÊCHEMENT DE VOEU SOLENNEL
ARTICLE
1 — Un mari peut-il renvoyer sa femme pour cause de fornication ?
ARTICLE
2 — Le mari est-il obligé de renvoyer sa femme coupable de fornication ?
ARTICLE
3 — Le mari peut-il, de sa propre autorité, renvoyer sa femme en cas de
fornication ?
ARTICLE
4 — Peut-on mettre le mari et la femme sur le pied de l’égalité dans la cause
de divorce ?
ARTICLE
5 — Après le divorce, l’homme peut-il ébouser une autre femme ?
ARTICLE
6 — Après le divorce, le mari et la femme peuvent-ils se réconcilier ?
QUESTION
63 — DES SECONDES NOCES
ARTICLE
1 — Les secondes noces sont-elles permises ?
ARTICLE
2 — Le second mariage est-il un sacrement ?
QUESTION
64 — CERTAINES QUESTIONS ANNEXES AU MARIAGE. 1° DU DEVOIR CONJUGAL
ARTICLE
2 — Le mari est-il tenu de rendre le devoir à son épouse lorsqu'elle ne le
demande pas ?
ARTICLE
3 — Le mari et la femme jouissent-ils des mêmes droits pour l’acte du mariage ?
ARTICLE
5 — Est-il défendu de demander le devoir conjugal les jours de fêtes ?
ARTICLE
6 — commet-on un péché mortel en demandant le devoir conjugal un jour de fête ?
ARTICLE
7 — Y a-t-il obligation de rendre le devoir conjugal un jour de fêle ?
ARTICLE
1 — La polygamie est-elle contraire à la loi naturelle ?
ARTICLE
2 — La polygamie a t-elle pu parfois être permise ?
ARTICLE
3 — La loi naturelle interdit-elle d’avoir une concubine ?
ARTICLE
4 — Est-ce un péché mortel que d’avoir rapport avec une concubine ?
ARTICLE
5 — A-t-il été parfois permis d’avoir une concubine ?
QUESTION
66 — LA BIGAMIE ET DE L’IRRÉGULARITÉ QUI EN RÉSULTE
ARTICLE
3 — Encourt-on l’irrégularité en épousant une femme qui a perdu sa virginité ?
ARTICLE
4 — La bigamie est-elle détruite par le baptême ?
ARTICLE
5 — Est-il permis de dispenser un bigame ?
QUESTION
67 — LA LETTRE DE DIVORCE
ARTICLE
1 — L’indissolubilité du mariage est-elle de droit naturel ?
ARTICLE
2 — La répudiation de l’épouse a-t-elle pu être permise par dispense ?
ARTICLE
3 — La loi de Moïse permettait-elle la répudiation de l’épouse ?
ARTICLE
4 — L’épouse renvoyée pouvait-elle prendre un autre mari ?
ARTICLE
5 — Le mari pouvait-il reprendre l’épouse qu’il avait renvoyée ?
ARTICLE
6 — La haine de l’épouse était-elle la cause de son renvoi ?
ARTICLE
7 — Les causes du renvoi devaient-elles être inscrites dans la lettre de
divorce ?
QUESTION
68 — DES ENFANTS ILLÉGITIMES
ARTICLE
1 — Les enfants qui naissent en dehors d’un vrai mariage sont-ils illégitimes ?
ARTICLE
2 — Les enfants illégitimes doivent-ils subir un dommage par suite de leur
illégitimité ?
ARTICLE
3 — Peut-on légitimer un enfant illégitime ?
QUESTION
69 — LA DEMEURE DES ÂMES APRÈS LA MORT_
ARTICLE
1 — Y a-t-il certaines demeures assignées aux âmes après la mort ?
ARTICLE
2 — Y a-t-il des âmes qui aillent au ciel ou en enfer aussitôt après la mort ?
ARTICLE
3 — Les âmes qui sont au ciel ou en enfer peuvent-elles en sortir ?
ARTICLE
4 — Cette expression "le sein d’Abraham" désigne-t-elle un limbe de
l’enfer ?
ARTICLE
5 — Le limbe des Patriarches est-il la autre chose que l’enfer des damnés ?
ARTICLE
6 — Le limbe des enfants est-il le même que celui des Patriarches ?
ARTICLE
7 — Faut-il distinguer cinq demeures, ni plus ni moins ?
ARTICLE
1 — Les puissances sensibles demeurent-elles dans l’âme séparée ?
ARTICLE
2 — Les actes des puissances sensibles demeurent-ils dans l’âme séparée ?
ARTICLE
3 — L’âme se peut-elle souffrir d’un feu corporel ?
QUESTION
70 bis — LA CONDITION DES AMES EN ÉTAT DE PÉCHÉ ORIGINEL
ARTICLE
1 — Le péché originel mérite-t-il par lui-même la peine du sens ?
ARTICLE
2 — La peine du dam fait-elle souffrir l’âme des enfants morts sans baptême ?
QUESTION
70 ter — LE PURGATOIRE
ARTICLE
1 — Y a-t-il un purgatoire après cette vie ?
ARTICLE
2 — Est-ce dans le même lieu que les âmes sont purifiées et les damnés punis ?
ARTICLE
3 — Les souffrances du purgatoire surpassent-elles toutes celles d’ici-bas ?
ARTICLE
4 — Les souffrances du purgatoire sont-elles volontaires ?
ARTICLE
5 — Les âmes du purgatoire sont-elles tourmentées par les démons ?
ARTICLE
6 — Le péché véniel comme péché, est-il expié par les souffrances du purgatoire
?
ARTICLE
7 — Les flammes du purgatoire libèrent-elles de la peine due au péché ?
ARTICLE
8 — Les âmes du purgatoire sont-elles délivrées plus vite les unes que les
autres ?
QUESTION
71 — LES SUFFRAGES POUR LES DÉFUNTS
ARTICLE
1 — Les suffrages d’un fidèle peuvent-ils être utiles à un autre ?
ARTICLE
2 — Les morts peuvent-ils être aidés par les œuvres des vivants ?
ARTICLE
3 — Les suffrages des pécheurs sont-ils utiles aux défunts ?
ARTICLE
4 — Les suffrages des vivants pour les défunts sont-ils utiles à leurs auteurs
?
ARTICLE
5 — Les suffrages sont-ils utiles aux damnés ?
ARTICLE
6 — Les suffrages sont-ils utiles aux âmes du purgatoire ?
Q.
71, ARTICLE 7 — Les suffrages sont-ils utiles aux enfants morts sans baptême ?
ARTICLE
8 — Les suffrages sont-ils utiles de quelque manière aux âmes qui sont au ciel
?
ARTICLE
10 — Les indulgences accordées par l’Église sont-elles utiles aux défunts ?
ARTICLE
11 — Les cérémonies des obsèques sont-elles utiles aux défunts ?
QUESTION
72 — LA PRIÈRE DES SAINTS QUI SONT AU CIEL
ARTICLE
1 — Les saints connaissent-ils les prières que nous leur adressons ?
ARTICLE
2 — Devons-nous demander aux saints de prier pour nous ?
ARTICLE
3 — Les prières des Saints en notre faveur sont-elles toujours exaucées ?
QUESTION
73 — LES SIGNES PRÉCURSEURS DU JUGEMENT
ARTICLE
1 — Y aura-t-il des si précurseurs de l’avènement du Souverain Juge ?
ARTICLE
2 — Le soleil et la lune doivent-ils réellement cesser de briller, à l’époque
du Jugement ?
ARTICLE
3 — A l’avènement du Seigneur, les vertus des cieux seront-elles ébranlées ?
QUESTION
74 — LA CONFLAGRATION DE L’UNIVERS À LA FIN DES TEMPS
ARTICLE
1 — Le monde doit-il être purifié ?
ARTICLE
2 — Cette purification se fera-t-elle par le feu ?
ARTICLE
3 — Ce feu sera-t-il de même nature que celui qui est l’un des quatre éléments
?
ARTICLE
4 — Ce feu purifiera-t-il aussi les cieux supérieurs ?
ARTICLE
5 — Ce feu doit-il consumer les autres éléments ?
ARTICLE
6 — Tous les éléments seront-ils purifiés par ce feu ?
ARTICLE
7 — La dernière conflagration suivra- t-elle le Jugement ?
ARTICLE
8 — Ce feu produira-t-il sur les hommes les effets indiques par le Maître des
Sentences ?
ARTICLE
9 — Ce feu engloutira-t-il les réprouvés ?
ARTICLE
1 — La résurrection des corps doit-elle avoir lieu ?
ARTICLE
2 — Tous les hommes ressusciteront-ils ?
ARTICLE
3 — La résurrection est-elle naturelle ?
QUESTION
76 — LA CAUSE DE LA RÉSURRECTION
ARTICLE
1 — La résurrection du Christ est-elle la cause de la nôtre ?
ARTICLE
2 — La voix de la trompette sera-t-elle la cause de notre résurrection ?
ARTICLE
3 — Les anges coopéreront-ils à la résurrection ?
QUESTION
77 — LE TEMPS ET LE MODE DE LA RÉSURRECTION
ARTICLE
2 — Le temps de la résurrection est-il caché ?
ARTICLE
3 — La résurrection aura-t-elle lieu pendant la nuit ?
ARTICLE
4 — La résurrection sera-t-elle instantanée ?
QUESTION
78 — LE POINT DE DÉPART DE LA RESURRECTION
ARTICLE
1 — La mort sera-t-elle pour tous les hommes le point de d de la résurrection ?
ARTICLE
2 — Tous les hommes ressusciteront- ils de leurs cendres ?
QUESTION
79 — L’ÉTAT DES RESSUSCITÉS ET D’ABORD LEUR IDENTITÉ
ARTICLE
1 — L’âme reprendra-t-elle le même corps ?
ARTICLE
2 — L’homme ressuscité sera-t-il le même homme ?
QUESTION
80 — L’INTÉGRITÉ DU CORPS RESSUSCITÉ
ARTICLE
1 — Tous les membres du corps humain ressusciteront-ils ?
ARTICLE
2 — Les cheveux et les ongles ressusciteront-ils ?
ARTICLE
3 — Les humeurs du corps humain ressusciteront-elles ?
ARTICLE
4 — Tout ce qui, dans le corps, fut vraiment humain ressuscitera-t-il ?
ARTICLE
5 — Tous les éléments matériels qui ont fait partie du corps ressusciteront-ils
?
QUESTION
81 — LA QUALITE DU CORPS DES RESSUSCITES
ARTICLE
1 — Tous les ressuscités auront-ils le même âge, celui de la pleine jeunesse ?
ARTICLE
2 — Tous les ressuscités auront-ils la même taille ?
ARTICLE
3 — Tous les ressuscités auront-ils le même sexe, le sexe masculin ?
ARTICLE
4 — Les ressuscités exerceront-ils les deux principales fonctions de la vie
animale ?
QUESTION
82 — L’ETAT CORPOREL DES ELUS
ARTICLE
1 — Le corps des élus sera-t-il impassible ?
ARTICLE
2 — L’impassibilité sera-t-elle en tous les élus ?
ARTICLE
3 — L’impassibilité empêchera-t-elle l’activité des sens ?
ARTICLE
4 — Tous les sens des élus exerceront-ils leurs fonctions ?
QUESTION
83 — LA SUBTILITÉ DU CORPS DES ÉLUS
ARTICLE
1 — La subtilité est-elle une propriété du corps glorieux ?
ARTICLE
3 — Deux corps peuvent-ils, par miracle, occuper le même lieu ?
ARTICLE
4 — Deux corps glorieux peuvent-ils occuper le même lieu ?
ARTICLE
6 — Lu subtilité rend-elle palpable le corps glorieux ?
QUESTION
84 — L’AGILITÉ DU CORPS DES ÉLUS
ARTICLE
1 — Le corps des élus sera-t-il doué d’agilité ?
ARTICLE
2 — Les élus feront-ils usage de leur agilité ?
ARTICLE
3 — Leur mouvement sera-t-il instantané ?
QUESTION
85 — LA CLARTÉ DU CORPS DES ÉLUS
ARTICLE
1 — La clarté est-elle une prérogative du corps glorieux ?
ARTICLE
2 — La clarté du corps glorieux peut-elle être vue par un oeil non glorifié ?
ARTICLE
3 — Le corps glorieux est-il nécessairement vu par un oeil non glorifié ?
QUESTION
86 — L’ÉTAT CORPOREL DES DAMNÉS
ARTICLE
1 — Les damnés ressusciteront-ils avec leurs difformités corporelles ?
ARTICLE
2 — Le corps des damnés sera-1-il incorruptible ?
ARTICLE
3 — Le corps des damnés sera-t-il impassible ?
ARTICLE
1 — Chaque homme connaîtra-t-il, après la résurrection, les péchés qu’il a
commis ?
ARTICLE
2 — Chacun pourra-t-il lire dans la conscience d’autrui tout ce qu’elle
renferme ?
QUESTION
88 — DU JUGEMENT GÉNÉRAL, DE SA DATE ET DE SON LIEU
ARTICLE
1 — Le jugement général aura-t-il lieu ?
ARTICLE
2 — Ce jugement aura-t-il lieu oralement ?
ARTICLE
3 — La date du jugement général est-elle inconnue ?
ARTICLE
4 — Le jugement aura-t-il lieu dans la vallée de Josaphat ?
QUESTION
89 — JUGES ET JUGÉS AU JUGEMENT GÉNÉRAL
ARTICLE
1 — Y a-t-il des hommes qui jugeront avec le Christ ?
ARTICLE
2 — Le pouvoir judiciaire appartient-il à la pauvreté volontaire ?
ARTICLE
3 — Les anges doivent-ils juger ?
ARTICLE
4 — Les démons exécuteront-ils la sentence du juge à l’égard des damnés ?
ARTICLE
5 — Tous les hommes comparaîtront-il en jugement ?
ARTICLE
6 — Les bons seront-ils jugés en ce dernier jugement ?
ARTICLE
7 — Les méchants seront-ils jugés ?
ARTICLE
8 — Les anges seront-ils jugés au jugement dernier ?
QUESTION
90 — LA FORME SOUS LAQUELLE LE JUGE VIENDRA
ARTICLE
1 — Le Christ nous jugera-t-il sous la forme de son humanité ?
ARTICLE
2 — Le Christ au jugement apparaîtra-t-il sous la forme de son humanité
glorieuse ?
ARTICLE
3 — La divinité peut-elle être vue sans jouissance par les méchants ?
QUESTION
91 — L’ÉTAT DU MONDE APRÈS LE JUGEMENT_
ARTICLE
1 — Le monde sera-t-il renouvelé ?
ARTICLE
2 — Le mouvement des corps célestes cessera-t-il ?
ARTICLE
3 — La clarté des corps célestes sera-t-elle augmentée en cette rénovation ?
ARTICLE
4 — Les éléments seront-ils renouvelés par la réception d’une clarté ?
ARTICLE
5 — Les plantes et les animaux demeureront-ils dans cette rénovation ?
QUESTION
92 — LA VISION DE L’ESSENCE DIVINE
ARTICLE
1 — L'intelligence humaine peut-elle parvenir à voir Dieu en son essence ?
ARTICLE
2 — Les saints, après la résurrection, verront-ils Dieu avec les yeux du corps
?
ARTICLE
3 — Les saints en voyant Dieu voient-ils tout ce que Dieu voit ?
QUESTION
93 — LA BÉATITUDE DES SAINTS ET LEURS DEMEURES
ARTICLE
1 — La béatitude des saints sera-t-elle plus grande après le jugement
qu’auparavant ?
ARTICLE
2 — Les degrés de béatitude doivent-ils être appelés demeures ?
ARTICLE
3 — Les diverses demeures se distinguent-elles selon les degrés de charité ?
QUESTION
94 — LE COMPORTEMENT DES SAINTS ENVERS LES DAMNÉS
ARTICLE
1 — Les saints dans le ciel verront-ils les souffrances des damnés ?
ARTICLE
2 — Les bienheureux ont-ils de la compassion pour les souffrances des damnés ?
ARTICLE
3 — Les bienheureux se réjouiront-ils des peines des impies ?
QUESTION
95 — LES DOTS DES BIENHEUREUX
ARTICLE
1 — Doit-on attribuer des dots aux hommes bienheureux ?
ARTICLE
2 — La dot est-elle ta même chose que ta béatitude ?
ARTICLE
3 — Convient-il au Christ d’avoir des dots ?
ARTICLE
4 — Les anges ont-ils des dots ?
ARTICLE
5 — Convient-il d’attribuer à l’âme trois dots ?
Article
2 — L’auréole digère-t-elle du fruit ?
Article
3 — Le fruit est-il réservé à la vertu de continence ?
Article
4 — Convient-il d’assigner trois couronnes aux trois parties de la partie de la
continence ?
Article
5 — Une auréole est-elle due à la virginité ?
Article
6 — Une auréole est-elle due aux martyrs ?
Article
7 — Les docteurs ont-ils droit à une auréole ?
Article
8 — Une auréole est-elle due au Christ ?
Article
9 — Une auréole est-elle due aux anges ?
Article
11 — L’auréole des vierges est-elle supérieure aux autres ?
Article
12 — Un bienheureux possède-t-il plus qu’un autre une auréole ?
QUESTION
97 — LE CHATIMENT DES DAMNÉS
ARTICLE
1 — Les damnés, en enfer, ne souffrent-ils que de la peine du feu ?
ARTICLE
2 — Le ver des damnés est-il corporel ?
ARTICLE
3 — Les pleurs des damnés sont-ils corporels ?
ARTICLE
4 — Les damnés sont-ils en des ténèbres physiques ?
ARTICLE
5 — Le feu de l’enter est-il physique ?
ARTICLE
6 — Le feu de l’enfer est-il de même nature que le nôtre ?
ARTICLE
7 — Le feu de l’enfer est-il souterrain ?
QUESTION
98 — LA VOLONTÉ ET L’INTELLIGENCE DES DAMNÉS
ARTICLE
1 — Tout vouloir des damnés est-il mauvais ?
ARTICLE
2 — Les damnés se repentent-ils du mal qu’ils ont accompli ?
ARTICLE
3 — Les damnés voudraient-ils, d’une volonté droite et délibérée, ne pas
exister ?
ARTICLE
4 — Les damnés voudraient-ils ta damnation des non damnés ?
ARTICLE
5 — Les damnés haïront-ils Dieu ?
ARTICLE
6 — Les damnés déméritent-ils encore ?
ARTICLE
7 — Les damnés peuvent-ils se servir des connaissances acquises en ce monde ?
ARTICLE
8 — Les damnés penseront-ils parfois à Dieu ?
ARTICLE
9 — Les damnés voient-ils la gloire des bienheureux ?
QUESTION
99 — LA MISÉRICORDE ET LA JUSTICE DE DIEU À L’ÉGARD DES DAMNÉS
ARTICLE
1 — Est-ce la justice divine qui inflige aux pécheurs une peine éternelle ?
ARTICLE
3 — La miséricorde divine supporte-t-elle que les hommes soient punis
éternellement ?
ARTICLE
4 — La miséricorde divine mettra-t-elle fin au châtiment des chrétiens damnés ?
Nous allons maintenant traiter de chacune des parties de la Pénitence :
1° la contrition ;
2° la confession ;
3° la satisfaction.
Au sujet de la contrition, cinq questions se posent : -1° qu’est-elle ? -2° quel doit être son objet ? -3° quelle doit être son intensité ? -4° quelle doit être sa durée ? -5° quel est son effet ?
Quant au premier point, il y a trois doutes à discuter 1. La définition ordinairement donnée de la contrition lui convient-elle ? -2. La contrition est-elle un acte de vertu ? 3. L’attrition peut-elle devenir contrition ?
Objections :
1. Il
semble que la contrition ne soit pas "une douleur voulue de nos p jointe à
la résolution de nous confesser et de donner satisfaction" comme
quelques-uns la définissent, car, ainsi que le dit saint Augustin "la
douleur a pour objet les choses qui nous arrivent contrairement à notre volonté".
Or il n’en va pas ainsi des péchés. Donc la contrition n’est pas une douleur de
nos péchés.
2. La
contrition nous est donnée par Dieu, mais ce qui nous est donné ne dépend pas
de notre volonté ; donc la contrition n’est pas une douleur voulue.
3. La satisfaction et la confession sont nécessaires à la rémission de la peine qui n’a pas été remise dans la contrition. Mais parfois il arrive que toute la peine est remise par la contrition. Il n’est donc pas toujours nécessaire que le pénitent contrit ait la résolution de se confesser et de donner satisfaction.
Cependant :
La proposition contestée est bien la définition même de la contrition.
Conclusion :
Comme le dit le livre de l’Ecclésiastique "le commencement de tout péché est l’orgueil" par lequel l’homme, s’attachant à son propre sentiment, se soustrait aux ordres de Dieu. Il faut donc que ce qui détruit le péché arrache l’homme à son propre sentiment. Or, de celui qui reste persévéramment attaché à son propre sentiment, on dit par métaphore qu’il est inflexible et dur. De là vient qu’on dit quelqu’un brisé, quand il est arraché à son propre sentiment. Mais entre le brisement et l’émiettement ou le broyage, dans les choses matérielles auxquelles on emprunte ces images pour les choses spirituelles, il y a de la différence. On dit brisé ce qui est partagé en gros morceaux et l’on dit émiettée ou broyée la matière solide qui a été réduite en parties tout à fait minimes. Or comme la rémission du péché exige que l’homme abandonne complètement toute cette affection pour le péché que son propre sentiment retenait à la manière d’une solide continuité, l’acte par lequel le péché est remis s’appelle métaphoriquement contrition.
Dans cette contrition, il y a plusieurs éléments à considérer, d’abord la substance de l’acte, puis son mode d’activité, son principe et ses effets. Selon ces diverses considérations, on a donné différentes définitions de la contrition.
Celle que nous avons citée vise la substance même de l’acte. Cet acte est à la fois acte de vertu et partie du sacrement de pénitence. La définition précitée nous manifeste donc son caractère d’acte vertueux en indiquant son genre, "une douleur", son objet, pour nos péchés, et l’acte d’élection requis pour l’acte vertueux, une douleur voulue. Elle nous le montre aussi comme partie du sacrement, en mentionnant sa relation avec les autres parties, quand elle dit : jointe à la résolution de nous confesser, etc.
On trouve aussi une autre définition de la contrition, qui la définit en tant qu’elle est simplement acte de vertu, mais ajoute à cette définition, la mention de la différence spécifique qui fait, de la contrition, un acte de la vertu spéciale de pénitence. Elle dit en effet que la contrition est "une douleur volontaire du péché, par laquelle le pénitent châtie en lui-même ce qu’il regrette d’avoir Commis". La mention du châtiment détermine le caractère spécifiquement Pénitentiel de la contrition.
Voici une autre définition donnée par saint Isidore : "La contrition est une componction et une humilité d’esprit accompagnée de larmes et venant du souvenir du péché et de la crainte du jugement". Cette définition indique la raison du nom de la contrition, en ce qu’elle la dit "humilité d’esprit" car de même que l’orgueil fait qu’une âme s’attache avec raideur à son propre sentiment, ainsi cette âme contrite s’humilie-t-elle en se détachant de son propre sentiment. Le mode extérieur de la contrition est aussi mentionné dans les mots : "accompagnée de larmes" et son principe, indiqué dans les paroles finales : venant du souvenir du péché et de la crainte du jugement.
Une autre définition tirée des paroles mêmes de saint Augustin, mentionne l’effet de la confession : "La contrition est une douleur qui remet le péché".
En voici encore une autre tirée textuellement de saint Grégoire : "La contrition est une humilité d’esprit anéantissant le péché entre l’espérance et la crainte." Cette définition nous donne la raison du nom de contrition, en disant : humilité d’esprit. L’effet de la contrition, en disant "anéantissant le péché" et son origine, en ajoutant : entre l’espérance et la crainte. Elle ne dit pas seulement la cause principale qui est la crainte, mais aussi la cause simultanée qui est l’espérance, sans laquelle la crainte pourrait conduire au désespoir.
Solutions :
1. Bien
que les péchés aient été volontaires au moment où il nous est arrivé de les
commettre, ils ne sont plus volontaires dès que nous en avons la contrition, mais
accidents contraires à notre volonté, non pas il est vrai à la volonté que nous
avons eue quand nous les voulions, mais à celle que nous avons présentement et
par laquelle nous voudrions que ces 1 n’aient jamais existé.
2. La
contrition est de Dieu seul, quant à la forme qui l’anime, mais quant à la
substance de l’acte, elle est à la fois du libre arbitre et de Dieu qui opère
dans toutes nos œuvres de nature et de volonté.
3. Bien que toute la peine puisse être remise I°'la contrition, la confession et la satisfaction restent cependant nécessaires, soit parce que l’homme ne peut pas être certain que la contrition ait été suffisante pour tout effacer, soit aussi parce que la confession et la satisfaction sont de précepte. On deviendrait donc transgresseur du précepte, en refusant de se confesser et de satisfaire.
Objections :
1. La
contrition ne semble pas être un acte de vertu. Les passions en effet ne sont
pas des actes de vertu car "elles ne nous méritent ni louanges, ni
reproches" comme dit Aristote. Or la douleur est une passion. La
contrition étant donc une douleur, il ne semble pas qu’elle soit un acte de
vertu.
2. Les mots contrition et attrition viennent également du latin "tritum" broyé. Mais, de l’aveu de tous, l’attrition n’est pas un acte de vertu, donc la contrition non plus.
Cependant :
Rien n’est méritoire que l’acte de vertu. Or la contrition est un acte méritoire, donc aussi un acte de vertu.
Conclusion :
La contrition, à nous en tenir au sens propre de son nom, ne signifie pas un acte de vertu, mais une passion corporelle. Ce n’est pas cependant de sa signification nominale, qu’il est ici question, c’est de la réalité que vise la signification métaphorique du nom. Or, de même que l’enflure de la volonté propre, qui nous fait commettre le mal, comporte par elle-même un désordre qui est génériquement un mal, ainsi le fait d’annihiler, de broyer cette volonté propre comporte-t-il une réparation qui est génériquement un bien. Car il y a là une détestation de la propre volonté par laquelle le péché a été commis. La contrition, qui signifie cette annihilation de la volonté propre, comporte donc une certaine droiture de volonté. C’est pour cela qu’elle est un acte de vertu, de cette vertu qui a pour objet propre la détestation et la destruction du péché, à savoir de la pénitence, comme on le voit par ce qui a été dit dans la r Distinction du IV° Livre des Sentences.
Solutions :
1. Dans la contrition, il y a une double douleur du péché. L’une, qui est dans la sensibilité, est une passion, mais n’est pas essentiellement la contrition, en tant qu’acte de vertu ; elle est plutôt son effet. De même que la pénitence inflige au corps une peine extérieure en compensation de l’offense que nous avons commise contre Dieu en nous servant de nos membres, ainsi inflige-t-elle la peine de la susdite douleur au concupiscible qui, lui aussi, a coopéré au péché. Cette douleur peut cependant appartenir à la contrition, en tant que la contrition est partie du sacrement, car les sacrements, de par leur nature de signes, ne sont pas constitués seulement par des actes intérieurs, mais aussi par des actes extérieurs et des choses sensibles.
Il y a, dans
la volonté, une autre douleur, qui n’est pas autre chose que le déplaisir d’un
mal et qui est ainsi nommée en tant qu’on peut appliquer aux affections de la
volonté, les noms des passions, comme on l’a dit dans le III° livre des
Sentences, dist. 26. C’est à ce titre que la contrition est essentiellement une
douleur, en même temps qu’un acte de la vertu de pénitence.
2. L’attrition marque une étape vers la contrition parfaite. C’est ainsi que dans les choses corporelles on dit : brisées, attrita, les choses qui sont déjà en morceaux, mais pas encore tout à fait en poussière. On les dit broyées, contrita, lorsque toutes les parties sont si bien écrasées que la division en est poussée à l’extrême. L’attrition signifie donc, dans les choses spirituelles, un certain déplaisir des péchés commis, qui est encore imparfait, tandis qu’il est parfait dans la contrition.
Objections :
1. Il
semble bien que l’attrition puisse devenir contrition. La contrition, en effet,
diffère de l’attrition, comme la réalité, qui a sa forme, de celle qui ne l’a
pas encore. Or la foi passe de l’état de foi sans forme, à celui de foi animée
par sa forme. Donc l’attrition peut devenir contrition.
2. La matière reçoit sa perfection, quand dis-. paraît la privation (du bien que comporte cette perfection). Or la douleur est, pour la grâce, ce qu’est la matière pour la forme, puisque c’est la grâce qui donne à la douleur son efficacité spi rituelle. La douleur qui, tant qu’existait le péché, était d’abord sans forme c’est-à-dire privée de la grâce, reçoit donc, dès que le péché a disparu, la parfaite information de la grâce, et nous revenons ainsi à la même conclusion que dans l’objection précédente.
Cependant :
De deux choses qui ont des principes différents, l’une ne peut pas devenir l’autre. Or le principe de l’attrition est la crainte servile, celui de la contrition, la crainte filiale ; l’attrition ne peut donc pas devenir contrition.
Conclusion :
Sur cette question, il y a deux opinions. Certains théologiens disent que l’attrition devient contrition comme la foi sans forme devient foi vivifiée par sa forme. Mais c’est là, semble-t-il, une impossibilité. La disposition habituelle de foi qui n’a pas encore sa forme, peut bien, à la vérité, la recevoir ; mais jamais l’acte même d’une foi sans forme ne peut devenir l’acte d’une foi vivifiée par sa forme ; car l’acte de foi privé de forme passe et n’est plus, quand vient la charité. Or l’attrition et la contrition ne signifient pas une disposition habituelle, mais seulement un acte. De plus, les dispositions habituelles des vertus infuses, qui appartiennent à la volonté, ne peuvent pas exister sans leur forme, puisqu’elles suivent la charité. D’où il sait qu’avant l’infusion de la grâce, on n’a pas dans l’âme cette disposition habituelle d’où sortira l’acte de contrition, quand la grâce sera là. L’attrition ne peut donc d’aucune façon devenir contrition. C’est ce que soutient la seconde opinion
Solutions :
1. Il
n’y a point parité entre la foi et la contrition, comme nous l’avons dit (dans
la conclusion).
2. C’est la même matière qui reçoit la forme dont elle était privée, quand il s’agit d’une matière qui demeure au moment où la perfection qui lui arrive en chasse la privation. Mais la douleur de l’acte de contrition, qui était sans forme, est un acte passé, quand la charité arrive et ne peut donc plus en recevoir sa forme.
Ou bien il faut faire cette autre réponse. La matière ne recevant pas son essence, de la forme, comme l’acte la reçoit de la disposition habituelle qui détermine sa forme, il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’une matière reçoive une nouvelle forme qu’elle n’avait pas auparavant. Mais quand il s’agit d’un acte, c’est aussi impossible qu’il est impossible à une réalité individuelle, de recevoir l’être d’un principe dont elle ne l’avait d’abord pas reçu, car une réalité n’est amenée à l’être qu’une seule fois.
Ayant maintenant à traiter de l’objet de la contrition, nous avons six questions à résoudre L’homme doit-il avoir la contrition : 1. des peines du péché ? -2. du péché originel ? -3. de tout péché actuel commis par lui-même ? -4. du péché actuel qu’il commettra à l’avenir ? -5. du péché commis par d’autres ? 6. de chaque péché mortel en particulier
Objections :
1. Il
semble bien que l’homme doive avoir la contrition des peines du péché et non
seulement de la faute. Saint Augustin dit, en effet, dans le livre De Paenitentia
: "Personne ne désire la vie éternelle, s’il ne regrette pas cette
vie mortelle". Or la mortalité de notre vie est une peine. C’est donc que
le pénitent doit regretter aussi les peines du péché.
2. Nous avons dit (IV° Livre des Sentences, Dist. 16, c. i), d’après les textes de saint Augustin, que le pénitent doit regretter de s’être privé de vertu. Or cette privation de vertu est une peine. La contrition est donc une douleur qui a aussi les peines pour objet.
Cependant :
Nul ne garde ce dont il gémit. Or le pénitent, d’après la signification même de son nom, garde sa peine. Il ne la regrette donc pas et la contrition, qui est une douleur pénitentielle, n’a point pour objet la peine du péché.
Conclusion :
L’idée de contrition implique l’émiettement de quelque chose de dur et d’entier. Or ce bloc et cette dureté se trouvent dans le mal de faute, parce que la volonté, qui en est cause dans celui qui agit mal, s’entête en ses déterminations, sans vouloir céder aux préceptes de la loi. C’est pourquoi le déplaisir de ce mal s’appelle métaphoriquement contrition. Mais cette métaphore ne peut pas s’appliquer au mal de peine, parce que la peine dit simplement une diminution de bien. C’est pourquoi les maux de peine peuvent être sujet de douleur, mais non de contrition.
Solutions :
1. D’après
saint Augustin, on doit regretter cette vie mortelle, non pas précisément parce
qu’elle est mortelle, à moins que le regret ne soit pris au sens large de
douleur quelconque, mais à cause des péchés auxquels nous conduit l’infirmité
de cette vie.
2. Cette douleur, qui nous fait regretter la perte de la vertu par le péché, n’est pas essentiellement la contrition elle-même, mais son principe. De même, en effet, qu’on est amené à désirer quelque chose à cause du bien qu’on en attend, ainsi est on amené à regretter quelque chose, à cause du mal qui s’en est suivi.
Objections :
1. Il
semble que nous devions avoir la contrition du péché originel. Si nous devons
avoir la contrition du péché actuel, ce n’est pas à cause de son acte en tant
qu’il est une certaine réalité, niais à cause de sa difformité, car l’acte, dans
sa substance, est un bien et vient de Dieu. Or le péché originel implique une
difformité tout comme le péché actuel. Il peut donc être, lui aussi, objet de
contrition.
2. Par le péché originel, l’homme a été détourné de Dieu, puisque sa peine était la privation de la vision divine. Or nous devons tous regretter d’avoir été séparés de Dieu. L’homme doit donc regretter le péché originel et par conséquent en avoir la contrition.
Cependant :
Le remède doit être proportionné à la maladie. Or c’est sans acte de notre volonté, que nous avons contracté le péché originel. L’acte de volonté, qu’est la contrition, n’est donc pas requis pour que nous en soyons purifiés.
Conclusion :
La contrition, avons-nous dit, est une douleur qui vise et, chine certaine façon, brise la dureté de la volonté. Elle ne peut donc avoir pour objet que les péchés qui proviennent en nous, de la dureté de notre volonté. Et comme le péché originel n’est pas entré en nous par un acte de notre volonté, mais a été contracté à raison de l’origine de notre nature viciée, nous ne Pouvons pas en avoir la contrition proprement dite, mais seulement du déplaisir et de la douleur.
Solutions :
1. La contrition n’a pas pour objet, dans le péché, la seule substance de l’acte qui, à ce titre, n’a pas raison de mal, ni la seule difformité, car la difformité n’a pas en elle-même raison de faute, et peut être quelquefois simplement une peine. Mais on doit avoir la contrition du péché, en tant que la double difformité (de faute et de peine) qu’il implique, provient d’un acte de volonté. Comme cela ne se trouve pas dans le péché originel, il n’est pas objet de contrition.
On doit répondre de même à la seconde objection, car c’est de l’aversion volontaire, qu’on doit avoir la contrition.
Objections :
1. Il
semble que nous ne devions pas avoir la contrition de tous les péchés actuels
que nous avons commis. En effet, les contraires sont guéris par leurs
contraires. Or certains péchés, comme ceux d’acédie et d’envie, sont des péchés
de tristesse. Leur remède doit donc être dans la joie et non point dans la tristesse
qu’est la contrition.
2. La
contrition est un acte de volonté qui ne peut voir pour objet ce qui ne tombe pas
sous notre connaissance. Or il y a des péchés dont flous n’avons plus la
connaissance, comme les péchés oubliés. Nous n’en pouvons donc pas avoir la
contrition.
3. La
contrition volontaire efface les péchés qui sont commis par la volonté. Or
l’ignorance supprime le volontaire, comme le montre Aristote. Nous n’avons donc
pas à nous repentir de ce qui nous arrive par ignorance.
4. Nous n’avons pas à nous repentir des péchés que la contrition n’enlève pas. Or la contrition n’enlève pas certains péchés, tels les péchés véniels, qui demeurent après la grâce de la contrition. Nous n’avons donc pas à nous repentir de tous nos péchés passés.
Cependant :
La pénitence est le remède de tous les péchés actuels. Or il n’y a pas de pénitence sans la contrition qui en est la première partie. C’est donc que nous devons avoir la contrition de tous nos péchés.
D’ailleurs aucun péché n'est remis à moins qu’on en soit justifié. Or pour la justification, il faut la contrition, comme on l’a déjà dit. C’est donc de tout péché, qu’il nous faut avoir la contrition.
Conclusion :
Toute faute actuelle vient de ce que notre volonté ne cède pas à la pression la loi de Dieu, soit en transgressant ses défense soit en omettant ce qu’elle commande, soit agissant en dehors de ses directions. Or le dur est précisément ce qui a la puissance de ne pas se laisser impressionner facilement. Il y a donc dans tout péché actuel, une certaine dureté de la volonté. C’est pour cela que, si le péché doit guéri, il ne peut l’être que par une contrition qui broie la volonté.
Solutions :
1. Ainsi
que nous venons de le voir, la contrition est le contraire du péché, en tant
qu’il procède d’une élection volontaire refusant de suivre la direction
impérative de la loi divine, et non pas en tant qu’il est acte matériel. C’est
ce qu’il y a de volontaire qui est précisément l’objet de l’élection. Mais
l’élection volontaire n’a pas seulement pour objet les actes des autres
facultés que la volonté emploie à ses propres fins, mais aussi l’acte propre de
la volonté elle-même, car la volonté veut vouloir telle ou telle chose. C’est
ainsi que la volonté peut vouloir cette douleur ou tristesse qui se trouve dans
le péché d’envie ou d’autres de même genre, douleur de la sensibilité ou de la
volonté elle- même. Voilà pourquoi la douleur de la contrition s’oppose à ces
péchés.
2. On peut oublier une chose de deux façons. L’oubli peut être tel que le souvenir en soit complètement effacé de la mémoire. Tout effort pour le rappeler est alors inutile. Il peut au contraire n’être que partiel, comme lorsque nous nous rappelons avoir entendu parler d’une chose dont nous avons retenu le genre, mais dont nous ne savons plus l’espèce. Alors nous cherchons à préciser ce souvenir.
Ces deux sortes d’oubli se retrouvent, quand il s’agit du péché. Parfois nous en avons gardé un souvenir confus, mais nous n’en avons plus de souvenir précis. Nous devons alors nous efforcer de retrouver ce souvenir précis du péché, car nous devons avoir la contrition de chaque péché mortel en particulier. Si l’on n’arrive pas à préciser ce souvenir, il suffit d’avoir la contrition de ce péché comme on le connaît. On doit alors gémir non seulement sur le péché, mais encore sur cet oubli qui provient de la négligence.
Cependant si le
souvenir d’un péché a complètement disparu de la mémoire, l’impuissance de
faire la réparation qui serait strictement due nous en excuse et il nous suffit
alors d’avoir la contrition générale de tout ce en quoi nous avons offensé Dieu.
Mais quand cette impuissance disparaît, comme lorsque le souvenir de ce péché
se réveille, nous sommes tenus alors d’en faire acte spécial de contrition. C’est
ainsi que le pauvre, excusé par son impuissance de payer ses dettes, y est tenu
dès qu’il le pourra.
3. Si
l’ignorance supprimait tout à fait la volonté de mal agir, nous serions excusés
et il n’y aurait pas de péché. Mais parfois l’ignorance ne supprime pas
complètement le volontaire et alors elle n’excuse pas complètement du péché ;
elle en diminue seulement la gravité, auquel cas l’homme doit avoir la
contrition du péché ainsi commis par ignorance.
4. Le péché véniel peut rester, après que nous avons eu la contrition d’un péché mortel, mais non pas après la contrition de ce péché véniel. C’est pourquoi nous devons avoir la contrition des péchés véniels, de la même façon que nous en devons faire pénitence, comme on l’a dit précédemment.
Objections :
1. Il
semble que nous devions avoir aussi la contrition de nos péchés futurs. La
contrition est en effet un acte du libre arbitre. Or le libre arbitre a
beaucoup plus à faire futur qu’au passé, puisque l’élection qui est un acte du
libre arbitre, a pour objet les futurs contingents, comme il est dit au III° livre
des Ethiques. On doit donc avoir la contrition des péchés futurs plus que
des péchés passés.
2. Le péché s’aggrave de ses conséquences : d’où ce dire de saint Jérôme, que la peine d’Arius n’est pas encore déterminée, parce qu’il est encore possible que son hérésie fasse de nouvelles victimes, dont la ruine augmentera sa peine. Il faut dire autant de celui qui est reconnu homicide par sentence judiciaire, même avant que mort celui qu’il a frappé, si la blessure est mortelle. Or dans le temps qui s’écoule entre le péché et ses conséquences, le pécheur doit avoir la contrition de son péché, par conséquent non seulement de la gravité qu’il a en fonction de l’acte passé, mais aussi de celle que doit lui donner l’avenir et c’est ainsi que la contrition s’intéresse à l’avenir.
Cependant :
La contrition est une partie de la pénitence. Or la pénitence a toujours pour objet des faits passés, donc aussi la contrition, qu’on ne saurait avoir d’un péché futur.
Conclusion :
Dans toutes les associations ordonnées de moteurs et de mobiles, le moteur inférieur a son mouvement propre en plus duquel il suit le mouvement du moteur supérieur, comme on le voit dans le mouvement des planètes qui, en plus de leur mouvement propre, suivent le mouvement du premier monde. Or dans toutes les vertus, le premier moteur est la prudence qu’on appelle la conductrice des vertus. Toute vertu morale a donc, en plus de son mouvement propre, quelque chose du mouvement de la prudence. D’où la pénitence, qui est une vertu morale, étant partie de la justice, suit, elle aussi, le mouvement de la prudence tout en ayant son acte propre.
Mais on acte propre s’exerce sur son objet propre qui est le péché déjà commis. Cet acte l)1 et principal, qui est la contrition, a donc seulement pour objet spécial le péché passé. C’est par voie de conséquence et en tant qu’à son acte propre se joint quelque chose de celui de la prudence, que la pénitence s’intéresse à l’avenir.
Mais ce n’est point en vertu de son activité proprement spécifique, qu’elle s’occupe de cet avenir. Voilà pourquoi celui qui a la contrition regrette le péché passé et prend garde au futur. Mais on ne dit pas qu’il a la contrition du péché futur, on dit plutôt qu’il se met en garde, ce qui est une partie de la prudence s’ajoutant à l’acte propre de la contrition.
Solutions :
1. On
dit que le libre arbitre a pour objet les futurs contingents, en tant qu’il
s’agit d’actes et non pas de l’objet de ces actes. L’homme peut en effet
délibérer, avec son libre arbitre, sur des choses passées et nécessaires, l’acte
de sa délibération restant cependant, en tant qu’objet du libre arbitre, un
futur contingent. C’est ainsi que l’acte de contrition est un contingent en
tant qu’il est objet du libre arbitre, alors que son objet, à lui, peut être le
passé.
2. Ces conséquences, qui aggravent le péché, étaient déjà dans son acte, comme dans leur cause ; cet acte a donc eu toute sa gravité au moment où il a été commis, l’effet qui s’en suit n’ajoute rien à la gravité essentielle de la faute elle-même, bien qu’il ajoute quelque chose à la peine accidentelle de cette faute, en tant que le pécheur aura, en enfer, de plus nombreuses raisons de regretter les maux plus nombreux qui auront été la conséquence de son péché. Voilà ce que veut dire saint Jérôme. On ne doit donc avoir la contrition que des péchés passés.
Objections :
1. Il
semble que nous devrions avoir la contrition du péché d’autrui. On ne demande
point pardon, si ce n’est du péché dont on a la contrition. Or au Psaume 18, 13,
on demande pardon des péchés d’autrui "Des péchés d’autrui, donne le
pardon à ton serviteur". Nous devons donc avoir la contrition des péchés
d’autrui.
2. La charité nous fait un devoir d’aimer notre prochain comme nous-mêmes. Or à cause de cet amour de nous-mêmes, nous pleurons nos maux et désirons le bien. Etant donc tenus de désirer pour le prochain les mêmes biens de grâce que nous désirons pour nous, nous devrions, semble-t-il, pleurer ses péchés comme les nôtres. Mais la contrition n’est pas autre chose que le douloureux regret du péché. Nous devons donc avoir la contrition des péchés d’autrui.
Cependant :
La contrition est un acte de la vertu de pénitence. Or personne ne fait pénitence que de ce qu’il a fait lui-même. Personne donc n’a la contrition des péchés d’autrui.
Conclusion :
Ce qui est broyé par la contrition est le même vouloir qui était auparavant dur et entier. Il faut donc que la contrition du péché soit dans le même vouloir que raidissait auparavant la dureté du péché. Il n’y a donc pas de contrition des péchés d’autrui.
Solutions :
1. Le
prophète demande qu’on lui pardonne les péchés d’autrui, en tant que celui qui
est associé aux pécheurs peut contracter quelqu’impureté par l’assentiment
qu’il leur donne, ainsi qu’il est écrit au psaume 17, V. 27 : "Avec le
pervers, tu deviens pervers".
2. Nous devons pleurer les péchés des autres, mais nous n’avons pas à en éveiller en nous la contrition, car toute douleur du péché passé n pas de la contrition.
Objections :
1. Il
semble que la contrition de chaque péché mortel en particulier ne soit pas
requise. Dans la justification, en effet, le mouvement de contrition est
instantané. Or l’homme ne peut pas, en un instant, se remettre en mémoire
chacun de ses péchés en particulier.
2. Nous
devons avoir la contrition de nos péchés en tant qu’ils nous détournent de Dieu,
car la contrition n’est pas exigée, quand nous allons à la créature, sans nous
détourner de Dieu. Or tous les péchés mortels se ressemblent du côté de l’aversion.
Il suffit donc de leur opposer une seule et même contrition.
3. Les péchés mortels actuels se ressemblent plus entre eux que le péché actuel et l’originel. Or un seul baptême efface tous les péchés actuels et le péché originel. Donc une seule contrition générale efface tous les péchés mortels.
Cependant :
Des maladies différentes il faut des remèdes différents, car "ce qui guérit l’oeil ne guérit pas le talon", comme dit saint Jérôme dans son commentaire sur ce passage de Marc "Ce genre de démon ne peut s’en aller que dans le jeûne et la prière". Or la contrition est un remède particulier pour un péché mortel en particulier. Il ne suffit donc pas d’une contrition commune pour tous les péchés.
D’ailleurs, la contrition se manifeste par la confession. Or il faut confesser chaque péché mortel, donc aussi avoir la contrition de chacun de ces péchés.
Conclusion :
On peut considérer la contrition sous deux aspects, dans son principe et dans son terme ; et j’appelle principe de la contrition, la pensée que quelqu’un donne à son péché, pour le regretter, sinon avec une douleur de contrition, du moins avec une douleur d’attrition. La contrition est à son terme, quand la grâce donne à cette douleur, sa forme. S’il s’agit donc d principe de la contrition, ce mouvement de contrition doit porter sur chacun des péchés dont on a le souvenir, mais quant au terme de la contrition, il suffit qu’on ait une contrition commune de tous ses péchés, car ce mouvement agit en vertu de toutes les dispositions précédentes.
Solutions :
1. L’exposé
de notre conclusion donne réponse à la première objection.
2. Si
tous les péchés se ressemblent quant au mouvement d’aversion, ils diffèrent
cependant quant à la cause et au mode de cette aversion et quant au degré
d’éloignement à l’égard de Dieu, et ces différences viennent de la diversité du
mouvement de conversion au bien créé.
3. Le baptême agit en vertu du mérite du Christ, dont la vertu infinie s’étend à la rémission de tous les péchés. C’est pourquoi un seul baptême suffit contre tous les péchés. Mais, dans la contrition, il faut qu’au mérite du Christ se joigne notre acte à nous et que cet acte, par conséquent, réponde à chaque péché en particulier, puisqu’il n’a pas une vertu infinie pour la contrition.
Ou bien il faut dire que le baptême est une génération spirituelle, tandis que la pénitence, quant à la contrition et à ses autres parties, n’est qu’une guérison spirituelle qui agit par manière de Changement d’accident. Or il est évident que la génération corporelle d’un être, génération qui implique la corruption de l’être précédent, fait disparaître tous les accidents de l’être détruit, qui étaient contraires à ceux de l’être produit. Le changement accidentel, au contraire, ne fait disparaître que le seul accident contraire à l’accident nouveau qui est le terme de cette altération. C’est ainsi qu’un seul baptême efface tous les péchés par la vie nouvelle qu’il engendre ; tandis que la pénitence n’efface que chacun des péchés sur lesquels elle porte. C’est pourquoi chacun d’eux doit être l’objet de la contrition et de la confession.
Au sujet de l’intensité de la contrition dont nous devons parler maintenant trois questions se posent : 1. La douleur de la contrition est-elle la plus grande qui puisse être dans la nature ? -2. Peut-elle être excessive ? -3. Doit-elle être plus grande pour un péché que pour l’autre ?
Objections :
1. Il
semble bien que la contrition ne soit pas la plus grande douleur qui puisse
être dans la nature. La douleur est le sentiment d’une lésion. Mais certaines
lésions sont plus vivement senties que la lésion du péché, telle, celle d’une
blessure. La contrition n’est donc pas la plus grande douleur.
2. Nous
devons juger de la cause par son effet. Or l’effet de la douleur, ce sont les
larmes ; et puisqu’il arrive qu’un homme cependant contrit ne verse pas les
larmes que lui font verser la mort d’un ami, une blessure ou quelque peine de
ce genre, c’est que la contrition ne paraît pas être la plus grande des
douleurs.
3. Plus
une qualité reste mêlée à son contraire, moins elle est intense. Or la douleur
de la contrition est mélangée de beaucoup de joie, car l’homme contrit se
réjouit de sa libération du péché, de l’espérance de son pardon et de beau coup
de choses de ce genre. Il n’a donc qu’un minimum de douleur.
4. La douleur de la contrition est un certain déplaisir. Mais il y a beaucoup de choses qui déplaisent plus à l’homme contrit, que ses péchés passés ; car il ne voudrait pas souffrir la peine de l’enfer, plutôt que de pécher, ni avoir souffert, ou souffrir toutes les peines temporelles. Autrement on trouverait bien peu d’hommes contrits. La douleur de contrition n’est donc pas la plus grande des douleurs.
Cependant :
D’après saint Augustin "toute douleur est fondée sur l’amour". Or l’amour de charité, sur lequel est fondée la douleur de contrition, est le plus grand des amours. La douleur de contrition doit donc être, elle aussi, la plus grande des douleurs.
D’ailleurs, la douleur a pour objet le mal. Si donc le mal est plus grand, plus grande doit être la douleur. Or la faute est un plus grand mal que la peine. Cette douleur de la faute, qu’est la contrition, doit donc surpasser toute autre douleur.
Conclusion :
Il y a, dans la contrition, une double douleur. L’une, qui est essentiellement la contrition, affecte la volonté et n’est pas autre chose qu’un déplaisir du péché passé. Cette douleur, dans la contrition, surpasse toutes les autres douleurs ; car plus une chose nous plaît, plus son contraire nous déplaît. Or la fin dernière nous plaît par-dessus tout, puisque c’est pour cette fin dernière, que nous désirons tout le reste. D’où le péché, qui nous détourne de cette fin dernière, doit nous déplaire par-dessus tout.
Il y a, dans la sensibilité, une autre douleur (lui vient de cette première douleur de volonté, soit par une conséquence naturelle et nécessaire, en tant que les facultés inférieures suivent le mouvement des supérieures, soit par élection de volonté, en tant que le pénitent excite en lui cette douleur pour pleurer ses péchés. Mais il n’est pas nécessaire que cette douleur de sensibilité, de quelque façon qu’elle soit produite, soit la plus grande des douleurs ; car les facultés inférieures sont plus fortement émues par leurs objets propres, que par le retentissement du mouvement des facultés supérieures. C’est pourquoi, plus l’opération des facultés supérieures se rapproche des objets des facultés inférieures, plus ces dernières suivent le mouvement des premières. Il s’en suit que la douleur provenant d’une lésion sensible est plus grande dans la sensibilité que celle qui peut s’éveiller sous le retentissement de la douleur de raison. De même la douleur excitée dans la sensibilité par une délibération rationnelle sur des choses corporelles est plus grande que celle provenant de la raison considérant les choses spirituelles. En conséquence, la douleur de la sensibilité provenant du déplaisir que la raison conçoit du péché n’est pas une douleur plus grande que les autres douleurs qui affectent cette même sensibilité. Il en va de même de la douleur volontairement excitée, soit parce que la faculté inférieure n’obéit pas parfaitement à la faculté supérieure, en sorte que l’intensité et la qualité de la passion dans l’appétit inférieur soient exactement ce qu’ordonne l’appétit supérieur, soit aussi parce que les passions voulues par la raison, dans les actes de vertu, gardent une certaine mesure que ne garde pas et que dépasse la douleur qui ne dépend pas de la vertu.
Solutions :
1. De
même que la douleur sensible a pour objet la sensation de la lésion, ainsi la
douleur intérieure a-t-elle pour objet la connaissance de quelque chose de
nuisible. C’est pourquoi la lésion du péché, bien qu’elle ne soit pas perçue
par le sens extérieur, est perçue comme souverainement grande par le sens
intérieur de la raison.
2. Les
modifications de notre état corporel dépendent immédiatement des passions de la
sensibilité, et, seulement par leur intermédiaire, des affections de la volonté.
De là vient que la douleur de sensibilité ou même le simple mal sensible font
couler les larmes corporelles, plus vite que la douleur spirituelle.
3. La
joie, que le pénitent a de sa douleur, ne diminue pas son déplaisir du péché, parce
qu’elle n’est pas contraire à ce déplaisir. Bien plus, elle l’augmente en tant
que toute opération s’intensifie par le plaisir qui lui est attaché, comme le
dit Aristote dans les Ethiques, L. 10. C’est ainsi que celui qui prend plaisir
à l’étude d’une science, l’apprend mieux. De même celui qui se réjouit de son
déplaisir, sent ce déplaisir augmenter. Mais il peut arriver que cette joie
tempère la douleur, en débordant de la raison sur la sensibilité.
4. Le degré de déplaisir qu’on a d’une chose, doit correspondre au degré de la malice de cette chose. Or la malice du péché mortel se mesure à la dignité de celui qu’il outrage et au mal qu’il fait à celui qui pèche. De plus, l’homme devant aimer Dieu plus que lui-même, il doit, dans sa faute, haïr l’offense de Dieu plus que le mal que cette faute lui fait à lui-même.
Mais c’est surtout en le séparant de Dieu, que la faute nuit au pécheur, et, de ce point de vue, cette séparation d’avec Dieu, qui est une peine, doit plus déplaire que la faute elle-même en tant qu’elle nous cause ce mal, parce que ce qui nous est odieux à cause d’une autre chose, nous est moins odieux que cette autre chose. Toutefois cette peine de la séparation doit nous être moins odieuse que la faute elle-même, en tant qu’elle est offense de Dieu.
Mais entre toutes les peines de la malice du péché, il y a une gradation mesurée par la gravité du dommage qu’elles nous causent. D’où, le plus grand dommage étant celui qui nous prive du plus grand bien, la plus grande des peines est la séparation d’avec Dieu.
Il y a aussi une autre mesure de malice accidentelle qu’il nous faut considérer dans cette question du déplaisir du péché, c’est celle qui vient de la différence entre le présent et le passé. Ce qui est passé n’est plus, d’où la diminution de sa raison de malice ou de bonté. De là vient que l’homme a plus horreur d’un mal à souffrir dans le présent ou dans l’avenir, que d’un mal passé. C’est pourquoi il n’y a pas, dans l’âme, de passion correspondant directement au mal passé, comme la douleur répond au mal présent ou futur. Il s’en suit que, de deux maux passés, le plus odieux pour l’esprit est celui dont l’effet se fait sentir davantage dans le présent ou inspire plus de crainte pour l’avenir, même si, dans le passé, c’était le moindre mal. De plus, l’effet de la faute précédente est parfois moins vivement perçu que l’effet de la peine passée, soit parce que la faute est plus parfaitement guérie que certaine peine, soit parce qu’un mal corporel est plus manifeste qu’un mal spirituel. Il s’en suit que même un homme bien disposé sent parfois en lui plus d’horreur de la peine précédente, que de la faute précédente, bien qu’il soit prêt à souffrir cette même peine, plutôt que de commettre cette même faute.
Il faut aussi considérer, dans cette comparaison de la faute et de la peine, que certaines peines, comme la séparation d’avec Dieu, impliquent inséparablement une offense de Dieu et que d’autres, comme la peine de l’enfer, ont aussi, en plus, le caractère de peines perpétuelles. De la peine qui implique une offense de Dieu, on doit donc se garder de la même façon que de la faute. Quant à celle qui ajoute à cela un caractère de perpétuité, on doit la fuir absolument plus que la faute. Si cependant on sépare de ces peines leur caractère d’offense et que l’on regarde seulement ce qu’elles ont de pénal, elles ont alors moins de malice que la faute en tant qu’elle est offense de Dieu, et, pour cela, doivent causer moins de déplaisir.
On doit savoir aussi, que, bien que telle doive être la disposition du pécheur contrit, il ne faut pas le tenter à ce sujet, car l’homme ne peut pas facilement mesurer ses affections et quelquefois ce qui lui déplaît le moins paraît lui déplaire le plus, parce qu’il s’agit d’une chose plus voisine du dommage sensible qui nous est plus connu.
Objections :
1. Il
semble que la douleur de contrition ne puisse pas être excessive. Aucune
douleur en effet ne peut être plus immodérée que celle qui détruit le sujet
qu’elle affecte. Or la douleur de la contrition est louable, quand elle est si
grande, qu’elle amène la mort ou la n Voici en effet ce que dit saint Anselme :
"Plaise à Dieu que les entrailles de mon âme soient telle- tuent pénétrées
de componction, que la moelle de mon corps en soit desséchée", et saint
Augustin dit "qu’il mérite de pleurer jusqu’à en devenir aveugle". C’est
donc que la douleur de contrition ne peut être excessive.
2. La douleur de contrition procède de l’amour de charité. Or l’amour de charité ne peut pas être excessif, donc la douleur non plus.
Cependant :
Toute vertu morale est sujette à la corruption par excès ou par défaut. Or la contrition est un acte de vertu morale, à savoir de la pénitence qui est partie de la justice. Donc il peut y avoir excès dans la douleur du péché.
Conclusion :
La contrition, du côté de la douleur qui est dans la raison, c’est-à-dire du déplaisir que nous avons du péché, en tant qu’il est offense de Dieu, ne peut pas être excessive, pas plus que ne peut être excessif l’amour de charité dont l’intensité fait celle de ce déplaisir. Mais quant à la douleur sensible, elle peut être excessive, comme peut l’être toute mortification corporelle.
En tout ceci, on doit prendre, pour mesure, la conservation du sujet qu’affecte la contrition et d’un bon état habituel qui suffise aux occupations obligatoires du pénitent. C’est pourquoi l’Epître aux Romains nous dit "Que votre service soit raisonnable".
Solutions :
1. Saint
Anselme désirait que l’ardeur de la dévotion desséchât les moelles de son corps,
non pas quant à la moelle matérielle de la nature corporelle, mais quant aux
désirs et concupiscences de ce corps. Quant à saint Augustin, il se jugeait
vraiment digne de perdre les yeux du corps, à cause de ses péchés, Car tout
pécheur mérite la mort corporelle et non seulement l’éternelle, mais il n’avait
nul désir de s’enlever la vue.
2. La raison donnée dans cette objection se rapporte à la douleur qui est dans la raison.
Quant à la raison du celle s’applique à la douleur de sensibilité.
Objections :
1. Il
semble que nous ne devions pas avoir plus de douleur d’un péché que d’un autre.
Saint Jérôme loue sainte Paule de ce qu’elle pleurait les plus petits péchés
tout comme les grands. C’est donc que nous ne devons pas pleurer un péché plus
qu’un autre.
2. Le
mouvement de contrition est instantané. Or un seul mouvement ne peut pas avoir
en même temps divers degrés d’intensité. La contrition ne doit donc pas être
plus grande pour un péché que pour un autre.
3. C’est surtout en tant que le péché nous détourne de Dieu, qu’on en a la contrition. Or, en ce mouvement d’aversion, tous les péchés se ressemblent, puisque tous enlèvent la grâce qui unit l’âme à Dieu. On doit donc avoir égale contrition de tous les péchés mortels.
Cependant :
On dit dans le Deutéronome : "A la mesure du péché, sera la mesure des coups". Or c’est dans la contrition, que s’établit la proportion des coups avec le péché, puisque la contrition implique la résolution de satisfaire. La contrition doit donc être plus grande pour un péché que pour l’autre.
D’ailleurs, l’homme doit avoir la contrition de ce qu’il devait éviter. Or si l’homme se trouvait clans l’alternative de faire l’un ou l’autre de deux péchés, il devrait éviter le plus grave, plutôt que l’autre. Ainsi donc doit-il de même avoir plus de contrition d’un péché, que d’un autre.
Conclusion :
De la contrition nous pouvons parler de deux façons : 1° en tant qu’elle correspond à chaque péché pris en particulier Ainsi considérée, la douleur de contrition, en tant qu’elle est douleur de volonté, doit être plus grande pour un péché plus grave, parce que la raison de cette douleur, l’offense de Dieu, est plus grande dans un péché que dans l’autre, un acte plus désordonné offensant Dieu davantage. De même aussi la douleur de sensibilité, en tant qu’elle est volontairement excitée comme expiation du péché, doit être plus grande pour un plus grand péché qui mérite une plus grande peine. Cependant le degré de cette même douleur, en tant qu’elle résulte de l’impression de l’appétit supérieur sur l’inférieur, dépend de la disposition de la sensibilité à recevoir l’impression de la volonté et non pas de la gravité du péché. 2° La contrition peut être considérée en tant qu’elle porte sur tous les péchés en même temps, comme dans l’acte de la justification. Cette contrition générale elle-même, ou bien procède d’une considération distincte de chaque péché, auquel cas, son acte bien qu’il soit Un, contient virtuellement cette distinction des péchés ; ou bien elle implique au moins la volonté de penser à chacun des péchés et par conséquent une disposition habituelle à regretter l’un plus que l’autre.
Solutions :
1. Sainte
Paule n’est pas louée de ce qu’elle pleurait également tous les péchés, mais de
ce qu’elle pleurait de petits péchés autant que d’autres en auraient pleuré de
grands. Quant à elle-même, elle eût pleuré beaucoup plus encore des fautes plus
graves.
2. Dans
cet acte instantané de contrition, bien qu’on ne puisse pas trouver
actuellement la distinction d’intentions portant sur chacun des différents
péchés, on l’y trouve virtuellement, comme on l’a dit dans la conclusion. On
l’y trouve aussi d’une autre façon, en tant que chaque péché a une certaine
relation avec l’offense de Dieu qui, dans cette contrition générale, est
l’objet du regret du coeur contrit. Celui qui aime un tout, aime en puissance
ses parties, bien qu’il ne les aime pas en acte, et de cet amour en puissance, il
les aime plus ou moins selon la relation qu’elles ont avec le tout. C’est ainsi
que celui qui aime une communauté, aime chacun de ses membres, mais plus ou
moins, selon les relations de chacun avec le bien de la communauté. De même, celui
qui regrette d’avoir offensé Dieu, a un regret implicitement différent de ses
différents péchés, selon que, par eux, il a plus ou moins offensé Dieu.
3. Bien que tout péché mortel nous détourne de Dieu en nous enlevant la grâce, cependant l’un nous éloigne de Dieu plus que l’autre, en tant que son désordre est plus en désaccord que celui de l’autre péché, avec l’ordre de la divine bonté.
Ayant maintenant à traiter du temps de la contrition, nous nous poserons trois questions 1. La contrition doit-elle durer toute la vie ? -2. Est-il expédient de pleurer continuellement le péché ? 3. Est-ce qu’après cette vie, les âmes séparées ont encore la contrition de leurs péchés ?
Objections :
1. Il
semble que la contrition ne doive pas durer tout le temps de cette vie. Il en
est de la douleur du péché commis, comme de sa honte. Or la honte du péché ne
dure pas toute la vie, car ainsi que le dit saint Ambroise "il n’a plus de
quoi rougir, celui auquel le péché a été remis". Il semble donc qu’il en
faille dire autant de cette douleur qu’est la contrition.
2. Saint
Jean nous dit que "la charité chasse la crainte, parce que la crainte a
quelque chose de pénal" ; or la douleur aussi a quelque chose de pénal. La
douleur de contrition ne peut donc pas demeurer, quand vient l’état de charité
parfaite.
3. La
douleur, ayant pour objet propre le mal présent, ne peut avoir pour objet le
passé, que si quelque chose du péché passé demeure dans le présent. Or on peut
arriver quelquefois, en cette vie, à un état où il ne reste plus rien du péché
passé, ni disposition mauvaise, ni faute, ni dette d’aucune sorte. On n’a donc
plus alors à pleurer ce péché.
4. L’Epître
aux Romains nous dit que "tout sert au bien de ceux qui aiment Dieu,"
même leurs péchés, ajoute la Glose. Il ne faut donc plus pleurer le péché après
sa rémission.
5. La contrition est une partie de la pénitence correspondant à cette autre partie qu’est la satisfaction. Or la satisfaction ne doit pas durer toujours, donc non plus la contrition.
Cependant :
Saint Augustin nous dit, dans le Livre De pœnitentia. "Dès que la douleur cesse, la pénitence fait défaut et où manque la pénitence, rien ne reste du pardon". Il semble donc que, devant ne pas perdre le pardon qui nous a été concédé, nous devions toujours pleurer le péché.
D’ailleurs, on nous dit dans l’Ecclésiastique "Au sujet du péché pardonné, ne sois pas sans crainte". L’homme doit donc avoir toujours la douleur des péchés, pour en avoir le pardon.
Conclusion :
Dans la contrition, comme on l’a dit, il y a une double douleur, une douleur de raison qui est la détestation du péché qu’on a commis, et une douleur de sensibilité qui est la conséquence de la première. Ces deux douleurs doivent durer, tant que dure l’état de la vie pré sente. Car tant qu’un voyageur est en chemin, il regrette les obstacles qui empêchent ou retardent son arrivée au terme. Or le retard que le péché passé a mis à la course de notre vie vers Dieu demeure, puisque nous ne pouvons pas retrouver ce temps du péché qui aurait dû être employé à courir. Il faut donc que, pendant tout le cours de cette vie, la contrition demeure en tant qu’elle est une détestation du péché.
De même elle doit demeurer en tant que douleur sensible voulue comme •peine, par la volonté. L’homme, en effet, ayant mérité, en péchant, une peine éternelle, et péché contre un Dieu éternel, doit du moins en garder la douleur pendant toute son éternité d’homme, c’est-à-dire pendant toute la vie d’ici-bas, quand la peine éternelle a été commuée en peine temporelle. C’est pourquoi Hugues de Saint-Victor nous dit "que Dieu déliant l’homme de la faute et de la peine éternelle, le lie du lien d’une perpétuelle détestation du péché".
Solutions :
1. La
confusion n’a pour objet que ce qu’il y a de turpitude dans le péché ; une fois
le péché remis quant à la faute, il n’y a plus lieu d’en avoir honte ; mais il
y a place encore pour la douleur qui n’a pas seulement pour objet ce qu’il y a
de honteux dans la faute, mais aussi ce qu’elle a de nuisible.
2. La
crainte servile, que la charité chasse, est en opposition avec la charité, à
raison de sa servilité qui s’inquiète surtout de la peine. La douleur de
contrition, au contraire, a sa cause dans la charité, comme on l’a dit. Il n’y
a donc point parité.
3. Même
quand, par la pénitence, le pécheur revient à son ancien état de grâce et se
libère de toute dette de peine, il ne revient jamais à la dignité première de
son innocence -et par con séquent, il reste toujours en lui quelque chose de
son péché passé.
4. De
même que l’homme ne doit jamais faire le mal pour qu’en advienne le bien, ainsi
ne doit-il jamais se réjouir du mal à cause des biens qui, à l’occasion de ce
mal, lui sont arrivés par la grâce de Dieu et l’action de la Providence. Ce ne
sont pas les péchés qui ont été la cause de ces biens, ils leur ont plutôt fait
obstacle ; cette cause est en la divine Providence et c’est de son action que
l’homme doit se réjouir, tout en pleurant ses péchés.
5. La satisfaction a pour objet une peine limitée qui doit être infligée pour le péché ; elle peut donc avoir un terme au delà duquel on n’a plus à satisfaire. Cette peine répond principalement au mouvement de conversion d’où la faute a son caractère fini. La douleur de contrition, au con traire, répond au mouvement d’aversion d’où la faute reçoit un certain caractère d’infini. De là vient que la contrition doit toujours durer et il n’y a rien d’irrationnel ce qu’elle demeure, alors que la satisfaction est terminée.
Objections :
1. Il semble qu’il ne soit pas bon de pleurer continuellement le péché. Il est en effet bon parfois de se réjouir, comme on le voit par cette parole de saint Paul aux Philippiens : "Réjouissez-vous dans le Seigneur, toujours", parole que la glose ordinaire commente en disant qu'"il est nécessaire de se réjouir". Or il n’est pas possible de se réjouir et de pleurer en même temps. Donc il n’est pas bon de pleurer continuellement le péché
2. La
tristesse perpétuelle est mauvaise, d’où l’Ecclésiastique, après avoir dit : "Chasse
loin de toi la tristesse", ajoute : "Car la tristesse tue beaucoup de
gens et n’a aucune utilité". C’est ce que dit expressément aussi Aristote.
On ne doit donc pas pleurer son péché plus qu’il ne faut pour que ce péché soit
effacé. Mais aussitôt après la première tristesse de contrition, le péché est
effacé. Il n’est donc pas bon de pleurer plus longtemps.
3. Saint Bernard nous dit : "La douleur est bonne, si elle n’est pas continuelle, car il faut mêler le miel à l’absinthe". Il semble donc qu’il ne soit pas bon d’avoir une douleur continuelle.
Cependant :
Voici ce que dit saint Augustin "Que le pénitent pleure toujours et se réjouisse de sa douleur".
D’ailleurs il nous est bon d’exercer continuellement, autant que possible, les actes dans lesquels consiste la béatitude. Or la douleur du péché est un de ces actes, comme on le voit par cette parole du Seigneur : "Bienheureux ceux qui pleurent". Il nous est donc bon d’entretenir continuellement notre douleur autant que possible.
Conclusion :
Un des caractères reconnus des actes de vertu, c’est que ces actes ne peuvent pas être vertueux à l’excès ou insuffisamment, comme le prouve Aristote. D’où, la contrition étant un acte de la vertu de pénitence, en tant qu’elle est un certain déplaisir dans la volonté, on ne peut pas trop en avoir ni quant à l’intensité, ni quant à sa durée, sauf au temps où cet acte de vertu empêcherait l’acte d’une autre vertu plus nécessaire à ce même moment. D’où il suit que plus un homme peut se tenir continuellement en ces actes de déplaisir, mieux il s’en trouve, pourvu qu’il vaque en temps voulu aux actes des autres vertus, selon qu’il en a le devoir.
Les passions, au contraire, peuvent être excessives ou insuffisantes et quant à l’intensité et quant à la durée. C’est pourquoi la douleur de sensibilité, que la volonté provoque librement (dans l’acte de contrition), doit être modérée dans sa durée, comme elle doit être modérée dans son intensité, de peur que l’homme ne tombe dans le désespoir, la pusillanimité ou autres défauts de même genre.
Solutions :
1. La
douleur de contrition empêche la joie mondaine, mais non pas la joie de Dieu, car
cette douleur est elle-même matière de joie spirituelle.
2. Cette
parole de l’Ecclésiastique s’applique à la tristesse mondaine et celle
d’Aristote à la tristesse de sensibilité, dont il faut user modérément, dans la
mesure où elle est utile à la fin pour laquelle on la provoque.
3. Saint Bernard parle de la douleur de sensibilité.
Objections :
1. Il
semble que, même après cette vie, les âmes gardent la contrition de leurs
péchés. C’est, l’amour de charité qui cause le déplaisir du péché. Or dans les
âmes, après cette vie, la charité demeure et comme acte et tomme disposition
habituelle, puisque "la charité jamais ne disparaît", comme le dit
saint Paul. Les âmes gardent donc ce déplaisir du péché commis, qu’est
essentiellement la contrition.
2. La
faute est plus à regretter que la peine. Or les âmes du purgatoire gémissent
sur leur pe11 sensible et le retard de leur glorification. A plus forte raison,
doivent-elles gémir sur la faute qu’elles ont commises.
3. La peine du purgatoire est satisfaction pour le péché. Or la satisfaction reçoit son efficacité de la contrition. C’est donc que la contrition persiste après cette vie.
Cependant :
La contrition est une partie du sacrement de pénitence. Or il n’y a plus de sacrement après cette vie ; donc plus de contrition.
De plus, la contrition peut être si grande qu’elle efface et la faute et la peine. Si donc les âmes du Purgatoire pouvaient encore avoir la contrition, il leur serait possible d’obtenir, par la vertu de cette contrition, la rémission de leur dette de peine et de se délivrer ainsi de la peine du sens, ce qui est faux.
Conclusion :
Dans la contrition, il y a trois choses à considérer 1° le principe générique de la contrition, qui est la douleur ; 2° la forme de la contrition, car elle est un acte de vertu informé par la grâce ; 3° l’efficacité de la contrition, car elle est un acte méritoire, sacramentel et, d’une certaine façon, satisfactoire. Les âmes qui, après cette vie, sont reçues dans la patrie, ne peuvent avoir la contrition, puisque la plénitude de leur joie en exclut toute douleur. Les damnés, qui sont en enfer, n’ont également aucune contrition, parce que, tout en ayant la douleur, ils n’ont pas la grâce qui donne à cette douleur sa forme de contrition. Quant aux âmes qui sont en purgatoire, elle son grâce donne sa forme, mais qui n’est pas méritoire, parce qu’elles ne sont plus en l’état où l’on mérite. C’est en cette vie seulement que peuvent se trouver réunis ces trois éléments de la contrition.
Solutions :
1. La
charité ne cause cette douleur, que dans ceux qui sont capables de douleur. Or
la plénitude de joie des bienheureux leur enlève toute capacité d’éprouver de
la douleur. C’est pourquoi, tout en ayant la charité, ils n’ont plus de
contrition.
2. Les
âmes, en purgatoire, pleurent leurs péchés ; mais cette douleur n’est plus une
vraie contrition, parce qu’il lui manque l’efficacité de la contrition.
3. Cette peine, que souffrent les âmes du Purgatoire, ne peut pas être appelée satisfaction proprement dite, car, pour cette satisfaction, il faut un acte méritoire. Mais on appelle satisfaction au sens large, tout acquit de dette pénale.
Nous devons maintenant considérer l’effet de la contrition, et cette considération soulève trois questions : 1. La rémission du péché est-elle l'effet de la contrition ? 2. La contrition peut-elle enlever toute dette de peine ? -3. Une faible contrition suffit-elle à effacer de grands péchés ?
Objections :
1. Il
semble que la rémission du péché ne soit pas l’effet de la contrition. Dieu
seul remet les péchés. Or de la contrition nous sommes cause nous-mêmes d’une
certaine façon, puisqu’elle est notre acte. La contrition n’est donc pas cause
de la rémission.
2. La
contrition est un acte de vertu. Or la vertu ne vient qu’après la rémission des
péchés, car la vertu et la faute ne se trouvent pas simultanément dans l’âme. La
contrition n donc pas la cause de la rémission du péché.
3. Rien, si ce n’est la faute, ne nous empêche de recevoir l’Eucharistie Or le pécheur contrit ne doit pas aller à la communion avant de s’être confessé. C’est donc qu’il n’a pas encore obtenu la rémission de sa faute.
Cependant :
Voici ce que nous dit la Glose au sujet de ce verset du psaume 50 : "Le vrai sacrifice pour Dieu, c’est l’esprit contrit... La contrition du coeur est le sacrifice qui nous délie de nos péchés".
De plus, la vertu et le vice sont en telles relations, que les mêmes causes qui corrompent l’un engendrent l’autre, comme dit Aristote. Or c’est l’amour désordonné, dans le coeur, qui nous fait commettre le péché. Ce sera donc la douleur causée par l’amour ordonné de charité, qui nous déliera du péché, et c’est ainsi que la contrition efface le péché.
Conclusion :
La contrition peut être Considérée de deux façons, ou comme partie du sacrement, ou comme acte- de vertu, et, des deux façons, elle est cause de la rémission du péché, mais pas de la même manière. En tant que partie du sacrement, elle opère la rémission du péché, par manière de cause instrumentale, comme on l’a vu pour les autres sacrements. Mais, en tant qu’acte de vertu, elle opère comme cause matérielle de la rémission du péché, étant une disposition qui appelle nécessairement la justification. La disposition, en effet, se ramène à la cause matérielle, s’il s’agit d’une disposition qui prépare une matière à la réception de la forme. Il en va tout autrement de la disposition de l’agent à l’action ; celle-ci se ramène à la cause efficiente.
Solutions :
1. Dieu
seul est cause efficiente principale de la rémission du péché. Mais il peut y
avoir, de notre part, une causalité dispositive et même aussi sacramentelle, puisque
les formes des sacrements sont des paroles que nous prononçons et qui ont la
puissance instrumentale d’introduire en nous la grâce qui remet les péchés.
2. La
rémission d’un péché précède, d’une certaine manière, la vertu et l’infusion de
la grâce, et d’une autre manière les suit ; et en tant qu’elle les suit, l’acte
de la vertu peut avoir une certaine causalité dans la rémission du péché.
3. La distribution de l’Eucharistie est confiée aux ministres de l’Eglise, et c’est pour cette raison que le pécheur ne doit pas se présenter à la communion, avant la rémission de son péché par les ministres de l’Eglise, bien que, devant Dieu, sa faute lui soit déjà remise.
Objections :
1. Il
semble bien que la contrition ne puisse pas enlever toute dette de peine. Cette
libération de la dette de peine est le but de la satisfaction et de la
confession. Or personne n’arrive à être si parfaitement contrit, qu'il ne doive
encore se confesser et satisfaire. C’est donc que la contrition n’est jamais si
grande, qu’elle supprime toute notre dette.
2. Dans la pénitence, il doit y avoir une certaine compensation de la peine que méritait la faute. Or certaines fautes se commettent avec les me du corps, et comme il faut que pour la juste compensation de la peine, le pécheur "ait à souffrir de ce par quoi il a péché", il semble que la contrition ne puisse jamais nous libérer de la peine de telles fautes.
. La douleur de contrition est quelque chose de fini. Or c’est une peine infinie qui est due à certains péchés, à savoir, aux péchés mortels. Jamais donc la contrition ne peut être si grande, qu’elle emporte toute la peine.
Cependant :
Dieu agrée plus le sentiment du coeur, que l’acte extérieur. Or par les actes extérieurs, l’homme est libéré de la faute et de la peine. Il doit donc en être de même de ce sentiment du coeur qu’est la contrition. Nous en avons d’ailleurs un exemple dans le bon larron auquel Notre Seigneur a dit pour un seul acte de pénitence "Aujourd’hui, tu seras avec moi en Paradis".
Quant à la question de savoir si la dette de peine est toujours totalement enlevée par la contrition, elle a été traitée à propos de la pénitence.
Conclusion :
L’intensité de la contrition peut être considérée de deux façons : 1° du côté de la charité qui cause ce déplaisir et cet acte de charité peut avoir une telle intensité que la contrition qui en est la conséquence, mérite non seulement le pardon de la faute, mais aussi la libération de toute peine ; 2° du côté de la douleur sensible qu’excite la volonté dans la contrition, et cette douleur étant elle-même une peine, elle peut être si grande qu’elle suffise à effacer à la fois la faute et sa dette de peine.
Solutions :
1. Le
pénitent ne peut jamais être certain que sa contrition soit suffisante pour la
rémission de la faute et de la peine et, par conséquent, il est tenu de se
confesser et de satisfaire. Il y est d’autant plus tenu que la contrition n’est
pas vraie, si elle n’inclut pas la résolution de se confesser, résolution qui
doit aboutir à une confession effective, à raison aussi du précepte obligeant à
la confession.
2. De
même que la joie intérieure rayonne jusqu’aux parties extérieures du corps, ainsi
la douleur intérieure a-t-elle son retentissement jusque dans les membres du
corps, selon cette parole des Proverbes : "L’esprit triste dessèche les os".
3. La douleur de la contrition est, il est vrai, finie quant à son intensité, comme aussi est finie la peine due au péché mortel. Mais elle a une vertu infinie, de par la charité qui lui donne sa forme et, à ce titre, elle a suffisamment de valeur pour effacer la faute et la dette de peine.
Objections :
1. Il
semble qu’une faible contrition ne suffise pas à la rémission de grands péchés.
La contrition, en effet, est une médecine. Or une médecine corporelle qui
guérit une légère maladie, ne suffit pas à en guérir une plus grave. Donc un
minimum de contrition ne suffit pas à effacer de très grands péchés.
2. Comme nous l’avons dit précédemment, on doit avoir une plus grande contrition des péchés qui sont plus graves. Or la contrition n'efface pas les péchés, si elle n’est pas ce qu’elle doit être. Donc un minimum de contrition ne saurait effacer tous les péchés.
Cependant :
La grâce sanctifiante, à n’importe quel degré, efface tout péché mortel, parce que grâce sanctifiante et péché mortel sont incompatibles. Or toute contrition est vivifiée par la grâce sanctifiante. Si petite qu’elle soit, elle efface donc toute faute.
Conclusion :
Dans la contrition, comme nous l’avons souvent dit, il y a une double douleur. Il y tout d’abord une douleur de raison qui est le regret du péché commis et cette douleur peut être si faible qu’elle ne suffise pas à constituer une vraie contrition. Ce serait le cas si le pénitent regrettait moins son péché, qu’il ne doit regretter d'être séparé de sa fin dernière. C’est ainsi que l’amour de Dieu peut être si faible qu’il n’y en ait pas assez pour constituer le véritable amour de charité. Il y a aussi dans la contrition une autre douleur, la douleur de sensibilité. La faiblesse de cette douleur n’empêche pas la vraie contrition, parce qu’elle n’est pas essentielle à la contrition ; elle y est jointe comme par accident et, de plus, elle n’est pas pleinement en notre pouvoir. Il faut donc dire que, si faible que soit la douleur, pourvu que ce soit une douleur de vraie contrition, elle efface toute faute.
Solutions :
1. Les
médecines spirituelles reçoivent une efficacité infinie de la vertu infinie qui
opère en elles. C’est pourquoi la même médecine, qui suffit à la guérison d’un
moindre péché, suffit aussi à la guérison d’un grand péché. On le voit par le
baptême qui efface grands et petits péchés. Ainsi en va-t-il de la contrition
pourvu qu’elle ait ce qu’exige une vraie contrition.
2. Il est inévitable que le même pénitent regrette selon que ces péchés sont plus ou moins en opposition avec l’amour qui cause la douleur. Si toutefois un autre pénitent n’a, pour un péché plus grand, qu’une douleur égale à celle du premier pour un moindre péché, elle suffirait encore au pardon de la faute.
Nous devons maintenant traiter de la confession 1° de sa nécessité ; 2° de sa nature ; 3° de son ministre ; 4° des qualités qu’elle requiert ; 5° de son effet ; 6° de son secret.
Sur le premier point, six questions se posent 1. La confession est-elle nécessaire au salut ? -2. Est-elle de droit naturel ? -3. Tous sont-ils tenus à la confession ? -4. Est-il permis de con fesser un péché qu’on n’a pas commis ? -5. Est- on tenu de se confesser aussitôt après le péché ? -6. Est-il possible qu’un pécheur soit dispensé de confesser ses péchés un confesseur ?
Objections :
1. Il
semble que la confession ne soit pas nécessaire au salut. Le sacrement de
pénitence est en effet ordonné à la rémission de la faute. Or cette rémission
est suffisamment assurée par l’infusion de la grâce. Il n’est donc pas nécessaire
de se confesser pour faire pénitence du péché.
2. Certains
pécheurs ont reçu le pardon de leurs péchés, sans que l’Ecriture nous dise
qu’ils se soient confessés, tels saint Pierre, sainte Madeleine et saint Paul. Mais
la grâce de la rémission des péchés n’est pas moins efficace aujourd’hui
qu’elle ne l’était alors. Donc, maintenant encore, il n’est pas de nécessité de
salut que le pénitent se confesse.
3. C’est pour le péché qui nous vient d’autrui que nous devons recevoir d’autrui le remède.
Quant au
péché actuel que chacun commet de son propre mouvement, c’est de nous-même seulement
que nous pouvons tirer le remède. Or c’est ce péché qui est l’objet de la
pénitence. Elle ne requiert donc pas nécessairement la confession.
4. La confession est exigée dans le jugement pour qu’on inflige une peine proportionnée à la faute, mais le pénitent peut, de lui-même, s’infliger une peine plus grande que celle qui lui serait infligée par un autre. Il semble donc bien que la confession ne soit pas de nécessité de salut.
Cependant :
Boèce nous dit : "Si tu veux le secours du médecin, il te faut lui découvrir ton mal". Or il est de nécessité de salut que l’homme reçoive du médecin le remède à ses péchés et, par conséquent aussi, qu’il découvre son mal par la confession.
De plus, dans le jugement séculier, le même homme ne peut pas être juge, accusateur et coupable Or le jugement spirituel est encore mieux ordonné. Donc le pécheur, qui est le coupable, ne peut pas être son propre juge, mais doit être jugé par un autre et par conséquent se confesser.
Conclusion :
La passion du Christ, sans la vertu de laquelle, ni le péché originel, ni l’actuel ne sont remis, opère en nous par les sacrements que nous recevons et auxquels elle donne leur efficacité. C’est pourquoi la rémission du péché actuel et du péché originel exige l’action d’un sacrement de l’Eglise réellement reçu, ou du moins désiré, quand la nécessité des circonstances et non point le mépris exclut la réception réelle du sacrement. Par conséquent, les sacrements, qui ont pour objet la rémission d’une faute incompatible avec le salut, sont de nécessité de salut, et de même que le baptême, qui efface le péché originel, est de nécessité de salut, ainsi en va-t-il du sacrement de pénitence. Celui qui demande le baptême se soumet aux ministres de l’Eglise auxquels appartient la dispensation du sacrement ; ainsi celui qui confesse son péché se soumet-il au ministre de l’Eglise pour en recevoir la rémission par le sacrement de pénitence que lui donne le ministre. Mais ce ministre ne peut pas donner de remède approprié sans la connaissance du péché, et c’est par la confession du pécheur qu’il obtient cette connaissance. Voilà pourquoi la confession est de nécessité de salut pour celui qui est tombé dans le péché mortel actuel.
Solutions :
1. L’infusion
de la grâce suffit à la rémission de la faute et cependant après cette
rémission, le pécheur reste encore débiteur d’une peine temporelle. Mais c’est
par le moyen des sacrements que nous devons obtenir l’infusion de la grâce. Avant
de les avoir reçus en acte ou en désir, personne n’obtient la grâce, comme on
le voit par le baptême, auquel la confession doit être assimilée. De plus, la
honte de la confession, la vertu du pouvoir des clefs auquel le pénitent se
soumet, la pénitence qui lui est imposée par le prêtre en proportion de la
gravité des péchés confessés, concourent à l’expiation de la peine temporelle. Ce
n’est cependant pas en tant que moyen de rémission pour la peine du péché, que
la confession est de nécessité de salut. Cette peine, à laquelle e pénitent
reste obligé après le pardon de sa faute, n’est qu’une peine temporelle. On
peut donc, sans la payer en la vie d’ici-bas, rester dans la voie du salut. Mais
la confession est de nécessité de salut, parce qu’elle concourt, de la façon
que nous avons dite, à la rémission de la faute elle-même.
2. Il
est possible que les pécheurs précités aient confessé leurs péchés, bien que
l’Ecriture n’en dise rien, car il y a eu beaucoup de faits qui n’ont pas été
consignés dans l’Ecriture. D’ailleurs le Christ a, en matière sacramentelle, un
pouvoir d’excellence qui lui a permis de donner la grâce du sacrement sans les
actes requis pour le sacrement.
3. Le
péché que nous recevons d’autrui, à savoir le péché originel, peut être guéri
par un remède purement extérieur, comme c’est le cas pour les petits enfants
baptisés. Quant au péché actuel, que chacun commet de son propre mouvement, il
ne peut être expié sans que celui qui a péché coopère à cette expiation. Cependant
le pécheur ne peut pas, de lui-même, suffire à l’expiation, comme il a suffi au
péché ; car si le péché est quelque chose de fini du côté du mouvement de
conversion par lequel le pécheur se replie sur lui-même, il a quelque chose
d’infini du côté du mouvement d’aversion à l’égard de Dieu. A ce titre, le
principe de la rémission doit être extérieur au pécheur, "car ce qui est
au terme d’une génération est au principe du vouloir de cette génération"
comme dit Aristote. C’est ainsi que le péché actuel, lui aussi, doit recevoir
son remède d’autrui.
4. La pénitence, qui est imposée dans la satisfaction, pour l’expiation de la peine du péché, n’est jamais suffisante par sa propre quantité ; c’est de la vertu sacramentelle et en tant que partie du sacrement qu’elle reçoit sa suffisance. Il faut donc qu’elle soit imposée parles dispensateurs des sacrements, et par conséquent nécessairement précédée de la confession.
Objections :
1. Il
semble bien que la confession soit de droit naturel. Adam et Caïn n’étaient
tenus qu’aux obligations de droit naturel. Or on leur reproche de n’avoir pas
confessé leur péché. C’est donc que la confession est de droit naturel.
2. Les
préceptes de l’ancienne Loi, qui sont restés dans la nouvelle, sont de droit
naturel. Or la confession était déjà de précepte dans l’ancienne Loi puisqu’il
est dit dans Isaïe : "Si tu as quelque chose à dire, parle toi-même, afin
que tu sois justifié". Elle est donc de droit naturel.
3. Job n’était soumis qu’à la loi naturelle. Or lui-même confessait ses péchés, comme on le voit par ce qu’il dit : "Je n’ai point caché, comme l’homme, mon péché". La confession est donc de droit naturel. .
Cependant :
Saint Isidore nous dit que le droit naturel est le même pour tous. Mais la confession ne se trouve pas de la même façon chez tous les hommes. Donc elle n’est pas de droit naturel.
De plus, la confession se fait à celui qui a le pouvoir des clefs. Or le pouvoir des clefs n’est pas dans l’Eglise une institution de droit naturel, et donc non plus la confession.
Conclusion :
Les sacrements sont des protestations de foi et doivent être par conséquent proportionnés à la foi. Or la foi est au-dessus de notre connaissance de raison naturelle et par con séquent les sacrements sont au-dessus des inti mations de la raison naturelle. D’ailleurs le droit naturel est celui qui n’a pas son origine dans l’opinion, mais qu’une force innée nous intime en notre intérieur, comme dit Cicéron. C’est pourquoi les sacrements ne sont pas de droit naturel, mais de droit divin. Ce droit divin est quelquefois dit naturel en tant que ce qui est imposé à chaque être par son Créateur, lui est naturel. Cependant le naturel proprement dit est ce qui résulte des principes mêmes de la nature. Or au-dessus de la nature sont les effets que Dieu se réserve d’opérer lui-même, soit par le ministère de la nature, soit dans les œuvres miraculeuses, soit dans la révélation des mystères, soit dans l’institution des sacrements. Ainsi la confession, qui est de nécessité sacramentelle, n’est pas de droit naturel, mais de droit divin.
Solutions :
1. Adam
est blâmé de ce qu’il n’a pas reconnu son péché devant Dieu, car la confession
à Dieu, par la reconnaissance du péché, est de droit naturel. Mais la
confession dont il est maintenant question, est la confession faite à l’homme. On
peut dire aussi que la confession est de droit naturel, dans le cas où le
coupable, mis en jugement, est interrogé par le juge, car alors le pécheur ne
doit pas mentir pour excuser son péché ou le nier. C’est de cela qu’Adam et
Caïn sont blâmés. Mais la confession qu’on fait spontanément à un homme, pour
obtenir de Dieu le pardon de ses péchés n’est pas de droit naturel.
2. Les
préceptes naturels restent les mêmes dans la loi de Moïse et dans la Loi
Nouvelle. La confession, au contraire, bien qu’elle existât d’une certaine
façon dans la loi de Moïse, ne s’y faisait pas de la même manière que dans la
loi nouvelle ou dans la loi naturelle. La loi naturelle ne demandait au pécheur
que de reconnaître intérieur devant Dieu, son péché. Dans la loi de Moïse, le
pécheur devait déclarer publiquement son péché par quelque signe extérieur, comme
par l’offrande de l’hostie pour le péché, par laquelle les hommes, eux aussi, pouvaient
savoir qu’il avait péché. Mais il n’avait pas à manifester quel péché spécial
il avait commis, ni les circonstances de ce péché, comme il doit le faire dans
la Loi Nouvelle.
3. Job parle de cette dissimulation du péché qui est le fait du coupable surpris en faute et niant ou excusant son péché, comme on peut le voir par la Glose.
Objections :
1. Il
semble bien que la confession ne soit pas obligatoire pour tous. "La
pénitence est une seconde planche après le naufrage" comme dit saint
Jérôme. Mais il en est qui ne font pas naufrage après le baptême. A ceux-là, la
pénitence ne convient pas, ni par conséquent la confession qui est une partie
de la pénitence.
2. A
n’importe quel tribunal, c’est devant un juge que doit se faire la confession
de la faute. Or il est des hommes qui n’ont pas de juge humain au-dessus d’eux.
Ceux-là ne sont donc pas tenus à la confession.
3. Il en est qui n’ont que des péchés véniels. Or on n’est pas tenu à la confession des péchés véniels. C’est donc que tout le monde n’est pas obligé à se confesser.
Cependant :
La confession est, au même titre que la contrition et la satisfaction, une des parties (le la pénitence. Or tous sont tenus à la contrition et à la satisfaction ; donc aussi à la confession.
D’ailleurs cette obligation est manifeste depuis le décret sur la pénitence ou il est dit que "Tous les fidèles de l’un et l’autre sexe, dès qu’ils sont arrivés à l’âge de discrétion, sont tenus de con fesser leurs péchés".
Conclusion :
Nous sommes tenus de deux façons à la confession. Nous y sommes obligés (l’abord de droit divin, en tant qu’elle est médecine morale et, à ce titre, ceux-là seuls y sont tenus qui ont commis le péché mortel après le baptême. Nous y sommes obligés aussi par le droit positif, et, de cette façon, tous les fidèles y sont obligés en vertu de la loi portée par le concile général tenu sous Innocent III. Cette loi a pour but, soit d’obliger chaque fidèle à se reconnaître pécheur car "tous ont péché et ont besoin de la grâce de Dieu", soit d’assurer une plus grande révérence à l’égard de la communion, soit de donner aux recteurs des églises le moyen de connaître leurs sujets, et d’empêcher que le loup ne se cache dans le troupeau.
Solutions :
1. Bien
que l’homme puisse éviter en cette vie mortelle le naufrage du péché mortel
après le baptême, il ne peut pas éviter les péchés véniels qui le disposent au
naufrage et auxquels la pénitence doit aussi porter remède. La pénitence et par
conséquent la confession ont donc encore leur utilité, même pour ceux qui ne
pèchent pas mortellement.
2. Il
n’est personne qui n’ait pour juge le Christ auquel on doit se confesser par
l’intermédiaire de celui qui en tient la place. Bien que le confesse soit
inférieur au prélat Pénitent en tant que celui-ci est prélat, il lui est
supérieur en tant que le prélat est pécheur et le confesseur ministre du Christ.
3. Ce n’est pas en vertu de l’obligation même du sacrement, mais en vertu de la loi de l’Eglise, qu’on est tenu à se confesser, quand on n’a que des péchés véniels.
Ou bien on peut dire, avec certains théologiens, que la Décrétale précitée n’oblige à la confession que ceux qui ont des péchés mortels. Cela ressortirait de ce qu’elle déclare qu’on doit confesser tous ses péchés, ce qui ne peut s’entendre des péchés véniels, puisque personne ne peut les confesser tous. D’après cette opinion, celui qui n’a pas de péché mortel n’est pas tenu à la confession des véniels. Il lui suffit, pour accomplir le précepte de l’Eglise, de se présenter au prêtre et de déclarer qu’il n’a conscience d’aucun péché mortel, ce qui lui tient lieu de confession.
Objections :
1. Il
semble qu’il soit permis de confesser un péché qu’on n’a pas commis. Saint
Grégoire dit en effet que "c’est le fait I des bonnes âmes de voir des
fautes où il n’y en a pas". C’est donc à une bonne âme qu’il appartient de
confesser des fautes qu’elle n’a pas commises.
2. Celui
qui, par humilité, s’estime pire qu’un autre qui est manifestement pécheur, doit
être loué de ce sentiment. Or il lui est permis de con fesser, de bouche, ce
qu’il a dans son coeur et par conséquent de dire ses péchés plus graves qu’ils
ne sont en réalité.
3. Il
arrive parfois que le pénitent doute si tel péché est mortel ou véniel et en
pareil cas il doit, semble-t-il, le confesser comme s’il était mortel. On doit
donc quelquefois confesser un péché qu’on n’a pas commis.
4. La satisfaction se règle d’après la confession. Or on peut satisfaire pour des péchés qu’on n’a pas commis, donc aussi les confesser.
Cependant :
Quiconque dit avoir fait ce qu’il n’a pas fait, commet un mensonge. Mais personne ne doit mentir en confession, puisque tout mensonge est un péché. Donc personne ne doit con fesser un péché qu’il n’a pas commis.
De plus, aux tribunaux extérieurs, on ne doit pas charger l’accusé d’un crime qui ne peut pas être prouvé par des témoignages valables. Or le témoin, au tribunal de la pénitence, c’est la conscience. Un pénitent ne doit donc pas s’accuser d’un péché dont il n’a pas conscience.
Conclusion :
Par la confession, le pénitent doit se manifester au confesseur. Or celui qui, parlant au confesseur, s’attribue soit en bien, soit en mal, autre chose que ce qu’il a dans sa conscience, ne se manifeste pas au prêtre, mais bien plus se dissimule, et par conséquent ne fait pas la confession requise. Pour que cette confession ait les qualités voulues, il faut que le coeur soit d’accord avec la bouche, en sorte que la bouche n’accuse que ce qui est dans la conscience.
Solutions :
1. Reconnaître
une faute où il n’y en a pas peut s’entendre de deux façons : ou bien on l’entend
d’une méprise, quant à la substance de l’acte, auquel cas la proposition de
l’objectant n’est pas vraie ; ce n’est pas le fait d’une bonne âme, mais d’une
âme induite en erreur, de penser qu’elle a commis un acte qu’elle n’a pas
commis. Ou bien il s’agit des conditions de l’acte, et ainsi se vérifie ce que
dit saint Grégoire, que le juste craint qu’il n’y ait de sa part quelque défaut
dans un acte qui est bon en soi. C’est ainsi que Job disait : "Je craignais
pour toutes mes œuvres". Et, en conséquence, il appartient à une bonne âme
de manifester cette crainte qu’elle a dans le coeur.
2. Ce
que nous venons de dire donne la solution de la seconde objection. Le juste, qui
est vraiment humble, ne s’estime pas pire en s’attribuant des actes qui sont
pires par leur genre moral, mais parce qu’il craint que dans ce qu’il paraît
faire de bien, il pèche par orgueil plus gravement que le pécheur manifeste.
3. Celui
qui doute si tel péché est mortel, est obligé de le confesser, s’il reste en
doute ; car celui qui fait ou omet quelque chose, doutant s’il y a matière à
péché mortel, pèche mortellement en s’exposant au péril de péché mortel. Or il
s’expose au même péril, celui qui doutant si un péché est mortel, néglige de le
confesser. il ne doit cependant pas ai sans restriction que ce péché est mortel,
mais exposer son doute et attendre le jugement du prêtre auquel il appartient
de juger entre lèpre et lèpre.
4. En satisfaisant pour un péché qu’il n’a pas commis, l’homme ne ment pas comme lorsqu’il confesse un péché qu’il ne croit pas avoir commis. Il ne ment pas non plus et ne pèche pas, s’il s’accuse d’un péché qu’il n’a pas fait, croyant l’avoir commis, pourvu qu’il parle selon le témoignage de sa conscience.
Objections :
1. il
semble qu’on soit tenu de se confesser immédiatement. Voici en effet ce que dit
Hugues de Saint-Victor : "S’il n’y a pas de nécessité qui motive un délai,
rien n’excuse du mépris". Or chacun est tenu d’éviter le mépris et par
conséquent de se confesser dès qu’il le peut.
2. Nous
sommes tous tenus de faire plus pour nous débarrasser d’une maladie spirituelle
que nous ne ferions pour nous guérir d’une, maladie corporelle. Or ce n’est
jamais sans détriment pour sa santé, qu’un malade tarde à faire venir le médecin.
Il semble donc que ce ne soit pas sans détriment pour son salut, qu’un pécheur
ne confesse pas aussitôt son péché à un prêtre, quand il en a un à sa
disposition.
3. On doit payer de suite les dettes qui n’ont pas de date fixée pour leur, échéance. Or il n’y a pas de date fixée pour la confession que le pécheur doit faire à Dieu. Donc il doit se con fesser immédiatement.
Cependant :
Dans la décrétale précitée, on fixe en même temps une date pour la confession et la réception de la Sainte Eucharistie. Or on ne pèche pas en ne recevant pas la Sainte Eucharistie avant le temps ainsi déterminé par le droit. On ne pèche donc pas non plus en ne se confessant pas avant cette même date.
De plus, quiconque omet ce à quoi il est obligé par le précepte pèche mortellement. Si donc quelqu’un ne se confessait pas, dès qu’il a un prêtre à sa disposition, il pècherait mortellement, s’il était tenu de se confesser immédiatement, et de même le lendemain et ainsi de suite, On commettrait ainsi beaucoup de péchés mortels pour un seul délai de pénitence, ce qui ne paraît pas raisonnable.
Conclusion :
Puisque la résolution de se confesser est attachée à la contrition, on est tenu de prendre cette résolution, quand on est tenu à la contrition à savoir quand les péchés reviennent en mémoire, surtout quand on se trouve en péril de mort ou en quelque circonstance où, sans la rémission du péché précédent, on encourt un nouveau péché. C’est ainsi qu’un prêtre obligé de célébrer la messe est tenu de se confesser, s’il a un prêtre à sa disposition ou du moins de faire un acte de contrition, avec résolution de se confesser dès qu’il aura un confesseur, si pour le moment il n’en a pas.
Quant à la réalisation de cette volonté de se confesser, on peut y être obligé de deux façons. Ou y est obligé premièrement par accident cause d’une autre obligation, quand on est tenu à une action qu’on ne peut faire sans péché à moins de s’être confessé. C’est ainsi qu’on est tenu de se confesser quand on doit recevoir la sainte Eucharistie, personne ne devant se présenter à la communion après un péché mortel, sans s’être confessé, si l’on a un confesseur à sa disposition et s’il n’y a pas urgente nécessité de communier. De là vient l’obligation que l’Eglise a imposée à tous les fidèles de se confesser au moins une fois l’an. Ayant porté cette loi que tous les fidèles se présenteraient, au moins une fois l’an, à la communion, au temps de Pâques, elle oblige tous les fidèles à se confesser avant cette Communion.
On peut encore être obligé de se confesser à raison d’une obligation qui vient de la nature même de la confession. Sous ce rapport il en est de la confession comme du baptême, quant au délai qu’on peut y apporter et pour la même raison, l’un et l’autre sacrement étant de même nécessité. Un catéchumène n’est pas tenu de recevoir le baptême aussitôt qu’il a pris la résolution de se faire baptiser, en sorte qu’il pèche mortellement s’il ne reçoit pas tout de suite le baptême. Il n’y a pas non plus de limite de temps, au delà de laquelle le délai du baptême peut être péché mortel ou non, selon les circonstances, et on doit en juger d’après la cause du délai. Comme le dit Aristote, une volonté ne retarde l’exécution de ce qu’elle veut vraiment, que pour une cause raisonnable. Si donc la cause du délai du baptême implique un péché mortel, comme dans le cas où cette cause serait le mépris du baptême ou quelque motif de ce genre, le délai sera péché mortel, autrement non. Ainsi en va-t-il de la confession qui n’est pas de plus grande nécessité que le baptême.
L’homme étant tenu de poser en cette vie les actes qui sont de nécessité de salut, il sera obligé, d’une obligation qu’on peut dire résultant de la nature même du sacrement, à se confesser, comme à recevoir le baptême, dès qu’il se trouvera en péril de mort. C’est pour cela que saint Jacques prescrit en même temps de se confesser et de recevoir l’Extrême-Onction. Elle paraît donc probable, l’opinion de ceux qui disent qu’on n’est pas tenu à se confesser tout de suite, même s’il y a péril à différer la confession.
D’autres théologiens prétendent au contraire que le pécheur contrit est tenu de se confesser immédiatement, s’il en a la facilité, ainsi que le demande la droite raison. On ne saurait objecter que la décrétale détermine un délai en prescrivant la confession une fois l’an, car l’Eglise n’a pas l’intention de favoriser ainsi le retard de la confession, mais seulement de défendre la négligence d’un retard plus grand. D’où cette décrétale n’excuserait pas de la faute du retard au for intérieur, mais seulement de la peine au for extérieur en sorte que le pécheur ne soit pas privé de la sépulture due aux fidèles, s’il était surpris par la mort avant le temps fixé par la décrétale. Mais cette opinion paraît trop dure. Les préceptes affirmatifs n’obligent pas à leur accomplissement immédiat, mais en certains temps déterminés et non pas du seul fait que nous pouvons les accomplir sans grande gêne. Autrement, quand quelqu’un ne donnerait pas de son superflu, dès qu’il rencontrerait un pauvre, il pècherait mortellement ; ce qui est faux, car il n’y a péché mortel qu’au temps de l’urgente nécessité du pauvre. Il n’y a donc pas nécessairement péché mortel, du seul fait qu’on ne se confesse pas quand on en a la facilité, même si ce n’est pas pour attendre un temps où l’on aura encore plus de facilité, mais seulement quand le temps nous met dans une nécessité urgente de nous confesser. Et ce n’est pas en vertu de l’indulgence de l’Eglise, que nous ne sommes pas tenus à nous confesser immédiatement, mais en conséquence de la nature du précepte de la confession, qui est un précepte affirmatif. C’est pourquoi, avant la loi de l’Eglise, on y était moins tenu. Il y a aussi des théologiens qui disent que les séculiers ne sont pas tenus de se confesser avant le temps du carême qui est pour eux le temps de la pénitence, mais que les religieux sont toujours tenus de se confesser immédiatement, parce que tout le temps est pour eux temps de pénitence. Mais il n’en est rien, car les religieux ne sont pas tenus à d’autres choses que les autres hommes, si ce n’est à celles auxquelles ils se sont obligés par voeu et la confession n’en est pas.
Solutions :
1. Hugues
de Saint-Victor parle ici de ceux qui meurent sans recevoir le sacrement de
pénitence.
2. Il
n’y a pas nécessité de salut pour le corps à faire venir immédiatement le
médecin, si ce n’est quand la nécessité de soigner le mal devient tout à fait
urgente, ainsi en va-t-il de la maladie spirituelle.
3. Retenir le bien d’un autre contre sa volonté est une chose contraire à un précepte négatif qui oblige toujours et à tout instant ; c’est pour cela qu’on est toujours obligé de restituer sans délai. Mais il en va tout autrement d’un précepte affirmatif ; celui-ci oblige toujours, mais non pas à tout instant et par conséquent on n’est pas tenu de l’accomplir tout de suite.
Objections :
1. Il
semble possible qu’un pécheur soit dispensé de confesser ses péchés à un autre
homme. Des préceptes de droit positif, les prélats de l’Eglise peuvent
dispenser. Or le précepte de la confession est de droit positif. Donc il est
possible que quelqu’un soit dispensé de se confesser.
2. De ce qui est d’institution humaine, l’homme peut dispenser. Mais la confession n’a pas été instituée par Dieu, mais par l’homme, au témoignage de cette parole de l’Ecriture : "Confessez l’un à l’autre vos péchés". Or le pape a le pouvoir de dispenser de tout ce qui a été institué par les apôtres, comme on le voit pour la bigamie. Il peut donc dispenser quelqu’un de la confession.
Cependant :
La pénitence, dont la confession est une partie, est un sacrement nécessaire tout comme baptême. Or, personne ne pouvant dispenser du baptême, personne ne pourra non plus dispenser de la confession.
Conclusion :
Les ministres de l’Eglise ne sont institués que dans une Eglise déjà divinement fondée. C’est pourquoi l’opération des ministres présuppose la fondation de l’Eglise, comme l’œuvre de la nature présuppose l’œuvre de la création. Or l’Eglise est fondée sur la foi et les sacrements. Il n’appartient donc pas aux ministres de. l’Eglise de poser de nouveaux articles de foi, d’écarter ceux qui sont déjà promulgués, d’instituer de nouveaux sacrements ou de supprimer ceux qui ont été institués ; tout cela relève du pouvoir d’excellence qui n’est dû qu’au Christ, fondement de l’Eglise. C’est pourquoi, de même que le pape ne peut donner une dispense qui permette au catéchumène de faire son salut sans le baptême, ainsi ne peut-il pas donner dispense de la confession, de telle sorte que le pécheur puisse se sauver sans satisfaire à l’obligation qui résulte de la nature même du sacrement de pénitence. Mais il peut dispenser de la confession, en tant qu’elle nous est imposée par un précepte de l’Eglise et permettre qu’un pénitent diffère sa confession au delà du temps fixé par la loi ecclésiastique.
Solutions :
1. Les
préceptes de droit divin positif n’obligent pas moins que ceux de droit naturel
et, de même qu’on ne peut pas dispenser en matière de droit naturel, on ne le
peut pas non plus en matière de droit divin positif.
2. Le précepte de la confession n’a pas été tout d’abord institué par un homme, bien qu’il ait été promulgué par saint Jacques ; mais il est d’institution divine. On ne lit pas, il est vrai, dans l’Ecriture, une mention expresse de cette institution ; mais elle y est annoncée en figure, dans la confession que faisaient, de leurs péchés, à saint Jean-Baptiste, ceux qui se préparaient par son baptême, à la grâce du Christ, et aussi dans le fait que Notre Seigneur a envoyé les lépreux se montrer aux prêtres qui, bien que n’étant pas prêtres du Nouveau Testament, en figuraient cependant le sacerdoce.
Il nous faut considérer maintenant ce qu’est la confession dans son essence. Trois questions se posent à ce sujet 1. Saint Augustin a-t-il bien défini la confession ? -2. Est-elle un acte de vertu ? -3. Est-elle un acte de la vertu de pénitence ?
Objections :
1. Saint
Augustin ne semble pas donner une bonne définition de la confession quand il
dit : "La confession est la manifestation d’une maladie cachée, motivée
par l’espoir du pardon". La maladie, que doit combattre la confession, est
le péché. Or le péché est quelquefois manif donc on ne doit pas appeler cachée
la maladie dont la confession est le remède.
2. Le
principe de la pénitence est la crainte. Or la confession est partie de la
pénitence. Saint Augustin n’aurait donc pas dû donner comme cause à la
confession, l’espérance, mais bien plutôt la crainte.
3. Ce
qui est, dit sous le secret n’est pas manifesté, mais plutôt scellé. Or le
péché que l’on confesse est dit sous le sceau du secret. Le péché n’est donc
pas manifesté dans la confession, mais plutôt mis sous secret.
4. On trouve d’autres définitions différentes de celle de saint Augustin. Saint Grégoire nous dit que "la confession des péchés est l’acte par lequel on en découvre et ouvre la blessure". . Certains théologiens disent que la confession est
"la déclaration des péchés faite devant un prêtre conformément à la loi". D’autres enfin la définissent ainsi : "La confession est une accusation sacramentelle du pécheur, qui est déjà satisfaction par la confusion qu’elle cause et par la vertu du pouvoir ecclésiastique des clefs, et qui oblige à l’accomplissement de la pénitence imposée". Il semble donc bien que la définition précitée de saint Augustin, ne contenant pas tous les éléments des autres définitions, n’est pas suffisante.
Conclusion :
Dans l’acte de la confession, il y a plusieurs choses à considérer : 1° la substance même de l’acte constitutif de ce genre d’action qui est une certaine manifestation ; 2° l’objet de cette manifestation, à savoir le péché ; 3° la personne à qui elle se fait, le prêtre ; 4° sa cause, l’espoir du pardon ; 5° son effet, l’absolution d’une partie de la peine et l’obligation de payer l’autre partie. Dans la première définition, celle de saint Augustin, on fait mention de la substance de l’acte dans le mot "manifestation", de l’objet de la confession, dans l’expression "maladie cachée", et de sa cause, quand on dit : "dans l’espoir du pardon". Les autres définitions mentionnent quelques-uns des cinq points distingués plus haut, comme il apparaît à quiconque les considère.
Solutions :
1. Bien que le prêtre puisse quelquefois savoir, en tant qu’homme, le péché du pénitent, il ne le sait pas comme vicaire du Christ. C’est ainsi que le juge peut savoir quelquefois, comme homme, ce qu’il ignore comme juge. C’est au vicaire du Christ que se fait la manifestation.
Ou bien il. faut
dire que l’acte extérieur étant manifeste, son principe, l’acte intérieur, reste
cependant secret et qu’en conséquence il faut manifester cet acte intérieur.
2. La
confession présuppose la charité par laquelle on devient vivant, comme il est
dit dans le texte même du livre des Sentences. Mais c’est dans la contrition
qu’est donnée la charité, tandis que la crainte servile, qui est sans espérance,
précède la charité. Or celui qui a la charité est beaucoup plus sensible à
l’espérance qu’à la crainte. Voilà pourquoi on donne comme cause de la
confession, plutôt l’espérance que la crainte.
3. En
toute confession, le péché est découvert au prêtre et mis, pour les autres, sous
le secret de la confession.
4. Il n’est pas nécessaire, dans une définition, de mentionner tout ce qui concourt à l’intégrité de la chose définie. C’est pourquoi l’on trouve certaines définitions ou analyses parlant d’une cause et d’autres en mentionnant une autre.
Objections :
1. Il
semble que la confession ne soit pas un acte de vertu. Tout acte de vertu est
de droit naturel, car "c’est la nature qui nous donne l’aptitude aux
vertus" comme dit le Philosophe. Or la confession n’est pas de droit
naturel. Elle n’est donc pas un acte de vertu.
2. L’acte
de vertu convient plus à l’innocent qu’au pécheur. Or cette confession des
péchés dont nous parlons ne petit pas convenir à l’innocent. Elle n’est donc
pas un acte de vertu.
3. La grâce, qui est dans les sacrements, diffère d’une certaine façon de la grâce qui est dans les vertus et les dons. Or la confession est partie d’un sacrement. Elle n’est donc pas un acte de vertu.
Cependant :
Les préceptes de la loi ont pour objet les actes des vertus. Or la confession est objet de précepte. Donc elle est un acte de vertu.
D’ailleurs, nous ne méritons que par nos actes de vertu. Or la confession est méritoire, "puis qu’elle ouvre le ciel" comme dit le texte du Maître. Il semble donc bien qu’elle soit acte de vertu.
Conclusion :
Pour qu’un acte soit dit acte de vertu, il suffit qu’il implique, en ce qui le constitue, quelqu’élément appartenant à la vertu. Or la confession, bien qu’elle n’ait pas tout ce que requiert la vertu implique, en fonction de son nom, la manifestation de ce que nous gardons dans notre conscience, mettant ainsi d’accord la bouche et le coeur. Car si quelqu’un déclare de bouche ce qu’il n’a point dans le coeur, ce n’est plus une confession, mais une fiction. Or c’est bien à la vertu qu’il appartient de faire que quelqu’un confesse de bouche ce qu’il a dans le coeur, La confession est donc quelque chose de génériquement bon, un acte de vertu qui peut cependant devenir pratiquement mauvais, s’il n’est pas revêtu des autres circonstances que requiert l’acte bon.
Solutions :
1. La
raison naturelle nous incline en général à faire, de la manière qui convient, comme
et quand il le faut, l’aveu de ce que nous devons confesser, et c’est ainsi que
la confession est de droit naturel. Mais la détermination des circonstances, du
quand et du comment, de ce qu’il faut confesser et de la personne à qui l’aveu
doit être fait, tout cela est d’institution de droit divin, dans la confession
dont nous parlons. D’où il apparaît que le droit naturel nous incline à la
confession, moyennant les déterminations du droit divin, quant aux
circonstances. Ainsi en va-t-il de toutes les choses de droit positif.
2. Bien
que l’innocent puisse avoir, à l’état de disposition habituelle, cette vertu
qui a pour objet l’aveu du péché commis, il ne peut pas en avoir l’acte tant
que dure son innocence. Voilà pourquoi cette confession des péchés dont nous
parlons, ne convient pas à l’innocent, bien qu’elle soit acte de vertu.
3. Bien que la grâce des sacrements ne soit pas celle des vertus, ces deux sortes de grâces ne sont pas contraires, mais seulement différentes. Il n’y a donc pas d’inconvénient à ce que le même acte soit acte de vertu, en tant qu’il procède du libre arbitre animé par la grâce, et sacrement ou partie (lu sacrement, en tant qu’il est remède employé contre le péché.
Objections :
1. Il
semble que la confession ne soit pas un acte de la vertu de pénitence, car un
acte relève de la vertu qui en est cause. Or la confession a pour cause
l’espérance du pardon, comme nous le montre la définition qui en a été donnée. Il
semble donc qu’elle soit un acte d’espérance et non pas un acte de pénitence.
2. La
honte relève de la tempérance. Or c’est par la honte que la confession opère
son effet, comme on le voit par la définition donnée plus haut. Elle est donc
un acte de tempérance et non pas de pénitence.
3. L’acte
de pénitence s’appuie surtout sur la divine miséricorde, tandis que la
confession s’appuie sur la divine sagesse, à cause de la sincérité qu’elle
requiert ; elle n’est donc pas un acte de pénitence.
4. C’est
l’article de la foi au jugement qui nous meut à la pénitence, à cause de la
crainte d’où vient la pénitence, tandis que c’est l’article de la foi à la vie
éternelle qui nous fait aller à confesse, à cause de l’espérance du pardon. La
confession n’est donc pas un acte de pénitence.
5. C’est à la vertu de sincérité qu’il appartient de faire que quelqu’un se montre tel qu’il est. Or voilà précisément ce que fait celui qui se confesse. La confession est donc bien un acte de cette vertu qu’on appelle sincérité et non pas de la pénitence.
Cependant :
La pénitence a pour objet la destruction du péché. Or C’est là précisément l’objet de la confession, qui est donc bien un acte de la pénitence.
Conclusion :
En matière de vertu, il faut considérer que dans le cas où, à l’objet d’une vertu, s’ajoute une nouvelle exigence de bien et de difficulté, l’acte requiert une vertu spéciale. C’est ainsi que les grandes dépenses relèvent de la magnificence, tandis que l’ordinaire des dépenses modestes et des dons est gouverné par la libéralité, comme on le voit aux II° et IV° livres des Ethiques. De même la confession du vrai, bien qu’elle appartienne complètement à la vertu de sincérité, commence à relever aussi d’une autre vertu, quand s’y ajoute quelque nouvelle raison de bien. Voilà pourquoi le Philosophe dit que la confession faite devant les tribunaux n’appartient pas à la vertu de justice, mais plutôt à celle de sincérité. De même la confession des bienfaits de Dieu, dans les divines louanges, n’appartient pas à la vertu de sincérité, mais à celle qui règle le culte d’adoration. Ainsi en est-il de la confession des péchés faite pour obtenir leur rémission ; elle a pour principe immédiat la vertu de pénitence et non pas celle de sincérité, comme le disent quelques-uns, mais elle peut être commandée par beaucoup de vertus, en tant que l’acte de la confession peut être employé au service de la fin de ces vertus.
Solutions :
L’espérance
est cause de la confession, non pas comme principe immédiat mais comme cause
impérante.
2. La
honte n’est pas donnée, dans cette définition, comme une cause de la confession,
car, de par son effet naturel, elle est plutôt un obstacle à l’acte de la
confession. Mais elle agit comme cause concomitante pour notre libération de la
peine du péché, en tant que la honte elle-même est déjà une certaine peine. C’est
ainsi que les clefs de l’Eglise sont, elles aussi, causes concomitantes de la
confession, pour ce même effet.
3. C’est
en vertu d’une certaine accommodation, que les trois parties de la pénitence
sont ainsi appropriées aux trois attributs des personnes divines en sorte que
la contrition réponde à la miséricorde et à la bonté, parce qu’elle est douleur
du mal ; la confession, à la sagesse, parce qu’elle est manifestation de la
vérité ; et la satisfaction, à la puissance, à cause du labeur de cette
satisfaction. Et comme la contrition est la première partie de la pénitence
donnant aux autres parties leur efficacité, on juge de l’ensemble du sacrement
comme de la contrition.
4. Comme
la confession procède plus de l’espérance que de la crainte, ainsi qu’on l’a
dit, elle s’appuie beaucoup plus sur l’article de la vie éternelle qui donne à
l’espérance son objet, que sur l’article du jugement, dont la crainte se pré
occupe, bien qu’il faille dire le contraire de la pénitence, à cause de la
contrition.
5. La réponse à la cinquième objection se trouve dans l’exposé de la conclusion.
Au sujet du ministre de la confession dont nous avons maintenant à parler, sept questions se posent : 1° Est-il nécessaire de se confesser à un prêtre ? -2° Est-il permis en certains cas, de se confesser à d’autres qu’à des prêtres ? -3° Est-ce qu’en dehors du cas de nécessité, quelqu’un qui n’est pas prêtre, peut entendre la confession des fautes vénielles ? -4° Est-il nécessaire qu’un homme se confesse à son propre prêtre ? -° Peut-il le faire en vertu d’un privilège ou du mandat d’un supérieur ? -6° Est-ce que le pénitent, au dernier instant de sa vie, peut être absous par n’importe quel prêtre ? -7° Est-ce que la peine temporelle à imposer doit être proportionnée à la faute ?
Objections :
1. Il
semble qu’il ne soit pas nécessaire de se confesser à un prêtre. Nous ne sommes
obligés à la confession qu’à raison de son institution divine Mais, dans le
texte sacré o cette divine institution nous est proposée "Con fessez l’un
à l’autre vos péchés", il n’est fait aucune mention du prêtre. Il n’est
donc pas obligatoire de se confesser au prêtre.
2. La
pénitence est un sacrement aussi nécessaire que le baptême. Or, à cause de
cette nécessité, tout homme peut être ministre du baptême, donc aussi de la
pénitence ; et comme c’est au ministre qu’on doit se confesser, il suffit de se
confesser à n’importe qui.
3. La
confession est nécessaire à cause de la détermination de la mesure de
satisfaction à imposer au pénitent. Or tel homme qui n’est pas prêtre pourrait
p déterminer plus sagement que beaucoup de prêtres la mesure de la satisfaction.
Il n’est donc point nécessaire que la confession se fasse à un prêtre.
4. La confession a été instituée dans l’Eglise, pour que les recteurs des paroisses "connaissent le visage de leurs brebis". Or quelquefois ces recteurs ou prélats ne sont pas prêtres. Lu confession ne doit donc pas se faire toujours à un prêtre.
Cependant :
L’absolution du pénitent à cause de laquelle se fait la confession, n’est donnée que par des prêtres auxquels a été confié le pouvoir des clefs. C’est donc aux prêtres que doit se faire la confession.
D’ailleurs la confession est préfigurée dans la résurrection de Lazare. Or c’est seulement aux disciples que Notre Seigneur a commandé de délier Lazare, comme on le lit en saint Jean, xi. C’est donc aux prêtres qu’il faut se confesser.
Conclusion :
La grâce, qui est donnée dans les sacrements, descend de la tête, dans les membres. Celui-là seul est donc ministre des sacrements qui a pouvoir ministériel sur le vrai corps du Christ. Or cela n’appartient qu’au prêtre qui peut aussi consacrer l’Eucharistie. La grâce étant donc conférée dans le sacrement de pénitence, le prêtre seul en est le ministre, et c’est en conséquence à lui seul, que doit se faire la confession sacramentelle, puisqu’elle doit être faite à un ministre de l’Eglise.
Solutions :
1. La
parole de saint Jacques présuppose l’institution divine. Elle n’a été dite
qu’après que la confession aux prêtres a été divinement instituée, quand le
pouvoir de remettre les péchés leur a été donné en la personne des apôtres, comme
on le voit en saint Jean. Il faut donc entendre d’une confession à faire aux
prêtres, l’avertissement de saint Jacques.
2. Le
baptême est un sacrement plus nécessaire que la pénitence quant à ses deux
parties de la confession et de l’absolution. Quelquefois en effet le baptême ne
peut pas être omis sans péril pour le salut éternel, comme on le voit dans le
cas des enfants qui n’ont pas l’usage de la raison. Il n’en va pas de même de
la confession et de l’absolution qui ne se donnent qu’aux adultes chez lesquels
la contrition avec la résolution de se confesser et le désir de l’absolution
peuvent suffire à libérer de la mort éternelle. Il n’y a donc pas similitude
sur ce point entre le baptême et la confession.
3. On
ne doit pas considérer seulement, dans la satisfaction, la quantité de la peine,
mais encore sa vertu expiatrice en tant qu’elle est partie du sacrement. C’est
à ce dernier titre, qu’elle requiert que dispensateur des sacrements, bien que
la quantité de la peine puisse être déterminée par un autre que par un prêtre.
4. Connaître le visage de la brebis peut être nécessaire pour deux motifs. Cette connaissance peut être d’abord nécessaire pour sa bonne mise en place dans le troupeau du Christ ; c’est à ce titre que la connaissance du visage des brebis relève de la charge et de la sollicitude pastorales et il arrive parfois que cette charge incombe à des clercs qui ne sont pas prêtres. Mais elle est encore nécessaire à celui qui doit donner à la brebis la médecine de salut qui lui convient. C’est à ce titre que la connaissance du visage de la brebis est due au prêtre à qui il appartient de donner le remède du salut, le sacrement d’Eucharistie et les autres sacrements. Cette connaissance est une des fins de la confession.
Objections :
1. Il
semble qu’en aucun cas il ne soit permis de se confesser à d’autres qu’à des
prêtres. La confession, d’après la définition donnée précédemment, est une
accusation sacramentelle. Or la dispensation d’un sacrement n’appartient qu’à
celui qui est ministre du sacrement. En con séquence, le ministre propre du
sacrement de pénitence étant le prêtre, il semble qu’on ne doive jamais se
confesser à aucun autre.
2. En
tout jugement, la confession se fait pour obtenir une sentence. Or, au for
contentieux, la sentence portée par celui qui n’est pas le juge de l’accusé est
nulle et, en conséquence, on ne doit faire d’aveu qu’au juge. Mais, au for de
la conscience, il n’y a pas d’autre juge que le prêtre qui a pouvoir de lier et
de délier. On ne doit donc pas se confesser à d’autres.
3. Le baptême, parce qu’il peut être donne par tout le monde, ne doit pas être renouvelé par un prêtre, s’il a été donné par un laïque, même sans nécessité. Or si quelqu’un se confesse à un laïque en cas de nécessité, il est tenu de renouveler sa confession au prêtre, s’il sort de ce danger. C’est donc que la confession ne doit pas être faite à un laïque.
Cependant :
Le Maître des Sentences dit le contraire : "Il faut chercher un prêtre sage et discret qui puisse juger avec autorité. S’il fait défaut, on doit se confesser son compagnon".
Conclusion :
La pénitence est un sacrement nécessaire comme le baptême. Or le baptême, parce qu’il est sacrement nécessaire, a deux sortes de ministres, un ministre qui a charge officielle de baptiser, à savoir le prêtre et un autre ministre auquel l’administration du baptême est confiée en cas de nécessité. Il en est de même de la pénitence. Le ministre officiel auquel on doit faire la confession est le prêtre. Mais en cas de nécessité, un laïque peut remplacer le prêtre et entendre la confession.
Solutions :
1. Le
sacrement de pénitence n’est pas seulement constitué par ce qui vient du
ministre avec l’absolution et l’imposition de la pénitence mais aussi par ce
qui vient de celui qui reçoit le sacrement, et ces actes du pénitent, comme la
contrition et la confession, sont aussi de l’essence du sacrement. Pour ce qui
est de la satisfaction, elle a son principe dans l’acte du ministre qui
l’impose et s’achève par l’acte du pénitent qui l’accomplit. La plénitude du
sacrement requiert le concours du ministre et du pénitent, quand cela est
possible. Mais quand il y a pressante nécessité, le pénitent doit poser les
actes qui lui appartiennent, c’est-à-dire un acte de contrition et se confesser
à qui il peut. Si ce confesseur ne peut point parfaire le sacrement, en donnant
l’absolution qui est l’acte réservé au prêtre, le souverain prêtre supplée et
cette confession faite à un laïque, à défaut de prêtre, est encore d’une
certaine façon sacramentelle, bien qu’elle ne soit pas un sacrement complet, parce
qu’il lui manque ce qui doit venir du prêtre.
2. Bien
que le laïque ne soit pas juge de celui dont il entend la confession, cependant
par raison de nécessité, il reçoit vraiment pouvoir de juger le pénitent qui se
soumet à lui en lui faisant sa confession, à défaut du prêtre désiré.
3. Par les sacrements, l’homme ne doit pas seulement se réconcilier avec Dieu, mais encore avec l'Eg1ise. Or il ne peut se réconcilier avec l’Eglise que la sanctification de l’Eglise arrive jusqu’à lui. Dans le Baptême, la sanctification de l’Eglise arrive à l’homme par la matière d signe extérieur sanctifiée par "la parole de vie" prononcée selon la formule de l’Eglise quelque soit celui qui donne le baptême. Voilà pourquoi le baptême une fois reçu ne doit pas être renouvelé, quel que soit celui qui l’a donné. Dans la Pénitence, au contraire, la sanctification de l’Eglise ne parvient à l’homme que par le ministre, parce qu’il n’y a pas, dans ce sacrement, de matière corporelle extérieurement employée pour conférer, en vertu de sa consécration, une grâce invisible. En conséquence, celui qui, s’étant confessé à un laïque, en cas de nécessité, a obtenu son pardon de Dieu, parce qu’il a réalisé comme il a pu sa résolution de se confesser selon l’ordre de Dieu, n’est pas encore réconcilié avec l’Eglise, de telle sorte qu’il puisse être admis aux sacrements de l’Eglise, avant d’avoir été absous par un prêtre. Il en est de son cas comme du cas de celui qui, n’étant baptisé que du baptême de désir, n’est pas admis à la sainte communion. Il faut donc qu’il se con fesse de nouveau à un prêtre, quand il en aura la facilité, étant donné surtout que le sacrement n’a pas été parfait, comme on l’a, dit, et qu’il doit l’être, pour qu’on reçoive l’effet plénier du sacrement complet et qu’on accomplisse la loi qui prescrit de recevoir le sacrement de Pénitence.
Objections :
1. Il
semble qu’en dehors du cas de nécessité, on ne puisse pas, sans être prêtre, entendre
la confession des péchés véniels. L’administration du sacrement ne doit être
confiée au laïque qu’en cas de nécessité Or la confession des péchés véniels
n’est pas de nécessité. Un laïque n’a donc jamais charge de l’entendre.
2. L’Extrême onction a pour fin la rémission des péchés véniels, tout comme la Pénitence. Or elle ne peut pas être donnée par un laïque, comme on le voit par la parole de saint Jacques. On ne peut donc pas non plus se confesser à un laïque.
Cependant :
Le texte du Maître cite le témoignage de Bède pour l’opinion contraire.
Conclusion :
Le péché véniel ne nous sépare ni de Dieu, ni de l’Eglise. Nous n’avons donc pas besoin, pour son pardon, de recevoir à nouveau la grâce sanctifiante, ni d’être réconciliés avec l’Eglise, et en conséquence il n’est pas requis que nous confessions à un prêtre nos péchés véniels. Or comme la confession faite à un laïque est elle-même quelque chose de sacramentel, bien qu’elle ne soit pas un sacrement achevé, et comme elle est aussi un acte procédant de la charité, elle est du genre de ces actes qui, de par leur nature, sont moyens de rémission du péché véniel, ainsi qu’il en va de l’acte de se frapper la poitrine, et de l’aspersion de l’eau bénite.
Solutions :
1. La
rémission des péchés véniels n’exige pas la réception d’un sacrement. Les
sacramentaux, l’eau bénite ou autre rite de ce genre y suffisent.
2. L’Extrême onction pas plus qu’aucun autre sacrement n’a comme objet direct et principal la rémission des péchés véniels.
Objections :
1. Il
semble qu’il ne soit pas nécessaire de se confesser à son propre prêtre. Saint
Grégoire, en effet, nous dit : "Par autorité apostolique et par devoir de
piété, nous avons établi qu’aux prêtres moines représentant les apôtres, il
serait permis de prêcher, de baptiser, de donner la communion, de prier pour
les pécheurs, d’imposer la pénitence et d’absoudre les péchés", Or les
moines ne sont les propres prêtres de personne, puisqu’ils n’ont pas charge
d’âme ; et comme c’est pour l’absolution que se fait la confession, il semble
donc qu’elle se fasse à un Prêtre quelconque.
2. Le
prêtre est ministre de la Pénitence, comme de l’Eucharistie. Or, n’importe quel
prêtre pouvant consacrer l’Eucharistie, tout prêtre peut aussi administrer le
sacrement de Pénitence et en conséquence, il n’est pas nécessaire que la
confession se fasse au propre prêtre.
3. Ce
qui nous est imposé de façon déterminée n’est plus laissé à notre choix. Or
c’est à nous qu’est confié le choix d’un confesseur discret, comme on le voit
par ces paroles de saint Augustin : "Que celui qui veut confesser ses
péchés pour trouver la grâce, cherche un prêtre qui sache absoudre et lier".
Il ne semble donc pas nécessaire que l’on se confesse à son propre prêtre.
4. Il y
en a qui n’ont pas de propre prêtre, n’ayant pas de supérieur, tels le Pape et
les prélats. Ils sont cependant tenus de se confesser. C’est donc que l’homme n’est
pas toujours obligé de se confesser, à son propre prêtre.
5. "Ce
qui a été institué pour la charité ne doit pas devenir une arme contre la
charité", nous dit saint Bernard. Or la confession, qui a été instituée
pour la charité serait une arme contre la charité, si l’on était tenu de se confesser
à son propre prêtre, par exemple, dans les cas suivants : si le pénitent sait
que son prêtre'est hérétique, ou qu’il sollicite ses pénitents au péché, ou
qu’il est fragile, incliné lui-même à commettre les péchés qu’on lui accuse, ou
s’il pense que ce confesseur révèlera probablement les péchés confessés, ou si
c’est contre ce confesseur qu’a été commis le péché qu’on doit accuser. Il
semblé donc que l’on ne doive pas toujours se confesser à son propre prêtre.
6. En ce qui est nécessaire au salut, il ne faut pas mettre les hommes à l’étroit, de peur de leur fermer la voie du salut. Or il semble que ce soit une obligation fort étroite de n’avoir qu’un homme auquel on doive nécessairement se con fesser. Pareille obligation pourrait éloigner de la confession beaucoup d’hommes, soit par crainte, soit par honte, soit pour quelqu’autre motif de ce genre, et la confession étant de nécessité de salut, on ne doit pas, semble-t-il, imposer aux fidèles cette étroite obligation de la confession au propre prêtre.
Cependant :
Il y a un décret d’Innocent III prescrivant "que tous les fidèles de l’un et l’autre sexe se confessent une fois par an à leur propre prêtre".
D’ailleurs, le prêtre est, pour sa paroisse, ce que l’évêque est pour son diocèse, Or, d’après les règlements canoniques, il n’est pas permis à un évêque d’exercer son office épiscopal dans le diocèse d’un autre évêque. Il n’est donc pas permis non plus à un prêtre d’entendre la confession du paroissien d’un autre prêtre.
Conclusion :
Dans les autres sacrements, celui qui les demande n’a pas autre chose à faire qu’à recevoir, comme on le voit par le baptême et les sacrements de même genre. L’activité du su n’est requise que pour la perception du fruit du sacrement dans celui qui, en possession de son libre arbitre, doit écarter l’obstacle du mensonge du péché. Dans le sacrement de Pénitence, au contraire, les actes de celui qui s’approche du saint Tribunal appartiennent à la substance même du sacrement. La contrition, la confession, qui sont parties du sacrement de Pénitence, sont des actes du pénitent. Or nos actes ayant leurs principes en nous-mêmes, ne peuvent dépendre d’un autre (et devenir ainsi sacramentels) que si cet autre nous les commande. Il faut donc que celui qui est constitué ministre du sacrement soit qualifié pour pouvoir nous commander. Or celui-là seul peut nous commander qui a sur nous juridiction. Ce sacrement requiert donc, de toute nécessité, que son ministre ait non seulement le pouvoir d’Ordre, mais aussi celui de 1a juridiction. En conséquence, de u que celui qui n’est pas prêtre ne peut pas conférer le sacrement, ainsi celui qui n’a pas juridiction ne le peut-il pas non plus. C’est pour cela que le confesseur doit être le propre prêtre du pénitent, tout, comme il doit être prêtre ; car le prêtre ne donnant l’absolution qu’en nous obligeant à faire quelque chose, celui-là seul peut absoudre dont le commandement peut nous obliger.
Solutions :
1. Saint
Grégoire parle ici des moines qui ont juridiction, en tant que chargés du soin
d’une paroisse et dont quelques-uns disaient qu’étant moines ils ne pouvaient
pas absoudre, ni imposer des pénitences, ce qui est faux.
2. Le
sacrement d’Eucharistie ne requiert pas que son ministre ait pouvoir sur un
autre homme, tandis qu’il en va tout autrement de la pénitence, ainsi qu’on l’a
dit. C’est, pourquoi l’on ne peut conclure de l’un à l’autre. Et cependant il n’est
pas (toujours) permis de recevoir la Sainte Eucharistie d’une autre main que de
celle de son propre prêtre, bien que la communion reçue d’un autre prêtre soit
un vrai sacrement.
3. Le
choix d’un prêtre discret n’est pas abandonné à notre arbitraire, mais il nous
est concédé Iar le supérieur pour le cas où le propre prêtre serait moins apte
à nous présenter le salutaire remède du péché.
4. Parce
que les prélats sont chargés d’administrer les sacrements, ce qu’ils ne doivent
faire qu’en état de pureté, le droit leur a concédé le pouvoir de se choisir
leurs propres prêtres confesseurs qui, sur ce point, deviennent leurs supérieurs.
C’est ainsi qu’un médecin est soigné par un autre médecin, non pas en tant que
médecin, mais comme malade.
5. Dans
ces cas où le pénitent craint que -la confession faite à son propre prêtre ne
le mette lui-même ou le prêtre, en péril, il doit recourir au supérieur et
demander la permission de se con fesser à un autre. S’il ne peut- avoir cette
permission, il faut juger de son cas comme du cas de celui qui n’a pas de
confesseur à sa disposition ; mieux vaut qu’il choisisse un laïque auquel il
fera sa confession. Il n’y a pas, en pareil cas, transgression du précepte de
l’Eglise, car les préceptes du droit positif ne dépassent pas l’intention de
celui qui les fait, intention qui est là fin du précepte, la charité, au
témoignage de S. Paul. Il n’y a pas non plus en cela violation des droits du
prêtre, car -celui-ci mérite de perdre son privilège, quand il abuse du pouvoir
qui lui a été accordé.
6. L’obligation de se confesser à son propre prêtre ne rend pas trop étroite la voie du salut, mais la fait suffisamment large. Cependant ce serait un péché pour le prêtre de ne pas se montrer facile à donner la permission de se con fesser à d’autres. Beaucoup en effet sont si faibles qu’ils mourraient sans confession plutôt que de se Confesser à tel prêtre déterminé. C’est pourquoi ceux qui sont trop préoccupés de connaître, par la confession, les consciences de leurs sujets, tendent "un lacet" de damnation à beaucoup d’âmes et par conséquent à eux-mêmes.
Objections :
1. Il
semble que personne ne puisse se confesser à un autre qu’à son propre prêtre, même
en vertu d’un privilège ou du mandat d’un supérieur. Aucun privilège ne peut
être accordé au préjudice du droit d’un tiers. Or ce serait au préjudice des
droits du propre prêtre, qu’une de ses ouailles se confesserait à un autre prêtre.
Cette liberté ne peut donc être obtenue, ni par privilège, ni par permission ou
mandat d’un supérieur.
2. Ce
qui s’oppose à l’accomplissement d’un ordre divin, ne peut être concédé par
mandat ou privilège d’aucun homme. Or c’est un ordre divin que les recteurs des
églises "apprennent à connaître le visage de leurs brebis" et c’est y
mettre obstacle que de laisser d’autres prêtres entendre les confessions de ces
brebis. Cela ne peut donc être autorisé par privilège au mandat d’aucun homme.
3. Le confesseur est le propre juge de celui dont il entend la confession, autrement il -ne pourrait ni lier, ni délier. Mais il ne peut pas y avoir pour un seul homme plusieurs propres prêtres ou juges, car alors cet homme serait tenu d’obéir à plusieurs supérieurs, ce qui deviendrait impossible, au cas où ceux-ci commanderaient des choses contraires ou qui ne soient pas possibles en même temps. On ne peut donc se confesser à d’autres qu’à son propre prêtre, même en vertu de la permission d’un supérieur.
4 ; C’est faire injure au sacrement ou tout du moins poser un acte inutile, que renouveler le sacrement sur une même matière. Mais celui qui s’est confessé à un autre prêtre doit renouveler sa confession à son propre prêtre, si celui-ci le demande, puisqu’il n’est pas délié du devoir d’obéissance qui l’oblige à cette confession. Il ne peut donc pas être permis de se confesser à un autre qu’à son propre prêtre.
Cependant :
Les fonctions, qui dépendent d’un ordre sacré, peuvent être confiées par celui qui peut les remplir à quiconque a le même degré d’Ordre. Or un supérieur, tel l’évêque, peut entendre la confession de celui qui est paroissien d’un simple curé, puisque parfois il se réserve certains cas, à raison de son autorité supérieure. Il peut donc confier à un autre prêtre le service qu’il exerce par lui-même.
D’ailleurs, ce que peut l’inférieur, le Supérieur le peut aussi. Or le simple prêtre peut donner à son paroissien la permission de se Confesser un autre prêtre, à plus forte raison son supérieur le peut-il.
Enfin, l’autorité que le prêtre a sur le peuple, il la tient de l’évêque, et c’est en vertu de cette autorité, qu’il peut entendre les confessions. La même délégation d’autorité aura la même valeur pour un autre prêtre auquel l’évêque la concédera.
Conclusion :
Un prêtre peut être empêché d’entendre les confessions pour deux raisons : 1° par défaut de juridiction ; 2° à cause d’un empêchement lui interdisant l’exercice de son ordre, comme serait l’excommunication, la dégradation ou quelque peine de ce genre. Mais qui conque a juridiction peut confier à un délégué l’exercice de cette juridiction. En conséquence, si c’est par défaut de juridiction, qu’un prêtre ne peut pas entendre la confession d’un pénitent, il peut recevoir la juridiction dont il a besoin pour confesser et absoudre, de celui qui a juridiction immédiate sur ce pénitent, soit du curé, soit de l’évêque, soit du Pape. Si, au contraire, c’est à cause d’un empêchement à l’exercice de son ordre que le prêtre ne peut pas confesser, ce pouvoir peut lui être rendu par celui qui peut enlever l’empêchement.
Solutions :
1. On
ne porte préjudice à quelqu’un, qu’en lui enlevant ce qui lui a été donné dans
son propre intérêt. Or le pouvoir de juridiction n’est confié à aucun homme en
vue de son propre intérêt, mais pour l’utilité du peuple et l’honneur de Dieu. Si
donc des prélats supérieurs jugent qu’il est bon pour le salut du peuple et
l’honneur de Dieu, de confier à d’autres l’exercice de certains actes de
juridiction, ils ne portent aucun préjudice aux prélats inférieurs, si ce n’est
à ceux "qui cherchent leur propre intérêt et non point celui de
Jésus-Christ" et qui conduisent le troupeau, "non pour le faire
paître, mais pour s’en faire nourrir"
2. Le recteur d’une église doit apprendre à connaître le visage de ses brebis de deux façons. Il doit tout d’abord considérer leur tenue extérieure avec cette sollicitude qui doit le faire veiller au troupeau qui lui est confié ; et pour cette connaissance, il ne doit pas s’en rapporter à ce que lui dit sa brebis, mais chercher à obtenir, autant qu’il le peut, une connaissance certaine du fait extérieur. L’autre connaissance lui arrive par les aveux de la confession ; et, quant à cette connaissance, il ne peut pas obtenir une certitude plus grande que celle que peut lui donner la foi à la parole de son pénitent, puisque c’est la conscience de ce pénitent qu’il s’agit de secourir. En conséquence, au for de la confession, on doit croire au témoignage humain du pénitent, soit qu’il s’excuse, soit qu’il s’accuse, règle qui ne vaut pas au for extérieur. Il suffit donc, pour cette connaissance du for intérieur, que le supérieur croie à son sujet lui disant qu’il s’est confessé à un autre prêtre ayant pouvoir de l’absoudre.
D’où l’on
voit qu’une connaissance de ce genre n’est point empêchée par le privilège con
cédé à un autre prêtre pour l’audition des confessions.
3. Il y
aurait inconvénient à ce qu’un même peuple eût à obéir à deux autorités égales,
mais si les autorités ne sont pas égales, il n’y a plus d’inconvénient. En
vertu de ce principe, le curé, l’évêque et le Pape ont autorité immédiate sur
le même peuple, et chacun d’eux peut déléguer à un autre l’exercice de sa
propre juridiction. Mais si c’est un supérieur de degré plus élevé qui délègue,
il peut le faire de deux façons. Il peut faire du délégué, son vicaire, et
c’est ainsi que le Pape et l’évêque constituent leurs pénitenciers. De tels
vicaires ont plus de pouvoir que les prélats inférieurs ; le pénitencier papal
a plus de pouvoir que l’évêque, le pénitencier épiscopal en a plus que le
prêtre de paroisse, et leur autorité s’impose davantage à leurs pénitents. Autres
sont les délégués donnés comme coadjuteurs au prêtre de paroisse. Le coadjuteur
étant mis au service de celui auquel on l’a donné comme aide, n’a qu’une
autorité secondaire et en conséquence le pénitent n’est pas aussi tenu de lui
obéir qu’au propre prêtre.
4. Personne n’est tenu de confesser des péchés qu’il n’a pas. Si donc on s’est confessé à un pénitencier épiscopal, ou à un autre prêtre délégué aux confessions par l’évêque, les péchés étant remis devant Dieu et devant l’Eglise, on n’est plus tenu de les confesser à son propre prêtre, quelles que soient ses demandes. Cependant à cause de la loi de l’Eglise qui nous demande de nous confesser une fois l’an à notre propre prêtre, celui qui s’est déjà confessé à un autre doit se comporter comme celui qui n’a que des péchés véniels. Il doit, ou confesser simplement des péchés véniels, comme le disent certains théologiens, ou bien déclarer simplement qu’il n’a pas de péché mortel, et le prêtre est tenu de le croire, au for intérieur. Si même il était encore tenu de se confesser, sa première confession n’aurait pas été inutile, car la remise de la peine du péché est d’autant plus complète qu’on répète plus souvent sa confession à différents prêtres, soit à cause de la honte de l’aveu qui est comptée comme peine satisfactoire, soit à raison de la vertu des clefs dans l’absolution. D’où il pourrait arriver qu’un pénitent répétât assez souvent sa confession pour être délivré de toute peille. Cette répétition ne fait pas injure au sacrement, quand il ne s’agit pas d’un sacrement imprimant. un caractère, ou consacrant une chose matérielle, ce qu’on n’a pas dans la pénitence. Il est donc bon que celui qui entend une confession par délégation de l’autorité épiscopale, invite son pénitent à se confesser au propre prêtre, mais en cas de refus, il doit tout de même l’absoudre.
Objections :
1. Il
ne semble pas que tout prêtre puisse absoudre un pénitent à l’article de la
mort. Pour donner l’absolution, il faut une juridiction ; or le prêtre
n’acquiert pas juridiction sur le pénitent, du fait que celui-ci est à l’agonie
; il ne peut donc pas l’absoudre.
2. Celui
qui reçoit le baptême d’un autre que de son propre prêtre, à l’article de la
mort, n’a pas à se faire rebaptiser par son curé. Si donc tout prêtre pouvait
absoudre à l’article de la mort de n’importe quel péché, le pénitent ne devrait
pas, en cas de guérison, se confesser de nouveau à son propre prêtre ; ce qui
est faux, car alors ce prêtre n’aurait pas la connaissance du visage de sa
brebis.
3. A l’article de la mort, le laïque a la permission de baptiser tout comme le prêtre étranger. Mais le laïque ne peut jamais absoudre ; le prêtre ne le peut donc pas non plus pour celui qui n’est pas son sujet.
Cependant :
La nécessité spirituelle est plus exigeante que celle du corps. Or, en cas d’extrême nécessité, on peut subvenir aux besoins de son corps en se servant du bien des autres, même contre la volonté des légitimes propriétaires. On peut donc aussi, à l’article de la mort, pour subvenir à une nécessité spirituelle, donner l’absolution, sans être le propre prêtre du pénitent. C’est d’ailleurs ce que demandent les témoignages cités par le Maître des Sentences.
Conclusion :
Tout prêtre, pour ce qui est du pouvoir des clefs, a puissance sur tous les fidèles et quant à tous les péchés sans distinction. S’il ne peut pas absoudre de tous les péchés, c’est parce que, de par une loi de l’Eglise, il n’a qu’une juridiction limitée ou n’en a pas du tout. Mais comme la nécessité n’a pas de loi, si le cas de nécessité se présente, la loi de l’Eglise n’empêche plus que le prêtre absolve même sacramentellement, dès lors qu’il a la puissance des clefs, et cette absolution du prêtre étranger vaut autant que celle du propre prêtre. Et non seulement tout prêtre peut alors absoudre du péché, mais il peut absoudre aussi de l’excommunication, quel que soit celui qui l’a portée, car cette absolution relève aussi de la juridiction dont la limite vient d’une loi ecclésiastique.
Solutions :
1. On
peut se servir de la juridiction d’un autre ; avec son consentement, puisqu’il
peut en déléguer l’exercice. En conséquence, du fait que l’Eglise accepte que
tout prêtre puisse absoudre à l’article de la mort, on a, pour ce cas, l’usage
de la juridiction, bien qu’on n’ait pas la juridiction elle-même.
2. Ce
pénitent n’a pas à recourir à son propre prêtre pour se faire absoudre à
nouveau des péchés dont il a reçu l’absolution à l’article de la mort, mais
seulement pour lui faire connaître qu’il est absous. De même, une fois absous
de l’excommunication, il n’a pas à demander une seconde fois l’absolution au
juge qui avait pouvoir de l’absoudre, mais à lui offrir satisfaction.
3. C’est de la sanctification de sa matière, que le baptême reçoit son efficacité ; voilà pourquoi on reçoit le sacrement, quel que soit celui qui le confère. Mais c’est la consécration du ministre qui donne au sacrement de pénitence sa vertu. De là vient que celui qui se confesse à un laïque, bien qu’il fasse de son côté tout ce qu’il peut pour la confession sacramentelle, n’obtient cependant pas l’absolution sacramentelle. Cette confession lui vaut donc une diminution de peine, de par le mérite et la peine de la confession, mais il n’obtient pas cette diminution de peine qui vient de la vertu 1es clefs ; en conséquence il doit de nouveau se confesser à un prêtre, et celui qui meurt, s’étant confessé à un laïque, recevra, après cette vie, une peine plus grande que s’il s’était confessé à un prêtre.
Objections :
1. Il
semble que la peine temporelle, dont la dette demeure après la pénitence, ne
doive pas être mesurée d’après la gravité de la faute. Elle se mesure en effet
au degré de plaisir qu’on a pris au péché, comme on le voit par l’Apocalypse "Donnez-lui
autant de tourments et de larmes qu’il s’est donné de gloire et de jouissances".
Or il arrive quelquefois qu’il y a faute moins grave où il y a plus grande
jouissance, car, nous dit saint Grégoire, "les péchés de la chair ont plus
de jouissances que ceux de l’esprit et moins de culpabilité". La peine n’est
donc pas mesurée au degré de la faute.
2. L’obligation
d’expier qu’entraîne le péché mortel est la même dans la loi nouvelle que dans
l’ancienne loi. Or, dans l’ancienne loi, on devait une pénitence de sept jours
pour le péché, c’est-à-dire qu’on était tenu pour impur pendant sept jours, pour
un seul péché mortel. Si donc sous la loi du nouveau Testament, on impose une
pénitence de sept ans pour un seul péché mortel, c’est que la gravité de la
peine n’est pas, semble-t-il, mesurée à la gravité de la faute.
3. Le
péché d’homicide chez un laïque est plus grand que le péché de fornication dans
un prêtre, car la qualification mauvaise que l’acte reçoit de l’espèce du péché
pèse plus lourdement que celle qui lui vient de la condition personnelle du
pécheur. Or, d’après les canons, on impose sept ans de pénitence à un laïque
pour l’homicide et dix ans à un prêtre pour la fornication. C’est donc que la
peine n’est pas mesurée à la gravité de la faute.
4. Très grand péché est celui que l’on commet contre le corps du Christ car le péché est d’autant plus grave que plus grand est celui contre lequel on pèche. Or pour avoir répandu le sang du Christ contenu dans le sacrement de l’autel, on n’a qu’une pénitence de quarante jours ou un peu plus, tandis que pour une simple fornication, les canons imposent une pénitence de sept ans. La gravité de la peine ne répond donc pas à la gravité de la faute.
Cependant :
On lit dans Isaïe : "En exacte mesure quand elle aura été humiliée, je la jugerai". La gravité de la sentence et de la punition du péché répond donc à la gravité de la faute.
D’ailleurs, c’est par la peine infligée, que l’on est ramené à l’égalité exigée par la justice. Or il n’en serait pas ainsi, si la gravité de la faute et celle de la peine n’étaient pas en correspondance.
Conclusion :
La peine, après le pardon de la faute, est exigée pour deux motifs, pour l’acquit de la dette du péché et comme remède. On peut donc, dans la fixation de la peine, considérer ces deux points de vue. A considérer d’abord la dette de peine, il faut dire que la gravité de la peine correspond en principe à la gravité de la faute, avant que celle-ci ne soit atteinte par le bienfait de la rémission. Mais selon qu’est plus ou moins grande la mesure de rémission apportée par le premier des actes qui sont, de par leur nature, ordonnés à la remise de la peine, il en reste moins à expier par les autres. Plus la contrition a remis de peine, moins il en reste à remettre par la confession.
En second lieu, il faut considérer la peine en tant qu’elle est remède pour celui qui a péché ou pour les autres. De ce chef, on peut imposer quelquefois une pénitence plus grave pour un moindre péché, soit parce qu’il est plus difficile de résister à la mauvaise inclination de tel pécheur que de tel autre, et c’est ainsi que pour la fornication, on impose à un jeune homme une peine plus grave qu’à un vieillard, bien qu’il soit moins coupable ; soit parce que le péché est plus dangereux, comme c’est le cas pour le prêtre ; soit parce que la multitude est très inclinée à ce péché et que la peine imposée à celui qui l’a commis en détournera les autres.
Il faut donc tenir compte de l’un et l’autre point de vue, quand on doit fixer la peine au tribunal de la -pénitence et par conséquent ne pas toujours imposer une peine plus grave pour un péché plus grave. Il n’y a d’ailleurs que la peine du purgatoire qui soit exclusivement expiatrice, puisqu’il n’y a plus de possibilité de pécher à l’avenir ; et c’est pourquoi Cette peine ne sera mesurée qu’à la gravité du péché, en tenant compte cependant de la mesure d’expiation déjà donnée par la contrition, la confession et l’absolution ; car en tous ces actes, il y a déjà une certaine rémission de la peine, ce dont le prêtre doit tenir compte dans l’imposition de la pénitence.
Solutions :
1. En
ces paroles de l’Apocalypse, il est question de deux éléments du côté de la
faute, de glorification et de délices ou jouissance. Le premier relève de cette
exaltation du moi qui fait que le pécheur résiste à Dieu. Le second appartient
à la mauvaise jouissance qu’apporte le péché. Or, bien que la jouissance puisse
être moindre dans une faute plus grave, l’exaltation du moi y est toujours plus
grande. La- raison donnée dans l’objection est donc sans valeur concluante.
2. Cette pénitence de sept jours n’était pas une expiation de la peine due au péché, et le pécheur qui serait mort après ces sept jours aurait encore été puni au Purgatoire, mais c’était une expiation de l’irrégularité, comme tous les Sacrifices légaux pouvaient la donner. Néanmoins il reste vrai que, toutes choses égales d’ailleurs, le péché de l’homme est plus grave dans la loi Nouvelle que dans l’Ancienne, à cause de la sanctification plus grande reçue au baptême et des bienfaits meilleurs offerts par Dieu au genre humain. Nous en avons le clair témoignage dans ces paroles de l’Epître aux Hébreux : "Combien plus graves, pensez- vous, seront les supplices mérités par celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu et en sera venu à profaner le sang du Testament dans lequel il a été sanctifié ?"
Il n’est
d’ailleurs pas vrai qu’il soit de règle universelle d’exiger une pénitence de
sept ans pour n’importe quel péché mortel ; c’est là une sorte de règle commune
convenant à la plupart des cas, mais qu’on ne doit pas toujours appliquer, si
l’on considère la diversité des péchés et celle des circonstances dans
lesquelles se trouve le pénitent.
3. Les
péchés de l’évêque et du prêtre sont plus dangereux pour eux et pour les autres.
C’est pourquoi les saints canons ont plus souci de retirer du péché le prêtre
que les autres, et infligent une peine plus grande en tant qu’elle est remède
au péché, bien que parfois elle n’en mérite pas tant, au point de vue de la
dette de peine, et que Dieu n’en exige pas autant en Purgatoire.
4. Il faut entendre cette peine, de l’expiation d’un accident involontaire. Si en effet le pénitent avait volontairement répandu le sang du Christ il eut encouru une peine beaucoup plus grave.
Après avoir parlé du ministre du sacrement de pénitence, nous avons à traiter des qualités de la confession. Quatre questions se posent 1. La confession peut-elle être informe ? -2. Doit-elle être intégrale ? -3. Peut-elle être faite par intermédiaire ou par écrit ? -4. Doit-elle vraiment avoir toutes les qualités demandées par les Maîtres ?
Objections :
1. Il
semble que la confession ne puisse pas être informe. L’Ecclésiastique nous dit
en effet : "Pour un mort, qui est comme n’existant pas, plus de confession
possible". Or celui qui n’a pas la charité est un mort, puisque la charité
est elle-même la vie de l’âme. Sans la charité, il ne peut donc point y avoir
de confession.
2. La
confession est partie de la pénitence, au même titre que la contrition et la-satisfaction.
Or il ne peut jamais y avoir de contrition et de satisfaction en dehors de la
charité et donc non plus de confession.
3. Dans la confession, le coeur doit être d’accord avec la bouche, comme le demande le nom même de confession. Or celui qui reste actuellement attaché au péché n’a point le coeur d’accord avec la bouche, puisqu’il retient en son coeur le péché que sa bouche condamne. Il n’y a plus là de vraie confession.
Cependant :
Chacun est tenu à la confession des péchés mortels. Or si quelqu’un s’est confessé, étant en état de péché mortel, il n’est plus tenu de confesser à nouveau les mêmes péchés ; autrement nul ne saurait jamais s’il s’est vraiment confessé, puisque nous ne savons jamais si nous sommes en charité. Il n’est donc pas nécessaire à la confession, qu’elle soit vivifiée par la charité.
Conclusion :
La confession est à la fois acte de vertu et partie du sacrement de pénitence. Comme acte de vertu, elle est acte méritoire au sens propre du mot, et, sous ce rapport, la confession n’a pas sa valeur sans la charité, qui est le principe du mérite. Mais en tant que partie du sacrement, elle présente le pénitent au prêtre qui a le pouvoir des clefs de l’Eglise et qui, par la confession, prend connaissance de la conscience du pénitent ; et cet acte sacramentel de la confession peut être posé même par celui qui n’a pas la contrition, puisqu’il peut découvrir ses péchés au prêtre et se soumettre aux clefs de l’Eglise. Bien qu’en pareil cas, il ne reçoive pas le fruit de l’absolution, il pourra commencer de le recevoir, dès que cessera l’obstacle de ses mauvaises dispositions, comme il en arrive des autres sacrements.
Par conséquent, celui qui se présente au saint Tribunal en mauvaises dispositions, n’est pas tenu, dans la suite, de renouveler sa confession, mais seulement de confesser ses mauvaises dispositions.
Solutions :
1. Ce
témoignage de l’Ecclésiastique doit s’entendre du fruit à retirer de la
confession, fruit que personne ne peut recevoir, sans avoir la charité.
2. La
contrition et la satisfaction s’adressent à Dieu, la confession à l’homme ;
voilà pourquoi l’union à Dieu par la charité est essentielle pour la contrition
et la satisfaction, mais non pas à la confession.
3. Celui qui raconte les péchés qu’il a sur la conscience dit la vérité ; et, à ce titre, il y a bien accord entre le coeur et la voix ou les paroles quant à la substance de la confession, quoiqu’il y ait désaccord au sujet du bien final de la confession que le coeur n’accepte pas.
Objections :
1. Il
semble que la confession ne doive pas être obligatoirement intégrale, en ce
sens qu’il faille confesser tous ses péchés à un seul prêtre. C’est la honte de
l’aveu qui vaut pour la diminution de la peine du péché. Mais plus sont
nombreux les prêtres auxquels on se confesse, plus on éprouve de confusion. Plus
fructueuse est donc la confession, si l’on partage entre plusieurs prêtres
l’aveu de ses fautes.
2. La
confession est nécessaire dans la pénitence pour que le jugement du prêtre
détermine la peine satisfactoire du péché. Mais la peine imposée par des
prêtres différents pour les différents péchés qu’on leur a confessés, peut être
suffisante. Il n’est donc pas obligatoire de con fesser tous ses péchés à un
seul prêtre.
3. Il
peut arriver qu’après la confession faite et la satisfaction accomplie, l’on se
rappelle quelque péché mortel qu’on a oublié au moment de la confession, et
qu’on ne puisse plus avoir à sa dis position le propre prêtre auquel on s’était
d’abord confessé. On pourra donc bien confesser séparément ce péché à un autre
prêtre et ainsi partager la confession des péchés entre plusieurs prêtres.
4. La confession des péchés ne doit se faire aux prêtres qu’en vue de l’absolution. Mais quelquefois le prêtre qui entend la confession ne peut absoudre que de certains péchés et pas de tous. Il n’est donc pas obligatoire, au moins en pareil cas, de faire une, confession intégrale.
Cependant :
L’hypocrisie est un obstacle à la pénitence, mais c’est l’hypocrisie qui fait partager la confession entre plusieurs prêtres, comme dit saint Augustin. La confession. doit donc être intégrale. D’ailleurs la confession est une partie de la pénitence ; or la pénitence doit être intégrale et donc aussi la confession.
Conclusion :
Pour les soins médicaux du corps, le médecin ne doit pas seulement connaître la maladie contre laquelle il doit donner des remèdes, mais toutes les particularités du tempérament du malade, car une maladie s’aggrave du fait qu’une autre y est jointe et tel remède qui convient à l’une peut aggraver l’autre. Il en va de même des péchés ; un péché devient plus grave quand un autre s’y joint et tel remède, qui convient à tel péché, peut donner aliment à un autre, quand l’âme est infectée de vices contraires, comme l’enseigne saint Grégoire dans son Pastoral. Il est donc de toute nécessité pour la confession que l’on confesse tous les péchés dont on se souvient ; sinon ce n’est plus une confession, mais un simulacre de confession.
Solutions :
1. Bien
que la honte soit davantage renouvelée quand on partage la confession de ses
péchés entre divers confesseurs, cependant toutes ces confusions réunies
n’égalent pas la confusion unique qu’aurait donnée la confession simultanée de
tous les péchés au même confesseur. Un péché pris à part ne montre pas autant
la mauvaise disposition du pécheur, que s’il est considéré joint à plusieurs
autres. On peut tomber en effet par ignorance ou par faiblesse dans un péché
isolé ; mais le grand nombre des péchés manifeste ou la malice du pécheur ou sa
grande corruption.
2. En
pareil cas, la peine imposée par les différents confesseurs ne serait pas
suffisante, car chaque confesseur considérant séparément le péché qu’on lui
avoue ne verrait pas l’aggravation que ce péché reçoit de celui auquel il est
joint ; et parfois la pénitence donnée pour un péché pourrait servir d’excitant
à un autre. D’ailleurs le confesseur tient la place de Dieu et la confession
qu’on lui fait doit avoir les qualités de la contrition qu’on présente à Dieu. En
conséquence, de même qu’il n’y aurait pas de vraie contrition, si l’on ne se
repentait pas de tous les péchés dont on se souvient, ainsi n’y aurait-il pas
de vraie confession, si l’on ne se confessait pas de tout ce qui nous revient
en mémoire.
3. Certains
prétendent que celui qui se souvient d’un péché oublié dans une confession
précédente doit répéter intégralement sa confession, surtout s’il ne peut plus
s’adresser au même confesseur auquel il a dit tous ses autres péchés, en sorte
qu’un seul et même prêtre connaisse toute l’étendue de sa culpabilité. Mais
cela ne paraît pas nécessaire. Le péché tient sa gravité tout à la fois de sa
propre nature et de l’adjonction d’autres péchés ; la gravité que les péchés
déjà confessés ont par eux-mêmes a déjà été manifestée. Pour que le prêtre
estime l’une et l’autre gravité du péché oublié dans la confession précédente, il
suffit que le pénitent confesse explicitement ce péché et déclare les autres en
général en disant simplement qu’il a oublié ce péché, alors qu’il en confessait
beaucoup d’autres.
4. Même si le confesseur ne peut pas absoudre de tous les péchés, le pénitent reste cependant tenu de les confesser tous, afin que le prêtre apprécie la gravité de toute la culpabilité et qu’après avoir donné l’absolution des péchés qu’il peut absoudre, il renvoie le pénitent au supérieur.
Objections :
1. Il
semble qu’il soit possible de se confesser par intermédiaire ou par écrit. La
nécessité de la confession a pour raison la manifestation de la conscience du
pénitent au prêtre. Mais on peut, par intermédiaire ou par écrit, manifester sa
conscience au prêtre, et par conséquent faire de cette manière une confession suffisante.
2. Il
en est qui ne sont pas compris de leurs propres prêtres à cause de la diversité
des langues et ces gens ne peuvent se confesser que par intermédiaire. Il n’est
donc pas nécessaire au sacrement qu’on parle soi-même pour se confesser et il semble
que si l’on s’est confessé par un intermédiaire, quel qu’il soit, cela suffit
au salut.
3. Le sacrement exige qu’on se confesse à son propre prêtre. Mais le propre prêtre est parfois absent et le pénitent, qui ne peut lui parler personnellement, peut lui manifester sa conscience par écrit. Il semble donc qu’il doive alors lui envoyer sa confession par écrit.
Cependant :
La confession des péchés doit se faire comme la confession de foi ; or la confession de foi doit se faire oralement, comme on le voit par l’épître aux Romains, X ; et donc aussi la confession des péchés. D’ailleurs, au péché personnel il faut une pénitence personnelle. Mais la confession est une partie de la pénitence. Le pécheur doit donc la faire de sa propre bouche.
Conclusion :
La confession n’est pas seulement un acte de vertu, elle est aussi partie du sacrement ; à l’acte de vertu, tout mode de confession suffirait, même le moins difficile. Mais le sacrement a son acte déterminé, comme les autres sacrements ont leur matière déterminée ; et de même que dans le baptême, la matière employée pour signifier l’ablution intérieure est celle qui est le plus habituellement employée aux ablutions extérieures ; ainsi pour la manifestation de conscience qui fait partie de l’acte du sacrement de pénitence, doit-on prendre ordinairement notre mode le plus usuel de manifestation de pensée, la parole personnelle. Les autres manières ne viennent qu’en supplément de celle-ci.
Solutions :
1. De
même que dans le baptême il ne suffit pas d’une ablution quelconque, mais il
faut que cette ablution soit faite avec une matière déterminée, ainsi dans la
pénitence ne suffit-il pas de manifester ses péchés d’une façon quel conque, mais
cette manifestation a son acte déterminé.
2. Pour
celui qui ne peut parler, la confession par écrit, par signe et par interprète
est suffisante, parce qu’on n’exige pas de l’homme plus qu’il ne peut. Si l’on
ne peut et l’on ne doit être baptisé que dans l’eau, c’est que l’eau est une
matière qui nous est extérieure et nous est administrée par un autre. L’acte de
la confession au contraire nous est intérieur et vient de nous. Voilà pourquoi,
ne pouvant pas nous confesser de la manière indiquée, nous devons le faire
comme nous pouvons.
3. En l’absence du propre prêtre, la confession peut se faire même à un laïque ; elle n’a donc pas à être faite par écrit ; car l’acte même de la confession est plus exigé que la qualité de la personne à laquelle se fait la confession.
Objections :
1. Il semble que ne soient pas requises les seize conditions assignées à la confession par les docteurs et énumérées dans les vers suivants :
"Que
la confession soit simple, humble, pure et sincère,
Fréquente,
nette, discrète, faite de bon coeur et avec confusion,
Intégrale,
secrète, dite avec larmes et non retardée,
Courageuse,
accusatrice et en disposition d’obéissance"
En effet, la
sincérité, la simplicité, la force sont par elles-mêmes des vertus et ne doivent
donc pas être présentées comme de simples conditions de la confession.
2. La
pureté exclut le mélange et pareillement la simplicité exclut le mélange et la
composition. L’une des deux conditions est donc superflue.
3. On
n’est tenu de confesser qu’une fois le péché commis une seule fois. Si donc
l’homme ne réitère pas son péché, sa pénitence n’a pas à être fréquente.
4. La
confession se fait en vue de la satisfaction ; mais la satisfaction est
quelquefois publique. La confession ne doit donc pas être secrète.
5. On n’exige pas de nous ce qui n’est pas en notre pouvoir. Or les larmes ne sont pas en notre pouvoir. Elles ne sont donc pas requises du pénitent.
Conclusion :
Des conditions énumérées, quelques-unes sont de nécessité pour la confession et d’autres seulement de perfection. Celles qui sont de nécessité lui appartiennent, ou bien en tant qu’elle est acte de vertu, ou en tant qu’elle est partie du sacrement.
Au premier titre, elles sont exigées, ou par la raison de vertu en général, ou par celle de la vertu spéciale de pénitence, ou par la constitution même de l’acte, de la confession. La vertu en général ainsi que le dit Aristote requiert quatre conditions. La première est qu’on sache ce qu’on fait et, à ce titre, on dit que la confession doit être discrète, puisque la prudence est requise en tout acte de vertu. Cette discrétion nous fait insister davantage sur les fautes plus graves. La seconde condition est que la confession soit faite par libre élection, car les actes de vertu doivent se faire volontiers ; c’est à ce titre qu’on demande que la confession se fasse de bon coeur. La troisième condition demande que la fin de l’acte soit bonne, et c’est ainsi que la confession doit être pure, faite avec une intention droite. La quatrième condition est que la volonté vertueuse ne se laisse pas détourner de son acte et, sous ce rapport, la confession doit être courageuse, afin que par honte elle ne trahisse pas la vérité. Mais la confession est un spécial de la vertu de pénitence qui prend son origine dans la turpitude du péché ; c’est pourquoi on doit la faire avec confusion et non pas en se vantant de ses péchés avec un sentiment mêlé de crainte mondaine. Deuxièmement elle doit nous conduire à la douleur du péché commis et c’est ainsi qu’elle doit être accompagnée de larmes. Troisièmement, elle doit aboutir à ce que le pénitent se méprise lui-même et c’est ainsi qu’elle doit être humble, le pénitent confessant qu’il est misérable et faible.
Enfin la nature même de l’acte de la confession exige qu’elle soit une manifestation. Or cette manifestation peut être empêchée de quatre façons 1° par le mensonge et c’est pourquoi l’on dit que la confession doit être sincère, c’est-à-dire vraie ; 2° par l’obscurité des paroles, obscurité qu’exclut une confession nette, ne s’embarrassant point dans l’obscurité des mots ; 3° par la multiplication des paroles, et c’est ainsi que la confession doit être simple, ne dire que ce qui intéresse la gravité des péchés ; par la réticence qui retranche quelque chose de ce qu’on doit manifester et c’est par opposition à ce défaut que la confession est dite intégrale.
Pour ce qui est de la confession en tant qu’elle est partie du sacrement, elle doit tenir compte du jugement du prêtre qui est ministre du sacrement et, à ce titre, elle doit être accusatrice de la part du pénitent, faite en disposition d’obéissance au confesseur, et secrète, étant donné la condition particulière de ce tribunal particulier où s’agitent les secrets de la conscience.
C’est seulement affaire de perfection que la confession soit fréquente et non retardée, c’est-à-dire suivant, sans délai, la faute.
Solutions :
1. Il
n’y a pas d’opposition à ce que la condition d’une vertu se retrouve dans
l’acte d’une autre vertu, soit parce que celle-ci est commandée par la première,
soit parce que le juste milieu qui fait l’objet principal d’une vertu, peut se
retrouver en participation dans les autres vertus.
2. La pureté
de la confession en exclut la perversité d’intention dont l’homme est purifié ;
la simplicité en écarte ce qui est étranger à l’accusation des péchés.
3. La
fréquence n’est pas de nécessité, mais de perfection.
4. C’est
à cause du scandale de ceux qui pourraient être portés au mal par l’audition
des péchés, que la confession ne doit pas se faire en public, mais en secret. Quant
à la pénitence de la satisfaction, elle n’a pas le même caractère de scandale, car
des œuvres satisfactoires similaires se font pour des fautes légères ou même en
dehors de toute faute.
5. Il s’agit ici des larmes du coeur.
Nous avons maintenant à traiter de l’effet de la confession. A ce sujet, cinq questions se posent : -1. La confession nous délivre-t-elle de la mort du péché ? -2. Nous délivre-t-elle, d’une certaine façon, de la peine du péché ? -3. Nous ouvre-t-elle le paradis ? -4. Nous donne-t-elle l’espérance du salut ? -5. La confession générale efface-t-elle les péchés mortels oubliés ?
Objections :
1. La
confession ne semble pas nous libérer de la mort du péché. Elle suit la contrition.
Or la contrition suffit à effacer la faute. C’est donc que la confession ne
nous libère pas de la mort du péché.
2. Tout comme le péché mortel, le péché véniel aussi est une faute. Or par la confession, ce qui était mortel devient véniel, comme nous le dit le Maître des Sentences. La confession ne remet donc pas la faute, mais change la culpabilité en une autre culpabilité.
Cependant :
La confession est partie du sacrement de pénitence. Or le sacrement de pénitence nous libère de la faute ; donc aussi la confession.
Conclusion :
C’est dans la confession, que la pénitence, en tant que sacrement, trouve son principal achèvement, parce que c’est par elle que l’homme se soumet aux ministres de l’Eglise, dispensateurs des sacrements. La contrition inclut le désir de la confession et la satisfaction est déterminée par le jugement du prêtre auquel se fait la confession. Enfin la grâce par laquelle se fait la rémission des péchés étant donnée dans le sacrement de pénitence, tout comme dans le baptême, la confession, par la vertu de l’absolution qui s’y joint, remet la faute, comme le baptême.
Le baptême nous délivre de la mort du péché, non seulement en tant qu’il est reçu de fait, mais encore en tant qu’on en a le désir, comme on le voit chez ceux qui arrivent au baptême déjà sanctifiés, alors qu’un catéchumène se présentant au baptême sans mettre d’obstacle à la grâce, recevrait de la collation même du sacrement, la grâce qui lui remettrait ses péchés, s’ils n’avaient pas été remis auparavant. Il faut en dire autant de la confession jointe à l’absolution. En tant que son désir était déjà dans le pénitent, elle l’a délivré de la faute, puis la grâce est augmentée dans l’acte même de la confession et de l’absolution. Les péchés seraient aussi remis si le pénitent, sans mettre obstacle à la grâce, n’avait pas eu jusque-là une douleur suffisante de ses péchés. C’est pourquoi, de même qu’on dit du baptême, qu’il nous délivre de la mort, ainsi doit-on en dire autant de la confession.
Solutions :
1. Le
désir de la confession est inclus dans la contrition et par conséquent il
délivre les pénitents de leur culpabilité de la même façon que le désir du
baptême le fait pour ceux qui doivent être baptisés.
2. Le mot véniel ne représente pas ici une culpabilité, mais une dette de peine facile à expier. D’où l’on ne peut pas conclure à un changement de culpabilité en culpabilité ; la culpabilité a complètement disparu. Un péché peut être véniel de trois façons 1° par son genre moral, telle la parole oiseuse ; 2° à raison de sa cause, c’est-à-dire parce qu’il a en lui une cause de pardon, comme le péché de faiblesse ; 3° à raison d’un fait qui lui est extérieur, comme c’est le cas ici, puisque c’est par la confession qu’il arrive qu’un homme obtienne le pardon d’une faute passée.
Objections :
1. Il
semble que la confession ne nous libère en aucune façon de la peine due au
péché Cette peine ne peut être qu’éternelle ou temporelle. Or la peine
éternelle est remise par la contrition, la temporelle par la satisfaction. La
confession ne remet donc rien, en fait de peine.
2. La volonté est réputée pour le fait, comme le dit le Maître des Sentences. Mais celui qui a la contrition, a pris la résolution de se confesser. Cette volonté lui a donc valu autant que s’il s’était confessé, en sorte que sa confession postérieure ne lui vaut plus aucune remise de peine.
Cependant :
Il est pénible de se confesser. Or la peine due au péché est expiée par toutes les œuvres qui sont pénibles, donc par la confession.
Conclusion :
C’est à double titre, que la confession, jointe à l’absolution, a la vertu de nous libérer de la peine.
Premièrement, elle nous libère en vertu même de l’absolution et, à ce titre, du seul fait qu’elle est désirée, elle nous délivre de la peine éternelle, comme aussi de la faute. Libéré de cette peine qui est vindicative et supprime toute vie de grâce, l’homme reste encore débiteur d’une peine temporelle médicinale, destinée à le purifier et à le faire progresser. Cette peine, qui doit être soufferte en purgatoire par ceux-là même qui ont été libérés de la peine de l’enfer, n’est point solvable en cette vie par les seules forces du pénitent. Mais, par la vertu des clefs, elle est diminuée de telle sorte qu’elle devient proportionnée aux forces du pénitent qui peut dès lors se purifier en cette vie par la satisfaction.
Deuxièmement, la confession diminue la dette de peine en vertu même de la nature de son acte auquel est jointe la peine de la honte et de là vient que plus on se confesse souvent de ses péchés, plus on diminue sa dette de peine.
Solutions :
1. La
réponse a été donnée dans la conclusion.
2. La volonté n’est pas réputée pour le fait quand il s’agit d’actes, ayant leur cause en dehors de nous, par exemple du baptême. Désirer le baptême ne vaut pas autant que le recevoir en fait. C’est dans les actes dépendant complètement de nous, que la volonté est réputée pour le fait. Encore ne vaut-elle que pour la récompense essentielle et non pour la rémission de la peine et autres rétributions qui appartiennent au mérite accidentel et secondaire. C’est pourquoi celui qui est confessé et absous sera moins puni en purgatoire que celui qui n’a eu que la contrition.
Objections :
1. Il
semble que la confession n’ouvre pas le Paradis. Différents sont les effets des
différents sacrements. Or l’ouverture du Paradis est un effet du baptême, et
donc pas de la confession.
2. On ne peut entrer en -lieu clos avant que ce lieu soit ouvert. Or le mourant peut entrer en Paradis avant la confession. Ce n’est donc pas la confession qui ouvre le Paradis.
Cependant :
La confession soumet aux clefs de l’Eglise. Or c’est par ces clefs que le Paradis est ouvert, et donc aussi par la confession.
Conclusion :
C’est par la faute et la dette de peine que le Paradis nous est fermé ; et comme la confession écarte ces obstacles, ainsi qu’on le voit par ce qui précède, on dit avec raison qu’elle ouvre le Paradis.
Solutions :
1. Bien
que le baptême et la pénitence soient des sacrements différents, ils agissent
cependant en vertu de la même passion du Christ par laquelle l’entrée du
Paradis a été ouverte.
2. Avant le désir de la confession, le Paradis était fermé à celui qui était en état de péché mortel et bien qu’il soit ouvert par la contrition incluant le désir de là confession, même avant que la confession soit faite, l’obstacle de la dette de peine n’est pas complètement écarté, avant la confession et la satisfaction.
Objections :
1. Il
ne semble pas qu’on puisse dire que la confession -nous donne l’espérance du salut.
Cette espérance nous vient de tous nos actes méritoires. Elle n’est donc pas un
effet propre de la confession.
2. C’est par la tribulation que nous arrivons à l’espérance, comme nous le dit l’épître aux Romains. Or c’est dans la satisfaction qu’on a surtout à supporter la tribulation. C’est donc à la satisfaction plus qu’à la confession, qu’il appartient de nous donner l’espérance du salut.
Cependant :
La confession rend l’homme plus humble et plus doux comme dit le Maître des Sentences ; or c’est précisément par cela que l’on reçoit l’espérance du salut. La confession a donc pour effet de nous donner cette espérance.
Conclusion :
L’espérance de la rémission de nos péchés ne nous vient que par le Christ, et puisque, par la confession, l’homme se soumet aux clefs de l’Eglise qui tiennent leur vertu de la passion du Christ, on dit avec raison que la confession nous donne l’espérance du salut.
Solutions :
1. Ce
n’est pas principalement de nos actes, mais de la grâce du Rédempteur que peut
nous venir l’espérance du salut. Or la confession agit en vertu de la grâce du
Rédempteur. Elle nous donne donc l’espérance du salut, non seulement en tant
qu’acte méritoire, mais aussi comme partie du sacrement.
2. La tribulation nous donne l’espérance du salut par l’expérience de ce qu’est notre propre force et par l’expiation de la peine due au péché ; et la confession fait la même chose, de la manière que nous avons dite.
Objections :
1. Il
semble qu’une confession par formule générale ne suffise pas à effacer les
péchés mortels oubliés. Le péché effacé par la confession ne doit plus être
obligatoirement con fessé. Si donc les péchés oubliés étaient remis par une
confession à formule générale, il ne serait pas nécessaire de les confesser
quand ils reviennent en mémoire.
2. Quiconque
n’a conscience d’aucun péché, ou bien n’a pas de péché, ou les a oubliés. Si
donc la confession générale remet les péchés oubliés, tous ceux qui -n’ont conscience
d’aucun péché mortel peuvent être certains d’être libérés de tout péché mortel,
toutes les fois qu’ils disent leur Confiteor, ce qui est contraire au
témoignage de l’Apôtre : "Je n’ai rien sur la conscience, mais je ne suis
pas pour autant justifié".
3. Personne
ne doit tirer avantage de sa négligence. Or ce ne peut être sans négligence
qu’on oublie un péché mortel avant qu’il soit remis. Il ne faut donc pas que, de
cette négligence, on retire l’avantage de se faire remettre ce péché, sans
confession spéciale.
4. Ce que le pénitent ignore complètement est beaucoup plus loin de sa conscience que ce qu’il a oublié. Or les péchés commis par ignorance ne sont pas remis par une confession à formule générale, autrement les hérétiques qui ne reconnaissent pas certains péchés dans lesquels ils vivent, et certaines âmes simples seraient absoutes de leurs fautes par une confession à formule générale : ce qui est faux. La confession à for mule générale n’efface donc pas les péchés oubliés.
Cependant :
Le psalmiste nous dit : "Approchez-vous du Seigneur et recevez sa lumière, et vos visages ne seront pas couverts de confusion". Or celui qui confesse tous les péchés qu’il connaît, s’approche de Dieu autant qu’il le peut. On ne peut lui demander davantage. Il n’aura donc point la confusion d’être repoussé, mais obtiendra son pardon.
D’ailleurs celui qui se confesse obtient son pardon à moins que sa pénitence ne soit qu’une fiction. Or celui qui confesse tous les péchés qui lui reviennent en mémoire, mais en a oublié quelques-uns, n’est pas pour autant en état de pénitence feinte parce que son ignorance de fait, qui est purement passive, l’excuse du péché. Il obtient donc son pardon et ainsi les péchés oubliés sont remis, car il serait impie d’espérer un pardon partagé.
Conclusion :
La confession, pour être opérante, présuppose la contrition ; elle est donc ordonnée directement à la rémission de la peine qu’elle obtient en vertu de la confusion qu’elle comporte et du pouvoir des clefs auxquelles le pénitent se soumet. Il arrive cependant quelque fois que, par la contrition précédente, un péché a été effacé, soit par un acte général de contrition, si l’on ne s’en est pas souvenu, soit par un acte, spécial et qu’au moment de la confession on oublie ce péché. La confession sacramentelle est alors opérante par sa formule générale, pour la rémission de la peine, en vertu du pouvoir des clefs auxquelles le pénitent se soumet sans poser de sa part aucun obstacle à leur efficacité. Mais la part de diminution de peine, qui vient de la confusion accompagnant la confession, ne se réalise pas pour le péché dont on n’a pas rougi spécialement devant le prêtre.
Solutions :
1. La
confession sacramentelle ne requiert pas seulement l’absolution, mais aussi le
jugement du prêtre imposant la satisfaction. C’est pourquoi le pénitent, même
s’il a reçu l’absolution, est tenu de confesser le péché oublié, afin de
suppléer à ce qui a manqué à la confession sacramentelle.
2. La
confession, pour être opérante, présuppose toujours la contrition. Or personne
ne peut savoir s’il a une vraie contrition, pas plus qu’on ne peut savoir avec
certitude si l’on est pleinement en état de grâce. On ne peut donc pas savoir
avec certitude si, par la formule générale de la confession, le péché oublié a
été remis, bien qu’on puisse en avoir la probabilité par certains signes.
3. Ce
pénitent ne retire aucun avantage de sa négligence, car il n’obtient pas une
rémission aussi plénière que celle qu’il aurait obtenue par la confession
spéciale de ce péché. De plus, son mérite n’est pas aussi grand, et il est tenu
de confesser spécialement ce péché quand il s’en souviendra.
4. L’ignorance du droit n’excuse pas, car elle est elle-même - un péché ; il n’y a que l’ignorance du fait qui puisse excuser. D’où, si l’on ne confesse pas des péchés que, par ignorance du droit divin, l’on ne reconnaît pas comme péchés, on n’est pas excusé d péché de pénitence fictive. Au contraire on en serait excusé, si l’erreur pro venait de l’ignorance de quelque circonstance particulière ; comme si un homme faisait l’acte du mariage avec la femme d’un autre qu’il croit être la sienne. Or l’oubli d’un acte peccamineux est une ignorance de fait. Elle excuse donc de ce péché de pénitence fictive en confession, qui empêche le fruit de l’absolution et de la confession.
Après avoir traité des effets de la confession, nous devons maintenant étudier sa loi du secret. A ce sujet, cinq questions se posent -1. Est-on tenu en toute circonstance de cacher ce qu’on sait sous le secret de la confession ? -2. Le secret de la confession s’étend-il à d’autres choses qu’à celles qui sont l’objet de la confession ? -3. Le prêtre est-il le seul qui soit tenu au secret ? -4. Le prêtre peut-il, avec la permission du pénitent, parler à un autre de ce qu’il sait, sous le secret de la confession ? -5. Est-il encore tenu de le cacher quand il le sait aussi d’ailleurs ?
Objections :
1. Il
semble que le prêtre ne soit pas tenu en toutes circonstances de cacher les
péchés qu’il a connus sous le secret de la confession. En effet, comme le dit
saint Bernard "ce qui a été institué en faveur de la charité, ne doit pas
lui être contraire". Or, en certains cas, garder le secret de la
confession serait contraire à la charité, comme, par exemple, si l’on con
naissait par la confession un hérétique qu’on ne peut pas décider à cesser de
corrompre le peuple, ou un empêchement d’affinité entre personnes qui veulent
se marier. En pareils cas, on doit révéler ce qu’on sait par la confession.
2. Ce
qui est seulement de précepte ecclésiastique ne doit plus être nécessairement
observé quand l’observation de ce précepte devient contraire à un ordre de
l’Eglise. Or la loi du secret de la confession est seulement de droit
ecclésiastique. Si donc l’Eglise prescrit qu’on lui dise ce qu’on sait de tel
péché, celui qui le sait par la confession doit le dire.
3. On
doit veiller à sa propre conscience, plus qu’à la renommée d’autrui, car il y a
un ordre dans la charité. Or il peut arriver que pour garder le secret d’un
péché, on doive agir contre sa conscience, C’est le cas de celui qui, cité
comme témoin pour un péché qu’il sait par la confession, doit jurer de dire la
vérité, ou bien de l’Abbé qui, sachant par la confession le péché d’un prieur, son
sujet, en péril de succomber à l’occasion de péché que lui donnera le priorat, si
on le lui laisse, est tenu d’enlever à ce prieur la dignité de la charge
pastorale et ne peut le faire sans paraître dévoiler le secret de la confession.
Il semble donc bien que, dans certains cas, il soit permis de dire ce qu’on a
entendu en confession.
4. Un prêtre peut acquérir, par la confession, la conviction que on pénitent est indigne de la prélature. Or comme chacun est tenu de s’opposer à la promotion des indignes, dans la mesure où il a lui-même à intervenir, il paraîtra, en s’opposant à cette promotion, donner quelque soupçon du péché confessé et ainsi révéler d’une certaine façon la confession. Il semble donc bien qu’on doive faire quelquefois cette révélation.
Cependant :
Voici ce que nous dit le décret "De poenitentia et remissione" : "Que le prêtre se garde de trahir par parole ou signe ou de quelque façon que ce soit, le pécheur quel qu’il soit".
D’ailleurs le confesseur doit imiter Dieu dont il est le ministre. Or Dieu ne révèle pas, mais couvre les péchés qui sont manifestés par la confession. Le prêtre ne doit donc pas non plus les révéler.
Conclusion :
Dans les sacrements, les cérémonies extérieures sont les signes de ce qui se passe à l’intérieur et la confession par laquelle on se soumet au jugement du prêtre est le signe de la confession intérieure par laquelle on se soumet à Dieu. Or Dieu couvre le péché de celui qui se soumet ainsi par la pénitence, et cela aussi doit être symbolisé dans les actes du sacrement de pénitence. En conséquence, il est de nécessité sacramentelle que la faute confessée ne soit pas révélée et celui qui la révèle commet le péché de violation de sacrement. En dehors de cette raison foncière, il y a des raisons d’utilité à cette loi du secret de la confession : grâce à lui, on va plus facilement à la confession et l’on y confesse aussi plus simplement ses péchés.
Solutions :
1. Certains
théologiens prétendent que le confesseur n’est tenu au secret que pour les
péchés dont le pénitent promet de se corriger ; et qu’il peut révéler les
autres à qui peut se servir de cette révélation pour l’utilité du pénitent et
ne peut pas lui nuire. Mais cette opinion paraît erronée, étant contraire à la
vérité du sacrement. De même, en effet, que le baptême reste un sacrement, sans
que rien soit changé à ses éléments essentiels de sacrement, du fait que le
baptisé le reçoit avec des dispositions fictives, ainsi la confession
reste-t-elle sacramentelle, même quand celui qui se confesse ne se propose pas
de se corriger. En conséquence, nonobstant ces mauvaises dispositions, le
secret doit être gardé. Ce secret n’est point contraire à la charité, car la
charité n’exige pas que l’on porte remède à un péché qu’on ignore. Or ce que
l’on sait sous le secret de la confession est comme ignoré, car on ne le sait
pas en tant qu’homme, mais en tant que représentant de Dieu. Cependant on doit,
dans les cas précités, apporter quelque remède, autant qu’on le peut sans péril
de révélation des péchés confessés, comme par exemple en donnant un
avertissement aux pénitents et en apportant tout son soin à ce que les autres
ne soient pas cor rompus par l’hérésie. On peut même dire au prélat qu’il
veille avec plus de sollicitude sur son troupeau, sans pourtant lui rien dire
qui, par signe ou parole, trahisse le pénitent.
2. La
loi du secret de la confession découle de la nature même du sacrement. En conséquence,
de même que le précepte de la confession sacramentelle est de droit divin et
qu’aucune ordonnance ou dispense humaine ne peut nous libérer de son obligation,
ainsi aucune autorité humaine ne peut-elle nous permettre ou nous forcer de
révéler le secret de la confession. Si donc on recevait, même sous peine
d’excommunication latœ sententiae, l’ordre de dire ce qu’on sait d’un
péché connu par la confession, on ne doit pas le dire, car on doit penser que
l’intention de celui qui commande est de ne demander que ce que l’on sait en
tant qu’homme. Or ce n’est pas en tant qu’homme qu’on a cette connaissance. Même
si l’on était interrogé explicitement au sujet de la confession, on ne devrait
pas répondre, et à cause de ce refus, on n’encourrait pas l’excommunication, car
c’est en tant qu’homme seulement qu’on est sujet du supérieur et ce n’est pas
en tant qu’homme, c’est en tant que ministre de Dieu, qu’on Sait les péchés
confessés.
3. C’est en tant qu’homme, qu’on est cité comme témoin. Par conséquent on peut, sans blesser sa conscience, jurer qu’on ne sait pas ce qu’on sait seulement comme représentant de Dieu. De même le prélat peut, sans blesser sa conscience, laisser impuni un péché qu’il connaît seulement comme représentant de Dieu ou ne pas y appliquer de remède parce qu’il n’est tenu d’y remédier qu’à la façon dont le péché lui est déféré. Aux péchés qui lui sont déférés au for de la pénitence, il doit remédier autant qu’il peut, dans ce même for intérieur. L’Abbé, dans le cas précité, doit donc presser son pénitent de renoncer à son priorat. Si le pénitent refuse, l’Abbé pourra le décharger du priorat, s’il trouve l’occasion de le faire de telle façon que soit évité tout soupçon de révélation du secret de la confession.
Objections :
1. Il
semble que le secret de la confession s’étende à d’autres choses qu’à l’objet
même de la confession. Les péchés seuls sont en effet l’objet de la confession.
Or il arrive parfois que le pénitent raconte beaucoup d’autres choses qui
n’appartiennent pas à l’objet de la confession. Ces choses étant dites au
prêtre, comme si on les disait à Dieu, il semble qu’elles tombent aussi sous la
loi du secret de la confession.
2. Il arrive aussi qu’on fasse une confidence et qu’elle soit reçue sous le secret de la confession. Ce secret peut donc s’étendre à des choses qui ne sont point objet de confession.
CEPENDÂNT, le secret de la confession est une obligation liée à la confession sacramentelle. Or ée qui est lié à un sacrement ne s’étend pas au delà de ce sacrement. Le secret de la confession ne s’étend donc qu’aux aveux qui sont l’objet de la confession sacramentelle.
Conclusion :
Le secret de la confession ne s’étend directement qu’aux aveux qui sont l’objet même de la confession sacramentelle. Mais certaines choses, qui ne sont pas l’objet de 1 confession sacramentelle, peuvent tomber sous le secret de la confession, en tant que leur révélation pourrait dénoncer le pécheur ou le péché. Néanmoins il faut éviter avec le plus grand soin ces indiscrétions, tant à cause du scandale qu’à raison de l’inclination que leur habitude peut développer en nous.
Solutions :
1. La
conclusion donne la réponse à la première objection. .
2. Il ne faut pas se prêter facilement à recevoir des confidences à cette condition. Si cependant on l’a fait, on est tenu par sa promesse, à garder le secret de la même façon que si l’on avait reçu la confidence en confession, bien qu’on ne l’ait pas reçue sous le secret sacramentel.
Objections :
Il semble que le prêtre ne soit pas le seul à
être tenu au secret de la confession. On se confesse quelquefois au prêtre par
interprète, en cas de nécessité. Mais alors, semble-t-il, l’interprète est tenu
au secret. Quelqu’un qui n’est pas prêtre peut donc être tenu au secret de la
confession.
2. En
cas de nécessité, on peut quelquefois se confesser un laïque qui est alors tenu
de garder le secret des péchés confessés, puisqu’on les lui a dits comme à Dieu.
Il n’y a donc pas que le prêtre, qui soit tenu au secret de la confession.
3. Si quelqu’un se donne faussement comme prêtre, pour explorer par le moyen de cette fraude, la conscience d’autrui il pèche, lui aussi, semble-t-il, s’il révèle ce qu’on lui a dit en confession. Le prêtre n’est donc pas le seul qui soit tenu au secret de la confession.
Cependant :
le prêtre seul est ministre du sacrement de pénitence. Or le secret de la confession est une chose annexe au sacrement. Le prêtre seul est donc tenu au secret de la confession.
D’ailleurs, on est tenu à garder secrets ces aveux de la confession, parce qu’on ne les a pas reçus comme homme, mais comme représentant de Dieu. Or le prêtre seul est ministre de Dieu ; lui seul est donc aussi tenu à ce secret.
Conclusion :
Le secret de la confession est une obligation du prêtre en tant qu’il est ministre du sacrement. Ce n’est pas autre chose que le devoir de garder le secret des péchés confessés, devoir correspondant au pouvoir d’absoudre en vertu des clefs. Cependant comme on peut sans être prêtre avoir, en cas de nécessité, quelque part à l’exercice du pouvoir des clefs, on participe de même en pareil cas à l’obligation du secret sacramentel et l’on est tenu de le garder, bien qu’à proprement parler, il n’y ait pas secret sacramentel polir celui qui n’est pas prêtre.
On voit par ce que nous venons de dire ce qu’il faut répondre aux objections.
Objections :
1. Il
semble que, même avec la permission du pénitent, le prêtre ne puisse pas
révéler à d’autres le péché qu’il connaît sous le secret de la confession. Ce
que le supérieur ne peut pas, l’inférieur ne le peut pas non plus. Or le Pape
lui-même ne pourrait pas donner au con fesseur la permission de révéler un
péché connu par la confession. Le pénitent ne le peut donc pas non plus.
2. Une
obligation instituée pour le bien commun de l’Eglise ne peut pas être annulée
par l’arbitraire d’une unique volonté. Or le secret de la confession a été
institué pour le bien de toute l’Eglise, pour qu’on aille avec plus de
confiance à la confession. Le pénitent ne peut donc pas donner au prêtre la
permission de le révéler.
3. La
possibilité de cette permission serait, semble-t-il, "un manteau de malice"
pour les mauvais prêtres qui pourraient prétendre l’avoir reçue et ainsi violer
impunément le secret, ce qui serait un abus. Il semble donc que le pénitent ne
puisse pas donner pareille permission.
4. Celui auquel le confesseur ainsi autorisé révélera ce péché ne sera pas tenu au secret de la confession et pourra par conséquent publier un péché déjà pardonné, ce qui est inadmissible. Le pénitent ne peut donc pas donner cette permission.
Cependant :
Avec le consentement du pénitent, un supérieur peut envoyer ce pénitent à un prêtre inférieur avec des lettres explicatives. C’est donc que, du consentement du pénitent, le confesseur peut dire à un autre le péché confessé.
D’ailleurs, on peut faire par un autre ce qu’on peut faire par soi-même, Or le pénitent peut, par lui-même, révéler le péché qu’il a commis ; il peut donc aussi le faire par son confesseur.
Conclusion :
Il y a deux raisons pour lesquelles le prêtre est tenu au secret de la confession. La première et la principale est que ce secret est de l’essence même du sacrement, le confesseur ne connaissant le péché que par la connaissance de Dieu dont il tient la place, comme confesseur. La seconde est qu’on doit éviter le scandale. Mais le pénitent peut faire que le confesseur qui ne savait le péché confessé que de connaissance divine, le sache aussi de connaissance humaine, et c’est ce qu’il fait en donnant la permission d’en parler. Le confesseur en pareil cas, ne viole pas le sceau de la confession en parlant de ce péché, mais il doit alors prendre des précautions pour ne pas scandaliser, en donnant à penser qu’il viole Je secret sacramentel.
Solutions :
1. Le
Pape ne peut pas donner pareille permission, parce qu’il ne peut pas faire que
le prêtre sache, de connaissance humaine, le péché confessé ; ce que le
pénitent peut faire.
2. L’obligation
instituée pour le bien commun n’est pas annulée en pareil cas, puisqu’il n’y a
pas violation du secret de la confession pour un péché connu d’autre façon.
3. De
ce fait, il n’y a pas d’impunité assurée aux mauvais prêtres, parce qu’ils
doivent, s’ils sont accusés, prouver que le pénitent leur a donné la permission
de parler de ses péchés.
4. Celui qui vient à connaître un péché par la révélation qu’un pénitent a permise à son confesseur, participe à un acte du ministère sacerdotal et se trouve dans un cas semblable à celui de l’interprète, à moins que le pénitent ne veuille lui donner pleine et libre connaissance de ce péché.
Objections :
Il semble que
le prêtre ne puisse pas dire ce qu’il sait à la fois par la confession et par
quelqu’autre source d’information. La violation du secret de la confession
n’est que la révélation du péché qu’on a entendu en confession. Si donc le
confesseur révèle le péché qu’il a entendu en confession, même s’il le sait
aussi par ailleurs, il semble violer le secret de la confession.
2. Quiconque
entend la confession d’un pécheur est tenu envers ce pénitent au secret de la confession.
Mais quand on a promis à quelqu’un de garder pour soi sa confidence, on est
tenu de garder ce secret, même si l’on en est informé par ailleurs. Ainsi donc
doit-on tenir secret ce qu’on a entendu en confession, même si on le sait
d’ailleurs.
3. De
deux choses, la plus forte entraîne l’autre après elle ; or la connaissance
divine du péché a plus de droits et de dignité que sa connaissance humaine, à
laquelle par conséquent elle impose ses conditions. Le confesseur ne peut donc
pas révéler ce que son mode divin de connaissance lui impose de tenir secret.
4. Le secret de la confession a été institué pour éviter le scandale et la publicité qui éloigneraient les hommes de la confession. Or si l’on pouvait dire ce que l’on a entendu en confession, même après l’avoir appris d’ailleurs, il y aurait néanmoins scandale. On ne peut donc le dire en aucun cas.
Cependant :
Personne, si ce n’est le prélat qui oblige par son précepte, ne peut imposer à autrui une obligation nouvelle. Or celui qui avait été témoin oculaire d’un péché n’était pas obligé de le tenir secret. Donc le pénitent qui lui confesse ce péché, n’étant pas son prélat, ne peut pas l’obliger au secret, du seul fait de la confession.
D’ailleurs il pourrait y avoir en cela un obstacle à l’exercice de la justice de l’Eglise. Le pécheur menacé d’une sentence d’excommunication pour un péché dont il a été convaincu en jugement, irait confesser ce péché à celui qui doit porter la sentence et échapperait ainsi à l’excommunication. Or il est de précepte que la justice ait libre cours. On n’est donc pas tenu au secret, pour ce qu’on a entendu en confession, quand on en a connaissance par ailleurs.
Conclusion :
Sur cette question, il y a trois opinions. Quelques-uns prétendent qu’on ne peut jamais dire ce qu’on a entendu en confession même si on l’a su par ailleurs, soit avant, soit après la confession. D’autres pensent que la confession nous enlève la faculté de dire ce que nous savions déjà du péché confessé, mais non ce que nous en apprenons après la confession. L’une et l’autre opinion exagérant les exigences du secret de la confession, font tort à la vérité et à l’observation de la justice. Il se pourrait que quelqu’un fût plus incliné au péché s’il ne craignait pas d’être accusé par son confesseur au cas où il commettrait à nouveau, devant lui, le péché déjà confessé. De même, la justice pourrait avoir grandement à souffrir, si l’on ne pouvait plus parler de ce qu’on a vu touchant un péché, dont on avait auparavant reçu l’aveu en confession. On ne doit pas non plus s’embarrasser de l’opinion de ceux qui demandent que le prêtre proteste ne pas avoir reçu sous le sceau du secret ce qu’il va dire ; car il ne pourrait faire cette protestation qu’après qu’on lui aurait dit le péché et en ces conditions, si cette protestation suffisait pour permettre de révéler le péché confessé, chaque prêtre pourrait, en la faisant, révéler, comme il le voudrait, ce qu’on lui aurait confessé.
C’est pourquoi une troisième opinion plus commune affirme que l’on n’est point tenu de garder le secret de ce qu’on a appris d’ailleurs et de science humaine, soit avant, soit après la confession ; car on peut dire : "Je sais cela parce que je l’ai vu". On est cependant tenu de ne pas révéler ce que l’on sait de science divine et l’on ne peut pas dire "J’ai appris cela en confession". Cependant pour éviter le scandale, on doit s’abstenir de parler de pareil sujet, à moins d’urgente nécessité.
Solutions :
1. Quand
quelqu'un dit avoir vu ce qu’il a entendu en confession, il ne révèle que par
concomitance, ce qu’on lui a dit au confessionnal ; de même que celui qui sait
quelque chose par l’ouïe et par la vue tout à la fois, ne révèle pas à
proprement parler ce qu’il a vu, mais ne le manifeste que par concomitance, s’il
dit l’avoir entendu ; il dit bien les choses qu’il a entendues, c’est par
concomitance qu’elles sont en même temps choses vues. En pareil cas, il n’y a
pas violation du secret de la confession.
2. Le
confesseur n’est pas tenu de s’abstenir de toute révélation du péché confessé ;
mais seulement de la manifestation de la connaissance qu’il en a par le
confessionnal. En aucun cas, il ne doit dire l’avoir appris en confession.
3. Cet
axiome s’entend de deux Choses qui sont en opposition. Mais la connaissance
qu’un confesseur a comme représentant de Dieu et celle qu’il a comme homme
n’étant pas des choses opposées, la raison objectée n’est pas concluante.
4. On ne doit pas, pour éviter le péché, manquer à la justice, car la vérité ne doit pas être trahie, pour cause de scandale. En conséquence, on ne doit pas omettre, par crainte de scandale, la manifestation d’une faute entendue en confession, quand on la sait d’ailleurs, si ce silence met en péril la justice ; mais on est tenu de faire le possible pour éviter le scandale.
Après la confession, vient la satisfaction dont nous étudierons : 1° la nature, 2° la possibilité, 3° les qualités, 4° les moyens, ce que l’homme peut faire pour réparer l’offense faite à Dieu.
Touchant le premier point, trois questions se posent : -1. La satisfaction est-elle une vertu ou un acte de vertu ? -2. Est-elle un acte de justice ? -3. La définition de la satisfaction, telle que la donne le Maître des Sentences, est-elle satisfaisante ?
Objections :
1. Il
semble que la satisfaction ne soit ni une vertu, ni un acte de vertu. Tout acte
de vertu est méritoire. Or la satisfaction n’est pas méritoire, semble-t-il, puisque
le mérite suppose un acte spontané, tandis que la satisfaction répond à une
dette. La satisfaction n’est donc pas un acte de vertu.
2. Tout
acte de vertu est volontaire. Or la satisfaction se fait parfois contre la
volonté de celui auquel elle est imposée, comme lorsqu’on est puni par le juge
pour une offense envers autrui. La satisfaction n’est donc pas un acte de vertu.
3. "En vertu morale, le principal est l’élection", nous dit le Philosophe. Or la satisfaction ne se fait point par un acte d’élection, mais elle s’occupe principalement d’œuvres extérieures. Elle n’est donc pas un acte de vertu.
Cependant :
la satisfaction relève de la pénitence. Or la pénitence- est une vertu. C’est donc que la satisfaction est un acte de vertu.
D’ailleurs aucun acte, en dehors des actes de vertu, n’a d’efficacité pour effacer le péché ; car le contraire est détruit par son contraire Or par la satisfaction, le péché est complètement réduit, à rien. La satisfaction est donc un acte de vertu.
Conclusion :
Un acte peut être dit de deux façons acte de vertu. Il peut être dit d’abord acte de vertu matériellement. C’est ainsi qu’un acte qui n’implique ni malice, ni défaut de circonstance requise, peut être dit acte de vertu, parce que la vertu peut employer à sa propre fin un tel acte, comme l’acte de marcher, de parler, ou d’autres de même genre.
Il peut aussi être dit acte de vertu, formellement, quand il implique en sa propre dénomination le principe formel de la vertu. C’est ainsi que l’acte de souffrir courageusement est dit acte de force. Or le principe formel de chaque vertu morale est le juste milieu. Tout acte qui implique un juste milieu est donc dit formellement acte de vertu. Mais l’égalité est un juste milieu impliqué dans le nom même de satisfaction, puisqu’une chose n’est dite satisfaisante, qu’à raison de sa proportion d’égalité à quelque chose. Il est donc constant que la satisfaction est formellement aussi un acte de vertu.
Solutions :
1. Bien
que satisfaire soit en soi une chose due, cependant cet acte est spontané, en
tant que celui qui satisfait s’est acquitté volontairement, faisant ainsi de
nécessité vertu. C’est parce que la nécessité de l’acte dû contrarie la volonté,
que le mérite est diminué ; d’où il suit que si la volonté accepte de bon coeur
cette nécessité, la raison de mérite ne disparaît pas.
2. L’acte
de vertu n’exige pas le volontaire dans celui qui en subit l’effet, mais dans
celui qui le pose et dont il est l’acte. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire
que la satisfaction soit volontaire dans le patient sur lequel le juge exerce
la vengeance (de l’ordre social offensé), il suffit qu’elle soit volontaire
dans le juge qui pose cet acte de satisfaction.
3. Le principal, dans la vertu, peut s’entendre de deux façons. On l’entend d’abord de ce qui constitue la vertu en tant que vertu et, de cette façon, les éléments essentiels de l’acte vertueux ou ceux qui en approchent le plus ont priorité de principe dans la vertu. C’est ainsi que l’acte d’élection et les actes intérieurs sont les actes principaux de la vertu en tant que vertu.
Mais le principal de la vertu peut s’entendre d’autre façon, de ce qui fait qu’une vertu est telle vertu et, de cette façon, la -priorité de principe, dans la vertu, appartient à ce qui donne à l’acte intérieur sa détermination. Ce principe déterminant se trouve, pour certaines vertus, dans les actes extérieurs, parce que l’acte d’élection, qui est commun à toutes les vertus, devient l’acte propre d’une vertu spéciale, en tant qu’il a pour objet tel acte extérieur. C’est ainsi que les actes extérieurs, dans certaines vertus, ont priorité de principe et c’est le cas de la satisfaction.
Objections :
1. Il
semble que la satisfaction ne soit pas un acte de justice. Elle a, en effet, pour
but de réconcilier le pécheur avec celui qu’il a offensé. Or la réconciliation
étant un acte d’amour, relève de la charité. La satisfaction est donc un acte
de charité et non pas de justice.
2. Les
causes de nos péchés sont les passions de notre âme, par lesquelles nous sommes
excités au mal. Or la justice, d’après Aristote, n’a point pour objet nos
passions, mais nos opérations. D’où il suit que la satisfaction, ayant pour but
d’extirper les causes de nos péchés, comme le dit le Maître des Sentences, ne
semble pas être un acte de justice.
3. Se garder pour l’avenir n’est pas un acte de justice, mais plutôt de la vertu de prudence, dont une des fonctions est de nous faire prendre nos précautions. Or c’est précisément ce que doit faire la satisfaction, car c’est à elle qu’il revient de ne pas laisser entrer dans notre âme les suggestions du péché. La satisfaction, n’est donc pas un acte de justice.
Cependant :
Nulle autre vertu que la justice ne tient compte de cette raison spéciale qu’est le dû. Or la satisfaction rend à Dieu son dû d’honneur, comme dit saint Anselme. Elle est donc un acte de justice.
De plus, nulle autre vertu que la justice n’a pour objet d’établir l’égalité entre des choses extérieures au moi. Or c’est précisément ce que fait la satisfaction, qui établit l’égalité entre la pénitence et l’offense précédente. La satisfaction est donc un acte de justice.
Conclusion :
D’après le Philosophe, le juste milieu de la justice s’entend de l’égalisation dans une relation de proportionnalité. Or c’est précisément cette égalisation qu’implique le nom même de satisfaction, puisque l’adverbe satis, assez, exprime une égalité de proportion. Il est donc constant que la satisfaction est formellement un acte de justice. Mais, d’après le Philosophe, l’acte de justice est une égalisation de soi-même à autrui, comme la restitution de ce qu’on doit à autrui, ou d’autrui à autrui, comme la justice que le juge établit entre deux plaideurs. Dans le premier cas, l’égalité se trouve constituée dans celui-là même qui pose l’acte de justice ; dans le second cas, l’égalité se trouve dans ceux qui si la juste sentence. Et comme la satisfaction exprime une égalité dans celui qui la pose, elle signifie un acte de justice qui est, à proprement parler, une égalisation de soi-même à autrui.
Mais la juste égalisation de soi-même à autrui peut se faire, ou dans nos relations personnelles d’agent et de patient, ou dans nos biens extérieurs, de même qu’on fait injure à autrui, ou en lui sous trayant quelque bien, ou en blessant, par quelque action, ses droits personnels. Et comme un des usages des choses extérieures est de les donner, l’acte de justice, qui établit l’égalité dans les biens extérieurs, est à proprement parler l’acte de rendre qui est dû. Or satisfaire signifie manifestement une certaine égalité à mettre dans nos actes, bien que parfois nous rendions une chose pour une autre.
De plus, comme on n’égalise que des choses inégales, la satisfaction présuppose dans nos actions une certaine inégalité qui constitue l’offense. Elle dépend donc de cette offense précédente. Mais aucune partie de la justice n’a pour matière l’offense précédente, si ce n’est la justice vindicative. Cette justice vindicative établit, en toute hypothèse, l’égalité dans celui qui subit ce qui est juste ; soit que ce soit le même qui fasse et subisse la justice, comme lorsqu’on s’impose à soi-même une peine, soit que le patient soit distinct de l’agent, comme lorsque le juge punit un autre homme, l’un et l’autre ayant affaire à la justice vindicative. Il en va de même de la pénitence qui établit l’égalité dans celui-là seul qui la fait, puisque c’est le pénitent lui-même qui "tient sa peine", en sorte que la pénitence est, d’une certaine façon, une espèce de justice vindicative. Nous voyons par là4ue la satisfaction, qui établit dans celui qui la fait une égalité par rapport à l’offense précédente, est une œuvre de justice, quant à cette partie de son opération qu’on appelle pénitence.
Solutions :
1. La
satisfaction, comme on le voit par ce que nous avons dit, est une compensation
de l’injure faite à l’offensé. De même donc que l’injure tendait immédiatement
à briser l’égalité de la justice et, par voie de conséquence, à établir
l’inégalité opposée à l’amitié, ainsi la satisfaction nous ramène-t-elle
directement à l’égalité de la justice et, par voie de conséquence, a l'égalité
de l'amitié Et comme un acte procède immédiatement de la disposition habituelle
dont il a il a la fin pour objet immédiat et ne procède que par l'intermédiaire
du commandement, de celle dont il n attend la fin que par voie de con séquence,
1a s procède immédiatement de la justice, mais impérativement de la charité.
2. Bien
que la justice ait pour objet principal les opérations, elle a aussi un certain
retentissement sur les passions, en tant qu’elles sont causes des opérations. C’est
pourquoi, de même que la justice retient la colère pour l’empêcher de faire tort
à autrui et la concupiscence de peur qu’elle ne mène à l’adultère, ainsi la
satisfaction peut-elle extirper les causes de nos péchés.
3. La prudence intervient dans les actes de chaque vertu morale, car c’est la prudence qui achève de leur donner le formel de la vertu, puisque c’est elle qui détermine le juste milieu dans toutes les vertus morales, ainsi qu’on le voit par la définition même de la vertu, dans le second livre des Ethiques.
Objections :
1. Il
semble que la définition de la satisfaction telle que la donne le Maître des
Sentences citant saint Augustin, soit critiquable ; car saint Augustin dit que
satisfaire, "c’est extirper les causes des péchés et ne pins donner entrée
à leurs suggestions". Or c’est le foyer de la concupiscence qui est la
cause du péché actuel et nous ne pouvons pas, ici-bas, éteindre ce foyer. C’est
donc que satisfaire n’est point extirper les causes du péché.
2. La
cause du péché a plus de force que le péché. Or l’homme ne peut point, par ses
propres forces, extirper le péché, donc bien moins encore les causes du péché ;
et nous revenons ainsi à la conclusion de l’objection précédente.
3. La
satisfaction étant une partie de la pénitence regarde le passé et non l’avenir.
Or ne plus donner entrée aux suggestions des péchés est affaire de l’avenir. Il
n’en doit donc pas être question, dans une définition de la satisfaction.
4. - La
satisfaction est ainsi appelée par rapport à l’offense passée. Or la définition
donnée ne fait nulle mention de cette offense. Elle est donc mal formulée.
5. Saint
Anselme donne cette autre définition : "Satisfaire, c’est rendre à Dieu
son dû d’honneur". Ici, nulle mention de ce que dit la définition de saint
Augustin. L’une ou l’autre de ces définitions est donc mal donnée.
6. L’innocent peut, lui aussi, rendre à Dieu son dû d’honneur. Or satisfaire n’est pas un acte qui convienne à l’innocent. Donc la définition de saint Anselme est, elle aussi, mal formulée.
Conclusion :
La justice ne tend pas seulement à faire disparaître l’inégalité précédente en châtiant la faute passée, mais aussi à garder l’égalité pour l’avenir, car, d’après le Philosophe, "les peines sont des remèdes". La satisfaction, qui est l’acte de la justice infligeant une peine, est donc une médecine qui tout à la fois guérit les plaies des fautes passées et préserve des futures. L’homme, qui satisfait, donne donc compensation pour le passé et se garde pour l’avenir.
D’où la possibilité d’une double définition pour la satisfaction. L’une regarde la faute passée que la satisfaction guérit par la compensation. Ainsi dit-on que la satisfaction est une compensation, selon l’égalité de la justice, pour l’injure faite précédemment. La même idée se retrouve dans la définition de saint Anselme disant que "satisfaire, c’est rendre son dû d’honneur, en considération de la dette qui suit la faute commise."
On peut aussi définir la satisfaction d’une autre manière, en tant qu’elle nous préserve des fautes futures et c’est ce que fait la définition précitée de saint Augustin. La préservation d’une maladie du corps s’obtient par la suppression des causes dont cette maladie peut être la conséquence. One fois ces causes enlevées, la maladie n’est plus possible. Il n’en va pas de même en fait de la maladie spirituelle, parce que notre libre arbitre n’est jamais nécessité, si bien que sous l’impulsion des causes du péché, il peut l’éviter, bien que difficilement, et il peut aussi le commettre, ces mêmes causes étant éloignées. Voilà pourquoi deux points sont touchés dans la définition de la satisfaction, à savoir premièrement l’extirpation des causes du péché, et deuxièmement la résistance du libre arbitre au péché proprement dit.
Solutions :
1. Il
faut entendre le texte, de toutes les causes prochaines du péché, qui sont de
deux sortes, les intérieures et les extérieures. Aux intérieures, appartiennent
l’inclination passionnelle qui vient de l’habitude ou de l’impression laissée par
l’acte du péché et ces mauvaises influences qu’on appelle les restes du péché. Les
extérieures sont les occasions de péché qui nous viennent du dehors, comme le
jeu, les mauvaises compagnies et autres dangers de même genre. Voilà les causes
que nous pouvons supprimer, dès cette vie, par la satisfaction, bien que le
foyer de concupiscence qui est la cause éloignée du péché actuel, ne puisse pas,
en cette vie, être totalement enlevé par la satisfaction, mais seulement
diminué.
2. La
cause du mal ou de la privation, dans la mesure où le mal a une cause, n’est
pas autre chose qu’un bien défectueux. Or le bien étant plus facile à supprimer
qu’à constituer, il est plus facile de supprimer les causes du mal ou de la
privation que d’écarter le mal lui-même, ce qui ne peut se faire que par la
production du bien. Il est plus facile de supprimer les causes de la cécité que
d’écarter la cécité elle-même (en rendant la vue). Encore faut-il noter que les
causes précitées du péché n’en sont pas à elles seules des causes suffisantes, puisque
le péché n’en découle pas nécessairement. Elles n’en sont que des causes
occasionnelles. De plus, la satisfaction ne se fait pas sans le secours de Dieu,
puisqu’il ne peut y avoir satisfaction sans la charité, comme nous le dirons plus
loin.
3. Bien
que la pénitence, dans l’intention première de son institution, regarde surtout
le passé, cependant par voie de conséquence, elle regarde l’avenir en tant
qu’elle est un remède de préservation et il en va de même de la satisfaction.
4. Saint Augustin définit la satisfaction en tant qu’elle se fait à Dieu à qui en réalité l’on ne peut rien soustraire, bien que le pécheur s’efforce de le faire autant qu’il le peut. En conséquence, dans une satisfaction faite à Dieu, l’amendement du pécheur pour l’avenir est bien plus important que la compensation pour le passé. C’est pour cela que saint Augustin définit la satisfaction en vue de l’avenir.
Néanmoins, notre
mise en garde contre les péchés futurs nous montre ce qu’est la compensation
offerte pour les péchés passés, cette compensation ayant le même objet, mais
procédant par mode inverse. Pensant en effet au passé, nous détestons, à cause
de nos péchés, les causes de ces péchés, et c’est par la détestation du péché
que nous commençons. Dans notre mise en garde pour l’avenir, nous commençons au
contraire par les causes, afin d’éviter facilement les péchés eux-mêmes.
5. Il
n’y a rien de choquant à ce que diverses définitions soient données d’un même
objet, selon les divers éléments qui s’y trouvent réunis. C’est le cas des
définitions contestées, comme on le voit par ce qui a été dit dans la
conclusion.
6. Il s’agit ici de la dette que nous avons envers Dieu à raison de la faute commise, dette qui est l’objet de la pénitence, comme on l’a dit dans l’article précédent.
Sachant ce qu’est la satisfaction, voyons maintenant si elle est possible. Au sujet de cette possibilité, deux questions se posent 1. L’homme peut-il offrir satisfaction à Dieu ? -2. Peut-on satisfaire pour autrui ?
Objections :
1. Il
semble que l’homme ne puisse pas offrir satisfaction à Dieu. La satisfaction
doit égaler l’offense, comme on l’a dit dans la question précédente. Mais l’offense
commise contre Dieu est in puisque sa gravité se mesure à la dignité de
l’offensé, l’offense envers le prince étant plus grave qu’envers toute autre personne.
Il semble donc bien que l’homme, dont l’action ne peut pas être infinie, ne
puisse pas offrir satisfaction à Dieu.
2. Le
serviteur, qui n’a rien qui ne soit le bien de son maître, ne peut pas offrir
de compensation pour une dette contractée envers le maître. Or nous sommes les
serviteurs de Dieu et nous tenons de lui tout ce que nous avons de bien. Il
semble donc que nous ne puissions pas offrir à Dieu satisfaction, puisque cette
satisfaction est une compensation de l’offense passée.
3. Celui
dont tout le bien ne suffit pas à l’acquit d’une de ses dettes, ne peut pas
offrir satisfaction pour une autre. Or tout ce que l’homme a d’être, de pouvoir
et de biens ne suffit pas à payer le bienfait de sa création, d’où cette parole
d’Isaïe : "Tous les cèdres du Liban ne suffiront pas à l’holocauste."
L’homme ne peut donc d’aucune façon offrir satisfaction pour l’offense qu’il a
commise.
4. L’homme
doit dépenser tout son temps au service de Dieu. Mais le temps perdu, ne peut
pas se retrouver et c’est ce qui fait la gravité de la perte du temps, comme le
dit Sénèque. L’homme ne peut donc pas offrir de compensation pour le temps
perdu et nous en revenons toujours à la même conclusion.
5. Le péché mortel actuel est plus grave que le péché originel. Mais personne n’a pu offrir satisfaction pour le péché originel ; si ce n’est un Homme-Dieu ; il en est donc de même pour le péché actuel.
Cependant :
Ainsi que l’a écrit saint Jérôme "Qu’il soit anathème, celui qui dit que Dieu nous prescrit quelque chose d’impossible!" Or la satisfaction est de précepte "'Faites de dignes fruits de pénitence." Il est donc possible d’offrir satisfaction à Dieu.
D’ailleurs Dieu est plus miséricordieux que l’homme ; or il est possible d’offrir satisfaction à l’homme et donc aussi à Dieu. Enfin, il y a satisfaction quand la peine est égale à la faute, puisque la justice s’identifie avec le contrapassum (avec l’égalisation du dommage subi au dommage causé), comme l’on dit les Pythagoriciens. Or il arrive qu’on s’impose une peine égale à la jouissance prise dans le péché. Il arrive donc qu’on puisse offrir à Dieu satisfaction.
Conclusion :
L’homme devient le débiteur de Dieu à double titre, à raison des bienfaits reçus et à raison des péchés commis. L’action de grâces, l’adoration et les autres prières de même genre ont pour objet la dette que nous créent les bienfaits reçus de Dieu ; la satisfaction acquitte la dette contractée par le péché que nous avons commis.
A la vérité, les honneurs que nous rendons ainsi à nos parents et à Dieu ne peuvent pas être en équivalence avec ce que nous devons, au témoignage même du Philosophe, mais il suffit que l’on rende ce qu’on peut, car l’amitié n’exige pas l’équivalence, mais le possible. Il y a d’ailleurs encore en cela une certaine égalité, une égalité de proportionnalité, car entre ce que nous devons à Dieu et Dieu lui-même, il y a la même proportion qu’entre le tout de ce que nous pouvons et ce même Dieu. C’est ainsi qu’est conservé le formel de la justice.
Il en va de même de la satisfaction. L’homme ne peut pas offrir satisfaction à Dieu, si le salis (le mot assez) implique une égalité absolue de valeur ; mais il le peut si la satisfaction n’implique qu’une égalité de proportion, et puisque cela suffit pour qu’il y ait justice, cela suffit aussi pour qu’il y ait satisfaction.
Solutions :
1. De même que l’offense eu une certaine infinité à cause de l’infini de la divine majesté, ainsi la satisfaction reçoit-elle aussi une certaine infinité de l’infini de la divine miséricorde, en tant que cette satisfaction est informée par la grâce qui fait agréer la compensation possible à l’homme.
Certains théologiens prétendent cependant que l’offense est infinie du côté de notre séparation d’avec Dieu et qu’en tant que telle, elle nous est pardonnée sans compensation, mais qu’elle est finie quant à son mouvement de conversion vers la créature et que, pour ce désordre, nous pouvons satisfaire. Cette distinction est sans valeur, car la satisfaction ne correspond au péché qu’en tant qu’il est offense de Dieu et ce n’est point par son mouvement de conversion au créé, mais par celui d’aversion, que le péché est offense de Dieu.
D’autres
reconnaissent que le péché, même quant à son mouvement d’aversion, peut être
réparé par la satisfaction, en vertu du mérite du Christ qui a été, d’une
certaine manière, infini. Mais ceci revient à ce que nous avons tout d’abord
répondu, puisque par la foi au Médiateur la grâce est donnée aux croyants, et
fût-elle donnée d’une autre façon, la satisfaction suffirait encore, de la
manière que nous avons dite tout d’abord.
2. L’homme
fait à l’image de Dieu a une certaine part de liberté, en tant que, par son
libre arbitre, il est le maître de ses actes, et, parce qu’il agit librement, il
peut offrir à Dieu satisfaction ; car, bien qu’il soit chose de Dieu, en tant
qu’il tient l’être de Dieu, il a reçu, avec la liberté, le privilège d’être son
propre maître, ce qui n’est plus le fait de l’esclave ;
3. La
raison donnée aboutit à la conclusion que la satisfaction offerte à Dieu ne
peut jamais être équivalente, mais non point qu’elle ne peut pas être
suffisante. Bien que l’homme doive à Dieu le tout de ce qu’il peut, cependant
il n’est pas obligé, de nécessité de salut (sous peine de péché mortel) à faire
tout ce qu’il peut, car il lui est impossible, dans l’état de cette vie
présente, de dépenser au service d’une seule fin, toute la puissance de son
activité, alors qu’il lui faut étendre sa sollicitude à beaucoup de choses
diverses. Mais il y a une mesure d’œuvres absolument requise, à savoir
l’accomplissement des préceptes, au delà de laquelle l’homme peut faire des œuvres
de surérogation qui sont satisfactoires.
4. Bien
que l’homme ne puisse pas récupérer le temps perdu, il peut cependant utiliser
l’avenir pour compenser ce qu’il aurait dû faire dans le passé, puisqu’il n’est
pas tenu, d’obligation stricte, de faire tout ce qu’il peut, comme on l’a dit
dans la réponse à l’objection précédente.
5. Le péché originel, bien qu’il soit moins péché que le péché actuel, est cependant un mal plus grave parce qu’il est une infection de la nature elle-même ; c’est pour cela qu’il ne peut pas, comme le péché actuel, être expié par une satisfaction purement humaine.
Objections :
1. Il
semble qu’on ne puisse pas prendre sur soi la peine satisfactoire due par un
autre. La satisfaction, en effet, exige une œuvre méritoire, or l’on ne peut ni
mériter, ni démériter pour autrui, puisqu’il est écrit : "Vous rendrez à
chacun selon ses œuvres". On ne peut donc pas satisfaire pour autrui.
2. La
satisfaction est une partie de la pénitence, comme la contrition et la
confession. Or on ne peut pas avoir la contrition pour autrui et donc non plus
satisfaire.
3. En
priant pour autrui, on mérite aussi pour soi. Si donc on satisfait pour autrui,
on satisfait aussi pour soi-même et ainsi celui qui satisfait pour autrui ne
doit plus d’autre satisfaction pour ses propres péchés.
4. Si l’on peut satisfaire l’un pour l’autre, dès lors que quelqu’un a pris sur lui la dette de peine d’un autre, celui-ci est aussitôt libéré de sa dette et par conséquent s’en ira directement au ciel, s’il meurt après que toute sa dette de peine a été ainsi prise à charge par un autre ; ou bien si lui aussi doit encore être puni, il y aura double peine pour le même péché, celle de celui qui a commencé de satisfaire et celle de celui qui est puni en purgatoire.
Cependant :
on lit dans l’Epître aux Galates : "Aidez-vous mutuellement à porter vos fardeaux". Il semble donc qu’on puisse porter, pour un autre, le fardeau de la pénitence qui lui a été imposée.
D’ailleurs la charité est plus puissante auprès de Dieu qu’auprès des hommes. Or auprès des hommes, on peut, par amitié, payer la dette d’un autre ; à plus forte raison le peut-On au jugement de Dieu.
Conclusion :
La peine satisfactoire a deux buts, l’acquit d’une dette et le remède qui nous fait éviter le péché. En tant qu’elle doit donner un remède contre le renouvellement du péché, la satisfaction d’un pénitent ne peut pas servir à un autre, le jeûne de l’un ne dompte pas la chair de l’autre ; de même les bonnes actions du premier ne donnent pas au second l’habitude de bien agir, si ce n’est par accident, à savoir en tant que les bonnes actions de celui qui satisfait peuvent mériter à celui pour lequel il satisfait une augmentation de grâce qui soit un remède très efficace pour lui faire éviter le péché. Mais alors cet effet est produit par manière de mérite plus que par manière de satisfaction.
Au contraire, s’il s’agit de l’acquit d’une dette, un homme peut satisfaire pour un autre, à la condition qu’il soit en état de charité, en sorte que ses œuvres soient satisfactoires. Et il n’est pas nécessaire que celui qui satisfait pour un autre supporte une peine plus grave que celle qui serait imposée au principal débiteur, comme certains le disent, mus par cette raison que la satisfaction personnelle du coupable serait plus efficace que celle d’un autre. C’est la charité surtout qui donne à la peine sa vertu satisfactoire, et comme la charité, dans celui qui satisfait pour un autre, paraît plus grande que s’il satisfaisait pour lui- même, la peine que la justice lui demande est moindre que celle exigée du débiteur principal.
De là vient qu’on lit dans les Vies des Pères du désert, qu’un frère ayant été amené par la charité à faire la pénitence d’un autre pour un péché que lui-même n’avait pas commis, cette charité a obtenu la rémission du péché à celui qui l’avait commis.
Il n’est pas exigé non plus, pour l’acquit de la dette, que celui pour lequel se fait la satisfaction, ne puisse pas lui-même satisfaire, car même s’il le peut, il peut être libéré de sa dette, par la satisfaction d’un autre. Mais cette impuissance est requise, s’il s’agit d’une peine satisfactoire, en tant qu’elle est remède. C’est pourquoi l’on ne doit pas permettre à quelqu’un de faire pénitence pour un autre, à moins que ce principal débiteur n’ait des défauts corporels qui le rendent incapable de supporter cette pénitence ou une faiblesse spirituelle qui le rende peu disposé à supporter la pénitence.
Solutions :
1. La
récompense essentielle est mesurée aux dispositions de l’élu dont la capacité
de vision divine conditionne la plénitude de cette vision. En conséquence, les
dispositions d’une âme n’étant point modifiées par l’acte méritoire d’une autre,
cet acte ne lui mérite pas de récompense essentielle, à moins qu’il n’ait une valeur
infinie, comme c’est le cas pour le Christ dont le mérite suffit à conduire, par
le baptême, les enfants à la vie éternelle. Quant à la peine temporelle due au
pêché, après la rémission de la faute, elle n’est pas mesurée aux dispositions
de celui auquel elle est due, puisque parfois une âme meilleure peut avoir
encouru une dette de peine plus grande et par conséquent sa rémission peut être
méritée par un autre que le débiteur principal. L’acte de satisfaction devient
alors l’acte de celui pour lequel on satisfait, à raison de la charité par
laquelle "nous ne sommes tous qu’un dans le Christ."
2. La
contrition a pour objet la faute elle-même qui relève des bonnes ou mauvaises
dispositions du sujet de la contrition et c’est pourquoi la contrition d’un pénitent
ne libère pas un autre de sa faute. Il en va de même de la confession par laquelle
l’homme se soumet à l’action des sacrements de l’Eglise. Un homme ne peut
recevoir un sacrement à la place d’un autre, parce que, dans le sacrement, la
grâce est donnée à celui qui le reçoit et non pas à un autre. On ne peut donc
pas assimiler la satisfaction à la contrition et à la confession.
3. Dans
l’acquit de la dette pour le péché, c’est la quantité de la peine expiatrice
qui compte ; dans le mérite, au contraire, c’est son principe radical, la
charité. C’est pourquoi celui qui, en vertu de la charité, mérite pour un autre,
au moins d’un mérite de convenance, mérite plus encore pour lui-même ; mais
celui qui satisfait pour un autre, ne satisfait pas pour lui-même, parce que la
quantité de peine ne suffit pas pour l’un et l’autre péché ; cependant en
offrant satisfaction pour un autre, il mérite quelque chose de mieux que la
remise d’une peine, il mérite la vie éternelle.
4. Si lui-même s’était obligé à quelque pénitence, il ne serait pas dégagé de sa dette avant de l’avoir acquittée et en conséquence il devrait Souffrir cette peine aussi longtemps que l’autre aurait dû le faire pour satisfaire à cette dette ; s’il ne l fait pas, l’un et l’autre sont débiteurs de cette peine, l’un pour le péché commis, l’autre pour l’omission de la satisfaction promise, sans qu’il s’en suive qu’un seul péché soit deux fois puni.
Ayant établi la possibilité de la satisfaction, nous avons maintenant à parler des qualités de la satisfaction. A ce sujet, cinq questions se posent 1. Peut-on satisfaire pour un seul péché séparément ? 2. Celui qui, ayant eu d’abord la contrition de tous ses péchés, retombe ensuite dans un de ces péchés, peut-il, sans être en état de charité, satisfaire pour les autres péchés qui lui ont été remis par la contrition ? -3. La satisfaction faite en état de péché commence-t-elle à prendre quelque valeur, quand l’homme a recouvré sa charité ? -4. Les œuvres faites en dehors de l’état de charité méritent-elles quelque bien ? -5. Ces mêmes œuvres ont-elles quelque valeur pour l’adoucissement des peines de l’enfer ?
Objections :
1. Il
semble qu’on puisse satisfaire pour un seul péché séparément. De plusieurs
choses qui n’ont pas ensemble de connexion, l’une peut être enlevée séparément.
Or les péchés n’ont pas ensemble de connexion. Autrement celui qui aurait un
péché les aurait tous. Ils peuvent donc être expiés chacun séparément, par la
satisfaction.
2. Dieu
est plus miséricordieux que l’homme. Or l’homme accepte le paiement séparé
d’une dette. Dieu donc accepte, lui aussi, la satisfaction faite pour un seul
péché séparément.
3. Satisfaire c’est, au dire du Maître des Sentences, "extirper les causes des péchés et ne plus accorder entrée à leurs suggestions". Or cela peut se faire pour un péché séparément. On peut refréner la luxure en développant l’avarice. C’est donc qu’un péché peut être expié séparément par la satisfaction.
Cependant :
Au témoignage d’Isaïe, le jeûne de ceux qui jeûnaient pour se disputer et se quereller n’était pas agréé de Dieu, bien que le jeûne soit une œuvre satisfactoire. Or on ne peut satisfaire que par des œuvres agréées de Dieu. Il ne le peut donc pas, celui qui a quelque péché sur la conscience.
D’ailleurs la satisfaction est un remède qui guérit nos fautes passées et nous préserve des futures, comme nous l’avons dit. r les péchés ne peuvent pas être évités sans la grâce. Il s’en suit que tout péché enlevant la grâce, on ne peut pas satisfaire pour un seul séparément.
Conclusion :
Certains théologiens ont prétendu qu’on pouvait satisfaire pour un seul péché séparément, comme le dit le texte du Maître des Sentences. Mais cela ne peut être. Puisque la satisfaction doit faire disparaître l’offense précédente, il faut qu’elle ait les conditions requises à cet effet. Or l'offense ne disparaît qu’avec le rétablissement de l’amitié, et tant qu’il reste un obstacle à ce rétablissement de l’amitié, il ne peut pas y avoir de satisfaction, même entre humains. En conséquence, tout péché mettant obstacle à l’amitié de charité qui unit l’homme à Dieu, il est impossible que l’homme satisfaction pour un seul péché en en retenant un autre, pas plus que celui-là ne donnerait satisfaction, qui, tout en se prosternant pour demander à son frère pardon du soufflet qu’il lui a donné, lui en donnerait en même temps un pareil.
Solutions :
1. Les
péchés n’ayant pas de connexion entre eux, dans un principe positif commun, on
peut encourir la culpabilité de l’un, sans encourir celle des autres. Mais le
principe de rémission de tous les péchés est une seule et même chose et par
conséquent il y a connexion entre les rémissions des différents péchés, eu
sorte qu’il ne peut pas y avoir satisfaction pour l’un sans satisfaction pour
les autres.
2. Dans
les dettes en matière de bien extérieur, il n’y a qu’une inégalité, celle qui
est opposée à la justice, du fait que l’un retient le bien de l’autre et par
conséquent le rétablissement de l’ordre n’exige que le rétablissement de
l’égalité de justice, ce qui peut se faire pour une dette séparément. Mais
quand il s’agit d’offense, il n’y a pas seulement une inégalité contraire à la
justice, il y en a une autre contraire à l’amitié. En conséquence, pour la
réparation de l’offense par la satisfaction, il faut non seulement le
rétablissement de l’égalité de justice par la compensation d’une peine
proportionnée, mais- encore le rétablissement de l’égalité d’amitié, ce qui ne peut
se faire tant que reste un obstacle à l’amitié.
3. "Le poids d’un seul péché nous entraîne à d’autres fautes" comme dit saint Grégoire. Celui-là donc, qui retient un péché, n’extirpe pas suffisamment les causes des autres.
Objections :
1. Il semble que celui qui a eu une fois la contrition de tous ses péchés et qui est retombé ensuite dans le péché, puisse, bien que n’étant plus en état de charité, satisfaire pour les autres péchés qui lui ont été remis par la contrition. Daniel dit en effet à Nabuchodonosor
"Rachète
tes péchés par l’aumône". Or Nabuchodonosor était alors pécheur, comme le
prouve la punition qui lui a Été ensuite infligée. C’est donc qu’on peut
satisfaire, bien qu’en état de péché.
2. "Personne
ne sait s’il est digne d’amour ou de haine". Si donc la satisfaction
n’était possible qu’à celui qui est en état de charité, personne ne saurait
s’il a satisfait ou non, ce qui est inadmissible.
3. C’est
l’intention qu’a l’homme au principe de son acte, qui donne à l’acte tout
entier sa forme. Or le pénitent (dans le cas proposé) était en état de charité
au début de sa pénitence ; toute la satisfaction qui suit aura donc son
efficacité en vertu de la charité : qui vivifiait son intention première.
4. La satisfaction consiste en une certaine adéquation de la peine avec la faute. Or cette adéquation peut se faire dans celui-là même qui n’a pas la charité et par conséquent aussi la satisfaction.
Cependant :
"C’est la charité qui couvre toutes les fautes". Or la vertu propre de la satisfaction est d’effacer les péchés. Donc elle n’a pas sa vertu, sans la charité.
De plus, la principale œuvre de satisfaction est l’aumône. Or l’aumône faite sans la charité n’a aucune valeur, comme on le voit par ces paroles de saint Paul : "Si je distribue tous mes biens en nourriture pour les pauvres, mais que je n’aie pas la charité, cela ne me sert de rien". Elle est donc aussi sans valeur, la satisfaction faite en état de péché mortel.
CQNCLUSION Certains théologiens ont dit que si quelqu’un retombait dans le péché avant d’avoir accompli la satisfaction qu’il devait pour tous les péchés remis par sa précédente contrition, et accomplissait sa pénitence en état de péché, cette satisfaction lui serait comptée de telle sorte que, s’il mourait dans ce péché, il ne serait pas puni en enfer pour les péchés réparés par cette satisfaction. Mais cela ne peut être. Il faut, dans la satisfaction, qu’une fois l’amitié rétablie, l’égalité de justice, dont le contraire supprime l’amitié, soit aussi rétablie, comme le dit le Philosophe. Or l’égalité, dans la satisfaction qu’on donne à Dieu, ne se mesure pas à l’équivalence objective, mais à l’acceptation de Dieu. Il faut donc que, même après la rémission de l’offense par la contrition, les œuvres satisfactoires soient agréées de Dieu, qualité qu’elles reçoivent de la charité. Il s’ensuit que les œuvres faites sans la charité ne sont pas satisfactoires.
Solutions :
1. Le
conseil de Daniel doit s’entendre en ce sens que Nabuchodonosor devait cesser
de pécher, se repentir et, en ces dispositions, satisfaire par l’aumône.
2. De
même que l’homme ne sait pas avec certitude s’il est digne d’amour ou de haine,
ainsi ne sait-il pas avec certitude, s’il a pleinement satisfait. C’est
pourquoi l’Ecclésiastique nous dit : "Du péché pardonné, ne sois pas sans
crainte". Il n’est pas exigé cependant qu’à cause de cette crainte, on
recommence sa pénitence, si l’on n’a pas conscience d’être en état de péché mortel.
Car bien que par la pénitence ainsi faite, on ne paie pas sa dette de peine, on
ne devient cependant pas coupable d’omission de pénitence négligée, tout comme
celui qui vient à la communion, sans conscience d’un péché mortel dont il est
réellement coupable, ne fait pas de communion sacrilège.
3. Cette
première intention de charité ayant été interrompue par le péché ne donne plus
aucune vertu satisfactoire aux œuvres faites en état de péché.
4. Il ne peut plus se faire d’adéquation suffisante, ni de par l’acceptation divine, ni de par l’équivalence objective. La raison donnée n’est donc pas concluante.
Objections :
1. Il
semble que la charité rentrant en notre âme donne de la valeur à la
satisfaction qui l’a précédée. Commentant ce passage du Lévitique : "Si
ton frère devient pauvre, etc.", la Glose nous dit : "Les fruits
d’une bonne vie doivent se compter dès le temps du péché". Or ces fruits ne
seraient pas comptés, s’ils ne recevaient pas quelque efficacité de la charité
qui leur est postérieure ; c’est donc qu’ils ont pris de la valeur quand l’âme
a récupéré la charité.
2. De
même que l’efficacité de la satisfaction est empêchée par le péché, ainsi
l’efficacité du baptême est-elle empêchée par des dispositions fictives. Or le
baptême retrouve sa valeur quand la fiction fait place à la vérité. La satisfaction
la retrouvera donc aussi, quand disparaîtra le péché.
3. Quand on a imposé des jeûnes à un pénitent, comme satisfaction pour les péchés commis, et qu’il les fait en état de péché, on ne l’oblige pas à les recommencer, lorsqu’il se confesse à nouveau. Il faudrait cependant les lui imposer une seconde fois, si les premiers jeûnes ne comptaient pas pour la satisfaction. C’est donc que les œuvres satisfactoires faites en état de péché deviennent efficaces quand ensuite le pécheur fait pénitence.
Cependant :
Les œuvres faites sans la charité n’étaient pas satisfactoires, parce qu’elles étaient œuvres mortes. Or les œuvres mortes ne deviennent pas vivantes par la pénitence et donc non plus satisfactoires.
D’ailleurs la charité n’anime que les actes qui en procèdent d’une certaine façon. Or les œuvres ne peuvent être agréées de Dieu et, par là, satisfactoires que si elles sont animées par la charité. En conséquence, les œuvres faites en état de péché ne procédant d’aucune manière de la charité et n’en pouvant d’ailleurs pas procéder ; ne peuvent d’aucune façon compter pour satisfactoires.
Conclusion :
Certains théologiens ont prétendu que les œuvres faites en état de charité et appelées œuvres vives sont méritoires de la vie éternelle et satisfactoires pour la rémission de la peine et que les œuvres faites en dehors de la charité sont suffisamment vivifiées par la charité subséquente, pour qu’elles puissent être satisfactoires, bien qu’elles ne deviennent pas méritoires de la vie éternelle. Mais cela ne peut pas être, car la valeur satisfactoire, comme la valeur méritoire des œuvres faites en état de charité, procèdent l’une et l’autre du même principe, de ce que ces œuvres sont agréées de Dieu. D’où il suit que la charité, qui survient, ne pouvant pas faire agréer les œuvres quant à la valeur méritoire, ne le peut pas non plus quant à la valeur satisfactoire.
Solutions :
1. Il ne faut pas entendre ces paroles du temps où le pénitent vivait en plein dans le péché, mais du temps où il a cessé de pécher, du dernier jour de sa vie de pécheur, ou bien de l’instant où, ayant eu la contrition de son péché, il a aussitôt commencé. à faire beaucoup de bonnes œuvres, même avant sa confession.
On peut dire
aussi que la contrition diminue d’autant plus la peine, qu’elle est plus grande
et qu’en multipliant ses bonnes œuvres, le pécheur, même en état de péché, se
dispose mieux à la grâce de la contrition. Il est donc probable que, ce faisant,
il diminue sa dette de peine (en se préparant une contrition meilleure), ce
dont le confesseur devra discrètement tenir compte, lui imposant une moindre
pénitence, puisqu’il le trouve mieux disposé.
2. Le
baptême imprime dans l’âme un caractère, ce que ne fait pas la satisfaction. La
charité rentrant dans l’âme en chasse l’hypocrisie et le péché et fait que le
baptême obtienne son effet, ce qu’elle ne peut pas faire pour la satisfaction. D’ailleurs
la justification du baptême, œuvre de Dieu et non de l’homme, se fait ex opere
operato et ne peut pas être mortifiée de la même façon que la satisfaction
qui est œuvre de l’homme.
3. Il y a des satisfactions qui laissent un effet durable dans celui qui les fait, même après que leur acte a été posé. C’est ainsi que le jeûne laisse au corps un certain affaiblissement, que l’aumône laisse un vide dans la bourse et que d’autres œuvres ont pareillement des effets durables. De telles satisfactions, même faites en état de péché, n’ont pas à être renouvelées, car la pénitence peut faire qu’elles soient agréées de Dieu à raison de leur effet qui demeure. Mais les satisfactions qui ne laissent pas d’effet durable dans le pénitent, une fois l’acte passé, comme la prière et autres pratiques de même genre, doivent être renouvelées. Quant à l’acte intérieur qui passe tout entier, il ne peut pas être vivifié et- doit être renouvelé.
Objections :
1. Il
semble que les œuvres faites en dehors de l’état de charité méritent quelque
bien, au moins quelque bien temporel. La peine, en effet est, pour l’acte
mauvais, ce qu’est la récompense pour le bon. Or aucun mal ne reste impuni
auprès d’un Dieu juste juge ; donc aussi nul bien ne restera sans récompense et
par conséquent les satisfactions précitées méritent quelque chose.
2. La
récompense n’est donnée qu’au mérite. Or les œuvres faites en dehors de l’état
de charité sont récompensées, puisqu’il est dit de ceux qui font leurs bonnes œuvres
pour la gloire humaine, "qu’ils ont reçu leur récompense". C’est donc
que ces œuvres ont quelque mérite.
3. Deux pécheurs, dont l’un fait beaucoup d’actions bonnes par leur objet et leurs circonstances, l’autre n’en faisant aucune, ne sont pas à égale proximité de Dieu pour en recevoir ses dons ; autrement on n’aurait pas à conseiller au pécheur de faire de bonnes actions. Or plus on s’approche de Dieu plus on reçoit de ses dons. Le pécheur, par les bonnes œuvres qu’il fait, mérite donc quelque bien auprès de Dieu.
Cependant :
Saint Augustin dit que "le pécheur n’est pas digne du pain qu’il mange". C’est donc qu’il ne peut rien mériter auprès de Dieu. D’ailleurs, celui qui n’est rien ne peut rien mériter. Or le pécheur n’ayant pas la charité n’est rien, quant à l’être spirituel, comme le dit saint Paul dans la I° Epître aux Corinthiens. Il ne peut donc rien mériter.
Conclusion :
On appelle mérite, à proprement parler, l’action qui fait qu’on doit en justice donner quelque chose à celui qui l’a posée. Mais le mot justice se dit de deux façons, premièrement, au sens propre, quand il s’applique à un droit strict de la part de celui qui reçoit quelque chose ; deuxièmement au sens analogique, quand il ne signifie qu’une convenance de la part de celui qui donne ; car il est parfois convenable qu’on donne ce qui n’est pas strictement dû à celui qui reçoit le don. C’est ainsi qu’on appelle justice ce qui convient à la divine bonté, selon cette parole de saint Anselme que "Dieu est juste quand il épargne les pécheurs, parce que cela lui convient". D’après cette distinction, il y a deux sortes de mérite : 10 celui d’un acte qui donne à son auteur un droit strict à une récompense c’est le mérite de juste équivalence, de condigno : 2° celui en vertu duquel le distributeur de récompenses doit, d’après les convenances de sa situation, donner quelque chose : c’est le mérite de convenance, de congruo. Or tout ce qui est don gratuit ne peut être réclamé comme dû au sens propre du mot, tant qu’on n’est pas en amitié avec celui qui donne, puisque la première raison du don est l’amour ; et tous les biens du temps et de l’éternité nous venant de la libéralité divine, personne ne peut prétendre avoir le droit d’en recevoir aucun, si ce n’est dans l’état de charité avec Dieu. Les œuvres faites en dehors de l’état de charité ne méritent donc de condigno ni bien éternel, ni bien temporel.
Mais comme il convient à la bonté de Dieu de donner quelque perfection à toutes les bonnes dispositions qu’elle rencontre, on dit que les œuvres faites ainsi en dehors de la charité méritent de congruo quelque récompense. A ce titre, elles peuvent nous valoir trois sortes de bien : un succès temporel, une disposition à la grâce, une habitude de bonnes œuvres. Cependant comme ce mérite n’est pas un mérite au sens propre du mot, il faut plutôt dénier qu’accorder une valeur méritoire aux œuvres de ce genre.
Solutions :
1. Comme le dit le Philosophe, le fils, quoi qu’il fasse, ne peut jamais rendre à son père l’équivalent de ce qu’il en a reçu et par con séquent, le père n’est jamais le débiteur de son fils. Encore moins l’homme peut-il rendre à Dieu une équivalence qui fasse de Dieu son débiteur. Par conséquent aucune de nos œuvres ne peut être méritoire de par sa propre valeur ; mais elle devient méritoire de par la charité qui met en commun tous les biens des amis. D’où il suit que, si bonne que soit une œuvre faite en dehors de la charité, elle ne saurait donner à l’homme un droit strict de recevoir quelque chose de Dieu.
Quant à l’œuvre mauvaise, elle mérite la peine équivalente à la gravité de sa malice, car les maux ne sont pas, comme les biens, des dons de Dieu. En conséquence, bien que l’œuvre mauvaise mérite sa peine de condigno, l’œuvre bonne faite en dehors de la charité ne mérite pas ex condigno sa récompense.
Les raisons données dans la seconde et troisième difficulté valent pour le mérite de congruo. Quant aux deux raisons données dans le Cependant : elles s’appliquent au mérite de condigno.
Objections :
1. Il
semble que ces œuvres n’aient aucune valeur pour l’adoucissement des peines de
l’enfer. La gravité de la faute mesure, en enfer, la gravité de la peine. Or
les œuvres faites en dehors de la charité ne diminuent en rien la gravité, du
péché et donc non plus les peines de l’enfer.
2. Les
peines de l’enfer, infinies en durée, sont d’intensité finie. Mais tout ce qui
est fini peut être épuisé par des retranchements finis. Si donc les œuvres
faites en dehors de la charité pouvaient retrancher quelque chose à la peine
due pour le péché, il pourrait arriver que ces œuvres fussent assez multipliées
pour supprimer totalement la peine de l’enfer, ce qui est faux.
3. Les suffrages de l’Eglise sont plus efficaces que les œuvres faites en dehors de la charité. Or, comme le dit saint Augustin : "Les suffrages de l’Eglise ne sont d’aucun secours aux damnés en enfer". Encore bien moins par conséquent les peines de l’enfer peuvent-elles être adoucies par des œuvres faites en dehors de la charité.
Cependant :
C’est le même saint Augustin qui nous dit : "Ceux qui bénéficient de ces suffrages en reçoivent la pleine rémission de leur peine ou un adoucissement à leur damnation".
D’ailleurs il est encore mieux de faire le bien que de quitter le mal. Or quitter le mal fait éviter la peine même à ceux qui n’ont pas la charité. A plus forte raison, l’éviteront-ils en faisant le bien.
Conclusion :
La diminution des peines de l’enfer peut s’entendre de deux façons, et d’abord en ce sens que le damné serait libéré d’une peine qu’il avait méritée. De cette façon-là, personne n’est libéré d’aucune peine, à moins d’être absous de la faute elle-même, car les effets ne diminuent pas et ne disparaissent pas tant que leur cause n’est pas diminuée ou supprimée. Les œuvres faites en dehors de la charité ne pouvant ni diminuer, ni supprimer la faute, ne peuvent donc pas adoucir de cette façon les peines de l’enfer.
Quant à la diminution ou au délai de la peine temporelle, ces œuvres les méritent de la même façon qu’elles méritent des biens temporels, comme on -le voit par le cas d’Achab. Certains théologiens prétendent que ces actes diminuent la peine de l’enfer, non pas en retranchant quelque chose de ce qui constitue la peine elle-même, mais en fortifiant le patient de telle sorte qu’il puisse la supporter plus facilement. Mais c’est impossible. Le sujet ne peut être fortifié que par une diminution de sa passibilité. Or c’est la faute qui est la mesure de cette passibilité et par conséquent, sans diminution de la faute, le patient ne peut pas être fortifié.
D’autres disent que la peine est diminuée quant au ver (au remords) de la conscience, mais non point quant à la peine du feu. Mais cette distinction est, elle aussi, sans valeur, car la peine du remords de la conscience est tout aussi bien que la peine du feu, proportionnée à la faute ; c’est la même mesure pour l’une et l’autre peine.
Par ce que nous venons de dire, on voit comment doivent se résoudre les objections.
Mais l’adoucissement peut s’entendre d’autre façon, en ce sens que le pécheur soit empêché de mériter une aggravation de peine ; et c’est de cette façon que les œuvres faites en dehors de la charité diminuent les peines de l’enfer. Premièrement, l’homme, en les faisant, évite la culpabilité du péché d’omission. Deuxièmement, les œuvres de ce genre disposent l’homme au bien, en sorte que les péchés qu’il commet, sont faits avec moins de mépris de la loi bien plus, elles le préservent de beaucoup de péchés.
Après avoir parlé des exigences d’une vraie satisfaction, nous nous poserons trois questions au sujet des œuvres par lesquelles se fait la satisfaction : 1. Les œuvres satisfactoires doivent-elles être pénales ? -2. Les peines que Dieu nous inflige en cette vie, sont-elles satisfactoires ? -3. Est-ce une bonne énumération des œuvres satisfactoires de dire qu’elles se ramènent à trois catégories : l’aumône, le jeûne et la prière ?
Objections :
1. Il
semble que la satisfaction ne doive pas se faire par des œuvres pénales. La satisfaction
doit être une compensation pour l’offense de Dieu. Or il semble qu’il n’y ait
aucune compensation dans des œuvres pénales, "Dieu ne se délectant pas
dans nos peines", comme on le dit dans le livre de Tobie. Les œuvres
satisfactoires ne doivent donc pas être pénales.
2. Plus
une œuvre procède de la charité, moins elle est pénale, puisque. la charité
exclut la peine, comme le dit saint Jean. Si donc il fallait que les œuvres
satisfactoires fussent pénales, plus elles procéderaient de la charité, moins
elles seraient pénales, ce qui est faux.
3. Satisfaire, c’est, au dire de saint Anselme, "rendre à Dieu son dû d’honneur", mais cela peut se faire autrement que par des œuvres pénales. C’est donc que la satisfaction ne requiert pas des œuvres pénales.
Cependant :
Saint Grégoire nous dit : "Il est juste que le pécheur s’inflige, par la pénitence, d’autant plus de peine qu’il s’est fait, par sa faute, de plus grands dommages".
D’ailleurs la satisfaction doit guérir parfaitement la blessure du péché. Or les remèdes aux péchés sont des peines, comme le dit le Philosophe. Il faut donc que la satisfaction se fasse par des œuvres pénales.
Conclusion :
La satisfaction regarde à la fois l’offense passée, pour laquelle elle offre compensation et les fautes possibles de l’avenir dont elle nous préserve. A ce double titre, elle requiert des œuvres pénales.
La compensation d’une offense implique une égalisation à établir entre l’offensant et l’offensé. En matière de justice humaine, cette égalisation s’obtient par la soustraction d’un bien fait à celui qui a plus que son dû, au profit de celui auquel l’offense avait enlevé quelque chose. Or, quoique du côté de Dieu, rien du bien divin ne puisse être enlevé, le pécheur Cependant, comme nous l’avons dit, s’efforce, autant qu’il est en son pouvoir, d’enlever quelque chose à Dieu. Il faut donc, pour qu’il y ait con que la satisfaction enlève quelque chose au pécheur, au profit de l’honneur de Dieu. Mais l’œuvre bonne, en tarit qu’œuvre bonne, n’enlève rien à celui qui la fait ; elle ajoute plutôt à sa perfection ; celui-ci ne peut donc subir une soustraction de bien, pour l’œuvre bonne, que si cette œuvre est pénale. Il faut donc, pour qu’une œuvre soit satisfactoire, qu’elle soit bonne, afin d’honorer Dieu et qu’elle soit pénale afin de soustraire au pécheur quelque bien.
De même l’œuvre satisfactoire doit être pénale en tant que préservative des fautes futures, car on revient plus difficilement aux péchés pour lesquels on a souffert quelque peine. De là vient, qu’au témoignage du Philosophe, les remèdes aux péchés sont des peines.
Solutions :
1. Bien
que Dieu ne se délecte pas dans les peines en tant que peines, il y prend plaisir
en tant qu’elles sont justes et peuvent être ainsi satisfactoires.
2. Il
en est de la pénalité dans la satisfaction, comme de la difficulté dans le
mérite. La diminution de la difficulté, qui tient à l’acte même, toutes choses
égales d’ailleurs, diminue le mérite ; mais quand cette diminution tient à la
générosité de la volonté qui vient de la charité, au lieu de diminuer le mérite,
elle l’augmente. Ainsi en va-t-il de la diminution de la difficulté, quand elle
vient de la générosité de la volonté, œuvre de la charité, elle ne diminue pas
l’efficacité de la satisfaction, au contraire elle l’augmente.
3. L’honneur dû pour le péché est la compensation de l’offense qui ne peut se faire sans une peine du pécheur. C’est de ce dû, que doit s’entendre la parole de saint Anselme.
Objections :
1. Il
semble que les peines dont Dieu nous, punit en cette vie ne puissent pas être
satisfactoires. Rien ne peut être satisfactoire que ce qui est méritoire, comme
on le voit par ce que nous avons dit. Mais nous ne méritons que par les choses
qui dépendent de nous ; et comme les châtiments, que Dieu nous inflige, ne
dépendent pas de nous, il semble donc qu’ils ne puissent pas être
satisfactoires.
2. La
satisfaction est le privilège des bons. Or ces châtiments temporels sont aussi
infligés aux méchants et c’est à eux principalement qu’ils sont dûs. Ils ne
peuvent donc pas être satisfactoires.
3. La satisfaction se fait pour les péchés passés. Or ces châtiments sont parfois infligés à des gens qui n’ont pas de péché, comme on le voit par l’exemple de Job. Il semble donc qu’ils ne soient pas satisfactoires.
Cependant :
Voici, en sens contraire, ce que dit l’épître aux Romains : "La tribulation opère la patience, et la patience éprouve" c’est-à-dire : "purifie du péché" comme le dit la Glose. C’est donc que les châtiments de cette vie nous purifient de nos péchés et sont satisfactoires.
D’ailleurs, au témoignage de saint Ambroise, la peine est satisfactoire, même quand manque la croyance, c’est-à-dire la conscience du péché.
Conclusion :
La compensation de l’offense passée peut avoir sa cause dans l’offensant ou être imposée par un autre. Quand elle est imposée par un autre, elle a plutôt le caractère de peine vindicative, que celui de satisfaction. Quand elle procède de l’offensant lui-même, elle devient satisfaction. Si donc le patient, auquel Dieu inflige des châtiments, les fait siens de quelque façon, ils reçoivent le caractère de satisfaction. Or il les fait siens en tant qu’il les accepte pour la purification de ses péchés, les utilisant en patience. Si, au contraire, il proteste, avec impatience, contre ces châtiments, il ne les fait siens d’aucune façon et ils n’ont, en con séquence, aucun caractère de satisfaction, mais seulement celui de peine vindicative.
Solutions :
1. Bien
que ces châtiments ne soient pas eux-mêmes en notre pouvoir, il dépend de nous
de nous en servir en patience ; c’est ainsi que faisant de nécessité vertu, nous
pouvons les rendre méritoires et satisfactoires.
2. "Le
même feu qui fait briller l’or fait fumer la paille" nous dit saint
Grégoire (saint Augustin dans la Cité de Dieu). C’est ainsi que les
mêmes châtiments purifient les bons et rendent les mauvais plus coupables par
impatience. C’est pourquoi les châtiments ne sont satisfaction que pour les
bons, bien qu’ils soient communs aux bons et aux méchants.
3. Les châtiments sont toujours en relation avec une faute passée, mais parfois avec une faute de nature et non pas avec une faute personnelle. Si, en effet, il n’y avait pas de faute dans la nature humaine, il n’y aurait pas eu de ces épreuves temporelles. Mais à cause de la faute originelle de nature, Dieu inflige des peines temporelles à certaines personnes sans qu’elles aient été personnellement en faute, pour leur donner le mérite de la vertu et les garder du péché futur. Ces deux éléments sont nécessaires à l’œuvre satisfactoire. Elle doit être une œuvre méritoire pour rendre honneur à Dieu, et une œuvre gardienne de la vertu, pour qu’elle nous préserve des péchés futurs.
Objections :
1. Il semble que les œuvres satisfactoires soient mal énumérées, quand on dit qu’il y en a trois l’aumône, le jeûne et la prière. En effet, toute œuvre satisfactoire doit être pénale. Or la prière n’apporte pas la peine, mais la joie, puisqu’elle est un remède à la tristesse de la peine. D’où cette parole de saint Jacques "Quelqu’un de vous est-il triste ? Qu’il prie ; a-t-il l’âme en paix ? qu’il chante". La prière ne doit donc pas être comptée parmi les œuvres satisfactoires.
2. Tout
péché est péché de la chair ou de l’esprit. Saint Jérôme commentant la parole
de saint Marc. Ce genre de démon n’est chassé que par la prière et le jeûne"
nous dit : "Le jeûne guérit les pestes du corps ; la prière les pestes de
l’esprit". Il ne doit donc pas y avoir d’autre œuvre satisfactoire.
3. La satisfaction est nécessaire pour la purification de nos péchés. Or l’aumône nous purifie de tous nos péchés, comme le dit saint Luc : "Donnez l’aumône et tout ce qui est en vous sera pur". Les deux autres œuvres sont donc superflues.
Cependant :
Il semble au contraire qu’il doive y avoir plus de trois sortes d’œuvres satisfactoires. Les contraires sont guéris par leurs contraires. Or il y a plus de trois genres de péchés. On doit donc compter aussi plus de trois genres d’œuvres satisfactoires.
D’ailleurs on impose aussi comme satisfactions, des pèlerinages et des disciplines ou flagellations qui ne rentrent dans aucun des genres énumérés. L’énumération est donc insuffisante.
Conclusion :
La satisfaction doit être telle, qu’elle nous enlève quelque chose au profit de l’honneur de Dieu. Or nous n’avons que trois genres de biens, ceux de l’âme, ceux du corps et ceux de la fortune ou biens extérieurs. Nous nous enlevons quelque chose des biens de la fortune par l’aumône, et des biens du corps par le jeûne. Quant aux biens de l’âme, nous ne devons pas nous les enlever en touchant à leur essence ou en les diminuant, puisque c’est par eux que nous sommes agréables à Dieu, mais en les soumettant totalement à Dieu, ce qui se fait par la prière.
Cette énumération est justifiée aussi du point de vue de l’action de la satisfaction sur les causes du péché qu’elle extirpe. Ces racines du péché sont au nombre de trois, d’après saint Jean : "La concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l’orgueil de la vie". Le jeûne combat la concupiscence de la chair ; l’aumône, la concupiscence des yeux ; et la prière, l’orgueil de la vie, comme le dit saint Augustin commentant saint Matthieu.
Elle s’harmonise aussi très bien avec cet autre caractère de la satisfaction, qui est de fermer l’entrée de notre âme aux suggestions du péché. Tout péché en effet est commis contre Dieu, contre le prochain ou contre nous-mêmes. Aux premiers s’oppose la prière, aux seconds l’aumône, aux troisièmes le jeûne.
Solutions :
1. Quelques-uns
distinguent deux sortes de prière : celle des contemplatifs dont "la
conversation est dans les cieux", qui ne serait pas satisfactoire, parce
que tout entière de jouissance ; et celle du gémissement pour le péché, qui
serait pénible et partie de la satisfaction. Mais il vaut mieux dire que toute
prière est satisfactoire, parce que, bien qu’elle apporte suavité à l’esprit, elle
inclut une certaine affliction de la chair, car, nous dit saint Grégoire : "tandis
que grandit en nous la force de l’amour intérieur, la force de la chair en est
certainement affaiblie". C’est ce que signifie l’histoire du nerf de la
jambe de Jacob, paralysé à la suite de la lutte avec l’ange.
2. Il y
a deux sortes de péchés de la chair. Les uns, comme la gourmandise et la luxure,
s’achèvent dans la jouissance même de la chair. Les autres se commettent dans les
choses qui sont au service de la chair, bien que leur jouissance soit plutôt
dans l’âme et non dans la chair, comme les péchés d’avarice. Ce sont, donc là
des péchés mixtes, à la fois spirituels et charnels, et ils ont aussi besoin
d’une satisfaction appropriée qui est l’aumône.
3. Bien
que chacune de ces trois sortes d’œuvres satisfactoires soit, en vertu d’une
certaine convenance, appropriée à chaque sorte de péchés, puisqu’il convient
que chacun soit puni par où il a péché, et que la satisfaction frappe à la
racine le péché commis, cependant chacune de ces œuvres satisfactoires peut
valoir pour n’importe quel péché. C’est pourquoi, à celui qui ne peut pas
accomplir telle œuvre satisfactoire on. en impose une autre et principalement
l’aumône qui peut remplacer les autres œuvres satisfactoires, en tant qu’on
achète d’une certaine façon par l’aumône. la valeur des œuvres satisfactoires
de celui auquel on fait l’aumône. On ne peut donc pas conclure du fait que
l’aumône purifie ainsi de tout péché, que les autres satisfactions sont
superflues.
4. Bien
qu’il y ait beaucoup d’espèces différentes de péchés, toutes se rattachent à
ces trois racines ou trois genres de péchés auxquels correspondent les trois
genres d’œuvres satisfactoires dont nous avons parlé.
5. Tout ce qui est affliction du corps se rattache au jeûne ; tout ce qu’on dépense au service du prochain a le caractère d’aumône et tout culte rendu à Dieu rentre sous le concept de prière ; c’est pourquoi aussi, une seule et même œuvre peut être satisfactoire à plusieurs titres.
Ayant achevé d’étudier les parties du sacrement de pénitence, nous devons nous demander qui peut le recevoir, et nous poser à ce sujet trois questions 1. -La pénitence peut-elle se trouver dans les âmes innocentes ? -2. Dans les saints glorifiés ? -3. Dans les anges bons ou mauvais ?
Objections :
1. Il
ne semble pas que la pénitence puisse se trouver dans les âmes innocentes. Faire
pénitence, c’est pleurer les péchés qu’on a commis. Or les innocents n’ont
commis aucun mal. Il n’y a donc pas en eux de pénitence.
2. Le
nom même de pénitence implique l’idée de peine. Or les innocents -ne méritent
aucune peine. Il n’y a donc pas, chez eux, de pénitence.
3. La pénitence se confond avec la justice vindicative. Mais chez tous ceux qui vivent dans l’innocence, la justice vindicative n’a pas à s’exercer, et donc non plus la pénitence qui, en conséquence, n’existe pas chez les innocents.
Cependant :
Toutes les vertus nous sont infusées en même temps. Or la pénitence est une vertu. Lorsque donc, au baptême, les autres vertus sont infusées, la pénitence est, elle aussi, infusée avec elles.
D’ailleurs, celui qui n’a jamais été malade corporellement, est encore dit guérissable. Or de même que la guérison actuelle de la blessure du péché ne se fait que par un acte de pénitence, ainsi personne n’est-il guérissable qu’en vertu de sa disposition habituelle à la pénitence. Celui-là donc qui n’a jamais eu l’infirmité du péché a la disposition habituelle de la pénitence.
Conclusion :
La disposition habituelle tient le milieu entre la puissance et l’acte. Si donc la puissance à l’acte est supprimée, la disposition habituelle disparaît, elle aussi ; mais il n’en va pas de même si c’est l’acte qui est supprimé, parce que le conséquent disparaît si l’on supprime l’antécédent, mais non réciproquement. Or l’acte disparaît quand disparaît sa matière, parce qu’il ne peut pas exister sans la matière sur laquelle il s’exerce. Il s’ensuit que la disposition habituelle d’une vertu peut se rencontrer dans un homme qui n’a pas matière à l’exercer, mais qui peut l’avoir et ainsi avoir à poser l’acte. C’est ainsi qu’un homme peut avoir la disposition habituelle à la magnificence, sans en avoir l’acte, n’ayant pas les grandes richesses qui sont la matière de la magnificence, mais pouvant les avoir. Les innocents ne peuvent donc pas avoir l’acte de la pénitence dans l’état d’innocence, puisqu’ils n’ont pas les péchés qui en sont la matière, mais ils peuvent en avoir la disposition habituelle, puisque le péché leur est possible ; et ils ont cette disposition habituelle, dès qu’ils ont la grâce, puisque toutes les vertus sont données en même temps.
Solutions :
1. Bien
que n’ayant pas commis le péché, les innocents restent capables de le commettre
et peuvent, à ce titre, avoir la disposition habituelle de la pénitence. Cependant
cette disposition habituelle ne passera pas à l’acte, si ce n’est pour des
péchés véniels, parce que les péchés mortels la suppriment. Elle n’est
cependant pas inutile, étant la perfection d’une faculté naturelle.
2. Bien
qu’ils n’aient actuellement aucune dette de peine, ils sont exposés à des actes
qui leur en méritent.
3. Dès lors que la possibilité de péché demeure, il y a encore place pour la disposition habituelle de la justice vindicative, bien qu’elle ne doive point passer à l’acte, tant qu’il n’y a pas de péché en acte.
Objections :
1. Il
semble que les saints du ciel n’aient pas de pénitence. "Les bienheureux, nous
dit saint Grégoire, se souviennent de leurs péchés, comme nous-mêmes, une fois
guéris, nous nous souvenons, sans douleur, de nos maladies." Or la
pénitence est une douleur du coeur. Les saints du ciel n’ont donc pas de
pénitence.
2. Les
saints du ciel ressemblent au Christ. Or il n’y a eu, dans le Christ ni
pénitence, ni foi, la foi étant le principe de la pénitence. Donc pas de
pénitence dans les saints du ciel.
3. Vaine est la disposition habituelle qui ne passe jamais à l’acte. Mais les saints du ciel n’auront jamais d’acte de pénitence, car alors ils auraient quelque désir contrarié. Ils n’auront donc pas non plus de disposition habituelle de pénitence.
Cependant :
La pénitence est une partie de la vertu de justice. Or la justice doit durer à perpétuité et demeurer immortelle au ciel ; donc aussi la pénitence.
D’ailleurs, dans les Vies des Pères du désert, on lit qu’un Père a dit qu’Abraham se repentira de n’avoir pas fait plus de bien. Or l’homme doit se repentir du mal commis, plus que de l’omission d’un bien auquel il n’était pas tenu, car c’est d’un bien de ce genre que parlait le Père. Il y aura donc, au ciel, une pénitence des péchés commis ici-bas.
Conclusion :
Les vertus cardinales auront encore leur place dans la vie du ciel, mais avec les actes que comporte le bien final auquel elles nous conduisent. La vertu de pénitence étant donc partie de la vertu de justice qui est une vertu cardinale, quiconque l’aura eue en cette vie, la gardera dans l’autre. Seulement, au lieu de l’acte qu’elle exerce en ce monde, elle en aura un autre, l’action de grâces rendue à Dieu pour la miséricorde qui pardonne le péché.
Solutions :
1. Ce
texte prouve que les saints n’ont pas le même acte de pénitence que nous, et
c’est ce que nous concédons.
2. Le
Christ- n’a pas pu pécher ; et par con séquent la matière de la vertu de
pénitence lui a totalement manqué, non seulement en acte, mais encore en
puissance, ce qui différencie son cas de celui des autres.
3. Le repentir, au sens propre du mot, signifiant notre acte de pénitence de la vie présente, ne se trouvera pas au ciel ; mais sa disposition habituelle ne sera cependant pas vaine, parce qu’elle aura un autre acte.
Nous concédons ce que nous dit le Cependant mais sans accorder ce que prétend l’objection suivante, que l’acte de pénitence- sera le même au ciel qu’ici-bas. A cette instance nous répondons qu’au ciel, notre volonté sera tout-à-fait conforme à celle de Dieu. En conséquence, de même que la volonté de Dieu veut, de volonté antécédente, mais non pas de volonté conséquente, l’existence de tout bien et l’exclusion de tout mal, ainsi en est-il des bienheureux. C’est cette volonté antécédente que ce saint Père appelait improprement pénitence.
Objections :
1. Il
semble que l’ange bon ou mauvais soit capable de pénitence. La crainte est le
commencement de la pénitence. Or il y a de la crainte dans les anges. "Les
démons croient et tremblent". Il y a donc aussi en eux de la pénitence.
2. Le
Philosophe dit que les méchants sont remplis de regret et que c’est là leur
plus grande peine. Or les démons sont les plus dépravés des êtres et rien ne
leur manque de ce qui est peine. Ils peuvent donc se repentir.
3. Une
chose est plus facilement mue selon sa nature, que contre sa nature. L’eau
portée à un degré de chaleur contraire à sa température naturelle retombe
d’elle-même à son degré naturel. Or les anges peuvent être entraînés au péché
qui est contre leur commune nature. A plus forte raison peuvent-ils être
rappelés au bien qui est selon leur nature. Or c’est ce que fait la pénitence. Ils
sont donc capables de pénitence.
4. D’après saint Jean Damascène, on doit juger de l’état des anges comme de celui des âmes séparées. Or, au dire de certains théologiens, la pénitence peut se trouver dans les âmes séparées, aussi bien que dans les bienheureux du ciel C’est donc qu’elle peut se trouver dans les anges.
Cependant :
Par la pénitence, l’homme obtient le pardon du péché qu’il a commis. Or cela est impossible aux anges. C’est donc qu’ils ne sont pas capables de pénitence.
D’ailleurs saint Jean Damascène nous dit "que c’est l’infirmité du corps qui vaut à l’homme l’usage de la pénitence". Or les anges ne sont pas dans un corps. Il -ne peut donc pas y avoir en eux de pénitence.
Conclusion :
La pénitence, en nous, peut se prendre dans un double sens. On peut en parler d’abord en tant qu’elle est une passion. Ainsi entendue, elle n’est qu’une tristesse ou douleur du péché commis. Bien qu’en tant que passion, elle ne soit que dans le concupiscible, il y a cependant dans la volonté, un acte qu’on appelle pénitence par analogie avec cette passion et qui nous porte à détester ce que nous avons fait.
On peut entendre la pénitence d’une autre façon, en tant qu’elle est vertu. L’acte de la pénitence ainsi entendue est une détestation du péché commis, jointe au ferme propos de le corriger, et commandée par l’intention d’expier ce péché et d’apaiser Dieu pour l’offense qui lui a été faite. Cette détestation du mal nous convient à raison de notre ordonnance naturelle au bien, et comme, dans aucune créature, cette ordonnance ou inclination au bien n’est totalement supprimée, il s’ensuit que, même dans les damnés, se retrouve cette détestation du mal et par conséquent la pénitence passion ou un acte semblable qui permet au livre de la Sagesse de dire "Faisant pénitence au dedans d’eux-mêmes". Cette pénitence n’étant pas une disposition habituelle, mais une passion ou un acte, ne peut pas se trouver dans les anges bienheureux qui n’ont pas commis de péché, mais elle existe chez les mauvais anges, dont la condition est semblable à celle des âmes damnées, car selon saint Jean Damascène "ce que la mort est pour l’homme, la chute pour les anges". Seulement le péché de l’ange est irrémissible et comme le péché, en tant que rémissible et expiable, est la matière propre de la vertu de pénitence, cette matière n’étant pas à la disposition des anges, ils n’ont pas la faculté de passer l’acte de pénitence proprement dit et par conséquent n’ont pas non plus la disposition habituelle correspondante. Les anges ne peuvent donc pas recevoir la vertu de pénitence.
Solutions :
1. La
crainte engendre un certain mouvement de pénitence, mais qui n’est pas la vertu.
2. Même
réponse pour la seconde objection.
3. Tout
ce qui est mouvement naturel dans les anges est bon et les incline au bien ;
mais leur libre arbitre est obstiné dans le mal ; et comme les mouvements de la
vertu et du vice dépendent surtout du libre arbitre et non de la nature, il
s’ensuit que la bonne inclination de leur nature n’entraîne pas nécessairement
chez eux la vertu ou la possibilité de la vertu.
4. Les saints anges et les âmes des saints ne sont pas dans la même condition à l’égard de la pénitence. Il y a eu ou il a pu y avoir des péchés rémissibles dans les âmes des saints, mais non pas dans les anges. Ainsi, bien que la condition de ces bienheureux soit semblable, quant à l’état présent, elle ne l’est pas quant à l’état passé qui est l’objet direct de la pénitence.
Ayant achevé ce qui concernait le pénitent, nous avons maintenant à considérer le pouvoir des ministres du sacrement de pénitence, pouvoir qui relève du pouvoir des clefs. Nous verrons d’abord ce qu’est ce pouvoir des clefs, puis nous traiterons de l’excommunication et des indulgences qui sont des choses annexes au pouvoir des clefs.
Quant au pouvoir lui-même, nous avons quatre points à considérer traitant 1° de son entité ou essence et de son usage ; 2° de ses effets ; 3° de ses ministres ; 4° de ceux sur lesquels il peut s’exercer.
Au sujet du premier point, trois questions se posent : -1. Doit-il y avoir des clefs dans l’Eglise ? -2. Ces clefs sont-elles un pouvoir de lier ou de délier ; -3. Y a-t-il deux clefs ou une seule ?
Objections :
1. Il
semble qu’il ne doive pas y avoir de clefs dans l’Eglise. On n’a pas besoin de
clefs pour entrer dans une maison dont la porte est ouverte. Or l’Apocalypse
nous dit : "J’ai vu et voici qu’au ciel une porte est ouverte", porte
qui est le Christ disant de lui-même "Je suis la porte". Pour
l’entrée au ciel, l'Eglise n’a donc pas besoin de clefs.
2. La
clef sert à ouvrir et à fermer ; mais cela n’appartient qu’au Christ "qui
ouvre et personne ne ferme, qui ferme et personne n’ouvre". L’Eglise n’a
donc pas de clefs dans les mains de ses ministres.
3. A qui le ciel est fermé, l’enfer, est ouvert, et réciproquement. D’où quiconque a les clefs du ciel, a celles de l’enfer. Mais on ne dit pas que l'Eglise a les clefs de l’enfer. Elle n’a donc pas lion plus celles du ciel.
Cependant :
On lit dans saint Matthieu, cette parole de Jésus à Pierre "Je te donnerai les clefs du royaume des cieux", etc.
D’ailleurs, tout dispensateur doit avoir les clefs de ce qu’il distribue ; or d’après saint Paul, les ministres de l’Eglise sont "les dispensateurs des divins mystères". Ils doivent donc en avoir les clefs.
Conclusion :
Dans les choses matérielles, la clef est l’instrument qui sert à l’ouverture de la porte. Or la porte du royaume nous est fermée, en tant que le péché est une souillure et en tant qu’il nous mérite une peine. C’est pourquoi le pouvoir, qui écarte cet obstacle, est appelé clef. Ce pouvoir appartient à la divine Trinité par droit d’autorité et c’est la raison pour laquelle certains disent qu’elle a la clef d’autorité : Mais ce même pouvoir d’écarter l’obstacle du péché appartient au Christ-Homme par le mérite de la passion qui est dite ouvrir la porte du ciel ; et c’est ainsi que quelques-uns attribuent au Christ les clefs d’excellence.
Or, du côté du Christ endormi sur la croix, ont coulé les sacrements qui appartiennent à la constitution même de l’Eglise et- c’est ainsi que, dans les sacrements de l’Eglise, demeure l’efficacité de la passion du Christ. Voilà comment les ministres de l’Eglise, qui sont les dispensateurs des sacrements, ont reçu un certain pouvoir d’écarter cet obstacle du péché, non point par leur propre vertu, mais par la vertu de Dieu et de la passion du Christ. C’est ce pouvoir qu’on appelle métaphoriquement clef de l’Eglise et qui est une clef de service.
Solutions :
1. La
porte du ciel est, de son côté, toujours ouverte ; mais on la dit fermée pour
celui qui ne peut pas y entrer, à raison d’un obstacle qui vient de lui-même. L’obstacle,
qui existait pour toute la nature humaine ù raison du péché originel, a été
écarté par la passion du Christ et c’est pour cela qu’après la passion, Jean a
vu la porte du ciel ouverte. Mais encore maintenant elle est chaque jour fermée
à tel ou tel individu, soit à cause du péché originel qu’il a contracté en
naissant, soit à cause du péché actuel qu’il a commis personnellement. Voilà
pourquoi nous avons besoin des sacrements et des clefs de l’Eglise.
2. Cette
parole s’entend de la fermeture définitive des Limbes où personne ne descend
plus et de cette ouverture du paradis qui consiste en ce que le Christ a écarté,
par sa passion, l’obstacle qui s’opposait à l’entrée de la nature humaine.
3. La clef de l’enfer, qui l’ouvre et le ferme, est le pouvoir de conférer la grâce qui ouvre l’enfer en faisant sortir l’homme du péché, porte de l’enfer, et qui le ferme en empêchant l’homme soutenu par la grâce de tomber dans le péché. Or ce pouvoir de conférer la grâce n’appartient qu’à Dieu seul qui, par conséquent, a gardé pour lui seul, la clef de l’enfer. Mais la clef du royaume est encore le pouvoir de remettre la dette de peine temporelle qui demeure après le pardon, et empêche le pénitent d’entrer dans le royaume. Voilà pourquoi on peut plutôt confier à des hommes la clef du royaume que celle de l’enfer, car ce n’est pas la même chose, comme on le voit par ce que nous venons de dire. Un pénitent peut être tiré de l’enfer par la rémission de la peine éternelle, sans être immédiatement introduit dans le royaume, à cause de la dette de peine temporelle qui lui reste à payer.
Ou bien il faut dire, comme certains le font, que la clef du ciel est la même que celle de l’enfer, puisque du fait que l’un est fermé, l’autre est ouvert, et qu’on a retenu la dénomination la plus digne.
Objections :
1. Il
semble que la clef ne soit pas ce pouvoir de lier et de délier par lequel "le
juge ecclésiastique doit recevoir les dignes et exclure du royaume les indignes",
ainsi que le disent le texte du Maître des Sentences et la glose de saint
Jérôme sur le texte de saint Matthieu. Le pouvoir spirituel conféré dans le sacrement
est la même chose que le caractère sacramentel. Mais la clef et le caractère ne
semblent pas être une même chose ; car l’homme est mis en relation avec Dieu
par le caractère et avec les sujets par la clef. La clef n’est donc pas un
pouvoir.
2. On
réserve le nom de juge ecclésiastique à celui qui a pouvoir de juridiction, pouvoir
qui n’est pas conféré en même temps que l’Ordre. Les clefs au contraire sont
données dans la collation même de l’Ordre. On ne doit donc pas faire mention du
juge ecclésiastique dans la définition des clefs.
3. On
n’a besoin d’aucune puissance active pour obtenir l’actualité de ce qu’on a de
soi-même. Or du fait même qu’un homme est digne du royaume, il. y est admis. Le
pouvoir des clefs n’a donc pas à recevoir au royaume ceux qui en sont dignes.
4. Les
pécheurs sont indignes du royaume et cependant l’Eglise prie pour que les
pécheurs arrivent au royaume. Elle n’en exclut donc pas les indignes, mais, pour
sa part, les admet plutôt autant qu’elle le peut.
5. Dans -toutes les séries ordonnées d’agents, la fin dernière relève de l’agent principal et non point de la cause instrumentale. Or c’est Dieu qui est l’agent principal du salut de l’homme. C’est donc à lui qu’il appartient d’admettre au royaume, ce qui est la fin dernière, et non pas au prêtre qui a les clefs et qui n’est qu’un instrument ou ministre.
Conclusion :
D’après le Philosophe, "les puissances se définissent par leurs actes". D’où la clef étant une certaine puissance, elle doit se définir par son acte ou son usage et la mention de cet acte doit exprimer l’objet qui le spécifie, ainsi que le mode d’agir qui montre que cette puissance est ordonnée. Or la puissance spirituelle n’a pas pour acte d’ouvrir simplement le ciel, puisqu’il est déjà ouvert, comme on l’a dit dans l’article précédent, mais de l’ouvrir pour tel individu, ce qui ne peut se faire de façon ordonnée, que si l’on estime l’idonéité de celui auquel on doit ouvrir le ciel. Voilà pourquoi ; dans la définition précitée de la clef, on nous donne d’abord le genre de la réalité à définir, c’est-à-dire la puissance, puis le sujet de cette puissance, à savoir le juge ecclésiastique, puis l’acte, l’exclusion ou l’admission, par analogie avec les deux actes de la clef matérielle qui ouvre ou ferme. L’objet de cet acte est indiqué par la mention du royaume, et son mode, par les mots dignes et indignes, car on doit estimer la dignité ou l’indignité de ceux sur lesquels l’acte s’exerce.
Solutions :
1. Pour
obtenir deux effets dont l’un est cause de l’autre, il n’est besoin que d’une
seule puissance, c’est ainsi que, dans le feu, la chaleur suffit à chauffer et
à dissoudre. Or toute grâce et tout pardon dans le corps mystique du Christ
dérivant de la tête, il semble qu’il y ait identité essentielle entre le
pouvoir en vertu duquel le prêtre consacre et celui qui lui permet de lier et
de délier, quand il a juridiction. Entre ces deux pouvoirs, il n’y a qu’une
distinction de raison, en tant qu’ils se rapportent à des effets différents, comme
il n’y a qu’une distinction de raison entre les deux puissances qu’a le feu, de
chauffer et de liquéfier. Et comme le caractère sacerdotal n’est pas autre
chose que le pouvoir d’exercer l’acte principal de cet ordre (si toutefois l’on
tient l’opinion qui identifie le caractère et le pouvoir spirituel), le
caractère sacramentel, le pouvoir de consacrer et le pouvoir des clefs sont essentiellement
une seule et même chose et il n’y a entre eux qu’une distinction de raison.
2. Tout
pouvoir spirituel étant conféré avec une consécration, la clef est donnée avec
1 mais l’exécution de l’acte de la clef demande une matière appropriée qui est
le peuple soumis au prêtre en vertu de la juridiction. Sans la juridiction, le
prêtre a donc les clefs, mais il n’a pas l’acte des clefs. Or la clef étant
définie par son acte, on doit donc, dans la définition de la clef, faire
quelque mention de la juridiction.
3. On
peut. donc être digne de quelque chose, de deux façons, ou bien en ce sens
qu’on a droit à cette chose et c’est ainsi que tout homme digne du ciel a déjà
le ciel ouvert, ou bien de telle façon qu’on a en soi une certaine convenance à
recevoir cette même chose, et ce sont les titulaires de cette seconde de
dignité, auxquels le ciel n’est pas encore complètement ouvert, que le pouvoir
des clefs reçoit.
4. De
même que Dieu endurcit, non pas en versant la malice dans le coeur, mais en n’y
mettant pas la grâce, ainsi dit-on que le prêtre exclut du royaume, non pas en
posant un obstacle à l’entrée dans le royaume, mais en n’écartant pas
l’obstacle existant, car il ne peut pas l’écarter, si ne l’écarte d’abord. Voilà
pourquoi l’on prie Dieu d’absoudre lui-même, afin que l’absolution du prêtre
puisse avoir lieu.
5. L’acte du prêtre n’a pas pour objet immédiat le royaume, mais les sacrements par lesquels l’homme arrive au royaume.
Objections :
1. Il
semble qu’il n’y ait pas deux clefs, mais une seule. Pour une seule serrure, il
ne faut qu’une clef. Or la serrure, que la clef de l’Eglise doit ouvrir, c’est
le péché. Contre le seul péché, l’Eglise n’a donc pas besoin de deux clefs.
2. Les
clefs sont données dans la collation de l’ordre sacerdotal. Or le prêtre ne
reçoit pas toujours la science infuse, mais doit quelquefois acquérir cette
science qui manque à certains prêtres et qu’on trouve dans certaines personnes
qui n’ont pas reçu la prêtrise. La science n’est donc pas une clef, et ainsi il
n’y en a qu’une, le pouvoir de juger.
3. Le pouvoir que le prêtre a sur le corps mystique du Christ est corrélatif à celui qu’il à sur le vrai corps du Christ. Or le pouvoir de consacrer le corps du Christ est un seul pouvoir. La clef qui donne pouvoir sur le corps mystique du Christ est donc unique.
Cependant :
Il semble qu’il y ait même plus de deux clefs ; la volonté est requise pour un acte humain aussi bien que la science et la puissance. Or la science du discernement est représentée par une clef, la puissance de juger l’est de même ; la volonté d’absoudre devrait donc être aussi appelée clef.
D’ailleurs, la rémission du péché est l’œuvre de toute la Trinité. Or c’est par les clefs que le prêtre est ministre de la rémission des péchés. Il doit donc avoir trois clefs pour représenter figurativement la Trinité.
Conclusion :
Dans tout acte qui requiert un sujet idoine, deux choses sont nécessaires à celui qui doit poser cet acte. Il doit d’abord juger de la capacité du sujet, puis accomplir l’acte. Voilà pourquoi, même dans l’acte de justice par lequel on rend à quelqu’un ce qu’il mérite, il faut un jugement discernant si celui auquel on rend quelque chose le mérite. Pour l’une et l’autre fonction, il faut une certaine autorité ou puissance. Nous ne pouvons donner que ce qui est en notre pouvoir et nous ne pouvons prononcer de jugement, si nous n’avons le pouvoir d’en imposer l’exécution. Le jugement en effet est la détermination d’un cas individuel, qui se fait spéculativement par la force irrésistible des premiers principes, et se réalise pratiquement en vertu de la puissance impérative que détient le juge. Or l’acte des clefs requérant l’idonéité du sujet sur lequel il s’exerce, puisque par les clefs le juge ecclésiastique reçoit les dignes et exclut les indignes, comme le montre sa définition, il s’ensuit que le juge a besoin d’un jugement de discrétion qui discerne l’idonéité du sujet, dans l’acte- même de son admission au pardon. Pour ces deux fonctions, discernement et prononcé de la sentence, il faut également un pouvoir ou autorité. C’est à cause de ce double pouvoir, qu’on distingue deux clefs, dont l’une symbolise le discernement de l’idonéité du sujet qu’on doit absoudre, et dont l’autre figure l’absolution elle-même. - Ces deux clefs ne se distinguent pas quant à l'essence même de l’autorité qui leur appartient en vertu d’un même office, mais on les distingue par comparaison avec leurs deux actes dont l’un présuppose l’autre.
Solutions :
1. Il
n’y a qu’une clef pour l’ouverture immédiate d’une seule serrure, mais cela n’empêche
pas que cette clef soit une seconde clef, dont l’acte doive être préparé par
celui d’une première. Ainsi en est-il dans le cas qui nous est proposé. La clef,
qui représente le pouvoir de lier et de délier et qui ouvre immédiatement la
serrure du péché, est une seconde clef ; la première est celle de la science
qui montre à qui cette serrure du péché doit être ouverte.
2. Pour la clef de la science, il y a deux opinions. . Les uns ont dit que la science, en tant que disposition habituelle acquise ou infuse, est appelée ici clef, non point comme clef principale, -mais comme, étant au service d’une autre clef, en sorte qu’en l’absence de cette clef principale, elle ne porte plus elle-même le nom de clef, comme c’est le cas pour la science d’un lettré qui n’est pas prêtre. Et si même quelquefois cette clef préparatoire manque à certains prêtres qui n’ont ni science acquise, ni science infuse les - mettant. à même d’absoudre ou de lier, ils se servent cependant pour l’exercice de cette fonction, d’un flair naturel qu’ils appellent claviola, petite clef ; d’où il apparaît que l’Ordre, sans donner la science, fait que la science soit une clef, ce qu’elle n’était pas avant la réception de l’Ordre. Telle paraît avoir été l’opinion du Maître des Sentences. Mais cela ne semble pas concorder avec les paroles de “évangile qui promettent que les clefs seront données à Pierre, ce qui implique que, dans l’Ordre, on reçoit deux clefs et non pas seulement une.
Il y a donc
une autre opinion d’après laquelle la clef n’est pas la science en tant que
disposition habituelle, mais l’autorité d’exercer l’acte de la science. Cette
autorité peut se trouver sans la science, comme aussi la science, sans
l’autorité, ainsi qu’on le voit, même dans les juges séculiers ; car tel juge
séculier a l’autorité de juger, sans avoir la science du droit, alors que tel
autre homme, au contraire, a cette science du droit, sans avoir l’autorité de
juger. Et comme l’acte de juger, auquel on est tenu en vertu de la charge de
juge une fois acceptée, et non pas en conséquence d’une simple disposition
habituelle de science, ne peut pas être bien exercé si l’on n’a pas en même
temps la science et l’autorité, on ne peut pas, sans péché, accepter l’autorité
de juger n’ayant pas la science requise. Par contre, on peut très bien, sans
péché, avoir la science sans l’autorité.
3. L’acte
unique auquel est ordonné le pouvoir de consacrer est d’autre genre que -celui
des clefs et par conséquent ce pouvoir ne fait pas nombre avec celui des clefs,
et n’est pas multiple comme le pouvoir des clefs qui s’applique à des actes de
différentes sortes, tout en étant un quant à l’essence même de son autorité ou
puissance, comme on l’a dit.
4. Le
vouloir dépend de la liberté de chacun et, par conséquent, n’exige pas
d’autorité. Voilà pourquoi la volonté n’est pas considérée comme une clef.
5. La Trinité toute entière remet les péchés comme si elle n’était qu’une seule personne. Voilà pourquoi il n’est pas requis que le prêtre, pour être ministre de la Trinité, ait trois clefs, étant donné surtout que la volonté, représentant l’Esprit-Saint, ne comporte pas de clef, comme on l’a dit.
Ayant dit ce qu’étaient les clefs nous avons maintenant à parler de leur effet. Quatre questions se posent : 1. Le pouvoir des clefs s’étend-il jusqu’à la rémission de la faute ? -2. Le prêtre peut-il remettre la peine du péché ? -3. Peut-il lier en vertu du pouvoir des clefs ? -4. Peut-il délier ou lier arbitrairement ?
Objections :
1. Il
semble que le pouvoir des clefs s’étende jusqu’à la rémission de la faute. Jésus
a dit aux disciples "Les péchés seront remis à ceux à qui vous les aurez
remis". Or ces paroles ne signifient pas une simple manifestation de
pardon déjà obtenu, comme le dit le texte du Maître des Sentences ; car alors
le prêtre du Nouveau Testament n’aurait pas un pouvoir plus grand que celui de
l’Ancien Testament. Il exerce donc un pouvoir qui s’étend à la rémission de la
faute.
2. La
grâce donnée dans la pénitence a pour objet la rémission du péché. Or c’est en
vertu des clefs, que le prêtre est dispensateur de ce sacrement. En conséquence,
la grâce ne s’opposant pas au péché à raison de la peine (qu’il mérite), mais
de la faute (qu’il est en lui-même), il semble que ce soit bien la rémission de
la faute, que le prêtre opère en vertu des clefs.
3. Le prêtre reçoit de sa consécration une vertu plus grande que celle que le baptême reçoit de la sanctification de l’eau baptismale. Or l’eau du baptême reçoit une telle vertu "qu’en touchant le corps, elle lave le coeur" comme dit saint Augustin. A plus forte raison le prêtre reçoit-il, dans sa consécration, un pouvoir tel qu’il puisse laver le coeur de la souillure de la faute.
Cependant :
Le Maître des Sentences a dit que Dieu n’a pas conféré au ministre le pouvoir de coopérer avec lui à la purification intérieure. C’est donc que le pouvoir des clefs ne s’étend pas à la rémission de la faute elle-même.
D’ailleurs, le péché n’est remis que par l’Esprit-Saint. Or, comme l’a dit le Maître des Sentences, il n’appartient à aucun homme de donner l’Esprit Saint et donc aussi de remettre la faute même du péché.
Conclusion :
"Les sacrements, d’après Hugues de Saint-Victor, contiennent, en vertu de leur sanctification, une grâce invisible". Or par fois le sacrement exige de toute nécessité cette sorte de sanctification tout à la fois dans sa matière et dans son ministre, comme pour la confirmation, auquel cas la vertu du sacrement se trouve conjointement dans l’un et l’autre élément du sacrement. Quelquefois, au contraire, le sacrement n’exige nécessairement que la sanctification de la matière, comme dans le baptême qui n’a pas de ministre déterminé nécessairement requis. La vertu sacramentelle se trouve alors tout entière dans la matière. Parfois enfin le sacrement n’exige nécessairement que la Consécration ou sanctification du ministre, sans aucune consécration de la matière et toute la vertu sacramentelle réside alors dans le ministre, comme c’est le cas pour la pénitence. Il s’ensuit que le pouvoir des clefs, qui est dans le prêtre, est dans le même rapport avec l’effet du sacrement de pénitence que la vertu contenue dans l’eau du baptême avec l’effet du baptême.
Or le baptême et le sacrement de pénitence se ressemblent d’une certaine façon quant à leur effet, car l’un et l’autre ont peur objet de combattre directement le péché, ce qui n’est pas le cas des autres sacrements. Mais cependant ils diffèrent en ceci, que les actes du -pénitent étant la quasi-matière du sacrement de pénitence, celui-ci ne peut se donner qu’aux adultes et exige d’eux une préparation pour qu’ils reçoivent l’effet du sacrement, tandis que le baptême se donne non seulement aux adultes, mais aussi aux enfants et aux autres individus humains privés de l’usage de la raison. Il s’ensuit que, par le baptême, la grâce et la rémission des péchés sont données aux enfants, sans qu’ils aient à se préparer, mais non pas aux adultes auxquels on demande une préparation qui écarte de leur âme le mensonge du péché. Or il peut arriver que cette préparation soit suffisante pour la réception de la grâce, avant le temps de la réception du baptême, mais non pas avant le désir du baptême, dès qu’il y a eu manifestation de la vérité chrétienne. D’autres fois, cette préparation ne précède pas le baptême, mais accompagne sa réception, auquel cas c’est la réception actuelle du baptême qui confère la grâce et la rémission de la faute. Par le sacrement de pénitence, au contraire, la grâce n’est jamais donnée sans une préparation qui accompagne ou précède la réception du sacrement. La vertu des clefs concourt donc à la rémission de la faute, tout comme l’eau du baptême, soit par son être intentionnel dans le désir du pénitent, soit par son exercice actuel.
Mais de même que le baptême agit simplement comme instrument et non point comme agent principal, disposant à la grâce qui remet la faute et n’étendant pas sa causalité, même instrumentalement, jusqu’à créer la réception même de la grâce ; ainsi en va-t-il du pouvoir des clefs. C’est donc Dieu seul qui remet par lui-même la faute et c’est par sa vertu que le baptême agit instrumentalement comme un instrument inanimé et le prêtre comme cet instrument animé qu’est le serviteur, d’après le Philosophe, et par conséquent comme ministre.
Il est donc évident que le pouvoir des clefs a, d’une certaine façon, pour objet la rémission de la faute, non pas en la causant, mais en y disposant. D’où, si le pénitent n’était point parfaitement disposé, avant l'absolution, à recevoir la grâce, il la recevrait dans l’acte même de la confession et de la confession sacramentelle, à la condition de n’y point mettre obstacle. Car si le pouvoir des clefs n’avait d’aucune façon pour objet la rémission de la faute, mais seulement la rémission de la peine, comme certains le disent, le désir de recevoir l’effet des clefs ne serait pas exigé pour cette rémission de la faute, pas plus que le désir de recevoir les autres sacrements qui n’ont pas pour objet le pardon même du péché, mais la rémission de la peine. Mais ce qui fait voir que le pouvoir des clefs n’a pas la rémission de la faute comme objet immédiat, c’est que son usage requiert toujours une préparation de la part de celui qui reçoit le sacrement, et l’on verrait la même chose dans le baptême s’il n’était jamais donné qu’aux adultes.
Solutions :
1. Comme
le dit le texte du Maître des Sentences, le pouvoir de remettre les péchés a
été confié aux prêtres, non point pour qu’ils remettent les péchés par leur
vertu personnelle, ce qui est le propre -de Dieu, mais pour qu’ils manifestent
comme ministres l’opération de Dieu remettant le péché. Or cela peut se faire
de trois façons : 10 Ils peuvent montrer que cette rémission n’est pas accordée
pour le présent et la promettre pour l’avenir, sans y concourir en rien, et
c’est ainsi que les sacrements de l’Ancienne Loi signifiaient l’opération de
Dieu. L’action du prêtre de l’Ancien Testament était purement significative et
nullement opérative ; 20 Le prêtre peut manifester la rémission présente de la
faute, sans y coopérer, c’est ainsi, disent certains théologiens, que les
sacrements de la Loi Nouvelle signifieraient la collation de la grâce donnée
par Dieu dans la collation même du sacrement, sans qu’il y ait, dans le
sacrement, aucune vertu coopérant à cette collation de la grâce. D’après cette
opinion, le pouvoir des clefs, lui aussi, ne ferait que montrer l’opération
divine remettant la faute dans la collation même du sacrement ; 3° Le prêtre
peut manifester l’opération de Dieu remettant présentement la faute, et en même
temps y concourir par une opération instrumentale dispositive. Ainsi donc, d’après
cette seconde opinion qui est la plus communément soutenue, les sacrements de
la Nouvelle Loi manifestent la purification accomplie par l’opération de Dieu, et
le prêtre du Nouveau Testament a pour fonction, lui aussi, de montrer les
coupables absous. Mais le fait que la faute soit déjà remise avant l’absolution
n’est pas plus une objection contre la causalité dispositive des clefs de
l’Eglise, pour la rémission de la faute, que contre la causalité dispositive du
baptême, en tant que baptême, dans celui qui est déjà sanctifié avant d’être
baptisé.
2. Ni le sacrement de pénitence, ni le sacrement de baptême n’atteignent directement la grâce et la rémission de la faute par leur opération qui est purement dispositive ; d’où l’on voit ce qu’il faut répondre à la troisième difficulté.
Les autres objections montrent que le pouvoir des clefs n’opère pas directement la rémission de la faute, ce qu’il faut concéder.
Objections :
1. Il
semble que le prêtre ne puisse pas remettre la peine due au péché. Cette peine
est double : éternelle et temporelle. Or, même après l’absolution du prêtre, le
pénitent reste obligé à une peine temporelle qu’il doit acquitter en purgatoire
ou en ce monde. C’est donc que le prêtre ne remet d’aucune façon la peine.
2. Le
prêtre ne peut porter préjudice à la justice divine. Or c’est d’après la divine
justice qu’a été fixée la peine que les pénitents doivent subir. Le prêtre ne
peut donc rien en remettre.
3. Celui
qui a commis un petit péché n’est pas moins capable de recevoir l’effet des
clefs que celui qui en a commis un plus grand. Si donc l’action sacramentelle
du prêtre sur le grand péché peut remettre quelque chose de la peine qui lui
est due, il est possible qu’il y ait un péché assez petit pour ne pas mériter
plus de peine, que celle qui a été remise au sujet du grand péché. Toute la
peine de ce petit péché pourrait donc être remise, ce qui est faux.
4. Toute la peine temporelle due au péché est de même nature. Si donc la première absolution en remet quelque chose, une seconde absolution du même péché pourra en remettre quelque chose aussi, et ainsi l’absolution pourra être suffisamment répétée pour que la peine tout entière soit remise, puisque la seconde absolution n’est pas de moindre efficacité que la première. De cette façon le péché resterait tout-à-fait impuni, ce qui ne convient pas.
Cependant :
Les clefs sont un pouvoir de lier et de délier. Or le prêtre peut enjoindre une peine temporelle. Il peut donc aussi en absoudre. D’ailleurs le prêtre, selon que le dit le texte du Maître des Sentences, ne peut pas remettre le péché quant à la faute et par conséquent, pour la même raison, quant à la peine éternelle. Si donc il ne peut pas remettre la peine temporelle, il n’a aucun pouvoir de rémission, ce qui est contraire aux paroles de l’Evangile.
Conclusion :
Il faut juger de l’effet accompli par l’exercice actuel du pouvoir des clefs sur celui qui avait auparavant la contrition, comme de l’effet du baptême donné à celui qui a déjà la grâce. Celui qui, par la foi et la contrition précédant le baptême, a déjà obtenu la grâce de la rémission de ses péchés, obtient, dans l’acte de la réception du baptême, l’absolution complète de toute sa dette de peine, en devenant participant de la passion du Christ. Il en va de même de celui qui, par la contrition, a déjà obtenu la rémission de son péché quant à la faute et par conséquent quant à sa dette de peine éternelle remise avec la faute en vertu des clefs qui tiennent leur efficacité de la passion du Christ ; il obtient (dans la réception actuelle du sacrement de pénitence) une augmentation de grâce et une remise de la peine temporelle, dont la dette demeure après la rémission de la faute. Cette remise n’est pas totale, comme dans le baptême, mais seulement partielle. C’est que, dans le baptême, l’homme est régénéré à l’image de la passion du Christ, dont il reçoit totalement l’efficacité suffisante pour effacer toute dette de peine, en sorte que rien ne lui reste de la peine due au péché actuel précédent. On ne doit en effet imputer une peine à quelqu’un, que pour ce qu’il a fait lui- même ; or, dans le baptême, l’homme recevant une nouvelle vie devient, par la grâce baptismale, un nouvel homme, et par conséquent il ne reste rien en lui de la dette due pour le péché précédent. Dans la pénitence, au contraire, il n’y a pas changement introduisant une vie nouvelle, car la pénitence n’est pas une régénération, mais une guérison. Voilà pourquoi ce n’est pas toute la peine qui est remise par la vertu des clefs Opérant dans le sacrement de pénitence, mais seulement une partie de la peine temporelle dont on reste chargé après avoir été absous de la peine éternelle. On n’est pas seulement déchargé de la peine de la confession, comme quelques-uns le disent, car alors la confession et l’absolution sacramentelles ne seraient pour nous qu’une charge, ce qui ne convient pas aux sacrements de la Loi Nouvelle, mais on obtient remise partielle de cette peine qu’on doit souffrir en purgatoire, en sorte que celui qui meurt après avoir reçu l’absolution et avant d’avoir accompli sa pénitence est moins puni en purgatoire que s’il mourait avant l’absolution.
Solutions :
1. Le
prêtre ne remet pas la peine temporelle en entier, mais seulement en partie et
le pénitent reste encore obligé à une peine satisfactoire.
2. La
passion du Christ a été une satisfaction suffisante pour les péchés du monde
entier. C’est donc sans préjudice de la justice divine, qu’une partie de la
dette de peine peut être remise, en tant que l’effet de la passion du Christ
arrive jusqu’au pénitent, par les sacrements de l’Eglise.
3. Il
faut que, pour tout péché, reste une peine satisfactoire qui serve de remède
contre le péché. C’est pourquoi, bien que par la vertu de l’absolution, il y
ait eu rémission d’une certaine quantité de la dette de peine pour un grand
péché, il n’est pas nécessaire qu’une quantité égale de peine soit remise pour
chaque péché, car, en ces conditions, il pourrait y avoir quelque péché qui
n’aurait plus de dette de peine ; mais, par la vertu des clefs c’est une partie
proportionnelle de la peine de chaque péché qui est remise.
4. Certains théologiens prétendent que, par la vertu des clefs, la première absolution remet tout ce qui peut être remis de dette de peine et que cependant la confession répétée a une certaine valeur à raison de l’instruction meilleure du pénitent, de sa plus grande sécurité, de la prière du prêtre confesseur et du mérite de la confession qu’elle renouvelle.
Mais cela ne semble pas vrai. Si les raisons alléguées pouvaient motiver une répétition de la confession, elles ne motiveraient pas une seconde absolution, surtout pour celui qui n’a aucune raison spéciale de douter de la valeur de la première absolution, car alors il pourra douter de la seconde, aussi bien que de la première. C’est ainsi que nous voyons que le sacrement d’Extrême Onction n’est pas renouvelé dans la même maladie, parce qu’il produit tout son effet dès la première fois. D’ailleurs le pouvoir des clefs ne serait pas requis dans le confesseur pour la seconde confession, si ce pouvoir n’avait pas d’emploi.
Voilà pourquoi d’autres disent que, même dans la seconde absolution, il y a une diminution de peine, en vertu des clefs, parce que cette seconde absolution confère une augmentation de grâce. Or plus la grâce augmente, plus l’impureté qui reste du péché précédent diminue et moins il nous reste à payer de peine purificatrice. C’est pourquoi, déjà dans la première absolution, la diminution de peine, par la vertu des clefs, est plus ou moins grande, selon que le pénitent se dispose plus ou moins à la grâce ; i est même possible qu’il soit si bien disposé, que par la vertu de la contrition toute dette de peine soit enlevée, comme nous l’avons dit précédemment. Il n’y a donc pas non plus d’inconvénient à ce qu’une fréquente confession enlève également toute la peine, en sorte qu’il, ne reste plus de peine spéciale pour un péché complètement expié par la peine du Christ.
Objections :
1.
semble que, par le pouvoir des clefs, le prêtre ne puisse pas lier. La vertu
sacramentelle a pour objet de combattre le péché, à la façon d’un remède. Or
lier n’est pas un remède au péché, mais plutôt une aggravation du mal. Le
prêtre ne peut donc pas lier par le pouvoir des clefs qui est une vertu sacramentelle.
2. De
même qu’ouvrir ou absoudre, c’est écarter un obstacle, lier c’est en poser un. Or
l’obstacle au royaume, c’est le péché qui ne peut pas nous être imposé par
autrui, puisqu’on ne pèche que volontairement. Le prêtre ne peut donc pas lier.
3. Les clefs reçoivent leur efficacité de la Passion du Christ. Or lier n’est pas un effet de la Passion. Le prêtre ne peut donc pas lier en vertu du pouvoir des clefs.
Cependant :
On lit dans saint Matthieu : "Tout ce que tu lieras sur la terre, sera lié aussi dans les cieux".
D’ailleurs, les pouvoirs exercés par la raison sont toujours à deux fins opposées. Or le pouvoir des clefs est un pouvoir exercé par la raison, puisqu’il implique un acte de discernement. Il est donc à deux fins opposées et s’il peut délier, il peut aussi lier.
Conclusion :
L’opération du prêtre, dans l’usage des clefs, est conforme à l’opération de Dieu dont il est le ministre. L’opération de Dieu s’exerce à la fois sur la faute et sur la peine. Elle s’exerce sur la faute directement pour délier et indirectement pour lier, en tant que Dieu est dit endurcir le pécheur, en ne lui donnant plus la grâce, mais elle s’exerce sur la peine directement, soit pour délier, soit pour lier, en tant que Dieu remet ou inflige une peine. Il en va de même du prêtre. Bien qu’en déliant par l’absolution, en vertu des clefs, il exerce pour le pardon de la faute, une opération qui a pour objet la rémission de la faute à la façon que nous avons dite, il n’exerce aucune opération sur la faute, pour lier, à moins qu’on ne dise qu’il lie en n’accordant pas l’absolution et en montrant que les pécheurs restent liés. Quant à la peine, il a sur elle pouvoir de lier et de délier. Il délie de la peine qu’il remet et il lie le pénitent quant à ce qui reste de peine. Cette fonction de lier qu’on lui attribue peut s’en tendre de deux façons : ou bien en vue de la peine satisfactoire en général et ainsi entendue elle ne lie pas à proprement parler, si ce n’est en tant que le confesseur n’absout pas, mais montre le pénitent lié ; ou bien en vue de telle ou telle peine déterminée et alors il lie à cette peine, en l’imposant.
Solutions :
1. Ce
reste de peine auquel le confesseur oblige est un remède purifiant l’impureté
du péché.
2. L’obstacle
à l’entrée au royaume n’est pas seulement le péché, mais aussi la peine, dont
nous avons dit comment le prêtre l’imposait.
3. La Passion du Christ elle-même nous oblige à une certaine peine, qui nous rend conformes au Christ.
Objections :
1. Il
semble que le prêtre puisse à volonté lier et délier. Saint Jérôme nous dit en
effet "Les saints canons ne déterminent pas pour chaque péché la mesure de
pénitence, de telle façon qu’ils disent comment il faut expier chacun d’eux, mais
plutôt ils décrètent qu’on doit laisser cette détermination à la volonté d’un
prêtre intelligent". Il semble donc bien que le prêtre puisse à volonté lier
et délier.
2. Le
Seigneur a loué le mauvais intendant de l’Evangile, dé ce qu’il avait agi
prudemment parce qu’il avait fait remise de leurs dettes aux débiteurs de son
maître. Or le Seigneur est bien plus incliné à la miséricorde que n’importe
quel maître temporel. Il semble donc que le prêtre sera d’autant plus louable
qu’il fera plus large remise de peine.
3. Toute action du Christ est pour nous une leçon. Or lui-même n’a imposé aucune peine à certains pécheurs et ne leur a demandé que l’amendement de leur vie, comme on le voit pour la femme adultère. Il semble donc que le prêtre, qui est vicaire du Christ, puisse, lui aussi, remettre à volonté la totalité ou une partie de la peine.
Cependant :
Saint Grégoire VII nous dit : "Nous déclarons fausse la pénitence qui n’est pas imposée selon la qualité du péché d’après l’autorité des Saints Pères". Il semble donc que cela ne soit pas laissé complètement à la volonté du prêtre.
D’ailleurs, l’exercice du pouvoir des clefs requiert de la discrétion. Or, si le prêtre pouvait arbitrairement remettre ou imposer des peines, selon sa propre volonté, il n’y aurait pas de discrétion requise, puisqu’il ne pourrait jamais y avoir d’indiscrétion. Cela n’est donc pas laissé à l’arbitraire du prêtre.
Conclusion :
Le prêtre agit, dans l’usage des clefs, comme instrument et ministre de Dieu. Or aucun instrument n’a d’acte efficace que selon la motion de l’agent principal. Voilà pourquoi Denys nous dit que "les prêtres doivent se servir des vertus hiérarchiques, sous l’impulsion de la divinité". C’est pour signifier cette dépendance que, dans saint Matthieu, Jésus fait mention de la révélation de sa divinité faite à Pierre, avant de lui donner le pouvoir des clefs. Dans saint Jean, le don fait aux apôtres du pouvoir de rémission est précédé du don de l’Esprit Saint par lequel "les fils de Dieu sont mis en activité". Si donc un prêtre avait la présomption de se servir de son pouvoir, en dehors de ce mode divin d’agir, son acte n’aurait pas d’efficacité, comme le dit Denys et de plus, se détournant de l’ordre divin, il encourrait une faute.
Les peines satisfactoires à infliger, étant des médecines, doivent être administrées comme les médecines indiquées par les recettes médicales. Celles-ci ne conviennent pas également à tous, mais doivent être diversifiées selon la volonté du médecin suivant, non pas sa propre volonté, mais les directions de la science médicale. Ainsi en va-t-il des peines satisfactoires déterminées par les canons pénitentiels. Elles ne conviennent pas à tous, mais elles doivent être diversifiées selon la volonté du prêtre réglée par une inspiration divine. De même que le médecin s’abstient prudemment de donner un remède dont l’efficacité suffirait à guérir la maladie, par crainte que ce remède ne mette le malade en plus grand péril, à cause de la faiblesse de sa constitution, ainsi arrive-t-il que le prêtre mû par un instinct divin, n’impose pas au pénitent toute la peine qui lui serait due pour un péché, de peur que le malade désespéré par la gravité de la peine, ne renonce à toute pénitence.
Solutions :
1. Cette
volonté doit être réglée par un instinct divin.
2. L’intendant
est précisément loué de ce qu’il a agi prudemment. Il faut donc user de
discrétion dans la remise de la peine due au péché.
3. C’est à raison de son pouvoir d’excellence sur les sacrements, que le Christ pouvait, de sa propre autorité, remettre la peine totalement ou partiellement, comme il voulait. Mais il n’en va pas de même de ceux qui opèrent seulement comme ministres.
Ayant dit ce qu’étaient le pouvoir des clefs et ses effets, nous devons traiter maintenant de ses ministres et de son usage, et nous poser, à ce sujet les six questions suivantes : -1. Le prêtre de l’Ancienne Loi avait-il le pouvoir des clefs ? -2. Le Christ a-t-il eu ce pouvoir ? -3. Les prêtres sont- ils seuls à l’avoir ? 4. N’est-il pas aussi donné aux saints qui ne sont pas prêtres ? -5. L’usage qu’en font les mauvais prêtres a-t-il quelqu’efficacité ? -6. Cet usage reste-t-il aux mains des schismatiques, des hérétiques, des excommuniés des prêtres suspens ou frappés de la peine de dégradation ?
Objections :
1. Il
semble que les prêtres de l’Ancienne Loi avaient eu le pouvoir des clefs. Ce pouvoir
est une suite de l’Ordre sacerdotal. Mais les prêtres ont reçu l’Ordre qui
permettait de les appeler prêtres. Ils ont donc aussi reçu le pouvoir des clefs.
2. Comme
le dit le Maître des Sentences, il y a deux clefs, qui sont la science du
discernement et le pouvoir judiciaire. Or les prêtres de l’Ancienne Loi avaient
autorité pour l’une et l’autre de ces deux fonctions, et par conséquent avaient
les deux clefs.
3. Les prêtres de l’Ancienne Loi avaient, sur le reste du peuple, un pouvoir qui devait se distinguer du pouvoir royal, et par conséquent n’être pas temporel, mais spirituel. Or c’est là précisément le pouvoir des clefs. Donc ils avaient ce pouvoir.
Cependant :
Les clefs doivent ouvrir le royaume des cieux qui n’a pas pu être ouvert avant la Passion du Christ. Le prêtre de l’Ancienne Loi n’a donc pas eu le pouvoir des clefs.
D’ailleurs, les sacrements de l’Ancienne Loi ne conféraient pas la grâce. Or l’entrée du royaume céleste ne pouvait s’ouvrir que par la grâce. Il ne pouvait donc pas être ouvert par les Sacrements de l’Ancienne Loi, et le prêtre, qui les administrait, n’avait pas les clefs du royaume des cieux.
Conclusion :
Certains théologiens ont pré tendu que, dans l’Ancienne Loi, il y avait déjà des clefs du royaume aux mains des prêtres, puisqu’ils avaient charge d’imposer des peines pour les délits des fidèles, comme on le lit dans le Lévitique. Seulement ce pouvoir des clefs était incomplet, tandis que le Christ l’a remis complet aux prêtres de la Nouvelle Loi. Mais cette opinion semble aller contre la pensée de saint Paul dans l’Epître aux Hébreux où le sacerdoce du Christ est préféré au sacerdoce légal "en ce que le Christ est Pontife des biens futurs, introduisant par son propre sang, dans le tabernacle du ciel et non point dans le tabernacle fait de mains d’homme où le sacerdoce de l’Ancienne Loi introduisait, par le sang des boucs et des taureaux". Ces paroles nous montrent que le pouvoir du sacerdoce ancien ne s’étendait pas aux choses célestes, mais seulement à leurs figures. Il faut donc dire, avec les autres théologiens, que les prêtres de l’Ancienne Loi n’avaient pas le pouvoir des clefs, mais qu’en eux se trouvaient, précédant la réalité, la figure du pouvoir des clefs.
Solutions :
1. Les
clefs du royaume du ciel vont avec le sacerdoce qui introduit l’homme au ciel ;
or tel n’était pas le sacerdoce lévitique qui, en conséquence, n’avait pas les
clefs du ciel, mais seulement celles du tabernacle.
2. Les
prêtres de l’Ancienne Loi avaient bien le pouvoir de discerner et de juger, mais
pour introduire l’homme qu’ils jugeaient, dans les figures des choses célestes
et non pas dans les biens célestes eux-mêmes.
3. Ils n’avaient pas de pouvoir vraiment spirituel, parce que les sacrements de la Loi purifiaient l’homme, non pas de ses fautes, mais seulement de ses irrégularités, afin qu’ainsi purifié il pût entrer au tabernacle fait de mains d’homme.
Objections :
1. Il
semble que le Christ n’ait pas eu le pouvoir des clefs. Ce pouvoir est en effet
attaché au caractère que donne le sacrement d’Ordre. Or le Christ n’a pas eu ce
caractère, et donc non plus le pouvoir des clefs.
2. Le Christ a, sur les sacrements, un pouvoir d’excellence qui lui permet d’obtenir l’effet du sacrement, sans l’emploi des éléments du sacrement dont le pouvoir des clefs fait partie. Il n’avait donc pas besoin de ce pouvoir dont la possession lui eût été inutile.
Cependant :
Il est dit du Christ dans l’Apocalypse : "Voici celui qui a la clef de David, etc.".
Conclusion :
La puissance productrice d’un effet ne se trouve pas de la même façon dans l’instrument et dans la cause principale, mais elle se trouve, à un degré plus parfait, dans la cause principale agissant par elle-même. Or le pouvoir des clefs, tel que nous l’avons, tout comme la vertu des autres sacrements n’est que cause instrumentale. Dans le Christ, au contraire, il se trouve à l’état de principe relevant d’une cause agissant par elle-même pour notre salut, par manière d’autorité en tant que le Christ est Dieu, par manière de mérite en tant qu’il est homme. Mais le pouvoir des clefs exprime, dans son idée même, le pouvoir d’ouvrir et de fermer, soit comme agent principal, soit comme ministre. Voilà pourquoi il faut reconnaître aussi au Christ des clefs, mais possédées d’une façon plus haute que ne les peut avoir son ministre ; d’où cette conclusion : que le Christ a le pouvoir d’excellence quant aux clefs.
Solutions :
1. Le
caractère est essentiellement quelque chose de dérivé, voilà pourqu9i le
pouvoir des clefs, qui nous vient du Christ par dérivation, suit le caractère
qui nous conforme au conséquence du caractère, mais de la forme principale, (de
la grâce d’union hypostatique).
2. La clef qu’a eue le Christ n’était pas sacramentelle, mais principe de la clef sacramentelle.
Objections :
1. Il
semble que les prêtres ne soient pas les seuls qui aient le pouvoir- des clefs.
Saint Isidore nous dit que "les clercs ordonnés portiers ont à juger entre
les bons et les mauvais, à recevoir les dignes et à repousser les indignes".
Or c’est la définition même du pouvoir des clefs, comme on le voit par ce que
nous avons dit précédemment. Ce ne sont donc pas seulement les prêtres, mais
aussi les portiers qui ont le pouvoir des clefs.
2. Les
clefs sont données aux prêtres, au moment où ils reçoivent de Dieu, par
l’onction sainte, leur autorité. Or les rois, eux aussi, reçoivent de Dieu leur
autorité sur le peuple fidèle et sont sanctifiés par l’onction. Ce ne sont donc
pas seulement les prêtres qui ont les clefs.
3. Le
sacerdoce est un ordre qui ne peut appartenir qu’à une personne individuelle. Or
il semble que la personne morale de toute une congrégation ait quelquefois le
pouvoir des clefs, car certains chapitres peuvent prononcer l’excommunication, ce
qui relève du pouvoir des clefs. Ce ne sont donc pas seulement les prêtres qui
ont les clefs.
4. La femme ne peut pas recevoir l’Ordre sacerdotal, parce que, d’après saint Paul, il ne lui convient pas d’enseigner dans les églises. Or certaines femmes semblent avoir les clefs ; telles les abbesses qui ont un pouvoir spirituel sur leurs sujettes. Ce ne sont donc pas seulement les prêtres qui ont les clefs.
Cependant :
Saint Ambroise nous dit : "Ce droit de lier, et de délier n’a été accordé qu’aux prêtres seulement."
D’ailleurs le pouvoir des clefs fait, de son détenteur, un intermédiaire entre le peuple et Dieu. Qr cela ne convient qu’aux prêtres "qui ont la charge officielle des relations de l’homme avec Dieu, afin d’offrir les dons et les sacrifices pour les péchés", comme dit l’Epître aux Hébreux. Les prêtres sont donc seuls à avoir le pouvoir des clefs...
Conclusion :
Il y a deux clefs. Le pouvoir de l’une s’étend, sans intermédiaire, jusqu’au ciel lui- même, écartant, par la rémission des péchés, les obstacles qui ferment l’entrée du ciel ; c’est la clef de l’Ordre, que seuls les prêtres peuvent avoir, parce qu’eux seuls sont chargés directement des relations du peuple avec Dieu.
L’autre clef est celle dont le pouvoir ne s’étend pas directement jusqu’au ciel lui-même, mais n’y atteint que par l’intermédiaire de l’Eglise militante par laquelle on va au ciel. Elle exclut le pécheur, de la société de l’Eglise ou l’y admet par l’excommunication ou l’absolution ; c’est ce qu’on appelle la clef de la juridiction, au for contentieux. En conséquence, cette clef peut appartenir aussi à des hommes qui ne soient pas prêtres, comme aux archidiacres, aux prélats élus et autres personnes qui peuvent excommunier. Seulement cette clef n’est pas à proprement parler la clef du ciel, mais un pouvoir qui nous y dispose.
Solutions :
1. Les
clercs portiers ont la clef pour garder ce que contient le temple matériel, et
ils ont à juger de ceux qu’il faut admettre à l’église ou en écarter, non pas
en discernant par leur propre autorité les dignes des indignes, mais en
exécution du jugement des prêtres, en sorte qu’ils paraissent être les
exécuteurs du pouvoir sacerdotal.
2. Les
rois n’ont aucun pouvoir sur les choses spirituelles ; ils ne reçoivent donc
pas la clef du royaume des cieux, mais seulement une autorité sur le temporel
qui, elle aussi, ne peut être que de Dieu, comme on le voit par l’épître aux
Romains. L’onction royale ne leur confère non plus aucun ordre sacré, mais
signifie que l’excellence de leur pouvoir descend du Christ, afin qu’eux-mêmes
règnent dans la soumission au Christ, sur le peuple chrétien.
3. De
même que dans l’ordre politique le pouvoir est parfois remis à un seul juge, comme
dans la monarchie, ou à une collectivité d’officiers hiérarchisés ou même
d’égale autorité, ainsi, dans l’ordre spirituel, la juridiction peut-elle
appartenir, soit à un seul, comme à l’évêque, soit à une collectivité comme au
chapitre. Les membres de cette collectivité ont alors la clef de la juridiction,
mais -n’ont pas collectivement la clef de l’Ordre.
4. La femme, d’après saint Paul, est, de par sa condition dans l’état de sujétion. Elle ne peut donc avoir aucune juridiction- spirituelle, parce que, d’après le Philosophe, c’est corruption des bonnes manières, que la seigneurie arrive à une femme. C’est pourquoi la femme n’a ni la clef de l’ordre, ni celle de la juridiction. On lui confie seulement quelqu’usage du pouvoir des clefs, comme la correction des femmes qui lui sont sujettes, à raison du péril qui pourrait résulter de la cohabitation de supérieurs hommes avec des femmes.
Objections :
1. Il
semble que les saints, qui ne sont pas prêtres, aient aussi le pouvoir des
clefs. L’action de lier ou de délier qui se fait par les clefs, tient son
efficacité du mérite de la passion du Christ. Mais ceux-là surtout se
conforment à la passion du Christ qui, par la pénitence et les autres vertus, marchent
à la suite du Christ souffrant. Il semble donc que, sans avoir l’ordre
sacerdotal, ils puissent lier et délier.
2. On lit dans l’Epître aux Hébreux : "Il va sans contredit que le plus petit est béni par le meilleur". Or, dans l’ordre spirituel, d’après saint Augustin, "c’est être plus grand, que d’être meilleur". Les meilleurs, c’est-à-dire ceux qui ont plus de charité peuvent donc bénir les autres en les absolvant. Ainsi revient notre précédente conclusion.
Cependant :
D’après le Philosophe, "qui a la puissance, a l’action", or la clef, qui est une puissance spirituelle, n’appartient qu’aux prêtres. Son usage ne peut donc convenir qu’aux prêtres.
Conclusion :
L’agent principal et l’agent instrumental diffèrent en ce que l’agent instrumental n’introduit pas dans l’effet sa propre ressemblance, tandis que l’agent principal l’y imprime. Ce qui constitue donc l’agent principal, c’est qu’il a une forme qu’il peut faire passer dans un autre, être ; ce n’est point le fait qu’un agent principal l’applique à la production d’un effet. Le Christ étant donc, dans l’acte du pouvoir des clefs l’agent principal, par son autorité en tant que Dieu, et par son mérite en tant qu’homme, c’est en vertu de la plénitude de sa divine bonté et de la perfection de sa grâce, qu’il peut poser l’acte du pouvoir des clefs. Nul autre homme ne peut être agent principal dans cette action des clefs, ne pouvant. pas donner à d’autres la grâce qui remet les péchés, ni la mériter suffisamment. En conséquence, celui qui reçoit l’effet des clefs, n’est pas assimilé celui qui se sert des clefs, mais au Christ. Voilà pourquoi un, homme, quel que soit le degré de grâce qu’il ait atteint, ne peut pas arriver à produire l'effet des clefs, à moins d’être devenu ministre du Christ, par la réception de l’Ordre.
Solutions :
1. De
même qu’il n’est pas requis qu’entre l’instrument et l’effet il y ait
similitude de convenance dans une même forme, mais qu’il suffit d’une
similitude de proportion de l’instrument à l’effet, ainsi la première
similitude n’est- elle pas requise entre l’instrument et l’agent principal. Or
c’est cette première similitude qu’ont les saints avec le Christ souffrant et
elle ne leur confère pas l’usage des clefs.
2. Bien qu’un homme pur ne puisse pas mériter ex condigno la grâce à un autre, ses mérites peuvent cependant coopérer au salut d’un autre. Il y a donc deux sortes de bénédiction : Il y en a une qui est donnée par l’homme en tant qu’individualité humaine et en vertu du mérite de son action personnelle. Cette bénédiction peut être donnée par tout saint, dans lequel le Christ habite par sa grâce et elle requiert une supériorité de celui qui bénit, en tant que tel, sur l’inférieur qu’il bénit. Mais il y a une autre bénédiction que l’homme donne en qualité de cause instrumentale appliquant à. quelqu’un la bénédiction que nous vaut le mérite du Christ ; celle-là requiert la supériorité de l’Ordre et non point celle de la vertu.
Objections :
1. Il
semble que les mauvais prêtres n’aient pas l’usage des clefs. Dans le récit de
saint Jean, la tradition de l’usage des clefs aux apôtres est précédée du don
du Saint Esprit. Or les mauvais prêtres n’ont pas le Saint Esprit. Donc ils
n’ont pas non plus l’usage des clefs.
2. Aucun
roi sage ne confie à son ennemi la dispensation des biens de son trésor. Mais
l’usage des clefs consiste dans la dispensation des biens du trésor du Roi
céleste, qui est la Sagesse même. Les mauvais, qui sont ses ennemis par le
péché, n’ont donc point l’usage des clefs.
3. Saint
Augustin nous dit que "Dieu donne le sacrement de la grâce par les mauvais,
mais qu’il ne donne la grâce elle-même que par lui-même et par ses saints, et, en
conséquence, il ne remet les péchés que par lui-même ou par les membres de la
colombe." Or la rémission des péchés est l’usage des clefs, que ne peuvent
donc pas avoir les pécheurs, ceux-ci n’étant pas membres de la colombe.
4. L’intercession d’un mauvais prêtre n’a aucune efficacité pour réconcilier les pécheurs, car, au témoignage de saint Grégoire, "l’envoi d’un intercesseur déplaisant ne fait qu’exciter à de pires dispositions l’esprit de celui qui était déjà irrité". Or l’usage des clefs se fait en vertu d’une certaine intercession, comme le montre la forme de l’absolution. Les mauvais prêtres n’ont donc pas l’usage efficace des clefs.
Cependant :
Personne ne peut savoir d’un autre si celui-ci est en état de grâce. Si donc nul ne pouvait se servir des clefs pour l’absolution, à moins d’être en état de grâce, personne ne saurait s’il est absous, ce qui est un inconvénient considérable.
D’ailleurs, l’iniquité du ministre ne peut pas supprimer la libéralité du maître. Or le prêtre n’est que ministre. Il ne peut donc point, par sa malice, supprimer le don que Dieu nous fait passer par lui.
Conclusion :
De même que la participation à la forme qu’on doit introduire dans l’effet ne constitue pas l’agent instrumental, ainsi son absence n’enlève-t-elle pas l’usage de l’instrument. Voilà pourquoi l’homme, qui n’est qu’agent instrumental dans l’usage des clefs, n’est cependant d’aucune façon privé de l’usage des clefs, si privé qu’il soit par le péché, de la grâce qui remet les péchés.
Solutions :
1. Le
don du Saint Esprit est exigé pour l’usage des clefs, non point parce que sans
ce don, cet usage est impossible, mais parce que sans lui, le prêtre se sert de
façon inconvenante du pouvoir des clefs, bien que le pénitent, qui se soumet
alors aux clefs, en obtienne l’effet.
2. C’est parce que le roi terrestre peut être fraudé et trompé dans la dispensation de son trésor, qu’il ne le confie pas à son ennemi Mais le Roi céleste ne peut être atteint par la fraude, Car tout sert à son honneur, même le mauvais usage que quelqUes-uns font des clefs, parce qu’il sait tirer le bien du mal et se servir des méchants pour faire beaucoup de bonnes choses. La comparaison donnée est donc sans valeur.
3.
Saint Augustin parle de la rémission des péchés à laquelle les saints coopèrent,
non pas en vertu des clefs, mais en la méritant d’un mérite de convenance, de
congruo. Voilà pourquoi il dit que Dieu, qui se sert des méchants pour
administrer les sacrements, parmi lesquels il faut compter l’usage des clefs, se
sert des membres de la colombe, c’est-à-dire des saints, pour remettre les
péchés, en tant qu’il accorde cette rémission à leurs intercessions. On peut
dire aussi que par membres de la colombe, il entend tous ceux qui ne sont pas
séparés de l’Eglise. Ceux en effet qui reçoivent les sacrements, des membres de
l’Eglise, obtiennent la grâce. Ceux qui, au contraire, les reçoivent de
ministres séparés de l’Eglise, pèchent dans cet acte même et ne reçoivent donc
pas la grâce, sauf quand il s’agit du baptême qu’on peut demander, en cas de
nécessité, même à un excommunié.
4. La prière d’intercession que le mauvais prêtre fait en son nom personnel n’a aucune efficacité ; mais celle qu’il fait comme ministre de l’Eglise est efficace en vertu des mérites du Christ. La règle est cependant que l’intercession du prêtre ait l’une et l’autre efficacité pour le bien du peuple qui lui est soumis.
Objections :
1. Il
semble que les schismatiques, hérétiques, excommuniés et les prêtres suspens ou
frappés de dégradation aient encore l’usage des clefs. Le pouvoir des clefs
dépend de l’Ordre, comme le pouvoir de consacrer. Or les prêtres susdits ne
peuvent pas perdre le pouvoir de consacrer, puisque ce qu’ils consacrent est
vraiment consacré, bien qu’ils pèchent en consacrant. Ils ne peuvent donc pas
non plus perdre l’usage des clefs.
2. Toute
puissance spirituelle active possédée par celui qui a l’usage du libre arbitre
peut passer à l’acte au gré de celui qui la possède. Or la puissance des clefs
demeure encore dans les prêtres susdits ; autrement, comme elle ne se donne
qu’avec l’Ordre, il faudrait les réordonner quand ils reviennent à l’Eglise. Il
s’en suit que cette puissance étant une puissance active, ils peuvent en poser
l’acte à volonté.
3. La faute plus que la peine s’oppose à une grâce spirituelle. Or l’excommunication, la suspense et la dégradation ne sont que des peines. Si donc le péché ne fait pas perdre à un prêtre l’usage des clefs, il semble que ces peines ne le lui enlèveront pas non plus.
Cependant :
Saint Augustin nous dit que "c’est la charité de l'Eglise qui remet les péchés". Or la charité est ce qui fait l’union de l’Eglise. Si donc les prêtres précités sont séparés de l’union de l’Eglise, ils n’ont pas, semble-t-il, l’usage des clefs pour la rémission des péchés.
D’ailleurs personne ne peut être absous du péché en péchant. Or celui qui demande l’absolution aux prêtres sus pèche en violant ainsi un précepte de l’Eglise. Il ne peut donc pas être réellement absous par eux de son péché et nous revenons ainsi à notre précédente conclusion.
Conclusion :
Tous les prêtres précités gardent le pouvoir des clefs quant à son essence, mais ils sont empêchés de s’en servir par défaut de matière sur laquelle il puisse s’exercer. L’usage des clefs requiert, en effet, de celui qu s’en sert, une supériorité sur celui au bénéfice duquel il l’emploie, car ainsi qu’on l’a dit, la matière propre sur laquelle s’exerce l’usage des clefs, c’est l’homme sujet. Mais comme c’est l’Eglise qui règle la sujétion d’un fidèle à un autre fidèle, les prélats de l’Eglise peuvent aussi soustraire au pouvoir d’un supérieur, celui qui était son sujet. Quand donc l’Eglise enlève leurs sujets aux prêtres hérétiques, schismatiques et autres qui se trouvent dans des cas analogues, soit qu’elle retire toute juridiction, soit qu’elle la limite à certains actes, ces prêtres ne peuvent plus se servir des clefs pour les cas où la juridiction leur a été retirée.
Solutions :
1. La
matière, sur laquelle s le pouvoir du prêtre, est, dans l’Eucharistie, non pas
l’homme, mais le pain de blé, et, dans le baptême, l’homme sans qualification
spéciale. En conséquence, de même que l’hérétique ne pourrait pas consacrer, si
on lui retirait tout pain de froment, ainsi le prélat ne pourra-t-il plus
absoudre, si on lui retire la prélature (qui lui donnait des sujets). Il pourra
cependant encore consacrer et baptiser, bien que pour sa propre condamnation.
2. La
proposition de l’objectant est vraie, quand la matière ne manque pas, comme
dans le cas dont il s’agit ici.
3. La faute n’enlève pas la matière (de l’usage des clefs), comme le font certaines peines. Ce n’est donc pas, en tant que contraire à l’effet à produire, que la peine l’empêche, mais pour la raison que nous avons dite.
Ayant vu qui pouvait être ministre du pouvoir des clefs, il nous reste à parler de ceux sur lesquels ce pouvoir peut s’exercer. Nous le ferons en trois questions : -1 Le prêtre peut-il exercer sur tout homme le pouvoir des clefs qu’il détient ? -2. Un prêtre peut-il toujours absoudre son sujet ? -3. Peut-on exercer le pouvoir des clefs sur son supérieur ?
Objections :
1. Il semble que le prêtre puisse se servir pour tout homme du pouvoir des clefs qu’il détient. Ce pouvoir est donné aux prêtres en vertu de la divine autorité qui a dit "Recevez l’Esprit Saint, les péchés seront remis à qui vous les remettrez". Or cette parole a été dite, sans aucune détermination. Les prêtres, qui ont le pouvoir des clefs, sans détermination, peuvent donc s’en servir indifféremment pour n’importe qui.
2. La
clef matérielle qui ouvre une serrure, ouvre toutes les serrures de même forme.
Or tout péché de qui que ce soit pose toujours un obstacle de même nature à
l’entrée au ciel. Si donc un prêtre peut, par le pouvoir des clefs, absoudre un
homme, il pourra le faire pour n’importe quel autre.
3. Le sacerdoce du Nouveau Testament est plus parfait que celui de l’Ancien Testament. Or le prêtre de l’Ancien Testament pouvait se servir indifféremment, pour n’importe qui, du pouvoir qu’il avait de discerner entre lèpre et lèpre. A plus forte raison le prêtre du Nouveau Testament peut-il se servir de son pouvoir pour tous indifféremment.
Cependant :
On dit, dans le supplément du Décret de Gratien : "Qu’il ne soit permis à aucun prêtre d’absoudre ou de lier le paroissien d’un autre".
D’ailleurs il doit y avoir un meilleur ordre dans les jugements spirituels que dans les temporels. Or, dans l’ordre temporel, n’importe quel juge ne peut pas juger n’importe qui. L’usage des clefs étant donc un jugement, n’importe quel prêtre ne peut pas se servir de son pouvoir des clefs pour n’importe qui.
Conclusion :
Les actions qui s’exercent sur les réalités individuelles ne conviennent pas à tous de la même façon. De même qu’en plus des règles générales de la médecine, il faut des médecins qui appliquent comme il convient ces règles générales à chaque malade et à chaque maladie en particulier, ainsi faut-il qu’en tout gouvernement il y ait, en plus de celui qui fait les lois en général, des hommes qui les appliquent, comme il convient, à chaque individu. Voilà pourquoi, même dans les hiérarchies célestes, sous les puissances qui président indistinctement, il y a des principautés qui commandent à chaque province et, sous ces principautés, des anges députés à la garde de chaque homme individuellement, comme on le voit par ce qui a été dit au traité des anges. Ainsi doit-il en être dans le gouvernement de l’Eglise militante. Il lui faut un chef qui gouverne toute l’Eglise indistinctement, et, sous lui, d’autres chefs qui reçoivent une autorité distincte à exercer sur des groupes divers. Or il faut, pour l’usage des clefs, une certaine puissance d’autorité ecclésiastique grâce à laquelle celui pour lequel on se sert des clefs devient la matière propre de cet acte d’autorité. Celui-là donc qui a pouvoir sur tous indistinctement peut se servir des clefs pour tous. Quant à ceux qui, sous sa direction, ont des parts distinctes de pouvoir, ils ne peuvent pas faire usage des clefs pour n’importe qui, mais seulement pour ceux qui sont de leur ressort, sauf en cas de nécessité, où les sacrements ne doivent être refusés à personne.
Solutions :
1. Pour
absoudre du péché, il faut un double pouvoir, un pouvoir d’Ordre et un pouvoir
de juridiction. Le premier pouvoir est donné à tous les prêtres également, mais
pas le second. C’est pourquoi, dans saint Jean, la parole du Seigneur donnant à
tous les apôtres sans distinction le pouvoir de remettre les péchés s’entend du
pouvoir d’Ordre. De là vient que les paroles dites à cette occasion sont
répétées à tous les prêtres au moment de l’ordination. Mais Pierre a reçu en
particulier le pouvoir de remettre les péchés, afin que l’on comprenne qu’il a
par-dessus les autres, un pouvoir de juridiction. Le pouvoir d’Ordre, considéré
en lui-même, s’étend à tous ceux qui doivent être absous. Voilà pourquoi le
Seigneur dit indistinctement "Ceux dont vous remettrez les péchés..."
entendant bien que l’usage de ce pouvoir devait être soumis : aux règlements de
Pierre, dont le pouvoir est pré supposé.
2. La clef
matérielle ne peut ouvrir que sa propre serrure, comme la vertu active ne peut
agir que sur sa propre matière. Or c’est la juridiction qui donne au pouvoir
d’Ordre des sujets qui sont la matière propre de ce pouvoir. On ne peut donc
pas se servir des clefs pour celui sur lequel on n’a pas reçu juridiction.
3. Le peuple d’Israël ne formait qu’un seul peuple et n’avait qu’un temple. De là vient qu’il n’y avait pas alors à distinguer différentes juridictions sacerdotales, comme on le fait maintenant dans l’Eglise où se trouvent réunis des peuples divers et des nations différentes.
Objections :
1. Il
semble qu’un prêtre ne puisse pas toujours absoudre son sujet. Saint Augustin
nous dit en effet : "Nul prêtre ne doit exercer son office, à moins d’être
indemne des péchés qu’il juge dans les autres". Or il arrive parfois que
le prêtre est complice du crime qu’a commis son sujet ; comme dans le cas où il
a commis le péché avec une femme soumise à sa juridiction. Il semble donc bien
qu’il ne puisse pas toujours exercer sur ses sujets le pouvoir des clefs.
2. Le
pouvoir des clefs apporte un remède à toutes nos défectuosités morales. Or il
arrive parfois qu’à certains péchés, est annexée une irrégularité ou une
sentence d’excommunication, dont un simple prêtre ne peut pas absoudre. Il
semble donc qu’il ne puisse pas se servir du pouvoir des clefs sur ceux qui
sont ainsi liés.
3. Le pouvoir judiciaire de notre sacerdoce est figuré par Celui du sacerdoce de l’Ancien Testament. Or, d’après la Loi, la compétence des juges inférieurs n’était pas universelle et ils devaient, en certains cas, recourir aux supérieurs, ainsi qu’il est dit dans l’Exode "Si quelque discussion s’élève entre vous, vous en référerez à eux (à Aaron et à Hur)". Il semble donc que le prêtre (du Nouveau Testament) ne puisse pas, non plus absoudre son sujet des péchés les plus graves et qu’il doive les renvoyer au supérieur.
Cependant :
À qui est confié le principal, est confié aussi l’accessoire. Or ce sont les prêtres qui ont charge de distribuer à leurs sujets la sainte Eucharistie qui est la raison de l’absolution de tous les péchés quels qu’ils soient. Le pouvoir des clefs en tant que tel permet donc au prêtre d’absoudre son sujet, de toutes sortes de péchés. D’ailleurs la grâce efface tout péché, si petite qu’elle soit. Or le prêtre dispense les sacrements par les quels la grâce est donnée. Il a donc, dans le pouvoir des clefs, de quoi absoudre de tous les péchés.
Conclusion :
Le pouvoir d’Ordre, en tant que tel, vaut pour la rémission de tous les péchés. Mais parce que l’usage de ce pouvoir requiert une juridiction qui descend des supérieurs aux inférieurs, le supérieur peut se réserver certains cas dont il ne confie pas le jugement à son inférieur. En dehors de cette réserve, le simple prêtre ayant juridiction peut absoudre de n’importe quel péché.
Il y a cependant cinq cas dans lesquels le simple prêtre doit renvoyer le pénitent au supérieur : 1° quand il y a lieu d’imposer une pénitence publique, car l’évêque est le ministre de cette pénitence solennelle ; 2° quand il s’agit d’excommuniés dont le simple prêtre ne peut pas absoudre, parce que l’excommunication a été portée par un supérieur ; 3° quand le prêtre se trouve en face d’une irrégularité, dont la dispense est réservée au Supérieur ; 4° quand il s’agit d’incendiaires ; 3° Quand la coutume de certains diocèses réserve l’absolution de certains crimes énormes à l’évêque, pour en inspirer l’horreur, car la coutume, en pareil cas, donne ou enlève le pouvoir de juridiction.
Solutions :
1. En
pareil cas, le prêtre ne devrait pas entendre la confession de la femme avec
laquelle il a péché ; elle ne devrait pas se confesser à lui, mais elle devrait
demander la permission d’aller à un autre confesseur ou s’il refuse cette
permission, recourir au supérieur, tant à cause du péril, qu’à raison de la
moindre honte de la confession faite au complice. Si cependant le prêtre
absolvait sa complice, elle serait absoute, car ce que dit saint Augustin, que
le confesseur ne doit pas être coupable de ce même crime, doit s’entendre d’une
exclusion de convenance et non d’une exclusion nécessaire à la validité du
sacrement.
2. La
pénitence libère de toutes les défectuosités qui sont des fautes, mais pas de
toutes celles qui sont des peines, car après avoir fait pénitence d’un homicide,
on reste en état d’irrégularité. Le prêtre peut alors absoudre du crime
lui-même, mais pour la rémission de la peine, il doit renvoyer au supérieur, sauf
-pour la peine d’excommunication, dont l’absolution doit précéder l’absolution
du péché ; car, tant que quelqu’un est excommunié, il ne peut recevoir aucun
sacrement de l’Eglise.
3. La raison donnée vaut quant aux péchés pour lesquels les supérieurs se réservent le pouvoir de juridiction.
Objections :
1. Il
semble qu’on ne puisse pas exercer le pouvoir des clefs sur son supérieur. Tout
acte sacramentel exige la matière qui lui est propre. Or, comme on l’a dit, l’exercice
du pouvoir des clefs a pour matière propre une personne sujette. Le prêtre ne
peut donc pas s’en servir pour une personne qui n’est pas sujette.
2. L’Eglise militante imite l’Eglise triomphante. Or, dans l’Eglise du ciel, l’ange inférieur jamais ne purifie, illumine ou perfectionne un ange supérieur. Un prêtre inférieur ne peut donc pas non plus exercer, sur son Supérieur, l’action hiérarchique de l’absolution.
3. Les jugements de la pénitence doivent être mieux ordonnés que ceux du for extérieur. Mais, au for extérieur, un inférieur ne peut ni excommunier, ni absoudre un supérieur. Il semble donc qu’il ne le puisse pas non plus, au for intérieur de la pénitence.
Cependant :
Le prélat, lui aussi, est plongé dans l’infirmité et il peut lui arriver de pécher. Or le remède au péché est dans le pouvoir des clefs. Ne pouvant donc pas se servir lui-même de ce pouvoir, parce qu’il ne peut pas être en même temps juge et coupable, il doit pouvoir, semble-t-il, bénéficier de l’usage des clefs exercé sur lui par son inférieur.
D’ailleurs l’absolution qui se fait par la vertu des clefs, prépare à la réception de l’Eucharistie. Or l’inférieur peut donner l’Eucharistie au supé rieur qui la lui demande. Il peut donc aussi se servir de son Pouvoir des clefs, pour le supérieur qui s’y soumet.
Conclusion :
Le pouvoir des clefs vaut par lui-même pour tous les hommes, ainsi qu’on l’a dit précédemment Qu’un prêtre ne puisse s'en servir pour telle ou telle personne, cela vient de ce qu’une limite spéciale a été posée à son pouvoir. Celui-là donc qui a limité le pouvoir, peut aussi l’étendre à qui il veut et par conséquent donner pouvoir sur soi-même, bien qu’il ne puisse pas se servir lui-même, pour soi-même du pouvoir des clefs, parce que le pouvoir des clefs requiert comme matière une personne dépendante et par conséquent distincte de celle qui l’e puis qu’on ne peut pas être son propre sujet.
Solutions :
1. Bien
qu’un évêque soit, absolument parlant, le supérieur du prêtre qui l’absout, il
lu, il est cependant inférieur en tant qu’il se Soumet à lui Comme pécheur.
2. Il
ne peut pas y avoir, dans les anges, de ces défectuosités accidentelles à
raison desquelles les supérieurs soient soumis aux inférieurs, comme cela se
présente pour l’homme. La comparaison ne vaut donc pas.
3. Le jugement extérieur e d’ordre social humain, tandis que celui de la confession est d’ordre divin. Or auprès de Dieu on devient inférieur du seul fait qu’on pèche, sans que pour autant l’on soit abaissé dans l’ordre des prélatures humaines. C’est pourquoi, dans le jugement extérieur, de même que personne ne peut porter contre soi-même une sentence d’excommunication, ainsi ne peut-on pas confier à un autre la charge de prononcer cette excommunication. for de la conscience, au contraire, on peut se faire absoudre par un autre, en -lui confiant le pouvoir dont on ne peut pas se servir pour soi-même.
Ou bien l’on peut dire que l’absolution au for de la confession relève principalement du pouvoir des clefs et seulement par voie de conséquence, du pouvoir de juridiction ; tandis que l’excommunication dépend totalement de la juridiction. Or t3us sont égaux quant au pouvoir d’Ordre, mais non point quant à la juridiction. Il n’y a donc pas similitude entre les deux absolutions.
Nous laissons à un spécialiste en droit Canon, le soin de traduire les questions XXI à XXVII relatives aux censures et aux indulgences et la question XXVIII, qui traite du rite solennel de la Pénitence.
Après le pouvoir des clés il faut étudier l’excommunication. Seront à considérer 1° la définition de l’excommunication, sa convenance et sa cause ; 2° ceux qui peuvent porter une excommunication et ceux qui peuvent en être le sujet ; 3° les rapports que l’on peut avoir avec les excommuniés ; 4° enfin, l’absolution de l’excommunication.
Sur le premier point quatre questions se posent : 1. Définit-on comme il convient l’excommunication ? 2. L’Église doit-elle excommunier quelqu’un ? 3. Peut-on être excommunié pour un dommage temporel qu’on aurait causé ? 4. Une excommunication portée injustement a-t-elle quelque effet ?
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car les suffrages de l'Église profitent à ceux pour qui ils sont
faits. Or l’Église prie pour ceux qui sont en dehors d’elle, comme les
hérétiques et les païens. Elle prie donc aussi pour les excommuniés qui sont
dans le même cas. Ses suffrages peuvent donc aussi leur profiter.
2. On
ne perd son droit aux suffrages de l’Église que par une faute. Or
l’excommunication n’est pas une faute, mais une peine. Elle n’exclut donc pas
des suffrages communs de l’Église.
3. Les
fruits de l’Église semblent bien n’être rien d’autre que ses suffrages ; ils ne
peuvent en effet s’entendre des avantages temporels qui ne sont point ôtés aux
excommuniés. C’est donc une erreur de les nommer ici tous deux.
4. L’excommunication mineure est une forme d’excommunication. Or elle ne prive pas des suffrages de l’Église. La définition alléguée n’est donc pas bonne.
Conclusion :
Celui qui est agrégé par le baptême à l’Église est admis à deux choses à la communion des fidèles et à la participation des sacrements, et la seconde de ces choses suppose la première, vu que pour participer aux sacrements les fidèles sont aussi en communication. On peut donc être retranché par excommunication de l’Église de deux manières par exclusion de la participation aux sacrements seulement, et c’est ce qu’on appelle l’excommunication mineure ; par exclusion de l’un et l’autre des biens susdits, et c’est l’excommunication majeure, qui est définie ici. La troisième hypothèse, savoir que l’on soit exclu de la communion des fidèles, sans l’être de la participation aux sacrements, est hors de cause, les fidèles étant, comme on vient de le dire, mis en communication dans les sacrements.
Mais il y a pour les fidèles deux modes de communication dans les biens spirituels, comme les prières faites les uns pour les autres et les réunions où l’on reçoit les sacrements ; dans les actions temporelles, supposé qu’elles soient légitimes. Actions légitimes et communions permises qui sont comprises dans ces vers : "Si quelqu’un est fait anathème pour ses délits : bouche, prier, salut, communion table, que tout cela lui soit refusé." "Bouche", c’est-à-dire qu’on ne donne pas de baisers ; "prier", qu’on ne prie pas avec les excommuniés ; "salut", qu’on ne les salue pas ; "communion", qu’on n’ait pas de communication avec eux dans les sacrements ; "table", qu’on ne mange pas avec eux.
La définition qui précède comporte donc dans ces mots "quant à ses fruits", la privation des sacrements ; et en ceux-ci, "et aux suffrages communs de l’Église", celle de la communion des fidèles. Il existe une autre définition qui est relative à l’exclusion des deux genres d’actes : "L’excommunication est la séparation de toute communion licite et de toute action légitime."
Solutions :
1. On
prie effectivement pour les infidèles, mais ceux-ci ne perçoivent le fruit de
ces prières que s’ils se convertissent à la foi. On peut prier de même pour les
excommuniés, mais pas dans les prières faites pour les membres de l’Eglise ;
ils n’en perçoivent d’ailleurs aucun fruit tant qu’ils demeurent excommuniés ;
en réalité, on prie pour que leur soit donné un esprit de pénitence, en sorte
qu’ils soient absous de l’excommunication.
2. Les
suffrages acquittés par quelqu’un ne profitent à un autre qu’autant qu’ils se
pro longent en lui. Or l’action de l’un peut se prolonger en un autre de deux
façons 1° en vertu de la charité qui unit tous les fidèles, en sorte qu’ils
soient uns en Dieu, selon la parole du Psaume : "Uni que je suis à tous
ceux qui le craignent." L’excommunication n’interrompt point cette communication.
L’on ne peut en effet être excommunié de façon juste que pour une faute
mortelle, qui déjà a séparé de la charité, même si l’on n’était pas excommunié.
Quant à une excommunication injuste, elle ne peut ôter à personne la charité, puisque
Celle-ci est de ces biens majeurs dont personne ne peut être dépouillé contre
sa volonté ; 2° en vertu de l’intention même de celui qui fait les suffrages, laquelle
porte sur ceux pour qui ils se font. L’excommunication cette fois interrompt
cette communication, car l’Église par la sentence de l’excommunication sépare
ceux qui en sont frappés de la société des fidèles pour lesquels elle adresse
ses suffrages : et c’est ainsi que les suffrages faits pour toute l’Église ne
leur profitent pas. En outre, aucune prière ne peut être faite au nom de
l’Église pour eux par les fidèles, quoiqu’à titre privé on puisse ordonner des
suffrages à leur conversion.
3. Les
fruits spirituels de l’Église ne proviennent pas seulement des suffrages, mais
aussi de la réception des sacrements et du commerce des fidèles.
4. L’excommunication mineure n’est pas une excommunication au sens plein du mot. Il n’est donc pas nécessaire que la définition de l’excommunication s’applique à elle dans sa totalité, mais seulement de façon partielle.
Objections :
1. Il
semble qu’elle ne devrait point le faire, car l’excommunication est une espèce
de malédiction. Or l’Apôtre, dans l’Epître aux Romains, nous défend de maudire.
L’l ne doit donc pas excommunier.
2. L’Église
militante doit imiter l’Église triomphante. Or "l’archange Michel, lit-on
dans l’Épître de Jude, lorsqu’il disputait avec le diable au sujet du corps de
Moïse, n’osa porter contre lui aucun jugement outrageant, mais dit : Que le
Seigneur te condamne!" Pareillement l’Église militante ne doit maudire et
excommunier personne.
3. On ne doit livrer aux mains de l’ennemi que celui dont le cas est tout à fait désespéré. Or l’excommunication livre celui qu’elle frappe entre les mains de Satan, comme le montre la Première aux Corinthiens. Puis donc qu’en cette vie il n’y a lieu de désespérer de personne, l’Église ne doit non plus excommunier personne.
Cependant :
1. L’Apôtre,
dans la Première aux Corinthiens, ordonne d’excommunier quel qu’un.
2. De même il est dit en S. Matthieu de celui qui refuse d’écouter l’Église : "Qu’il soit pour toi comme le païen ou le publicain." Or les païens sont hors de l’Église. Donc ceux qui dédaignent d’écouter l’Église doivent être rejetés hors de son sein par l’excommunication.
Conclusion :
Le jugement de l’Église doit être conforme au jugement de Dieu. Or Dieu punit les pécheurs de plusieurs façons, en vue de les ramener au bien : tantôt en les châtiant par des fléaux ; tantôt en abandonnant l’homme à 1ui-n afin qu’étant privé des secours grâce auxquels il était préservé du mal, il reconnaisse sa faiblesse et revienne humble à Dieu, dont il s’était écarté orgueilleux. Or par la sentence de l’excommunication l’Église imite sous ces deux rapports le jugement de Dieu. Car, en séparant de la communauté des fidèles, < pour le faire rougir, celui qu’elle frappe, elle imite le jugement de Dieu corrigeant par des fléaux. Tandis qu’en privant des suffrages et autres biens spirituels, elle imite le jugement par lequel Dieu abandonne l’homme à lui-même, pour que, prenant conscience, par la voie de l’humilité, de son état, il fasse retour à Dieu.
Solutions :
1. Il
peut y avoir deux sortes de malédiction. L’une qui n’a d’autre fin que le mal
qu’elle prononce ou qu’elle dit, et une telle forme de malédiction est
absolument interdite. L’autre qui ordonne au bien de celui qui est maudit le
mal qu’on lui souhaite. Dans ce dernier sens la malédiction peut être licite et
salutaire : aussi bien le médecin fait-il parfois un certain mal au malade, une
incision par exemple, pour le guérir de sa maladie.
2. Le
diable n’est pas susceptible de correction, et par conséquent d’aucun des biens
qui pourrait résulter de la peine d’excommunication.
3. Du fait que l’on est privé des suffrages de l’Église on encourt un triple préjudice, correspondant au triple avantage que l’on retire de ses suffrages. Ceux-ci tout d’abord procurent l’augmentation de la grâce chez ceux qui la possèdent déjà, ou du mérite en vue de l’acquérir pour ceux qui ne l’ont pas de ce point de vue, le Maître des Sentences dit que par l’excommunication "la grâce de Dieu est retirée". Les suffrages de l’Église servent en deuxième lieu à la sauvegarde de la vertu et sous ce rapport le même auteur dit que par l’excommunication "la protection est ôtée" ; non pas que ceux qui en sont frappés soient absolument soustrait à la providence de Dieu, mais ils sont privés de cette protection plus spéciale par laquelle Celui-ci garde ses enfants.
2. Enfin, les suffrages de l’Église sont une aide pour se défendre de l’ennemi. Sous ce dernier rapport, toujours le Maître des Sentences dit "qu’un plus grand pouvoir est donné au diable d’agir contre lui", tant spirituellement que corporellement. C’est pourquoi, dans l’Église primitive, alors qu’il convenait que les hommes soient amenés à la foi par des signes, de même que le don de l’Esprit était manifesté par un signe visible, l’excommunication apparaissait dans les violences corporelles infligées par le démon. Rien n’interdit en effet que celui qui n’est pas dans un cas désespéré soit livré à l’ennemi, vu qu’il ne lui est pas livré comme s’il devait être damné, mais pour être corrigé, l’Église ayant le pouvoir de l’arracher à ses mains quand elle le voudra.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car la peine ne peut pas excéder la faute. Or la peine de
l’excommunication est la privation d’un bien spirituel, qui l’emporte sur tous
les biens temporels. Personne donc ne doit être excommunié pour une affaire de
ce genre.
2. "Nous ne devons rendre à personne le mal pour le mal", a prescrit l’Apôtre. Or ce serait rendre le mal pour le mal que d’excommunier pour un tel dommage. Cela ne doit donc pas se faire.
Cependant :
Pierre a condamné de mort Ananie et Saphire pour fraude sur le prix du champ. Il est donc aussi permis à l’Église d’excommunier pour des dommages temporels.
Conclusion :
Par l’excommunication le juge ecclésiastique exclut en quelque sorte l’excommunié du Royaume. Comme par ailleurs il ne doit en exclure que les indignes, ainsi qu’on a pu le voir p la définition du pouvoir des clés, et que personne n’est rendu indigne que si, par le péché mortel, il a perdu la charité laquelle est la voie qui conduit au Royaume, il suit en conséquence que personne ne doit être excommunié, sinon pour des péchés mortels. Et puisqu’on pèche mortellement et qu’on agit contre la charité en causant un dommage au prochain dans son corps ou dans ses biens matériels, il faut conclure que, pour un tel dommage, l’Église peut excommunier. Cependant, comme l’excommunication est la plus grave des peines, et que, au dire d’Aristote, "les peines sont des médecines", et, d’autre part, qu’il est d’un sage médecin de commencer par les médecines les plus légères et les moins dangereuses, pour toutes ces raisons l’excommunication ne doit être infligée à quelqu’un, même s’il y a péché mortel, que s’il s’est rendu contumace, soit en ne se présentant pas au jugement, soit en se retirant sans permission avant que le jugement soit terminé, soit en ne se soumettant pas à la décision prise. Si en effet, après avoir reçu un avertissement, il refuse d’obéir, il est alors réputé contumace, et doit être excommunié par le juge, qui ne dispose plus de rien d’autre pour agir contre lui.
Solutions :
1. La
quantité d’une faute ne se mesure pas d’après le tort qui a été fait, mais
d’après la volonté que l’on a eue, en agissant contre la charité. Si donc la
peine de l’excommunication dépasse le dommage causé, elle n’excède pas pour
cela la quantité de la faute.
2. En corrigeant quelqu’un par une peine, on ne lui rend pas le mal, mais le bien, car "les peines sont des médecines", ainsi qu’on vient de le dire.
Objections :
1. Il
semble bien qu’elle n’en a aucun, car, de son fait, "la protection et la
grâce de Dieu sont retirées ; or de tels biens ne peuvent être retirés de façon
injuste ; une excommunication portée injustement n’a donc aucun effet.
2. C’est, au dire de S. Jérôme, "sévérité de pharisiens" que de croire réellement lié ou délié celui qui a été lié ou délié de façon injuste. Mais la sévérité de telles gens était orgueilleuse et erronée. Une excommunication injuste n’a donc aucun effet.
Cependant :
S. Grégoire soutient que "les préceptes d’un pasteur, qu’ils soient justes ou injustes, sont à redouter". Or il n’y aurait pas lieu de les redouter si, même étant injustes, ils ne portaient préjudice. Donc...
Conclusion :
Une excommunication peut être réputée injuste à deux points de vue différents : du côté de celui qui excommunie, par exemple s’il le fait par haine ou sous le coup de la colère ; l’excommunication, en ce cas, n’en a pas moins son effet, quoique celui qui
la porte pèche, car si celui-ci agit de façon injuste, celui qui est frappé l’est justement ; en elle-même, soit que le motif qui l’a fait porter ne soit pas valable, soit que la sentence soit prononcée en dehors des règles du droit. En ce dernier cas, si l’erreur de la sentence est telle qu’elle la rende invalide, l’excommunication elle-même est de nul effet, car, à vrai dire, il n’y a plus d’excommunication. Si au contraire l’erreur ne va pas jusqu’à annuler la sentence, l’excommunication alors a son effet, et celui qu’elle frappe est tenu d’obéir humblement, ce qui lui sera compté comme mérite ; ou bien il doit demander d’être absous à celui qui l’a excommunié ; ou encore il doit recourir au juge de rang plus élevé. S’il vient à mépriser la sen il pèche mortellement.
Il peut arriver que, du point de vue de celui qui excommunie, la cause soit régulière, mais qu’elle ne le soit pas du côté de celui qui est frappé : si quelqu’un, par exemple, est excommunié dans un jugement qui paraît fondé, pour un crime qu’il n’a pas commis. S’il supporte cela avec humilité, le mérite de son humilité compense alors le dommage de l’excommunication.
Solutions :
1. Quoiqu’on
ne puisse perdre injustement la grâce de Dieu, on peut perdre, de cette façon, ce
qui de notre part y dispose par exemple, si on supprime à quelqu’un
l’enseignement religieux qui lui est, dû. C’est de cette manière que
l’excommunication est dite ici "retirer la grâce de Dieu", comme on
peut le voir par ce qui a été dit.
2. S. Jérôme veut parler des fautes et non des peines, celles-ci pouvant être infligées, même de façon injuste, par ceux qui président aux églises.
Il faut voir à présent qui peut excommunier et qui peut être excommunié. Six questions se posent ici : 1. Tout prêtre a-t-il le pouvoir d’excommunier ? -2. Quelqu’un qui n’est pas prêtre peut-il porter une excommunication ? -3. Celui qui est excommunié ou suspens peut-il excommunier à son tour ? -4. Peut-on s’excommunier soi-même, ou excommunier son égal, ou bien son supérieur ? -5. Une collectivité peut-elle être excommuniée comme telle ? -6. Celui qui est déjà excommunié peut-il être excommunié de nouveau ?
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, car l’excommunication est un acte qui relève du pouvoir des clés ;
or n’importe quel prêtre a ce pouvoir ; il peut donc excommunier.
2. Absoudre et lier au for de la pénitence est quelque chose de plus que de le faire au for judiciaire. Or tout prêtre peut absoudre et lier au for de la pénitence ceux qui sont soumis à sa juridiction. Il peut donc aussi les excommunier.
Cependant :
Les actions qui entraînent les dangers les plus menaçants doivent être réservées à ceux qui sont d’un rang plus élevé. Or la peine d’excommunication est pleine de périls, à moins qu’elle ne soit portée avec mesure. Il ne convient donc pas qu’elle soit confiée à n’importe quel prêtre.
Conclusion :
Dans le for de la conscience tout se passe entre l’homme et Dieu ; au lieu qu’au for du jugement extérieur la cause se traite d’homme à homme. C’est pourquoi l’absolution ou l’acte de lier qui engage un homme vis-à-vis de Dieu seulement relève du for de la pénitence, tandis que celle qui engage un homme par rapport aux autres hommes relève du for public du jugement extérieur. Donc, puisqu’elle a pour effet de séparer celui qu’elle frappe de la communion des fidèles, l’excommunication appartient au for extérieur. Il s’ensuit que ceux-là seuls peuvent excommunier qui ont juridiction en ce domaine ; de sorte que les évêques seuls, et, selon l’opinion la plus commune, les supérieurs majeurs peuvent exercer ce pouvoir de leur propre autorité. Quant aux curés, ils ne peuvent le faire qu’en vertu d’une commission qu’ils auraient reçue, ou bien, en des cas déterminés, comme le vol, la rapine ou autres pareils, pour lesquels le droit leur accorde cette faculté. Certains ont prétendu cependant que même les curés peuvent excommunier. L’opinion précédente est néanmoins plus fondée.
Solutions :
1. L’excommunication
n’est pas directement un acte du pouvoir des clés, mais elle se rapporte plutôt
au jugement extérieur. Comme cependant la sentence d’excommunication a quelque
rapport avec l’entrée dans le Royaume (du fait que l’Église militante est la
voie qui conduit à l’Eglise triomphante), on peut aussi qualifier de clé la
juridiction en vertu de laquelle on peut excommunier. C’est de ce point de vue
que certains distinguent "la clé de l’ordre", qu’ont tous les prêtres,
et "la clé de juridiction au for judiciaire", que seuls possèdent
ceux qui sont juges en ce domaine. Dieu cependant a donné ces deux clés à
Pierre (cf. Matthieu 16, 19), et c’est par son intermédiaire qu’elles ont passé
à ceux qui les possèdent toutes deux.
2. Les curés ont bien juridiction sur ceux qui leur sont soumis au for de la conscience, mais ils ne l’ont pas au for judiciaire : ils ne peuvent en effet être cités devant eux en affaires contentieuses. Ainsi ne peuvent-ils excommunier, mais seulement absoudre au for de la pénitence. Toutefois, bien que ce dernier tribunal soit plus digne, une solennité plus grande doit être apportée aux affaires judiciaires, vu qu’il n’y a pas seulement à y satisfaire à Dieu, mais aussi aux hommes.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car l’ex communication est un acte qui relève du pouvoir des clés,
comme il est dit au V° livre des Sentences. N’ayant pas ce pouvoir, ceux
qui ne sont pas prêtres ne peuvent donc excommunier.
2. L’excommunication exige plus que l’absolution faite au for de la pénitence. Or celui qui n’est pas prêtre ne peut absoudre en ce domaine. Par conséquent, il ne peut non plus excommunier.
Cependant :
C’est un fait que les archidiacres, les légats et ceux qui sont élus à une charge peuvent excommunier, alors qu’ils ne sont pas toujours prêtres ; ce pouvoir n’est donc pas réservé aux seuls prêtres.
Conclusion :
Les sacrements où la grâce est conférée ne peuvent être administrés que par des prêtres ; eux seuls peuvent donc absoudre et lier au for de la pénitence. Mais l’excommunication n’a pas un rapport direct avec la grâce : elle ne la concerne que par voie de conséquence, en tant qu’elle prive des suffrages de l’Église, lesquels ont pour effet de disposer à la grâce ou de conserver dans la grâce. C’est pourquoi même ceux qui ne sont pas prêtres peuvent excommunier, pourvu qu’ils aient juridiction au for contentieux.
Solutions :
1. Bien
qu’ils n’aient pas la clé de l’ordre, ceux qui ne sont pas prêtres ont celle de
juridiction.
2. Les deux pouvoirs en cause sont réciproquement en rapport de supériorité et d’infériorité. C’est pourquoi l’un d’eux peut convenir à quelqu’un auquel l’autre ne convient pas.
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, car il ne perd ni l’ordre ni la juridiction : qu’il vienne en
effet à être absous, et on ne le réordonne pas, et on ne lui redonne pas à
nouveau sa charge. Or l’excommunication ne requiert que l’ordre ou la
juridiction. Même celui qui est excommunié ou suspens peut donc excommunier à
son tour.
2. C’est une chose plus grande de consacrer le corps du Christ que d’excommunier ; or les excommuniés peuvent encore consacrer ; ils peuvent donc aussi excommunier.
Cependant :
Celui dont le corps est lié ne peut lui-même lier les autres. Or un lien spirituel est plus fort qu’un lien corporel. Puis donc que l’excommunication est un lien spirituel, celui qui est excommunié ne peut en excommunier un autre.
Conclusion :
L’usage de la juridiction implique un rapport à quelqu’un d’autre. Puis donc qu’il est séparé de la communion des fidèles, un excommunié se trouve, de ce fait, privé de l’usage de la juridiction. Et comme l’excommunication relève de ce pouvoir, il ne peut non plus excommunier.
Il en va de même pour celui qui est suspens de juridiction. Celui en effet qui n’est suspens que d’ordre n’a pas le pouvoir d’exercer ce qui relève de l’ordre, mais il peut encore exercer ce qui est de juridiction : le contraire se produisant, s’il est suspens de juridiction et non d’ordre. Mais s’il est suspens des deux façons, l’un et l’autre des pouvoirs lui est ôté.
Solutions :
1. Bien
que celui qui est en cause ne perde pas la juridiction, il perd le droit d’en
user.
2. Consacrer est un effet du pouvoir du caractère qui est indélébile. Quiconque a le caractère de l’ordre peut donc toujours consacrer, bien que ce ne lui soit pas toujours permis.
Il en est autrement de l’excommunication, car elle fait suite à la juridiction qui peut être ôtée et liée.
Objections :
1. Il
semble bien que ce soit possible. Un ange de Dieu n’est-il pas plus grand que S.
Paul, ainsi qu’il apparaît en S. Matthieu "Celui qui est le plus petit
dans le Royaume des cieux est plus grand que le plus grand des enfants des
femmes." Or S. Paul a excommunié un ange du ciel, comme on le voit par
l’Épître aux Galates. Par conséquent un homme peut excommunier son supérieur.
2. Il
arrive qu’un prêtre lance une excommunication générale pour un vol ou autre
chose semblable. Or il peut se faire qu’il en soit lui-même l’auteur, ou que ce
soit son Supérieur, ou encore son égal. Donc on peut s’excommunier soi-même, ou
excommunier son supé rieur, ou encore son égal.
3. On peut absoudre au for de la pénitence son supérieur ou son égal ; ainsi en est-il lorsque les évêques se confessent à leurs subordonnés, ou qu’un prêtre confesse à un autre ses péchés véniels. Il semble donc qu’on puisse excommunier son supérieur ou son égal.
Cependant :
L’excommunication est un acte de juridiction ; or on ne peut avoir de juridiction sur soi-même, puisqu’on ne peut être tout à la fois prévenu et juge en une même cause. Pas davantage on n’a juridiction sur son supérieur ou sur son égal. Donc on ne peut excommunier, ni son supérieur, ni son égal, ni soi-même.
Conclusion :
Comme celui qui a juridiction se trouve placé, du fait qu’il est son juge, dans un état de supériorité par rapport à celui sur lequel il a juridiction, il s’ensuit que personne ne peut avoir juridiction sur soi-même ou sur son supérieur, ou sur son égal, et par conséquent ne peut excommunier ni son supérieur, ni son égal, ni soi-même.
Solutions :
1. S. Paul
s’exprime ici de façon hypothétique : au cas où "l’on admettrait qu’un
ange a péché", ce qui entraînerait qu’il ne serait plus supérieur à
l’apôtre mais inférieur. Rien n’empêche en effet que dans les propositions
conditionnelles où les antécédents sont impossibles, les conséquents le soient
également.
2. Dans
le cas présupposé personne n’est excommunié, vu "qu’un égal n’a point
autorité sur son égal".
3. L’acte d’absoudre ou de lier au for de la confession n’est relatif qu’à Dieu, vis-à-vis duquel quelqu’un de supérieur à un autre lui est rendu inférieur par son péché ; tandis que l’excommunication ne concerne que le for extérieur judiciaire, domaine où l’on ne perd pas sa supériorité du fait que l’on pèche. Les mêmes raisons ne sont donc pas valables dans les deux cas. Toutefois il est aussi impossible de s’absoudre soi-même au for de la confession, et l’on ne peut absoudre un supérieur ou un égal qu’en vertu d’une commission que l’on aurait reçue. C’est possible cependant pour les péchés véniels, car tout sacrement qui confère la grâce est apte à procurer la rémission de ces sortes de péchés. Celle-ci est ainsi consécutive au pouvoir d’ordre.
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, car il peut se faire que les membres d’une collectivité soient
tous associés dans une œuvre mauvaise ; or on doit porter une excommunication
contre celui qui persiste en une telle œuvre ; on peut donc porter une
excommunication contre toute une collectivité.
2. Ce qu’il y a de plus grave dans l’excommunication, c’est le fait d’être exclu des sacrements de l’Église ; or il arrive qu’une cité tout entière soit interdite des services divins. Une collectivité peut donc aussi être excommuniée.
Cependant :
La Glose de S. Augustin sur S. Matthieu dit que "l’on ne doit excommunier ni un souverain, ni une multitude".
Conclusion :
On ne doit être excommunié que pour un péché mortel. Or un péché consiste dans un acte, et d’ordinaire un acte n’est pas attribuable à toute une communauté, mais à des individus particuliers. Il en résulte que l’on peut excommunier tel ou tel membre d’une communauté, mais pas la communauté tout entière.
Et s’il arrive qu’un acte engage toute une collectivité comme lorsqu’une multitude de gens traînent un navire qu’aucun ne peut seul mettre en mouvement, il ne paraît pas probable qu’il y ait alors une telle unanimité dans le consentement au mal que personne n’y soit opposé. De même donc "qu’il n’appartient pas à Dieu qui juge le ciel et la terre entière de condamner le juste avec l’impie", comme il est dit dans la Genèse, ainsi l’Église, qui doit imiter le jugement de Dieu, a-t-elle réglé sagement qu’une collectivité ne serait pas excommuniée comme telle, "de peur qu’en ramassant l’ivraie on n’arrache en même temps le blé".
Solutions :
1. La
solution de la première difficulté est manifeste par ce qui précède.
2. La peine de suspense n’est pas aussi grave que celle d’excommunication, vu que ceux qui sont suspens ne sont pas privés, comme ceux qui sont excommuniés, des suffrages de l’Église. Ainsi peut-il arriver que quelqu’un, même s’il n’a pas péché lui-même, soit frappé de suspense, comme lorsque tout un royaume se voit interdit à cause du péché du roi. Il n’y a donc pas de parité entre l’excommunication et la suspense.
Objections :
1. Non,
semble-t-il. L’Apôtre n’a-t-il pas dit dans la Première aux Corinthiens : "Qu’ai-je
à faire de juger ceux du dehors ?" Mais ceux qui sont excommuniés sont
déjà hors de l’Église. L’Église n’a donc pas à les juger, ni en conséquence à
les excommunier de nouveau.
2. L’excommunication est une certaine exclusion des sacrements et de la communion des fidèles. Or lorsqu’on a été privé d’un bien, on ne peut l’être une nouvelle fois. Celui qui a été excommunié ne peut donc être excommunié à nouveau.
Cependant :
L’excommunication est à la fois une certaine peine et un remède. Or les peines aussi bien que les remèdes sont réitérés quand il le faut. L’excommunication peut donc aussi être réitérée.
Conclusion :
Celui qui a été excommunié une fois peut l’être à nouveau, soit par réitération de la même excommunication, afin qu’ayant une confusion plus grande il renonce ainsi à son péché, soit pour d’autres motifs. Et, dans ce cas, il y a autant d’excommunications principales qu’il y a de motifs à être excommunié.
Solutions :
1. L’Apôtre
parle ici des païens et autres infidèles qui n’ont point le caractère qui
agrégerait au peuple de Dieu. Mais, comme le caractère du baptême, en vertu
duquel on appartient à ce peuple, est indélébile, celui qui est baptisé demeure
toujours en quelque façon de l’Église, et celle-ci par conséquent est toujours
en droit de le juger.
2. Bien qu’une privation ne soit pas susceptible de plus et de moins en elle-même, elle peut l’être du point de vue de sa cause ; et sous ce rapport une excommunication peut être réitérée. Quant à celui qui a été excommunié plusieurs fois, il se trouve plus écarté des suffrages de l’Église que celui qui ne l’a été qu’une fois.
Il convient que l’on s’interroge maintenant sur les rapports que l’on peut avoir avec les excommuniés. Trois questions se posent à ce sujet : 1. Est-il permis d’avoir des rapports avec un excommunié pour des affaires purement matérielles ? -2. Celui qui communique avec un excommunié encourt-il une excommunication ? -3. Y a-t-il toujours péché mortel à communiquer avec un excommunié quand ce n’est pas permis ?
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, car l’excommunication dépend du pouvoir des clés, qui ne s’étend
que sur le spirituel. Donc l’excommunication ne saurait interdire à quelqu’un
de communiquer avec un autre dans les choses matérielles.
2. "Ce qui a été établi en vue de la charité ne s’oppose pas à la charité. Or, du fait du précepte de la charité, nous sommes tenus de venir en aide à nos ennemis. Ce qui ne peut se faire si l’on n’a quelques rapports avec eux. C’est donc qu’il est permis à quelqu’un d’entrer en rapports avec un excommunié pour des affaires temporelles.
Cependant :
Il est dit dans la Première aux Corinthiens : "Il ne faut pas prendre de repas avec un tel homme."
Conclusion :
Il y a deux sortes d’excommunication : 1° l’excommunication mineure, qui exclut seulement de la participation aux sacrements, mais pas de la communion des fidèles. Il est permis d’entrer en communication avec celui qui en est frappé, mais pas de lui procurer les sacrements ; 2° l’excommunication majeure, qui exclut à la fois des sacrements de l’Église et de la communion des fidèles. Il est défendu de communiquer avec celui qui en est l’objet. Toutefois, comme l’Eglise a établi l’excommunication pour la guérison et non pour la perte, certains cas demeurent exceptés, dans cette interdiction générale, où la communication reste permise, savoir quand le salut y est intéressé. On peut alors converser licitement avec un excommunié, même sur d’autres sujets, si par là on a l’espoir de faire accepter les paroles du salut avec plus de facilité, grâce à la familiarité de l’entretien.
Il faut aussi excepter certaines personnes, spécialement tenues de pourvoir aux besoins de l’excommunié ; comme "épouse, fils, serf rural, domestique". Par "fils", on doit entendre ici ceux qui ne sont pas émancipés ; autrement ils sont tenus d’éviter leur père ; quant aux autres, il faut comprendre qu’il leur est permis de communiquer avec un excommunié, s’ils ont contracté avec lui des liens de soumission avant l’excommunication, mais pas après. Certains comprennent, à l’inverse, qu’il est permis aux supérieurs de communiquer avec leurs inférieurs. Mais d’autres sont d’avis contraire. Pour le moins il faut admettre qu’ils doivent communiquer avec leurs inférieurs dans les choses où ils ont des obligations vis-à-vis d’eux ; car si les inférieurs sont tenus d’obéir à leurs supérieurs, ceux-ci ne sont pas moins tenus de pourvoir aux besoins de leurs inférieurs. Il y a encore d’autres cas d’exception : tel celui où "l’on ignore l’excommunication" ; ou celui "de pèlerins voyageurs en des pays où il y a des excommuniés " : ils peuvent licitement "leur faire des achats", ou "en recevoir l’aumône" ; ou encore le cas où l’on voit un excommunié dans la nécessité : on est alors tenu en vertu du précepte de la charité de pourvoir à son besoin.
Tous ces cas sont contenus dans ce vers : "utilement, loi, humblement, chose ignorée, nécessité" ; "utilement" s’entendant des paroles de salut, "loi" du mariage, "humblement" de la sujétion ; le reste est clair.
Solutions :
1. Les
choses matérielles sont ordonnées aux spirituelles. Et par conséquent le pouvoir
qui a le spirituel pour objet peut s’étendre aussi aux choses matérielles ;
tout comme "l’art qui a la fin pour objet commande aux arts qui s’occupent
des moyens".
2. Au cas où l’on est tenu par devoir de charité de communiquer avec un excommunié, la communion n’est pas interdite, comme le montre ce qui précède.
Objections :
1. Non,
semble-t-il. Un infidèle est en effet plus éloigné de l’Église qu’un excommunié.
Or celui qui est en rapports avec un infidèle ou un juif n’est pas excommunié
pour cela. Par conséquent celui qui communique avec un chrétien excommunié ne
l’est pas non plus.
2. Si l’on est excommunié pour avoir des rapports avec un excommunié, pour la même raison on le sera du fait que l’on communique avec quelqu’un qui lui-même est en rapports avec un excommunié, et ainsi à l’infini, ce qui parce que l’on a des rapports avec un excommunié.
Cependant :
Celui qui est excommunié est mis en dehors de la communion ; par conséquent celui qui communique avec lui s’écarte de la communion de l’Église : ainsi semble-t-il qu’il est excommunié lui-même.
Conclusion :
L’excommunication peut être portée contre quelqu’un de deux manières
ou bien de façon qu’il soit spécifié qu’il est excommunié avec tous ceux qui entreront en communication avec lui ; il n’est alors pas douteux que quiconque entre en rapports avec une telle personne n’encoure lui-même une excommunication majeure ; ou bien il est excommunié purement et simplement. En ce cas, ou l’on participe au délit lui-même par conseil, aide ou encouragement, et de nouveau l’on encourt une excommunication majeure ; ou il n’est question que de rapports d’un autre ordre, paroles, baisers, communauté de table, pour lesquels celui qui participe n’est frappé que d’une excommunication mineure.
Solutions :
1. L’Église
n’a pas le même souci de la correction des infidèles que de celle des fidèles
qui sont confiés à sa charge. C’est pourquoi elle n’écarte pas de la communion
des infidèles, comme elle le fait de la communion des fidèles qu’elle
excommunie, sur lesquels elle a un certain pouvoir.
2. Il est permis d’avoir des rapports avec celui qui est l’objet d’une excommunication mineure ; ainsi l’excommunication ne passe pas à une troisième personne.
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, car il est répondu dans une certaine décrétale qu’il ne faut pas, par
crainte de la mort, communiquer avec un excommunié, vu que l’on doit plutôt
subir la mort que pécher mortellement ; or cette raison serait de nulle valeur
s’il n’y avait pas péché mortel à communiquer avec un excommunié.
2. C’est
pécher mortellement que d’agir contrairement à un précepte de l’Eglise. Or
l’Église interdit toute communication avec un excommunié. Par conséquent, c’est
pécher mortellement que d’avoir des communications de ce genre.
3. Personne
n’est privé de la réception de l’Eucharistie pour un péché véniel. Or c’est ce
qui arrive pour celui qui communique avec un excommunié en des cas où ce n’est
pas permis, vu qu’il encourt de ce fait une excommunication mineure. Donc, il y
a péché mortel à communiquer avec un excommunié dans la condition susdite.
4. Personne ne peut être frappé d’excommunication majeure, sinon pour un péché mortel. Or, selon le droit, on peut encourir une telle censure, pour la seule raison que l’on communique avec un excommunié. Il y a donc péché mortel à le faire.
Cependant :
2. On ne
peut absoudre quelqu’un d’un péché mortel que si l’on a juridiction sur lui ;
or n’importe quel prêtre peut absoudre de la participation avec des excommuniés
; celle-ci n’est donc pas un péché mortel.
2. "La pénitence doit se mesurer à la faute" ; or pour la participation avec les excommuniés on n’a pas coutume d’imposer la peine due au péché mortel, mais plutôt celle qui correspond au péché véniel ; ce n’est donc pas un péché mortel.
Conclusion :
Certains pensent que chaque fois que l’on entre en rapports avec un excommunié, soit par paroles, soit d’une des manières défendues qui a été spécifiée, on pèche mortellement, sauf dans les cas prévus par le droit. Mais comme il paraît bien dur d’admettre qu’on pèche mortellement pour une parole légère adressée à un excommunié, et qu’ainsi ceux qui excommunieraient jetteraient à un grand nombre le filet de la damnation, qui retomberait sur eux, pour cette raison d’autres croient plus probable qu’il n’y a pas toujours péché mortel en cette communication, mais seulement quand on prend part soi-même au crime, ou quand il s’agit de choses saintes, ou quand il y a mépris de l’Église.
Solutions :
1. La
décrétale dont il s’agit concerne le cas de participation dans les choses
saintes. -Ou bien il faut dire que la raison alléguée vaut pareillement pour le
péché mortel et pour le péché véniel sous le rapport où le second comme le
premier ne peut être un acte bon. Ainsi, comme on doit plutôt accepter la mort
que pécher mortellement, de même doit-on faire pour le péché véniel ;
l’obligation ayant alors la même portée que celle qui défend un tel péché.
2. Un
précepte de l’Église concerne directement les choses spirituelles, et par voie
de conséquence les actes permis. Celui donc qui communique avec un excommunié
dans les choses saintes agit contre le précepte et pèche mortellement ; tandis
que celui qui entre en rapports avec lui dans d’autres domaines agit en dehors
du précepte, et il pèche véniellement.
3. On
peut être écarté de l’Eucharistie, même sans avoir commis aucune faute, comme
on le voit dans les suspenses ou interdits ; il peut se faire en effet que de
telles peines soient infligées à l’un en raison de la faute d’un autre dont il
subit alors la punition.
4. Bien qu’il n’y ait qu’un péché véniel à communiquer avec un excommunié, il y a péché mortel à le faire avec pertinacité ; en raison de quoi on peut être excommunié légalement.
Trois questions se posent à ce sujet : 1. Tout prêtre peut-il absoudre de l’excommunication celui qui lui est soumis ? -2. Quelqu’un peut-il être absous de l’excommunication malgré lui ? -3. Peut-on être absous de l’excommunication sans l’être d’une autre ?
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, car le lien du péché est plus fort que celui de l’excommunication.
Or tout prêtre peut absoudre du péché celui qui lui est soumis. A bien plus
forte raison donc peut-il l’absoudre de l’excommunication.
2. Si l’on ôte la cause, l’effet est également supprimé. Mais l’excommunication a pour cause le péché mortel. Comme donc n’importe quel prêtre peut absoudre de ce péché, il pourra de même absoudre de l’excommunication.
Cependant :
C’est au même pouvoir qu’il revient d’excommunier et d’absoudre de l’excommunication. Or les prêtres de rang inférieur ne peuvent excommunier ceux qui leur sont soumis. Ils ne peuvent donc non plus les absoudre de l’excommunication.
Conclusion :
Quiconque a le pouvoir d’absoudre du péché de communication avec un excommunié a aussi celui d’absoudre de l’excommunication mineure. Quant à l’excommunication majeure, ou elle est portée par un juge, et c’est alors celui qui l’a portée ou son supérieur qui peut en absoudre ; ou elle est encourue à ce cas, un évêque ou même un prêtre peut en absoudre, à l’exception des six cas que l’auteur du droit, c’est-à-dire le pape, s’est réservé
1° le cas de celui qui a porté la main sur un clerc ou un religieux ; 2° de celui qui a incendié une église, et a été cité ; 3° de celui qui a fracturé une église, et a également été cité ; 4° de celui qui sciemment communique dans les choses saintes avec ceux que le pape a nommément excommuniés ; 5° du falsificateur des lettres apostoliques ; 6° de celui qui participe à des crimes avec ceux qui sont excommuniés. Il ne peut être absous que par celui qui a porté l’excommunication, même s’il ne lui est pas soumis, à moins qu’en raison de la difficulté qu’il y a à le joindre il ne soit absous par l’évêque ou par son propre prêtre, caution ayant été donnée par serment qu’il se soumettra aux décisions du juge qui a porté la sentence.
Le premier des cas énumérés comporte à son tour huit exceptions : 1° l’article de la mort, où l’on peut être absous de toute excommunication par n’importe quel prêtre ; 2° le cas où celui qui frappe est le portier de quelque grand personnage, et n’a agi ni par haine, ni de propos délibéré ; 3° où il est une femme ; 4° Où il est un esclave, dont l’absence causerait dommage à son maître, supposé innocent ; 5° où c’est un religieux qui a frappé un autre religieux, l’emportement n’ayant point été excessif ; 6° où c’est un pauvre ; 7° où c’est un impubère, un vieillard ou un malade ; 8° où il a des inimitiés graves.
Il y a même d’autres cas où celui qui frappe un clerc n’encourt pas d’excommunication : 1° s’il a frappé pour motif disciplinaire, comme il arrive à un maître ou à un supérieur ; 2° s’il l’a fait pour s’amuser ; 3° s’il a surpris celui qu’il frappe commettant un acte honteux avec sa femme, sa mère, sa soeur ou sa fille ; 4° s’il repousse sur le moment même la violence par la violence ; 5° s’il ne sait pas que c’est un clerc ; 6° s’il vient à le rencontrer dans l’apostasie, après que la troisième admonition lui a été faite ; 7° s’il s’agit d’un clerc qui s’adonne à des actes tout à fait contraires à son état : par exemple s’il se fait soldat, ou s’il passe à la bigamie.
Solutions :
1. Quoique
le lien du péché soit plus fort absolument parlant que l’excommunication, sous
un certain rapport le lien de l’excommunication l’emporte, à savoir en tant
qu’il oblige non seulement à l’égard de Dieu, mais aussi à la face de l’Église.
C’est pourquoi la juridiction au for externe est exigée pour absoudre de
l’excommunication, ce qui n’a pas lieu pour l’absolution du péché ; on n’exige
pas non plus en ce cas la caution du serment, comme on le fait pour
l’absolution de l’excommunication, car, au dire de l’Apôtre, "c’est par le
serment que l’on met un terme aux disputes entre les hommes".
2. Comme celui qui est excommunié ne peut avoir part aux sacrements de l’Église, le prêtre ne peut l’absoudre de sa faute que s’il a été d’abord relevé de son excommunication.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car l’on ne confie pas des biens spirituels à quelqu’un contre sa
volonté ; or l’absolution de l’excommunication est un bien spirituel ; on ne
peut donc l’accorder à quelqu’un malgré lui.
2. Une cause d’excommunication est la contumace. Mais si quelqu’un, par mépris de l’excommunication, refuse d’être absous, il est évidemment contumace au plus haut degré. Par conséquent il ne peut être absous.
Cependant :
On peut bien infliger une excommunication à quelqu’un contre sa volonté. Mais ce qui arrive contre la volonté peut aussi être retiré contre la volonté, comme c’est manifeste pour les biens de la fortune. L’excommunication peut donc être ôtée à quelqu’un malgré lui.
Conclusion :
Le mal de la faute et le mal de la peine diffèrent en ceci que le principe du péché est en nous, parce que tout péché est volontaire, alors que le principe de la peine peut être en dehors de nous. Il n’est pas requis en effet pour une peine qu’elle soit volontaire, il est même plutôt de sa nature d’être contre la volonté. En conséquence, comme les péchés ne sont commis que par la volonté, ainsi ne sont-ils pas remis à quelqu’un contre sa volonté ; au lieu que, s’il s’agit de l’excommunication, comme elle peut être portée contre quelqu’un malgré lui, de même peut-elle lui être retirée malgré lui.
Solutions :
1. Ce
qui est dit vaut pour les biens spirituels qui existent dans notre volonté, comme
sont les vertus, que l’on ne peut perdre si on ne le veut pas. La science, en
effet, bien qu’elle soit un bien spirituel, peut être perdue par la maladie
chez celui-là même qui ne le veut pas. La raison alléguée ne s’applique donc
pas ici.
2. Même si la contumace persiste, on peut remettre, en usant de discrétion, une excommunication portée justement, au cas où il apparaîtrait que cela peut contribuer au salut de celui que l’on a excommunié pour sa guérison.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car un effet doit être proportionné à sa cause. Or la cause de
l’excommunication est le péché. Donc, comme on ne peut être absous d’un péché
sans l’être à la fois de tous les autres, cela ne peut se faire non plus pour
l’excommunication.
2. L’absolution de l’excommunication se fait dans l’Église. Or celui qui demeure retenu dans les liens d’une excommunication est hors de l’Église. Par conséquent, tant que subsiste une excommunication, il ne peut pas être absous d’une autre.
Cependant :
L’excommunication est une peine ; or on peut être libéré d’une peine sans l’être d’une autre ; par conséquent on peut être absous d’une excommunication alors qu’une autre reste.
Conclusion :
Il n’y a pas de connexion en une même personne entre les excommunications : ainsi peut-on se trouver absous de l’une tandis que l’autre reste. Mais il faut observer à ce sujet qu’il peut se faire que quelqu’un soit frappé de plusieurs excommunications par un même juge. Dans ce cas, lorsqu’il est absous de l’une d’elles, il est censé l’être aussi des autres, à moins que le contraire ne soit spécifié. -Mais il arrive aussi qu’on soit excommunié par plusieurs juges. Si alors on est absous d’une excommunication, on ne l’est pas pour cela d’une autre, à moins que les autres juges, à la demande de celui qui a absous, ne confirment la sentence ; ou bien encore que tous confient à un seul le soin d’absoudre.
Solutions :
1. Tous
les péchés sont connexes dans l’aversion de la volonté à l’égard de Dieu, aversion
qui rend impossible la rémission des péchés ; c’est pourquoi un péché ne peut
être remis sans l’autre. Les excommunications au contraire n’ont pas une telle
connexion ; en outre l’absolution de l’excommunication n’est pas empêchée par
la contrariété de la volonté. La raison alléguée n’est donc pas concluante.
2. Comme celui dont on parle était hors de l’Église pour plusieurs causes, il est possible que la séparation d’avec celle-ci soit abolie pour une de ces causes, tout en demeurant pour une autre.
Il faut maintenant traiter des indulgences 1° des indulgences considérées en elles-mêmes ; 2° de ceux qui les confèrent ; 3° de ceux qui les reçoivent.
Sur le premier point trois questions se posent : 1. L’indulgence peut-elle remettre quelque chose de la peine satisfactoire ? 2. Les indulgences ont-elles autant de valeur qu’il est proclamé dans leur énoncé ? 3. Convient-il d’accorder une indulgence pour un secours temporel ?
Objections :
1. Non,
semble-t-il. A propos de ces paroles de la Seconde à Timothée "Il ne peut
se renier lui-même", la Glose dit en effet : "ce qu’Il ferait s’il
n’accomplissait pas ce qu’il a décrété". Or Lui-même dit dans le
Deutéronome : "Le nombre des coups sera proportionné au délit."
Aucune partie de la peine satisfactoire qui est taxée suivant la gravité de la
faute ne peut donc être remise.
2. Un
inférieur ne peut dispenser des obligations imposées par le supérieur. Or, lorsqu’il
absout de la faute, Dieu oblige à une peine temporelle, comme le dit Hugues de
Saint Victor. Par conséquent aucun homme ne peut absoudre de cette peine en en
remettant quelque chose.
3. Il
appartient au pouvoir d’excellence de procurer sans les sacrements les effets
mêmes des sacrements. Or personne, sauf le Christ, ne possède ce pouvoir d’excellence
en matière de sacrements. Donc, puisque la satisfaction est une partie du
sacrement ayant efficacité pour remettre la peine qui est due, il semble
qu’aucun homme, simplement homme, ne puisse remettre la dette de cette peine
indépendamment de la satisfaction.
4. Aucun pouvoir n’est conféré aux ministres de l’Église "en vue de la ruine, mais pour l’édification". Or il serait ruineux que la satisfaction soit supprimée, vu que, nous offrant un remède, elle est faite pour notre utilité. C’est donc que le pouvoir des ministres de l’Église ne s’étend pas jusque-là.
Cependant :
1. Sur
cette parole de la Seconde aux Corinthiens : "Si j’ai pardonné pour autant
que j’ai eu à pardonner, c’est par amour pour vous, en la Personne du Christ ",
la Glose dit "c’est-à-dire, comme si le Christ lui-même avait pardonné".
Or le Christ pouvait remettre la peine du péché sans aucune satisfaction, comme
on le voit en S. Jean pour la femme adultère. Donc S. Paul l’a pu lui aussi. Et
par conséquent le pape, qui n’a pas dans l’Église un pouvoir moindre que celui
dont jouissait S. Paul, le peut également.
2. L’Église universelle ne peut tomber dans l’erreur puisque "Celui qui a été exaucé en tout en raison de sa piété" a dit à Pierre, sur la confession duquel l’Église a été fondée "J’ai prié pour toi Pierre, afin que ta foi ne défaille pas." Or l’Église universelle approuve les indulgences et en établit. Les indulgences ne sont donc pas sans valeur.
Conclusion :
Tout le monde admet que les indulgences ont une certaine valeur : ce serait en effet une impiété de prétendre que l’Église a des pratiques vaines. Mais certains croient que les indulgences ne peuvent rien pour la rémission de la peine que l’on mériterait, selon le jugement de Dieu, au purgatoire, mais qu’elles ont seulement efficacité pour remettre de l’obligation à une peine imposée par un prêtre à un pénitent, ou de celle qui s’imposerait à lui du fait des prescriptions du droit.
Mais cette opinion ne paraît pas vraie. Tout d’abord elle est formellement contraire au privilège accordé à Pierre, que "ce qu’il délierait sur la terre serait délié au ciel". D’où il ressort que ce qui est remis au for de l’Église l’est également au for de la justice divine. -En outre, l’Église, en accordant de telles indulgences, nuirait plus qu’elle ne viendrait en aide, car, en absolvant des pénitences infligées, elle abandonnerait à des peines plus graves, à savoir celles du purgatoire.
C’est pourquoi il convient plutôt de dire que les indulgences ont une efficacité, tant vis-à-vis du for de l’Eglise que devant le jugement de Dieu, pour la rémission de la peine qui reste due après la contrition, l’absolution et la confession, que cette peine ait été enjointe ou non. La raison doit en être cherchée dans l’unité du corps mystique dont beaucoup de membres ont surpassé en œuvres de pénitence la mesure de leurs dettes propres, et de plus ont supporté avec patience une multitude de tribulations injustes, qui auraient pu expier la multitude des peines dont ils auraient pu être redevables. Ainsi l’abondance de leurs mérites est-elle si grande qu’elle l’emporte sur la totalité de la peine due en ce jour par les vivants. En outre, et c’est la raison principale, il y a le mérite du Christ, lequel, bien qu’il opère par la voie des sacrements, n’est pas, quant à son efficacité, renfermé en eux, mais dépasse en son infinité tout ce qu’ils pourraient produire.
Mais nous avons vu qu’il est possible à l’un de satisfaire pour un autre. D’autre part, les saints, en qui se rencontre cette surabondance d’œuvres satisfactoires, ne les ont pas accomplies pour tel ou tel en particulier, qui aurait une dette à remettre, sans quoi ceux-ci se trouveraient absous indépendamment de toute indulgence, mais ils les ont accomplies globalement pour toute l’Église, selon ce que dit l’Apôtre : "Je complète dans ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ pour son corps qui est l’Église." C’est ainsi que les mérites en question sont communs à toute l’Église. Mais ce qui appartient en commun à une collectivité est distribué à chacun de ses membres au jugement de celui qui est à sa tête. Par conséquent, de même que quelqu’un peut obtenir rémission de sa peine si un autre satisfait spécialement pour lui, ainsi en est-il également si la satisfaction d’un autre lui est allouée par celui qui en a le pouvoir.
Solutions :
1. La
rémission faite par le moyen des indulgences ne supprime pas la quantité de
peine due pour la faute, puisque pour le péché de l’un un autre a de son propre
gré supporté la peine.
2. Celui
qui est bénéficiaire d’indulgences n’est pas à proprement parler absous de la
peine qu’il doit, mais il lui est donné de quoi l’acquitter.
3. L’effet
de l’absolution sacramentelle est la diminution de la dette, et un tel effet
n’est pas procuré par les indulgences. Mais celui qui établit des indulgences
acquitte la peine, pour celui qui la devait, au moyen des biens qui sont
communs à toute l’Église, comme il a été dit.
4. La grâce est un remède plus efficace contre le péché que l’application à nos œuvres. Puis donc que l’impression éprouvée par celui qui reçoit les indulgences, en raison de la cause qui les motive, le dispose à la grâce, il faut reconnaître qu’elles aussi procurent un remède pour éviter les péchés. Ce n’est donc pas détruire que de donner des indulgences, à moins qu’on ne le fasse de façon désordonnée.
Toutefois il est bon de conseiller à ceux qui sont les bénéficiaires d’indulgences de ne point s’abstenir pour cela des œuvres de pénitence prescrites, afin qu’ils en reçoivent aussi quelque remède, bien qu’ils n’aient plus de peine à acquitter ; d’autant qu’ils pourraient avoir de plus grandes dettes qu’ils ne seraient portés à le croire.
Objections :
1. Il
semble que les indulgences n’ont pas autant de valeur qu’il est dit dans leur
énoncé, car elles n’ont d’effet qu’en vertu du pouvoir des clés. Or celui qui
est détenteur de ce pouvoir ne peut, lorsqu’il en use, remettre qu’une quantité
déterminée de la peine du péché, compte tenu de la grandeur du péché et de la
contrition du pénitent. Puis donc que les indulgences sont données au gré de
celui qui les établit, il ne semble pas qu’elles puissent avoir la valeur
exprimée dans leur énoncé.
2. Par
l’obligation de la peine un homme se trouve retardé dans cette entrée en
possession de la gloire qui doit être l’objet suprême de ses désirs. Mais si
les indulgences ont autant d’effet qu’il est dit dans leur énoncé, quelqu’un
pourrait, en en faisant le tour, obtenir en peu de temps l’exemption de toute
dette de peine temporelle. Il semble donc qu’on devrait, laissant là toutes les
autres œuvres, se consacrer entièrement à les acquérir.
3. Parfois
on proclame cette indulgence : celui qui contribue à l’érection de la fabrique
de telle église obtiendra rémission du tiers de la peine due à ses péchés. Il
arrive alors, si l’on admet que les indulgences ont autant de valeur qu’il est
dit dans leur énoncé, que celui qui donne un denier, puis un deuxième denier, et
ensuite un troisième, obtiendra pleine rémission de toute la peine due, ce qui
paraît absurde.
4. On
donne aussi cette indulgence qui conque visitera telle église obtiendra sept
années de rémission de dette. Si donc une indulgence a autant d’effet qu’il est
proclamé, il se produit que celui qui demeure à côté de l’église, ou encore les
clercs de cette église, qui y vont tous les jours, obtiendront autant que celui
qui vient de loin, ce qui paraît injuste. Bien plus, semble-t-il, ils
obtiendront l’indulgence plusieurs fois dans la même journée s’ils font
plusieurs visites.
5. Il semble qu’il revient au même de remettre à quelqu’un une peine au-delà de la juste mesure et de la lui remettre sans "cause", vu que, pour ce qui est en surplus, il n’y a pas de compensation. Or celui qui établit une indulgence ne peut remettre sans 'cause', totalement ou partiellement, une peine -par exemple si le pape disait à quelqu’un "Je te remets toute la peine due pour tes péchés. "Il semble donc qu’il ne peut davantage remettre quelque chose au-delà d’une juste mesure. Mais les indulgences sont la plupart du temps proclamées au-delà d’une telle mesure. Elles n’ont donc pas toute la valeur qui est proclamée.
Cependant :
1. Il
est écrit au livre de Job : "Dieu a-t-il besoin de nos mensonges, pour que
nous défendions sa cause par des paroles trompeuses ?" L’Église ne ment
donc pas lorsqu’elle publie des indulgences. Celles-ci ont donc autant de
valeur qu’il est dit dans leur énoncé.
2. En outre S. Paul dit dans la Première aux Corinthiens "Si notre prédication est vaine, vaine est aussi notre foi." Quiconque, en conséquence, dit quelque chose de faux dans sa prédication, évacue, pour autant qu’elle est en lui, sa foi, et ainsi pèche mortellement. Si donc les indulgences n’ont pas la valeur qu’elles proclament, tous ceux qui en prêchent pèchent mortellement, ce qui est une absurdité.
Conclusion :
Sur ce point il y a des opinions multiples. Certains prétendent que les indulgences n’ont pas autant de valeur qu’elles proclament, et qu’elles n’ont d’effet pour chacun qu’à proportion de sa foi et de sa dévotion. Et ils ajoutent que l’Église s’exprime comme elle le fait à leur sujet pour amener, par le moyen d’une pieuse fraude, les hommes à bien faire ; tout comme une mère incite son enfant à marcher en lui promettant un fruit. -Mais cette opinion est très dangereuse, car, ainsi que S. Augustin le dit dans une lettre à S. Jérôme : que l’on convainque de fausseté la Sainte Écriture en quelque point, et c’en est fait de son autorité ; de même si l’on pouvait surprendre quelque chose de faux dans la prédication de l’Église, son enseignement se trouverait sans autorité pour confirmer dans la foi.
C’est pourquoi d’autres ont dit qu’elles ont la valeur qu’elles proclament, selon la juste estimation, non de celui qui donne l’indulgence, lequel attache trop de prix à ce qu’il donne, ni de celui qui la reçoit, qui pourrait ne l’apprécier pas assez, mais selon qu’elle est fixée de façon équitable au jugement des gens de bien, compte tenu de la condition de la personne, ainsi que de l’utilité et du besoin de l’Église ; celle-ci étant à certaines époques dans une nécessité plus grande qu’à d’autres. Mais il semble bien que cette opinion aussi ne tient pas. Tout d’abord parce qu’alors les indulgences n’auraient pas de valeur pour la rémission, mais plutôt pour une sorte de commutation de la peine. En outre, la prédication de l’Église ne serait pas excusée de mensonge, attendu qu’une indulgence peut être proclamée bien au-dessus de ce qu’une juste estimation pourrait le requérir, compte tenu de toutes les conditions précitées lorsque, par exemple, le pape donne une indulgence de sept années à celui qui visite une église ; des indulgences semblables ayant été instituées également par S. Grégoire pour les Stations de Rome.
D’autres disent en conséquence que la quantité de rémission dans les indulgences ne doit pas être mesurée seulement d’après la dévotion de celui qui les reçoit, comme le voulait la première opinion, ni d’après la quantité de ce qui est donné, comme le prétendait la seconde, mais d’après la 'cause' pour laquelle l’indulgence est donnée, et en raison de laquelle on est réputé digne de la recevoir. En sorte que, selon que l’on accède à cette cause, on obtient en totalité ou en partie la rémission de l’indulgence. -Mais, dans cette conception, la pratique de l’Église ne se trouve pas plus justifiée, car il arrive que, pour une même cause, elle fixe une plus grande indulgence.
Ainsi, toutes choses étant égales, tantôt est accordée une année d’indulgences pour ceux qui visitent une église, tantôt quarante jours, selon que le pape aura voulu faire grâce en instituant l’indulgence. La quantité de rémission ne doit donc pas être appréciée d’après le motif qui rend digne d’indulgence.
Il est donc préférable de soutenir que la quantité de l’effet est en dépendance de celle de la cause. Or, dans les indulgences, la cause de la rémission de la peine n’est autre chose que la surabondance des mérites de l’Église, laquelle est suffisante pour expier la totalité de la ainsi, cette cause effective de la rémission n’est ni la dévotion, ni la peine, ni les offrandes de celui qui reçoit l’indulgence, pas plus que la 'cause' pour laquelle elle est donnée. Ce n’est donc à rien de cela qu’il convient de proportionner la quantité de la rémission, mais aux mérites de l’Eglise qui sont toujours surabondants. De la sorte, selon que ces mérites sont appliqués à tel ou tel, celui-ci reçoit la rémission de la peine. Mais pour que cela se fasse est requise l’autorité capable de disposer de ce trésor ; et, en outre, il est nécessaire qu’il y ait une union entre celui à qui la dispensation est faite et celui qui avait mérité, -union que réalise la charité ; il faut enfin un motif de cette largesse, tel que soit respectée l’intention de ceux qui ont accompli les œuvres méritoires. Or ils les ont faites pour l’honneur de Dieu et pour l’utilité de l’Eglise. Toute 'cause' en conséquence qui est à l’honneur de Dieu et pour l’utilité de l’Église est un motif suffisant pour établir des indulgences.
Ainsi donc, il faut reconnaître avec les tenants de cette opinion que les indulgences ont purement et simplement la valeur qu’elles proclament, pourvu qu’il y ait : chez celui qui les accorde l’autorité pour le faire, chez celui qui les reçoit la charité, et, du point de vue de la 'cause', la piété, qui comprend l’honneur de Dieu et l’utilité du prochain. Et en ceci il n’y a pas, comme certains le prétendent, "un élargissement excessif du tribunal de la miséricorde divine", et il n’est pas dérogé à sa justice, car aucune partie de la peine ne se trouve supprimée, mais la peine de l’un est comptée pour un autre.
Solutions :
1. Il y
a deux clés distinctes, celle d’ordre et celle de juridiction. La clef d’ordre
est quelque chose de sacramentel, et, comme les effets des sacrements ne sont
pas déterminés par l’homme, mais par Dieu, le prêtre ne peut pas fixer la
quantité de peine qu’il remet, au for de la confession, par l’entremise de la
clé d’ordre : il en est remis selon que Dieu aura disposé. Au contraire, la clé
de juridiction n’est point d’ordre sacramentel et son effet est soumis à la
libre disposition de l’homme. Et l’effet de cette clé est la rémission qui se
fait par le moyen des indulgences, vu que cette rémission ne se fait pas par la
dispensation des sacrements, mais par celle des biens communs de l’Église ;
c’est ainsi que les légats qui ne sont pas prêtres peuvent aussi accorder des
indulgences. Et c’est pourquoi il appartient à celui qui confère une indulgence
de fixer lui-même la quantité de peine qu’il remet. Si cependant la remise de
peine est faite de façon déraisonnable, en sorte que quasi pour rien les hommes
seraient détournés des œuvres de pénitence, il pèche en agissant ainsi ;
l’intéressé toutefois n’en gagne pas moins l’indulgence dans sa totalité.
2. Si
les indulgences ont une grande valeur pour la rémission de la peine, les autres
œuvres de satisfaction sont plus méritoires par rapport à la récompense
essentielle, qui elle-même est infiniment meilleure que la remise de la peine
temporelle.
3. Quand
une indulgence est donnée en termes indéterminés quiconque viendra en aide à
une fabrique d’église, etc., il faut entendre qu’il s’agit d’une aide
proportionnée aux facultés de celui qui l’offre, en sorte que celui-ci
bénéficie plus ou moins de l’indulgence, selon qu’il réalise cette condition. C’est
pourquoi un pauvre qui donne un seul denier gagne déjà l’indulgence entière ;
mais pas un riche, pour lequel il est inconvenant de donner si peu pour une œuvre
aussi pieuse ; comme on ne dirait pas d’un roi qu’il vient au secours de
quelqu’un s’il lui donne une obole.
4. Ceux qui demeurent auprès de l’église, comme les prêtres et les clercs qui y sont attachés, gagnent autant d’indulgences que ceux qui viendraient de loin puisque, ainsi qu’on l’a dit, la rémission n’est pas proportionnée au labeur, mais aux mérites qui sont dispensés. Toutefois celui qui peine plus acquiert plus de mérites.
Ceci ne vaut d’ailleurs que pour les indulgences données sans distinctions, car il arrive qu’une distinction soit faite : par exemple, lorsque dans des absolutions générales le pape accorde cinq années à ceux qui passent la mer, trois années à ceux qui franchissent les montagnes, et une année aux autres.
Cependant on ne
gagne pas autant de fois une indulgence qu’on aura fait de visites, pendant le
temps prescrit. Il peut se faire en effet qu’elle soit donnée pour un temps
déterminé ; par exemple, s’il est déclaré : "Celui qui visitera telle
église, jusqu’à telle époque, aura tant d’indulgences", cela doit
s’entendre "une fois seulement". Par contre, si pour une certaine
église il y a une indulgence à perpétuité, comme par exemple une indulgence de
quarante jours pour l’église Saint-Pierre, on gagne l’indulgence autant de fois
qu’on visite l’église.
5. La 'cause' fixée pour une indulgence n’est pas établie pour servir de mesure à la rémission de la peine, mais à cette fin que l’intention de ceux dont les mérites sont communiqués puissent atteindre le bénéficiaire. Or le bien de l’un se prolonge en un autre de deux manières. En premier lieu, par la charité et de ce point de vue quiconque a la charité participe, même sans indulgences, à tous les biens qui peuvent se faire. En second lieu, par l’intention de celui qui fait le bien : c’est de cette façon que, par l’entremise des indulgences, lorsqu’une 'cause' valable est posée, l’intention de celui qui a oeuvré pour l’utilité de l’Eglise peut atteindre tel ou tel.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car la rémission des péchés est chose spirituelle ; or, il y a
simonie à donner du spirituel pour du temporel ; cela ne doit donc pas se faire.
2. Les choses spirituelles sont plus nécessaires que les temporelles ; or, on ne voit pas qu’on accorde des indulgences pour des choses spirituelles ; donc, on doit bien moins encore en accorder pour des temporelles.
Cependant :
La pratique générale de l’Église est d’accorder des indulgences pour des pèlerinages et des aumônes.
Conclusion :
Les biens temporels sont ordonnés aux spirituels, puisque nous devons user des premiers en vue des seconds. Par conséquent il n’est pas possible d’accorder des indulgences pour des biens purement temporels, mais seulement pour des biens temporels ordonnés aux spirituels : comme, par exemple, la répression des ennemis de l’Église qui troublent sa paix, ou encore la construction d’églises ou de ponts, ou d’autres aumônes. Il est clair qu’il n’y a point là de simonie, vu qu’on ne donne pas un bien spirituel pour un temporel.
Solutions :
1. La
première solution est manifeste.
2. On peut, et ce n’est pas sans exemple, accorder des indulgences pour des biens purement spirituels : ainsi quiconque prie pour le roi de France a dix jours d’indulgences, accordés par le pape Innocent IV. De même ceux qui prêchent la croisade bénéficient parfois de la même indulgence que ceux qui prennent la croix.
Il faut maintenant voir quels sont ceux qui peuvent accorder des indulgences. Quatre questions se posent à ce sujet 1. Un curé peut-il accorder des indulgences ? -2. Un diacre ou un non-prêtre... ? -3. Un évêque... ? -4. Quelqu’un qui est en état de péché mortel... ?
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, car les indulgences tirent leur efficacité de l’abondance des
mérites de l’Eglise. Or, il n’existe aucune communauté de fidèles où il n’y ait
une certaine abondance de mérites. Tout prêtre, en conséquence, du moment qu’un
certain peuple lui est soumis, peut accorder des indulgences, et il en va de
même pour les prélats.
2. Un prélat est le représentant de son peuple, comme un homme en particulier se représente lui-même. Or, n’importe quel homme peut faire part à un autre de ses biens, en satisfaisant pour lui. Par conséquent un prélat peut, lui aussi, faire part des biens du peuple qui lui est confié, de sorte qu’il paraît avoir le pouvoir d’accorder des indulgences.
Cependant :
Excommunier est un acte moins important qu’accorder des indulgences ; or c’est une chose qu’un curé n’a pas le pouvoir de faire ; il n’a donc pas non plus celui d’accorder des indulgences.
Conclusion :
Les indulgences ont leur effet selon que les œuvres satisfactoires de l’un sont comptées au bénéfice d’un autre, non seulement en vertu de la charité, mais aussi en raison de l’intention de celui qui satisfait, laquelle est dirigée de quelque façon vers le second. Or l’intention de quelqu’un peut être dirigée vers un autre de trois façons : d’une manière spéciale, en général, ou particulièrement.
Il y a intention particulière lorsque quelqu’un satisfait nommément pour un autre : de cette façon, n’importe qui peut faire part à un autre de ses œuvres. L’intention est appliquée d’une manière spéciale lorsque, par exemple, on prie pour sa communauté, ses familiers, ses bienfaiteurs, et qu’on rapporte à cette fin ses œuvres satisfactoires. Celui qui préside à la communauté peut alors faire part à quelqu’un d’autre des œuvres ainsi accomplies, en appliquant l’intention des membres de la communauté à tel en particulier. Il y a intention générale enfin quand on ordonne ses œuvres au bien commun en général. Celui qui préside universellement à l’Église peut faire- part de ces œuvres en appliquant l’intention susdite à celui-ci ou à celui-là. Mais comme chaque homme est partie d’une communauté, et chaque communauté partie de l’Église, il se fait que dans l’intention du bien privé est incluse celle du bien de la communauté et celle du bien de toute l’Église. En sorte que celui qui préside à l’Église a le pouvoir de faire part de ce qui appartient à la communauté et à telle personne en particulier, et celui qui préside à la communauté, de ce qui appartient à telle personne, l’inverse ne pouvant avoir lieu.
Cependant n’est dénommée indulgence ni la première communication de biens, ni la deuxième, mais seulement la troisième, et ceci pour deux raisons 1° parce que dans les deux premières communications, tout en étant absous par rapport à Dieu de l’obligation de la peine, on ne l’est pas de l’obligation d’accomplir la satisfaction imposée en vertu du précepte de l’Eglise ; tandis que par la troisième communication on l’est aussi de cette dette ; 2° parce qu’en une seule personne, ou en une seule communauté il n’y a pas une réserve telle de mérites qu’elle puisse lui suffire ainsi qu’à tous les autres. En conséquence quelqu’un n’est absous totalement de la peine qu’il doit, que si on a satisfait déterminément pour lui autant qu’il devait. Par contre, dans l’Église tout entière, il y a un trésor inépuisable de mérites, surtout en raison des mérites du Christ. Seul, donc, celui qui est préposé à l’Église a le pouvoir d’accorder des indulgences.
Mais comme l’Église est la "société des fidèles", et qu’il y a deux sortes de sociétés humaines : la société domestique (ceux qui sont d’une même famille), et la société politique (ceux qui appartiennent à un même peuple), il se fait que l’Église est assimilée à la société politique (car le peuple lui-même est dit l’Église), tandis que les diverses communautés ou paroisses du même diocèse sont assimilées à des rassemblements en diverses familles ou en divers offices. De tout ceci il résulte que seul l’évêque a proprement le titre de prélat de l’Eglise, et que seul il en reçoit, comme s’il en était l’époux, l’anneau de l’Église ; ainsi est-il seul à avoir un pouvoir plénier dans la dispensation des sacrements et juridiction au for contentieux, comme personne publique, les autres n’ayant ces pouvoirs qu’autant qu’ils leur sont communiqués par eux. Quant aux prêtres qui président aux communautés de fidèles. Curés, ils ne sont pas proprement et simplement des prélats, mais des coadjuteurs (d’où vient que l’évêque dit dans la consécration des prêtres : "Plus nous sommes faibles, et plus nous avons besoin de ces auxiliaires".
C’est pourquoi aussi ils ne peuvent dispenser tous les sacrements. Ni les curés donc, ni les abbés ou autres prélats de ce rang ne peuvent accorder d’indulgences.
La réponse aux difficultés est évidente.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car la rémission des péchés est l’effet du pouvoir des clés, dont
le prêtre est le seul détenteur. Lui seul peut donc accorder des indulgences.
2. Il y a une plus complète rémission de peine dans les indulgences qu’au for de la pénitence. Or celui qui n’est pas prêtre n’a pas le pouvoir dans le second cas, il ne l’a donc pas non plus dans le premier.
Cependant :
La dispensation du trésor de l’Église est confiée à celui-même auquel est commis son gouvernement ; or, il arrive que celui-ci soit commis à quelqu’un qui n’est pas prêtre ; un tel homme a donc aussi le pouvoir d’accorder des indulgences, puisque celles-ci tiennent leur efficace de la dispensation du trésor en question.
Conclusion :
Le pouvoir d’accorder des indulgences est attaché à la juridiction, comme nous l’avons dit plus haut. Puis donc que les diacres et ceux qui ne sont pas prêtres peuvent avoir juridiction, soit qu’elle leur ait été commise, comme pour les légats, soit à titre ordinaire, comme pour ceux qui sont élus, il faut reconnaître qu’ils peuvent aussi accorder des indulgences, bien qu’ils ne puissent absoudre au for de la pénitence, ce qui relève de l’ordre.
La solution des objections est manifeste : L’octroi des indulgences relève de la clé de juridiction et non de la clé d’ordre.
Objections :
1. Il
semble qu’il ne le puisse lui non plus, car le trésor de l’Eglise est commun à
l’Eglise entière ; or, ce qui est en cette condition ne peut être disposé que
par celui qui préside à toute l’Église ; donc, le pape seul peut accorder des
indulgences.
2. Personne ne peut remettre les peines statuées par le droit, sinon celui qui a le pouvoir d’établir le droit. Or, les peines satisfactoires sont fixées, pour les péchés, par le droit. Par conséquent de telles peines ne peuvent être remises que par le pape, par qui le droit a été établi.
Cependant :
Selon la coutume de l’Église les évêques confèrent des indulgences.
Conclusion :
Le pape a la plénitude du pouvoir pontifical, comme le roi dans tout son royaume. Quant aux évêques, ils sont établis "pour partager ses sollicitudes", comme des juges préposés à chaque cité ; d’où vient qu’ils sont les seuls que le pape appelle dans ses lettres "frères", tandis qu’il appelle les autres "fils". En conséquence, le pouvoir d’accorder des indulgences réside en sa plénitude dans le pape, qui peut en établir comme il veut, pourvu qu’il y ait une 'cause' légitime. Dans les évêques ce pouvoir n’existe que d’une façon limitée, selon que le pape aura disposé ; dans ces limites ils peuvent donc accorder des indulgences, mais pas au-delà.
La solution des objections est manifeste.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car un ruisseau dans lequel la source ne se déverse pas, ne peut
lui-même rien donner ; or la source de la grâce, c’est-à-dire le Saint Esprit, ne
se déverse pas dans un prélat en état de péché mortel. Celui-ci ne peut donc
pas donner aux autres, en accordant des indulgences.
2. Accorder des indulgences est quelque chose de plus qu’en recevoir ; mais celui qui est en état de péché mortel n’en reçoit pas, comme on le dira plus loin. Par conséquent il ne peut non plus en accorder.
Cependant :
Les indulgences sont établies en vertu du pouvoir conféré aux prélats de l’Église. Or le péché mortel n’ôte pas ce pouvoir, mais seulement la bonté. Celui qui est en état de péché mortel peut donc accorder des indulgences.
Conclusion :
Accorder des indulgences est un acte de juridiction. Or on ne perd pas la juridiction par le péché. Par conséquent les indulgences ont même valeur, qu’elles soient accordées par celui qui est en état de péché mortel, ou par le plus saint des hommes, puisque, en les accordant, on ne remet pas la peine en vertu de ses propres mérites, mais par les mérites renfermés dans les trésors de l’Église.
Solutions :
1. Le
prélat qui, étant en état de péché mortel, accorde des indulgences ne déverse
rien qui vienne de sou propre fonds. Il n’est donc pas nécessaire qu’il reçoive
quelque chose de la source, pour que les indulgences soient valables.
2. Accorder des indulgences est quelque chose de plus qu’en recevoir, quant au pouvoir requis, mais, pour le profit qu’on en retire, c’est moindre.
Il reste à parler de ceux à qui les indulgences peuvent profiter. Quatre questions se posent ici : 1. Les indulgences peuvent-elles profiter à ceux qui sont en état de péché mortel ? -2. aux religieux ? -3. à ceux qui n’accomplissent pas ce qui est prescrit pour les gagner ? -4. à celui même qui accorde l’indulgence ?
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, puisque quelqu’un peut mériter pour un autre, même s’il est en
état de péché mortel, la grâce et beaucoup d’autres biens. Or les indulgences
ont efficacité du fait que les mérites des saints sont appliqués à tel en
particulier. Elles produisent donc leur effet en ceux qui sont en état de péché
mortel.
2. Plus une misère est grande, et plus la miséricorde a lieu de s’exercer. Or celui qui est en état de péché mortel est dans la plus pro fonde misère. C’est donc à celui-là surtout qu’il convient de faire miséricorde au moyen des indulgences.
Cependant :
Un membre mort ne reçoit pas l’influx des autres membres qui sont vivants. Mais celui qui est en état de péché mortel est comme un membre mort. Par conséquent, il ne reçoit pas par les indulgences l’influx qui provient des mérites des membres vivants.
Conclusion :
Certains ont prétendu que les indulgences profitent à ceux qui sont en état de péché mortel, non, à vrai dire, pour la rémission de leur peine, puisque la peine ne peut être remise à personne, que sa faute n’ait été pardonnée. Il est impossible en effet que celui qui n’a pas obtenu par l’action de Dieu la rémission de sa faute, obtienne du ministre de l’Eglise la rémission de sa peine, par les indulgences ou au for de la pénitence, niais elles profitent à ceux qui sont en cet état pour acquérir la grâce.
Mais ceci ne paraît pas être vrai. Bien que les mérites communiqués par les indulgences puissent en effet servir à mériter la grâce, ce n’est cependant pas dans ce but qu’ils sont dispensés, mais de façon déterminée pour la rémission de la peine. C’est pourquoi, dans toutes les indulgences on fait mention "de ceux qui sont vraiment contrits et confessés".
Si cependant la collation de l’indulgence était faite de cette manière "Je te fais part des mérites de l’Eglise entière", ou "de telle communauté", ou "de telle personne en particulier", elles pourraient alors servir pour mériter quelque chose, à celui qui est en état de péché mortel, ainsi que le veut l’opinion précédente.
Solutions :
1. La
solution de la première difficulté est manifeste.
2. Bien que celui qui est en état de péché mortel soit dans une plus grande misère, il est aussi moins en état de recevoir.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car il ne convient pas de suppléer pour ceux dont l’abondance sert
à suppléer pour les autres. Or c’est de la surabondance des œuvres de
satisfaction des religieux qu’il est suppléé pour les autres par les
indulgences. Il ne convient donc pas que l’on supplée pour les religieux par le
moyen de celles-ci.
2. Rien ne doit se faire dans l’Église qui puisse amener le relâchement de la vie religieuse. Mais, si les indulgences profitaient aux religieux, il y aurait là une occasion de relâchement pour la discipline régulière, car les religieux s’affaireraient plus qu’il ne faut aux indulgences, et négligeraient d'accomplir les pénitences qui leur ont été imposées au chapitre. C’est donc qu’elles ne profitent pas aux religieux.
Cependant :
Nul ne peut retirer un dommage d’un bien ; or l’état religieux est bon ; par conséquent les religieux n’encourent pas ce dommage de ne pouvoir profiter des indulgences.
Conclusion :
Les indulgences ont valeur aussi bien pour les religieux que pour les séculiers, pourvu qu’ils aient la charité et qu’ils accomplissent ce qui est prescrit pour les gagner. Les religieux ne sont en effet pas moins aptes à être secourus par les mérites des autres que les séculiers.
Solutions :
1. Bien
qu’il soit dans un état de perfection, un religieux ne peut cependant pas vivre
sans péché. S’il vient donc à mériter une peine pour quelque péché qu’il aurait
commis, il peut en être délivré par une indulgence. Il n’y a pas d’empêchement
en effet à ce que celui qui, absolument parlant, surabonde, soit parfois et à
certains égards dépourvu, et ait ainsi besoin d’un secours de surcroît. Ainsi
est-il dit dans l’Épître aux Galates : "Portez les fardeaux les uns des
autres."
2. Les indulgences ne doivent pas avoir pour effet le relâchement de la discipline régulière, car le religieux mérite plus, quant à la récompense de la vie éternelle, en observant les pratiques de sa religion, qu’en poursuivant les indulgences ; quoiqu’il mérite moins quant à la rémission de la peine, laquelle est un bien de moindre valeur. En outre, les peines imposées au chapitre ne se trouvent pas remises par les indulgences, car le chapitre tient plutôt d’un tribunal judiciaire que d’un tribunal pénitentiel ; et si bien que même ceux qui ne sont pas prêtres tiennent chapitre. Mais c’est de la peine imposée ou due pour le péché au for pénitentiel dont il est absous.
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, car à celui qui est dans l’impuissance de faire une chose "la
volonté est réputée pour le fait". Or on institue parfois une indulgence
pour une aumône à faire, condition qu’un pauvre ne peut évidemment remplir, ce
qu’il ferait cependant volontiers. L’indulgence en question a donc valeur pour
lui.
2. L’on peut satisfaire pour un autre. Or, tout comme la satisfaction, l’indulgence procure la rémission de la peine. Donc l’on peut gagner une indulgence pour un autre, qui ainsi en profite sans avoir fait ce qui est prescrit pour la recevoir.
Cependant :
Quand on ôte la cause, l’effet se trouve retiré. Par conséquent, si on ne fait pas ce pour quoi l’indulgence est donnée, et qui est la 'cause' de l’indulgence, celle-ci n’est pas obtenue.
Conclusion :
On ne peut obtenir ce qui est donné sous une certaine condition que si cette condition se trouve réalisée. Comme donc l’indulgence est donnée sous la condition que l’on fait une certaine chose ou que l’on donne une certaine chose, si cela n’est pas accompli l’indulgence n’est pas obtenue.
Solutions :
1. Ceci
doit s’entendre de la récompense essentielle, mais non pas de la récompense
accidentelle, telle la rémission de la peine ou autre chose semblable.
2. N’importe qui peut appliquer par son intention ses œuvres propres à qui il veut ; ainsi peut-il satisfaire pour qui il lui plaît. Mais l’indulgence ne peut être appliquée à un autre que suivant l’intention de celui qui l’accorde. C’est pourquoi lorsque ce dernier en fait l’appli cation à celui qui fait ou donne telle ou telle chose, celui qui remplit ces conditions ne peut lui-même transférer à un autre cette intention. Toutefois, si l’indulgence était accordée de cette manière : "celui qui fera, ou pour qui l’on fera telle chose, aura tant d’indulgences", elle profiterait en ce cas à celui pour qui on aurait accompli ce qui est prescrit. Mais ; alors même, ce n’est pas celui qui accomplit l’œuvre prescrite qui donnerait à l’autre l’indulgence, mais celui qui l’a établie sous telle condition.
Objections :
1. Non,
semble-t-il. Établir une indulgence est en effet un acte de juridiction. Mais
nul ne peut exercer vis-à-vis de soi ce qui relève de la juridiction. Aucune
personne ne peut donc avoir part à une indulgence qu’elle a elle-même établie.
2. S’il
en était ainsi, celui qui établit une indulgence pourrait, pour une œuvre
minime, se remettre à lui-même la peine de tous ses péchés, et ainsi pécher
impunément, ce qui paraît malsonnant.
3. Il appartient à un même pouvoir d’établir des indulgences et d’excommunier. Mais on ne peut s’excommunier soi-même. Par conséquent on ne peut non plus avoir part à une indulgence que l’on a soi-même établie.
Cependant :
La condition de celui qui établit des indulgences serait moins bonne que celle des autres, s’il ne pouvait user pour lui-même du trésor de l’Eglise qu’il dispense aux autres.
Conclusion :
Une indulgence doit être accordée pour une certaine 'cause', de sorte que par son entremise on soit amené à accomplir des actes qui soient utiles à l'Eglise et procurent l’honneur de Dieu. Mais un prélat, à qui est confié la charge du bien de l’Eglise et de l’honneur divin, n’a pas de raison de s’exciter lui-même à ces tâches. Il ne peut donc établir d’indulgences à son profit. Toutefois il peut user de celles qu’il a établie pour les autres, vu que pour ceux-ci il y avait motif à le faire.
Solutions :
1. On
ne peut accomplir un acte de juridiction sur soi-même. Mais un prélat peut
tirer profit pour lui-même des biens, tant temporels que spirituels, qu’il
accorde aux autres en vertu de la juridiction ; comme un prêtre prend pour
lui-même l’Eucharistie qu’il donne aux autres. Un évêque peut donc aussi tirer
bénéfice des suffrages de l’Église qu’il dispense aux autres, lesquels ont pour
effet immédiat la rémission de la peine par les indulgences ; mais ceci n’est
pas affaire de juridiction.
2. La
solution est claire par ce qui précède.
3. L’excommunication se porte par mode de sentence, ce que personne ne peut faire vis-à-vis de soi-même, vu qu’en un jugement on ne peut être à la fois juge et prévenu. L’indulgence par contre est donnée, non par mode de sentence, mais sous forme d’une certaine dispense, que rien n’empêche de se faire à soi-même.
Il faut maintenant envisager la solennité de la pénitence. Trois questions se posent à ce sujet : 1. Certaine pénitence peut-elle être rendu publique ou solennelle ? -2. La pénitence solennelle peut-elle être réitérée ? -3. Du rite de la pénitence solennelle.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car il n’est pas permis à un prêtre, même s’il est sous le coup de
la crainte, de faire connaître le péché de quelqu’un, quand bien même ce péché
serait public. Or la pénitence solennelle a pour effet de faire connaître les
péchés. Elle ne doit donc pas être pratiquée.
2. Un
jugement doit avoir la forme qui convient au tribunal où il est porté. Or la
pénitence est une sorte de jugement qui se prononce dans le secret. Elle ne
doit donc pas être rendue publique ou solennelle.
3. "La pénitence, au dire de S. Ambroise, élimine parfaitement tous les défauts." Or la solennisation de la pénitence a un effet contraire, puisqu’elle entrave le pénitent dans de multiples empêchements : un laïque ne peut ainsi, après qu’elle lui a été imposée, accéder à la cléricature, ni un clerc à un ordre supérieur. Il ne faut donc pas que la pénitence soit rendue solennelle.
Cependant :
1. La
pénitence est un certain sacrement ; or, en tout sacrement on apporte une
certaine solennité ; par conséquent, on doit le faire aussi dans la pénitence.
2. Un remède doit correspondre à la maladie. Mais il est des péchés publics qui en entraînent beaucoup par leur exemple à pécher. Par conséquent la pénitence, qui est le remède de ces péchés, doit être aussi publique et solennelle, ce qui sera pour un grand nombre un sujet d’édification.
Conclusion :
Certaines pénitences doivent être rendues publiques pour quatre raisons 1° pour que le péché public ait un remède public ; 2° parce que celui qui a commis un crime très grave est aussi digne en ce monde de la plus grande confusion ; 3° afin que ces pénitences soient pour les autres un sujet de crainte ; 4° à titre d’exemple de pénitence ; de sorte que ceux qui sont dans des péchés graves ne désespèrent point.
Solutions :
1. Un
prêtre, lorsqu’il enjoint une pénitence de ce genre, ne révèle rien de la confession,
quand bien même on vient à soupçonner que celui qui en est l’objet a commis un
très grand péché. Une faute, en effet, n’est pas connue avec certitude du fait
de l’accomplissement d’une peine, puisque aussi bien on peut faire pénitence
pour un autre. Ainsi lit-on dans les Vies des Pères, qu’un certain personnage, pour
inciter son compagnon à la pénitence, accomplit celle-ci avec lui. Si, d’ailleurs,
le péché est public, c’est le pénitent lui-même qui, en accomplissant sa
pénitence, révèle la confession qu’il a faite.
2. La
pénitence solennelle demeure secrète dans son injonction ; de même, en effet, que
l’on se confesse secrètement, on reçoit aussi sa pénitence dans le secret. C’est
l’exécution qui devient publique. Mais il n’y a pas d’inconvénient à cela.
3. Bien qu’elle supprime tous les défauts en rétablissant dans la grâce précédente, la pénitence ne restitue cependant pas la dignité antérieure. C’est pourquoi on ne rend pas le voile aux femmes qui ont fait pénitence pour un péché de fornication, car elles n’ont pas récupéré la dignité de la virginité. De même un pécheur qui a accompli une pénitence publique ne retrouve pas cependant l’honorabilité qui lui permettrait d’accéder à la cléricature ; et l’évêque qui l’ordonnerait dans ces conditions doit être privé du pouvoir d’or donner ; -à moins que le besoin de l’Église ne l’exige, ou qu’il y ait une coutume en ce sens. En ce cas, celui qui a fait une telle pénitence peut être admis par dispense aux ordres mineurs, mais pas aux ordres majeurs : 1° à cause de la dignité de ces derniers ; 2° par crainte d’une rechute de sa part ; 3° à cause du scandale à éviter, scandale que le souvenir des péchés antérieurs pourrait occasionner dans le peuple ; 4° parce que, son péché ayant été public, il n’oserait pas lui-même corriger les autres.
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, car les sacrements qui n’impriment pas de caractère se réitèrent
avec leur solennité, comme on le voit pour l’Eucharistie, l’Extrême-onction et
d’autres. Donc elle peut se réitérer avec sa forme solennelle.
2. La pénitence est rendue solennelle en raison de la gravité du péché et de sa notoriété. Or il peut se faire qu’après avoir accompli la pénitence on commette des péchés semblables ou même de plus grands. Donc il faut réitérer la pénitence solennelle.
Cependant :
La pénitence solennelle signifie le rejet du premier homme du paradis ; mais ce rejet n’a eu lieu qu’une fois ; par conséquent la pénitence solennelle ne peut également se faire qu’une fois.
Conclusion :
La pénitence solennelle ne doit pas se réitérer pour trois raisons 1° de peur qu’ainsi elle ne se trouve dévaluée ; 2° à cause de sa signification ; 3° parce que la solennisation de la pénitence est comme une profession de garder perpétuellement la pénitence, de sorte que la réitération répugne à la solennité. Toutefois, celui qui a fait pénitence solennelle n’est pas exclu de toute pénitence, s’il vient à pécher à nouveau ; mais une pénitence solennelle ne doit pas lui être enjointe de nouveau.
Solutions :
1. Dans
les sacrements qui se réitèrent avec leur solennité, il n’y a pas répugnance
entre ces deux conditions, comme c’est ici le cas. Il n’y a donc pas de parité.
2. Bien qu’en raison du délit on serait en ce cas redevable de la même pénitence, la réitération de la solennité ne convient pas, pour les raisons qui ont été dites.
Objections :
1. Il
semble que la pénitence solennelle ne doit pas être imposée à des femmes. La
raison en est qu’un homme à qui on impose une telle pénitence doit se raser la
chevelure. Mais cela ne convient pas à une femme, comme on le voit par la
Première aux Corinthiens. Par conséquent, une femme ne doit pas faire de pénitence
solennelle.
2. Il
semble, d’un autre côté, qu’elle doit pouvoir être imposée à des clercs. On
l’impose en effet en raison de la gravité d’une faute. Or, un même péché est
plus grave s’il est commis par un clerc que s’il l’est par un laïc. Donc la
pénitence solennelle doit être imposée aux clercs plus encore qu’aux laïcs.
3. Il semble aussi qu’elle puisse être imposée par n’importe quel prêtre. C’est en effet à celui qui a le pouvoir des clés qu’il revient d’absoudre au for de la pénitence ; or, un simple prêtre possède ce pouvoir ; il peut donc être le ministre de cette pénitence.
Conclusion :
Toute pénitence solennelle est publique, l’inverse n’étant pas vrai. Voici en effet comment se pratique la pénitence solennelle. Au début du carême, ceux qui sont astreints à cette pénitence se présentent avec leurs prêtres aux évêques de leurs cités devant la porte de l’église, revêtus d’un sac, pieds nus, le visage tourné vers la terre, la chevelure rasée. Une fois introduits dans l’église, l’évêque récite pour eux avec tout son clergé les sept psaumes de la pénitence ; après quoi, les ayant aspergés d’eau bénite, il leur impose la main, puis il leur met de la cendre sur la tête, couvre leur cou d’un silice, et leur signifie, avec larmes, que, comme Adam a été chassé du paradis, ils sont eux-mêmes rejetés de l’Église. Il ordonne alors à ses ministres de les pousser au-dehors de l’église, tandis que les prêtres les accompagnent avec les paroles du répons : "A la sueur de ton front..." Chaque année, le jour de la Cène du Seigneur, ils sont ramenés par leurs prêtres à l’église où ils demeurent jusqu’à l’octave de Pâques, sans toutefois communier, ni recevoir la paix. Et l’on fera ainsi chaque année, tant que l’entrée de l’Église leur demeure interdit. Quant à la réconciliation définitive, elle est réservée à l’évêque, à qui seul il appartient d’imposer la pénitence solennelle.
La pénitence solennelle peut être imposée également aux hommes et aux femmes, mais pas aux clercs, à cause du scandale. On ne doit l’imposer que pour une faute qui "aurait mis en émoi toute la ville".
Quant à la pénitence publique, non solennelle, qui se fait aussi à la face de l’Église, mais sans la solennité qui vient d’être dite, tel un pèlerinage au loin, avec le bâton de pèlerin, -elle peut se réitérer, et un simple prêtre peut l’imposer ; elle peut aussi être imposée à un clerc.
On a parfois donné à la pénitence solennelle la dénomination de publique ; ce qui explique que certaines autorités s’expriment diversement à son sujet.
Solutions :
1. La
femme porte une chevelure en signe de sujétion, mais pas l’homme. Ainsi ne
convient-il pas que, dans la pénitence, la chevelure d’une femme soit rasée, comme
pour un homme.
2. Bien
que pour une même faute un clerc pèche plus gravement qu’un laïc, on ne lui
enjoint cependant pas de pénitence solennelle, de peur que l'ordre ne vienne à
être méprisé. C’est donc à l’ordre que l’on a égard ici et non à la personne.
3. Les péchés les plus graves demandent, pour être guéris, les plus grandes précautions. C’est pourquoi l’injonction de la pénitence solennelle, qui ne se fait que pour les péchés les plus graves, est réservée à l’évêque seul.
Après la pénitence il faut étudier le sacrement de l’extrême-onction. Cinq points devront e examinés 1° ce qui est essentiel à ce sacrement et son institution ; 2° son effet ; son ministre ; 4° ceux à qui il doit être conféré, et en quelle partie de leur corps ; sa réitération.
Sur le premier point neuf questions se posent -1. L’extrême-onction est-elle un sacrement ? -2. N’est-elle qu’un seul sacrement ? -3. Ce sacrement a-t-il été institué le Christ ? 4. L’huile d’olive est-elle la matière qui lui convient ? -5. Faut-il qu’elle soit consacrée ? -6. La matière de ce sacrement doit-elle être consacrée par l’évêque ? -7. L’extrême-onction a-t-elle une forme quelconque ? -8. La forme de ce sacrement doit-elle s’exprimer dans une for mule de prière déprécative ? -9. La formule dont il vient d’être question est-elle la forme qui convient à ce sacrement ?
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car on emploie de l’huile pour les catéchumènes comme pour les
malades. Or l’onction que l’on fait aux premiers n’est pas un sacrement. L’extrême-onction
faite avec de l’huile aux malades n’en est donc pas un non plus.
2. Les
sacrements de la loi ancienne ont été les signes de ceux de la loi nouvelle. Mais
il n’y a pas eu de figure de l’extrême-onction dans la loi ancienne. L’extrême-onction
n’est donc pas un sacrement de la loi nouvelle.
3. Un sacrement, au dire de Denys, a pour fin, soit de "purifier", "soit d'illuminer", soit de "rendre parfait". Or l’extrême-onction n’est pas employée pour purifier ou illuminer, vu que ces effets ne sont attribués qu’au baptême ; pas davantage elle n’est faite pour rendre parfait, car, selon le même auteur, ceci revient à la confirmation et à l’Eucharistie. Elle n’est donc pas un sacrement.
Cependant :
1. Les
sacrements de l’Église remédient de façon suffisante aux défauts des hommes
dans toutes les situations où ils se trouvent ; or il n’y a pour ceux qui
quittent cette vie d’autres secours que l’extrême-onction ; elle est donc un
sacrement.
2. En outre, les sacrements ne sont autre chose que des sortes de remèdes spirituels, or l’extrême-onction est quelque chose de ce genre puisque, comme l’affirme S. Jacques, elle est efficace pour la rémission des péchés ; elle est donc un sacrement.
Conclusion :
Parmi les opérations visibles opérées par l’Église, certaines sont des sacrements, comme le baptême, d’autres des sacramentaux, comme l’exorcisme, et il y a entre ces deux espèces de choses cette différence qu’est appelée sacrement l’action de l'Eglise qui atteint effectivement l’effet qui a été visé principalement dans l’acte d’administration, tandis que le sacramental correspond à une action de l’Église qui, bien qu’elle n’atteigne pas à cet effet, a tout de même un certain ordre à l’action principale. Or l’effet qui est visé dans l’administration des sacrements est la guérison de la maladie du péché : "Tout son fruit, lit-on dans Isaïe, est que le péché soit ôté." Puis donc que l’extrême-onction parvient à cet effet, comme le montrent les paroles de S. Jacques, et qu’elle ne se trouve pas ordonnée à un autre sacrement, comme si elle lui était annexée, il est clair qu’elle n’est pas un sacra mental mais un sacrement.
Solutions :
1. L’huile
dont sont oints les catéchumènes ne va pas jusqu’à produire par son application
la rémission des péchés, car ceci revient au baptême, mais elle dispose en
quelque façon à ce sacrement ; cette onction n’est donc pas un sacrement comme
l’extrême-onction.
2. Ce
sacrement dispose de façon immédiate l’homme à l’état de gloire, puisqu’il est
donné à ceux qui quittent leur corps. Mais comme dans la loi ancienne le temps
de parvenir à la gloire n’était pas encore révolu, attendu que "cette loi
n’a amené personne à l’état parfait", l’extrême-onction n’avait pas alors
à être figurée par quelque sacrement qui lui correspondît, comme par une figure
de même genre ; bien qu’elle ait été figurée en quelque manière de façon
lointaine par toutes les guérisons dont il est fait mention dans la loi
ancienne.
3. Denys n’a pas fait mention de l’extrême-onction, non plus que de la pénitence et du mariage, parce qu’il n’entendait traiter des sacrements que pour autant qu’ils nous font connaître la disposition ordonnée des hiérarchies ecclésiastiques, en ce qui regarde les ministres, leurs actions, et ceux qui en sont les bénéficiaires. Toutefois comme par l’extrême-onction on reçoit la grâce de la rémission des péchés, il n’est pas douteux que ce sacrement n’ait comme le baptême une vertu illuminatrice et purificatrice, bien que ce ne soit pas avec la même plénitude.
Objections :
1. Il
semble que non. L’unité d’une chose provient en effet de sa matière et de sa
forme, vu que c’est d’un même principe qu’elle tient son être et son unité. Or
la forme de ce sacrement se réitère plusieurs fois, même en une même occurrence,
et pareillement sa matière est appliquée plusieurs fois à celui qui est oint, selon
ses divers membres. L’extrême-onction n’est donc pas qu’un seul sacrement.
2. C’est
l’onction elle-même qui est le sacrement ; il serait en effet ridicule de dire
que c’est l’huile ; mais il y a plusieurs onctions ; donc, pareillement, il y a
plusieurs sacrements.
3. Un sacrement unique doit être conféré de façon complète par un seul ministre. Or il peut se faire que l’extrême-onction ne puisse être conférée ainsi, au cas par exemple où le prêtre viendrait à mourir après avoir fait la première onction, un autre prêtre devant intervenir alors pour continuer. L’extrême-onction n’est donc pas qu’un seul sacrement.
Cependant :
1. L’onction
se rapporte à ce sacrement comme l’immersion au baptême ; or, plusieurs
immersions ne constituent qu’un seul sacrement de baptême ; de même plusieurs
onctions sont-elles un unique sacrement.
2. En outre, s’il n’y avait pas un unique sacrement, il ne serait pas nécessaire, pour que le sacrement fût parfait, qu’une fois la première onction accomplie on procède à une seconde, car n’importe quel sacrement a par soi un être parfait. Mais il n’en va pas ainsi. L’extrême-onction est donc un seul sacrement.
Conclusion :
En rigueur de termes une chose peut être dite numériquement une en trois sens différents : 1° comme l’indivisible qui n’est multiple ni en acte, ni en puissance, tel le point et l’unité ; 2° comme le continu qui est bien un en acte, mais multiple en puissance, telle la ligne ; 3° comme une réalité parfaite constituée de plusieurs parties, telle une maison qui est d’une certaine manière multiple en acte, mais dont les diverses parties constituent une unité. C’est de cette dernière manière que chacun des sacrements est dit un, c’est-à-dire pour autant que la pluralité des éléments qui le constituent est unifiée pour signifier ou causer une même chose. Car un sacrement cause en signifiant. En conséquence : lorsqu’une seule action suffit pour que l’on ait une signification parfaite, l’unité du sacrement se réalise en cette seule action, comme on le voit pour la confirmation ; lorsque la signification du sacrement peut être obtenue aussi bien par une action que par plusieurs, le sacrement peut alors être accompli dans une seule et dans plusieurs actions : ainsi le baptême en une et en trois immersions, l’ablution que signifie ce sacrement pouvant en effet être figurée par une immersion et par plusieurs ; lorsqu’enfin la signification parfaite du sacrement ne peut être obtenue que par plusieurs actions, plusieurs sont alors nécessaires pour la perfection du sacrement : c’est ce qui a lieu dans l’Eucharistie où la réfection corporelle qui est le signe de la réfection spirituelle ne peut être réalisée que par la nourriture et par la boisson. Il en est de même pour l’extrême-onction, car la guérison des blessures intérieures ne peut être signifiée de façon adéquate que par l’application du remède aux divers principes d’où viennent les blessures. C’est pourquoi plusieurs actions sont requises pour la perfection de ce sacrement.
Solutions :
1. L’unité
parfaite d’un tout n’est pas détruite par la diversité de la matière ou de la
forme qui est en ses parties. Ainsi est-il évident que la matière de la chair
et des os dont un homme est constitué n’est pas la même, ni non plus la forme. Il
en va de même pour l'Eucharistie et pour 1 extrême-onction la pluralité de la
matière et de la forme n’y détruit pas l’unité du sacrement.
2. Bien
qu’absolument parlant, dans l’extrême-onction, les actions soient multiples, ces
actions s’unissent cependant dans une seule action parfaite qui est l’onction
de tous les sens extérieurs, en lesquels la maladie intérieure a sa source.
3. Quoique dans l’Eucharistie, un prêtre venant à mourir après la consécration du pain, un autre puisse procéder à la consécration du vin, soit en reprenant là où le premier s’est arrêté, soit en recommençant depuis le début sur une autre matière : pour l’extrême-onction il n’est pas permis de reprendre au début, mais on doit toujours continuer l’action entreprise, car il en serait de même d’une onction répétée sur un même membre que d’une double consécration de la même hostie, ce qui ne doit jamais se faire. Cependant la pluralité des ministres ne détruit pas l’unité de ce sacrement, parce qu’ils n’agissent que comme des instruments le fait qu’un ouvrier change de marteau ne compromet en effet pas l’unité de l’œuvre.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car l’Évangile fait mention des sacrements qui ont été institués
par le Christ, comme l’Eucharistie et le baptême ; or il n’y est pas question
de l’extrême-onction celle-ci n’a donc pas été instituée par le Christ.
2. Le
Maître des Sentences a dit de façon expresse en son 4 livre que ce sacrement a
été institué par les apôtres. Le Christ ne l’a donc pas institué en personne.
3. Le sacrement de l’Eucharistie, qu’il avait institué, le Christ l’a aussi produit par lui-même ; or il n’a conféré à personne le sacrement de l’extrême-onction ; c’est donc qu’il ne l’a pas lui-même institué.
Cependant :
1. Les
sacrements de la loi nouvelle sont plus dignes que ceux de la loi ancienne ; or
ceux-ci ont tous eu Dieu pour auteur ; à plus forte raison donc les sacrements
de la loi nouvelle ont-ils été institués par le Christ lui-même.
2. En outre, c’est à la même personne qu’il revient d’instituer et d’abolir ce qui avait été établi. Or l’Église qui a dans les successeurs des apôtres la même autorité que ceux-ci avaient eue ne peut abolir le sacrement de l’extrême-onction. C’est donc que ce sacrement n’a pas été institué par les apôtres mais par le Christ.
Conclusion :
Il y a à ce sujet deux opinions. Pour certains le Christ n’a pas institué ce sacrement par lui-même, pas plus que la confirmation, mais il a confié aux apôtres le soin de le faire : ces deux sacrements ne pouvaient en effet, en raison de la plénitude de la grâce qu’ils confèrent, être institués avant que la mission la plus plénière de l’Esprit Saint ait été accomplie. Aussi sont-ils à ce point sacrements de la loi nouvelle qu’ils n’ont pas eu de figure dans la loi ancienne. Mais cette explication n’est pas convaincante. De même en effet que le Christ avait promis, avant sa passion, la mission plénière du Saint Esprit, il aurait aussi bien pu instituer un tel sacrement.
C’est pourquoi d’autres affirment que le Christ a institué par lui-même tous les sacrements, mais qu’il n’en a promulgué en personne que certains, ceux qui sont les plus difficiles à croire, laissant la charge aux apôtres d’en promulguer d’autres, comme l’extrême-onction et la confirmation. Cette dernière opinion a le plus de probabilité, car les sacrements appartiennent au fondement de la loi, en sorte qu’il revient au Législateur même de les instituer. De plus, ils ont de par leur institution une efficacité qu’ils ne peuvent tenir que de Dieu.
Solutions :
1. Le
Seigneur a fait et dit beaucoup de choses qui ne sont pas contenues dans les
Évangiles. Les évangélistes ont été préoccupés de rapporter surtout ce qui est
de nécessité de salut et ce qui regarde l’organisation de l’Église. C’est
pourquoi ils ont raconté l’institution faite par le Christ du baptême, de la
pénitence, de l’Eucharistie et de l’ordre, plutôt que celle du sacrement de
l’extrême-onction, lequel, ni n’est de nécessité de salut, ni n’intéresse
l’organisation de l’Eglise ou la distinction de ses membres. Il est toutefois
fait mention de l’onction de l’huile dans l’Evangile de S. Marc, là où il est
dit que "les apôtres oignaient d’huile les malades".
2. Pierre
Lombard a dit que ce sacrement a été institué par les apôtres, parce que c’est dans
leur enseignement que son institution nous a été promulguée.
3. Le Christ n’a produit aucun sacrement, sauf celui qu’il a reçu lui-même à titre d’exemple. Mais il ne convenait pas qu’il reçoive la pénitence et l’extrême-onction, car il était sans péché ; il n’a donc pas produit de tels sacrements.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car l’extrême-onction dispose immédiatement à l’incorruptibilité ;
mais celle-ci est signifiée par le baume que l’on met dans le chrême ; le
chrême serait donc une matière plus convenable pour ce sacrement.
2. L’extrême-onction
est une médication spirituelle ; mais une telle médication se trouve vivifiée
par 1'apposition du vin, comme le montre en S. Luc la parabole du blessé : le
vin serait donc une matière qui conviendrait mieux pour ce sacrement.
3. A un grand péril doit correspondre un remède commun. Or l’huile n’est pas un remède de ce genre, vu qu’on ne la trouve pas partout. Il semble donc, puisque ce sacrement est conféré à ceux qui, quittant ce monde, se trouvent être dans le péril le plus grand, que l’huile d’olive ne soit pas la matière qui convient.
Cependant :
1. Dans
le texte de S. Jacques, l’huile est assignée comme matière de ce sacrement ; or
on ne parle d’huile, au sens propre, que pour l’huile d’olive ; c’est donc
cette huile qui est la matière de l’extrême-onction.
2. La guérison spirituelle se trouve signifiée par l’onction d’huile, comme c’est manifeste chez Isaïe, à l’endroit où il est dit : "plaie ouverte, que l’on n’a point soignée par un remède, ni adoucie avec l’huile. L’huile est donc la matière qui convient pour ce sacrement.
Conclusion :
La médication spirituelle que l’on applique à la fin de la vie doit être à la fois parfaite, puisqu’après elle il n’y en a point d’autre, et douce, pour que l’espérance, si nécessaire à ceux qui s’en vont, ne soit pas brisée, mais réchauffée. Or l’huile est adoucissante, et pénètre jusqu’au plus intime, et en outre elle se diffuse. Pour toutes ces raisons elle est bien la matière qui convient pour ce sacrement. Mais comme c’est à la liqueur de l’olivier que l’on donne principalement le nom d’huile, vu que les autres liqueurs ne reçoivent ce nom qu’en tant qu’elles lui ressemblent, il revient aussi à l’huile d’olive d’être prise comme matière pour l’extrême-onction.
Solutions :
1. L’incorruptibilité
de la gloire est une "réalité qui n’est pas contenue dans ce sacrement, et
il n’est pas nécessaire que la signification de la matière lui corresponde ;
ainsi ne convient-il pas que le baume soit pris ici comme matière : par son
odeur il évoque en effet la "bonté de la réputation", dont ceux qui
quittent cette vie n’ont que faire ; c’est de la "pureté de conscience"
seulement dont ils ont besoin, laquelle est signifiée par l’huile.
2. Le
vin guérit par sa morsure, l’huile au contraire en adoucissant : la médication
par le vin convient donc plutôt à la pénitence qu’à ce sacrement.
3. Bien qu’elle ne vienne pas partout, l’huile d’olive peut aisément être transportée en tous lieux. De plus ce sacrement n’est pas nécessaire au point que ceux qui quittent cette vie ne puissent être sauvés sans lui.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car ce sacrement comporte dans son administration une
sanctification qui est produite par la forme des paroles ; une autre qui porterait
sur sa matière serait donc superflue.
2. Les
sacrements ont leur efficacité et leur signification dans leur matière. Mais la
signification de l’effet de ce sacrement convient à l’huile en raison d’une
propriété naturelle ; quant à son efficacité, il la tient de l’institution
divine. Une sanctification de la matière n’est donc pas nécessaire.
3. Le baptême est un sacrement plus parfait que l’extrême-onction. Or, dans le baptême, une sanctification préalable de la matière n’est pas requise par le sacrement : pas davantage, donc, dans l’extrême-onction.
Cependant :
Pour toutes les autres onctions on n’emploie qu’une matière préalablement consacrée. Donc, puisque ce sacrement consiste en une certaine onction, il faut que sa matière soit aussi consacrée.
Conclusion :
Quelques-uns prétendent que l’huile pure et simple est la matière de ce sacrement, et que celui-ci se trouve parachevé dans la consécration de l’huile faite par l’évêque. Mais cette opinion apparaît manifestement fausse, d’après ce qui a été dit de l’Eucharistie, où l’on a montré que ce dernier sacrement est le seul sacrement qui consiste dans la consécration de sa matière.
Nous disons donc que l’extrême-onction consiste dans l’onction elle-même, comme le baptême consiste dans l’ablution, et que sa matière est l’huile sanctifiée. Qu’il y ait besoin dans ce sacrement et dans quelques autres d’une matière sanctifiée peut se justifier par trois raisons. Voici la première. Toute l’efficacité des sacrements procède du Christ, de telle sorte que ceux dont il a lui-même fait usage tiennent leur efficacité de cet usage même qu’il en a fait : ainsi "a-t-il conféré aux eaux la vertu régénératrice par le contact même de sa chair" ; mais il n’a pas fait usage de l’extrême-onction, ni d’aucune onction corporelle c’est pourquoi la sanctification de la matière est requise dans toutes les onctions. Une autre raison est la plénitude de grâce qui est conférée, et qui a pour effet, non seulement d’ôter le péché, mais aussi les "restes" du péché et la maladie corporelle. Enfin, il y a lieu de remarquer que l’effet corporel du sacrement, à savoir la guérison, n’est pas causé par les propriétés naturelles de la matière ; ainsi convient4l que cette efficacité lui soit conférée par une sanctification.
Solutions :
1. La
première sanctification dans l’extrême-onction porte sur la matière elle-même, tandis
que la seconde concerne plutôt son usage, selon qu’elle produit son effet en
acte. Ni l’une ni l’autre n’est donc superflue ; aussi bien voit-on qu’un outil
tient son efficacité de l’ouvrier, et dans sa fabrication, et quand on
l’utilise.
2. L’efficacité
qui résulte de l’institution du sacrement est appliquée à cette matière. par la
sanctification en cause.
3. La solution est évidente par ce qui a été dit.
Objections :
1. Non,
semble-t-il. La consécration de la matière est en effet plus digne dans le
sacrement de l’Eucharistie que dans celui-ci. Or, dans l’Eucharistie, un prêtre
peut consacrer la matière ; il doit donc pouvoir le faire également ici.
2. Dans les ouvrages matériels un art de rang plus élevé ne prépare jamais les matériaux pour un art moins élevé, car, ainsi qu’il est dit aux Physiques, celui qui utilise la matière est plus digne que celui qui la prépare. Mais l’évêque est au-dessus du prêtre ; ce n’est donc pas à lui qu’il revient de préparer la matière dans un sacrement que le prêtre dispense. Or, comme on le dira plus loin, c’est le prêtre qui administre l’extrême-onction. C’est pourquoi, dans ce sacrement, la consécration de la matière ne revient pas à l’évêque.
Cependant :
Il se trouve que pour les autres onctions la matière est consacrée par l’évêque il doit donc en être de même ici.
Conclusion :
Le ministre d’un sacrement ne produit pas l’effet de ce sacrement par sa vertu propre, à titre d’agent principal, mais par l’efficacité du sacrement même qu’il dispense. Or cette efficacité procède d’abord du Christ d’où elle descend, par ordre, dans les autres à savoir dans le peuple par l’intermédiaire des ministres qui dispensent les sacrements, et dans les ministres inférieurs par celui des ministres supérieurs qui sanctifient la matière. C’est pourquoi dans tous les sacrements qui réclament une matière sanctifiée, la première sanctification de la matière se fait par l’évêque, tandis que son usage est parfait par le prêtre ainsi est-il rendu manifeste que le pouvoir du prêtre est dérivé de celui de l’évêque, selon cette parole du psaume : "Comme une huile excellente sur la tête, qui, d’abord, descend sur la barbe, et, ensuite, jusqu’au col de la tunique.".
Solutions :
1. Le
sacrement de l’Eucharistie consiste dans la sanctification même de sa matière, et
non dans son usage ; c’est pourquoi, à proprement parler, ce qui est matière en
ce sacrement n’est pas quelque chose de consacré. D’où vient qu’une
sanctification préalable de cette matière par l’évêque n’est pas requise. Mais
il faut que l’autel et les autres choses de ce genre soient sanctifiés, comme
le prêtre lui- même ; et ceci ne peut avoir lieu que par l’évêque. En sorte que,
même en ce sacrement, il est manifesté que le pouvoir du prêtre est dérivé de
celui de l’évêque, comme le dit Denys. Ainsi donc, le prêtre peut faire cette
consécration de la matière qui est en elle-même le sacrement, mais non point
celle qui est ordonnée comme un certain sacramental au sacrement, lequel
consiste alors dans l’usage des fidèles. La raison en est que relativement au
Corps véritable du Christ aucun ordre n’est au-dessus du sacerdoce, tandis que
par rapport à son Corps mystique l’ordre épiscopal est au-dessus de l’ordre
sacerdotal, comme on le dira plus loin.
2. La matière d’un sacrement n’est pas une matière en laquelle quelque chose serait fait par celui qui l’utilise, comme dans les arts mécaniques, mais une matière en vertu de laquelle quelque chose se fait ; ainsi reçoit-elle quelque chose de la nature de la cause efficiente, en tant qu’elle est un certain instrument de l’opération divine. Il faut donc qu’une telle vertu de la matière provienne d’un art ou d’un pouvoir supérieur, car, dans les causes efficientes, plus un agent est de rang élevé, plus il est parfait, tandis que dans les causes purement matérielles, plus une matière a la priorité, plus elle est imparfaite.
Objections :
1. Il
semble qu’il n’en est rien. L’efficacité d’un sacrement provient en effet de
son institution, et aussi de sa forme il convient donc que la forme soit
transmise par celui qui a institué le sacrement. Or, on ne voit pas que la
forme de l’extrême-onction ait été transmise par le Christ ou par les apôtres. Ce
sacrement n’a donc pas de forme.
2. Ce
qui appartient à l’essence d’un sacrement est observé de la même façon par tous.
Or rien ne tient plus à l’essence d’un sacrement, s’il a une forme, que cette
forme elle-même. Puis donc que dans l’extrême-onction il n’y a pas de forme
communément observée, vu que tous n’emploient pas les mêmes paroles, il semble
bien que ce sacrement n’ait pas de forme.
3. Dans le baptême une forme n’est requise que pour la sanctification de sa matière, qui est "l’eau sanctifiée par la parole de vie, pour effacer les péchés ". Mais, dans l’extrême-onction, la matière a été sanctifiée d’avance ; par conséquent aucune forme de paroles n’y est requise.
Cependant :
1. Au
dire du Maître des Sentences, tout sacrement de la loi nouvelle consiste en "réalités"
et en "paroles". Mais les paroles sont la forme du sacrement. Puis
donc que l’extrême-onction est un sacrement de la loi nouvelle, elle doit avoir
une forme.
2. C’est aussi ce que montre le rite pratiqué dans l’Église universelle, qui emploie effectivement certaines paroles dans la collation de ce sacrement.
Conclusion :
Il y en a qui ont prétendu qu’aucune forme n’était nécessaire pour l’extrême-onction. Mais ceci semble porter atteinte à l’effet de ce sacrement, car n’importe quel sacrement produit son effet en le signifiant. Or la signification de la matière ne se trouve déterminée à un certain effet qu’en vertu de la forme des paroles, vu que la matière peut avoir rapport à plusieurs choses. C’est pourquoi il doit y avoir dans tous les sacrements de la loi nouvelle, qui "produisent ce qu’ils signifient", des "réalités" et des "paroles". En outre S. Jacques paraît bien concentrer toute la vertu de ce sacrement dans la formule de la prière, qui est effectivement la forme de ce sacrement, comme on le dira. Pour ces raisons, l’opinion précédente semble être téméraire et erronée. Nous conclurons donc, ce qui est d’ailleurs l’opinion commune, que l’extrême-onction a, comme les autres sacrements, une forme déterminée.
Solutions :
1. La
Sainte Ecriture est proposée universellement à tous. C’est pourquoi la forme du
sacrement de baptême, qui peut être conféré par tous, doit s’y trouver comprise.
De même celle de l’Eucharistie, car elle exprime la foi dans ce sacrement, qui
est de nécessité de salut. Quant aux formes des autres sacrements, on ne les
rencontre pas dans l’Écriture, mais l’Église les tient de la tradition des
apôtres, qui les ont reçues du Seigneur, selon la parole de S. Paul dans la 1°
aux Corinthiens : "Pour moi, j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai
transmis".
2. Les
paroles, qui sont de l’essence même de la forme, sont dites par tous ; mais les
autres, qui contribuent seulement à sa perfection, ne sont pas universellement
observées.
3. La matière du baptême possède une sanctification propre, en vertu du contact qu’elle a eue avec la chair du Sauveur ; mais par la forme des paroles elle reçoit une sanctification qui sanctifie en acte. De même dans l’extrême-onction, après que la matière de ce sacrement a été sanctifiée pour elle-même, est requise, dans l’usage, une sanctification, grâce à laquelle la matière en cause sanctifie en acte.
Objections :
1. Il
semble que la première manière de faire soit celle qui convient. Les sacrements
de la loi nouvelle ont un effet certain. Or la certitude de l’effet n’est
exprimée dans la forme des sacrements que par une formule à l’indicatif, ainsi
dit-on : "Ceci est mon corps", ou "Je te baptise". La forme
de l’extrême-onction doit donc être une formule à l’indicatif.
2. Dans
les formes des sacrements doit être exprimée l’intention du ministre, qui est
requise pour leur intégrité. Mais l’intention de conférer un sacrement ne
saurait être exprimée que par une formule à l’indicatif. Donc...
3. Dans quelques Eglises, lorsque l’on confère le sacrement de l’extrême-onction, on prononce ces paroles : "J’oins ces yeux de l’huile sanctifiée, au nom du Père, etc.", ce qui s’accorde bien avec les formes usitées pour les autres sacrements. Donc il semble que ce soit dans ces paroles que consiste la forme de l’extrême-onction.
Cependant :
1. La
forme d’un sacrement doit être observée par tous. Or les paroles que l’on vient
de dire ne sont pas usitées dans toutes les Églises, alors que l’on emploie de
façon commune la formule déprécative, à savoir "Que par cette sainte onction et sa très précieuse miséricorde le
Seigneur te pardonne tous les péchés que tu as commis par la vue, etc."
La forme de ce sacrement consiste donc dans une formule déprécative.
2. Ceci en outre paraît découler des paroles de S. Jacques qui attribue l’efficacité de ce sacrement à la prière "La prière de foi, dit-il en effet, guérira le malade." Puis donc que l’efficacité d’un sacrement lui vient de sa forme, il semble bien que la forme de l’extrême-onction soit la formule de prière susdite.
Conclusion :
C’est la formule déprécative qui est la forme de l’extrême-onction, comme le montre le texte de S. Jacques, et ainsi qu’il ressort de l’usage de l’Église romaine, qui n’emploie pas d’autres paroles dans la collation de ce sacrement. On peut en donner plusieurs raisons. Tout d’abord, celui qui reçoit ce sacrement est destitué de ses forces propres : ainsi a-t-il besoin d’être secouru par nos prières. - En deuxième lieu, ce sacrement est donné à ceux qui, quittant cette vie, cessent déjà de relever de la juridiction de l’Église, pour ne plus reposer que dans la main de Dieu seul c’est pourquoi on les lui recommande par une prière. - Enfin, l’extrême-onction n’a pas d’effet qui suive nécessairement l’action du ministre, lorsqu’a été accompli exactement tout ce qui est requis par le sacrement : comme le caractère dans le baptême et la confirmation, la transsubstantiation dans l’Eucharistie, la rémission des péchés dans la pénitence, sous réserve qu’il y ait contrition, celle-ci étant de l’essence du sacrement de pénitence alors qu’elle n’est pas de l’essence de l’extrême-onction. C’est pourquoi, dans l’extrême-onction, il ne peut y avoir de formule au mode indicatif, comme pour les autres sacrements nommés.
Solutions :
1. De
soi, l’extrême-onction a, comme les sacrements précédents, un effet certain, mais
cet effet peut être empêché par la disposition feinte de celui qui le reçoit
même s’il se soumet au sacrement d’intention, en sorte qu’aucun effet ne suit. Le
cas de l’extrême-onction ne peut donc être assimilé à celui des autres
sacrements qui sont toujours suivis d’un certain effet.
2. L’intention
du ministre est exprimée de façon suffisante par l’acte même qui est indiqué
dans la forme : à savoir, "par cette sainte onction..."
3. Les paroles au mode indicatif que quelques-uns disent avant la formule déprécative ne sont pas la forme de ce sacrement ; elles en sont comme des dispositions, en tant qu’elles déterminent l’intention du ministre.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car on trouve mention de la matière dans la forme des autres
sacrements, de la confirmation par exemple ; or il n’en est pas question dans
les paroles susdites l’extrême-onction ; elles ne sont donc pas une forme
convenable.
2. Dans
les autres sacrements comme dans celui-ci l’effet vient en nous par la
miséricorde divine ; or il n’en est point fait mention dans la forme des autres
sacrements, mais plutôt de la Trinité ou de la passion : il devrait donc en
être de même ici.
3. La lettre. Maître des Sentences fait mention d’un double effet pour l’extrême-onction. Mais un seul est indiqué dans les paroles susdites, la rémission des péchés, et il n’y est pas question de la guérison corporelle à laquelle S. Jacques ordonne cependant la prière de foi : "La prière de foi, dit-il en effet, guérira le malade." La forme en question ne convient donc pas.
Conclusion :
La formule dont on a parlé est bien la forme qui convient à ce sacrement, car elle fait mention à la fois : du sacrement, quand on dit "cette sainte onction" ; de ce qui agit dans le sacrement, à savoir "la divine miséricorde" ; de son effet, enfin, "la rémission des péchés".
Solutions :
1. La
matière de l’extrême-onction peut s’apercevoir dans l’acte même de l’onction ;
tandis que celle de la confirmation n’apparaît pas dans l’acte qu’exprime sa
forme. Le cas n’est donc pas le même.
2. La
miséricorde fait face à la misère. Puis donc que ce sacrement se donne à celui
qui est dans un état de misère, à savoir l’état de maladie, il y est fait
mention de la miséricorde, plutôt que dans les autres sacrements.
3. La forme doit exprimer l’effet principal, et qui est toujours produit en vertu du sacrement, à moins qu’il n’y ait un empêchement en celui qui le reçoit. Or cet effet principal n’est point ici la santé corporelle, comme le montre ce qui précède, bien qu’elle suive quelquefois : et c’est pourquoi S. Jacques attribue ce dernier effet à la prière, qui est la forme du sacrement. Il
Il faut
étudier maintenant l’effet de ce sacrement. Trois questions se posent ici :
-1. L’extrême-onction procure-t-elle la rémission des péchés ? -2. A-t-elle pour effet la guérison corporelle ? -3. Imprime-t-elle un caractère ?
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car lorsqu’un effet peut être obtenu par l’action d’un seul, l’intervention
d’un autre n’est pas requise. Or celui qui reçoit l’extrême-onction doit aussi
recevoir le sacrement de pénitence pour la rémission de ses péchés. Ceux-ci ne
sont donc pas remis par l’extrême-onction.
2. Il
n’y a dans le péché que trois choses, à savoir la tache de l’âme, l’obligation
à la peine et les défectuosités qui en sont les "restes". Or, par
l’extrême-onction, le péché n’est pas remis quant à la tache de l’âme, sans
qu’il y ait contrition, laquelle y suffit, même sans onction ; pas davantage il
n’est remis quant à l’obligation de la peine, car si le malade vient à guérir
il sera tenu d’accomplir la satisfaction qui lui aura été imposée ; enfin il
n’est pas remis non plus quant aux défectuosités subséquentes, puisque les
dispositions laissées par les actes antérieurs persistent, comme il apparaît de
façon manifeste après guérison. D’aucun point de vue donc l’extrême-onction ne
remet les péchés.
3. La rémission des péchés a lieu instantanément et non de façon successive. Or l’extrême-onction n’est pas acquise d’un seul coup, puisqu’il faut plusieurs onctions. Elle ne remet donc pas les péchés.
Cependant :
1. S. Jacques
dit : "S’il a des péchés, ils lui seront pardonnés."
2. De plus, tout sacrement de la loi nouvelle confère la grâce. Or la grâce produit en nous la rémission des péchés. Donc, puisqu’elle est un sacrement de la loi nouvelle, l’extrême-onction procure aussi la rémission des péchés.
Conclusion :
Chacun des sacrements a été institué principalement en vue d’un seul effet, bien qu’il puisse encore en produire d’autres par voie de conséquence. Et comme un sacrement produit cela même qu’il signifie, c’est à partir de sa signification qu’il convient d’en déterminer l’effet principal. Or ce sacrement est administré par mode de médicament, comme le baptême par mode d’ablution. Ainsi, un remède étant fait pour chasser la maladie, est-ce principalement pour guérir la maladie du péché que l’extrême-onction a été instituée : en sorte que, comme le baptême est une sorte de régénération spirituelle, et la pénitence une sorte de résurrection du même ordre, ce sacrement pour sa part peut être considéré comme une sorte de guérison ou de cure spirituelle. Mais les soins donnés au corps présupposent évidemment la vie corporelle chez ceux à qui ils sont donnés ; de même également une médication spirituelle suppose la vie spirituelle. L’extrême-onction n’est donc pas donnée contre les défauts qui détruisent cette vie, c’est-à-dire contre le péché originel et le péché mortel, mais contre ceux qui affaiblissent spirituellement l’homme, en sorte qu’il n’a plus toute la vigueur nécessaire pour accomplir les actes de la vie de la grâce ou de la gloire. Or ces défauts ne sont pas autre chose qu’une certaine faiblesse ou débilité que laisse en nous après lui le péché tant actuel qu’originel : c’est contre cette faiblesse que l’homme se trouve affermi par l’extrême-onction.
Mais comme cet effet fortifiant est produit par la grâce, et que la grâce ne peut se trouver associée au péché, il s’ensuit que, si ce sacrement trouve en face de lui un péché, mortel ou véniel, il l’ôte, par voie de conséquence, quant à la coulpe, si du moins celui qui le reçoit n’y met point d’empêchement ; ce qui a lieu aussi pour l’Eucharistie et la confirmation, comme nous l’avons dit. C’est pourquoi
S. Jacques ne mentionne que conditionnellement la rémission des péchés : "S’il a des péchés, dit-il, ils lui seront pardonnés", quant à la coulpe. Ainsi l’extrême-onction ne détruit pas toujours le péché, pour la raison qu’elle n’en trouve pas toujours ; mais elle subvient toujours à cet état de faiblesse que quelques- uns appellent "les restes du péché".
Certains prétendent que ce sacrement a été institué principalement contre le péché véniel, dont il est vrai que l’on ne peut être parfaitement guéri tant que l’on est en cette vie c’est ainsi que le sacrement de ceux qui la quittent serait dirigé spécialement contre le péché véniel. Mais cette opinion ne paraît pas fondée, car la pénitence suffit à détruire, quant à la coulpe, les péchés véniels, même en cette vie. Que de tels péchés ne puissent être évités à nouveau, une fois la pénitence accomplie, n’ôte pas à la pénitence précédente l’effet qu’elle a eu. En outre, il faut dire que ceci tient à la faiblesse à laquelle il a été fait allusion.
L’effet principal de ce sacrement est donc la rémission des péchés, "quant aux restes du péché", et aussi, par voie de conséquence, "quant à la coulpe", s’il s’en rencontre une.
Solutions :
1. Bien
que l’effet principal d’un sacrement puisse être obtenu sans qu’il soit
effectivement reçu, ou sans aucun sacrement, ou, à titre de conséquence, par un
autre sacrement, jamais cet effet ne peut être obtenu sans le désir du
sacrement en question. Puis donc que la pénitence est instituée principalement
contre le péché actuel, il s’ensuit que tout autre sacrement détruisant ce péché
par voie de conséquence n’exclut pas la nécessité de la pénitence.
2. L’extrême-onction
remet de quelque façon le péché sous les trois rapports mentionnés. Bien que le
péché ne soit en effet pas remis sans contrition, quant à la tache dont il
marque l’âme, ce sacrement, par la grâce qu’il communique, transforme en
contrition le mouvement du libre arbitre qui s’oppose au péché, comme cela peut
se produire aussi dans l’Eucharistie et la confirmation. -De même l’extrême-onction
diminue l’obligation à la peine temporelle, mais par voie de conséquence, en
remédiant à l’état de faiblesse : celui qui est fort porte en effet la même
peine avec plus d’aisance que celui qui est faible. Il ne faut donc pas que
pour cette raison soit diminuée la pénitence prescrite. Dans les "restes
du péché" enfin, il ne faut pas voir ici les dispositions laissées par les
actes qui sont des "habitus" commençants, mais une certaine faiblesse
spirituelle inhérente à l’âme elle-même : que cette faiblesse vienne à être
supprimée, même si les habitus ou dispositions précédentes demeurent, l’âme ne
pourra plus être inclinée au péché comme auparavant.
3. Lorsque plusieurs actions sont ordonnées à produire un seul effet, la dernière joue le rôle de forme par rapport à toutes celles qui précèdent, et agit par leur vertu. Ainsi est-ce dans la dernière onction que la grâce qui assure son effet à ce sacrement est infusée dans l’âme.
Objections :
1. Il
semble que non. Un sacrement est un remède spirituel. Mais un remède de cet
ordre est fait pour rétablir la santé spirituelle, comme un remède corporel est
ordonné à guérir le corps. La santé corporelle n’est donc pas l’effet de ce
sacrement.
2. Un
sacrement a toujours son effet chez celui qui s’en approche sans feinte. Or il
arrive que celui qui reçoit ce sacrement ne soit pas corporellement guéri, quelle
que soit la ferveur apportée à cet acte. La guérison corporelle n’est donc pas
un effet de ce sacrement.
3. L’efficacité de ce sacrement nous est connue par le ch. 5 de l’Épître de S. Jacques. Or, en cet endroit, la guérison n’est pas présentée comme un effet de l’onction mais de la prière : "La prière de foi, y lit-on, guérira le malade." C’est donc que la guérison du corps n’est pas un effet de l’extrême-onction.
Cependant :
1. Un
acte de l’Église a plus d’efficacité après la passion du Christ qu’avant. Or, dès
avant cette passion, ceux que les apôtres oignaient d’huile guérissaient, comme
il apparaît en S. Marc. Donc maintenant encore cet acte a pour effet la
guérison du corps.
2. En outre, les sacrements opèrent en signifiant. Or le baptême, par l’ablution corporelle qu’il produit à l’extérieur, signifie et opère la purification de l’âme : de même, l’extrême-onction, par la guérison corporelle qu’elle produit à l’extérieur, signifie et opère la guérison spirituelle.
Conclusion :
Comme le baptême purifie spirituellement l’âme de ses taches spirituelles par l’ablution corporelle, ainsi ce sacrement guérit-il intérieurement l’âme par le remède sacramentel extérieur ; et de même que l’ablution du baptême a pour effet le lavage du corps, car il comporte aussi une purification de cet ordre, l’extrême-onction pareillement a les effets d’un traitement médical appliqué au corps, à savoir sa guérison. Il y a cependant une différence, car l’ablution corporelle nettoie le corps en raison même des propriétés naturelles de l’eau, et par conséquent a toujours cet effet, tandis que l’extrême-onction ne procure pas la guérison corporelle par le fait des propriétés naturelles de la matière employée ; mais par la vertu divine, qui opère toujours de façon raisonnable. Et comme la raison, lorsqu’elle agit, ne produit jamais un effet secondaire qu’autant que cet effet peut concourir à l’effet principal, il suit ici que la guérison corporelle n’est pas toujours produite par le sacrement, mais seulement lorsqu’elle est utile à la guérison de l’âme. En ce cas elle a toujours lieu, du moins s’il n’y a pas d’empêchement de la part de celui qui reçoit le sacrement.
Solutions :
1. L’objection
prouve seulement que la guérison corporelle n’est pas l’effet principal de ce
sacrement, ce qui est exact.
2. La
solution est rendue manifeste par ce qui a été dit.
3. La prière dont parle S. Jacques est la forme du sacrement, comme on le précisera plus loin. Ainsi donc ce sacrement, comme sa forme elle-même, est efficace, de soi, pour la guérison du corps.
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, car le caractère est un signe distinctif. Mais on distingue celui
qui est baptisé de celui qui ne l’est pas ; il doit donc en être de même pour
celui qui a reçu l’onction et celui qui ne l’a pas reçue. Par conséquent, comme
le baptême, l’extrême-onction imprime un caractère.
2. Les
sacrements d’ordre et de confirmation comportent comme celui-ci une onction ;
or, chez eux, il y a impression d’un caractère, donc aussi dans
l’extrême-onction.
3. En tout Sacrement on rencontre : ce qui est "réalité seulement", ce qui est "signe seulement", enfin ce qui est "signe et réalité". Or, ici, on ne peut découvrir rien d’autre qui corresponde à la troisième de ces choses, sinon le caractère. Il y a donc dans l’extrême-onction impression d’un caractère.
Cependant :
1. Jamais
on ne réitère un sacrement qui imprime un caractère ; or l’extrême-onction peut
être réitérée, comme on le dira c’est donc qu’elle n’imprime aucun caractère.
2. En outre, la distinction qui résulte du caractère sacramentel n’a de sens que pour l’Église d’ici-bas ; or l’extrême-onction est conférée à celui même qui la quitte ; il n’y a donc pas de raison pour qu’elle imprime en lui un caractère.
Conclusion :
Il n’y a impression d’un caractère que dans les sacrements qui députent un homme à quelque action sacrée. Or l’extrême-onction n’a valeur que de remède, et elle n’habilite personne à produire ou à recevoir quelque chose de ce genre : c’est donc qu’elle n’imprime aucun caractère.
Solutions :
1. Le
caractère établit une distinction des états, relativement aux actions qu’il y a
à pratiquer dans l’Église. Or un homme n’est pas ainsi distingué des autres du
fait qu’il a reçu l’extrême-onction.
2. L’onction
qui est faite dans l’ordre et la confirmation est une consécration, en vertu de
laquelle l’homme se voit député à des réalités d’ordre sacral. Au contraire, la
présente onction a valeur de remède : ce n’est donc pas pareil.
3. Dans ce sacrement, ce qui est "réalité et signe" n’est pas un caractère, mais consiste en une certaine dévotion intérieure, qui est une onction spirituelle.
Parlons maintenant de l’administration de ce sacrement. Nous nous demanderons : 1. Si un laïc peut donner l’extrême-onction ? 2. Si un diacre peut le faire ? 3. Si l’évêque seul peut conférer ce sacrement ?
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, puisqu’au dire de S. Jacques c’est la prière qui rend ce sacrement
efficace. Or il peut se faire que la prière d’un laïc soit agréée de Dieu tout
aussi bien que celle d’un prêtre. Un laïc peut donc conférer ce sacrement.
2. On rapporte que certains Pères en Egypte faisaient porter de l’huile aux malades et que ceux-ci guérissaient ; pareillement que Ste Geneviève oignait d’huile les malades. C’est donc que ce sacrement peut être conféré même par des laïcs
Cependant :
Ce sacrement procure la rémission des péchés ; or ceci n’est pas au pouvoir des laïcs, donc...
Conclusion :
Denys affirme au livre de la Hiérarchie ecclésiastique que certains exercent les actes hiérarchiques, et que d’autres ne font que les recevoir ; or ce sont précisément les laïcs. L’administration d’aucun des sacrements ne peut donc leur revenir d’office ; et s’ils peuvent baptiser, en cas de nécessité, c’est en vertu d’une dispense que Dieu leur accorde, pour que personne ne soit privé de la possibilité d’être spirituellement régénéré.
Solutions :
1. Ce
n’est pas en son nom propre que le prêtre dit la formule de prière de l’extrême-onction,
car alors il pourrait ne pas être exaucé, puisqu’il peut se faire qu’il soit un
pécheur. Mais il la dit au nom de l’Eglise entière, au nom de laquelle il peut
prier en sa qualité de personne publique ; ce qu’un laïc, qui est une personne
privée, ne peut faire.
2. Les onctions dont il est question ici n’avaient pas valeur sacramentelle. Si donc elles avaient une efficacité pour la guérison du corps, c’était en raison de la dévotion de ceux sur qui elles étaient faites, et des mérites de ceux qui les faisaient ou de ceux qui avaient envoyé l’huile, par une "grâce de guérison ", et non en vertu d’une grâce sacramentelle.
Objections :
1. Oui,
cela paraît possible. Toujours selon Denys, les diacres ont en effet un pouvoir
de "purification". Or ce sacrement n’a été institué que pour purifier
des infirmités, tant de l’âme que du corps. Les diacres peuvent donc donner
l’extrême-onction.
2. Le sacrement de baptême est plus digne que celui-ci. Or les diacres peuvent baptiser, comme nous le voyons dans le cas de S. Laurent. Par conséquent ils peuvent donner l’extrême-onction.
Cependant :
S. Jacques dit : "Qu’il appelle les presbytres de l’Église!"
Conclusion :
Le diacre a seulement le pouvoir de "purifier", et non celui d'"illuminer". Puis donc que l’illumination est produite par la grâce, le diacre ne peut donner en vertu de son office aucun des sacrements qui confère la grâce ; et donc pas celui-ci, vu qu’il est en ce cas.
Solutions :
1. C’est
en vertu de l’illumination produite par la grâce que ce sacrement purifie. Il
n’appartient donc pas au diacre de l’administrer.
2. Ce sacrement n’est pas d’absolue nécessité. Aussi la charge de l’administrer n’a pas été commise à tous dans le cas de nécessité, mais seulement à ceux à qui cela revient de par leur office. D’ailleurs il n’appartient pas non plus aux diacres de baptiser à ce titre.
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, car ce sacrement s’administre au moyen d’onctions, tout comme la
confirmation ; or l’évêque seul peut confirmer ; donc seul aussi il peut donner
l’extrême-onction.
2. Qui ne peut le moins ne peut le plus. Mais l’usage d’une matière sanctifiée est plus digne que l’acte par lequel on la sanctifie, vu qu’il est la fin de cet acte. Puis donc que le prêtre n’a pas le pouvoir de sanctifier la matière, il ne peut non plus en avoir l’usage.
Cependant :
Au témoignage de S. Jacques, le ministre de ce sacrement doit être appelé auprès de celui qui est dans le cas de le recevoir. Mais un évêque ne peut aller à tous les malades de son diocèse. C’est donc qu’il n’est pas le seul à pouvoir conférer ce sacrement.
Conclusion :
Selon Denys la fonction de l’évêque consiste proprement à "rendre par fait", comme celle du prêtre à "illuminer". Est donc réservée aux évêques la collation des sacrements qui mettent ceux qui les reçoivent dans un état de perfection au-dessus des autres. Or ce n’est pas le cas pour ce sacrement, vu qu’il est donné à tous. Il peut donc être administré par les simples prêtres.
Solutions :
1. La
confirmation, comme on l’a dit, imprime un caractère grâce auquel l’homme se
trouve placé dans un état de perfection. Mais ceci n’a pas lieu dans ce
sacrement. Le cas n’est donc pas pareil.
2. Bien que dans l’ordre des causes finales faire usage d’une matière consacrée soit plus digne que la sanctifier, dans celui des causes efficientes c’est cette dernière action qui l’emporte, car l’usage dépend de la même personne comme de sa cause active. C’est pourquoi sanctifier requiert une vertu active de degré plus élevé que faire usage.
Il faut voir maintenant à qui le sacrement de l’extrême-onction doit être conféré, et en quelle partie du corps. Sept points sont à éclaircir : 1. L’extrême-onction doit-elle être conférée à ceux qui se portent bien ? -2. Doit- elle être donnée dans n’importe quelle maladie ? - 3. Faut-il la donner aux fous et à ceux qui sont dépourvus de raison ? -4... aux enfants ? -5. Convient-il de faire des onctions sur tout le corps ? -6. A-t-on fixé de façon convenable les parties du corps sur lesquelles les onctions doivent être faites ? -7. Ceux qui sont mutilés doivent-ils recevoir les onctions qui correspondent aux parties mutilées de leurs corps ?
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, car en ce sacrement la guérison de l’âme est un effet plus
important que celle du corps. Or les sains de corps ont aussi besoin d’être
guéris en leur âme. Donc on doit leur donner aussi ce sacrement.
2. Ce sacrement est pour ceux qui quittent cette vie, comme le baptême est pour ceux qui y font leur entrée. Or on donne le baptême à tous ceux qui sont en cette dernière condition ; ainsi doit-on donner l’extrême-onction à tous ceux qui sont dans le premier cas. Mais il arrive parfois que ceux qui sont proches de leur fin soient bien portants, par exemple ceux à qui l’on va trancher la tête. Pourquoi ne leur donnerait-on pas l’extrême-onction ?
Cependant :
S. Jacques a dit "Quelqu’un parmi vous est-il malade..." : donc ce sacrement ne convient qu’aux malades
Conclusion :
L’extrême-onction, nous l’avons dit, est un certain traitement des maux spirituels qui se trouve signifié par un certain traitement des maux corporels. Par conséquent il n’y a pas lieu de conférer ce sacrement à ceux auxquels cette médication corporelle est sans objet, c’est-à-dire à ceux qui se portent bien
Solutions :
1. Bien
que la santé de l’âme soit l’effet principal de ce sacrement, il est nécessaire
cependant que la santé spirituelle soit signifiée par un traitement appliqué au
corps, même si la guérison corporelle ne doit pas suivre. C’est pourquoi la
santé de l’âme ne peut être donnée dans ce sacrement qu’à ceux qui sont dans la
condition d’être soignés dans leur corps, c’est-à-dire aux malades. Comme, pareillement,
ne peut recevoir le baptême que celui qui est susceptible d’ablution corporelle,
ce qui n’est pas le cas pour l’enfant qui est encore dans le sein de sa mère.
2. Le baptême lui aussi n’est que pour ceux qui, entrant dans la vie, peuvent recevoir une ablution en leur corps ; de même l’extrême-onction ne convient qu’à ceux qui, alors qu’ils quittent cette vie, sont dans le cas d’être l’objet d’un traitement médical.
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, l’extrême-onction doit être donnée en n’importe quelle maladie, car,
là où S. Jacques nous parle de ce sacrement, il n’est pas précisé de quelle
maladie il s’agit. L’extrême-onction doit donc être donnée à tous les malades.
2. Plus un remède a de dignité, plus il doit être d’application générale. Or l’extrême-onction est plus digne qu’un remède destiné au corps. Puis donc qu’un remède de ce genre se donne à tous les malades, il semble qu’il doit en aller de même pour ce sacrement.
Cependant :
Ce sacrement est appelé par tous "l’extrême-onction". Mais les maladies ne réduisent pas toutes à la dernière extrémité ; il en est même, à en croire Aristote, qui allongent la vie. Il ne convient donc pas que ce sacrement soit donné à tous les malades.
Conclusion :
L’extrême-onction est le dernier remède que l’Église puisse donner, et qui dispose en quelque façon immédiatement à la gloire. C’est pourquoi on ne doit la donner qu’aux malades qui sont dans la condition de ceux qui s’en vont de ce monde, atteints qu’ils sont d’une maladie mortelle, et en péril de mort.
Solutions :
1. N’importe
quelle maladie, si elle s’aggrave, peut amener la mort. A ne considérer donc
que le genre de maladie, on doit admettre que pour toutes on peut donner
l’extrême-onction ; c’est pourquoi l’apôtre ne parle d’aucune maladie en
particulier. Mais si l’on considère l’intensité de la maladie et l’état du
malade, il faut affirmer que l’extrême-onction ne doit pas toujours être donnée
aux malades.
2. Un remède corporel a pour principal effet la guérison du corps dont ont besoin tous les malades, en quelque état qu’ils se trouvent. Au lieu que l’extrême-onction a pour principal effet cette guérison particulière qui est nécessaire à ceux qui quittent cette vie et font route vers la gloire. Ce n’est donc pas pareil.
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, car ces sortes d’infirmités sont des plus dangereuses, et mettent
bien vite en péril de mort. Mais à tout danger on doit apporter un remède. C’est
pourquoi ce sacrement, qui a été établi pour porter remède à l’infirmité
humaine, doit être conféré à ceux qui sont en ce cas.
2. Le baptême est un sacrement plus digne que celui-ci ; or, comme il a été dit, on baptise les fous ; il faut donc aussi leur donner l’extrême-onction.
Cependant :
Ce sacrement ne doit être donné qu’à ceux qui sont en état de le recevoir en connaissance de cause ; mais ce n’est pas le cas des fous et de ceux qui sont dépourvus de sens ; par conséquent il ne faut pas leur donner l’extrême-onction.
Conclusion :
Pour que ce sacrement soit reçu avec fruit, comptent pour beaucoup et la dévotion de celui qui le reçoit, et le mérite personnel de celui qui le confère, et le mérite général de toute l’Église : le mode déprécatif de la forme de ce sacrement le montre bien. C’est pourquoi on ne doit pas le conférer à ceux qui sont incapables de le recevoir en connaissance de cause et avec dévotion ; et surtout pas aux fous ou aux déments, qui pourraient manquer de révérence au sacrement par quel que incongruité, sauf s’ils ont des moments de lucidité, où ils puissent comprendre : ce qu’ils reçoivent : alors le sacrement peut leur être donné.
Solutions :
1. Bien
que de tels gens puissent être en danger de mort, un remède qui suppose une
dévotion personnelle ne peut leur être appliqué. Il ne faut donc pas leur
donner l’extrême-onction.
2. Le baptême ne requiert pas de notre part un mouvement de libre-arbitre, vu qu’il est donné principalement contre le péché originel qui n’est pas guéri en nous du fait de ce pouvoir. L’extrême-onction au contraire demande un tel mouvement : le cas n’est donc pas pareil. -En outre, le baptême est de nécessité de salut, mais pas ce sacrement.
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, puisque les enfants peuvent avoir les mêmes maladies que les
adultes. Or, à mêmes maladies, mêmes remèdes. C’est pourquoi ce sacrement doit
être donné aux enfants, tout comme aux adultes.
2. Ce sacrement, on l’a dit plus haut, a pour destination de purifier des "restes" du péché, tant originel qu’actuel. Or il y a dans les enfants les "restes" du péché originel. Donc ce sacrement doit leur être conféré.
Cependant :
Ce sacrement ne doit pas être donné à ceux auxquels la forme du sacrement ne saurait convenir. Mais la forme de l’extrême-onction ne s’applique pas aux enfants, puis qu’ils n’ont péché, ni "par la vue", ni "par l’ouïe", ainsi qu’on le dit dans la prière qui est la forme du sacrement. Celui-ci donc ne doit pas leur être donné.
Conclusion :
Ce sacrement exige de la part de celui qui le reçoit une dévotion actuelle, tout comme l’Eucharistie ; et comme celle-ci ne doit pas être donnée aux enfants, de même en est-il de l’extrême-onction.
Solutions :
1. Chez
les enfants les maladies ne sont pas causées par le péché actuel, comme chez
les adultes. Or ce sacrement se donne principalement contre les maladies qui
ont pour cause ce péché et en sont comme des "restes".
2. L’extrême-onction ne se donne contre les "restes" du péché originel que pour autant que ces "restes" sont en quelque sorte fortifiés par des péchés actuels. C’est donc principalement contre les péchés actuels qu’il est donné, comme le montrent les paroles mêmes de sa forme. Or chez les enfants il n’y a pas de tels péchés.
Objections :
1. Oui,
semble-t-il, puisque, comme le dit S. Augustin, "l’âme tout entière est
dans tout le corps". Mais ce sacrement se donne principalement pour la
guérison de l’âme. C’est donc sur tout le Corps qu’il faut faire des onctions.
2. Le
remède doit être appliqué là où est le mal. Or il arrive que celui-ci est
généralisé, et soit ainsi dans tout le corps, comme c’est le cas pour la fièvre.
Il faut alors faire des onctions partout.
3. Tout le corps, dans le baptême, est plongé dans l’eau. Ici, de même, il doit être tout entier oint d’huile.
Cependant :
Le rite universel de l’Église veut que l’infirme ne soit oint qu’en certaines parties de son corps.
Conclusion :
L’extrême-onction s’administre comme un traitement médical. Or, en de tels soins, il n’est pas nécessaire qu’on applique le remède au corps tout entier, mais seulement à celles de ses parties où est la racine du mal. Pareillement, il n’y a lieu de faire l’onction sacramentelle qu’aux parties du corps où se trouve la racine de nos infirmités spirituelles.
Solutions :
1. Bien
que l’âme soit tout entière, quant à son essence, en chaque partie du corps, elle
n’y est pas quant à ses puissances, lesquelles sont justement les racines des
actes peccamineux. Il faut donc que les onctions soient faites en ces parties
mêmes du corps où les diverses puissances ont leur siège.
2. On
n’applique pas toujours le remède là où est le mal, mais plus convenablement à
sa racine.
3. Le baptême a lieu par mode d’ablution. Or un lavage du corps n’ôte les taches que là où on le fait ; et c’est pourquoi le baptême est appliqué à tout le corps. Mais il en va autrement de l’extrême-onction, pour la raison qui a été dite.
Objections :
1. Il
ne convenait pas, semble-t-il, que les onctions soient faites au malade sur ces
parties, savoir : sur les yeux, les narines, les oreilles, les lèvres, les
mains, les pieds, car un médecin avisé soigne le mal dans sa racine. Or c’est "du
coeur que sortent les pensées qui souillent l’homme", comme il est dit en
S. Matthieu. L’onction doit donc se faire sur la poitrine.
2. La
pureté de l’esprit n’est pas moins nécessaire à ceux qui quittent cette vie
qu’à ceux qui y font leur entrée. Or ces derniers sont oints de chrême, par le
prêtre, sur le sommet de la tête, en signe de pureté de l’esprit. Donc ceux qui
quittent cette vie doivent également être oints, dans ce sacrement, sur le
sommet de la tête.
3. On
doit appliquer un remède là où le mal a le plus de violence. Or c’est dans les
reins que pour les hommes sévissent principalement les maladies de l’âme, comme
c’est dans le nombril pour les femmes, suivant cette parole de Job : "Sa
puissance est dans ses reins", et à nous en tenir à l’exposition de S. Grégoire.
C’est donc là que l’onction doit être faite.
4. Comme on pèche avec les pieds, on pèche aussi avec les autres membres du corps. Si donc des onctions sont faites aux pieds, il doit en être faites également sur les autres membres.
Conclusion :
Les principes du péché en nous sont les mêmes que ceux des actes, car le péché consiste en un acte. Or il y a en nous trois principes d’action l’un qui a pour fonction de diriger, à savoir la puissance cognitive, un deuxième qui commande, la puissance affective, un troisième enfin qui exécute, la puissance motrice. Mais nous savons que toute notre connaissance a son origine dans les sens. Et comme l’onction doit être appliquée là où est en nous l’origine première du péché, c’est en conséquence sur les organes des sens que se font les onctions, c’est-à-dire sur les yeux pour la vue, sur les oreilles pour l’ouïe, sur les narines pour l’odorat, sur la bouche pour le goût, sur les mains pour le tact, lequel a son siège principal dans la chair, des doigts. En rapport avec la puissance appétitive certains pratiquent aussi l’onction des reins, et, pour la puissance motrice, celle des pieds qui sont les principaux organes du mouvement. Comme le premier des principes susdits est la puissance cognitive, l’onction qui est faite sur les cinq sens est observée par tous, comme étant de nécessité du sacrement ; mais il en est qui ne gardent pas les autres, tandis que certains conservent celle des pieds et pas celle des reins ; la raison en est que les puissances appétitives et motrices ne sont que des principes secondaires de nos actes.
Solutions :
1. Les
pensées ne sortent du coeur que par l’intermédiaire de certaines imaginations
qui sont "des mouvements produits par les sens", comme il est dit au
livre De l’Ame. Ce n’est donc pas le coeur, mais les organes des sens, qui
sont les racines premières de notre connaissance, à moins qu’on ne considère le
coeur comme le principe de tout le corps ; mais c’est là une racine éloignée.
2. Ceux
qui entrent en ce monde doivent acquérir la pureté, tandis que ceux qui en
sortent ont à lui rendre son éclat ; il convient donc que ces derniers
reçoivent les onctions sur les parties du corps d’où les souillures de l’âme
ont pu provenir.
3. Quelques-uns
pratiquent l’onction des reins parce que c’est en cet endroit du corps que
réside surtout l’appétit concupiscible ; mais, comme on l’a remarqué, la
puissance appétitive n’est pas la racine première de nos actes.
4. Les membres du corps qui servent d’instrument au péché sont les pieds, les mains et la langue, auxquels déjà l’onction est faite ; ce sont aussi les organes génitaux : mais tant en raison de leur ignominie que de la dignité du sacrement, il ne convient pas d’y faire d’onction.
Objections :
1. Il
semble que non. De même en effet que ce sacrement suppose en celui qui le
reçoit une condition déterminée, à savoir qu’il soit malade, ainsi requiert-il
une partie déterminée de son corps. Mais celui qui n’est pas malade ne peut pas
recevoir d’onction. Celui qui n’a pas cette partie du corps sur laquelle
l’onction doit être faite ne le peut donc pas non plus.
2. Un aveugle de naissance ne peut pas pécher par la vue. Or dans l’onction faite sur les yeux on mentionne "le péché accompli par la vue". Une telle onction ne devrait donc pas être faite à un infirme de ce genre ; et de même pour les cas similaires.
Cependant :
Un défaut du corps n’est pas un empêchement pour un autre sacrement il ne doit donc pas en être un ici. Or toutes les onctions sont de nécessité pour celui-ci. Par conséquent il faut les faire toutes aux mutilés.
Conclusion :
Les mutilés doivent recevoir les onctions le plus près possible des parties de leur corps où normalement elles auraient dû être appliquées. Car, bien qu’ils soient privés de certains membres, ils ont cependant les puissances de l’âme qui leur correspondent ; du moins les ont-ils dans leur racine. Ainsi peuvent-ils pécher intérieurement par ce qui a rapport à ces membres, quoiqu’ils ne puissent pécher extérieurement.
La solution des objections est ainsi manifeste.
A ce sujet, deux questions se posent -1. Ce sacrement doit-il être réitéré ? -2. Doit-il être réitéré au cours d’une même maladie ?
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car l’onction faite sur un homme est plus digne que celle que l’on
fait sur une pierre. Or, on ne réitère pas l’onction d’un autel, sauf s’il a
été brisé. Par conséquent l’onction ultime, qui a été faite sur un homme, ne
doit pas, elle non plus, être réitérée.
2. Après le dernier, il n’y a plus rien. Or l’onction dont nous parlons est dite "dernière". Il n’y a donc pas lieu de la réitérer.
Cependant :
Ce sacrement est une sorte de traitement spirituel administré par mode de soins corporels ; or, on réitère de tels soins ; par conséquent ce sacrement lui aussi doit être réitéré.
Conclusion :
Aucun sacrement ayant un effet qui doit demeurer toujours ne doit être réitéré : en agissant autrement on manifesterait en effet que le sacrement a été impuissant à produire son effet, ce qui serait lui faire injure. Mais un sacrement qui a un effet seulement temporaire peut, lui, être réitéré, sans qu’il lui soit fait injure, de telle sorte que l’effet perdu revive. Puis donc que la santé du corps et de l’âme, qui sont les effets de l’extrême-onction, peuvent être perdus après avoir été produits par le sacrement, il faut conclure que l’extrême-onction peut être réitérée, sans qu’il lui soit fait injure.
Solutions :
1. L’onction
faite sur la pierre est ordonnée à la consécration de l’autel lui- même, et
cette consécration subsiste aussi longtemps que l’autel demeure. On ne peut
donc la réitérer. Mais l’onction dont il est question ici n’a pas pour fin la
consécration de l’homme, puisqu’elle n’imprime en lui aucun caractère. Ce n’est
donc pas pareil.
2. Ce que l’on estime communément être dernier ne l’est pas toujours en réalité. C’est ainsi que ce sacrement est appelé l’extrême-onction, parce qu’il ne doit être donné qu’à ceux dont, selon l’estimation commune, la mort est prochaine.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car pour une maladie, c’est assez d’un remède. Or ce sacrement est
une sorte de remède spirituel. Il n’y a donc pas à le réitérer dans la même
maladie.
2. Si les Onctions pouvaient être réitérées dans une même maladie, il se ferait qu’un malade pourrait être oint à longueur de journée, ce qui est une absurdité.
Cependant :
Une maladie se prolonge quelquefois après qu’on a reçu l’extrême-onction, de sorte qu’on contracte à nouveau de ces "restes des péchés" contre lesquels ce sacrement a été principalement établi. Il convient donc, en ce cas, de renouveler les onctions.
Conclusion :
Ce sacrement n’a pas rapport seulement au genre de la maladie, mais à sa gravité, vu qu’il ne peut être donné qu’à ceux que l’on estime être proches de la mort. Mais certaines maladies ne sont pas de longue durée. Que l’on vienne en ce cas à donner l’extrême-onction lorsqu’il y a danger de mort, le malade qui est en cet état ne pourra en sortir que par guérison, et il n’y a pas lieu alors de réitérer le sacrement. Et s’il y a une récidive du mal, ce sera en réalité une autre maladie, pour laquelle on pourra de nouveau procéder à une onction. Mais il y a aussi des maladies qui durent longtemps, comme l’hectique, l’hydropisie et autres pareilles. En celles-là on ne doit faire d’onctions que si la maladie paraît mettre la vie en danger. Supposé maintenant que le malade arrive à sortir de cet état, tout en conservant la même infirmité, et qu’ultérieurement il soit de nouveau en danger de mort on peut de nouveau l’extrémiser, car on se trouve en une autre phase de la maladie, bien qu’absolument parlant, ce ne soit pas une autre maladie.
La solution des objections est ainsi rendue évidente.
Après l’étude du sacrement de l’Extrême onction, nous abordons celle du sacrement de l’Ordre : de l’Ordre en général, d’abord, -puis de la distinction des ordres, des ministres de l’Ordre, de ce qui fait obstacle à la réception des ordres -enfin de questions annexes au sacrement de l’Ordre.
Au sujet de l’Ordre en général, trois points sont à considérer : 1° sa nature et ses éléments constitutifs. 2° son effet ; 3° les sujets qui le reçoivent.
Cinq questions se posent au sujet du premier point : -1. Doit-il y avoir un ordre dans l’Église ? -2. La définition de l’ordre est-elle bonne ? -3. L’Ordre est-il un sacrement ? -4. Sa forme est-elle convenablement exprimée ? -5. Ce sacrement a-t-il une matière ?
Objections :
1. Il
ne le semble pas : l’ordre en effet comporte une sujétion et une supériorité.
Mais la sujétion paraît incompatible avec la liberté à laquelle nous avons été
appelés par le Christ.
2.
Celui qui est ordonné devient le supérieur d’un autre. Mais dans l’Église,
chacun doit, selon S. Paul, s’estimer inférieur aux autres, "les jugeant
supérieurs à lui".
3. On admet bien un "ordre" pour les anges en raison de la distinction que créent entre eux les biens de la nature et de la grâce. Mais pour les hommes la nature est la même chez tous. Quant aux dons de la grâce, qui les possède le plus abondamment, nul ne le sait.
Cependant :
Il est dit dans l’épître aux Romains : "Ce qui vient de Dieu est ordonné" Mais l’Eglise est de Dieu : il l’a édifiée par son sang. Il doit donc y avoir un ordre dans l’Eglise.
Puis, l’Eglise représente l’état intermédiaire entre l’état de nature et l’état de gloire. Dans la nature il y a un ordre : certaines créatures sont supérieures à d’autres. Dans la gloire il en est de même comme le prouve la hiérarchie angélique.
Conclusion :
Entre ses œuvres et lui, Dieu a voulu pousser la ressemblance aussi loin que possible, pour les faire parfaites et pouvoir, par elles, être connu. Afin donc de manifester dans ses œuvres non seulement les perfections de son essence, mais celles de son action sur les créatures, il a imposé à tout être cette loi de nature : les êtres inférieurs seront conduits à leur perfection par des êtres intermédiaires ; ceux-ci à leur tour par des êtres supérieurs ; tel est l’enseignement du Ps. Denys. Pour que cette harmonie ne manquât pas à l’Eglise, il établit un ordre en elle : certains dispenseraient les sacrements aux autres, en cela imitant Dieu à leur manière, collaborant en quelque sorte avec Dieu : ainsi dans le corps vivant certains organes ont aussi une influence sur les autres.
Solutions :
1. La
sujétion de l’esclavage est assurément incompatible avec la liberté ; elle se
réalise lorsque celui qui commande utilise ses subordonnés à son profit. Et ce
n’est pas cette soumission qu’exige l’ordre : le chef doit chercher le salut de
ses subordonnés, non son intérêt propre.
2.
Chacun doit se croire inférieur aux autres en mérite, mais non de par la charge
qu’il exerce : les ordres sont comme des charges.
3. Ce n’est qu’accidentellement que l’ordre, chez les anges, est établi selon la distinction de leur nature ; c’est dans la mesure où cette distinction de nature est le fondement d’une distinction dans la grâce. Essentiellement c’est la diversité dans la grâce qui fait la hiérarchie angélique. Les ordres des anges, en effet, dépendent de leur participation aux biens divins et de leur communion à la gloire, gloire qui se mesure à la grâce dont elle est comme la fin et d’une certaine manière l’effet. Les ordres de l’église militante, au contraire, dépendent de la participation et de la communion aux sacrements qui sont cause de la grâce et, en un sens, la précèdent. Aussi nos ordres ne supposent- ils pas nécessairement la grâce sanctifiante, mais seulement le pouvoir de dispenser les sacrements. C’est pourquoi l’ordre ne pro vient pas d’une distinction dans la grâce sanctifiante mais d’une différence de pouvoirs.
Objections :
1. La
définition que donne le Maître des Sentences ne semble pas contenir. "L’ordre, dit-il, est un signe par lequel
l’Eglise confère un pouvoir spirituel à celui qui est ordonné". Mais
la partie ne peut être donnée comme genre par rapport au tout. Or, le "caractère"
(qui équivaut au mot "signe", d’après la suite de la définition) est
une partie de l’ordre, qui n’est ni seulement réalité, ni seulement signe, mais
à la fois réalité et signe. Donc on ne peut poser le mot "signe"
comme le genre dans lequel rentre l’ordre.
2. Le
sacrement de l’ordre imprime un caractère : de même le sacrement du baptême. Pourtant
on ne parle pas de caractère dans la définition du baptême.
3. Le
baptême donne bien aussi un pouvoir spirituel pour approcher des sacrements. Et
il est aussi un "signe", étant lui-même un sacrement. La définition
donnée convient donc aussi bien au baptême qu’à l’Ordre.
4. L’ordre représente une relation réelle en l’un et l’autre des extrêmes qu’il atteint, le supérieur et le subordonné. Le subordonné a donc l’ordre aussi bien que le supérieur. Pour tant il n’a aucun pouvoir qui lui donne la primauté, contrairement à ce que laisse entendre la définition dont on parle : "l’ordre est une collation de pouvoir".
Conclusion :
La définition du Maître convient à l’ordre en tant qu’il est un sacrement de l'Eglise. Elle indique bien deux éléments un signe extérieur, un effet intérieur.
Solutions :
1. Le mot signe n’indique pas ici un caractère intérieur, mais bien l’action extérieure qui est le signe du pouvoir intérieur et sa cause. Et c’est ainsi qu’il faut entendre le mot caractère dans l’autre définition.
Mais il n’y
aurait pas d’inconvénient à entendre par signe le caractère intérieur. Car ces
trois éléments ne sont pas à proprement parler parties intégrales du sacrement
: la réalité pure n’est pas de l’essence du sacrement ; le signe est
transitoire, on dit pourtant que le sacrement demeure. D’où l’on doit conclure
que le caractère intérieur constitue essentiellement et principalement le
sacrement de l’Ordre.
2. Le
baptême confère bien le pouvoir spirituel de recevoir les autres sacrements, et
c’est en raison de ce pouvoir qu’il imprime un caractère. Mais ce n’est pas là
son principal effet qui est la purification de l’âme. Cette purification
justifierait l’institution du baptême même à raison de la première raison
alléguée. L'ordre au contraire implique principalement le pouvoir : aussi le
caractère, qui est un pouvoir spirituel, entre-t-il dans sa définition et non
dans celle du baptême.
3. Le
baptême confère une puissance spirituelle pour recevoir (les sacrements). De ce
fait, cette puissance est en quelque sorte une puissance passive. Le pouvoir, au
contraire, implique une puissance active, à laquelle est jointe une certaine
prééminence ; aussi cette définition ne convient-elle pas au baptême.
4. Le mot "ordre" se prend en deux sens tantôt il signifie la relation elle-même, et l’ordre ainsi compris se retrouve en effet dans l’inférieur et dans le supérieur, comme le veut l’objection ; mais ce n’est pas le sens qu’il faut comprendre ici. Tantôt il signifie le degré de la hiérarchie qui constitue l’ordre entendu de la première manière. Et comme la nature de l’ordre pris comme relation se réalise d’abord là où s’affirme une supériorité, l’ordre désigne ce degré où la supériorité découle du pouvoir spirituel.
Objections :
1. Le
sacrement, selon Hugues de S. Victor, est "quelque chose de matériel".
L’ordre ne désigne rien de ce genre, mais plutôt une relation, car l’ordre est
une part de pouvoir, selon Isidore.
2. Il
n’y a pas de sacrements dans l’Eglise triomphante, mais l’ordre y existe, chez
les anges.
3. Comme la dignité spirituelle qu’est l’Ordre, la dignité temporelle est conférée par une consécration on sacre les rois. Pourtant le pouvoir des rois n’est pas un sacrement. Le pouvoir de l’Ordre ne l’est donc pas davantage.
Cependant :
Tout le monde s’accorde pour ranger l’Ordre parmi les sept sacrements de l’Eglise.
De plus, ce qui donne à un autre une perfection, la possède lui-même à plus forte raison. Or, par l’Ordre, un homme devient dispensateur des autres sacrements. Donc l’ordre a plus de raison d’être un sacrement que les autres sacrements.
Conclusion :
Un sacrement n’est autre qu’une sanctification procurée à l’homme dans un signe sensible : mais quand il reçoit l’ordre, l’homme est consacré par des signes visibles. L’ordre est donc un sacrement.
Solutions :
1. Le
mot Ordre, à vrai dire, ne signifie rien de matériel. Mais la collation de
l’Ordre ne va pas sans quelque élément matériel.
2. Les
pouvoirs doivent correspondre aux actes en vue desquels ils sont conférés. La
communication des biens divins, fin du pouvoir spirituel, n’est pas réalisée
chez les anges comme chez les hommes par des signes sensibles. Aussi la
puissance spirituelle qu’est un ordre n’est-elle pas conférée aux anges comme
aux hommes, sous un symbolisme matériel. Chez l’homme donc l’ordre est un
sacrement, non chez l’ange.
3. Toute bénédiction ou consécration reçue par les hommes n’est pas un sacrement. Les moines et les abbés reçoivent bien une bénédiction qui n’est pas un sacrement. L’onction des rois ne l’est pas davantage. Ce genre de bénédictions ne dispose pas à l’administration des sacrements, comme le sacrement de l’ordre.
Objections :
1. La
forme du sacrement ne semble pas être convenablement exprimée par P. Lombard. Les
sacrements tiennent en effet leur efficacité de leur forme. Mais cette
efficacité est un effet de la vertu divine qui par eux mystérieusement réalise
l’œuvre du salut. Dans la forme du sacrement de l’ordre il devrait donc être
fait mention de cette vertu divine par l’invocation de la Trinité, comme dans
les autres sacrements.
2. Commander
est le fait de qui détient l’autorité. Mais celui qui dispense les sacrements
n’est pas le dépositaire de l’autorité. Il n’est qu’un ministre. Il ne devrait
donc pas se servir de formules impératives "Faites..." "recevez..."
ou de toute autre expression de ce genre.
3. La
forme du sacrement ne doit exprimer que ce qui est essentiel au sacrement. Mais
l’usage du pouvoir reçu n’est pas essentiel au sacrement de l’Ordre, n’en étant
qu’une conséquence. Il ne devrait donc pas être mentionné dans la forme de ce
sacrement.
4. Tous les sacrements préparent l’âme à la récompense de l’éternité. Mais dans la forme des autres sacrements il n’est pas fait mention de cette récompense. Il en devrait être ainsi pour la forme du sacrement de l’ordre. Et l’on dit pourtant : "Tu auras part à la récompense si...".
Conclusion :
Le sacrement de l’Ordre consiste avant tout dans la remise d’un pouvoir. Or le pouvoir est transmis par le pouvoir, comme le semblable par le semblable ; car l’effet procède d’une cause semblable à lui. En outre la nature d’un pouvoir se révèle par son exercice, car les puissances se révèlent par leurs actes. Aussi dans la forme de l’ordre on exprime l’exercice de ce pouvoir par l’acte qui est commandé, et la transmission de pouvoir s’exprime par le mode impératif.
Solutions :
1. Les
autres sacrements n’ont pas principalement à produire des effets semblables au
pouvoir qui les dispense. Tandis que l’ordre comporte comme une communication
univoque du pouvoir. Voilà pourquoi si pour les autres sacrements on mentionne
la puissance divine, à laquelle l’effet du sacrement est assimilé, on ne le
fait pas pour l’Ordre.
2. Il
est vrai que le ministre du sacrement de l’Ordre, l’évêque, n’a pas d’autorité
sur les rites qui confèrent ce sacrement. Mais une certaine autorité lui
appartient à l’égard du pouvoir de l’ordre qu’il transmet, dans la mesure où ce
pouvoir dérive du sien.
3. L’exercice du pouvoir d’ordre est bien l’effet de ce pouvoir pris comme cause efficiente. Et ainsi il n’entre pas dans la définition de l’Ordre. Mais cet exercice, d’un certain point de vue, a raison de cause finale ; et, sous cet aspect, il peut être un élément de cette définition.
Objections :
1. Dans
tout sacrement qui comporte une matière, c’est en cette matière que réside la
vertu opérative du sacrement. Mais aucune vertu sanctifiante ne semble attachée
aux objets matériels employés dans le sacrement de l’ordre : clefs, chandeliers,
etc. Il n’a donc pas de matière.
2. Dans
ce sacrement, selon le texte de P. Lombard, comme dans la confirmation, la
grâce aux sept dons est conférée dans sa plénitude. Mais la matière qui servira
à la confirmation doit être sanctifiée au préalable. Et les objets matériels
dont on se sert pour le sacrement de l’ordre ne sont pas sanctifiés. Il semble
donc qu’ils ne constituent pas la matière du sacrement.
3. Dans tout sacrement qui comporte une matière, cette matière doit être touchée par celui qui reçoit le sacrement. Mais, au dire de certains, il ne serait pas essentiel au sacrement que les objets matériels soient touchés par celui qui reçoit le sacrement. Il suffirait qu’ils lui soient présentés. D’où les éléments précités ne sont pas la matière de ce sacrement.
Cependant :
Tout sacrement "comporte des objets matériels, des paroles". Les objets constituent la matière du sacrement.
En outre, il est requis plus de conditions pour pouvoir administrer les sacrements que pour les recevoir. Mais le baptême qui donne le pouvoir de recevoir les sacrements exige une matière ; à plus forte raison l’ordre, qui donne le pouvoir de les administrer.
Conclusion :
La matière, qui est l’élément extérieur des sacrements, signifie que la vertu qui agit dans ces sacrements provient tout entière de l’extérieur. Or, l’effet propre du sacrement de l’ordre, le caractère, ne provient pas d’une action de celui qui le reçoit, comme l’effet du sacrement de pénitence ; il est le résultat d’une causalité extérieure : l’ordre requiert donc une matière. Ce n’est pas toutefois à la façon des autres sacrements qui ont une matière. Car pour ceux-ci, ce qu’ils confèrent ne vient que de Dieu et nullement du ministre qui les dispense. Pour l’ordre, ce qui est transmis, le pouvoir spirituel, vient aussi de celui qui administre le sacrement, comme un pouvoir imparfait dérivant d’un pouvoir parfait. Aussi l’efficacité des autres sacrements réside-t-elle surtout dans la matière, qui signifie la vertu divine et la contient, grâce à l’action sanctificatrice exercée sur elle par le ministre du sacrement ; tandis que l’efficacité de l’ordre réside en premier lieu dans celui qui administre ce sacrement. Le rôle de la matière alors est de délimiter, plutôt que de causer, le pouvoir transmis partiellement par celui qui en possède la plénitude. Ce qui le montre, c’est que la matière est empruntée à l’exercice du pouvoir transmis.
Solutions :
1. Cet
exposé suffit à rendre compte de la première difficulté.
2. Si
la matière des autres sacrements doit être sanctifiée, c’est en raison de la
vertu qu’elle contient. Il n’en est pas de même pour la matière du sacrement de
l’ordre.
3. Cette opinion est fondée sur ce qui vient d’être dit. Le pouvoir de l’ordre est transmis par le ministre du sacrement, et non par la matière. Aussi la présentation de l’objet matériel semble être plus essentielle au sacrement que son attouchement. Il faut d’ailleurs convenir que les paroles qui sont la forme du sacrement, paraissent signifier que l’attouchement de la matière est essentiel au sacrement "Reçois" tel ou tel objet.
Au sujet de l’effet du sacrement de l’ordre, plusieurs questions se présentent à l’esprit : -1. Le sacrement de l’ordre confère-t-il la grâce ? -2. Y a-t-il impression d’un caractère ? -3. Le caractère de l’ordre présuppose-t-il le caractère baptismal ? -4. Présuppose-t-il le caractère de la confirmation ? -5. Le caractère d’un ordre présuppose-t-il le caractère d’un autre ordre ?
Objections :
1. On
dit communément que le but du sacrement de l’ordre est de combattre l’ignorance.
Mais la grâce sanctifiante n’est pas donnée contre l’ignorance, comme la grâce "gratuitement
donnée" : la grâce sanctifiante est plutôt d’ordre affectif.
2. L’ordre
implique une distinction. Or les membres de l'Eglise ne se distinguent pas
d’après la grâce sanctifiante, mais d’après les grâces "gratuitement
données", là où il y a "diversité de dons".
3. Nulle cause ne présuppose son effet. Mais en celui qui va recevoir les ordres sacrés, ne faut-il pas supposer la grâce, qui le rend digne de les recevoir ? Cette grâce ne peut donc être donnée par le sacrement.
Cependant :
Les sacrements de la loi nouvelle réalisent ce qu’ils signifient. Or, le nombre sept qu’on trouve dans le sacrement de l’ordre, n’est-il pas le symbole des sept dons du Saint Esprit, d’après le "Livre des Sentences" ? Ainsi les dons du Saint Esprit, qui ne vont pas sans la grâce sanctifiante, sont reçus dans le sacrement de l’ordre.
Puis, l’ordre est un sacrement de la loi nouvelle. Or ces sacrements, selon leur définition, sont causes de la grâce.
Conclusion :
"Les œuvres de Dieu sont parfaites". Si Dieu confère un pouvoir à quelque créature, il lui donne ce qui est nécessaire pour exercer convenablement ce pouvoir. On le voit même dans l’ordre naturel : l’animal est doué d’organes qui rendent possible aux facultés de son âme leur exercice normal, à moins de déficience du côté de la matière.
Mais si la grâce sanctifiante est nécessaire à quiconque veut recevoir dignement les sacrements, elle l’est de même à quiconque doit les distribuer dignement. Le baptême, qui permet de recevoir les sacrements, confère la grâce sanctifiante ; ainsi l’ordre qui donne le pouvoir de les dispenser.
Solutions :
1. Ce n’est
pas une personne, mais toute l’Eglise que l’ordre a pour but de guérir. Aussi, dire
que l’ordre est l’antidote de l’ignorance ne signifie pas que celui qui reçoit
ce sacrement est par là même délivré de l’ignorance, mais qu’il est préposé
pour délivrer de l’ignorance la foule des fidèles.
2. Il
est vrai que les dons de la grâce sanctifiante sont communs à tous les membres
de l’Eglise, et, de ce fait, ne peuvent établir de distinction entre eux. Mais
les dons qui, eux, établissent cette distinction, nul ne peut les recevoir
dignement s’il n’a la charité, et la charité ne se conçoit pas sans la grâce
sanctifiante.
3. Pour exercer convenablement le ministère de l’ordre ce n’est pas seulement une vertu quelconque qui est requise, mais bien une vertu éminente. Ceux qui reçoivent le sacrement de l’ordre sont, de ce fait, établis au-dessus du peuple ; ils doivent donc aussi être les premiers par le mérite de leur sainteté. En ce sens, il faut supposer chez les ordinands la grâce, qui leur mérite d’être comptés au nombre des fidèles du Christ, mais, en recevant l’ordre, ils reçoivent un don de grâce plus abondant, qui les rend capables de plus grandes œuvres.
Objections :
1. Le
caractère de l’ordre est un pouvoir spirituel. Or certains ordres n’ont d’autre
but que l’exercice de fonctions matérielles : l’ordre des portiers ou des
acolytes par exemple. En ces ordres du moins on ne peut donc parler de
caractère.
2. Tout
caractère est indélébile : celui qui en est revêtu est par là même placé dans
un certain état qu’il ne peut plus quitter. Mais il est certains ordres qu’on
peut quitter licitement pour revenir à l’état laïc. Tous les ordres n’impriment
donc pas un caractère.
3. Le caractère sacramentel dispose l’homme à recevoir ou à donner quelque chose de sacré. Or, pour recevoir les sacrements le caractère du baptême suffit. Pour en être le dispensateur, il faut être dans l’ordre sacerdotal. Donc les autres ordres n’impriment pas de caractère.
Cependant :
Tout sacrement qui n’imprime pas un caractère peut être reçu plus d’une fois ; or aucun ordre ne peut être reçu plus d’une fois.
En outre, le caractère est une marque distinctive. Or dans tout ordre on trouve un signe distinctif.
Conclusion :
Trois opinions sont en présence : Les uns ont dit que l’ordre sacerdotal seul imprimait un caractère. Ce qui est inexact car les fonctions de diacre ne peuvent être légitimement exercées que par un diacre. Le diacre possède donc un certain pouvoir spirituel que les autres n’ont pas dans l’administration des sacrements.
Aussi d’autres ont-ils prétendu que les ordres sacrés impriment bien un caractère, à l’exception pourtant des ordres mineurs. Ce qui ne peut se soutenir, car celui qui reçoit un ordre, quel qu’il soit, est établi au-dessus des autres, et possède un certain pouvoir ordonné à l’administration des sacrements.
Il reste donc que le caractère, étant une marque distinctive, doit se retrouver dans tous les ordres. La preuve en est d’ailleurs que les ordres subsistent toujours et ne peuvent être reçus plus d’une fois. Telle est la troisième opinion qui est la plus commune.
Solutions :
1. Tout
ordre donne un pouvoir d'agir soit sur le sacrement lui-même, soit du moins en
relation avec l’administration des sacrements. C’est ainsi que les portiers ont
pour fonction d’admettre les fidèles à assister aux mystères divins : et de
même des autres ordres. Tous supposent donc un pouvoir spirituel.
2. Le
retour pour un clerc à l’état laïc ne supprime pas en lui le caractère, qui
demeure. La preuve en est que s’il rentre dans le clergé, il n’a pas à recevoir
de nouveau l’ordre qu’il a déjà reçu une fois.
3. Cette difficulté s’éclaircit par la première explication.
Objections :
1. Il
semble que le caractère de l’Ordre ne présuppose pas le caractère baptismal. Le
caractère de l’Ordre donne le pouvoir d’administrer les sacrements ; celui du
baptême, de les recevoir. Or, une puissance active ne présuppose pas
nécessairement de puissance passive, mais peut exister sans elle, comme c’est
le cas de Dieu.
2. Un homme peut bien ne pas être baptisé, qui soit l’avoir été. Mais alors, s’il se présente aux ordres, il ne recevra pas le caractère de l’ordre, si ce caractère présuppose celui du baptême. Ainsi ses actes : consécration, absolution, seront nuls, et l’Eglise sera trompée, ce qu’on ne saurait admettre.
Cependant :
Le baptême est la porte des sacrements. L’ordre, un sacrement, présuppose donc le baptême.
Conclusion :
On ne reçoit que ce qu’on est capable de recevoir, Or, c’est le caractère du baptême qui rend capable de recevoir les sacrements. Celui donc qui ne l’a pas, ne peut pas recevoir les autres sacrements. Ainsi le caractère de l’ordre suppose celui du baptême.
Solutions :
1. Dans
un sujet qui a par lui-même une puissance active, celle-ci ne suppose pas de
puissance passive. Mais pour celui qui reçoit d’un autre la puissance active, il
faut nécessairement une puissance passive pour la recevoir.
2. Si cet homme est promu au sacerdoce, il n’est pas prêtre. Il ne peut ni consacrer, ni absoudre au tribunal de la pénitence selon le droit canon il doit être baptisé, puis ordonné de nouveau. Et s’il est promu à l’épiscopat, ceux qu’il ordonne ne reçoivent pas les ordres. Mais on peut légitimement croire pour ce qui est des effets derniers des sacrements, que le Souverain Prêtre suppléerait à cette déficience, et ne permettrait pas que ce mal soit caché au point de provoquer quelque danger pour l’Eglise.
Objections :
1. Dans
toute série ordonnée, les éléments intermédiaires présupposent ceux qui les
précèdent, comme ceux qui les suivent les supposent eux-mêmes. Or, le caractère
de la confirmation présuppose celui du baptême, qui est le premier. Donc le
caractère de l’ordre présuppose, comme intermédiaire, celui de la confirmation.
2. Ceux qui ont mission de confirmer les autres doivent les premiers être forts. Or, ceux qui reçoivent le sacrement de l’ordre ont à confirmer les autres. Ils doivent donc, eux surtout, avoir reçu le sacrement de confirmation.
Cependant :
Les Apôtres ont reçu le pouvoir de l’ordre avant l’Ascension, quand il leur a été dit "Recevez le Saint Esprit". Et ce n’est qu’après l’Ascension qu’ils furent confirmés, par la venue du Saint Esprit.
Conclusion :
Dans le sujet qui reçoit le sacrement de l’Ordre, certaines dispositions sont requises pour le recevoir validement, d’autres pour le recevoir dignement. La validité du sacrement suppose chez celui qui va recevoir les ordres l’aptitude à être ordonné, que lui a donnée le baptême. Ainsi la validité même du sacrement dépend du caractère baptismal, de telle sorte que sans lui le sacrement de l’ordre ne peut être reçu. Mais la convenance réclame chez l’ordinand toutes les perfections susceptibles de le rendre digne de remplir des fonctions sacrées l’une de ces perfections est justement d’avoir été confirmé. Si donc le caractère de l’ordre suppose le caractère de la confirmation, c’est pour une raison de convenance, non pour une raison de nécessité.
Solutions :
1. Entre
le caractère de la confirmation et celui de l’ordre, il n’y a pas le même
rapport qu’entre le caractère baptismal et celui de la confirmation. C’est le
caractère baptismal qui rend capable de recevoir le sacrement de confirmation ;
mais ce n’est pas le caractère de la confirmation qui rend apte à recevoir le
sacrement de l’ordre. Le même raisonnement ne vaut donc pas.
2. Il s’agit ici d’une simple raison de convenance.
Objections :
1. Le
rapport est plus intime deux ordres, qu'entre l’ordre et un autre sacrement. Or,
le caractère de l’ordre présuppose le caractère d’un autre sacrement, le
baptême. A plus forte raison le caractère d’un ordre présuppose-t-il celui d’un
autre ordre.
2. Les ordres sont comme des degrés. Mais nul ne peut atteindre les degrés supérieurs sans avoir franchi les degrés inférieurs. Nul ne peut donc recevoir le caractère d’un ordre sans avoir reçu celui du précédent.
Cependant :
Si l’on omet dans le sacrement une condition nécessaire à la validité, le sacrement doit être renouvelé. Or, celui qui reçoit un ordre sans avoir reçu le précédent, n’a pas à être ordonné de nouveau : on lui confère simplement l’ordre qu’il n’avait pas. L’ordre précédent n’est donc pas absolument nécessaire pour le suivant.
Conclusion :
La réception des ordres inférieurs n’est pas requise pour que soient valides les ordres supérieurs ; les pouvoirs sont distincts ; de soi l’un n’exige pas l’autre dans un même sujet. C’est pourquoi, dans l’Eglise primitive, on ordonnait des prêtres qui n’avaient pas reçu les ordres inférieurs. Ils pouvaient cependant en exercer toutes les fonctions : car tout pouvoir inférieur est inclus dans un pouvoir qui lui est supérieur : la perfection de la sensibilité dans celle de l’intelligence, le pouvoir du gouverneur en celui du roi.
Dans la suite, l’Eglise décida que celui-là ne pourrait prétendre aux ordres supérieurs, qui d’abord ne se fut humilié en des fonctions inférieures. Ainsi, pour ceux qui sont ordonnés sans qu’il soit tenu compte de la succession normale des ordres, selon les lois de l’Eglise, on ne renouvelle pas l’ordre qu’ils ont déjà reçu. On leur confère seulement les ordres précédents qui ne leur ont pas été donnés.
Solutions :
1. S’il s’agit de la ressemblance dans une même espèce, deux ordres ont entre eux un rapport plus intime que l’ordre et le baptême. Mais s’il s’agit de la relation de puissance à acte, le rapport est alors plus étroit entre le baptême et l’ordre qu’entre deux ordres différents. Le baptême donne à l’homme une puissance passive de recevoir l’ordre : alors qu’un ordre n’en donne pas, à l’égard d’un ordre supérieur.
2. Les ordres ne sont pas comme des degrés que l’on rencontre dans une même action ou dans un même mouvement, de telle sorte qu’il soit nécessaire de passer par les premiers pour parvenir aux derniers. Les ordres sont des degrés établis entre des êtres différents, l’ange et l’homme par exemple : il n’est pas besoin que l’ange, avant d’être ange, soit homme. De même il y a des degrés entre la tête et les membres d’un corps, sans qu’il soit besoin que la tête, avant d’être tête, ait été pied. Il en va de même pour ce qui nous occupe.
Nous avons à traiter maintenant des qualités de ceux qui sont promus aux ordres.
Cinq questions se posent : 1. La sainteté de vie est-elle requise en eux ? -2. La connaissance de toute l’Ecriture sainte est-elle également requise ? -3. Suffit-il d’avoir une vie pleine de mérites, pour mériter d’être ordonné ? -4. Commet-il un péché, celui qui confère les ordres à des hommes qui en sont indignes ? -5. Quelqu’un en état de péché peut-il exercer, sans pécher, les fonctions de l’ordre qu’il a reçu ?
Objections :
1. L’ordre
prépare ceux qui en bénéficient, à l’administration des sacrements. Mais les
sacrements peuvent être administrés par les pécheurs comme par les justes.
2. Le
service dont Dieu est l’objet dans les sacrements ne dépasse point le niveau
d’un service corporel. Mais Notre Seigneur n’a point écarté de ce service la
pécheresse, perdue d’honneur. Pareillement, les pécheurs ne doivent pas être
écartés du service des sacrements.
3. Toute grâce porte avec elle un remède contre le péché. Or, on ne doit pas refuser à ceux qui sont en état de péché un remède qui peut les guérir. Et le sacrement de l’ordre donne la grâce. Il semble donc bien que ce sacrement doive être conféré même à des pécheurs.
Cependant :
1. "Tout
homme de la race d’Aaron qui sera souillé, n’offrira pas le pain à son Dieu, ne
remplira pas les fonctions sacerdotales". Par souillure, il faut entendre
ici, selon la Glose, "toute espèce de vice". Celui donc qui est pris
en quelque vice ne doit pas être accepté pour le ministère de l’ordre.
2. S. Jérôme dit à son tour : "Non seulement les évêques, les prêtres et les diacres doivent avoir grandement soin, par leurs paroles et leurs exemples, d’entraîner tout le peuple dont ils sont chefs, mais aussi les clercs des ordres inférieurs, et, sans exception, tous ceux qui servent en la maison de Dieu ; car il est tout à fait nuisible à l’Eglise de Dieu que les laïcs soient meilleurs que les clercs".
Conclusion :
Denys écrit : "Ce sont les essences les plus pures, les plus lumineuses, étincelantes de la splendeur du soleil, qui à leur tour, à la ressemblance du soleil, embrasent les autres corps de la clarté dont elles resplendissent. Ainsi dans le monde divin, nul ne doit prétendre au rôle de chef, si sa vie n’est pas tout entière informée de divin, s’il n’est pas totalement à la ressemblance de Dieu ". Or, tout ordre fait de celui qui le reçoit un chef dans le domaine des choses de Dieu. Celui-là donc pèche mortellement, par présomption, qui avance aux ordres, avec la conscience d’un péché mortel. La sainteté de vie est donc requise, pour satisfaire au précepte. Toutefois, la validité du sacrement n’en dépend pas : si un pécheur est ordonné, il reçoit l’ordre, mais commet un nouveau péché.
Solutions :
1. Les
sacrements qu’administre un pécheur, sont vraiment des sacrements. De même
l’ordre qu’il reçoit est un sacrement : c’est indignement qu’il administre, c’est
indignement qu’il reçoit.
2. Cet
acte était uniquement celui d’une œuvre corporelle que les pécheurs peuvent
légitimement accomplir. Il en est autrement du ministère spirituel auquel sont
voués ceux qui reçoivent les ordres, et par lequel ils sont constitués
médiateurs entre Dieu et le peuple. Aussi doivent-ils briller par la pureté de
leur conscience en face de Dieu, et, en face des hommes, par leur bonne
renommée.
3. Certains remèdes supposent un tempérament vigoureux, sans lequel ils deviennent un danger. D’autres peuvent être donnés à des natures plus faibles. Il en est de même dans l’ordre spirituel certains sacrements sont des remèdes qui guérissent du péché, ceux-là doivent être donnés aux pécheurs, le baptême, la pénitence. D’autres, ayant pour but d’apporter un perfectionnement de la grâce, supposent un sujet que la grâce a déjà rendu fort.
Objections :
1. "De
la bouche du prêtre on demande la loi". Le prêtre doit donc posséder la
science de toute la loi.
2. S. Pierre
écrit "Soyez toujours prêts à répondre à quiconque vous demande raison de
la foi et de l’espérance qui sont en vous". Mais rendre raison de la foi
et de l’espérance est le fait de ceux qui ont une connaissance parfaite des
saintes Ecritures. Donc ceux qui sont promus aux ordres -et c’est à eux que
s’adressent les paroles de l’apôtre -doivent posséder cette science.
3. Nul ne lit convenablement ce qu’il ne comprend pas. "Lire sans comprendre, c’est lire sans profit", disait Caton. Mais la fonction du lecteur, qui représente un des derniers ordres, consiste à lire l’Ancien Testament, comme le dit le texte de P. Lombard. Le lecteur doit donc connaître tout l’Ancien Testament. A plus forte raison ceux qui reçoivent des ordres plus importants.
Cependant :
Beaucoup d’hommes et même dans bien des ordres religieux, sont promus au sacerdoce sans presque rien connaître des saintes Lettres.
De plus, on lit dans les Vies des Pères, que des moines simples, mais dont la vie était toute sainte, étaient promus au sacerdoce.
Conclusion :
Tout acte humain, qui doit être dans l’ordre, doit être dirigé par la raison. Par conséquent, pour remplir les fonctions de son ordre, l’homme doit, en fait de science, avoir au moins ce qui lui est nécessaire pour pouvoir se diriger dans l’exercice de cet ordre. C’est ce minimum de science qui est requis chez celui qui doit recevoir les ordres, ce n’est pas une connaissance universelle de toute la sainte Ecriture. Cette science sera plus ou moins vaste selon que le ministère sera plus ou moins étendu : ceux qui sont placés à la tête des autres du fait qu’ils ont charge d’âmes, ont à connaître ce qui a trait à l’enseignement concernant la foi et les moeurs. Les autres doivent au moins connaître ce qui concerne les fonctions de leur ordre.
Solutions :
1. Le prêtre a deux fonctions : l’une, principale, a pour objet le corps réel du Christ ; l’autre, secondaire, le corps mystique du Christ. Cette seconde fonction dépend de la première et non réciproquement. Ainsi plusieurs sont promus au sacerdoce, à qui n’est confiée que la première fonction ; les religieux, par exemple, qui n’ont pas charge d’âmes, On n’attend pas la loi de leur bouche, on leur demande seulement de consacrer. Aussi leur suffit la science requise pour l’observation du rite dans la confection du sacrement.
D’autres sont
appelés à remplir cette autre fonction, dont le corps mystique du Christ est
l’objet. Le peuple attend la loi de leur bouche. Aussi doivent-ils posséder la
science de cette loi, non pas certes jusqu’en ses dernières subtilités -dans ce
cas, qu’ils recourent à leurs supérieurs -mais en tout ce qui concerne la
croyance et la conduite que le peuple doit avoir. Quant aux prêtres les plus
élevés en dignité, les évêques, ils doivent connaître même les questions qui
dans la Loi font difficulté, et ceci d’autant mieux qu’ils occupent un plus
haut rang.
2. Rendre
raison de sa foi et de son espérance, ce n’est pas prouver leur objet invisible,
mais il suffit de pouvoir en montrer de manière générale la possibilité, ce qui
ne requiert pas une très grande science.
3. Le lecteur n’est pas chargé de donner au peuple l’intelligence de la sainte Ecriture (c’est la tâche des ordres supérieurs) ; sa fonction est seulement de lire. On ne réclame donc pas de lui une science telle qu’il puisse comprendre toute l'Ecriture, mais seulement telle qu’il lise correctement. Comme cette science est facile et à la portée de beaucoup d’esprits, on peut très bien penser que l’ordinand l’acquerra, s’il ne l’a pas encore, et à plus forte raison si déjà il s’y adonne.
Objections :
1. Chrysostome
a dit : "Tout prêtre n’est pas saint, mais tout saintest prêtre". Or
le mérite de la vie fait le saint, donc aussi le prêtre et à plus forte raison
les autres ministres
2. Dans l’ordre de la nature, les êtres occupent un rang d’autant plus élevé qu’ils se rapprochent plus de Dieu et participent davantage à sa bonté ; ainsi l’affirme le Pseudo Denys. Or, par sa sainteté et sa science l’homme se rapproche de Dieu et reçoit davantage de sa bonté. Donc c’est par là aussi qu’il est constitué dans l’Ordre.
Cependant :
La sainteté une fois acquise peut se perdre, tandis que l’ordre une fois reçu est inamissible. L’Ordre ne consiste donc pas dans le mérite même de la sainteté.
Conclusion :
La cause doit être proportionnée à son effet. Le Christ, de qui la grâce descend sur tous les hommes, (bit posséder en lui la plénitude de la grâce ; de même les ministres de l’Eglise, qui ne peuvent donner la grâce, mais seulement les sacrements de la grâce, ne sont pas constitués dans la hiérarchie de l’ordre par le seul fait qu’ils ont la grâce, mais parce qu’ils reçoivent un sacrement de la grâce.
Solutions :
1. Chrysostome
prend le nom de "sacerdos" (= prêtre) en son sens étymologique
"sacra dans" (qui donne les choses saintes). A ce point de vue, tout
juste est prêtre en tant qu’il donne à son prochain le secours de ses saints
mérites ; mais tel n’est pas le sens usité de ce nom : il désigne en effet
celui qui donne les choses saintes par l’administration des sacrements.
2. Dans la nature, un être se situe au-dessus des autres dans la mesure où il peut, par sa propre forme, agir sur eux ; l’excellence de sa forme fait donc sa supériorité. Mais les ministres de l’Eglise ne sont point mis à la tête des fidèles pour communiquer quelque bien par la vertu de leur propre sainteté (ceci est le privilège de Dieu) ; ils sont des ministres, en quelque sorte des instruments de la vie qui découle de la tête dans les membres. Aussi la hiérarchie de l’ordre ne ressemble point de soi à celle de la nature ; cependant il conviendrait qu’il y eût une certaine ressemblance.
Objections :
1. L’évêque
a besoin d’auxiliaires charges des fonctions moins élevées. Or, il n’en
pourrait trouver un nombre suffisant, s’il exigeait d’eux cet ensemble de
qualités décrit par les Pères. Il est donc excusable, s’il en ordonne
quelques-uns qui n’aient pas toutes ces qualités.
2. L’Eglise
a besoin de ministres non seulement pour la dispensation des biens spirituels, mais
encore pour la gestion des biens temporels. Or, parfois, sans la science ou la
sainteté, quel qu’un peut être capable de cette gestion, en raison, soit de son
crédit dans le monde, soit de sa compétence naturelle. Il semble donc qu’un tel
homme puisse être ordonné sans péché.
3. Chacun est tenu, autant qu’il lui est possible, d’éviter le péché. Si donc un évêque péchait en ordonnant des indignes, il devrait, pour s’assurer de la dignité de ceux qui accèdent aux ordres, apporter tous ses soins à un examen consciencieux de leur vie et de leur science. Or, telle n’est pas la pratique générale.
Cependant :
Le mal est plus grand d’appeler des sujets indignes aux mystères sacrés, que de ne point les corriger s’ils sont déjà promus. Or, Héli pécha gravement en ne reprenant pas ses fils de leur péché, aussi "tombant de son siège à la renverse il mourut". La promotion de sujets indignes n’est donc pas sans péché. De plus, dans l’Eglise, les intérêts spirituels priment les intérêts temporels. Or, il pécherait gravement, celui qui compromettrait sciemment les intérêts temporels de l'Eglise ; à plus forte raison pécherait celui qui compromettrait les intérêts spirituels. Tel serait le cas de celui qui appellerait aux ordres des sujets indignes, car, S. Grégoire l’affirme : "Celui dont la vie s’est mérité le mépris n’est pas loin de l’attirer sur son enseignement", et de même sur les biens spirituels dont il est le dispensateur. Celui donc qui promeut des sujets indignes pèche mortellement.
Conclusion :
Le Seigneur a tracé le portrait du serviteur fidèle qui a été établi "sur les gens de la maison, pour distribuer à chacun sa mesure de froment". Celui-là est donc coupable d’infidélité, qui donne à quelqu’un des biens divins plus qu’il ne lui revient : ainsi fait celui qui appelle aux ordres des sujets indignes. Sa faute est donc grave, infidèle qu’il est à son souverain Maître faute d'autant plus grave qu’elle est préjudiciable à l’Eglise et à l’honneur divin, que les bons ministres s’efforcent d’assurer. Ne serait-il pas de même infidèle à son maître de la terre, celui qui enrôlerait à son service des gens incapables ?
Solutions :
1. Dieu
n’abandonnera jamais son Eglise au point qu’on ne puisse trouver des ministres
qualifiés en nombre suffisant pour pourvoir aux nécessités des fidèles, si l’on
appelle les sujets qui en sont dignes et si l’on écarte les indignes. Et dans
l’hypothèse où l’on n’en pour rait trouver un nombre égal à celui de mainte
nant, "mieux vaudrait un petit nombre de bons ministres qu’un plus grand
nombre de ministres mauvais".
2. Les
biens temporels ne peuvent être recherchés qu’en vue des biens spirituels ; par
conséquent, tout intérêt temporel doit être écarté, tout avantage méprisé, pour
promouvoir le bien spirituel.
3. Il est à tout le moins requis que l’évêque ordonnateur ne connaisse rien de contraire à la sainteté de celui qu’il appelle aux ordres ; mais de plus, il doit, avec la sollicitude que comporte l’importance de l’ordre ou de l’office à conférer, s’assurer des qualités des ordinands, tout au moins en recourant au témoignage d’autrui. L’Apôtre l’écrivait à Timothée "N’impose pas trop vite les mains à personne".
Objections :
1. Celui-là
pèche qui n’exerce pas son ordre alors que son office l’y oblige. Si donc en
l’exerçant il péchait, il ne pourrait éviter le péché ; ce qui est inadmissible.
2. De
plus, la dispense est un élargissement du droit ; par conséquent, même si d’après
le droit il était illicite pour cet homme d’exercer un ordre reçu, par dispense
cet exercice pourrait lui être concédé.
3. Quiconque
participe au péché grave d’un autre, pèche gravement. Si donc par l’exercice de
son ordre le pécheur péchait gravement, de même pécherait gravement celui qui
reçoit de lui quelque bien divin ou le lui demande : ce qui semble absurde.
4. Enfin, si par l’exercice de son ordre il péchait, chacun des actes propres à ses fonctions serait un péché grave ; et puisque une seule fonction implique des actes multiples, multiples seraient les fautes mortelles ; ce qui semble bien sévère.
Cependant :
Denys a écrit
dans sa lettre à Démophile : "Il paraît bien présomptueux (celui
qui n’est pas en état de grâce) d’accomplir les fonctions sacerdotales ; il n’a
ni crainte ni honte de traiter les divins mystères malgré son indignité ;
croit-il que Dieu ignore ce que lui- même sait de lui ? Pense-t-il tromper
celui qu’il appelle faussement du nom de Père ? Il ose, à l’exemple du Christ, prononcer
sur les divins symboles (je ne dis pas les prières) mais d’immondes blasphèmes".
Ce prêtre est donc un blasphémateur et un menteur, qui accomplit indignement
les fonctions de son ordre, aussi pèche-t-il gravement ; et pécherait
pareillement quiconque exercerait indignement la fonction de son ordre.
2. En outre, la réception d’un ordre exige la sainteté pour que le sujet soit capable de l’exercer. Or, déjà il pèche gravement celui qui avance aux ordres en état de péché mortel, à plus forte raison pèche-t-il à chaque fois qu’il en accomplit les fonctions.
Conclusion :
La loi prescrit d'"accomplir saintement ce qui est saint". Or, celui qui remplit indignement les fonctions de son ordre, traite sans respect ce qui est saint ; il agit contre le précepte de la loi, et par là pèche gravement. Et sans conteste celui qui exerce un ministère sacré en état de péché mortel, l’exerce indignement. Il est donc évident qu’il commet un péché grave.
Solutions :
1. Celui-ci
n’est pas à ce point perplexe qu’il soit placé devant la nécessité de pécher ;
il peut ou quitter son péché ou résigner l’office qui lui impose l’obligation
d’exercer son ordre.
2. Le
droit naturel n’admet pas de dispense, et il est de droit naturel que l’homme
traite saintement ce qui est saint ; nul n’en peut dispenser.
3. Tant
qu’un ministre de l’Eglise qui est en état de péché grave est maintenu par
l’Eglise en ses fonctions, c’est de lui que ses sujets doivent recevoir les
sacrements : en pareille matière ils lui sont soumis. Cependant en dehors du
cas de nécessité, il ne serait pas prudent de l’engager à exercer l’une de ses
fonctions, si on le savait en état de péché grave ; cette science pourtant ne
peut être ferme puisque la purification d’un homme par la grâce de Dieu est
instantanée.
4. Chaque fois qu’un homme, en état de péché grave, agit comme ministre de l’Eglise, il pèche gravement, et cela autant de fois qu’il réitère son acte. Denys l’affirme : "Aux impurs, point n’est permis de toucher les symboles", c’est-à-dire les signes sacramentels. Par conséquent, ceux-ci pèchent gravement dans l’exercice de leurs fonctions, qui touchent aux choses saintes.
Il en serait autrement, si dans un cas de nécessité, ou dans un cas où cela est permis même aux laïques, ils accomplissaient un acte sacré : par exemple baptiser en cas de nécessité, ou recueillir le corps du Christ jeté à terre.
Nous devons maintenant nous occuper de la distinction des ordres, de leurs actes et du caractère qu’ils impriment.
Cinq questions se posent : -1. Doit-on distinguer plusieurs ordres ? -2. Combien ? -3. Doit-on diviser les ordres en sacrés et en non sacrés ? 4. Le livre des Sentences assigne-t-il justement leurs fonctions à chacun d’eux ? -5. A quel moment les caractères des ordres sont-ils imprimés ?
Objections :
1. Plus
une vertu est parfaite, moins elle est multipliée. Or, ce sacrement sur passe
les autres en dignité, puisqu’il confère à ceux qui le reçoivent une
supériorité sur les fidèles. Or, les autres sacrements ne se divisent pas en
plusieurs parties dont chacune porte le nom du tout, celui-ci ne doit donc pas
davantage se diviser en plusieurs ordres.
2. Dans
l’hypothèse d’une division, ce serait ou la division du tout en ses parties
intégrales, ou la division du tout en ses parties subjectives. Or, ce ne peut
être la première : les parties ne pourraient porter le nom du tout. Donc ce
doit être la division du tout en ses parties subjectives. Mais celles-ci
prennent au pluriel la dénomination du genre tant éloigné que prochain ; ainsi
un homme et un âne sont plusieurs animaux, et plusieurs corps animés. Pareillement,
le sacerdoce et le diaconat, de même qu’ils sont deux ordres, sont deux
sacrements, puis que le sacrement tient lieu de genre par rapport aux ordres.
3. D’après le Philosophe, le régime dans lequel un seul est préposé au bien commun, est plus parfait que le régime aristocratique, où les divers emplois sont occupés par des individus différents. Or, le gouvernement de l'Eglise doit être le plus parfait de tous. Par conséquent, dans l’Eglise la distinction des actes ne devrait point entraîner celle des ordres, et tout le pouvoir devrait être concentré en un seul, et ainsi il ne devrait exister qu’un ordre.
Cependant :
1. L’Eglise
est le corps mystique du Christ, semblable au corps naturel d’après l’Apôtre. Or,
dans le corps naturel, les membres ont des fonctions diverses. De même dans
l’Eglise doivent exister des ordres divers.
2. De plus, le ministère du Nouveau Testament l’emporte en dignité sur celui de l’Ancien. Or, dans l’Ancien Testament, non seulement les prêtres, mais encore leurs ministres, les lévites, recevaient une consécration. De même, dans le Nouveau Testament, non seulement les prêtres doivent être consacrés par le sacrement de l’ordre, mais encore leurs ministres. Ainsi la pluralité des ordres s’impose.
Conclusion :
La pluralité des ordres a été introduite dans l’Eglise pour trois raisons Premièrement, pour manifester la sagesse de Dieu qui éclate surtout dans la multiplicité harmonieuse des choses, soit dans l’ordre naturel, soit dans l’ordre surnaturel. C’est ce que symbolise cet épisode de la Reine de Saba, qui, "devant l’ordonnance du service de Salo mon, fut hors d’elle-même", ravie d’admiration devant cette sagesse. Deuxièmement, pour soulager la faiblesse humaine : un seul ne peut satisfaire, sans grande surcharge, aux exigences des divins mystères ; c’est pourquoi on distingue divers ordres pour diverses fonctions : ainsi le Seigneur donna à Moïse, pour le seconder, soixante-dix vieillards. Troisièmement, pour ouvrir plus large aux hommes la voie de la perfection un plus grand nombre étant ainsi préposés aux divers offices, tous coopérateurs de Dieu, vocation divine au plus haut point, affirme Denys.
Solutions :
1. Les
autres sacrements sont administrés en vue de certains effets à recevoir ; mais
ce sacrement est conféré surtout en vue d’actes à produire. C’est pourquoi la
diversité des actes réclame une diversité parallèle dans le sacrement de
l’ordre les puissances se distinguent d’après les actes.
2. La
division de l’ordre n’est pas celle d’un tout intégral en ses parties, ni celle
d’un tout universel, mais celle d’un tout potentiel ; telle est la nature de ce
tout que l’une de ses divisions réalise pleinement sa définition, les autres
n’en sont que des participations. C’est le cas de ce sacrement, dont la
plénitude est dans un seul ordre, le sacerdoce ; les autres n’en sont qu’une
participation. Ceci nous est signifié par ces paroles de Dieu à Moïse : "Je
prendrai de l’esprit qui est sur toi et je le mettrai sur eux, afin qu’ils
portent avec toi la charge du peuple". Ainsi tous les ordres ne sont-ils
qu’un sacrement.
3. Dans un royaume, si la plénitude du pouvoir réside dans le roi, les pouvoirs des ministres, qui sont des participations de l’autorité royale, ne sont pas exclus. Il en est de même dans l’ordre. Dans l’aristocratie au contraire, la plénitude du pouvoir n’est en aucun des membres du pouvoir, mais en leur collectivité.
Objections :
1. Les
ordres de l’Eglise sont établis en vue des fonctions hiérarchiques. Or, celles-ci
sont seulement au nombre de trois purifier, illuminer, perfectionner, division d’après
laquelle Denys distingue trois ordres.
2. Tous
les sacrements ont efficacité et autorité de par l’institution du Christ ou au
moins de ses apôtres. Or, l’enseignement du Christ et des apôtres ne mentionne
que les prêtres et les diacres.
3. Le
sacrement de l’ordre constitue son bénéficiaire dispensateur des autres
sacrements. Or, ceux-ci ne sont qu’au nombre de six. On ne doit donc compter
que six ordres.
4. Par
contre, il semble que l’on en doive compter plus de sept ; en effet, plus une
vertu est parfaite, moins elle est susceptible d’être multipliée. Or, la
puissance hiérarchique revêt, chez les anges, une modalité supérieure à la
nôtre, comme l’affirme Denys. Puisque la hiérarchie angélique compte neuf
ordres, on devrait en compter autant et même plus dans l’Eglise.
5. De plus, les prophéties des psaumes l’emportent sur les autres prophéties. Or, pour lire celles-ci dans l'Eglise un ordre a été institué, le lectorat. Donc pour la récitation des psaumes un autre ordre devrait exister, d’autant que le psalmiste, dans la hiérarchie des ordres, occupe le second rang après le portier, selon le Décret de Gratien.
Conclusion :
Pour déterminer le nombre des ordres, quelques-uns essayent un rapprochement entre ces ordres et les grâces gratuitement données dont il est parlé dans la première épître aux Corinthiens. D’après eux, la "parole de sagesse" convient à l’Évêque, dont l’office est d’ordonner les autres : ce qui relève de la sagesse ; la "parole de science" au prêtre, qui doit posséder la clef de la science ; la "foi" au diacre qui prêche l’évangile ; le "don des miracles" au sous-diacre, qui se voue aux œuvres de perfection par le voeu de continence ; l'"interprétation des langues" à l’acolyte, comme le symbolise la lumière qu’il porte ; le "don des guérisons" à l’exorciste ; le "don des langues" au psalmiste ; la "prophétie" au lecteur ; le "discernement des esprits" au portier, qui exclut les uns, admet les autres. Mais cette opinion est insoutenable : car les grâces gratuitement données ne sont pas accordées au même sujet, tandis que les ordres peuvent être conférés au même individu : on lit en effet dans cette épître, "il y a diversité de dons". En outre, dans cette énumération apparaissent des fonctions qui ne sont pas des ordres, à savoir l’épiscopat et le psalmistat.
C’est pourquoi d’autres assimilent l’ordre à la hiérarchie céleste dans laquelle les ordres se distinguent d’après une triple fonction : purifier, illuminer, perfectionner. Ils avancent en effet que le portier purifie extérieurement du fait qu’il sépare, même matériellement, les bons d’avec les mauvais ; l’acolyte, au contraire, purifie intérieurement : par la lumière qu’il porte, il signifie qu’il dissipe les ténèbres intérieures ; tandis que l’exorciste purifie de l’une et de l’autre manière : il chasse le démon qu’il confond et dans l’intime des coeurs et en public. Quant à l’illumination, œuvre d’enseignement, elle se départit entre les lecteurs pour l’enseignement des prophètes, les sous-diacres pour l’enseignement des apôtres, les diacres pour l’enseignement de l’Évangile. La perfection, s’il s’agit de perfection commune, effet de la pénitence, du baptême et des autres sacrements qui leur ressemblent, est assurée par le prêtre ; s’il s’agit de perfection éminente, elle est réservée à l’évêque, telle la consécration des prêtres et des vierges ; enfin à son degré le plus haut, elle est l’œuvre du Souverain Pontife, en qui réside la plénitude de l’autorité. Mais cette explication ne vaut pas : tant parce que les ordres de la hiérarchie céleste ne se distinguent pas d’après ces fonctions hiérarchiques, dont chacune convient à chacun des ordres ; tant parce que, d’après Denys, perfectionner appartient seulement aux évêques, illuminer aux prêtres, mais purifier à tous les ministres.
Aussi d’autres établissent-ils un rapport entre les ordres et les sept dons au sacerdoce correspond le don de sagesse qui nous nourrit du pain de vie et d’intelligence, comme le prêtre nous restaure par le pain céleste ; au portier, la crainte, qui nous sépare des mauvais ; et pareillement les ordres intermédiaires répondent aux dons intermédiaires. Cette solution est nulle encore, car en chacun des ordres est accordée la grâce septiforme.
Il faut donc en proposer une autre. Le sacrement de l’ordre a pour fin le sacrement de l’Eucharistie, le sacrement des sacrements, selon l’expression de Denys. Comme le temple, l’autel, les vases et les vêtements, les ministres de l’Eucharistie ont besoin d’une consécration.
Cette consécration est le sacrement de l’ordre. On trouvera donc la distinction des ordres dans leur rapport avec l’eucharistie : le pouvoir d’ordre en effet a pour objet, ou la consécration de l’eucharistie elle-même, ou quelque fonction relative au sacrement d’eucharistie. Dans le premier cas, c’est l’ordre des prêtres : aussi à leur ordination reçoivent-ils le calice avec le vin et la patène avec le pain, recevant le pouvoir de consacrer le corps et le sang du Christ. D’autre part la coopération des ministres a pour objet, soit le sacrement lui-même, soit ceux qui le reçoivent. Dans le premier cas elle se présente sous trois aspects : d’abord, le ministère proprement dit par lequel le ministre prête son concours au prêtre dans la dispensation du sacrement, mais non dans sa consécration, réservée au prêtre seul : tel est l’office du diacre. D’où l’on peut lire dans les Sentences qu’il appartient au diacre d’assister les prêtres en tout ce qui concerne les sacrements du Christ c’est pourquoi le diacre lui-même distribue le sang du Christ. Puis, le ministère dont la fonction est de préparer la matière du sacrement dans les vases sacrés destinés à la contenir c’est l’office des sous-diacres. Aussi les Sentences disent-elles que les sous-diacres portent les vases du corps et du sang du Seigneur et placent sur l’autel les offrandes ; c’est pourquoi, à leur ordination, ils reçoivent le calice, mais vide, de la main de l’évêque. Enfin, le ministère dont le rôle est de présenter la matière du sacrement celui de l’acolyte. Comme le notent les Sentences, il garnit les burettes de vin et d’eau ; à son ordination il reçoit une burette vide.
Le ministère établi en vue de la préparation de ceux qui doivent s’approcher du sacrement de l’Eucharistie, ne peut s’exercer que sur ceux qui ne sont pas purs ; ceux qui sont purs sont dignes déjà des sacrements. Or Denys compte trois sortes d’impurs : les uns qui, refusant de croire, sont totalement infidèles ; et ceux-ci doivent être absolument écartés de l’assistance aux mystères et de l’assemblée des fidèles : ce soin appartient au portier. D’autres veulent croire, mais ils ne sont point instruits, ce sont les catéchumènes ; à leur enseignement est préposé l’ordre des lecteurs ; c’est pourquoi ceux-ci sont chargés de leur lire les premiers rudiments de la foi, à savoir l’Ancien Testament. D’autres enfin sont des fidèles instruits de leur foi, mais paralysés par le pouvoir du démon, ce sont les énergumènes, pour lesquels est institué l’ordre des exorcistes. Telle est la raison du nombre et de la hiérarchie des ordres.
Solutions :
1. Denys
parle des ordres, non comme sacrements, mais en tant qu’ordonnés aux fonctions
hiérarchiques. En raison de celles-ci, il distingue trois ordres le premier, l’épiscopat,
les possède toutes les trois ; le second, le sacerdoce, en exerce deux ; enfin
le troisième, le diaconat, qu’on appelle aussi ordre des "ministres",
en exerce une seule la purification ; sous ce dernier sont compris tous les
ordres subalternes. Mais les ordres sont des sacrements du fait de leur
connexion avec le plus grand des sacrements, c’est donc de ce point de vue
qu’il faut chercher le nombre des ordres
2. Dans
la primitive église, à cause du petit nombre des ministres, tous les ministères
inférieurs étaient confiés aux diacres, comme il ressort de l’affirmation de
Denys : "Des ministres se tiennent aux portes du temple qui sont fermées ;
d’autres remplissent quelque autre fonction de leur ordre ; d’autres enfin
apportent aux prêtres sur l’autel le pain sacré et le calice de bénédiction ".
Tous ces pouvoirs, nommés dans l’article, n’en existaient pas moins, mais ils
étaient implicitement contenus en celui du diacre. A travers les temps, le
culte divin s’est amplifié, et ce que l’Eglise possédait implicitement en un
ordre, elle l’a distribué en plusieurs. En ce sens, le Maître des Sentences a
pu dire que l’Eglise s’est institué d’autres ordres.
3. Le
sacrement d’Eucharistie est le but premier des ordres. De cette relation naît
celle des ordres avec les autres sacrements, car ceux-ci dérivent eux-mêmes de
ce que contient l’eucharistie ; aussi ne doit-on pas distinguer ces ordres
d’après les sacrements.
4. Les
anges diffèrent spécifiquement, de là se trouvent en eux des participations
diverses aux dons de Dieu, c’est pourquoi on les distingue en diverses
hiérarchies. Mais les ordres forment une seule manière de communier aux dons
divins, propre à leur espèce, à savoir par les similitudes sensibles. Chez les
anges on ne peut donc distinguer les ordres en les comparant à quelque
sacrement comme chez nous ; le seul principe de division, ce sont les fonctions
hiérarchiques que chacun des ordres exerce sur celui qui lui est inférieur. Sous
cet aspect nos ordres ont une ressemblance avec les leurs : notre hiérarchie se
compose en effet de trois ordres, distingués les uns des autres d’après les
trois fonctions hiérarchiques, de même que, parmi les anges, chaque hiérarchie
a son action propre.
5. Le psalmistat n’est pas un ordre mais un office annexé à un ordre : le chant des psaumes vaut au psalmiste le nom de chantre. Mais ce nom ne désigne pas un ordre spécial le chant est commun à tout le choeur ; cette fonction n’a pas de rapport particulier avec l’eucharistie ; le psalmistat est un office, qui est parfois compté parmi les ordres, au sens large du mot.
Objections :
1. Tous
les ordres sont des sacrements, or tous les sacrements sont sacrés
2. Par les ordres de l’Église, l’homme n’est voué qu’au service divin. Or, tout service divin est sacré. Tous les ordres sont donc sacrés.
Cependant :
Les ordres sacrés empêchent de contracter mariage, et annulent le mariage déjà contracté. Or, les quatre ordres inférieurs n’ont pas ce double effet. Ce ne sont donc pas des ordres sacrés.
Conclusion :
Un ordre est appelé sacré, soit en raison de sa nature : et sous cet aspect tout ordre est sacré puisqu’il est un sacrement ; -soit en raison de la matière de son acte : cet ordre est alors sacré, dont l’acte s’exerce sur une matière consacrée. De ce point de vue, on ne compte que trois ordres sacrés, savoir le sacerdoce, le diaconat dont les actes ont pour objet le corps du Christ et le sang consacré, enfin le sous-diaconat, dont l’acte a pour objet les vases consacrés. C’est pourquoi la continence leur est imposée afin que soient purs ceux qui touchent aux choses saintes.
Cette doctrine résout les difficultés opposées.
Objections :
1. L’absolution
prépare l’âme à recevoir le corps du Christ. Mais préparer à recevoir le
sacrement est une fonction des ordres inférieurs, c’est donc faussement que l’absolution
du péché est comptée parmi les actes sacerdotaux.
2. L’homme
est directement formé à la ressemblance de Dieu par le baptême, en recevant le
caractère qui le façonne. Or, prier et offrir les oblations sont des actes dont
Dieu est la fin immédiate. Tout baptisé, et non seulement le prêtre, peut
accomplir ces actes. A divers ordres correspondent diverses fonctions. Or
apporter les oblations à l’autel, lire l’épître, sont les fonctions du
sous-diacre, et pareillement porter la croix devant le pape. Donc ces fonctions
ne doivent pas être attribuées au diacre.
4. L’Ancien
et le Nouveau Testaments Con tiennent la même vérité. Or, lire l’Ancien Testament
est la fonction des lecteurs. Il leur appartient donc également et non aux
diacres, de lire le Nouveau Testament.
5. Les
apôtres ne prêchèrent rien autre que l’Evangile du Christ. Or, il est confié
aux sous- diacres de proposer la doctrine apostolique ; de même, peuvent-ils
proposer celle de l’évangile.
6. D’après
Denys, ce qui ressortit à un ordre supérieur ne doit pas relever d’un ordre
inférieur. Or présenter les burettes est une fonction des sous-diacres. Elle ne
doit pas être assignée aux acolytes.
7. Les
fonctions spirituelles l’emportent sur les matérielles. Or la fonction de
l’acolyte est seulement matérielle. Donc à l’exorciste, inférieur à l’acolyte, n’est
pas confié l’office spirituel de chasser les démons.
8. Les réalités qui ont entre elles un étroit rapport doivent être unies. Or, entre la lecture de l’Ancien Testament et celle du Nouveau Testament, réservée aux ministres supérieurs, existe un rapport très étroit. La lecture de l’Ancien Testament ne doit donc pas être la fonction du lecteur, mais plutôt celle de l’acolyte, d’autant plus que la lumière matérielle qu’il porte symbolise la lumière spirituelle de la doctrine.
9. A toute fonction d’ordre convient une vertu spéciale, dont jouissent exclusivement ceux qui ont reçu cet ordre. Or, pour ouvrir et fermer les portes, les portiers n’ont pas un pouvoir autre que celui des autres hommes. Cette fonction ne peut donc leur être assignée en propre.
Conclusion :
Puisque la consécration conférée par le sacrement de l’ordre est en vue du sacrement de l’Eucharistie, comme on l’a déjà prouvé, cette fonction, en chaque ordre, est la principale qui se rapporte plus immédiatement au sacrement de l’Eucharistie. Pour la même raison, la supériorité d’un ordre sur un autre provient de ce que sa fonction est ordonnée de plus près au sacrement de l’Eucharistie. Mais vers ce sacrement beaucoup de choses convergent, à cause de sa suprême dignité ; ainsi est-il acceptable que chaque ordre, outre sa fonction principale, en compte plusieurs autres, et d’autant plus qu’il est plus élevé, car plus haut est un pouvoir, plus large est son domaine.
Solutions :
1. Double
est la préparation de ceux qui reçoivent le sacrement : l’une éloignée, œuvre
des ministres ; l’autre prochaine, qui les rend aptes à la réception immédiate
des sacrements, et relève des prêtres. Pareillement, dans l’ordre de la nature,
la matière fient du même agent et sa dernière disposition à la forme et sa
forme. Et puisque la disposition ultime à la communion eucharistie que consiste
à être purifié du péché, le prêtre est le ministre propre de tous les
sacrements dont le but principal est cette purification : le baptême, la
pénitence et l’extrême-onction.
2. Les
actes dont Dieu est la fin immédiate sont de deux sortes : les uns émanent
seulement d’une personne privée, telles les prières personnelles, les voeux et
autres œuvres semblables, tout baptisé peut produire pareils actes. Les autres
émanent de toute l’Eglise : seul le prêtre peut dans ce cas produire un acte
dont Dieu est la fin immédiate : car seul peut représenter toute l’Église celui
qui consacre l’Eucharistie, sacrement de l’Eglise universelle.
3. Les
oblations apportées par le peuple sont offertes par le prêtre. Ainsi sont-elles
l’objet d’un double ministère : l’un du côté du peuple, celui du sous-diacre
qui reçoit les oblations du peuple et les place sur l’autel ou les présente au
diacre. L’autre du côté du prêtre et cet acte relève du diacre qui présente ces
oblats au prêtre. C’est là le principal acte des deux ordres, et c’est par là
que le diaconat a la supériorité. Quant à la lecture de l’épître, elle n’est
pas l’acte du diacre, si ce n’est comme l’acte d’un ordre subalterne appartient
à un ordre supérieur. Il en est de même de la fonction du cruciféraire. Ces
attributions sont fixées d’ailleurs par les coutumes d’églises particulières, car
pour ces fonctions secondaires, rien ne s’oppose à la diversité des coutumes.
4. L’enseignement
appartient à la préparation éloignée de ceux qui s’approchent du sacrement, c’est
pourquoi il est commis aux ministres. Mais l’enseignement de l’Ancien Testament
est encore préparation plus éloignée que celui du Nouveau car il n’instruit de
ce sacrement qu’au moyen de symboles. C’est pourquoi l’enseignement du Nouveau
Testament est confié aux ministres supérieurs, celui de l’Ancien aux ministres
inférieurs. De plus la doctrine du Nouveau Testament, que le Seigneur a livrée
lui-même, est plus parfaite que les développements qu’en ont donnés les apôtres.
Aussi l’Évangile est-il confié aux diacres, l’épître aux sous-diacres.
5. La
cinquième difficulté est par là même résolue.
6. Les
acolytes ont pouvoir seulement sur la burette et non sur son contenu, tandis
que le sous-diacre a pouvoir sur ce contenu, puisqu’il met l’eau et le vin dans
le calice, et verse encore l’eau sur les mains du prêtre. Le diacre, comme le
sous-diacre, a pouvoir sur le calice, non sur son contenu, sur lequel le prêtre
seul a pouvoir. Donc, de même qu’à son ordination, le sous- diacre reçoit le
calice vide, tandis qu’au prêtre le calice est présenté garni de vin, de même
l’acolyte reçoit vide la burette, qui est présentée pleine au sous-diacre. Ainsi
entre les ordres apparaît une certaine connexion.
7. Les
fonctions matérielles de l’acolyte touchent de plus près à celles des ordres
sacrés, que la fonction de l’exorciste, bien que celle-ci soit d’une certaine
manière spirituelle. Les acolytes en effet ont pouvoir sur les vases qui
contiennent la matière du sacrement, à savoir le vin qui, à cause de son état
liquide, doit être renfermé en quelque vase. Telle est la raison de la
supériorité de l’acolytat sur les autres ordres mineurs.
8. Les
fonctions des acolytes se rapprochent davantage des fonctions principales des
ministres supérieurs, que celles des autres ordres mineurs ; c’est évident. De
même pour leurs fonctions secondaires qui ont pour but de préparer le peuple, en
l’enseignant ; car l’acolyte, qui porte la lumière, symbolise manifestement
l’enseignement du Nouveau Testament, tandis que le lecteur, par sa lecture, le
figure d’une autre manière : aussi l’acolyte est-il supérieur. Il faut dire de
même de l’exorciste l’analogie établie entre la fonction du lecteur et la
fonction secondaire du diacre et du sous- diacre a son parallèle, si l’on
compare la fonction de l’exorciste à cette fonction secondaire du prêtre, lier
ou délier, grâce à laquelle l’homme est totalement libéré de la servitude du
démon. Ainsi est mise en pleine lumière la parfaite ordonnance hiérarchique de
l’Ordre le prêtre, assisté seulement par les trois ordres supérieurs dans
l’exercice de sa fonction principale, la consécration du corps du Christ, tandis
qu’en l’exercice de sa fonction secondaire, lier ou délier, il reçoit le
concours des ordres supérieurs ou inférieurs.
9. Quelques-uns croient que par l’ordination est conférée au portier, pour qu’il écarte les profanes de l’entrée du temple, quelque vertu divine semblable à celle qui fut dans le Christ chassant les vendeurs du temple. Mais pareille vertu appartient davantage à la grâce gratuitement donnée qu’à la grâce sacramentelle. C’est pourquoi nous dirons que par le pouvoir qu’il reçoit, il est officiellement préposé à cette fonction ; les autres peuvent également la remplir, mais non en vertu d’un mandat. Il en est de même pour toutes les fonctions des ordres mineurs qui peuvent être remplies par tous, bien qu’ils ne jouissent d’aucun titre pour cela ; ainsi dans une maison non consacrée peut-on célébrer la messe, bien que sa consécration destine spécialement l’église à cet acte du culte.
Objections :
1. La
consécration du prêtre se fait par une onction comme la confirmation. Or, dans
la confirmation, le caractère est imprimé au moment de l’onction. Ainsi doit-il
être du caractère sacerdotal.
2. Le
Seigneur a donné à ses disciples le pouvoir sacerdotal quand il a dit : "Recevez
le Saint Esprit, ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis, etc.".
Or, le Saint Esprit est donné par l’imposition des mains. Le caractère de l’ordre
est donc pareillement imprimé à l’imposition des mains.
3. Comme
on consacre les ministres, ainsi consacre-t-on leurs vêtements. Or, ceux-ci
sont consacrés uniquement par une bénédiction. La consécration sacerdotale est
donc accomplie par la bénédiction épiscopale.
4. Avec
le calice est donné au prêtre le vêtement sacerdotal ; si un caractère est
imprimé à la porrection du calice, il en est de même à celle de la chasuble. Ainsi
le prêtre recevrait deux caractères : ce qui est faux.
5. L’ordre
du diaconat ressemble davantage à celui du prêtre que l’ordre du sous-diacre. Or,
si le caractère sacerdotal était imprimé à la porrection du calice, le
sous-diacre ressemblerait plus au prêtre que le diacre ; le sous-diacre en
effet reçoit le caractère à la porrection du calice, ce qui n’est pas pour le
diacre.
6. L’union de l’acolytat avec la fonction sacerdotale provient davantage de son pouvoir sur les burettes, que de celui dont les chandeliers sont l’objet. Or le caractère est imprimé en l’acolyte quand il reçoit le chandelier plutôt qu’au moment où il reçoit la burette ; son nom d’acolyte désigne en effet l’action de porter un cierge. Donc le caractère sacerdotal n’est pas imprimé à la porrection du calice.
Cependant :
L’acte principal de l’ordre sacerdotal est la consécration du Corps du Christ. Or, à cet effet le pouvoir est donné au prêtre par la porrection du calice. Donc, à ce moment le caractère est imprimé.
Conclusion :
On l’a déjà noté, il appartient au même agent de donner à la matière une forme et la dernière disposition à cette forme. Ainsi l’évêque, dans la collation des ordres, fait deux choses il prépare les ordinands à la réception de l’ordre, et leur confère le pouvoir d’ordre. Il les prépare d’abord, et en les instruisant de leur office propre, et en agissant sur eux pour les rendre capables de recevoir le pouvoir. Cette action revêt une triple forme, la bénédiction, l’imposition des mains et l’onction. Par la bénédiction, les ordinands sont députés au service divin, aussi la bénédiction est-elle donnée à tous. Par l’imposition des mains est donnée la plénitude de la grâce qui prépare aux grandes fonctions ; aussi est-elle réservée aux diacres et aux prêtres, auxquels il appartient de dispenser les sacrements, ceux-ci à titre principal, ceux-là à titre ministériel. Enfin, par l’onction, les ordinands sont consacrés afin qu’ils puissent toucher le sacrement ; cette onction est faite seulement aux prêtres, qui touchent de leurs propres mains le corps du Christ, de même que sont oints le calice qui contient le sang, et la patène qui porte le corps. Quant à la collation du pouvoir, elle s’opère au moment de la porrection aux ordinands d’un instrument qui appartient à leur fonction. Puisque l’acte principal du prêtre est la consécration du corps et du sang du Christ, le caractère sacerdotal est imprimé à la porrection du calice, accompagnée de la forme verbale.
Solutions :
1. La
confirmation ne confère aucun pouvoir d’action sur une matière extérieure, aussi
le caractère de ce sacrement n’est-il pas imprimé à la porrection d’un objet, mais
à la seule imposition de la main, et à l’onction. Il en est autrement de
l’ordre sacerdotal, c’est pourquoi on ne peut l’assimiler à la confirmation.
2. Le
Seigneur a confié à ses disciples la fonction principale du pouvoir sacerdotal,
avant sa passion, à la cène quand il leur a dit "Recevez et mangez", ajoutant
: "Faites ceci en mémoire de moi". Mais après sa résurrection, il
leur en commit la fonction secondaire, qui consiste à lier et à délier.
3. Pour
les vêtements, aucune autre consécration n’est requise que celle qui les
destine au culte divin ; la bénédiction leur suffit, mais il n’en est pas de
même des ordinands.
4. Le
vêtement sacerdotal ne symbolise pas le pouvoir conféré au prêtre, mais la
perfection des dispositions exigées pour l’exercice de ce pouvoir. C’est
pourquoi aucun caractère n’est imprimé ni au prêtre ni aux autres ministres
quand on leur remet un ornement.
5. Le
pouvoir du diacre est mitoyen entre celui du sous-diacre et du prêtre. Le pouvoir
du prêtre en effet a pour objet immédiat le corps du Christ, celui du
sous-diacre, seulement les vases sacrés, le pouvoir du diacre s’exerce sur le
corps du Christ contenu dans les vases. Il ne lui appartient donc pas de
toucher le corps du Christ, mais de le porter sur la patène, et de distribuer
le sang contenu dans la calice. La fonction principale de ce pouvoir ne peut
donc être symbolisée, soit par l’unique porrection du vase, soit par celle de
la matière, seule est donc signifiée sa fonction secondaire, par la porrection
du livre des Évangiles ; mais en cette fonction est incluse la première, aussi
le caractère est-il imprimé à la porrection du livre.
6. Présenter la burette est pour l’acolyte une fonction plus importante que porter le chandelier, bien qu’il tienne son nom de cette fonction secondaire plus apparente et plus spécialement attribuée à cet ordre. C’est pourquoi l’acolyte reçoit le caractère à la porrection de la burette en vertu des paroles prononcées par l’évêque.
Nous devons traiter maintenant de ceux qui confèrent ce sacrement.
Deux questions sont à examiner : -1. L’évêque est-il l’unique ministre de ce sacrement ? -2. Un hérétique ou un excommunié peut-il conférer ce sacrement ?
Objections :
1. L’imposition
des mains a une certaine causalité pour la consécration sacerdotale. Or, non
seulement l’évêque, mais aussi les prêtres présents imposent les mains aux
prêtres ordonnés.
2. Le pouvoir d’ordre est conféré à chacun quand
lui est présenté l’instrument appartenant à la fonction de l’ordre qu’il reçoit.
Or l’archi diacre présente au sous-diacre la burette et l’eau, le voile et le
manuterge ; de même à l’acolyte le chandelier, le cierge et la burette vide. Ce
n’est donc pas l’évêque seul qui confère le sacrement de l’Ordre.
3. Ce qui ressortit à un ordre ne peut être
confié à qui n’a pas cet ordre. Or, il est concédé à quelques-uns qui ne sont
pas évêques, tels les prêtres-cardinaux, de conférer les ordres mineurs.
4. Quiconque est chargé du principal, l’est
également de l’accessoire. Or, le sacrement de l’ordre est vis-à-vis de
l’eucharistie comme l’accessoire vis-à-vis du principal. Puis donc que le
prêtre consacre l’Eucharistie, il peut de même conférer les ordres.
5. La différence est plus profonde entre un prêtre et un diacre qu’entre un évêque et un autre évêque ; or un évêque peut consacrer un évêque ; donc un prêtre peut ordonner un diacre.
Cependant :
1. La
députation des ministres au culte divin par l’ordination l’emporte sur celle
des vases sacrés. Or la consécration des vases est réservée à l’évêque, donc à
fortiori la consécration des ministres.
2. De
plus, le sacrement de l’ordre est plus excellent que celui de confirmation. Or,
seul l’évêque confirme. Donc, à plus forte raison, seul il confère le sacrement
de l’ordre.
3. En outre, les vierges, par la bénédiction, ne sont pas constituées comme ceux qui sont ordonnés, dans la hiérarchie du pouvoir spirituel. Or, bénir les vierges appartient seulement à l’évêque. A plus forte raison seul peut-il ordonner.
Conclusion :
Le rapport du pouvoir épiscopal au pouvoir des ordres inférieurs est semblable à celui de la politique qui poursuit le bien commun, aux arts et aux vertus subalternes dont l’objet est le bien particulier. La politique donne leur loi aux arts inférieurs, c’est-à-dire en désigne les dépositaires, en détermine l’étendue et le mode d’exercice. C’est pourquoi il appartient à l’évêque d’appeler les sujets à tous les divins ministères. C’est pourquoi seul il confirme aux confirmés est en effet confié, comme un mandat, de confesser la foi ; -seul encore il bénit les vierges, qui sont la figure de l’Eglise, épouse du Christ, dont il porte principalement le souci ; de même il consacre ceux qui doivent être préposés aux fonctions des ordres, et leur détermine, par la consécration qu’il en fait, les vases dont ils doivent user. Ainsi celui qui détient la plénitude du pouvoir, le roi, départit dans la cité les offices temporels.
Solutions :
1. L’imposition
des mains ne Confère pas le caractère sacerdotal, mais la grâce qui rend les
ministres aptes à remplir la fonction de leur ordre. Or, ceux qui sont promus
au sacerdoce ont besoin d’une grâce surabondante, aussi les prêtres leur
imposent-ils les mains avec l’évêque, tandis que seul l’évêque les impose aux
diacres.
2. L’archidiacre
étant comme le chef du ministère lévitique, remet aux divers ministres les
instruments de leur fonction par exemple, le cierge, avec lequel, en le portant
à l'1 l’acolyte accomplit son service envers le diacre ; la burette, moyen de
son service envers le sous- diacre ; au sous-diacre, de même, il remet les
objets nécessaires au service des ordres supé rieurs. La fonction principale du
sous-diacre n’est pourtant pas le service de ces objets, mais un service qui a
trait à la matière du sacrement ; c’est pourquoi il reçoit le caractère au
moment où le calice lui est présenté par l’évêque. Quant à l’acolyte, il reçoit
le caractère par les paroles de l’évêque à la remise que fait l’archidiacre des
instruments susdits ; encore s’agit-il de la remise de la burette plutôt que du
chandelier. On ne peut donc conclure que l’archidiacre confère l’ordre.
3. Le
pape, en qui réside la plénitude du pouvoir pontifical, peut concéder à un
sujet qui n’est pas évêque, les pouvoirs qui relèvent de la dignité épiscopale,
pourvu que ceux-ci n’aient pas pour objet immédiat le vrai corps du Christ. Par
délégation du Souverain Pontife, un simple prêtre peut donc conférer les ordres
mineurs, ainsi que confirmer, ce que personne ne pourrait cependant sans être
prêtre ; et de même, un prêtre ne peut conférer les ordres majeurs qui sont en
rapport direct avec le corps du Christ, pour la consécration duquel le pouvoir
du pape n’est pas supérieur à celui du simple prêtre.
4. Bien
que le sacrement de l’Eucharistie soit le plus excellent des sacrements, il
n’établit pas quelqu’un dans une fonction, comme le sacrement de l’ordre. Il
n’y a donc pas parité entre eux.
5. Pour communiquer à un autre de ce que l’on a, la proximité ne suffit point, mais est encore requise une plénitude de pouvoir. Puisque le prêtre ne possède pas comme l’évêque cette plénitude de pouvoir dans les fonctions hiérarchiques, il ne peut donc ordonner des diacres malgré la proximité du sacerdoce et du diaconat.
Objections :
1. Conférer
les ordres est une fonction supérieure à celle d’absoudre ou de lier. Or
l’hérétique ne peut ni absoudre ni lier. Donc, il ne peut non plus conférer les
ordres.
2. Le
prêtre retranché de l’Eglise peut consacrer, car en lui demeure indélébile le
caractère qui fonde ce pouvoir. Or l’évêque ne reçoit aucun caractère lors de
sa promotion. Il n’est donc pas nécessaire que le pouvoir épiscopal subsiste en
lui après sa séparation de l’Église.
3. De
plus, qui est exclu d’une société ne peut en répartir les fonctions. Or, les
ordres sont des fonctions de l’Eglise.
4. En
outre, les sacrements tiennent leur efficacité de la passion du Christ. Or, un
hérétique n’est en contact avec la passion du Christ, ni par sa propre foi, puisqu’il
est infidèle, ni par celle de l’Eglise, puisqu’il en est séparé. Il ne peut
donc conférer le sacrement de l’ordre.
5. Enfin, la collation de l’ordre comporte une bénédiction. Or, un hérétique ne peut bénir, bien plus sa bénédiction se tourne en malédiction comme l’affirment les textes cités par P. Lombard.
Cependant :
1. Un
évêque tombé dans l’hérésie, après sa réconciliation n’est pas de nouveau
consacré. Il n’a donc point perdu son pouvoir antérieur de conférer les ordres.
2. De
plus, le pouvoir de conférer les ordres est supérieur à celui des ordres
eux-mêmes. Or celui-ci ne se perd point du fait de l’hérésie ou d’autre péché
semblable. Il en sera donc pareillement de celui-là.
3. En outre, comme le ministre du baptême, le ministre de l’ordination ne remplit qu’un ministère extérieur, puisque c’est Dieu qui agit en l’intime de l’âme. Or, du fait qu’il est séparé de l’Église, nul ne perd le pouvoir de baptiser ; pareillement, le ministre de l’ordination ne perd point son pouvoir.
Conclusion :
Sur ce point, le Maître des Sentences cite quatre opinions. D’après certains théologiens, tant qu’un hérétique est toléré par l’Eglise, il garde le pouvoir de conférer les ordres, mais il le perd dès qu’il est retranché de l’Eglise ; il en va pareillement des évêques dégradés et des autres dont le cas est analogue. Telle est la première opinion. Mais elle est inexacte. En effet, un pouvoir conféré par une consécration, en aucun cas ne peut être enlevé, de même que ne saurait être annulée la consécration : l’autel ou le chrême une fois consacrés, le sont toujours. Donc, puisque le pouvoir épiscopal est l’effet d’une consécration, il demeure toujours, quel que soit le péché de l’évêque, fût-il même séparé de l’Eglise.
D’autres soutiennent donc que, bien que retranchés de l’Église, ceux qui reçurent dans l’Église le pouvoir épiscopal, conservent ce pouvoir d’ordonner des sujets et de les promouvoir, mais ces hommes ainsi promus ne jouissent pas de pareil pouvoir. C’est la quatrième opinion, également erronée. Si ceux qui furent promus à l’intérieur de l’Église conservent le pouvoir qu’ils ont reçu, en l’exerçant ils opèrent, en toute évidence, une vraie consécration ; ils confèrent donc tout le pouvoir qui est l’effet de cette consécration ; ainsi ceux qui sont ordonnés ou promus par eux, possèdent le même pouvoir qu’eux-mêmes.
D’autres ont en conséquence affirmé que même les évêques retranchés de l’Eglise peuvent conférer les ordres et les autres sacrements avec leurs effets, et premier le sacrement, et second la grâce, pourvu qu’ils respectent la forme et l’intention requises. Telle est la seconde opinion, insoutenable encore, car celui-là pèche, qui participe aux sacrements avec un hérétique exclu de l’Eglise ; il s’approche donc du sacrement en de mauvaises dispositions et il ne peut recevoir la grâce, à moins peut-être qu’il ne s’agisse du baptême en cas de nécessité. C’est pourquoi les autres théologiens disent que les évêques hérétiques ou excommuniés confèrent vraiment les sacrements, mais par ces sacrements ils ne communiquent pas la grâce, non en raison de l’inefficacité des sacrements, mais à cause des péchés de ceux qui par eux les reçoivent malgré la défense de l’Église. C’est la troisième opinion, la vraie.
Solutions :
1. L’effet
de l’absolution n’est autre que la rémission des péchés, œuvre de la grâce ; en
conséquence l’hérétique ne peut absoudre, de même qu’il ne peut communiquer la
grâce dans les sacrements. D’autre part l’absolution suppose la juridiction, que
n’a pas celui qui est retranché de l’Eglise.
2. A
son sacre, l’évêque reçoit un pouvoir inamissible, qui pourtant ne peut être
appelé un caractère, car ce pouvoir ne l’ordonne pas directement à Dieu, mais
au corps mystique du Christ. Cependant comme le caractère, il est indélébile et
se communique par une consécration.
3. Ceux
qui sont promus par des hérétiques reçoivent l’ordre, non le pouvoir de
l’exercer, de telle sorte qu’ils ne peuvent licitement en accomplir les
fonctions ; l’objection nous en donne le motif.
4. Les
hérétiques communient à la passion du Christ par la foi de l’Eglise ; si par
leur âme, en effet, ils ne lui appartiennent pas, cependant par le rite de
l’Eglise qu’ils observent, ils se rattachent à elle d’une certaine façon.
5. La raison exposée dans l’objection a trait à l’effet ultérieur des sacrements, dont parle la troisième opinion exposée dans la conclusion.
Il nous reste à étudier les empêchements à la réception de ce sacrement. Six questions sont à résoudre : Est-ce des empêchements à la réception de ce sacrement que : 1. Le sexe féminin ? -2. La privation de l’usage de la raison ? -3. La servitude ? -4. L’homicide ? -5. La naissance illégitime ? -6. Des défauts corporels ?
Objections :
1. La
fonction du prophète est plus excellente que celle du prêtre ; le prophète est
en effet l’intermédiaire entre Dieu et les prêtres, comme le prêtre l’est entre
Dieu et le peuple. Or la fonction prophétique fut parfois accordée aux femmes. A
plus forte raison la fonction sacerdotale peut donc leur être confiée.
2. Comme
l’ordre, la prélature, le martyre, l’état religieux comportent une certaine
perfection. Or, la prélature est confiée aux femmes dans le Nouveau Testament, tel
est le cas des abbesses, comme elle le fut dans l’Ancien, ainsi qu’on le lit, dans
les Juges, de Déborah qui exerça sur Israël l’office de juge. De même leur
conviennent le martyre et l’état religieux. Donc pareillement l’ordre de
l’Eglise.
3. Le pouvoir de l’ordre réside dans l’âme ; or le sexe ne touche pas à l’âme. La diversité des sexes ne peut donc pas fonder une distinction dans la réception de l’Ordre.
Cependant :
1. L’Apôtre
écrit à Timothée "Je ne permets pas à la femme d’enseigner dans l’Eglise, ni
de faire la loi à l’homme".
2. En outre, on exige préalablement des ordinands, qu’ils soient tonsurés, non toutefois sous peine de nullité du sacrement. Or la rasure ou la tonsure ne convient pas aux femmes, ainsi qu’il ressort de la première épître aux Corinthiens.
Conclusion :
La nature du sacrement suppose, dans le sujet qui le reçoit, des conditions telles, qu’à leur défaut nul ne saurait recevoir ni le sacrement, ni son effet. D’autres conditions sont imposées, non par la nature du sacrement, mais par quelque loi dont le but est d’honorer le sacrement ; qui ne les possède reçoit le sacrement, mais non son effet. Notre conclusion est que le sexe masculin appartient non seulement au second groupe des conditions requises pour la réception des ordres, mais aussi au premier. Si donc une femme était l’objet de toutes les cérémonies d’ordination, elle ne recevrait pourtant pas l’ordre, car, le sacrement étant un signe, les actes posés pour la confection du sacrement ne doivent pas uniquement produire la réalité sacramentelle, mais encore la signifier ; ainsi de l’extrême-onction a-t-on dit que son su jet doit être malade, afin que par là soit signifié son besoin de guérison. Or, le sexe féminin ne peut signifier quelque supériorité de rang, car la femme est en état de sujétion. Elle ne peut donc recevoir le sacrement de l’ordre.
De ce que le Droit fait mention de diaconesses et de prêtresses, quelques auteurs ont prétendu que le sexe masculin était une condition imposée par une loi, non par la nature du sacrement. Mais dans ces passages est appelée diaconesse la femme qui remplit quelque fonction diaconale, à savoir, la lecture de l’homélie à l’Eglise ; prêtresse, une veuve prêtre en effet signifie ancien.
Solutions :
1. La prophétie n’est pas un sacrement mais un don de Dieu. Elle n’implique donc point de symbolisme mais seulement une réalité. Or, dans la réalité de l’âme, rien ne distingue la femme de l’homme ; une femme est parfois meilleure en son âme que beaucoup d’hommes. Aussi peut-elle recevoir le don de prophétie et d’autres dons semblables, mais non le sacrement de l’Ordre.
2 et 3. On répond par là à la deuxième et à la troisième difficulté. Disons pourtant que les abbesses ne jouissent pas d’un pouvoir ordinaire, mais d’un pouvoir délégué, en raison du danger résultant d’une cohabitation d’hommes et de femmes. Quant à Déborah, elle n’exerçait qu’un pouvoir temporel et non sacerdotal, comme maintenant encore le peuvent faire les femmes.
Objections :
1. Les saints canons ont marqué un
âge déterminé pour la réception des ordres. Cela ne serait pas, si les enfants
pouvaient recevoir le sacrement de l’ordre.
2. Le
sacrement de l’ordre est plus excellent que celui du mariage. Or les enfants et
ceux qui sont privés de l’usage de la raison ne peuvent contracter mariage. Ils
ne peuvent pas non plus être promus aux ordres.
3. A qui appartient la puissance, à celui-là appartient l’acte. Or tout acte d’ordre requiert l’usage de la raison. Le pouvoir le requiert donc aussi.
Cependant :
On permet parfois d’exercer un ordre à celui qui a été ordonné avant l’âge de discrétion, sans le soumettre à une réordination, ce qui ne serait pas, si l’ordination n’avait pas été valide. L’enfant peut donc recevoir les ordres.
En outre, les enfants peuvent recevoir les autres sacrements qui impriment un caractère, le baptême et la confirmation ; de même peuvent-ils recevoir les ordres.
Conclusion :
L’enfance et les infirmités qui privent de l’usage de la raison sont un obstacle à l’action. C’est pourquoi, tous les sacrements qui requièrent l’action de ceux qui les reçoivent, tels la pénitence, le mariage et autres du même genre, ne peuvent être conférés aux hommes qui sont en pareils états. Mais les puissances infuses, comme les puissances naturelles, sont antérieures à leurs actes, à la différence des puissances acquises qui sont un effet des actes ; et puisque l’absence d’une réalité ultérieure ne nuit pas à une réalité antérieure, il suit que tous les sacrements dont la nature ne requiert pas d’acte de la part de leur sujet, et par lesquels un pouvoir spirituel est conféré, peuvent être reçus par les enfants et les hommes privés de l’usage de la raison.
Avec cette réserve que l’honneur dû à la dignité du sacrement impose, pour l’admission aux ordres mineurs âge de discrétion, ce qui n’est exigé par aucune loi ni par la nature du sacrement. Par conséquent, en face d’une nécessité et dans l’espérance d’un profit spirituel, des enfants peuvent être sans péché promus aux ordres mineurs avant l’âge de discrétion ; réellement ils reçoivent l’ordre, et quoiqu’ils ne soient pas encore capables de remplir les fonctions qui leur sont confiées, ils s’en rendront capables par l’accoutumance. Quant aux ordres majeurs, l’usage de la raison est requis, et par déférence pour le sacrement, et par nécessité de précepte à cause du voeu de continence qui leur est annexé, et de leur fonction dont les sacrements sont l’objet immédiat. Mais pour l’épiscopat, où pouvoir est reçu sur le corps mystique, sa collation suppose un acte de la part de celui qui est chargé de la sollicitude pastorale : ainsi la nature même de la consécration épiscopale exige en lui l’usage de la raison.
Certains auteurs prétendent que tous les ordres exigent de par leur nature l’usage de la raison, mais ni la raison ni l’autorité ne justifient leur opinion.
Solutions :
1. Tout
ce qui est nécessaire de par une loi, ne l’est pas, ainsi qu’on vient de
l’exposer, de par la nature du sacrement.
2. Le
mariage est l’effet du consentement, qui ne peut être sans l’usage de la raison.
Mais, dans la réception de l’ordre, aucun acte n’est requis de la part du sujet
; ceci apparaît du fait que dans l’ordination pareil acte n’est aucunement
mentionné. On ne saurait donc pas assimiler ces deux sacrements.
3. En effet, un pouvoir et son acte relèvent du même sujet. Cependant le pouvoir peut précéder son usage, tel le libre arbitre le cas exposé dans la difficulté est analogue.
Objections :
1. La
sujétion corporelle n’est pas incompatible avec la prélature spirituelle. Or, la
sujétion que comporte le servage n’est que corporelle. Elle ne peut donc être
un empêchement à la prélature spirituelle communiquée par l’ordre.
2. De
plus, ce qui est une occasion d’humilité ne doit pas être un empêchement à la
réception d’un sacrement. Or, tel est le servage, aussi l’Apôtre conseille-t-il
de tirer profit rie cet état qui ne doit donc pas être un empêchement à la
promotion à l’ordre.
3. En outre, il est plus indigne de vendre un clerc comme esclave que de promouvoir un esclave à la cléricature. Or, on peut licitement vendre un clerc comme esclave : Paulin, évêque de Noie, se vendit ainsi, comme en témoigne S. Grégoire dans les Dialogues.
Cependant :
1. Il
semble que le servage est incompatible avec la nature du sacrement. La femme en
effet ne peut recevoir le sacrement de l’ordre en raison de son état de
sujétion. Or, plus grande est la sujétion du serf, car la femme n’est pas
servante de l’homme, aussi n’a-t-elle pas été créée des pieds de l’homme. Comme
elle, le serf ne peut donc pas recevoir le sacrement.
2. Enfin, quiconque a reçu un ordre est tenu d’en remplir les fonctions. Or, on ne peut à la fois servir un maître temporel et accomplir un ministère spirituel. Il semble donc que le serf ne peut recevoir le sacrement de l’ordre, car le droit du maître doit être conservé indemne.
Conclusion :
Dans la réception de l’ordre l’homme est voué au service divin. Or nul ne peut donner à un autre ce qui n’est pas sien ; c’est pourquoi le serf, qui ne s’appartient pas, ne saurait être élevé aux ordres. Si pourtant il est ordonné, l’ordination est valide. La liberté, en effet, n’est pas exigée par la nature du sacrement mais seulement par une loi, puisque son défaut n’enlève pas le pouvoir, mais seulement son exercice. Cette remarque vaut pour tous ceux qui sont engagés en quelques liens, en des dettes par exemple, ou autre chose
Solutions :
1. La
réception du pouvoir spirituel impose l’obligation de certaines œuvres matérielles,
pour autant la sujétion corporelle lui est un empêchement.
2. Beaucoup
d’autres occasions d’humiliation se présentent, qui ne sont aucunement une
entrave au ministère. La raison alléguée est donc sans valeur.
3. Le
bienheureux Paulin a agi dans le débordement de la charité, conduit par
l’Esprit de Dieu. L’événement l’a prouvé : son esclavage valut à beaucoup des
membres de son troupeau d’être délivrés de la servitude. Mais on ne peut de ce
fait tirer quelque conclusion. "Où est l’esprit du Seigneur, là est la
liberté.
4. Le
symbolisme sacramentel tient sa valeur des ressemblances naturelles. Or, la
femme est par sa nature dans un état de sujétion, non le serf : le cas n’est
donc pas semblable.
5. Si le serf est ordonné au su du maître et sans réclamation de sa part, de ce fait il est affranchi. Si c’est à l’insu du maître, l’évêque et celui qui a présenté, s’ils connaissaient son état de serf, sont tenus de payer au maître le double de son prix ; toutefois si le serf possède un pécule, il doit se racheter lui-même. Sans cette indemnité, il retombe sous le pouvoir de son maître, bien que par là il ne puisse pas exercer l’ordre reçu.
Objections :
1. Nos
ordres tiennent leur origine du ministère des Lévites. Or, les Lévites
consacrèrent leurs mains en versant le sang de leurs frères. Donc, dans le
Nouveau Testament, nul ne doit être écarté des ordres pour avoir répandu le
sang.
2. De
plus, un acte de vertu ne peut être un empêchement à la réception d’un
sacrement. Or, parfois c’est justice de répandre le sang : c’est le cas du juge
qui pécherait en raison de sa fonction s’il ne prenait cette responsabilité. Là
ne se trouve donc aucun motif de l’écarter des sacrements.
3. En outre, la peine n’est due qu’à la faute. Or un homicide peut être commis sans faute en cas de légitime défense, par exemple, ou par hasard. Dans ces cas, la peine d’irrégularité n’est donc pas encourue.
Cependant :
Plusieurs décrets du droit et la coutume de l’Église sont contraires à ces raisons.
Conclusion :
Tous les ordres sont en vue du sacrement de l’Eucharistie qui est le sacrement de la paix à nous procurée par l’effusion du sang du Christ. Or, le crime d’homicide est à l’opposé de la paix ; et les homicides ressemblent plutôt aux bourreaux du Christ qu’au Christ tué, modèle de tous les ministres de l’Eucharistie. Pour ces raisons, la loi interdit qu’un homicide soit promu aux ordres, bien que cela ne soit pas exigé par la nature du sacrement.
Solutions :
1. La
loi ancienne portait la peine du sang, non la nouvelle. La comparaison ne vaut
donc pas entre les ministres de la Loi ancienne et ceux de la nouvelle : celle-ci
est "un joug suave et un fardeau léger".
2. L’irrégularité
n’est pas encourue du seul fait du péché ; mais surtout en raison de
l’inhabilité de la personne à administrer le sacrement de l’Eucharistie. Le
juge donc et tous ceux qui prennent part à une condamnation à mort, sont
irréguliers car l’effusion du sang ne convient pas aux ministres de ce
sacrement.
3. Nul ne fait que ce dont il est cause ; pour l’homme, ce qui est volontaire. Aussi celui qui, à son insu, et par hasard, tue un homme, n’est pas appelé homicide, et il n’encourt pas d’irrégularité, à moins de s’être permis quelque manœuvre illicite, ou de n’avoir pas apporté une attention suffisante, car alors son acte est en quelque manière volontaire. Mais s’il n’en court pas l’irrégularité, ce n’est pas du fait qu’il n’a pas péché, car une irrégularité peut être encourue sans péché. Celui-là donc qui commet un homicide en se défendant, ne pèche point ; et pourtant il est irrégulier.
Objections :
1. "Le
fils ne doit pas porter l’iniquité de son père". Or, il la porterait, si
l’illégitimité de sa naissance lui était un empêchement à la réception des
ordres.
2. De plus, un empêchement naît beaucoup plus des propres déficiences du sujet que de celles d’autrui. Or, la fornication personnelle n’est pas toujours un empêchement à la réception des ordres, donc pas davantage celle du père.
Cependant :
On lit dans le Deutéronome : "Le fruit d’une union illicite n’entrera pas dans l’assemblée de Yahvé jusqu’à la dixième génération". A plus forte raison doit-il être écarté des ordres.
Conclusion :
Ceux qui sont promus aux ordres sont constitués en dignité au-dessus des autres. Il convient donc que leur personne soit entourée d’un certain éclat la loi le requiert, non la nature du sacrement : leur réputation doit être intacte, leurs moeurs intègres, ils ne doivent pas être sous le coup d’une pénitence publique. Or, cet éclat est diminué chez un homme par la flétrissure de sa naissance, c’est pourquoi sont exclus des ordres, à moins d’une dispense, ceux qui sont nés d’un commerce illégitime ; et cette dispense est accordée d’autant plus difficilement que leur origine est plus déshonorée.
Solutions :
1. L’irrégularité
n’est pas une peine due au péché. Les fils illégitimes ne portent donc pas
l’iniquité de leur père du fait de leur irrégularité.
2. Une faute personnelle peut être effacée par la pénitence et par l’acte de la vertu opposée. Il n’en est pas de même d’un défaut qui vient de la nature ; on ne peut donc raisonner pareillement sur un acte coupable et une origine déshonorée.
Objections :
1. "L’affliction
ne doit pas être ajoutée à l’affliction ". Nul ne doit donc être exclu des
ordres parce qu’il est affligé de quelque défaut corporel.
2. Les fonctions de l’ordre exigent bien plutôt l’intégrité du jugement que l’intégrité corporelle. Or, on peut être ordonné avant l’âge de raison. On peut donc l’être malgré quelque défaut du corps.
Cependant :
Dans l’ancienne loi ceux qui souffraient de quelque défaut corporel étaient écartés du ministère. A plus forte raison en doit-il être ainsi sous la loi nouvelle. En ce qui concerne la bigamie, nous y reviendrons dans le traité du mariage.
Conclusion :
Quelqu’un est inhabile à recevoir les ordres soit parce qu’il n’en peut remplir les fonctions, soit parce qu’un certain éclat personnel lui fait défaut. Ceux donc qui sont affligés de quelque défaut corporel sont écartés des ordres, si ce défaut est tel qu’il dépare notablement leur personne (tel un nez coupé), ou fasse courir quelque risque dans l’accomplissement des fonctions ministérielles. En tout autre cas, un défaut corporel n’est pas un empêchement. D’ailleurs l’intégrité corporelle n’est requise que par la loi et non par la nature du sacrement.
Cet exposé de doctrine donne la solution aux difficultés.
Il nous reste à étudier quelques questions annexes au sacrement de l’ordre, qui sont au nombre de sept 1. Les clercs doivent-ils porter les cheveux rasés en forme de couronne, ainsi que la tonsure ? 2. La tonsure est-elle un ordre ? 3. Le fait d’être tonsuré entraîne-t-il la renonciation aux biens temporels ? -4. Doit- il y avoir un pouvoir épiscopal supérieur au sacerdoce ? 5. L’épiscopat est-il un ordre ? -6. Dans l’Église existe-t-il une autorité supérieure aux évêques ? -7. Convenait-il, dans l’Eglise, d’établir une forme de vêtement pour les ministres ?
Objections :
1. Le
Seigneur ne menace-t-il pas de la captivité et de l’exil ceux qui se font raser
la tête ? On lit dans le Deutéronome "Mes ennemis, la tête nue, iront en
captivité", et dans Jérémie : "Je les disperserai à tous les vents, ces
hommes aux têtes rasées". Comme la liberté convient aux ministres du
Christ pins que la servitude, ils ne doivent donc porter ni rasure ni tonsure.
2. La
vérité doit correspondre à la figure. Or, la couronne a été figurée dans
l’ancienne loi par la tonsure des Nazaréens. Ceux-ci n’étant pas députés au
ministère des autels, les ministres de l’Église ne doivent donc porter ni ton
sure ni rasure. Ce qui est confirmé par cet autre fait, que la rasure est
imposée aux religieux convers qui ne sont pas ministres de l’autel.
3. Les cheveux sont le symbole des superfluités, parce qu’ils sont le produit d’humeurs superflues. Or les ministres de l’autel doivent répudier toute superfluité. Aussi doivent-ils se faire raser tous les cheveux, non se les faire couper en forme de couronne.
Cependant :
Selon S. Grégoire "servir Dieu c’est régner". Or la couronne est le signe distinctif de la royauté. Elle convient donc à ceux qui sont voués au divin ministère.
D’ailleurs, au dire de S. Paul, les cheveux "sont donnés pour servir de voile". Or les ministres de Dieu ne doivent pas dissimuler les sentiments de leur coeur. Il convient donc qu’ils portent la rasure en forme de couronne.
Conclusion :
La rasure et la tonsure en forme de couronne conviennent aux ministres des autels en raison de leur forme. La couronne est le symbole de la royauté, et, par sa forme circulaire, de la perfection. Or ceux qui sont voués au service de Dieu sont revêtus d’une dignité royale et sont tenus à une grande perfection de vertu.
Elles leur conviennent aussi en raison de l’ablation des cheveux : à la partie supérieure de la tête, par la rasure indiquant que leur esprit ne doit pas être distrait de la contemplation des vérités divines par les occupations temporelles ; à la partie inférieure par la tonsure, pour signifier que leurs sens ne doivent plus être retenus par les plaisirs temporels.
Solutions
:
1.
Les menaces divines s’adressent à ceux qui se rasaient la tête dans le but de
se consacrer au service des idoles.
2. Les pratiques de l’Ancien Testament étaient une représentation imparfaite de celles du Nouveau. Aussi tout ce qui est propre aux ministres de la nouvelle Loi était figuré non seulement par les obligations des lévites, mais par tous ceux qui se vouaient à une vie plus parfaite. Tels étaient les Nazaréens qui, en se dépouillant de leur chevelure, affichaient leur mépris des biens temporels. Leurs cheveux n’étaient point coupés en forme de couronne, mais totalement rasés, car le temps n’était pas encore du sacerdoce royal et parfait.
De même, parce
qu’ils ont renoncé au monde les frères convers portent les cheveux coupés. Cependant
ils n’ont pas la tonsure, privilège de ceux qui sont consacrés aux divins
ministères, lesquels exigent la contemplation des choses divines.
3. Il ne faut pas seulement symboliser le mépris des biens de la terre, mais encore la dignité royale, par la forme de couronne. Le clerc ne doit donc pas raser toute sa chevelure, ce qui par ailleurs pour lui serait messéant.
Objections :
1. A chaque
pratique corporelle de l’Église est corrélatif un effet spirituel. Or la
tonsure est un symbole matériel adopté par l’Église. Il semble donc qu’à ce
symbole corresponde intérieurement la réalité signifiée. Ainsi à la tonsure est
imprimé un caractère ; la tonsure est un ordre.
2. Comme
la confirmation et les autres ordres, la tonsure est conférée seulement par
l’évêque. Or, à la confirmation et dans les autres ordres, un caractère est
imprimé. Il en est donc de même à la tonsure ; nous retrouvons par là notre
première conclusion.
3. L’ordre implique un certain degré de dignité. Or le clerc, du seul fait de sa cléricature, est établi en un degré supérieur au peuple. Donc la tonsure qui est l’entrée dans la cléricature, est un ordre.
Cependant :
Aucun ordre n’est conféré en dehors de la célébration de la messe. Or, la tonsure est donnée même hors de la messe.
De plus, dans la collation d’un ordre il est fait mention du pouvoir conféré, ce qui n’est pas dans la tonsure.
Conclusion :
Les ministres de l’Eglise sont séparés du peuple pour s’adonner au culte divin. Dans ce culte, l’exercice de certaines fonctions dépend de pouvoirs spéciaux, dont la collation est le but de l’ordre ; d’autres actes sont communs à tout le corps des ministres, tel le chant des divines louanges ; ceux-ci ne supposent aucun pouvoir d’ordre, mais seulement une députation à tel ou tel office ; tel est l’effet de la tonsure. La tonsure n’est donc pas un ordre, mais une préparation à l’ordre.
Solutions :
1. A la
tonsure est corrélative une réalité intérieure, comme l’est à son signe une
réalité signifiée. Mais cette réalité n’est pas un pouvoir spirituel. A la
tonsure n’est donc pas imprimé de caractère ; elle n’est pas un ordre.
2. Quoique
nul caractère ne soit imprimé par la tonsure, par elle pourtant l’homme est
voué au culte divin. C’est pourquoi pareille députation relève du premier
ministre, l’évêque, qui bénit aussi les vêtements, les vases et les autres
objets, destinés au culte divin.
3. Du fait de la cléricature, le clerc est supérieur au laïc ; il ne possède pourtant pas un pouvoir plus ample, ce qui est requis pour l’ordre.
Objections :
1. Les
tonsurés, à la cérémonie de la tonsure, prononcent ces mots : "Le Seigneur
est la part de mon héritage". Or, remarque S. Jérôme : "Le Seigneur
refuse d’être la part de notre héritage en concurrence avec les biens temporels".
2. La
justice des ministres du Nouveau Testament doit dépasser celle des ministres de
l’Ancien Testament. Or les ministres de l’Ancien Testament, les lévites, ne
reçurent pas, comme leurs frères, une part à l’héritage d’Israël.
3. D’après Hugues de Saint-Victor un clerc doit être entretenu aux frais de l’Eglise ; ce qui ne devrait pas être, si ce clerc gardait son patrimoine.
Cependant :
1. Jérémie
était de l’ordre sacerdotal ; il avait pourtant des possessions par droit
d’héritage. Les clercs peuvent donc conserver leurs biens patrimoniaux.
2. De plus, s’ils ne le pouvaient, on ne verrait plus la différence entre les religieux et les clercs séculiers.
Conclusion :
Du fait qu’ils reçoivent la tonsure, les clercs ne renoncent pas à leur patrimoine ni aux autres biens temporels. La possession des biens terrestres n’est pas en effet contraire au culte divin auquel les clercs sont voués, mais seulement l’excès de sollicitude par rapport à ces biens, S. Grégoire l’affirme : Est criminel l’attachement à la fortune, non la fortune".
Solutions :
1. Le
Seigneur refuse d’être part d’héritage en ce sens qu’il serait aimé à l’égal
des autres biens, au point que l’on place sa fin en Dieu et dans les biens
terrestres ; cependant il ne refuse pas d’être cette part pour ceux que la
possession des biens ne détourne pas du culte divin.
2. Dans
l’Ancien Testament, les lévites avaient droit à l’héritage paternel. Mais ils
n’eurent point part avec les autres tribus, car ils devaient vivre dispersés au
milieu d’elles, ce qui eût été impossible si, comme les autres, ils avaient
reçu une portion déterminée de terre.
3. Si les clercs, promus aux ordres sacrés, sont dans l’indigence, l’évêque qui les a promus est tenu de subvenir à leurs besoins ; autrement, nulle obligation ; mais les clercs sont tenus, en vertu de l’ordre reçu, de servir l’Église. L’affirmation d’Hugues de Saint-Victor doit s’entendre de ceux qui n’ont pas de quoi vivre.
Objections :
1. Comme
le rappellent les Sentences, l’ordre sacerdotal découle d’Aaron. Or, dans
l’ancienne Loi, "nul n’était au-dessus d’Aaron". Pareillement, dans
la nouvelle Loi, aucun pouvoir n’est supérieur au pouvoir sacerdotal.
2. Les
pouvoirs se hiérarchisent d’après leurs actes. Or aucun acte sacré ne dépasse
en excellence la consécration du corps du Christ, acte du pouvoir sacerdotal. Donc
le pouvoir épiscopal ne peut être supérieur au pouvoir sacerdotal.
3. Le prêtre, dans son offrande, est dans l’Eglise la figure du Christ qui s’offrit au Père pour nous. Or, dans l’Eglise, nul n’est plus grand que le Christ, puisqu’il est la tête de l’Église. Ainsi nous retrouvons la conclusion précédente.
Cependant :
un pouvoir
est d’autant plus grand qu’il est plus étendu. Or le pouvoir sacerdotal, selon
Denys, ne s’exerce que pour purifier et illuminer, tandis que le pouvoir
épiscopal s’exerce encore pour perfectionner.
2. De plus, la hiérarchie des divins ministères doit être plus parfaite que celle de l’administration humaine. Or, le bon ordre de celle-ci exige qu’à la tête de chaque département soit préposé un chef, tel le général à l’armée. De même un chef doit être préposé aux prêtres : l’évêque. Ainsi le pouvoir épiscopal est supérieur au pouvoir sacerdotal.
Conclusion :
Le prêtre exerce une double fonction l’une principale, consacrer le vrai corps du Christ ; l’autre secondaire, préparer le peuple à la réception de ce sacrement. Le pouvoir du prêtre concernant la première fonction ne dépend d’aucun autre, si ce n’est du pouvoir divin ; tandis que pour la seconde fonction le prêtre dépend d’un pouvoir supérieur humain. Tout pouvoir en effet dont l’exercice est lié à certaines conditions relève du pouvoir qui pose ces conditions. Or le prêtre ne peut ni absoudre ni lier à moins d’avoir la juridiction qui lui soumet ceux qu’il absout. Il peut au contraire consacrer toute matière déterminée par le Christ ; nulle autre exigence n’est apportée par la nature du sacrement, bien qu’une raison de convenance présuppose un acte épis copal pour la consécration de l’autel et la bénédiction des vêtements. On voit ainsi qu’au- dessus du pouvoir sacerdotal, considéré dans sa fonction secondaire non dans sa fonction principale, est requis le pouvoir épiscopal.
Solutions :
1. Aaron
était prêtre et pontife, c’est-à-dire "prince des prêtres". Le pouvoir
sacerdotal prit origine en lui en tant que, prêtre, il offrait les sacrifices :
ce qui était permis même à des prêtres inférieurs ; mais non en tant que, pontife,
lui revenaient des pouvoirs spéciaux, telle l’entrée une fois chaque année dans
le Saint des Saints, à nul autre permise.
2. Nul
pouvoir n’est en effet supérieur à celui du prêtre consécrateur de
l’Eucharistie ; il n’en va plus de même dans l’exercice de son autre fonction.
3. Comme Dieu est l’archétype en qui préexistent les perfections de tous les êtres de la nature, ainsi le Christ fut l’exemplaire de tous les ministères ecclésiastiques ; aussi chaque ministre de l’Église est-il sous quelque aspect la figure du Christ, comme le dit P. Lombard ; celui-là est supérieur aux autres qui représente une plus grande perfection du Christ. Le prêtre est la figure du Christ en tant que par lui-même il a rempli certains ministères, l’évêque en tant que le Christ a institué d’autres ministres et fondé l’Eglise. Dès lors il appartient à l’évêque de vouer les personnes et les choses au culte divin, régissant ainsi, de quelque manière comme le Christ, le culte divin ; ce qui lui vaut à titre spécial d’être appelé, comme le Christ, l’époux de l’Eglise.
Objections :
1. Denys
distingue trois ordres dans la hiérarchie ecclésiastique : l’évêque, le prêtre
et le ministre. Dans les Sentences, il est de même parlé de l’ordre des évêques
divisé en quatre classes.
2. L’ordre
n’est rien autre qu’un certain degré dans le pouvoir de dispenser les biens
spirituels. Or les évêques peuvent administrer des sacrements, tels que la
confirmation et l’ordre, pour lesquels les prêtres n’ont aucun pouvoir. L’épiscopat
est donc un ordre distinct du sacerdoce.
3. Dans l’Eglise, on ne distingue que le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction. Or les fonctions, réservées au pouvoir épiscopal, ne ressortissent pas au pouvoir de juridiction, autrement elles pourraient être confiées à un sujet qui ne serait pas évêque : ce qui est faux. Elles relèvent donc du pouvoir d’ordre. Ainsi l’évêque a un caractère d’ordre que n’a point un simple prêtre. On peut donc conclure que l’épiscopat est un ordre.
Cependant :
Pour la réception valide du sacrement, un ordre ne dépend pas du précédent. Mais le pouvoir épiscopal dépend du pouvoir sacerdotal au point que nul ne le peut recevoir s’il ne possède déjà celui-ci. L’épiscopat n’est donc pas un ordre.
En outre, les ordres majeurs ne sont conférés que les samedis. Or les sacres d’évêque ont lieu le dimanche. L’épiscopat n’est donc pas un ordre.
Conclusion :
Le nom d’ordre peut désigner deux réalités. Premièrement, le sacrement ; en ce sens, tout ordre converge vers le sacrement d’Eucharistie. Et puisque l’évêque n’a pas, vis-à-vis de ce sacrement, un pouvoir supérieur à celui du prêtre, à ce point de vue l’épiscopat n’est pas un ordre. Deuxièmement, un office duquel relève un groupe d’actions sacrées ; en ce sens, puisque l’évêque a un pouvoir supérieur à celui du prêtre vis-à-vis des actions hiérarchiques dont le corps mystique est l’objet, l’épiscopat est un ordre. C’est dans ce sens que les autorités alléguées ont parlé.
Solutions :
1. La
première difficulté est par là résolue.
2. L’ordre,
sacrement qui imprime un caractère, a une relation particulière avec le sacrement
d’Eucharistie dans lequel est contenu le Christ, puisque par le caractère nous
sommes configurés au Christ. Aussi, bien que le sacre confère à l’évêque un
pouvoir spirituel vis-à-vis de certains sacrements, ce pouvoir n’a pourtant pas
raison de caractère. C’est pourquoi l’épiscopat n’est pas un ordre, si par ce
mot on désigne le sacrement.
3. Le pouvoir épiscopal est non seulement un pouvoir de juridiction, mais aussi un pouvoir d’ordre, dans le sens générique du mot, expliqué dans la conclusion.
Objections :
1. Tous
les évêques sont les successeurs des apôtres. Or le pouvoir concédé à l’un
d’entre eux, à Pierre, selon Matthieu 16, 19, a été concédé à tous, selon Jean 20,
23. Tous les évêques sont donc égaux, aucun n’est supé rieur aux autres.
2. Le
rite de l’Église doit davantage ressembler à celui des juifs qu’à celui des
païens. Or, le rang de la dignité épiscopale et la supériorité d’un évêque sur
l’autre sont empruntés aux païens, comme l’affirment les Sentences ; dans
l’Ancienne Loi elle n’existait pas. Dans l'un évêque ne doit donc pas être
au-dessus des autres.
3. Un pouvoir supérieur ne peut être conféré par un pouvoir inférieur, ni un égal par un égal : "sans contredit, c’est l’inférieur qui est béni par le supérieur" ; ainsi un prêtre ne consacre pas un évêque, pas plus qu’il n’ordonne un autre prêtre, tandis que l’évêque ordonne le prêtre. Or un évêque peut promouvoir tout évêque ; puis que même l’évêque d’Ostie consacre le pape. Donc la dignité épiscopale est égale en tous ; aucun évêque ne doit être inférieur à un autre, ainsi qu’il est dit dans le texte de P. Lombard.
Cependant :
On lit dans
les actes du Concile de Constantinople : "Nous confessons, conformément
aux Ecritures et aux définitions des canons, que le très saint évêque de
l’antique Rome est le premier et le plus grand des évêques, et après lui vient
l’évêque de Constantinople". Il est donc un évêque au-dessus des autres.
2. De plus, le bienheureux Cyrille, évêque d’Alexandrie, dit : "Demeurons les membres de notre tête, le trône apostolique des Pontifes romains, à qui nous devons demander ce qu’il faut croire et tenir, le vénérant, nous confiant en lui de préférence aux autres ; car c’est à lui de reprendre, corriger, statuer, disposer, absoudre ou lier au nom de Celui qui l’a établi ; à nul autre Celui-ci n’a concédé la plénitude de son pouvoir, il n’en a gratifié que le trône apostolique que tous révèrent, conformément à l’institution divine, et auquel les princes de ce monde obéis sent comme à Notre Seigneur Jésus-Christ." Donc les évêques sont, de droit divin, les sujets de l’un d’entre eux.
Conclusion :
Des autorités diverses dont le but est unique supposent une autorité générale qui commande aux particulières : il est dit en effet au premier livre des Éthiques. : l’ordre à établir dans les virtualités et les actes est celui de leurs fins. Or, le bien commun est plus divin que le bien particulier ; ainsi au-dessus du pouvoir qui assure le bien particulier doit-il en être un autre, pouvoir universel dont l’objet est le bien commun, sans quoi les pouvoirs particuliers ne convergeraient pas vers l’unité. Puisque donc l’Église est un seul corps, il est nécessaire au maintien de cette unité que soit un pouvoir suprême pour toute l’Eglise au-dessus du pouvoir épiscopal qui régit chaque église parti culière ; ce pouvoir est celui du pape. C’est pourquoi ceux qui nient ce pouvoir sont appelés schismatiques, ils brisent l’unité de l’Eglise. Entre le simple évêque et le pape existent d’autres degrés intermédiaires d’autorité qui correspondent aux différents degrés d’unité, selon lesquels une communauté ou un groupe en inclut d’autres ainsi la province inclut la cité, le royaume la province, le monde entier le royaume.
Solutions :
1. Quoique
le pouvoir de lier et de délier ait été conféré en général à tous les apôtres,
cependant pour marquer une hiérarchie dans ce pouvoir, il fut d’abord donné à
Pierre seul, ce qui signifie que ce pouvoir doit descendre de lui sur les
autres ; pour ce même motif il lui fut dit à lui particulièrement "confirme
tes frères" ; de même, "pais mes brebis" ; c’est-à-dire, explique
saint Chrysostome : "S3is à ma place le chef et la tête de tes frères, afin
qu’ils te reconnaissent comme mon vicaire, prêchent et affirment par toute la
terre la suprématie de ton trône".
2. La
religion juive n’était pas répandue en diverses nations et provinces mais dans
un seul peuple, aussi n’était-il point nécessaire de distinguer d’autres
pontifes sous celui en qui résidait le pouvoir principal. Tandis que la forme
religieuse de l’Eglise, comme celle des gentils, est destinée à toutes les
nations ; il convenait donc qu’en ce point la hiérarchie de l’Eglise ressemblât
davantage à celle des païens qu’à celle des juifs.
3. Le pouvoir de l’évêque dépasse celui du prêtre comme un pouvoir d’un autre genre, tandis que le pouvoir du pape dépasse celui de l’évêque comme un pouvoir du même genre. C’est pourquoi tout acte hiérarchique que le pape peut accomplir dans l’administration des sacrements, est susceptible d’être exercé par l’évêque, mais une fonction propre à l’évêque dans l’administration des sacrements ne peut être remplie par un prêtre. Donc en ce qui ressortit à l’ordre épiscopal, tous les évêques sont égaux, aussi tout évêque peut en consacrer un autre.
Objections :
1. Les
ministres du Nouveau Testament sont plus tenus à la chasteté que les ministres
de l’Ancien. Or, parmi les vêtements de ceux-ci on comptait le vêtement de
dessous, symbole de chasteté ; à fortiori le faudrait-il retrouver parmi les
vêtements des ministres du Nouveau Testament.
2. Le
sacerdoce du Nouveau Testament est plus digne que celui de l’Ancien. Or les
prêtres de l’Ancien Testament portaient la mitre, symbole de dignité. Pareillement
les prêtres de la Nouvelle Loi devraient-ils la porter.
3. Le
prêtre est plus rapproché que l’évêque des ordres ministériels. Or les évêques
portent les vêtements des ministres la dalmatique et la tunique, vêtements du
diacre et du sous-diacre. A fortiori les simples prêtres devraient-ils s’en
revêtir.
4. Dans
l’Ancienne Loi le Pontife portait l’éphod, figure du fardeau de l’Évangile, comme
l’explique Bède le Vénérable. Or ce fardeau incombe surtout à nos pontifes. Ils
doivent donc porter l’éphod.
5. Sur
le rational des pontifes de l’Ancienne Loi étaient écrits ces mots : Doctrine
et Vérité. Or la vérité est surtout manifestée en la Nouvelle Loi ; nos
pontifes devraient donc porter cet ornement.
6. La
lame d’or sur laquelle était inscrit le très auguste nom de Dieu était le plus
digne des ornements de l’Ancienne Loi ; il eût donc été d’une extrême
convenance d’en transporter l’usage dans la Nouvelle Loi.
7. Les
insignes des ministres de l’Eglise sont le symbole de leur pouvoir. Or le
pouvoir d’un archevêque n’est pas d’un autre genre que celui d’un évêque. L’archevêque
ne devrait donc pas revêtir le pallium dont les évêques n’ont pas l’usage.
8. La plénitude du pouvoir appartient au Pontife Romain. Or, celui-ci n’a pas la crosse. Pareillement les autres évêques ne devraient-ils point en avoir.
Conclusion :
Les vêtements des ministres symbolisent les dispositions requises en eux pour traiter les choses divines. Quelques-unes de ces dispositions sont exigées chez tous les ministres ; d’autres le sont chez les ministres supérieurs, qui sont moins nécessaires chez les inférieurs ; c’est pourquoi certains vêtements sont communs à tous les ministres tandis que d’autres sont réservés aux ministres supérieurs.
A tous les ministres donc convient l’amict, qui recouvre les épaules, symbole de la force dans l'accomplissement des divins offices auxquels ils sont voués ; de même l’aube qui figure la pureté de la vie, et le cordon qui signifie la répression de la chair.
Le sous-diacre porte en outre le manipule, ce qui symbolise la purification des moindres souillures, car le manipule est comme un linge servant à essuyer le visage ; les sous-diacres sont en effet les premiers admis aux ministères sacrés. Les sous-diacres sont encore revêtus d’une tunique étroite, figure de la doctrine du Christ ; dans l’Ancienne Loi à cette tunique étaient suspendues des clochettes. Les sous- diacres, en effet, sont initiés à l’enseignement de la doctrine de la Loi Nouvelle.
Le diacre porte de plus une étole sur l’épaule gauche, pour rappeler que l’objet de ses fonctions ce sont les sacrements eux-mêmes, et la dalmatique (vêtement large, ainsi nommé parce que l’usage en commença en Dalmatie) pour faire entendre qu’il est initié à la dispensation des sacrements ; lui-même en effet distribue le précieux sang, or la largesse doit présider a toute dispensation.
Quant au prêtre il porte l’étole sur les deux épaules en signe de la plénitude du pouvoir qui lui est concédé, non comme à un ministre subalterne, dans la dispensation des sacrements ; aussi son étole descend-elle jusqu’aux pieds. Il revêt également la chasuble, symbole de charité, puisqu’il consacre le sacrement de charité, l’Eucharistie.
Les évêques
portent neuf ornements de plus que les prêtres ; les sandales, les bas, la
ceinture, la tunique, la dalmatique, la mitre, les gants, l’anneau et la crosse
; car ils ont neuf pouvoirs de plus que ceux-ci : l’ordination des clercs, la
bénédiction des vierges, la consécration des pontifes, l’imposition des mains, la
dédicace des églises, la déposition des clercs, la célébration des synodes, la
confection du chrême, la consécration des vêtements et des vases. -Ou bien
disons que les sandales symbolisent la rectitude des démarches ; les bas qui
couvrent les pieds, le mépris des biens terrestres ; la ceinture qui fixe
l’étole sur l’aube, l’amour de la vertu ; la tunique, la persévérance on lit
que Joseph était vêtu d’une tunique qui lui descendait jusqu’aux talons ; or
les talons sont le symbole de l’extrémité de la vie - ; la dalmatique symbolise
la libéralité dans les œuvres de miséricorde ; les gants, la prudence dans
l’action ; la mitre, la science des deux Testaments, aussi est-elle à deux
cornes ; la crosse, la sollicitude pastorale qui ramène les errants (ce que
figure la courbure du sommet), soutient les faibles (ce que signifie la tige), et
stimule les tièdes (ce qu’exprime la pointe inférieure) ; d’où ce vers : "Recueille
les errants, soutiens les infirmes, aiguillonne les paresseux".
L’anneau symbolise les mystères de la foi qui unit l’Eglise au Christ : les évêques sont les époux de l’Église, tenant la place du Christ.
Enfin les archevêques portent le pallium en signe de leur pouvoir privilégié ; cet ornement rappelle le collier d’or qu’on avait coutume de donner à ceux qui avaient vaillamment combattu.
Solutions :
1. La
continence n’était prescrite aux ministres de l’Ancienne Loi qu’au temps de
l’exercice de leur ministère ; et pour rappeler cette chasteté temporaire, ils
portaient le vêtement de dessous dans l’offrande des sacrifices. Mais les
ministres du Nouveau Testament sont astreints à la chasteté perpétuelle ;
l’assimilation que fait la difficulté ne vaut donc pas.
2. La
mitre n’était pas un signe de dignité ; c’était une coiffure quelconque, ainsi
que l’explique S. Jérôme dans une lettre à Fabiola (Epist., 64 : P. L, 22,
614) ; tandis que la tiare, symbole de dignité, était réservée aux pontifes, comme
maintenant la mitre.
3. Le
pouvoir des ministres est en l’évêque comme en sa source, non dans le prêtre
car il ne peut conférer les ordres ; il convient donc mieux à l’évêque qu’au
prêtre de faire usage de leurs vêtements.
4. Au
lieu de l’éphod, nos pontifes portent l’étole dont le symbolisme est le même.
5. Le
pallium a de même remplacé le rational.
6. Au
lieu de cette lame, notre pontife porte la croix comme l’interprète Innocent
III. les bas remplacent de même les vêtements de dessous ; l’aube, la robe de
lin ; la ceinture, celle du grand prêtre ; la tunique, la longue robe ; l’amict,
l’éphod ; le pallium, le rational ; la mitre, la tiare.
7. Quoique
le pouvoir de l’archevêque ne soit pas d’un autre genre que celui des évêques, il
est pourtant plus étendu, perfection signifiée par le pallium qui l’entoure de
tout côté.
8. Le pontife romain ne se sert pas de la crosse, car S. Pierre envoya la sienne pour exciter un de ses disciples qui devint dans la suite évêque de Trèves ; c’est pourquoi encore dans ce diocèse de Trèves, le pape fait usage de la crosse, ce qu’il ne fait nulle part ailleurs. On pourrait encore avancer que ne pas user de la crosse symbolise un pouvoir non limité ; la courbure de la crosse suggère en effet l’idée de limite.
Nous nous proposons ici d’étudier le mariage et nous traiterons : 1° de son institution naturelle ; 2° de son institution sacramentelle ; 3° de sa nature spéciale et particulière.
Au sujet du premier point nous nous poserons quatre questions -1. Le mariage est-il de droit naturel ? -2. Est-il obligatoire ? -3. L’acte conjugal est-il licite ? -4. Peut-il être méritoire ?
Objections :
1. Ce
que la nature enseigne aux animaux est de droit naturel. Or les animaux
pratiquent l’union passagère des sexes et non pas l’union permanente du mariage.
Ce dernier n’est donc pas de droit naturel.
2. Si, d’autre
part, le mariage était de droit naturel, on l’aurait contracté à toutes les
époques de l’histoire de l’humanité. Mais à certaines périodes de la
civilisation, on ne connaissait pas le mariage. Comme le disait Cicéron, "les
hommes de l’antiquité étaient des sauvages, personne ne connaissait ses propres
enfants, on ignorait l’union stable du mariage". Celui-ci n’est donc pas
de droit naturel.
3. D’ailleurs,
ce qui est de droit naturel ne varie pas. Or le mariage s’est modifié puisque la
législation matrimoniale diffère selon les peuples. Il n’est donc pas de droit
naturel.
4. Les moyens dont la nature peut se passer pour aboutir à son but ne sont pas de droit naturel. Or, le but visé par la nature dans le mariage consiste dans la propagation de l’espèce au moyen de la procréation. Mais celle-ci peut très bien avoir lieu en dehors du mariage, comme il arrive dans la fornication. Le mariage n’est donc pas une institution de la nature.
Cependant :
Il est dit au commencement du Digeste "Du droit naturel tire son origine l’union de l’homme et de la femme que nous appelons mariage".
En outre Aristote déclare dans les Ethiques : "Si l’homme est naturellement social, il est encore plus naturellement fait pour le mariage". Or, c’est la loi naturelle qui rend l’homme social, aussi fera-t-elle de lui un être enclin au mariage. Le mariage est donc de droit naturel.
Conclusion :
Il y a deux sortes de réalités naturelles. Les premières sont les, effets qui dérivent nécessairement des principes d’une nature, par exemple, s’élever dans l’air est naturel au feu. A cette catégorie n’appartient pas le mariage, pas plus d’ailleurs que tout ce qui requiert l’intervention du libre arbitre. Le second groupe de réalités naturelles se compose des inclinations de notre nature mais que réalise notre libre arbitre : sont naturels de cette façon les actes de vertu. Le mariage est aussi naturel de cette manière et pour une double raison : l’instinct de la nature incline d’abord l’homme vers la fin principale du mariage, l’enfant et son éducation complète, car la venue de l’enfant n’est pas le seul bien désiré de la nature : ce bien est aussi son éducation et son acheminement jusqu’à l’état d’homme parfait, c’est-à-dire, l’état d’homme vertueux. A cette fin, en effet, dit Aristote, nous recevons trois choses de nos parents : l’existence, la nourriture, l’éducation. La conclusion suit : un enfant ne peut recevoir l’éducation et l’instruction familiale que s’il a des parents certains et connus, ce qui ne se produirait pas si aucun lien obligatoire ne liait, l’un à l’autre, l’homme et la femme. Or c’est en cela que consiste le mariage.
La nature pousse encore l’homme et la femme vers le mariage, parce qu’elle les invite à rechercher la fin secondaire du mariage, c’est-à-dire, les services mutuels que se rendent les époux dans la société domestique. De même que la nature et la raison invitent les hommes à se réunir, un seul ne pouvant pas s’assurer tout ce qui est nécessaire à sa vie, et c’est pour cela que l’homme est dit naturellement social, de même la nature invite l’homme à s’associer avec la femme par le mariage, car, dans les œuvres indispensables à l’existence, il y a des travaux qui ne peuvent être convenablement accomplis que par les hommes, et il y en a d’autres qui ne peuvent être entrepris que par les femmes. Telles sont les deux raisons alléguées par Aristote en faveur de notre thèse.
Solutions :
1. La nature a mis dans l’homme des inclinations de deux sortes : les unes lui con viennent en raison, de son caractère animal et ces instincts lui sont innés comme à tous les animaux. D’autres inclinations conviennent à l’homme seul, à cause de ce qui différencie sa nature : la nature humaine, en effet, déborde le cadre du genre animal, car elle est raisonnable ; ainsi en est-il dans le domaine des actes de prudence et de tempérance. Si, d’autre part, le caractère animal se retrouve dans tous les animaux, ce n’est pas de la même façon ; les attraits de l’animal ne seront donc pas partout identiques mais différents selon le caractère de chacun.
Vers le
mariage envisagé sous son second aspect, l’homme se sentira naturellement
attiré, à cause de ce qui le distingue de l’animal. Aussi Aristote, en donnant
cette raison, place l’homme au-dessus de tous les animaux. -Vers le mariage, considéré
au contraire sous son premier aspect, l’homme sera attiré parce qu’il
appartient au genre animal ainsi, dit Aristote, la procréation est commune à
tous les animaux. Mais cet instinct ne revêt pas la même forme chez tous. Il y
a, en effet, des animaux dont les petits, aussitôt nés, peuvent suffisamment
trouver leur nourriture, ou bien, dont la mère seule peut pour voir à
l’entretien de la vie ; chez eux point d’association stable entre le mâle et la
femelle. Que si le secours des parents est nécessaire pendant un peu plus de
temps, l’association dure encore pendant ce temps, comme cela se produit pour
certains oiseaux. Mais l’homme, lui, a besoin de ses parents pendant une longue
période de sa vie. Aussi l’union matrimoniale ne peut-elle consister que dans
une association très intime entre tel homme et telle femme bien déterminés. C’est
aussi de c côté que l porte l’attrait dont la cause est la nature animale.
2. Le
mot de Cicéron peut se vérifier pour les origines particulières et immédiates
d’une race donnée et qui la différencient d’une autre race car ce vers quoi
nous incline la nature, ne se réa lise pas toujours et partout. Mais cet état
de choses ne s’applique pas à l’origine primitive de tout le genre humain. La
Sainte Ecriture nous atteste, en effet, qu’il y a eu de vrais mariages au début
de l’humanité.
3. Selon
le mot du Philosophe, la nature humaine n’est pas immuable, à la différence de
la nature divine ; aussi selon les divers états et conditions des hommes, le
droit naturel peut-il varier. Par contre les choses divines et le droit divin
ne varient pas.
4. La nature ne recherche pas seulement la naissance des enfants, mais aussi leur éducation parfaite : ceci exige l’association permanente du mariage.
Objections :
1. Comme
autrefois, le mariage est encore obligatoire, car une loi dure jusqu’à sa révocation.
Or, Dieu, en instituant le mariage, l’a déclaré obligatoire et ne paraît pas
avoir abrogé sa loi : au contraire, semble-t-il, le Christ l’a confirmée en
disant : "Ce que Dieu a uni, l’homme ne doit pas le séparer".
2. Les
préceptes de droit naturel obligent en tout temps. Le mariage, étant de droit
naturel, reste donc obligatoire.
3. Le
bien de l’espèce humaine est supérieur au bien de l’individu, car, comme le dit
Aristote, "le bien du peuple est plus divin que le bien d’un seul homme".
Mais le précepte qui impose à l’homme de veiller à la conservation de sa vie et
donc de se nourrir dure encore ; à plus forte raison, le précepte qui lui fait
un devoir de pro pager l’espèce humaine par le mariage.
4. Une obligation subsiste autant que demeure le motif qui la justifie. Mais l’obligation de con tracter mariage, telle qu’elle astreignait les anciens, avait pour raison d’être le besoin d’éviter un arrêt dans la propagation de la race humaine. Or, ceci pourrait encore se produire, si chacun était libre de se marier. Le mariage est donc obligatoire.
Cependant :
Saint Paul écrit : "Celui qui ne marie pas sa fille fait mieux" que celui qui la marie. Contracter mariage n’est donc pas obligatoire.
En outre, la transgression d’un précepte ne mérite aucune récompense. Mais ne récompense-t-on pas les vierges par une auréole spéciale ? Il n’y a donc pas de précepte qui contraigne l’homme au mariage.
Conclusion :
La nature nous porte vers deux sortes de biens : les uns sont nécessaires à la perfection de l’individu ; chacun est alors obligé de les rechercher, puisque les perfections naturelles doivent être communes à tous les hommes. Les seconds sont nécessaires à la société : ces biens sont nombreux et se contrarient les uns les autres ; chacun n’est donc pas tenu de les pour suivre tous en même temps ; sinon, chaque homme devrait s’adonner à la fois à l’agriculture, à la construction et aux autres métiers indispensables à la société humaine : pour obéir à la nature, il suffit que chacun remplisse l’un des emplois nécessaires à tout le groupe.
Or il est nécessaire au bien commun de toute la société humaine que certains hommes se con sacrent à la contemplation, et celle-ci, par ailleurs, n’a pas de plus grand obstacle que le mariage. L’inclination naturelle qui pousse au mariage n’a donc pas force de loi, même au dire des philosophes. Aussi Théophraste disait qu’il ne con vient pas au sage de prendre femme.
Solutions :
1. L’ancien précepte de se marier n’a pas été révoqué, mais il n’oblige plus tous les hommes pour la raison donnée : il ne les obligeait tous qu’à l’époque où, en raison de leur petit nombre, les hommes avaient le devoir de pro pager l’espèce humaine par la génération.
2 et 3. Les Solutions :
à la deuxième
et à la troisième objection se trouvent contenues dans ce qui précède.
4. La nature humaine, prise en général, comporte, on vient de le dire, toutes les inclinations aux diverses fonctions sociales ; mais, dès qu’elle s’individualise chez tel ou tel homme, elle incline de préférence celui-ci à telle fonction, celui-là à telle autre, selon les différents individus. De cette variété de tempéraments jointe à l’action de la providence qui dirige toutes choses, il s’en suit que certains préfèrent tel métier à tel autre, par exemple, le métier d’agriculteur. Pour la même raison, les uns choisiront le mariage, les autres la vie contemplative : il n’en résulte donc aucune menace pour la société.
Objections :
1. L’acte
conjugal semble bien être toujours un péché. Saint Paul dit en effet "Que
ceux qui sont mariés, soient comme ne l’étant pas". Or, ceux qui ne sont
pas mariés, n’accomplissent pas l’acte conjugal. Ceux qui se marient pèchent
donc en l’accomplissant.
2. Isaïe,
s’adressant aux Juifs, leur dit : "Vos iniquités ont mis une séparation
entre Dieu et vous". Mais l’acte conjugal sépare aussi l’homme de Dieu, car,
dans l’Exode, on raconte que Moïse, pour préparer le peuple à la descente de Yahvé,
lui enjoignit de ne s’approcher d’aucune femme. Saint Jérôme dit aussi que
l’Esprit Saint ne touchait pas le coeur des prophètes quand ces derniers
accomplissaient les devoirs du mariage. L’acte conjugal est donc un péché.
3. Un
acte qui, de lui-même, est indécent, ne peut jamais devenir un acte bon. Or à
l’acte con jugal se joint toujours le mouvement de la passion charnelle qui est
un acte indécent. Il est donc toujours défendu de l’accomplir.
4. On
ne cherche des excuses qu’au péché. Mais l’acte matrimonial a besoin d’être
excusé par les biens du mariage, comme l’enseigne le Maître des Sentences. C’est
donc un péché.
5. Le
même verdict doit s’appliquer aux choses semblables. Or le commerce charnel du
mariage ne ressemble-t-il pas à celui de l’adultère, puisque le résultat est le
même, c’est-à-dire, la propagation de l’espèce humaine ? L’adultère étant un
péché, l’acte conjugal le sera aussi.
6. L’excès de la passion est un manque de vertu. Mais l’acte du mariage entraîne une telle sensation de plaisir que la raison, principale qualité de l’homme, s’en trouve abolie : Aristote dit, en effet, qu’il est impossible à l’homme de comprendre quelque chose dans une telle situation. L’acte matrimonial est donc toujours un péché.
Cependant :
saint Paul déclare : "Si une jeune fille se marie, elle ne pèche pas" et encore : "Je veux que les jeunes veuves se marient et aient des enfants". Or, on ne peut pas avoir d’enfants sans accomplir l’union charnelle. L’acte conjugal n’est donc pas un péché : sinon, l’Apôtre ne l’aurait pas prescrit.
En outre aucun précepte n’oblige au péché. Or, l’acte du mariage est l’objet d’un précepte, car "l’homme doit rendre à son épouse le devoir conjugal", disait saint Paul. Il n’y a donc là aucun péché.
Conclusion :
Si nous supposons que la nature corporelle a été créée bonne par Dieu, les moyens qui sont destinés à la conserver et auxquels incline d’ailleurs son être même, ne sauraient être universellement mauvais. Or, l’attrait qui porte à la procréation des enfants est une inclination naturelle et cette procréation est nécessaire à la conservation de l’espèce. On ne peut donc pas dire que l’acte de génération de l’enfant est mauvais de toute façon, à tel point qu’il ne puisse être accompli dans une juste mesure et devenir ainsi vertueux ; à moins d’admettre l’opinion insensée de ceux qui prétendaient que les choses corruptibles ont été créées par un dieu mauvais : de là, peut-être, est venue cette théorie que le texte des Sentences rapporte, et c’est la plus pernicieuse des hérésies.
Solutions :
1. L’Apôtre,
dans le texte cité, n’a pas interdit l’usage du mariage, pas plus qu’il n’a
défendu l’usage de la propriété, quand il a dit : "Que ceux qui usent de
ce monde, soient comme n’en usant pas". Dans ces deux cas, il en règle la
jouissance et c’est ce que montre sa manière de parler. Il ne dit pas en effet
: "Qu’ils n’en usent pas ou qu’ils n’en aient pas" mais ceci’ : "Qu’ils
soient comme n’en usant pas ou comme n’en ayant pas".
2. Nous
nous unissons à Dieu de deux manières : par l’état de grâce et par l’acte de
contemplation et d’amour. Ce qui brise la première union est toujours un péché
; mais ce qui fait obstacle à l’union contemplative et affective n’est pas de
soi un péché, car il y a des occupations bonnes qui, ayant pour objet les
choses de ce monde, distraient l’âme et la rendent incapable de s’unir au même
instant à Dieu ; et c’est ce qui se produit dans l’union charnelle dont le
plaisir intense empêche l’âme de s’élever vers Dieu. Pour cette raison, ceux
dont l’office consistait à s’adonner à la contemplation des choses divines ou à
remplir des fonctions sacrées devaient s’abs tenir de rapports avec leurs
épouses. Pour cela encore, l’Esprit Saint n’agissait pas sur l’intelligence des
prophètes pour leur révéler les secrets divins, quand les prophètes usaient du
mariage.
3. Le
mouvement de la chair qui accompagne toujours l’acte du mariage engendre une
honte non pas coupable, mais pénale : cette peine provient du péché originel, car,
à la suite de ce dernier, les puissances inférieures et les membres du corps
n’obéissent plus à la raison. Il ne s’ensuit donc pas que l’acte du mariage
soit un péché.
4. On
n’excuse, à proprement parler, que ce qui semble être un mal sans l’être
vraiment, ou, n’en est pas si grand qu’il le paraît ; car il y a des
circonstances qui enlèvent toute culpabilité et d’autres qui l’atténuent
seulement. Or l’acte du mariage, en raison de la passion déréglée qui s’y
attache, a toutes les apparences d’un acte désordonné : voilà pourquoi les
biens du mariage lui enlèvent toute culpabilité ; de cette façon, il n’est plus
un péché.
5. En
vérité, l’acte du mariage et de l’adultère est bien le même matériellement, mais
combien différent au point de vue moral, en raison d’une circonstance notable :
dans un cas on accomplit cet acte avec son épouse, dans le second avec une
autre femme. N’en est-il pas de même dans l’homicide ? Tuer un homme par
violence ou le tuer justement sont des actes différents au point de vue moral, bien
que ce soient les mêmes au point de vue matériel. Ainsi l’un est-il permis et
l’autre défendu.
6. L’excès de la passion opposé à la vertu, non seulement supprime l’exercice de la raison, mais détruit tout ordre rationnel : ce que ne fait pas le plaisir intense de l’acte matrimonial ; il est vrai qu’alors l’homme ne peut exercer sa raison, mais son action est conforme à l’ordre rationnel.
Objections :
1. Il
semble que non. Saint Jean Chrysostome dit, en effet : "Bien que le
mariage n’attire point de châtiments sur ceux qui en usent, il ne leur procure
cependant aucune récompense". Mais la récompense est due au mérite. L’acte
conjugal n’est donc pas méritoire.
2. On
ne mérite point de louanges quand on renonce à une chose méritoire. Or, on loue
ceux qui conservent la virginité et renoncent au mariage. L’acte conjugal n’est
donc pas méritoire.
3. Celui
qui use d’une indulgence, utilise un bienfait reçu et n’a aucun mérite. Or, celui
qui use du mariage agit de cette façon. Il n’a donc aucun mérite.
4. Le
mérite consiste dans l’effort comme la vertu. Or, aucun effort n’est requis
pour accomplir l’acte du mariage, car, au contraire, on n’y ressent que le
plaisir. Ce n’est donc pas méritoire.
5. Ce que l’on ne peut pas faire sans commettre un péché véniel ne sera jamais méritoire, car on ne peut à la fois mériter une récompense et une punition. Or, l’acte conjugal n’est-il pas toujours un péché véniel, puisque le premier mouvement vers une délectation de ce genre est péché véniel ?
Cependant :
Accomplir un acte obligatoire est méritoire si on le fait par charité. Or l’acte du mariage est obligatoire puisque saint Paul déclare : "L’homme doit rendre à son épouse ce qu’il lui doit". En outre, tout acte de vertu est méritoire. Or l’acte conjugal est un acte de la vertu de justice, et on l’appelle, en effet, le paiement d’un dû. Il est donc méritoire.
Conclusion :
Aucun des actes qui procèdent de la volonté délibérée n’est indifférent, comme on l’a dit ailleurs. L’acte du mariage sera donc toujours ou peccamineux ou méritoire en celui qui possède la grâce. Par suite, accomplir l’acte conjugal sous l’inspiration de la vertu de justice, pour payer son dû, ou de la vertu de religion, pour mettre au monde des êtres destinés à rendre un culte à Dieu, sera une chose méritoire. Mais ce serait un péché véniel que d’accomplir cet acte pour le plaisir, tout en demeurant dans les limites du mariage et en ne désirant d’autre femme que son épouse. Par contre, transgresser les limites permises et être prêt par exemple à accomplir le même acte avec toute autre femme, c’est commettre un péché mortel. Tout mouvement de la nature réglé par la raison est un acte de vertu. S’il est désordonné, c’est un acte de concupiscence.
Solutions :
1. Le
mérite qui donne droit à la récompense essentielle du ciel a pour source la
charité, mais le mérite qui donne droit à une récompense surérogatoire est
fondé sur la difficulté de l’action à accomplir. Le mariage n’est pas méritoire
de cette dernière façon, mais il l’est de la première.
2. L’homme
peut mériter en accomplissant une bonne action de moindre valeur, aussi bien
qu’en recherchant un bien supérieur : ainsi l’homme qui se détache des biens
inférieurs pour en poursuivre de plus grands mérite d’être loué, car il
abandonne une œuvre moins méritoire pour une autre qui l’est davantage.
3. Une
permission peut avoir pour objet un moindre mal : ainsi l’acte du mariage. Si
on l’accomplit pour le plaisir, en restant dans les limites du mariage, c’est
un péché véniel. Si on l’accomplit par vertu, c’est un acte méritoire ; en ce
dernier cas, il ne s’agit pas à proprement par ler d’indulgence, à moins que
l’on entende par là la permission d’accomplir une action bonne mais de moindre
valeur : c’est bien plutôt une con cession. Il n’y a aucun inconvénient à ce
que celui qui use de cette permission ait droit à une récompense, puisque le
bon usage des bienfaits de la Providence est une action méritoire.
4. Le
mérite qui donne droit à une récompense supplémentaire correspond à la
difficulté de l’acte, mais le mérite qui donne droit à la récompense essentielle
consiste dans la difficulté à maintenir dans l’ordre le moyen qui conduit à
cette fin ainsi en est-il pour le mérite de l’acte conjugal.
5. Le premier mouvement de la passion que l’on appelle péché véniel est celui qui se porte vers un plaisir désordonné, ce qui n'est pas le cas pour l’acte matrimonial.
Considérons maintenant le mariage sous son aspect sacramentel. A ce sujet, nous nous poserons quatre questions : 1. Le mariage est-il un sacrement ? 2. Devait-il être institué avant le péché ? -3. Confère-t-il la grâce ? -4. L’acte sexuel fait-il partie intégrante du mariage ?
Objections :
1. Le
mariage ne semble pas être un sacrement, car tout sacrement de la loi nouvelle
exige la présence d’une forme essentielle. Or la bénédiction liturgique donnée
par le prêtre n’est pas essentielle au mariage. Ce dernier n’est donc pas un
sacrement.
2. D’autre
part, selon Hugues de S. Victor, un sacrement exige une réalité matérielle. Mais
le mariage n’a pour matière rien de semblable. Ce n’est donc pas un sacrement.
3. Les
sacrements tirent leur efficacité de la Passion du Christ. Mais, dans le
mariage, l’homme ne se conforme nullement à la Passion douloureuse du Christ, car
il y trouve du plaisir. Le mariage n’est donc pas un sacrement.
4. Tout
sacrement de la loi nouvelle produit ce qu’il signifie. Or, le mariage ne
produit pas l’union du Christ et de son Eglise et pourtant il en est le signe. Il
n’est donc pas un sacrement.
5. Les autres sacrements contiennent un élément auquel on a donné le nom de réalité et signe à la fois. Or, on ne trouve rien d’équivalent dans le mariage, puisqu’il n’imprime aucun caractère sinon il ne serait pas réitéré. Il n’est donc pas un sacrement.
Cependant :
S. Paul déclare : "Ce sacrement est grand". Le mariage est donc un sacrement.
D’autre part, tout sacrement est le signe d’une chose sacrée. Mais le mariage est un signe de ce genre. Il est donc un sacrement.
Conclusion :
Les sacrements sont des remèdes destinés à sanctifier l’homme et à le guérir du péché, et ces remèdes sont symbolisés par des signes sensibles. Or, le mariage remplit ces conditions. On doit donc le ranger parmi les sacrements.
Solutions :
1. La
forme du mariage consiste dans les paroles prononcées par les époux pour
exprimer leur consentement et non pas dans la bénédiction du prêtre : celle-ci
est un sacramental.
2. Le
sacrement de mariage exige la coopération de celui qui le reçoit, comme le
sacrement de pénitence. D’ailleurs la pénitence n’a pour matière que les actes
extérieurs du pénitent, car ces actes tiennent lieu de réalité matérielle. De
même en est-il pour la matière du mariage.
3. Dans
le mariage, en effet, l’homme ne se conforme pas à la Passion du Christ en
souffrant comme lui, mais il s’y conforme par l’amour, car c’est, par amour que
le Christ a souffert pour s’unir à l’Eglise, son épouse.
4. L’union
du Christ et de l’Eglise n’est pas la réalité contenue dont le sacrement serait
la cause, mais la réalité que le sacrement signifie sans la contenir et la
produire aucun des sacrements, d’ailleurs, n’a cette union pour effet. Il y a cependant
une autre chose que contient, signifie et produit ce sacrement, comme on va le
dire. Le Maître des Sentences parlait de la seule réalité qui n’est pas l’effet
du sacrement, parce qu’il pensait, comme d’autres, que le mariage n’était pas
cause d’une réalité que celui-ci puisse contenir.
5. Le sacrement de mariage renferme, lui aussi, ces trois éléments. Les signes sensibles seulement, ce sont les actes extérieurs ; ce qui devient réalité. Réalité et signe à la fois, est le lien contracté par l’homme et la femme du fait de ces actes extérieurs. Puis la dernière réalité contenue et produite est l’effet de ce sacrement. Enfin, la réalité non contenue ou non produite est celle que désigne le Maître des Sentences.
Objections :
1. L’institution
du mariage ne devait pas précéder le péché. Pourquoi instituer ce qui est de
droit naturel ? Or le mariage est de droit naturel. Son institution n’avait
donc pas de raison d’être.
2. Les
sacrements sont comme des remèdes destinés à la guérison du péché. Mais on ne
donne des remèdes qu’aux malades. L’institution du mariage devait donc suivre
le péché
3. Une
même institution n’a besoin d’être établie qu’une seule fois. Mais le mariage a
été institué après le péché, comme le rapporte le texte du Maître. Il ne le fut
donc pas avant le péché.
4. C’est
Dieu qui a institué les sacrements. Or, les paroles qui concernent le mariage
et qui furent prononcées avant le péché, ne furent pas dites par Dieu, mais par
Adam. Quant aux mots proférés par Dieu lui-même "Croissez et
multipliez-vous", ils furent aussi adressés aux animaux pour lesquels, en
vérité, il n’y a pas de mariage.
5. Le mariage est un des sacrements de la loi nouvelle. Or, ces sacrements furent institués par le Christ. Le mariage ne fut donc pas institué avant le péché.
Cependant :
On lit ceci dans S. Matthieu : "N’avez-vous pas lu que le Créateur, au commencement, les fit homme et femme ?"
En outre, le mariage est ordonné à la procréation des enfants. Mais, avant le péché, n’était-il pas nécessaire que l’homme ait des enfants ? Le mariage devait donc être institué avant le péché.
Conclusion :
Si l’instinct naturel pousse l’homme à se marier, c’est en vue d’un bien. Mais ce bien a varié selon les diverses situations de l’homme. Par suite, aux différentes modalités de ce bien, ont pourvu les nombreuses institutions qui eurent lieu dans l’histoire. Ainsi le mariage, sous sa forme de moyen destiné à la procréation des enfants, fut institué avant le péché, car cette procréation était nécessaire, alors même que le péché n’existait pas. Sous sa forme de remède contre la blessure du péché, le mariage a été institué après la faute, à l’époque où la loi naturelle existait seule. La loi de Moïse ensuite a établi les conditions que doivent remplir les sujets du mariage. Enfin, sous sa forme de symbole représentatif de l’union du Christ et de son Eglise, le mariage a été institué au temps de la loi nouvelle et devint ainsi un sacrement de la nouvelle alliance. Quant aux autres utilités du mariage, telles que l’amitié et les services mutuels entre époux, tout cela relève de l’institution des lois civiles.
Mais puisque le sacrement est, de sa nature, un signe et un remède, le mariage est un sacrement en raison des institutions intermédiaires dont il a été l’objet. Du fait de sa première institution il était seulement établi comme une fonction naturelle, en vertu de la dernière il joue le rôle d’office social.
Solutions :
1. Ce
qui est de droit naturel a besoin d’être promulgué quant aux détails de son
application. Celle-ci peut varier selon les diverses situations humaines : ainsi
le droit naturel exige que les malfaiteurs soient punis, mais l’application de
telle peine à telle faute relève du droit positif.
2. Le
mariage n’a pas seulement été institué comme un remède au péché, mais surtout
comme une fonction de la nature. Il a donc été institué avant le péché, mais il
ne servait pas de préservatif contre ce dernier.
3. Puisqu’il
est nécessaire de réglementer le mariage de diverses manières, aucun
inconvénient ne s’oppose à ce qu’il ait été l’objet de diverses institutions : chacune
de celles-ci a pour objet un aspect différent du mariage.
4. Dieu institua le mariage avant le péché en formant le corps de la femme avec une côte d’Adam : il destinait ainsi la femme à servir d’aide au premier homme. Il dit aussi à tous deux : "Croissez et multipliez-vous". En vérité, il adressa cette même parole aux animaux mais ces derniers n’étaient point faits pour obéir à ce commandement de la même façon que les hommes. C’est aussi sous l’inspiration divine qu’Adam prononça les mots cités : il comprenait que le mariage venait de Dieu.
Objections :
1. Le
mariage ne confère pas la grâce, car, selon Hugues de S. -Victor, les
sacrements produisent une grâce invisible parce qu’ils sanctifient. Or, le
mariage n’a pas pour but essentiel de produire une sanctification. Il ne
confère donc pas de grâce.
2. Tout
sacrement, cause de la grâce, ne la donne qu’en raison de sa matière et de sa
forme. Or, les actes qui sont la matière de ce sacrement ne sont pas la cause
de la grâce : dire le contraire serait tomber dans l’hérésie de Pélage qui pré
tendait voir dans nos actions des causes de la grâce. D’autre part, les paroles
expressives du consentement ne sont pas encore cause de la grâce, car elles
n’opèrent aucune sanctification. Le mariage ne confère donc aucune grâce.
3. La
grâce destinée à guérir la maladie du péché est nécessaire à tous ceux qui en
souffrent. Or tous les hommes subissent cette infirmité de la concupiscence. Si
donc le mariage donne la grâce qui guérit cette plaie de la concupiscence, tous
les hommes devraient se marier, et insensé serait alors celui qui s’en
abstiendrait.
4. On
ne soigne pas une maladie avec un remède qui l’aggrave. Mais le mariage
augmente la passion de la concupiscence : comme le dit en effet Aristote, la
concupiscence est insatiable et devient plus exigeante quand on lui obéit. Le
mariage ne confère donc aucune grâce pour réprimer la concupiscence.
5. Sous sa forme de sacrement de la bonne nouvelle, en effet, le mariage ne fut pas institué avant le Christ.
Cependant :
La définition et la chose définie sont convertibles. Or, dans la définition des sacrements, on déclare qu’ils sont causes de la grâce. Le mariage étant un sacrement, devient donc cause de la grâce.
En outre, d’après S. Augustin, le mariage sert de remède aux malades. Remède, le mariage doit donc être efficace pour refréner les mouvements de la concupiscence. Or seule, la grâce peut ré primer la concupiscence. Elle est donc un effet du mariage.
Conclusion :
A cette question, on a répondu de trois manières différentes. Selon certains, le mariage ne serait pas du tout cause de la grâce, il n’en serait que le signe. Mais cela est impossible ; sinon le mariage ne l’emporterait en aucune façon sur les sacrements de l’ancienne loi et on n’aurait aucune raison de le compter parmi les sacrements de la nouvelle alliance. S’il offre un remède à la concupiscence en la satisfaisant en vue de prévenir le danger fatal d’une trop grande continence, il le faisait déjà dans l’ancienne loi en vertu de la nature même de l’acte conjugal.
Une seconde opinion prétend que le mariage confère une grâce destinée à supprimer le mal car ce qui est péché hors du mariage ne l’est plus dans le mariage. Mais ce ne serait pas assez dire, car il en était ainsi dans l’ancienne loi. Le mariage arrêterait-il le mal, en ce sens qu’il maintiendrait la passion dans les limites tracées par les biens du mariage, sans que cette grâce confère quelque secours pour bien user du mariage ? Ceci serait pareillement insoutenable, car la grâce, qui éloigne du péché, excite en même temps à bien agir, comme la chaleur diminue le froid et à la fois réchauffe.
Selon une troisième opinion, le mariage con tracté dans la religion du Christ est institué pour donner la grâce qui facilitera l’accomplissement des devoirs du mariage. Et cette opinion est la plus probable. Quand Dieu, en effet, donne un pouvoir ou une faculté, il donne en même temps les secours nécessaires au bon emploi de ce pouvoir : à toutes les facultés de l’âme, par exemple, correspondent les divers membres du corps qui leur servent de moyens d’action. Or, le mariage, de par son institution divine, confère à l’homme le droit de se servir de son épouse pour donner la vie à des enfants, il lui donne en même temps la grâce sans laquelle il ne pourrait le faire honnêtement. On disait plus haut quelque chose d’analogue à propos du pouvoir d’ordre. Cette grâce donnée est donc la dernière réalité contenue et produite par le sacrement.
Solutions :
1. L’eau
du baptême peut purifier le coeur en coulant sur le corps, grâce au contact du
Christ ; de même le mariage peut produire son effet grâce à la passion du
Christ, symbole de l’union conjugale et non pas à cause d’une intervention
liturgique du prêtre.
2. Il
en est bien du mariage comme du baptême : l’eau que l’on verse en prononçant la
formule n’a pas pour effet immédiat le don de la grâce mais le caractère. Ici, de
même, les actes extérieurs et les paroles qui sont la manifestation du
consentement ont pour effet immédiat un certain lien qui est le sacrement de
mariage ; et ce lien, en vertu de l’institution divine, est une disposition qui
entraîne la réception de la grâce.
3. La
raison alléguée aurait sa valeur si on ne pouvait employer contre la
concupiscence morbide un remède plus efficace que le mariage. Mais ce remède
existe ; il consiste dans les exercices spirituels, la mortification de la
chair et c’est celui dont se servent ceux qui n’usent pas du mariage.
4. On peut remédier à la concupiscence de deux manières : d’abord en agissant sur la passion elle-même afin de l’atteindre dans sa racine et c’est ce que fait le mariage au moyen de la grâce qu’il donne. En second lieu, en agissant sur l’acte charnel et cela d’une double façon : ou bien l’on fera en sorte que l’action dont la concupiscence sera l’instigation visible, ne soit pas déshonnête et ceci se produit grâce aux biens du mariage qui légitiment la passion charnelle. Ou bien on évite l’acte dont on aurait à rougir, et ceci est le résultat naturel des relations conjugales, car du fait que la concupiscence y trouve sa satisfaction, elle n’excite plus à d’autres actions mauvaises. Aussi l’Apôtre S. Paul disait : "Il vaut mieux se marier que de brûler".
Il est vrai que les actions conformes aux désirs de la concupiscence sont de nature à rendre celle-ci plus exigeante. Néanmoins, modérées par la raison, elles refrènent la passion de la chair, car des actes semblables font naître des dispositions et des manières d’être semblables.
Objections :
1. Il
semble que oui. Au moment de l’institution du mariage, il fut établi que
l’homme et la femme seraient deux en une seule chair. Mais l’union charnelle
peut seule réaliser ce but. Le mariage ne peut donc être parfait sans l’union
des corps.
2. Ce
qui donne au sacrement sa signification lui est nécessaire, comme on l’a déjà
dit. Mais c’est grâce à l’union charnelle que le sacrement de mariage devient
un signe, comme le dit le texte du Maître. Cette union est donc une partie
intégrante du mariage.
3. Ce
sacrement a pour but la conservation de l’espèce. Mais la conservation de
l’espèce ne peut avoir lieu s’il n’y a pas d’union charnelle. Cette union est
donc nécessaire au sacrement.
4. Le mariage est un sacrement parce qu’il est un remède destiné à refréner la concupiscence. De ce remède parle saint Paul en disant : "Il vaut mieux se marier que de brûler". Or ce remède ne produira son effet qu’en ceux qui S’unissent dans la chair. L’union charnelle fait donc partie intégrante du mariage.
Cependant :
Le mariage existait dans le para dis où il n’y avait pas d’union charnelle. Celle-ci n’est donc pas essentielle au mariage.
En outre, le sacrement, comme son nom le suggère, sanctifie. Mais le mariage sans union charnelle sanctifie davantage, comme le dit le Maître des Sentences. Cette union n’est donc pas nécessaire au sacrement.
Conclusion :
Une chose peut être parfaite de deux façons dans sa nature et c’est sa perfection essentielle, dans son opération et c’est sa perfection complémentaire. Or, l’union charnelle est une action : on use du mariage, celui-ci don nant le pouvoir de réaliser cette union. L’union des corps apporte donc au mariage sa perfection complémentaire, mais non sa perfection essentielle.
Solutions :
1. Adam
parlait de l’intégrité du mariage quant aux deux perfections on reconnaît en
effet une chose à son action.
2. Il
est nécessaire que le sacrement signifie la chose qu’il contient. L’union
charnelle ne signifie pas cette réalité, mais plutôt la chose non contenue, comme
on l’a déjà dit.
3. Une
chose ne peut aboutir à sa fin que par son opération propre. Le fait que le
mariage atteint son but par l’union charnelle seule montre donc que celle-ci
lui donne la perfection complémentaire et non la première.
4. Avant qu’il n’y ait union charnelle, le mariage est déjà un remède à cause de la grâce qu’il donne, mais il ne l’est pas encore matériellement. Cela lui viendra de sa perfection complémentaire.
Il nous reste encore à étudier la nature spéciale du mariage. Ceci nous oblige à considérer 1° les fiançailles ; 2° la définition du mariage ; 3° sa cause efficiente ou le consentement ; 4° les biens du mariage ; 5° les empêchements ; 6° les secondes noces ; 7° les conséquences du mariage. Au sujet des fiançailles nous nous demanderons 1. Que sont les fiançailles ? -2. Qui peut les contracter ? -3. Peut-on les rompre ?
Objections :
1. Le
pape Nicolas I a mal défini les fiançailles en les appelant la promesse d’un
prochain mariage. Isidore dit en effet : "Ce n’est pas la promesse qui
fait le fiancé, mais l’engagement qu’il prend et les gages qu’il donne". Or
fiancé vient de fiançailles. Celles-ci ne doivent donc pas être appelées une
promesse.
2. On
impose l’accomplissement d’une promesse à qui l’a faite. Or, l’Eglise n’oblige
pas les fiancés à contracter mariage. Les fiançailles ne sont donc pas une
promesse.
3. D’ailleurs,
elles sont souvent plus qu’une simple promesse on y joint un serment et
l’échange des arrhes. On ne doit donc pas les définir par ce seul mot de
promesse.
4. Le
mariage doit être libre et sans conditions. Or, on contracte quelquefois les
fiançailles sous condition et à charge de percevoir une somme d’argent en cas
de rupture. Il ne convient donc pas d’appeler les fiançailles une promesse de
mariage.
5. S. Jacques
blâme les promesses de choses futures. Les sacrements, d’autre part, exigent
qu’on ne fasse rien de blâmable à leur occasion. On ne doit donc pas faire des
promesses de mariage.
6. On n’appelle fiancés que ceux qui con tractent des fiançailles. Or, selon le Maître des Sentences, on appelle aussi fiancés Ceux qui célèbrent leur mariage. Les fiançailles ne sont donc pas toujours la promesse d’un mariage prochain.
Conclusion :
Consentir à l’union conjugale par des engagements pris pour l’avenir, ce n’est pas contracter, mais promettre le mariage. Cette promesse est appelée fiançailles, mot qui vient du verbe fiancer, c’est-à-dire donner sa parole. Comme le dit Isidore, avant que les publications de mariage ne fussent en usage, les personnes qui voulaient se marier ensemble donnaient des cautions, s’engageaient ainsi à contracter mariage et présentaient des témoins garants de leur fidélité.
Cette promesse se fait de deux façons : d’une manière absolue ou sous conditions. D’une manière absolue, cette promesse peut se traduire sous quatre formes : par un simple engagement, lorsqu’on dit, par exemple : "Je t’accepte pour ma future épouse" et réciproquement. En second lieu, par des arrhes de fiançailles, argent ou dons analogues. En troisième lieu, par la remise d’un anneau d’alliance. Enfin, par un serment.
Quand elle se fait sous conditions, celles-ci sont de diverses natures : ou bien elles sont honnêtes, ce qui arrive quand on dit : "Je t’accepte, si cela plaît à mes parents", en ce cas, la condition étant réalisée, la promesse oblige ; sinon, elle ne vaut plus. Ou bien les conditions sont déshonnêtes. Si elles sont alors contraires aux biens du mariage, par exemple, lorsqu’on dit : "Je t’accepte à condition que tu me procures du poison pour devenir stérile", les fiançailles sont nulles. Si elles ne sont pas contraires aux biens du mariage, quand on dit, par exemple : "Je t’accepte situ consens à voler avec moi", la promesse tient, mais la condition ne doit pas être remplie.
Solutions :
1. Les
cérémonies des fiançailles et les dons que se font réciproquement les fiancés
sont une confirmation de la promesse. Voilà pourquoi on appelle fiançailles
cette promesse : on indique ainsi ce qu’il y a de plus parfait en elles.
2. En
vertu de la promesse, chacun des fiancés est obligé de contracter mariage et
pèche mortellement s’il ne le fait pas, à moins que ne se soit produit un
empêchement légitime. Conformément à ce principe, l’Eglise oblige les fiancés à
se marier, et impose une pénitence en cas de faute. Cependant au for
contentieux, aucune contrainte n’a lieu parce que les mariages imposés par la
force tournent ordinairement mal. -A moins peut-être que ne soit intervenu un
serment. Alors, disent les uns, on doit imposer le mariage. D’autres sont d’un
avis contraire, en raison du motif qui vient d’être allégué et surtout par
crainte du conjugicide.
3. Ce
qu’on ajoute à la promesse ne fait que la confirmer. Les gages ne sont donc pas
autre chose que la promesse.
4. Une condition apposée ne supprime pas la liberté du mariage. Car si cette condition est déshonnête, on doit la rejeter. Si elle est honnête, de deux choses l’une, ou bien son objet est légitime, comme celui-ci : "je vous épouserai si mes parents y consentent" : une telle condition, loin de détruire la liberté des fiançailles, en accroît l’honnêteté. Ou bien son objet est utile, quand on dit, par exemple : "je contracterai avec vous, si vous me donnez tant d’argent". Ce n’est pas alors une condition vénale mise au consentement, c’est plutôt une promesse de dot qui n’entrave nullement la liberté du mariage.
Enfin la
condition consiste parfois dans le paiement d’une somme d’argent considérée
comme une amende : or, cette condition n’a pas de valeur, car on doit
sauvegarder la liberté du mariage, et on ne peut imposer la sanction à celui
qui refuse de contracter mariage.
5. Saint
Jacques n’entendait pas interdire les promesses pour l’avenir, mais défendait
que l’on en fasse comme si on était certain de vivre toujours. Aussi, demandait-il
qu’on ajoute cette clause : s’il plaît à Dieu. Il n’est pas nécessaire de le
dire expressément, il suffit de le penser dans son coeur.
6. On peut considérer deux choses dans le mariage : le lien matrimonial et l’acte conjugal. C’est la promesse de consentir plus tard au lien du mariage qui a fait donner à ceux qui font cette promesse le nom de fiancés : les fiançailles sont, en effet, un contrat consenti par des paroles dites au temps futur. Et c’est la promesse du second qui fait donner le nom d’époux à ceux qui contractent mariage par des paroles dites au temps présent ils promettent alors d’accomplir l’acte matrimonial. Cependant la première pro messe est appelée plus justement fiançailles, et c’est un sacramental qui fait partie du mariage, comme les exorcismes sont des sacramentaux faisant partie du baptême.
Objections :
1. Il
semble que l’âge de sept ans n’est pas requis pour que l’on puisse con tracter
des fiançailles. En effet, un contrat qui peut être passé entre personnes
interposées ne requiert pas l’âge de discrétion. Or les fiançailles peuvent
être promises par les parents à l’insu des deux fiancés. Les fiançailles
peuvent donc se célébrer aussi bien avant qu’après l’âge de sept ans.
2. L’usage
de la raison est nécessaire pour que l’on puisse contracter des fiançailles, comme
il est nécessaire pour que l’on puisse commettre un péché mortel. Or, ainsi que
le raconte saint Grégoire, un jeune enfant mourut subitement pour avoir commis
le péché de blasphème. On peut donc contracter les fiançailles avant l’âge de
sept ans.
3. Les
fiançailles préparent au mariage. Mais l’âge requis pour le mariage n’est pas
le même pour un garçon et pour une fille. On ne doit donc pas fixer pour eux
deux le même âge de sept ans comme condition des fiançailles.
4. C’est
à l’âge où l’on se sent de l’attrait pour le mariage futur que l’on peut
contracter des fiançailles. Or les signes de cet attrait apparaissent souvent
chez des enfants qui n’ont pas encore l’âge de sept ans. On peut donc se
fiancer avant cet âge.
5. Si
des enfants se fiancent avant l’âge de sept ans et essaient de se marier avant
l’âge de puberté, en prenant des engagements immédiats, on les considère
simplement comme des fiancés. Mais ce n’est pas en vertu du second contrat, car
à ce moment-là ils n’ont plus l’intention de se fiancer, mais de se marier. C’est
donc le premier contrat qui a été celui de fiançailles. On peut donc le faire
avant l’âge de sept ans.
6. Lorsque
plusieurs personnes entreprennent une œuvre commune, ce que l’une n’apporte
point, l’autre le donne : ainsi en est-il de ceux qui tirent un bateau. Or, le
contrat de fiançailles est l’œuvre commune des fiancés : si donc l’un d’eux a
déjà l’âge de puberté, il peut se fiancer avec un enfant même âgé de moins de
sept ans, car le défaut d’âge de l’un est compensé par l’excès d’âge de l’autre.
7. Quand certains enfants qui n’ont pas l’âge de puberté mais en approchent, contractent mariage par des engagements immédiats, on regarde ce contrat comme un vrai mariage. Pour la même raison, on devra tenir pour fiançailles l’engagement qu’ils prendront pour le mariage à venir et qu’ils contracteront un peu avant l’âge de sept ans.
Conclusion :
L’âge de sept ans est fixé par le droit comme condition des fiançailles et cela est assez raisonnable. Les fiançailles sont des promesses pour l’avenir : ceux qui les contractent doivent donc être capables de faire ces pro messes, et pour cela capables de prévoir prudemment l’avenir. Or, cette prévoyance exige un certain développement de la raison. Selon la remarque du Philosophe, on peut distinguer trois étapes dans ce développement : pendant la première, l’enfant ni ne comprend, ni ne peut comprendre, même aidé par autrui ; pendant la seconde, l’homme est capable de comprendre, grâce aux leçons d’autrui, sans toutefois se suffire à lui-même pour apprendre ; à la troisième, l’homme est en mesure de comprendre et de réfléchir par lui-même. Durant la première étape, l’intelligence se développe mais avec lenteur, à mesure que s’apaisent les mouvements et les variations d’humeur : cette étape dure sept ans, et pendant ce temps l’enfant est inapte à faire aucun contrat et à célébrer des fiançailles. Il arrive à la seconde étape à la fin de ces sept ans : aussi bien, envoie-t-on les enfants de cet âge à l’école. Sept ans encore et l’homme commence la troisième étape, s’il s’agit du moins des obligations personnelles qu’il peut assumer, car dans ce domaine sa raison naturelle se développe plus vite. Mais s’il s’agit d’œuvres extérieures, il n’arrive à bien raisonner qu’à la fin du troisième septennat. Avant donc que ne s’achève le premier septennat, l’homme ne peut s’engager par aucun contrat. A la fin de ce premier septennat, il commence alors à pouvoir faire des promesses pour l’avenir, surtout pour ce vers quoi sa raison l’incline davantage. Mais il ne peut s’engager pour toujours car sa volonté n’est pas encore assez ferme. A cette époque il peut donc contracter des fiançailles. A la fin du second septennat, il est alors capable d’assumer des obligations personnelles, d’entrer en religion, par exemple, de se marier. Enfin ce n’est qu’après le troisième septennat qu’il peut contracter des obligations altruistes. Aussi, selon les lois civiles, n’est-ce qu’après l’âge de vingt-cinq ans que l’homme peut disposer de ses biens.
Solutions :
1. Si
les fiancés n’ont pas encore l’âge de puberté et si leurs fiançailles ont été conclues
par des tiers, l’un et l’autre, ou l’un seulement peuvent réclamer. Il n’y a
donc rien de définitif, à tel point qu’aucune affinité n’en résulte. Aussi, les
fiançailles contractées par d’autres personnes que les fiancés n’ont de valeur
que si les intéressés parvenus à l’âge voulu ne se récusent point : leur
silence montrera qu’ils consentent à ce que d’autres ont fait en leur nom.
2. Selon certains auteurs, l’enfant dont parle saint Grégoire ne fut pas damné et ne fut pas coupable de péché mortel, mais son père vit ce spectacle dans une vision destinée à l’attrister, lui qui avait péché pour n’avoir pas corrigé son enfant. Or cette explication contredit positivement la pensée de saint Grégoire dont voici les paroles : "Ce n’est pas un petit pécheur que le père a élevé pour le feu de l’enfer, en négligeant de veiller sur l’âme de son petit enfant".
Disons donc
ceci : pour qu’il y ait péché mortel, il suffit que l’on consente à un acte
immédiat. Mais, en contractant fiançailles, on acquiesce à un acte futur Or, pour
prévoir l’avenir il faut avoir une plus grande dose de jugement que pour
consentir à une démarche présente. L’homme peut donc pécher mortellement avant
qu’il ne soit capable de prendre des engagements pour l’avenir.
3. Au
moment de contracter mariage, les époux doivent avoir non seulement l’esprit
suffisamment mûr, mais encore les aptitudes physiques nécessaires pour être à
l’âge où l’on peut transmettre la vie. Or, à douze ans, la jeune fille peut
être apte à l’acte de la génération et, à la fin du second septennat, le jeune
homme acquiert la même aptitude, comme le dit Aristote. Mais l’age de
discrétion suffisant pour contracter fiançailles est le même pour tous deux : voilà
pourquoi on fixe à tous deux le même âge pour les fiançailles et un âge
différent pour le mariage.
4. Ce
goût pour le mariage chez les enfants âgés de moins de sept ans ne provient pas
d’une connaissance parfaite, car ils ne sont pas encore pleinement capables
d’être instruits, mais plutôt d’une inclination naturelle et non du jugement.
Aussi bien un tel goût ne suffit pas pour qu’ils puissent contracter des
fiançailles.
5. Dans
le cas allégué, les personnes en question ne contractent pas mariage par un
second contrat, mais ratifient leurs premières promesses qui reçoivent donc une
confirmation du fait du second contrat.
6. Ceux
qui tirent un bateau agissent comme s’ils ne faisaient qu’un : aussi l’un
supplée ce qui manque à l’autre. Mais les fiancés, eux, agissent comme des
personnes distinctes, car les fiançailles sont un contrat passé entre deux
parties. Les conditions nécessaires au contrat doivent donc se vérifier des
deux côtés. Le manque de dispositions de l’un ne peut alors être suppléé par
l’autre.
7. Si les fiancés approchent de l’âge de sept ans, le contrat de fiançailles est valide, car, selon Aristote, ce qui manque en petite quantité n’est compté pour rien.
L’époque où l’on approche suffisamment de l’âge voulu est fixée par certains aux six mois qui précèdent. Mais il vaut mieux l’évaluer chaque fois, selon les dispositions des contractants, car, chez certains, l’usage de la raison est plus précoce que chez d’autres.
Objections :
1. Les
fiançailles, semble-t-il, ne peuvent pas être rompues par l’entrée en religion
de l’un des fiancés. Si on promet à quelqu’un une somme d’argent, on ne peut
plus engager cette même somme ailleurs. Or le fiancé a promis son corps à sa
future épouse il ne peut donc plus l’offrir à Dieu en entrant en religion.
2. Le
départ de l’un des fiancés pour un pays lointain ne semble pas être non plus
une cause de rupture des fiançailles. Dans le doute, en effet, il faut toujours
choisir le parti le plus sûr. Or il est plus sûr d’attendre l’absent. Les
fiançailles ne doivent donc pas être rompues.
3. La
maladie de l’un des deux fiancés ne suffit pas d’autre part pour légitimer la
rupture. Car on ne doit punir personne pour cause de maladie. Or l’homme qui
tombe malade serait puni si on le privait du droit de s’unir à la fiancée qui a
déjà contracté avec lui les fiançailles. On ne peut donc pas rompre celles-ci
sous prétexte d’infirmité corporelle.
4. Ce
n’est pas non plus l’affinité qui est de nature à rompre les fiançailles, dans le
cas où le fiancé aurait eu des relations illicites avec la soeur de sa fiancée.
Celle-ci serait alors punie à cause du péché de son fiancé. Mais cela ne paraît
pas juste.
5. Les
fiancés ne peuvent pas non plus se dispenser mutuellement de leurs obligations.
Car la rupture des fiançailles une fois contractées serait preuve de trop
grande légèreté. Or, l’Eglise ne peut pas permettre de tels abus. Il n’y a donc
pas de rupture possible.
6. On
ne peut davantage rompre les fiançailles à cause de la fornication de l’un des
fiancés. Ceux-ci ne se sont donné aucun droit sur le corps l’un de l’autre. Aucun
d’eux ne commet alors une injustice en péchant par fornication. Cette faute
n’est donc pas un motif suffisant pour rompre les fiançailles. -
7. Les
engagements que contracterait l’un des fiancés avec un tiers pour le moment
présent, n’annuleraient pas non plus les fiançailles. Une seconde vente, en
effet, ne révoque pas la première. Le second contrat n’annule donc pas le
premier.
8. Le défaut d’âge ne peut pas non plus être cause de rupture ce qui n’existe pas encore ne peut être dissous. Mais contractées avant l’âge requis, les ançail1es sont nulles. Elles ne peuvent donc être dissoutes.
Conclusion :
Dans tous les cas cités, les fiançailles sont rompues et pour diverses raisons. Elles le sont d’abord de droit dans le cas où le fiancé entre en religion, et dans le cas où l’un des deux contracte mariage et s’y engage de suite avec un tiers. Dans les autres cas elles doivent être rompues selon l’esprit de l’Eglise.
Solutions :
1. Une
telle promesse ne tient plus par suite de la mort spirituelle au monde, car
cette promesse aussi, comme on l’a dit, n’était elle-même que spirituelle.
2. Ce
doute se trouve résolu dès lors que l’une des parties ne comparaît pas au moment
fixé pour le mariage. Si donc l’autre partie n’est pas responsable de
l’insuccès du mariage, elle peut sans commettre de faute se marier avec une
autre personne. Mais si, par sa faute, elle a contribué à ne pas faire aboutir
le mariage, elle doit réparer la faute commise par la rupture de sa promesse ou
de son serment, si elle avait prêté serment ; elle peut alors, si elle le veut,
épouser une autre personne, après que l’Eglise aura prononcé la sentence de
rupture.
3. Si
l’un des fiancés est atteint, avant de se marier, d’une maladie grave qui le
réduit à un état de faiblesse extrême (épilepsie, paralysie), ou qui le rend
difforme (amputation du nez, privation de la vue), ou autre accident de ce
genre, ou bien s’il s’agit d’une maladie qui peut nuire au bien des enfants, comme
la lèpre qui est habituellement héréditaire, les fiançailles peuvent être
rompues, de peur que les fiancés ne se déplaisent et que le mariage fait en de
telles conditions n’ait un résultat fâcheux. Il ne s’ensuit pas qu’ici une affliction
fasse encourir une punition, mais elle entraîne un dommage, ce qui n’est pas
injuste.
4. Si
le fiancé a eu des relations charnelles avec la soeur de la fiancée ou
réciproquement, il faut rompre les fiançailles. Le fait sera tenu comme certain,
si la nouvelle s’en répand, car il s’agit d’éviter le scandale. Une cause dont
l’effet est à venir, peut ne pas aboutir, non seulement en raison d’un obstacle
présent, mais aussi en raison d’obstacles futurs. L’affinité qui existe au
moment des fiançailles les rend inaptes, en les invalidant, à produire leur
effet qui est de conduire au mariage ; de même l’affinité qui se pro duit après
les fiançailles empêche celles-ci d’aboutir au mariage. D’ailleurs cette
rupture ne fait aucun tort à la partie innocente, mais lui est plutôt
avantageuse, car elle la libère d’un lien contracté avec une personne coupable
devant Dieu du péché de fornication.
5. Selon quelques auteurs, le cas invoqué de dispense mutuelle ne peut pas se réaliser. Mais une décrétale d’innocent III prouve le contraire, car elle dit expressément : "Si on peut être indulgent et user de tolérance vis-à-vis de ceux qui, après avoir, pris des engagements de fidélité réciproque, se rendent ensuite leur parole, on peut l’être aussi et faire de même vis-à-vis de ceux qui contractent fiançailles et se dispensent ensuite mutuellement du devoir d’y être fidèles".
Les mêmes
auteurs répondent que l’Eglise use ici de tolérance pour éviter un plus grand
mal, plutôt qu’elle n’en fait un point de droit. Or, une pareille explication
ne s’accorde pas avec l’exemple allégué par la Décrétale. Il faut donc conclure
que revenir sur des pro messes n’est pas toujours preuve de légèreté, car nos
prévisions sont incertaines, comme le dit le livre de la Sagesse.
6. Les
fiancés, il est vrai, ne se sont pas donné de droits réciproques sur leurs
corps, mais leurs fautes peuvent les rendre suspects l’un à l’autre et leur
faire soupçonner qu’ils ne seront pas fidèles dans l’avenir. En rompant les
fiançailles, ils se mettront donc en garde l’un contre l’autre.
7. Cette
raison serait valable si le contrat de fiançailles et le contrat de mariage
étaient de même nature : or, il n’en est pas ainsi. Le second contrat, celui de
mariage, est plus fort que le premier et peut donc le rompre.
8. Si les fiançailles conclues avant l’âge requis ne sont pas de vraies fiançailles, elles en ont pourtant les apparences. Aussi, afin de n’avoir pas l’air de les approuver, une fois parvenus à l’âge requis, les fiancés doivent ; pour le bon exemple, demander au juge ecclésiastique de prononcer la rupture de leurs fiançailles.
Il faut définir le mariage. A ce sujet on peut se demander trois choses : 1. Le mariage est-il une union ? -2. Porte-t-il le nom qui lui con vient ? -3. Sa définition est-elle exacte ?
Objections :
1. Il
semble que non. Le lien qui réunit deux choses se distingue de leur union comme
la cause se distingue de l’effet. Or, le mariage est un lien spécial que
contractent ceux qui se sont épousés. Il n’est donc pas une sorte d’union.
2. Tout
sacrement est signe sensible. Mais aucune relation n’est chose sensible. Le
mariage, étant un sacrement, ne rentre donc pas dans la catégorie des relations,
ni par suite dans celle des unions.
3. L’union est une relation d’équivalence, comme l’égalité. Or, comme l’a remarqué Avicenne, la relation d’égalité n’est pas la même numériquement dans chacun des termes comparés. Ainsi en sera-t-il de l’union. Si donc le mariage était alors une sorte d’union, les deux époux ne con tracteraient pas le même et unique mariage.
Cependant :
La relation est un rapport mutuel entre deux êtres. Or, le mariage consiste dans un rapport mutuel entre deux personnes : le mari est nommé époux de la femme, la femme épouse du mari. Le mariage rentre donc dans la catégorie des relations et n’est pas autre chose qu’une union.
En outre, pour ne faire qu’un, deux êtres n’ont pas d’autre moyen que de s’unir ensemble. Or, il en est ainsi dans le mariage, car selon les mots de la Genèse : "ils sont deux dans une seule chair", Le mariage est donc une espèce d’union.
Conclusion :
L’union implique une certaine association. Partout ou des êtres s’associent, il y a donc une certaine union. Mais des êtres qui se destinent à un même but, on dit qu’ils sont associés. Ainsi, on appelle compagnons d’armes ou associés de commerce tous ceux qui se réunissent pour former une milice ou pour faire des affaires. Or Contracter mariage, c’est se destiner à poursuivre le même but, la génération ou l’éducation des enfants et à vivre de la même vie familiale. Il en résulte donc que le mariage consiste en une sorte d’union entre deux êtres appelés mari et femme. Association en vue d’une même fin, voilà donc le mariage. Quant à l’union des corps et des âmes, elle est une conséquence du mariage.
Solutions :
1. Le
mariage est ce lien qui unit les époux formellement et non par mode d’efficience.
Il ne doit donc pas s’identifier avec autre chose que l’union des époux.
2. Si
la relation n’est pas un objet perceptible au sens, ses causes peuvent être
perçues par les sens. D’ailleurs, ce qui est réalité et signe à la fois dans
les sacrements n’est pas nécessairement sensible : or c’est, précisément, l’union
en question qui joue ce rôle dans le sacrement de mariage. Mais les paroles
expressives du consentement, qui sont seulement signes en même temps que causes
de l’union, sont perceptibles aux sens.
3. Toute relation a une cause et un sujet : ainsi la relation de ressemblance a comme cause une qualité et comme sujets les réalités qui sont semblables. Suivant l’un ou l’autre de ces points de vue, la relation apparaît une ou multiple. Quand il s’agit de ressemblance, la qualité qui cause la ressemblance n’est pas numériquement la même mais spécifiquement identique dans les deux êtres semblables ; d’autre part, les sujets qui se ressemblent sont numériquement deux. Il en est de même pour la relation d’égalité : l’égalité et la ressemblance sont donc de toutes manières numériquement distinctes dans les deux réalités semblables ou égales. Or cette relation qu’est le mariage est une en chacun de ceux qu’elle unit, grâce à sa cause, car elle a pour but une même et commune génération. Mais du côté des contractants elle est numériquement différente. Elle est donc à la fois une et multiple. Envisagée dans sa multiplicité, c’est-à-dire dans ses sujets, elle est désignée par les noms de mari et e con sidérée dans son unité, elle prend le nom de mariage.
Objections :
1. Ce nom ne lui convient pas, semble-t-il. On doit, en effet, désigner les choses par ce qu’elles renferment de plus digne. Or, dans la famille, le père est supérieur à la mère. Leur union doit donc emprunter son nom plutôt au père.
2. Ce
qui est essentiel à une chose doit servir à la désigner, car, selon Aristote "les
éléments indiqués par le nom entrent dans la définition". Or la cérémonie
des noces n’est pas essentielle au contraire. On ne doit donc pas donner à ce
dernier le nom de noces.
3. L’espèce ne peut pas prendre le nom qui appartient au genre. Mais l’union est un genre dont le mariage est une espèce. On ne doit donc pas appeler le mariage union conjugale.
Cependant :
L’usage et le langage universel justifient cette appellation.
Conclusion :
Dans le mariage il faut distinguer son essence, sa cause, son effet. Son essence, c’est l’union, aussi l’appelle-t-on union conjugale.
Sa cause, c’est la cérémonie des épousailles ; on leur donne le nom de noces, puisque le mot de nuptice (noces) vient du verbe nubere, couvrir, et que dans la cérémonie nuptiale on met un voile sur la tête des époux.
L’effet du mariage est la procréation des enfants, on emploie alors le nom de mariage-(matrimo nium) parce que, comme le dit S. Augustin : "la femme ne doit pas se marier sinon pour devenir mère". On peut dire encore que ce mot de mariage (matrimonium) signifie la fonction de : la mère (mains munium), car c’est à la femme surtout qu’incombe le devoir du mariage, c’est- à-dire l’éducation de l’enfant.- : Ou bien on l’appelle mariage (matnimonium) parce qu’il protège la mère (matrem muniens) ; celle-ci, en effet trouve un défenseur, un protecteur, en son mari. -Ou bien ce mot peut signifier avertissement de la mère (matrem monens), c’est-à-dire avertissement de ne pas quitter son époux pour s’unir à un antre. -Ou bien on l’appelle mariage, c’est-à-dire matière d’un seul (materia unius) parce que l’union a pour résultat matériel une famille unique, comme si le mot de matrimonium venait de &o et de materia. -Enfin S. Isidore dit que ce mot de mariage vient des deux mots mère et né (matre, nato, matrimonium) parce que dans le mariage la femme devient la mère d’un nouveau-né.
Solutions :
1. Si
le père est supérieur à la mère, les devoirs- de la mère- près de l’enfant-
sont cependant plus importants. On peut dire aussi que la femme a été créée
principalement pour- aider l’homme à donner aux enfants lest soins nécessaires,
mais non l’homme pour aider- la femme. Dans ce qui distingue le mariage, la mère
a donc une plus grande importance que le père.
2. On
arrive quelquefois à connaître les essences des choses par le moyen de leurs
accidents. Aussi peut les dénommer d’après ces accidents, puisque le nom a pour
but de les faire connaître.
3. L’espèce conserve parfois à cause de son imperfection -le nom du genre auquel elle appartient : elle vérifie alors complètement la définition du genre mais n’ajoute rien qui dénote une perfection particulière le propre accidentel par exemple, conserve le nom du propre prédicamental. Cela peut provenir encore de la perfection de l’espèce : car une espèce, à la différence d’une autre, peut réaliser parfaitement l’idée générique. Ainsi l’animal tire son nom de l’âme, que contient le corps animé, genre de l’animal. Mais l’animation des êtres animés, en dehors des animaux, n’est pas parfaite. Il en est de même dans le mariage l’union de l’homme et de la femme réalise l’union la plus grande qui soit, car c’est l’union des âmes et des corps. Aussi lui donne- t-on ce nom d’union.
Objections :
1. Il
semble que le Maître des Sentences définit mal le mariage en l’appelant "union
maritale entre personnes légitimes et qui maintient entre elles une même
manière de vivre". Pour dire ce qu’est le mari, il faut définir le mariage,
car le mari est l’homme uni à la femme par le mariage. Mais pour définir le mariage,
on dit union maritale. Il y a donc, semble-t-il, un cercle vicieux.
2. Dans
le mariage, si l’homme devient le mari de la femme, celle-ci devient aussi
l’épouse de l’homme. Pourquoi appeler alors le mariage union maritale et se
servir d’un terme dérivé du mot mari, plutôt que du mot épouse.
3. La
manière de vivre se rapporte aux moeurs d’un chacun. Mais les gens mariés ont
souvent des moeurs différentes. Il ne faut donc pas ajouter à la définition ces
mots "qui maintient entre époux une même manière de vivre".
4. On peut lire encore d’autres définitions du mariage. Selon Hugues de Saint-Victor, le mariage consiste dans le consentement légitime à l’union conjugale de deux personnes aptes à le donner. Selon d’autres, le mariage st le partage d’une fie commune et mie société de droit divin et humain. On demande en quoi diffèrent ces définitions.
Conclusion :
Comme on vient de le dire, il faut considérer trois choses dans le mariage sa cause, son caractère essentiel, son effet. Aussi bien a-t-on donné trois définitions correspondantes. Hugues de Saint-Victor, en effet, a défini le mariage par sa cause, c’est-à-dire, le consentement, et cette définition est claire. La définition du Maître des Sentences indique le caractère essentiel du mariage, l’union. Puis, elle énonce l sujets particuliers qui le contractent, par ces mots : entre personnes légitimes. Elle indique aussi la différence spécifique de cette union par le mot maritale, car le mariage, sorte d’union contractée en vue d’un but déterminé, se distingue des autres espèces par sa fin et celle-ci dépend du mari. Elle énonce encore la force de cette union qui est indissoluble, au moyen des mots maintient entre les époux une même manière de vivre.
La troisième définition indique l’effet du ma nage, c’est-à-dire, la "communauté de vie" dans la famille. Et comme toute société est l’objet de lois qui réglementent sa nature, on énonce quelles sont les lois qui régissent la société des époux, en ajoutant "de droit divin et humain". Au contraire, les autres sociétés, comme celles des gens d’affaires, des soldats, sont l’objet des lois humaines seules.
Solutions :
1. Comme
cela se produit quelquefois, les caractères principaux qui devraient entrer
dans la définition ne sont pas mentionnés ; aussi, pour définir, énonce-t-on
les éléments qui, logiquement viennent en second lieu, mais que nous
connaissons mieux ainsi dans la définition de la qualité, on emploie l’adjectif
quel, comme le fait Aristote quand il définit la qualité "ce qui permet de
dire quels nous sommes". De même, dans la définition du mariage, on parle
d’union maritale ; et cela signifie que le mariage est une association ayant
pour but de réaliser ce que le mari a le devoir d’accomplir ; on ne pouvait
exprimer cela en un seul mot.
2. Comme
nous l’avons dit, cette manière de parler indique la fin du mariage, et comme, selon
le mot de l’Apôtre, "ce n’est pas l’homme qui a été créé pour la femme, mais
la femme pour l’homme", il fallait expliquer cette particularité en
nommant l’homme plutôt que la femme.
3. Il
en est de la vie conjugale comme de la vie civile : ce n’est pas l’acte
particulier de tel ou tel individu qui intéresse la vie civile, mais ce qui
touche aux intérêts communs ; ainsi la vie conjugale implique-t-elle toujours
une même vie commune ce qui n’empêche pas les époux d’accomplir différemment
les actes qui les con cernent individuellement.
4. La réponse à la quatrième difficulté se trouve dans ce qui précède.
La suite du traité nous amène à parler du consentement. Il faut d’abord considérer le consentement en lui-même, puis le consentement donné sous serment, ou ratifié par l’acte sexuel, en troisième lieu celui qui est donné par force ou sous condition ; enfin nous parlerons de l’objet du consentement.
Au sujet du consentement en lui-même, cinq questions demandent une réponse : 1. Le consentement est-il la cause efficiente du mariage ? -2. Est-il nécessaire de l’exprimer de vive voix ? -3. Consentir, sous forme de promesses, pour l’avenir, est-ce contracter mariage ? -4. Le consentement exprimé de vive voix suffit-il quand le consentement intérieur fait défaut ? -5. Le consentement donné en secret sous la forme d’un engagement immédiat fait-il contracter le mariage ?
Objections :
1. Il
semble que non. Les Sacrements ne dépendent pas, en effet, de la volonté
humaine, mais de l’institution divine. Or le consentement est un acte de la
volonté humaine. Il n’est donc ni la cause du mariage, ni la cause des autres
sacrements. .
2. Rien
n’est cause de soi-même. Mais le mariage s’identifie avec le consentement, puisque
celui-ci symbolise l’union du Christ et de son Eglise. Le consentement n’est
donc pas la causé efficiente du mariage.
3. Un effet unique ne sort que d’une cause unique. Or, le mariage entre deux personnes consiste, comme on l’a dit, en une relation unique ; Au contraire les consentements des deux personnes sont deux choses différentes et se rapportent à des sujets différents, car, si l’un des consentements est donné à l’homme, l’autre est donné à la femme. Le consentement mutuel n’est donc pas la cause du mariage.
Cependant :
1. Saint Jean Chrysostome écrit : "Ce ne sont pas les relations charnelles qui font le mariage,'mais l’union volontaire".
2. En outre, on ne peut user de ce dont autrui dispose librement sans le consentement de celui-ci. Mais, dans le mariage, chacun des époux, comme le dit l’Apôtre, reçoit le droit d’user du corps de l’autre, alors qu’auparavant chacun d’eux pouvait librement disposer du sien. Le consentement est donc la cause du mariage.
Conclusion :
Tous les sacrements produisent un effet spirituel par l’entremise d’une action matérielle qui en est le signe : ainsi, grâce à l’ablution corporelle, le baptême opère la purification spirituelle de l’âme. Or le mariage consiste en une union spirituelle, car c’est un sacrement ; il a aussi pour effet un lien matériel, puisqu’il est une institution naturelle nécessaire à la vie sociale. Il atteindra donc toujours, la vertu divine aidant, son but spirituel grâce à son effet matériel. Or, les associations par contrat, dans la vie matérielle, ont pour cause le consentement mutuel des parties. L’union matrimoniale se formera donc nécessairement de cette façon.
Solutions :
1. La
cause première des sacrements est la vertu divine qui se sert d’eux comme
d’instruments de salut, mais les causes secondes instrumentales sont les
actions matérielles instituées par Dieu et douées d’une réelle efficacité.
2. On
l’a déjà montré, le mariage ne consiste pas dans le consentement comme tel, mais
dans l’union de deux personnes qui se proposent une même fin. Le consentement a
donc cette union pour effet. D’autre part, il ne représente pas, à proprement
parler, l’union du Christ et de son Eglise, mais plutôt la volonté du Christ
qui a voulu réaliser cette Union.
3. Si le mariage est un en raison de l’objet de l’association, il est aussi multiple en raison des deux conjoints. De même, les consentements des deux époux ne font qu’un puisqu’ils ont le même but, mais ils sont aussi multiples parce qu’ils sont donnés par des personnes différentes. Enfin, le consentement de l’épouse ne porte pas précisément sur l’homme mais sur l’union avec cet homme, de même que le consentement de l’homme a pour objet l’union avec la femme,
Objections :
1. Ce
n’est pas nécessaire. L’homme qui se marie se soumet en effet au pouvoir
d’autrui, comme celui qui prononce un voeu. Mais un voeu oblige devant Dieu, bien
qu’on ne l’exprime pas de vive voix. De même le consentement sans paroles
rendra le mariage obligatoire.
2. Le
mariage peut avoir lieu entre deux personnes incapables de se dire l’une à
l’autre de vive voix qu’elles consentent, comme entre des muets ou des gens de
nationalité différente. Il n’est donc pas nécessaire que l’on manifeste en
paroles le consentement.
3. Si on néglige une condition de validité pour quelque raison que ce soit, le sacrement est nul ; Or il arrive que le mariage est valide, sans qu’il y ait eu des paroles prononcées : ainsi en est-il pour une jeune fille qui se tait par pudeur, quand ses parents la remettent entre les mains de son époux. La prononciation des mots n’est donc pas nécessaire au consentement.
Cependant :
Le mariage est un sacrement. Mais tout sacrement exige la présence d’un signe sensible. Le mariage requiert donc des paroles exprimant le consentement.
En outre, le mariage est un contrat entre l’homme et la femme. Or, tout contrat exige que les parties se manifestent extérieurement - la nature de leurs obligations réciproques. Le mariage doit donc se faire par un consentement exprimé de vive voix.
Conclusion :
Nous savons, par ce qui pré cède, que l’union conjugale revêt la forme d’un engagement obligatoire, semblable aux contrats de la vie matérielle. Or il ne peut y avoir contrat de cette sorte sans que les parties se fassent connaître mutuellement et verbalement leurs desseins. Il faudra donc, pour la même raison, exprimer de vive voix le consentement matri monial. Ainsi la manifestation verbale du consentement jouera dans le mariage le même rôle que l’ablution extérieure dans le baptême.
Solutions :
1. L’obligation
du voeu n’est pas sacramentelle, mais spirituelle. Il n’est donc pas nécessaire
que le voeu, pour avoir force obligatoire, soit fait à la manière d’un contrat.
Cela est cependant requis pour le mariage.
2. Si
certaines personnes ne peuvent pas se faire connaître d’e vive voix leurs
désirs, elles peuvent le faire par des gestes. Et ces gestes tiennent lieu de
paroles.
3. Comme le fait remarquer Hugues de S. Victor, "les époux doivent consentir au don réciproque qu’ils se font et se donner de plein gré : la preuve de ce fait sera l’absence du refus de s’unir". Dans le cas proposé on considère les signes donnés par les parents comme donnés aussi par la jeune fille : la preuve suffisante de son adhésion, c’est qu’elle n’y contredit pas.
Objections :
1. Exprimé
de cette façon, le consentement sera cause du mariage, semble-t-il. Car ce que
le présent est au présent, l’avenir l’est à l’avenir. Or, du consentement donné
sous forme d’engagement immédiat résulte le mariage immédiat. Donné sous forme
de promesse pour l’avenir, le consentement aura donc pour effet le mariage
futur.
2. Dans
le mariage, comme dans les autres contrats civils, on accepte les obligations
en manifestant son consentement. Mais il est indifférent que les parties de ces
autres contrats prennent des engagements immédiats ou futurs. Ceux qui
contractent mariage pourront donc faire l’un ou l’autre.
3. Par les voeux de religion, l’homme contracte un mariage spirituel avec Dieu. Mais les voeux de religion sont des promesses qui engagent l’avenir et ont force obligatoire. De même, le mariage pourra se faire sous la forme de promesse pour l’avenir.
Cependant :
Celui qui consent à prendre dans l’avenir telle femme pour épouse et s’engage ensuite présentement avec telle autre, est obligé de conserver cette dernière : c’est le droit qui le veut. Or, il n’en serait pas de la sorte si l’union acceptée pour l’avenir avait été un vrai mariage, car celui qui est lié à une femme, ne peut du vivant de celle-ci, s’unir à une autre. Le consentement exprimé par un engagement pour l’avenir ne peut donc avoir le mariage pour effet.
En outre, celui qui promet de faire une chose ne l’accomplit pas encore. Or celui qui consent au mariage par un engagement pour l’avenir, promet qu’il contractera mariage avec une certaine personne. Il ne le contracte donc pas présentement.
Conclusion :
Ces causes que sont les sacrements sont des signes efficaces : ils produisent ce qu’ils signifient. Or, exprimer son consentement sous forme d’engagement pour l’avenir, ce n’est pas faire entendre que l’on contracte mariage, mais que l’on promet de se marier. Une telle forme du consentement n’entraîne donc pas le mariage, mais c’est un accord que l’on appelle fiançailles.
Solutions :
1. Quand
le consentement revêt la forme d’un engagement immédiat, celui qui s’engage
s’exprime au présent, son consentement vise le moment même où il s’engage. Mais
quand il accepte de consentir à un engagement pour l’avenir, il exprime bien
présentement ses pro messes, mais ne veut les réaliser que plus tard, Il ne
s’engage donc pas à agir immédiatement. Il existe donc une différence entre les
deux manières de faire.
2. De
même en est-il pour les autres contrats en parlant au futur, on ne transmet pas
des droits sur l’objet du contrat. On dit seulement alors "je te donnerai".
On ne cède ses droits que si on s’y engage immédiatement.
3. Dans la profession, ce qu’on promet pour l’avenir, c’est la fidélité aux obligations du mariage spirituel, c’est-à-dire l’obéissance ou l’observation de la règle, mais non pas le mariage spirituel. Si l’on ne s’engage à réaliser un mariage spirituel que dans l’avenir, le mariage spirituel n’existe pas encore, car de ce fait on ne devient pas moine, on promet seulement de l’être.
Objections :
1. Quand
il n’y a pas consentement intérieur, les paroles extérieures suffisent à nouer
le mariage. Il est juste, en effet que la fraude et la ruse tournent au
détriment de ceux qui osent s’en servir ; d’ailleurs le droit l’exige. Or, celui-là
use de fraude qui déclare consentir alors qu’il ne le fait pas dans son coeur. Il
ne peut donc profiter de ce fait pour se libérer de l’obligation que lui impose
le mariage.
2. Le
seul moyen de faire connaître le consentement intérieur est de le manifester au
dehors. Et si cette expression ne suffisait pas, si les deux époux devaient
encore consentir dans leur coeur, aucun d’eux ne pourrait savoir si l’autre est
vraiment son conjoint. Ils seraient donc coupables de fornication chaque fois
qu’ils useraient du mariage.
3. Quand un homme a consenti ouvertement à prendre présentement une femme, on le force, sous peine d’excommunication, à la conserver comme épouse, même s’il prétend n’avoir pas consenti intérieurement, et bien qu’il ait épousé ensuite une autre femme, en y consentant cette fois vraiment. Or on n’agirait pas ainsi envers lui, si le consentement ultérieur était nécessaire au mariage. Il ne l’est donc pas.
Cependant :
Innocent III, dans une décrétai ; répond ainsi à la question présente "Sans le consentement tout le reste ne vaut rien pour établir l’union conjugale".
D’autre part, l’intention est une condition nécessaire à la validité des sacrements. Or, celui qui ne consent pas intérieurement au mariage n’a pas l’intention de le contracter. Il n’y a donc pas mariage.
Conclusion :
Les paroles expressives du consentement remplissent, dans le mariage, le même rôle que l’ablution extérieure dans le baptême. Or, on ne recevrait pas le baptême si, tout en se soumettant à l’ablution extérieure, on se proposait non pas de recevoir le sacrement, mais de se divertir ou de tromper. De même, la manifestation extérieure du consentement sans l’acquiescement intérieur ne suffit pas à nouer le mariage.
Solutions :
1. Il
faut ici considérer deux choses en premier lieu, le défaut de consentement que
l’homme revendique au for de sa conscience pour ne pas contracter le lien con
jugal, mais dont il ne peut se prévaloir devant le for extérieur de l’Eglise, qui
juge les faits selon les témoignages allégués. En second lieu, la fausseté des
paroles dont le coupable ne bénéficie ni au for de la pénitence ni au for
externe de l’Eglise, car il est puni pour cela en l’une et l’autre de ces
juridictions.
2. Si
le consentement intérieur de l’un des deux époux fait défaut, le mariage
n’existe ni d’un côté ni de l’autre, car point de mariage sans union réciproque.
On peut cependant regarder comme probable l’absence de fraude, à moins de
preuve évidente, car on doit se fier à la loyauté de quelqu’un jusqu’à preuve
du contraire. Aussi bien, celui qui n’a pas usé de fraude est-il excusable en
raison de son ignorance.
3. Dans le cas proposé, l’Eglise contraint l’homme à demeurer avec sa première épouse, car elle juge selon les apparences et elle ne commet pas d’erreur injuste, mais une erreur de fait. Mais l’homme doit supporter d’être excommunié plutôt que de reprendre sa première épouse, ou bien alors fuir dans des régions lointaines.
Objections :
1. Cela
ne suffit point. Ce que possède une personne, en effet, ne peut devenir la
propriété d’autrui sans le consentement de la première. Or un père possède des
droits sur sa fille. Une jeune fille ne peut donc se marier et se soumettre au
pouvoir de son mari sans l’adhésion de son père. Consentir en secret même au
mariage immédiat ne suffit donc pas pour contracter mariage.
2. Le
mariage ressemble à la pénitence, car il exige comme condition essentielle un
acte personnel de notre part. Or, le sacrement de pénitence requiert
l’intervention des ministres de l’Eglise, dispensateurs des choses saintes. Le
mariage ne peut donc se faire secrètement sans la bénédiction sacerdotale.
3. Le
baptême peut être privé ou solennel, car l’Eglise n’interdit pas qu’on l’administre
en secret. Mais l’Eglise interdit les mariages clandestins. On ne peut donc
contracter mariage secrètement.
4. Les parents au second degré ne peuvent se marier ensemble puisque l’Eglise le leur défend. Or, l’Eglise s’oppose d la même façon aux mariages clandestins. Ces derniers ne peuvent donc être valides.
Cependant :
La cause une fois posée, l’effet suit. Or la cause efficiente du mariage est le consentement donné au mariage immédiat. Que ce consentement soit secret ou public, le mariage s’ensuivra donc toujours.
D’autre part, quand la vraie matière et la forme des sacrements sont présentes, le sacrement produit son effet. Or le mariage même secret est pourvu de la forme requise puisqu’on a prononcé les paroles du consentement à l’union immédiate, et de la matière idoine puisque les personnes légitimes sont présentes. Il y a donc mariage valide.
Conclusion :
Il en est du mariage comme des autres sacrements certaines cérémonies leur sont essentielles, tandis que d’autres ne font qu’ajouter une plus grande solennité. L’absence des secondes n’empêche point la validité du sacrement, bien qu’il y ait faute à les omettre. Or, ici, le consentement donné à l’union présente entre personnes capables de se marier réalise le mariage. Ce sont là, en effet, les deux conditions essentielles, car tout le reste contribue à la solennité du sacrement et consiste seulement en des cérémonies de convenance dont l’omission ne nuit pas à la validité du mariage. Toutefois les personnes qui contracteraient union sans les accomplir commettraient une faute, à moins d’excuse légitime.
Solutions :
1. Une
jeune fille n’est pas soumise à son père à la façon d’une esclave, à tel point
qu’elle ne puisse disposer elle-même de son corps elle dépend en réalité de son
père quant à son éducation. Conservant donc sa liberté, elle peut se soumettre
à un tiers sans le consentement paternel ; de même un jeune homme et une jeune
fille peuvent entrer en religion sans le gré de leurs parents, car ils peuvent
disposer d’eux-mêmes.
2. Nos
actes personnels sont essentiels au sacrement de pénitence, mais ne suffisent
pas à produire l’effet immédiat du sacrement, à savoir l’absolution des péchés
: aussi est-il nécessaire que le prêtre intervienne pour compléter le sacrement.
Dans le mariage, nos actes personnels suffisent à créer le lien qui est l’effet
immédiat du sacrement, car toute personne peut s’engager vis-à-vis d’une autre.
La bénédiction du prêtre n’est donc pas requise comme condition essentielle du
sacrement.
3. On ne peut pas recevoir le baptême d’une personne autre que le prêtre, sinon en cas de nécessité. Mais le mariage n’est pas un sacrement que l’on doive nécessairement recevoir. Les deux cas sont donc différents.
Les mariages
clandestins, d’autre part, sont interdits en raison des graves inconvénients
qui en sont habituellement la conséquence ; car ici, une partie trompe souvent
l’autre. En outre, les conjoints convolent fréquemment à d’autres noces en se
repentant d’avoir agi avec précipitation. Ces mariages ont encore beaucoup
d’autres inconvénients, et ont enfin quelque chose de répugnant.
4. Les mariages clandestins ne sont pas interdits parce que les conditions essentielles du contrat font défaut, ce qui arrive au contraire pour les mariages entre personnes inaptes, car celles-ci ne représentent pas la matière exigée par ce sacrement. Il n’y a donc pas parité entre les deux cas.
La suite de notre étude nous amène à considérer les cas où le consentement est suivi d’un serment ou de l’acte sexuel. A ce propos, deux questions à résoudre : 1. Y a-t-il mariage quand, à la promesse de le contracter, on ajoute un serment ? -2. Les relations charnelles qui suivent une promesse de mariage incluent-elles le mariage en fait ?
Objections :
1. Il
semble que oui, Aucun homme, en effet, ne peut s’obliger à désobéir au droit
divin. Or celui-ci exige que l’on reste fidèle à ses serments, car il est dit
dans saint Matthieu "Vous vous acquitterez de vos serments envers le
Seigneur". Aucune obligation nouvelle ne peut donc dispenser d’accomplir
le serment déjà prêté. Aussi l’homme qui consent à prendre dans l’avenir telle
femme pour épouse, et qui confirme cette promesse par serment, aura beau se
marier avec une autre femme en la prenant aussitôt pour épouse, il devra
néanmoins observer le serment antérieur. Or cela ne serait pas possible si ce
serment n’avait eu le mariage pour effet. Consentir à se marier dans l’avenir
et ajouter un serment, c’est donc conclure le mariage.
2. La
véracité divine l’emporte sur la véracité humaine. Mais faire un serment, c’est
appuyer sa parole sur la véracité divine. Si donc les mots qui expriment le
consentement au mariage immédiat et qui ne sont que de la vérité humaine, ont
le mariage pour effet, à plus forte raison les paroles que l’on exprime pour
consentir au mariage futur et que l’on confirme par serment auront elles le
même résultat.
3. Selon
l’Apôtre, le serment met fin à toute discussion. Dans les jugements on doit
toujours s’en rapporter à un serment plus qu’à une simple affirmation. Si donc
un homme affirme simplement qu’il consent à prendre immédiatement une personne
pour épouse, alors qu’auparavant il avait promis sous serment d’en prendre une
autre dans l’avenir, le juge ecclésiastique doit le forcer, semble-t-il, à
demeurer avec la première et non pas à prendre la seconde.
4. Les simples promesses, comme telles, ont les fiançailles pour effet. Mais le serment qui s’y ajouterait ne peut pas rester inutile. Il doit donc produire quelque chose de plus ferme que les fiançailles. Or, au-dessus des fiançailles, il n’y a que le mariage. Les promesses faites avec serment ont donc le mariage pour effet.
Cependant :
Ce qui est à venir, n’est pas encore. Or, malgré le serment, les promesses signifient que le consentement est promis pour l’avenir. Le mariage n’existe donc pas encore.
Quand, d’autre part, le mariage est conclu, aucun autre consentement n’a besoin d’être échangé. Or, après le serment, on donne un nouveau consentement et le mariage s’ensuit, sinon il serait inutile de jurer qu’on le contractera. Ce n’est donc pas au moment du serment que se réalise le mariage.
Conclusion :
On prête serment pour confirmer ses dires. Le serment atteste donc la vérité des paroles énoncées mais n’en change pas le sens. Or, la promesse de consentir dans l’avenir ne signifie pas que le mariage est conclu, car, ce que l’on promet, on ne l’accomplit pas encore. Ajouter un Serment cette promesse, ce ne sera donc pas encore contracter mariage, comme le remarque le Maître des Sentences.
Solutions :
1. Le
droit divin impose la fidélité après un serment licite mais non après un
serment illicite. Quand, après le serment licite, survient une obligation
nouvelle qui rend celui-là illicite, ce n’est pas désobéir au droit divin que
de ne pas l’exécuter. Il en est ainsi dans le cas proposé. Le serment est, en
effet, illicite, quand la promesse l’est aussi. Or promettre le bien d’autrui
est interdit. Par conséquent le fait de céder de suite à une épouse les droits
conjugaux rend illicite, pour celui qui les avait promis à une autre, l’exécution
du serment prononcé.
2. La
vérité divine est la plus efficace pour confirmer ce dont on la prend à témoin.
3. La
réponse à la troisième difficulté est la même que la précédente.
4. Le serment ne fait pas naître une obligation nouvelle mais confirme celle qui existe déjà. Dès lors, c’est commettre un plus grand péché que de ne pas l’accomplir.
Objections :
1. Les
relations charnelles qui suivent les fiançailles semblent nouer le mariage. Consentir
en actes, c’est, en vérité, acquiescer plus qu’on ne le ferait en paroles. Mais
celui qui a des rapports charnels consent en actes à l’exécution de sa promesse.
Si donc le mariage existe dès qu’il y a consentement verbal à l’union immédiate,
à plus forte raison résultera-t-il de l’union charnelle.
2. Le
consentement au mariage n’a pas besoin d’être exprimé : il suffit qu’on puisse
le présumer. Or il n’y a pas de présomption plus claire du consentement que les
relations charnelles. Elles ont donc le mariage pour effet.
3. Toute
relation charnelle entretenue en dehors du mariage est péché : or une femme ne
pèche pas, semble-t-il, en ayant des rapports charnels avec son fiancé. Ces
rapports incluent donc le mariage.
4. Un péché ne peut être remis qu’après restitution du bien dérobé. Or, à la femme séduite sous prétexte de mariage, l’homme ne peut rendre le bien dérobé qu’en l’épousant immédiatement. Si donc, à la suite des relations entretenues avec cette femme, il en épouse une autre et contracte aussitôt mariage avec elle, il est tenu, semble-t-il, de reprendre la première. Il n’en serait pas ainsi, s’il n’y avait eu mariage avec celle-ci. Les rap ports charnels quj suivent la promesse auront donc le mariage pour effet.
Cependant :
Le pape Nicolas Ier déclare : "Si le consentement au mariage fait défaut, toutes les autres démarches, même les relations charnelles, qui s’y joindront, seront sans valeur".
En outre ce qui est postérieur à une chose n’en est pas la cause. Or les relations charnelles suivent le mariage, comme l’effet, sa cause. Elfes ne sont donc pas le mariage.
Conclusion :
On peut parler du mariage de deux manières. En premier lieu, au point de vue de la conscience : à ce point de vue, l’union charnelle ne peut vraiment pas nouer le mariage entre deux fiancés, si le consentement intérieur fait défaut. En l’absence du consentement intérieur, des engagements même immédiats n’au raient pas le mariage pour effet.
En second lieu, on peut parler du mariage selon la manière dont l’Eglise en juge. Or, ce sont les gestes extérieurs qui servent de base au jugement de for externe. Mais il n’y a point d’expression plus significative du consentement que les rapports charnels. Aussi l’Eglise déclare dans son jugement que ces rapports postérieurs aux fiançailles incluent le mariage, à moins qu’il n’y ait eu des preuves évidentes de fraude ou de dol.
Solutions :
1. Accomplir
l’acte sexuel ; c’est, il est vrai, consentir en fait aux véritables rapports
conjugaux, mais ce n’est pas consentir au mariage, sauf selon l’interprétation
juridique.
2. Cette
présomption ne change pas la réalité des choses, mais le jugement que l’on
porte sur elles.
3. Quand
la fiancée accepte les rapports charnels parce qu’elle suppose en son fiancé le
désir de consommer le mariage, elle est excusable de péché’. A moins que des
preuves évidentes ne manifestent un mensonge, ce qui se produirait si tous deux
étaient de condition très inégale au point de vue du rang social ou au point de
vue de la fortune, ou si un autre signe certain manifestait la tromperie. Mais
le fiancé, lui, commet un péché : il pèche d’abord en se livrant à la fornication
; ensuite et davantage en usant de fraude.
4. Si le fiancé a déshonoré sa fiancée, il doit la prendre pour femme et la préférer à toute autre, pourvu que la fiancée soit de rang égal ou de condition plus élevée’. Mais s’il a déjà con tracté mariage avec une autre, il est devenu incapable de satisfaire à cette obligation. Il lui suffit alors de pourvoir à l’avenir de sa fiancée. Cependant disent certains, il n’est pas même tenu à cela, quand il est de condition beaucoup plus élevée ou quand il y a eu des signes certains de tromperie, car on peut supposer avec probabilité que la fiancée n’a pas été trompée mais a feint de l’être.
Parlons maintenant du consentement forcé et du consentement donné sous condition. A ce sujet, nous nous poserons six questions : -1. Le consentement forcé est-il possible ? -2. Y a-t-il une forme de violence que puisse subir un homme résolu ? -3. Le consentement forcé rend-il le mariage valide ? -4. Le mariage est-il valide pour le conjoint qui a obtenu de force le consentement de l’autre ? -5. Le consentement donné sous condition rend-il le mariage valide ? -6. Un père peut-il forcer son enfant à contracter mariage ?
Objections :
1. On
ne peut exiger de force le consentement. La contrainte, en effet, ne peut avoir
raison du libre arbitre, comme on l’a dit ailleurs. Or, le consentement est un
acte du libre arbitre. Il ne peut donc être obtenu de force.
2. Selon
le Philosophe, la violence ou la contrainte est ce dont la cause se trouve hors
du patient mais qui n’y coopère d’aucune façon. Or, tout consentement a sa
cause dans le patient. On ne peut donc pas être forcé à consentir.
3. Tout
péché s’achève dans le consentement. Mais ce qui est cause du péché ne peut
être effet de la violence, puisque selon saint Augustin : "nul ne pèche
par un acte impossible à éviter". Or, les juristes l’enseignent, la
violence -consiste dans la poussée irrésistible d’un être plus puissant. Le
consentement ne peut donc être contraint ou forcé.
4. Assujettissement s’oppose à liberté. Mais la violence est un assujettissement, car, comme le dit Cicéron, "la violence est une force impétueuse qui assujettit un être à des liens étrangers". La violence ne peut donc s’exercer sur le libre arbitre. Elle ne peut donc pas non plus forcer le consentement, acte de liberté.
Cependant :
Ce qui ne peut pas être n’est pas un empêchement. Or la violence qui force le - consentement est un empêchement de mariage, comme l’indique le texte des Sentences. Le consentement peut donc être forcé.
D’autre part, le mariage revêt la forme d’un contrat. Mais, dans les contrats, la volonté peut subir une contrainte. Aussi le législateur exige qu’en l’occurrence on remette les choses en leur premier état, car "il ne ratifie pas les actes accomplis par force ou par crainte". Le consentement du mariage peut donc être un consentement forcé.
Conclusion :
La violence s’exerce de deux manières elle peut d’abord imposer une nécessité absolue. Aristote l’appelle alors violence pure elle consiste, par exemple, à pousser brutalement quelqu’un pour le faire avancer. D’une autre manière, elle n’impose qu’une nécessité relative. Aristote la nomme alors violence mixte c’est ainsi que le navigateur jette ses marchandises à la mer pour ne pas couler. Et dans ce cas de violence, l’acte accompli considéré dans l’abs trait, n’est pas volontaire. Cependant étant donné les circonstances, au moment de son exécution, il est bel et bien volontaire. Et comme tout acte ne se réalise que "dans ses conditions particulières", celui-ci a été simplement volontaire et partiellement involontaire. Le consentement de la volonté peut subir cette violence relative, mais non pas la première, la violence mixte, d’ailleurs, ayant pour cause la peur de quelque danger imminent, se confond avec la crainte qui ébranle en quelque sorte la volonté.
Or, le législateur, lui, ne considère pas seulement les actes intérieurs, mais surtout les actes extérieurs ; aussi entend-il par ce mot de violence la violence pure, qu’il distingue de la crainte. Au contraire, on ne parle ici que du consentement intérieur qui ne peut subir cette violence ou force que l’on distingue de la crainte. Dans la question présente, la violence et la crainte sont donc identiques. Et les juristes définissent ainsi la crainte : "le trouble de l’esprit provoqué par un danger présent ou futur"
Solutions :
Les réponses aux difficultés sont contenues dans ce qui précède. Les premières difficultés parlaient de la violence pure, les autres de la violence mixte. La crainte peut-elle forcer la volonté de l’homme résolu ?
Objections :
1. Il
semble que non. Un homme résolu est en effet celui qui ne se trouble pas devant
le danger. Or, la crainte consiste précisément "dans le trouble de l’âme
en face d’un danger imminent". Elle ne peut donc forcer la volonté de
l’homme résolu.
2. La
mort est le plus terrible de tous les maux, d’après Aristote, et comme le plus
parfait objet de terreur. Or, les hommes résolus ne se troublent pas devant la
mort, car l’homme courageux affronte même le danger de mourir. Aucune crainte
ne peut donc forcer la volonté de l’homme résolu.
3. De
tous les dangers, c’est celui du déshonneur que les vertueux redoutent le plus.
Or, on ne considère pas la crainte du déshonneur comme capable d’influencer un
homme résolu, car, comme le dit la loi, "la crainte du déshonneur n’est
pas mentionnée dans le décret intitulé : Les actes dont la crainte est la cause".
Aucune autre crainte ne peut donc forcer la volonté de l’homme résolu.
4. La crainte n’excuse pas de péché celui qui la subit, car elle l’incite à promettre ce qu’il ne veut pas accomplir elle le fait donc mentir. Or ce n’est pas avoir du courage que de commettre même un petit péché sous l’empire de la crainte. Aucune espèce de crainte ne peut donc forcer la volonté de l’homme résolu.
Cependant :
Abraham et Isaac eurent de la fermeté et pourtant la crainte les fit agir par crainte, en effet, ils prétendirent que leurs épouses étaient leurs soeurs. La crainte peut donc forcer la volonté de l’homme ferme et résolu.
Partout aussi la crainte astreignante va de pair avec la violence relative. Or n’importe quel homme peut subir cette violence et jettera, par exemple, ses marchandises à la mer au moment de la tempête. La crainte peut donc forcer la volonté de l’homme résolu.
Conclusion :
La crainte force la volonté de quelqu’un lorsque celui-ci agit par contrainte, c’est-à-dire, accomplit un acte qu’il ne voudrait pas faire, pour éviter un mal qui lui fait peur. Mais, en cette circonstance, l’homme résolu diffère de celui qui ne l’est pas sur deux points : d’abord relativement à l’importance du danger qui le fait craindre. L’homme résolu, en effet, grâce à son jugement droit, sait ce qu’il faut omettre ou accomplir en face de tel danger. Or, on doit toujours choisir le moindre mal ou le plus grand bien. Aussi un tel homme supportera-t-il malgré lui un moindre mal par crainte d’un plus grand ; la crainte ne lui fera jamais commettre un plus grand mal pour en éviter un moindre. L’homme inconstant, au contraire, se sentira forcé de faire un plus grand mal par crainte d’un mal plus petit : par exemple, il commettra un péché par peur d’une peine physique. A l’opposé, l’homme opiniâtre ne pourra pas même être contraint de supporter ou de faire un moindre mal pour en éviter un plus grand. L’homme résolu tient donc le juste milieu entre l’inconstant et l’opiniâtre.
L’homme résolu et l’homme inconstant diffèrent encore dans la manière d’apprécier le danger imminent. Le premier ne se laisse influencer que par des événements estimés graves et susceptibles de se réaliser, le second est ému par des riens : "L’impie prend la fuite quand personne ne le poursuit", lit-on dans les Proverbes.
Solutions :
L’homme
résolu ou celui qui a la vertu de force, d’après Aristote, est un intrépide, non
pas qu’il ne craigne rien ; mais, ce qui ne mérite aucune crainte ne lui en
inspire point. Il ne craint aussi qu’au moment où i il le faut.
2. Le
plus grand de tous les maux c’est le péché. Rien ne peut donc contraindre à le
commettre l’homme résolu : il doit plutôt mourir que de se résigner à une
mauvaise action, comme le dit d’ailleurs Aristote. Quant aux maux corporels, il
y en a de moindres et il y en a de plus grands. Plus importants sont ceux qui
atteignent les personnes, comme la mort, les blessures, la honte d’un affront, la
servitude. Aussi amènent-ils l’homme courageux à subir d’autres dommages
corporels dont la liste est contenue dans ce vers : Déshonneur ou situation, blessures,
mort violente. Peu importe que ces maux atteignent sa personne ou bien son
épouse, ses enfants, ou d’autres parmi ses proches.
3. Si
le déshonneur est le plus grand dommage que l’on puisse subir, il est facile
toutefois d’empêcher qu’il se produise. Aussi, les juristes ne considèrent pas
la crainte du déshonneur comme capable d’influencer un homme résolu.
4. La crainte ne force pas à mentir l’homme résolu, car celui-ci veut tenir ses promesses. Mais il se décide ensuite à demander la restitution, ou s’il a promis de ne pas la demander, il dénonce au juge la violence qui lui est faite. En toute hypothèse, il ne peut s’engager à omettre cette dénonciation ce serait contraire à la vertu de justice et on ne peut forcer personne à agir ainsi, c’est-à-dire à faire un acte injuste.
Objections :
1. Non,
car le consentement est une condition du mariage au même titre que l’intention
dans le sacrement de baptême. Or, celui que l’on force à recevoir le baptême le
reçoit validement. De même, celui qui, par crainte, consent au mariage en
contracte les obligations.
2. Un
acte accompli sous l’influence de la violence relative est plus volontaire
qu’involontaire, comme le déclare Aristote. Or on ne peut pas forcer le
consentement d’une manière absolue. Celui-ci reste donc quelque peu volontaire.
Le mariage est donc encore librement consenti.
3. On doit vraisemblablement conseiller de rester marié à celui qui a consenti au mariage malgré lui ; car faire une promesse et ne pas la tenir est faire un acte apparemment déshonnête, et S. Paul veut que l’on s’abstienne de toute action de ce genre. Mais il n’en serait pas de la sorte si le consentement forcé rendait nul le mariage. Il ne l’annule donc pas.
Cependant :
Une décrétale déclare : "Comme la crainte et la violence détruisent le consentement quand elles interviennent on doit éviter, dans les contrats bilatéraux, tout ce qui peut les produire." Or le mariage exige le consentement mutuel des parties. Celui-ci ne peut donc être obtenu de force.
Le mariage signifie aussi l’union que le Christ a contractée avec son Eglise dans la liberté de l’amour. Il ne peut donc être l’effet d’un consentement forcé.
Conclusion :
Le lien du mariage est un lien perpétuel. Tout ce qui empêche donc le lien d’être perpétuel annule le mariage. Or la crainte qui vient forcer la volonté de l’homme résolu enlève au contrat sa perpétuité, puisqu’il peut en demander la résiliation. Une telle crainte, à la différence des autres, annulera donc le mariage. On considère en effet l’homme résolu comme un vertueux, et c’est pourquoi sa conduite sert de règle dans toutes les actions humaines, comme le dit Aristote.
Cependant selon certains, le consentement une fois donné, même de force, le mariage est valide devant Dieu au for interne, mais non pas devant l’Eglise qui, elle, suppose que le consentement intérieur a fait défaut pour laisser place à la crainte. Or, cette explication ne vaut rien. L’Eglise, en effet, ne doit soupçonner personne de péché, sans en avoir la preuve. Or celui qui a prétendu consentir et n’a pas consenti a commis un péché. Aussi, l’Eglise suppose plutôt qu’il a consenti ; mais elle estime d’autre part que ce consentement extorqué n’est pas suffisant pour donner lieu à un vrai mariage.
Solutions :
1. Dans
le baptême, l’intention de recevoir le sacrement n’est pas la cause efficiente
de ce dernier, mais une des raisons qui a motivé la démarche du baptisé. Dans
le mariage, au contraire, le consentement est la cause efficiente du sacrement.
La comparaison ne porte donc pas.
2. Pour
contracter mariage, il ne suffit pas de le vouloir d’une façon quelconque, mais
en toute liberté ; car le mariage doit rester indissoluble. Par suite, la
violence est un empêchement au mariage.
3. En pareille circonstance, on ne doit pas toujours conseiller de demeurer dans le mariage : on ne doit le faire que dans les cas où la rupture ferait craindre un danger. Rompre le mariage ne serait pas d’ailleurs Un péché, car manquer à une promesse faite malgré soi n’est pas un acte d’apparence déshonnête.
Objections :
1. Quand
le consentement a été obtenu de force, le conjoint qui a forcé l’autre à
consentir est vraiment marié. Le mariage, en effet, est le signe de l’union des
esprits. Mais l’union spirituelle qui est l’effet de la charité peut avoir pour
objet une personne dépourvue de charité. Le mariage peut donc être contracté
même avec celui qui refuse de consentir.
2. Si la personne que l’on a contrainte à donner son consentement consent ensuite, le mariage sera valide. Or ce consentement n’engage pas celui qui avait forcé cette personne à consentir. Celui-là était donc déjà marié en vertu du consentement précédemment donné.
Cependant :
Le mariage est une relation qui établit l’égalité entre deux personnes. Or pareille relation affecte également l’une et l’autre personne. Si pour l’une il y a empêchement, le mariage ne pourra donc pas exister du côté de l’autre.
Conclusion :
Le mariage consiste en une relation d’un genre spécial. Mais une relation entre deux êtres ne peut exister pour l’un sans exister aussi pour l’autre. Aussi, tout ce qui sera un obstacle au mariage pour l’un le sera aussi pour l’autre il est d’ailleurs impossible à un homme d’être le mari d’une femme qui ne soit pas son épouse, et une femme ne peut être épouse sans avoir un mari, de même qu’il n’y a pas de mère sans enfants. Aussi, dit-on communément qu’il n’y a pas de mariage boiteux.
Solutions :
1. Si une
personne peut en aimer une autre qui ne l’aime pas, l’union entre deux personnes
ne peut exister sans amour réciproque. Par suite, comme le dit Aristote, l’amitié,
qui unit les personnes d’une façon particulière, exige l’affection mutuelle.
2. Quand la personne forcée à consentir donne ensuite de plein gré son consentement, le mariage ne devient valide que si l’autre conjoint continue de consentir pleinement. Si au contraire celui-ci se désistait, il n’y aurait pas mariage.
Objections :
1. On
n’affirme pas d’une façon absolue ce que l’on déclare soumettre à une condition.
Or, le consentement au mariage doit être exprimé d’une façon absolue. La
condition apposée au consentement rend donc nul le mariage.
2. L’existence du mariage doit être certaine. Mais affirmer une chose sous condition, c’est la donner comme douteuse. Un pareil consentement n’a donc pas le mariage pour effet.
Cependant :
L’obligation qui naît des autres contrats peut être subordonnée à une condition ; et l’obligation suit lorsque la condition est réalisée. Puisque le mariage est un contrat, il peut donc être conclu par un consentement donné sous condition.
Conclusion :
La condition apposée au consentement peut avoir pour objet un événement présent ou un événement futur. Porte-t-elle sur le présent, si elle n’est pas contraire aux biens du mariage, qu’elle soit honnête ou non, le mariage est valide lorsque la condition est remplie ; il est nul dans le cas contraire. Mais une condition contraire aux biens du mariage le rend nul.
Si la condition porte sur l’avenir, de deux choses l’une, ou bien le fait se produira nécessairement comme, le lever du soleil pour le lendemain le mariage est alors valide, car de tels événements sont déjà présents dans leur cause. Ou bien, la réalité est incertaine, comme le don d’une somme d’argent, ou l’approbation des parents. Un consentement donné à de telles conditions doit sous forme de promesse pour l’avenir. . Il n’a donc pas le mariage, pour effet.
Solutions :
Cette distinction résout les difficultés.
Objections :
1. Il
le peut, semble-t-il. S. Paul dit, en effet, dans l’épître aux Colossiens : "Enfants,
obéissez en tout à vos parents". Les enfants doivent donc obéir aussi en
cette circonstance.
2. Isaac
enjoignit à Jacob de ne pas prendre pour épouse une fille de Chanaan. Il ne lui
aurait pas donné cet ordre s’il n’en avait pas eu le droit. Un fils est donc
tenu d’obéir à son père sur ce point.
3. On
ne doit rien promettre et surtout avec serment au nom de ceux que l’on ne
pourra contraindre à exécuter la promesse. Or, les parents font au nom de leurs
enfants des promesses de mariage et les font même sous serment. Ils peuvent
donc imposer à leurs enfants l’exécution de ces promesses.
4. Le Pape, père spirituel, peut imposer un mariage spirituel, c'est-à-dire, l’acceptation de l’épiscopat. Un père selon la chair peut donc imposer à son enfant le mariage charnel.
Cependant :
Un fils peut entrer en religion sans commettre de péché, quand son père lui impose de se marier. Il n’est donc pas obligé d’obéir à son père sur ce point.
Si par ailleurs un fils devait obéir en cette occasion, les parents pourraient fiancer leurs enfants malgré eux et les fiançailles seraient valides. Or cela est contraire au droit. En pareil cas, les enfants ne doivent donc pas obéissance.
Conclusion :
Le mariage ressemblant à une sorte de servitude perpétuelle, un père ne peut forcer son fils à lui obéir et à contracter mariage, car le fils est une personne libre par sa condition.
Ce que peut faire le père c’est de persuader son enfant par justes motifs d’agir de la sorte. La valeur que prendront ces raisons pour le fils montrera la valeur des avis de son père. Si les motifs imposent le mariage et en montrent la nécessité ou le bien fondé, le précepte du père aura la même force : sinon, il ne vaudra pas.
Solutions :
1. Le
mot de l’Apôtre ne s’applique pas aux circonstances où l’enfant devient libre
comme son père. Or l’une de ces circonstances est précisément le mariage, par
lequel le fils va devenir père à son tour.
2. Jacob
devait obéir à Isaac pour d’autres raisons, c’est-à-dire à cause de la
dépravation des femmes de Chanaan, et de la disparition prochaine de la race de
Chanaan sur la terre promise à la postérité des patriarches. Isaac avait donc
le droit d’imposer le mariage.
3. Les
parents ne promettent et ne prêtent serment que sous condition, à savoir si
cela plaît à leurs enfants. Ils doivent alors s’efforcer de faire consentir
leurs enfants, en y mettant de la bonne foi.
4. Certains prétendent que le Pape ne peut imposer l’épiscopat à personne, car, pour être évêque, il faut y consentir en toute liberté. Mais si cela était vrai, la hiérarchie ecclésiastique disparaîtrait ; Supposé, en effet, qu’on ne puisse obliger quelqu’un à prendre le gouvernement de l’Eglise, l’Eglise ne pourrait plus subsister, car les plus capables de la diriger refuseraient de le faire à moins qu’on ne les y force.
Il n’y a donc point de ressemblance entre les deux situations : le mariage spirituel n’est pas une servitude corporelle comme l’union charnelle. Mais il consiste en une fonction nécessaire à la société : "Qu’on nous regarde comme des ministres", dit l’Apôtre.
Il faut examiner l’objet du consentement. A ce sujet, deux questions se posent : 1. Le consentement qui constitue le mariage a-t-il pour objet l’union charnelle ? -2. Le mariage est-il l’effet du consentement donné pour un motif déshonnête ?
Objections :
1. Le
consentement efficace au mariage est le consentement à l’union charnelle. Saint
Jérôme dit en effet : "Ceux qui ont fait le voeu de virginité se damnent
non seulement en se mariant, mais encore en voulant se marier". Or il n’y
aurait là rien de condamnable, si la chose n’était pas contraire à la virginité.
Mais le mariage ne s’oppose à la virginité qu’en raison de l’union sexuelle. Le
consentement de la volonté tel que le comporte le mariage, porte donc sur
l’union charnelle.
2. Tous
les rapports entre mari et femme peuvent être licites entre frère et soeur à
l’exception d’un seul, l’acte sexuel. Puisque le frère et la soeur ne peuvent
échanger le consentement matrimonial, ce dernier a donc pour objet l’union charnelle.
3. Si
la femme dit à. l’homme "Je consens à vous prendre, à condition que vous
n’ayez aucune relation charnelle avec moi", le consentement matrimonial
n’existe pas,, car cette condition est contraire à la substance du consentement.
Or il n’en serait pas ainsi si le consentement ne portait sur l’union sexuelle.
Celle-ci est donc l’objet du consentement.
4. En toute chose l’acte initial correspond à l’acte final. Mais la consommation du mariage consiste dans l’union charnelle. Le consentement, acte initial, a donc pour objet les rapports charnels.
Cependant :
On ne peut consentir à l’œuvre de chair et rester vierge d’esprit et de corps. Mais, après avoir consenti au mariage, saint Jean l’Evangéliste est resté vierge d’esprit et de corps. Il n’a donc pas consenti à l’œuvre de la chair.
D’autre part, l’effet correspond toujours à sa cause. Or le consentement est. la cause du ma nage. Si donc l’union charnelle n’est pas essentielle au mariage, le consentement, cause du mariage, ne sera pas nécessairement un consentement à l’union charnelle.
Conclusion :
Le consentement pour réaliser le mariage doit avoir pour objet ce en quoi consiste le mariage, car la volonté ne réalise vraiment que ce qu’elle entend accomplir. Le rapport de l’acte charnel avec le consentement sera donc le même que le rapport de l’acte charnel avec le mariage. Or, nous l’avons déjà dit, le mariage ne consiste pas essentiellement dans les relations charnelles, il consiste plutôt en une association de l’homme et de la femme, ordonnée à l’union sexuelle et à tout ce qui en résulte pour eux deux, étant donné qu’ils reçoivent l’un sur l’autre des droits à l’acte conjugal. Et cette association est appelée union conjugale. On avait donc raison de le dire, consentir au mariage, c’est con sentir d’une façon implicite aux relations charnelles, mais non d’une manière expresse, c’est-à-dire, -et il n’y a en effet que cette seule façon de le comprendre, -de la manière dont l’effet est implicitement contenu dans sa cause, car le droit de réaliser l’union de la chair, objet du consentement, est la cause des relations sexuelles, de même que le droit d’user d’une chose est la cause de l’usage qu’on en fait.
Solutions :
1. Si
on mérite d’être damné en consentant au mariage, après avoir fait le voeu de
virginité, c’est parce que l’on donne à autrui le pouvoir d’accomplir un acte
illicite, de même que l’on pèche en permettant à autrui de prendre un dépôt
confié et non pas seulement en lui livrant le dépôt On a traite ailleurs du
consentement de la Sainte Vierge.
2. Le
frère et la soeur ne peuvent avoir le droit de réaliser entre eux l’union
charnelle, pas plus que celle-ci ne peut leur être permise. L’argument n’est
donc pas concluant. .
3. Cette
condition expresse s’oppose non seulement à l’acte du mariage, mais encore à la
possibilité de l’accomplir. Elle est donc contraire au mariage.
4. L’acte initial du mariage a le même rapport avec le mariage consommé que l’habitude ou la puissance avec l’action qui en est l’effet.
Les raisons alléguées en sens contraire prouvent seulement que l’on ne consent pas. d’une façon expresse à l’union charnelle dans le mariage. Et ceci est vrai.
Objections :
1. Ce
n’est pas contracter mariage que de consentir à épouser une personne pour une
fin malhonnête. Une seule chose n’a qu’une seule raison l'être. Or le mariage
est un sacrement un. On ne peut donc le contracter qu’en se proposant la fin
que Dieu lui a assignée, c’est-à-dire, la procréation de l’enfant.
2. L’union
conjugale a été instituée par Dieu, comme le rapporte le texte de saint
Matthieu "Ce que Dieu a uni, l’homme ne doit pas le séparer". Mais
l’union contractée pour des motifs déshonnêtes ne vient pas de Dieu. Ce n’est
donc pas un vrai mariage.
3. Les
autres sacrements ne sont valides que si l’on se conforme à l’intention de
l’Eglise. Mais dans le sacrement de mariage, l’Eglise ne poursuit pas des fins
déshonnêtes. Consentir pour des motifs honteux n’est donc pas contracter
mariage.
4. Boèce
l’a dit : "Ce dont la fin est bonne est bon". Mais le mariage est
toujours un bien. Il n’y aura donc pas mariage si on contracte pour une fin
déshonnête.
5. Le mariage signifie l’union du Christ et de son Eglise. Or celle-ci n’a rien de malhonnête. On ne peut donc pas contracter mariage pour un but déshonnête.
Cependant :
Celui qui baptise avec l’intention de réaliser un gain baptise validement ; de même, celui qui contracte mariage pour gagner de l’argent contracte validement.
Cette vérité est encore prouvée par les exemples et les arguments d’autorité cités dans le texte.
Conclusion :
On peut distinguer deux fins dans le mariage une fin essentielle et une fin accidentelle. La première est le but auquel le mariage est destiné : cette fin est toujours bonne et consiste dans la procréation des enfants et la préservation du péché de fornication. La fin accidentelle est celle que se proposent les époux, en contractant mariage. Mais ce que l’on recherche à propos du mariage ne peut être que l’une de ses conséquences, et comme, d’autre part, les conséquences ne modifient pas la nature de la cause, mais que la cause modifie la nature des conséquences, le mariage ne sera pas un bien ou un mal selon la fin accidentelle que se proposeront les époux, mais ce seront ces derniers qui seront bons ou mauvais, car ils feront de cette fin le but essentiel de leur union. Et comme les causes accidentelles sont en nombre immense, on pourra poursuivre, dans le mariage, une multitude de buts secondaires dont les uns seront honnêtes et les autres ne le seront pas.
Solutions :
1. Sans
doute une réalité n’est l’effet que d’une seule cause essentielle et principale.
Mais une réalité destinée à une fin essentielle et principale peut servir à
plusieurs autres buts secondaires essentiels, et à une infinité de buts
accidentels.
2. On
peut considérer dans l’union conjugale la relation même qui constitue le
mariage ; et celle-ci, venant de Dieu, est toujours un bien, quel que soit le
motif du mariage. On peut aussi envisager l’acte accompli par les deux époux
quelquefois c’est une mauvaise action qui ne vient pas de Dieu à proprement
parler. Il ne répugne pas d’ailleurs qu’un effet vienne à la fois de Dieu et
d’une cause mauvaise ainsi, l’enfant né de l’adultère. L’effet ne provient pas
de sa cause parce que celle-ci est mauvaise, mais parce qu’elle est bonne en
partie ; ce bien a Dieu pour auteur, quoique tout ne vienne pas de Dieu.
3. L’intention
qu’a l’Eglise d’administrer le sacrement est nécessaire à la validité de tout
sacrement ; sans cette intention il n’y a pas de sacrement Mais l’intention que
se propose l’Eglise en cherchant un avantage spirituel dans l’administration du
sacrement est utile au sacrement et non nécessaire. Si donc on n’a pas cette
intention, le sacrement reste valide. C’est commettre une faute cependant que
de ne pas l’avoir. Ce serait, par exemple, une faute de donner le baptême sans
vouloir chercher la purification de l’âme, que l’Eglise se propose de faire. De
même, en voulant contracter mariage pour un autre but que celui qui est proposé
par l’Eglise, on con tracte néanmoins un mariage valide.
4. Cette
fin mauvaise n’est pas la fin du mariage, mais le but recherché par les époux.
5. Le symbole de l’union du Christ avec son Eglise est l’union conjugale, mais non l’action que font les conjoints quand ils se marient. L’argument n’a donc pas de valeur.
Reste à considérer les biens du mariage. A ce propos, il faudra répondre à six questions -1. Certains biens sont-ils nécessaires pour justifier le mariage ? -2. L’énumération de ces biens est- elle suffisante ? -3. Le bien du sacrement est-il le premier parmi les autres ? -4. Ces biens excusent-ils de péché l’acte conjugal ? -5. A défaut de ces biens, l’acte conjugal est-il légitime ? -6. A dé faut de ces biens, l’acte conjugal est-il un péché mortel ?
Objections :
1. Il
est dans l’ordre de la nature que la conservation de l’individu se fasse et se
réalise par la nutrition, de même que la propagation de l’espèce se réalise par
le mariage ; ceci est d’autant plus dans l’ordre que le bien de l’espèce est
meilleur et plus digne que le bien de l’individu. Or la nutrition n’a pas à se
justifier, pas davantage donc le mariage.
2. Selon
Aristote, l’amitié entre mari et femme est une amitié naturelle qui est à la
fois honnête, utile et agréable. Or, on n’a pas besoin de justifier ce qui est
honnête. On ne doit donc pas assigner au mariage des biens qui l’excuseraient.
3. Le
mariage a été institué comme un remède au péché et comme une fonction de la
nature. A ce dernier titre, le mariage n’a nul besoin d’être justifié, sinon il
aurait dû l’être au paradis, ce qui n’a pas eu lieu, puisque, selon le mot de
saint Augustin, "le mariage était alors honorable et le lit nuptial sans
tache". De même en est-il du mariage, remède au péché, car il n’est pas nécessaire
d le justifier plus que les autres sacrements qui ont été institués aussi pour
remédier au péché.
4. Les actions qui peuvent être vertueuses s’accomplissent toutes sous l’influence des vertus. Si le mariage peut être vertueux, il n’a donc besoin pour le devenir que des vertus de l’âme. On ne doit donc pas alléguer des biens qui justifient le mariage, pas plus qu’on ne doit en désigner pour justifier les actes accomplis sous l’in fluence des vertus.
Cependant :
Partout où intervient une permission indulgente, il faut une excuse qui la justifie. Or, c’est en vertu d’une permission indulgente, comme le dit saint Paul, qu’en raison de la faiblesse humaine, on autorise le mariage. Le mariage a donc besoin de motifs qui le justifient.
En outre, les relations charnelles du mariage sont au point de vue naturel de même espèce que celles de la fornication. Or, les relations du concubinage ont d’elles-mêmes un caractère honteux. Pour que le mariage n’ait pas ce caractère, il faut que certains motifs le rendent honnête et le mettent dans une autre catégorie d’actes moraux.
Conclusion :
Aucun homme sage ne doit consentir à supporter un dommage, quand celui-ci n’est pas compensé par un bien égal ou meilleur. Le choix d’un parti qui aura nécessairement un inconvénient quelconque doit donc être justifié par la présence d’un bien qui rétablira l’équilibre en rendant raisonnable et honnête le parti choisi. Or, l’union de l’homme et de la femme cause du tort à la raison, car, d’un côté la délectation sensuelle est si véhémente que la raison absorbée par le plaisir ne peut plus comprendre quoi que ce soit, et d’un autre côté, les tribulations inévitables de la chair accablent les époux de soucis matériels. Aussi, le choix du mariage ne peut devenir raisonnable que moyennant la compensation de certains avantages qui rendront vertueuse pareille union, et tels sont les biens du mariage qui rendent celui-ci légitime et honnête.
Solutions :
1. Le
plaisir de l’acte de nutrition est loin d’être aussi intense que le plaisir de
l’acte du mariage et il paralyse beaucoup moins la raison, car si la force
génératrice par laquelle se transmet le péché originel est dépravée et
corrompue, la force de nutrition qui ne le transmet pas est Corrompue, il est
vrai, mais non dépravée. D’autre part, chacun a un plus vif sentiment personnel
de ses besoins individuels que de ceux de l’espèce. Aussi pour se décider à
manger et subvenir ainsi aux besoins personnels, il suffit d’en ressentir le
désir. Mais pour stimuler l’acte destine à subvenir aux besoins de l’espèce, la
Providence a joint à celui-ci une sensation de plaisir qui pousse même les
animaux à l’accomplir, bien qu’ils ne soient pas corrompus par le péché
originel. Les deux cas ne sont donc pas semblables.
2. Ces
biens qui justifient le mariage lui sont essentiels. S’ils sont nécessaires, ce
n’est donc pas parce qu’ils seraient des motifs d’ordre externe qui viendraient
rendre le mariage vertueux, mais parce qu’ils sont des éléments essentiels et
les causes de l’honnêteté que le mariage possède de par sa nature.
3. Du
fait que le mariage est fonction de la nature et remède au péché, il vérifie la
définition de l’utile et de l’honnête. Mais ces deux qualités lui conviennent
en raison des biens qu’il possède et qui le rendent apte à remplir sa fonction
naturelle et à servir de remède à la concupiscence.
4. La rectitude de l’acte vertueux provient à la fois de la vertu qui en est la cause et des circonstances qui en sont les conditions formelles. Or les biens du mariage jouent vis-à-vis du mariage le même rôle que les circonstances vis-à-vis de l’acte vertueux grâce à elles, le mariage peut donc être un acte de vertu.
Objections :
1. Il
ne suffit pas de compter la fidélité, l’enfant, le sacrement parmi les biens du
mariage, comme l’a fait le Maître des Sentences. Le mariage, en effet, n’a pas
seulement pour but la procréation et l’éducation de l’enfant, mais encore la
collaboration des époux dans la vie commune grâce au partage des travaux, ainsi
que le dit Aristote dans les Ethiques. Puisqu’on met l’enfant parmi les biens
du mariage, il faut mettre aussi l’association dans le travail.
2. L’union
du Christ et de son Eglise, dont le mariage est le signe, se fait par la
charité. Parmi les biens du mariage, on devrait donc compter la charité de
préférence à la fidélité.
3. Le mariage
qui défend aux époux d'avoir des relations charnelles avec une autre personne
leur impose encore à tous deux l’accomplissement du devoir conjugal. Mais la
première obligation se rapporte à la fidélité, comme le fait remarquer le
Maître des Sentences. Puis donc que les époux sont encore tenus au devoir con
jugal, on devrait mentionner aussi la justice parmi les biens du mariage.
4. Le
mariage, qui symbolise l’union du Christ et de son l'Eglise et qui, par suite, exige
l’indissolubilité, doit posséder pour la même raison l’unité, afin d’être
l’union d’un seul et d’une seule. Or le sacrement, que l’on compte parmi les
biens, se réfère à l’indissolubilité. On devrait donc ajouter un autre bien qui
se réfère à l’unité.
5. D’autre
part, les biens énumérés semblent trop nombreux. Une seule vertu, en effet, suffit
à rendre vertueuse une seule action. Mais la fidélité est une vertu. Il est
donc inutile d’ajouter les deux autres biens pour justifier le mariage.
6. De
même un acte est utile et vertueux pour des raisons différentes, car l’utile et
l’honnête sont deux espèces de bien. Or, c’est à cause de l’enfant que le
mariage est utile. L’enfant ne doit donc pas être un des biens qui rendent le
mariage vertueux.
7. Enfin rien ne peut être à soi-même sa propriété ou sa condition. Mais les biens sont les conditions du mariage. Comme alors le mariage est de lui-même un sacrement, on ne peut donc regarder le sacrement comme un bien du mariage.
Conclusion :
Le mariage est à la fois fonction naturelle et sacrement de l’Eglise. Institution naturelle, il est soumis à deux conditions comme tout acte de vertu ; selon la première, celui qui agit doit avoir l’intention de réaliser la fin voulue, et voilà pourquoi on mentionne l’enfant parmi les biens du mariage. La seconde condition doit se vérifier dans l’acte lui-même qui sera une bonne action s’il porte sur une matière légitime. Tel est le rôle de la fidélité selon laquelle l’homme entretient des relations avec son épouse et non pas avec une autre femme. Enfin, étant un sacrement, le mariage est une bonne chose, et le mot de sacrement signifie cet autre bien.
Solutions :
1. Le
mot enfant désigne non seulement sa procréation mais encore son éducation l’œuvre
commune de l’homme et de la femme qui sont unis conjugalement s’étend à ces
deux choses puisque les parents thésaurisent naturellement pour leurs enfants, comme
le dit saint Paul. C’est ainsi que dans le bien des enfants, fin principale du
mariage, se trouve inclus le bien de la vie commune, but secondaire de l’union
matrimoniale.
2. La
fidélité n’est pas ici la vertu théologale de foi mais une vertu particulière
ressortissant à la justice on l’appelle ainsi parce qu’elle consiste à faire "les
choses dites" pour rester fidèle aux promesses. Le mariage étant, en effet,
une sorte de contrat, renferme une promesse qui lie tel homme à telle épouse.
3. Par
cette promesse, les époux s’engagent à ne pas avoir de relations charnelles
avec une tierce personne et à se rendre l’un à l’autre le devoir conjugal. Cette
dernière obligation est aussi essentielle, puisqu’elle est la conséquence du
don réciproque des époux. Les deux engagements rentrent donc dans le devoir de
fidélité. Mais le texte des Sentences n’a mentionné que l’engagement qui, au
premier abord, est moins évident.
4. Par
le mot "sacrement" il faut entendre non seulement l’indissolubilité, mais
aussi toutes les conséquences qui résultent de ce que le mariage signifie
l’union du Christ et de son Eglise. On peut dire encore que l’unité en question
est un des aspects de la fidélité comme l’indissolubilité est un des aspects du
sacrement.
5. La
fidélité dont on parle ici n’est p ne vertu spéciale mais une condition de la
vertu, c’est-à-dire la condition qui justifie le nom de fidélité donné à cette
vertu spéciale qui est une des espèces de la justice.
6. L’usage
modéré d’un bien utile est honnête ou vertueux non parce qu’il est utile, mais
parce qu’il est raisonnable : c’est la raison qui règle l’emploi d’une Chose. De
même, la destination d’une chose à un but utile peut la rendre bonne et vertueuse
quand la raison en règlera l’usage d’une manière convenable. Ainsi en est-il
pour le mariage il est utile puisqu’il a pour but la procréation des enfants, el
néanmoins il est un bien honnête parce qu’il a été convenablement réglé pour
atteindre cette fin.
7. Selon l’explication du Maître des Sentences, on n’appelle pas ici du nom de sacrement le mariage en tant que tel, mais son indissolubilité qui est signe de la même réalité que le mariage. Ou bien on peut dire que le mariage est de fait un sacrement, mais que pour lui ce n’est pas la même chose d’être un mariage et d’être un sacrement, car il n’a pas été seulement institué pour être le signe d’une chose sacrée, mais aussi pour remplir une fonction naturelle. La qualité de sacrement est donc comme une condition qui s’ajoute aux éléments que possédait le mariage et qui le rendaient vertueux. Par suite, on nomme la sacramentalité parmi les biens qui justifient le mariage. Quand on parle de ce troisième bien, c’est-à-dire du sacrement, on entend non seulement son indissolubilité mais tout ce qui lui donne sa signification.
Objections :
1. Il
ne l’est pas, car c'est la fin "qui est partout la chose la plus
importante". Or, l’enfant est la fin du mariage. L’enfant est donc le
principal bien du mariage.
2. Parmi
les éléments qui distinguent l’espèce, la différence l’emporte sur le genre
parce qu’elle le complète, de même que la forme prévaut sur la matière dans
l’organisation d’un être de la nature. Or la qualité de sacrement appartient au
mariage en raison de son genre ; l’enfant et la fidélité, en raison de sa
différence, c’est-à-dire, parce qu’il est tel sacrement. Ces deux biens sont
donc plus importants que le bien du sacrement.
3. Il
peut y avoir mariage sans qu’il y ait des enfants et sans que les époux fidèles
; de même l’union peut ne pas être indissoluble ainsi en est-il, par exemple, quand
un époux entre en religion, avant de consommer le mariage. Pour ce motif encore,
le sacrement n’est donc pas le bien principal du mariage.
4. L’effet
ne peut être plus important que la cause. Or le consentement, cause du mariage,
est souvent de courte durée. Le mariage peut alors être rompu, l’indissolubilité
n’est donc pas toujours une propriété du mariage.
5. Les sacrements dont l’effet est indélébile impriment un caractère. Mais le mariage ne confère pas de caractère. Il n’est donc pas absolument indissoluble. De même alors qu’il peut se réaliser sans qu’il y ait des enfants, il peut exister aussi sans être sacrement. Il faut donc conclure comme précédemment.
Cependant :
Ce qui entre dans la définition d’une réalité lui est absolument essentiel. Or l’indissolubilité, propriété du sacrement, fait partie de la définition déjà donnée du mariage, mais non l’enfant ni la fidélité. Le sacrement est donc le bien principal du mariage.
D’autre part, la puissance divine qui agit dans les sacrements est plus efficace que la puissance humaine. Or l’enfant et la fidélité sont les biens du mariage en tarit qu’institution naturelle, le sacrement est le bien du mariage parce que celui-ci est d’institution divine. Le sacrement l’emporte donc sur les deux autres biens.
Conclusion :
Une réalité peut l’emporter sur une autre pour l’un des deux motifs suivants : parce qu’elle est plus essentielle, ou parce qu’elle est plus excellente. A ce dernier point de vue, le sacrement est plus important que les deux autres biens, car il est propriété du mariage en tant que celui-ci est signe de la grâce, et les deux autres biens appartiennent au mariage parce que celui-ci est institution naturelle. Or, la perfection de la grâce est plus excellente que la perfection de la nature. Mais si une réalité est plus importante parce que plus essentielle, il faut faire une distinction. On peut, en effet, considérer la fidélité et l’enfant sous un double rapport : en eux-mêmes d’abord, et ils sont alors la conséquence du mariage, car user du mariage, c’est être fécond et fidèle aux engagements. Par contre, au mariage même, car du fait que les époux se sont donnés par le contrat conjugal et pour toujours des droits l’un sur l’autre, il s’ensuit qu’ils ne peuvent plus se séparer. Aussi le mariage ne se réalise jamais sans l’indissolubilité, alors qu’il peut exister sans qu’il y ait enfant et fidélité, car l’existence et l’usage d’une chose sont indépendants l’un de l’autre. Sous ce rapport, le sacrement est donc plus important que la fidélité et l’enfant.
Cependant on peut encore envisager la fidélité et l’enfant sous un autre rapport, dans leurs intentions ; par "enfant" on entendra l’intention d’en avoir et par "fidélité" l’intention de rester fidèle. Ces deux intentions accompagnent nécessairement le mariage, parce qu’elles sont comprises dans le contrat matrimonial des deux époux, à tel point que celui qui formulerait dans ce contrat une intention contraire aux deux précédentes ne ferait pas un vrai mariage. Sous ce rapport, l’enfant devient donc la chose la plus essentielle du mariage, la fidélité vient ensuite, et enfin le sacrement : de même, pour l’homme, la nature humaine est plus essentielle que la grâce, bien que la grâce soit plus excellente.
Solutions :
1. Dans
l’ordre de l’intention, la fin vient en premier lieu, mais dans l’ordre
d’exécution, elle se réalise au dernier instant. De même en est-il pour
l’enfant vis-à-vis des autres biens du mariage. Ce bien de l’enfant obtient le
premier rang à un point de vue, mais non pas à tous.
2. Le
sacrement proposé comme troisième bien convient au mariage, en raison
différence spécifique de celui-ci : on emploie, en effet, le mot de sacrement
parce que le mariage imite d’une façon spéciale la chose sacrée dont il est le
signe.
3. Saint
Augustin considère les noces comme des biens humains : aussi, après la
résurrection, les hommes n’auront-ils plus d’épouses ni les femmes de Matthieu.
Le lien conjugal ne durera donc point au delà de la vie terrestre. Si on
l’appelle indissoluble, c’est qu’il ne peut être brisé en cette vie. La mort
peut cependant en rompre le lien, qu’il s’agisse de la mort corporelle pour
l’union charnelle, ou qu’il s’agisse de la mort spirituelle pour la seule union
spirituelle.
4. Le
consentement, cause du mariage, ne dure pas toujours d’une façon matérielle, c’est-à-dire
n’est pas toujours substantiellement le même acte, car il peut cesser, et un
acte contraire peut survenir. Mais le consentement formel est perpétuel, parce
qu’il a pour objet l’indissolubilité du lien : sinon, il n’y aurait pas mariage,
car consentir à une union temporaire n’est pas contracter mariage. On appelle
formel ce consentement parce qu’un acte reçoit sa forme de l’objet sur lequel
il porte. Et l’indissolubilité a ainsi pour cause le consentement.
5. Les sacrements qui produisent le caractère confèrent le pouvoir d’accomplir des actes spirituels, mais le mariage donne le pouvoir d’accomplir des actes corporels. Aussi en raison du pouvoir qu’il donne à chacun des époux vis-à-vis de l’autre, ressemble-t-il aux sacrements qui confèrent le caractère : de là vient son indissolubilité, comme le déclare le Maître des Sentences. Il diffère cependant des autres sacrements en ce que le pouvoir conféré a pour objet des actes corporels ; aussi n’imprime-t-il aucun caractère spirituel.
Objections :
1. Les
biens du mariage ne justifient pas l’acte conjugal. Celui qui consent, en effet,
à souffrir un grand dommage pour un moindre bien commet une faute, car cette
manière de faire n’est pas raisonnable. Or le bien de la raison, que diminue l’acte
conjugal, est plus important que les trois autres biens : ces derniers ne
suffisent donc pas à excuser l’acte conjugal.
2. Quand
on associe le bien au mal, tout devient mauvais au point de vue moral : car une
seule circonstance mauvaise rend un acte mauvais et une circonstance bonne ne
suffit pas à le rendre bon. Or, l’acte conjugal est intrinsèquement mauvais, sinon
on n’aurait pas besoin de le justifier. Les biens allégués ne suffisent donc
pas à le rendre bon.
3. Partout
où il y a excès dans la passion, il y a vice moral. Les biens du mariage, qui
ne peuvent empêcher l’excès de délectation de l’acte conjugal, ne peuvent donc
pas excuser et justifier celui-ci.
4. On ne rougit pudiquement que d’actes honteux, ainsi que le remarque saint Jean Damascène. Or, malgré les biens du mariage, on rougit de l’acte conjugal. Les biens ne peuvent donc le justifier.
Cependant :
l’acte conjugal ne diffère du péché de fornication que grâce aux biens du mariage. Si ces derniers ne suffisaient pas à justifier l’acte conjugal, le mariage resterait toujours illicite, et on a dit pourtant le contraire précédemment.
D’autre part les biens du mariage sont comme les circonstances obligatoires de l’acte conjugal. Or de telles circonstances suffisent pour rendre un acte bon. Les biens énumérés peuvent donc justifier le mariage et faire qu’il n soit pas un péché.
Conclusion :
On peut justifier un acte de deux façons : d’abord on peut excuser celui qui l’accomplit, alors même que l’action serait mauvaise, ou bien ne pas le rendre totalement responsable de la faute commise : l’ignorance excuse ainsi du péché soit totalement soit en partie.
Ensuite l’action elle-même peut trouver une justification en elle-même, si bien qu’elle ne sera pas une faute ; c’est de cette dernière façon que l’acte conjugal trouve dans les biens du mariage sa justification. Or les mêmes motifs qui empêchent une action d’être moralement mauvaise la rendent bonne, car il n’y a pas d’actes indifférents, comme on l’a déjà dit. Mais un acte humain peut être bon pour l’une des deux taisons sui vantes : ou bien parce qu’il est vertueux ; ce qui le justifie est alors la cause dont il provient. Tel est le rôle de la fidélité et de l’enfant vis-à-vis de l’acte conjugal. Ou bien un acte peut être bon en raison d’un sacrement qui le rend non seulement bon mais saint. L’acte conjugal devient ainsi un acte bon à cause du lien indissoluble qui unit les époux et qui fait du mariage le symbole de l’union du Christ et de son Eglise. Les biens du mariage justifient donc suffisamment l’acte conjugal.
Solutions :
1. L’acte
du mariage nuit à la raison non pas en portant préjudice à la faculté de l’âme,
mais en empêchant celle-ci de fonctionner. D’ailleurs un acte plus parfait en
son genre peut être interrompu sans inconvénient pour un acte moins bon. Cette
manière d’agir n’est pas un péché. Ainsi fait le contemplatif qui interrompt sa
contemplation pour vaquer à la vie active.
2. La
raison alléguée serait juste si le mal inséparable de l’acte conjugal était le
mal du péché. Mais dans l’état actuel de l’humanité, ce mal n’est pas le mal du
péché, n le mal de la peine qui consiste dans la révolte de la concupiscence
contre la raison. L’argument n’est donc pas concluant.
3. L’excès
de passion, cause du vice, ne se mesure pas à l’intensité quantitative de la
passion, mais au rapport de celle-ci avec la raison. On ne regarde alors comme
immodérée que la passion qui dépasse les limites raisonnables. Or, quoique très
intense matériellement, la délectation d l’acte du mariage ne dépasse pas les
limites que la raison lui impose antérieurement, bien qu’en vérité la raison
soit impuissante à le modérer au moment où il s’accomplit.
4. Cette honte qui se joint toujours à l’acte matrimonial et qui en fait rougir est une peine et non pas une faute, car tout défaut inspire naturellement à l’homme un sentiment de honte.
Objections :
1. L’acte
conjugal peut, semble-t-il, se justifier même sans la présence des biens du
mariage. Celui qui obéit uniquement à la nature pour accomplir l’acte conjugal
ne paraît se proposer aucun des biens matrimoniaux qui appartiennent, en effet,
ou à l’ordre de la grâce, ou à l’ordre de la vertu. Or il semble qu’on ne pèche
pas en suivant uniquement le penchant naturel pour accomplir l’acte en question,
car rien de naturel n’est mauvais, puisque le mal est "en dehors de la
nature et de l’ordre", comme le remarque Denys. L’acte du mariage peut
donc être légitime sans les biens énumérés.
2. Celui
qui s’unit à son épouse pour éviter la fornication ne paraît avoir en vue aucun
bien matrimonial. Or celui-là ne pèche pas, semble-t-il, car, comme le dit
saint Paul, le mariage a été permis à l’humanité infirme pour la détourner de
la fornication. L’acte conjugal n’a donc pas besoin des biens du mariage pour
se justifier.
3. Celui
qui use de son bien à son gré ne blesse pas la justice et ne pèche pas, à ce
qu’il paraît. Or, dans le mariage, l’épouse devient le bien de son mari et le
mari le bien de l’épouse. Ils ne commettront donc aucune faute quand, selon
leur gré, ils useront de leurs droits réciproques sous l’impulsion du plaisir.
4. Un acte bon en lui-même ne peut devenir mauvais qu’en raison de la mauvaise intention qu’on y apporte. Or l’acte du mariage, accompli entre mari et épouse, est un acte bon en son genre. Il ne deviendra mauvais que si on l’accomplit avec une mauvaise intention. Or on peut remplir le devoir conjugal avec une bonne intention mais sans se proposer l’un des biens du mariage ainsi on peut le remplir pour conserver sa santé ou la recouvrer. Les biens du mariage ne sont donc pas nécessaires pour justifier l’acte conjugal.
Cependant :
Supprimer la cause c’est supprimer l’effet. Or les causes qui justifient l’acte conjugal sont les biens du mariage. Si ces derniers font défaut, l’acte conjugal ne peut donc se justifier.
En outre, cet acte ne diffère de la fornication que par les biens du mariage. Or l’acte sexuel de la fornication est toujours mauvais. Si on ne se propose donc pas les biens du mariage, on commettra toujours un péché en accomplissant l’acte conjugal.
Conclusion :
De même que les biens énumérés rendent le mariage honnête et saint, parce qu’ils forment son cortège habituel, de même font-ils de l’acte conjugal un acte légitime, lorsqu’on les poursuit avec une intention actuelle. Du moins en est-il ainsi des deux biens qui se réfèrent à l’acte conjugal. Par suite, les époux qui entretiennent des relations charnelles pour avoir des enfants ou pour accomplir leur devoir conjugal, c’est-à-dire pour être fidèles, sont absolument exempts de faute. Le troisième bien, lui, ne concerne pas l’usage du mariage, mais, comme on l’a dit, le mariage lui-même. Il rend donc vertueuse l’union conjugale mais non l’acte du mariage. Pour que celui-ci ne soit pas alors un péché, il ne suffit pas que les époux veuillent donner à leur union sa signification spirituelle.
Restent donc deux raisons pour lesquelles les époux peuvent accomplir l’œuvre de chair : avoir des enfants ou rendre le devoir conjugal. Les époux qui agiront autrement commettront un péché, au moins un péché véniel.
Solutions :
1. Considéré
comme bien du sacrement, l’enfant exige plus que ne le veut le bien poursuivi
par la nature. Celle-ci, en effet, recherche la génération des enfants pour
conserver le bien de l’espèce. Mais le bien du sacrement suppose que l’enfant
sera dirigé en outre vers -sa fin dernière qui est Dieu. Si donc on a
naturellement l’intention d’avoir des enfants, on doit encore avoir l’intention,
soit actuelle, soit habituelle de chercher le bien des enfants comme l’exige le
sacrement : sinon on s’arrêterait à l’ordre naturel, ce qui serait un péché. Par
con séquent obéir uniquement à la nature pour accomplir l’acte du mariage
n’excuse pas tout à fait de péché, à moins que l’on ne dirige ce désir naturel,
d’une façon actuelle ou habituelle, à un but ultérieur, c’est-à-dire, à la
génération des enfants, telle que le réclame le bien du sacrement. Il ne
s’ensuit pas que l’inclination naturelle soit mauvaise ; mais elle est
imparfaite quand elle n’est pas ordonnée ultérieurement à l’un des biens du
mariage.
2. Rendre
le devoir conjugal pour préserver le conjoint de la fornication n’est pas un
péché, car c’est s’acquitter du devoir conjugal. Mais l’accomplir pour ne pas
s’exposer soi-même à la fornication, c’est faire une chose superflue et
commettre un péché véniel. Le mariage n’a été institué pour ce but que par
indulgence, et l’indulgence suppose l’existence des péchés véniels.
3. Une
seule circonstance bonne ne suffit pas à rendre un acte bon. Ainsi l’usage d’un
bien personnel n’est pas nécessairement bon, quelle que soit la façon dont on
en use. Il faut encore que l’on en use de la bonne manière, dans les
circonstances voulues.
4. S’il n’y a pas de mal en soi à chercher la conservation de la santé, cette recherche peut cependant devenir mauvaise, si l’on prend des moyens que leur nature ne destine pas à produire cet effet. Il en serait ainsi pour quelqu’un qui chercherait uniquement dans le baptême la santé du corps. Il en est de même ici pour l’usage du mariage.
Objections :
1. L’homme
qui dans les relations avec son épouse ne se propose aucun bien du mariage, mais
le seul plaisir, pèche mortellement. Saint Jérôme dit, en effet, et sa parole
est citée dans les Sentences : "Il faut condamner la recherche, auprès des
épouses, des plaisirs que l’on ressent dans les embrassements des courtisanes".
Or le péché mortel seul est condamnable. Avoir des relations charnelles avec
l’épouse pour le seul plaisir, c’est donc commettre toujours un péché mortel.
2. Consentir
à la délectation sexuelle est un péché mortel. Or celui qui par plaisir
accomplit l’œuvre de chair avec son épouse consent à la délectation charnelle. Il
pèche donc mortellement.
3. Celui
qui n’ordonne pas à Dieu l’usage de la créature s’arrête dans la jouissance
qu’il en retire et commet un péché mortel. Mais celui qui fréquente son épouse
pour le seul plaisir n’or donne pas à Dieu cet usage. Il pèche donc
mortellement.
4. On ne doit être excommunié que pour un péché mortel. Or, on interdit l’entrée de l’église à celui qui entretient des relations conjugales pour le seul plaisir, comme on l’interdit aux excommuniés. Celui-là pèche donc mortellement.
Cependant :
Saint Augustin considère de telles relations comme un de ces péchés quotidiens dont on s’accuse dans le "Notre Père". Or, ces péchés ne sont pas mortels. De telles relations ne le sont donc pas.
En outre prendre de la nourriture pour le seul plaisir n’est pas pécher mortellement. De même, accomplir l’acte sexuel avec son épouse uniquement pour satisfaire la concupiscence, n’est pas pécher gravement.
Conclusion :
On a prétendu que l’accomplissement de l’acte conjugal est péché mortel, chaque fois que le motif principal en est le plaisir. Mais si le plaisir n’est qu’un motif accessoire, il y a péché véniel. Par suite, celui qui accomplirait l’acte en dédaignant le plaisir et en n’ayant pour celui-ci que de la répugnance ne commet trait aucun péché véniel. Ainsi, disait-on, rechercher la jouissance dans l’acte conjugal, c’e pécher mortellement, accepter le plaisir quand il se présente, est péché véniel, le mépriser c’est la perfection.
Mais cela ne peut être vrai. Selon Aristote, en effet, on doit juger de la moralité du plaisir selon la moralité de l’acte qui en est la cause. Le plaisir goûté dans une bonne action est bon, le plaisir trouvé dans un acte mauvais est mauvais. Puisque l’acte conjugal n’est pas un acte mauvais par lui-même, la recherche du plaisir qui l’accompagne ne sera pas toujours un péché mortel.
Il faut alors dire ceci : l’époux qui cherche le plaisir plus que ne le permettent les lois du mariage, au point, par exemple, de ne pas considérer dans sa femme la qualité d’épouse mais de voir simplement en elle une femme quelconque et au point d’être prêt à faire de même avec elle, si elle n’était pas sa femme, cet époux pèche mortellement. Un tel homme peut être appelé l’amant passionné de son épouse, car la passion le pousse au delà des biens du mariage. Rechercher au contraire le plaisir, mais sans enfreindre les lois du mariage, c’est-à-dire, ne le chercher avec personne d’autre que son épouse, est seulement péché véniel.
Solutions :
1. Un
mari cherche dans les relations avec son épouse les plaisirs que l’on trouve
dans les relations avec les courtisanes, quand il n’attend rien d’autre d’elle
que ce que l’on attend d’une courtisane.
2. Consentir
au plaisir de l’acte sexuel, quand ce plaisir est péché mortel, c’est commettre
un péché mortel. Mais tel n’est pas le plaisir qui accompagne l’acte conjugal.
3. L’homme
qui n’offre pas à Dieu le plaisir dont il jouit présentement, ne place pas pour
autant sa fin dernière dans le plaisir, sinon il le rechercherait indifféremment
partout où il pourrait le trouver. Il ne s’ensuit donc pas qu’il jouisse de la
créature pour elle-même, mais il en use pour lui-même, et lui-même vit
habituellement pour Dieu, bien qu’actuellement il n’y pense pas.
4. On ne parle pas ainsi, comme si l’homme méritait l’excommunication à cause de son péché, mais parce que cet homme s’est rendu inapte aux fonctions spirituelles, étant devenu tout charnel par ses plaisirs voluptueux.
Nous devons parler ici des empêchements de mariage. Nous en parlerons d’abord d’une façon générale, puis de chacun d’eux en particulier.
Objections :
1. Il
ne convient pas de le faire : le mariage, en effet, prend rang parmi les
sacrements. Or on n’assigne aucun empêchement aux autres sacrements. On ne doit
donc pas en assigner au mariage.
2. En
outre, moins une chose est parfaite, moins nombreux sont les obstacles qu’il
convient de mettre à sa réalisation. Or le mariage est le moins parfait des
sacrements. On ne doit donc mettre au mariage aucun empêchement, ou n’en mettre
qu’un très petit nombre.
3. Partout
où se trouve une infirmité, il est nécessaire de placer aussi le remède destiné
à la guérir. Or tous les hommes sont atteints par la concupiscence, que le
mariage est destiné à guérir, puisqu’il a été permis pour cette raison. Il ne
doit donc exister aucun empêchement susceptible de rendre une personne tout à
fait inapte au mariage,
4. On
appelle illégitime ce qui est contre la loi. Mais les empêchements illégitimes,
que l’on assigne au mariage, ne sont point illégitimes parce qu’ils sont
contraires à la loi naturelle, car on ne les a pas établis de la même façon à
chaque étape de l’histoire du genre humain l’étendue de l’empêchement de
consanguinité, par exemple, a été plus grande à certaines époques qu’à d’autres.
Quant à la loi humaine, elle ne peut stipuler des empêchements au mariage, puisque
celui-ci n’a pas été institué par les hommes, mais par Dieu comme les autres
sacrements. On ne doit donc pas stipuler pour le sacrement de mariage des
empêchements particuliers qui rendent certaines personnes incapables de se
marier.
5. Ce
qui est légal diffère de ce qui est-il comme ce qui est conforme à la loi
diffère de ce qui s’oppose à la loi : entre les deux, il n’y a pas de milieu
pas plus qu’entre l’affirmation et la négation. On ne peut donc pas trouver des
empêchements au mariage qui établiraient certaines personnes entre celles qui
peuvent se marier et celles qui ne peuvent pas se marier.
6. L’union
de l’homme et de la femme n’est permise que dans le mariage. Mais toute union
qui se ferait d’une manière illicite doit être dis soute. Si donc quelque
obstacle s’oppose à ce que le mariage se fasse, il annulera de ce fait le
mariage une fois conclu. On ne doit donc pas assigner au mariage des
empêchements qui seraient prohibants et non dirimants.
7. Aucun obstacle ne peut enlever à une réalité les éléments qui font partie de sa définition. Or l’indissolubilité fait partie de la définition du mariage. Il ne peut donc pas y avoir d’empêchements qui annulent le mariage contracté.
Cependant :
Les empêchements doivent être en nombre illimité. Le mariage, en effet, est une bonne chose. Or le mal peut se glisser dans une chose bonne d’une infinité de manières, comme le remarque Denys. Il y a donc un nombre infini d’empêchements.
En outre, les empêchements de mariage ont pour origine les situations particulières. Or ces situations varient à l’infini. Les empêchements de mariage seront donc infinis eux aussi.
Conclusion :
Le mariage, comme les autres sacrements, se compose de diverses réalités ; les unes lui sont essentielles, les autres ne font que le rendre plus solennel. Mais la suppression de ce qui n’est pas essentiel à un sacrement n’empêche pas celui-ci d’être valide. Aussi, les empêchements qui s’opposent à la solennité du sacrement de mariage ne le rendent pas invalide. On dira donc que de tels empêchements interdisent la célébration du mariage, mais ne l’annulent pas, une fois contracté. Ainsi en est-il du veto de l’Eglise et du temps prohibé. D’où l’adage : Le veto de l’Eglise et le temps prohibé s’opposent à la célébration du mariage, mais laissent subsister l’union contractée.
Au contraire, les empêchements qui suppriment une condition essentielle du mariage ont pour effet de le rendre nul. Non seulement ils s’opposent à la célébration du mariage mais ils diriment celui qui a été déjà célébré. Ces empêchements sont énumérés dans la proposition suivante
L’erreur, la condition, le voeu, la parenté, le crime, la disparité de culte, l’ordre, le lien, l’honnêteté, l’affinité ; l’impuissance sont des obstacles qui empêchent les associations conjugales de se créer, ou les brisent si elles sont déjà contractées.
Cette énumération peut s’expliquer ainsi : les empêchements au mariage peuvent provenir soit du contrat, soit des parties contractantes. Le contrat d’abord est l’effet du consentement volontaire : or celui-ci n’existe pas en cas d’ignorance et de violence. On obtient ainsi deux empêchements, celui de la violence, c’est-à-dire de la contrainte, et celui de l’erreur causée par l’ignorance. De ces deux obstacles a parlé le Maître des Sentences quand il a traité de la cause du mariage.
Quant aux empêchements qui concernent les parties contractantes, on les distingue de la façon suivante : ou bien ils sont absolus, ou bien ils sont relatifs à telle ou telle personne.
Les empêchements absolus s’opposent à l’accomplissement de l’acte conjugal : ils se rencontrent en deux circonstances : 1° Quand, en fait, l’acte ne peut s’accomplir, soit parce qu’il est physiquement impossible et c’est l’empêchement d’impuissance, soit parce qu’on ne jouit plus du droit de l’accomplir, et c’est l’empêchement de servitude ou de condition. 2° Quand l’acte conjugal est devenu illicite : ainsi en est-il pour celui qui est obligé de garder la continence. On peut être astreint à la continence de deux façons : en raison d’une charge, -et c’est l’empêchement d’ordre, -ou en raison d’une promesse, et c’est l’empêchement de voeu.
Les empêchements relatifs à telle ou telle personne peuvent provenir : 1° d’un engagement pris vis-à-vis d’une autre personne : ainsi le mari, lié à son épouse, ne peut plus se marier avec une autre, et c’est l’empêchement de lien ; 2° d’une inadaptation de situation entre deux personnes ; premièrement les situations sont trop distantes, et c’est la disparité de culte ; secondement elles sont trop proches, soit à cause des personnes elles-mêmes, et c’est la parenté ; soit à cause d’une troisième personne unie à l’une des deux p le mariage, et c’est l’affinité ; soit à cause d’une troisième personne unie à l’une des deux par les fiançailles et c’est l’honnêteté publique ; 30 de l’union illégitime qui a précédé, et c’est l’empêchement de crime pour adultère.
Solutions :
1. Les
autres sacrements peuvent aussi ne pas produire leurs effets, dans le cas où
l’on omet, par exemple, une cérémonie essentielle ou nécessaire à la solennité.
Toutefois on assigne des empêchements au mariage plutôt qu’aux autres
sacrements pour trois raisons : 1° Parce que le mariage consiste dans l’union
de deux personnes : il peut donc rencontrer plus d’obstacles que les autres
sacrements qui ne con cernent qu’une seule personne. 2° Parce que le mariage a
sa cause en nous et en Dieu, tandis que la cause des autres sacrements n’est
qu’en Dieu. Il est vrai que la pénitence a aussi en quelque manière sa cause en
nous c’est pourquoi le Maître des Sentences assigne à ce sacrement quelques
empêchements comme l’hypocrisie, la moquerie et d’autres de ce genre. 3° Parce
que les autres sacrements sont l’objet d’un précepte ou d’un conseil, comme
cela arrive pour des biens plus parfaits, mais le mariage est l’objet d’une
permission indulgente, car c’est un bien d’un ordre inférieur. Et précisément, pour
que l’on s’élève plus haut, on a mis au mariage des obstacles plus nombreux
qu’aux autres sacrements.
2. Les
réalités les plus parfaites peuvent rencontrer un plus grand nombre d’obstacles
parce qu’elles exigent plus de conditions. Mais s’il arrive qu’un bien
imparfait requière pour son obtention de nombreuses conditions, les empêchements
se multiplient aussi en proportion : le mariage est précisément dans ce cas.
3. L’argument
serait concluant, s’il n’existait pas d’autres remèdes plus efficaces pour
guérir la maladie de la concupiscence : or il y en a.
4. Certaines
personnes sont regardées comme inhabiles à contracter mariage parce qu’elles
sont en opposition avec la loi qui l’a établi. Or le mariage, institution
naturelle, est régi par la loi naturelle ; sacrement, il est régi par le droit
divin ; fonction sociale, il est régi par la loi civile. Chacune de ces lois
peut rendre une personne inhabile à contracter mariage. Il n’en est pas de même
des autres sacrements qui ne sont que sacrements. D’autre part, la loi
naturelle reçoit des précisions différentes selon les diverses situations de
l’humanité, et le droit positif varie suivant les diverses conditions des
hommes et selon les différentes époques. Par suite, le Maître des Sentences
montre comment, à diverses époques, différentes personnes furent inhabiles à
contracter mariage.
5. Les
prohibitions de la loi peuvent être universelles ou relatives à certains cas
seulement. Il y a donc un milieu entre l’opposition complète et la conformité
totale à la loi, qui ne sont pas deux contraires comme l’affirmation et la
négation : c’est la conformité et l’opposition à la loi sous un aspect
seulement. Certaines personnes peuvent donc tenir le milieu entre celles qui
sont capables de contracter mariage et celles qui en sont incapables.
6. Les empêchements
qui ne sont pas dirimants sont un obstacle au contrat matrimonial non parce
qu’ils le rendent impossible, mais parce qu’ils le rendent illicite. Les époux
qui s’unissent malgré ces empêchements font un mariage valide mais commettent
une faute. De même le prêtre qui consacre sans être à jeun commet une faute de
désobéissance à la loi de l’Eglise, mais le sacrement reste valide, car le
jeûne du ministre n’est pas nécessaire à l’existence du sacrement.
7. Quand
on dit que les empêchements cités diriment le mariage, cela ne signifie pas
qu’ils annulent un mariage valide, mais qu’ils sont cause de nullité pour le
mariage qui, de fait, a été contracté contrairement au droit. Au contraire, un
empêchement dirimant qui survient après le mariage validement contracté ne peut
annuler celui-ci.
8. Les
obstacles qui peuvent nuire par hasard à un bien sont infinis, comme toutes les
causes accidentelles. Mais les causes qui de soi peuvent empêcher la
réalisation d’un bien comme le mariage sont prévues et déterminées au même
titre que les causes qui le réalisent. Car les circonstances qui provoquent la
naissance d’un être et celles qui amènent sa destruction sont opposées les unes
aux autres, ou, si ce sont les mêmes, elles agissent en sens contraire.
9. Il est vrai que les conditions dans lesquelles se trouvent les personnes individuelles sont en nombre infini, si on les considère séparément. Mais si on les envisage à un point de vue général, on peut les ramener à un certain nombre. C’est ce que font la médecine et les arts pratiques dont l’objet est l’individuel.
Parlons maintenant de chacun des empêchements de mariage. Et d’abord de l’empêchement d’erreur. A ce propos deux questions se posent -1. L’erreur, de sa nature, empêche-t-elle le mariage ? -2. Quelle espèce d’erreur produit cet effet ?
Objections :
1. On
ne peut pas mettre l’erreur au nombre des empêchements de mariage. Le
consentement, cause efficiente du mariage, subit, en effet, les mêmes
vicissitudes que le volontaire. Or, le volontaire, selon Aristote, ne subsiste
plus dans le cas d’ignorance. Mais l’ignorance et l’erreur sont deux choses
différentes, car l’ignorance est l’absence de toute connaissance et l’erreur
est la présence d’une idée fausse puisqu’elle consiste, selon saint Augustin, à
considérer comme vraies des choses qui sont fausses. Ce n’est donc pas l’erreur,
mais l’ignorance que l’on doit mettre au nombre des empêchements de mariage.
2. Une
chose empêche naturellement le mariage quand elle répugne aux biens du mariage.
Or, l’erreur n’est pas contraire aux biens du mariage. Par sa nature, elle
n’empêche donc point le mariage.
3. Le
mariage exige le consentement, de la même façon que le baptême exige
l’intention. Mais si quelqu’un baptise Jean en croyant que c’est Pierre, le
baptême reste néanmoins valide. Pour la même raison, l’erreur ne nuit pas à la
validité du mariage.
4. Lia et Jacob contractèrent un vrai mariage. Or, il y eut erreur. Celle-ci n’empêche donc point le mariage.
Cependant :
On lit dans le Digeste : "Quoi de plus contraire au consentement que l’erreur ?" Puisque le consentement est nécessaire au mariage, l’erreur annule donc le mariage.
En outre, le consentement désigne quelque chose de volontaire. Or l’erreur empêche un acte d’être volontaire, car, selon Aristote, saint Grégoire de Nysse et saint Jean Damascène, l’acte volontaire est l’acte de celui qui connaît les contingences particulières de l’action qu’il exécute, ce qui ne s’applique pas dans le cas de l’erreur. Celle-ci est donc un empêchement de mariage.
Conclusion :
Tout ce qui entrave une cause entrave également son effet. Or le consentement est la cause du mariage, comme on l’a déjà dit. Tout ce qui annulera le consentement annulera donc le mariage. Mais le consentement est un acte de volonté qui présuppose un acte d’intelligence. Si celui-ci manque, l’acte de volonté fait également défaut. Par suite, dans le cas de l’erreur qui empêche de savoir, le consentement volontaire fait défaut et le mariage n’existe pas. L’erreur peut donc, de par le droit naturel, annuler le mariage.
Solutions :
1. L’ignorance
diffère à proprement parler de l’erreur, car l’ignorance consiste dans le
manque total de connaissance : tandis que l’erreur implique un faux jugement de
la raison à propos d’une réalité. Mais, peu importe qu’il y ait ignorance ou
erreur, l’acte volontaire fait défaut dans l’une et dans l’autre hypothèse. L’ignorance,
en effet, ne pourrait pas entraver l’acte volontaire si une erreur ne se
joignait à elle, puisque l’intervention de la volonté suit toujours une
appréciation ou un jugement sur l’objet d’une action projetée. Si donc il y a
ignorance, il y aura aussi erreur. Mais on ne mentionne que l’erreur comme
empêchement parce qu’elle est la cause immédiate du défaut de consentement.
2. Si
l’erreur de sa nature n’est pas contraire au mariage lui-même, elle ne se
concilie pas cependant avec la cause du mariage.
3. Le
caractère du baptême a pour cause propre non pas l’intention du ministre mais
le rite matériel accompli extérieurement. L’intention ne fait qu’adapter le
rite à son effet spécial. Le lien conjugal, au contraire, est l’effet direct du
consentement. Les deux cas ne se ressemblent donc point.
4. Comme le remarque le Maître des Sentences, le mariage de Jacob et de Lia ne résulta point des relations charnelles qu’ils entretinrent par erreur mais du consentement qu’ils échangèrent ensuite. Toutefois, ils furent excusables de péché, comme le dit le Maître au même endroit.
Objections :
1. Oui,
semble-t-il ; l’erreur sur la condition et l’erreur sur la personne ne sont pas
les seules qui empêchent le mariage, ainsi que le dit le Maître des Sentences. Ce
qui convient, en effet, à une réalité en raison de sa nature qui convient dans
tous les cas. Or, l’erreur a ceci de particulier qu’elle est un empêchement de
mariage, comme on l’a dit : toute erreur empêchera donc le mariage.
2. Si
l’erreur, en tant que telle, est un obstacle au mariage, à plus forte raison en
sera-t-il ainsi d’une erreur grave. Or l’erreur au sujet des vérités de foi, et
dont sont victimes les hérétiques qui ne croient pas au sacrement de mariage, est
plus grave que l’erreur sur la personne. Elle empêchera donc le mariage.
3. L’erreur
annule le mariage pour cette seule raison qu’elle supprime le volontaire. Or, l’ignorance
d’une circonstance quelconque produit le même effet. Parmi les empêchements de
mariage, il ne faut donc pas seulement compter l’erreur sur la condition et l’erreur
sur la personne.
4. La
condition d’esclave est un accident qui affecte la personne ; de même en est-il
des qua lités physiques et spirituelles. Mais l’erreur sur la condition est un
empêchement. L’erreur sur la qualité ou la fortune en sera donc un aussi.
5. Si
la condition d’une personne dépend de l’état d’esclavage ou de liberté, en
lequel elle se trouve, elle dépend encore de sa noblesse ou de sa situation
modeste, de la considération dont elle jouit ou dont elle ne jouit plus. Mais
l’erreur sur la qualité d’esclave ou de personne libre est un empêchement. L’erreur
sur les autres qualités en sera donc un aussi.
6. Comme la condition d’esclave, la disparité de culte et l’impuissance sont des empêchements. Puisque l’erreur sur la condition est un obstacle au mariage, on devrait aussi considérer comme tel l’erreur sur la disparité du culte et sur l’impuissance.
Cependant :
Il semble qu’aucune erreur, même sur la personne, n’empêche le mariage. Il en est en effet du mariage comme de l’achat qui est un contrat. Or dans les contrats d’achat et de vente, la vente ne sera pas annulée parce qu’à la place d’une pièce d’or, on aura donné une autre pièce d’or de même valeur. De la même façon, le mariage ne deviendra pas nul, parce que l’on aura épousé une femme pour une autre.
De plus, supposons le cas où après un long temps de mariage passé dans cette erreur, les époux aient mis au monde de nombreux fils et filles. La séparation des époux amènerait des conséquences très graves. L’erreur du début n’a donc pas annulé le mariage.
Il peut encore arriver qu’on présente à une femme le frère de celui auquel elle entendait donner son consentement et que des relations charnelles s’établissent entre eux. En toute vrai semblance, la femme ne peut alors retourner à celui avec lequel elle entendait se marier, mais doit rester avec le frère de celui-ci. L’erreur sur la personne n’empêche donc pas le mariage.
Conclusion :
De même que l’erreur en causant un acte involontaire peut excuser de la faute, de même elle peut nuire à la valeur du mariage. Mais toute erreur n’excuse pas de péché : elle ne le fera que si elle porte sur la présence ou l’absence de certaines circonstances, c’est-à-dire de celles qui rendent un acte bon ou mauvais. Si en effet je frappe le père d’un enfant avec une canne ferrée, croyant ne tenir qu’une canne de bois, je ne suis pas complètement excusable, bien que je le sois en partie. Mais si voulant frapper un enfant pour le corriger, je frappe par erreur son père, je suis entièrement excusable, à condition que ce soit tout à fait par mégarde. Ainsi l’erreur pour annuler le mariage devra porter sur la présence ou l’absence des conditions essentielles au mariage. Or le mariage exige deux conditions qu’il y ait d’abord deux personnes qui s’unissent et ensuite qu’elles se donnent l’une à l’autre le droit de réaliser la fin du mariage. Mais la première condition ne se vérifie pas quand il y a erreur sur la personne, la seconde non plus quand il y a erreur sur la condition, car un esclave ne peut, sans le consentement de son maître, conférer à d’autres les droits de son maître sur lui. Ainsi l’erreur sur la personne et l’erreur sur la condition sont les deux seuls empêchements au mariage.
Solutions :
1. L’erreur
est un obstacle au mariage non n raison de sa nature, mais à cause des
conditions sur lesquelles elle porte et qui sont essentielles au mariage.
2. L’infidèle,
qui fait erreur sur le mariage, ne se trompe que sur les conséquences du
mariage, à savoir si c’est un sacrement ou s’il est licite. Une telle erreur ne
nuit pas à la validité du mariage, de même que l’erreur d’un baptisé ne nuit
pas à la réception du caractère, s’il a l’intention de recevoir ce que l’Eglise
lui donne peu importe qu’il n’y croie point.
3. L’involontaire
qui excuse le péché ne résulte pas de l’ignorance de toute espèce de
circonstance. L’argument n’est donc pas concluant.
4. La différence de fortune, la diversité des qualités ne portent pas atteinte aux caractères essentiels du mariage, comme le fait la condition servile. La parité n’existe donc pas.
5. L’erreur
portant sur la noblesse n’annule pas plus le mariage que l’erreur portant sur
les qua lités et pour la même raison mais si l’erreur sur la noblesse ou la
dignité du conjoint retombe. sur la personne, elle devient alors empêchement de
mariage. Si donc la femme consent à épouser telle personne déterminée, l’erreur
sur la noblesse de celle-ci n’annule pas le mariage. Quand, au contraire, le
femme avait l’intention d’épouser précisément le fils du roi, quel qu’il soit
individuellement et qu’on lui présente une autre personne, il y a erreur sur
l’identité de personne et le mariage est nul.
6. L’erreur
touchant les autres empêchements dirimants qui rendent certaines personnes
incapables de se marier annule également le mariage. Le droit ne fait pas
mention de cette erreur, parce que, qu’elle existe ou non, les empêchements
produisent toujours leurs effets. Qu’une femme, par exemple, contracte mariage
avec un sous-diacre, à son escient ou non, le mariage sera nul. Quant à la
condition d’esclave elle n’est pas un empêchement si on la connaît. Ce n’est
donc point le même cas.
7. La
monnaie dans les contrats joue le rôle de mesure universelle et non pas de
matière à échange. Si l’on ne donne pas alors les pièces de monnaie attendues mais
d’autres équivalentes, le contrat reste valide. Mais s’il y avait erreur sur la
matière, objet du contrat, ce dernier serait nul, ce qui arriverait par exemple
si on vendait un âne au lieu d’un cheval. Ainsi en est-il du cas proposé.
8. Dans
les circonstances alléguées, il n’y aura mariage que si la femme renouvelle son
consentement, quel que soit le temps pendant lequel les conjoints ont vécu
ensemble.
9. Si l’épouse n’a pas donné son consentement au premier des frères, elle peut rester avec le second qu’elle a accepté par erreur et elle ne pourra pas reprendre la vie commune avec le premier, surtout si elle a eu des relations charnelles avec le second. Mais si elle avait vraiment donné son consentement au premier, elle ne peut pas, du vivant de celui-ci, demeurer avec le second. Elle peut alors soit quitter ce dernier sans plus, soit accepter la vie commune avec le premier en tout cas l’ignorance du fait excuse du péché. La solution serait la même, si, après la consommation du mariage, la femme était trompée par le frère de son mari et avait des relations avec lui. La fraude d’autrui ne peut pas causer de préjudice à sa victime.
Il faut considérer maintenant l’empêchement de condition servile. A ce sujet nous nous poserons quatre questions : 1. La condition servile est-elle un empêchement de mariage ? -2. Un serf peut-il contracter mariage sans le consentement de son maître ?-3. Un homme marié peut-il devenir serf sans le consentement de son épouse ? -4. Les enfants doivent-ils suivre la condition du père ou celle de la mère ?
Objections :
1. La
condition servile n’est pas un empêchement. Un empêchement de mariage, en effet,
est toujours un obstacle au mariage. Or la condition servile n’a rien en elle
qui s’oppose au mariage ; autrement les serfs ne pourraient pas se marier entre
eux. La condition servile n’est donc pas un empêchement de mariage.
2. Ce
qui est contraire à la nature ne peut empêcher ce qui est conforme à la nature.
Or le servage est contraire à la nature, car comme le dit saint Grégoire, "l’homme
agit contrairement à la nature quand il veut être le maître d’un autre" ;
de plus, d’après la Genèse, Dieu a voulu que l’homme établisse sa domination
sur les poissons rie la mer et les autres animaux, mais non sur l’homme. Le
servage ne peut donc être un empêchement au mariage qui est une chose naturelle.
3. Si
la condition servile est un empêchement, cela peut venir ou bien du droit
naturel, ou bien du droit positif. Mais cela ne vient pas du droit naturel, puisque,
selon le droit naturel, tous les hommes sont égaux, Comme le dit saint Grégoire
; au commencement du Digeste, il est dit aussi que le servage n’est pas de
droit naturel. Cicéron, d’autre part, montre que le droit positif dérive du
droit naturel. D’aucune façon, par conséquent, le servage n’est empêchement de
mariage.
4. Un
empêchement de mariage produit son effet, qu’on le connaisse ou qu’on l’ignore
: ainsi en est-il de l’empêchement de parenté. Or quand un des deux
contractants connaît la condition servile de l’autre, il n’y a pas
d’empêchement. De par sa nature, le servage n’est donc pas un obstacle au
mariage on ne devrait donc pas le considérer comme un empêchement distinct des
autres.
5. On
peut se tromper sur la condition servile d’une personne, en la croyant libre
alors qu’elle est serve, comme on peut se tromper sur la liberté d’une autre en
la croyant serve alors qu’elle est libre. Or on ne considère pas la liberté
comme un empêchement de mariage : on ne devrait donc pas non plus considérer
l’état servile comme en étant un.
6. La maladie de la lèpre rend la société conjugale bien plus insupportable que le servage et elle est un plus grand obstacle au bien des enfants. Or la lèpre n’est pas un empêchement au mariage. La condition servile n’en est donc pas un non plus.
Cependant :
le droit déclare, au sujet du mariage des serfs, que l’erreur touchant la condition servile est un empêchement au mariage et une cause de nullité pour le mariage déjà contracté.
D’autre part le mariage, étant une chose honorable, peut être recherché pour lui-même ; le servage, au contraire, est une chose qui, de soi, doit être évitée. Il est donc contraire au mariage et devient ainsi un empêchement.
Conclusion :
Dans le contrat de mariage, chacun des époux s’engage à rendre à l’autre le devoir conjugal. Si donc l’un des contractants est incapable de remplir son engagement et que l’autre l’ignore, Cette ignorance annule le Contrat. Or de même que l’impuissance met dans l’incapacité absolue de rendre le devoir, de même le servage rend le serf iÏ de rendre le devoir à son gré. Dès lors, comme l’impuissance qui est un empêchement quand on l’ignore mais non pas quand on la connaît, la condition servile est un empêchement si l’autre l’ignore et n’en est pas s’il la connaît.
Solutions :
1. Le servage est d’abord contraire au mariage à cause de l’acte conjugal auquel on s’oblige en se mariant, car l’esclave ne peut pas le rendre à son gré. Le servage est encore contraire au mariage à cause des enfants dont le bien est compromis puisqu’ils se trouvent dans une situation pire en raison de la condition servile de leurs parents. Mais, comme chacun peut renoncer à jouir de son droit et consentir à subir un dommage personnel, le mariage sera valide quand un époux connaîtra la condition servile de l’autre époux.
De même, étant donné que l’obligation de rendre le devoir est la même pour chaque époux, et que l’un des deux ne peut pas obliger l’autre plus qu’il n’y est obligé lui-même, un serf, con tractant mariage avec une personne de condition servile mais qu’il croit libre, fera un mariage valide.
La condition
servile ne devient donc empêchement de mariage que dans le cas où elle est
ignorée de l’autre partie et peu importe que celle-ci soit personne libre. Voilà
pourquoi rien ne s’oppose à ce que les serfs se marient entre eux et à ce qu’un
homme libre épouse une personne serve.
2. Une
chose peut être contraire à la nature parce qu’elle s’oppose à l’intention
première de la nature, tout en étant conforme à l’intention seconde de celle-ci
: ainsi toute corruption, tout défaut, la vieillesse, d’après Aristote, sont
contraires à l’intention première de la nature, puisque celle-ci tend à
produire l’être et à le conduire à sa perfection. Mais elles ne sont pas
contraires à l’intention seconde de la nature ; car quand la nature ne peut pas
maintenir l’existence dans un être, elle la conserve dans un autre qui naît de
la corruption du premier : de même, quand la nature ne peut plus pousser une
chose à une plus grande perfection, elle la conduit à une moindre perfection : par
exemple, quand elle ne peut pas produire un mâle, elle fait naître une femelle
qui, selon l’expression d’Aristote, est un mâle diminué. Nous disons la même
chose du servage : elle est contraire à la première intention de la nature, mais
non pas à la seconde, car la raison naturelle pousse chacun à être bon et c’est
une tendance naturelle. Mais si quelqu’un a péché, la nature demande aussi qu’il
soit puni, et c’est ainsi que la servitude s’est introduite en punition du
péché. Il n’y a d’ailleurs aucun inconvénient à ce qu’une chose naturelle soit
empêchée par une autre contraire à la nature : ainsi l’impuissance, contraire à
la nature, comme nous l’avons dit, est un empêchement au mariage.
3. Le
droit naturel exige qu’on soit puni quand on a péché, et que personne ne soit
puni sans avoir péché. Mais c’est au droit positif de préciser la peine et de
la proportionner à la qualité de la personne et à la grandeur de la faute. Ainsi
la servitude qui est une peine déterminée est donc, comme telle, de droit
positif, et elle dérive du droit naturel, comme le déterminé de l’indéterminé. C’est
également en vertu du droit positif que la servitude est un empêchement de
mariage, quand elle est ignorée, afin que personne ne soit puni sans l’avoir
mérité, car c’est une peine pour la femme d’avoir un mari esclave et
réciproquement.
4. Il y
a des empêchements qui rendent le mariage illicite : or ce n’est pas notre
volonté qui rend une chose licite ou illicite mais la loi à laquelle la volonté
doit se soumettre. C’est le mariage ne dépend pas, en ce qui concerne certains
empêchements, de leur connaissance ou de leur ignorance qui rend l’acte
involontaire : à cette catégorie d’empêchements appartiennent le voeu, l’affinité,
et autres du même genre. Mais il y a aussi des empêchements qui s’opposent à la
réalisation du devoir conjugal dans le mariage. Et comme il dépend de notre
volonté de dispenser les autres de leurs devoirs vis-à-vis de nous, de tels
empêchements n’annulent pas le mariage quand ils sont connus, ils l’annulent
seulement quand l’ignorance supprime le volontaire. Tels sont les empêchements
de condition servile et d’impuissance. Comme ils causent par eux-mêmes un
obstacle au mariage, on les considère comme des empêchements spéciaux à côté de
celui d’erreur. Par contre, le changement de la personne ne crée pas un
empêchement spécial à côté de celui d’erreur : car ici la personne substituée
ne devient un obstacle au mariage qu’en raison de l’intention de l’autre partie
contractante.
5. La
liberté d’une personne ne s’oppose pas à ce qu’elle rende le devoir conjugal : si
on ignore sa condition de personne libre, il n’y a donc pas empêchement
6. La lèpre n’empêche pas le mariage en ce qui regarde son acte premier les lépreux, en effet, peuvent librement rendre le devoir conjugal, bien qu’il puisse en résulter des effets dommageables. C’est pourquoi la lèpre n’empêche pas le mariage comme la condition servile.
Objections :
1. Il
ne le peut pas, car il n’est pas permis de disposer du bien d’autrui sans que
celui-ci n’y consente. Mais le serf est le bien de son maître. Il ne peut donc
pas contracter mariage et donner son corps à l’épouse sans le consentement du
maître.
2. Le
serf doit obéir à son maître. Or le maître peut lui défendre de consentir au
mariage. Le premier ne peut donc se marier sans que le second n’y consente.
3. Une
fois marié, le serf doit rendre le devoir à son épouse, en vertu du précepte
divin. Or il peut se faire que le maître impose à son serf un service au moment
où l’épouse réclame le droit conjugal le serf ne pourra donc pas rendre ce
service s’il veut satisfaire son épouse. Si donc un serf n’avait pas besoin du
consentement de son maître pour contracter mariage, celui-ci serait privé d’un
service auquel il a droit : ce qui ne doit pas être.
4. Un
seigneur peut vendre son serf dans des régions éloignées où l’épouse ne pourra
pas le suivre, soit en raison d’une maladie, soit à cause d’un danger pour sa
foi, comme si, par exemple, son mari était livré à des infidèles, soit en
raison du refus du maître, parce qu’elle est elle-même esclave. Il en résultera
donc que le mariage sera dissous, ce qui répugne. Un serf ne petit donc pas
contracter mariage sans le consentement de son maître.
5. L’obligation par laquelle un homme s’engage au service de Dieu lui est plus favorable que celle qu’il s’impose en se donnant à son épouse. Or un serf ne peut ni entrer, en religion, ni recevoir les ordres sans le consentement de son maître. Encore moins peut-il s’engager dans le lien du mariage sans le consentement du maître.
Cependant :
Saint Paul, dans l’Epître aux Galates, dit : "En Jésus-Christ, il n’y a plus ni esclave, ni homme libre". Les serfs jouissent donc de la même liberté que les hommes libres pour contracter mariage dans la religion de Jésus-Christ.
En outre la servitude est de droit positif, tandis que le mariage est à la fois de droit naturel et de droit divin. Puisque le droit, positif ne déroge ni au droit naturel, ni au droit divin, un serf pourra donc contracter mariage sans le consentement de son maître.
Conclusion :
Le droit positif découle du droit naturel ; par conséquent le servage qui est de droit positif ne peut déroger à ce qui est de droit naturel. De même donc que la nature, qui tend à conserver l’individu, travaille aussi à conserver l’espèce par la génération, le serf non assujetti à son maître au point de ne pouvoir librement dormir et manger et pourvoir aussi aux besoins du corps, sans quoi la nature ne pourrait se conserver, n’est pas non plus soumis à son maître de telle sorte qu’il ne puisse pas librement contracter mariage même à l’insu ou contre le gré de son maître.
Solutions :
1. Le
serf est la propriété de son maître dans le domaine des choses qui s’ajoutent à
la nature, car quant aux choses naturelles, tous les hommes sont égaux. Et donc
dans le domaine des actes naturels, l’esclave peut céder, par un contrat de
mariage, ses droits sur son corps à une autre personne et malgré son maître.
2. Le
serf est tenu d’obéir aux ordres que le maître a le droit de lui donner ; mais
comme le maître ne peut lui défendre de manger, de dormir, il ne peut non plus
lui défendre de contracter mariage le législateur doit, en effet, veiller à la
manière dont on exerce ses droits. Par suite le serf ne serait pas obligé
d’obéir au maître qui lui défendrait de se marier.
3. Le serf qui a contracté mariage du consentement de son maître doit, en de pareilles circonstances, omettre de servir le maître qui l’appelle, et rendre à son épouse le devoir conjugal, car du fait que son maître lui a permis de contracter mariage, on doit supposer qu’il lui a permis de remplir tous les devoirs du mariage. Quand, au contraire, l’esclave s’est marié à l’insu ou contre le gré de son maître, il ne doit pas rendre le devoir conjugal, mais plutôt obéir, s’il ne peut concilier les deux choses.
Cependant,
une telle situation, il ne faut pas perdre de vue comme dans toute action
humaine beaucoup de circonstances particulières, comme le danger auquel est
exposée l’épouse du côté de la chasteté, l’empêchement que l’accomplissement du
devoir conjugal apportera à l’exécution des ordres donnés et autres
circonstances du même genre après les avoir examinées, on pourra voir à qui le
serf doit d’abord obéir, à son maître ou à son épouse.
4. En
pareil cas, le maître ne doit absolument pas vendre son esclave dans des
conditions telles que les devoirs du mariage deviennent impossibles, surtout
s’il peut vendre son esclave en tout lieu et à un juste prix.
5. Celui qui entre en religion ou reçoit les ordres se consacre au culte divin pour toute sa vie ; un époux, lui, n’est pas toujours obligé de rendre le devoir à son épouse mais au temps opportun les deux situations ne sont donc pas semblables. En outre l’entrée en religion ou la réception des ordres comporte des obligations qui se surajoutent aux obligations naturelles et sont, par le fait même, du ressort du maître. Mais le droit de ce dernier ne s’étend pas aux obligations naturelles contractées par le mariage. Le serf ne pourrait donc faire voeu de continence sans le consentement de son maître.
Objections :
1. Cela
est impossible, semble-t-il. On ne doit pas, en effet, ratifier ce qui se fait
en fraude et au préjudice d’un tiers. Or un époux qui se vend comme esclave le
fait quelquefois par fraude pour se libérer du mariage, et en tout cas il agit
au détriment de son épouse. Un tel marché ne doit donc pas être valide.
2. Deux
institutions qui jouissent de la faveur du droit prévalent sur une troisième
qui n’a pas cet avantage. Or le mariage et la liberté jouissent de la faveur du
droit, tandis que le servage, qui leur est contraire, n’a pas ce privilège. Le
servage contracté après mariage est donc absolument nul.
3. Dans
le mariage, l’homme et la femme sont sur le même plan d’égalité. Or l’épouse ne
peut pas se vendre en servage contre le gré de son mari ; de même le mari ne
peut pas le faire sans le consentement de son épouse.
4. Ce qui dans l’ordre naturel peut empêcher une chose de se produire est capable aussi de la détruire. Or le servage du mari, quand la femme l’ignore, est un empêchement au mariage. Le servage, survenant après le mariage, pourrait donc aussi le détruire, ce qui paraît inadmissible.
Cependant :
Chacun peut donner à autrui ce qui lui appartient en propre. Or l’homme s’appartient à lui-même, puisqu’il est libre. Il peut donc céder à d’autres ses droits sur lui-même. Un serf, d’autre part, peut prendre femme contre le gré de son maître, ainsi qu’on l’a déjà dit ; pour la même raison, un homme peut se soumettre à un seigneur contre le gré de sa femme.
Conclusion :
Le mari ne dépend de son épouse qu’en ce qui concerne l'acte naturel du mariage, en face duquel les deux époux sont sur un plan d’égalité et avec lequel l’assujettissement du servage n’a pas de rapport. Aussi, un homme peut se vendre comme serf contre le gré de son épouse. Il ne s’ensuit pas que le mariage soit rompu, car aucun empêchement survenant après le mariage ne peut l’annuler, comme on l’a dit plus haut.
Solutions :
1. La
fraude peut bien nuire à celui qui la commet, mais elle ne peut pas porter
préjudice à un autre. Si donc un mari se vend comme serf, sans en avertir son
épouse, il en supportera le dommage en perdant cet inestimable bien de la
liberté. Mais il n’en résultera aucun préjudice pour l’épouse, car l’époux ne
sera pas dispensé de rendre le devoir conjugal quand la femme le demandera et
de remplir toutes les obligations du mariage. Les ordres de son maître ne
pourront pas l’en affranchir.
2. Il y
a bien réelle opposition entre le mariage et le servage, mais c’est le mariage
qui doit porter préjudice à la servitude, puisque le serf doit rendre le devoir
conjugal à son épouse, alors même que son maître n’y consent pas.
3. Par
rapport à l’acte conjugal et aux obligations naturelles, que l’assujettissement
du servage ne saurait modifier, l’homme et la femme doivent être considérés
comme égaux ; cependant quand il s’agit du gouvernement domestique et des
autres choses semblables qui ne sont plus naturelles, l’homme est le chef de la
femme et doit la corriger ; mais la réciproque n’est pas vraie. L’épouse ne
peut donc s’engager dans le servage, quand son mari n’y consent pas.
4. Cet argument vaut pour le cas des êtres corruptibles et, même encore là, beaucoup d’obstacles peuvent empêcher un être d’exister alors qu’ils ne suffisent plus pour le détruire quand il existe. Pour les êtres perpétuels il peut arriver qu’un obstacle les empêche d’exister, mais celui-ci ne peut pas faire qu’ils cessent d’exister. C’est le cas de l’âme raisonnable. C’est aussi celui du mariage, car il est un lien perpétuel tant que dure la vie présente.
Objections :
1. Il
semble que oui. Un être, en effet, reçoit sa dénomination de son principe le
plus élevé en dignité. Or, dans la génération, le père est supérieur à la mère.
Les enfants doivent donc suivre la condition du père.
2. L’être
d’une chose dépend plus de sa forme que de sa matière. Or, comme l’a observé
Aristote, le père dans la génération donne la forme et la mère donne la matière.
L’enfant doit donc suivre la condition du père plutôt que celle de la mère.
3. Un
être doit suivre de préférence celui auquel il ressemble le plus. Or le fils
ressemble plus au père et la fille plus à la mère. Le fils au moins doit donc
suivre la condition du père et la fille la c de la mère.
4. La Sainte Ecriture n’établit pas les généalogies par les femmes mais par les hommes. L’enfant doit donc suivre le père plutôt que la mère.
Cependant :
Si l’on sème dans le terrain d’autrui, les fruits appartiennent au propriétaire du sol. C’est ce qui arrive dans les rapports entre homme et femme.
On constate que les animaux produits par le croisement d’espèces diverses suivent plutôt la condition de la femelle que du mâle : ainsi un mulet né d’une jument et d’un âne ressemble beaucoup plus aux juments que celui qui naît d’une ânesse et d’un cheval. 11 doit donc en être de même pour les hommes.
Conclusion :
Selon les lois civiles, l’enfant suit la condition de sa mère. Cela est raisonnable, car, si l’enfant reçoit de son père son complément formel, il reçoit cependant de sa mère sa substance corporelle. Or le servage affecte le corps, puisque le serf, en travaillant, devient comme l’instrument de son maître. L’enfant suit donc la mère en ce qui concerne la condition de liberté et de servitude ; quant à la dignité de la personne qui pro vient de la forme de l’être, l’enfant suit son père : ainsi pour les honneurs, les fonctions civiles, les héritages et autres choses du même genre. Sur ce point le droit civil est d’accord avec le droit canon et la loi de Moïse.
Mais, dans les pays qui ne sont pas régis par le droit civil, l’enfant hérite de la condition la moins favorable : si donc le père est serf, les enfants le seront aussi, bien que la mère soit une personne libre. Cependant il n’en est pas de même lorsqu’après le mariage le père se livre comme serf malgré son épouse ou réciproquement. Si les deux époux sont de condition servile et qu'ils relèvent chacun d’un maître différent, les maîtres se partageront les enfants, s’il y en a plusieurs, ou s’il n’y en a qu’un, un des seigneurs paiera à l’autre une indemnité et prendra l’enfant à son service. Il ne semble pas pourtant qu’une telle coutume puisse être aussi raisonnable que la décision qui se fonde sur le conseil expérimenté de nombreux sages.
D’ailleurs, c’est un fait constaté même dans l’ordre naturel, une chose reçue revêt la condition de l’être qui la reçoit, non de celui qui la donne. Il semble donc raisonnable que l’enfant suive la condition de la mère qui l’a reçu et qui l’a porté dans son sein.
Solutions :
1. Si
le père est supérieur à la mère, c’est la mère pourtant qui don rie à l’enfant
son corps auquel s’attache la condition servile.
2. En
ce qui touche aux caractères de l’espèce, le fils ressemble plus au père qu’à
la mère, Quand il s’agit des conditions matérielles, il ressemble plus à la
mère qu’au père, car chaque être tire de sa forme son être spécifique, mais les
conditions matérielles lui viennent de la matière.
3. Le fils ressemble à son père par sa forme et cette forme est pour lui comme pour son père le complément de son être. L’argument est donc en dehors de la question.
4. Dans les généalogies de la Sainte Ecriture et selon la coutume générale, les enfants reçoivent plutôt le nom de leur père que celui de leur mère, parce que l’honneur qu’ils héritent leur vient plutôt du père que de la mère. Mais pour la condition servile, les enfants suivent de préférence leur mère.
A propos de ces deux empêchements il faut répondre aux quatre questions suivantes : -1. Le voeu simple annule-t-il le mariage ? -2. Le voeu solennel produit-il le même effet ? -3. L’ordre est-il un empêchement de mariage ? -4. Peut-on recevoir les ordres sacrés après avoir contracté mariage ?
Objections :
1. Le
voeu simple a nécessairement pour effet la rupture du mariage. Un lien plus
fort l’emporte sur un lien plus faible. Or le vœu crée un lien plus fort que le
lien du mariage : car, dans le mariage, on s’engage vis-à-vis de l’homme, tandis
que dans le voeu on s’engage vis-à-vis de Dieu. L’obligation du voeu nuit donc
à l’obligation du mariage.
2. Les
lois divines ne le cèdent point aux lois de l’Eglise. Or les lois de l’Eglise
ont une vigueur telle que leur transgression annule le mariage de ceux qui y
désobéissent : ainsi en est-il pour ceux qui épousent des parents malgré le
degré de parenté fixé par l’Eglise. Puisque la loi divine impose l’observation
des voeux, l’union contractée malgré un voeu sera donc nulle.
3. Tout
homme marié peut avoir des relations sexuelles sans commettre de faute. Mais
celui qui a prononcé le voeu simple de chasteté ne peut jamais user du mariage
sans pécher. Le voeu simple annule donc le mariage. La mineure se prouve ainsi
: se marier après le voeu simple de chasteté, c’est pécher mortellement, car, selon
saint Augustin, "les personnes qui ont fait voeu de virginité encourent la
damnation non seulement quand elles se marient, mais aussi quand elles se
proposent de le faire". Or l’usage du mariage est la seule chose qui rende
l’union con jugale contraire au voeu de chasteté. Si ce voeu existe, en effet, le
premier acte sexuel est un péché mortel et, pour la même raison les actes
suivants en sont un, car un premier péché ne peut excuser les péchés
subséquents.
4. En vérité, les deux époux doivent jouir des mêmes droits, principalement dans l’usage du mariage. Mais le conjoint qui a fait le voeu simple de continence ne peut jamais sans commettre de faute demander le devoir conjugal, car ce serait agir à l’encontre du voeu qui l’oblige à garder la chasteté : pas davantage ne peut-il sans péché rendre à l’autre le devoir conjugal.
Cependant :
Le pape Alexandre III déclare : "le vœu simple est un empêchement, mais n’annule pas le mariage".
Conclusion :
On cesse d’être le maître d’une chose quand celle-ci devient la propriété d’autrui. Or une promesse ne transfère pas la propriété de la chose promise au bénéficiaire de la promesse. Dès lors que l’on a promis une chose, on ne cesse donc pas d’en être le maître. Le voeu simple n’étant ainsi que la simple promesse faite à Dieu d’observer la chasteté, l’homme qui l’a prononcé reste maître de son corps. Il peut donc en disposer en faveur de son épouse et c’est en ce don que consiste l’indissoluble sacrement de mariage. Le voeu simple reste donc un obstacle au mariage, puisque celui qui se marie après l’avoir prononcé, commet une faute, mais il n’annule pas le mariage, car celui-ci est un vrai contrat.
Solutions :
1. Le
voeu, en vérité, est un lien plus fort que le lien conjugal, étant donné celui
auquel la promesse est faite et ce à quoi elle oblige car si le mariage lie
l’homme à la femme et impose le devoir conjugal, le voeu lie l’homme à Dieu et
exige la continence. Mais, étant donnée la manière dont tout cela oblige, le
lien matrimonial l’emporte sur le voeu simple, car l’homme qui se marie cède
immédiatement ses droits à son épouse, tandis que l’homme qui émet le voeu
simple ne cède rien immédiatement. Or, celui qui conserve ses droits jouit de
la situation la meilleure. L’obligation du voeu simple est la même que celle
des fiançailles. Aussi le voeu simple entraîne-t-il la rupture des fiançailles.
2. La
loi qui défend aux personnes parentes de se marier entre elles, annule le
mariage, non parce qu’elle est divine ou ecclésiastique, mais parce qu’elle rend
le corps de la parente inapte à passer au pouvoir de son allié. Or, la loi qui
défend le mariage après le voeu simple n’a pas cet effet. L’argument ne prouve
donc rien puisqu’il donne pour cause ce qui n’en est pas une.
3. Toute
personne qui, après avoir fait le voeu simple de chasteté, contracte mariage, ne
peut user de celui-ci sans pécher mortellement, car avant la consommation du
mariage, elle conserve le pouvoir d’accomplir son voeu. Une fois le mariage
consommé, il lui est devenu impossible de refuser sans commettre un péché le
devoir conjugal à l’époux qui l’exige, et elle s’est mise dans cette situation
par sa faute. Aussi bien l’obligation du voeu ne s’étendra pas jusque là, comme
on pourrait le conclure de ce qui précède. Mais cette personne doit réparer par
la pénitence la transgression de son voeu.
4. Celui qui a fait voeu de chasteté est obligé de l’observer même après le mariage, de la meilleure manière possible. Si l’épouse meurt, il doit donc vivre dans la continence parfaite. Etant donné toutefois que le lien matrimonial n’impose pas l’obligation de demander le devoir conjugal, l’époux qui a prononcé le voeu ne peut, il est vrai, demander cette satisfaction sans pécher, mais il peut, sans pécher, rendre le devoir à l’épouse qui le demande, une fois qu’il s’y est d’ailleurs obligé en consommant le mariage. Peu importe que l’épouse demande le de conjugal expressément ou implicitement, ce qui arrive, par exemple, quand la pudeur la retient et que l’époux devine son désir ; celui-ci peut toujours sans pécher, satisfaire ce désir, surtout s’il craint pour sa vertu. Qu’on n’objecte pas que les époux ont des droits égaux vis-à-vis de l’acte conjugal : chacun peut renoncer à ce qui lui revient de droit.
Certains prétendent que l’époux peut aussi bien demander le devoir que le rendre, afin de ne pas faire du mariage une charge trop lourde pour l’épouse qui devrait demander toujours le devoir. Mais cela revient à dire que l’époux peut rendre le devoir à son épouse, chaque fois que celle-ci le demande implicitement.
Objections :
1. Il
faut répondre non, semble-t-il ; car, selon les Décrétales, le voeu simple 11
pas moins devant Dieu que le voeu solennel. Et la validité ou la nullité du
mariage ne dépendent que du bon plaisir divin. Puisque le voeu simple ne rompt
pas le mariage, le voeu solennel ne pourra donc pas le rompre non plus.
2. D’autre
part, la solennité ne donne pas autant de force au voeu simple que le serment. Or,
même confirmé par un serment, le voeu simple ne dissout pas le mariage une fois
contracté. Le voeu solennel ne produira donc pas non plus cet effet.
3. Enfin, le voeu solennel ne possède rien que ne puisse avoir aussi le voeu simple. Ainsi le voeu simple, tout comme le voeu solennel, peut être public, et par suite être cause d’un scandale. En outre l’Eglise pourrait et devrait même décréter que le voeu simple dirime le mariage pour empêcher un grand nombre de fautes. Pour la même raison que le voeu simple, le voeu solennel n’annule donc pas le mariage.
Cependant :
Le mariage spirituel que l’on contracte avec Dieu par le voeu solennel est beaucoup plus digne que le mariage charnel. Or celui-ci rend nul le mariage que l’on viendrait à contracter dans la suite. Le voeu solennel produit donc le même résultat.
La preuve de ce fait peut encore se tirer de nombreux arguments d’autorités, cités dans le texte parallèle du Livre des Sentences.
Conclusion :
On admet communément que le voeu solennel qui empêche de contracter mariage le rend nul si on le contracte. Selon certains, la raison en est le scandale qui s’en suivrait. Mais il n’en est rien. Le voeu simple, en effet, peut aussi donner lieu au scandale lorsqu’on l’a émis publiquement. De plus le scandale n’est pas une raison suffisante pour briser le lien indissoluble qui constitue la véritable vie conjugale.
D’autres donnent comme motif la loi de l’Eglise. Mais ce motif ne suffit point ; car autrement l’Eglise pourrait tout aussi bien décréter le contraire, ce qui ne paraît pas exact.
Il faut donc dire ceci avec d’autres théologiens : le voeu solennel, de par sa nature, rend nul le mariage contracté, car celui qui le prononce ne jouit plus du droit de disposer de son corps, puisqu’il en a fait don à Dieu en s’engageant à la chasteté perpétuelle. Il ne peut donc plus donner son corps à une épouse en contractant mariage avec elle. Et puisque le mariage qui suit le voeu solennel est nul, on dit que le voeu solennel dirime le mariage déjà contracté.
Solutions :
1. Le
voeu simple est considéré comme ayant la même force obligatoire que le Voeu
solennel devant Dieu, quand il s’agit des rapports avec Lui, telle la séparation
- de Dieu produite par le péché mortel ; car la transgression du voeu simple, comme
celle du voeu solennel, est péché mortel, bien qu’il soit plus grave
d’enfreindre le voeu solennel. Cette comparaison, d’ailleurs, vaut seulement
pour le genre de culpabilité, non pour le degré précis de cette culpabilité. Mais,
en face du mariage par lequel les époux se lient entre eux, les deux voeux
n’ont pas la même force oblige même au point de vue générique, car le voeu
solennel entraîne des devoirs que n’impose pas le voeu simple.
2. Le
serment a plus de force que le voeu en raison du motif pour lequel il oblige. Mais
le voeu solennel oblige d’une manière plus immédiate, car il consiste dans le
don de ce que l’on promet. Le serment n’a pas cet effet. L’argument ne vaut
donc point.
3. En prononçant un voeu solennel, l’homme livre à Dieu son propre corps, ce qu’il ne fait point par le voeu simple. L’argument se fonde donc sur une raison insuffisante.
Objections :
1. Il
ne le paraît point, car seules les choses qui se contrarient sont incompatibles.
Or l’Ordre et le mariage ne se contrarient nullement, car ce sont deux
sacrements distincts. L’Ordre n’est donc pas un empêchement de mariage.
2. L
sacrement d’Ordre est le même pour nous et pour l’Eglise Orientale. Mais, dans
l’Eglise Orientale, il n’est pas un empêchement de mariage. Il n’en est donc
pas non plus dans l’Eglise Occidentale.
3. Le
mariage signifie l’union du Christ et de son Eglise. Or ce symbolisme sera
surtout mis en relief par le mariage des ministres du Christ, c’est-à-dire, de
ceux qui sont ordonnés. L’ordre n’exige donc pas que l’on ne puisse se marier.
4. Tous
les ordres préparent aux fonctions spirituelles. Le sacrement d’Ordre ne peut
donc devenir un empêchement de mariage que pour une raison spirituelle ; mais
alors chacun des ordres sera un obstacle au mariage, ce qui est contraire à la
doctrine de l’Eglise.
5. Après l’ordination, les clercs peuvent recevoir des bénéfices ecclésiastiques et jouir des privilèges cléricaux. Si, comme le disent les juristes, l’Ordre est un empêchement au mariage parce que les clercs mariés ne peuvent pas posséder de bénéfices d’Eglise ni jouir des privilèges accordés aux clercs, chacun des ordres sera un empêchement. Or ceci est faux, comme le déclare une décrétale d’Alexandre III. Aucun ordre n’empêche donc le mariage.
Cependant :
On lit dans les Décrets : "Les clercs sous-diacres ou promus à des ordres supérieurs et connus comme étant mariés, doivent être contraints à renvoyer leurs épouses". Or, il ne devrait pas en être ainsi, si le mariage avait été valide.
D’autre part, le voeu de continence interdit le mariage à celui qui l’a prononcé. Mais la réception de certains ordres entraîne avec elle le voeu de continence. Ces ordres sont donc un empêchement de mariage.
Conclusion :
Des raisons de convenance exigent que les ordres sacrés, à cause de leur nature, soient un empêchement au mariage. Car les clercs investis de ces ordres touchent les vases sacrés et administrent les sacrements : la décence leur demande donc de rester purs en gardant la continence Pourtant c’est en vertu d’une loi de l’Eglise que le sacrement d’Ordre constitue, en fait, un empêchement au mariage. Toutefois les Latins et les Grecs ont légiféré sur ce point d’une façon différente. Chez les Grecs, l’Ordre est la seule cause de l’empêchement ; chez les Latins il s’y ajoute le voeu de continence que l’on forme lors de la réception des ordres sacrés ; celui qui ne prononcerait pas ce voeu serait cependant censé l’avoir émis par le seul fait qu’il aurait reçu l’ordre selon le rite de l’Eglise occidentale. Aussi bien, chez les Grecs et chez les autres Orientaux, l’ordre sacré s’oppose à ce que l’on con tracte ensuite mariage mais non pas à l’usage du mariage. Les Orientaux peuvent donc user dii mariage qui a précédé leur ordination mais ne peuvent plus en contracter un nouveau. Les Occidentaux, eux, ne peuvent ni se marier, ni user du mariage : à moins qu’un époux, à l’insu de son épouse ou contre le gré de celle-ci ait reçu un ordre sacré, car son épouse ne doit pas subir un préjudice du fait de son mari. On a dit plus haut la différence qui existe aujourd’hui et qui existait dans l’Eglise primitive entre les ordres sacrés et les ordres non sacrés.
Solutions :
1. L’ordre
sacré n’est pas incompatible avec le mariage considéré comme sacrement, mais
avec l’acte du mariage, qui est un obstacle à l’accomplissement des fonctions
sacrées.
2. L’argument
repose sur une erreur : partout, en effet, l’ordre est un empêchement au
mariage, bien que, partout, sa réception ne soit pas accompagnée de l’émission
d’un voeu.
3. Les
clercs dans les ordres sacrés représentent le Christ en accomplissant des
fonctions beaucoup plus nobles que celles des gens mariés, ainsi qu’on l’a
montré dans le traité de l’Ordre. L’argument ne vaut donc pas.
4. Les clercs minorés peuvent contracter mariage malgré l’ordre reçu, car les ordres mineurs qui établissent les ordinands dans des fonctions spirituelles ne leur donnent pas toutefois, comme les ordres majeurs, le pouvoir immédiat de toucher les choses sacrées. Mais selon les lois de l’Eglise Occidentale, on ne peut à la fois user du mariage et remplir une fonction d’un ordre mineur, car on doit observer une grande dignité dans les charges ecclésiastiques. Aussi, le détenteur d’un bénéfice ecclésiastique étant obligé de remplir les fonctions de son ordre et jouissant pour cette raison des privilèges cléricaux, les clercs mariés de rite latin sont privés de ces avantages.
5. La solution de la dernière difficulté ressort de ce qui précède.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car les liens spirituels sont plus forts que les liens matériels. Un
homme marié recevrait-il le sacrement d’ordre, son épouse en subirait alors un
préjudice, car elle ne pourrait plus exiger l’accomplissement du devoir
conjugal, puisque l’ordre est un lien spirituel et le mariage, un lien matériel.
On ne peut donc pas, semble-t-il, recevoir un ordre sacré après le mariage
consommé.
2. Une
fois le mariage consommé, aucun des époux ne peut faire le voeu de continence
sans le consentement de l’autre. Mais la réception d’un ordre sacré entraîne
l’obligation du voeu de continence. Si donc un époux recevait un ordre sacré, malgré
son épouse, celle-ci serait alors contrainte de garder la continence
puisqu’elle ne pourrait pas se remarier du vivant de son époux.
3. Un
époux a encore besoin du consentement de son épouse pour prier, ne fût-ce que
momentanément, comme il est dit dans l’épître aux Corin tiens. Mais les
Orientaux qui ont reçu les ordres sacrés doivent observer la continence pendant
le temps de leur ministère. Ils ne peuvent donc recevoir les ordres sans le
consentement de leurs épouses. A plus forte raison, les Latins.
4. L’époux
et l’épouse sont astreints aux mêmes obligations. Or le prêtre grec ne peut se
remarier après le décès de son épouse. La veuve du prêtre défunt ne le pourrait
donc pas non plus. Cependant on ne peut refuser à cette veuve le droit de se
remarier à cause d’une ancienne démarche de son mari disparu. Le mari ne peut
donc recevoir les ordres après son mariage.
5. Le mariage s’oppose à la réception de l’Ordre autant que l’Ordre s’oppose à la réception du sacrement de mariage. Mais l’Ordre reçu avant le mariage est un empêchement de mariage. Le mariage contracté avant la réception de l’Ordre sera donc aussi un empêchement à l’Ordre.
Cependant :
Les religieux sont tenus de garder la continence comme les clercs investis des ordres sacrés. Or, après son mariage, un homme peut entrer en religion, soit parce que son épouse est défunte, soit parce que celle-ci y consent. Cet homme peut donc recevoir aussi le sacrement d’Ordre.
D’autre part, après le mariage, on peut devenir serviteur des hommes. Pourquoi ne pourrait-on pas devenir serviteur de Dieu, en recevant le sacrement d’Ordre ?
Conclusion :
Le mariage ne s’oppose pas à ce qu’on reçoive ensuite un ordre sacré, car un homme marié qui accéderait aux ordres contre le gré de son épouse, recevrait néanmoins le caractère sacramentel ; il ne pourrait pas cependant exercer son ordre. Mais, en recevant l’Ordre avec le consentement de son épouse ou après le décès de celle-ci, il recevrait le sacrement et aurait le droit d’exercer l’Ordre.
Solutions :
1. Les
liens créés par l’Ordre brisent le lien matrimonial, du côté de celui qui a
reçu l’Ordre, sous le rapport du devoir conjugal, car à ce point de vue il y a
opposition entre Ordre et Mariage ; en effet, celui qui a reçu l’Ordre ne peut
plus demander le devoir conjugal à son épouse et celle-ci n’est pas obligée de
le rendre. Mais le lien matrimonial n’est pas rompu du côté de l’épouse puisque
son mari est tenu de lui rendre le devoir conjugal, s’il ne peut pas obtenir
qu’elle observe la continence.
2. L’épouse
qui sciemment permet à son époux de recevoir un ordre sacré doit faire le voeu
de continence perpétuelle, mais son époux ferait-il profession solennelle, elle
n’est pas obligée d’entrer en religion, si elle ne craint point d’ex poser au
danger sa vertu de chasteté. Il en sera autrement si son époux n’a fait qu’un
voeu simple. En outre, rien ne l’oblige à faire le voeu de continence, quand
son mari s’est engagé dans les ordres malgré elle, car aucun préjudice ne doit
lui survenir du fait d’un tel engagement.
3. Malgré
l’opinion contraire, il faut regarder comme plus probable l’existence du devoir
imposé aux Grecs de ne pas recevoir les ordres sacrés sans le consentement de
leurs épouses, car celles-ci seraient privées de leur droit au devoir conjugal
les jours où leurs époux exerceraient le ministère. Le droit ne permet pas
d’ailleurs qu’on leur inflige cette privation quand leurs époux ont reçu les
ordres malgré elles ou à leur insu.
4. Quand l’épouse d’un grec consent à voir son mari recevoir un ordre sacré, elle contracte l’obligation de ne plus jamais se remarier ; s’il en était autrement le sens symbolique du mariage ne serait pas respecté. Or ce sens doit être surtout conservé dans le mariage d’un prêtre. Mais quand son mari a été ordonné malgré elle, l’épouse n’est pas astreinte à cette obligation.
5. Le mariage a pour cause le consentement des contractants il n’en est pas de même pour l’ordre dont la cause sacramentelle est déterminée par Dieu. Aussi bien, l’ordre qui précède le mariage peut empêcher ce dernier d’être valide tandis que le mariage ne peut pas faire que l’ordre soit invalide : l’efficacité des sacrements est infaillible, alors que les actes humains peuvent rencontrer des empêchements.
Considérons à présent l’empêchement de consanguinité. A ce propos, flous nous poserons les questions suivantes : -1. La consanguinité a-t-elle été bien définie ? -2. Peut-on la diviser par degrés et par lignes ? 3. L’empêchement de parenté annule-t-il le mariage, de droit naturel ? -4. L’Eglise pouvait-elle fixer les degrés de parenté qui empêchent le mariage ?
Objections :
1. On
ne peut pas approuver la définition suivante de la consanguinité : C’est un
lien que des personnes de même origine contractent en vertu de la génération
charnelle. Tous les hommes, en effet, descendent par la génération charnelle du
même ancêtre, c’est-à-dire d’Adam. Si la définition précédente était correcte, tous
les hommes seraient parents entre eux, ce qui est faux.
2. Un
lien ne peut exister qu’entre ceux qui se ressemblent, puisque le lien les unit.
Or ceux qui descendent du même ancêtre n’ont pas plus de ressemblances entre
eux qu’ils n’en ont avec les autres hommes : puisque s’ils ont même espèce, ils
diffèrent entre eux par des caractères individuels, comme les autres hommes. La
consanguinité n’est donc pas un lien.
3. La
génération charnelle comme le dit Aristote provient d’un excédent de substance
nutritive. Or ce superflu nutritif a bien plus de rapports avec la nourriture
elle-même qu’avec la personne qui la consomme, car il est de même substance que
cette nourriture. Dira-t-on qu’un lien de consanguinité se crée entre l’enfant
qui naît du superflu nutritif et la nourriture qui a été consommée par ses
engendrants ? Aucun lien ne rattache donc plus l’enfant et ses engendrants.
4. Comme
le rapporte la Genèse, Laban dit à Jacob "Tu es mes os et ma chair"
car ils étaient parents entre eux. Une telle parenté devrait donc s’appeler
charnelle plutôt que consanguine.
5. La génération charnelle est commune aux hommes et aux animaux. Or elle n’établit pas entre les animaux un lien de consanguinité. Elle n’en établit donc point non plus parmi les hommes.
Conclusion :
Toute amitié, comme le remarque Aristote dans le 8e livre des Ethiques, consiste en une sorte de vie commune. Et puisque l’amitié est un lien ou une manière de s’unir, on appellera du nom de lien la vie commune cause de l’amitié. Aussi bien c’est du genre de vie commune que l’on tirera le nom qui désignera ceux qu'elle lie quasi réciproquement : ainsi on appelle concitoyens ceux qui ont le même genre de vie politique, et compagnons d’armes, ceux qui se réunissent dans le métier militaire. De même on donne le nom de consanguins à ceux qu’unit une vie commune naturelle. Dans la définition précédente le mot lien désigne le genre de la consanguinité ; les mots personnes de même origine se rapportent aux sujets de ce lien, puisque c’est entre elles que ce dernier existe ; enfin, les mots génération charnelle désignent le principe de ce lien.
Solutions :
1. La puissance active n’a pas la même perfection dans l’instrument que dans l’agent principal. Et comme tout moteur, qui est lui-même mobile, est un instrument, la puissance du premier moteur, à quelque genre qu’il appartienne, en passant par beaucoup d’intermédiaires, finit par s’épuiser et aboutit à un être qui, lui, ne peut plus mouvoir les autres, mais se contente d’être mû. Quand il s’agit de transmettre la vie, celui qui la donne non seulement transmet les caractères spécifiques, mais encore les qualités individuelles de son être, et telle est la raison pour laquelle le fils ressemble à son père, même dans ses traits accidentels et non pas seulement dans ses caractères spécifiques. Cependant les traits particuliers du père ne se communiquent pas au fils avec la même perfection qu’ils sont dans le père. Encore moins s’il s’agit du petit-fils, de sorte que la ressemblance finit par disparaître. Et voilà comment l’influence de celui qui transmet la vie diminue peu à peu au point de n’avoir plus d’effet. La consanguinité, consistant en ce que beaucoup de personnes procèdent, par voie de propagation, de la même puissance active de génération, disparaît peu à peu, comme le dit
S. Isidore. Quand
on définit la consanguinité, il ne faut donc pas mentionner l’ancêtre le plus
éloigné mais le plus proche, c’est-à-dire, celui dont l’influence active se
fait sentir dans ses descendants.
2. On
l’a déjà dit, les consanguins ne se ressemblent pas seulement en ce qu’ils ont
la même nature humaine, mais par des traits individuels qui leur viennent de la
vie qu’ils dut reçue d’un même individu et qui s’est transmise à plusieurs
aussi arrive-t-il que le fils ressemble non seulement à son père mais encore à
son grand père et même à des parents éloignés, comme le dit Aristote.
3. La ressemblance vient plutôt de la forme qui donne d’être en acte au sens philosophique, que de la matière en vertu de laquelle on est en puissance le charbon de bois, par exemple, a plus d’affinité avec le feu qu’avec l’arbre d’où le bois a été tiré. De même l’aliment une fois assimilé par l’organisme grâce à la force de nutrition ressemble plus à l’être qui s’en est nourri qu’à la matière qui a servi de nourriture.
L’argument
serait concluant si on admettait l’opinion de certains philosophes selon
lesquels la substance d’un être vient de sa matière tandis que toutes les
formes sont des accidents, mais cette opinion est fausse.
4. Ce
qui se transforme immédiatement en semence c’est le sang, comme on l’a prouvé
ailleurs. Aussi le nom de consanguinité convient-il mieux que le mot de parenté
charnelle au lien contracté par la génération, et l’on dit qu’un parent est la
chair de l’autre, parce que le sang devenu semence chez l’homme ou menstrues
chez la femme est os et chair en puissance.
5. Selon certains, la raison pour laquelle les hommes et non pas les animaux contractent des liens de parenté serait la suivante : tous les caractères de la nature humaine que l’on rencontre dans tel ou tel homme se seraient déjà trouvés chez le premier homme ; or ceci ne se réalise pas chez les animaux. Mais s’il en était ainsi la parenté ne pourrait jamais s’étendre et nous avons déjà réfuté ailleurs cette opinion.
Voici au contraire la seule explication de ce fait : les animaux, à la différence des hommes, ne s’unissent pas pour contracter une amitié et propager ainsi la vie en plusieurs êtres, à partir d’une origine unique et prochaine.
Objections :
1. Cela
ne convient pas. On définit, en effet, la ligne de consanguinité une série qui
contient plusieurs degrés de personnes unies par le sang, issues du même parent.
D’autre part, la consanguinité n’est pas autre chose que la collection de ces
personnes. La ligne de consanguinité équivaut donc à la consanguinité. Or rien
ne se distingue de soi. Il ne convient donc pas de diviser la consanguinité en
lignes de parenté.
2. Les
divisions d’un genre commun ne peuvent entrer dans sa définition. Or la
descendance fait partie de la définition précédente de la consanguinité. Celle-ci
ne peut donc pas être divisée en ligne ascendante, descendante, collatérale.
3. On
définit la ligne : l’intervalle qui sépare deux points. Or deux points ne font
qu’un degré ; la ligne n’a donc elle-même qu’un seul degré. Par suite, cela
revient au même de diviser la consanguinité en lignes et en degrés.
4. Par
définition, le degré est le rapport entre personnes éloignées qui fait
connaître à quelle distance elles sont l’une de l’autre. Mais puisque la
consanguinité consiste dans un certain rapprochement, la distance qui sépare
les personnes semble donc être le contraire plutôt qu’une partie de la
consanguinité. On ne doit donc pas diviser cette dernière en degrés.
5. Si
la consanguinité se divise en degrés qui serviront de moyens pour la faire
connaître, les personnes qui seront distantes d’une autre au même degré devront
être parentes entre elles de la même façon. Or ceci est faux, car le grand
oncle paternel et le petit neveu de la même personne sont ses parents au même
degré et cependant ils ne sont pas parents de la même façon, comme le déclarent
les Décrets. Il n’est donc pas correct de diviser en degrés la consanguinité.
6. Dans
les séries échelonnées des êtres, ajouter quelque chose à l’un d’entre eux, c’est
le placer à un autre degré ainsi l’addition de l’unité à un nombre en produit
un différent. Or, si à côté d’une personne on en met une autre, cela ne
changera pas toujours le degré de parenté si à côté du père on met l’oncle
paternel, le degré de consanguinité ne change pas entre eux. La division de la
consanguinité par degrés n’est donc pas bonne.
7. Entre deux proches parents existe toujours la même parenté, puisque les deux extrêmes sont toujours à égale distance l’un de l’autre. Or le degré de parenté n’est pas le même des deux côtés, car un des parents peut l’être au troisième degré et l’autre au quatrième. Les degrés ne suffisent donc pas pour faire connaître les relations de parenté.
Conclusion :
La consanguinité, a-t-on dit, est un lien contracté par une communication naturelle, en vertu de la génération charnelle, moyen par lequel se propage la nature. Or Aristote, dans ses Ethiques, distingue trois espèces de communication ainsi comprises : 1° Celle qui existe entre une cause et son effet et c’est la parenté du père au fils : aussi, ajoute-t-il, les pères aiment leurs enfants comme quelque chose d’eux-mêmes. 2° Celle qui consiste dans la relation de l’effet à sa cause, et telle est la relation du fils au père : aussi, dit encore le Philosophe, les enfants aiment leurs pères comme leur devant l’existence. 3° Celle qui consiste dans le rapport mutuel de deux effets d’une même cause par exemple, dit encore Aristote au même endroit, les frères qui naissent des mêmes parents.
-Puisque le mouvement du point fait donc la ligne et que le père en transmettant la vie se met comme en mouvement vers son fils, les trois communications que nous avons distinguées donnent naissance à trois lignes, la première à la ligne descendante, la seconde à la ligne ascendante, la troisième à la ligne collatérale.
En outre comme le mouvement transmis par la génération ne s’arrête pas à un terme mais continue de progresser, il arrive que le père se relie à un autre père, le fils à un autre fils et ainsi de suite r à chacune de ces diverses progressions, on avancera donc par divers degrés dans la même ligne. Mais, d’autre part, le degré où s’échelonne une chose fait partie de la nature de cette chose ; il ne pourra donc pas y avoir degrés de proche parenté là où la proximité n’existe pas. Par con séquent l’identité et la trop grande distance suppriment la consanguinité r aucune personne n’est ainsi parente avec elle-même, de même qu’elle ne ressemble point à elle-même. Aucune personne ne fait donc par elle-même un degré, mais il faut pour cela la comparer à une autre personne.
Cependant :
la manière de compter les degrés varie selon les lignes : Dans la ligne ascendante et descendante, un degré existe entre cieux personnes, quand l’une est née de l’autre. Ainsi, selon la manière de compter employée par le droit canonique et le droit civil, la première personne qui se rencontre dans la série des générations, soit en montant, soit en descendant, se trouve être distante d’une autre, de Pierre, par exemple, au premier degré. Ainsi en est-il du père et du fils ; la personne qui vient ensuite est au second degré, par exemple le grand-père et le petit-fils ; et ainsi de suite.
Quand il s’agit de la ligne collatérale, le lien de consanguinité entre deux personnes ne vient pas de ce que l’une est née de l’autre mais de ce qu’elles tiennent toutes deux leur origine d’une même troisième. Pour compter les degrés dans cette ligne, ii faut donc comparer les personnes au premier parent d’où elles sont issues. Mais ici la manière de compter varie, selon qu’il s’agit du droit canonique ou du droit civil. Le droit civil compte les degrés à la fois dans les deux lignes de descendance du parent commun ; le droit canon ne compte que les degrés d’une seule ligne, c’est-à-dire, de la ligne où les degrés sont plus nombreux. Ainsi, selon le droit civil, le frère et la soeur ou deux frères sont entre eux au second degré, parce que chacun d’eux est distant d’un degré de l’ancêtre commun. De même, les enfants de deux frères sont parents au quatrième degré. Mais, selon le droit canonique, les deux frères sont entre eux au premier degré, car l’un et l’autre ne sont éloignés du parent commun que d’un degré ; le fils de l’un des deux frères est parent de l’autre frère au second degré, puisqu’ils sont éloignés d’autant de l’ancêtre commun. Voilà pourquoi selon le mode de computation canonique, autant il y a de degrés entre une personne et l’un de ses ancêtres, autant il y en a entre elle et les autres descendants collatéraux de ce même ancêtre et jamais moins ; car ce qui est cause d’une qualité la possède lui-même au maximum. Par suite, bien que les descendants d’un parent aient des liens avec un autre descendant de même origine mais d’une autre ligne, ils ne peuvent pas être plus proches de lui que ne l’est le parent commun. Cependant une personne peut être plus éloignée d’une autre qu’elle ne l’est du parent commun dont toutes deux descendent, parce que la seconde est à une plus grande distance que la première de l’ancêtre commun. Il faut, en effet, compter les degrés de parenté selon la plus grande distance.
Solutions :
1. L’argument
repose sur une erreur la consanguinité n’est pas une série de personnes mais la
relation spéciale des personnes entre elles, et la série de celles-ci forme la
ligne de consanguinité.
2. La
descendance, en prenant ce mot en un sens général, signifie n’importe quelle
ligne de parenté, car toute génération charnelle d’où naît la consanguinité est
une sorte de descendance. Mais la descendance qui désigne la série des
personnes issues de telle autre forme la ligne descendante.
3. On
peut entendre le mot de "ligne" de deux manières. Au sens propre du
mot, la ligne est une dimension, première espèce de la quantité continue. Ainsi
la ligne droite ne comprend que les deux points en acte qui la terminent, mais
elle en renferme une infinité en puissance et si on détermine un autre point en
acte sur cette ligne, la ligne est divisée et cette division produit deux
lignes. Quelquefois le mot "ligne" signifie des choses rangées les
unes à la suite des autres ou les unes à côté des autres. On place alors la
ligne ainsi comprise,, avec la figure, dans la catégorie des nombres, puisqu’un
nombre se compose d’unités ajoutées les unes aux autres. Chaque unité ajoutée
indique alors un degré différent la ligne ainsi entendue. Il en est de même de
la ligne de consanguinité. Une seule ligne contient donc plusieurs degrés.
4. La ressemblance n’existe pas là où il n’y a aucune diversité ; il n’y a pas non plus de parenté là où il n’y a aucune distance. Toute distance n’est donc pas contraire à la consanguinité, mais celle-là seulement qui exclut tout rapprochement de parenté.
5. De
même que la blancheur peut augmenter de deux façons, soit que la couleur
devienne plus vive, soit que la surface blanche devienne plus grande, de même
la consanguinité peut être dite plus ou moins grande pour deux raisons soit
parce que les relations de consanguinité sont plus intimes, soit parce que
celles-ci sont plus étendues dans ce dernier cas l’étendue de la consanguinité
se mesure au nombre de personnes qu’elle unit du fait de la génération et. c’est
de cette deuxième manière que l’on distingue des degrés dans la consanguinité. Mais
de deux personnes qui sont parentes au même degré vis-à-vis d’une troisième, l’une
peut être plus intimement parente de cette troisième au premier sens du mot
"consanguinité". Ainsi le père et le frère d’une personne sont
parents de cette personne au premier degré, puisque ni d’un côté ni de l’autre,
il n’y a d’intermédiaire. Mais si on se place au point de vue de l’intimité, le
père est plus proche parent de cette personne puisque le frère n’est parent à
celle-ci que parce qu’il est issu du même père qu’elle. Par conséquent, plus
l’on se rapproche de l’ancêtre commun, d’où naît la parenté, plus intime est la
parenté, quoiqu’elle ne se présente pas au degré le plus rapproché. Ainsi le
grand-oncle d’une personne est plus intime avec elle que le petit neveu quoique
tous les deux aient le même degré de parenté avec elle.
6. Le
père et l’oncle sont parents au même degré de l’ancêtre commun, car chacun
d’eux se tient à un degré de l’aïeul. Cependant vis-à-vis de la personne dont
on cherche la parenté, ils ne sont plus au même degré, car le père est au
premier degré, mais l’oncle ne peut l’être qu’au second, puisque l’aïeul est
parent à ce degré de la dite personne.
7. Deux personnes sont toujours distantes l’une de l’autre, d’un même nombre de degrés, bien qu’elles puissent être à une inégale distance de leur parent commun.
Objections :
1. Il
ne semble pas. Car aucune femme ne peut avoir avec un homme une relation de
parenté plus étroite que celle d’Eve vis à vis d’Adam qui parlait ainsi de son
épouse : "Voici l’os de mes os et la chair de ma chair". Or Adam et
Eve vivaient dans l’état du mariage. Aucune parenté n’est donc un empêchement
de droit naturel.
2. La
loi naturelle est la même pour tous. Or, chez les barbares, on peut contracter
mariage avec une personne de sa parenté. La consanguinité n’est donc pas un
empêchement de droit naturel.
3. Comme
le dit le Digeste, est de droit naturel ce que la nature enseigne aux animaux. Or,
les animaux s’unissent même à leur mère. La nature n’enseigne donc pas que le
mariage soit interdit à une personne à cause des relations de parenté.
4. N’est
empêchement au mariage que ce qui nuit aux biens qui lui sont propres. Or la
consanguinité ne contrarie aucun des biens du mariage. Elle n’est donc pas un
empêchement.
5. L’union entre deux êtres est d’autant plus facile et plus ferme qu’ils sont plus proches l’un de l’autre et se ressemblent davantage. La parenté qui rapproche les personnes n’est donc pas un obstacle, mais contribue, au contraire, au succès de l’union conjugale.
Cependant :
Ce qui nuit au bien de l’enfant est un empêchement au mariage de par la loi naturelle. Or la consanguinité des parents est nuisible à l’enfant, car, selon la parole de S. Grégoire, "nous savons par expérience que les enfants nés de pareilles unions ne peuvent se développer". La consanguinité est donc un empêchement de droit naturel.
Ce qui, d’autre part, était obligatoire aux origines de l’humanité est 4e droit naturel. Or, à l’origine, obligation était faite à l’homme de se marier avec d’autres que le père et la mère car il était dit dans la Genèse "L’homme quittera son père et sa mère", et il ne peut s’agir ici de la simple cohabitation : il faut donc entendre ces mots de l’union conjugale. La consanguinité est donc un empêchement de droit naturel.
Conclusion :
Ce qui compromet la fin du mariage, voilà ce qui est contraire à la loi naturelle du mariage. Mais la fin primordiale du mariage est avant tout le bien de l’enfant. Sans doute, l’union entre consanguins, comme entre le père et sa fille, ou, entre le fils et sa mère, compromet ce bien de l’enfant, mais ne le fait pas disparaître totalement : une fille peut avoir un enfant de son père et, de concert avec ce dernier, assurer la nourriture et l’éducation de son fils. Mais il ne convient pas que cela soit ainsi. N’est-ce point un désordre qu’une fille devienne par le mariage l’associée de son père dans la procréation et l’éducation des enfants, alors qu’elle a le devoir de rester sous la tutelle de son père qui lui a donné la vie ? La loi naturelle défend donc au père et à la mère de contracter de tels mariages. Elle le défend davantage à la mère qu’au père, car le mariage de la mère avec son fils déroge plus au respect dû aux parents que le mariage du père avec sa fille : l’épouse, en effet, doit obéissance à son mari et il répugne que la mère soit soumise à son fils.
Ajoutons encore ceci : la fin secondaire du mariage consiste dans l’apaisement de la concupiscence. Or cette fin serait frustrée si chacun pouvait épouser sa parente. Les passions de la chair pourraient se donner libre carrière si on n’interdisait pas le mariage aux personnes que les liens de famille obligent à vivre ensemble dans la même maison. Aussi bien la loi divine interdit-elle le mariage non seulement au père et à la mère, mais encore aux autres parents qui doivent habiter ensemble et auxquels incombe le devoir de se témoigner les uns aux autres des marques de respect et c’est précisément cette raison que donne le Lévitique où nous lisons "Ne faites pas honte à telle ou telle personne, parce que c’est votre propre honte".
D’autre part, le mariage est accidentellement destiné à favoriser l’association des personnes et l’extension des rapports d’amitié. L’homme, en effet, entretient avec les parents de sa femme les mêmes rapports amicaux qu’avec les siens. Or, ce serait restreindre l’étendue de ces relations d’amitié que de contracter mariage avec des personnes de la parenté. Aucune nouvelle amitié ne résulterait, en effet, de cette union conjugale. C’est pourquoi selon les lois humaines et les canons de l’Eglise, les personnes parentes à certains degrés ne peuvent se marier entre elles. De tout ce qui précède on peut donc conclure que la consanguinité est suivant les degrés un empêchement de droit naturel, ou un empêchement de droit divin, ou un empêchement de droit positif.
Solutions :
1. Eve,
issue d’Adam, n’était pas cependant sa fille, car elle n’est pas sortie d’Adam
par voie de génération, mais par une action divine. Dieu aurait pu faire sortir
aussi bien un cheval de la côte d’Adam. Le rapport naturel qui existait entre
Adam et Eve est donc moins intime que celui qui existe entre un père et sa
fille, Adam n’a pas été la cause naturelle d’Eve, comme l’est un père de sa
fille.
2. Les
barbares pratiquent, il est vrai, la promiscuité ; ils ne le font pas en vertu
de la loi naturelle mais à cause des passions exagérées de la chair qui
obscurcissent la loi naturelle dans leur conscience.
3. L’union
du mâle et de la femelle est appelée naturelle, car elle procède d’un instinct
donné par la nature. Or, sur ce point les instincts sont très divers suivant
les animaux et leurs genres de vie. Comme l’union charnelle avec les parents
déroge au respect qui leur est dû, la nature, qui inculque aux parents la
sollicitude nécessaire aux besoins de leur progéniture, inspire aux petits de
la même façon le respect pour leurs parents. En revanche, la nature n’apprend à
aucune espèce d’animaux à garder continuellement cette sollicitude pour leurs
petits, ou ce respect pour leur père et leur mère. L’homme seul fait exception.
Chez les autres animaux cette sollicitude et ce respect durent en fait plus ou
moins longtemps, selon que le père et la mère sont plus ou moins nécessaires à
leurs petits et réciproquement. De là vient que certains animaux ont en horreur
tout rapport charnel avec leur mère, aussi longtemps qu’ils sont capables de la
reconnaître et de la tenir pour telle Aristote cite comme exemples de ce fait
le chameau et le cheval. Et comme les hommes pratiquent naturellement et plus
parfaitement que les autres animaux les moeurs les plus honnêtes que l’on
rencontre chez ces derniers, les hommes ont instinctivement horreur de tout
commerce charnel non seulement avec leurs mères mais même avec leurs filles, ce
qui répugnerait moins à la nature. La génération charnelle rie crée donc pas
chez les animaux des liens de consanguinité, comme elle le fait chez les hommes,
ainsi qu’on l’a dit. On ne peut donc pas raisonner de la même façon dans les
deux cas.
4. On l’a déjà remarqué, la parenté des époux nuit aux biens du mariage. L’argument repose donc sur une erreur. Sans aucun inconvénient, un lien en peut en empêcher un autre ; de même que là où il y a identité, il n’y a pas ressemblance les liens de parenté peuvent donc être un obstacle aux liens du mariage.
Objections :
1. L’Eglise
ne le pouvait pas. Dans S. Matthieu, on lit en effet : "L’homme ne doit
pas séparer ceux que Dieu a unis". Or, Dieu a uni par le mariage des
personnes parentes entre elles à un degré inférieur au quatrième, puisque la
loi divine ne défend pas à de telles personnes de s’unir. La loi positive ne
doit donc pas les séparer.
2. Le
mariage est un sacrement comme baptême. Or, l’Eglise ne peut pas empêcher celui
qui s’approche du baptême de recevoir le caractère baptismal si la loi divine
l’en reconnaît capable. L’Eglise ne peut donc pas non plus interdire le
sacrement de mariage aux époux qui n’ont aucun empêchement de droit divin à le
recevoir.
3. Le
droit positif ne peut pas supprimer ou étendre ce qui est de droit naturel. Or,
la consanguinité est un lien naturel qui, de lui-même, constitue un obstacle au
mariage. L’Eglise ne peut donc pas décréter que telles personnes pourront ou ne
pourront pas s’unir en mariage, de même qu’elle ne peut pas faire que ces
personnes soient parentes ou ne le soient pas.
4. Toute
loi positive doit avoir un but raison nable, car elle ne procède du droit
naturel que si elle est motivée par une juste raison. Or les motifs mis en
avant pour justifier le nombre de degrés auxquels s’étend l’empêchement
paraissent tout à fait déraisonnables, car ils n’ont aucun rapport avec leurs
effets. Ainsi, dit-on, la consanguinité est un empêchement jusqu’au quatrième
degré à cause des quatre éléments, jusqu’au sixième à cause des six âges du
monde, jusqu’au septième en raison des sept jours de la semaine qui est
l’abrégé du temps entier. Une telle prohibition ne peut donc acquérir force de
loi.
5. Les
mêmes causes produisent les mêmes effets. Or, les raisons qui justifient
l’empêchement de consanguinité, c’est-à-dire, le bien de l’enfant, la
modération des passions sensuelles, la plus grande extension des rapports
d’amitié, valent pour toutes les époques. Les degrés de parenté qui sont un
empêchement au mariage, auraient donc dû rester toujours les mêmes. En réalité,
il n’en a pas été ainsi, car aujourd’hui il y a empêchement jusqu’au quatrième
degré, et autre fois la prohibition s’étendait jusqu’au septième.
6. Un
seul et même mariage ne peut appartenir à deux genres différents et être à la
fois un sacrement et une liaison illégitime. N’en serait-il pas ainsi si
l’Eglise avait le pouvoir de changer le nombre de degrés auxquels s’étend
l’empêchement ? Quand, en effet, l’Eglise défendait le mariage aux parents au
cinquième degré, une telle union devenait illégitime ; mais quand l’Eglise
retira sa défense, cette union devenait vraiment un sacrement. Inversement, il
pourrait arriver que l’Eglise dans l’avenir interdise le mariage entre parents
à certains degrés, alors que ces derniers peuvent aujourd’hui s’unir entre eux.
Etendra-t-on le pouvoir de l’Eglise jusque-là ?
7. La loi humaine doit imiter la loi divine : or, dans l’Ancien Testament où la loi divine était promulguée, les degrés de l’empêchement n’étaient pas les mêmes dans la ligne ascendante que dans la ligne de descendance. La loi mosaïque, en effet, défendait à un homme d’épouser la soeur de son père mais non pas la fille de son frère. Actuellement, aucun empêchement ne devrait donc exister pour les neveux et les oncles. Notre Seigneur a dit à ses apôtres "Qui vous écoute, m’écoute". La loi ecclésiastique est donc aussi impérieuse que la loi divine. Or, l'Eglise a défendu et permis, selon les circonstances, de contracter mariage dans certains degrés de parenté où l’ancienne loi ne l’empêchait point. L’empêchement s’étend donc à ces degrés.
D’autre part, la loi ecclésiastique règle actuellement les mariages des chrétiens, tout comme les lois civiles réglaient autrefois les mariages des païens. Or, l’ancien droit civil précisait le nombre de degrés ou commençait l’empêchement. Le droit ecclésiastique peut donc faire de même aujourd’hui.
Conclusion :
Selon les époques, l’empêchement de consanguinité s’est étendu à divers degrés. A l’origine du genre humain, il n’était défendu d’épouser que son père et sa mère : le petit nombre des hommes et la nécessité de pourvoir à la propagation de l’espèce humaine justifiait cette exception, car il ne fallait exclure que les personnes incapables d’atteindre la fin principale du mariage qui est le bien de l’enfant.
Puis, une fois accru le nombre des hommes, la loi de Moïse, qui commençait à réprimer les passions de la chair, excepta un plus grand nombre de personnes. Ainsi, selon Rabbi Moïse, le mariage était interdit à tous les membres de la même famille qui devaient habiter ensemble ; sinon la possibilité pour elles d’entretenir des relations charnelles aurait amené un grand débordement des passions mauvaises. Mais aux personnes parentes à d’autres degrés, la loi ancienne permettait et, bien plus, imposait même le mariage ainsi, par exemple, chaque homme devait prendre pour femme une de ses parentes, afin d’éviter la confusion des héritages, car à ce moment-là, le culte divin se propageait par hérédité. Vint alors la loi nouvelle, loi de l’Esprit et loi d’amour l’empêchement s’étendit à plusieurs autres degrés de parenté, car désormais la grâce spirituelle et non plus la descendance charnelle servit de moyen de propagation et de multiplication pour le culte de Dieu. Les hommes eurent alors le devoir de s’abstenir davantage des œuvres charnelles pour vaquer plus souvent aux occupations spirituelles et pour faire rayonner davantage la charité.
Aussi bien, dans l’Eglise naissante, l’empêchement s’étendait jusqu’aux degrés les plus éloignés de la consanguinité afin de laisser libre cours à l’amitié naturelle qui naît de la consanguinité et de l’affinité. Avec raison on l’étendit jusqu’au septième degré au delà, en effet, le souvenir d’une origine commune se serait perdu facilement. Ce nombre correspondait aussi à la grâce septiforme de l’Esprit Saint.
En ces derniers temps, par contre, l’Eglise restreignit l’interdiction au quatrième degré étendre la défense à des degrés plus lointains devenait inutile et dangereux. C’était vraiment inutile car à cause du refroidissement général de la charité, on ne manifestait pas plus d’amitié aux parents éloignés qu’aux étrangers ; c’était aussi dangereux, car en raison de leurs passions plus vives et de leur plus grande négligence, les hommes ne respectaient plus suffisamment un aussi grand nombre de proches : la défense de contracter mariage dans des degrés plus éloignés aurait été pour beaucoup le "piège de la damnation".
Des raisons de convenance, d’autre part, ont justifié la restriction de l’empêchement au quatrième degré. Les hommes en effet, continuent à vivre jusqu’à la quatrième génération, si bien que le souvenir de leur parenté ne leur échappe point. Dieu ne menace-t-il pas aussi de punir les péchés des parents jusqu’à la "troisième et quatrième génération" ? En outre, la parenté n’étant autre chose que l’identité de sang, à chaque génération, le sang se mêle à un nouveau sang étranger, et devient de plus en plus différent de ce qu’il était. Puisque chacun des quatre éléments que renferme le sang se mêle d’autant mieux qu’il est plus subtil, dans le premier mélange, l’identité de sang disparaît quant au premier élément le plus subtil de tous ; à la seconde génération disparaît le second élément, à la suivante, le troisième, à la quatrième génération le quatrième élément. Ainsi l’union charnelle peut convenablement se faire à nouveau après la quatrième génération.
Solutions :
1. Dieu
ne peut unir ni ceux qui se marient en désobéissant à la loi divine, ni ceux
qui contractent mariage contrairement à la loi ecclésiastique, douée de la même
force obligatoire.
2. Le
mariage n’est pas seulement un sacrement mais aussi une institution sociale. Les
ministres de l’Eglise ont donc dès lors plus de pouvoir sur lui que sur le
baptême qui n’est qu’un sacrement, car à la façon des contrats et des
institutions humaines régies par les lois humaines, les contrats et institutions
spirituelles sont l’objet des lois ecclésiastiques.
3. Les
liens de parenté sont, il est vrai, des liens naturels, mais il n’est pas
naturel que la parenté empêche le mariage, sauf quand il s’agit d’un certain
degré, comme on l’a dit. Aussi l’Eglise, dans sa législation ne fait pas que
certaines personnes deviennent ou ne deviennent pas parentes, car celles qui le
sont le restent toujours au même degré. L’Eglise plutôt décrète que les
mariages seront ou ne seront pas licites, quand les époux sont parents à
certains degrés et ces degrés varient selon les époques.
4. Quand
on allègue des raisons de symbolisme, on veut plutôt montrer l’adaptation et la
convenance de la loi qu’en indiquer les causes et en prouver la nécessité.
5. On
l’a dit dans l’article, les motifs d’interdire le mariage dans certains degrés
de parenté ne sont pas les mêmes. Ce qu’il est donc utile d’accorder à une
époque, il peut être avantageux de l’interdire à une autre.
6. Les
lois n’ont pas effet rétroactif mais règlent l’avenir. Si donc on en venait un
jour à étendre l’empêchement au cinquième degré, alors qu’aujourd’hui il ne
s’étend pas si loin, on ne devrait pas séparer les époux parents au cinquième
degré, car aucun empêchement postérieur au mariage ne peut l’annuler et la loi
de l’Eglise ne pourrait rendre illégitime une union vraiment valide. De même, si
l’on permettait dans l’avenir à certains parents de s’unir entre eux, alors
qu’ils ne peuvent le faire actuellement, la loi de l’Eglise ne ferait pas de
leur union un mariage légitime en raison du premier contrat, car les époux
pourraient se séparer, s’ils le voulaient, mais ils pourraient contracter un
nouveau mariage et ce serait alors une autre union.
7. En interdisant le mariage aux parents selon certains degrés, l’Eglise tient compte des lois de l’amour. Or, il y a autant de raisons d’aimer le neveu que l’oncle ; il y en a plutôt davantage, car un fils touche de plus près son père que le père son fils, ainsi que l’observe Aristote. L’Eglise interdit donc le mariage aux neveux aussi bien qu’aux oncles.
Mais la loi ancienne, dans ses interdictions, tenait surtout compte de la cohabitation et défendait le mariage à des personnes qui, vivant ensemble, entretenaient plus facilement des relations. Or la nièce habitait plus fréquemment avec son oncle que ne le faisait la tante avec son neveu, car la fille ne fait qu’un avec son père elle tient tout de lui. La soeur, elle, n’est pas aussi unie à son frère, car elle n’est pas de lui, mais tous deux viennent du même père. La raison d’écarter la tante du mariage ne valait donc pas pour la nièce.
Etudions maintenant l’empêchement d’affinité. A son propos nous nous poserons onze questions :
1. Le mariage est-il cause d’affinité ? -2. L’affinité subsiste-t-elle après la mort du mari ou de l’épouse ? -3. L’affinité naît-elle à la suite de relations coupables ? -Les fiançailles produisent-elles l’affinité ? -5. L’affinité est-elle cause d’une nouvelle affinité ? -6. Est-elle un empêchement de mariage ? 7. Comporte-t-elle par elle-même des degrés ? -8. L’affinité s’étend-elle aussi loin que la consanguinité ? -9. Faut-il toujours séparer les époux consanguins et parents par affinité ? -10. Pour dirimer un tel mariage, faut-il procéder par voie d’accusation ? -11. Doit-on appeler des témoins dans cette cause ?
Objections :
1. L’affinité
ne résulte pas, semble-t-il, du mariage d’un parent. Car celui qui donne à un
autre une qualité, la possède à un degré supérieur. Or l’épouse n’est unie à la
parenté de son mari qu’à cause de celui-ci. Puis qu’elle ne contracte pas
affinité avec son époux, elle n’en contractera pas davantage avec les parents
de ce dernier.
2. Quand
deux êtres sont indépendants, s’unir à l’un ce n’est pas s’unir à l’autre. Or
les parents sont indépendants les uns des autres. Du fait qu’elle se lie à un
homme, une femme ne contracte donc pas nécessairement affinité avec les parents
de cet homme.
3. Les relations entre personnes naissent de leur union entre elles. Or aucune union ne se fait entre les parents consanguins d’un époux, du fait que celui-ci se marie. Aucune relation d’affinité ne se crée donc entre eux.
Cependant :
le mari et l’épouse ne font plus qu’une seule chair. Puisque le mari reste uni à tous ses parents par la chair, avec eux aussi la femme s’unira d’une façon semblable.
D’autre part, les textes cités dans les Sentences prouvent la même chose.
Conclusion :
Une certaine amitié naturelle naît d’une vie commune matérielle. Cette communauté de vie, selon Aristote, peut provenir de deux sources : d’une part de la vie transmise par la chair, et d’autre part de l’union contractée en vue de la génération de la chair. Aussi, comme le remarque encore Aristote, l’amitié du mari pour son épouse est-elle une amitié naturelle. L’union des époux crée donc des liens spéciaux d’amitié, comme ils en contractent avec ceux à qui ils transmettent la vie. Il y a cependant cette différence : la personne liée à celle qui l’a engendrée, tel le fils à son père, fait partie de la même lignée et hérite du même sang ; aussi les liens du fils avec les parents de son père sont semblables aux liens du père avec ses ancêtres, et ce sont des liens de consanguinité ; mais le degré varie selon que le fils est plus ou moins éloigné du même ancêtre. Au contraire une personne unie à une autre par le même mariage ne fait pas partie de la même lignée, mais s’y rattache par un lien extérieur : ce lien, d’un genre spécial, s’appelle l’affinité et c’est ce que signifie ce vers : "Dans le mariage, l’union change d’espèce, dans la génération, elle change de degré". En effet, une personne née d’une autre contracte la même parenté, mais à un autre degré ; une personne qui se marie contracte, elle, une parenté d’un autre genre.
Solutions :
1. La
cause, supérieure à l’effet, ne porte pas nécessairement le même nom que
celui-ci ; car ce qui se trouve dans l’effet peut ne pas se trouver dans la
cause sous la même forme, mais s’y rencontrer sous une forme supérieure, et par
suite la cause et son effet ne doivent pas s’appeler du même nom et se définir
de la même façon ainsi en est-il pour toutes les causes que la philosophie
nomme équivoques. En vertu de ce principe, l’union réciproque des époux, supérieure
à l’union de l’épouse avec les parents de son mari ne doit pas s’appeler
affinité mais mariage qui est une sorte d’unité ; de même que l’homme est
identique à lui-même mais non son propre parent.
2. Les
parents par consanguinité sont à la fois indépendants les uns des autres et
unis les uns aux autres. A cause de cette union mutuelle, une personne qui
s’unit à l’un d’eux s’unit en quelque sorte à toutes les autres. Mais étant
donnée leur indépendance et leur distance, une personne liée à l’un d’eux d’une
certaine façon ou un certain degré, peut être parente d’une autre d’une manière
différente ou à un autre degré.
3. La relation naît quelquefois du mouvement des deux extrêmes ainsi en est-il pour la paternité et la filiation cette relation est alors réelle dans chacun des deux termes.
Quelquefois aussi, la relation est l’effet du mouvement d’un seul des deux extrêmes et cela peut se produire d’une double façon la relation peut provenir d’abord du seul mouvement de l’un de deux êtres sans qu’il n’y ait mouvement correspondant, soit antérieur, soit concomitant, chez l’autre. Ainsi en est-il des relations entre le Créateur et la créature, entre les choses sensibles et les facultés sensibles, entre la science et son objet. Et alors, la relation est réelle dans l’un des extrêmes et de raison seulement dans l’autre, En second lieu, une relation peut provenir du mou- veinent de l’un des deux extrêmes, tandis que l’autre ne se meut pas simultanément, mais s’est déjà mû précédemment ainsi deux hommes deviennent égaux par la taille quand l’un grandit sans que l’autre croisse ou diminue, celui-ci étant déjà parvenu à sa taille actuelle par suite d’une croissance antérieure. Les relations de cette espèce ont un fondement réel dans chacun des extrêmes. Ainsi en est-il de la consanguinité et de l’affinité, car si la relation de fraternité qui s’établit entre un enfant nouveau-né et un homme déjà avancé en âge vient à se former sans que ce dernier ait changé, celui-ci avait changé auparavant, c’est-à-dire en venant lui-même au monde, et c’est alors le mouvement d’un autre qui crée en lui une telle relation. De même du fait qu’un homme par sa naissance doit son origine au même ancêtre qu’un autre homme marié, une relation d’affinité s’établira entre lui et l’épouse de cet homme marié, sans qu’elle ait subi aucun changement.
Objections :
1. Non,
semble-t-il, car la disparition de la cause entraîne celle de l’effet. Or le
mariage qui a produit l’affinité cesse à la mort du mari, puisqu’alors, selon
l’expression de saint Paul "l’épouse est affranchie de la loi qui
l’assujettissait à son époux". L’affinité n’existe donc plus.
2. La consanguinité, elle aussi, est la cause de l’affinité. Mais à la mort de l’époux, plus de consanguinité entre lui et ses parents. De même, il n’y a plus d’affinité entre la femme et les consanguins de son mari.
Cependant :
L’affinité est un effet de la consanguinité. Or celle-ci est un lien perpétuel qui dure aussi longtemps que les personnes parentes par affinité. L’affinité subsistera donc toujours et ne disparaîtra pas, une fois le mariage dissous par la mort de l’un des époux.
Conclusion :
Une relation cesse d’exister de deux manières par suite de la disparition du sujet ou par suite de la disparition de sa cause. Ainsi, il n’y a plus de ressemblance entre deux êtres quand l’un d’eux vient à mourir, ou quand disparaît la qualité en laquelle ils se ressemblaient. Or, parmi les relations, les unes ont pour cause l’action, d’autres la passion d’autres le mouvement. Dans cette dernière catégorie de relations, les unes proviennent du mouvement actuel d’un être, telle la relation entre le moteur et le mobile ; les autres, de l’aptitude des êtres à se mouvoir ou à être mû, telle la relation entre un motif et un mobile, entre un maître et son esclave. Enfin d’autres relations proviennent d’un mouvement qui s’est déjà produit, ainsi en est-il de la relation entre le père et le fils qui sont unis non parce que la génération existe encore, mais parce que celle-ci a eu lieu auparavant.
Or si l’aptitude au mouvement passe, si l’impulsion au mouvement passe aussi, le fait d’avoir subi le mouvement subsiste toujours, car ce qui a existé ne cesse pas d’avoir existé. Aussi la paternité et la filiation sont des relations qui ne cessent pas d’exister, quand bien même leur cause disparaîtrait ; elles ne peuvent cesser que si leur sujet, c’est-à-dire l’un des deux extrêmes vient à disparaître. De même pour l’affinité, qui provient non de l'union actuelle des conjoints mais du fait de leur union passée. Elle ne disparaît donc point tant que vivent les personnes entre lesquelles elle s’est établie, alors même que viendrait à mourir la personne à cause de laquelle l’affinité a été contractée.
Solutions :
1. Le
mariage n’est pas seulement cause d’affinité parce qu’il unit actuellement les
époux, mais aussi parce qu’il les a unis d’abord clans le passé.
2. Ce n’est pas la consanguinité qui est la cause prochaine de l’affinité, mais l’union avec les consanguins du mari et non seulement l’union actuelle, mais l’union contractée autrefois. L’argument n’est donc pas concluant.
Objections :
1. Les
relations illicites ne produisent pas l’affinité, car celle-ci est une chose
honnête. Or, ce qui est honnête ne peut provenir de moeurs déshonnêtes. Les
relations illicites ne produisent donc pas l’affinité.
2. L’affinité
ne peut se trouver là où existe la consanguinité, puisque par affinité on entend
"le rapprochement que produit l’union charnelle entre certaines personnes
sans qu’il y ait parenté". Or si les relations illicites entraînaient
l’affinité, une personne pourrait la contracter avec ses parents et avec
elle-même et cela se produirait, par exemple, si un homme avait des relations
incestueuses avec sa parente. L’affinité ne provient donc pas de relations
illicites.
3. Les relations charnelles illicites peuvent être ou conformes à la nature ou contre nature. Or le droit dit expressément que les actions contre nature n’engendrent pas l’affinité. Celle ne résulte donc pas non plus de relations illicites conformes à la nature.
Cependant :
Saint Paul déclare dans l’Epître aux Corinthiens : "Celui qui s’unit à une prostituée devient un même corps avec elle". Or telle est la raison pour laquelle le mariage produit l’affinité. Pour le même motif celle-ci résultera de relations coupables.
L’union sexuelle est la cause de l’affinité comme le prouve la définition suivante "L’affinité est la relation que fait naître l’acte charnel entre certaines personnes sans qu’il y ait parenté". Or l’acte charnel s’accomplit aussi dans les relations illicites. Celles-ci sont donc causes d’affinité.
Conclusion :
Comme le prouve Aristote dans le 8° livre des Ethiques, l’union de l’homme et de la femme est appelée union naturelle principalement en raison de la procréation de l’enfant, et secondairement à cause des charges communes des époux. Or la procréation est l’effet du mariage parce que celui-ci est une union charnelle et les charges communes résultent du mariage parce que celui-ci est une association établie en vue d'une vie commune. Le premier effet peut provenir après toute union charnelle tandis que le second résultat peut faire défaut. L’affinité qui provient de l’union charnelle est clone aussi pro duite par la fornication qui est également une union charnelle.
Solutions :
1. Il y
a dans la fornication quelque chose de naturel et de commun à l’union conjugale
d’où l’affinité qui en résulte. Il y aussi dans la fornication quelque chose de
désordonné et qui la met en opposition avec le mariage ; or ce motif ne
contribue nullement à produire l’affinité. L’affinité reste donc toujours chose
honnête, lors même que sa cause ne l’est pas tout à fait.
2. Deux
relations opposées peuvent se trouver dans le même sujet en raison de causes
différentes. L’affinité et la consanguinité peuvent donc exister simultanément
entre deux personnes, non pas seulement en raison de relations illicites, mais aussi
en vertu de relations licites. Cela arrive, par exemple, quand un parent du
côté du père épouse une des parentes du côté de la mère. Quand on dit dans la
définition de l’affinité qu’il n’y a pas de parenté, il faut donc sous-entendre
en tant que telle. Il ne s’ensuit pas qu’un homme qui commet un inceste
contracte affinité avec lui- même, car l’affinité et la consanguinité, comme la
ressemblance, supposent deux termes distincts.
3. Les relations contre nature ne comportent pas d’union qui produise la génération. De telles relations n’engendrent donc pas l’affinité.
Objections :
1. Aucune
affinité ne peut résulter des fiançailles. L’affinité en effet, est un lieu
perpétuel. Or les fiançailles sont quelquefois rompues. Elles ne peuvent donc
pas être cause d’affinité.
2. Un
homme qui impose violence à une femme et ne réussit pas à consommer l’acte, ne
contracte pas avec celle-ci l’empêchement d’affinité. Il est plus près
cependant de l’union du mariage que celui qui a contracté les fiançailles. Celles-ci
ne produisent donc pas l’affinité.
3. Les fiançailles ne sont que la promesse d’un mariage. Or il arrive quelquefois que l’on promet le mariage sans contracter pour cela l’affinité. Ainsi en est-il pour des enfants fiancés avant l’âge de sept ans ou pour un homme qui a promis à une femme de l’épouser un jour alors qu’il est incapable d’accomplir le devoir conjugal ; ainsi en est-il encore des fiançailles entre deux personnes qui ne peuvent pas se marier par suite d’un voeu ou d’une autre cause. Les fiançailles ne peuvent donc pas être source d’affinité.
Cependant :
Le pape Alexandre défendit à une femme d’épouser le frère de l’homme auquel elle avait été fiancée. Cette interdiction n’aurait pas été faite si les fiançailles n’avaient produit quelque affinité.
Conclusion :
Comme les fiançailles ne sont pas un vrai mariage mais une préparation au mariage, elles ne sont donc pas causes d’affinité comme le mariage. Mais il en résulte quelque chose qui ressemble à l’affinité et qu’on appelle honnêteté publique. Celle-ci est aussi un empêchement dirimant du mariage, comme l’affinité et la consanguinité et aux mêmes degrés. On définit ainsi l’honnêteté publique "Une parenté qui provient des fiançailles et qui a été instituée par l’Eglise pour une raison de convenance". Tels sont donc le motif de cette appellation et la justification de cet empêchement l’Eglise a institué cette parenté pour cause de convenance.
Solutions :
1. Si
les fiançailles sont la cause de cet empêchement d’affinité qu’on appelle
honnêteté publique, ce n’est pas en vertu de leur nature, mais en raison de
leur but qui est le mariage. Le mariage étant un lien perpétuel, l’affinité en
question subsistera donc toujours.
2. C’est par l’acte conjugal que l’homme et la femme deviennent une seule chair aussi l’homme aura beau faire violence à la femme et la toucher, s’il n’y a pas acte conjugal, il n’y aura pas affinité.
Mais le
mariage est cause d’affinité non seulement en raison de l’acte conjugal mais
encore en raison de la vie commune des époux, effet naturel du mariage. Il y a
donc affinité aussitôt après la célébration du mariage et avant sa consommation
de même, les fiançailles produisent quelque chose de semblable à l’affinité, c’est-à-dire
l’honnêteté publique, car par les fiançailles on s’engage à vivre en commun
dans le mariage.
3. Tous les empêchements qui annulent les fiançailles font que les promesses de mariage ne sont cause d’aucune affinité. Si donc celui qui n’a pas l’âge requis, ou qui a prononcé le vœu solennel de continence, ou qui est lié par un empêchement semblable contracte fiançailles, il n’en résulte aucune affinité, ni autre chose de semblable puisque les fiançailles sont nulles.
Mais si un mineur incapable d’accomplir l’acte du mariage ou rendu tel par un maléfice, et supposé que l’empêchement soit perpétuel, con tractait fiançailles avant sa puberté et après sa septième année avec une jeune fille adulte, il y aurait empêchement d’honnêteté publique ; pour tant l’empêchement ne pourrait pas encore produire son effet, car, en tout état de cause, un enfant de cet âge reste incapable d’accomplir l’acte du mariage.
Objections :
1. Il
peut y avoir une multiplication de l’affinité par elle-même. Le pape Jules
disait "On ne peut pas épouser la veuve de l’un des parents de l’épouse à
laquelle on survit". Cette décision est contenue dans le Décret, et dans
le chapitre suivant, il est encore dit que "les femmes de deux cousins ne
peuvent pas épouser l’une après l’autre le même homme". Or ces
prohibitions ne sont fondées que sur l’affinité provenant de l’union avec une
personne parente par affinité. L’affinité se multiplie donc par elle-même.
2. La
parenté résulte des rapports charnels aussi bien que de la génération, puisqu’on
compte de la même manière les degrés d’affinité et ceux de consanguinité. Or la
consanguinité produit l’affinité. Celle-ci peut donc être aussi la cause d’une
autre affinité.
3. Deux choses identiques à une troisième sont identiques entre elles. Mais l’épouse contracte la même parenté avec tous les parents de son époux. Tous les parents de l’époux se relient alors de la même façon à tous les alliés de la femme. L’affinité se multiplie donc par elle-même.
Cependant :
1. Si
l’affinité engendrait l’affinité, un homme qui aurait eu des rapports charnels
avec deux femmes ne pourrait épouser ni l’une ni l’autre, car, dans ce cas
toutes deux seraient devenues alliées. Or cela est faux. L’affinité ne se
multiplie donc pas par elle-même.
2. Si
cela était encore vrai, un homme qui épouserait une veuve, deviendrait l’allié
de tous les parents du premier mari de cette femme. Or cela est impossible, car,
s’il en était ainsi, cet homme deviendrait surtout le parent du mari défunt. L’affinité
n’engendre donc pas une nouvelle affinité.
3. De plus, la consanguinité est un lien plus fort que l’affinité. Or il n’y a pas d’affinité entre les consanguins de l’épouse d’une part et les consanguins du mari d’autre part. A plus forte raison il n’y a pas d’affinité entre les alliés de l’épouse d’une part et les alliés du mari d’autre part. Il faut donc en déduire la même conclusion que précédemment.
Conclusion :
Un être procède d’un autre de l’une des deux formes suivantes : ou bien il est de même espèce, comme l’homme qui naît d’un autre homme. Ou bien il est d’une espèce différente, et, en ce cas d’une espèce toujours inférieure, comme le montrent les effets des causes équivoques. Dans le premier cas l’espèce conserve son identité chaque fois que la production se répète ainsi un homme qui naît d’un autre homme par voie de génération, engendrera lui- même un autre homme et ainsi de suite. Dans le second cas, où l’on se trouve en présence d’une autre espèce dès le commencement, il y aura aussi une autre espèce chaque fois que la production se répétera : ainsi le mouvement du point aboutit non pas à un autre point mais à la ligne ; de même la ligne en mouvement ne produit pas une ligne mais une surface, et la surface donne un corps. Au delà il ne peut plus se produire un changement du même ordre.
Au sujet de la parenté nous constatons alors que le lien de parenté peut se produire de deux façons. D’abord par la génération charnelle d’où résulte toujours la même espèce de parenté. Le lien de parenté peut provenir aussi de l’union conjugale, qui donne naissance dès le commencement à une autre espèce de parenté : en effet, la femme d’un parent par consanguinité ne devient pas parente par consanguinité mais par affinité. Si donc ce second mode se reproduit, il ne sera plus cause d’affinité mais d’une autre espèce de parenté. Une personne qui épouse le parent par alliance d’une autre personne ne devient pas l’alliée de cette autre personne, mais contracte une autre parenté qu’on appelle affinité du second genre. Et un homme qui épouse une femme liée avec d’autres par cette affinité du second genre ne contractera pas avec les autres cette même affinité mais une troisième espèce, car le mariage change l’espèce de la parenté tandis que la génération change seulement le degré, comme il est dit dans ce dicton
Une personne mariée change de parenté. Une personne engendrée change de degré. Autrefois ces deux dernières espèces d’affinité étaient des empêchements de mariage plutôt à cause de l’honnêteté publique qu’en raison de l’affinité, car ces deux genres d’alliance ne sont pas de vrais rapports d’affinité mais la parenté que font naître les fiançailles. Mais cette ancienne interdiction a cessé et il ne reste comme empêchement que l’affinité de première espèce seule, qui est l’affinité réelle.
Solutions :
1. Le
parent de l’épouse est lié avec le mari par la première espèce d’affinité et la
femme de ce parent par la seconde espèce d’affinité. Après la mort de ce parent,
la veuve ne pourra pas être épousée par le mari de son alliée à cause de la
seconde espèce d’affinité. De même quand un homme épouse une veuve, le parent
du premier mari de cette femme, qui avait avec le premier mari une affinité de
première espèce, contracte avec le second mari une affinité de seconde espèce, et
l’épouse du parent du premier mari qui avait avec ce dernier la seconde espèce
d’affinité devient alliée du deuxième mari par la troisième espèce d’affinité. Comme
cette troisième espèce donnait lieu à une interdiction plutôt à cause de
l’honnêteté qu’en raison de l’affinité, le canon cité déclarait "L’honnêteté
publique empêche que les épouses de deux cousins se marient ensuite l’une après
l’autre avec le même homme". Mais cette interdiction n’existe plus
désormais.
2. Si
l’acte charnel est cause d’union, cette union n’est pas du même genre que celle
qui provient de la génération.
3. L’épouse contracte avec les parents de son mari une parenté de même degré, mais non pas de même espèce.
On a donné
plus haut des raisons qui semblent montrer que l’affinité au contraire
n’entraîne aucun lien : il faut donc y répondre afin de prou ver au moins que
l’ancienne interdiction de l’Eglise n’était pas déraisonnable.
4. La
femme ne contracte pas avec l’homme auquel elle s’unit par l’acte sexuel une
affinité de première espèce, comme le prouve ce qui précède. Avec une autre
femme que ce même homme aurait connue, elle ne contracte donc pas non plus une
affinité de seconde espèce. Si cet homme alors épouse une de ces deux femmes, l’autre
ne devient pas pour autant son alliée par l’affinité de troisième espèce. Aussi
bien l’ancienne législation ne s’opposait pas à ce que le même homme épousât
successivement deux femmes avec lesquelles il avait eu des relations charnelles.
5. Puisque
le mari ne contracte pas d’affinité de première espèce avec son épouse, il ne
devient pas non plus l’allié du second mari de cette femme par l’affinité de
seconde espèce. L’argument n’est donc pas concluant.
6. Une personne ne peut m’être unie par l’intermédiaire d’une autre qu’autant qu’elle est unie celle-ci. Aucune personne n’a donc avec moi des relations de parenté par l’intermédiaire d’une femme qui est mon alliée que s’il y a un lien quelconque entre elle et cette femme. Ce lien ne peut être que le lien de la génération ou le lien du mariage. Et dans les deux cas, selon l’ancien droit, il y avait parenté entre elle et moi par l’intermédiaire de cette femme, car son fils, alors même qu’il naîtrait d’un autre mari devient mon allié par la même espèce d’affinité, quoiqu’à un autre degré, selon la règle donnée plus haut ; de même son second mari devient encore mon allié par une autre espèce d’affinité. Les autres parents de cette femme ne sont pas unis à son mari, mais c’est elle qui leur est unie, par exemple le père et la mère dont elle procède, ou les frères avec qui elle a le même principe de vie. Le frère de mon parent par alliance ou bien son père ne contracte donc avec moi aucune espèce d’affinité.
Objections :
1. L’affinité
n’est pas un empêchement de mariage. N’est empêchement, en effet, que ce qui
est contraire au mariage. Mais l’affinité ne contrarie pas le mariage, puisqu’elle
en est l’effet. Elle n’est donc pas un empêchement.
2. A son mariage, l’épouse devient le bien de son mari. Or les héritiers du mari défunt reçoivent en héritage tous les biens de ce dernier. Ils peuvent donc prendre son épouse bien qu’elle soit leur alliée par affinité. Par suite l’affinité n’est pas un empêchement de mariage.
Cependant :
Le Lévitique dit "Vous ne découvrirez pas la honte de l’épouse de votre père". Or, cette épouse n’est parente que par alliance. L’affinité est donc un empêchement de mariage.
Conclusion :
Pour la même raison que la consanguinité, l’affinité antécédente est un obstacle au mariage, et une cause de nullité pour le mariage que l’on aurait déjà contracté. Les alliés par affinité doivent, en effet, habiter nécessairement ensemble, comme les parents par consanguinité : entre les premiers, comme entre les seconds se forment donc des liens d’amitié. Mais si l’affinité se produit, une fois que le mariage est contracté, elle ne peut pas annuler ce dernier, comme on l’a déjà dit.
Solutions :
1. L’affinité
ne contrarie point le mariage qui l’a fait naître, mais le mariage que l’on
voudrait contracter ensuite avec une personne alliée un tel mariage empêcherait,
en effet, les liens de famille de s’étendre plus loin, et ne mettrait pas un
frein aux passions de la chair, comme doit le faire tout mariage.
2. Les biens dont l’homme est propriétaire ne sont pas une seule et même chose avec lui, tandis que l’épouse est "une même chair" avec son mari. La consanguinité, empêchant l’union avec le mari, empêchera aussi l’union avec l’épouse du mari.
Objections :
1. Oui,
semble-t-il. Toute parenté comporte par elle-même des degrés. L’affinité, sorte
de parenté, aura donc des degrés différents de ceux de la consanguinité, dont
elle est la conséquence.
2. On lit dans les Sentences "Les enfants d’un second mariage ne peuvent s’unir aux alliés du premier mari". Or il n’en serait pas ainsi, si les fils de parents par alliance ne devenaient pas aussi alliés entre eux. L’affinité a donc par elle- même des degrés comme la consanguinité.
Cependant :
L’affinité est une conséquence de la consanguinité. Tous les degrés de la première correspondront donc aux degrés de la seconde. L’affinité ne se comportera donc pas d’une façon spéciale.
Conclusion :
On établit les espèces d’une chose en prenant comme principe de division ce qui est essentiel au genre et non pas ce qui est accidentel. On divise ainsi le genre animal en animal raisonnable et animal irraisonnable, et non pas en animal noir et blanc. Or la génération charnelle est essentielle à la consanguinité, car les liens de parenté se nouent à cause d’elle. L’affinité, elle, ne se rattache à la génération que par l’intermédiaire de la consanguinité d’où elle provient. Et puisque les degrés de parenté dépendent du nombre de générations, la division en degrés s’établira d’abord et immédiatement dans la consanguinité, et, par son intermédiaire seulement, dans l’affinité. Pour compter les degrés d’affinité, il faut donc suivre cette règle générale autant de degrés de consanguinité me séparent d’un époux, autant de degrés d’affinité me séparent de son épouse.
Solutions :
1. Pour
calculer les degrés de parenté, il faut prendre pour échelle la ligne
ascendante et la ligne descendante. Or on ne peut mesurer les degrés d’affinité
de cette façon qu’en recourant d’abord à la consanguinité. L’affinité ne se
compte donc pas d’une autre façon que la consanguinité.
2. Selon l’ancien droit, les enfants nés d’un second mariage ne pouvaient pas, pour Cause d’affinité, se marier avec les parents du premier époux. Mais ce n’était là qu’une affinité secondaire et non la vraie. En outre, cette interdiction était justifiée par une raison d’honnêteté publique et non par l’affinité. Aussi a-t-elle été supprimée.
Objections :
1. Les
degrés d’affinité ne s’étendent pas aussi loin que les autres. Les relations
d’affinité sont, en effet, moins étroites que les relations de consanguinité, puisque
l’affinité vient de la consanguinité, mais en diffère selon son espèce, comme
l’effet d’une cause équivoque. Or plus un lien est fort, plus il dure longtemps.
Les liens d’affinité ne durent donc pas assez longtemps pour s’étendre à des
degrés aussi nombreux que ceux de la consanguinité.
2. La loi humaine doit se conformer à la loi divine : or la loi divine étendait l’empêchement de mariage à certains degrés de consanguinité, alors qu’aux degrés correspondants l’empêchement d’affinité n’existait plus : un homme pouvait ainsi épouser la veuve de son frère, tandis qu’il ne pouvait se marier avec sa propre soeur. Aujourd’hui donc on ne doit pas donner à l’empêchement d’affinité la même étendue qu’à l’empêchement de consanguinité.
Cependant :
Telle personne est mon alliée, parce qu’elle est l’épouse de mon parent. Quel que soit donc le degré de parenté qui existe entre son mari et moi, la femme sera toujours mon alliée au degré correspondant. Les degrés d’affinité s’étendent donc aussi loin que les degrés de consanguinité.
Conclusion :
Dès lors qu’on se fonde sur les degrés de consanguinité pour calculer les degrés d’affinité, il y aura toujours corrélation entre les uns et les autres. Mais en raison de la moins grande force des liens d’affinité, on accordait autrefois et on accorde encore aujourd’hui plus facilement la dispense de l’empêchement d’affinité à des degrés éloignés que la dispense de l’empêchement de consanguinité à ces mêmes degrés.
Solutions :
1. Cette
infériorité des liens d’affinité par rapport aux liens de consanguinité change
l’espèce de parenté, mais non le degré.
2. Selon la loi divine un homme ne pouvait épouser la veuve de son frère que dans une seule circonstance : à savoir quand ce dernier était mort sans laisser d’enfants, pour que la postérité de son frère ne s’éteignît point et parce qu’à cette époque le culte religieux se transmettait de père en fils. Mais il n’en est plus de même aujourd’hui. Dans le cas allégué, d’ailleurs, le frère n’épousait pas pour ainsi dire sa belle-sœur en son propre nom, mais comme pour suppléer à l’absence de son frère.
Objections :
1. Il
ne faut pas toujours rompre le mariage que des parents ou alliés ont contracté
entre eux. "Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni" lit-on dans
l’Evangile. Puis donc que Dieu est censé faire ce que fait l’Eglise et que
celle-ci parfois unit sans le savoir parents et alliés ensemble, on ne doit pas
ensuite rompre cette union, si on vient à découvrir l’empêchement.
2. Le lien matrimonial est plus privilégié que le lien de propriété. Or il arrive qu’on acquiert par une longue prescription la propriété d’une chose dont on n’avait pas le droit de jouir. La longue durée peut donc convalider le mariage, quand bien même il aurait été nul au commencement. Il faut juger de la même manière les cas semblables. Supposé donc que l’on doive rompre le mariage des parents entre eux, et supposé le cas où deux frères auraient épousé les deux soeurs, la rupture de l’un des deux mariages pour cause de parenté entraînerait la rupture de l’autre, ce qui ne paraît pas juste. On ne doit donc pas rompre le mariage sous prétexte d’affinité ou de consanguinité.
Cependant :
Les empêchements de consanguinité et d’affinité s’opposent à ce que l’on contracte mariage et le rendent nul, s’il est déjà contracté. Si donc l’existence des liens de parenté ou d’alliance est certaine, on doit séparer les époux, même une fois mariés.
Conclusion :
Toute œuvre de chair en dehors d’un vrai mariage est péché mortel et un mal que l’Eglise s’efforce de prévenir par tous les moyens. A l’Eglise incombe donc le devoir de séparer ceux qui ne sont pas mariés légitimement et principalement les parents par consanguinité ou par alliance, qui, d’ailleurs, en entretenant des relations charnelles les uns avec les autres, commettent toujours un inceste.
Solutions :
1. L’Eglise,
il est vrai, brille par les dons et l’autorité qu’elle a reçus de Dieu, mais
elle est une société composée d’hommes et peut être sujette aux déficiences
humaines dans ses entreprises, sans que Dieu en soit incriminé. Quand un
mariage est contracté devant l’Eglise qui en ignore l’empêchement, ce mariage
ne devient pas indissoluble de par le commandement divin ; c’est une union
contractée contrairement à la loi divine à cause d’une erreur humaine. Cette
erreur excuse du péché, tant qu’elle subsiste. Mais quand elle est découverte, l’Eglise
est obligée de séparer les époux qui se sont ainsi mariés.
2. Aucune
prescription ne peut donner force de loi à des faits dont l’accomplissement
entraîne un péché. Innocent III dit, en effet : "Loin de diminuer le péché,
la longueur du temps l’aggrave". Rien ne sert donc d’invoquer les
prérogatives dont jouit le mariage, car il ne pouvait avoir lieu entre
personnes inhabiles à contracter.
3. Un fait accompli entre certaines personnes ne peut porter préjudice à d’autres devant le tribunal contentieux. Quand un frère ne peut conserver comme épouse une des deux soeurs à cause d’un empêchement de consanguinité’, l’Eglise ne rompt pas pour cela le mariage de l’autre frère, car il n’en est pas question devant le for ecclésiastique. Mais au for de la conscience, il ne faut pas non plus que cet autre frère se croie obligé de renvoyer son épouse à cause du même fait. Les accusations portées contre la validité d’un mariage sont souvent inspirées par la malveillance et prouvées par de faux témoins. Cet homme n’est donc pas tenu de se former la conscience d’après ce qui s’est passé pour le mariage de son frère. Cependant une distinction s’impose ici : ou bien il connaît d’une façon certaine l’empêchement, ou bien il le soupçonne, ou bien il l’ignore. Dans le premier cas, il ne doit ni exiger ni rendre le devoir conjugal ; dans le second cas il doit le rendre mais non l’exiger ; dans le troisième cas il peut et le rendre et l’exiger.
Objections :
1. On
ne doit pas procéder par voie d’accusation pour faire rompre un mariage entre
alliés et parents. L’accusation, en effet, est précédée de l’inscription par
laquelle on s’engage à subir la peine du talion si on échoue dans la preuve. Or,
cette procédure n’est pas obligatoire quand il s’agit de la rupture du mariage.
Il n’y a donc pas lieu de procéder par accusation.
2. Dans
les causes matrimoniales on entend seulement les parents, comme le déclare le
texte des Sentences. Or quand il s’agit des accusations on entend aussi les
étrangers. On ne procède donc pas par voie d’accusation dans les causes
d’annulation de mariage.
3. Si
l’on devait procéder par voie d’accusation dans le mariage il faudrait le faire
au moment où la rupture est moins difficile, c’est-à-dire au moment où les
fiançailles seules existent. Mais on n’attaque pas à ce moment le mariage. On
ne devra donc pas procéder par voie d’accusation dans la suite.
4. Il n’est pas interdit de faire une accusation parce qu’on ne l’a pas présentée immédiatement. Mais c’est ce qui a lieu pour le mariage, car si la personne qui l’attaque a d’abord gardé le silence au moment du contrat de mariage, elle ne peut plus l’accuser ensuite comme étant devenue suspecte. On ne procède donc pas par accusation.
Cependant :
On peut diriger une accusation contre tout ce qui est illicite. Or le mariage entre alliés et parents est illicite. On peut donc attaquer la valeur du mariage.
Conclusion :
L’accusation a été instituée que l’on ne traite pas comme un innocent l’homme coupable. Or de même qu’en raison de faits ignorés un homme peut être considéré comme innocent alors qu’il est coupable, en raison de circonstances inconnues, un fait peut être regardé comme licite alors qu’il est illicite. Si donc on peut mettre un homme en accusation on peut aussi attaquer un fait. C’est ainsi qu’on attaque un mariage quand, par suite d’un empêchement ignoré, on le croyait légitime alors qu’il ne l’était pas.
Solutions :
1. L’obligation
de subir la peine du talion n’a sa raison d’être que dans les procès où l’on
accuse une personne d’un crime commis, car il s’agit de la faire punir. Dans
les procès où l’on attaque au contraire la valeur d’un fait, on ne cherche pas
à faire punir celui qui l’a accompli mais à empêcher une action illicite. Aussi
celui qui attaque la valeur d’un mariage ne s’oblige pas d’avance à subir une
peine. L’accusation doit cependant être faite, soit verbalement soit par écrit,
de manière à faire connaître la personne qui accuse, le mariage qui est attaqué
et le motif pour lequel on l’attaque.
2. Les
étrangers ne peuvent pas connaître les liens de consanguinité sinon par les
parents qui, selon toute probabilité, connaissent mieux que quiconque les liens
de parenté. Si donc les parents gardent le silence, il y a lieu de soupçonner
que l’étranger agit par malveillance, à moins qu’il n’ait voulu faire appel au
témoignage des parents. On rejettera donc son accusation si les parents se
taisent, et s’il ne peut en tirer aucune preuve. En principe, on ne repousse
pas l’accusation venant des parents eux-mêmes, si proches qu’ils soient, quand
cette accusation repose sur l’existence d’un empêchement perpétuel qui s’oppose
à la célébration du mariage et qui annule celui qui a déjà été contracté. Mais
quand on accuse le mariage et qu’on allègue comme raison qu’il n’a pas encore été
célébré, on ne doit pas recevoir la déposition des parents, sauf si l’un des
partis est dans une situation plus inférieure et plus modeste ; dans ce cas on
peut, en effet, raisonnablement présumer que les parents plus pauvres verraient
volontiers la célébration du mariage.
3. S’il
n’y a pas encore mariage mais seulement fiançailles, on ne peut pas procéder
par accusation, car on n’attaque point ce qui n’est pas. Mais on peut dénoncer
l’empêchement, afin que le mariage ne puisse pas se faire.
4. Parfois on admet et parfois on rejette la déposition d’une personne qui a d’abord gardé le silence et qui veut ensuite attaquer le mariage. Tel est, en effet, le sens de la Décrétale : "S’il se présente, après la célébration du mariage, un accusateur, qui avait d’abord gardé le silence, au moment de la proclamation habituelle des bans à l’église, on peut se demander si on doit admettre -son accusation. Nous pensons qu’il faut distinguer deux cas : Si, au moment où se faisait la publication, celui qui attaque le mariage était hors du diocèse, ou s’il n’a pas pu connaître la proclamation, soit parce qu’à ce moment il était gravement malade, ou parce qu’il n’avait pas l’usage de ses facultés, ou parce que son jeune âge ne lui permettait pas de comprendre ces choses, ou à cause d’un autre obstacle, on doit alors entendre son accusation. Dans le cas contraire, il faut le repousser comme suspect, à moins qu’il ne jure avoir appris trop tard l’empêchement qu’il dénonce et affirme aussi agir sans malice".
Objections :
1. On
ne doit pas procéder à l’audition de témoins, comme on le fait dans les autres
causes. Là, en effet, on n’admet comme témoins que les personnes au de tout soupçon.
Mais ici on n’admet pas les étrangers, bien qu’ils soient au-dessus de tout
soupçon. On ne doit donc admettre aucun témoin.
2. On
refuse le témoignage des personnes suspectes de haine, ou d’attachement
particulier. Or on peut soupçonner les parents surtout de partialité pour une
des parties et de haine pour l’autre. On ne doit donc pas recevoir leur
déposition.
3. Le mariage jouit de la faveur du droit plus que les autres causes qui portent sur des choses purement matérielles. Or ici, on ne peut pas être en même temps témoin et accusateur. De même pour le mariage. En pareille cause, on ne peut donc procéder à l’audition de témoins.
Cependant :
On appelle des témoins dans un procès pour fournir au juge les moyens de se former une certitude sur des choses douteuses. Or le juge a besoin de cette certitude aussi bien dans les causes matrimoniales que dans les autres, car il ne doit pas se hâter de rendre un verdict dans une question encore obscure. Ici comme ailleurs, il faut donc entendre des témoins.
Conclusion :
Ici comme ailleurs, en effet, les dépositions des témoins doivent faire apparaître la vérité. Mais, comme le remarquent les juristes, de nombreuses règles particulières peuvent être appliquées dans ces procès : ainsi, la même personne peut être à la fois accusateur et témoin ; on omet le serment de ne pas dire de calomnie, car il s’agit d’une cause qui est presque spirituelle ; les parents sont admis comme témoins ; on ne suit pas exactement la procédure judiciaire, car, après la dénonciation on peut punir de l’excommunication l’accusé contumace, bien que le litige ne soit pas encore commencé ; le témoignage sur ouï dire est accepté ; les témoins peuvent être appelés après que la liste en a été publiée. Tout cela se fait pour empêcher que des personnes commettent une faute en contractant mariage.
Ainsi se trouvent résolues les difficultés.
A propos de cet empêchement de parenté spi rituelle nous nous poserons cinq questions : -1. La parenté spirituelle est-elle un empêchement de mariage ? -2. Comment naît cette parenté ? -3. Entre qui naît-elle ? -4. Se transmet-elle de l’époux à l’épouse ? -5. Se transmet-elle aux enfants du parrain ?
Objections :
1. Il
ne le paraît point, car parmi les empêchements, on compte seulement les
obstacles à l’un des biens du mariage. Or la parenté spirituelle ne contrarie
aucun des biens du mariage. Elle n’est donc pas un empêchement au mariage.
2. Un
empêchement perpétuel ne Saurait subsister simultanément avec le mariage. Or il
y a des cas où on rencontre à la fois parenté spirituelle et mariage : c’est le
cas d’un père qui baptise son enfant en cas de nécessité et qui contracte alors
parenté spirituelle avec son épouse. Cependant le mariage n’est pas rompu pour
cela. La parenté spi rituelle n’est donc pas un empêchement au mariage.
3. L’union
des esprits ne se fait pas dans la chair. Or, le mariage est l’union dans la
chair, tandis que la parenté spirituelle est l’union des esprits : celle-ci ne
peut donc devenir un empêchement de mariage.
4. Les contraires ne produisent pas les mêmes effets. Or la parenté spirituelle semble être contraire à la disparité de culte, car elle est un lien que l’on contracte en administrant un sacrement ou en y participant d’intention. Or la disparité de culte, elle, consiste dans la privation d’un sacrement, comme on l’a déjà dit. Puisque la disparité de culte est un empêchement au mariage, la parenté spirituelle n’en sera donc pas un.
Cependant :
Plus un lien est saint, plus il est inébranlable. Mais les liens spirituels sont plus sanctifiants que les liens matériels. Puisque les liens de parenté charnelle sont un empêchement au mariage, les liens de parenté spirituelle le seront donc eux aussi.
Dans le mariage, d’autre part, l’union des âmes est bien plus importante que l’union des corps et précède d’ailleurs celle-ci. A plus forte raison, la parenté spirituelle sera un plus grand empêchement que ne l’est la parenté charnelle.
Conclusion :
Comme la génération charnelle donne à l’homme la vie naturelle, les sacrements lui donnent la vie spirituelle de la grâce. Et de même que les liens de parenté contractés par un homme, au moment de sa naissance, lui sont naturels, car c’est un effet de la nature, de même les liens spirituels, contractés au moment où il reçoit les sacrements, deviennent pour lui des liens naturels en quelque sorte, car il est membre de l’Eglise. Puis donc que la parenté naturelle est un empêchement de mariage, la parenté spirituelle en sera un également, de par la loi de l’Eglise.
A propos de cette parenté spirituelle, il faut cependant distinguer plu cas, car celle-ci peut précéder le mariage, ou survenir ensuite. Dans le premier cas, elle est un obstacle au mariage futur et annule le mariage déjà célébré. Dans le second cas, elle ne brise pas le lien con jugal : mais la moralité de l’acte conjugal dépend de plusieurs circonstances qu’il faut énumérer. Si la parenté spirituelle est survenue dans un cas de nécessité, ce qui se produit quand un père baptise son enfant en danger de mort, elle n’interdit l’acte conjugal ni au père ni à la mère. La parenté spirituelle est-elle survenue en dehors du cas de nécessité, et les époux ignoraient-ils cet effet, il en advient alors comme dans le cas précédent à condition toutefois que le responsable ait agi avec toute l’attention nécessaire. -L’un des époux a-t-il agi en connaissance de cause sans qu’il y ait nécessité ? Celui-là ne peut plus demander à l’autre le devoir conjugal. Mais il doit le rendre, car sa faute ne peut faire tort à l’autre.
Solutions :
1. Si
la parenté spirituelle ne lèse pas les liens premiers du mariage, elle nuit à
l’un des liens secondaires, c’est-à-dire à l’extension de l’amitié. La parenté
spirituelle, par elle-même, est, en effet, un motif suffisant d’entretenir des
relations amicales. Mais le mariage doit devenir une source de rapports
familiaux et amicaux avec de nouvelles personnes.
2. Le
lien matrimonial est indissoluble et aucun empêchement postérieur ne peut le
rompre. Voilà pourquoi le mariage peut subsister simultanément avec un
empêchement. Mais le cas est tout autre quand l’empêchement existait déjà avant
la célébration du mariage.
3. Le
mariage ne produit pas seulement l’union des corps, mais aussi l’union des âmes.
La parenté spirituelle est donc un empêchement sans avoir besoin pour cela de
se transformer en parenté charnelle. -
4. Aucun inconvénient ne s’oppose à ce que deux contraires soient contraires à une même troisième ainsi ce qui est grand et ce qui est petit diffèrent de ce qui est équivalent. De même, la disparité de culte et la parenté spirituelle s’opposent à la célébration du mariage la première met une trop grande différence entre les époux, la seconde une trop grande parenté ce sont donc deux empêchements.
Objections :
1. C’est
par le baptême seul. Entre la parenté spirituelle et la régénération spirituelle
existe le même rapport qu’entre la parenté naturelle et la génération charnelle.
Or seul le baptême est sacrement de régénération spirituelle. Le baptême seul
sera donc cause de parenté spirituelle, comme la naissance physique seule est
cause de parenté naturelle.
2. La
confirmation, comme le sacrement d’ordre, confère un caractère. Mais la
réception de l’ordre n’entraîne pas de parenté spirituelle. La confirmation
n’en entraînera donc pas non plus. Reste donc le baptême seul.
3. Les
sacrements l’emportent sur les sacra mentaux. Or certains sacrements ne sont
pas cause de parenté spirituelle, tel l’extrême-onction. A plus forte raison, un
sacramental comme l’instruction catéchistique ne peut-il produire cet effet, malgré
les dires de certains.
4. Parmi
les sacramentaux du baptême, on ne compte pas seulement l’instruction du
catéchisme, mais encore beaucoup d’autres aucune raison n’oblige à voir dans
cette catéchèse plutôt que dans les autres sacramentaux une cause de parenté
spirituelle.
5. La
prière fait progresser dans le bien avec autant d’efficacité que l’enseignement
du catéchisme. Or la prière n’a pas pour effet la parenté spirituelle. Le
catéchisme n’aura pas cet effet non plus.
6. La doctrine prêchée aux baptisés a une valeur égale à celle prêchée aux non baptisés. Or dans le premier cas il n’y a aucune parenté spirituelle. Il n’y en aura pas non plus dans le second cas.
Cependant :
S. Paul dit aux Corinthiens "Je vous ai engendrés en Jésus-Christ par l’Evangile" une telle régénération spirituelle fait naître évidemment la parenté spirituelle. Celle-ci pro vient donc non seulement du baptême, mais encore de la prédication de l’Evangile et de l’enseignement de la religion.
Puisque, d’autre part, la pénitence efface le péché actuel, ressemblant ainsi au baptême qui détruit le péché originel, la pénitence sera source de parenté spirituelle comme le sacrement de baptême.
Enfin on donne le nom de père à celui qu’on a pour parent. Or on doline le nom de père spi rituel à celui qui administre le sacrement de pénitence, à celui qui enseigne, à celui qui exerce la charge pastorale.
En dehors du baptême et de la confirmation, beaucoup d’autres institutions sont donc cause de parenté spirituelle.
Conclusion :
Trois opinions ont été émises sur cette question
1° D’après certains, la régénération spirituelle, effet de la grâce septiforme de l’Esprit Saint, est aussi le résultat de sept cérémonies, à commencer par l’absorption du sel béni, jusqu’à la confirmation donnée par l’évêque, et chacune de ces cérémonies entraîne la parenté spirituelle. Mais cette opinion ne paraît pas raisonnable. Car la parenté naturelle ne naît qu’après l’acte de génération complètement achevé de même il n’y a affinité qu’après l’acte conjugal de l’homme et de la femme, susceptible de provoquer la génération charnelle. Or la régénération spirituelle ne peut provenir que d’un sacrement. Il est donc de toute convenance que les sacrements seuls soient causes de parenté spirituelle.
2° D’autres alors disent ceci : la parenté spirituelle n’est l’effet que de trois sacrements : le catéchisme, le baptême, et la confirmation. En vérité, parler ainsi c’est ne pas comprendre le sens des mots qu’on emploie, car l’enseignement catéchistique n’est pas un sacrement mais un sacramental.
3° Enfin, pour d’autres, la parenté spirituelle n’est l’effet que de deux sacrements : le baptême et la confirmation et c’est l’opinion la plus commune. Cependant certains prétendent que l’instruction catéchistique est un empêchement de moindre valeur parce qu’il est un empêchement prohibant, mais non dirimant.
Solutions :
1. La
naissance physique comprend deux étapes dont la première s’accomplit dans le
sein maternel où séjourne l’être conçu, si faible qu’il ne peut vivre au dehors
sans danger : à cette étape correspond le baptême ou régénération spirituelle
de celui qui doit être encore protégé dans le sein de l’Eglise. La seconde
étape commence quand le nouveau-né sort du sein de sa mère : celui qui était
déjà dans le sein maternel a acquis les forces suffisantes pour pouvoir être
exposé sans danger aux périls extérieurs capables de le détruire. A cette
seconde étape correspond la confirmation, grâce à laquelle l’homme plein de
forces est appelé à confesser publiquement le nom du Christ. Il convient donc
que ces deux sacrements soient causes de parenté spirituelle.
2. Le
sacrement d’Ordre ne consiste pas en une régénération mais dans la transmission
d’un pouvoir. C’est pourquoi la femme ne reçoit pas ce sacrement. Il ne peut
donc en résulter aucun empêchement pour le mariage : aussi ne tient-on aucun
compte de cette parenté.
3. L’assistance
au catéchisme équivaut à une certaine promesse de baptême, à la façon dont les
fiançailles sont une promesse de contracter mariage. De même donc que les
fiançailles entraînent certains liens de parenté, de même en sera-t-il du
catéchisme, qui deviendra un empêchement de mariage, au moins prohibant, comme
disent certains. Rien de semblable pour les autres sacrements.
4. Les cérémonies du baptême autres que le catéchisme n’entraînent pas une profession de foi il n’y a donc pas lieu d’en tenir compte.
La même
réponse est à faire à la cinquième difficulté à propos de la prière et à la
sixième à propos de la prédication.
7. Les
enseignements que S. Paul donnait sur la foi aux Corinthiens prenaient la forme
d’instructions catéchistiques : aussi cette prédication avait un rapport étroit
avec le sacrement de la régénération spirituelle.
8. Le sacrement de pénitence n’est pas cause, à proprement parler, de parenté spirituelle. Le fils d’un prêtre peut donc contracter mariage avec la pénitente de son père, sinon le fils du curé de la paroisse ne trouverait pas dans la paroisse une seule personne avec laquelle il puisse se marier. Il ne sert de rien de prétendre que la pénitence efface le péché actuel : ceci a lieu, en effet, non par manière de régénération, mais par manière de guérison.
Cependant le
sacrement de pénitence entraîne aussi certains liens entre la femme et son con
fesseur, liens semblables à ceux de la parenté spirituelle. Aussi le péché de
la chair commis entre le prêtre et sa pénitente serait-il aussi grave que le
péché commis entre parrain et filleule. En raison de cette grande intimité
spirituelle entre confesseur et pénitent, des pénalités très sévères ont été
édictées pour éloigner les péchés de cette nature.
9. Le père spirituel reçoit ce nom par analogie avec le père naturel. Or le père selon la chair, dit Aristote, donne trois choses à ses enfants : l’existence, la nourriture, l’instruction ; de même celui qui donne au fils spirituel l’une de ces trois choses sera appelé père spirituel. Pourtant une personne n’a de parenté spirituelle avec son père spirituel que dans la mesure o celui-ci ressemble au père selon la chair, lequel est l’auteur de la génération physique, cause de l’existence.
Ce même principe peut aussi servir de réponse à la difficulté précédente.
Objections :
1. Il
n’y en a pas. L’enfant qui vient à naître contracte un lien de parenté avec
celui-là seul qui l’a engendré dans la chair et non avec la personne qui le
reçoit au moment de la naissance ; pour la même raison, il n’y a pas de parenté
spirituelle entre le baptisé et le parrain ou la marraine qui le reçoivent au
sortir des fonts baptismaux.
2. Denys
appelle "anadoque" celui qui reçoit le baptisé au sortir des
fonts baptismaux et lui assigne comme fonction l’instruction de l’enfant. Or
l’enseignement n’entraîne pas de parenté spirituelle, comme on l’a déjà dit
Celle-ci ne s’établit donc pas entre l’anadoque et le baptisé.
3. 11 peut arriver qu’une personne qui n’est pas encore baptisée reçoive un baptisé au sortir de la piscine baptismale. Il n’y a pas de parenté spirituelle dans ce cas, puisqu’un non baptisé ne peut contracter aucun lien spirituel. Il ne suffit donc pas de recevoir quelqu’un au sortir des fonts pour contracter avec lui la parenté spirituelle.
Cependant :
La définition spirituelle donnée plus haut et les textes cités dans les Sente disent le contraire.
Conclusion :
Il en est de la régénération spirituelle comme de la génération physique si par la génération physique un enfant naît d’une mère et d’un père, par la régénération spirituelle un enfant naît de Dieu qui devient son père et de l’Eglise qui devient sa mère. Et comme celui qui confère le sacrement représente la personne divine, dont il est l’instrument et le ministre, de même celui qui reçoit l’enfant au sortir des fonts ou le tient pendant la confirmation représente l’Eglise. Un lien de parenté spirituelle s’établit donc entre le baptisé d’une part et d’autre part le ministre, le parrain ou la marraine.
Solutions :
1. Non seulement
le père duquel est né l’enfant est uni à celui-ci par des liens charnels, mais
la mère l’est aussi, puisqu’elle a donné son corps et a porté l’enfant dans son
sein. De même l’anadoque ou le parrain qui, au nom de toute l’Eglise, présente
et reçoit le baptisé ou le tient pendant la confirmation contracte avec ce
dernier un lien de parenté spirituelle.
2. Il contracte
ce lien non pas à cause de l’enseignement religieux qu’il donne, mais à cause
de sa coopération à la régénération spirituelle.
3. Le non baptisé ne peut tenir un néophyte sur les fonts car, n’étant pas membre de l’Eglise, il ne peut pas la représenter et accomplir cette fonction. Toutefois il peut baptiser car il est une créature de Dieu et peut donc le représenter, comme le représente celui qui baptise. Il ne contracte pas cependant la parenté spirituelle car il est privé de cette vie spirituelle qui anime l’homme aussitôt après son baptême.
Objections :
1. La
parenté spirituelle ne se transmet pas de l’époux à l’épouse. L’union Spi
rituelle et l’union corporelle sont des unions différentes et appartiennent à
des genres divers. La parenté spirituelle ne passe donc pas du mari à la femme
à cause de leur union dans la chair.
2. Le
parrain et la marraine collaborent bien plus à la régénération spirituelle qui
entraîne la parenté spirituelle que le mari remplissant l’office de parrain et
l’épouse de celui-ci. Or il n’y a pas de parenté spirituelle entre parrain et
marraine. Il ne suffit donc pas que le mari soit parrain d’une personne pour
que son épouse contracte avec elle une parenté spirituelle.
3. Il
peut arriver que le mari soit baptisé et que l’épouse ne le soit pas. Ainsi en
est-il quand un époux infidèle se convertit à la vraie foi sans que son épouse
fasse de même. Or la parenté spirituelle ne peut se communiquer à un non-
baptisé. Elle ne se transmet donc pas toujours du mari à l’épouse.
4. Le mari et l'épouse peuvent recevoir en semble une personne au sortir des fonts baptismaux. Si la parenté spirituelle passait du mari à l’épouse, il arriverait que chacun d’eux serait ou bien deux fois père spirituel ou deux fois mère spirituelle de la même personne, ce qui ne se peut.
Cependant :
Les liens spirituels se communiquent plus facilement que les liens corporels. Or la consanguinité de l’époux passe à l’épouse par l’affinité. A plus forte raison la parenté spirituelle se communiquera-t-elle aussi.
Conclusion :
Une personne peut nouer des relations de compaternité avec une autre de deux façons : ou bien à cause d’un acte accompli par cette autre personne, quand celle-ci baptise ou présente au baptême l’enfant de la première. Dans ce cas la parenté spirituelle ne passe pas du mari à l’épouse, à moins que l’enfant ne soit le fils de celle-ci, car, dans ce cas, l’épouse con tracte directement la parenté spirituelle aussi bien que son mari. La compaternité peut naître aussi à cause d’une action personnelle de celui qui devient compère ceci a lieu quand une personne reçoit au sortir des fonts l’enfant d’un autre. La parenté spirituelle passe alors du mari à l’épouse, si le mariage est consommé ; dans le cas contraire, elle ne se communique pas, car les deux époux ne sont pas encore devenus une seule chair quand elle se communique, c’est par une sorte d’affinité. Pour la même raison la parenté spirituelle se transmet à toute femme avec laquelle l’homme a eu un commerce charnel, bien qu’elle ne soit pas son épouse.
On exprime cela dans le dicton suivant la femme qui a tenu mon enfant au baptême, ou celle dont l’enfant a été tenu par mon épouse est ma commère et ne peut devenir mon épouse. Si une femme a tenu l’enfant de mon épouse qui n’est pas le mien, elle pourra devenir ma femme après la mort de mon épouse.
Solutions :
1. L’union
spirituelle et l’union corporelle appartiennent à des genres divers ; ce sont
deux choses différentes, mais il ne s’ensuit pas que l’une ne puisse pas être
la cause de l’autre : de deux choses qui appartiennent à des genres différents,
l’une peut être cause de l’autre soit par elle-même, soit par accident.
2. Le
père et la mère spirituels d’une même personne ne sont unis qu’accidentellement
dans la régénération spirituelle : un des deux seul suffirait. Ils ne
contractent donc pas une parenté spirituelle qui les empêcherait de s’unir en mariage
; d’où le dicton : "Toujours un des deux compères est le père spirituel et
l’autre est le père charnel ; cette règle est infaillible". Or, dans le
mariage, les deux époux ne font qu’une seule chair. Il n’y a donc pas parité.
3. Si
l’épouse n’est pas baptisée, la parenté spirituelle ne lui sera pas communiquée,
parce qu’elle n’est pas susceptible de la recevoir et non pas parce que la
parenté spirituelle ne peut pas se transmettre du mari à l’épouse par le
mariage.
4. Puisque le père et la mère spirituels ne contractent aucune parenté spirituelle, rien ne s’oppose à ce que deux époux reçoivent au sortir des fonts la même personne. Il ne répugne pas non plus que l’épouse devienne à des titres divers la mère spirituelle d’une même personne ; ne peut-elle pas aussi être l’alliée et la parente de la même personne par les liens de la chair ?
Objections :
1. La
parenté spirituelle ne passe pas du père spirituel à ses fils selon la chair. Elle
n’a pas, en effet, de degrés. Or elle aurait des degrés si elle passait du père
au fils, puisque la personne engendrée, comme on l’a vu, change le degré. Elle
ne passe donc pas aux fils selon la chair.
2. Le père est avec son fils au même degré que le frère avec son frère. Si donc la parenté spirituelle passe du père au fils, elle se communiquera pour la même raison du frère à son frère, ce qui est faux.
Cependant :
Les autorités citées par le Maître des Sentences prouvent le contraire.
Conclusion :
Comme le dit Aristote dans les Ethiques, le fils est quelque chose du père mais la réciproque n’est pas vraie. La parenté spirituelle se communiquera donc du père à son fils selon la chair, mais non réciproquement. Il ressort donc qu’il y a trois sortes de liens spirituels : le premier, qui est la parenté spirituelle, rattache le fils spirituel à son père spirituel. Le second est la compaternité qui crée un lien entre le père spirituel d’une personne et le père charnel de celle-ci. Le troisième est la fraternité spirituelle et elle existe entre les fils spirituels et les fils selon la chair du même père. Ces trois parentés sont un empêchement de mariage et une cause de nullité pour le mariage déjà contracté.
Solutions :
1. Une
personne née d’une autre par la génération Charnelle est distante d’un degré de
plus de la personne parente dans la même espèce de parenté, mais reste au même
degré avec Celle qui lui est parente d’une autre façon ainsi le fils est avec
l’épouse de son père au même degré que son père lui-même, mais la parenté est
d’une autre espèce. Or la parenté spirituelle est d’une autre espèce que la
parenté charnelle le fils spirituel n’est donc pas avec le fils charnel de son
père spirituel au même degré que le fils par nature avec son père par
l’intermédiaire duquel le premier participe à la parenté spirituelle ce, qui
prouve que la parenté spirituelle n’a pas nécessairement des degrés.
2. Le frère n’est pas quelque chose du frère comme le fils est quelque chose du père : l’épouse, elle, est quelque chose du mari puisqu’elle est devenue une même chair avec lui. La parenté spirituelle ne se transmet donc pas du frère au frère et peu importe qu’il soit né avant ou après que la fraternité spirituelle ait pu se produire.
Considérons maintenant la parenté légale, effet de l’adoption. Nous nous poserons à ce sujet trois questions : 1. La définition de l’adoption est-elle exacte ? -2. L’adoption fait-elle naître un lien qui empêche le mariage ? -3. Entre quelles personnes cet empêchement existe-t-il ?
Objections :
1. Il
semble inexact de dire que l’adoption consiste à prendre légitimement pour fils,
petit-fils, et ainsi de suite une personne étrangère. Un enfant doit, en effet,
rester soumis à son père. Or il arrive quelquefois que l’adopté ne passe pas
effectivement sous l’autorité de l’adoptant. On ne prend donc pas toujours pour
fils celui qu’on adopte.
2. "Les
parents ; dit l’Apôtre, doivent s’enrichir pour leurs enfants". Or le père
adoptif n’est pas toujours obligé de le faire puisque son héritage ne revient
pas toujours au fils adopté. L’adoption ne consiste donc pas à prendre
quelqu’un pour enfant.
3. L’adoption,
qui consiste à prendre un étranger pour enfant, ressemble à la génération
physique, dont l’effet naturel est la naissance de l’enfant. L’homme, naturellement
capable d’avoir des enfants, pourrait donc en adopter aussi. Or cela est faux, car
celui qui n’est pas majeur, l’homme âgé de moins de vingt-cinq ans, par exemple,
et la femme ne peuvent adopter personne, alors qu’ils peuvent avoir des enfants.
On ne doit donc pas dire que l’adoption consiste à prendre quelqu’un pour
enfant.
4. L’adoption
semble nécessaire pour suppléer à l’absence de fils par nature. Or l’homme
impuissant, comme le mutilé, l’anormal, seront toujours incapables d’avoir
naturellement des enfants. Ils devraient donc avoir plus que les autres le
droit d’adopter. Or ils ne l’ont pas. L’adoption ne consiste donc pas à prendre
un étranger pour enfant.
5. Dans
la parenté spirituelle, grâce à laquelle on prend quelqu’un pour fils sans lui
avoir donné la vie, l’âge est de nulle importance. Un homme plus âgé peut
devenir le père d’un plus jeune et réciproquement, car un jeune homme peut
baptiser un vieillard et inversement le vieillard baptiser un jeune homme. Si
l’adoption consiste alors à prendre pour enfant un étranger auquel on n’a pas
donné la vie, un jeune homme pourrait adopter un vieillard et un vieillard
adopter un jeune homme. Or il n’en est rien. Nous revenons donc à la même conclusion que précédemment.
6. Entre
l’adoptant et les adoptés, il n’y a aucune différence de degrés. Tout adopté
est donc fils. Impossible alors de dire que l’on peut adopter quelqu’un comme
petit-fils.
7. L’adoption a pour cause l’affection : aussi dit-on que Dieu par amour nous a adoptés pour ses enfants. Mais on doit préférer ses parents aux étrangers. On ne doit donc pas adopter des étrangers mais les parents d’abord.
Conclusion :
L’art imite la nature et corrige les défauts que la nature a laissés dans les choses. Aussi, de même que l’homme se donne des enfants grâce à la génération naturelle, il peut aussi grâce au droit positif, qui est l’art du bien et de l’équité, prendre un étranger pour enfant et le considérer comme son fils par nature, afin de remplacer les enfants qu’il a perdus, car c’est là le but de l’adoption. Toute appropriation, d’autre part, comporte un point de départ, de telle sorte que celui qui s’approprie est autre que ce qui est approprié. Il faut donc que la personne qui est adoptée pour fils soit une personne étrangère.
Comme la génération physique dont le résultat est la forme, fin de la génération et dont le point de départ est la forme opposée, la génération légale a donc pour résultat un fils ou un petit-fils et pour point de départ une personne étrangère. Il s’ensuit que la définition donnée énonce le genre de l’adoption par ces mots "prendre légalement" ; le point de départ "une personne étrangère" et le résultat : "fils ou petit-fils"
Solutions :
1. La filiation adoptive imite d’une certaine façon la filiation naturelle. Aussi peut-on distinguer deux espèces d’adoption ; la première imite parfaitement la filiation naturelle ; elle se nomme adrogation et fait passer l’adopté sous l’autorité de l’adoptant. La personne ainsi adoptée succède au père adoptif ab intestat, et celui-ci ne peut la priver du quart de l’héritage, à moins qu’elle n’ait commis une faute. On ne peut adopter de cette manière qu’une personne qui est libre d’elle-même, c’est-à-dire qui n’a plus de père, ou qui est émancipée si son père vit encore. Cette adoption exige l’intervention du prince.
La seconde
espèce d’adoption est une imitation imparfaite de la filiation naturelle ; elle
se nomme simple adoption et ne fait pas passer l’adopté sous l’autorité de
l’adoptant. Loin d’être l’adoption parfaite, elle est plutôt une étape
préparatoire à celle-ci. Il est permis d’adopter ainsi une personne qui ne peut
pas encore disposer d’elle-même ; l’intervention du prince n’est pas nécessaire,
l’autorité du magistrat suffit. Dans ce cas l’adopté ne succède pas à
l’adoptant dans ses biens, et celui-ci n’est pas obligé de lui laisser une
partie de sa fortune, par testament, mais il peut le faire, s’il le veut
2. Il
faut faire ici la même réponse qu’à la première difficulté.
3. La
génération physique a pour but la reproduction de l’espèce tous ceux qui
possèdent les qualités complètes de l’espèce peuvent donc avoir naturellement
des enfants. L’adoption, elle, est destinée à la transmission de l’héritage ont
alors le droit d’adopter ceux-là seuls qui peuvent dis poser de leurs biens par
héritage. Aussi, ceux qui sont incapables de disposer d’eux-mêmes, ou qui sont
âgés de moins de vingt-cinq ans, ne peuvent adopter qu’avec une permission spéciale
du prince
4.
Toute personne qui, par suite d’un empêchement perpétuel, est incapable d’avoir
des enfants, ne peut transmettre à des descendants son héritage. Pour cette
raison, ses biens doivent revenir à ceux que le droit de parenté appelle à la
succession. Une telle personne n’a donc pas plus le pouvoir d’adopter que le
pouvoir d’engendrer. D’autre part, on regrette bien plus la perte des enfants
que le fait de n’en avoir jamais eu. Ceux qui ne peuvent pas avoir d’enfants
n’ont donc pas besoin d’être consolés de la perte des enfants, comme ceux qui
en ont eus et qui les ont perdus, ou comme ceux qui auraient pu en avoir, mais
qui n’en ont pas à cause d’un empêchement accidentel.
5. On
contracte parenté spirituelle au moyen du sacrement qui fait renaître les
fidèles en Jésus- Christ. Or, devant le Christ, il n’y a plus de différence
entre l’homme et la femme, l’esclave et l’homme libre, le jeune homme et le
vieillard. Tout homme peut donc indifféremment devenir le parrain d’un autre.
Quant à l’adoption elle doit assurer la transmission de l’héritage et faire
passer l’adopté sous la tutelle de l’adoptant. Or il ne convient pas que le
plus âgé dépende du plus jeune dans l’administration des biens de la famille.
Un jeune homme ne peut donc pas adopter une personne plus âgée. Au contraire la
loi exige que l’adopté soit suffisamment plus jeune que l’adoptant au point
qu’il en pourrait être le fils par nature.
6. Il
arrive que l’on perde des petits-fils comme l’on perd des fils. L’adoption
ayant été instituée pour consoler les parents de la perte de leurs enfants, une
personne peut donc être adoptée aussi bien à la place du fils qu’à la place du
petit- fils et ainsi de suite.
7. Le droit de succéder revient aux parents en raison de leur parenté. Il ne convient donc pas que la succession leur arrive par voie d’adoption. Mais si on adopte un parent qui n’a pas le droit d’hériter, on ne l’adopte pas à titre de parent, mais à titre d’étranger, en regard de l’héritage des biens de l’adoptant.
Objections :
1.
L’adoption, semble-t-il, ne fait naître aucun lien qui soit un empêchement au
mariage. Le soin des âmes est une fonction plus noble que le soin des corps. Or
ceux qui ont charge d’âmes ne contractent point de parenté avec ceux dont ils
sont responsables ; sinon, le curé de la paroisse deviendrait parent de tous
ses paroissiens et aucun de ceux-ci ne pourrait épouser le fils du curé. Cela
ne se produit donc pas non plus après l’adoption qui fait passer l’adopté sous
la direction de l’adoptant.
2. La
relation de bienfaiteur à protégé n’entraîne pas entre eux deux un lien de
parenté. Or l’adoption n’est que l’octroi d’un bienfait. Elle ne produit donc
aucun lien de parenté.
3. Un
père procure surtout à son fils trois choses, comme le dit Aristote la vie, la
nourriture, l’éducation. La succession dans l’héritage ne vient qu’ensuite. Or
on peut pourvoir à l’entretien et à l’éducation de quelqu’un sans con tracter
pour cela des liens de parenté avec lui sinon, les nourrices, les pédagogues,
les maîtres deviendraient parents de ceux dont ils s’occupent, ce qui est faux.
De même, l’adoption, ou le fait de succéder à quelqu’un comme héritier,
n’entraîne pas des liens de parenté.
4. Les sacrements de l’Eglise ne sont pas soumis aux lois humaines. Or le mariage est un sacrement de l’Eglise. L’adoption, instituée par une loi humaine, ne peut donc créer aucun lien qui soit empêchement de mariage.
Cependant :
La parenté est un empêchement de mariage. Or, de l’adoption résulte une certaine parenté, à savoir, une parenté légale puisque celle-ci se définit "une parenté provenant de l’adoption". L’adoption entraîne donc un lien qui met obstacle au mariage.
On peut déduire aussi la même conclusion des textes cités dans les Sentences.
Conclusion :
La loi divine interdit aux personnes qui habitent nécessairement ensemble de contracter mariage entre elles, car, comme le remarque Maimonide, la permission de s’unir dans la chair, favoriserait chez ces personnes la concupiscence que le mariage est destiné à réprimer. Or le fils par adoption habite dans la maison de son père adoptif, tout comme l’enfant par nature. Aussi les lois humaines leur interdisent de contracter mariage ensemble. L’Eglise approuve cette interdiction. La parenté légale est donc un empêchement de mariage
Solutions :
I, 2, 3. Ce
qui précède fournit la réponse aux trois premières difficultés, car la charge
d’âmes, les relations de bienfaisance, l’instruction n’exigent pas une
cohabitation telle qu’elle puisse exciter la concupiscence. Il n’en résulte
donc aucun lien qui soit un empêchement de mariage.
4. La loi humaine ne suffirait pas à établir un empêchement de mariage si l’Eglise n’intervenait pas pour la sanctionner de sa propre autorité.
Objections :
1.
Seuls le père qui adopte et le fils adoptif contractent, semble-t-il, ce lien
de parenté. Celui-ci, en effet, devrait surtout unir le père par adoption et la
mère naturelle de l’enfant adopté. Or aucune parenté légale n’existe entre ces
deux personnes ; elle n’existera donc pas entre d’autres personnes, mais
seulement entre celle qui adopte et l’adopté.
2. Les
liens de parenté qui empêchent le mariage sont des empêchements perpétuels. Or
il n’y a pas d’empêchement perpétuel entre le fils adoptif et la fille
naturelle de l’adoptant, puisqu’ils peuvent contracter mariage à la mort du
père ou au moment de l’émancipation du fils adoptif : il n’y avait donc entre eux
aucun lien de parenté qui empêchait le mariage.
3. La
parenté spirituelle ne passe pas à une personne incapable soit de présenter
quelqu’un à un sacrement soit de le recevoir elle-même c’est ainsi que les non baptisés
ne la contractent pas. Or la femme est incapable d’adopter, comme on l’a déjà
remarqué. La parenté légale ne passe donc pas du mari à l’épouse.
4. La parenté spirituelle l’emporte sur la parenté légale. Or la première ne se transmet pas au petit-fils. La seconde ne se communiquera donc pas non plus à celui-ci.
Cependant :
La parenté légale touche de plus près à l’union charnelle ou à la propagation de la chair que ne le fait la parenté spirituelle. Mais celle-ci se transmet à des personnes autres que le fils spirituel. La parenté légale se communiquera donc de la même façon.
En outre, les textes cités dans les Sentences appuient la même conclusion.
Conclusion :
Il y a trois sortes de parenté légale : la première, qui suit la ligne de descendance, existe entre l’adoptant d’une part, et, d’autre part, le fils adoptif, le fils de ce dernier, le petit-fils et ainsi de suite. La seconde existe entre le fils par adoption et le fils par nature. La troisième, qui imite d’une certaine façon l’affinité, existe entre le père adoptif et l’épouse du fils adopté, ou, inversement, entre le fils adoptif et l’épouse du père adoptant.
La première et la troisième parenté sont un empêchement perpétuel au mariage. La seconde ne l’est pas, à moins que l’enfant adopté ne soit encore sous la tutelle de son père adoptif. Lors donc que le père par adoption est mort ou que le fils adoptif est émancipé, celui-ci peut épouser la fille par nature de l’adoptant
Solutions :
1. A la
différence de l’adoption, le baptême ne soustrait pas l’enfant au pouvoir de
son père naturel. L’enfant reste donc, à la fois, fils du père que la nature
lui a donné, et fils spirituel de son parrain. Il n’en est pas ainsi du fils
adoptif. Par conséquent, le père par adoption ne contracte ni avec la mère, ni
avec le père naturels de l’adopté un lien analogue à la parenté spirituelle.
2.
C’est à cause de la cohabitation que la parenté légale est un empêchement de
mariage. Mais quand disparaît la nécessité de cohabiter aucun inconvénient ne
s’oppose à ce que le lien cesse d’exister, par exemple, quand l’adopté n’est
plus soumis à son père adoptif. Pourtant le père adoptif et son épouse
conservent toujours une certaine autorité sur le fils par adoption et sa femme,
Aussi un lien subsiste-t-il entre eux.
3. La
femme, elle-même, peut adopter, en vertu d’une concession du législateur. Dans
ce cas, elle contracte donc la parenté légale. D’autre part, si la parenté
spirituelle ne se communique pas à un non baptisé, cela ne vient pas de ce que
celui-ci est incapable de présenter une personne à un sacrement, mais de ce
qu’il ne peut recevoir aucune réalité spirituelle.
4. La parenté spirituelle ne place pas l’enfant SOUS l’autorité et la tutelle du père spirituel, comme cela se produit par la parenté légale. Tout ce qui appartient, en effet, au fils adopté relève nécessairement de l’autorité du père adoptif. Lors donc qu’un homme a été adopté, ses enfants et ses petits-enfants sont adoptés par le fait même.
Il y a lieu de considérer maintenant ensemble cinq empêchements de mariage l’impuissance, le maléfice, la folie, l’inceste et le défaut d’âge. Nous nous poserons à ce sujet cinq questions 1. L’impuissance est-elle un empêchement de ma— nage ? — 2. Le maléfice en est-il un ? — 3. La folie en est-elle un aussi ? — 4. En est-il de même de l’inceste ? — 5. En est-il de même du défaut d’âge ?
Objections :
1. Elle
n’en est pas un, car l’œuvre de chair n’est pas essentielle au mariage, puisque
les époux observant la continence à la suite d’un voeu honorent le mariage
mieux que les autres. Or l’impuissance n’empêche qu’une seule chose dans le
mariage, l’union charnelle. L’impuissance n’est donc pas un empêchement
dirimant au mariage.
2.
L’impuissance, d’autre part, n’est pas seule à empêcher la génération une
excessive passion en fait autant. Mais une passion excessive n’est pas
empêchement de mariage. L’impuissance ne saurait donc l’être.
3. Tous
les vieillards sont impuissants et cependant ce n’est point pour eux
empêchement au mariage. L’impuissance ne saurait donc en être un.
4. La
femme qui connaît l’impuissance de son époux, au moment où elle se marie avec
lui, fait un mariage valide. Par elle-même, l’impuissance n’empêche donc pas le
mariage.
5.
L’impuissance peut être relative : tel qui est impuissant avec une vierge, ne
le sera pas avec une femme déflorée. Tel autre aura besoin de la beauté
féminine pour stimuler son désir. L’impuissance est donc relative : comment serait-elle
un empêchement absolu ?
6. C’est aussi un fait général que la passion sexuelle est moins vive chez la femme que chez l’homme. Or cela n’empêche pas que les femmes puissent se marier. Pourquoi en serait-il autrement pour les hommes ?
Cependant :
D’après le Droit, de même que l’enfant incapable d’accomplir le devoir conjugal, est inapte au mariage, de même les impuissants seront considérés comme radicalement inaptes à contracter mariage. Rentrent dans cette catégorie tous ceux qui sont frappés d’impuissance.
De plus personne ne peut s’obliger à l’impossible. Or le mariage oblige à l’œuvre de chair et les époux se font un don réciproque de leur corps. Il en résulte donc que l’impuissant ne pourra contracter mariage.
Conclusion :
Il en est du mariage comme de tout contrat où, en aucun cas, l’obligation ne peut valoir si l’une des parties contractantes s’engage à ce qu’elle est incapable de faire ou de donner ; le contrat de mariage ne vaudra donc pas si l’un des deux conjoints ne peut accomplir le devoir conjugal. Cet empêchement est appelé impuissance, d’un terme général.
Cette impuissance peut être d’origine interne et naturelle ou être d’origine externe et accidentelle, par exemple dans le cas de quelque maléfice, ainsi qu’on le dira plus loin.
L’impuissance, effet d’une cause naturelle, peut être double ou bien elle est temporaire et donc curable soit médicalement, soit avec le temps, et elle ne rend pas nul le mariage ; ou bien elle est définitive et dirime le mariage, à ce point qu’elle fait disparaître, chez celui qui en est affligé, tout espoir de se marier, l’autre conjoint demeurant libre d’épouser qui il veut, dans le Seigneur bien entendu.
Pour reconnaître si l’impuissance est définitive ou non, l’Eglise a fixé un délai de trois ans, qui seront un temps d’épreuve. Si après trois années, au cours desquelles les époux se seront fidèlement appliqués au devoir conjugal, le mariage n’a pu être consommé, l’Eglise l’annule.
Mais il peut arriver que l’Eglise se trompe parce que trois ans ne suffisent pas toujours à établir le caractère définitif d’une impuissance. Si donc celui qui fut l’objet d’empêchement par impuissance a pu, dans la suite, avoir des relations avec succès, soit avec une autre femme, soit avec la sienne, l’Eglise revalide le premier mariage et annule le second, même contracté avec sa permission
Solutions :
1. Si
l’acte sexuel n’est pas essentiel au mariage, le pouvoir de l’accomplir est
cependant une des conditions requises, puisque chacun des deux époux donne à
l’autre le droit d’accomplir cet acte.
2. Un
excès de passion sera difficilement un empêchement définitif. On le
considérerait cependant ainsi après trois années d’essai. Toutefois, comme
l’impuissance est, bien davantage et bien plus fréquemment, cause d’empêchement
par l’obstacle qu’elle apporte à la génération, c’est elle qui est envisagée
ici. D’ailleurs, c’est bien à elle que tout défaut naturel se ramène.
3.
Impuissants parfois à engendrer, les vieillards ne le sont pas toujours pour
accomplir l’acte sexuel. Aussi le mariage leur est-il permis comme remède à la
concupiscence bien qu’ils ne puissent pas le contracter en vue de la fin pour
laquelle il a été institué par la nature.
4. C’est un principe général de tout contrat : celui qui est incapable d’en acquitter une clause ne saurait être tenu pour capable de s’y engager. Or cette incapacité peut être de deux sortes : tout d’abord une incapacité de droit ; si le droit s’oppose au contrat, cela suffit pour annuler tout engagement, quelque connaissance qu’en ait l’autre partie.
En second lieu, une incapacité de fait ; si l’autre partie, tout en connaissant cet obstacle, accepte le contrat, elle prouve par là même que la fin qu’elle y cherche est tout autre et le contrat vaut dans le cas contraire, il est nul.
Or
l’impuissance cause bien chez l’homme cette incapacité réelle de s’acquitter de
son devoir. Son cas est le même que celui de la condition servile en raison de
laquelle l’homme n’est pas libre de satisfaire à ce même devoir. Dans les deux
cas il y a empêchement, mais il faut que le conjoint ignore l’incapacité de
l’autre. Par contre un empêchement de droit, tel que la consanguinité, annule
toujours le mariage, que le conjoint en ait ou non connaissance. Pour cette
raison le Maître des Sentences déclare que l’impuissance et la servitude ne
rendent pas les personnes "absolument incapables de se marier"
5. L’impuissance relative n’est pas un empêchement naturel et définitif. Si un homme est capable de relations avec une femme déflorée et non avec une vierge, il est possible de faire appel à une intervention chirurgicale et d’assurer ainsi l’acte conjugal. Il n’y a rien ici qui aille contre le mariage, puisqu’il s’agit non de plaisir mais d’une infirmité à guérir.
La répugnance
dont une femme est l’objet n’est pas une cause naturelle d’impuissance mais une
cause accidentelle et extrinsèque ; dès lors le cas est à juger comme le
maléfice dont nous allons parler
6. L’homme est actif et la femme passive dans la génération. Aussi le pouvoir de donner la vie est bien plus nécessaire à l’homme qu’à la femme. L’impuissance qui rend l’homme incapable d’accomplir l’acte générateur ne produirait pas la même incapacité chez la femme. Mais il peut y avoir chez celle-ci un empêchement naturel provenant d’une autre cause à savoir l’impénétrabilité physique. On en jugera alors comme de l’impuissance chez l’homme.
Objections :
1. Ce
n’en est pas un. Les maléfices sont l’œuvre des démons. Mais les démons n’ont
pas plus le pouvoir d’empêcher l’acte du mariage qu’ils n’ont celui d’empêcher
les autres actions du corps. Cela est hors de leur prise, sinon ils sèmeraient
le désordre complet dans le monde, en empêchant, par exemple, la nutrition, la
marche, et autres actions de ce genre. Leurs maléfices ne peuvent donc mettre
obstacle au mariage.
2. L’œuvre
de Dieu est plus forte que l’œuvre du diable. Le maléfice, œuvre diabolique, ne
peut donc faire obstacle à l’œuvre divine du mariage.
3.
Seuls, les empêchements perpétuels sont des empêchements dirimants du mariage.
Mais le maléfice ne peut devenir un obstacle perpétuel, car, le diable n’ayant
de pouvoir que sur les pécheurs, le maléfice n’existera plus, une fois le péché
enlevé. D’autres maléfices pourront encore le faire disparaître ou bien les
exorcismes de l’Eglise destinés à entraver la puissance des démons. Le maléfice
n’est donc pas un empêchement.
4. L’acte charnel ne devient impossible que si l’homme ne peut plus user du pouvoir d’engendrer. Or l’homme conserve ce pouvoir vis-à-vis de n’importe quelle femme. Le maléfice n’est donc un empêchement à l’union de l’homme avec telle ou telle femme que s’il l’est par rapport à toutes les femmes.
Cependant :
d’après le décret de Gratien, "les sorts ou maléfices empêchent le mariage" et encore "si on ne réussit pas à les guérir, on pourra séparer les époux".
D’autre part les démons sont plus puissants que les hommes. Il est dit en effet dans le livre de Job "Léviathan n’a pas son égal sur la terre". Mais par la castration, par la boisson, on peut rendre quelqu’un impuissant et incapable de con tracter mariage. A plus forte raison, le démon peut-il empêcher le mariage.
Conclusion :
Certains ont prétendu qu’il n’y a pas de maléfices dans le monde et que cela existe seulement dans l’imagination des hommes qui attribuent à des maléfices les effets naturels dont ils ignorent la cause.
C’est contredire les témoignages des saints qui affirment le pouvoir des démons sur le corps et sur l’imagination des hommes avec la permission de Dieu. Les magiciens, grâce aux démons, peuvent donc faire des prodiges.
L’opinion susdite provient d’un manque de foi ou de l’incrédulité. On croit, en effet, que les démons n’existent que dans l’esprit du peuple ; ceux qui ont des mouvements de frayeur les attribuent au démon et quand l’imagination vivement impressionnée éveille dans les sens des représentations du démon, tel qu’ils se le figurent, ils sont persuadés qu’ils voient le démon lui-même.
Or cette explication est incompatible avec la vraie foi qui nous enseigne la chute des mauvais anges, devenus les démons, et qui nous affirme que la nature subtile des démons les rend capables de faire beaucoup de choses impossibles pour nous. Et on appelle magiciens les hommes qui excitent les démons à produire ces effets.
D’autres affirment que les maléfices peuvent empêcher l’union charnelle mais non d’une manière perpétuelle, et que ce n’est donc pas un empêchement dirimant du mariage contracté.
D’après eux, les textes juridiques affirmant le contraire sont abrogés. Cependant on leur oppose l’expérience et le droit nouveau conforme à l’ancien.
Il faut donc distinguer deux cas : ou bien l’impuissance due au maléfice est perpétuelle et elle dirime alors le mariage, ou bien elle ne l’est pas et par suite elle n’annule point le mariage. Pour savoir alors si elle est perpétuelle ou non, l’Eglise a fixé un délai de trois ans, comme pour l’empêchement d’impuissance.
Le maléfice diffère cependant de l’impuissance. Car l’homme impuissant l’est aussi bien vis-à-vis d’une femme que vis-à-vis d’une autre : l’annulation de son mariage ne lui permettra donc pas de se marier avec une autre. Par contre, l’homme victime d’un maléfice peut être impuissant vis-à-vis d’une femme et non vis-à-vis d’une autre. Voilà pourquoi lorsque le juge ecclésiastique annule le mariage, chacun des deux époux est libre de chercher un autre conjoint.
Solutions :
1. La tâche
du péché originel, qui nous rend esclaves vis-à-vis du démon, nous est
transmise par la génération. Avec la permission divine, le démon peut dès lors
exercer son pouvoir malfaisant sur l’acte de la génération plus efficacement
que sur les autres. De même la vertu malfaisante des démons se révèle davantage
dans les serpents que dans les autres animaux, parce que le démon a pris la
forme d’un serpent pour tromper la femme.
2. Ce
n’est qu’avec la permission de Dieu que le diable peut nuire à une œuvre divine
et non pas parce qu’il serait plus puissant que Dieu, au point de pouvoir
détruire l’ouvrage divin grâce à la violence.
3. Un maléfice est perpétuel quand aucun secours humain n’est assez fort pour le faire dis paraître. En vérité, Dieu pourrait y remédier en arrêtant le démon ; le démon pourrait aussi le faire cesser en se désistant de son pouvoir. Il n’est pas toujours possible, en effet, de remédier à un maléfice par un autre, et les magiciens le savent bien. Alors même qu’on pourrait le faire, on tiendrait cependant le maléfice pour perpétuel, car il n’est jamais permis d’invoquer le secours du démon par un autre maléfice.
De même un pécheur qui par le péché s’est soumis au pouvoir du démon, n’est pas nécessairement délivré, une fois le péché enlevé, car la faute peut disparaître et la peine subsister.
De même
encore les exorcismes de l’Eglise ne réussissent pas toujours à éloigner le
diable et à faire cesser les châtiments corporels, car la justice divine peut
exiger le contraire. Cependant ces exorcismes sont toujours efficaces pour
écarter les attaques du démon contre lesquelles ils ont été institués.
4. Un maléfice peut frapper un homme d’impuissance tantôt vis-à-vis de toutes les femmes, tantôt vis-à-vis d’une seule, car le démon agit comme il le veut et non pas par contrainte naturelle. L’empêchement qui provient du maléfice peut être aussi l’effet d’une impression faite par le démon sur l’imagination d’un homme, de telle sorte que les désirs charnels de celui-ci se portent vers telle femme et non pas vers telle autre.
Objections :
1. Non,
car le mariage spirituel que l’on contracte au baptême est bien supérieur au
mariage charnel. Or les déments peuvent recevoir le baptême. Ils peuvent donc
contracter mariage.
2.
L’impuissance est un obstacle au mariage, parce qu’elle rend l’acte charnel
impossible. Or la démence ne produit pas cet effet. Elle n’est donc pas un
empêchement.
3. Seul
dirime le mariage l’empêchement qui est perpétuel. Mais il n’est pas possible
de savoir si la démence empêchera toujours le mariage. Elle n’annule donc pas
le mariage.
4. Dans la liste précédente où sont énumérés chacun des empêchements perpétuels on ne trouve pas le nom de la démence. Elle n’en est donc pas un.
Cependant :
La démence, plus que l’erreur, supprime l’exercice des facultés mentales. Or, l’erreur est un empêchement au mariage. Donc, à plus forte raison, la démence.
D’autre part, les fous ne peuvent faire aucun contrat. Or le mariage est une sorte de contrat. Les fous ne peuvent donc pas se marier.
Conclusion :
La folie peut précéder ou suivre le mariage. Si elle survient après le mariage, celui-ci reste valide. Si elle précède le mariage, de deux choses l’une : ou bien le dément a des intervalles lucides, ou bien il n’en a pas. S’il en a, encore qu’il soit préférable pour lui de ne pas se marier dans ces moments de lucidité, car il est incapable de bien élever ses enfants, le mariage qu’il contractera sera cependant valide. S’il n’a point de moments de lucidité, ou s’il se marie alors qu’il n’a plus sa raison, le mariage sera nul, car le consentement n’aura pas été valide en raison du défaut d’intelligence
Solutions :
1.
L’usage de la raison n’est pas une condition requise au baptême, mais est
nécessaire pour le contrat de mariage. La parité n’existe pas. Cependant on a
parlé plus haut de la manière dont on doit baptiser les déments.
2. La
folie est un empêchement de mariage à cause du consentement requis et non pas
parce que la folie empêche l’acte conjugal, ce que fait l’impuissance. Le
Maître des Sentences traite au même endroit de ces deux empêchements, parce que
tous deux sont un défaut naturel.
3. Tout
obstacle momentané au consentement, annule tout à fait le mariage. Un obstacle
à l’accomplissement de l’acte conjugal au contraire n’annulera le mariage que
s’il est perpétuel.
4. empêchement de folie se ramène à l'empêchement d’erreur ; ici et là, le défaut de consentement provient de la même source, c’est-à-dire de l’absence de consentement.
Objections :
1.
L’inceste n’annule pas le mariage. On ne doit pas, en effet, punir une épouse à
cause du péché de son mari. Mais celle-ci serait punie si le mariage était
rompu. L’inceste n’est donc pas cause de nullité.
2. L’homme
qui a des relations charnelles avec sa propre parenté commet une plus grande
faute que celui qui fait de même avec la parente de son épouse. Or dans le
premier cas, le mariage reste valide malgré la faute. Il en est donc de même
dans le second cas.
3. Si
le mariage devait être rompu en punition du péché, on devrait aussi annuler
l’union de l’incestueux, devenu veuf, avec une autre femme. Or cela n’a pas
lieu.
4. Cet empêchement ne figure pas parmi ceux qui ont été énumérés précédemment. Ce n’en est donc pas un.
Cependant :
Le conjoint qui a des relations charnelles avec la soeur de sa femme contracte affinité avec son épouse elle-même. Mais l’affinité est un empêchement dirimant. L’inceste en question en est donc un aussi.
D’autre part, "on est puni par ou on a péché". Or l’incestueux a péché contre les lois du mariage. Sa punition consistera donc dans la privation du mariage.
Conclusion :
Quand un homme marié a eu des relations charnelles avec la soeur ou une autre parente de sa femme, avant la célébration de son mariage, même après les fiançailles, il faut le séparer de son épouse à cause de l’affinité qu’il a contractée ; mais si l’inceste a été posté rieur à la célébration et à la consommation du mariage, on ne devra pas séparer les époux. Cependant le mari n’aura plus le droit de demander le devoir conjugal et ne pourra pas le demander sans pécher. Il sera néanmoins obligé de le rendre, si l’épouse le lui demande, car l’épouse ne peut être punie par la faute de son conjoint.
Après la mort de son épouse, l’incestueux ne pourra plus prétendre à un nouveau mariage, à moins qu’on lui accorde une dispense à cause de sa faiblesse et de crainte qu’il ne contracte des relations mauvaises. S’il se marie de nouveau sans dispense, il désobéit aux lois de l'Eglise et commet une faute ; mais on ne devra pas pour cela annuler son mariage
Solutions :
Ce que nous venons de dire répond aux difficultés. On range l’inceste parmi les empêchements de mariage, non pas à cause du péché dont il est la cause, mais en raison de l’affinité qui en résulte. On n’avait donc pas besoin d’en faire mention spéciale dans la liste des empêchements, car il se trouve inclus dans l’empêchement d’affinité.
Objections :
1. Le
défaut d’âge n’est pas un obstacle au mariage. Les lois civiles, en effet,
imposent un tuteur à l’enfant jusqu’à la vingt-cinquième année ; jusque-là, semble-t-il,
l’enfant n’a donc pas un jugement assez sûr pour con sentir à un mariage. C’est
à cette époque que l’on devrait donc fixer le moment où l’enfant peut se
marier. Or il peut le faire avant cette date. Le défaut d’âge n’empêche donc
pas le mariage.
2. Le
lien du mariage est un lien perpétuel, comme le lien de la profession
religieuse. Or, selon une nouvelle décrétale, on ne peut faire profession avant
d’avoir atteint l’âge de quatorze ans. Si le défaut d’âge était un empêchement
au mariage, on ne pourrait donc pas non plus se marier avant ce moment.
3. Le
consentement de l’homme au mariage est le même que le consentement de la femme.
Or la femme peut consentir dès l’âge de 14 ans. L’homme le peut donc également.
4.
L’impuissance n’est un empêchement que si elle est perpétuelle et ignorée de
l’autre partie. Le défaut d’âge, lui, n’est ni perpétuel, ni ignoré. Il n’est
donc pas un empêchement.
5. Le défaut d’âge n’est pas nommé dans la liste des empêchements. Ce n’en est donc pas un.
Cependant :
d’après une décrétale, "l’enfant incapable de rendre le devoir conjugal est inapte au mariage". Or avant l’âge de 14 ans la plupart des enfants sont incapables de remplir cette obligation, comme l’a remarqué Aristote. Celui-ci disait encore : "Toutes les choses naturelles ont des limites tant dans leur grandeur que dans leur accroissement". Or le mariage est une réalité naturelle. Il doit donc y avoir un temps déterminé en deçà duquel on ne peut pas se marier.
Conclusion :
Le mariage, qui est une sorte de contrat, est l’objet d’une législation positive comme tous les autres contrats. Or le droit romain et le droit canonique exigent que l’on ne contracte pas mariage avant d’avoir atteint l’âge de discrétion, âge auquel les contractants peuvent réfléchir sérieusement au mariage et s’acquitter du devoir conjugal. Sinon, le mariage doit être rompu. Or cet âge est ordinairement celui de 14 ans pour les garçons et de 12 ans pour les filles.
Cependant les lois positives sont basées sur les faits généraux. Si donc on acquiert l’aptitude requise au mariage avant l’âge légal, parce que la précocité naturelle supplée au défaut d’âge, le mariage reste indissoluble. Aussi l’union que les époux auront contractée avant l’âge de puberté et auront consommée avant ce délai restera néanmoins indissoluble
Solutions :
1. On a
besoin d’un jugement moins vigoureux pour délibérer sur des actes conformes aux
inclinations naturelles que pour le faire sur d’autres actions. Aussi peut-on
être suffisamment raisonnable pour réfléchir et con sentir au mariage avant de
pouvoir s’engager à des donations en faveur d’autrui sans l’intervention du
tuteur.
2. Il
faut répondre de même à la seconde difficulté, car les voeux de religion
obligent à des actes qui dépassent les forces de la nature et qui sont plus
difficiles à accomplir que les devoirs du mariage.
3. La
femme parvient plus tôt que l’homme à l’âge de puberté, comme le dit Aristote.
Il y a donc une différence entre eux deux.
4.
Envisagé à ce point de vue, le défaut d’âge est un empêchement non seulement à
cause de l’impuissance physique, mais encore à cause du défaut de jugement
celui-ci n’est pas assez mûr pour que l’on puisse consentir à un engagement
perpétuel.
5. L’empêchement d’âge, se ramène à celui de l’erreur comme l’empêchement de démence dans les deux cas, l’homme n’a pas encore le plein usage de son libre arbitre.
Au sujet de l’empêchement de disparité de culte, nous nous poserons six questions : 1. Un fidèle peut-il contracter mariage avec un infidèle ? — 2. Le mariage des infidèles entre eux est un vrai mariage ? 3. Un époux converti à la vraie foi peut-il demeurer avec son épouse qui refuse de se convertir ? — 4. Peut-il renvoyer cette épouse infidèle ? — 5. Après le renvoi, peut- il en épouser une autre ? — 6. Outre le péché d’infidélité, y a-t-il d’autres péchés qui permettent à un homme de renvoyer son épouse ?
Objections :
1. Rien
ne l’en empêche. Joseph a contracté mariage avec une Egyptienne et Esther
devint l’épouse d’Assuérus. Dans les deux cas il y avait disparité de culte,
puisque l’un des époux était un fidèle et l’autre un infidèle. La différence de
culte, antérieure au mariage, n’est donc pas un empêchement.
2. La
loi ancienne et la loi nouvelle nous enseignent la même foi. Or la première
permet tait le mariage entre fidèle et infidèle, comme on le lit dans le
Deutéronome : "Quand tu sortiras pour combattre, si tu vois parmi les
captifs une femme de belle figure, et qu’épris d’amour tu veuilles l’épouser,
tu l’amèneras dans ta maison, tu iras vers elle et elle deviendra ta femme".
La loi nouvelle le permet donc aussi.
3. Les
fiançailles sont la préparation du mariage. Or les fidèles peuvent contracter
fiançailles avec les infidèles dont la conversion future sera !osée comme
condition du contrat. Ils peuvent donc contracter mariage avec eux sous la même
condition.
4. Tout
empêchement de mariage contrecarre en quelque sorte le mariage. Or l’infidélité
ne s’oppose pas au mariage, puisque celui-ci est une fonction naturelle, et que
la foi est en dehors des lois de la nature. La disparité de culte n’est donc
pas un empêchement.
5. La disparité de religion peut exister aussi entre deux baptisés dont l’un, par exemple, est devenu hérétique après son baptême. Or si cet hérétique contracte avec un fidèle, le mariage est pourtant valide. La disparité de culte n’est donc pas un empêchement de mariage.
Cependant :
S. Paul disait aux Corinthiens "Qu’a de commun la lumière avec les ténèbres" ? Tout est commun, au contraire, entre mari et femme. Celui qui vit dans la lumière de foi ne peut donc épouser celle qui se trouve dans les ténèbres de l’infidélité.
D’autre part, on lit ceci dans le prophète Malachie "Judas profane ce qui est consacré à Iahvé car il a aimé et épousé la fille d’un dieu étranger". Il ne pouvait donc pas contracter mariage avec elle. La disparité de culte est donc un empêchement.
Conclusion :
Le but principal du mariage consiste à élever les enfants dans le culte de Dieu. Comme cette éducation est l’œuvre commune du père et de la mère, tous deux voudront élever leurs enfants dans le service du Dieu auquel adhère leur foi. Mais s’ils ne professent pas la même religion, ils poursuivront chacun un but opposé. Il ne pourra donc pas y avoir entre eux de véritable mariage. Aussi la disparité de cuite, quand elle précède le mariage est un empêchement.
Solutions :
1. L’ancienne loi permettait aux Israélites de contracter mariage avec certains infidèles mais leur défendait de le faire avec certains autres. Il leur était particulièrement interdit de se marier avec les infidèles qui habitaient le pays de Chanaan pour les raisons suivantes le Seigneur avait d’abord demandé qu’on les fasse disparaître à cause de leur obstination ; d’autre part, les époux et les enfants couraient ici un plus grand danger de perversion idolâtrique, car les Israélites étaient plus disposés à adopter les rites et les moeurs de ces infidèles, avec qui ils avaient des rapports. Au contraire, l’union à d’autres infidèles était permise, car le danger de passer à l’idolâtrie était ici moins pressant. Aussi, Joseph, Moïse, Esther ont-ils pu épouser des infidèles.
Mais la loi
nouvelle, propagée dans le monde entier, défend de contracter mariage avec
n’importe quel infidèle et pour les mêmes raisons. La disparité de culte qui
précède le mariage est donc un empêchement et une cause de nullité.
2.
Cette disposition de la loi deutéronomique concernait ou bien les étrangers que
l’on pouvait épouser ou bien les captives qui voulaient se convertir à la vraie
foi et au culte divin.
3. Les
conditions présentes régissent le présent comme les conditions futures
l’avenir. Au moment même de la célébration du mariage, la profession du même
culte est donc présentement requise chez les deux contractants. De même au
moment des fiançailles, le mariage étant promis pour l’avenir, il suffit de
promettre comme condition future de professer la même foi.
4. La
disparité de culte s’oppose au mariage, comme on l’a déjà dit, parce qu’elle
nuit au bien principal du mariage, au bien des enfants.
5. Le mariage est un sacrement ; la validité du sacrement exige donc que les deux époux soient dans la même situation vis-à-vis du sacrement de la foi, c’est-à-dire du baptême, plutôt que vis-à-vis de la foi intérieure. Aussi appelle-t-on cet empêchement non pas disparité de foi, mais disparité de culte ; le culte concerne, comme on l’a dit, le service extérieur. Ainsi le fidèle qui contracte mariage avec une femme baptisée mais hérétique contracte un mariage valide. Mais il commet une faute, s’il la connaît comme hérétique ; il commettrait la même faute s’il épousait une excommuniée. Cependant le mariage ne devrait pas être rompu pour cela. Inversement un catéchumène qui a embrassé la vraie foi mais qui n’est pas encore baptisé ferait un mariage nul, s’il se mariait avec une chrétienne baptisée
Objections :
1.
Entre infidèles, il ne peut y avoir un vrai mariage. Le mariage est, en effet,
un sacrement de l’Eglise. Or le baptême est la porte des sacrements. Les
infidèles qui ne sont pas baptisés ne peuvent donc pas recevoir le sacrement de
mariage, comme ils ne peuvent pas recevoir les autres sacrements.
2. Deux
maux ensemble font échec au bien avec plus de force qu’un seul. Or l’infidélité
d’un seul époux nuit déjà au bien du mariage ; à plus forte raison,
l’infidélité des deux conjoints. Le mariage ne peut donc pas exister entre deux
infidèles.
3. La
disparité de culte peut exister aussi bien entre deux infidèles qu’entre un
fidèle d’une part et un infidèle d’autre part. Ainsi existe-t-elle entre un
juif et un païen. Or la disparité de culte est un empêchement de mariage. Il y
aura donc au moins un cas où le mariage ne pourra exister et ce sera le cas de
deux infidèles appartenant à une religion différente.
4. Dans
le mariage doit régner une vraie pudeur. Mais, selon le mot de saint Augustin,
cité par le Maître des Sentences "entre un infidèle et son épouse il ne
saurait y avoir de vraie pudeur". Ce n’est donc pas un vrai mariage.
5. Dans le mariage vrai, l’acte charnel est exempt de faute. Or cela ne peut avoir lieu dans l’union contractée par les infidèles, car selon la parole de Saint Paul, "toute la vie des infidèles est une vie de péché". Entre eux il ne peut donc y avoir un vrai mariage.
Cependant :
Il est dit dans l'Epître aux Corinthiens : "Si un frère a comme épouse une infidèle...etc.". Or qui dit épouse dit mariage. L’union des infidèles entre eux est donc un vrai mariage.
D’autre part, quand un état de choses disparaît, ne disparaît pas pour autant l’état de choses qu’il supposait. Or le mariage, institution naturelle, existait en tant que tel, avant le temps de la loi nouvelle qui est la loi de grâce dont la foi est le principe. L’infidélité n’empêche donc pas que l’union conjugale entre infidèles ne soit un vrai mariage.
Conclusion :
Le mariage a comme but principal le bien de l’enfant. Il ne s’agit pas seulement ici de la naissance de l’enfant, car cela peut se réaliser en dehors du mariage, mais encore de son éducation jusqu’à son complet achèvement car toute cause tend à conduire son effet jusqu’à Son état le plus parfait. Or l’enfant dit parvenir à deux perfections différentes la perfection naturelle tant du corps que de l’âme, que l’enfant atteindra en suivant la loi naturelle, et la perfection de la grâce. La première perfection est matérielle et imparfaite au regard de la seconde. Aussi étant donné que les institutions correspondent au but auquel elles sont destinées, le mariage qui procure aux enfants la perfection naturelle restera matériel et imparfait vis-à-vis de celui qui se propose de donner aux enfants la perfection sur naturelle. Or les mariages entre infidèles et les mariages entre fidèles ont ceci de commun qu’ils procurent à l’enfant la perfection naturelle. Seuls, les seconds peuvent assurer la perfection surnaturelle. Un vrai mariage peut donc exister entre infidèles mais il n’atteint pas sa dernière perfection comme le mariage entre chrétiens
Solutions :
1. Le
mariage n’est pas seulement un sacrement mais il est aussi une institution
naturelle. Si les infidèles ne peuvent donc recevoir le sacrement de mariage
tel que le confèrent les ministres de l’Eglise, ils contractent cependant le
mariage tel que celui-ci a été institué par la nature. On peut même soutenir
que le mariage des infidèles est un sacrement en puissance bien qu’il ne le
soit pas actuellement parce qu’il n’est pas contracté dans la foi de l’Eglise.
2. Ce qui
fait de la disparité de culte un empêchement, ce n’est pas l’infidélité, mais
la diversité des croyances, car cette diversité nuit non seulement à
l’éducation surnaturelle et parfaite de l’enfant, mais encore à son éducation
naturelle, puisque les parents dirigeront l’enfant vers des buts différents, ce
qui ne se produit pas quand les parents sont tous deux infidèles.
3. Les
infidèles contractent le mariage tel qu’il a été institué par la nature. Mais
l’application des lois naturelles peut être précisée par les lois positives. Si
donc certaines lois positives inter disent à des infidèles d’épouser les
infidèles d’un autre rite, la disparité de culte deviendra un empêchement à
leur mariage. Le droit divin, en effet, ne leur interdit pas de se marier entre
eux, car, devant Dieu, peu importe la façon dont on est infidèle, quand on est
en dehors de la grâce. De même l’Eglise ne les empêche point de se marier entre
eux, car l’Eglise ne juge point "ceux qui vivent en dehors d’elle".
4. La
pudeur et les autres vertus des infidèles ne sont pas de vraies vertus, car
elles ne sont pas des moyens d’atteindre la vraie béatitude. On n’appelle pas,
en effet, vin véritable le liquide qui n’a pas les propriétés du vin.
5. L’infidèle ne commet pas une faute en entre tenant des relations conjugales avec sa femme, s’il rend à celle-ci le devoir conjugal pour avoir des enfants ou pour lui témoigner la fidélité qu’il lui doit : ce sont là des actes de la vertu de justice et de cette vertu de tempérance grâce à laquelle on observe les conditions requises dans les plaisirs du toucher ; de même l’infidèle ne pèche point en pratiquant les vertus politiques. On n’appelle pas d’ailleurs péché toute la vie des infidèles parce que toutes leurs actions sont des péchés, mais parce qu’ils ne peuvent être délivrés de la servitude du péché par aucun de leurs actes.
Objections :
1. Un
époux converti à la vraie foi ne peut pas conserver sa femme qui refuse de se
convertir. Devant un même danger, en effet, on doit prendre les mêmes
précautions. Or en raison du danger de perversion dans la foi, un fidèle ne
peut épouser un infidèle. Mais ce même danger subsiste quand un fidèle demeure
avec l’épouse infidèle qu’il avait avant sa conversion : En outre, le danger
est plus grand ici, car les néophytes perdent plus facilement la foi que les
personnes élevées dans la foi. Un époux converti ne peut donc demeurer avec sa
femme infidèle.
2.
Selon le Décret, "l’infidèle ne peut pas rester l’associé d’une épouse qui
a déjà embrassé la foi chrétienne". Un fidèle doit donc renvoyer son
épouse infidèle.
3. Le
mariage des chrétiens entre eux est plus parfait que le mariage entre
infidèles. Or si des fidèles contractent mariage malgré le degré de parenté qui
les unit et malgré la défense de l’Eglise, l’Eglise annule leur mariage. De
même pour les infidèles. Un époux devenu chrétien ne peut donc conserver sa
femme infidèle, au moins dans un cas lorsqu’il l’a épousée alors qu’il était
infidèle et qu’il lui était parent au degré prévu par l’empêchement de parenté.
4. Un
infidèle peut avoir plusieurs épouses conformément aux dispositions de la loi
qui le concerne. Lui permettre de conserver les femmes qu’il a épousées durant
le temps de son infidélité, serait lui permettre d’avoir plusieurs épouses même
après sa conversion.
5. Il peut arriver que l’infidèle après avoir renvoyé une première épouse, en prenne une seconde et se convertisse pendant son mariage avec celle-ci. Au moins dans ce cas, on ne peut pas le laisser demeurer avec sa seconde épouse après sa conversion.
Cependant :
L’apôtre saint Paul conseille au fidèle de rester avec son épouse. D’autre part, aucun empêchement survenant après le mariage ne peut le rendre nul.
Or les deux infidèles avaient contracté un mariage valide. La conversion de l’un d’eux ne rend donc pas nul ce dernier. Ils peuvent donc demeurer ensemble.
Conclusion :
La vertu de foi des époux ne porte pas préjudice au mariage, mais au contraire le rend plus parfait. Puisque les infidèles, ainsi qu’on l’a montré. Contractent un vrai mariage, la conversion de l’un d’eux à la vraie foi ne brise pas pour autant le lien matrimonial. Mais si parfois le lien subsiste, la vie conjugale de cohabitation et de devoir mutuel est rompue. A ce point de vue l’infidélité et l’adultère ont des effets semblables, car dans les deux cas, le bien de l’enfant est compromis. Aussi de même qu’un époux a le pouvoir de renvoyer ou de conserver l’épouse adultère, de même il a le droit de renvoyer ou de garder la femme infidèle. En effet, l’homme qui n’a rien à se reprocher peut rester avec l’épouse adultère dans l’espoir de la corriger (cependant il ne pourrait pas le faire si son épouse s’obstinait dans sa faute, car il aurait l’air de favoriser ce vice honteux). Toutefois il a le droit de la renvoyer, même s’il lui reste un espoir de la corriger. De la même manière, l’époux converti peut conserver l’épouse infidèle dans l’espoir de la convertir, quand il ne la voit pas obstinée dans l’infidélité. Il fait bien en restant avec elle, quoiqu’il n’y soit pas tenu c’est le conseil de saint Paul.
Solutions :
1. Il
est plus facile d’empêcher une œuvre de s’accomplir que de la détruire quand
elle a été faite. Aussi compte-t-on un grand nombre d’empêchements qui
s’opposent à la célébration du mariage mais qui ne peuvent annuler le mariage
une fois contracté. Ainsi en est-il pour l’affinité. Le cas est le même pour la
disparité de culte.
2. Dans
l’Eglise primitive, au temps des Apôtres, les conversions à la vraie foi
s’opéraient indistinctement chez les juifs et chez les païens. Un époux
chrétien pouvait donc espérer avec probabilité la conversion de son épouse,
alors même que- celle-ci ne promettait pas de le faire. Mais, dans la suite des
temps, les Juifs se montrèrent plus obstinés que les Gentils ; ceux-ci, en effet,
continuaient à se convertir, comme il en advint à l’époque des martyrs, durant
le règne de l’empereur Constantin et dans le temps qui suivit. Il était donc
dangereux pour un chrétien de demeurer avec une infidèle de religion juive : il
ne pouvait pas espérer la voir se convertir, tandis qu’il pouvait nourrir cet
espoir pour une épouse païenne. Il était donc permis à l’époux converti de
conserver une épouse païenne mais non une épouse juive, à moins que celle-ci ne
promît de se convertir. Et c’est ce que déclare le canon allégué. Aujourd’hui,
au contraire, juifs et païens con servent la même attitude : tous s’obstinent
dans l’incroyance. Par conséquent, l’époux chrétien ne peut plus habiter avec
une femme infidèle, qu’elle soit païenne ou juive, à moins qu’elle ne veuille
se convertir.
3. Les
infidèles non baptisés ne sont pas soumis aux lois de l’Eglise, mais doivent
obéir aux lois divines. Si donc deux infidèles unis par des liens de parenté
contractent mariage entre eux, alors que la loi divine le leur défendait en
raison de leur degré de parenté, ils ne pourront pas rester mariés, et peu
importe que l’un d’eux ou tous deux se convertissent. S’ils se sont mariés,
tout en étant parents à un degré défendu par les lois de l’Eglise, ils pourront
rester mariés, s’ils se convertissent tous les deux, ou bien si l’un se
convertit et puisse espérer la conversion de l’autre
4. La
polygamie est contraire à la loi naturelle à laquelle les infidèles eux-mêmes
doivent se soumettre. Dans ce cas, l’infidèle ne contracte de vrai mariage
qu’avec sa première femme. S’il se convertit et que toutes ses épouses suivent
son exemple, il peut demeurer avec la première mais il doit renvoyer toutes les
autres. Mais si sa première épouse refuse de se convertir et que l’une des
autres accepte de le faire, l’époux a le droit de contracter un nouveau mariage
avec cette dernière, comme il a le droit de se marier avec une autre. Nous
reparlerons plus loin de cette question
5. Le renvoi de l’épouse est contraire à la loi naturelle. Un infidèle n’a donc pas le droit de renvoyer sa femme. Mais s’il se convertit après avoir renvoyé son épouse et en avoir pris une autre, sa situation est semblable à celle de l’homme qui avait plusieurs femmes. Il doit reprendre la première qu’il avait chassée, quand celle-ci promet de se convertir, et renvoyer les autres.
Objections :
1.
L’époux converti ne peut pas, semble-t-il, renvoyer son épouse infidèle, quand
celle-ci consent à habiter avec lui "sans offenser Dieu". Entre mari
et femme existe un lien plus étroit qu’entre maître et serviteur. Or un esclave
qui se convertit ne devient pas affranchi pour cela, ainsi que l’enseigne S.
Paul. L’époux converti ne peut donc pas renvoyer son épouse infidèle.
2.
Personne ne peut faire du tort à autrui à moins qu’autrui n’y consente. Or
l’épouse infidèle avait des droits sur son mari non chrétien. Si donc du fait
de la conversion de son époux, la femme pouvait subir un préjudice, celui de
son renvoi, il s’ensuivrait que le mari n’aurait pas plus le droit de se convertir
sans le consentement de son épouse qu’il n’a celui de recevoir les ordres ou de
faire voeu de continence malgré sa femme.
3.
L’esclave ou l’homme libre qui contracte mariage sciemment avec une esclave ne
peut pas la renvoyer en prétextant la différence des situations. De même, quand
celui qui épouse une infidèle la sait infidèle, il ne peut pas la renvoyer pour
cause d’infidélité.
4. Un
père doit veiller au salut de ses enfants. S’il se séparait alors de son épouse
infidèle, les enfants communs resteraient à la mère en vertu de cet adage : "Les
fruits reviennent à celui qui les a produits", et leur salut serait alors
en péril. L’époux ne peut donc renvoyer sa femme infidèle.
5. Un homme adultère ne peut pas renvoyer sa femme elle aussi adultère, alors même qu’il aurait fait pénitence de son crime. Si donc l’infidèle et l’adultère sont soumis aux mêmes lois, un infidèle ne pourra pas renvoyer son épouse infidèle, même après sa conversion.
Cependant :
L’Apôtre saint Paul enseigne le contraire. En outre, l’adultère spirituel est plus grave que l’adultère charnel. Or ce dernier donne à l’homme le droit d’abandonner sa femme et de ne plus habiter avec elle. A plus forte raison, l’homme aura-t-il ce droit dans le cas de l’infidélité qui est un adultère spirituel.
Conclusion :
Les devoirs et les avantages de l’homme varient selon son genre de vie. Aussi celui qui renonce à son ancienne manière de vivre n’est plus tenu à ses obligations antérieures. Selon ce principe, une personne, qui a fait un voeu quand elle était dans le monde, n’est plus tenue de l’accomplir, quand elle meurt au monde, en embrassant la vie religieuse. Or l’époux qui se présente au baptême est régénéré dans le Christ, et renonce à sa vie passée, en vertu de cet adage : la génération d’un être entraîne la disparition d’un autre. Il est donc libéré de l’obligation qui lui incombait de rendre le devoir à son épouse et n’est pas obligé de cohabiter avec elle, quand elle ne veut pas se convertir. Il y a cependant un cas où il reste libre de demeurer avec elle, comme on vient de le voir dans l’article précédent. L’époux converti est comme le religieux qui peut accomplir les voeux prononcés dans le monde, à condition qu’ils ne soient pas contraires à la règle, mais qui n’y est pas obligé
Solutions :
1. La condition d’esclave ne répugne pas à l’état de perfection chrétienne celle-ci n’exige-t-elle pas une très grande humilité ? Au contraire, l’état du mariage déroge quelque peu à la perfection chrétienne, car ceux qui observent la continence sont dans un état plus parfait. Il n’y a donc pas similitude entre les deux états.
En outre,
chacun des époux n’est pas soumis à son conjoint comme sa propriété, tandis que
l’esclave est la propriété du maître : en réalité, chaque conjoint forme avec
l’autre une sorte de société, et cette association ne peut pas convenablement
exister entre infidèle et fidèle, comme le remarque saint Paul. Il ne faut donc
pas assimiler l’épouse à l’esclave.
2. L’épouse n’a de droits sur le corps de son mari que durant le temps où son mari conserve le genre de vie qu’il avait au moment de son mariage, car "après la mort de l’époux, dit saint Paul, la femme est affranchie de la loi vis-à-vis de son époux". Si donc le mari, après avoir renoncé au passé et embrassé un autre état de vie, s’éloigne de son épouse, il ne fait à celle-ci aucun tort.
Quant à l’entrée en religion, elle est une mort spirituelle et non pas une mort corporelle une fois le mariage consommé, l’époux ne peut donc pas entrer en religion sans le consentement de son épouse, mais il peut le faire avant la consommation du mariage, car à ce moment l’union des époux n’est encore que spirituelle. Par contre celui qui reçoit le baptême meurt aussi à la vie du corps, car "il est enseveli avec le Christ dans la mort". Il n’est donc plus obligé de rendre le devoir conjugal même après le mariage consommé.
Ou bien,
peut-on dire, l’épouse subit un dom mage par sa faute puisqu’elle refuse de se
convertir.
3. La
disparité de culte rend une personne tout à fait inhabile à contracter mariage
: il n’en est pas ainsi de l’état de servitude qui ne produit cet effet que
dans le cas d’ignorance. On ne peut donc pas raisonner de la même façon pour
une infidèle et pour une esclave.
4. En
cas de séparation des époux, si l’enfant est parvenu à l’âge de discrétion, il
peut suivre à son gré le père ou la mère. S’il est encore trop jeune c’est à
son père chrétien qu’on devra le confier, bien qu’il ait encore besoin des
secours de sa mère pour son éducation.
5. L’époux adultère qui fait pénitence n’embrasse pas un autre état de vie, ce que fait l’infidèle une fois baptisé. On ne peut donc pas rai sonner de la même façon.
Objections :
1. Il
ne le peut pas, car le mariage est indissoluble et le renvoi de l’épouse
contraire à la loi naturelle. Or l’union des deux infidèles étant un vrai
mariage est absolument indissoluble et, tant que subsiste le lien conjugal, un
époux ne peut contracter mariage avec une autre femme. Le chrétien séparé de sa
femme infidèle ne peut donc en épouser une autre.
2. Un
crime commis après le mariage ne le rompt point. Or quand l’épouse infidèle
consent à la vie commune sans vouloir offenser Dieu, le lien conjugal subsiste
et l’époux ne peut pas faire un nouveau mariage. Et donc le péché de l’épouse,
qui ne veut pas demeurer avec son mari sans offenser le Créateur, ne pourra pas
rompre le lien matrimonial et permettre à l’époux de prendre une autre femme.
3. Mari
et femme sont égaux en ce qui touche le lien du mariage. Puisqu’il n’est pas
permis à l’épouse infidèle de se remarier du vivant de son premier mari, on ne
doit pas permettre non plus à l’époux chrétien de contracter un nouveau
mariage.
4. Le
droit favorise davantage le voeu de chasteté que le contrat matrimonial. Or,
vraisemblablement, l’époux chrétien ne peut émettre ce voeu sans le
consentement de sa femme, car celle-ci serait frustrée de ses droits conjugaux
quand elle viendrait à se convertir. A plus forte raison est-il défendu à
l’époux de prendre une autre femme.
5. L’enfant qui demeure dans l’infidélité, après la conversion de son père, ne jouit plus de ses droits à l’héritage paternel. S’il se convertit, il les recouvre alors, même si l’héritage était devenu la propriété d’un autre. D’une façon analogue, l’épouse infidèle qui se convertirait devrait pouvoir reprendre son mari, même si celui-ci avait épousé une autre femme. Or cela serait impossible si le second mariage était valide. L’époux ne peut donc pas contracter mariage avec une autre femme.
Cependant :
Le mariage n’est ratifié que par le sacrement de baptême. Or le mariage qui n’est pas ratifié peut être dissous. Une fois le lien rompu, l’époux peut donc prendre une autre femme.
En outre, un époux ne doit pas demeurer avec une femme infidèle, si celle-ci refuse de continuer la vie commune sans offenser le Créateur. S’il ne pouvait pas alors se remarier, il devrait donc observer la continence, ce qui ne semble pas à propos, car s’il en était ainsi, la conversion aurait pour lui un inconvénient.
Conclusion :
Quand l’un des deux époux se convertit et que l’autre reste dans l’infidélité, deux cas peuvent se présenter : 1° L’époux infidèle consent à vivre la vie commune sans offenser Dieu, c’est-à-dire sans provoquer l’autre à l’infidélité ; l’époux chrétien peut cependant se séparer de son conjoint infidèle, mais, en ce cas, il ne peut pas se remarier. 2° Le conjoint infidèle n’accepte la vie commune qu’avec la volonté d’offenser le Créateur, se mettant à proférer des blasphèmes et refusant d’entendre prononcer le nom du Christ, cherchant ainsi à faire tomber son conjoint dans l’infidélité, l’époux chrétien peut alors, après la séparation, contracter un nouveau mariage
Solutions :
1. Le
mariage entre infidèles est un mariage imparfait, comme on l’a déjà dit. Entre
fidèles, il est parfait et donc plus stable. Or un lien plus fort brise le lien
moins fort qui lui résiste. Voilà pourquoi le second mariage contracté dans la
religion du Christ rompt celui qui est contracté dans l’infidélité. Le mariage
des infidèles n’est donc pas tout à fait ferme ni pleinement ratifié, mais il
aura ces qualités grâce à la religion chrétienne
2. Le
crime de l’épouse qui refuse de continuer la vie commune sans offenser le
Créateur, affranchit l’époux de cette espèce de servitude qui le retenait près
de sa femme et qui l’empêchait de se remarier du vivant de celle-ci. Mais cette
faute ne rompt pas le mariage, car si l’épouse se convertissait et cessait ses
blasphèmes avant le second mariage de son mari, celui-ci lui serait rendu. Le
premier mariage n’est dissous que par le second et l’époux chrétien ne peut se
remarier avant d’avoir été délivré de la servitude vis-à-vis de son épouse et
par la faute de celle-ci
3.
Après le second mariage du conjoint fidèle, le premier mariage est rompu des
deux côtés, parce que les liens du mariage ne sont pas unilatéraux tandis que
les effets peuvent l’être. Aussi l’interdiction de se remarier faite à la femme
infidèle est plutôt une punition qu’une conséquence du mariage précédent. Mais
si elle se convertit ensuite, on peut l’autoriser par voie de dispense à se
remarier, si son mari a contracté un second mariage.
4. Si,
après la conversion de l’époux, on peut espérer avec quelque probabilité que
l’épousé se convertisse à son tour, l’époux ne doit pas prononcer le voeu de
continence, ni contracter un nouveau mariage : car l’épouse se convertirait
alors plus difficilement, en se voyant privée de son mari. Si, au contraire,
rien ne fait espérer cette conversion, l’époux peut recevoir les ordres sacrés,
ou entrer en religion après avoir préalablement invité sa femme à se convertir.
Dans le cas où l’épouse se convertirait après que son mari aurait reçu les
ordres sacrés, elle ne pourra pas exiger le retour de celui-ci, mais devra
s’imputer à elle-même cette privation qui sera la peine du retard apporté à sa
conversion.
5. Les liens de père à fils ne sont pas rompus par la différence de religion, les rapports matri moniaux le sont. Il n’y a donc point de parité entre l’héritier et l’épouse.
Objections :
1. Il
semble que oui. L’adultère paraît être plus directement opposé au mariage que
l’infidélité. Or il est un cas où l’infidélité brise le lien du mariage, et
permet d’en con tracter un autre. N’en est-il pas de même de l’adultère ?
2.
L’infidélité est une fornication spirituelle et tout péché lui ressemble sur ce
point. Si l lité dissout le mariage parce qu’elle est une fornication spirituelle,
les autres péchés produiront le même résultat.
3. Dans
saint Matthieu il est dit "Si ta main droite te scandalise, coupe-la et
jette-la loin de toi", et selon la Glose, "par ces expressions :
main, oeil droit, on peut entendre les frères, épouses, proches parents et
enfants". Or, à l’occasion de chaque péché, ceux-ci peuvent devenir pour
nous un obstacle au salut. Le mariage pourra donc être rompu à cause de
n’importe quel péché.
4.
L’avarice est une sorte d’idolâtrie, comme le dit saint Paul. Or le mari peut
renvoyer son épouse pour cause d’idolâtrie. La même raison l’autorise donc à le
faire pour cause d’avarice, et aussi pour les autres péchés plus graves.
5. C’est également l’opinion explicite du Maître des Sentences.
Cependant :
Il est dit dans saint Matthieu "Celui qui renverra sa femme, hors le cas d’impudicité, la rend adultère".
Si, d’autre part, cela était vrai, les divorces se multiplieraient tous les jours, car on rencontre rarement des personnes mariées dont l’une ne tombe pas dans le péché.
Conclusion :
La fornication corporelle et l’infidélité nuisent d’une façon spéciale aux biens du mariage, comme on l’a déjà dit. Aussi, possèdent-elles une efficacité spéciale pour rompre le mariage. Mais il faut savoir que la rupture du mariage peut viser deux choses : 1° Tout d’abord le lien conjugal. Sous ce rapport le mariage con tracté devant l’Eglise ne peut être rompu ni par l’infidélité, ni par l’adultère. Mais s’il n’a pas été contracté devant l’Eglise, le lien peut être dissous quand, un époux s’obstinant dans l’infidélité, son conjoint se convertit et contracte un nouveau mariage. Quant à l’adultère, il ne peut pas rompre le lien conjugal, sinon un infidèle pourrait renvoyer son épouse adultère et après ce renvoi épouser une autre femme, ce qui est faux. 2° Les devoirs conjugaux. De cette manière, le mariage peut être rompu par l’infidélité et l’adultère, mais non par les autres péchés, à moins que l’époux ne veuille se séparer momentanément de sa femme, afin de la punir, en la privant du bienfait de sa présence
Solutions :
1.
L’adultère va plus directement que l’infidélité contre le mariage envisagé
comme institution naturelle ; par contre, l’infidélité lui répugne davantage si
on le considère comme sacrement de l’Eglise car sous cet aspect, le mariage
jouit d’une parfaite indissolubilité, puis qu’il représente l’union
indestructible du Christ et de son Eglise. Aussi le lien du mariage qui n’est
pas ratifié comme sacrement peut-il être rompu plus facilement par l’infidélité
que par l’adultère.
2.
L’âme s’unit d’abord à Dieu par la foi et devient son épouse, comme le dit Osée
"Je t’épouserai dans la foi". Pour cela, la Sainte Ecriture désigne
plus spécialement, sous le nom de fornication, l’idolâtrie et l’infidélité. Ce
n’est que dans une acception beaucoup plus large qu’on appelle, les autres
péchés des fornications spirituelles.
3. Il
faut entendre le texte de saint Matthieu en ce sens : si la femme devient pour
son mari une occasion très prochaine de péché, à tel point que celui-ci ait des
craintes sérieuses pour son propre salut. En ce cas, le mari est en droit de
cesser la vie commune.
4. On
appelle l’avarice une idolâtrie parce que toutes deux ressemblent à une
servitude car l’avare, comme l’idolâtre, sert plutôt la Créature que le Créateur.
Mais l’avarice ne ressemble pas à l’idolâtrie, en ce sens qu’elle serait aussi
une infidélité celle-ci est un vice de l’esprit, celle-là un vice du coeur.
5. Le texte du Maître des Sentences s’applique aux fiançailles on peut les rompre, en effet, à la suite d’un crime.
Ou si on applique ce texte au mariage, on peut l’entendre d’une séparation momentanée dans la vie commune, ou bien l’appliquer au cas où l’épouse n’accepte de vivre sous le même toit qu’à la condition de pouvoir pécher et. dit par exemple : "Je ne serai ton épouse que si tu m’apportes les richesses que tu auras volées". On devrait alors renvoyer cette femme plutôt que de commettre des vols.
A propos du meurtre de l’épouse, il convient de poser deux questions : 1. Le mari peut-il en certaines circonstances tuer son épouse ? — 2. Le meurtre de l’épouse devient-il empêchement de mariage ?
Objections :
1. Il
semble que oui. La loi divine, en effet, ordonne de lapider les femmes
adultères. Mais obéir à cette loi n’est pas pécher. Celui qui tue sa propre
épouse devenue adultère ne pèche donc point.
2. Dès
lors qu’une chose est permise par la loi, elle l’est aussi pour celui qui est
chargé par la loi de l’accomplir. Or il est permis à la loi de mettre à mort
une femme adultère ou toute personne punissable de mort. Puisque la loi charge
le mari de tuer son épouse lorsqu’il la surprend en adultère, il lui est donc
permis de le faire.
3. Le
mari a plus de pouvoir sur sa femme adultère que sur le complice de celle-ci.
Si ce complice est un clerc et que l’époux le frappe, il n’y a pas
d’excommunication. L’époux peut donc, semble-t-il, frapper de mort sa femme
elle-même, quand ii la surprend en adultère.
4. Un mari a le devoir de corriger son épouse. Or la correction consiste à infliger une punition juste. Mais c’est la mort que mérite justement l’adultère, crime capital. Mettre à mort une épouse adultère semble donc permis à un mari.
Cependant :
Le texte des Sentences cite ce décret : "L’Eglise de Dieu n’est jamais obligée de se conformer aux lois du monde, car elle n’a d’autre glaive que le glaive spirituel". Celui qui appartenir à l’Eglise ne doit donc pas user de la permission que lui donne la loi, c’est-à-dire la permission de tuer sa femme adultère.
D’autre part, le mari et l’épouse sont égaux. Or la femme n’a pas le droit de tuer son mari adultère le mari n’a donc pas non plus le droit de tuer sa femme dans les mêmes circonstances.
Conclusion :
Un époux peut provoquer la mort de son épouse de deux façons. 1° En la faisant comparaître d’abord devant le tribunal civil. Il n’y a aucun doute que le mari poussé bien entendu par un sentiment de justice et non pas par le désir de la vengeance ou la haine, peut sans commettre de faute accuser sa femme d’adultère devant le tribunal séculier et demander qu’on lui applique la peine de mort prévue par la loi, comme il est permis d’accuser quelqu’un d’homicide ou d’un autre crime. Toutefois on ne peut porter une telle accusation devant le tribunal ecclésiastique, car l’Eglise ne dispose point du glaive matériel, comme le dit le texte des Sentences. 2° En la frappant lui-même, alors qu’elle n’a pas été accusée en justice. Mais ni les lois civiles, ni la loi de la conscience n’autorisent l’époux à tuer ainsi sa femme, quand il ne l’a pas surprise en flagrant délit d’adultère, si certain que soit d’autre part ce crime.
En réalité, la loi civile considère comme permis le meurtre de la femme surprise en adultère, mais elle ne l’impose pas ; en fait, elle ne punit pas ce meurtre, comme elle punit l’homicide, en raison de l’intensité de la passion qui pousse l’homme à tuer ainsi son épouse.
L’Eglise, elle, n’est pas liée par les lois humaines au point de déclarer le mari excusable de la peine éternelle ou de la peine temporelle prononcée par le juge ecclésiastique, sous prétexte qu’il n’a pas été condamné devant le tribunal séculier. Le mari n’a donc jamais le droit de tuer lui-même son épouse
Solutions :
1. La
loi a confié le soin d’infliger la peine prévue non pas à des simples
particuliers, mais à des personnages officiels investis de ce pouvoir. Le mari
n’est pas le juge de son épouse. Il ne peut donc pas la mettre à mort, mais il
peut l’accuser devant le magistrat.
2. La
loi civile ne donne pas au mari le pouvoir de tuer sa femme, en lui commandant
d’en user, car, s’il en était ainsi, l’homme ne commettrait aucune faute en
agissant de la sorte, comme ne commet aucune faute le bourreau chargé de faire
mourir le voleur condamné à mort. Mais la loi tolère cette manière d’agir en
n’infligeant aucune punition. D’ailleurs elle a mis à l’exercice de cet acte
des conditions difficiles capables de détourner les maris de tels meurtres.
3. La
raison donnée ne prouve pas la licéité du meurtre, mais l’exemption de cette
peine qu’est l’excommunication.
4. Il y a deux espèces de société la société domestique, la famille, par exemple, et la société politique, la cité et le royaume. Celui qui gouverne la seconde société, tel le roi ou le juge, peut infliger une peine pour corriger le coupable ou le faire disparaître, afin d’épurer la société dont il est chargé. Mais le chef de la première société, le père de famille, n’a le pouvoir d’infliger qu’une correction qui ne doit pas être plus sévère que ne l’exige l’amendement du coupable : or la peine de mort dépasse les limites d’une correction. L’homme qui est- le chef de la femme ne peut donc pas la mettre à mort mais seulement la corriger.
Objections :
1. Ce
n’en est pas un. L’adultère blesse plus foncièrement la sainteté du mariage que
l’homicide. Or l’adultère n’est pas un empêchement. Le meurtre de l’épouse n’en
est donc pas un non plus.
2. Le
meurtre d’une mère est plus grave que le meurtre d’une épouse, car il n’est
jamais permis de frapper sa mère, tandis que l’on peut parfois châtier son
épouse. Or le parricide n’est pas un empêchement de mariage. Le meurtre de
l’épouse n’en est donc pas un.
3. Un
homme pèche plus gravement en tuant l’épouse d’un autre pour cause d’adultère
qu’en mettant à mort sa propre épouse, car il n’a pas l’excuse d’une passion
irrésistible et il n’a pas le droit de corriger la femme des autres. Or le
meurtre de l’épouse d’un autre n’empêche pas celui qui l’a commis de se marier.
Il est donc de même du meurtre de la propre épouse.
4. Une fois la cause disparue, l’effet disparaît aussi. Or la pénitence peut effacer le péché d’homicide. Elle peut donc aussi enlever l’empêchement qui provenait du péché. Après avoir fait pénitence, un mari qui a tué son épouse a donc le droit de contracter un autre mariage.
Cependant :
Un canon de l’Eglise déclare : "Ceux qui auront tué leur épouse devront faire pénitence et ne pourront plus se remarier".
L’homme, d’autre part, doit être puni par où il a péché. Celui qui met à mort son épouse doit donc être puni par la défense d’en prendre une autre.
Conclusion :
Le meurtre de l’épouse est un empêchement de droit ecclésiastique. Mais il peut avoir deux effets différents : tantôt il empêche la célébration du mariage projeté, mais n’annule pas le mariage déjà contracté : c’est le cas de l’époux qui a mis à mort son épouse à cause de l’adultère ou de la haine qu’il a pour elle. Mais la crainte de le voir manquer à la continence justifie la dispense que l’Eglise lui accorde pour un mariage ultérieur.
Tantôt le meurtre de l’épouse annule le mariage déjà contracté ainsi en est-il quand un mari tue son épouse afin de pouvoir se remarier avec sa complice dans l’adultère. Il devient alors absolument incapable de contracter avec celle-ci, et, s’il le fait, le mariage est nul. Mais il ne devient pas pour cela inhabile à épouser d’autres femmes et s’il se marie en fait avec une autre, il pèche évidemment par désobéissance aux lois de l’Eglise : son mariage toutefois ne devient pas nul de ce fait
Solutions :
1. Dans un certain cas, l’adultère et l’homicide s’opposent à la célébration du mariage et annulent celui qui existe déjà, comme on vient de le dire pour le meurtre de l’épouse, et comme on l’a déjà dit pour l’adultère.
On peut faire
observer encore que le meurtre de l’épouse nuit à la nature du mariage et
l’adultère à la fidélité conjugale. Aussi l’adultère ne répugne-t-il pas plus
au mariage que le meurtre de l’épouse : l’argument repose donc sur une erreur.
2.
Absolument parlant, le meurtre d’une mère est plus grave que celui d’une épouse
et plus contraire à la nature, car l’homme respecte naturellement sa mère. Il
est donc plus dénaturé de tuer sa mère que de tuer son épouse. C’est afin de
réprimer toute tentation de tuer leur épouse que l’Eglise interdit le mariage à
ceux qui se sont rendus coupables de ce crime.
3.
Celui qui tue la femme d’un autre ne porte pas atteinte à son propre mariage,
comme le fait celui qui donne la mort à sa propre épouse. Le cas n’est donc pas
le même.
4. Une fois la faute effacée, la peine ne doit pas nécessairement disparaître ainsi en est-il pour l’irrégularité. La pénitence, en effet, ne restitue pas au pécheur sa dignité première, bien qu’elle puisse lui rendre l’état de grâce.
Nous avons à examiner maintenant les empêchements qui surviennent après le mariage : d’abord celui qui peut survenir avant sa consommation, c’est-à-dire le voeu solennel ; puis celui qui suppose la consommation du mariage ; la fornication
Au sujet du voeu solennel, trois questions se posent 1. Un des époux peut-il, après la consommation du mariage, entrer en religion contre le gré de l’autre ? — 2. Le peut-il avant que le mariage ne soit consommé ? — 3. La femme peut-elle se remarier lorsque son époux est entré en religion avant la consommation du mariage ?
Objections :
1. Il
le peut. La loi divine, en effet, plus que la loi humaine, doit favoriser la
vie spirituelle. Or, la loi humaine permet à l’époux d’agir ainsi. A plus forte
raison la loi divine doit-elle le permettre.
2. Un
moindre bien n’est pas un obstacle à un bien plus grand. Or, l’Apôtre S. Paul
nous enseigne que l’état de mariage est moins parfait que l’état religieux. Le
mariage ne doit donc pas être un obstacle à l’entrée en religion.
3. Dans tout ordre religieux on contracte un mariage spirituel. Il est pourtant permis de passer d’un ordre religieux à un autre plus sévère. Il est donc également possible, même contre le gré de l’épouse, de passer de l’union moins sévère du mariage charnel au mariage plus austère de la profession religieuse.
Cependant :
1. S.
Paul ne veut pas que les époux s’abstiennent du mariage, même pour un temps,
afin de se livrer à la prière, si ce n’est d’un commun accord.
2. En outre, on ne peut porter préjudice à autrui sans son consentement. Or, le voeu de religion émis par l’un des conjoints porte préjudice à l’autre, puisque chacun d’eux a pouvoir sur le corps de l’autre. L’un des époux ne peut donc faire profession religieuse sans le consentement de l’autre.
Conclusion :
On ne peut pas offrir à Dieu ce qui appartient à autrui. Puisque la consommation du mariage a fait du corps du mari la propriété de l’épouse, celui-ci ne peut plus l’offrir à Dieu par le voeu de continence sans le consentement de sa femme.
Solutions :
1. La
loi humaine considère le mariage comme une institution naturelle, tandis que la
loi divine le considère comme un sacrement, propriété d’où découle son
indissolubilité absolue. Il n’y a donc pas parité
2. Il
n’est pas impossible qu’un moindre bien en empêche un plus grand, s’il lui est
contraire, puisque le mal lui-même peut faire obstacle au bien.
3. Dans tous les ordres religieux on contracte mariage avec une seule et même personne, le Christ, bien qu’on assume vis-à-vis de lui plus d’obligations dans un ordre que dans un autre, tandis que dans le mariage charnel et celui de la profession religieuse on ne s’unit pas avec la même personne. Il n’y a donc pas parité
Objections :
1. Il
ne peut agir ainsi. Le sacrement de mariage, en effet, est indissoluble, car il
symbolise l’union permanente du Christ avec son Eglise. Or, dès avant la
consommation, le mariage contracté par paroles de présent est le véritable
sacrement de mariage. Il ne peut donc être dis sous par l’entrée en religion de
l’un des époux.
2. Par
le consentement exprimé par paroles de présent chaque époux donne à l’autre le
droit d’user de son corps. Chacun d’eux peut donc exiger aussitôt le devoir
conjugal, et, dans ce cas, l’autre doit le lui rendre. Aussi l’un des époux ne
peut-il entrer en religion contre le gré de l’autre.
3. Notre Seigneur a dit "Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare point." Or, l’union qui existe avant la consommation du mariage est l’œuvre de Dieu. La volonté humaine ne peut donc pas la briser.
Cependant :
S. Jérôme nous dit que S. Jean était déjà marié lorsque le Seigneur l’appela.
Conclusion :
Avant la consommation du mariage, il n’y a entre les époux qu’une union spirituelle. La consommation y ajoute un lien charnel. Par conséquent, si la mort physique peut rompre le mariage consommé, le mariage non consommé est, lui aussi, dissous par l’entrée en religion, sorte de mort spirituelle, qui fait mourir au monde et vivre pour Dieu.
Solutions :
1.
Avant sa consommation, le mariage symbolise l’union du Christ et de l’âme par
la grâce, union qui est brisée par une disposition spirituelle contraire,
c’est-à-dire par le péché. Le mariage consommé représente en outre l’union que
le Christ a contractée avec son Eglise en assumant la nature humaine dans
l’unité de personne, et cette union est absolument indissoluble.
2.
Avant l’union charnelle, les époux ne possèdent pas sur le corps de leur
conjoint un droit tout à fait absolu, mais un droit subordonné à cette condition
que l’un d’eux ne choisira pas un état de vie meilleur. L’union sexuelle achève
le transfert des droits, puisque, par elle, chacun entre en possession
corporelle du pouvoir qu’ils se sont réciproquement donné. Aussi les époux qui
n’ont pas encore accompli l’acte conjugal ne sont-ils pas obligés de se rendre
le devoir aussitôt après la célébration du mariage ; on leur accorde, en effet,
un délai de deux mois, et cela pour trois raisons d’abord, pour qu’ils puissent
réfléchir sur la possibilité d’entrer en religion, puis pour permettre de faire
les préparatifs nécessaires à la solennité des noces ; enfin, pour éviter que
l’épouse ne paraisse d’un moindre prix au mari, si elle lui était donnée avant
qu’un délai ne la lui eût fait désirer
3. Avant la consommation, l’union Conjugale est parfaite dans son être premier, mais non quant à son acte second, c’est-à-dire son opération propre, qui ressemble à la possession corporelle, et c’est pourquoi son indissolubilité n’est pas absolument parfaite
Objections :
1. Il
semble que non. En effet, ce qui est compatible avec le mariage n’en rompt pas
le lien. Or, le lien conjugal subsiste lorsque les époux entrent tous deux en
religion. Si l’un d’eux y entre seul, l’autre n’est donc pas affranchi pour
autant du lien conjugal. Aussi, puisque tant que ce lien subsiste on n’en peut
contracter un autre, la femme dont le mari entre en religion avant la consommation
du mariage ne peut se remarier.
2.
Après son entrée en religion, l’homme peut retourner dans le monde tant qu’il
n’a pas fait profession. Si la femme avait pu se remarier dès l’entrée en
religion de son époux, celui-ci pourrait aussi le faire une fois rentré dans le
monde, ce qui est absurde.
3. Une nouvelle décrétale exige un délai d’un an entre l’entrée en religion et la profession, sous peine de nullité. Si l’homme revient dans son foyer après une profession nulle, sa femme sera obligée de le recevoir. Ni l’entrée en religion, ni la profession religieuse de l’époux ne donnent donc à la femme la faculté de se remarier.
Cependant :
On ne peut obliger personne à la recherche de la perfection. Or la continence est un des conseils qui conduit à la perfection. La femme n’est donc pas obligée à la continence du seul fait de l’entrée en religion de son mari. Aussi peut-elle se remarier.
Conclusion :
De même que la mort corporelle de l’époux brise le lien conjugal et permet à la femme de se remarier "avec qui bon lui semble", selon l’expression de S. Paul, de même la mort spirituelle de l’époux qui entre en religion permettra à la femme de contracter un nouveau mariage.
Solutions :
1.
Quand chacun des époux prononce le voeu de continence, aucun d’eux ne renonce
au lien conjugal, et celui-ci subsiste. Mais quand un seul fait ce voeu, alors,
autant qu’il est en lui, il renonce au lien conjugal. Aussi son conjoint en
est-il affranchi.
2.
Celui qui entre en religion n’est considéré comme mort au monde que lorsqu’il a
fait profession. Aussi l’épouse est-elle tenue d’attendre jusqu’à ce moment-là
le retour possible de son mari.
3. Il faut porter sur la profession émise avant le temps fixé par le droit le même jugement que sur le voeu simple. Or, si après le voeu simple du mari, la femme n’est pas tenue de lui rendre le devoir conjugal, elle ne pourrait cependant un autre. Il en est de même dans le cas présent.
Nous avons à nous occuper maintenant de l’empêchement qui peut se produire après la consommation du mariage, c’est-à-dire la fornication : celle-ci est un obstacle à l’accomplissement de l’acte conjugal, mais laisse subsister le lien matrimonial.
A ce sujet nous poserons six questions 1. Un mari peut-il renvoyer sa femme pour cause de fornication ? — 2. Est-il tenu de le faire ? — 3 Peut-il prendre sur lui de le faire ? — 4. Le mari et la femme jouissent-ils des mêmes droits sur ce point ? — 5. Après la séparation doivent-ils s’abstenir de contracter un nouveau mariage ? — 6. Peuvent-ils ensuite se réconcilier ?
Objections :
1. Il
ne le peut. On ne doit pas rendre le mal pour le mal. Or, le mari semblerait
agir ainsi en renvoyant sa femme Coupable de fornication. Cela ne lui est donc
pas permis.
2.
L’adultère des deux époux est plus grave que celui d’un seul. Or, quand les
deux époux commettent l’adultère, la séparation ne peut avoir lieu pour ce
motif. Le péché d’un seul ne pourra donc pas, lui non plus, motiver la
séparation.
3. La
fornication spirituelle et certains autres péchés sont plus graves que
l’adultère, et pourtant ils ne sont pas des motifs suffisants de séparation. L’adultère
ne pourra donc pas autoriser la séparation.
4. Le vice contre nature est beaucoup plus opposé aux biens du mariage que la fornication, qui se fait d’une manière naturelle. C’est donc ce vice, plutôt que la fornication, qui devrait être une cause de séparation.
Cependant :
1. On lit le contraire dans S. Matthieu.
2. D’autre part on n’est pas obligé de rester fidèle à celui qui ne l’est pas. Or, l’époux adultère a manqué de fidélité à son conjoint. Aussi celui-ci a-t-il le droit de le renvoyer
Conclusion :
Notre Seigneur a accordé au mari le droit de renvoyer son épouse adultère afin de punir la partie qui a violé sa foi et de favoriser celle qui l’a gardée, en la dégageant de l’obligation de rendre le devoir conjugal au conjoint infidèle. On excepte cependant sept cas où il n’est pas permis de renvoyer sa femme adultère ce sont ceux dans lesquels celle-ci est exempte de faute, ou bien les deux époux sont également coupables.
Le premier cas est celui où le mari a commis lui aussi cette faute. Le second, celui où il a lui-même livré son épouse à la prostitution. Le troisième, celui où une longue absence du mari a pu amener la femme à le croire mort et que, par suite, elle s’est remariée. Le quatrième, celui où un étranger s’est introduit frauduleusement dans le lit conjugal en se faisant passer pour le mari. Dans le cinquième cas, la femme a été victime de la violence. Dans le sixième, l’époux s’est réconcilié avec sa femme adultère en accomplissant avec elle l’acte conjugal. Le septième cas est celui où, les deux conjoints ayant contracté mariage dans l’infidélité, le mari a donné à sa femme une lettre de divorce et celle-ci s’est remariée. Si les époux viennent à se convertir tous les deux, le mari est tenu de recevoir son épouse
Solutions :
1. Le mari commet une faute si c’est par vengeance qu’il renvoie son épouse.
Il est exempt
de tout péché si, craignant de paraître complice, il le fait pour éviter son
propre déshonneur, ou pour corriger son épouse, ou bien encore pour ne pas
laisser d’incertitude sur la légitimité des enfants.
2. La
séparation pour cause d’adultère suppose l’accusation faite par l’un des époux.
Or on ne peut accuser personne d’un crime que l’on a commis soi-même. Aussi les
époux qui ont tous deux commis l’adultère ne pourront-ils se séparer. Cela
n’empêche pas que l’adultère des deux époux ne soit un plus grand péché contre
le mariage que l’adultère d’un seul.
3. La fornication est directement opposée aux biens du mariage, parce qu’elle rend incertaine la légitimité des enfants, viole la foi conjugale, fausse le symbolisme du mariage, puisque l’un des époux se donne à plusieurs. Voilà pourquoi les autres péchés, même plus graves, ne sont pas des causes de séparation.
Seule parmi
eux, l’infidélité, cette fornication spirituelle, porte aussi atteinte à l’un
des biens du mariage, l’éducation des enfants pour le culte de Dieu, et, de ce
fait, motive également la séparation. Ce n’est pourtant pas de la même façon un
seul acte de fornication autorise la séparation, mais un seul acte d’infidélité
ne suffit pas ; il faut une habitude révélatrice de l’obstination requise pour
qu’il y ait infidélité
4. Le vice contre nature permet aussi de procéder au renvoi. Il n’en est cependant pas fait mention, soit parce que c’est une passion qui ne peut être nommée, soit parce que ce vice se rencontre plus rarement, soit parce qu’il ne rend pas incertaine la légitimité des enfants comme le fait la fornication.
Objections :
1. Il
semble que le mari ait le devoir de renvoyer sa femme coupable de fornication.
Etant le chef de la femme, il est tenu de la corriger. Or, la séparation de
corps a été établie pour corriger l’épouse coupable. Le mari est donc obligé de
se séparer d’elle.
2.
Donner son assentiment à quelqu’un qui commet un péché mortel, c’est pécher
soi-même mortellement. Or, selon le Maître des Sentences, le mari qui garde son
épouse coupable de fornication semble consentir à ses désordres. Il commet donc
une faute s’il ne la renvoie pas.
3. "Celui
qui s’unit à une prostituée ne fait qu’un seul corps avec elle", nous dit
S. Paul. Or, ajoute l’Apôtre, on ne peut être en même temps membre d’une
prostituée et membre du Christ. En s’attachant à sa femme coupable de
fornication le mari cesse donc d’être membre du Christ, puisqu’il pèche
mortellement.
4. De même que la parenté empêche le lien conjugal, la fornication produit la séparation de corps. Or, le mari qui découvre un lien de parenté avec son épouse pèche mortellement s’il a avec elle des rapports charnels. Il en sera de même s’il a des relations avec sa femme, lorsqu’il la sait coupable de fornication.
Cependant :
1. La
Glose nous dit que "le Seigneur a permis le renvoi de l’épouse pour cause
de fornication". Ce n’est donc pas une obligation.
2. En outre, chacun peut toujours pardonner l’offense qu’on lui a faite. Or, l’épouse a offensé son mari en s’adonnant à la fornication. Celui-ci peut donc l’épargner et ne pas la renvoyer.
Conclusion :
Le renvoi de l’épouse coupable a été établi pour que cette peine servît à la correction de son crime. Or, une peine médicinale n’est plus nécessaire lorsque l’amendement a déjà eu lieu. Si la femme se repent de sa faute, le mari n’est donc plus obligé de la renvoyer. Mais, si elle ne se repent pas, il doit la punir, car il semblerait consentir à son péché en ne lui infligeant pas la correction qu’elle mérite.
Solutions :
1. Le
renvoi n’est pas le seul moyen de corriger l’épouse coupable de fornication :
on peut user aussi des réprimandes et des coups. Si la femme est disposée à se
corriger sans cela, le mari n’est donc pas obligé d’user du renvoi pour obtenir
son amendement.
2. Le
mari semblerait consentir au péché de son épouse s’il la gardait quand elle ne
renonce pas à ses fautes passées ; mais, si elle s’est amendée, ce n’est plus
consentir à sa faute que de la garder.
3. L’épouse repentante ne mérite plus le nom de prostituée. Aussi, en s’unissant à elle, l’époux ne devient pas membre d’une prostituée.
On peut dire
également qu’en ayant rapport avec elle, l’époux ne la considère pas comme une
prostituée, mais comme son épouse.
4. 11
n’y a pas de parité entre les deux cas la consanguinité empêche la formation du
lien conjugal, si bien que les rapports sexuels sont illicites ; la fornication,
au contraire, ne rompt pas le lien conjugal : l’acte conjugal reste donc
permis, de soi ; ce n’est que par accident qu’il pourrait devenir illicite, si,
en l’accomplissant, le mari paraissait approuver les désordres de son épouse.
5. La
dite permission doit s’entendre comme l’absence d’une défense. Elle ne s’oppose
donc pas au précepte, puisque même ce qui est de précepte n’est pas prohibé
6. En se livrant à la fornication l’épouse ne pèche pas seulement contre son mari, mais encore contre elle-même et contre Dieu. Aussi l’époux ne peut-il lui remettre complètement la peine qu’elle a encourue que si elle s’amende.
Objections :
1. Il ne
peut, car il est permis d’exécuter sans autre jugement la sentence portée par
un juge. Or Dieu, qui est un juste juge, a prononcé cette sentence que le mari
pouvait renvoyer sa femme coupable de fornication. Il n’est donc pas besoin
pour cela d’un autre jugement.
2. On
lit dans l’évangile de S. Mathieu que "Joseph, qui était un homme juste,
pensa à renvoyer secrètement Marie". Il semble donc que le mari peut se
séparer de sa femme sans un jugement de l’Eglise.
3. Si
le mari qui connaît le crime de sa femme continue à lui rendre le devoir
conjugal, il perd le droit de l’accuser en justice. Le refus du devoir
conjugal, inhérent à la séparation, doit donc précéder le jugement de l’Eglise.
4. Ce
qui n’est pas susceptible de preuve ne doit pas être déféré au jugement de
l’Eglise. Or, on ne peut faire la preuve du crime de fornication, puisque,
lisons-nous dans le livre de Job, "l’oeil de l’adultère épie le crépuscule".
Le jugement de l’Eglise n’est donc pas nécessaire pour effectuer la séparation.
5.
Avant l’accusation, on doit s’engager par écrit à subir la peine du talion si
l’on n’arrive pas à faire la preuve. Or cela est ii ici, car, quelle que soit
l’issue du procès, le mari atteindra son but, que ce soit lui qui renvoie son
épouse, ou que ce soit elle qui l’abandonne. Cette cause ne doit donc pas être
déférée au tribunal ecclésiastique par voie d’accusation.
6. Le mari a plus d’obligations envers sa femme qu’envers un étranger. Or, avant de dénoncer à l’Eglise le crime d’une personne, même étrangère, on doit la reprendre secrètement, comme il est dit dans S. Mathieu. A plus forte raison un époux ne peut-il dénoncer à l’Eglise le crime de son épouse avant de l’avoir secrètement admonestée.
Cependant :
1. Personne
ne doit se faire justice soi-même. Or, c’est ce que ferait l’époux qui
renverrait sa femme de sa propre autorité. Cela ne doit donc pas se faire.
2. D’autre part, on ne peut être juge et partie dans la même cause. Or, le mari est partie, puisqu’il attaque sa femme pour l’offense qu’elle a commise envers lui. Il ne peut donc être juge, et, par conséquent, il ne doit pas renvoyer sa femme de sa propre autorité.
Conclusion :
Le mari peut abandonner sa femme de deux manières. Dans le premier cas, il ne s’agit que d’une séparation de lit, et le mari a le droit de l’opérer de sa propre autorité, aussitôt connue avec certitude la fornication de son épouse. Il n’est plus tenu alors au devoir conjugal, à moins que l’Eglise ne l’y oblige, et, dans ce cas, il peut le rendre sans se causer aucun préjudice.
Dans le second cas, il s’agit d’une séparation de lit et d’habitation. La femme ne peut être ainsi renvoyée qu’après jugement de l’Eglise. Si elle avait été renvoyée autrement, on doit la contraindre à la cohabitation, à moins que son mari ne soit en mesure de fournir immédiatement la preuve de sa fornication. C’est à cette dernière forme de renvoi qu’on donne le nom de divorce. Il faut donc reconnaître que le divorce ne peut s’opérer qu’en vertu d’un jugement de l’Eglise
Solutions :
1.
Prononcer une sentence, c’est appliquer la loi générale à un cas particulier.
Or le Seigneur n’a fait que promulguer la loi, à laquelle la sentence du juge
doit se conformer.
2. S. Joseph voulait renvoyer la Ste Vierge, non parce qu’il la soupçonnait de fornication, mais par respect pour sa sainteté, craignant d’habiter avec elle.
D’ailleurs le
cas n’est pas le même, car à cette époque l’adultère entraînait non seulement
le divorce, mais encore la lapidation, ce qui n’a pas lieu maintenant, quand la
cause est jugée par l’Eglise
3. La
solution est donnée dans la conclusion.
4. Quelquefois l’homme qui soupçonne sa femme lui tend des pièges pour pouvoir la surprendre avec des témoins en flagrant délit d’adultère. S’il réussit, il peut alors procéder à l’accusation.
En outre, à
défaut de preuves du fait lui- même, il peut y avoir des présomptions très
fortes, et, du moment qu’elles sont établies, la fornication paraît
suffisamment prouvée. C’est le cas, par exemple, si l’on trouve un homme seul
avec une femme seule, à des heures et dans des lieux suspects, et tous deux
sans vêtements
5. Le
mari peut accuser sa femme d’adultère de deux manières devant le juge
ecclésiastique, pour obtenir la séparation de lit, et alors le mari ne doit pas
s’inscrire à l’avance, en s’engageant à subir la loi du talion, car ainsi il
atteindrait toujours son but, comme le montre l’objection. — Devant le juge
séculier, pour obtenir la punition du crime le mari doit alors s’inscrire au
préalable, en s’engageant à subir la peine du talion s’il n’arrive pas à faire
la preuve
6. Comme le déclare la Décrétale en question, il y a trois formes de procès criminel. La première est l’inquisition il faut qu’elle soit pré cédée de la rumeur publique qui tient lieu d’accusation. La seconde est l’accusation, que doit précéder l’inscription. La troisième est la dénonciation qui ne doit venir qu’après la correction fraternelle. La parole du Seigneur s’applique au cas où l’on agit par voie de dénonciation, et non à celui où l’on procède par voie d’accusation. Il ne s’agit plus seulement alors d’obtenir l’amendement du coupable ; on se propose également de le faire punir, afin de sauvegarder le bien commun qui péricliterait si la justice venait à faire défaut.
Objections :
1. Il
semble que non. Le divorce remplace en effet, dans la loi nouvelle, la
répudiation qui existait sous la loi ancienne, comme nous le montre S.
Matthieu. Or, le mari et la femme n’étaient pas mis sur le même pied, puisque
le mari pouvait renvoyer sa femme, tandis que la femme ne pouvait renvoyer son
mari. Pour le divorce non plus, on ne doit donc pas les mettre sur le même
pied.
2. La
polyandrie est plus contraire à la loi naturelle que la polygynie ; aussi
celle-ci fut-elle parfois permise, tandis que la première ne l’a jamais été.
L’adultère est donc un péché plus grave chez la femme que chez le mari ; aussi ne
peut-on les mettre sur le pied d’égalité.
3. Plus
le tort fait au prochain est considérable, et plus le péché est grand. Or, la
femme adultère nuit davantage à son mari que l’homme adultère ne nuit à son
épouse. En effet, le péché de la femme rend incertaine la légitimité des
enfants, tandis que celui de l’homme ne produit pas le même inconvénient. Le
péché de la femme est donc plus grand, et, par conséquent, on ne peut mettre
les deux époux sur le pied d’égalité.
4. Le divorce est établi pour corriger le crime d’adultère. Or, il appartient davantage à l’homme qui est le chef de la femme, selon l’expression de S. Paul, de corriger son épouse, qu’à celle-ci de corriger sou mari. Les deux époux ne doivent donc pas être mis sur le pied d’égalité par rapport au divorce, mais la condition du mari doit être meilleure.
Cependant :
Il semble que ce soit la condition de l’épouse qui doive être la meilleure, car plus grande est la faiblesse du pécheur, et plus sa faute mérite le pardon. Or, les femmes sont plus faibles que les hommes. Aussi S. Jean Chrysostome déclare-t-il que "la luxure est la passion propre des femmes", et Aristote dit qu’on ne peut pas, en rigueur de termes, dire que les femmes soient continentes à cause de leur inclination à la concupiscence". Les animaux, eux non plus, ne peuvent, en effet, observer la continence, parce qu’il n’y a rien en eux qui puisse s’opposer aux convoitises. On doit donc être plus indulgent pour la femme dans la peine du divorce pour la corriger. Il pèche donc plus gravement qu’elle et doit être plus sévèrement puni.
Conclusion :
Dans le procès de divorce le mari et la femme sont sur un pied d’égalité, en ce sens que ce qui est licite ou illicite pour l’un l’est également pour l’autre. Cela n’empêche pas que la cause de séparation soit plus grande chez l’un que chez l’autre, bien que suffisante chez tous les deux le divorce est en effet la punition de l’adultère, en tant qu’il est opposé aux biens du mariage. Or, en ce qui concerne le bien de la fidélité, que les époux sont également tenus de se garder réciproquement, l’adultère de l’un porte aussi gravement atteinte au mariage que l’adultère de l’autre, et est pour tous deux une cause suffisante de divorce. Mais si l’on considère le bien des enfants, l’adultère de la femme est un péché plus grave que celui du mari, et donc un motif plus fort en faveur du divorce. Chacun d’eux a donc les mêmes obligations, mais le motif de cette obligation n’a pas la même force des deux côtés. Il n’y a pourtant point en cela d’injustice, puisqu’il y a chez tous deux une raison suffisante pour motiver cette peine. C’est un cas analogue à celui de deux coupables condamnés à la même peine de mort, quoique la faute de l’un soit plus grave que celle de l’autre.
Solutions :
1. La répudiation n’était permise que pour éviter l’homicide. Comme ce crime était plus à redouter chez l’homme que chez la femme, la loi du divorce permettait à celui-ci de la renvoyer, tandis que la femme n’avait pas le droit de renvoyer son mari.
2 et 3.
Les raisons alléguées se basent sur ce fait que, en raison du bien des enfants,
l’adultère de la femme est un motif plus puissant de divorce que celui du mari.
Il ne s’ensuit pas cependant qu’ils ne soient pas sur un pied d’égalité, comme
nous l’avons montré dans la conclusion.
4. Si
l’homme est le chef de la femme, en ce sens qu’il est chargé de la gouverner,
il n’est cependant pas son juge, pas plus que la femme n’est juge de son mari.
Aussi, dans tout ce qui réclame la procédure judiciaire, l’homme n’a pas plus
de pouvoir sur sa femme que celle-ci n’en a sur son mari.
5. Dans l’adultère, on trouve tout ce qui constitue le péché de simple fornication, et quelque chose de plus qui aggrave la faute, c’est-à-dire le préjudice causé au mariage. Si l’on considère donc ce qui est commun à l’adultère et à la fornication, le péché de l’homme et celui de la femme apparaissent comme ayant entre eux un rapport de plus et de moins. Les femmes ont en effet le tempérament plus lymphatique, ce qui fait qu’elles cèdent plus facilement à la concupiscence, tandis que l’ardeur qui excite la passion est plus intense chez l’homme. Cependant absolument parlant et toutes choses égales, l’homme qui se livre à la fornication pèche plus gravement que la femme, car sa raison plus forte lui permet de mieux dominer tous les mouvements des passions corporelles.
Si l’on
considère, au contraire, l’injure faite au mariage que l’adultère ajoute à la
fornication et qui motive le divorce, le péché de la femme est plus grave que
celui du mari, nous l’avons déjà montré. Comme ce péché est plus grave que la
simple fornication, absolument parlant et toutes choses égales, la femme pèche
plus gravement que l’homme en commettant l’adultère.
6. L’autorité de l’homme sur la femme est une circonstance aggravante, c’est vrai. Mais il est une autre circonstance qui aggrave davantage encore le péché, en changeant son espèce : la violation du mariage fait, en effet, de l’adultère qui introduit furtivement dans la famille les enfants d’un autre, un péché contre la justice.
Objections :
1. Il
semble qu’il le peut. Personne, en effet, n’est tenu à la continence
perpétuelle. Or, nous avons vu qu’il y a un cas où le mari a l’obligation de
renvoyer pour toujours sa femme coupable de fornication. Dans cette
circonstance tout au moins, il pourra se remarier.
2. On
ne doit pas fournir au pécheur une occasion plus grande de pécher. Or, si
l’époux renvoyé pour cause de fornication n’a pas le droit de chercher une
autre union, l’occasion du péché s’offre davantage à lui. Il n’est pas
probable, en effet, que celui qui n’a pu se contenir dans le mariage le puisse
dans la suite. Il semble donc qu’il lui soit permis de contracter une nouvelle
union.
3.
L’épouse n’a pas d’autre obligation envers son mari que la reddition du devoir
conjugal et la cohabitation. Or, le divorce la libère de ces deux obligations.
Elle est donc affranchie de la loi du mari et peut en épouser un autre. Cette
raison vaut également pour le mari.
4. On lit dans S. Mathieu "Celui qui renvoie sa femme, si ce n’est pour adultère, et qui épouse une autre femme, commet un adultère." Il semble donc que le mari n’est pas adultère s’il épouse une autre femme après avoir renvoyé la première pour cause de fornication, et par conséquent son second mariage sera valide.
Cependant :
1. S.
Paul déclare "J’ordonne, non pas moi, mais le Seigneur, que la femme ne se
sépare point de son mari ; si elle en est séparée, qu’elle reste sans se
remarier."
2. Nul ne doit d’ailleurs tirer avantage de son péché. Or, s’il était permis à l’épouse adultère de contracter un nouveau mariage plus conforme à ses désirs, elle profiterait de sa faute, et ce serait une incitation à l’adultère pour ceux qui aspirent à une autre union. Il n’est donc permis, ni au mari, ni à l’épouse, de rechercher un nouveau mariage.
Conclusion :
Rien de ce qui est postérieur au mariage ne peut le dissoudre. L’adultère ne l’empêche donc pas d’être un mariage véritable, car, comme le dit S. Augustin, "le lien conjugal subsiste tant que vivent les époux, et ni la séparation, ni l’union avec un autre, ne le peuvent rompre." Aucun époux n’a donc le droit, du vivant de l’autre, de contracter une nouvelle union.
Solutions :
1. En
principe, personne n’est obligé de garder la continence, bien que, cependant des
circonstances exceptionnelles puissent y contraindre. C’est le cas, par
exemple, lorsque la femme est atteinte d’une maladie incurable qui rend
impossible l’acte conjugal. Il en est de même lorsqu’elle est atteinte d’une
manière irrémédiable de cette maladie spirituelle qu’est la fornication.
2. La
honte qui résulte pour elle du divorce doit empêcher la femme de tomber dans le
péché. Si cela ne suffit pas pour la retenir, c’est un moindre mal qu’elle
pèche seule, que si le mari participe à sa faute.
3. Bien
que la femme, après la séparation, ne soit plus tenue de rendre le devoir
conjugal à son époux adultère, et d’habiter avec lui, le lien conjugal, d’où
découlaient ces deux obligations, subsiste cependant. Aussi ne peut-elle pas
con tracter une nouvelle union, du vivant de son mari. Elle peut cependant
faire, malgré lui, le voeu de continence, à moins que l’on ne constate que
l’Eglise a été trompée par de faux témoins, lorsqu’elle a prononcé la sentence
de divorce. Dans ce cas, quand bien même elle aurait fait profession
religieuse, la femme serait rendue à son mari et devrait lui rendre le devoir
conjugal, sans pouvoir cependant l’exiger elle- même
4. L’exception mentionnée dans les paroles du Seigneur se rapporte au renvoi de la femme. L’objection repose donc sur une fausse interprétation.
Objections :
1. Il
semble que non. Le droit contient en effet la règle suivante "Ce qui a été
une fois bien défini ne doit être rétracté par aucune décision nouvelle."
Or, un jugement de l’Eglise a prononcé que les époux doivent être séparés ; ils
ne peuvent donc plus se réconcilier.
2. Si
la réconciliation était possible, ce serait surtout, semble-t-il, lorsque son
épouse a fait pénitence, que le mari serait tenu de la recevoir. Or, il n’est
pas tenu de le faire, car dans le jugement, la femme ne peut pas exciper de sa
pénitence contre son mari qui l’accuse de fornication. La réconciliation est
donc absolument impossible.
3. Si
la réconciliation pouvait avoir lieu, il semble que l’épouse adultère serait
obligée de rejoindre son mari lorsque celui-ci la rappelle. Or, elle n’y est
pas tenue, puisqu’ils ont été séparés par un jugement de l’Eglise.
4. Si
la réconciliation était possible avec la femme adultère, elle devrait surtout
avoir lieu lorsque, après la séparation, le mari s’est rendu coupable
d’adultère. Or, l’épouse ne peut pas, dans ce cas, le contraindre à la
réconciliation, puisque le divorce a été justement prononcé. Ils ne peuvent
donc se réconcilier en aucune manière.
5. Si le mari dont l’adultère est resté secret renvoie par un jugement de l’Eglise son épouse convaincue du même crime, le divorce ne semble pas juste. Cependant le mari n’est pas tenu de se réconcilier avec sa femme, puisque celle-ci ne peut prouver juridiquement l’adultère de son mari. La réconciliation est encore bien moins possible, lorsque le divorce a été justement prononcé.
Cependant :
1. S.
Paul nous dit "Si l’épouse se sépare, qu’elle reste sans se remarier, ou
qu’elle se réconcilie, avec son mari".
2. Le mari peut ne pas renvoyer son épouse lorsqu’elle a commis l’adultère. Pour la même raison il peut donc se réconcilier avec elle après le divorce.
Conclusion :
Lorsque, après le divorce, la femme a fait pénitence de son péché et s’est amendée, le mari peut se réconcilier avec elle. Si, au contraire, elle reste incorrigible, et persiste dans sa faute, il ne doit pas la reprendre, et cela pour la même raison qui lui interdisait de la garder quand elle refusait de renoncer à sa mauvaise conduite.
Solutions :
1. La
sentence par laquelle l’Eglise prononçait le divorce n’obligeait pas à la
séparation, mais autorisait à l’opérer. La réconciliation peut donc se faire
sans que la sentence précédente ait besoin d’être rapportée.
2. Le
repentir de l’épouse doit engager le mari à ne pas accuser son épouse adultère,
ou à ne pas la renvoyer. On ne peut cependant le contraindre à agir ainsi.
L’épouse ne peut pas non plus arguer de son repentir pour repousser
l’accusation, car, alors même que le péché n’existe plus ni quant à l’acte, ni
quant à la tâche, il reste encore quelque chose de la dette qu’il a fait contracter.
Si cette dette était acquittée vis-à-vis de Dieu, il resterait encore à subir
la peine que doit infliger la justice humaine, car l’homme ne voit pas, comme
Dieu, les dispositions du coeur.
3. Un
jugement rendu en faveur de quelqu’un ne lui porte aucun préjudice. La sentence
de séparation qui a été rendue en faveur du mari ne le prive donc pas du droit
de demander le devoir conjugal ou de rappeler son épouse. Aussi celle-ci
est-elle tenue de rendre le devoir et de revenir à son mari, s’il la rappelle,
à moins qu’avec sa permission elle n’ait prononcé le voeu de continence.
4. En rigueur de droit, l’adultère commis après le divorce par le mari resté jusque-là innocent n’est pas suffisant pour qu’on puisse l’obliger à recevoir son épouse adultère. Cependant d’après les règles de l’équité et en vertu de sa charge, le juge a le devoir de contraindre le mari à prendre garde au danger de son âme et au scandale du prochain. La femme, cependant ne peut demander la réconciliation.
5. Lorsque l’adultère du mari est secret, cela n’enlève pas à la femme adultère le droit d’exciper contre l’accusation de celui-ci, bien qu’elle ne puisse fournir de preuves. Le mari commet donc une faute en demandant le divorce, et si, après la sentence, sa femme demande le devoir con jugal ou la réconciliation, il doit y consentir.
A ce sujet, deux questions se posent 1. Les secondes noces sont-elles permises ? — 2. Sont- elles un sacrement ?
Objections :
1. Il
semble que non. Il faut, en effet, juger des choses selon la vérité. Or,
d’après S. Jean Chrysostome, "prendre un second mari c’est, en vérité,
commettre la fornication". Puisque celle-ci n’est pas permise, les
secondes noces ne le sont pas non plus.
2. Tout
ce qui n’est pas bon n’est pas permis. Or, S. Ambroise déclare que les secondes
noces ne sont pas bonnes ; elles ne sont donc pas permises.
3. On
ne doit interdire à personne d'assister à ce qui est honnête et licite. Or, le
Maître des Sentences rappelle qu’il est interdit aux prêtres d’assister aux
secondes noces. Elles ne sont donc pas permises.
4. Point de peine sans péché. Or, ceux qui convolent à de secondes noces subissent la peine de l’irrégularité. Ces noces ne sont donc pas permises.
Cependant :
1. L’Ecriture
rapporte qu’Abraham a contracté un second mariage.
2. S. Paul nous dit, par ailleurs "Je veux que les jeunes veuves se marient et aient des enfants". Les secondes noces sont donc permises.
Conclusion :
S. Paul nous enseigne que le lien conjugal ne dure que jusqu’à la mort. Il est donc détruit lorsque l’un des époux vient à mourir. Par conséquent, le mariage précédent n’empêche pas l’époux survivant d’en contracter un second. Dès lors, ce ne sont pas seulement les secondes noces qui sont permises, mais encore les troisièmes, et les suivantes
Solutions :
1. S.
Jean Chrysostome parle du motif qui incite quelquefois à contracter un second
mariage, c’est-à-dire de la concupiscence, qui pousse également à commettre la
fornication
2.
Lorsqu’on dit que les secondes noces ne sont pas bonnes, on ne veut pas dire
qu’elles ne sont pas permises, mais simplement qu’elles sont dépourvues de la
haute signification qu’avait le premier mariage, et qui consistait en ce qu’une
seule épouse appartenait à un seul mari, de même que l’Eglise n’appartient
qu’au Christ.
3. Les hommes consacrés au service divin doivent éviter non seulement ce qui est illicite, mais encore tout ce qui peut avoir une apparence déshonnête. Aussi leur interdit-on d’assister aux secondes noces, qui n’ont plus la même honnêteté que les premières. L’irrégularité ne provient pas toujours d’une faute ; elle peut provenir simplement d’un défaut de "sacrement". La raison invoquée est donc hors de propos
Objections :
1. Il
semble que le second mariage ne soit pas un sacrement. En effet, réitérer un
sacrement, c’est lui faire injure. Or, on ne doit faire injure à aucun
sacrement. Si le second mariage était un sacrement, on ne pourrait donc pas le
réitérer.
2. Tout
sacrement est accompagné d’une bénédiction. Or, on ne bénit pas les secondes
noces, comme le fait remarquer le Maître des Sentences. C’est donc qu’elles ne
sont pas un sacrement.
3. Il
est essentiel au sacrement d’être signe. Or, dans les secondes noces ne se
vérifie pas le symbolisme du mariage, puisqu’il n’y a plus union d’un seul
époux avec une seule épouse, à l’image de l’union du Christ avec son Eglise.
4. Un sacrement ne peut être un obstacle à la réception d’un autre sacrement. Or les secondes noces empêchent la réception des ordres. C’est donc qu’elles ne sont pas un sacrement.
Cependant :
1. L’acte conjugal n’est pas un péché dans les secondes noces, pas plus que dans les premières. Or, trois biens justifient l’acte du mariage :
la fidélité
conjugale, l’enfant et le sacrement. Le second mariage est donc bien un
sacrement.
2. D’autre part, une seconde union non sacramentelle d’un homme avec une femme ne produit pas l’irrégularité, comme le prouve la fornication. Or, les secondes noces font contracter l’irrégularité. Elles sont donc un sacrement.
Conclusion :
Partout où se trouvent les éléments essentiels d’un sacrement, il y a sacrement véritable. Or, dans les secondes noces on retrouve tout ce qui est essentiel au sacrement de mariage : la matière voulue, c’est-à-dire les personnes aptes à contracter légitimement, et la forme prescrite, c’est-à-dire l’expression du consentement intérieur par des paroles de présent. Par conséquent, le second mariage est bien un sacrement, tout comme le premier
Solutions :
1.
L’objection ne vaut que pour les sacrements qui produisent un effet perpétuel, leur
réitération laisserait en effet supposer que la première administration n’a pas
produit d’effet, ce qui serait faire injure à celle-ci. Cela est manifeste pour
tous les sacrements qui impriment un caractère. Quant aux sacrements dont
l’effet n’est pas perpétuel, on peut les réitérer sans irrévérence, tel, par
exemple, le sacrement de pénitence. Puisque la mort brise le lien conjugal,
aucune injure n’est faite au sacrement si la femme se remarie après la mort de
son époux.
2. Considéré en lui-même, le second mariage est un sacrement parfait ; mais si on le compare au premier, il y a en lui un défaut de "sacrement". Il n’a, en effet, qu’un symbolisme imparfait, puisqu’il n’est plus l’union d’un seul homme et d’une seule femme, à l’image de l’union du Christ avec son Eglise.
Cela ne vaut,
cependant que si ce mariage est le second pour l’homme et pour la femme, ou
pour la femme seulement. Car si une jeune fille se marie avec un veuf, on lui
donne la bénédiction nuptiale. Dans ce cas, en effet, la signification est
conservée en quelque manière, même si l’on compare ces noces aux premières ;
car, si le Christ n’a qu’une seule Eglise comme épouse, il possède cependant
plusieurs épouses dans cette unique Eglise. L’âme humaine, au contraire, ne
peut avoir d’autre époux que le Christ, sinon elle commet la fornication avec
le démon, et cette union ne peut être un mariage spirituel. Aussi quand la
femme se remarie, on ne donne pas la bénédiction nuptiale, à cause du
symbolisme imparfait de ce second mariage
3.
Considéré en lui-même, le second mariage jouit de sa signification parfaite,
mais il n’en va plus de même si on le compare au premier. Aussi le "sacrement"
est-il déficient.
4. Les secondes noces sont un empêchement à la réception de l’ordre, non parce qu’elles sont un sacrement, mais à cause de leur symbolisme déficient.
Nous avons à examiner maintenant certaines questions annexes au mariage. La première a trait au devoir conjugal, la seconde à la polygamie, la troisième à la bigamie, la quatrième à la lettre de divorce, la cinquième aux enfants illégitimes.
Au sujet du devoir conjugal, sept questions se posent : -1. Chacun des époux doit-il rendre à l’autre le devoir conjugal ? — 2. Doit-il parfois le faire lorsque l’autre ne le demande pas ? — 3. Le mari et la femme jouissent-ils des mêmes droits à cet égard ? — 4. Un époux peut-il, sans le consentement de l’autre, prononcer un voeu qui l’empêche de rendre le devoir conjugal ? — 5. Y a-t-il un temps où l’on ne puisse demander le devoir ? — 6. Est-ce un péché mortel que de le demander dans un temps sacré ? — 7. Y a-t-il obligation de le rendre un jour de fête ?
Objections :
1. Il
semble qu’aucun précepte ne les y oblige. Personne, en effet, n’est écarté de
la réception de l’Eucharistie pour avoir rempli un précepte. Or, nous dit S.
Jérôme, celui qui rend à son épouse le devoir conjugal ne peut manger la chair
de l’Agneau. Rendre le devoir conjugal n’est donc l’objet d’aucun précepte.
2.
Chacun peut s’abstenir de ce qui lui est personnellement nuisible. Or, rendre
le devoir à l’époux qui le demande peut parfois être nuisible à l’autre époux,
soit parce qu’il est malade, soit parce qu’il l’a déjà rendu, Il semble donc
permis de refuser le devoir à celui qui le demande.
3. On
commet une faute en se rendant incapable d’accomplir ce qui est l’objet d’un
précepte. Par conséquent, s’il y avait une obligation d’accomplir le devoir
conjugal, il y aurait faute à s’en rendre incapable en jeûnant, ou en
affaiblissant son corps de quelque autre manière, ce qui ne semble point vrai.
4. D’après Aristote, le mariage a pour but la procréation et l’éducation des enfants, ainsi que la communauté de vie. Or, la lèpre s’oppose à la réalisation de ces deux buts maladie contagieuse, elle dispense la femme d’habiter avec son mari lépreux, et, de plus, elle se transmet fréquemment aux enfants. Il semble donc que la femme n’est pas obligée de rendre le devoir conjugal à son époux, si celui-ci est atteint de la lèpre.
Cependant :
1. Chacun
des époux est sous la dépendance de l’autre comme l’esclave sous la dépendance
de son maître, comme il ressort de l’enseignement de S. Paul. Or, l’esclave est
tenu par un précepte de rendre à son maître le devoir de la servitude, car
l’Apôtre déclare "Rendez à chacun ce qui lui est dû, l’impôt à celui
auquel on le doit, etc.". Un précepte oblige donc pareillement chacun des
époux à rendre à l’autre le devoir conjugal
2. L’Apôtre dit encore que le mariage est destiné à éviter la fornication, ce qui ne pourrait être s’il n’y avait pas obligation de rendre le devoir à celui des époux qui est pressé par la concupiscence. Rendre le devoir conjugal est donc de nécessité de précepte.
Conclusion :
Le mariage a été principalement institué comme un office de nature. Aussi pour l’acte conjugal faut-il se conformer à l’impulsion de la nature, d’après laquelle la puissance nutritive ne fournit à la puissance génératrice que l’excédent de ce qui est nécessaire à la conservation de l’individu. L’ordre naturel demande, en effet, que chacun se perfectionne d’abord lui- même avant de communiquer à autrui sa propre perfection. Tel est également l’ordre de la Charité qui perfectionne la nature. Aussi, puisque le pouvoir de l’épouse sur son mari se limite à ce qui concerne la puissance génératrice, et ne s’étend aucunement à ce qui se rapporte à la conservation de l’individu, le mari est tenu de rendre à sa femme le devoir conjugal pour autant que le demande la génération de l’enfant, en veillant cependant tout d’abord au bon état de sa santé
Solutions :
1. En
accomplissant un précepte on peut se rendre inapte à remplir une fonction
Sacrée : ainsi, le juge qui prononce une sentence capitale devient irrégulier,
bien qu’il accomplisse son devoir. Il en va de même de celui qui accomplit par
devoir l’acte conjugal il devient inapte à remplir les fonctions sacrées ; non
pas que cet acte soit un péché, mais à cause de son caractère charnel. Aussi,
comme le dit le Maître des Sentences, S. Jérôme, dans le passage allégué, parle-t-il
seulement des ministres de l’Eglise, et non pas des autres personnes, que l’on
doit laisser à leur propre jugement ; car elles peuvent sans péché se priver
par dévotion du corps du Christ, ou bien au contraire le recevoir
2. L’épouse,
avons-nous dit, n’a de pouvoir sur le corps de son mari qu’autant que le permet
la santé de celui-ci. Si elle exige davantage, ce n’est plus la demande d’une
chose due, mais une injuste exigence ; aussi son mari n’est-il pas tenu de la
satisfaire.
3. Si l’homme ne peut plus rendre le devoir conjugal pour une raison qui découle du mariage, par exemple, si, l’ayant déjà rendu, il ne peut le faire à nouveau, sa femme n’a pas le droit de le demander encore ; en le faisant, elle agirait en courtisane plutôt qu’en épouse. Si l’impuissance du mari provient d’une autre cause, et que celle-ci soit licite, il n’est pas non plus tenu de rendre le devoir, et sa femme n’a pas le droit de l’exiger de lui. Si cette cause n’est pas licite, alors le mari commet une faute. Et si, par suite de son refus, son épouse commettait un adultère, il en serait responsable en quelque manière. Il doit donc, autant qu’il le peut, faire en sorte que son épouse reste chaste
4. La lèpre dissout les fiançailles, mais non le mariage. L’épouse doit donc rendre le devoir conjugal à son époux, même s’il est atteint par la lèpre, bien qu’elle ne soit pas obligée de cohabiter avec lui, car l’acte conjugal ne propage pas aussi rapidement le mal qu’une cohabitation habituelle. Et quand bien même naîtrait de leurs rapports un enfant malade, il vaut mieux pour lui exister ainsi que de ne pas exister du tout
Objections :
1. Il
n’y est pas tenu, car un précepte positif n’oblige qu’à un moment déterminé.
Or, le moment déterminé pour la reddition du devoir ne peut être que celui o il
est demandé. Le mari n’est donc pas tenu de le rendre à un autre moment.
2. On
doit toujours présumer de chacun ce qui est le meilleur. Or, il est meilleur,
même pour les époux, de garder la continence que d’user du mariage. A moins
donc que l’épouse ne fasse une demande expresse, le mari doit présumer qu’il
lui plaît de garder la continence. Il n’est donc pas obligé de lui rendre le
devoir conjugal.
3.
Comme la femme a pouvoir sur son mari, de même le maître sur son esclave. Or,
l’esclave n’est tenu de servir son maître que lorsque celui-ci lui en donne
l’ordre. Pareillement le mari n’est tenu de rendre à sa femme le devoir conjugal
que lorsque celle-ci l’exige.
4. Quand la femme exige le devoir, le mari peut parfois l’en détourner par ses prières ; à plus forte raison peut-il ne pas le lui rendre, si elle ne demande rien.
Cependant :
1. Le
devoir conjugal est pour la femme un remède contre la concupiscence. Or, le
médecin qui a la charge d’un malade est tenu de soigner sa maladie, même si
celui-ci ne le demande pas. Le mari doit donc rendre à sa femme le devoir
conjugal même si elle ne le demande pas
2. Un supérieur est tenu de corriger les fautes de ses subordonnés même quand ceux-ci s’y opposent. Or, le devoir conjugal est pour l’homme un moyen d’éviter les fautes de sa femme. Il doit donc le lui rendre parfois, même si elle n’en fait pas la demande.
Conclusion :
Il y a deux façons de demander le devoir conjugal. Parfois, la demande est expresse, lorsqu’elle est exprimée par des paroles. Parfois, elle n’est qu’interprétative le mari comprend alors à certains signes que son épouse désire l’accomplissement du devoir conjugal, mais qu’elle se tait par pudeur. Lorsque sa femme ne le lui demande pas par des paroles, le mari est donc tenu de lui rendre le devoir, si quelques signes extérieurs manifestent sa volonté.
Solutions :
1. Le
moment déterminé pour l’accomplissement du devoir conjugal n’est pas seulement
celui où il est demandé, mais aussi celui où certains indices font redouter,
s’il n’est alors rendu, le danger qu’il est destiné à prévenir.
2. Le
mari peut présumer que sa femme désire garder la continence quand il ne voit
chez elle aucun indice du contraire ; mais s’il en voit, cette présomption
serait une sottise.
3. Le
maître qui veut réclamer à son esclave les services que lui doit celui-ci n’est
pas retenu par la pudeur qui empêche l’épouse de demander à son mari le devoir conjugal.
Si cependant le maître ne demandait rien, par ignorance ou pour tout autre
motif, l’esclave serait tenu de remplir sa fonction en cas de danger imminent.
C’est ce qu’on appelle "ne pas servir à l’oeil", comme le demande
l’Apôtre aux esclaves.
4. Il faut une cause raisonnable pour que le mari puisse dissuader son épouse de demander le devoir conjugal, et même en ce cas, à cause du danger auquel il l’expose, il ne doit pas insister beaucoup pour la détourner de sa demande.
Objections :
1. Ils
ne jouissent pas des mêmes droits. L’agent est, en effet, plus noble que le
patient, nous dit S. Augustin. Or, dans l’acte conjugal, l’homme joue le rôle
actif, tandis que la femme reste passive. Il n’y a donc pas égalité de droits.
2. La femme n’est tenue de rendre le devoir conjugal que si son mari le demande. L’homme, au contraire, nous venons de le voir, doit parfois le rendre même si sa femme ne le demande pas. Il n’y a donc pas parité.
3.
L’homme, puisqu’on lit dans la Genèse : "Faisons- lui une aide semblable à
lui". Or, celui pour qui un autre a été fait, est toujours supérieur à ce
dernier.
4. L’acte conjugal est la fin principale du mariage. Or, dans le mariage, l’homme est le chef de la femme, nous dit S. Paul. Les époux ne sont donc pas égaux dans l’acte conjugal.
Cependant :
1. S.
Paul nous dit : "Le mari n’a plus de droits sur son propre corps", et
il en dit autant de l’épouse. Ils sont donc égaux dans l’acte conjugal.
2. En outre, le mariage est une relation d’équipollence, puisqu’il est Une union, comme nous l’avons déjà vu. L’homme et la femme sont donc égaux dans l’acte conjugal.
Conclusion :
Il y a deux sortes d’égalités, l’égalité de quantité et l’égalité de proportion. La première existe entre deux quantités de même mesure, par exemple entre deux longueurs de deux coudées chacune. La seconde, entre deux proportions de même espèce, par exemple entre le double et le double. Si on parle de la première égalité, on ne peut pas dire que l’homme et la femme soient égaux dans le mariage, ni dans l’acte conjugal, où le rôle le plus noble appartient au mari, ni dans le gouvernement domestique, où l’homme gouverne et la femme obéit. Si on parle, au contraire, de l’égalité de proportion, alors l’homme et la femme sont égaux sur ces deux points. De même, en effet, que le mari est tenu envers son épouse à remplir son rôle, aussi bien dans l’acte conjugal que dans le gouvernement de la maison, de même la femme est tenue envers son mari à remplir le sien. Voilà pourquoi le texte des Sentences déclare que les époux sont égaux pour rendre et demander le devoir conjugal
Solutions :
1. Bien
qu’il soit plus noble d’agir que de pâtir, il y a cependant la même proportion
entre le patient et l’action de pâtir qu’entre l’agent et l’action. Sous ce
rapport il y a donc égalité de proportion entre les deux époux.
2. Cela
est accidentel, car le mari, qui a la part la plus noble dans l’acte conjugal,
est ainsi fait qu’il ne rougit pas autant que la femme de le demander. C’est
pourquoi l’épouse n’a pas la même obligation de rendre le devoir conjugal, si
son mari ne le demande pas, que ce dernier si sa femme ne lui adresse aucune
demande
3. Le
texte de la Genèse montre que les deux époux ne sont pas absolument égaux, mais
non pas qu’il n’y a entre eux aucune égalité de proportion.
4. Si la tête est le membre principal du corps, elle a cependant un rôle à remplir à l’égard des autres membres, tout comme ceux-ci a son égard. Il y a donc ici encore égalité de proportion.
Objections :
1. Il
semble qu’ils le peuvent, car l’obligation du devoir pèse également sur le mari
et sur l’épouse. Or, il est permis au mari, même si son épouse s’y oppose, de
prendre la croix pour aller délivrer la Terre Sainte. L’épouse peut donc le
faire aussi. Puisque ce voeu empêche de rendre le devoir conjugal, l’un des
époux peut donc, sans le consentement de l’autre, faire un voeu qui lui soit
contraire.
2. Pour
faire un voeu, point n’est besoin d’attendre le consentement de qui ne peut le
refuser sans péché. Or, un époux ne peut sans péché s’opposer à ce que son
conjoint prononce le voeu perpétuel ou temporaire de continence, car empêcher
le progrès spirituel, c’est pécher contre le Saint Esprit. L’un des époux peut
donc, sans le consentement de l’autre, prononcer le voeu de continence, soit
perpétuel, soit seulement temporaire.
3.
L’acte conjugal requiert l’accomplissement du devoir, mais aussi sa demande.
Or, l’un des époux peut, sans le consentement de l’autre s’engager par voeu à
ne pas demander le devoir, puisque cela dépend de lui. Pour la même raison, il
peut donc faire voeu de ne pas le rendre.
4. Nul ne peut être forcé par un ordre de son supérieur à faire ce qu’il ne serait pas permis de promettre par voeu et d’accomplir, car on ne doit pas obéir dans les choses illicites. Or, un supérieur pourrait prescrire à un mari de s’abs tenir momentanément de l’acte conjugal, en l’occupant à quelque service. Le mari pourrait donc, lui aussi, accomplir et promettre par voeu ce qui l’empêcherait de rendre le devoir conjugal.
Cependant :
1. On
lit dans la première épître de S. Paul aux Corinthiens "Ne vous refusez
pas l’un à l’autre, si ce n’est d’un commun accord et pour un temps, afin de
vaquer à la prière".
2. D’autre part, personne ne peut faire du bien d’autrui l’objet d’un voeu. Or, le mari n’est pas le maître de son corps ; il appartient à sa femme. Par conséquent il ne peut, sans son consentement, faire le voeu perpétuel ou temporaire de continence.
Conclusion :
Le voeu, comme son nom l’indique, est un acte de volonté. Il ne peut donc avoir pour objet que ce qui dépend de notre volonté, ce qui n’est pas le cas de tout ce qui est déjà l’objet d’une obligation envers autrui. En pareille matière, on ne peut faire un voeu sans le consentement de celui envers qui on est engagé. Par conséquent, puisque les époux ont l’obligation réciproque de se rendre le devoir conjugal, ce qui rend impossible la pratique de la continence, aucun d’eux ne peut faire le voeu de continence sans le consentement de son conjoint. Faire un tel voeu, ce serait commettre une faute, et l’époux coupable ne devrait pas accomplir sa promesse, mais faire pénitence pour l’avoir prononcée indûment.
Solutions :
1. Il
est assez probable qu’il y a obligation pour l’épouse de vouloir garder
momentanément la continence s’il le faut pour subvenir aux besoins de l’Eglise
universelle. Aussi, pour favoriser les croisades, a-t-il été décidé que le mari
pourrait prendre la croix sans le consentement de sa femme, de même qu’un
vassal pourrait, sans ce consentement, porter les armes pour le seigneur dont
il tient son fief. L’épouse n’est pas pour cela absolument frustrée de son
droit, car elle peut suivre son mari. Il ne faut d’ailleurs pas assimiler
l’épouse au mari, car, puisque le mari doit diriger l’épouse, alors que la
réciproque n’est pas vraie, il y a une obligation plus grande pour la femme de
suivre son mari que pour le mari de suivre sa femme. De plus la chasteté de la
femme serait bien plus en danger que celle du mari dans de pareils voyages, et
il en résulterait moins d’avantages pour l’Eglise. Aussi la femme ne peut-elle
pas faire ce voeu sans le consentement de son mari
2.
Celui des époux qui ne veut pas consentir au voeu de continence de son conjoint
ne commet aucune faute, car ce refus n’a pas pour but d’empêcher le bien de
l’autre, mais d’éviter un préjudice personnel.
3. Il y
a sur ce point deux opinions. Selon certains, un époux peut se passer du consentement
de l’autre pour faire le voeu de ne pas demander le devoir conjugal, mais non
pour faire celui de ne pas le rendre ; pour le premier, en effet, chacun d’eux
ne dépend que de lui-même, mais il n’en est pas de même pour le second.
Cependant si l’un des époux ne demandait jamais le devoir, le mariage
deviendrait trop onéreux pour le conjoint qui devrait toujours subir la
confusion de le demander ; aussi d’autres auteurs enseignent-ils, et leur
opinion est plus probable, qu’aucun des époux ne peut faire un tel voeu sans le
consentement de l’autre.
4. De même que le pouvoir de l’épouse sur le corps de son mari ne porte pas préjudice aux devoirs de celui-ci envers son propre corps, de même laisse-t-il intacts les devoirs qu’il a envers son maître. Aussi, de même que l’épouse ne peut demander à son mari le devoir conjugal lorsque ce serait contraire à sa santé, elle ne le peut pas davantage lorsque cette exigence l’empêcherait de remplir ses obligations envers son maître. En dehors de ce cas, le maître ne peut pas l’empêcher de rendre le devoir conjugal.
Objections :
1. Cela
semble permis. C’est, en effet, quand une maladie s’aggrave qu’il faut lui
appliquer le remède approprié. Or, il peut se faire que la concupiscence
devienne plus violente un jour de fête. Il faut donc alors y apporter remède en
demandant le devoir conjugal.
2. La seule raison qui s’oppose à la demande du devoir conjugal les jours de fêtes, c’est que ceux-ci sont consacrés à la prière. Or, il y a ces jours-là des heures fixées pour la prière. Le reste du temps on peut donc demander le devoir.
Cependant :
Certains lieux sont sacrés à cause de leur destination sainte ; de même, pour la même raison, il y a des temps qui sont sacrés. Or, il n’est pas permis de demander le devoir conjugal dans un lieu sacré ; il ne l’est donc pas davantage un jour sacré.
Conclusion :
Bien qu’il soit exempt de culpabilité, l’acte conjugal, qui affaiblit la raison par suite du plaisir charnel qu’il provoque, rend l’homme inapte aux choses spirituelles. Il n’est donc pas permis de le demander les jours où l’on doit vaquer principalement aux exercices spirituels
Solutions :
1. Ces
jours-là, on peut employer d’autres moyens pour apaiser la concupiscence, la
prière, par exemple, et beaucoup d’autres pratiques- de ce genre, auxquelles
ont également recours ceux qui gardent la continence perpétuelle.
2. Si on n’est pas obligé de prier à chaque heure du jour de fête, on doit cependant se tenir toute la journée en état je le faire.
Objections :
1. Il
semble que S. Grégoire raconte, en effet, qu’une femme qui vint un matin à la
procession, après avoir eu des relations avec son mari pendant la nuit, fut
brusquement saisie du démon. Or, il n’en eût pas été ainsi, si elle n’avait pas
commis un péché mortel.
2. Désobéir à- un précepte divin, c’est pécher mortellement. Or, lorsque les Israélites furent sur le point de recevoir la loi, le Seigneur leur donna cet ordre : "Ne vous approchez pas de vos épouses". A plus forte raison y aurait-il faute mortelle à s’approcher de son épouse au moment où il faut s’appliquer aux choses saintes de la loi nouvelle.
Cependant :
Aucune circonstance n’aggrave le péché à l’infini. Or, la non convenance du temps est une circonstance. Elle n’aggrave donc pas le péché à l’infini, jusqu’à rendre mortel ce qui ne serait qu’une faute vénielle.
Conclusion :
Demander le devoir conjugal un jour de fête n’est pas une circonstance qui change l’espèce du péché : elle ne peut donc pas l’aggraver à l’infini. Aussi n’y a-t-il pas faute mortelle pour le mari ou pour la femme à demander le devoir conjugal un jour de fête. La faute sera cependant plus grave, si la demande est faite uniquement en vue du plaisir, que si elle provient de la crainte d’une faute charnelle
Solutions :
1. La
femme dont parle S. Grégoire ne fut pas punie pour avoir accompli le devoir
conjugal, mais pour avoir ensuite participé témérairement aux divins offices,
en agissant contre sa conscience.
2. Le texte cité ne prouve pas qu’il y aurait faute mortelle à avoir des rapports conjugaux, mais seulement que ce serait inconvenant. La loi ancienne, destinée à des hommes charnels, con tenait beaucoup de préceptes relatifs à la pureté du corps, dont il n’est plus question dans la loi nouvelle qui est la loi de l’esprit.
Objections :
1. Il
semble que non. L’Apôtre nous dit en effet que ceux qui commettent le péché et
ceux qui y consentent méritent la même peine. Or, celui qui rend le devoir
conjugal cotisent à la faute de celui qui le demande. Il pèche donc lui aussi.
2. Un précepte positif nous oblige à prier, et à consacrer ainsi à la prière un temps déterminé. On ne doit donc pas rendre le devoir conjugal au moment où l’on est tenu de prier, pas plus qu’au moment où l’on a l’obligation de rendre à son maître temporel un service spécial.
Cependant :
S. Paul dit aux époux : "Ne vous refusez pas l’un à l’autre, si ce n’est d’un commun accord, et pour un temps, etc." Il y a donc obligation de rendre le devoir conjugal lorsque l’autre conjoint le demande.
Conclusion :
L’épouse a pouvoir sur le corps de son mari en ce qui regarde l’acte générateur, et réciproquement. Ils sont donc tenus de se rendre l’un à l’autre le devoir conjugal en tout temps et à toute heure, en respectant cependant la décence qui convient en cette matière, car il ne convient pas de le rendre aussitôt en public
Solutions :
1. Dans
cette circonstance, autant qu’il est en lui, l’époux qui rend le devoir ne consent
pas au péché d’autrui ; il accorde malgré lui, et avec peine, ce qu’exige son
conjoint ; aussi ne commet-il aucune faute. A cause des dangers de la passion
charnelle, la loi divine demande en effet de rendre toujours le devoir à celui
qui le demande, pour ne pas lui donner une occasion de péché.
2. Il n’y a pas d’heure tellement déterminée pour la prière qu’on ne puisse remplir cette obligation à un autre moment. L’objection n’est donc pas décisive.
Il nous faut traiter maintenant de la polygamie. A ce sujet, cinq questions se posent : 1. La polygamie est-elle contraire à la loi naturelle ? — 2. A-t-elle été parfois permise ? — 3. La loi naturelle interdit-elle d’avoir une concubine ? — 4. Est-ce un péché mortel que d’avoir rapport avec elle ? — 5. A-t-il été parfois permis d’en avoir une ?
Objections :
1. Il
ne le semble pas. La coutume, en effet ne prescrit pas contre la loi naturelle.
Or, selon S. Augustin, cité par le Maître des Sentences, la polygamie n’était
pas un péché, quand la coutume l’autorisait. La loi naturelle ne défend donc
pas d’avoir plusieurs épouses.
2. Agir
contre la loi naturelle, c’est agir contre un précepte, puisque, comme toute
loi écrite, la loi naturelle se formule en préceptes. Or, le fait d’avoir
plusieurs épouses n’était contraire à aucun précepte, nous dit S. Augustin, car
aucune loi ne le défendait. La polygamie n’est donc pas contraire à la loi
naturelle.
3. Le
mariage a pour but principal la pro création des enfants. Or, un homme peut
avoir des enfants de plusieurs femmes. La loi naturelle ne s’oppose donc pas à
la pluralité des épouses.
4. Est
de droit naturel ce que la nature enseigne à tous les animaux, selon la
définition donnée au début du Digeste. Or, la nature n’enseigne pas la
monogamie aux animaux, puisqu’en de nombreuses espèces animales un seul mâle s’unit
à plusieurs femelles. Il n’est donc pas contraire au droit naturel d’avoir
plusieurs épouses.
5. Selon Aristote, le mâle remplit dans la génération le rôle de l’agent vis-à-vis du patient, ou celui de l’artisan vis-à-vis de la matière. Or, il n’est aucunement contraire à l’ordre naturel qu’un principe actif -agisse sur plusieurs sujets, ou qu’un artisan travaille sur diverses matières. Par conséquent, la loi naturelle ne s’oppose pas à ce qu’un homme ait plusieurs épouses.
Cependant :
1. Ce
qui paraît surtout appartenir au droit naturel, c’est ce que l’homme a reçu au
moment de sa création. Or, à ce moment-là, il a été établi que la femme serait
l’épouse d’un seul homme, car il est dit dans la Genèse : "Ils seront
cieux dans une seule chair". La monogamie est donc bien de droit naturel.
2. Ce
serait, d’autre part, aller contre la loi naturelle que de s’obliger à
l’impossible, ou de donner à quelqu’un ce qu’on a déjà donné à un autre. Or,
l’homme qui prend femme lui donne pouvoir sur son corps, - si bien qu’il est
obligé de lui rendre le devoir conjugal lorsqu’elle le demande. La loi
naturelle s’oppose - donc à ce qu’il cède ensuite à une autre ce droit sur son
corps, car il serait dans l’impossibilité de leur rendre à toutes deux le
devoir conjugal, si elles le demandaient en même temps.
3.
D’ailleurs, la loi naturelle ne dit-elle pas Ne faites pas à autrui ce que vous
ne voulez pas que l’on vous fasse à vous-mêmes. Or, le mari ne voudrait à aucun
prix que sa femme eùt un autre mari. Il irait donc lui-même à l’encontre de la
loi naturelle en prenant une seconde femme.
4. Enfin, tout ce qui est contraire à un désir naturel va contre la loi de nature. Or, la jalousie du mari pour son épouse, et celle de l’épouse pour son mari, sont des sentiments naturels, puisqu’on les retrouve chez tous. Puis donc que "-la jalousie est un amour qui ne supporte pas le partage de l’objet aimé", il paraît contraire à la loi naturelle que plusieurs épouses aient un seul mari.
Conclusion :
Il y a dans tous les êtres de la nature des principes qui leur permettent non seulement d’exécuter leurs opérations propres, mais encore de les adapter à leur fin, que ces actions procèdent d’un être en raison de son genre ou en raison de son espèce : l’aimant, par exemple, a la propriété de se porter en bas en vertu de son genre, et d’attirer le fer en raison de son espèce.
Dans les êtres qui agissent sous l’empire d’une nécessité de nature, les principes d’action sont les formes elles-mêmes, et les opérations propres qui en procèdent sont adaptées à leur fin. De même, chez les êtres doués de connaissance, les principes d’action sont la connaissance et l’appétit. Il faut donc qu’il y ait dans la puissance cognitive une conception naturelle, et dans la puissance appétitive une inclination naturelle, grâce auxquelles l’opération qui convient au genre ou à l’espèce soit adaptée à sa fin.
Parmi les animaux l’homme a ceci de particulier qu’il connaît la notion de fin et le rapport des opérations à leur fin. Aussi a-t-il reçu une connaissance naturelle qui le dirige pour agir convenablement, et qu’on appelle loi naturelle, ou droit naturel, alors que chez les autres animaux on lui donne le nom d’estimative naturelle. Les bêtes, en effet, sont poussées par une force naturelle à accomplir les actions qui leur conviennent, plutôt qu’elles ne sont réglées comme si elles agissaient de leur propre initiative.
La loi naturelle n’est donc pas autre chose que la connaissance naturellement donnée à l’homme, qui lui permet de se diriger pour agir d’une manière qui lui convienne dans toutes ses actions propres, que ces actions lui appartiennent en raison de son genre, comme celles d’engendrer, de manger, et autres opérations semblables, ou en raison de son espèce, comme le raisonnement et les opérations analogues. Par contre, on appelle contraire à la loi naturelle tout ce qui rend une action inadaptée à la fin que poursuit la nature dans une opération quelconque.
Cette action peut ne pas être proportionnée soit à la fin principale, Soit à la fin secondaire, ce qui, dans un cas comme dans l’autre, peut se réaliser de deux manières. Dans le premier cas, cela provient d’un obstacle qui rend absolument impossible la fin poursuivie ainsi, une excessive abondance ou le défaut de nourriture empêchent la santé corporelle, but principal de la manducation, et aussi la bonne disposition nécessaire pour gérer ses affaires qui en est la fin secondaire. Dans le second cas, l’obstacle n permet d’atteindre que difficilement ou d’une manière moins convenable la fin principale ou la fin secondaire. C’est le cas du dérèglement dans la nourriture ; lorsqu’on ne la prend pas en temps opportun.
Lorsqu’une action ne convient pas à la fin parce qu’elle empêche absolument la réalisation de la fin principale, elle est directement interdite par la loi naturelle, en vertu des premiers principes de cette loi, qui jouent vis-à-vis des actes le rôle des principes premiers de l’esprit dans le domaine de la spéculation. Si, au contraire, une action ne convient pas à la fin secondaire de quelque manière que ce soit, ou même à la fin principale parce que, à cause d’elle, la réalisation en est plus difficile ou obtenue d’une manière moins convenable, cette action est interdite, non pas par les premiers préceptes de la loi naturelle, mais par les préceptes seconds, qui dérivent des premiers, à la manière dont, dans l’ordre spéculatif, les conclusions tirent leur certitude de principes évidents par eux-mêmes ; et c’est à ce titre que l’on déclare cette action contraire à la loi naturelle.
Or, le mariage a pour fin principale la procréation et l’éducation des enfants. Cette fin convient à l’homme en raison du genre auquel il appartient. Aussi Aristote remarque-t-il qu’elle lui est commune avec les autres animaux. C’est pour cela que l’enfant est rangé parmi les biens du mariage. Aristote remarque, en outre, que, chez les hommes seuls, le mariage a pour fin secondaire la mise en commun des travaux nécessaires à la vie. C’est pour cela que les époux se doivent une fidélité réciproque, qui est un des biens du mariage. Le mariage entre chrétiens a encore une autre fin, qui est de symboliser l’union du Christ et de l'Eglise, et c’est pourquoi le sacrement est également compté parmi les biens du mariage.
La première fin convient donc au mariage de l’homme considéré comme animal, la seconde à l’homme en tant qu’homme, la troisième en tant que chrétien.
La pluralité des épouses ne supprime pas complètement, ni même n’empêche en quelque façon, la fin première du mariage, puisqu’un seul mari suffit pour féconder plusieurs épouses et élever leurs enfants. Par contre, si elle n’est pas un obstacle absolu à la fin secondaire du mariage, elle en gêne cependant considérablement la réalisation. La paix peut, en effet, difficilement régner dans une famille où plusieurs épouses sont unies à un seul mari, car il ne pourra pas les satisfaire toutes selon leur désir. D’autre part, la collaboration de plusieurs personnes à une même fonction engendre des querelles. "Comme les potiers se disputent entre eux", ainsi font les femmes d’un seul époux. Quant à la troisième fin du mariage, la polygamie la supprime totalement, puisque, comme le Christ est un, l’Eglise elle aussi est une.
De tout ce qui vient d’être dit, il résulte donc que la polygamie est contraire à la loi naturelle sous un rapport, et ne lui est pas opposée sous un autre
Solutions :
1. La
coutume ne saurait pré valoir contre la loi naturelle, lorsqu’il s’agit de ses
premiers préceptes qui sont l’équivalent des premiers principes dans l’ordre
spéculatif. Mais s’il s’agit des principes qui en découlent comme des
conclusions, la coutume, au dire de Cicéron, en augmente ou en diminue la
portée. C’est à cette dernière catégorie qu’appartient le précepte de la loi
naturelle concernant l’unicité d’épouse.
2.
Comme le dit Cicéron, "la crainte des lois et la religion ont apporté une
sanction aux choses établies par la nature et confirmées par la coutume".
Il est donc évident que celles des intimations de la loi naturelle qui ne sont
que des conclusions dérivées des premiers principes n’ont de force coactive par
manière de précepte qu’après avoir été sanctionnées par la loi divine et
humaine. C’est ce que veut dire S. Augustin lorsqu’il déclare que les polygames
ne violaient pas les préceptes de la loi, puisqu’aucune loi n’interdisait la
polygamie.
3. La
réponse à la troisième objection ressort de ce qui précède.
4. L’expression "droit naturel" a plusieurs acceptions. Tout d’abord, on appelle droit naturel, en raison de son principe, celui qui est établi par la nature. C’est la définition qu’en donne Cicéron lorsqu’il écrit : "Le droit naturel est celui qui n’est pas le produit de l’opinion, mais qu’une force innée a mis en nous".
Dans l’ordre de la nature, on appelle naturels certains mouvements, non parce qu’ils proviennent d’un principe intrinsèque, mais parce qu’ils pro viennent d’un principe supérieur jouant le rôle de moteur, C’est ainsi qu’Averroès appelle naturels les mouvements qui, dans les éléments, pro- viennent de l’influence des corps célestes. Pour le même motif, on range dans le droit naturel ce qui est de droit divin, puisque cela provient de l’action et de l’influence d’un principe supérieur qui est Dieu. C’est ainsi que l’entend S. Isidore lorsqu’il dit que le droit naturel est celui qui est contenu dans la loi et l’Evangile.
Le droit naturel peut enfin tirer son nom, non seulement de son principe, mais aussi de la nature, lorsqu’il a pour objet les choses naturelles. Puisque la nature se distingue par opposition de- la raison qui donne à l’homme sa caractéristique propre, si l’on prend l’expression de droit naturel dans son sens le plus strict, on n’appellera pas droit naturel ce qui concerne uniquement les hommes, lors même que cela serait dicté par la raison naturelle. On réservera ce nom à ce que- dicte la raison naturelle touchant ce qui est commun à l’homme et aux autres animaux. On aboutit alors à la définition déjà donnée : le droit naturel est ce que la nature a appris à tous les animaux.
Quoique la polygamie ne soit pas contraire au droit naturel entendu dans ce troisième sens, elle est cependant contraire au droit naturel entendu dans le second sens, puisque le droit divin l’a prohibée. Elle est également opposée au droit naturel entendu selon sa première acception, et ce que nous avons dit dans le corps de l’article le montre bien. La nature, en effet, commande à chaque animal d’agir de la façon qui convient à son espèce. C’est pour cela que certains animaux, dont les petits ont besoin pour être élevés des soins conjugués du mâle et de la femelle, conservent par instinct naturel l’union d’un seul mâle à une seule femelle, comme on le voit chez la tourterelle, la colombe et autres animaux semblables.
Mais comme
les arguments apportés en sens contraire semblent prouver que la polygamie est
opposée aux premiers préceptes de la loi naturelle, il faut également leur
apporter une réponse.
5. La
nature humaine a été créée sans aucun défaut. Elle a donc reçu non seulement ce
qui est absolument requis pour l’obtention de la fin principale du mariage,
mais aussi ce qui est nécessaire pour que cette fin puisse être obtenue sans
difficulté. Aussi suffit-il à l’homme, au moment de sa création, d’avoir une
seule épouse.
6. Par
le mariage, le mari ne donne pas à son épouse un pouvoir absolu sur son corps,
mais un p limité à ce qu’exige le mariage. Or celui-ci, pour réaliser sa fin
principale, le bien de l’enfant, ne requiert pas qu’à n’importe quel moment le
mari rende le devoir conjugal à la requête de sa femme, mais seulement qu’il le
fasse d’une manière suffisante à provoquer la conception. Envisagé au contraire
comme remède à la concupiscence, et c’est là sa fin secondaire, le mariage
exige que le devoir conjugal soit en tout temps rendu à celui qui le demande.
Il est donc clair que, si l’on considère la fin principale du mariage, le mari
qui prend plusieurs épouses ne s’oblige pas à l’impossible. La polygamie n’est
donc pas contraire aux premiers préceptes de la loi naturelle.
7. Ce
précepte de la loi naturelle : Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas
qu’on vous fasse à vous-mêmes, doit s’entendre : toutes proportions gardées. Si
un supérieur ne veut pas, en effet, qu’un de ses sujets lui résiste, il ne
s’ensuit pas que lui-même ait l’obligation de ne pas résister à celui-ci. Il ne
résulte donc pas du précepte en question que, si l’époux ne veut pas que sa
femme ait un second mari, lui-même ne puisse avoir une autre épouse. Qu’un
homme ait plusieurs épouses, cela ne va pas contre les premiers préceptes de la
loi naturelle, nous l’avons déjà dit ; mais qu’une femme ait plusieurs maris,
cela leur est opposé. Par là en effet, sous un certain rapport est totalement
supprimé, et, sous un autre est notablement compromis, le bien de l’enfant, fin
principale du mariage. Par bien de l’enfant il faut entendre, en effet, non
seulement sa procréation, mais aussi son éducation. Or, si la polyandrie ne
rend pas la génération complètement impossible, puisque, selon la remarque d’Aristote,
la fécondation est quelquefois suivie d’une superfétation, elle lui est
cependant très nuisible, car il est difficile que ne se produise pas la
corruption des deux fétus, ou tout au moins de l’un deux. Quant à l’éducation,
elle est rendue totalement impossible, car, si une femme avait plusieurs maris,
on ne pourrait plus savoir avec certitude quel est le père de l’enfant, et
cependant les soins du père sont nécessaires pour assurer l’éducation de
celui-ci. C’est pour cela qu’aucune loi ni coutume n’ont jamais autorisé la
polyandrie, tandis qu’elles ont parfois permis la polygamie
8. L’inclination naturelle dans la faculté appétitive suit la conception naturelle dans la con naissance. Or, l’union d’un homme avec plusieurs épouses n’est pas aussi opposée à la conception naturelle que l’union d’une femme avec plusieurs maris. C’est pour cela que l’épouse n’éprouve pas autant de répugnance à voir son mari appartenir à d’autres femmes que n’en éprouverait le mari à voir sa femme appartenir à d’autres hommes. De là vient que, aussi bien chez l’homme que chez les animaux, on constate une plus grande jalousie du mâle vis-à-vis de la femelle que de la femelle vis-à-vis du mâle.
Objections :
1. La
polygamie n’a jamais pu être permise. Aristote ne dit-il pas, en effet, que le
droit naturel conserve toujours et partout la même force. Or, nous l’avons vu
le droit naturel interdit la polygamie. Puisque celle-ci n’est pas permise
maintenant, c’est donc qu’elle ne l’a jamais été.
2. Si
la polygamie a parfois été permise, ce n’a pu être que parce qu’elle était
légitime en soi, ou bien par suite d’une dispense. Mais si elle avait été
autrefois légitime, elle le serait encore aujourd’hui. Par ailleurs, il n’est
pas possible qu’elle ait fait l’objet d’une dispense. Comme le dit en effet S.
Augustin, Dieu, auteur de la nature, ne fait rien de contraire aux principes
qu’il y a lui-même inscrits. Puis donc que Dieu a mis dans notre nature qu’une
seule femme devait appartenir à un seul mari, il n’a jamais donné de dispense
sur ce point.
3.
Quand une chose devient licite par dispense, ce n’est que pour ceux auxquels
est accordée la dispense. Or, on ne lit dans la loi aucune dispense accordée
communément à tous. Par conséquent, puisque, sous l’ancien Testament, tous ceux
qui le voulaient prenaient plusieurs épouses, sans encourir pour autant aucun
blâme de la Loi ni des Prophètes, il ne semble pas que cela ait été permis en
vertu d’une dispense.
4.
Partout où existe la même cause de dispense, on doit dispenser de la même manière.
Or, il ne peut y avoir d’autre cause de dispense que la multiplication des
enfants pour le culte divin, multiplication qui est encore nécessaire à l’heure
actuelle. Cette dispense durerait donc encore, d’autant plus qu’on ne lit nulle
part qu’elle ait été révoquée.
5. Dans la dispense, on ne doit pas omettre un plus grand bien pour un moindre bien. Or la fidélité et le sacrement, qui semblent ne pouvoir subsister dans, le mariage qui unit un seul homme à plusieurs femmes, sont des biens supérieurs à la multiplication des enfants. La dispense dont il s’agit n’aurait donc pas dû être accordée pour favoriser cette multiplication.
Cependant :
1. S.
Paul déclare que la loi a été établie à cause des prévaricateurs, afin de les
réprimer. Or la loi ancienne mentionne la polygamie sans faire allusion, à ce
sujet, à aucune prohibition. On lit, par exemple, dans le Deutéronome "Si
un homme a deux femmes, etc.". En ayant deux femmes, on n’était donc pas
prévaricateur. Par conséquent, c’est que cela était permis.
2. On peut d’ailleurs tirer la même conclusion de l’exemple des patriarches dont plusieurs, d’après l'Ecriture, étaient polygames, et qui furent néanmoins très agréables à Dieu, tels Jacob, David et plusieurs autres. C’est donc que la polygamie a été parfois permise.
Conclusion :
Nous venons de le voir, la polygamie est contraire, non pas aux premiers préceptes de la loi naturelle, mais aux préceptes secondaires qui sont comme des conclusions découlant des premiers. Puisque les actes humains varient nécessairement avec les situations diverses des, personnes, avec les époques comme aussi avec les autres circonstances, il s’ensuit que ces conclusions ne découlent pas des premiers préceptes de la loi naturelle d’une manière tellement rigoureuse qu’elles doivent s’appliquer toujours ; elles ne s’appliqueront que dans la plupart des cas. Il en est d’ailleurs ainsi de toute la morale, comme nous le montre Aristote dans ses Ethiques. Aussi quand les circonstances infirment ces conclusions, on peut licitement passer outre. Cependant, comme il n’est pas facile de déterminer ces changements de circonstances, il appartient à celui dont l’autorité donne à la loi toute sa force de permettre de ne pas l’observer dans les cas auxquels son efficacité ne doit pas s’étendre. C’est à cette permission qu’on donne le nom de dispense.
Or, la loi qui prescrit de n’avoir qu’une seule épouse n’est pas une loi humaine, mais une loi divine ; jamais elle n’a été donnée verbalement ni par écrit, mais elle est imprimée dans le coeur, comme tout ce qui tient en quelque manière à la loi naturelle. Aussi Dieu seul a-t-il pu en dispenser, par une inspiration intérieure. Cette inspiration a été reçue surtout par les patriarches et par leur exemple elle s’est communiquée aux autres hommes, à l’époque où il fallait ne pas observer ce précepte de la nature pour favoriser la multiplication des enfants destinés au culte de Dieu. Toujours, en effet, il faut rechercher la fin principale avant la fin secondaire. La fin principale du mariage étant le bien des enfants il a fallu, à l’époque où leur multiplication était nécessaire, négliger momentanément l’obstacle qui pouvait gêner l’obtention des fins secondaires, obstacle dont la suppression est précisément, comme nous l’avons vu, le but de la loi qui interdit la polygamie
Solutions :
1. De
sa nature, le droit naturel a toujours et partout la même puissance.
Accidentellement, cependant, par suite d’un obstacle, il peut subir quelques
changements, à telle ou telle époque, ici ou là, comme le montre Aristote par
l’exemple qu’il emprunte à d’autres choses naturelles toujours et partout la
main droite est naturellement plus habile que la main gauche ; accidentellement
il arrive, cependant que tel ou tel est ambidextre, car notre nature est
sujette à ces variations. Il en est de même pour la justice naturelle, comme
l’observe encore Aristote.
2. Il
est dit dans une décrétale que jamais il ne fut permis d’avoir plusieurs
épouses, sans une dispense donnée par inspiration divine. Cette dispense,
cependant n’est pas contraire aux principes que Dieu a inscrits dans la nature,
mais les transcende, puisque, nous l’avons vu, ces principes ne sont pas
destinés à trouver toujours leur application, mais seulement dans la plupart
des cas. De même ne sont pas contraires à la nature les événements miraculeux
qui s’y produisent parfois en dehors des règles coutumières.
3.
Telle la loi, telle doit être la dispense de la loi. Puisque la loi naturelle
n’est pas promulguée par écrit, mais inscrite dans les coeurs, il n’était donc
pas nécessaire que la dispense des préceptes de la loi naturelle fût donnée par
une loi écrite il suffisait d’une inspiration intérieure.
4.
L’avènement du Christ inaugure l’ère de la plénitude de sa grâce, par laquelle
le culte de Dieu s’est répandu dans toutes les nations par une propagation
spirituelle. Il n’y a donc plus la même raison de dispenser qui existait avant la
venue du Christ, alors que le culte de Dieu se multipliait et se conservait par
la propagation charnelle.
5. En tant que bien du mariage, l’enfant implique la foi envers Dieu, car si l’enfant est rangé dans les liens du mariage, c’est parce qu’on envisage son éducation en vue du culte divin. Or, la foi due à Dieu l’emporte sur la fidélité envers l’épouse, qui est un des liens du mariage, et sur la signification qui appartient au sacrement, car cette signification est ordonnée à la connaissance de la foi. Il n’y a donc aucun inconvénient à ce que, pour assurer le lien de l’enfant, on cause un préjudice aux deux autres biens.
Ces biens ne sont d’ailleurs pas supprimés complètement. La fidélité subsiste à l’égard de plusieurs épouses, et le bien du sacrement subsiste également en quelque façon. Si, en effet, on ne retrouve plus signifiée l’union du Christ avec l’Eglise en tant qu’elle est une, la pluralité des épouses symbolise la hiérarchie des degrés dans l’Eglise, hiérarchie qui existe non seulement dans l’Eglise militante, mais aussi dans l’Eglise triomphante. Ainsi les mariages des polygames représentaient l’union du Christ, non seulement avec l’Eglise militante, comme le disent certains, mais aussi avec l’Eglise triomphante, dans laquelle se trouvent plusieurs demeures.
Objections :
1. Le
concubinage ne paraît pas contraire à la loi naturelle, car les préceptes
cérémoniels ne font pas partie de cette loi. Or, les Actes des Apôtres placent
la défense de commettre la fornication parmi les préceptes cérémoniels de la
loi imposés momentanément aux païens convertis. La simple fornication, qui
consiste à avoir rapport avec une concubine, n’est donc pas contraire à la loi
naturelle.
2.
Comme le dit Cicéron, le droit positif découle du droit naturel. Or, le droit
positif n’interdit pas la fornication : bien plus, les lois antiques condamnaient
les femmes coupables à être livrées aux lieux de prostitution. Avoir une
concubine n’est donc pas contraire à la loi naturelle.
3. La
loi naturelle ne défend point de donner d’une façon passagère et avec
restriction ce que l’on peut donner d’une manière absolue. Or, une femme non
mariée peut donner pour toujours à un homme célibataire pouvoir sur son corps,
en sorte qu’il puisse en user licitement lorsqu’il lui plaira. La femme n’agit
donc pas contre la loi naturelle si elle donne pouvoir sur son corps pour un
temps limité.
4.
Quiconque use de son bien comme il l’entend ne fait injure à personne. Or, la
servante appartient à son maître. Si donc le maître en use selon son bon
plaisir, il ne fait injure à personne. Avoir une concubine n’est donc pas contraire
à la loi naturelle.
5. Chacun peut donner à autrui ce qui lui appartient. Or, l’épouse a pouvoir sur le corps de son mari. Si l’épouse y consent le mari pourra donc, sans péché, s’unir à une autre femme.
Cependant :
1. Toutes
les lois considèrent les enfants nés d’une concubine comme infâmes. Il n’en
serait pas ainsi, si les rapports qui leur ont donné naissance n’étaient pas
naturellement honteux. Il est donc contraire à la loi naturelle d’avoir une
concubine.
2. Le mariage, en outre, est une institution naturelle. Cela ne serait pas si l’homme pouvait s’unir à une femme en dehors du mariage sans enfreindre la loi naturelle. Il est donc contraire â la loi naturelle d’avoir une concubine.
Conclusion :
Une action est contraire à la loi naturelle quand elle ne convient pas à la fin voulue, soit parce que l’agent ne l’ordonne pas à cette fin, soit parce qu’elle ne lui est pas proportionnée. Or, la fin poursuivie par la nature dans l’union charnelle est la procréation et l’éducation de l'enfant c'est pour que ce bien fut recherché qu’elle a attaché un, plaisir à l’acte charnel, nous dit Constantin. Quiconque use du commerce charnel pour le plaisir qui y est attaché, sans le référer à la fin que- la nature a en vue, agit donc contre la nature. Il en va de même lorsqu’il s’agit de relations sexuelles qui ne sont pas susceptibles d’être ordonnées à cette fin d’une manière convenable. Comme la plupart du temps les choses tirent leur nom de ce qui est le meilleur, de même que l’union matrimoniale a reçu son nom du bien des enfants, ainsi le mot de concubine exprime cette union dans laquelle l’acte sexuel est recherché pour lui-même.
Quand bien même par ces rapports de concubinage on se proposerait d’avoir des enfants, cela ne serait cependant pas convenable au bien de l’enfant, car il faut -entendre par là non seulement la procréation qui lui donne l’existence, mais aussi l’éducation et l’instruction qui lui assurent la nourriture et la formation ; ce sont les trois obligations des parents envers leurs enfants, nous dit Aristote dans les Ethiques. Comme les parents doivent à l’enfant cette éducation et cette instruction pendant un long laps de temps, la loi naturelle exige que le père et la mère demeurent longtemps ensemble, pour subvenir en commun aux besoins de l’enfant. C’est pour cette raison que les oiseaux qui nourrissent ensemble leurs petits ne rompent pas l’union commencée au moment de l’accouplement avant que ceux-ci ne soient complètement élevés. Or, c’est cette obligation de la cohabitation de la femme avec son mari qui constitue le mariage. Il est donc évident qu’il est contraire à la loi naturelle d’avoir des rapports charnels avec une femme qui ne vous est pas unie par les liens du mariage, et que l’on appelle une concubine
Solutions :
1. Chez
les païens, la loi naturelle était obscurcie sur beaucoup de points. Aussi ne
considéraient-ils pas comme une faute les rapports sexuels avec une concubine,
mais, à l’occasion, se livraient à la fornication comme à une chose permise,
ainsi d’ailleurs qu’à d’autres pratiques opposées aux lois cérémonielles des
Juifs, bien que non interdites par la loi naturelle. Aussi les Apôtres ont-ils
inséré la prohibition de la fornication parmi des préceptes cérémoniels à cause
de la différence qui existait sur ces deux points entre les Juifs et les
Gentils
2. La
loi dont il est question provient non pas de l’instinct de la loi naturelle,
mais des ténèbres dans lesquelles étaient tombés les Gentils en ne rendant pas
à Dieu la gloire qui lui est due, comme dit S. Paul dans l’épître aux Romains.
Aussi quand la religion chrétienne vint à pré valoir, cette loi fut-elle
abrogée.
3. En
certains cas, il n’y a pas plus d’inconvénient à donner d’une manière absolue à
un autre ce dont on a la propriété, qu’à le donner pour un temps aucune de ces
manières d’agir ne s’oppose alors à la loi naturelle. Il n’en va pas de même
dans le cas présent. Aussi l’argument n’est-il pas concluant.
4.
L’injustice est contraire à la justice. Or, la loi naturelle interdit non
seulement l’injustice, mais aussi ce qui est opposé à toutes les vertus celui
qui, par exemple, mange d’une façon immodérée, agit contrairement à la loi
naturelle, bien que, en usant de ce qui lui appartient, il ne commette
d’injustice envers personne. De plus, si la servante appartient à son maître
pour ce qui a trait à son service, elle ne lui appartient cependant pas à titre
de concubine. Ajoutons que la manière dont chacun use de ce qui lui appartient
a une grande importance. Le concubinaire commet, en effet, une injustice
vis-à-vis de l’enfant qui naîtra de ces rapports, puisque, nous l’avons dit,
une pareille union ne pourvoit pas suffisamment au bien de l’enfant.
5. L’épouse a pouvoir sur le corps de son mari, non pas d’une façon pure et simple et en toutes choses, mais uniquement en ce qui a trait au mariage. Elle ne peut donc pas, contrairement au bien du mariage, livrer à une autre le corps de son mari.
Objections :
1. Il
semble qu’avoir des rap ports charnels avec une concubine ne soit pas un péché
mortel. Le mensonge, en effet, est un péché plus grave que la fornication nous
en avons une preuve dans la conduite de Juda qui ne recula pas devant la
fornication avec Thamar et qui, néanmoins, refusa de mentir en disant : "Elle
ne pourra certainement pas m’accuser de mensonge". Or, le mensonge n’est
pas toujours un péché mortel, la fornication non plus, par conséquent.
2. Le
péché mortel doit être puni de mort. Or, la loi ancienne ne punissait de mort
le concubinage que dans un cas déterminé. C’est donc que cette action n’est pas
un péché mortel.
3.
Selon S. Grégoire, les péchés de la chair sont moins graves que les péchés de
l’esprit. Or, l’orgueil ou l’avarice, péchés de l’esprit, ne sont pas toujours
des péchés mortels, la fornication non plus, par conséquent, qui est un péché
de la chair.
4. Plus la tentation est grande, moins le péché est grave, car celui-là pèche plus grièvement qui se laisse vaincre par une tentation plus faible. Or, la concupiscence nous pousse très fortement aux délectations charnelles. Puisqu’un acte de gourmandise n’est pas toujours un péché mortel, la fornication ne le sera pas non plus.
Cependant :
1. Seul
le péché mortel exclut du royaume de Dieu. Or, les fornicateurs en sont exclus,
nous dit l’Apôtre. C’est donc que la fornication est un péché mortel.
2. De plus, seuls les péchés mortels sont appelés crimes. Or, on donne ce nom à la fornication. Nous lisons, en effet, dans le livre de Tobie : "Garde-toi de toute fornication et qu’en dehors de ton épouse, ta conscience ne te reproche jamais aucun crime".
Conclusion :
Comme on l’a déjà vu dans la deuxième partie, sont, de leur espèce, des péchés mortels, les actions qui brisent le lien d’amitié entre l’homme et Dieu et entre l’homme et ses semblables, car elles sont opposées aux deux préceptes de la charité, qui est la vie de l’âme. Par conséquent, puisque les relations concubinaires détruisent le rapport nécessaire entre parents et enfant que la nature a en vue dans l’acte sexuel, il est indubitable que, de sa nature, la fornication est un péché mortel, lors même qu’aucune loi écrite ne l’interdirait
Solutions :
1.
Souvent l’homme qui n’évite pas le péché mortel échappe à un péché véniel
auquel il n’est pas si fortement poussé. C’est ainsi que Juda évita le
mensonge, tout en commettant la fornication. Ce mensonge, cependant eût été pernicieux,
puisqu’une injustice s’en serait suivie si Juda n’avait pas donné ce qu’il
avait promis.
2. Le
péché mortel est ainsi nommé, non parce qu’il est puni de la mort temporelle,
mais parce qu’il est puni de la mort éternelle. Aussi les lois ne
punissent-elles pas toujours de mort le vol, qui est un péché mortel, et bien
d’autres fautes. Il en est de même de la fornication.
3. Tous
les mouvements d’orgueil ne sont pas des péchés mortels, ni, non plus, tous les
mouvements de luxure. Les premiers mouvements de luxure, en effet, ainsi que
ceux des passions analogues, sont des péchés véniels, et parfois même il en est
ainsi de l’acte conjugal. Il y a cependant des actes de luxure qui sont des
péchés mortels, alors que certains mouvements d’orgueil ne sont que des péchés
véniels. Dans le passage cité, S. Grégoire fait porter la comparaison établie
entre les vices sur leur espèce, et non pas sur chaque acte en particulier.
4. La circonstance la plus aggravante est celle qui tient de plus près à l’espèce d’un péché. Aussi, bien que la force du penchant diminue la gravité de la fornication, celle-ci cependant, à cause de sa matière, reste plus grave qu’un désordre dans le manger, car elle a pour objet ce qui doit resserrer les liens de la société humaine. Aussi l’argument n’est-il pas concluant.
Objections :
1. Il
semble qu’il y eut un temps où il était permis d’avoir une concubine. La loi
naturelle prescrit, en effet, tout autant de n’avoir qu’une seule épouse que de
ne pas avoir de concubine. Or, il fut permis pendant un temps d’avoir plusieurs
épouses. Il l’était donc aussi d’avoir une concubine.
2. Une
femme ne peut être à la fois esclave et épouse. Aussi, d’après la loi, dès là
qu’un maître épousait son esclave, du fait même il la rendait libre. Or,
l’Ecriture nous rapporte que les plus grands amis de Dieu eurent des rapports
charnels avec leurs esclaves, tels Abraham et Jacob. Celles-ci n’étaient donc
pas leurs épouses, ce qui prouve qu’il fut parfois permis d’avoir des
concubines.
3. Le mari ne peut pas renvoyer la femme qu’il a prise pour épouse, et son fils doit avoir part à l’héritage. Or, Abraham renvoya Agar et son fils n’eut pas de part à l’héritage. C’est donc qu’Agar n’était pas l’épouse d’Abraham.
Cependant :
1. Ce
qui est contraire au Déca logue n’a jamais été permis. Or, on ne peut avoir une
concubine sans désobéir à ce précepte du Décalogue : "Tu ne commettras pas
d’adultère". Celui-ci ne fut donc jamais permis.
2. S. Ambroise dit, en outre, dans son livre sur les patriarches que "ce qui n’est pas permis à la femme n’est pas non plus permis à l’homme". Or, il n’a jamais été permis à la femme de délaisser son mari pour avoir des rapports avec un autre homme. A l’homme non plus, par conséquent, il n’a jamais été permis d’avoir une concubine.
Conclusion :
Maimonide prétend qu’avant l’époque de la loi la fornication n’était pas un péché, et il cite comme preuve les rapports de Juda avec Thamar. Cette raison n’est pas convaincante. Il n’est pas nécessaire, en effet, d’excuser de péché les fils de Jacob, puisqu’ils furent accusés auprès de leur père d’un crime détestable et qu’ils ont consenti au meurtre ou à la vente de Joseph.
Il faut donc dire que, du moment que la loi naturelle interdit d’avoir une concubine qui ne vous est pas unie par les liens du mariage, cela ne fut permis en aucun temps, ni de soi, ni par dispense. Nous l’avons vu, en effet, les rapports sexuels avec une femme qui n’est pas votre épouse ne sont pas de nature à procurer le bien de l’enfant, qui est la fin première du mariage. Ils sont donc contraires aux premiers préceptes de la loi naturelle, qui n’admettent pas de dispense.
Aussi, chaque fois qu’on lit dans l’Ancien Testament que des personnages qu’il faut excuser de péché mortel ont eu des concubines, il faut l’entendre de femmes qui leur étaient réellement unies par les liens du mariage, et auxquelles on donne le nom de concubines parce qu’elles tenaient à la fois de l’épouse et de la concubine. En effet, en raison du rapport du mariage avec sa fin principale, le bien de l’enfant, l’épouse, nous l’avons dit, est unie à son époux par un lien indissoluble, ou au moins de longue durée, et sur ce point il n’y a pas de dispense possible. Mais en regard du but secondaire du mariage, c’est-à-dire du gouvernement de la famille et de la mise en commun des activités, la femme est unie à son mari comme une compagne. C’est ce qui manquait à celles qu’on appelle concubines. Sur ce dernier point la dispense était possible, puisqu’il ne s’agissait que de la fin secondaire du mariage. Sous ce rapport elles ressemblaient donc aux concubines, et c’est ce qui leur en fit donner le nom
Solutions :
1. La
polygamie n’est pas con traire aux premiers préceptes de la loi naturelle. Il
en est autrement du concubinage. Aussi l’argument n’est-il pas concluant.
2. En
vertu de la dispense qui leur permettait d’avoir plusieurs épouses, les anciens
patriarches avaient dans leurs rapports avec leurs servantes une affection de
mari. Elles étaient, en effet, leurs épouses en regard du but principal du
mariage. Elles ne l’étaient plus, par contre, si l’on considère l’union que
réclame la fin secondaire du mariage. A cette union s’oppose la condition
d’esclave, puisqu’on ne peut être à la fois compagne et esclave
3. Comme nous le verrons plus loin, afin d’éviter le meurtre de l’épouse, la loi mosaïque permettait, par dispense, de donner une lettre de divorce. C’est en vertu d’une dispense ana logue qu’Abraham put chasser Agar, symbolisant par 1à le mystère dont parle S. Paul dans son épître aux Galates. Si le fils d’Agar n’eut aucune part à l’héritage d’Abraham, cela également est symbolique, comme le montre l’Apôtre dans le même passage. Mystérieux également le fait qu’Esaü, fils d’une femme libre, fut privé de son héritage, comme le montre l’épître aux Romains. Mystère encore le fait que les fils de Jacob, qu’ils soient nés de femmes libres ou d’esclaves, eurent tous part à l’héritage paternel. C’est qu’en effet, nous dit S. Augustin, le baptême engendre des enfants au Christ aussi bien par l’intermédiaire des bons ministres, symbolisés par les femmes libres, que par celui des mauvais, représentés par les esclaves.
A ce sujet cinq questions se posent : -1. La bigamie qui consiste à avoir eu successivement deux épouses entraîne-t-elle l’irrégularité ? — 2. Celui qui, en même temps ou successivement, a eu deux femmes, l’une légitime et l’autre non, encourt-il l’irrégularité ? — 3. Encourt-on l’irrégularité en épousant une femme qui a perdu sa virginité ? — 4. Le baptême supprime-t-il l’empêchement de bigamie ? — 5. Est-il permis de dis penser un bigame ?
Objections :
1. Il
ne semble pas. En effet, la multiplicité et l’unité suivent l’être. Par con
séquent l’être et le non-être ne produisent aucune multiplicité. Or, celui qui
a successivement deux femmes, lorsqu’il possède l’une, n’a plus l’autre. Il
reste donc l’époux d’une seule femme, condition exigée par S. Paul pour
l’épiscopat.
2.
C’est une plus grande preuve d’incontinence de commettre plusieurs fornications
successives que d’avoir successivement plusieurs femmes. Or, dans le premier
cas on n’encourt pas d’irrégularité ; dans le second non plus, par conséquent.
3. Si la bigamie produit l’irrégularité, c'est en raison ou du sacrement, ou de l’union charnelle. Ce ne peut être en raison du sacrement en effet, s’il en était ainsi, celui qui a contracté mariage par des paroles de présent avec une femme qui vient à mourir avant qu’il n’ait eu avec elle des rapports conjugaux deviendrait irrégulier en contractant un nouveau mariage, ce qui est con- traire à une décrétale du pape Innocent III. Ce ne peut être non plus à cause de l’union charnelle, car alors celui qui a commis la fornication avec plusieurs femmes serait irrégulier, ce qui est faux. D’aucune façon, par conséquent, la bigamie ne produit l’irrégularité.
Conclusion :
Par le sacrement de l’ordre on est constitué ministre des sacrements. Il faut donc que celui qui a charge d’administrer aux autres les sacrements ne souffre lui-même d’aucun défaut relatif aux sacrements. Or, il y a défectuosité dans un sacrement lorsque celui-ci n’a pas son entière signification. Le sacrement de mariage symbolisant l’union du Christ avec l’Eglise, union par conséquent d’un seul époux avec une unique épouse, il est nécessaire pour la signification parfaite de ce sacrement que l’époux n’ait qu’une seule femme, et que l’épouse n’ait qu’un seul mari. Voilà pourquoi la bigamie, qui empêche qu’il en soit ainsi, produit l’irrégularité.
Il y a quatre sortes de bigamie. La première suppose le mariage successif avec plusieurs épouses légitimes. La seconde consiste dans la possession simultanée de plusieurs femmes, l’une légitime, l’autre non. La troisième se réalise lorsqu’on a successivement plusieurs femmes, dont une seule est légitime. La quatrième, lorsqu’on épouse une veuve. Dans tous ces cas on contracte l’irrégularité.
On donne encore une autre raison, qui découle de la précédente. Chez ceux qui reçoivent le sacrement de l’Ordre doit, en effet, resplendir la plus grande spiritualité, soit parce qu’ils administrent des choses spirituelles, les sacrements, soit parce qu’ils enseignent une doctrine spirituelle, soit enfin parce que leur vie doit être occupée de choses spirituelles. Or, il n’y a rien de plus opposé à la spiritualité que la concupiscence, par laquelle l’homme tout entier devient charnel. Aussi faut-il que chez eux n’apparaisse aucun signe d’une concupiscence permanente comme celle qui se manifeste chez les bigames qui n’ont pas voulu se contenter d’une seule femme. La première raison est pourtant la meilleure
Solutions :
1. La
multiplicité qui résulte de la possession simultanée de plusieurs femmes est
une multiplicité pure et simple. Elle est donc absolument opposée à la
signification sacramentelle, et c’est pourquoi elle détruit le sacrement
lui-même. La pluralité successive des épouses, au contraire, ne produit qu’une
multiplicité relative. Elle ne détruit donc pas totalement la signification
sacramentelle et ne fait pas disparaître ce qui est essentiel au sacrement elle
en altère seulement la perfection qui est exigée chez les dispensateurs des
sacrements.
2. Si
les fornicateurs donnent des marques d’une concupiscence plus grande, celle-ci
n’est cependant pas aussi persistante, puisque la fornication ne crée aucun
lien perpétuel entre ceux qui s’y livrent. Il n’y a donc pas là de défaut dans
le symbolisme sacramentel.
3. Comme nous l’avons déjà dit, la bigamie produit l’irrégularité parce qu’elle empêche la signification parfaite du mariage, qui consiste dans l’union des âmes produite par le consentement, et dans l’union des corps. Ces unions sont requises toutes deux pour qu’existe la bigamie cause d’irrégularité. La décrétale d’innocent III, lorsqu’elle enseigne que le seul consentement donné par paroles de présent suffit pour produire l’irrégularité, déroge donc à la doctrine enseignée ici par le Maître des Sentences.
Objections :
1. Il
ne semble pas. Là, en effet, où il n’y a pas de sacrement, il ne peut y avoir
défaut de "sacrement". Or, lorsqu’un homme s’unit irrégulièrement à
une femme, il n’y a pas là de sacrement, puisque cette union rie symbolise pas
celle du Christ avec son Eglise. Par con séquent, puisque la bigamie ne produit
l’irrégularité qu’à raison du défaut de "sacrement", il ne semble pas
que cette espèce de bigamie produise une irrégularité.
2.
L’homme qui a des rapports charnels avec la femme qu’il épouse de manière
irrégulière commet une fornication s’il n’est pas marié, un adultère s’il a
déjà une épouse. Or, le partage de sa chair entre plusieurs par la fornication
ou l’adultère ne produit pas d’irrégularité ; cette espèce de bigamie non plus,
par conséquent.
3. Il arrive parfois qu’avant de consommer le mariage avec la femme qu’il épouse légitimement, un homme contracte une union irrégulière avec une autre femme et ait avec elle des rapports charnels, soit après la mort de la première, soit même de son vivant. Cet homme a bien contracté mariage avec plusieurs, de droit ou de fait, et cependant il n’est pas irrégulier, puisqu’il n’a pas divisé sa chair entre plusieurs. L’espèce de bigamie dont il est ici question ne produit donc pas l’irrégularité.
Conclusion :
La deuxième et la troisième espèce de bigamie dont nous avons parlé à l’article précédent produisent l’irrégularité. Bien que l’une de ces deux unions ne soit pas sacramentelle, elle a cependant en effet, une certaine ressemblance avec le sacrement. Nous avons donc là deux modes secondaires de bigamie, le premier étant le principal comme cause d’irrégularité.
Solutions :
1. Bien
que dans l’union irrégulière il n’y ait pas de sacrement, il y a cependant avec
le sacrement une certaine ressemblance qui n’existe ni dans la fornication, ni
dans l’adultère. On ne peut donc assimiler les deux cas.
2. La
réponse à la deuxième difficulté est par là même évidente.
3. Dans le cas supposé, l’homme n’est pas considéré comme bigame, parce que le premier mariage n’a pas eu sa parfaite signification. Cependant s’il est forcé par un jugement de l’Eglise de retourner à sa première femme et d’avoir avec elle des rapports conjugaux, il devient aussitôt irrégulier. Ce n’est pas, en effet, le péché qui produit l’irrégularité, mais l’imperfection de la signification sacramentelle.
Objections :
1. Il
ne semble pas. En effet, chacun est plus gêné par ses propres déficiences que
par celles d’autrui. Or celui qui contracte mariage ne devient pas irrégulier
s’il a perdu sa virginité ; à plus forte raison, si c’est son épouse qui n’est
plus vierge.
2. Il
peut arriver qu’un homme épouse une femme après l’avoir déflorée. Or il ne semble
pas que dans ce cas il devienne irrégulier, puisque ni lui, ni sa femme, n’ont
partagé leur chair entre plusieurs. Il se marie pourtant avec une femme qui
n’est plus vierge. C’est donc que cette espèce de bigamie ne produit pas
d’irrégularité.
3. On
ne peut contracter l’irrégularité que par un acte volontaire. Or, c’est parfois
sans le vouloir qu’un homme épouse une femme qui n’est plus vierge. Il peut
arriver, en effet, qu’il la croie vierge, et qu’ensuite, en consommant le
mariage, il s’aperçoive qu’elle a été déflorée. Cette espèce de bigamie ne
produit donc pas toujours l’irrégularité.
4. La corruption postérieure au mariage est plus condamnable que celle qui le précède. Or si, après la consommation du mariage, une femme a des rapports charnels avec un autre que son mari, celui-ci ne devient pas irrégulier ; sinon, il serait puni pour le péché de sa femme. Il peut même arriver que, connaissant la conduite de celle-ci, il accède à sa demande du devoir con jugal, avant que l’accusation d’adultère ne l’ait fait condamner. Il ne semble donc pas que cette espèce de bigamie produise l’irrégularité.
Cependant :
S. Grégoire écrit "Nous vous défendons de faire jamais des ordinations illicites, de laisser accéder aux ordres sacrés un bigame, un homme qui n’a pas épousé une vierge, quel qu’un qui ignore les lettres ou a quelque difformité corporelle, qui a été soumis à la pénitence publique, qui remplit une fonction curiale ou est soumis à une charge quelconque".
Conclusion :
Dans l’union du Christ et de l’Eglise, il y a unité des deux côtés. Aussi y a-t-il déficience dans la signification sacramentelle lorsque le partage de la chair provient du mari aussi bien que lorsqu’il provient de la femme. Il y a cependant une différence il est exigé de l’homme qu’il n’ait pas eu d’autre épouse, mais non qu’il soit vierge lui-même, tandis que la femme doit avoir conservé sa virginité.
La raison qu’en donnent les Décrétistes, c’est que l’évêque personnifie l’Eglise militante dont il a la charge, et dans laquelle se rencontrent de nombreuses souillures. L’épouse, par contre, représente le Christ, qui est vierge. C’est pour cela qu’on exige que celui qui doit être promu à l’épiscopat ait épousé une vierge, alors que sa propre virginité n’est pas requise. Cette explication, pourtant, est expressément contraire à la parole de l’Apôtre "Maris, aimez vos épouses comme le Christ aime l’Eglise". Ce passage montre, en effet, que l’épouse représente l’Eglise, et le mari le Christ. L’Apôtre dit encore : "Le mari est le chef de la femme comme le Christ est le chef de l’Eglise".
Aussi d’autres auteurs affirment-ils que l’époux représente le Christ, et l’épouse l’Eglise triomphante dans laquelle il n’y a aucune tache. Or, le Christ a eu d’abord la synagogue comme concubine. Aussi la signification sacramentelle ne perd-elle rien de sa perfection lorsque le mari a déjà eu une concubine.
Mais cette explication est parfaitement absurde. De même, en effet, qu’anciens et modernes n’ont qu’une même foi, ils ne forment qu’une même Eglise. Par conséquent, ceux qui servaient Dieu au temps de la synagogue appartiennent à l’unité de l’Eglise dans laquelle nous servons Dieu. Cette explication va, d’ailleurs, à l’encontre de ce que nous lisons dans les prophètes Jérémie, Ezéchiel et Osée, qui font mention expresse des épousailles de la synagogue. Elle n’était donc pas une concubine, mais une épouse véritable. En outre, d’après cette interprétation, la fornication serait le symbole de cette union, ce qui est absurde. C’est pourquoi la gentilité, avant d’être épousée par le Christ dans la foi de l’Eglise, fut corrompue par le diable qui l’entraîna dans l’idolâtrie.
Il faut donc dire que c’est une défectuosité dans le sacrement lui-même qui produit l’irrégularité. Or, la corruption de la chair, en dehors du mariage et antérieurement à lui, ne produit aucune défectuosité dans le sacrement du côté du sujet de la corruption, mais uniquement chez l’autre partie. L’acte de celui qui contracte mariage n’a pas le contractant lui-même pour objet, mais l’autre partie il est donc spécifié par son terme qui est par rapport à lui comme la matière du sacrement. De même donc que l’homme devient irrégulier en prenant pour épouse une femme déflorée, et non pas en contractant mariage après avoir lui-même perdu sa virginité, la femme, si elle était susceptible de recevoir les ordres, encourrait l’irrégularité en épousant un homme qui ne serait plus vierge, mais non pas si elle avait déjà perdu elle-même sa virginité au moment du mariage, à moins que cela ne soit le résultat d’un mariage précédent.
Solutions :
1. Ce
que nous venons de dire résout la première objection.
2. Sur
ce point il y a plusieurs opinions divergentes. Il est plus probable,
toutefois, que l’homme n’est pas irrégulier, car il n’a pas divisé sa chair
entre plusieurs.
3.
L’irrégularité n’est pas une peine, mais un défaut de "sacrement". Il
n’est donc pas nécessaire que la bigamie soit toujours volontaire, pour
produire l’irrégularité. Aussi celui qui épouse une femme déflorée, alors qu’il
la croit encore vierge, devient irrégulier en consommant le mariage
4. Si l’épouse commet l’adultère après la célébration du mariage, son mari ne devient irrégulier que si, par la suite, il a avec elle de nouveaux rapports charnels ; sans cela la corruption de l’épouse n’aurait aucun rapport avec l’acte con jugal du mari. Mais il encourrait l’irrégularité, lors même qu’il serait forcé juridiquement de lui rendre le devoir, ou que sa propre conscience le pousserait à le faire sur la demande de l’épouse, avant que celle-ci n’ait été condamnée pour adultère.
Sur ce point cependant il y a plusieurs opinions, mais ce que nous avons dit est le plus probable on ne recherche pas ici, en effet, ce qui est péché ; on ne se préoccupe que de la signification sacramentelle.
Objections :
1. Il
semble que la bigamie soit détruite par le baptême. Saint Jérôme dit, en effet,
que celui-là n’est pas bigame qui a eu plusieurs femmes avant son baptême, ou
bien encore l’une avant et l’autre après. C’est donc que la bigamie est
détruite par le baptême.
2. Qui
fait le plus fait le moins. Or, le baptême détruit le péché, qui est quelque
chose de bien plus grave que l’irrégularité. Il supprime donc aussi
l’irrégularité de bigamie.
3. Le
baptême supprime toute peine provenant d’un acte. Or, tel est le cas de
l’irrégularité de bigamie. Le bigame est irrégulier parce qu’il ne représente
qu’imparfaitement le Christ. Or, le baptême nous rend pleinement conforme au
Christ. Il supprime donc cette irrégularité.
5. Les sacrements de la loi nouvelle sont plus efficaces que ceux de la loi ancienne. Or, les sacrements de la loi ancienne supprimaient les irrégularités, comme le Maître nous l’a montré au début du IV° livre des Sentences.
Par conséquent le baptême, qui est le plus efficace des sacrements de la loi nouvelle, détruit l’irrégularité qui provient de la bigamie.
Cependant :
1. S.
Augustin nous dit : "Ceux-là ont une intelligence plus pénétrante, qui ont
pensé qu’on ne doit pas ordonner celui qui a eu une autre femme alors qu’il
était encore catéchumène ou païen ; ici, en effet, il ne s’agit pas de péché,
mais de signification sacramentelle".
2. S. Augustin dit encore "La femme qui a été déflorée alors qu’elle était catéchumène ou païenne ne peut, après son baptême, recevoir le voile parmi les vierges de Dieu".
Conclusion :
Le baptême efface les fautes, mais ne dissout pas les mariages. Aussi, comme le dit S. Augustin, puisque l’irrégularité provient du mariage lui-même, elle ne peut être détruite par le baptême
Solutions :
1.
L’opinion de S. Jérôme n’est pas suivie dans ce cas, à moins, peut-être, que
nous ne voulions l’expliquer en disant qu’il envisage une dispense plus facile.
2. Qui
fait le plus ne fait pas nécessairement le moins, s’il n’est pas destiné à produire
cet effet. C’est justement le cas du baptême, qui n’a pas pour but de détruire
l’irrégularité.
3. Cela
doit s’entendre des peines qui sont la conséquence nécessaire d’un péché
actuel, non de celles qui peuvent être infligées. Par le baptême, en effet, on
ne retrouve pas sa virginité perdue, ni non plus l’indivision de sa chair.
4. Le
baptême nous rend conformes au Christ quant à la vertu de l’âme, mais non quant
à la condition de la chair, la seule qui soit envisagée lorsqu’on parle de la
virginité ou de l’indivision de la chair.
5. Ces irrégularités provenaient de causes légères et non perpétuelles. Aussi pouvaient-elles être détruites par les sacrements de la loi ancienne qui, d’ailleurs, étaient destinés à cela, ce qui n’est pas le cas du baptême.
Objections :
1. Il
semble que non, car on lit dans le droit "Il n’est pas permis de dis
penser les clercs qui, autant qu’ils le pouvaient, ont contracté un second
mariage, car ils sont considérés comme bigames".
2. Il
n’est pas permis de donner une dispense contraire au droit divin. Or, tout ce
qu’on lit dans les livres canoniques est de droit divin. Puisque S. Paul dit,
dans un livre canonique : "Il faut que l’évêque soit le mari d’une seule
femme", il ne semble donc pas que cette exigence soit susceptible de
dispense.
3.
Personne ne peut accorder de dispense dans ce qui est essentiel au sacrement.
Or, l’absence d’irrégularité est essentielle au sacrement de l’Ordre, puisque
sans cela ferait défaut la signification qui est essentielle au sacrement. On
ne peut donc pas dispenser sur ce point.
4. Ce qui a été fait raisonnablement ne peut pas raisonnablement être changé. Si donc on peut raisonnablement accorder la dispense à un bigame, c’est qu’il n’a pas été raisonnable de lui faire encourir cette irrégularité, ce que l’on ne saurait admettre.
Cependant :
1. Le
pape Lucius III accorda cette dispense à l’évêque de Palerme qui était bigame.
2. Le pape Martin dit également : "Le lecteur qui a épousé une veuve doit demeurer lecteur, ou, si cela est nécessaire, être promu au sous- diaconat, mais on ne doit lui conférer aucun ordre supérieur". On peut donc dispenser un bigame au moins jusqu’au sous-diaconat.
Conclusion :
Ce n’est pas d’après le droit naturel, mais d’après le droit positif, que la bigamie entraîne l’irrégularité. De plus, il n’est pas essentiel an sacrement de l’ordre que celui qui le reçoit ne soit pas bigame ; ce qui le montre bien, c’est que le bigame qui accède aux ordres reçoit le caractère sacramentel. Aussi le Pape peut-il dispenser totalement de cette irrégularité, l’évêque pour les ordres mineurs seulement. Quelques auteurs prétendent, en outre, que l’évêque peut accorder cette dispense même pour les ordres majeurs, lorsqu’il s’agit de ceux qui veulent servir Dieu dans l’état religieux, afin de leur éviter des voyages
Solutions :
1.
Cette décrétale montre qu’il y a la même difficulté à accorder cette dispense à
ceux qui ont contracté plusieurs unions irrégulières qu’à ceux dont les
mariages successifs ont été réguliers, mais non que le Pape ne possède pas le
pouvoir d’accorder cette dispense.
2. Ce
principe est vrai lorsqu’il s’agit du droit naturel ou de ce qui est essentiel
aux sacrements et à la foi. S’il s’agit, au contraire, d’une chose qui soit
d’institution apostolique, puisque l’Eglise possède actuellement le même
pouvoir d’établir et d’abroger qu’elle avait à l’origine, la dispense peut être
accordée par celui qui a la primauté dans l’Eglise.
3.
Toute signification n’est pas essentielle au sacrement, mais seulement celle
qui appartient au rôle du sacrement, et cette signification n’est pas détruite
par l’irrégularité.
4. Dans les cas particuliers, on ne peut trouver une raison qui convienne également à tous, à cause de leur diversité. Aussi ce qui a été établi raisonnablement d’une manière générale, en con sidérant ce qui arrive ordinairement, peut-il être supprimé raisonnablement, par dispense, dans un cas particulier.
A ce sujet se posent sept questions 1. L’indissolubilité du mariage est-elle de droit naturel ? — 2. La répudiation de l’épouse peut-elle être permise par dispense ? — 3. La loi de Moïse autorisait-elle la répudiation ? —4. L’épouse renvoyée pouvait-elle prendre un autre mari ? — 5. Le mari pouvait-il reprendre l’épouse qu’il avait renvoyée ? — 6. La haine du mari pour son épouse était-elle la cause du renvoi ? -7. Les causes du renvoi devaient-elles être mentionnées par écrit dans la lettre de divorce ?
Objections :
1. Il
ne semble pas. La loi naturelle, en effet, est commune à tous les hommes. Or, à
part la loi du Christ, aucune autre loi n’a interdit de renvoyer son épouse. Ce
n’est donc pas la loi naturelle qui interdit de se séparer de son épouse.
2. Les
sacrements ne sont pas de droit naturel. Or, l’indissolubilité du mariage tient
au bien du sacrement. Elle n’est donc pas de droit naturel.
3.
L’union de l’homme et de la femme par le mariage a pour fin principale la procréation,
l’éducation et l’instruction des enfants. Or, tout ceci prend fin au bout d’un
certain temps. Après ce laps de temps, il est donc permis de renvoyer sa femme
sans porter préjudice à la loi naturelle.
4. Dans le mariage, on recherche surtout le bien de l’enfant. Or, l’indissolubilité est contraire à ce bien, car, disent les physiciens, il arrive qu’un homme qui ne peut avoir d’enfants avec une femme, en pourrait avoir avec une autre, alors que cette première femme pourrait, elle aussi, avoir des enfants avec un autre mari. Loin d’appartenir au droit naturel, l’indissolubilité du mariage lui est donc plutôt contraire.
Cependant :
1. Ce
qui appartient principalement à la loi naturelle, c’est ce que la nature bien
constituée a reçu à son origine. Or, tel est le cas de l’indissolubilité du
mariage, comme nous le voyons dans S. Matthieu. Elle est donc de droit naturel.
2. La loi naturelle exige, en outre, que l’homme n’aille pas à l’encontre de Dieu. Or, l’homme serait en quelque sorte en opposition avec Dieu, s’il séparait ceux que Dieu a unis. Puisque l’indissolubilité du mariage vient de ce que Dieu a uni les époux, comme on le voit dans S. Matthieu, il semble donc qu’elle soit de droit naturel.
Conclusion :
Dans l’intention de la nature, le mariage a pour but l’éducation des enfants non seulement pendant quelque temps, mais pendant toute leur vie. Aussi, d’après la loi naturelle, les parents doivent-ils amasser des biens pour leurs enfants, et ceux-ci devenir leurs héritiers. Puisque les enfants sont le bien commun du mari et de la femme, ii faut donc que l’union de ceux-ci subsiste perpétuellement sans brisure, en vertu du précepte de la loi naturelle. L’indissolubilité du mariage est donc de droit naturel.
Solutions :
1. Seule
la loi du Christ a conduit le genre humain à sa perfection, en le ramenant à
l’état de sa nouveauté première. Aussi, ni la loi de Moïse, ni aucune loi
humaine n’ont pu abolir tout ce qui était contraire à la loi naturelle. Cela
était réservé à la seule loi de l’esprit et de la vie.
2. Le
mariage jouit de l’indissolubilité parce qu’il est le signe de l’union
perpétuelle du Christ et de l’Eglise, et aussi parce qu’il est une fonction
naturelle ayant pour but le bien de l’enfant, comme nous l’avons déjà dit. Or,
la dissolution du mariage s’oppose plus directement à son symbolisme qu’au bien
de l’enfant, car elle ne nuit à celui-ci que par voie de conséquence. Aussi
l’indissolubilité du mariage se conçoit-elle plutôt dans le bien du sacrement
que dans le bien de l’enfant, bien qu’on puisse l’envisager dans tous les deux.
En tant qu’appartenant au bien de l’enfant, l’indissolubilité sera donc de
droit naturel, mais non en tant qu’elle appartient au bien du sacrement.
3. La
réponse à la troisième objection ressort de ce qui précède.
4. Le mariage est principalement ordonné au bien commun en raison de sa fin principale qui est le bien de l’enfant ; ce qui ne l’empêche pas, vu sa fin secondaire, d’être également ordonné au bien de celui qui le contracte, puisqu’il est par lui-même un remède à la concupiscence. Aussi, dans les lois matrimoniales, on se préoccupe davantage de l’utilité commune que de la convenance particulière. Si l’indissolubilité du mariage empêche le bien des enfants chez tel individu, elle est cependant utile au bien des enfants, considéré absolument. Aussi l’argument n’est-il pas concluant.
Objections :
1. Il
ne semble pas. En effet, ce qui, dans le mariage, est contraire au bien de
l’enfant va à l’encontre des premiers préceptes de la loi naturelle qui
n’admettent pas de dispense. Or, on a vu que c’est le cas du renvoi de
l’épouse.
2. La
concubine diffère de l’épouse surtout parce que l’union qui existe avec elle
n’est pas indissoluble. Or, il n’a jamais été possible par dispense d’avoir une
concubine. Il était donc également impossible de répudier son épouse.
3. Les hommes sont aujourd’hui tout aussi capables qu’autrefois de recevoir des dispenses. Or aujourd’hui personne ne peut être autorisé par dispense à renvoyer sa femme. Ce n’était donc pas possible autrefois.
Cependant :
Nous avons vu qu’Abraham usa d’Agar comme d’une épouse, et pourtant, en vertu d’un ordre divin, il la renvoya sans commettre en cela aucune faute. Cela prouve qu’une dispense peut autoriser un homme à renvoyer son épouse.
Conclusion :
La dispense à l’égard des préceptes, surtout s’il s’agit de ceux qui appartiennent en quelque manière à la loi naturelle, est semblable au changement du cours d’une chose de la nature. Or, celui-ci peut être changé de deux manières. Tout d’abord, par une cause naturelle qui détourne de son cours une autre cause naturelle c’est ce qui a lieu dans tous les cas, en petit nombre d’ailleurs, qui arrivent par l’effet du hasard. Un tel changement dans le cours des choses naturelles ne se produit d’ailleurs pas dans celles qui se réalisent toujours, mais uniquement dans celles qui se réalisent dans la plupart des cas. — En second lieu, sous l’effet d’une cause absolument surnaturelle, comme c’est le cas du miracle. De cet manière peut être modifié non seulement le cours naturel organisé de manière, à se réaliser ordinairement, mais même celui qui l’est de manière à se réaliser toujours, comme le prouvent l’arrêt du soleil au temps de Josué, son retour en arrière à l’époque d’Ezéchias, et l’éclipse miraculeuse au moment de la Passion.
La raison de la dispense des préceptes de la loi naturelle provient parfois de causes inférieures. Cette dispense peut alors porter sur les préceptes secondaires de la loi naturelle, mais non pas sur ses préceptes premiers, car ceux-ci conservent toujours toute leur force, comme nous l’avons vu pour la polygamie et d’autres questions analogues. Elle peut également provenir d’une cause supérieure. Une dispense divine pourra alors avoir pour objet les premiers préceptes de la loi naturelle eux-mêmes, afin de symboliser ou de manifester quelque mystère divin, comme on le voit pour le précepte, qui contenait une dispense, fait à Abraham d’immoler son fils innocent. De telles dispenses, cependant ne sont pas accordées Communément à tous, mais à quelques individus seulement, comme cela se produit également pour les miracles.
Si donc l’indissolubilité du mariage est comprise dans les premiers préceptes de la loi naturelle, ce n’est que de cette seconde manière qu’elle peut faire l’objet d’une dispense. Si, au contraire, elle se range parmi les préceptes secondaires, elle a pu également recevoir une dispense de la première manière. Il semble qu’elle soit plutôt contenue dans les préceptes secondaires. L’indissolubilité du mariage, en effet, n’est ordon née au bien de l’enfant, fin principale du mariage, que parce que les parents doivent pourvoir aux besoins des enfants pour toute leur vie, en leur préparant d’une manière convenable ce qui est nécessaire à leur existence. Or, cette appropriation des choses n’est pas dans l’intention première de la nature, puisque, d’après elle, tous les biens sont communs. Le renvoi de l’épouse ne paraît donc pas opposé à l’intention première de la nature, ni, par conséquent, aux premiers préceptes de la loi naturelle, mais seulement à ses préceptes secondaires. Il semble donc susceptible d’être autorisé par la première sorte de dispense
Solutions :
1. Le
bien de l’enfant, tel qu’il est dans l’intention première de la nature, comprend
la procréation, la nutrition et l’éducation jusqu’à ce que l’enfant soit arrivé
à l’âge parfait. Mais le fait de pourvoir à son avenir par la transmission de
l’héritage et des autres biens paraît être seulement dans l’intention
secondaire de la nature.
2. Le
concubinage est opposé au bien de l’enfant si l’on considère ce que la nature a
en vue dans ce bien par son intention première, c’est-à-dire l’éducation et
l’instruction, qui requièrent une longue cohabitation des parents ; ce qui n’a
pas lieu pour la concubine, puisque l’union avec elle n’est que temporaire Il
n’y a donc pas de parité entre les deux cas. Cependant si l’on envisage le
second mode de dispense, la possession d’une concubine peut en faire l’objet,
comme le montre l’exemple d’Osée.
3. L’indissolubilité, il est vrai, n’appartient qu’à la seconde intention du mariage, si on le considère comme une institution naturelle, mais il fait partie de sa première intention en tant que sacrement de l’Eglise. Aussi, depuis que le mariage a été institué comme sacrement de l’Eglise, et tant que durera cette institution, il ne peut y avoir dispense de son indissolubilité, à moins, peut-être, qu’il ne s’agisse de la seconde espèce de dispense.
Objections :
1. Il
le semble. C’est, en effet, une manière de consentir que de ne pas empêcher
lorsqu’on pourrait le faire. Or, il n’est pas permis de consentir à une chose
illicite. Puis donc que Moïse n’a pas interdit la répudiation de l’épouse, et
qu’en cela il n’a pas commis de faute, puisque la loi est sainte, nous dit
l’épître aux Romains, il semble que cette répudiation a été parfois permise.
2. Les
prophètes ont parlé sous l’inspiration de l’Esprit Saint, lisons-nous dans la
deuxième épître de S. Pierre. Or, le prophète Malachie nous dit "Si tu
hais ton épouse, renvoie-là." Puisque ce qu’inspire l’Esprit Saint ne peut
être illicite, il semble que le renvoi de l’épouse n’a pas toujours été
illicite.
3. D’après S. Jean Chrysostome, de même que les apôtres ont permis les secondes noces, Moïse a autorisé la lettre de divorce. Or, les secondes noces ne sont pas un péché. Sous la loi de Moïse le renvoi de l’épouse n’en était donc pas un non plus.
Cependant :
1. Notre
Seigneur nous dit que la lettre de divorce avait été accordée aux Juifs par
Moïse à cause de la dureté de leur coeur. Or, cette dureté de coeur ne les
excusait pas de péché. Ils n’étaient donc pas davantage excusés par la loi sur
la lettre de divorce.
2. En outre, S. Jean Chrysostome commente ainsi S. Matthieu : "En autorisant la lettre de divorce, Moïse n’a pas fait connaître ce qu’exige la justice divine, de telle sorte qu’à ceux qui agissent conformément à la loi leur péché ne parût plus un péché".
Conclusion :
Il y a deux opinions sur ce point. Les uns disent que ceux qui, sous la loi ancienne, renvoyaient leurs épouses en leur donnant une lettre de divorce n’étaient pas excusés de péché, bien qu’ils ne fussent pas passibles de la peine prévue par la loi. C’est pour cela disent-ils que Moïse a permis de donner la lettre de divorce. Ils distinguent donc quatre manières de donner une permission. La première consiste à s’abstenir de commander ainsi quand un bien supérieur n’est pas commandé, on considère comme permis le bien inférieur. L’Apôtre S. Paul, par exemple, en n’imposant pas la virginité, a autorisé le mariage. La seconde manière consiste à ne pas défendre : en ce sens on dit que les péchés véniels sont permis, puisqu’ils ne sont pas interdits. Une troisième manière consiste à ne pas user de contrainte de la sorte, dit-on, Dieu permet tous les péchés, puisqu’il n’empêche pas de les commettre, alors qu’il pourrait le faire. La quatrième manière consiste à ne pas punir. C’est de cette manière que la loi autorisait la lettre de divorce : non pas pour obtenir un plus grand bien, comme c’était le cas de la dispense autorisant la polygamie, mais pour empêcher un plus grand mal, le meurtre de l’épouse, auquel les Juifs étaient enclins par suite de la dépravation de leur appétit irascible. De la même façon, à cause de la dépravation de leur appétit concupiscible, il leur était permis de pratiquer l’usure vis-à-vis des étrangers, de peur qu’ils n’agissent ainsi avec leurs frères. De même, en raison de la mauvaise influence des soupçons sur la raison, il leur fut permis d’offrir le sacrifice de jalousie, afin qu’un simple soupçon n’altérât pas leur jugement.
Cependant :
Puisque l’ancienne loi, bien que ne conférant pas la grâce, avait été donnée pour faire connaître le péché, ainsi que les saints Pères l’enseignent communément, d’autres auteurs pensent que, si les Juifs avaient péché en renvoyant leur épouse, la loi ou les prophètes auraient dû au moins les en avertir, puisque Dieu dit à Isaïe : "Fais connaître ses crimes à mon peuple." Autrement, il semble qu’ils auraient été trop abandonnés, si on ne leur avait jamais fait connaître les vérités nécessaires au salut qu’ils ignoraient. Or, c’est ce qu’on ne peut soutenir, puisque l’observance de la loi, lorsqu’elle était en vigueur, était un acte méritoire de la vie éternelle. Pour cette raison, disent-ils, le renvoi de l’épouse, bien que mauvais en soi, devenait licite par une permission divine. Ils appuient leur opinion sur l’autorité de S. Jean Chrysostome qui nous dit que le législateur enleva an péché sa culpabilité lorsqu’il permit la répudiation.
Quoique cette opinion soit probable, la première est cependant plus communément soute nue. Aussi faut-il répondre aux arguments de l’une et de l’autre
Solutions :
1. Celui
qui peut interdire une chose ne pèche pas s’il s’abstient de porter Ïine
défense, lorsqu’il n’en espère aucun amendement, mais qu’il estime, au
contraire, que cette défense serait l’occasion d’un plus grand mal. C’est ce
qui est arrivé à Moïse : et c’est pourquoi, appuyé sur l’autorité divine, il
n’a pas interdit la lettre de divorce.
2. Les
prophètes, inspirés par l’Esprit Saint, ne disaient pas qu’il fallait renvoyer
l’épouse parce que l’Esprit Saint l’ordonnait ; ils disaient seulement que cela
était permis, pour éviter un plus grand mal.
3. On
ne peut assimiler sous tous les rapports ces deux permissions : elles ne se
ressemblent que par leur motif, car elles avaient toutes deux pour but de
prévenir un désordre honteux.
4. Si
la dureté de coeur n’excuse pas de péché, la permission accordée à cause de
cette dureté excuse cependant. Souvent, en effet, on interdit aux bien portants
ce que l’on permet aux malades, et ceux-ci, cependant ; ne commettent aucune
faute en usant de la permission qui leur est accordée.
5. On peut omettre l’accomplissement d’un bien de deux manières. Tout d’abord, pour réaliser un plus grand bien. Dans ce cas, l’omission de l’acte bon devient vertueux, à cause de son rapport avec le bien supérieur. Ainsi Jacob a-t-il omis de se conformer à la loi de la monogamie à cause du bien des enfants. — On peut également omettre un acte bon pour éviter un plus grand mal. Si cela se fait de par l’autorité du supérieur qui a le pouvoir d’accorder la dispense, cette omission n’entraîne aucune culpabilité, mais elle ne devient pas vertueuse pour autant. C’est ainsi que, sous la loi de Moïse, on n’observait pas la loi de l’indissolubilité du mariage, afin d’éviter un plus grand mal, à savoir le meurtre de l’épouse. C’est ce qui fait dire à S. Jean Chrysostome que Moïse a enlevé au péché sa culpabilité. S’il restait, en effet, dans la répudiation, un désordre qui lui fait donner le nom de péché, elle ne faisait cependant encourir aucune peine, ni temporelle, ni éternelle, puisqu’elle se faisait en vertu d’une dispense divine, et, de ce chef, était dénuée de toute culpabilité. C’est pour cela encore que le même S. Jean Chrysostome dit que : "la répudiation fut autorisée, et que, bien qu’elle fût un mal, elle devint cependant licite". Les partisans de la première opinion entendent ce texte en ce sens seulement que la répudiation n’entraînait pas l’obligation à la peine temporelle.
Objections :
1. Il
le semble, car dans la répudiation l’injustice était plutôt du côté du mari,
auteur du renvoi, que du côté de l’épouse renvoyée. Or, le mari pouvait sans
péché prendre une autre épouse. La femme renvoyée pouvait donc, elle aussi,
sans péché, prendre un autre mari.
2. S.
Augustin dit, en parlant de la polygamie, que lorsque c’était la coutume, elle
n’était pas un péché. Or, c’était la coutume, sous l’ancienne loi, que l’épouse
répudiée prît un autre mari. Nous en avons la preuve dans ce texte du
Deutéronome : "Lorsque l’épouse sortie de la maison de son mari aura
épousé un autre homme, etc." Elle ne péchait donc pas en prenant un autre
mari.
3. Notre Seigneur nous montre, dans l’Evangile selon S. Matthieu, que la justice du Nouveau Testament surpasse la justice de l’Ancien Testament. Or, il nous dit que l’un des points sur lesquels la justice du Nouveau Testament l’emporte sur celle de l’Ancien c’est que l’épouse répudiée ne prend pas un autre mari ; ce qui prouve que cela était permis sous l’ancienne loi.
Cependant :
1. Il
est dit dans S. Matthieu : "Celui qui épouse une femme renvoyée, commet un
adultère". Or, l’adultère n’a jamais été permis sous l’ancienne loi.
L’épouse renvoyée ne pouvait donc pas prendre un autre mari.
2. La Deutéronome dit également que la femme renvoyée qui prenait un autre mari était souillée et en abomination devant le Seigneur. Elle commettait donc une faute en se remariant.
Conclusion :
D’après les tenants de la première opinion (exposée à l’article précédent) la femme renvoyée commettait une faute en prenant un autre mari, car le premier mariage n’était pas encore dissous, puisque, nous enseigne l’épître aux Romains, la femme est enchaînée sous la loi du mari tant qu’il est vivant. Elle ne pouvait donc avoir plusieurs maris à la fois. D’après la seconde opinion, de même que, en vertu d’une dispense divine, le mari pouvait renvoyer son épouse, de même celle-ci pouvait se remarier. L’indissolubilité du mariage était alors supprimée par la dispense divine ; or, le texte de l’Apôtre ne s’applique qu’au cas où cette indissolubilité subsiste. Il nous faut donc répondre aux arguments apportés de part et d’autre.
Solutions :
1. En
vertu d’une dispense divine, il était permis au mari d’avoir plusieurs femmes à
la fois. Aussi, après en avoir renvoyé une, pouvait-il en prendre une autre,
même si le premier mariage n’était pas dissous. A la femme, au contraire, il
n’a jamais été permis d’avoir plusieurs maris. Il n’y a donc pas parité.
2. Dans
ce texte de S. Augustin le mot "mos" n’est pas pris dans le sens de
coutume, mais dans celui d’acte honnête. C’est en employant ce mot dans le même
sens qu’on appelle moral quelqu’un qui est de bonnes moeurs, et qu’on donne son
nom à la philosophie morale.
3.
Notre Seigneur nous montre que la loi nouvelle l’emporte par ses conseils sur
la loi ancienne non seulement par rapport à ce que la loi ancienne rendait
licite, mais encore par rapport à ce qui, bien qu’illicite, était cependant
considéré par beaucoup comme permis, par suite d’une fausse interprétation des
préceptes. C’est le cas, par exemple, de la haine des ennemis, et c’est
également celui de la répudiation.
4. Cette parole de Notre Seigneur s’applique à l’époque de la loi nouvelle, où la permission autrefois accordée a été révoquée.
C’est dans ce
même sens qu’il faut entendre S. Jean Chrysostome lorsqu’il dit que : "Celui
qui s’autorise de la loi pour renvoyer son épouse commet quatre fautes. Aux
yeux de Dieu il est homicide", puisque disposé à tuer son épouse s’il ne
la renvoyait pas. "Il la renvoie sans qu’elle ait commis l’adultère",
bien que ce soit le seul cas où la loi évangélique permet de renvoyer sa femme.
"Enfin il la fait tomber dans l’adultère, ainsi que celui auquel elle
s’unit".
5. Il est dit dans une glose interlinéaire : "Elle est souillée et objet d’abomination au jugement de celui qui l’a renvoyée auparavant comme souillée". Il ne s’ensuit donc pas qu’elle le soit réellement.
On peut dire également qu’elle était souillée, d’une manière analogue à celle qui faisait donner le nom d’impurs à ceux qui touchaient un mort ou un lépreux : il ne s’agissait pas, dans ce cas, d’une impureté coupable, mais seulement d’une irrégularité légale. C’est pour cette raison qu’il n’était pas permis à un prêtre d’épouser une veuve ou une femme répudiée.
Objections :
1. Il
semble que le mari pouvait reprendre l’épouse qu’il avait renvoyée. Il est
permis, en effet, de réparer le mal qu’on a fait. Or, c’était une mauvaise
action que de renvoyer son épouse. On pouvait donc la réparer en rappelant
l’épouse.
2. Il a
toujours été permis d’user d’indulgence envers le pécheur c’est un précepte
moral qui reste en vigueur sous n’importe quelle loi. Or, en reprenant l’épouse
qu’il avait renvoyée, le mari traitait une pécheresse avec indulgence. Il
pouvait donc le faire.
3. D’après le Deutéronome, la raison qui s’opposait à ce que le mari pût reprendre son épouse, c’est qu’elle était souillée. Or, une femme renvoyée ne se souille qu’en épousant un autre homme. Il était donc permis au mari de la reprendre, tout au moins avant qu’elle en eût épousé un autre.
Cependant :
Le Deutéronome enseigne le contraire "Son premier mari ne pourra la reprendre."
Conclusion :
La loi relative à la lettre de divorce permettait deux choses le renvoi de l’épouse, et l’union de l’épouse renvoyée avec un autre homme. Elle contenait également deux prescriptions : la lettre de divorce devait être mise par écrit, et le mari qui renvoyait sa femme ne pouvait plus la reprendre. D’après les partisans de la première opinion, cette défense fut portée pour punir la femme qui s’était remariée et souillée par ce péché. Les partisans de l’autre opinion disent que cette loi visait à empêcher le mari de renvoyer facilement son épouse, puisqu’il ne pourrait plus la reprendre dans la suite.
Solutions :
1.
C’est pour empêcher le mal que commettait celui qui renvoyait son épouse qu’il
était défendu au mari de reprendre la femme qu’il avait renvoyée. Telle est la
raison de cette loi divine.
2. Il a
toujours été permis d’user d’indulgence envers le pécheur, en évitant tout
sentiment d’aigreur à son égard, mais non pas en le dispensant de la peine
portée par Dieu.
3. Il y a deux opinions sur ce point. Certains prétendent que l’épouse renvoyée pouvait se réconcilier avec son mari, à moins qu’elle n’eût contracté un nouveau mariage. Dans ce cas, en effet, en punition de l’adultère qu’elle avait volontairement commis, il lui était interdit de retourner à son premier mari.
Mais, comme la défense portée par la loi est générale, d’autres enseignent que, dès lors qu’elle avait été renvoyée, son mari ne pouvait la reprendre, même si elle n’avait contracté aucun nouveau mariage. La souillure dont parle le Deutéronome ne s’entend pas, en effet, d’une souillure coupable, mais comme nous l’avons exposé.
Objections :
1. Il le
semble, car on lit dans Malachie : "Si vous avez de la haine pour votre
épouse, renvoyez-là."
2. On
lit dans le Deutéronome : "Si elle ne trouve pas grâce devant ses yeux
parce qu’elle a quelque chose de repoussant, etc." Il faut donc conclure
comme précédemment.
3.
Cependant la stérilité et la fornication s’opposent davantage au mariage que la
haine. Plus que la haine, par conséquent, ils auraient dû motiver le renvoi.
4. La
haine peut être provoquée par la vertu de celui que l’on hait. Si donc la haine
était une cause suffisante de renvoi, une épouse pourrait être répudiée à cause
de sa vertu, ce qui est absurde.
5. Il est écrit dans le Deutéronome : "Si un homme, après avoir épousé une femme, vient à éprouver pour elle de la haine", et qu’il lui impute des choses déshonorantes antérieures au mariage, sans pouvoir en fournir la preuve, "il sera châtié, on lui imposera une amende de cent sicles d’argent, et il ne pourra pas la renvoyer, tant qu’il vivra." La haine du mari n’est donc pas une raison suffisante de renvoi.
Conclusion :
Comme l’enseignent communément les Pères, c’est pour éviter le meurtre de l’épouse que sa répudiation fut autorisée. Or, la cause prochaine de l’homicide est la haine : aussi la haine est-elle la cause prochaine du renvoi. Mais la haine, tout comme l’amour, provient d’une autre cause. Il faut donc admettre d’autres causes éloignées du renvoi, qui ont provoqué la haine.
Or, S. Augustin nous dit, dans un passage cité par la glose "Il y avait dans la loi des causes nombreuses autorisant le renvoi de l’épouse : le Christ n’admet que la fornication. Quant aux autres désagréments, il ordonne de les supporter, en considération de la fidélité et de la chasteté conjugales." On range parmi ces causes les difformités corporelles, comme la maladie ou une tare notable, ou des difformités de l’âme, comme l’adultère ou une autre faute analogue, qui détruisent l’honnêteté des moeurs.
Certains auteurs, cependant réduisent le nombre de ces causes, en soutenant, avec assez de probabilité, qu’il n’était permis de renvoyer sa femme que pour une cause survenue après le mariage. Non pas, d’ailleurs, pour n’importe quelle Cause, mais uniquement pour une cause susceptible d’empêcher le bien de l’enfant ; soit son bien corporel, comme la stérilité, la lèpre, ou autre chose de ce genre, soit le bien de son âme, si, par exemple, la femme était de mauvaises moeurs et que les enfants, vivant habituellement avec elle, seraient ainsi tentés de l’imiter.
Une glose sur ce texte du Deutéronome : "Si elle n’a pas trouvé grâce, etc." semble réduire davantage encore les causes de renvoi, et n’admettre que le péché, car c’est le péché, dit- elle, qui est désigné ici par le mot de "chose honteuse". Mais par péché la glose entend non seulement le désordre moral de l’âme, mais aussi les défauts corporels
Solutions :
1 et 2.
Nous admettons les deux premiers arguments.
3. La
stérilité et les défauts analogues sont des causes de haine, et, par
conséquent, des causes éloignées de renvoi.
4.
Absolument parlant, personne n’est haïssable à cause de sa vertu, car la bonté
est une cause d’amour. L’argument n’est donc pas concluant.
5. C’était pour punir mari que la loi lui enlevait à perpétuité la possibilité de renvoyer son épouse dans le cas envisagé ici, aussi bien, d’ailleurs, que dans le cas où il l’avait déflorée avant son mariage.
Objections :
1. Il
semble que la lettre devait mentionner les causes du renvoi. En écrivant cette
lettre, en effet, le mari se mettait à l’abri de la peine portée par la loi.
Or, cela eût été tout à fait injuste s’il n’avait pas allégué des causes
suffisantes de répudiation. Il fallait donc mentionner ces causes dans la
lettre.
2. La
lettre semble n’avoir pas eu d’autre but que de faire connaître les causes du
renvoi. Si ces causes n’étaient pas mentionnées, il était donc parfaitement inutile
que le mari la remît à l’épouse.
3. Le Maître des Sentences l’affirme explicitement.
Cependant :
Les causes du renvoi étaient suffisantes, ou bien ne l’étaient pas. Si elles étaient suffisantes, la femme perdait la possibilité d’un second mariage que la loi lui permettait. Si, au contraire, elles étaient insuffisantes, elles montraient l’injustice du renvoi, qui ne pouvait donc avoir lieu. Par conséquent, on n’inscrivait en aucune manière les causes du renvoi sur la lettre du divorce.
Conclusion :
Les causes du renvoi n’étaient pas mentionnées dans la lettre d’une manière détaillée, mais seulement en général, afin de prouver la justice du renvoi. D’après Josèphe, on agissait ainsi pour que la femme munie d’une lettre de divorce pût se remarier ; autrement on ne la lui aurait pas donnée. Voilà pourquoi, selon le même auteur, la lettre était ainsi rédigée : "Je promets de ne plus jamais vivre maritalement avec toi".
Mais, d’après S. Augustin, on exigeait une lettre "afin que le délai qui en résultait et les conseils des scribes qui cherchaient à le dissuader, fassent renoncer le mari à son projet"
Ce qui précède donne la solution des difficultés.
Trois questions se posent au sujet des enfants illégitimes : -1. Les enfants qui naissent en dehors d’un vrai mariage sont-ils illégitimes ? — 2. Les enfants illégitimes doivent-ils souffrir un dom mage par suite de leur illégitimité ? — 3. Peuvent- ils être légitimés ?
Objections :
1. Ils
ne le sont pas, semble-t-il. On appelle, en effet, légitime, l’enfant né selon
la loi. Or, la naissance de n’importe quel enfant est conforme au moins à la
loi naturelle, qui est la plus forte des lois. Tout enfant est donc légitime.
2. On enseigne communément que l’enfant légitime est celui qui est né d’un mariage légitime ou regardé comme tel au for externe ecclésiastique. Or, il arrive parfois qu’un mariage soit regardé comme légitime au for externe de l’Eglise, alors qu’un empêchement, connu d’ailleurs par ceux qui contractent publiquement le mariage, empêche sa légitimité. Si le mariage se conclut en secret et que les parties ignorent l’empêchement, il semble également légitime au for externe ecclésiastique, puisque l’Eglise ne s’y oppose pas. Les enfants qui naissent en dehors d’un vrai mariage ne sont donc pas illégitimes.
Cependant :
on appelle illégitime ce qui est contraire à la loi. Or, ceux qui naissent hors mariage naissent contrairement à la loi. Ils sont donc illégitimes.
Conclusion :
Les enfants peuvent se trouver dans quatre conditions. Les uns sont naturels et légitimes ce sont ceux qui naissent d’un légitime mariage. D’autres sont naturels et illégitimes ce sont ceux qui naissent à la suite d’une simple fornication. Certains sont légitimes, mais non naturels, comme les fils adoptifs. D’autres, enfin, ne sont ni légitimes, ni naturels, comme les enfants qui naissent de l’adultère ou du stupre leur naissance est, en effet, contraire à la loi positive et à la loi naturelle. Il faut donc admettre qu’il y a des enfants illégitimes
Solutions :
1. Bien
que les enfants issus d’un commerce illicite naissent conformément à la nature
commune à l’homme et à tous les animaux, leur naissance est cependant contraire
à la loi naturelle qui est propre à l’homme, puisque la fornication, l’adultère
et autres actions de ce genre sont opposés à la loi naturelle. Aucune loi
n’admet donc la légitimité de ces enfants
2. L’ignorance excuse de péché le commerce illicite, à moins qu’elle ne soit affectée. Aussi ceux qui, de bonne foi, contractent mariage devant l’Eglise, malgré l’existence d’un empêchement qu’ils ignorent, ne commettent aucune faute, et leurs enfants ne sont pas illégitimes. Si, au contraire, ils ont connaissance de l’empêchement, bien que l’Eglise qui l’ignore n’inter vienne pas, ils ne sont pas exempts de péché, ni leurs enfants de l'illégitimité Si au contraire ils ignorent l’empêchement et contractent mariage en secret, ils ne jouissent d’aucune excuse, car leur ignorance paraît affectée
Objections :
1. Il
ne semble pas, car un enfant ne doit pas être puni pour le péché de son père,
comme l’affirme le Seigneur lui-même dans le livre d’Ezéchiel. Or, si un enfant
naît d’un commerce illégitime, ce n’est pas lui, mais son père, qui a commis le
péché. L’enfant n’en doit donc subir aucun détriment.
2. La justice humaine se règle sur la justice divine. Or Dieu distribue les biens naturels avec une égale largesse aux enfants légitimes et aux enfants illégitimes. Les lois humaines doivent donc également les mettre sur le même pied.
Cependant :
Il est dit dans la Genèse qu’Abraham donna tous ses biens à Isaac et fit simplement des présents aux enfants de ses concubines. Et cependant ceux-ci n’étaient pas nés d’un commerce illicite. A plus forte raison ceux qui naissent de relations illégitimes doivent-ils subir le dommage qui consiste à ne pas avoir part à l’héritage paternel.
Conclusion :
On peut subir un dommage de deux manières. Tout d’abord, en étant privé de ce qui vous est dû : et de cette manière l’enfant illégitime ne subit aucun dommage. Ensuite, parce qu’on n’a aucun droit sur ce qui, en d’autres circonstances, vous aurait été dû. De la sorte, le fils illégitime subit un double détriment il est exclu des actes légitimes, tels que les offices et les dignités, qui exigent chez ceux qui en sont revêtus une certaine honorabilité ; il est, en outre, exclu de la succession paternelle.
Les enfants naturels peuvent cependant recevoir la sixième partie de l’héritage de leurs parents. Les enfants adultérins ne peuvent rien recevoir, mais le droit naturel oblige pourtant les parents à leur fournir ce qui est nécessaire à la vie. Il appartient donc à la sollicitude de l’évêque de forcer les parents à subvenir à leur entretien
Solutions :
1.
Subir un dommage de la seconde manière n’est pas une peine. Aussi nous ne
disons pas que c’est une peine, pour celui qui n’est pas le fils du roi, de ne
pas lui succéder sur le trône. De même ce n’est pas une peine, pour un fils
illégitime, de n’avoir aucun droit à ce qui appartient aux enfants légitimes.
2. Si le commerce charnel illicite est contraire à la loi naturelle, ce n’est pas comme acte de la puissance génératrice, mais parce qu’il procède d’une volonté pervertie. Aussi l’enfant illégitime ne subit aucun dommage dans ce qui s’acquiert par l’origine naturelle, -mais uniquement dans ce dont la production ou la possession dépendent de la volonté.
Objections :
1. Cela
ne semble pas possible. La distance est la même, en effet, entre l’enfant
légitime et l’enfant illégitime qu’entre l’enfant illégitime et l’enfant
légitime. Or, l’enfant légitime ne devient jamais illégitime. De même l’enfant
illégitime ne peut-il jamais devenir légitime.
2. C’est l’illégitimité de l’acte sexuel qui cause l’illégitimité de l’enfant. Or, l’acte sexuel illégitime ne devient jamais légitime. L’enfant illégitime, lui non plus, ne peut donc jamais être légitimé.
Cependant :
Ce que la loi établit, la loi peut le révoquer. Or c’est une loi positive qui a institué l’illégitimité des enfants. Le fils illégitime peut donc être légitimé par celui auquel la loi accorde le pouvoir nécessaire.
Conclusion :
La légitimation d’un enfant illégitime ne consiste pas à faire qu’il soit né de relations légitimes. Ces relations sont un fait passé, et dès lors qu’elles ont été illégitimes, elles ne peuvent jamais devenir légitimes. La légitimation consiste simplement à éviter à l’enfant, par l’autorité de la loi, les dommages que lui fait subir sa naissance illégitime.
Il y a six- façons de légitimer un enfant. Deux appartiennent au droit canonique. Elles se réalisent quand un homme épouse la femme dont il a eu un enfant illégitime, pourvu qu’il n’y ait pas eu d’adultère, ou bien encore lorsque le Pape,-par faveur spéciale, accorde cette dispense.
Les quatre autres manières ont été établies par les lois civiles. La première se vérifie lorsque le père offre son fils naturel à la cour impériale l’enfant est alors légitimé par le fait même, à cause de la dignité de la cour. La seconde, lorsque le père nomme son fils naturel son légitime héritier, et que celui-ci offre ensuite le testament à l’empereur. La troisième, lorsqu’il n’existe aucun enfant légitime, et que l’enfant naturel se met au service du prince. La quatrième, enfin, lorsque le père, dans un acte public, ou dans un acte signé de trois témoins, donne à son fils la qualification de légitime sans ajouter celle de naturel
Solutions :
1. On
peut sans injustice faire une grâce à quelqu’un, mais personne ne doit subir de
dommage sans avoir commis de faute. L’enfant illégitime peut donc devenir
légitime, alors que le contraire ne peut avoir lieu. Bien que l’enfant légitime
soit parfois privé de son héritage en punition d’une faute, on ne l’appelle
cependant pas illégitime, car sa naissance a été légitime.
2. L’acte illégitime a un défaut intrinsèque inséparable qui le met en opposition avec la loi aussi ne peut-il devenir légitime. Il n’en est pas de même de l’enfant illégitime qui n’a aucun défaut de cette sorte.
Nous sommes arrivés à traiter de la résurrection. En effet, après avoir parlé des sacrements qui délivrent l’homme du péché qui est une mort, il est logique de parler de la résurrection qui délivre l’homme de la mort qui est une peine.
Ce traité se divise en trois parties ce qui précède la résurrection, ce qui l’accompagne, ce qui la suit ; en d’autres termes un certain nombre de choses qui la précèdent, la résurrection elle- même et ses circonstances, ce qui s’ensuivra.
Dans la première partie nous aurons à considérer 1° les demeures assignées aux âmes après la mort ; la condition des âmes séparées de leur corps et la peine que le feu peut leur infliger ; 3° les suffrages par lesquels les vivants peuvent aider les défunts ; 4° les prières des saints du ciel ; 5° les signes précurseurs du Jugement général ; 6° la conflagration universelle qui doit précéder l’arrivée du Juge.
La première question suggère les demandes suivantes : 1. Y a-t-il certaines demeures assignées aux âmes après la mort ? - 2. Y vont-elles aussitôt après la mort ? - 3. Peuvent-elles en sortir ? - 4. Cette expression "le sein d’Abraham" désigne-t-elle un limbe de l’enfer ? - 5. Ce limbe est-il le même que l’enfer des damnés ? - 6. Le limbe des enfants est-il identique à celui des Patriarches ? - 7. Est-il nécessaire de distinguer cinq demeures, ni plus ni moins ?
Objections
1. "L’opinion commune des sages, dit Boèce, est que les êtres incorporels
ne sont pas dans un lieu". Saint Augustin dit également : "Il est
facile de répondre que c’est seulement par son union avec un corps que l’âme
peut se porter vers un lieu corporel". Il est donc ridicule d’assigner
certaines demeures aux âmes séparées du corps.
2. Ce
qui occupe un lieu déterminé doit avoir plus de rapport avec ce lieu qu’avec
tout autre. Or, les âmes séparées sont indifférentes à tous les lieux ; en
effet, on ne peut pas dire qu’il y a convenance ou répugnance entre elles et
certains corps, puisqu’elles sont absolument soustraites à toutes les
conditions corporelles.
3. Après la mort, les âmes ne reçoivent rien qui ne se rapporte à la récompense ou au châtiment. Or, un lieu corporel ne peut avoir ce caractère vis-à-vis d’êtres devenus totalement indépendants des corps.
Cependant :
1. Le
ciel empyrée est un lieu corporel. Et pourtant "lorsqu’il eut été fait,
dit saint Bède, il fut aussitôt rempli par les saints anges". Or les anges
sont incorporels, comme aussi les âmes séparées. On peut donc bien assigner à
celles-ci certaines demeures.
2. La même affirmation résulte de ce que dit saint Grégoire de l’âme d’un certain Paschasius rencontrée dans des thermes par Germain, évêque de Capoue, et de celle du roi Théodoric, menée en enfer.
Conclusion :
Il est vrai que les substances spirituelles ne dépendent point d’un corps dans leur être même ; mais il est vrai aussi que Dieu régit les êtres corporels par l’entremise des êtres spirituels. Il existe donc entre eux une certaine convenance, en ce sens que les plus dignes parmi les premiers doivent être confiés aux plus dignes parmi les seconds. C’est ainsi que les philosophes avaient établi la hiérarchie des substances incorporelles d’après celle des êtres soumis au mouvement. Aux âmes séparées on ne saurait sans doute attribuer des corps pour s’y unir ou pour les mouvoir, mais on peut leur assigner certains lieux corporels correspondant à leurs degrés de valeur. Ces âmes y sont comme dans un lieu, selon le mode dont les êtres incorporels peuvent y être ; et dans des lieux différents, selon qu’elles- mêmes se rapprochent de la Substance première à laquelle convient le lieu suprême, c’est-à-dire de Dieu dont l’Ecriture dit que le ciel est sa demeures. Les âmes qui participent parfaitement à la divinité, nous les mettons donc dans le ciel ; celles qui en sont empêchées, nous les plaçons, au contraire, dans un lieu inférieur.
Solutions :
1. Les
êtres incorporels ne sont pas dans un lieu selon le mode normal et expérimental
dont nous disons que c’est une propriété des corps que d’y être. Ils y sont
cependant d’une manière qui leur est spéciale et dont il nous est impossible
d’avoir une connaissance parfaite.
2. Il
faut distinguer deux espèces de convenance et de similitude. La première
consiste dans la participation d’une même qualité c’est ainsi qu’il y a
convenance entre les corps chauds ; mais il est impossible qu’il en soit ainsi
entre les être incorporels et les lieux corporels. - La seconde consiste dans
un certain rapport : c’est ainsi que l’Ecriture attribue par métaphore les
qualités des corps aux esprits, donne à Dieu le nom de Soleil, parce qu’il est
le principe de la vie spi rituelle comme le soleil l’est de la vie corporelle.
C’est cette convenance qui existe entre certaines âmes et certains lieux, entre
les âmes éclairées par la grâce et les corps lumineux, entre les âmes obscurcies
par le péché et les lieux ténébreux.
3. Les lieux corporels n’agissent pas sur les âmes séparées de la manière dont ils agissent su les corps, par exemple, pour les préserver ; mais les âmes elles-mêmes, du fait qu’elles connaissent que tel ou tel lieu leur est assigné, en conçoivent de la joie ou de la tristesse c’est ainsi que leur demeure contribue à leur récompense ou à châtiment.
Objections :
1. Ces
paroles du Psalmiste "Encore un peu de temps et le pécheur n’est plus",
suggèrent à la Glose ce commentaire : "Les saints sont délivrés à la fin
du monde ; cependant, après cette vie, tu ne seras pas encore où seront les saints
auxquels il sera dit Venez, les bénis de mon Père". Mais les saints seront
dans le ciel. Donc, au sortir de cette vie, les saints ne montent pas
immédiatement au ciel.
2. Saint
Augustin dit : "Dans l’intervalle entre la mort et la résurrection
générale, les âmes habitent des demeures mystérieuses, suivant que chacune a
mérité le repos ou la peine". Or, ces demeures ne sauraient signifier le
ciel et l’enfer où les âmes seront avec leur corps après la résurrection, car
alors la distinction faite par le saint Docteur entre le temps qui précède la
résurrection et celui qui la suit n’aurait plus de sens.
3. La
gloire de l’âme est supérieure à celle du corps. Or, la gloire corporelle sera
donnée à tous en même temps, afin que la joie de chacun soit comme multipliée
par la joie de tous, comme le dit la Glose. Donc, à plus forte raison, la
gloire des âmes doit-elle être différée jusqu’à la fin du monde où elle sera
donnée à tous en même temps.
4. Le châtiment et la récompense qui dépendent du jugement ne doivent pas le précéder. Or, le feu de l’enfer ou le bonheur du paradis seront décernés à tous les hommes par la sentence du souverain Juge, au dernier jugement. Donc, jusque-là, personne ne va au ciel ou en enfer.
Cependant :
1.
Saint Paul a dit : "Nous savons que si cette tente, notre demeure
terrestre, vient à être détruite, nous avons une maison qui est l’ouvrage de
Dieu, une demeure éternelle qui n’est pas faite de main d’homme, dans le ciel".
Donc, après la dissolution du corps, l’homme a une demeure qui l’attend dans le
ciel.
2. Saint Paul dit encore : "J’ai le désir de partir et d’être avec le Christ". Ce qui suggère à saint Grégoire cet argument : "Celui-là donc qui ne doute pas que le Christ ne soit au ciel ne saurait nier non plus que l’âme de saint Paul soit au ciel". Or, le Christ est au ciel, c’est un article de foi. Donc il faut affirmer aussi que les âmes des saints vont au ciel. - Que certaines âmes aillent en enfer aussitôt après la mort, saint Luc le déclare : "Le riche mourut et il fut enseveli dans l’enfer".
Conclusion :
De même que la gravité ou la légèreté porte les corps au lieu qui est le terme de leur mouvement, de même le mérite ou le démérite au châtiment qui sont le terme de leur activité. De même donc que, si rien n’y met obstacle, les corps obéissent à la gravitation et atteignent le lieu qui leur convient, de même les âmes, après la rupture du lien corporel qui les retenait ici-bas, reçoivent leur récompense ou leur châtiment, si rien n’y met obstacle ; obstacle qui peut venir, par exemple, du péché véniel qui exige une purification et empêche la récompense d’être immédiate. De plus, comme le lieu qui est assigné à une âme correspond à la récompense ou au châtiment qu’elle a mérité, aussitôt que cette âme est séparée du corps, elle est engloutie en enfer ou elle s’envole au ciel, à moins, en ce dernier cas, qu’une dette envers la justice divine ne retarde son envolée en l’obligeant à une purification préalable.
Cette vérité est proclamée avec évidence par les Ecritures canoniques et les ouvrages des saints Pères : sa négation doit donc être regardée comme hérétique.
Solutions :
1. La
Glose s’explique elle-même : car, après avoir dit : "Tu ne seras pas
encore où seront les saints, etc." elle ajoute : "C’est-à-dire, Tu
n’auras pas la double étole qu’auront les saints lors de la résurrection".
2.
Parmi les demeures mystérieuses dont parle saint Augustin, il faut ranger le
ciel et l’enfer où il y a des âmes même avant la résurrection. Ce qui distingue
le temps qui précède celle-ci et le temps qui la suit, c’est l’absence ou la
présence du corps, et aussi le fait que certaines demeures qui contiennent
aujourd’hui des âmes n’en contiendront plus après la résurrection.
3. Le corps crée une espèce de continuité entre tous les hommes ; c’est par lui que se vérifie cette parole des Actes : "D’un seul homme Dieu a fait sortir tout le genre humain". Au contraire, "Dieu a créé chacune des âmes". La glorification simultanée de toutes les âmes s’impose donc moins que celle de tous les corps.
De plus, la
gloire du corps est moins essentielle que celle de l’âme. L’ajournement de
celle-ci causerait donc aux saints un préjudice d’autant plus grave, et que ne
suffirait pas à compenser le supplément de joie que chacun recevrait de la joie
de tous.
4. Saint Grégoire propose et résout cette même objection. "Si les âmes des saints sont dès aujourd’hui dans le ciel, que recevront-ils donc, au jour du Jugement, comme prix de leurs vertus ?" Et il répond : "Un merveilleux accroissement jusque-là, leurs âmes seules goûtent le bonheur qui est leur récompense, mais alors ils jouiront de la béatitude de leur corps, ils seront heureux dans cette même chair dans laquelle ils ont enduré les douleurs et les tourments pour le Seigneur." La même distinction s’applique aux damnés.
Objections :
1. "Si
les âmes des morts, dit saint Augustin, s’intéressaient aux affaires des
vivants, (si ces âmes, quand nous les voyons, nous parlaient dans le sommeil),
il s’ensuivrait, pour ne pas citer d’autres personnes, que ma pieuse mère
serait toujours avec moi chaque nuit, elle qui m’a suivi sur terre et sur mer
pour vivre avec moi". Il en conclut que les âmes des morts restent
distantes du monde des vivants. C’est dire qu’elles ne peuvent pas quitter
leurs de meures posthumes.
2. Il
est écrit au livre des Psaumes : "Je voudrais habiter dans la maison du
Seigneur tous les jours de ma vie", c’est-à-dire, ne jamais la quitter. Et
dans celui de Job : "Celui qui descend au schéol ne remontera plus".
3. Les demeures sont assignées aux âmes pour leur récompense ou leur punition. Mais aucune âme ne verra diminuer l’une ou l’autre ; elle restera donc toujours où elle est.
Cependant :
1.
Saint Jérôme apostrophe Vigilantius en ces termes : "Tu prétends que les
âmes des Apôtres et des martyrs, qu’elles soient dans le sein d’Abraham, dans
le lieu du rafraîchissement, ou sous l’autel de Dieu, ne peuvent pas se rendre
présentes à leurs tombeaux, au gré de leur volonté. C’est ainsi que tu fais la
loi à Dieu, que tu charges de liens les Apôtres, les retenant en prison
jusqu’au jour du Jugement et les empêchant d’être avec leur Seigneur,
quoiqu’ils soient de ceux dont il est écrit : "Ils suivent l’Agneau
partout où il ira". Et, puisque l’Agneau est partout, il faut donc croire
que ceux qui sont avec lui sont partout".
2.
Saint Jérôme argumente encore dans le même sens : "Le diable et les démons
parcourent l’univers entier ; leur prodigieuse mobilité les rend en quelque
sorte présents partout ; et les martyrs, après avoir versé leur sang, resteraient
enfermés sous l’autel mystique, sans pouvoir en sortir ?". Ils le peuvent
donc, et les damnés eux-mêmes ne sauraient être dans une condition pire que
celle des démons.
3. Saint Grégoire, de son côté, relate de nombreuses apparitions d’âmes après la mort.
Conclusion :
On peut donner deux sens à cette expression sortir de l’enfer ou du paradis. En sortir définitivement, de telle sorte que le paradis ou l’enfer ne soit plus le lieu de l’âme. En ce sens, aucun de ceux que la sentence irrévocable a faits entrer au ciel ou en enfer ne peut en sortir, comme on l’expliquera plus loin.
En sortir pour un temps. Et ici il faut distinguer ce qui est possible selon l’ordre naturel ou l’ordre providentiel, car, comme le dit saint Augustin, "autres sont les limites de la puissance humaine, autres les marques de la puissance divine ; autres sont les faits naturels, autres les faits miraculeux".
Selon l’ordre naturel, les âmes séparées, renfermées dans les demeures qu’elles ont méritées, sont complètement dissociées d’avec les vivants. En effet, les hommes qui vivent dans un corps et qui ne peuvent rien connaître indépendamment des sens sont incapables d’entrer en rapports immédiats avec ces âmes qui pourtant, semble-t-il, ne quitteraient leurs demeures que pour lier commerce avec les vivants.
Mais, selon l’ordre providentiel, il arrive que des âmes séparées sortent de leurs demeures et apparaissent aux hommes ; c’est ainsi que saint Augustin raconte que le martyr saint Félix se montra aux habitants de Noie, alors qu’ils étaient assiégés par les Barbares. On peut croire la même chose des damnés dont Dieu permet l’apparition dans le but d’instruire et de terrifier, comme aussi des âmes du purgatoire qui viennent implorer des suffrages, ainsi que saint Grégoire en cite de nombreux exemples. Toutefois, il y a cette différence entre les saints et les damnés, que les premiers peuvent apparaître à leur gré. De même, en effet, que les saints, pendant leur vie terrestre, reçoivent des grâces, dites gratuites, pour réaliser des guérisons et des prodiges dont le caractère miraculeux suppose une puissance divine et dont ceux qui n’ont pas reçu de pareilles grâces sont incapables, de même il n’est pas impossible que l’état de gloire confère aux âmes des saints une certaine puissance dont ils disposent à leur gré pour se rendre visibles. Quant aux damnés, ils ne peuvent le faire d’eux- mêmes, mais Dieu le leur permet quelquefois.
Solutions :
1.
Saint Augustin, comme le contexte le prouve, se place au point de vue de
l’ordre naturel. Il ne s’ensuit pas pourtant, que même si les morts pouvaient
apparaître à leur gré, leurs relations seraient aussi ordinaires que celles des
vivants entre eux. S’ils sont au ciel, leur union à la volonté divine est telle
que rien ne leur semble permis qu’ils ne voient conforme aux dispositions de la
Providence ; s’ils sont en enfer, ils sont tellement accablés par leurs peines
qu’ils pensent plus à se lamenter sur eux-mêmes qu’à apparaître aux vivants.
2. Il s’agit
ici d’une sortie définitive et non pas seulement d’une sortie temporaire.
3. Le lieu des âmes fait partie de leur récompense ou de leur châtiment selon qu’elles se réjouissent ou s’attristent de voir qu’il leur est assigné. Cette joie ou cette tristesse sont indépendantes de leur présence même en ce lieu ; de même que l’évêque auquel un siège d’honneur est réservé dans son église ne perd rien pour le quitter, parce que, même quand il n’y est pas actuellement assis, ce siège lui revient de droit.
Aux
difficultés en sens contraire il faut répondre 1. Saint Jérôme parle de ce que
peuvent les Apôtres et les martyrs par une puissance qu’ils tiennent, non de la
nature, niais de leur état glorieux. Quand il ajoute qu’ils sont partout, cela
ne veut pas dire qu’ils soient en plusieurs lieux ou partout à la fois, niais
qu’ils peuvent être où ils le désirent.
2. Il
ne faudrait pas assimiler les âmes des saints ou des damnés aux purs esprits,
anges ou démons. Ceux-ci ont pour mission de vivre parmi les hommes pour les
garder ou les éprouver. On n’en peut pas dire autant des âmes, mais seulement
que celles des saints possèdent, comme un attribut de leur état glorieux, la
puissance d’être où ils le désirent. Et c’est ce que veut dire saint Jérôme.
3. Il arrive que les âmes des saints ou des damnés sont réellement présentes au lieu de leurs apparitions ; mais il n’en est point toujours ainsi. Ces apparitions peuvent avoir lieu, pendant la veille ou le sommeil, par l’opération des bons ou des mauvais anges, dans le but d’instruire ou de tromper ; comme d’ailleurs - saint Augustin en cite de nombreux exemples - des vivants apparaissent à des vivants pendant leur sommeil et leur parlent longuement, sans cependant être réellement présents.
Objections :
1.
Saint Augustin dit : "Je n’ai jamais vu l’Ecriture prendre le mot enfer
dans un sens favorable". Par contre, il ajoute "Ne pas prendre dans
un sens favorable le sein d’Abraham et ce lieu de repos où le pauvre fut porté
par les anges, je ne crois pas que personne puisse l’admettre".
2. Dans
l’enfer on ne voit pas Dieu ; mais on voit Dieu dans le sein d’Abraham. "Quel
que soit le lieu qu’on appelle le sein d’Abraham, mon cher Nebridius y est et
il y est vivant... Il n’approche plus son oreille de mes lèvres, mais il
applique les lèvres de son âme à la source que vous êtes, ô mon Dieu, il y boit
la sagesse autant qu’il en a soif et il est heureux, heureux pour toujours".
3. L’Église ne demande jamais que personne soit conduit en enfer ; or elle demande que les anges conduisent les âmes des défunts "dans le sein d’Abraham".
Cependant :
1. On
appelle "sein d’Abraham" le lieu où fut conduite l’âme du mendiant
Lazare. Mais elle fut conduite en enfer, puisque, comme le déclare la Glose, "l’enfer
était la demeure universelle des âmes avant la venue du Christ".
2. Jacob disait à ses fils : "(S’il arrivait malheur à Benjamin), vous feriez descendre mes cheveux blancs avec douleur dans les enfers". Jacob savait donc devoir y aller après sa mort. Abraham y alla aussi, et le sein d’Abraham ne peut que signifier une partie des enfers.
Conclusion :
Le mérite de la foi est le moyen nécessaire pour les âmes humaines de parvenir au repos après la mort "Pour s’approcher de Dieu, il faut croire". Or, Abraham est le grand exemple de la foi, lui qui, le premier, se sépara de la multitude incroyante et reçut "le signe de l’alliance" avec Dieu. C’est pourquoi le repos que les âmes trouvent après la mort est appelé "le sein d’Abraham".
Cependant, les âmes des justes n’ont pas toujours joui du même repos. Après la venue du Christ, c’est la plénitude du repos par la vision béatifique. Auparavant, c’était le repos par l’absence de toute peine, mais ce n’était pas encore le repos du désir satisfait, puisque la fin dernière restait encore à atteindre. Dès lors, l’état des âmes justes, avant la venue de Jésus-Christ, nous apparaît à la fois comme un repos : en ce sens, c’est le sein d’Abraham ; mais comme un repos encore incomplet : en ce sens, c’est un limbe des enfers. L’identité de ces deux lieux, avant la venue du Christ, tenait donc à des circonstances accidentelles et non à la nature même des choses. Rien n’empêche donc que, après la venue du Christ, elle ait cessé d’être, puisqu’une union accidentelle peut être rompue.
Solutions :
1. Le
repos incomplet qui faisait autrefois du sein d’Abraham un limbe des enfers
suffit à expliquer que le premier n’est pas pris dans un sens défavorable, pas
plus que le second dans un sens favorable, quoique les deux eussent alors une
certaine identité.
2. Le
sein d’Abraham désigne le repos des justes de l’ancienne Loi après comme avant
la venue du Christ, mais avec une autre signification. Avant, leur repos était
incomplet par défaut de la Vision béatifique ; c’est pourquoi il était à la fois
le sein d’Abraham et un limbe des enfers. Après, ce repos a reçu sa plénitude
par la vision de Dieu, et ce n’est plus que le sein d’Abraham, dans lequel
l’Église prie Dieu de placer ses fidèles.
3. La réponse vient d’être donnée, comme aussi l’explication de ces paroles d’une glose sur la parabole du mauvais riche "Le sein d’Abraham, c’est le repos des bienheureux pauvres auxquels appartient le royaume des cieux".
Objections :
1. Il
est dit du Christ qu’il a "blessé" l’enfer, mais sans le tuer, car il
n’a délivré qu’une partie de ceux qui y étaient détenus. Or, cette expression
n’a de sens que si ceux qu’il a libérés étaient dans l’enfer ou dans une partie
de l’enfer.
2. Un
des articles du Symbole, c’est la descente du Christ en enfer. Or, il n’est
descendu qu’au limbe des patriarches, qui est donc identique à l’enfer.
3. L’âme de Job, homme juste et saint, est allée au limbe des Patriarches. Il disait cependant "Tout ce qui est à moi descendra dans l’enfer le plus profond".
Cependant :
1. "Il
n’y a pas de rédemption pour ceux qui sont en enfer". Or, les justes de
l’ancienne Loi furent délivrés. Le limbe où étaient leurs âmes n’est donc pas
identique à l’enfer.
2. "Je ne vois pas, dit saint Augustin, comment on pourrait croire que le lieu de repos", où fut conduit Lazare, "soit dans l’enfer". Le limbe où il fut conduit n’est donc pas l’enfer.
Conclusion :
On peut considérer dans les demeures des âmes après la mort ou leur situation, ou leur condition qui en fait une récompense ou un châtiment. A ce second point de vue, il est évident que le limbe des Patriarches et l’enfer des damnés sont différents, puisque celui-. ci est un lieu de tourments, et de tourments éternels, tandis que celui-là était un lieu de détention temporaire d’où la souffrance était absente.
Mais, au point de vue de la situation, il est probable que le limbe des Patriarches occupait le même lieu que l’enfer, ou un lieu voisin, quoique supérieur. En effet, ceux qui sont dans les enfers y sont traités d’une manière proportionnée à leurs fautes ; parmi les damnés eux-mêmes, ceux qui ont le plus gravement péché occupent un lieu plus profond et plus obscur. D’où il suit que les justes de l’ancienne Loi, qui n’avaient aucune faute personnelle à expier, occupaient la partie la plus haute et la moins obscure de ce qu’on appelle les enfers.
Solutions :
1 et 2.
A cause de leur proximité, le Christ est dit avoir blessé l’enfer, être
descendu en enfer, lorsqu’il est allé au limbe des Patriarches pour les
délivrer.
3. L’âme de Job est bien descendue au limbe des Patriarches ; s’il parle de sa très grande pro fondeur, c’est seulement par rapport à la situation de tous les enfers sans distinction.
On pourrait dire encore que cette parole était moins une affirmation que l’expression d’une crainte, ainsi que saint Augustin le dit de Jacob "Cette parole : "Vous ferez descendre mes cheveux blancs avec douleur dans les enfers", semble avoir surtout exprimé la crainte que le trouble excessif causé par la douleur ne le conduisît à l’enfer des pécheurs plutôt qu’au repos des bienheureux".
Objections :
1. La
punition et le lieu de la punition doivent correspondre à la faute. Or les
Patriarches et les enfants étaient retenus dans les limbes pour la même faute,
la faute originelle. Donc dans le même lieu.
2. "La punition des enfants morts avec le seul péché originel, dit saint Augustin, est de toutes la plus légère". Mais tel est aussi le caractère de la punition subie par les Patriarches dans les limbes.
Cependant :
De même que le péché actuel est puni d’une peine temporelle en purgatoire et éternelle en enfer, de même le péché originel l’était d’une peine temporelle dans le limbe des Patriarches, éternelle dans celui des enfants. Dès lors, puisque le purgatoire et l’enfer ne sont pas le même lieu, il semble que le limbe des Patriarches et celui des enfants ne le sont pas non plus.
Conclusion :
Il est hors de doute que le limbe des Patriarches et celui des enfants étaient différents au point de vue de la récompense et de la peine : les enfants n’ont pas l’espérance de la béatitude que les Patriarches possédaient en même temps que la foi et la grâce. Au point de vue de la situation, on peut croire que celle-ci était la même, ou encore que le limbe des Patriarches était situé au-dessus de celui des enfants.
Solutions :
1. La
condition des Patriarches et celle des enfants n’était pas la même par rapport
au péché originel. Chez les premiers, ce péché était expié pour autant qu’il
atteint la personne humaine ; il constituait cependant encore un empêchement du
côté de la nature humaine jusqu’à la satisfaction plénière et universelle du
Christ. Chez les seconds, il demeurait et demeure à l’état de double
empêchement, personnel aussi bien que naturel. C’est pourquoi l’on distingue le
limbe des Patriarches de celui des enfants.
2. Saint Augustin parle des punitions infligées pour une faute personnelle, et la plus légère de toutes est celle que mérite le seul péché originel. Mais plus légère encore est la punition de ceux dont le seul empêchement à l’état glorieux vient de la nature humaine et non de leur personne, si même on peut appeler ce retard une punition.
Objections :
1. Les
demeures correspondent au mérite ou au démérite. Or, au mérite correspond une
seule demeure, le paradis. Une seule aussi devrait donc correspondre au
démérite ou péché.
2.
C’est dans un seul et même lieu que, pendant la vie, les hommes méritent ou
déméritent. Il semble donc que, après la mort, une seule et même demeure dût
être assignée à tous.
3. Les lieux où l’on est puni doivent correspondre aux péchés. Il ne devrait donc y en avoir que trois, comme il n’y a que trois espèces de péchés : originel, véniel, mortel.
Cependant :
1. Il
faudrait distinguer d’autres demeures encore, par exemple, l’air ténébreux qui
est représenté comme la prison des démons.
2. Ou
encore, le paradis terrestre dans lequel Hénoch et Elie ont été transportés.
3.
L’âme qui sort de ce monde avec le péché originel et n’ayant commis que des
péchés véniels doit avoir une demeure à part. En effet, elle ne peut aller ni
au ciel, puisqu’elle n’a pas la grâce ; ni au limbe des Patriarches, pour la
même raison ; ni au limbe des enfants, puisqu’il n’y a pas là de souffrance
sensible, due cependant au péché véniel ; ni au purgatoire, puisqu’on n’y reste
pas toujours ; ni en enfer, puisque seul le péché mortel y condamne.
4. Puisque
les demeures correspondent au mérite et au démérite dont il peut y avoir des
degrés infinis, elles doivent donc être, elles aussi, en nombre infini.
5. Les
âmes sont quelquefois punies au lieu même o elles ont péché, c’est-à-dire
ici-bas, ce qui fait encore une demeure, d’autant plus que les pécheurs sont
parfois punis dès cette vie et en ce monde.
6. Aux
âmes en état de grâce, mais avec des fautes vénielles à expier, est assignée
une demeure spéciale, le purgatoire. Aux âmes en état de péché mortel, mais
ayant fait quelques bonnes œuvres, devrait donc aussi être assignée une demeure
spéciale, distincte de l’enfer.
7. De même que, avant la venue du Christ, les âmes justes attendaient leur gloire plénière dans une demeure spéciale ; de même il semble qu’elles devraient dès lors et jusqu’à la résurrection attendre la gloire de leurs corps dans une demeure autre que le ciel.
Conclusion :
Des demeures distinctes sont assignées aux âmes selon leurs divers états ou conditions. L’âme unie au corps est ici-bas en état de mériter ; séparée du corps, elle est en état de recevoir ce qu’elle a mérité, en bien ou en mal. Si donc, après la mort, elle est en état de recevoir, d’une manière définitive, la récompense du bien qu’elle a fait, c’est le paradis ; la punition du péché actuel et mortel qu’elle a commis, c’est l’enfer des damnés ; la punition du seul péché originel, c’est le limbe des enfants. - S’il est un empêchement à ce caractère définitif, il peut venir ou de la personne, et c’est le purgatoire dans lequel les âmes sont retenues jusqu’à expiation des péchés commis ; ou de la seule nature humaine, et c’est le limbe des Patriarches où les retenait une humanité pour laquelle le Christ n’avait pas encore souffert et expié.
Solutions :
1. "Il
n’y a qu’une manière d’être bon, il y en a de multiples d’être mauvais".
On peut donc, sans contradiction, unifier la demeure où le bien est finalement
récompensé et multiplier celles où le mal est puni.
2.
Chaque homme peut mériter et démériter ; cela ne fait donc qu’un seul état et
ne suppose donc aussi qu’une seule et même demeure. Il n’en va plus de même
quand il s’agit de recevoir la récompense ou la punition selon que l’on a
mérité ou démérité.
3. Le
péché originel peut mériter une double punition, selon qu’il tient à la personne
ou seulement à la nature humaine : deux demeures distinctes doivent donc lui
correspondre.
4.
L’air n’est pas le lieu où les démons reçoivent leur punition, mais celui qui
semble leur convenir dans la guerre qu’ils font aux hommes. Leur vraie demeure,
c’est l’enfer.
5. Le
paradis terrestre se rapporte plus à la vie présente qu’à la vie future, la
seule dont il est ici question.
6.
C’est là une hypothèse impossible. A supposer qu’elle soit possible, il
faudrait répondre que cette âme irait en enfer. Si le péché véniel est puni
d’une peine temporelle en purgatoire, c’est qu’il coexiste avec la grâce. Si,
au contraire, il s’ajoute à un péché mortel, qui exclut la grâce, il est puni
d’une peine éternelle en enfer. Dès lors, puisque celui qui meurt avec le péché
originel n’a pas la grâce, il n’est pas déraisonnable de le condamner à une
punition éternelle pour les péchés véniels qu’il a commis.
7. Les
divers degrés dans la récompense ou la punition ne constituent pas divers
états, donc pas davantage diverses demeures.
8. Les lieux terrestres où il arrive que des âmes séparées expient leurs fautes, ne sont cependant pas le vrai lieu de leur punition ; Dieu le permet pour nous instruire et nous inspirer une crainte salutaire du péché.
La punition
du péché en cette vie est étrangère à la question, car elle ne, constitue pas
un état spécial et laisse l’homme en état de mériter ou de démériter, tandis
qu’il s’agit ici des demeures assignées aux âmes en conséquence et comme
conclusion de ce premier état.
9. Le
mal ne se présente jamais à l’état pur et sans mélange de bien, de la façon
dont le souverain bien existe sans aucun mélange de mal. C’est pourquoi, pour
atteindre la béatitude, qui est le souverain bien, il faut être purifié de tout
mal, soit avant de quitter ce monde, soit après-, dans un lieu spécial qui est
le purgatoire. Mais, en enfer, une saurait y avoir une absolue privation de
bien. Les deux. cas sont donc dissemblables parce que les bonnes œuvres qu’ils
ont faites sur la terre peuvent valoir aux damnés un certain adoucissement de
leur punition.
10. La gloire de l’âme constitue la récompense essentielle ; celle du corps, qui en est comme un rejaillissement, est tout entière contenue dans l’âme comme dans son principe. Seule la privation de la première constitue donc aussi un état spécial. Le même lieu, le ciel empyrée, est donc la demeure des âmes séparées de leurs corps mortels et des âmes réunies à leurs corps glorifiés. Au contraire, les âmes des Patriarches, avant et après leur glorification, exigeaient des demeures différentes.
Trois demandes : 1. Les puissances sensibles demeurent-elles dans l’âme séparée ? - 2. Les actes de ces puissances y demeurent-elles ? - 3. L’âme séparée peut-elle souffrir d’un feu corporel ?
Objections :
1.
Saint Augustin le dit : "L’âme se retire du corps, emportant tout avec
elle la sensibilité, l’imagination, la raison, l’intellection, l’intelligence,
l’appétit concupiscible et l’appétit irascible".
2.
Saint Augustin dit encore : "Nous croyons que seul l’homme possède une âme
subsistante qui, séparée du corps, continue à vivre et garde vivants ses sens
et son intelligence".
3. Les puissances de l’âme font partie de son essence, ainsi que certains l’affirment, ou, du moins, lui appartiennent comme des propriétés naturelles. Mais, dans un cas comme dans l’autre, elles en sont donc inséparables.
Un tout n’est
plus entier s’il lui manque quelque partie. Mais les puissances de l’âme sont
considérées comme des parties de l’âme. Si la mort lui en enlevait
quelques-unes, elle ne serait donc plus entière : ce qui est inadmissible.
5. Les
puissances de l’âme coopèrent au mérite plus que le corps, puisqu’elles sont
des principes d’action, tandis que le corps n’est qu’un instrument. Si donc, à
cause de sa coopération, le corps doit être récompensé avec l’âme, à plus forte
raison les puissances sensibles, que l’âme doit donc garder.
6. Si
l’âme, par sa séparation d’avec le corps, perd ses puissances sensibles,
celles-ci tombent dans le néant, car, étant immatérielles, elles ne peuvent
être résorbées dans une matière. Mais ce qui est annihilé ne saurait retrouver
son identité individuelle. L’âme, à la résurrection, ne récupérerait donc pas
les mêmes puissances sensibles. Or, ce que l’âme est au corps, les puissances
le sont aux parties du corps, par exemple, la puissance visuelle aux yeux. Si
ce n’est pas la même âme qui reprend le corps, l’on n’a plus le même homme ;
et, pour la même raison, si ce n’est pas la même puissance visuelle, on n’a
plus les mêmes yeux, et de même pour les autres parties de l’organisme ce qui
fait que l’homme tout entier n’est plus le même. L’âme ne peut donc perdre ses
puissances sensibles.
7. Si la disparition du corps faisait disparaître les puissances sensibles de l’âme, il faudrait aussi que, lorsqu’il s’affaiblit, elles s’affaiblissent du même coup. Or, il n’en est pas ainsi "Si l’on pouvait rendre à un vieillard des yeux de jeune homme, dit Aristote, sa vue serait celle d’un jeune homme".
Cependant :
1. "L’homme,
dit saint Augustin, est composé de cieux substances : une âme et un corps, une
âme avec sa raison, un corps avec ses sens". Or, les puissances sensitives
dépendent du corps. Donc, dans l’âme séparée du corps, elles ne sont plus.
2.
Aristote parlant de la séparation de l’âme d’avec le corps, s’exprime ainsi : "Il
faut rechercher s’il y a, en dernière analyse, quelque chose de permanent. Ce
n’est pas impossible pour certains êtres, l’âme, par exemple, sinon tout
entière, du moins cette partie qui est l’entendement, car peut-être l’âme tout
entière ne peut avoir cette propriété", c’est-à-dire que ses puissances
sensibles ou végétatives périssent avec le corps.
3. Parlant de l’intelligence ou entendement, Aristote dit qu’elle est un autre genre d’âme "et le seul qui puisse être isolé du reste comme l’éternel du périssable. Quant aux autres parties, il est manifeste qu’elles sont inséparables du corps, à l’encontre de ce que prétendent certains philosophes", et, par conséquent, qu’elles ne subsistent plus dans l’âme séparée.
Conclusion :
Cette question a reçu diverses réponses. Les uns, croyant que toutes les puissances sont dans l’âme, de la manière dont les couleurs sont dans un corps, disent que l’âme séparée du corps les emporte toutes avec elle si quelqu’une faisait défaut, l’âme serait donc changée quant à l’une de ses propriétés naturelles, qui doivent cependant demeurer invariables aussi longtemps que leur sujet lui-même demeure.
Cette manière de voir est erronée. Une puissance, c’est ce qui rend capable d’action ou de passion, et c’est le même sujet qui agit (ou pâtit) et qui en est capable ; et c’est à lui qu’il faut donc que la puissance appartienne. Ce qu’Aristote exprime ainsi "Au même appartiennent puissance et action". Or, il est évident que certaines opérations, qui ont les puissances de l’âme pour principes, ne sont pas de l’âme seule, à proprement parler, mais du composé humain, puisqu’elles s’accomplissent au moyen du corps, par exemple, voir, entendre, etc. De ces puissances le composé humain est donc le sujet, l’âme en est le principe actif, de même que la forme est le principe des propriétés de l’être composé de matière et de forme. Certaines opérations, au contraire, sont accomplies par l’âme, indépendamment de l’organisme, par exemple, comprendre, considérer, vouloir ; étant donc propres à l’âme, il s’ensuit que les puissances d elles émanent ont l’âme non seulement pour principe, mais encore pour sujet. Dès lors, puisque sujet et propriétés de meurent ou disparaissent ensemble, il est nécessaire que l’âme séparée garde les puissances dont l’action est indépendante de l’organisme, mais qu’elle perde celles dont l’action en dépend, c’est-à-dire celles qui appartiennent à l’âme sensitive et à l’âme végétative.
C’est pour cette raison que certains philosophes ont distingué dans l’âme deux espèces de puissances sensibles : les unes sont les actes des organes, dérivent de l’âme dans le corps et disparaissent avec lui ; les autres, principes originels des précédentes, sont dans l’âme par elles l’âme rend le corps sensible à la vision, à l’audition, etc., et elles demeurent dans l’âme séparée.
Mais cette distinction est imaginaire. En effet, c’est de l’âme elle-même, de son essence, et sans puissances interposées, que dérivent les puissances qui actuent les organes ; de même qu’une forme quelconque, du fait que, par son essence, elle détermine une matière, est l’origine des propriétés naturelles de l’être qui résulte de leur union. D’ailleurs, entre l’âme et ces puissances interposées, il en faudrait interposer d’autres, et ainsi de suite à l’infini. Si l’on doit s’arrêter quelque part, mieux vaut s’arrêter au premier pas.
Aussi, d’autres philosophes ont proposé une autre distinction les puissances sensibles, et les autres du même ordre, demeurent dans l’âme séparée, non pas formellement, mais radicalement, à la manière dont les effets sont contenus dans leurs causes ;en d’autres termes, l’âme séparée conserve l’énergie capable de produire à nouveau ces puissances, si elle est unie au corps, sans qu’il soit nécessaire de faire de cette énergie quelque chose de surajouté à l’âme. Cette opinion semble la plus raisonnable.
Solutions :
1. Il
faut entendre cette parole de saint Augustin en ce sens que l’âme emporte avec
elle toutes ses puissances, mais les unes formellement, les autres
radicalement.
2. Les
sens que l’âme emporte avec elle, ce ne sont pas les sens extérieurs, mais les sens
intérieurs qui appartiennent à l’entendement, car le mot sensus désigne
aussi bien l’intelligence. Si l’on veut désigner par là les sens extérieurs, la
distinction précédente (sol. 1) donne la réponse.
3. Les
puissances sensibles ne se rapportent pas à l’âme comme des propriétés
naturelles à leur sujet, mais comme à leur principe.
4. On
dit que les puissances de l’âme en des parties potentielles. Or, un tout
composé pareilles parties, un tout potentiel, a ceci caractéristique que
l’énergie totale du compos existe à l’état parfait dans l’une des parties, cl à
l’état imparfait dans les autres ; l’énergie l’âme, par exemple, est tout
entière dans puissance intellectuelle, partielle dans les autres puissances.
L’âme séparée reste donc entière ne subit aucun amoindrissement, puisqu’elle
conserve ses facultés intellectuelles, encore que puissances sensibles aient
cessé d’exister formellement ; de même que la puissance du roi n’est nullement
amoindrie par la mort du ministre qui détenait une part de la puissance royale.
5.
L’homme mérite par son corps comme une partie essentielle de lui-même. On n’en
saurait dire autant des puissances sensibles qui sont quelque chose
d’accidentel.
6.
Quand on dit que les puissances sensibles actuent les organes, leur donnent leur
forme essentielle, il faut entendre que c’est en tant que puissances de l’âme
en qui elles sont et qui est en elles ; leur fonction propre est de rendre les
organes capables de leurs opérations, de même que la chaleur joue le rôle
d’acte par rapport au feu, parce qu’elle le rend capable de brûler. Dès lors,
le feu resterait identique à lui-même, à supposer que sa chaleur ne le restât
pas ; comme l’eau, froide d’abord, puis chauffée, et qui redevient froide,
reste la même, quoique le froid, avant et après, ne soit pas identiquement le
même. Ainsi, les organes corporels conserveront leur identité individuelle,
quoique les puissances sensibles aient perdu la leur.
7. Aristote parle des puissances sensibles selon qu’elles ont leur racine dans l’âme, comme le prouve ce qu’il ajoute "On vieillit par le corps et non par l’âme". En ce sens, le corps n’exerce aucune influence sur les puissances de l’âme, ni pour les affaiblir, ni pour les faire disparaître.
Objections :
1.
Saint Augustin semble l’affirmer : "L’âme séparée du corps jouit ou
souffre, selon qu’elle l’a mérité, de ces choses", à savoir,
l’imagination, l’appétit concupiscible et irascible, qui sont des puissances
sensibles.
2. "Ce
n’est pas le corps qui éprouve la sensation, mais l’âme", dit-il encore. "Il
y a cependant certaines choses que l’âme ressent par elle-même, indépendamment
du corps, comme la crainte, etc.". Elle peut donc aussi les ressentir,
séparée du corps.
3. Voir des images corporelles, comme dans le rêve, appartient à l’imagination qui est une puissance sensible. Or, l’âme séparée en est capable. "Je ne vois pas, dit saint Augustin, pourquoi l’âme aurait une ressemblance de son corps, lorsque, ce corps étant étendu privé de sentiment, mais sans être mort, elle voit ce qu’une foule de personnes rendues à la vie, après avoir éprouvé cette sorte de ravissement, ont raconté qu’elles avaient vu ; je ne vois pas, dis-je, pourquoi elle ne l’aurait pas, une fois que, par la mort corporelle, elle a complètement quitté son corps". Or, on ne peut comprendre que l’âme ait une ressemblance de son corps, sinon parce qu’elle la voit.
C’est
pourquoi saint Augustin venait de dire que ces personnes ravies hors de leurs
Sens corporels, "ont en elles-mêmes une certaine ressemblance de leur
corps, par laquelle elles peuvent être emportées vers des lieux corporels et
éprouver quelque chose de semblable aux images des sens".
4. La
mémoire est une puissance sensible. Or, les âmes séparées ont le souvenir de ce
qu’elles ont fait en ce monde. Abraham disait au mauvais riche : "Souviens-toi
que tu as reçu tes biens pendant ta vie".
5. L’appétit concupiscible et l’appétit irascible sont des puissances sensibles. Or, c’est en eux que se trouvent les passions, joie et tristesse, amour et haine, crainte et espoir, dont la foi nous commande d’attribuer les actes aux âmes séparées.
Cependant :
1. Ce
qui exige l’union de l'â et du corps ne saurait demeurer dans l’âme séparée.
Or, toutes les opérations des puissances sensibles exigent cette union, puisque
toutes exercent leur activité par l’entremise d’un organe corporel. Cette
activité doit donc être refusée à l’âme séparée.
2. Aristote dit que "le corps ayant disparu, l’âme n’a plus ni souvenir ni amour". Et il en va de même pour tous les actes des puissances sensibles.
Conclusion :
Certains philosophes distinguent deux espèces d’actes des puissances sensibles : les uns, extérieurs, avec le concours de l’organisme ; les autres, intérieurs, produits par l’âme elle-même et dont, à la différence des précédents, elle demeure capable, même à l’état séparé. Cette opinion semble avoir sa source chez Platon, d’après lequel l’âme est unie au corps comme une substance parfaite en elle-même et totalement indépendante de lui, sinon pour le mouvoir, comme le prouve sa théorie de la transmigration des âmes ou métempsycose. D’autre part, comme il n’admettait pas que rien pût mouvoir à moins d’être mû, et comme, pour éviter d’aller à l’infini, le premier moteur doit se mouvoir lui-même, il concluait que l’âme se meut elle-même. Il y aurait donc en elle un double mouvement : l’un qu’elle se donne à elle-même, l’autre qu’elle imprime au corps. Ainsi, l’acte de voir est premièrement dans l’âme elle-même, secondairement dans l’organe visuel.
Aristote a réfuté cette opinion et démontré que l’âme ne se meut pas elle-même ; de plus, que les mouvements, voir, sentir, etc. ne sont nullement en elle, mais dans le composé humain. Il faut donc conclure que les actes des puissances sensibles ne demeurent pas dans l’âme séparée, sinon comme dans leur principe éloigné.
Solutions :
1. Certains auteurs prétendent que l’ouvrage d’où est tiré cette objection n’est pas de saint Augustin, mais d’un moine cistercien qui l’a composé avec des textes du saint Docteur, non sans y mêler du sien. Ce livre ne ferait donc pas autorité.
S’il en était
autrement, il faudrait distinguer la joie et la douleur ne sont pas provoquées
dans l’âme séparée par des actes de l’imagination ou de toute autre puissance
sensible que l’âme produirait dans cet état ; mais par les actes de ces
puissances qu’elle a produits dans l’état d’union avec le corps. En d’autres
termes, il ne s’agit pas, pour l’âme séparée, d’actes sensibles présents, mais
passés.
2. Quand on dit que l’âme sent au moyen du corps, ce n’est pas que cet acte soit de l’âme elle-même, mais du composé auquel elle donne le pouvoir de sentir ; c’est ainsi que l’on dit que la chaleur chauffe.
Quand saint Augustin
ajoute que l’âme éprouve certaines sensations sans corps, il faut entendre sans
l’action d’un corps extérieur, comme il en faut une pour l’exercice des sens
propres ; car la crainte et les autres passions sont toujours accompagnées au
moins d’un mouvement organique intérieur. - On pourrait encore répondre que saint
Augustin suit ici l’opinion platonicienne.
3. Dans ce livre tout entier, ou presque, saint Augustin enquête plutôt qu’il n’affirme. - En effet, il est clair que la condition de l’âme pendant le sommeil est autre que celle de l’âme séparée. Dans le premier état, elle use de l’organe de l’imagination, gardienne des images sensibles, ce qui, dans le second, est impossible.
On peut
répondre encore que les ressemblances des choses se trouvent dans la sensation,
dans l’imagination et aussi dans l’intelligence, quoiqu’à des degrés différents
d’abstraction de la matière et des conditions matérielles. La comparaison de saint
Augustin est donc juste en ceci : de même que l’âme, dans le rêve ou le
ravissement, possède les ressemblances des choses extérieures à l’état
d’images, l’âme séparée les possède à l’état d’idées, mais pas autrement.
4. Le
mot mémoire peut désigner deux choses : une puissance de la sensibilité, selon
qu’elle a pour objet le temps passé. Cette mémoire fait défaut à l’âme séparée ;
C’est en ce sens qu’Aristote dit : "Le corps disparu, l’âme n’a plus le
sou venir". Il peut désigner encore "une partie de l’image" de
la Trinité dans l’âme, et dans la partie intellectuelle de l’âme ; car elle
fait abs traction de toute différence de temps et a pour objet le présent et le
futur aussi bien que le passé. Cette mémoire persiste dans l’âme séparée.
5. Si par l’amour, la joie, la tristesse, etc. on entend des passions de la sensibilité, elles ne sont pas dans l’âme séparée, puisque, par définition, elles supposent un mouvement du coeur et de l’organisme. Si l’on entend des actes de la volonté, faculté intellectuelle, elles sont dans l’âme séparée ; c’est ainsi que le plaisir qui, en un sens, est une passion de la sensibilité, comporte un autre sens suivant lequel Aristote l’attribue à Dieu qui, dit-il, "jouit toujours d’un plaisir unique et simple".
Objections :
1.
Saint Augustin semble dire que c’est impossible. (Qu. Disp., de Anima,
art. 6, ad 7 ; art. 2) "Les choses par lesquelles sont affectées, en bien
ou en mal, les âmes sorties corps, ne sont pas corporelles, mais ressemblent
seulement à des choses corporelles".
2.
L’être qui agit sur un autre lui est toujours supérieur. Or, aucun être
corporel ne peut être supérieur à l’âme séparée, donc agir sur elle.
3.
Action et passion exigent une matière commune à l’agent et au patient. Or il
n’y en a pas pour l’âme séparée qui est esprit et un feu corporel. C’est
pourquoi il ne peut y avoir non plus de transformation réciproque.
4. Si
le feu corporel pouvait agir sur l’âme séparée, celle-ci en recevrait donc
quelque chose, qui serait donc spirituel comme elle-même, et donc une
perfection, au lieu d’une punition.
5.
L’âme ne peut pas davantage "être punie par le feu, du fait qu’elle le
voit", comme semble le dire saint Grégoire. Car cette vision, en l’absence
de tout organe, ne peut être qu’intellectuelle, et donc agréable, puisque,
comme le dit Aristote, "il n’y pas de tristesse contraire au plaisir de la
connaissance".
6.
L’âme ne peut souffrir non plus d’être retenue dans le feu comme elle l’est
ici-bas dans son corps, car elle ne lui est pas unie, comme elle l’est à son
corps, pour faire avec lui un seul être composé de forme et de matière.
7.
Toute action corporelle suppose un contact, qui n’est possible qu’entre deux
corps dont les surfaces peuvent s’unir, mais qui est impossible ici
8. Un être corporel ne peut agir à distance qu’en agissant sur les intermédiaires. Or, on ne voit pas comment le feu de l’enfer aurait une telle puissance, ni surtout qu’il l’exerce de fait, sur les âmes et sur les démons qui ne sont pas toujours dans l’enfer, et dont cependant la peine doit être ininterrompue, comme l’est aussi le bonheur des élus.
Cependant :
1. La
condition des âmes séparées est identique à celle des démons par rapport à un
feu matériel. Or, telle est la punition des démons, puisqu’ils souffrent du
même feu dans lequel seront précipités les corps des damnés après la
résurrection, et qui sera donc un feu corporel. "Allez, maudits, au feu
éternel qui a été préparé au démon et à ses anges". Les âmes séparées
peuvent donc souffrir d’un feu corporel.
2. La
punition doit correspondre à la faute. Or, l’âme s’est faite l’esclave du corps
en cédant à ses convoitises coupables. Il est donc juste qu’elle devienne comme
le souffre-douleur d’une créature matérielle.
3. L’union de la forme avec la matière est plus intime, donc plus difficile à réaliser, que celle de l’agent avec le patient. Or, la première est réalisée dans l’union de l’âme avec le corps. Donc, à plus forte raison, la seconde peut l’être, de l’âme avec un feu corporel qui agit sur elle pour la faire souffrir.
Conclusion :
Si l’on admet que le feu de l’enfer n’est ni un feu métaphorique ni un feu imaginaire, mais un feu réel et corporel, il faut affirmer que l’âme en souffrira, puisque le Christ dit "qu’il a été préparé au démon et à ses anges," dont la nature est spirituelle comme celle de l’âme elle-même. Mais les opinions sont divisées sur la manière dont l’âme peut en souffrir.
Certains ont prétendu que, pour l’âme, voir le feu, c’est souffrir du feu. "Du seul fait qu’elle le voit, dit saint Grégoire, l’âme en souffre".
Mais cette explication semble insuffisante En effet, une chose vue, par cela seul qu’Elie est vue, est une perfection de celui qui la voit. Ce n’est donc pas ainsi qu’Elie peut faire souffrir, mais seulement si ce qui est vu apparaît en même temps comme nuisible. Il faut donc que l’âme non seulement voie le feu, mais encore voie en lui une cause de souffrance.
D’autres ont donc pensé que si l’âme ne peut être brûlée par un feu corporel, elle le voit cependant, et le voit comme un supplice, ce qui suffit à lui causer crainte et douleur, réalisant ainsi cette parole des Livres Saints : "Ils ont tremblé là où il n’y avait pas à trembler". Ce que saint Grégoire exprime en ces termes : "L’âme se voit brûler et elle brûle" pas du feu en réalité, mais seulement en apparence. Sans doute, on peut éprouver de réels sentiments de crainte ou de douleur pour un motif purement imaginaire, comme le dit saint Augustin ; cependant, on ne pourrait pas dire, s’il en était ainsi, que la souffrance de l’âme vient de la réalité même, mais seulement de l’idée qu’elle s’en fait. - De plus, cette souffrance s’éloignerait plus encore de la réalité qu’une souffrance imaginaire, car celle-ci est causée par des images représentant des choses réelles, tandis que celle-là serait causée par de fausses idées fabriquées par l’âme elle-même. - Enfin, il n’est guère probable que les âmes séparées ou les démons, à qui la perspicacité ne fait nullement défaut, puissent croire à la nocivité d’un feu dont ils n’éprouveraient jamais les effets.
Une nouvelle opinion admet donc que l’âme peut souffrir en réalité d’un feu corporel. "Nous pouvons conclure des récits évangéliques, dit saint Grégoire, que l'âme souffre du feu non seulement en le voyant, mais en l’éprouvant". Mais voici l’explication qu’on en donne. Le feu corporel de l’enfer peut être considéré à un double point de vue : comme une chose corporelle quel conque, et ainsi il est incapable d’agir sur l’âme ; comme instrument de la justice divine qui exige et c’est dans l’ordre, que l’âme qui, par le péché, s’est faite l’esclave des choses corporelles pour jouir, le soit aussi pour être punie. D’autre part, l’instrument agit non seulement par sa vertu propre, mais encore par la vertu de celui qui l’emploie. Il n’est donc pas déraisonnable d’admettre que ce feu vengeur, servant d’instrument à un être spirituel, puisse agir sur des esprits, comme l’âme et le démon. C’est ainsi que s’explique la sanctification de l’âme par les sacrements.
Cette opinion prête encore à la critique. En effet, un instrument n’agit pas seulement par la vertu que lui communique l’agent principal, mais encore par sa vertu propre et naturelle ; bien plus, c’est l’usage de celle-ci qui permet à la première de s’exercer : c’est parce que l’eau du baptême lave le corps qu’elle peut sanctifier l’âme, c’est parce que la scie coupe le bois qu’elle peut concourir à la bâtisse. Il est donc nécessaire d’assigner au feu une action sur l’âme, qui soit en rapport avec sa nature corporelle, pour qu’on puisse en faire l’instrument de la justice divine sur l’âme pécheresse.
Il faut donc dire qu’une certaine union est la condition nécessaire pour qu’un corps puisse naturellement agir sur un esprit, en bien ou en mal, suivant qu’il est écrit : "Le corps, sujet à la Corruption, appesantit l’âme". Or, un esprit peut être uni à un corps de deux manières. 1° Comme la forme l’est à la matière, de façon à ne faire qu’un seul et même être composé des deux. C’est ainsi que l’âme est unie au corps, lui donne la vie, mais aussi en porte le poids ; mais ce n’est pas ainsi que l’âme ou le démon sont unis au feu. - 2° Comme l’être qui en meut un autre est uni à cet autre, ou comme l’être qui est dans un lieu est uni à ce lieu, selon le mode dont les êtres incorporels sont dans un lieu, ce qui signifie que, pour eux, être renfermés dans un lieu, c’est être dans celui-là et pas dans un autre. Cependant, si un corps a, par sa nature, le pouvoir de déterminer un lieu à un esprit, il n’a pas le pouvoir de l’y retenir, de telle sorte que cet esprit y soit comme attaché, sans possibilité d’aller ailleurs ; car une pareille sujétion est étrangère à la nature d’un être spirituel. Mais, la justice divine vengeresse donne au feu corporel qui lui sert d’instrument ce pouvoir de détention ; il devient par là le châtiment de l’âme, lui inter disant l’exercice de sa volonté, l’empêchant d’agir où elle veut et comme elle veut.
Saint Grégoire parle du feu de l’enfer en termes analogues : "Dès lors que la Vérité déclare le mauvais riche condamné au feu, quel homme sage pourrait nier que le feu est la prison des réprouvés ?" - Julien, évêque de Tolède, dit de même : "Si l’âme qui est spirituelle est détenue dans le corps pendant la vie, pourquoi, après la mort, ne serait-elle pas détenue dans un feu corporel ?" Et saint Augustin dit aussi que, de même que, dans l’homme, l’âme est unie à un corps, malgré leur différence de nature, et en conçoit pour lui un violent amour, de même, unie au feu, comme la victime à son bourreau, elle en conçoit une indicible horreur.
Pour l’intelligence complète de la manière dont l’âme peut souffrir d’un feu corporel, il faut donc réunir toutes les opinions précédentes et dire que, par sa nature même, le feu peut servir de lieu à un être incorporel ; comme instrument de la justice divine, non seulement il lui est uni, mais il le retient captif ; et, par là, en toute vérité, il est pour lui une cause de souffrance, et cet esprit, voyant dans le feu la cause de sa souffrance, est tourmenté par le feu. Saint Grégoire a exposé, l’un après l’autre, les divers éléments de cette réponse, comme on a pu le voir au cours de l’article.
Solutions :
1. Ce texte de saint Augustin n’est pas une réponse définitive ; celle-ci a été donnée par lui dans la Cité de Dieu, et nous l’avons citée vers la fin de l’article.
Ou bien saint
Augustin veut dire que la cause prochaine de douleur ou d’affliction pour l’âme
est spirituelle : elle souffre par la connaissance qu’elle a du feu comme cause
de sa souffrance ; tandis que le feu corporel en lui-même n’en est que la cause
éloignée.
2.
Quoique, par nature, l’âme soit supérieure au feu, celui-ci, comme instrument
de la justice divine, est supérieur à l’âme.
3.
Aristote et Boèce parlent de l’action par laquelle un être en rend un autre
semblable à lui-même. Or telle n’est pas l’action du feu sur l’âme. L’objection
ne porte donc pas.
4. Le
feu n’exerce sur l’âme pas influence que de la retenir captive.
5. La
vision intellectuelle ne comporte aucune souffrance du fait que quelque chose
est vu, car, à ce point de vue précis, il ne peut y avoir de contrariété entre
l’objet et la faculté. Dans la vision sensible, il peut y avoir contrariété
indirectement, s’il arrive que l’objet, par l’action qu’il exerce pour être vu,
blesse l’organe visuel. Cependant, la vision intellectuelle elle-même peut être
une cause de souffrance, si ce que l’on voit est appréhendé comme un mal, non
pas par le seul fait d’être vu, mais pour tout autre motif. C’est ainsi que la
vision du feu fait souffrir l’âme.
6. La
similitude des deux unions n’est pas absolue, mais seulement relative, ainsi
qu’on l’a expliqué.
7.
Entre une âme et un corps il n’y a pas un contact corporel, mais seulement un
certain con tact spirituel, le même qui existe entre le ciel et l’être
spirituel qui en est le moteur, et qu’Aristote compare à la relation entre deux
personnes dont "l’une seulement contriste l’autre et l’atteint", sans
être atteinte elle-même. Ce contact est suffisant pour agir sur un être.
8. Les esprits condamnés à l’enfer n’en sortent jamais sans que Dieu le permette pour instruire ou exercer les élus. Où qu’ils soient, ils voient toujours le feu de l’enfer comme le châtiment qui leur est destiné, et, puisque cette vue est la cause de leur souffrance, celle-ci est donc continuelle et causée par ce feu, de même que des prisonniers, même hors de leur prison, souffrent en quelque sorte de la prison à laquelle ils sont condamnés. Dès lors, si la gloire des élus ne subit aucune diminution, ni quant à la récompense essentielle, ni quant à la récompense accidentelle, lorsqu’ils sont hors du ciel empyrée, qui constitue une certaine portion de leur gloire, la peine des damnés n’est pas non plus diminuée lorsque la Providence leur permet de sortir momentanément de l’enfer. C’est ce que dit la Glose : "Partout où se trouve le démon, dans l’air ou sous terre, il porte avec lui le supplice de ses flammes". L’objection suppose que le feu agit directement sur l’âme comme il agirait sur un corps.
Deux demandes - 1. Les âmes qui sortent de ce monde avec le seul péché originel doivent-elles subir la peine du sens ? - 2. Eprouvent-elles une souffrance intérieure, d’ordre spirituel ?
Objections :
1.
Saint Augustin semble l’affirmer : "Tiens fermement et ne doute nullement
que les enfants morts sans baptême seront punis d’un éternel supplice". Le
mot "supplice" désigne bien la peine du sens.
2. Une
faute plus grave mérite une peine plus grande. Or, le péché originel est plus
grave que le péché véniel : il contient plus d’aversion de Dieu, puisqu’il
prive de la grâce et qu’il est puni d’une peine éternelle, tandis que le péché
véniel, compatible avec la grâce, n’est puni que d’une peine temporelle. Donc,
si le péché véniel mérite la peine du sens, à plus forte raison le péché
originel la mérite-t-il.
3. Dans
l’autre monde le péché est puni plus sévèrement qu’en cette vie où s’exerce la
miséricorde divine. Or nous voyons le péché originel puni en cette vie et sans
injustice, par des peines sensibles, comme cela arrive aux enfants. Donc, à plus
forte raison, le sera-t-il dans l’autre vie.
4. Les
deux éléments du péché actuel se retrouvent dans le péché originel s l’aversion
de Dieu correspond la privation de la justice originelle, à la conversion vers
les biens créés correspond la concupiscence. Or, ce second élément est puni par
la peine du sens, quand il s’agit du péché actuel. Donc il doit en être de même
pour le péché originel.
5. Après la résurrection, les corps des enfants seront passibles ou impassibles. Si on les suppose impassibles, ce ne peut être qu’en vertu de la qualité spéciale qui rend tels les corps des bienheureux, ou en raison de la justice originelle, comme dans l’état d’innocence. Dès lors, ou bien les corps des enfants seront doués de l’impassibilité et seront donc glorieux, et il n’y aura aucune différence entre baptisés et non-baptisés, ce qui est hérétique ; ou purifiés du péché d’origine, ils ne seront pas punis pour ce péché, ce qui est également hérétique. - Si on les suppose passibles : puisque tout être passible subit nécessairement l’action favorable ou défavorable, des êtres actifs qui sont en rapport avec lui, la peine du sens ne leur sera donc pas épargnée.
Cependant :
1.
Saint Augustin dit que la peine à laquelle sont condamnés les enfants pour le
seul péché originel "est la plus légère de toutes". Or, il n’en
serait pas ainsi s’ils subissaient la peine du sens, c’est-à-dire le feu de
l’enfer, qui est, au contraire, la plus terrible.
2. L’acuité de la peine du sens correspond au plaisir de la faute, comme il est dit dans l’Apocalypse : "Autant elle s’est glorifiée et plongée dans le luxe, autant... etc.". Or, le péché originel ne comporte aucune opération, donc aucun plaisir, puisque celui-ci dépend de celle-là. Le péché originel ne mérite donc pas la peine du sens.
Conclusion :
La peine doit être proportionnée à la faute, selon la parole d’Isaïe : "Avec mesure, vous l’exilez, vous la châtiez". Or, le défaut héréditaire, qui porte le nom mérité de faute originelle, ne consiste pas dans la soustraction ou corruption d’un bien essentiel à la nature humaine, mais d’un bien additionnel ; de plus, cette faute n’est imputable à une personne que parce qu’elle possède la nature humaine privée de ce bien dont elle avait été gratifiée dès l’origine et qu’elle pouvait conserver. Cette personne ne mérite donc pas d’autre punition que la privation de la fin que le bien perdu était destiné à atteindre et qui dépasse la nature humaine laissée à ses seules forces, c’est-à-dire, la vision de Dieu. Ainsi donc, ne pas voir Dieu est la punition spécifique et unique du péché originel dans l’autre vie. En effet, si une autre punition, la peine du sens, était alors infligée pour le péché originel, on serait puni pour une faute que l’on n’a pas commise, puisque la peine du sens correspond à quelque chose de personnel et atteint la personne Comme telle. Dès lors, puisque la personne n’a pas agi pour commettre le péché originel, elle ne doit pas pâtir en punition de ce péché, mais seulement être privée d’une fin qui dépasse la nature laissée à elle-même. Quant aux autres perfections et qualités purement naturelles, elles demeurent entières chez ceux qui subissent la peine du dam pour le seul péché originel.
Solutions :
1. Dans
le texte allégué, le mot "supplice" ne désigne pas la peine du sens, mais
seulement la peine du dam, ou privation de la vision de Dieu ; de même que,
dans l’Ecriture, le mot "feu" désigne souvent toute espèce de peine.
2. Le péché originel est le moindre de tous, parce qu’il est le moins volontaire ; en effet, il ne l’est pas par la volonté personnelle d’un chacun, mais par celle du premier père de toute la race humaine. Au contraire, le péché actuel, même véniel, vient de la volonté de celui en qui il est. Le péché originel doit donc être puni moins sévèrement que le péché véniel. Le fait que le péché originel est incompatible avec la grâce ne prouve rien, La privation de la grâce est une peine et non une faute, à moins qu’elle ne soit volontaire. La même conclusion demeure : moindre volonté, moindre faute.
Le fait que
le péché véniel est seulement puni d’une peine temporelle n’est pas plus
concluant, car c’est accidentel c’est parce que celui qui meurt en état de
péché véniel meurt aussi en état de grâce que sa punition a un terme. Si, par
impossible, le péché véniel existait sans la grâce, la punition serait
éternelle.
3. La
peine du sens n’est pas absolument la même avant et après la mort. En cette
vie, elle est causée par les agents naturels, et vient, soit de l’intérieur,
comme la fièvre, etc., soit de l’extérieur, comme une brûlure, etc. Au
contraire, en l’autre vie, aucune activité naturelle ne s’exerce plus
spontanément mais sous l’influence de la justice divine, soit pour agir sur
l’âme séparée que le feu, par sa seule vertu naturelle, ne saurait atteindre,
soit sur le corps lui-même après la résurrection : car alors toute activité
naturelle aura cessé en même temps que le mouvement du premier mobile qui est
la cause de tous les mouvements et changements corporels.
4. La
douleur sensible correspond au plaisir sensible que recherche le péché actuel
en se tournant vers les biens créés, plaisir qui n’existe pas dans la
concupiscence habituelle que comporte le péché originel.
5. Les corps des enfants ne devront pas leur impassibilité à un défaut de passibilité qui leur soit inhérente, mais au défaut de toute action venue du dehors ; car, après la résurrection, les corps n’exerceront plus, les uns sur les autres, d’activité surtout si elle est nuisible, en vertu de leur propre nature, mais seulement comme instrument de la vengeance divine qui n’aura pas à sévir contre les enfants. Quant aux corps des élus, la passibilité interne elle-même leur fera défaut, ce qui leur conférera l’impassibilité qui est une qualité des corps glorieux et à laquelle les corps des enfants ne sauraient prétendre.
Objections :
1.
Saint Chrysostome semble l’insinuer quand il dit que, chez les damnés, la
privation de Dieu est plus cruelle que la morsure du feu. Les enfants souffrent
donc, eux aussi, de cette privation.
2. Ne
pas avoir ce qu’on voudrait avoir ne va pas sans souffrance. Or, les enfants
voudraient voir Dieu, autrement leur volonté serait perverse, et ils ne le
peuvent pas.
3. Dire
qu’ils ne souffrent pas, parce qu’ils savent que cette privation n’est pas une
punition, ne résout pas la difficulté. En effet, être innocent augmente plutôt
la souffrance ; être atteint par erreur dans son corps ou dans ses biens
n’empêche pas d’en souffrir autant et plus.
4. Le démérite
d’Adam est pour les non- baptisés ce qu’est le mérite du Christ pour les
baptisés, c’est-à-dire une cause de souffrance d’avoir perdu la vie éternelle,
au lieu d’être une cause de joie de l’avoir obtenue.
5. Etre séparé d’un être aimé, c’est souffrir. Or, les enfants ont une connaissance naturelle de Dieu qu’ils aiment par conséquent d’un amour naturel. Comment pourraient-ils ne pas souffrir d’être séparés de lui pour toujours ?
Cependant :
1.
Cette souffrance aurait pour cause la faute ou la peine. Si c’était la faute,
comme celle-ci est alors irrémédiable, elle causerait le désespoir, le ver
rongeur des damnés, mais la souffrance qui en résulterait serait loin d’être "la
plus légère de toutes". - Si c’était la peine, qui leur est infligée par
la justice de Dieu, cela supposerait une révolte contre cette justice et une
volonté perverse, ce qui n’est admis par personne. L’âme des enfants n’éprouve
donc aucune souffrance extérieure.
2. La droite raison n’admet pas que l’on soit troublé par l’inévitable ; d’où Sénèque conclut à la sérénité du sage. Or, la droite raison, chez les enfants, n’est déviée par aucun péché actuel. La peine qu’ils éprouvent, et qu’il n’était pas en leur pouvoir d’éviter, ne leur cause donc aucun trouble intérieur.
Conclusion :
Trois opinions à ce sujet. La première explique cette absence de souffrance par un manque de lumière, grâce auquel les enfants ignorent la perte qu’ils ont faite. - Mais il paraît peu probable que l’âme délivrée du fardeau corporel ignore les choses accessibles à la raison, sans parler de beaucoup d’autres.
Une seconde opinion admet donc que les enfants ont une parfaite connaissance de tout ce qui peut être connu naturellement ils connaissent Dieu, savent qu’ils sont privés de le voir et en conçoivent une certaine douleur, mais mitigée du fait que la faute qu’ils expient ainsi ne vient pas de leur propre volonté. - Mais, ici encore, il paraît peu probable que la perte d’un si grand bien, surtout une perte sans espoir, ne cause qu’une souffrance médiocre, une souffrance qui soit "la plus légère de toutes". - De plus, la même raison vaut pour l’absence de souffrance sensible et pour l’absence de souffrance spirituelle.
C’est toujours la jouissance illégitime qui mérite de souffrir, et le péché originel n’en comporte pas : il est donc exempt de toute souffrance.
La troisième opinion admet donc que les enfants ont une parfaite connaissance de tout ce qui peut être connu naturellement, ils se savent privés de la vie éternelle et en savent la raison, et, cependant, ils n’en éprouvent aucune souffrance. C’est ce qu’il faut expliquer.
L’absence d’une perfection qui le dépasse n’afflige pas celui dont la raison est droite, par exemple, d’être impuissant à voler comme l’oiseau, de n’être ni roi ni empereur puisqu’il n y a aucun droit, mais il devrait s affliger d’être privé d’un bien qui lui est proportionné et auquel il est apte. Je dis donc que tous les hommes ayant l’usage de leur libre arbitre sont capables d’obtenir la vie éternelle, puisqu’ils peuvent se préparer à la grâce qui en est le moyen. Dès lors, s’ils y manquent, ils concevront une souveraine douleur d’avoir perdu ce qu’ils pouvaient posséder. Or, cette capacité a toujours fait défaut aux enfants : la vie éternelle ne leur était point due de par leur nature dont elle dépasse totalement les exigences, et, par ailleurs, ils ne pouvaient faire aucun acte personnel, méritoire d’un si grand bien. Donc, ils ne s’affligent en aucune façon de ne pas voir Dieu, et, d’autre part, ils se réjouissent d’avoir une large part au bien dont Dieu est la source et de posséder tous les dons naturels qu’ils tiennent de lui.
On ne peut pas non plus leur attribuer une capacité d’obtenir la vie éternelle sinon par leur action personnelle, du moins par une action étrangère ; on ne peut pas dire qu’ils auraient pu être baptisés, comme beaucoup d’autres l’ont été, et qui jouissent ainsi de la vue de Dieu Car, être récompensé pour une action qui n’est pas personnelle est l’effet d’une grâce toute particulière, que les enfants ne s’attristent pas plus de n’avoir pas reçue qu’un homme sage ne s’attriste de n’avoir pas reçu bien des grâces accordées par Dieu à d’autres hommes.
Solutions :
1. Les
enfants n’ayant pas eu l’usage de leur libre arbitre ni l’aptitude à la vie
éternelle sont donc dans une tout autre condition que ceux qui les ont eus, et
qui sont damnés pour des péchés actuels.
2.
Quoique la volonté puisse avoir pour objet le possible et l’impossible,
cependant, celui dont la volonté n’est ni une simple velléité, ni désordonnée,
ne se propose rien que ce à quoi il peut prétendre. S’il ne l’atteint pas, il
en souffre ; mais il ne souffre pas de ne pas atteindre l’impossible : car la
volonté dont il le veut est plutôt une velléité, c’est-à-dire une volonté non
pas absolue, mais hypothétique : si c’était possible.
3. Tout
homme peut prétendre à la propriété de ses biens, à l’usage de ses membres.
Rien donc d’étonnant s’il souffre de ce qui l’atteint dans les uns ou les
autres, quelle qu’en soit la cause, sa propre faute ou celle d’autrui.
L’argument ne porte donc pas.
4. Le
don du Christ surpasse le péché d’Adam, Il n’est donc pas nécessaire que la
proportion soit égale entre la souffrance des non-baptisés et le bonheur des
baptisés.
5. Quoique les enfants morts sans baptême ne soient pas unis à Dieu dans la gloire, ils ne sont point totalement séparés de lui. Au contraire, ils lui sont unis par tous les biens naturels qu’ils tiennent de lui et ainsi il peut être leur joie par la connaissance naturelle qu’ils ont de Dieu et l’amour naturel qu’ils éprouvent pour Dieu.
Huit demandes 1. Y a-t-il un purgatoire après cette vie ? - 2. Est-ce dans le même lieu que les âmes sont purifiées et les damnés punis ? - 3. Les souffrances du purgatoire surpassent- elles toutes les souffrances d’ici-bas ? - 4. Sont- elles volontaires ? - 5. Les âmes du purgatoire sont-elles tourmentées par les démons ? - 6. Le péché véniel, comme péché, est-il expié par les souffrances du purgatoire ? - 7. Les flammes du purgatoire libèrent-elles de la peine due au péché ? - 8. Les âmes du purgatoire sont-elles délivrées plus vite les unes que les autres ?
Objections
1.
L’Apocalypse semble le nier : "Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur!
Dès maintenant, dit l’Esprit, qu’ils se reposent de leurs travaux". Ceux
qui meurent dans le Seigneur n’ont donc pas à subir un travail de purification
après cette vie ; pas davantage ceux qui ne meurent pas dans le Seigneur,
puisqu’il n’y a pas, pour eux, de purification possible.
2. Le
rapport est le même entre la charité et la récompense éternelle, le péché
mortel et le supplice éternel. Or, ceux qui meurent en état de péché mortel
vont immédiatement au supplice éternel. Donc ceux qui meurent en état de grâce
vont tout droit au ciel.
3. Dieu, qui est souverainement miséricordieux, est plus prompt à récompenser le bien qu’à punir le mal, Or, de même que ceux qui sont en état de grâce peuvent avoir commis certains péchés qui ne méritent pas la peine éternelle, de même ceux qui sont en état de péché mortel peuvent avoir fait quelque bien qui ne mérite pas la récompense éternelle. Dès lors, puisque ce bien n’est pas récompensé dans l’autre vie, ces péchés ne doivent pas être punis non plus.
Cependant :
1. Il
est écrit au livre des Macchabées : "C’est une sainte et salutaire pensée
que de prier pour les défunts, afin qu’ils soient délivrés de leurs péchés".
Or, ceux qui sont en paradis n’ont pas besoin de prières, puisqu’ils ne
manquent de rien ; ceux qui sont en enfer n’en ont que faire, puisqu’ils ne
peuvent être délivrés de leurs péchés. Il y a donc, dans l’autre monde, des
âmes que retiennent encore leurs péchés, mais qui peuvent en être délivrées. Ce
sont des âmes qui ont la charité, sans laquelle le péché est irrémissible : "L’amour
couvre toutes les fautes", Elles ne seront donc pas condamnées à la mort
éternelle : "Quiconque vit et croit en moi ne mourra point pour toujours".
Mais elles ne peuvent parvenir à la gloire que purifiées, car rien d’impur ne
saurait y être admis. Donc il y a une purification posthume.
2. Même affirmation chez saint Grégoire de Nysse : "Celui qui est dans l’amitié du Christ, et qui n’a pas achevé de se purifier de ses péchés en ce monde, en sera purifié, au sortir de cette vie, dans les flammes du purgatoire."
Conclusion :
Des principes déjà exposés il est facile de conclure à l’existence du purgatoire. S’il est vrai que la contrition efface la faute, mais ne remet pas totalement la peine due au péché ; s’il est vrai que les péchés mortels peuvent être pardonnés sans que les péchés véniels le soient toujours en même temps ; s’il est vrai que la justice de Dieu exige qu’une peine proportionnée rétablisse l’ordre bouleversé par le péché : il faut conclure que celui qui meurt contrit et absous de ses péchés, mais sans avoir pleinement satisfait pour eux, doit être puni dans l’autre vie.
Nier le purgatoire, c’est donc blasphémer contre la justice divine. C’est donc une erreur, et une erreur contre la foi. C’est pourquoi saint Grégoire de Nysse ajoutait aux paroles citées plus haut : "Nous l’affirmons comme une vérité dogmatique et nous le croyons".
L’Église universelle manifeste sa foi par "les prières qu’elle fait pour les défunts afin qu’ils soient délivrés de leurs péchés", ce qui ne peut s’entendre que des âmes du purgatoire. Or, résister à l’autorité de l'Église, c’est être hérétique.
Solutions :
1. Il
est ici question du travail par lequel on mérite et non de celui par lequel on
se purifie.
2. Il
n’est pas nécessaire "au mal" de l’être totalement "tout manque
partiel de bien suffit à le causer" ; au contraire, "le bien ne peut
être que s’il l’est uniquement et parfaitement", selon les principes posés
par Denys. Un défaut quel conque empêche donc le bien d’être parfait ; mais la
présence d’un certain bien n’empêche pas le mal d’être parfait, puisque, au
contraire, c’est la condition même de son existence. Dès lors, le péché véniel
empêche celui qui est en état de grâce d’atteindre le bien parfait, la vie
éternelle, aussi longtemps qu’il n’en est pas purifié. Par contre, un certain
bien coexistant avec le péché morte] n’empêche pas celui-ci d’entraîner
immédiatement au mal suprême.
3. Celui qui tombe dans le péché mortel frappe de mort toutes ses bonnes œuvres antérieures, comme aussi sont mortes toutes celles qu’il fait en cet état, parce que, en offensant Dieu, il mérite de perdre tous les biens qu’il tient de Dieu. Celui donc qui meurt en état de péché mortel n’a droit à aucune récompense ; celui qui meurt en état de grâce peut avoir à subir une peine, car la charité ne détruit pas tout le mal qui se trouve dans l’âme, mais seulement le mal qui lui est incompatible.
Objections :
1. La
peine des damnés est éternelle, puisqu'"ils iront au feu éternel" ;
le feu du purgatoire ne dure qu’un temps. Ce n’est donc ni le même feu ni le
même lieu.
2. Même
conclusion négative, du fait que le Supplice de l’enfer reçoit différents noms
dans l’Ecriture, par exemple, "le feu, le soufre, le vent des tempêtes,
etc.", tandis que celui du purgatoire, c’est uniquement le feu.
3. Hugues de saint Victor dit : "Il est probable que les âmes expient aux mêmes lieux où elles ont péché". Saint Grégoire raconte que Germain, évêque de Capoue, rencontra dans les thermes l’âme d’un certain Paschasius qui faisait là son purgatoire.
Cependant :
1. "Ainsi
que dans le même feu, dit saint Grégoire, l’or brille et la paille fume, ainsi
par le même feu le pécheur est brûlé et l’élu purifié". Le purgatoire et
l’enfer ont donc même feu et même lieu.
2. Les âmes des Patriarches, avant la venue du Christ, occupaient un lieu plus digne que le purgatoire, puisque la peine du sens n’y existait pas. Cependant, ce lieu était le même que l’enfer, ou tout proche ; autrement, quand le Christ alla les visiter, on ne dirait pas qu’il descendit "aux enfers". Donc, à plus forte raison, en est de même pour le purgatoire.
Conclusion :
L’Ecriture ne dit pas où est situé le purgatoire, et, sur ce point, la raison est dépourvue d’arguments décisifs Il semble pourtant probable, et mieux d’accord avec les déclarations des Pères et de nombreuses révélations, que le lieu du purgatoire est double. - 1° Selon la loi commune, c’est un lieu inférieur, contigu à l’enfer, de telle sorte que le même feu tourmente les damnés et purifie les justes ; mais situé au-dessus de lui, comme la condition morale des uns et des autres semble l’exiger. - 2° Par une disposition particulière de la Providence, certains défunts font leur purgatoire ici ou là, soit pour instruire les vivants, soit pour les apitoyer par la vue de leurs souffrances et en obtenir l’adoucissement au moyen des suffrages de l’Église.
Certains auteurs prétendent que c’est la loi commune que le lieu du péché soit aussi celui du purgatoire. - Mais cette opinion manque de probabilité, car il se peut que l’on soit puni en même temps pour des péchés commis en des lieux différents.
D’autres prétendent que, selon la loi commune, le purgatoire est situé au-dessus de nous et correspond ainsi à l’état de ces âmes qui sont à mi-chemin entre la terre et le ciel. - Mais cet argument ne prouve rien. Car elles ne sont pas punies pour ce qu’il y a en elles de supérieur, mais pour ce qu’il y a d’inférieur, c’est-à-dire le péché.
Solutions :
1. Le
feu du purgatoire est éternel quant à sa substance ; mais l’action
purificatrice qu’il opère ne dure qu’un temps.
2. Les
peines de l’enfer sont destinées à faire souffrir on leur donne donc les noms
de toutes les choses qui nous font souffrir ; celles du purgatoire ont pour but
principal d’effacer les restes du péché : on leur donne donc le seul nom de
feu, parce que le feu purifie et consume.
3. Il ne s’agit pas ici de la loi commune, mais de certaines exceptions providentielles.
Objections :
1. Plus
un être est passif, plus la souffrance est vive, s’il a le sentiment de son
mal. Or, le corps est plus passif que l’âme séparée : le feu lui est plus
contraire et agit sur lui plus fortement ; ses souffrances doivent donc aussi
être plus grandes.
2. Les
souffrances du purgatoire ont pour objet direct les péchés véniels, qui sont
les péchés les plus légers et doivent donc subir la peine la plus légère, s’il
est vrai que "le nombre de coups doit être proportionné à la faute".
3. La dette, qui résulte de la faute, ne peut s’intensifier qu’avec elle. Mais une faute pardon née ne peut plus augmenter. Donc, celui qui a reçu le pardon d’un péché mortel, pour lequel il n’a pas pleinement satisfait, ne voit pas sa dette augmenter à la mort. Or, en cette vie, il n’était pas passible de la peine la plus grave. Donc, la peine qu’il subira dans l’autre vie ne sera pas supérieure à toutes les peines que l’on peut endurer ici-bas.
Cependant :
1. "Le
feu du purgatoire, dit saint Augustin, fait plus souffrir que tout ce que nous
pouvons éprouver, voir ou imaginer en ce monde".
2. C’est quand la souffrance atteint l’être tout entier qu’elle est la plus grande. Or, l’âme séparée, étant simple, est atteinte dans sa totalité ; il n’en va pas de même pour le corps. Donc, la souffrance de l’âme séparée est supérieure à toute souffrance du corps.
Conclusion :
Il y a deux peines en purgatoire : la peine du dam, l’ajournement de la vue de Dieu ; la peine du sens, le tourment infligé par le feu. Le moindre degré de l’une comme de l’autre surpasse la peine la plus grande que l’on puisse endurer ici-bas.
Plus une chose est désirée, plus son absence est cruelle. Or, au sortir de ce monde, le souverain bien excite dans les âmes justes le désir le plus intense, parce que le poids du corps ne l’étouffe plus ; d’autre part, ce désir serait déjà réalisé, si rien n’était venu y faire obstacle : l’ajournement leur cause donc la plus grande des souffrances.
De même, comme ce n’est pas la blessure, mais le sentiment que l’on en a, qui cause la souffrance, celle-ci est en proportion de la sensibilité c’est pour cette raison que les parties du corps les plus sensibles éprouvent les souffrances les plus vives.
Or, toute la sensibilité du corps vient de l’âme ; il s’ensuit donc nécessairement que, si l’âme est atteinte directement en elle-même, c’est alors qu’elle souffre le plus. On a établi plus haut qu’elle peut souffrir d’un feu corporel. Il faut donc conclure que les souffrances du purgatoire, la peine du sens aussi bien que la peine du dam, surpassent toutes celles de cette vie.
Certains auteurs en donnent pour raison que l’âme est seule à éprouver la souffrance tout entière, puisqu’elle est séparée du corps. - Mais cette raison ne vaut rien, car alors les damnés souffriraient moins après la résurrection, ce qui est faux.
Solutions :
1. L’âme est moins passive que le corps, mais elle a un sentiment plus vif de ce qui la fait pâtir, et c’est cela surtout qui cause la souffrance.
2 et 3. L’acuité des peines du purgatoire vient de la quantité du péché qui est puni que de la condition de celui qui est puni ce qui fait que la punition du même péché est plus sévère dans l’autre vie ; de même que le condamné dont la sensibilité est plus grande souffre plus qu’un autre, sans cependant recevoir plus de coups, et cependant, sans manquer à la justice, le juge infligera à tous deux le même nombre de coups pour les mêmes fautes.
Objections :
1. Les
âmes du purgatoire ont une volonté droite. Or, la rectitude de la volonté
consiste dans sa conformité à la volonté divine. Dès lors, puisque Dieu veut
qu’elles soient punies, elles le veulent donc pareillement.
2. Tout homme sage veut le moyen nécessaire de parvenir à la fin qu’il veut. Or, les âmes du purgatoire savent que leurs souffrances sont le chemin de la gloire ; elles veulent donc souffrir.
Cependant :
On ne demande pas à être délivré d’une peine que l’on subit volontairement. Or, les âmes du purgatoire demandent leur délivrance, comme saint Grégoire en cite de nombreux exemples. Leurs souffrances ne sont donc pas volontaires.
Conclusion :
Une chose peut être dite volontaire de deux manières. - 1° D’une volonté absolue ; ainsi, aucune peine n’est volontaire, puisqu’il est de sa raison même qu’elle soit contraire à la volonté. - 2° D’une volonté conditionnelle ; ainsi une brûlure est volontaire en vue d’une plaie à guérir. Ici deux cas se présentent. Dans le premier, la peine fait acquérir un bien, et, à cause de cela, la volonté la recherche, comme dans la satisfaction ; ou encore, l’accepte volontiers et ne veut pas en être privée, comme dans le martyre. Dans le second, la peine ne mérite pas un bien, mais elle est le moyen d’y parvenir ainsi en est-il de la mort. Cette peine, la volonté ne la recherche pas, elle voudrait en être délivrée, mais elle la supporte, et, pour autant, cette souffrance est dite volontaire. C’est en ce sens que les souffrances du purgatoire sont volontaires.
Certains auteurs prétendent qu’elles ne le sont en aucune façon ; car, disent-ils, les âmes du purgatoire sont tellement absorbées par elles qu’elles ignorent qu’il s’agit d’une purification et se croient damnées. - Cette opinion est erronée ; car si ces âmes ne savaient pas qu’elles dussent être délivrées, elles ne solliciteraient pas nos suffrages, comme il leur arrive souvent de le faire.
Solutions :
Elles viennent d’être données.
Objections :
1.
D’après le Maître des Sentences, "les âmes ont pour bourreaux dans l’autre
monde ceux-là mêmes qui ont été ici-bas leurs mauvais conseillers",
c’est-à-dire, les démons qui poussent au péché véniel qu’on expie en
purgatoire, aussi bien qu’au péché mortel.
2. Les justes sont purifiés de leurs péchés non seulement dans l’autre monde, mais dès cette vie. Or, ici-bas, les démons sont les instruments de cette purification, comme nous le voyons par l’exemple de Job ; ils font donc de même en purgatoire.
Cependant :
Il serait injuste que celui qui a triomphé d’un ennemi lui fût soumis après sa victoire. Mais les âmes du purgatoire ont quitté cette vie en état de grâce, après avoir triomphé du démon. Celui-ci a donc perdu tout pouvoir sur elles.
Conclusion :
De même que, après le Jugement, l’éternel châtiment des damnés sera le feu allumé par la justice divine, de même, jusque-là, c’est elle, et elle seule, qui purifie les élus, au sortir de ce monde. Elle ne requiert, pour cela, ni le ministère des démons qui ont été vaincus par eux, ni celui des anges qui ne sauraient tourmenter aussi cruellement des concitoyens. Il est possible, toutefois, que ces derniers conduisent les âmes au purgatoire, et que les démons eux- mêmes soient là, d’abord au moment où elles quittent leur corps, pour voir s’ils n’ont aucun droit sur elles, et ensuite, pour les regarder souffrir et assouvir ainsi leur haine.
Mais, en ce monde, qui est un lieu de combat, les hommes sont frappés et par les mauvais anges, leurs ennemis, comme nous le voyons par l’exemple de Job, et par les bons anges, comme Denys l’affirme en propres termes, et comme nous le voyons en la personne de Jacob, dont l’ange toucha et démit la hanche, au cours de la lutte qu’il soutint avec lui.
Solutions :
Elles viennent d’être données.
Objections :
1. La
Glose semble le nier : "Ce qui n’a pas été amendé en cette vie, c’est en
vain qu’on en demande le pardon après la mort".
2.
Tomber dans le péché et en être délivré sont corrélatifs. Or, l’âme, après la
mort, ne peut plus commettre de péché véniel. Elle ne peut donc pas davantage
en être absoute.
3.
Saint Grégoire dit que l’âme sera, au Jugement, telle qu’elle est sortie du
corps, car "l’arbre demeure où il est tombé". Si donc elle avait le
péché véniel, au sortir de ce monde, elle l’aura encore au Jugement, et le
purgatoire ne l’aura point expié.
4. Le
péché actuel n’est effacé que par la contrition. Mais, après cette vie, il n’y
a plus de contrition, qui est un acte méritoire, puisqu’alors on ne peut plus
ni mériter ni démériter, selon le principe posé par saint Damascène : "La
mort est pour les hommes ce que fut la chute pour les anges".
5. La cause du péché véniel, c’est le foyer de convoitise ; aussi, dans l’état primitif, Adam n’aurait pu pécher véniellement. Mais la convoitise, dont le foyer, justement appelé "la loi de la chair", est détruit par la mort, n’existe plus dans l’âme séparée. Le péché véniel n’y peut donc plus être, ni non plus être expié par le feu du purgatoire.
Cependant :
1.
Saint Grégoire et saint Augustin déclarent que certaines fautes légères sont
remises dans l’autre monde. Or, il ne s’agit pas de la peine qu’elles méritent,
car, sous ce rapport, tous les péchés, même les plus graves sont expiés en
purgatoire. Donc, les péchés véniels, comme péchés, y sont expiés
2. "Le bois, le foin, le chaume", dont parle saint Paul, signifient les péchés véniels. Mais, puisque ces choses seront consumées par le feu, cela signifie donc aussi que les péchés véniels seront remis dans l’autre monde.
Conclusion :
Certains auteurs ont prétendu que, dans l’autre monde, aucun péché, comme péché, n’était remis. Celui qui meurt en état de péché mortel est damné, sans rémission possible. Or, on ne peut mourir avec e seul péché véniel, car la grâce finale le détruit. En effet, le péché véniel vient de ce qu’un fidèle, établi sur le Christ comme fondement, aime avec excès quelque bien temporel, excès qui a sa racine dans la convoitise. Si la grâce triomphait complètement de celle-ci, comme il en advint pour la Vierge Marie, le péché véniel serait impossible. Dès lors, puisque, à la mort, la convoitise est diminuée jusqu’à être réduite à néant, les puissances de l’âme sont totalement soumises à la grâce, et le péché véniel est détruit.
Cette opinion est peu solide et en elle-même et dans sa preuve.
1° En elle-même, car elle contredit les affirmations de l’Evangile et des Pères, qui ne peuvent s’entendre de la rémission de la seule peine due aux péchés, puisque, sous ce rapport, tous les péchés, légers ou graves, sont remis dans l’autre monde ; quoique saint Grégoire dise que, seuls, les péchés légers le sont. - Répondre que saint Grégoire mentionne spécialement les fautes légères pour combattre l’idée que leur punition ne sera pas sévère, est bien insuffisant car, le fait qu’une punition sera levée en diminue la sévérité plutôt qu’elle ne l’augmente.
2° La preuve ne vaut pas davantage. En effet, la défaillance corporelle, qui a lieu au terme de la vie, ne supprime ni ne diminue la convoitise quant à sa racine, mais seulement quant à son acte, comme on le voit dans les maladies graves. Elle ne pacifie pas non plus les puissances de l’âme pour les soumettre à la grâce ; car, cette pacification, cette soumission, consistent dans l’obéissance des puissances inférieures aux puissances supérieures "qui prennent plaisir à la loi de Dieu" ; ce qui est impossible en cet état où les unes et les autres ne peuvent plus produire d’acte, - à moins que l’on appelle pacification l’absence de lutte, comme il arrive dans le sommeil. Mais personne ne dira jamais que le sommeil diminue la convoitise, pacifie les puissances de l’âme ou les soumet à la grâce.
En outre, supposé que cette défaillance corporelle atteignît la convoitise jusque dans sa racine et soumît à la grâce les puissances de l’âme, cela suffirait bien pour ne plus commettre de péché véniel, mais cela ne suffirait pas pour expier le péché véniel déjà commis ; car, un péché actuel, même léger, exige, pour être remis, non seulement la contrition habituelle, même à un très haut degré, mais un acte de contrition. Or, il arrive de mourir pendant le sommeil, après s’être endormi en état de grâce et de péché véniel et sans acte de contrition possible pour celui-ci. Dira-t-on que, faute de repentir actuel ou intentionnel, spécial ou général, "le péché véniel devient mortel, du moment qu’on s’y complaît ?" Evidemment non toute complaisance dans le péché véniel ne le rend pas mortel ; autrement, tout péché véniel serait mortel, puisqu’il plaît, étant volontaire ; la seule complaisance capable d’opérer ce changement, c’est Celle dont parle saint Augustin, "celle qui est au fond de toute l’humaine perversité, et qui consiste à jouir des choses dont seul l’usage est permis". Mais cette complaisance doit être un acte, comme tout péché mortel est un acte. Or, il peut arriver de commettre un péché véniel, et de ne plus penser actuellement à le rejeter ou à le garder, mais de penser à tout autre chose, par exemple, que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux angles droits, de s’endormir là-dessus et de mourir. - La susdite opinion est donc tout à fait déraisonnable.
Il faut bien lui en substituer une autre et dire que, si l’on meurt en état de grâce, le péché véniel est remis, dans l’autre monde, par le feu du purgatoire. En effet, la souffrance qu’il cause, et qui est volontaire de la manière expliquée plus haut, reçoit de la grâce le pouvoir d’expier tout péché qui n’est pas incompatible avec la grâce.
Solutions :
1. La
Glose parle du péché mortel. - Sinon, on peut distinguer entre l’amendement
effectué et l’amendement mérité, en ce sens, qu’on peut mériter que les peines
du purgatoire servent à l’amendement dans l’autre monde.
2. Le
péché véniel vient du foyer de convoitise qui, au purgatoire, n’existera plus
dans l’âme séparée. Elle ne pourra donc plus le commettre. Mais la rémission du
péché véniel commis en cette vie vient de la volonté en état de grâce qui, au
purgatoire, existera dans l’âme séparée. Les deux cas sont donc différents.
3. Les
péchés véniels ne changent pas l’état de l’âme, car ils n’enlèvent ni ne
diminuent la charité qui est la mesure de sa valeur surnaturelle. Donc, qu’ils
soient commis ou remis, l’âme demeure la même.
4.
Après la mort, on ne peut plus mériter par rapport à la récompense essentielle.
Mais, tant que l’homme n’est pas au terme, il peut mériter par rapport à
quelque chose d’accidentel ; c’est ainsi que, au purgatoire, il peut y avoir
des actes qui méritent la rémission du péché véniel.
5. Le péché véniel a son principe dans le foyer de convoitise, mais il a sa consommation dans l’esprit. Il peut donc y demeurer, même après que le foyer a été détruit.
Objections :
1. On
purifie ce qui est souillé. Mais peine n’est pas synonyme de souillure. Elle ne
saurait donc être effacée par le purgatoire.
2. Le
contraire n’est purifié que par son contraire. Comment la peine du purgatoire
pourrait- elle donc purifier de la peine due au péché ?
3. A propos du feu dont parle saint Paul, et qui consume le bois, le foin, le chaume, symboles des péchés véniels, la Glose dit : "Ce feu est celui de l’épreuve et de la tribulation, dont il est écrit : La fournaise éprouve les vases du potier." L’expiation consiste donc dans les peines de la vie, surtout dans la mort, la plus grande de toutes, et non dans le feu du purgatoire.
Cependant :
Les souffrances du purgatoire sont plus grandes que toutes les souffrances de ce monde. Mais par celles-ci on peut payer la peine due au péché. A plus forte raison, par celles du purgatoire.
Conclusion :
Un débiteur s’acquitte de sa dette en la payant. Or, la dette contractée par le péché n’est pas autre chose que la peine qu’il mérite. Donc, celui qui subit cette peine acquitte ainsi sa dette. C’est en ce sens que les souffrances du purgatoire purifient de la dette du péché.
Solutions :
1. La
dette du péché ne comporte pas de souillure par elle-même, mais par le péché
qui en est la cause.
2. La
peine n’est pas contraire à la peine comme telle, mais comme dette, car, on
reste débiteur tant qu’on n’a pas subi la peine dont on est redevable.
3. Les mêmes expressions scripturaires peuvent renfermer plusieurs sens. Le "feu" dont il s’agit ici peut désigner les souffrances de ce monde ou celles de l’autre monde, qui, les unes et les autres, purifient du péché véniel, tandis que la mort, comme simple phénomène naturel, y est impuissante, ainsi qu’on l’a dit.
Objections :
1. Plus
grave est la faute et grande la dette, plus la peine infligée en purgatoire est
sévère. Or, cette même proportion existe entre une faute plus légère et la
peine moins sévère qui la punit. Donc les âmes du purgatoire n’en sont pas
délivrées plus tôt les unes que les autres.
2. Au ciel et en enfer, tous les mérites et tous les démérites ne sont pas égaux ; cependant, la durée est la même. Il doit donc en être ainsi au purgatoire.
Cependant :
Saint Paul compare les péchés véniels "au bois, au foin et au chaume" Or, il est évident que le premier met plus longtemps à se consumer. Donc, il y a des péchés véniels qui seront punis plus longtemps que d’autres, en purgatoire.
Conclusion :
Certains péchés véniels sont plus adhérents, selon que l’âme s’y porte avec plus de penchant et s’y attache avec plus de force. Or, ce qui imprègne plus profondément exige aussi plus de temps pour être enlevé. C’est pourquoi certaines âmes du purgatoire sont tourmentées plus longtemps, dans la mesure où le péché véniel a pénétré davantage dans leurs affections.
Solutions :
1. La
grandeur de la peine correspond proprement à la grandeur de la faute ; mais sa
durée correspond à la profondeur de pénétration de celle-ci dans l’âme. Il peut
donc arriver qu’au purgatoire certaines âmes souffrent moins vivement mais plus
longtemps, ou inversement.
2. Le péché mortel qui mérite l’enfer et la charité qui mérite le ciel sont, après la mort, enracinés dans l’âme pour jamais. C’est donc pour tous les damnés et tous les élus la même durée sans fin. Mais il en va autrement du péché véniel qui est puni en purgatoire.
Quatorze demandes : 1. Les suffrages d’un fidèle peuvent-ils être utiles à un autre ? - 2. Les morts peuvent-ils être aidés par les œuvres des vivants ? - 3. Les suffrages des pécheurs peuvent- ils être utiles aux défunts ? - 4. Les suffrages pour les défunts sont-ils utiles à leurs auteurs ? 5. Sont-ils utiles aux damnés ? 6. Aux âmes du purgatoire ? - 7. Aux enfants morts sans baptême ? - 8. Aux bienheureux ? 9. Les prières de l’Église, le saint sacrifice et l’aumône sont-ils utiles aux défunts ? - 10. Les indulgences accordées par l’Église ? - 11. Les cérémonies des obsèques ? - 12. Les suffrages spécialement destinés à un défunt sont-ils plus utiles à lui qu’aux autres ? - 13. Les suffrages destinés à plusieurs sont-ils aussi utiles à chacun que s’ils lui étaient uniquement destinés ? - 14. Les suffrages communs sont-ils aussi utiles à ceux qui n’en ont pas d’autres que le sont les suffrages spéciaux et les suffrages communs à ceux qui bénéficient des uns et des autres ?
Objections :
1. "Ce
qu’on aura semé, dit saint Paul, on le moissonnera". Mais profiter des
suffrages d’un autre, c’est moissonner ce que l’on n’a pas semé. La réponse
semble donc négative.
2. La
justice de Dieu a pour fonction de rendre à chacun selon ses mérites. "Tu
rends à chacun selon ses œuvres", dit le Psalmiste, Mais cette justice est
indéfectible et empêche donc qu’on puisse se prévaloir des œuvres d’autrui.
3. Une œuvre
est méritoire pour la même raison qu’elle est louable, et qui est qu’elle soit
volontaire. Or, une œuvre étrangère rie nous attire aucune louange ; elle ne
nous confère donc aussi aucun mérite.
4. La justice divine récompense le bien comme elle punit le mal. Or, personne n’est puni pour le mal commis par un autre : "L’âme qui pèche, c’est elle qui mourra". Le bien n’est donc pas davantage communicable.
Cependant :
1. Le
Psalmiste dit : "J’ai part avec tous ceux qui te craignent", etc.
2. Tous les fidèles unis par la charité "ne font qu’un seul corps, qui est l’Église". Mais, dans un même corps, les membres s’aident les uns les autres.
Conclusion :
Nos actes peuvent avoir un double effet : l’acquisition d’un état, par exemple, la béatitude par les œuvres méritoires ; l’acquisition de quelque chose d’accessoire à cet état, par exemple, une récompense accidentelle ou la rémission d’une dette. De plus, nos actes peuvent obtenir ce double effet d’une double manière par mode de mérite, par mode de prière ; et ces deux modes diffèrent en ce que le premier repose sur la justice, le second, sur la seule libéralité de celui que l’on prie.
Il faut donc répondre que, s’il s’agit d’un état, personne ne peut l’obtenir pour un autre par mode de mérite, en ce sens qu’il est impossible que, par mes bonnes œuvres, un autre mérite la vie éternelle. En effet, l’état de gloire est accordé à chacun selon sa capacité, selon les dispositions qui proviennent de ses actes et non de ceux d’autrui ; en notant bien qu’il s’agit des dispositions qui rendent digne de la récompense.
Mais, par mode de prière, on le peut, tant que le terme n’est pas atteint ; par exemple, on peut obtenir pour un autre l’état de grâce. Puisque l’efficacité de la prière dépend de la libéralité de Dieu que l’on prie, elle peut donc s’étendre à tout ce que la toute-puissance divine peut réaliser, en harmonie avec l’ordre providentiel.
S’il s’agit de quelque chose d’accessoire à un état, on peut l’obtenir pour un autre non seulement par mode de prière, mais encore par mode de mérite ; et cela, de deux manières. 1 En vertu d’une communication dans le principe radical de l’œuvre, qui est la charité pour les œuvres méritoires. De là vient que chacun de ceux qui sont unis ensemble par la charité bénéficie des bonnes œuvres de tous ; chacun, cependant, selon l’état où il est : c’est ainsi qu’au ciel chacun des élus se réjouit du bonheur de tous les autres. C’est ce qu’exprime l’article du Symbole : "la communion des saints". - 2° En vertu de l’intention de celui qui fait de bonnes œuvres, et qui les fait spécialement dans le but qu’elles soient utiles à celui-ci ou à celui-là. Dès lors, ces œuvres appartiennent en quelque sorte à ceux pour qui elles ont été faites, par une espèce de donation. Elles peuvent donc leur servir, soit pour satisfaire à la justice de Dieu, soit pour toute autre chose qui les laisse dans l’état où ils sont.
Solutions :
1. La
moisson dont il s’agit ici, c’est la vie éternelle : "Le moissonneur
recueille du fruit pour la vie éternelle". Or, la vie éternelle n’est
accordée qu’en récompense d’œuvres personnelles. Si on l’obtient pour un autre,
c’est toujours à la condition qu’il la méritera par ce qu’il fera lui-même :
les prières lui valent la grâce, dont le bon usage lui mérite la vie éternelle.
2. L’œuvre
faite pour quelqu’un lui appartient ; de même, l’œuvre faite par celui avec
lequel je suis un, est en quelque sorte mienne. Il n’est donc pas contraire à
la justice de Dieu que quelqu’un bénéficie des bonnes œuvres de ceux qui lui
sont Unis par la charité ou des bonnes œuvres faites à son intention. La
justice humaine elle-même permet qu’un homme satisfasse à la place d’un autre.
3. La
louange récompense la manière d’agir c’est "cette relation" de
puissance à acte qu’elle vise. Or, l’œuvre d’autrui ne met et ne montre en
nous-mêmes aucune disposition à agir bien ou mal : c’est pour cela qu’elle ne
nous attire aucune louange ; sinon indirectement, dans la mesure où nous y
avons contribué par nos conseils, notre assistance, nos encouragements, etc. -
Au contraire, une œuvre peut être méritoire pour quel qu’un, non pas toujours
en proportion de son état ou de ses dispositions, mais par rapport à quelque
chose d’accessoire.
4. Enlever à quelqu’un ce qui lui est dû est directement contraire à la justice ; lui donner ce qui ne lui est pas dû n’est pas contraire, mais supérieur à la justice c’est de la libéralité. Or, nul ne peut être puni pour les fautes d’autrui qu’en perdant quelque chose de son bien personnel, ce qui répugne tout autrement que de gagner quelque chose par les bonnes œuvres d’autrui.
Objections :
1.
Saint Paul dit : "Nous tous, il nous faut comparaître devant le tribunal
du Christ, afin que chacun reçoive ce qu’il a mérité étant dans son corps,
selon ses œuvres". Il semble donc qu’aucune œuvre ne puisse être utile à
l’âme séparée de son corps par la mort.
2. Même
Conclusion négative suggérée par ce texte de l’Apocalypse : "Heureux les
morts qui meurent dans le Seigneur! Car leurs œuvres les Suivent".
3. Une œuvre
ne peut aider à avancer que si l’on n’est pas encore au terme. Or, les morts
ont atteint le terme ; car, on peut mettre sur leurs lèvres ces paroles de Job
: "Il m’a barré le chemin et je ne puis passer".
4. La condition, pour aider quelqu’un, c’est d’être en communication avec lui. Or, selon Aristote, toute communication est coupée entre les morts et les vivants.
Cependant :
1. "C’est
une sainte et salutaire pensée que de prier pour les morts, afin qu’ils soient
délivrés de leurs péchés". Mais cette prière serait inutile, si elle ne
les aidait Les suffrages des vivants sont donc utiles aux morts.
2. "Le sentiment de l’Église universelle, dit saint Augustin, se manifeste avec une grande autorité par la coutume qu’a le prêtre, lorsqu’il offre ses prières à l’autel du Seigneur, de recommander les fidèles trépassés". Cette coutume date des Apôtres qui, dit saint Damascène, "établirent la pratique de faire mémoire, au cours des redoutables et vivifiants mystères, de ceux qui sont morts dans la foi". De son côté, Denys signale la prière pour les défunts comme un rite pratiqué dans la primitive Église, et affirme que les suffrages des vivants sont utiles aux morts. C’est donc une vérité qu’il faut croire sans la moindre hésitation
Conclusion :
Le lien de la charité, qui unit entre eux les membres de l’Église, n’embrasse pas seulement les vivants, mais aussi les morts qui ont quitté ce monde en état de charité ; car celle-ci ne cesse pas avec la vie, puisque saint Paul l’affirme "La charité ne passera jamais". De plus, les morts continuent de vivre dans le souvenir des vivants, qui peuvent ainsi leur appliquer leurs intentions. Dès lors, les suffrages des vivants peuvent être utiles aux fidèles trépassés aussi bien qu’à ceux qui sont encore en ce monde, et d’après les mêmes principes : l’union de charité, la direction d’intention.
Il faut toutefois se garder de croire que les suffrages des vivants sont capables de faire passer les défunts de l’état de damnation à l’état de béatitude, ou réciproquement. Ils peuvent seulement contribuer à la diminution de la peine ou à quelque autre chose d’analogue, c’est-à-dire d’accessoire à l’état, qui est définitif.
Solutions :
1. L’âme mérite, étant dans le corps, que les suffrages lui soient utiles après la mort. L’aide qu’elle en reçoit vient donc de ce qu’elle a fait, étant dans le corps.
On peut
encore, avec saint Damascène, entendre cette parole de la sentence qui sera
rendue au jugement dernier, où l’âme sera condamnée ou glorifiée à jamais,
selon qu’elle l’aura mérité, étant dans son corps. Jusque-là les suffrages des
vivants peuvent être utiles aux morts.
2. Il
s’agit ici expressément de la récompense éternelle, comme l’indiquent les
premiers mots "Bienheureux les morts", etc. - Sinon, on peut répondre
que les œuvres faites pour les défunts deviennent en quelque sorte leurs œuvres.
3. Il
est des âmes qui, au sortir de cette vie, sont au terme, sans cependant y être
tout à fait : ce sont celles qui n’ont pas encore atteint la récompense
définitive. On peut dire que, absolument parlant, leur chemin est "barré",
en ce sens qu’aucune œuvre ne peut désormais modifier l’état de damnation ou de
salut. Mais le chemin reste ouvert, en ce sens qu’elles n’ont pas encore
atteint la plénitude du salut ; elles peuvent donc y être aidées, car, à ce
point de vue, elles ne sont pas encore au terme dernier.
4. Aristote parle des relations de la vie civile, à laquelle les morts sont morts, et qui sont par là même impossibles entre eux et les vivants ; mais les relations de la vie spirituelle demeurent : car celle-ci est fondée sur la charité, l’amour de Dieu, "pour qui sont vivantes les âmes des fidèles trépassés".
Objections :
1. "Dieu
n’exauce point les pécheurs". Leurs prières ne sont donc point utiles aux
défunts, puisque, s’il en était autrement, Dieu les exaucerait.
2. "Employer
un intercesseur qui déplaît, dit saint Grégoire, c’est redoubler la colère et
la vengeance". Donc, puisque tout pécheur déplaît à Dieu, ses suffrages ne
l’inclinent pas à la miséricorde.
3. Une œuvre
est plus utile à celui qui la fait qu’elle ne l’est à d’autres. Or, le pécheur
ne peut rien mériter pour lui-même. Donc, pour les autres, moins encore.
4. Une œuvre, pour être méritoire, doit être vivante, c’est-à-dire, "informée par la charité". Or, toutes les œuvres des pécheurs sont mortes, et donc, dépourvues de tout mérite.
Cependant :
1. On
ignore qui est en état de péché, et qui est en état de grâce. Si donc étaient
utiles les suffrages de ceux-là seulement qui sont en état de grâce, on ne
saurait à qui s’adresser en faveur des défunts, et les demandes de suffrages
seraient diminuées d’autant.
2. Saint Augustin dit que les défunts sont aidés par es suffrages, selon qu’ils l’ont mérité de leur vivant. La valeur des suffrages dépend donc de la condition du défunt, peu importe leur provenance.
Conclusion :
Par rapport aux suffrages des pécheurs, il faut distinguer deux choses l’œuvre qui est opérée, par exemple, le sacrifice de la messe or, les sacrements de la religion chrétienne étant efficaces par eux-mêmes indépendamment de celui qui opère, il s’ensuit que les suffrages de ce genre sont utiles aux défunts, même s’ils viennent d’un pécheur ; l’œuvre Opérante, c’est-à-dire l’opération d’où procède l’œuvre opérée, et ici il faut encore distinguer.
Si le pécheur agit en son nom propre, son action ne peut être méritoire ni pour lui-même ni pour autrui ; ses suffrages sont donc dénués de toute valeur. Mais il peut agir au nom d’autre, et cela, de deux manières. 1° Il peut représenter l’Église universelle, par exemple, lorsqu’il célèbre les cérémonies des obsèques. En ce cas, comme c’est celui au nom ou à la place duquel est faite une action qui est censé la faire, il en résulte que les suffrages d’un prêtre, même s est un pécheur, sont utiles aux défunts. - 2° Il peut remplir le rôle d’instrument, auquel l’œuvre appartient moins qu’elle n’appartient à l’agent principal. C’est celui-ci qui peut donner à l’action d’être méritoire, même s’il se sert d’un instrument incapable de mériter ; ainsi qu’il arrive dans le cas d’un serviteur, qui est en état de péché, et qui fait une œuvre de miséricorde sur l’ordre de son maître qui, lui, est en état de grâce. Dès lors, si quelqu’un, mourant en état de grâce, demande des suffrages, ou si quelqu’autre, également en état de grâce, les demande pour Fui, ces suffrages sont utiles à ce défunt, même si ceux qui les acquittent sont en état de péché. S’ils étaient en état de grâce, leurs suffrages n’en vaudraient que mieux, puisque la valeur en serait doublée.
Solutions :
1. Le
pécheur ne prie pas toujours en son propre nom, mais au nom d’un autre, et
ainsi, sa prière est digne d’être exaucée. - Les pécheurs eux-mêmes sont
parfois exaucés, quand ils demandent quelque chose d’agréable à Dieu. En effet,
Dieu ne réserve pas sa bonté pour les justes, mais il l’étend aux pécheurs, non
pas à cause de leurs mérites, mais à cause de sa miséricorde. Aussi, la Glose
dit que prétendre que Dieu n’exauce pas les pécheurs, c’est parler "sans
l’onction", et comme quelqu’un qui n’est pas pleinement illuminé.
2. La
prière du pécheur, en tant que faite par lui, n’est pas agréable à Dieu, mais
elle peut l’être, en tant qu’inspirée par celui au nom ou par ordre de qui il
prie.
3. Les
suffrages du pécheur lui sont inutiles, parce qu’il y a en lui un empêchement ;
mais ils peuvent être utiles à d’autres qui ne sont pas dans le même mauvais
cas.
4. L’œuvre du pécheur, morte en tant qu’elle vient de lui, peut être vivante en tant qu’elle vient d’un autre.
Les deux
arguments du Cependant semblent exagérer en sens contraire et demandent
aussi une réponse.
5. On
ne peut connaître avec certitude l’état spirituel d’une autre personne ; on
peut cependant en juger avec probabilité sur ses actes extérieurs et visibles,
d’après la parole du Maître : "On reconnaît l’arbre à ses fruits".
6. Pour être utile à un défunt, le suffrage doit trouver en lui une capacité, et celle-ci est acquise par les œuvres qu’il a faites en cette vie ; c’est ce que dit saint Augustin. Cependant, il faut encore que l’œuvre elle-même ait une valeur, qui ne dépend plus de celui pour qui elle est faite, mais de celui qui la fait ou qui la prescrit.
Objections :
1.
Payer les dettes d’autrui, ce n’est pas payer les siennes : la justice humaine
le dit. Il en va donc de même pour les suffrages par lesquels on paye la dette
contractée par les défunts envers la justice divine.
2. Ce
que l’on fait, on doit le faire le mieux possible. Or, aider deux personnes à
la fois vaut mieux que d’en aider une seule. Si donc les suffrages payaient à
la fois les dettes du défunt et celles du vivant, il semble que chacun dût
faire toutes les œuvres satisfactoires pour les défunts et aucune pour
lui-même.
3. Si les mêmes suffrages suffisent à satisfaire pour deux, pourquoi pas pour trois, pour quatre, pour tous ? Ce qui est absurde.
Cependant :
1. Le
Psalmiste dit "Ma prière retournait sur mon sein". C’est, par retour
ana logue, que les suffrages pour les défunts sont utiles à leurs auteurs.
2. "De même, dit saint Damascène, que celui qui veut oindre un malade avec les saintes huiles, y touche le premier avant d’en toucher le patient ; de même, quiconque travaille au salut du prochain, est utile à lui-même d’abord, et ensuite au prochain".
Conclusion :
Dans l’œuvre de suffrage on peut considérer deux caractères : 1° Le caractère satisfactoire, en tant que le suffrage expie la peine en offrant pour elle une espèce de compensation. A ce point de vue, le suffrage devient la propriété du défunt qui en bénéficie, et il sert à payer sa dette à lui, uniquement. En effet, il s’agit ici de justice, et la justice exige l’égalité. Or, une œuvre satisfactoire peut être suffisante à payer une dette et insuffisante à en payer une autre en même temps, car il est clair que deux péchés exigent une satisfaction double. 2° Le caractère méritoire, par rapport à la vie éternelle ; c’est la charité, son inspiratrice, qui le donne au suffrage. Ainsi considéré, celui-ci est utile non seulement au défunt, mais plus encore au vivant.
Solutions :
Elles viennent d’être données. Les trois premiers arguments visaient le caractère satisfactoire du suffrage ; les deux autres, au contraire, son caractère méritoire.
Objections :
z. Il est
raconté, au 2° livre des Machabées que "l’on trouva, sous les tuniques de
chacun des morts, des objets idolâtriques, que la loi interdit aux Juifs"
; et, nonobstant, "Judas envoya à Jérusalem la somme de deux mille drachmes
pour être employée à un sacrifice expiatoire". Or, ces Juifs avaient péché
mortellement en transgressant la loi, ils étaient morts en cet état, ils
étaient damnés.
2.
Saint Augustin dit que, "l’utilité des suffrages consiste soit à obtenir
pleine rémission pour les défunts, soit à rendre leur état de damnation plus
supportable".
3. "Si,
dès cette vie, dit Denys, les prières des justes ont une telle puissance,
combien plus, après la mort, pour ceux qui en sont dignes". D’où l’on peut
conclure que les suffrages sont plus utiles aux morts qu’aux vivants. Mais ils
sont utiles à ces derniers, même en état de péché mortel, puisque l’Église prie
tous les jours pour la conversion des pécheurs. Pourquoi ne le seraient-ils pas
aux défunts qui sont dans le même état, c’est-à-dire aux damnés ?
4. On
lit, dans les Vies des Pères, le fait suivant que raconte aussi saint J.
Damascène. Saint Macaire rencontra sur son chemin une tête, et, après avoir
fait une prière, il lui demanda à qui elle avait appartenu ; cette tête
répondit : à un prêtre païen qui était en enfer. Et elle ajouta que, cependant,
ce prêtre et d’autres damnés étaient assistés par les prières de Macaire.
5. Dans le même sermon, saint Damascène raconte que saint Grégoire, priant pour l’âme de Trajan, en tendit une voix qui venait du ciel "J’ai exaucé ta prière et j’accorde à Trajan son pardon". "De ce fait, ajoute saint Damascène, tout l’Orient et tout l’Occident peuvent témoigner". Or, Trajan était en enfer, "lui qui avait infligé une mort cruelle à tant de martyrs".
Cependant :
1. "Le
souverain prêtre, dit Denys, ne prie pas pour les immondes ; autrement, il
s’écarterait de l’ordre providentiel". Un commentateur ajoute "Il ne
demande pas la ré mission pour les pécheurs, car il ne serait pas exaucé".
2. "C’est
pour la même raison, dit saint Grégoire, que l’on ne priera pas alors (après le
Jugement) pour les damnés, et que l’on ne prie pas aujourd’hui pour le démon et
ses anges. C’est encore pour cette raison qu’aujourd’hui les saints ne prient
pas pour ceux qui sont morts dans l’infidélité et l’impiété : c’est qu’ils ne
veulent pas que leur prière perde son mérite aux yeux du Juge souverainement
juste".
3. Saint Augustin dit de même : "A ceux qui meurent sans la foi qui opère par la charité, et sans ses sacrements, tous les devoirs religieux que leur rendent leurs proches rie servent de rien".
Conclusion :
Une première opinion prétend qu’il faut faire à ce sujet deux distinctions. L’une, par rapport au temps : après le Jugement, aucun suffrage ne sera plus utile à aucun damné ; avant, certains damnés peuvent être aidés par les suffrages de l’Église. - L’autre, par rapport aux personnes il y a des damnés tout à fait mauvais, qui sont morts sans la foi et sans les sacrements de l’Église, à laquelle ils n’ont appartenu "ni en fait ni en droit" ; il en est d’autres, moitis mauvais, qui ont été membres de l’Église, qui ont eu la foi, reçu les sacrements, fait quelques bonnes œuvres : aux premiers les suffrages de l'Église ne peuvent être d’aucune utilité, tandis qu’ils peuvent être utiles aux seconds.
Mais, sur ce point, un doute venait troubler les tenants de cette opinion. Comme la peine des damnés, infinie en durée, est finie en intensité, il pourrait donc arriver que, grâce à l’action des suffrages, elle fût diminuée peu à peu jusqu’à cesser d’être, ce qui est l’erreur d’Origène. Diverses explications furent donc proposées.
Le Prévôtin admit que la multiplication des suffrages pouvait aboutir à la suppression de la peine des damnés, non pas à tout jamais, comme le disait Origène, mais jusqu’au Jugement : alors, leurs âmes réunies à leurs corps, rentreraient en enfer sans espoir de pardon.
Mais cette opinion semble aller contre la divine Providence qui est incompatible avec le désordre. Or, la faute ne rentre dans l’ordre que par la peine, qui doit donc durer aussi longtemps que la faute n’est pas expiée. Dès lors, puisque celle des damnés ne peut pas l’être, leur peine doit durer toujours.
Les disciples de Gilbert de la Porrée cher chèrent une autre réponse. La diminution de la peine par le suffrage, dirent-ils, procède comme la division d’une ligne ; celle-ci, quoique finie, peut être divisée à l’infini, si la division se fait par parties proportionnelles, c’est-à-dire, si, par exemple, on prend d’abord le quart de la longueur, puis le quart de ce quart, et ainsi de suite, en continuant toujours. De même, les premiers suffrages enlèvent telle quantité de la peine totale, les suivants, une quantité proportionnelle de la peine qui reste encore, etc.
Mais cette réponse soulève de nombreuses difficultés. 1° La division à l’infini ne semble pas transportable de la quantité continue à une quantité spirituelle. - 2° On ne voit pas pourquoi les seconds suffrages, de valeur égale aux premiers, diminuent la peine d’une quantité moindre. - 3° La peine, qui ne peut finir qu’avec la faute, ne peut aussi être diminuée qu’avec elle. - 4° La division à l’infini ne convient qu’au corps mathématique ; s’il s’agit d’un corps sensible, on arrive à un point o il perd ce caractère ; après de nombreux suffrages, la peine serait donc diminuée au point de n’être plus sensible, donc de n’être plus une peine.
Guillaume d’Auxerre se plaça donc à un autre point de vue. Les suffrages sont utiles aux dam nés, dit-il, non pour diminuer ou interrompre leur peine, mais pour leur donner la force de la supporter ; de même que baigner le visage d’un homme chargé d’un lourd fardeau, ce n’est pas diminuer celui-ci, mais cependant le rendre plus facile à porter.
Mais il ne saurait en être ainsi. Le tourment infligé par le feu de l’enfer est en proportion de la culpabilité, dit saint Grégoire. De là vient que les uns ou les autres sont tourmentés plus ou moins cruellement. Mais, comme la faute de chacun d’eux demeure toujours égale, la peine elle-même doit donc être toujours aussi difficile à supporter.
- De plus, cette opinion est présomptueuse, puisqu’elle est contraire aux affirmations des Pères ; elle est vaine, puisqu’aucune autorité ne l’appuie ; enfin, elle est irrationnelle. En effet, les damnés ne sont plus rattachés aux vivants par le lien de la charité qui est l’indispensable condition de l’utilité des suffrages. De plus, ils sont parvenus au terme ; comme les saints du ciel, ils ont reçu définitivement ce que leur vie a mérité. La gloire ou la souffrance du corps, qui est encore à venir, n’empêche pas d’être au terme, puisque c’est l’âme qui est le siège essentiel et radical du bonheur des élus et de la misère des damnés. Il n’y a donc, à ce point de vue, aucune diminution possible ni de la gloire des uns ni de la peine des autres.
Cependant, certains auteurs envisagent la question d’une manière qui n’est pas absolument insoutenable. Les suffrages n’interrompent pas, ne diminuent pas la peine du sens ; ils épargnent seulement aux damnés les souffrances qu’ils auraient de se voir tellement oubliés des vivants que personne ne se soucie plus d’eux.
Mais il ne peut s’agir ici d’une règle générale.
Saint Augustin dit, en effet, que "là où sont les âmes des défunts, elles ne connaissent ni ce qui arrive ni ce qui se fait sur la terre". Cette parole se vérifie surtout pour les damnés qui ignorent donc si des suffrages leur sont accordés ; à moins que, par exception, la Providence ne permette à quelques-uns de le savoir. Mais de ce fait parti culier nous n’avons absolument aucune certitude.
Il est donc plus sûr de dire sans restriction que les suffrages sont inutiles aux damnés, que l’Église les exclut de ses prières, comme le déclarent les autorités que nous avons alléguées.
Solutions :
1. Rien ne prouve que les objets trouvés sur les soldats de Judas Machabée fussent un signe de culte idolâtrique c’étaient les dépouilles des vaincus qu’ils s’étaient appropriées. Il y avait là pourtant un péché véniel d’avarice ; ils n’étaient donc pas damnés pour ce péché, et les suffrages pouvaient leur être utiles.
On pourrait
dire encore comme quelques-uns l’ont dit, que, dans le combat, voyant le péril
imminent, ils se repentirent, selon la parole du Psalmiste : "Quand Dieu
les frappait de mort, ils le cherchaient". C’est une opinion probable. Un
sacrifice peut donc être offert à leur intention.
2. Il
S’agit ici de damnation au sens large, synonyme de condamnation à n’importe
quelle peine, donc, aussi bien à celle du purgatoire, que les suffrages tantôt
ne font que diminuer, tantôt enlèvent tout à fait.
3. Les
suffrages sont plus utiles aux morts qu’aux vivants, parce que les premiers en
Ont un plus grand besoin, étant incapables de s’aider eux-mêmes comme le
peuvent les vivants ; mais ceux-ci ont cet avantage de pouvoir passer de l’état
de péché mortel à l’état de grâce, ce qui est impossible aux morts. La prière à
l’intention des uns et des autres s’inspire donc de motifs différents.
4.
Cette assistance ne consistait pas en une diminution de peine, mais seulement,
comme le récit en fait foi, en ceci que la prière de saint Macaire obtenait
qu’ils pussent se voir, et cet accomplissement de leur désir leur causait une
certaine joie, plus imaginaire que réelle. C’est ainsi que l’on dit que les
démons se réjouissent des péchés qu’ils font commettre, quoique cela ne diminue
en rien leur peine, pas plus que la joie des bons anges ne l’est par ce que
nous appelons leur compassion pour nos maux.
5. Le fait de Trajan peut s’interpréter avec une certaine probabilité en ce sens que, rappelé à la vie par les prières de saint Grégoire, il obtint la grâce et avec elle la rémission de ses péchés et, en conséquence, la remise de sa peine. C’est ce que l’on voit dans tous ces ressuscités par miracle, dont plusieurs étaient des idolâtres et des damnés. De tous 0fl peut dire qu’ils étaient en enfer, d’une manière juste et méritée, mais non définitive, puisque, d’après ses desseins providentiels, Dieu prévoyait leur résurrection et le changement qui devait en résulter pour eux.
Certains disent que l’âme de Trajan ne fut pas délivrée de l’enfer à tout jamais, mais seulement jusqu’au jour du Jugement. Il ne faudrait pour tant pas s’imaginer que les suffrages ont toujours cet effet, car il faut distinguer la loi générale et les exceptions particulières ; comme le dit saint Augustin, "autres sont les limites des forces naturelles, autres les prodiges de la puissance divine".
Objections :
1. Le
purgatoire fait partie de l’enfer. Or, en enfer il n’y a pas de rédemption".
Le Psalmiste dit aussi "Seigneur, qui vous louera en enfer ?" Les
suffrages sont donc inutiles aux âmes du purgatoire.
2. La
peine du purgatoire est limitée. Si les suffrages l’expient en partie, il
pourrait donc se faire que leur multiplication l’expiât en totalité. Le péché
resterait donc totalement impuni, ce qui semble contraire à la justice divine.
3. Les
âmes sont retenues en purgatoire afin d’y être purifiées et d’entrer ensuite
dans le Royaume. Mais la purification doit porter sur la chose même qui a
besoin d’être purifiée. D ; ce chef encore, les suffrages sont donc inutiles.
4. Si les suffrages étaient utiles aux âmes du purgatoire, ils le seraient surtout à celles qui, de leur vivant, ont donné des ordres à cet effet. Or, cela n’arrive pas toujours. Supposons un défunt qui a demandé tels et tels suffrages dont l’acquittement eût suffi à satisfaire pleinement pour ses péchés. Supposons encore que ces suffrages soient différés jusqu’à ce qu’il ait subi toute sa peine : ces suffrages ne lui serviront de rien. On ne peut pas admettre qu’ils lui ont servi avant d’être acquittés ; et, quand ils le sont enfin, lui- même n’en a plus besoin. Les suffrages sont donc inutiles aux âmes du purgatoire.
Cependant :
1.
Saint Augustin déclare que les suffrages sont utiles à ceux qui ne sont ni tout
à fait bons, ni tout à fait mauvais. Telles sont bien les âmes du purgatoire.
2. Denys dit aussi que "le prêtre de Dieu, quand il prie pour les défunts, prie pour ceux qui ont vécu saintement, mais auxquels la fragilité humaine a fait contracter quelques souillures".
Conclusion :
Les peines du purgatoire ont pour fonction de parfaire la satisfaction pour le péché qui n’a pas été complète en cette vie. Or, comme on l’a établi, les œuvres satisfactoires des uns peuvent servir à d’autres, vivants ou morts. Sans aucun doute les suffrages des vivants sont donc utiles aux âmes du purgatoire.
Solutions :
1. Il est question ici de l’enfer des damnés, où il n’y a "pas de rédemption" pour ceux qui y sont envoyés définitivement,
On peut
encore, comme le fait saint Damascène, entendre ces textes par rapport aux
causes secondes, c’est-à-dire, ici, par rapport à ce qu’ont mérité ceux qui
sont ainsi punis. Mais, si l’on regarde plus haut, la divine miséricorde, qui
ne s’arrête pas à ce que les hommes ont mérité, peut quelquefois en décider
autrement, par égard pour les prières des justes. "Dieu,dit saint Grégoire,
ne modifie pas son dessein, mais il peut modifier sa sentence". Saint Damascène
en donne pour exemples les Ninivites, Achab et Ezéchias, où l’on voit la
sentence divine changée par la divine miséricorde.
2. On
peut parfaitement admettre que la multiplication des suffrages réduise à néant
la peine du purgatoire. En effet, il ne s’ensuit pas que le péché reste impuni,
puisque les œuvres satisfactoires faites à l’intention d’un défunt sont
justement regardées comme faites par lui-même.
3. La
purification des âmes au purgatoire n’est pas autre chose que le payement de la
dette sans lequel elles ne peuvent entrer au ciel. Mais, puisque cette dette
peut être payée par les œuvres satisfactoires des vivants, la purification des
âmes du purgatoire est opérée du même coup.
4. Les suffrages tirent leur valeur et de l’œuvre opérée et de l’œuvre opérante. J’appelle œuvre opérée non seulement les sacrements de l’Église, mais encore tout effet résultant de l’opération, par exemple, d’une aumône, qui soulage les pauvres et obtient leurs prières pour un défunt. - De même, l’œuvre opérante peut être envisagée par rapport à l’agent principal et à l’agent secondaire.
Je dis donc que, lorsqu’un moribond s’assure des suffrages, il entre en jouissance de leurs effets, quant à la part qui revient à l’agent principal, même avant leur acquittement, mais seulement après, pour ce qui est de l’agent secondaire et des bonnes œuvres elles-mêmes. Et, s’il arrive à ce défunt d’avoir subi sa peine tout entière avant l’acquittement indûment retardé des suffrages, ceux-ci seront donc stériles, mais leur stérilité sera imputable à ceux qui l’auront causée Il n’est d’ailleurs pas impossible de subir un dommage temporel par la faute d’autrui, et précisément la peine du purgatoire est temporelle, quoique, s’il s’agit de la récompense éternelle, nul ne peut en être privé que par sa propre faute.
Objections :
1.
C’est le seul péché d’autrui qui les retient dans les limbes. Il semble donc
tout à fait convenable qu’ils soient aidés aussi par les suffrages d’autrui.
2. Saint Augustin dit que les suffrages de l’Église "sont utiles à ceux qui ne sont pas tout à fait mauvais". Or, les enfants sont de ceux-là, puisque "leur peine est la plus légère de toutes".
Cependant :
Saint Augustin déclare que les suffrages sont inutiles à ceux "qui ont quitté ce monde sans avoir la foi qui opère par la charité".
Conclusion :
Les enfants morts sans baptême ne sont retenus dans les limbes que parce qu’ils ne sont pas en état de grâce. Or, les œuvres des vivants ne peuvent changer l’état des défunts, surtout pour ce qui constitue l’essentiel de la récompense ou de la punition Il faut donc conclure à l’inutilité des suffrages pour les enfants morts sans baptême.
Solutions :
Quoique le
péché originel soit une chose par rapport à laquelle on puisse être aidé,
cependant, les âmes des enfants morts sans baptême sont dans un état qui les
empêche de l’être, car, après cette vie, le temps d’obtenir la grâce est passé.
2. Saint Augustin parle de ceux qui ne sont pas tout à fait mauvais, mais qui sont baptisés, comme le prouvent les paroles qui précèdent "Lorsque les sacrifices, soit celui de l’autel, soit ceux des aumônes, sont offerts pour tous ceux qui ont été baptisés", etc.
Objections :
1. Nous
lisons dans une oraison de la messe de saint André "De même que les saints
mystères servent à la gloire de vos saints, de même puissent-ils servir à notre
guérison". Or, le mystère de l’autel est le premier de tous les suffrages.
2. "Les
sacrements réalisent ce qu’ils symbolisent". Or, la troisième partie de
l’hostie, qui est déposée dans le calice, symbolise les âmes bienheureuses.
3. Les
élus ne se réjouissent pas seulement de leur propre bien, mais encore du bien
des autres, ainsi qu’il est dit dans saint Luc : "il y a de la joie aux
anges de Dieu pour un seul pécheur qui fait pénitence". Les bonnes œuvres
des vivants procurent donc un accroissement de joie aux âmes qui sont au ciel.
4. "Si les païens, dit saint Damascène, brûlent avec les morts ce qui leur appartenait, combien plus, ô fidèle, dois-tu faire suivre le fidèle défunt de ce qui était à lui, non pour réduire ces objets en cendres, mais pour les faire servir à une plus grande gloire si c’est un pécheur qui est mort, afin que la dette soit payée ; si c’est un juste, afin que la récompense soit donnée".
Cependant :
1.
Saint Augustin dit : "L’Église regarde comme une injustice de prier pour
un martyr, aux prières duquel nous devons nous recommander".
2. On ne peut aider que celui qui est dans le besoin. Mais les élus ne manquent absolument de rien. Les suffrages de l'Église ne peuvent donc les aider.
Conclusion :
Par sa nature même, le suffrage est une assistance, qui ne convient donc en aucune façon à qui ne manque de rien seul, l’indigent peut être assisté. Dès lors, puisque les saints du ciel ne connaissent plus aucune indigence, "enivrés qu’ils sont des délices de la maison du Seigneur", ils n’ont que faire des suffrages.
Solutions :
1. Ces
expressions ne doivent pas s’entendre d’un profit que retireraient les saints de
la célébration de leurs fêtes. Le profit est pour nous qui célébrons plus
solennellement leur gloire ; tout de même que, du fait que nous connaissons et
louons Dieu et que, d’une certaine manière, sa gloire augmente en nous, Dieu
n’y gagne rien, c’est nous qui y gagnons.
2. Sans
doute, les sacrements "réalisent ce qu’ils symbolisent" ; cependant,
ils ne réalisent pas tout ce qu’ils symbolisent : autrement, comme ils
symbolisent le Christ, il faudrait donc dire qu’ils réalisent quelque chose en
lui, ce qui est absurde. Mais, par la vertu du Christ, ils réalisent ce qu’ils
signifient dans celui qui les reçoit. Ainsi donc, le sacrifice offert pour les
fidèles défunts n’est pas utile aux saints, mais, par le mérite des saints qui
sont commémorés ou signifiés dans la célébration, il est utile à ceux pour qui
il est offert.
3. Les saints
du ciel se réjouissent de tous nos biens ; cependant la multiplication de nos
joies n’augmente la leur que matériellement. En effet, l’augmentation
essentielle ou formelle d’un sentiment dépend de la nature même de son objet.
Or, l’objet unique de la joie universelle des saints, c’est Dieu lui-même, et
cette joie est invariable car, si elle ne l’était pas, leur récompense, dans ce
qu’elle a d’essentiel, varierait, puisqu’elle consiste en cette joie même. Dès
lors, la multiplication des biens, dont Dieu est pour eux l’unique raison de se
réjouir, ne leur donne pas nécessairement une joie plus intense, mais seulement
plus étendue. On ne peut donc pas dire non plus que nos bonnes œuvres les
aident.
4. Les suffrages obtiennent que la récompense soit donnée non pas au juste lui-même, mais à celui qui les fait. - A moins de dire qu’ils contribuent à la récompense d’un fidèle défunt dans la mesure où, de son vivant, il a fait l’acte méritoire de les solliciter.
Objections :
1. Une
peine doit s’expier par une peine. Or, le jeûne est plus pénible que l’aumône
ou la prière. Il est donc aussi un suffrage plus efficace.
2. Ces
trois suffrages énumérés par saint Augustin semblent insuffisants, puisque saint
Grégoire y ajoute un autre : "Les âmes des défunts, dit-il, sont délivrées
par les oblations des prêtres, les prières des saints, les aumônes de leurs
amis, le jeûne de leurs proches".
3. Le
baptême est le principal des sacrements, surtout par l’effet qu’il produit. Il
devrait donc - et on en peut dire autant des autres- être utile aux défunts
autant ou même plus que le sacrement de l’autel.
4. La
même conclusion, pour ce qui est du baptême, n’est-elle pas suggérée par ce
texte de saint Paul : "Si les morts ne ressuscitent en aucune manière,
pourquoi (y en a-t-il qui) se font baptiser pour eux ?"
5.
Quelle que soit la messe, c’est le même sacrifice. Si l’on compte parmi les
suffrages le sacrifice et non la messe, il semble que n’importe quelle messe,
de la Sainte Vierge, du Saint Esprit, ou toute autre, soit également utile aux
défunts, ce qui est contraire aux décisions de l’Église qui a institué une
messe spéciale à leur intention.
6. Saint Damascène enseigne que "les cierges et l’huile", etc., sont offerts à l’intention des défunts. Il faut donc ajouter ces oblations à celle du sacrifice de l’autel.
Conclusion :
La condition de l’utilité des suffrages, c’est l’union de charité et la direction d’intention entre les vivants et les défunts. Les œuvres les plus utiles sont donc celles qui con tiennent davantage de l’une ou de l’autre. A la charité se rapporte principalement le sacrement de l’Eucharistie, qui est le sacrement de l'entre les membres de l’Église, puisqu’il contient celui qui fait l’unité et la solidité de l’Église tout entière, c’est-à-dire le Christ. L’eucharistie est donc comme la source ou le lien de la charité. Quant aux effets de celle-ci, le principal, c’est l’aumône. Si donc on envisage les suffrages au point de vue de la charité, les deux qui ont le plus de valeur, c’est le sacrifice eucharistique et l’aumône. D’autre part, si l’on regarde l’intention, la première place revient à la prière, car, par sa nature même, elle n’est pas seulement en relation avec celui qui la fait, mais, encore plus directement que tout autre suffrage, avec celui pour qui elle est faite. C’est pourquoi ces trois suffrages sont les trois principaux moyens d’assister les défunts, sans dénier pour autant leur utilité propre à toutes les autres bonnes œuvres faites, en état de grâce, à l’intention des âmes du purgatoire.
Solutions :
1. Dans
l’œuvre satisfactoire faite pour un défunt, et qui ne lui est utile que si elle
lui devient en quelque sorte personnelle, ce qui effectue cette transmission a
plus d’importance que l’œuvre elle-même ; encore que celle-ci, dans la mesure
où elle est afflictive et donc médicinale, puisse expier davantage les péchés
de celui-là même qui la fait. Les trois suffrages que nous avons dits sont donc
utiles aux défunts plus encore que le jeûne.
2. Le
jeûne peut être utile aux défunts par la charité et la direction d’intention ;
mais ces deux conditions lui sont, pour ainsi dire, extérieures. C’est la
raison pour laquelle saint Augustin ne l’a pas compté parmi les principaux
suffrages, quoique saint Grégoire l’ait fait.
3. Le
baptême est une naissance, dans l’ordre spirituel. Or, de même que c’est le
seul nouveau-né qui vient au monde, de même, c’est au seul baptisé que le
baptême est utile, par l’œuvre opérée ; quoique, par l’œuvre opérante de celui
qui donne ou de celui qui reçoit le baptême, celui-ci, comme toute œuvre
méritoire, puisse être utile à d’autres. Mais l’Eucharistie est le symbole de
l’union entre tous les membres de l’Église ; aussi, en vertu de l’œuvre opérée
elle-même, son efficacité est communicable ; ce qui n’a pas lieu pour les
autres sacrements.
4. La Glose donne deux interprétations de ce texte de saint Paul. "Si les morts ne doivent pas ressusciter, le Christ n’est pas non plus ressuscité. Pourquoi donc se font-ils baptiser pour eux ? - c’est-à-dire pour leurs péchés, puisque ceux-ci ne sont pas remis, si le Christ n’est pas ressuscité". L’œuvre opérée, c’est-à-dire le baptême lui-même ; œuvre opérante, c’est-à-dire l’action de donner ou de recevoir le baptême (s’il s’agit d’adultes). En effet, la résurrection du Christ opère en même temps que sa Passion, puisqu’elle est, en quelque manière, la cause de notre résurrection spirituelle.
La seconde
interprétation est celle-ci : "Il y eut des ignorants qui se faisaient
baptiser pour ceux qui étaient morts sans baptême, croyant que cela leur serait
utile". C’est simplement cette erreur que mentionne l’Apôtre.
5. Dans
la messe il n’y a pas seulement le sacrifice, mais encore des prières,
c’est-à-dire deux des trois principaux suffrages énumérés par saint Augustin.
Au point de vue du sacrifice, qui est la partie principale de la messe,
celle-ci, quelle qu’elle soit par ailleurs, a toujours la même valeur pour les
défunts. Mais, au point de vue des prières, plus utile est la messe qui
contient des prières spéciales pour les défunts. Cependant, l’infériorité d’une
messe qui n’est pas celle des morts peut être compensée par la dévotion plus
grande de celui qui la célèbre ou la fait célébrer comme aussi par
l’intercession du Saint dont les suffrages y sont plus spécialement sollicités.
6. Cette oblation de cierges ou d’huile peut servir aux défunts à titre d’aumône : elle est, en effet, destinée au culte ou encore à l’usage des fidèles.
Objections :
1.
L’affirmative n’est-elle pas autorisée par la coutume de l’Église de faire
prêcher la croisade et d’accorder à celui qui prend la croix l’indulgence pour
lui-même et deux ou trois et même dix personnes, vivantes ou défuntes.
2. Le
mérite de l’Église tout entière a plus de valeur que celui d’un seul fidèle.
Or, un acte personnel méritoire, par exemple, une aumône peut être utile aux
défunts. Donc, à fortiori, les Indulgences qui représentent les actes
méritoires de l’Église, doivent l’être.
3. Les Indulgences sont utiles aux membres de l’Église. Or, les âmes du purgatoire appartiennent à l’Église ; autrement, aucun suffrage ne leur servirait.
Cependant :
1. Une
Indulgence n’est efficace que si elle est accordée pour une cause juste et
spécialement pour une bonne œuvre utile à l’Église. Or, les défunts ne peuvent
plus rien faire et ne peuvent donc pas mériter d’indulgence.
2. La portée des Indulgences dépend de celui qui les accorde. Il pourrait donc, à supposer qu’elles soient utiles aux défunts, accorder à un défunt une Indulgence équivalente à une expiation totale ; ce qui est absurde.
Conclusion :
Une Indulgence peut être utile de deux manières : Principalement et directement, à celui qui la reçoit, c’est-à-dire qui accomplit l’œuvre pour laquelle elle est accordée, par exemple, un pèlerinage au tombeau d’un saint. Cette manière est évidemment incompatible avec la condition des défunts.
Une indulgence peut être utile secondairement et indirectement à celui en faveur duquel elle est gagnée par un fidèle qui accomplit l’œuvre prescrite. Mais cette utilité dépend de la formule même de l’Indulgence. Si la formule est celle-ci : "Celui qui fera telle ou telle chose gagnera tant d’indulgence", l’Indulgence demeure strictement personnelle, car l’Église seule a le droit d’attribuer les suffrages communs d’où les Indulgences tirent leur valeur. Si, au contraire, la formule est celle-ci : "Si quelqu’un fait telle ou telle chose, lui-même, et aussi son père ou un membre quelconque de sa famille, détenu en purgatoire, recevra tant d’Indulgence", l’Indulgence n’est plus réservée aux vivants, mais applicable aux défunts. En effet, puisque l'Église a le pouvoir de faire participer, pendant leur vie, les fidèles aux mérites communs, source des Indulgences, il n’y a aucune raison de lui refuser celui de les y faire participer, après leur mort.
Il ne s’ensuit pourtant pas que le supérieur ecclésiastique peut délivrer à son gré les âmes du purgatoire, puisque les Indulgences ne sont efficaces que s’il existe une raison légitime de les accorder.
Objections :
1.
Saint Athanase dit : "Quoique l’âme de celui qui est mort pieusement se
soit envolée, ne laisse pas de faire brûler de l’huile et des cierges à son tombeau
; car ces pratiques, accompagnées de prières, sont agréables à Dieu et
grandement récompensées par lui".
2.
Saint Augustin dit aussi : "Une piété respectueuse rendait les derniers
devoirs aux justes d’autrefois, célébrait leurs obsèques, leur prépa rait un
tombeau ; eux-mêmes, de leur vivant, exprimaient à leurs fils leur volonté à
cet égard". C’est donc que toutes ces choses ont leur importance et leur
utilité pour les défunts.
3.
Quiconque reçoit une aumône en profite. Mais ensevelir les morts est regardé
comme une espèce d’aumône. "Au témoignage de l’ange Raphaël, Tobie, en
donnant la sépulture aux morts, se concilia la faveur divine".
4. On
ne saurait dire que la dévotion des fidèles soit vaine. Or, par dévotion,
certains désirent être enterrés dans des lieux saints.
5. Dieu est plus porté à pardonner qu’à punir. Or, "les pécheurs, dit saint Grégoire, en se faisant ensevelir dans les églises, ajoutent à leur condamnation au lieu de contribuer à leur délivrance". Donc, au contraire et à fortiori, le lieu et les circonstances de leur sépulture sont utiles aux justes.
Cependant :
1.
Saint Augustin déclare que "tout ce que l’on fait pour le corps des
défunts ne leur sert de rien pour la vie éternelle, mais n’est qu’un devoir
d’humanité".
2.
Saint Grégoire parle dans le même sens : "La célébration des funérailles,
la condition de la sépulture, la pompe des obsèques, sont une consolation pour
les vivants plutôt qu’un secours pour les défunts".
3. "Ne craignez pas, disait Jésus, ceux qui tuent le corps, et qui après cela ne peuvent rien faire de plus". Or, il arrive qu’ils refusent la sépulture à leurs victimes, comme on le rapporte de certains martyrs de l’Église de Lyon. L’absence de sépulture ne nuit donc pas aux défunts, et les cérémonies de la sépulture ne leur servent pas davantage.
Conclusion :
La pratique d’ensevelir les morts a été motivée par une double utilité. L’une pour les vivants : quant au corps, pour qu’il ne soit ni offensé ni incommodé par la vue et l’odeur des cadavres ; quant à l’âme, pour affirmer et confirmer la foi au dogme de la résurrection. - L’autre pour les défunts en même temps que l’on voit leurs tombeaux, on évoque leur souvenir et l’on prie pour eux. C’est même de là que vient le nom de "monument", d’après saint Augustin monere, avertir, mentem, l’esprit, faire penser à quelqu’un ou à quelque chose. Les païens se trompaient en croyant que la sépulture était nécessaire pour assurer aux âmes le repos, qu’ils jugeaient impossible pour elles, jusqu’à ce que leur corps ait été enseveli ; ce qui est le comble du ridicule et de l’absurde.
La sépulture dans un lieu consacré à un saint peut être utile aux défunts, non par l’œuvre opérée, mais par l’œuvre opérante, ce qui signifie que l’utilité ne vient pas du fait même d’y être enseveli, mais du patronage et de l’intercession du saint auquel les défunts, ensevelis chez lui, ont été comme confiés, ou encore des prières plus fréquentes et plus spéciales que les personnes, chargées du soin de ce sanctuaire, font pour les âmes de ceux dont les corps y reposent.
Ce qui contribue à la richesse et à l’éclat d’une sépulture est utile aux vivants, comme une espèce de "consolation" ; mais peut encore être utile aux morts, du moins indirectement, parce que les spectateurs sont excités à la compassion et à la prière, ou encore parce qu’une partie des frais est consacrée à soulager les pauvres ou à orner l’église, la sépulture devenant ainsi une espèce d’aumône.
Solutions :
1.
L’huile et les cierges apportés aux tombeaux peuvent être utiles aux défunts indirectement,
s’ils sont donnés à l’église ou aux pauvres ; ou encore si on les fait brûler
comme un hommage à Dieu, et s’ils méritent ainsi le nom d'"holocauste"
qui leur est donné.
2. Les
Patriarches s’occupaient de leur sépulture, afin de montrer "que la
Providence veille sur les corps des défunts : non parce qu’ils con servent la
moindre conscience, mais pour affirmer la foi à la résurrection", comme le
dit saint Augustin. C’est aussi pourquoi ils voulurent être ensevelis dans la
Terre promise ou ils croyaient que devait naître et mourir le Christ, dont la
résurrection est cause de la nôtre.
3. Le
corps faisant partie de la nature humaine, il est naturel à l’homme de l’aimer
: "Jamais personne n’a haï sa propre chair". Il lui est naturel aussi
de s’inquiéter de ce que deviendra son cadavre, et s’il prévoyait que celui-ci
dût subir quelque indignité, il en souffrirait. Ceux donc qui aiment quelqu’un,
aiment aussi ce qu’il aime et traitent son cadavre avec affection et respect.
En effet, comme le dit saint Augustin, "si le vêtement ou l’anneau ou un
objet quel conque dont s’est servi leur père est d’autant plus cher à ses
enfants que ceux-ci l’ont aimé lui- même davantage, il est donc défendu de
mépriser ce corps qui nous est plus étroitement uni que n’importe quel vêtement".
Aussi, lorsque, partageant les sentiments d’un défunt, on rend à son corps les
derniers devoirs, ce dont il est lui-même incapable, c’est vraiment une aumône
qu’on lui fait.
4. La
dévotion qui pousse les fidèles à faire ensevelir les corps de leurs chers
défunts dans un sanctuaire n’est point vaine, parce qu’elle procure à leurs
âmes les suffrages du saint auquel ce sanctuaire est dédié.
5. Etre enseveli dans un lieu saint ne nuit à un défunt qui fut un impie que s’il a recherché par vaine gloire cette sépulture dont il était indigne.
Objections :
1. On
peut comparer les suffrages à des lumières. Or, une lumière spirituelle est
encore plus communicable qu’une lumière corporelle ; et cependant celle-ci, un
cierge, par exemple, quand elle est allumée pour quelqu’un, éclaire également
tous ceux qui sont avec lui, quoiqu’elle n’ait pas été allumée pour eux.
2. Les
suffrages "sont utiles aux défunts clans l’autre vie, dit saint Augustin,
autant qu’ils l’ont mérité, pendant qu’ils étaient en cette vie". Or, il y
en a qui l’ont mérité bien plus que ceux-là mêmes auxquels les suffrages sont
destinés. L’utilité des suffrages est donc aussi pour eux.
3. Il y a une grande disproportion entre les riches et les pauvres, par rapport aux suffrages. Si donc les nombreux suffrages assurés aux premiers n’étaient pas en même temps utiles aux seconds, ceux-ci seraient dans une condition d’infériorité qui semble incompatible avec la promesse évangélique : "Bienheureux vous qui êtes pauvres, car le royaume des cieux est à vous!"
Cependant :
1. La
justice humaine se modèle sur la justice divine. Or, chez les hommes, celui qui
paye la dette de quelqu’un ne libère que lui. Donc, comme les suffrages sont en
quelque sorte le payement d’une dette, ils sont utiles au seul défunt auquel
ils sont destinés.
2. Les suffrages sont une satisfaction applicable aux vivants aussi bien qu’aux défunts. Mais, dans le premier cas, celui à qui ils sont destinés est le seul à en bénéficier. Il en va donc de même, quand il s’agit des défunts.
Conclusion :
Cette question a reçu deux réponses. Les uns, parmi lesquels le Prévôtin, ont dit que les suffrages destinés à un défunt ne lui sont pas plus utiles à lui-même, mais à d’autres plus dignes. Et ils en donnaient deux exemples celui d’un cierge qu’on allume pour un riche, et qui n’éclaire pas moins ceux qui sont avec lui, et même davantage ceux qui ont de meilleurs yeux ; celui d’une lecture faite spécialement pour quelqu’un, et dont profitent tous les auditeurs autant et même plus que lui, s’ils ont l’esprit plus ouvert. Et, si on leur objectait la coutume approuvée par l’Église de prier spécialement pour tel ou tel défunt, ils répondaient que cette manière d’agir avait pour but d’exciter la dévotion des fidèles qui sont plus portés aux suffrages particuliers qu’aux suffrages communs et prient avec plus de ferveur pour leurs parents que pour des étrangers. - Au contraire, d’autres ont dit que les suffrages sont plus utiles aux défunts auxquels ils sont destinés.
Chacune de ces deux opinions contient une part de vérité. En effet, l’utilité des suffrages dépend de deux choses. D’abord, de l’union de charité qui fait que tous les biens sont communs à tous. A ce point de vue, les suffrages destinés à un défunt sont cependant plus utiles à un autre en qui la charité est plus grande. Ainsi considérée, l’utilité des suffrages consiste moins en une diminution de la peine qu’en une certaine consolation intérieure, qui vient de la joie causée à celui qui a la charité par les bonnes œuvres du prochain ; après la mort, en effet, celles-ci, malgré l’union de charité, ne peuvent plus, comme en cette vie, nous obtenir la grâce ou l’augmenter en nous.
Elle dépend, en second lieu, de la direction d’intention, par laquelle les œuvres satisfactoires passent d’un vivant à un défunt. A ce point de vue, il est hors de doute que les suffrages destinés à un défunt lui sont non seulement plus utiles qu’aux autres, mais ne le sont qu’à lui. La satisfaction, en effet, a pour but direct et unique la remise de la peine. Ainsi considérés, les suffrages sont utiles à celui-là surtout auquel ils sont destinés. Sur ce point, la seconde opinion est plus vraie que la première.
Solutions :
1. Les
suffrages agissent à la façon de la lumière, lorsqu’ils parviennent aux défunts
pour leur apporter une certaine consolation d’autant plus grande que leur
charité l’est aussi. Mais, comme satisfaction transmise à un défunt par
l’intention d’un vivant, ce n’est plus à la lumière qu’il faut comparer les
suffrages, mais au payement d’une dette. Or, il n’y a aucune raison, si l’on
paye les dettes de quelqu’un, pour que celles d’autres personnes soient payées
du même coup.
2. Ce
mérite personnel est en même temps conditionnel : ces défunts ont mérité que
les suffrages leur soient utiles, s’il en est qui leur soient destinés ; en
d’autres termes, ils n’ont fait autre chose que de se disposer à les recevoir.
Il est donc clair qu’ils n’ont pas mérité directement d’être secourus par des
suffrages, mais ils se sont seulement, par les mérites acquis de leur vivant,
préparés à en recevoir le fruit. Il ne s’ensuit donc pas que ce mérite soit nul
et de nul effet.
3. Rien n’empêche que les riches soient plus favorisés que les pauvres, à un certain point de vue, par exemple, celui de l’expiation. Mais cela n’est rien ou presque rien en comparaison de la possession du royaume des cieux, par rapport à laquelle les pauvres sont les favoris, d’après le texte évangélique lui-même.
Objections
1.
Celui pour qui est faite une lecture n’en perd rien si un autre en profite. Il
en va de même pour les suffrages ; et ainsi, s’ils sont destinés à plusieurs
défunts, chacun en bénéficie autant que s’ils lui étaient uniquement destinés.
2.
Selon l’usage commun de l’Église, nous voyons que, dans une messe célébrée à
l’intention particulière d’un défunt, on ajoute des prières pour d’autres
défunts. Cette pratique n’aurait pas lieu si elle devait tourner au détriment
de celui pour lequel la messe est célébrée. Il faut donc conclure comme
ci-dessus.
3. La valeur des suffrages, des prières surtout, dépend de la puissance divine. Mais le nombre de ceux par lesquels il accorde son secours est indifférent à Dieu, aussi bien que le nombre de ceux auxquels il l’accorde. Donc, chacun des défunts pour lesquels une prière commune est faite en bénéficie tout autant que celui à l’intention spéciale duquel la même prière serait faite.
Cependant :
1. Mieux
vaut secourir plusieurs personnes qu’une seule. Si donc le suffrage destiné à
plusieurs défunts était aussi utile à chacun que s’il lui était uniquement
destiné, il semble que l’Église n’aurait pas dû instituer des messes ou des
prières à l’intention spéciale d’un défunt, mais que les unes et les autres
dussent toujours être offertes pour tous les défunts, ce qui est évidemment
faux.
2. L’efficacité d’un suffrage est limitée. Divisé entre plusieurs défunts, il est donc moins utile à chacun que s’il était attribué en entier à un seul.
Conclusion :
Si l’on considère dans les suffrages la valeur provenant de la vertu de charité qui unit tous les membres de l’Église, la réponse est affirmative : les suffrages destinés à plusieurs défunts donnent à chacun autant que s’ils étaient destinés à lui seul. Car la charité n’est pas diminuée, mais plutôt augmentée, par la diffusion de ses bienfaits ; la joie, elle aussi, s’accroît en se communiquant, comme le dit saint Augustin. Ainsi donc, la bonne œuvre destinée à plusieurs défunts réjouit chacun d’eux tout autant que si elle était faite pour lui seul.
Au contraire, si l’on considère le suffrage comme une satisfaction dont la valeur est transmise aux défunts par l’intention des vivants, il faut répondre que le suffrage destiné à un seul défunt lui est plus utile que s’il lui était destiné en même temps qu’à d’autres : car, en ce cas, la justice divine attribue à chacun une part seulement de la valeur satisfactoire totale.
On voit par là que cet article est un corollaire du précédent ; et l’on voit aussi la raison des suffrages individuels dans l’Église.
Solutions :
1. Les
suffrages, considérés comme satisfaction, ne sont pas utiles en agissant, comme
le serait un enseignement dont l’efficacité, et il en est ainsi de toute
action, est proportionnée aux dispositions de celui qui le reçoit ; ils sont
utiles en acquittant une dette, comme on l’a expliqué. La comparaison est donc
défectueuse.
2. On a
dit que les suffrages destinés à un défunt sont, d’une certaine manière, utiles
à d’autres ; rien n’empêche donc d’ajouter à une messe célébrée pour un défunt
certaines prières pour d’autres défunts ; car on ne prétend point par là
détourner à leur profit la valeur satisfactoire du sacrifice, mais seulement
les secourir par ces prières faites à leur intention.
3. Il faut considérer dans la prière celui qui prie et celui qui est prié : l’effet dépend de tous les deux. Sans doute le Dieu tout-puissant peut aussi facilement pardonner à plusieurs qu’à un seul ; mais celui qui prie n’est pas capable, par une même prière, de satisfaire autant pour plu sieurs que pour un seul.
Objections :
1. Dans
l’autre monde, chacun est traité selon ses mérites. Mais, celui à qui aucun
suffrage spécial n’est destiné peut avoir mérité d’être secouru, après sa mort,
autant qu’un autre qui bénéficie de pareils suffrages. Donc les suffrages
communs lui seront, à eux seuls, tout aussi utiles.
2. De tous les suffrages de l’Église, le principal, c’est l’Eucharistie. Mais celle-ci, du fait qu’elle contient le Christ tout entier, a une efficacité en quelque sorte infinie. Une seule oblation du sacrifice eucharistique, à l’intention de tous les défunts, suffit donc à leur délivrance plénière, et ce suffrage commun ne laisse à désirer le secours d’aucun suffrage particulier.
Cependant :
Deux biens sont meilleurs qu’un seul. Les suffrages spéciaux ajoutés aux suffrages communs sont donc plus utiles à un défunt que ces derniers seuls.
Conclusion :
La réponse dépend de celle qui a été donnée à l’article 12. Si les suffrages destinés à un défunt en particulier sont utiles à tous sans distinction, tous les suffrages sont communs ; dès lors, un défunt privé de tout suffrage spécial est secouru, s’il en est également digne, tout autant que celui auquel des suffrages sont spécialement destinés. Au contraire, si la valeur des suffrages n’est pas attribuée indifféremment à tous les défunts, mais d’abord et surtout à ceux qui en sont les destinataires, il n’est pas douteux que les suffrages spéciaux ajoutés aux suffrages communs ne soient plus efficaces que ces derniers seulement. C’est pourquoi le Maître des Sentences signale deux opinions. La première soutient que les suffrages communs ont pour le pauvre une valeur égale à celle qu’ont pour le riche les suffrages communs et les suffrages particuliers : ce dernier a des secours plus nombreux, mais qui ne sont pas plus efficaces. - La seconde opinion admet que celui à qui sont destinés des suffrages parti culiers reçoit un pardon plus rapide, mais non pas plus entier, puisque riche et pauvre seront, en fin de compte, entièrement délivrés.
Solutions :
1. Le
secours apporté par les suffrages ne dépend pas directement et absolument du
seul mérite, mais, pour ainsi dire, conditionnellement, comme on l’a expliqué à
la sol. 2 de l’art. 12.
2. La puissance du Christ contenu dans l’Eucharistie est infinie, mais son efficacité est orientée vers le défunt à l’intention duquel le saint sacrifice est offert. Il ne s’ensuit donc pas nécessairement qu’une seule oblation eucharistique expie toute la peine des âmes du purgatoire, pas plus qu’elle n’opère, pour un vivant, la satisfaction totale pour les péchés qu’il a commis : la preuve en est que plusieurs messes sont parfois imposées en réparation d’un seul péché.
On peut croire cependant que, par un effet de la divine miséricorde, le surplus des suffrages particuliers, surabondants pour ceux auxquels ils sont destinés, est appliqué à d’autres défunts, qui sont privés de tels suffrages et qui ont besoin de secours. "Parce que Dieu est juste, dit saint Damascène, il n’exige de la faiblesse que ce qu’elle peut donner ; parce qu’il est sage, il trouve le moyen de combler les indigences". Et ce moyen, c’est de transférer ce que les uns ont de trop à d’autres qui n’ont pas assez.
Il s’agit maintenant de la prière des saints qui sont au ciel. Trois demandes : 1. Connaissent-ils les prières que nous leur adressons ? - 2. Devons-nous leur demander de prier pour nous ? - 3. Leurs prières en notre faveur sont-elles toujours exaucées ? La question de savoir s’ils prient pour nous a été déjà traitée : 2a qu. 83, art. 2.
Objections :
1. "Seigneur,
vous êtes notre père, dit Isaïe, car Abraham nous ignore et Israël ne nous
connaît pas". Ce qui fait dire à saint Augustin que "les saints qui
sont morts ignorent ce que font les vivants, ce que font même leurs enfants".
Et il ajoute "Si de tels Patriarches n’ont pas su ce que faisait le peuple
sorti d’eux, comment croire que les morts sont en relation avec les vivants de
façon à savoir ce qui leur arrive, ce qu’ils font, et à les assister ?"
Les saints ne peuvent donc connaître nos prières.
2. Dieu
fit dire au roi Josias : "Parce que tu as pleuré devant moi, voici que je
te recueillerai auprès de tes pères, et tes yeux ne verront pas tous les
malheurs que je ferai venir sur ce lieu". Mais la mort n’eût pas épargné à
Josias ce douloureux spectacle, s’il en avait eu la connaissance posthume. Les saints,
après leur mort, ignorent donc et nos actes et nos prières.
3. Plus
la charité est parfaite, plus elle s’empresse au secours du prochain. C’est ce
que nous voyons que font les saints, lorsqu’ils sont sur la terre. Mais, après
leur mort, leur charité est encore plus grande, et, s’ils connaissaient ce qui
se passe ici-bas, plus grand aussi serait leur empressement à secourir ceux qui
leur sont chers. Or, c’est ce que nous ne voyons pas. C’est donc qu’ils
ignorent et nos actes et nos prières.
4. Les saints
du ciel contemplent le Verbe, ainsi que les anges dont il est écrit "qu’ils
voient sans cesse la face de mon Père". Or, cette vision ne fait pas tout
connaître aux anges, puisque l’une des fonctions des anges supérieurs est
d’apprendre aux anges inférieurs ce qu’ils ignorent. Les saints voient donc le
Verbe, mais ils ne voient en lui ni nos vies ni nos prières.
5. Dieu seul "voit les coeurs". Mais c’est dans le coeur surtout qu’est la prière. Dieu est donc seul capable de la voir.
Cependant :
1. Ces
paroles de Job : "Que ses enfants soient honorés, il n’en sait rien ;
qu’ils soient dans l’abaissement, il l’ignore", sont ainsi commentées par saint
Grégoire : "Il ne faut pas attribuer cette ignorance aux âmes des saints.
Elles dont la vue plonge dans les profondeurs lumineuses du Dieu tout puissant,
il ne faut absolument pas croire que rien de ce qui est en dehors leur échappe".
Ns prières leur sont donc connues.
2. "Toute
créature se rapetisse devant l’âme qui voit le Créateur. A la lumière du
Créateur, tout le créé lui apparaît Court". Or, c’est la distance qui
semble devoir empêcher les saints de connaître nos prières et nos vies. Mais
cette distance n’est rien pour eux : saint Grégoire vient de le dire. Elle
n’est donc pas un obstacle.
3. Si les saints ne connaissaient pas ce qui se passe ici-bas, ils ne prieraient pas pour nous, puisqu’ils ignoreraient nos besoins. Or, c’est là l’erreur de Vigilantius, comme l’explique saint Jérôme dans la lettre qu’il écrivit contre lui.
Conclusion :
L’essence divine est un moyen suffisant pour connaître toutes choses ; la preuve en est que Dieu voit tout en se voyant lui-même. Il ne s’ensuit cependant pas que quiconque voit l’essence divine y voit tout : il faudrait pour cela la comprendre, la voir dans sa totalité ; de même qu’il faut saisir toute la virtualité d’un principe pour en apercevoir toutes les conséquences. Dès lors, comme les âmes des saints ne comprennent pas l’essence divine, il ne faut donc pas dire qu’ils connaissent tout ce qu’elle contient. C’est pour la même raison que les anges inférieurs ignorent certaines choses dont les instruisent les anges supérieurs, quoique tous jouissent de la vision de Dieu. Mais il est nécessaire que chaque bienheureux voie en Dieu les choses de ce monde dans la mesure requise à la parfaite béatitude. Or, celle-ci exige d’"avoir tout ce que l’on veut, sans rien vouloir d’une volonté déréglée". Mais il est d’une volonté bien réglée que chacun veuille connaître ce qui le concerne. Les saints, dont la rectitude est parfaite, le veulent donc, et il faut donc qu’ils le voient dans le Verbe. Or, c’est un élément de leur gloire que de prêter leur assistance à ceux qui en ont besoin pour être sauvés ; ainsi deviennent-ils "les coopérateurs de Dieu, la plus divine chose qui soit", selon l’expression de Denys. Il est donc évident que les saints connaissent ce qui est exigé pour cet office ; évident, par conséquent, qu’ils voient dans le Verbe les voeux, les prières, les pratiques pieuses des humains qui implorent leur secours.
Solutions :
1.
Saint Augustin parle ici de la connaissance naturelle des âmes séparées, dont
il faut dire qu’elle n’est pas obscurcie dans les âmes des saints comme elle
l’est dans celle des pécheurs. Mais il ne parle pas de la connaissance
résultant de la vision du Verbe, connaissance qu’Abraham, à l’époque où Isaïe
parlait ainsi de lui, ne pouvait avoir, puisque, avant la Rédemption, personne
ne fut admis à voir Dieu.
2.
Quoique les saints connaissent les choses d’ici-bas et les épreuves de ceux qui
leur furent chers, il ne faut cependant pas croire qu’ils en souffrent, car la
joie de la béatitude les remplit tellement qu’elle les rend incapables de toute
souffrance. Donc, même s’ils connaissent ces épreuves survenues après leur mort,
la mort elle-même, qui les a devancées, a servi de remède à leur douleur. Mais
il se pourrait que les âmes non glorifiées fussent affligées de ces épreuves,
si elles les connaissaient, l’âme de Josias, par exemple, qui était dans le
Limbe des Patriarches. C’est pour cette raison que saint Augustin s’efforce de
prouver que les âmes des saints ignorent ce qui se passe chez les vivants.
3. Les saints
ont une volonté pleinement con forme à celle de Dieu, même quant à l’objet
voulu par Dieu. Dès lors, tout en gardant leur affection pour leurs proches,
ils ne veulent cependant pas leur porter secours autrement que la justice
divine n’en a disposé. Il faut croire néanmoins que leur intercession auprès de
Dieu est d’un grand secours pour ceux auxquels ils s’intéressent.
4.
Quoique ceux qui voient le Verbe ne voient pas nécessairement toutes choses en
lui, ils y voient cependant tout ce qu’exige la perfection de leur béatitude,
ainsi qu’on l’a dit.
5. Dieu seul connaît par lui-même les pensées des coeurs ; mais d’autres peuvent les connaître dans la mesure où elles leur sont révélées, soit par la vision du Verbe, soit de tout autre manière.
Objections
1. On
s’adresse aux amis de quelqu’un pour une faveur parce qu’on croit l’obtenir
plus facilement qu’en s’adressant à lui- même. Mais Dieu est infiniment plus
miséricordieux que n’importe lequel de ses saints. Il semble donc superflu de
les prendre pour intermédiaires entre Dieu et nous.
2. Nous
demandons aux saints de prier pour nous parce que nous savons leur prière
agréable à Dieu. Mais plus ils sont près de Dieu, plus leur prière lui est
agréable. Il faudrait donc toujours prier les plus grands saints et jamais les
autres.
3. Le
Christ, même en tant qu’homme, est appelé "le Saint des saints", et
son humanité lui permet la prière. Néanmoins, nous ne lui demandons jamais de
prier pour nous. Il ne faut donc pas non plus le demander aux autres saints.
4. En
prenant les saints pour intercesseurs auprès de Dieu, nous les chargeons de lui
présenter nos requêtes. Mais à quoi bon ? puisque toutes choses sont présentes
à Dieu.
5. Il est inutile d’employer un moyen pour atteindre une fin qui en est indépendante. Or, que nous les priions ou non, les saints prieront ou ne prieront pas pour nous, selon que nous sommes dignes ou indignes de leurs prières.
Cependant :
1. "Appelle
donc! Y aura-t-il quelqu’un qui te réponde ? Vers lequel des saints te
tourneras-tu ?" "Notre appel, dit saint Grégoire, c’est notre humble
prière adressée à Dieu". Quand donc nous voulons prier Dieu, nous devons
nous tourner vers les saints et leur demander de prier pour nous.
2. Les saints
ont plus de crédit auprès de Dieu après leur mort que pendant leur vie. Mais,
de leur vivant, nous devons les Constituer nos intercesseurs, l’exemple de saint
Paul : "Je vous exhorte, mes frères, par Notre Seigneur Jésus-Christ et
par la charité du Saint -Esprit, de m’aider par vos prières auprès de Dieu".
A plus forte raison devons-nous demander aux saints du ciel le secours de leurs
prières.
3. C’est une coutume générale dans l’Église que d’implorer les saints en récitant leurs litanies.
Conclusion :
"C’est une loi établie par Dieu que les êtres les plus éloignés de lui soient ramenés à lui par les plus proches". Or, les saints du ciel sont toujours près de Dieu ; nous, au contraire, "aussi longtemps que nous habitons dans ce corps, nous sommes loin du Seigneur" ; ils doivent donc nous servir d’intermédiaires. Ils le sont, lorsque la divine bonté se répand sur nous par eux ; et notre réponse doit suivre le même chemin. Ainsi donc, de même que c’est par les suffrages des saints que les bienfaits de Dieu descendent sur nous, de même, c’est par eux que nous devons remonter à Dieu pour en recevoir de nouveaux bienfaits. C’est pour cette raison que nous constituons les saints nos intercesseurs auprès de Dieu et comme nos médiateurs, lorsque nous leur demandons de prier pour nous.
Solutions :
1. Ce
n’est point par impuissance que Dieu se sert des causes secondes, mais pour une
plus grande perfection de l’univers et une communication plus variée du bien
divin, du fait que certains êtres reçoivent de Dieu non seulement d’être bons
en eux-mêmes, mais d’être cause que d’autres le soient. De même, le recours aux
prières des saints ne suppose point en Dieu un défaut de miséricorde ; c’est
simplement une application particulière de la loi universelle.
2. Les
plus grands saints ont, auprès de Dieu, plus de crédit que les autres ; il
n’est cependant pas inutile de prier également ceux-ci pour cinq raisons. 1°
Pour prier avec la ferveur plus grande qu’excitent en nous certains saints moins
haut placés, et un succès correspondant à cette ferveur. - 2° Pour remédier au
dégoût qu’engendre la monotonie ; s’adresser à différents saints, c’est comme
un moyen de renouveler, la ferveur. - 3° Pour obtenir les secours particuliers
dont certains saints semblent avoir le monopole ; par exemple, la guérison de
la maladie qu’on appelle "le feu infernal", en s’adressant à saint Antoine.
- 4° Pour qu’aucun saint ne soit frustré de l’honneur qui lui est dû. - 5° Pour
que nos prières soient plus sûrement exaucées, étant recommandées par de plus
nombreux intercesseurs.
3. La
prière est un certain acte, qui, comme tous les actes, appartient au suppôt, à
l’individu. Dès lors, si nous disions "Christ, priez pour nous", sans
addition ni explication, nous semblerions attribuer cette prière à la personne
du Christ, ce qui sentirait le nestorianisme, qui distingue dans le Christ une
personne humaine à côté de la personne divine, ou l’arianisme, qui déclare la
personne du Fils inférieure à celle du Père. Pour éviter ces erreurs, l’Église
ne dit donc pas "Christ, priez pour nous", mais "Christ,
écoutez-nous", ou "ayez pitié de nous".
4. Les saints ne présentent pas à Dieu nos prières comme pour lui manifester ce qu’il ignore, mais pour lui demander de les exaucer ; ou encore, pour les confronter avec la vérité qui est en Dieu et les décrets de la Providence. On se rend digne de la prière d’un saint par le fait de recourir à lui, en cas de besoin, avec pureté d’intention. Ce recours n’est donc pas inutile.
Objections :
1. S’il
en était ainsi, les prières qu’ils adressent à Dieu pour eux-mêmes seraient, à
plus forte raison, toujours exaucées. Or, elles ne le sont pas toujours ;
d’après l’Apocalypse, aux martyrs qui crient vengeance "il est répondu de
se tenir en repos encore un peu de temps jusqu’à ce que soit complet le nombre
de leurs frères".
2. Même
réponse négative suggérée par ce texte de Jérémie : "Quand même Moïse et
Samuel se tiendraient devant moi, mon me ne se tourne rait pas vers ce peuple",
dit le Seigneur.
3. Les saints
sont "comme les anges de Dieu dans le ciel". Mais la prière des anges
n’est pas toujours exaucée. L’ange dit à Daniel "Je suis venu à cause de
tes paroles, mais le chef du royaume des Perses s’est opposé à moi pendant
vingt et un jours" : c’est-à-dire à l’effet de ma prière.
4.
Obtenir quelque chose par la prière, c’est en quelque façon le mériter. Or,
dans le ciel, les Saints ne sont plus en état de mériter.
5. La
volonté des Saints est en parfaite conformité avec celle de Dieu. Ils ne
veulent donc que ce qu’ils savent voulu par Dieu et ils ne demandent donc que
ce qu’ils veulent eux-mêmes et qui est aussi ce qu’ils savent que Dieu veut.
Mais ce que Dieu veut s’accomplirait tout aussi bien sans leurs prières.
Celles-ci sont donc de nul effet.
6. Les prières de toute la cour céleste, si elles sont efficaces, le sont plus que tous les suffrages de l’Église de la terre. Mais ceux-ci peuvent s’accroître jusqu’à la délivrance totale d’une âme du purgatoire. Or, les saints prient non seulement pour les vivants, mais encore pour les défunts, et, si leurs prières étaient efficaces pour nous, elles le seraient aussi pour les âmes du purgatoire, qu’elles délivreraient donc en totalité ; ce qui est faux, car, s’il en était ainsi, les suffrages de l’Église pour les défunts seraient inutiles.
Cependant :
1. Il
est écrit au livre des Macabées : "Celui-ci est l’ami de ses frères, qui
prie beaucoup pour le peuple et pour la ville saint e, Jérémie, le prophète de
Dieu". Et les paroles suivantes montrent l’efficacité de sa prière "Jérémie,
étendant la main droite, donna à Judas une épée d’or, en disant : Prends cette sainte
épée, c’est un don de Dieu, etc.".
2.
Saint Jérôme interpelle ainsi Vigilantius : "Tu prétends, dans ton méchant
petit livre, que c’est pendant notre vie que nous pouvons prier les uns pour
les autres". Et il le réfute en disant : "Si les Apôtres et les
martyrs peuvent prier pour les autres, quand ils sont encore mortels, quand ils
ont encore le souci de prier pour eux-mêmes, combien plus le peuvent-ils après
leurs couronnes, leurs victoires, leurs triomphes ?"
3. C’est la coutume de l’Église de se recommander fréquemment aux prières des Saint s.
Conclusion :
On peut dire que les saints prient pour nous de deux manières par des prières proprement dites, des désirs qu’ils expriment à Dieu en notre faveur ; par leurs mérites que l’on peut regarder comme des prières et qui, devant Dieu, ne sont pas seulement une gloire pour eux-mêmes, mais deviennent des suffrages et comme des prières pour nous ; c’est en ce sens que le sang du Christ est dit implorer notre pardon. Les prières des saints, en l’un et l’autre sens et à les considérer en elles-mêmes, ont le pouvoir d’obtenir ce qu’elles demandent. Mais, s’il s’agit des prières que sont leurs mérites, il peut y avoir en nous-mêmes un empêchement à recevoir les grâces qu’elles obtiennent. S’il s’agit de leurs prières proprement dites, elles sont toujours exaucées, car les saints ne demandent que ce qu’ils veulent et ils ne veulent que ce que Dieu veut. Or, ce que Dieu veut absolument s’accomplit toujours ; à moins qu’il ne s’agisse de cette volonté que nous appelons antécédente, selon laquelle, par exemple, "il veut le salut de tous les hommes", et qui ne s’accomplit pas toujours. Il n’est donc pas étonnant que ce que les saints veulent de cette même espèce de volonté ne s’accomplisse pas non plus toujours.
Solutions :
1.
Cette prière des martyrs, comme le dit la Glose, n’est pas autre chose que leur
désir de voir leur corps glorifié, de jouir de la société des futurs élus, et
leur acquiescement à la justice divine qui punira les méchants.
2. Dieu
parle ici de Moïse et de Samuel tels qu’ils étaient. de leur vivant, "alors
que, par leurs prières, ils détournèrent de leur peuple la colère de Dieu".
S’ils avaient vécu au temps de Jérémie, la malice des Juifs aurait réduit leurs
prières à l’impuissance tel est le sens littéral.
3. Ce
combat entre les bons anges ne vient pas de ce qu’ils adressent à Dieu des
prières opposées, mais de ce qu’ils soumettent les mérites opposés des deux
parties au jugement de Dieu dont ils attendent la sentence. C’est le sens donné
par saint Grégoire à ce texte de Daniel : "Les esprits angéliques préposés
aux nations ne combattent jamais pour l’injustice, mais examinent et apprécient
les actes conformément à la justice. Quand une nation est présentée au tribunal
suprême comme ayant agi bien ou mal, c’est alors que l’ange qui en est le chef
est dit avoir gagné ou perdu la bataille. Mais la volonté suprême du Créateur
remporte toujours la victoire sur eux tous ; car, ils la contemplent toujours
et ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent pas obtenir". Ils ne le
demandent jamais non plus ; c’est pourquoi leurs prières sont toujours
exaucées.
4. Les saints, lorsqu’ils sont au ciel, ne peuvent plus mériter pour eux-mêmes, mais ils le peuvent pour les autres, ou plutôt ils peuvent les aider par le mérite qu’ils ont acquis pendant leur vie, à savoir, que leurs prières seraient agréées de Dieu après leur mort.
On pourrait
dire encore que ce n’est point un seul et même principe qui donne à la prière
son mérite et son efficacité. Le mérite consiste en une certaine proportion
entre un acte et la fin qui lui correspond et qui en est comme le salaire.
L’efficacité de la prière dépend de la libéralité de celui à qui elle est
adressée et qui veut bien accorder parfois ce que l’on n’a pas mérité. Ainsi,
les Saints peuvent n’être pas en état de mériter, mais être cependant en état
d’obtenir.
5. Les saints
et les anges ne veulent que ce qu’ils voient conforme à la volonté de Dieu, et
ils ne demandent jamais que cela. Il ne s’ensuit pas que leur prière soit
inutile ; car, ainsi que le remarque saint Augustin, Dieu peut avoir décrété
que les prédestinés lui devront leur salut ; de telle sorte que Dieu veut que
soit accompli par les prières des saints cela même que les saints voient voulu
par Dieu.
6. Les suffrages de l’Église consistent en certaines satisfactions accomplies par les vivants au nom et à la place des défunts dont la dette est ainsi, en tout ou en partie, payée par d’autres que par eux-mêmes. Mais les saints du ciel ne sont plus en état de satisfaire. On ne saurait donc mettre en parallèle leurs prières et les suffrages de l'Église.
Il s’agit maintenant des signes précurseurs du Jugement.
On demande : 1. Y aura-t-il des signes pré curseurs de l’avènement du souverain Juge ? - 2. Le soleil et la lune doivent-ils vraiment cesser de briller ? - 3. Les vertus des cieux seront-elles ébranlées ?
Objections :
1. La
réponse négative semble imposée par cette parole de saint Paul "Quand les
hommes diront : Paix et sûreté! C’est alors qu’une ruine soudaine fondra sur
eux". En effet, cette paix et cette sûreté n’existeraient pas, si des signes
avant-coureurs venaient semer l’épouvante.
2. Des
signes sont nécessaires quand une chose doit être rendue manifeste. Mais
l’avènement du Seigneur doit être caché "Le jour du Seigneur vient ainsi
qu’un voleur pendant la nuit".
3. Le premier avènement de Notre Seigneur fut connu d’avance par les prophètes, et cependant il ne fut précédé d’aucun signe. A plus forte raison, ainsi en sera-t-il du second que personne ne connaît.
Cependant :
1. Il
est dit en saint Luc "Il y aura des signes dans le soleil, dans la lune et
dans les étoiles".
2. Saint Jérôme énumère quinze signes : les mers se soulèveront de quinze coudées plus haut que les montagnes ; - elles s’enfonceront dans les abîmes jusqu’à être à peine visibles ; - elles reprendront leur niveau habituel ; - tous les monstres marins se rassembleront, lèveront la tête au-dessus des flots et mugiront les uns contre les autres, comme s’ils se querellaient ; - tous les oiseaux du ciel se réuniront dans les champs, gémissant à l’envi, sans manger ni boire ; - des torrents de feu prendront naissance à l’occident et parcourront le ciel jusqu’à l’orient ; - tous les astres errants et fixes jetteront des flammes semblables à la crinière ardente des comètes ; - un grand tremblement de terre renversera tous les animaux ; - toutes les pierres, petites et grandes, se heurteront et se briseront en quatre morceaux ; - de toutes les plantes coulera une rosée sanglante ; - les montagnes, collines et édifices seront réduits en poussière ; - tous les animaux sortiront des forêts et des montagnes, hurlant et oubliant de manger ; - tous les tombeaux s’ouvriront pour rendre leurs morts à la vie ; - tous les hommes sortiront de leurs demeures, hébétés, muets, courant çà et là ; - ils mourront tous pour ressusciter en même temps que ceux qui les ont pré cédés dans la mort.
Conclusion :
Quand le Christ viendra juger tous les hommes, il apparaîtra dans sa gloire, comme il convient à la dignité de sa fonction. Mais celle-ci doit être manifestée par certains indices capables d’inspirer 1 respect et la sou mission. L’avènement du souverain Juge sera donc précédé de signes multiples destinés à avertir les hommes de se préparer au Jugement et à soumettre les coeurs au Juge qui va venir.
Mais il est difficile de savoir quels seront ces signes. Ceux que nous lisons dans l’Evangile, comme le remarque saint Augustin, se rapportent non seulement au Jugement dernier, mais encore à la destruction de Jérusalem et à cet avènement continuel par lequel le Christ visite et éprouve son Église. De telle sorte que, si l’on y réfléchit bien, on pourrait conclure qu’aucun n’est caractéristique du dernier avènement, comme saint Augustin le dit encore ; car, les combats, les épouvantes, etc., mentionnés dans l’Evangile, se rencontrent tout au long de l’humanité. Dira-t-on qu’il y aura comme une recrudescence de ces phénomènes à la fin du monde ? Mais il est impossible de préciser quel degré elle doit atteindre pour l’annoncer clairement. Quant aux signes énumérés par saint Jérôme, il n’affirme point leur réalité ; il dit seulement les avoir rencontrés dans les annales des Juifs, et l’on doit dire qu’ils paraissent fort peu vraisemblables.
Solutions :
1. Saint Augustin dit que, à la fin des temps, les méchants persécuteront les bons ; ceux-ci craindront donc, tandis que ceux-là seront tranquilles. Ce sont donc les méchants qui diront : "Paix et sûreté", parce qu’ils négligeront les signes annonciateurs du Jugement ; tandis que les bons "sécheront de frayeur, etc.", comme parle saint Luc.
On peut dire
encore que ces signes avant- coureurs sont compris dans le temps et le jour du
Jugement. Avant donc leur apparition et l’effroi qu’ils en éprouveront, les
impies se croiront en paix et en sécurité, en voyant que la fin du monde ne
suit pas immédiatement la mort de l’Antéchrist, ainsi qu’ils se l’étaient
imaginé.
2. Le
jour du Seigneur viendra "comme un voleur", parce que la date précise
en est in connue, les signes précurseurs étant insuffisants à le manifester.
Quant aux signes indubitables qui précéderont immédiatement le Jugement, on
peut dire qu’ils font partie de ce jour même.
3. Quoique les prophètes connussent d’avance le premier avènement du Christ, cet avènement eut lieu en secret ; il ne devait donc pas être annoncé par des signes, à la différence du second, dont la date reste mystérieuse, mais où le Christ viendra dans sa gloire.
Objections :
1.
Raban Maur déclare que "rien n’empêche de croire qu’alors le soleil, la
lune et les astres seront privés de leur lumière, comme il advint du soleil
pendant la Passion".
2. La
lumière des corps célestes est destinée à la génération des corps terrestres :
car c’est aussi par elle que leur influence s’exerce et non seulement par leur
mouvement, comme le dit Averroès. Mais, cette génération cessant, leur lumière
deviendra inutile.
3. Certains auteurs disent que les créatures matérielles seront purifiées des qualités qui sont les principes de leur action. Or, les corps célestes agissent aussi bien par leur lumière que par leur mouvement, qui doivent donc disparaître ensemble.
Cependant :
1. Au dire des astrologues, il ne peut y avoir en même temps éclipse de soleil et éclipse de lune. Donc l’obscurcissement dont on parle ne peut être réel, comme conséquence d une double éclipse.
2 Le même fait ne peut être à la fois cause d’accroissement et de disparition par rapport a un même phénomène. Or a l’avènement du Seigneur, dit Isaïe, "la lumière de la lune sera comme la lumière du soleil, et la lumière du soleil sera sept fois plus grande".
Conclusion :
Si l’on parle du moment même de l'avènement du Christ il n est pas croyable que le soleil et la lune cessent de briller, puisque l’univers entier sera renouvelé lorsque le Christ apparaîtra et que les saints ressusciteront glorieux. S’il s’agit du temps qui précédera le Jugement, il est possible que le soleil, la lune et les astres s’obscurcissent, simultanément ou les uns après les autres, par un miracle de la puissance divine destiné à frapper de terreur les humains.
Solutions :
1. Il
est ici question du temps qui précédera le Jugement.
2. La
lumière des corps célestes n’a point pour but unique d’agir sur les êtres
terrestres, mais encore d’être pour eux-mêmes un élément de perfection et de
beauté. Si donc la génération cesse sur la terre, il ne s’ensuit pas que la
lumière des corps célestes disparaisse, mais plutôt devra- t-elle devenir plus
brillante.
3. L’opinion d’après laquelle les éléments doivent perdre leurs qualités élémentaires paraît peu probable. Si on l’admet, il faut faire exception pour la lumière ; en effet, les autres qualités élémentaires sont contraires entre elles et agissent par destruction, tandis que la lumière agit comme un principe de règle et d’harmonie. - Il y a aussi cette différence entre elle et le mouvement des corps célestes, à savoir, que celui-ci est "l’acte d’un être imparfait", qui doit donc cesser avec l’état de perfection ; ce qui n’est pas le cas pour la lumière.
Objections :
1. Ce
nom ne peut désigner que des esprits bienheureux. Or, l’immutabilité est un
élément de la béatitude.
2.
L’étonnement a pour cause l’ignorance. Or, dans les anges il n’y a ni surprise,
ni ignorance "Ceux qui voient Celui qui voit tout, est-il quelque chose
qu’ils ne voient pas ?"
3. "Tous les anges se tiendront autour du trône" ; tous seront présents au Jugement. Mais les Vertus sont un Ordre angélique. Pourquoi feraient-elles exception ?
Cependant :
1. Il
est dit dans Job : "Les colonnes du ciel s’ébranlent et s’épouvantent à sa
venue
2. Et en saint Matthieu : "Les étoiles tomberont du ciel et les vertus des cieux seront ébranlées".
Conclusion :
Selon Denys, le mot "vertus", employé en parlant des anges, peut désigner soit un Ordre spécial, dont il fait le second de la seconde Hiérarchie, tandis que saint Grégoire en fait le premier de la Hiérarchie inférieure, - soit tous les esprits angéliques sans distinction.
Le Maître des Sentences préfère ce second sens et explique le saisissement des anges par la vue du nouvel état de choses dont l’univers donnera le spectacle.
S’il s’agit des anges qui composent l’Ordre des "Vertus", le changement qu’on leur attribue spécialement s’explique par l’effet dont ils sont la cause. D’après saint Grégoire, ils sont chargés d’opérer les miracles ; or, à la fin du monde, les miracles seront multipliés. - Selon Denys, et la place qu’il leur assigne, ils ont une puissance qui n’est point particularisée ; leur fonction doit donc avoir pour objet les causes universelles, c’est-à-dire, le mouvement des corps célestes dont l’influence s’exerce sur les êtres terrestres. Leur nom même de "Vertus des cieux" semblerait indiquer leur fonction. Or en ce temps en eux un changement, une cessation d’activité, puisqu’ils n’auront plus à mouvoir les corps célestes, de même que les fonctions des anges gardiens n’auront plus de raison d’être.
Solutions :
1. Ce
changement n’affecte en rien leur état ; il se rapporte seulement aux effets
produits par eux et qui peuvent changer sans qu’ils changent eux-mêmes, ou
encore, à une connaissance nouvelle que n’avaient pu leur fournir leurs idées
innées. Cette mobilité de pensées n’empêche pas leur béatitude ; ce qui fait
dire à saint Augustin que "Dieu meut la créature spirituelle dans le temps".
2. L’étonnement a pour objet les choses qui dépassent notre condition ou nos forces. Ainsi, les Vertus des cieux s’étonneront de voir la vertu divine opérer de si grands prodiges qu’elles sont incapables d’imiter et de comprendre ; c’est dans le même sens que sainte Agnès disait que "la beauté divine est un sujet d’étonnement pour le soleil et la lune". Cela ne suppose donc pas de l’ignorance dans les anges, mais seulement une incapacité de comprendre Dieu.
Il s’agit maintenant de la conflagration de l’univers qui doit avoir lieu à la fin des temps.
On demande : 1. Le monde doit-il être purifié ? - 2. Purifié par le feu ? - 3. Par un feu de même nature que celui qui est l’un des quatre éléments ? - 4. Purifiera-t-il tous les cieux supérieurs ? - 5. Consumera-t-il les autres éléments ? - 6. Purifiera-t-il tous les éléments ? - 7. La conflagration aura-t-elle lieu avant ou après le Jugement ? - 8. Atteindra-t-elle les hommes ? - 9. Engloutira-t-elle les réprouvés ?
Objections :
1. Seul,
ce qui est impur a besoin d’être purifié. Mais les créatures de Dieu ne le sont
point : "Ce que Dieu a déclaré pur, ne l’appelle pas impur".
2. La
purification opérée par la justice divine a pour objet le péché, par exemple,
en purgatoire. Mais il ne saurait y avoir rien de pareil dans les éléments de
l’univers.
3. Purifier une chose, c’est séparer d’elle ce qui lui est étranger et la diminue ; lui enlever ce qui l’ennoblit, ce n’est plus la purifier, mais l’amoindrir. Or, leur combinaison rend les éléments composés plus parfaits et plus nobles, puisque la forme du corps composé est supérieure à celle du corps simple. La purification de l’univers semble donc inadmissible.
Cependant :
1. Tout
renouvellement exige une certaine purification. Or, les éléments seront
renouvelés : "Je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre, car le premier
ciel et la première terre avaient disparu".
2. "La figure de ce monde passe", dit saint Paul ; et la Glose ajoute : "La beauté de ce monde périra dans la conflagration universelle".
Conclusion :
Puisque le monde a été fait, à certains égards, pour l’homme, il faut que, lorsque l’homme sera glorifié dans son corps, les autres êtres corporels soient améliorés, afin que l’univers devienne un séjour à la fois plus convenable et plus agréable. La glorification du corps humain exige la disparition des deux choses qui s’y opposent, à savoir, la corruption et la souillure du péché : "La corruption ne possédera point l’incorruptibilité", et tous les immondes seront "exclus" de la cité glorieuse. De même, et toute proportion gardée, faut-il que les éléments cosmiques soient purifiés des dispositions contraires avant d’être renouvelés et glorifiés.
Sans doute, le péché ne peut pas, à proprement parler, souiller les choses corporelles ; il met cependant en elles une espèce de répugnance à un enrichissement spirituel. Les lieux profanés par certains crimes sont jugés impropres aux cérémonies religieuses, tant qu’ils n’ont pas été purifiés. D’après ce principe, la partie de l’univers où vivent les hommes a contracté, à cause de leurs péchés, une certaine inaptitude à être glorifiée, et donc un besoin de purification. - De même, les éléments de la partie intermédiaire, par leur contact avec les nôtres, subissent des influences : corruption, génération, altération, qui les dégradent et exigent qu’ils soient purifiés, eux aussi, avant d’être renouvelés et glorifiés.
Solutions :
1.
Quand on dit que toute créature de Dieu est pure, il faut entendre que sa
substance ne contient aucun mélange de mal, au sens des Manichéens qui
prétendaient que le bien et le mal sont deux substances, tantôt séparées,
tantôt mêlées. Mais cela n’exclut pas la possibilité d’un alliage, par lequel
une chose, bonne en elle-même, déprécie cependant celle à laquelle elle
s’allie. Cela n’exclut pas non plus la possibilité du mal pour une créature,
mais toujours comme un accident, et jamais comme une partie essentielle.
2.
Quoique les éléments corporels ne puissent être le sujet du péché, celui-ci
leur fait cependant contracter une certaine inaptitude à recevoir leur
glorification.
3. Si l’on considère dans la forme du corps composé et celle du corps simple, ou élément, la perfection spécifique, le corps composé est plus excellent ; si l’on y considère la permanence dans l’être, le corps simple est meilleur ; car, s’il peut subir l’action d’une cause étrangère à lui, il n’a pas en lui-même, comme le corps composé, ce mélange d’éléments contraires qui est un principe de dissolution. Il peut donc être atteint dans l’une de ses parties, mais il est incorruptible comme un tout, ce qu’on ne peut pas dire du corps composé. Il est donc plus près de l’état glorieux, dont l’un des attributs est l’incorruption, que ce dernier, à moins que celui-ci n’ait en lui-même un principe d’incorruption, comme, par exemple, le corps humain dont la forme (l’âme humaine) est incorruptible. Quoique le corps composé soit, d’une certaine manière, plus excellent - Le corps simple, étant un corps, a des parties quantitatives homogènes ; étant un corps simple, il forme un tout indivisible, puisqu’il n’est pas composé de plusieurs parties essentielles. Ainsi le corps simple est meilleur en lui-même que comme partie du corps composé car en celui-ci il est, pour ainsi dire, en puissance, tandis que, en lui-même, il possède son ultime perfection.
Objections :
1. Le
feu, étant une partie de l’univers, a besoin, autant que les autres, d’être
purifié ; mais il ne peut pas l’être par lui-même.
2.
Aussi bien que le feu, l’eau sert à purifier, et certaines purifications lui
étaient réservées dans l’ancienne Loi. La purification de l’univers, du moins
dans sa totalité, ne se fera donc pas par le feu.
3. Elle semble devoir consister à désagréger les parties qui composent l’univers afin de les rendre plus pures. Mais "cette œuvre de distinction", à l’origine du monde, eut pour cause la seule puissance divine ; Anaxagore dit qu’elle est un acte de l’intelligence qui meut toutes choses. La purification finale sera donc faite par Dieu lui-même, et non par le feu.
Cependant :
1. La
réponse affirmative est suggérée par un texte des Psaumes qui parle en ces
termes de la fin du monde et du Jugement "Devant lui est un feu dévorant,
autour de lui se déchaîne la tempête... Il appelle les cieux en haut, et la
terre, pour juger son peuple".
2. Saint Pierre dit aussi : "Les cieux enflammés se dissoudront, et les éléments embrasés se fondront".
Conclusion :
La purification de l’univers est destinée à enlever la souillure résultant du péché, l’impureté consécutive au mélange des éléments, et à préparer l’état glorieux. Le feu convient très parfaitement à ce triple effet. Il est le plus noble des éléments, celui dont les propriétés naturelles, par exemple et surtout la lumière, ressemblent le plus à celles de la gloire.
2° L’énergie de son activité rend un alliage avec lui plus difficile qu’avec tout autre élément. - 3° La sphère ignée est éloignée du globe terrestre, demeure des hommes, et ceux-ci emploient le feu moins communément que la terre, l’eau ou l’air ; il est donc par là même moins contaminé. - Pour ces motifs, il possède une grande efficacité pour purifier et diviser jusqu’aux parties les plus subtiles.
Solutions :
1.
C’est uni à une matière étrangère que le feu est employé par l’homme ; uni à la
seule matière qui lui est propre, il n’est pas à notre portée, et c’est en cet
état de pureté originelle qu’il pourra purifier et comme raffiner le feu que
nous employons.
2. Le déluge purifia le monde de la seule souillure du péché, et surtout du péché de convoitise auquel l’eau convenait bien comme élément purificateur. La purification finale ayant pour objet et la souillure du péché et l’impureté provenant du mélange des éléments, le feu paraît lui convenir mieux que l’eau. Celle-ci est plus apte à amalgamer qu’à désagréger, et donc moins capable de séparer les éléments pour les purifier. D’autre part, à la fin du monde, devenu vieux, pour ainsi dire, le grand péché, ce sera la tiédeur : "La charité d’un grand nombre se refroidira". Il convient donc qu’il soit purifié par le feu.
Il n’y a rien
qui ne puisse être purifié par le feu. Cependant, certaines choses ne peuvent
l’être sans être consumées, par exemple, les linges, ustensiles en bois, etc.,
dont l’ancienne Loi or donnait la purification par l’eau. Mais, à la fin du
monde, toutes ces choses doivent être détruites par le feu.
3. Par l’œuvre de distinction les choses ont reçu, à l’origine, les formes diverses qui les distinguent les unes des autres ; ce qui ne pouvait être fait que par l’Auteur de la nature. Mais la purification finale doit ramener les choses à la pureté de leur création ; et, en cela, une créature peut servir d’instrument au Créateur, d’autant mieux que ce sera pour elle un honneur.
Objections :
1.
Aucune chose ne se consume elle-même. Or, la Glose affirme que "ce feu
consumera les quatre éléments".
2.
L’opération manifeste la puissance, et celle-ci, la nature. Or, le feu qui doit
purifier l’univers sera autrement puissant que le nôtre, qui en est incapable.
Il sera donc aussi d’une nature différente.
3. Les choses corporelles de même espèce ont même mouvement. Or, le feu purificateur ne se mouvra pas dans un sens unique, comme le nôtre, mais dans tous les sens, afin d’envelopper et de purifier toutes choses.
Cependant :
1.
Saint Augustin dit : "La figure de ce monde périra par la conflagration
des feux de l’univers".
2. La dernière purification de l’univers par le feu correspond à la première, à celle du déluge, qui s’accomplit par l’eau, qui était de même nature que la nôtre. Il en sera donc de même du feu purificateur.
Conclusion :
Cette question a reçu trois réponses. Certains ont prétendu que le feu descendra de la sphère ignée, en se multipliant. Le feu, en effet, s’accroît dans la mesure où il rencontre des matières inflammables. Il en sera ainsi, surtout à la fin du monde, où sa puissance triomphera de tous les autres éléments.
Cependant, il semble que, à la fin du monde, le feu ne doive pas seulement descendre, mais encore monter, "et atteindre la hauteur des eaux du déluge", dit la Glose. Il semble donc qu’il prendra naissance dans le lieu intermédiaire.
On a donc dit encore que ce feu serait allumé, non loin de la terre, par la concentration des rayons émanés des corps célestes qui se réfléchiront dans les concavités des nuages comme dans un miroir ardent.
Cette opinion a contre elle que, les effets des corps célestes dépendant de leur position et de leur aspect, les astronomes pourraient donc prévoir et prédire le temps de la conflagration finale, ce qui est contraire aux Ecritures.
C’est pourquoi, on a dit enfin, avec saint Augustin, que, "de même que le déluge a été produit par l’inondation des eaux de l’univers, c’est aussi par la conflagration des feux de l’univers que la figure de ce monde périra". Cette conflagration résultera de la combinaison de toutes les- causes supérieures et inférieures capables de produire le feu ; combinaison qui, au lieu d’être naturelle, sera due à la puissance de Dieu et provoquera un embrasement universel qui détruira la face de ce monde.
Si l’on considère ces opinions en elles-mêmes, on voit qu’elles diffèrent quant à l’origine du feu purificateur, mais qu’elles s’accordent sur sa nature. En effet, le feu engendré par le soleil ou par quelque agent terrestre ne diffère du feu à l’état pur, tel qu’il est dans sa sphère, que par un mélange d’éléments étrangers. Il faudra bien qu’il en soit ainsi, à la fin du monde, puisque le feu ne saurait purifier une chose sans se l’incorporer en quelque façon. Il faut donc admettre purement et simplement que le feu purificateur sera de même nature que le nôtre.
Solutions :
1. Ce
feu sera spécifiquement le même que le nôtre, mais il en différera
numériquement. Or, nous voyons que de deux feux de même espèce, le plus violent
supprime l’autre, en consumant la matière qui alimentait ce dernier. Ainsi en
sera-t-il à la fin du monde.
2. Une
puissance se manifeste par l’opération qu’elle produit, comme elle-même
manifeste l’essence ou nature issue des principes constitutifs d’un être. Au
contraire, une opération qui n’est pas produite par une puissance inhérente à
l’être qui agit ne saurait manifester cette puissance, comme on le voit dans
les êtres qui servent d’instruments. En effet, l’action de l’instrument
manifeste surtout la puissance de celui qui l’emploie, puisqu’elle la manifeste
comme premier principe de l’opération, tandis qu’elle ne montre, dans
l’instrument, que la faculté de recevoir l’influence motrice. De même, une
puissance qui ne procède pas des principes constitutifs d’un être ne manifeste,
de la nature de cet être, que la réceptivité ; par exemple, le pouvoir qu’a
l’eau chaude de chauffer montre seulement qu’elle peut recevoir la chaleur ; ce
qui n’empêche donc pas l’eau chaude d’être de même nature que l’eau froide. De
même, rien n’empêche que le feu qui aura la puissance de purifier l’univers
soit de même nature que le nôtre, puisque cette puissance ne viendra pas de ses
principes essentiels, mais de l’action divine ; peu importe, d’ailleurs,
qu’elle soit en lui une qualité absolue, comme la chaleur dans l’eau chaude, ou
une simple influence transitoire, comme c le cas pour un instrument. Cette
dernière explication semble plus probable, puisque le feu purificateur n’agira
que comme instrument de la puissance divine.
3. Par sa nature propre, le feu tend seulement à monter ; mais, attaché à la matière combustible qui lui est nécessaire pour exister en dehors de sa sphère, il occupe le lieu qu’elle occupe elle- même, On comprend qu’il puisse ainsi tournoyer ou descendre, surtout comme instrument de la puissance divine.
Objections :
1. Ils
font partie de la création : "Les cieux, dit le Psalmiste s’adressant au
Seigneur, sont l’ouvrage de vos mains. Ils périront, mais vous, vous demeurez".
Ils doivent donc être atteints par la conflagration universelle.
2. "Les
cieux enflammés se dissoudront, dit saint Pierre, et les éléments embrasés se
fondront". Mais les cieux qui se distinguent des éléments sont les cieux
supérieurs auxquels sont fixés les astres. Ils doivent donc, eux aussi, être
purifiés par le feu.
3. Le feu doit éliminer des êtres corporels tout obstacle à leur glorification. Or, dans le ciel supérieur se rencontre un double obstacle. L’un vient du péché, puisque c’est là que le démon a péché. L’autre vient de leur nature même ; ces paroles de saint Paul : "Nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière gémit et souffre des douleurs de l’enfantement", sont ainsi commentées par la Glose : "Tous les éléments rem plissent leur fonction avec effort ; ce n’est pas sans effort que le soleil et la lune agissent dans les espaces qui leur sont assignés". Leur purification s’impose donc.
Cependant :
1.
C’est un principe aristotélicien que "les corps célestes ne sont pas
susceptibles d’une impression venue du dehors".
2. A propos de ces paroles de saint Paul : "Jésus viendra au milieu d’une flamme de feu pour faire justice, etc." la Glose dit : "Ce feu, qui précédera sa venue, s’élèvera dans les airs à la hauteur des eaux du déluge". Mais ces eaux n’ont point atteint les cieux supérieurs ; elles ont seulement dépassé de quinze coudées le sommet des montagnes.
Conclusion :
La purification finale doit éliminer des êtres corporels ce qui y est contraire à l’état glorieux, qui sera comme l’apothéose de l’univers. En tous il se rencontre un obstacle, mais pas le même en tous. Dans les corps inférieurs, c’est quelque chose d’inhérent à leur substance : car, en se mélangeant les uns avec les autres, ils ont perdu leur pureté native. Dans les corps célestes, ce n’est autre chose que le mouvement, qui est un acheminement à la perfection, et encore, le seul mouvement local, qui n’affecte ni leur substance, quantité ou qualité, mais leur localisation, c’est-à-dire, quelque chose d’extérieur à leur être. Le ciel supérieur n’a donc pas besoin qu’on lui enlève rien de substantiel, mais seulement qu’on arrête son mouvement ; pas besoin qu’une action dissolvante s’exerce sur lui, mais seulement que celui qui le meut cesse d’agir. La purification des corps célestes ne se fera donc ni par le feu ni par quelque autre créature, mais par un arrêt de leur mouvement, causé par la seule volonté divine
Solutions :
1.
Saint Augustin remarque qu’il s’agit ici des "cieux aériens", qui
doivent être purifiés par le feu. - Si on veut appliquer ce texte aux cieux
supérieurs, il faut répondre qu’ils périront en ce sens que le mouvement qui
les anime aujourd’hui cessera.
2.
Saint Pierre parle, comme il s’en explique lui- même, "des cieux et de la
terre qui furent atteints par le déluge, et que la même parole de Dieu tient en
réserve et garde pour le feu, au jour du Jugement". Il s’agit donc
seulement des cieux aériens.
3. Cet effort, cette contrainte, que saint Ambroise attribue aux corps célestes, n’est autre chose que la variation du mouvement, qui les soumet au temps, et le défaut de la perfection finale qui doit être un jour la leur. Le péché des mauvais anges n’a pas non plus souillé le ciel empyrée dont ils furent immédiatement chassés.
Objections :
1. "Les
quatre éléments dont se compose l’univers, dit Bède, seront la proie du grand
feu. Il ne les consumera pas tous jusqu’à les réduire à néant, mais deux
seulement ; les deux autres seront transformés et rendus plus parfaits".
Ainsi donc, deux éléments au moins seront entièrement détruits.
2. "Le
premier ciel et la première terre avaient disparu, et il n’y avait plus de mer".
Par ciel, il faut entendre l’air, selon saint Augustin. Quant à la mer, ce mot
désigne "l’ensemble des eaux". Ce n’est donc plus seulement deux,
mais trois éléments, dont la destruction sera complète.
3. Le
feu ne purifie une chose, que si elle devient sa matière. Il faudra donc que
les autres éléments deviennent du feu, c’est-à-dire, qu’ils perdent leur propre
nature.
4. La forme (substantielle) du feu est la plus noble que puisse recevoir la matière élémentaire. Donc, la purification finale, qui doit être une œuvre de perfection, devra changer en feu tous les éléments, et totalement.
Cependant :
1. A
cette parole de saint Paul : "La figure de ce monde passe", la Glose
ajoute : "C’est sa beauté qui passe, mais non point son être". Or,
l’être même des éléments est nécessaire à la perfection de l’univers. Il ne
sera donc pas détruit par le feu.
2. La purification finale par le feu ressemblera à celle dont l’eau fut autrefois l’instrument, et qui n’atteignit pas les éléments dans leur être même.
Conclusion :
Il y a plusieurs opinions à ce sujet. Certains admettent, pour les quatre éléments, la permanence de leur matière en même temps que la disparition de ce qu’il peut y avoir en eux d’imparfait ; mais ils ajoutent que l’air et la terre conserveront leur forme substantielle, tandis que le feu et l’eau prendront celle du ciel ils en porteront le nom, ainsi que l’air que, sous la forme qu’il possède actuellement et qu’il gardera, nous appelons le ciel. C’est pour cette raison que l’Apocalypse ne mentionne que le ciel et la terre : "Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle".
Cette opinion est tout à fait déraisonnable. Elle est antiphilosophique : car on ne saurait admettre que les corps terrestres sont en puissance à la forme des corps célestes, puisqu’ils n’ont avec ceux-ci ni matière commune ni qualités contraires. Elle est antithéologique : car elle enlève à l’univers deux de ses éléments et par là même son intégrité et sa perfection. Dans le texte précité, il faut entendre par "ciel" un cinquième corps, et par "terre" les quatre éléments, comme il est dit dans le psaume : "De la terre louez le Seigneur,... feu et grêle, neige et glace", etc.
C’est pourquoi d’autres disent que les éléments garderont leur substance, mais perdront leurs qualités actives et passives. Ils admettent aussi que, dans le corps composé, les éléments conservent leur forme substantielle, sans avoir cependant leurs qualités propres, qui sont réduites à une moyenne et, par le fait même, ne sont plus ce qu’elles étaient. Saint Augustin semble avoir dit quelque chose d’analogue : "Les qualités des éléments corruptibles, qui étaient en rapport avec nos corps sujets à la corruption, seront entièrement détruites par cette conflagration du monde, et leur substance jouira de ces qualités qui, par un merveilleux changement, conviennent à des corps immortels".
Cependant, les qualités propres des éléments étant causées par leur forme substantielle, il paraît improbable que, si celle-ci demeure, celles-là puissent être modifiées, sinon par une action violente et passagère ; comme nous voyons l’eau chaude reprendre naturellement sa température normale que l’action du feu lui avait fait perdre, pourvu que cette action n’ait point altéré sa nature. - De plus ces qualités sont une perfection secondaire pour les éléments dont elles sont les attributs caractéristiques, et il n’est pas probable que la transformation finale enlève aux éléments quelque chose de leur perfection naturelle.
Il faut donc dire que les éléments conserveront leur substance et leurs qualités propres, mais seront purifiés des souillures qu’ils ont contractées par les péchés des hommes, et de l’impureté consécutive à leurs actions et réactions mutuelles, car celles-ci deviendront impossibles par l’arrêt du premier mobile. C’est ce que saint Augustin appelle "les qualités des éléments corruptibles", c’est-à-dire, des manières d’être qui ne leur sont pas naturelles et qui les rapprochent de la corruption.
Solutions :
1. Ce
feu consumera les quatre éléments en ce sens qu’il les purifiera. "Deux
seront totalement consumés", ne veut pas dire qu’ils seront détruits
jusqu’à leur substance même, mais que leur activité sera réduite davantage.
Suivant certains auteurs, il s’agit du feu et de l’eau qui attaquent le plus
violemment les autres corps par le chaud et le froid, mais qui n’agiront plus
ainsi dans le nouvel état du monde, et sembleront donc d’autant plus différents
de ce qu’ils étaient. - Selon d’autres, il s’agit de l’air et de l’eau, à cause
des mouvements variés que leur imprime l’influence des corps célestes. Comme
ces perturbations, marées, vents, etc., n’existeront plus, ces deux éléments
sembleront avoir subi une modification plus profonde.
2. "Il
n’y avait plus de mer". Selon saint Augustin, on peut entendre par là le
siècle présent, comme dans cette autre parole de saint Jean : "La mer
rendit ses morts". - Si l’on prend le mot "mer" au sens littéral,
il faut dire que la mer subsistera quant à la substance de ses eaux, mais
celles-ci ne seront plus ni salées, ni agitées.
3. Ce
feu sera l’instrument de la Providence et de la puissance divine. Il agira donc
sur les autres éléments, non pour les détruire, mais pour les purifier. Il
n’est pas nécessaire que ce qui devient la matière du feu perde sa nature
propre ; le fer incandescent, retiré de la fournaise, revient naturellement à
son premier état. Il en sera ainsi des éléments purifiés par le feu.
4. Dans les parties d’un tout, il ne faut pas considérer seulement ce qui convient à chacune isolément, mais encore ce qui leur convient par rapport à l’ensemble. L’eau, la terre et l’air acquerraient une forme plus excellente, s’ils devenaient feu ; mais l’univers perdrait de son excellence, si toute la matière des éléments se transformait en feu.
Objections :
1. Il ne doit atteindre que la hauteur des eaux du déluge, qui ne s’élevèrent point jusqu’à la sphère du feu. Cet élément ne sera donc pas purifié.
2. Il
n’est pas certain non plus que l’eau sera purifiée. "Il est hors de doute
que l’air et la terre seront transformés par le feu. Il n’en va pas de même
pour l’eau, car on peut croire qu’elle porte la purification en elle-même".
3. Le
lieu de l’éternelle souillure ne sera jamais purifié, c’est-à-dire l’enfer, qui
fait partie de l’uni vers. Celui-ci ne sera donc pas purifié en entier.
4. Même difficulté pour le paradis terrestre qui ne sera pas touché par le feu, pas plus qu’il ne le fut par le déluge, selon ce que dit Bède.
Cependant :
La Glose déjà citée dit que "le grand feu consumera les quatre éléments".
Conclusion :
On a prétendu que ce feu s’élèvera jusqu’au sommet de l’espace qui contient les quatre éléments, de telle sorte que ceux-ci seront totalement purifiés et de la souillure du péché qui est montée jusque-là, par exemple la fumée des sacrifices idolâtriques, et aussi de la corruption qui leur est naturelle, puisqu’ils sont corruptibles dans toutes leurs parties. Cette opinion est contraire à l'Ecriture. Saint Pierre déclare que les cieux qui furent purifiés par l’eau "sont réservés au feu". Saint Augustin dit aussi que "le même univers qui périt par le déluge, est destiné au feu". Or, en fait, les eaux du déluge n’ont pas atteint le sommet de l’espace qui contient les éléments, mais dépassèrent de quinze coudées seulement le sommet des montagnes. Il est non moins évident que jamais vapeur ou fumée n’est capable de traverser de part en part la sphère du feu, qui n’a donc pu être totalement souillée par le péché. Ce feu ne purifiera pas non plus les éléments de leur corruptibilité en leur enlevant quelque chose d’eux-mêmes, niais en consumant les impuretés qu’ils ont contractées par leurs mélanges, principalement sur la terre et jusqu’à la région moyenne de l’air. C’est d’ailleurs la hauteur probable des eaux du déluge, à en juger par les quinze coudées dont elles dépassèrent le sommet des montagnes.
Solutions :
1. Elle
vient d’être donnée.
2.
L’eau possède sans doute une vertu purificatrice, mais insuffisante pour
préparer à l’état glorieux.
3.
Cette purification aura surtout pour but d’éloigner toute imperfection de la
demeure des élus. Toutes les souillures seront dirigées vers la demeure des
damnés ; l’enfer ne sera donc pas purifié ; il sera, au contraire, comme le
cloaque des immondices de l’univers.
4. Quoique le premier péché y ait été commis, le paradis terrestre ne fut pas la demeure des pécheurs, pas plus que le ciel empyrée, puisque, de l’un et de l’autre, l’homme et le démon furent aussitôt chassés. Une purification n’est donc pas nécessaire
Objections :
1.
Saint Augustin le dit : "Quels sont les signes qui doivent arriver à ce
Jugement, ou non loin de là ? Les voici l’arrivée d’Elie de Thesbé, la
conversion des Juifs, la persécution de l’Antéchrist, le jugement du Christ, la
résurrection des morts, la séparation des bons et des méchants, l’embrasement
du monde et son renouvellement".
2. Il
le répète : "Après que les impies auront été jugés et jetés au feu
éternel, alors la figure de ce monde périra dans une conflagration Universelle".
3.
Quand le Seigneur viendra pour juger, il y aura encore des vivants, auquel saint
Paul fait dire "Alors, nous, laissés pour l’avènement du Seigneur, etc.".
Mais cela suppose que le feu n’a pas encore passé, car tous auraient péri.
4. Il est écrit que le Seigneur jugera l’univers par le feu. La dernière conflagration sera ainsi l’exécution du Jugement, qu’elle doit donc nécessairement suivre.
Cependant :
1. Le
Psalmiste a dit "Le feu le précédera".
2. "Tout oeil verra" le Christ-Juge. La résurrection doit donc précéder le Jugement. Mais elle-même doit être précédée par le feu. En effet, après la résurrection, les corps des saints seront spirituels et impassibles, incapables donc d’être purifiés par le feu, qui cependant, saint Augustin le dit, doit purifier tout ce qui doit l’être.
Conclusion :
La conflagration du monde, quant à son premier effet, précédera certainement le Jugement. La résurrection doit elle même le précéder, puisque même "les fidèles qui sont morts seront emportés sur les nuées, à la rencontre du Seigneur, dans les airs". Or, c’est en même temps que tous les hommes ressusciteront, que les saints seront glorifiés dans leur corps "semé dans l’ignominie et qui ressuscite glorieux", et que la création tout entière sera renouvelée, "affranchie de la servitude de la corruption pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu". La conflagration, qui doit préparer cette rénovation, aura donc son premier effet, la purification de l’univers, avant le Jugement. C’est ensuite seulement qu’elle aura son second effet, l’engloutissement des méchants dans l’enfer.
Solutions :
1.
Saint Augustin ne prétend donner ici que son opinion personnelle. Il ajoute, en
effet "Croyons que tout cela doit arriver ; mais comment ? Dans quel ordre
? C’est ce qu’apprendra l’expérience mieux que la raison humaine. Je pense
cependant que tous ces événements arriveront dans l’ordre que j’ai exposé".
2. Même
réponse.
3. Tous
les hommes mourront et ressusciteront. Saint Paul appelle vivants ceux qui le
seront à l’époque de la dernière conflagration.
4. Le feu ne suivra la sentence du Juge que pour ce qui regarde la punition des méchants.
Objections :
1. Ces
effets sont les suivants : consumer les méchants, purifier les imparfaits,
épargner les parfaits. Consumer, c’est réduire à néant Mais le feu n’aura point
cet effet sur les corps des méchants qui doivent endurer un supplice éternel.
2.
Dira-t-on que consumer, c’est seulement réduire en cendres ? Mais il en sera
ainsi pour les bons aussi bien que pour les méchants, puisque le Christ seul a
ce privilège que "sa chair ne connaisse pas la corruption".
3. La souillure du péché imprègne les éléments qui font partie du corps humain, même chez les bons, héritiers, comme les autres, du péché originel, plus que les éléments étrangers. Or ceux-ci doivent être purifiés par le feu. A plus forte raison, les corps de tous les hommes, bons ou méchants.
4. Tant
que dure cette vie, les éléments agissent indifféremment sur les hommes, qu’ils
soient bons ou méchants. Donc, à la fin du monde, le feu agira également sur
tous les vivants, sans distinction.
5. Cette conflagration sera l’œuvre d’un instant. Mais il semble bien que beaucoup d’hommes auront besoin d’une purification prolongée.
Conclusion :
Dans son action préliminaire au Jugement, le feu de la conflagration universelle agira à la fois conformément à sa nature propre et comme instrument de la justice divine. Comme feu, il produira les mêmes effets sur tous les hommes, bons ou méchants, qu’il trouvera encore vivants il réduira leurs corps en cendres. Comme instrument, il produira des effets sensibles différents. Les méchants en subiront toutes les rigueurs. Les parfaits, qui n’auront rien à purifier, n’en ressentiront aucune douleur, par un miracle semblable à celui des trois enfants dans la fournaise, bien que, à la différence de ceux-ci, leurs corps deviennent la proie des flammes. Les bons, qui auront besoin d’être purifiés, le seront par les souffrances qu’il leur infligera, plus ou moins vives selon qu’ils l’auront mérité. - Après le Jugement, ce feu n’agira que sur les réprouvés ; car tous les élus auront des corps impassibles.
Solutions :
1.
Consumer ne signifie pas ici réduire à néant, mais réduire en cendres.
2. Les
corps des bons seront réduits en cendres, mais ils n’en ressentiront aucune
douleur, pas plus que les trois enfants dans la fournaise.
3. Les
éléments seront purifiés dans le corps des parfaits, mais sans douleur.
4. Ce
feu n’agira pas seulement par sa vertu naturelle, mais comme instrument de la
justice divine.
5. Il y a trois raisons pour lesquelles les hommes que le feu trouvera vivants pourront être purifiés en un instant. Les terreurs et les persécutions des derniers temps auront effacé déjà en grande partie leurs souillures. - Ils subiront leur peine volontairement et en ce monde où la douleur acceptée est beaucoup plus efficace que les châtiments d’outre-tombe ; comme saint Augustin le dit des martyrs, chez qui "le tranchant de leurs supplices a enlevé ce qu’il y avait à émonder". - Enfin, ce feu gagnera en intensité ce qu’il perdra en durée.
Objections :
1. La
Glose dit "Il est écrit qu’il y aura deux feux : l’un qui purifiera les
élus et précédera le Jugement ; l’autre qui tourmentera les réprouvés". Le
premier, le feu de la conflagration universelle, n’est donc pas le même que le
second, qui est celui de l’enfer, et ce n’est pas lui qui engloutira les
réprouvés.
2. Ce
feu sera l’instrument de Dieu pour purifier le monde. Il doit donc avoir part à
la même récompense que les autres éléments, d’autant plus qu’il est le plus
excellent de tous, et ne pas être enfoui dans l’enfer pour y faire souffrir les
damnés.
3. Le feu qui doit engloutir les méchants, c’est le feu de l’enfer. Mais ce feu leur a été préparé dès l’origine du monde : "Allez, maudits, au feu éternel, qui a été préparé pour le diable". Ces paroles d’Isaïe : "Dès hier Tophet a été préparé, préparé par le Roi", sont ainsi interprétées par la Glose "Dès hier, c’est-à-dire, depuis le commencement ; Tophet, c’est-à-dire, la vallée de la Géhenne". Au contraire le feu de la dernière conflagration s’allumera par le concours de tous les feux de l’univers. Ce n’est donc pas le même.
Cependant :
1. Il
est écrit au livre des Psaumes : "(Le feu s’avance devant lui, et) dévore
à l’entour ses adversaires".
2. A ces paroles de Daniel : "Un fleuve de feu coulait, sortant de devant lui", la Glose ajoute : "afin d’engloutir les pécheurs dans l’enfer". Il s’agit bien du feu dont nous parlons, car il doit "purifier les bons et punir les méchants".
Conclusion :
La purification et la rénovation de l’univers ont pour but celles de l’humanité et doivent leur correspondre. Or, la purification de l’humanité se fera par la séparation des bons d’avec les méchants : "Sa main tient le van, et il nettoiera son aire ; il amassera le froment dans son grenier, et il brûlera la paille dans un feu qui ne s’éteint point". Il en sera de même clans la purification du monde. Les matières viles et souillées seront rejetées dans l’enfer avec les réprouvés ; tout ce qu’il y aura de noble et de beau sera réservé pour le glorieux séjour des élus. Le feu purificateur lui-même subira une séparation analogue. "Ses matières grossières et brûlantes, dit saint Basile, descendront en enfer pour le supplice des damnés ; ses parties pures et lumineuses serviront à la gloire des élus dans les régions supérieures de la création".
Solutions :
1. Le
même feu purifiera les élus et l’univers, quoique quelques-uns disent le con
traire. Il convient, en effet, que ce soit le même feu qui purifie l’univers et
l’homme qui en fait partie. On peut dédoubler ce feu quant à sa fonction,
puisqu’il purifiera les bons et tourmentera les méchants, et même quant à sa
substance, puisque ce n’est pas dans sa totalité que celle-ci sera refoulée en
enfer.
2. Ce
feu sera récompensé par la séparation qui sera faite de ses éléments.
3. Après le Jugement, la gloire des élus et la peine des réprouvés seront toutes les deux plus grandes. La partie supérieure du inonde brillera d’un plus vif éclat pour augmenter la gloire des élus, et tout ce qu’il y a de vil et de grossier dans les créatures sera rejeté en enfer pour y accroître la misère des damnés. On peut donc admettre qu’un nouveau feu vienne s’ajouter au feu préparé dès le commencement du monde.
Nous avons à considérer maintenant la résurrection et les circonstances qui doivent l’accompagner. Nous étudierons le fait de la résurrection ; - la cause ; - le temps et la manière ; - le point de départ ; - l’état des ressuscités.
La première question suggère les demandes suivantes - 1. La résurrection des corps doit- elle avoir lieu ? - 2. Sera-t-elle universelle ? - 3. Naturelle ou miraculeuse ?
Objections :
1. Job
déclare : "L’homme se couche et ne se réveillera pas tant que subsistera
le ciel." Mais le ciel subsistera toujours, puisque "la terre"
elle-même, au dire de l’Ecclésiaste, "subsiste toujours". Il n’y a donc
pas de résurrection après la mort.
2.
Notre Seigneur prouve la résurrection par ces paroles de Dieu même : "Je
suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob," et ajoute : "Or
Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants." Mais, lorsqu’il
parlait ainsi, Abraham, Isaac et Jacob ne vivaient plus que par leurs âmes. Ce
ne sont donc pas les corps qui ressusciteront, mais seulement les âmes.
3.
Saint Paul semble prouver la résurrection par la récompense due aux saints pour
leurs labeurs d’ici-bas "Si nous n’avons d’espérance que pour cette vie
seulement, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes." Mais une
récompense accordée à l’âme seule peut suffire le corps n’est que son
instrument, et l’instrument ne doit pas être récompensé comme celui qui s’en
est servi. La preuve en est que l’âme seule est punie en purgatoire où pourtant
chacune reçoit "ce qu’elle a mérité étant dans son corps." Il n’est
donc pas nécessaire d’admettre une résurrection des corps, mais seulement des
âmes, ce qui veut dire leur passage de la mort du péché et de la souffrance à
la vie de la grâce et de la gloire.
4. Le
terme dernier d’un être marque son apogée ; c’est alors qu’il atteint sa fin.
Mais l’état le plus parfait pour l’âme, c’est d’être séparée du corps elle est
plus semblable à Dieu et aux anges ; plus pure aussi, étant dégagée de tout ce
qui n’est pas elle-même. L’état de séparation d’avec le corps est donc dernier
pour l’âme. Elle ne reprendra donc pas son corps, pas plus que l’homme fait ne
redevient enfant.
5. La mort corporelle est le châtiment du péché originel, de même que la mort, séparation de l’âme d’avec Dieu, est le châtiment du péché mortel. Mais, après la sentence de damnation, le retour à la vie spirituelle est impossible. Il n’y a donc pas non plus de retour à la vie corporelle, de résurrection.
Cependant :
1. "Je
sais, dit Job, que mon Rédempteur est vivant et qu’au dernier jour, je me
relèverai de la terre et de nouveau je serai recouvert de ma peau." il y
aura donc une résurrection des corps.
2. Le
don du Christ surpasse le péché d’Adam. Or, c’est par ce péché que la mort a
été introduite ; car, sans lui, il n’y aurait pas eu de mort. Le don du Christ
doit donc le réparer en rappelant à la vie.
3. Il doit y avoir conformité entre les membres et la tête. Mais le Christ qui est la tête, vit et vivra éternellement dans son corps et dans son âme, car "ressuscité des morts, il ne meurt plus." Donc, les hommes, qui sont ses membres, vivront aussi dans leur corps et dans leur âme. Il faut donc qu’il y ait une résurrection des corps.
Conclusion :
On affirme ou l’on nie la résurrection selon que l’on définit différemment la fin dernière de l’homme. Cette fin dernière, que tous désirent naturellement, c le bonheur. Certains ont pensé qu’il était possible d’en jouir en cette vie ; dès lors, point n’était besoin pour eux d’en admettre une autre dans laquelle l’homme atteindrait sa perfection dernière : ils niaient donc la résurrection.
Mais cette opinion ne tient guère devant la variété des conditions humaines, la fragilité de notre organisme, l’imperfection et l’instabilité de la science et de la vertu, toutes choses qui empêchent le bonheur d’être parfait, comme saint Augustin le développe aux derniers chapitres de la Cité de Dieu.
Une seconde opinion admet donc une survie, mais pour l’âme seule, ce qui semble suffisant à satisfaire le désir du bonheur naturel à l’homme.
saint Augustin cite cette parole de Porphyre : "L’âme ne peut être heureuse qu’en fuyant toute espèce de corps." Donc il n’y aura pas de résurrection.
Cette opinion
n’était pas, chez tous ses tenants, la conclusion des mêmes principes. Certains
hérétiques prétendaient que tous les êtres corporels venaient d’un principe
mauvais, tous les êtres spirituels, d’un principe bon. Le seul moyen, pour
l’âme, d’atteindre sa perfection suprême, c’était donc de quitter
définitivement son corps, afin de pouvoir s’unir à son principe et y trouver sa
béatitude. C’est pourquoi toutes les sectes hérétiques qui professent que c’est
le diable qui a créé ou formé les êtres corporels nient la résurrection des
corps. La fausseté de cette doctrine des deux principes a été établie au
commencement du second livre des Sentences.
D’autres ont prétendu que l’âme, à elle seule, constitue toute la nature humaine, et qu’elle se sert du corps comme d’un instrument ou qu’elle est en lui comme le pilote dans le navire. Ainsi, du moment que l’âme seule est béatifiée, le désir du bonheur, naturel à l’homme, est satisfait, sans qu’il soit besoin d’admettre la résurrection des corps. Aristote a suffisamment réfuté cette théorie en démontrant que l’âme est unie au corps comme la forme l’est à la matière.
Il est donc de toute évidence que, puisque l’homme ne peut trouver le bonheur en cette vie, il est nécessaire d’affirmer la résurrection.
Solutions :
1. Le
ciel ne cessera jamais de subsister quant à sa substance, mais seulement quant
à l’influence qu’il exerce sur les transformations des êtres terrestres ; c’est
ce sens qu’il faut donner à la parole de saint Paul "La figure de ce monde
passe."
2. A
proprement parler, l’âme d’Abraham n’est pas Abraham, mais seulement une partie
de lui- même ; et ainsi des autres. La vie de son âme ne suffirait donc pas
pour qu’Abraham soit vivant, ou pour que le Dieu d’Abraham soit le Dieu d’un vivant
; il y faut la vie du composé tout entier, de l’âme et du corps. Cette vie
n’existait pas, à l’état de réalisation, au moment où Dieu prononçait ces
paroles ; elle existait cependant dans la réunion prévue de l’âme et du corps
par la résurrection. Ces paroles de Notre Seigneur sont donc un argument très
ingénieux, non moins qu’efficace, en faveur de la résurrection.
3.
L’âme est unie au corps, non seulement comme l’agent à l’instrument, mais comme
la forme à la matière ; c’est pourquoi l’opération est du composé, et non de
l’âme seule. Or, comme la récompense de l’œuvre est due à l’ouvrier, c’est
l’homme lui-même, composé d’âme et de corps, qui doit recevoir la récompense de
ce qu’il a fait. Les péchés véniels sont appelés péchés, moins parce qu’ils ont
absolument la nature du péché que parce qu’ils y prédisposent ; de même, les
peines du purgatoire sont moins une punition qu’une purification ; le corps et
l’âme sont purifiés séparément le corps par la mort et la dissolution, l’âme
par le feu.
4.
Toutes choses égales d’ailleurs, l’état de l’âme unie au corps est plus
parfait, parce qu’elle est une partie d’un tout et qu’une partie intégrale est
faite pour le tout. Ce qui ne l’empêche pas d’être plus semblable à Dieu, à un
certain point de vue. En effet, absolument parlant, un être ressemble le plus à
Dieu, quand il a tout ce qu’exige sa nature, parce qu’alors il reflète le mieux
la divine perfection. L’organe, qu’on appelle le coeur, est plus semblable à
Dieu, qui est immuable, quand il est en mouvement que lorsqu’il s’arrête, car
son mouvement, c’est sa perfection, son arrêt, c’est sa mort.
5. La mort corporelle est la conséquence du péché d’Adam qui fut effacé par la mort du Christ : elle doit donc disparaître, elle aussi ; tandis que la mort spirituelle est la conséquence d’un péché dont on ne s’est pas repenti, et dont on ne pourra plus jamais se repentir : elle est donc éternelle.
Objections :
1. La
résurrection n’aura lieu qu’à l’heure du Jugement. Mais il est dit dans les
Psaumes "Les impies ne ressusciteront pas au Jugement." Tous les
hommes ne ressusciteront donc pas.
2. La
même conclusion négative semble ressortir de ce texte de Daniel qui contient
une certaine restriction : "Beaucoup de ceux qui dorment dans la poussière
se réveilleront."
3. La
résurrection rendra les hommes semblables au Christ ressuscité ; c’est pourquoi
l’Apôtre conclut que, puisque le Christ est ressuscité, nous aussi nous
ressusciterons. Mais ceux-là seulement doivent devenir semblables au Christ
ressuscité, qui "ont porté son image," c’est-à-dire les bons.
4. La
remise de la peine exige la disparition de la faute. Or, la mort corporelle est
la peine du péché originel, qui n’est pas effacé chez tous les hommes. Tous ne
ressusciteront donc pas.
5. C’est par la grâce du Christ que nous renaissons, et par elle aussi que nous ressusciterons. Mais les enfants qui meurent dans le sein maternel sont incapables de renaître, donc de ressusciter.
Cependant :
1.
Saint Jean écrit : "Tous ceux qui sont dans le tombeau entendront la voix
du Fils de Dieu, et ceux qui l’auront entendue vivront."
2. De
même, saint Paul : "Nous ressusciterons tous, etc."
3. La résurrection est nécessaire pour que les ressuscités reçoivent la peine ou la récompense qu’ils ont méritée. Or tous en sont là : les adultes par leur action personnelle, les enfants, par l’action d’autrui. Tous doivent donc ressusciter.
Conclusion :
Ce qui a sa raison d’être dans la nature même d’une espèce doit se retrouver également en tous ceux qui en font partie. Telle est la résurrection : sa raison d’être, c’est que l’âme séparée du corps est incapable de réaliser la perfection dernière de l’espèce humaine. Aucune âme ne restera donc éternellement séparée de son corps. Il est donc nécessaire que tous les hommes ressuscitent, aussi bien qu’un seul.
Solutions :
1. Il s’agit ici de la résurrection spirituelle, qui ne sera pas le partage des impies, lorsque les consciences seront examinées au Jugement. - On pourrait dire encore qu’il s’agit des impies tout à fait infidèles, qui ne ressusciteront pas pour être jugés, puisqu'"ils sont déjà jugés".
2. "Beaucoup,
c’est-à-dire, tous," comme l’explique saint Augustin. Cette manière de
parler se rencontre souvent dans l’Ecriture. - Si on l’entend dans un sens
restreint, la restriction pourrait s’appliquer aux enfants morts sans baptême,
qui ressusciteront comme les autres, mais sans "se réveiller". Au
sens propre du mot, puisqu’ils ne doivent ressentir ni la peine de l’enfer, ni
le bonheur du ciel ; se réveiller, c’est "reprendre ses sens".
3. En
cette vie, les méchants comme les bons sont conformes au Christ par l’humanité,
mais non par la grâce. Tous aussi lui seront conformés par la vie naturelle qui
sera rendue à tous ; mais les bons seuls lui ressembleront par la gloire.
4. Ceux
qui sont morts avec le péché originel en ont subi la peine en mourant.
Quoiqu’ils aient encore le péché originel, ils peuvent néanmoins ressusciter,
car la peine de ce péché, c’est de mourir plutôt que de rester mort.
5. Nous renaissons par la grâce du Christ qui nous est donnée ; nous ressuscitons par la grâce qui lui a fait prendre notre nature et notre ressemblance. Ceux qui meurent dans le sein maternel, quoique la grâce du Christ ne leur ait pas infusé la vie surnaturelle, ressusciteront cependant, puisqu’ils ont la même nature humaine que le Christ, du fait qu’ils possèdent tous les éléments essentiels de cette nature.
Objections :
1.
"L’universalité, dit saint Damascène, est le caractère de ce qui est
naturel dans les individus qui ont la même nature." Or, la résurrection
doit être universelle ; elle est donc naturelle.
2. "Ceux
qui ne veulent pas croire docilement à la résurrection, dit saint Grégoire,
devraient en être convaincus par leur raison. L’univers ne nous montre-t-il pas
partout et tous les jours des images de notre résurrection ?" Et il cite
la lumière, dont la disparition est comme une mort, et le retour, comme une
résurrection ; les arbres, qui ne perdent leur verdure que pour la voir
renaître ; les graines qui pourrissent et meurent, mais ensuite germent et
revivent. Or, la raison ne peut apprendre des phénomènes naturels rien que de
naturel. La résurrection l’est donc aussi.
3. Ce
qui n’est pas naturel est l’effet d’une certaine violence, et ne dure pas. Or,
ce que la résurrection aura refait durera éternellement Elle est donc
naturelle.
4.
L’unique fin à laquelle tend la nature est ce qu’il y a de plus naturel. Mais
cette fin, c’est la résurrection et la glorification des saints, comme le dit saint
Paul.
5. La résurrection est un mouvement dont le terme est la perpétuelle union de l’âme et du corps, et un mouvement est naturel, quand son terme l’est aussi. Or, la perpétuelle union de l’âme et du corps est naturelle : l’âme étant faite pour le corps, il est naturel à celui-ci d’être toujours vivant par l’âme, comme à l’âme de vivre toujours en lui. La résurrection sera donc naturelle.
Cependant :
1. "De
la privation à la possession il n’y a pas de retour naturel." Or, la mort
est la privation de la vie. Donc, la résurrection, ou retour à la vie, n’est
pas naturelle.
2. Les êtres d’une même espèce ont leur origine selon un mode unique et déterminé ; c’est pourquoi les animaux qui sortent de la pourriture et ceux qui viennent d’un germe appartiennent toujours à des espèces différentes. Or, le mode naturel à l’homme, c’est d’être engendré par un autre homme. La résurrection ne sera donc point naturelle, puisque le procédé sera tout différent.
Conclusion :
On peut considérer trois espèces de mouvement ou action dans un être par rapport à sa nature. Le mouvement ou action, dont la nature n’est ni le principe ni le terme, et qui peut provenir soit d’un principe surnaturel, comme dans la glorification du corps, soit d’un principe quelconque, comme dans la pierre lancée en l’air par un mouvement violent et ayant pour terme un repos qui ne l’est pas moins. - Le mouvement, dont le principe et le terme sont tous les deux naturels, telle la pierre qui descend de son propre poids. - Le mouvement, dont le terme est naturel, quoique le principe ne le soit pas ; ce principe est tantôt supérieur à la nature : par exemple, dans la vue miraculeusement recouvrée, le terme est naturel, mais le miracle ne l’est pas ; tantôt simplement extérieur, comme dans le forçage des fleurs et des fruits. En aucun cas, le principe ne saurait être naturel sans que le terme le soit aussi, parce que les principes naturels sont déterminés à certains effets, au delà desquels ils sont inopérants.
Le mouvement ou action de la première espèce ne peut en aucune façon être dit naturel ; mais miraculeux ou violent. - Celui de la seconde est absolument naturel. - Celui de la troisième ne l’est que relativement au terme naturel auquel il aboutit ; par ailleurs, il est miraculeux, artificiel, ou violent. Est "naturel", à proprement parler, "ce qui est selon la nature", c’est-à-dire, l’être qui possède cette nature et les propriétés qui en découlent. Donc, à moins d’une restriction, un mouvement ne peut être dit naturel, s’il n’a pas la nature pour principe.
Quoique le
terme de la résurrection soit naturel, il est impossible que son principe le
soit. La nature, en effet, est "principe de mouvement dans l’être où elle
est" ; principe actif, comme dans le déplacement des corps lourds ou
légers, les changements naturels des corps vivants ; principe passif, comme
dans la génération des corps simples. Le principe passif d’une génération
naturelle est une puissance passive naturelle, à laquelle correspond toujours
une puissance active naturelle aussi, peu importe d’ailleurs, quant à la
question présente, que ce principe actif ait pour objet la perfection dernière,
c’est-à-dire, la forme, ou seulement une prédisposition nécessaire, comme pour
l’âme humaine, selon la doctrine catholique, ou même pour toutes les formes,
selon l’opinion de Platon et d’Averroès.
Il n’existe aucun principe actif naturel de la résurrection, ni pour unir le corps et l’âme, ni pour préparer cette union, puisque la seule prédisposition qui soit naturelle, c’est l’évolution du germe humain. Donc, même en admettant qu’il y ait dans le corps une certaine puissance passive, une inclination quelconque à sa réunion avec l’âme, elle serait hors de toute proportion avec ce qu’exige un mouvement pour être naturel. Dès lors, absolument parlant, la résurrection est un miracle ; on ne peut l’appeler naturelle que relativement à son terme, ainsi qu’on l’a expliqué.
Solutions :
1.
Saint Damascène parle des caractères communs à tous les individus et qui ont
leur nature pour principe. En effet, si, par miracle, tous les hommes
devenaient blancs, ou se trouvaient réunis dans le même lieu comme au temps du
déluge, cela ne ferait ni de la blancheur, ni de cette localisation, des
caractères naturels de l’homme.
2. Les
phénomènes naturels ne peuvent aller jusqu’à démontrer ce qui n’est pas
naturel, mais ils peuvent servir à en persuader ; car la nature est comme un
symbole du surnaturel, par exemple, l’union du corps avec l’âme représente
l’union de l’âme béatifiée avec Dieu. De même, les exemples allégués par saint Paul
et saint Grégoire servent à nous persuader de la résurrection qui est un
article de foi.
3. Il
s’agit ici d’un mouvement dont le terme est contraire à la nature. Or, il n’en
sera point ainsi dans la résurrection. L’argument ne porte donc pas.
4.
L’action de la nature tout entière est subordonnée à celle de Dieu. Or, de même
qu’un art inférieur tend toujours à une fin que peut seul réaliser l’art
supérieur qui achève l’œuvre ou se sert de l’œuvre déjà achevée, de même, la
nature, à elle seule, est impuissante à réaliser la fin dernière à laquelle
elle aspire. La réalisation de cette fin ne petit donc pas être naturelle.
5. S’il ne peut y avoir de mouvement naturel qui ait pour terme un repos violent, il peut cependant y avoir un mouvement qui ne soit pas naturel et qui ait pour terme un repos naturel.
Trois demandes 1. La résurrection du Christ est-elle la cause de la nôtre ? - 2. La voix de la trompette ? - 3. Les anges ?
Objections :
1. "Poser
la cause, c’est poser l’effet." Mais la résurrection du Christ n’a pas été
aussitôt suivie de celle des autres hommes. Elle n’est donc pas la cause de
notre résurrection.
2. Un
effet exige la préexistence de sa cause. Or, la résurrection aurait eu lieu
même si le Christ n’était pas ressuscité, car Dieu aurait pu sauver les hommes
d’une autre manière. La résurrection du Christ n’est donc pas la cause de la
nôtre.
3. Un
même phénomène, commun à tous les êtres d’une même espèce, a une seule et même
cause. Or, la résurrection est commune à tous les hommes. Donc, comme celle du
Christ n’est pas la cause d’elle-même, elle ne l’est pas non plus de la
résurrection des autres hommes.
4. L’effet doit avoir une certaine ressemblance avec sa cause. Mais la résurrection des méchants ne ressemblera en rien à celle du Christ. Elle ne l’aura donc point pour cause.
Cependant :
1. "Dans
un genre quelconque, ce qui est premier est cause de tout le reste." Or,
la résurrection corporelle du Christ le fait appeler "les prémices de ceux
qui dorment" ; "le premier-né d’entre les morts". Sa
résurrection sera donc la cause de celle des autres hommes.
2. La résurrection du Christ a plus de rapport avec notre résurrection corporelle qu’avec notre résurrection spirituelle ou justification. Or, la résurrection du Christ est la cause de celle-ci : "Il est ressuscité pour notre justification." Donc elle est la cause de celle-là.
Conclusion :
Le Christ est appelé le Médiateur entre Dieu et les hommes, en vertu de sa nature humaine ; aussi est-ce par l’entremise de celle-ci que les dons de Dieu parviennent aux hommes. L’unique remède à la mort spirituelle, c’est la grâce donnée par Dieu ; l’unique remède à la mort corporelle, c’est la résurrection opérée par Dieu. Ainsi, de même que le Christ a reçu de Dieu les prémices de la grâce, et que sa grâce est cause de la nôtre : "C’est de sa plénitude que nous avons tous reçu, et grâce sur grâce" ; de même, le Christ est le premier ressuscité et sa résurrection est cause de la nôtre. Comme Dieu, il en est la cause, pour ainsi dire, équivoque ; comme Dieu-homme ressuscité, il en est la cause prochaine et, en quelque sorte, univoque.
La cause efficiente univoque produit un effet dont la forme est semblable à la sienne. Mais il faut distinguer. En certains cas, la forme même, par laquelle l’effet ressemble à sa cause, est le principe direct de l’action productrice de l’effet telle la chaleur du feu. En d’autres, ce n’est pas cette forme elle-même, mais les principes dont elle est issue : par exemple, si un homme blanc engendre un homme blanc, la blancheur n’est pas le principe actif, mais on peut dire néanmoins qu’elle est la cause de ce caractère, parce que c’est en vertu des principes par lesquels il est blanc que le père engendre un fils qui l’est aussi.
C’est de cette manière que la résurrection du Christ est cause de la nôtre. Ce qui a ressuscité le Christ, cause efficiente univoque de notre résurrection, nous ressuscitera également, et c’est la puissance divine qu’il partage avec son Père "Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts rendra aussi la vie à vos corps mortels."
La résurrection même du Christ, Homme- Dieu, est pour ainsi dire, la cause instrumentale de la nôtre. En effet, le Christ agissait divinement en usant de son corps comme d’un instrument saint Damascène en donne comme exemple le lépreux que Jésus guérit en le touchant.
Solutions :
1. Une
cause suffisante produit aussitôt son effet direct et immédiat ; mais il en va
autrement de l’effet dont un intermédiaire la sépare : par exemple, la chaleur,
si intense soit-elle, ne se communique pas tout d’un coup, mais peu à peu, en
faisant passer l’objet du froid au chaud, parce que son moyen d’action, c’est
le mouvement. La résurrection du Christ ne cause pas. la nôtre directement,
mais moyennant le principe qui l’a causée elle-même, c’est-à-dire, la puissance
divine, qui nous ressuscitera comme elle a ressuscité le Christ. La puissance
divine elle-même agit toujours par le moyen de la volonté divine, qui est en
rapport immédiat avec l’effet à produire. La résurrection des hommes ne devait
donc pas suivre sans délai celle du Christ, mais elle la suivra à l’heure
marquée par la volonté de Dieu.
2. La
puissance divine ne dépend pas de telles ou telles causes secondes au point de
ne pouvoir produire leurs effets sans elles ou au moyen d’autres causes. Elle
pourrait, par exemple, entretenir la vie sur la terre indépendamment des
influences célestes, qui, cependant, selon l’ordre providentiel, eu sont la
cause normale. De même, la divine Providence a voulu que, dans le plan choisi
par elle pour l’humanité, la résurrection du Christ fût la cause de la nôtre.
Elle aurait pu choisir un autre plan, et alors, la cause de notre résurrection
eût été celle que Dieu lui aurait assignée.
3. Cet
argument suppose des êtres de même espèce, ayant tous le même rapport avec la
cause première de tel effet auquel l'espèce tout entière doit participer. Il
n’en est pas de même ici L’humanité du Christ est plus proche que la nôtre de
la divinité dont la puissance est la cause première de la vie. La résurrection
du Christ a donc pour cause immédiate la divinité, qui n’est cause de la nôtre
que par l’intermédiaire du Christ ressuscite
4. La résurrection de tous, les hommes aura une certaine ressemblance avec celle du Christ par la vie naturelle, que tous partagèrent avec lui et que tous retrouveront pour ne plus la perdre. Mais les saints, qui ressemblèrent au Christ par la grâce, lui ressembleront aussi par la gloire.
Objections :
1. "Croyez,
dit saint Damascène, que la résurrection aura pour causes la volonté, la
puissance, un signe divins." Ces causes étant suffisantes, il n’y a pas
lieu d’en ajouter une autre.
2. A
quoi bon la voix de la trompette, puisque les morts sont incapables de
l’entendre ?
3. Si une voix est cause de la résurrection, ce ne peut être qu’en raison d’une puissance qu’elle a reçue de Dieu. "Il donnera à sa voix la puissance", dit le Psaume ; et la Glose ajoute "de ressusciter les morts." Mais lorsqu’une puissance est donnée à un être, même par miracle, l’acte qui s’ensuit n’en est pas moins naturel ; par exemple, la vision de l’aveugle-né est naturelle, quoiqu’il ait recouvré la vue par un miracle. La résurrection serait donc naturelle ; ce qui est faux.
Cependant :
1. "Au
son de la trompette divine, écrit saint Paul, le Seigneur lui-même descendra du
ciel, et ceux qui sont morts dans le Christ ressusciteront d’abord."
2. "Ceux qui sont dans les tombeaux, dit saint Jean, entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’auront entendue vivront." Or, cette voix, le Maître des Sentences l’appelle une trompette.
Conclusion :
La cause doit être, d’une manière ou d’une autre, jointe à son effet le moteur et le mobile, l’ouvrier et l’œuvre, sont ensemble, dit Aristote. Or, le Christ ressuscité est la cause univoque de notre résurrection, il faut donc qu’il l’opère par quelque signe sensible.
Certains disent que ce signe sera la voix même du Christ commandant la résurrection, comme "il commanda à la mer et calma la tempête."
D’autres disent que ce sera l’apparition du Fils de Dieu dans le monde : "Comme l’éclair part de l’orient et brille jusqu’à l’occident, ainsi en sera-t-il de l’avènement du Fils de l’homme." Ils s’appuient sur l’autorité de saint Grégoire, d’après lequel le son de la trompette signifie simplement la manifestation du Fils de Dieu comme Juge. Cette apparition est appelée sa "voix," en tant qu’elle aura la puissance d’un commandement ; car aussitôt la nature entière s’empressera de refaire les corps des hommes. Aussi l’Apôtre, quand il décrit l’avènement du Christ, parle-t-il d’un "ordre donné".
Cette voix, quelle qu’elle soit d’ailleurs, est appelée parfois "un cri", comme celui du héraut qui cite à comparaître. - Ailleurs elle est appelée le son de "la trompette", soit à cause de son éclat, soit par comparaison avec ce qui se passa sous l’Ancien Testament : la trompette annonçait l’assemblée, excitait au combat, conviait aux fêtes ; de même, les ressuscités seront convoqués au grand conseil du Jugement, au combat que "l’univers livrera aux insensés", à la célébration de la fête éternelle.
Solutions :
1.
Saint Damascène mentionne trois choses : la volonté divine qui commande, la
puissance qui exécute, la facilité de l’exécution qu’il exprime par le mot "signe",
par une comparaison empruntée aux actions humaines. Une chose semble facile,
quand une parole suffit pour qu’elle soit faite ; mais, combien plus, lorsque,
sans même ouvrir la bouche, au premier signe de notre volonté, celle-ci est
exécutée par ceux qui en Sont chargés. Le signe fait par nous est cause de
l’exécution, parce que c’est l’expression de notre volonté. Le signe fait par
Dieu, dont l’exécution sera la résurrection, sera le signal donné par lui,
auquel toute la nature obéira en ressuscitant les morts. Ce signal est
identique à "la voix de la trompette", comme on le voit par ce qui a
été dit.
2. Il
en sera de cette voix, quelle qu’elle soit, comme des paroles qui sont la forme
des sacrements et qui ont le pouvoir de sanctifier, non parce qu’elles sont
entendues, mais parce qu’elles sont proférées ; de même encore, la voix
réveille le dormeur par le mouvement de l’air dont elle frappe son oreille et
non par la connaissance qu’il en a, puisque celle-ci suit le réveil et n’en est
donc pas la cause.
3. Cet argument porterait si la puissance donnée à cette voix était un être achevé, car alors ce qui viendrait d’elle aurait pour principe une puissance devenue naturelle. Mais il n’en sera pas ainsi, et la puissance qu’elle aura sera semblable à celle des paroles sacramentelles.
Objections :
1. La
résurrection est l’œuvre d’une puissance plus grande que la génération. Or, en
celle-ci, l’âme est unie au corps sans le ministère des anges. Il en sera donc
de même pour la résurrection.
2. Si certains anges devaient y coopérer, ce seraient les Vertus, qui ont pour fonction d’opérer les miracles. Or, mention est faite des Archanges. C’est donc qu’aucune coopération ne sera requise.
Cependant :
"Le Seigneur descendra du ciel à la voix de l’Archange, et les morts ressusciteront."
Conclusion :
"De même, dit saint Augustin, que les corps plus grossiers et inférieurs sont régis, d’après certaines lois, par ceux qui sont plus subtils et plus puissants, de même Dieu gouverne tous les corps par les esprits doués de la vie raisonnable." saint Grégoire dit aussi quelque chose de semblable. D’où il suit que Dieu se sert du ministère des anges pour tout ce qui regarde le monde matériel. Or, la résurrection comporte quelque chose de matériel, à savoir, la collection des cendres destinées à la reconstruction des corps humains. Dieu en chargera ses anges. Mais c’est sans leur ministère qu’il réunira à leurs corps les âmes que lui seul aussi a créées, et qu’il glorifiera les corps comme lui seul glorifie les âmes. - C’est à ce ministère angélique que certains appliquent le mot "voix", d’après le Maître des Sentences
Solutions :
1. Elle
vient d’être donnée.
2. C’est surtout l’archange saint Michel qui remplira ce ministère, lui qui est le prince de l’Église ; après l’avoir été de la Synagogue, comme le dit Daniel. Mais il agira sous l’influence des Vertus et des Ordres angéliques supérieurs. De même, les anges gardiens coopéreront à la résurrection de ceux qui leur étaient confiés. Cette voix peut donc être dite celle d’un ange ou de plusieurs.
Il s’agit maintenant du temps et du mode de la résurrection.
Quatre demandes 1. La résurrection doit-elle être différée jusqu’à la fin du monde ? - 2. Le temps en est-il caché ? - 3. Aura-t-elle lieu pendant la nuit ? - 4. En un instant ?
Objections :
1. Il y
a une plus grande harmonie entre la cause et les effets qu’entre les effets
eux-mêmes, comme aussi entre la tête et les membres qu’entre les membres
eux-mêmes. Or, le Christ, tête de l’humanité, n’a pas différé sa résurrection
jusqu’à la fin du monde. Donc les saints qui meurent avant cette date doivent
faire de même.
2. La
résurrection du Christ est la cause de la nôtre. Or, certains membres, plus
unis au chef, sont ressuscités sans délai ; on croit que ce privilège fut
accordé à la Sainte Vierge. On peut donc croire aussi que la promptitude de la
résurrection dépend de la conformité au Christ par la grâce et le mérite.
3.
L’état du Nouveau Testament est plus parfait, représente mieux l’image du
Christ, que celui de l’Ancien Testament. Or, plusieurs saints, morts avant le
Christ, sont ressuscités en même temps que lui "Plusieurs saints, qui
dormaient dans leurs tombeaux, ressuscitèrent." A plus forte raison, les saints
du Nouveau Testament doivent donc ressusciter sans attendre la fin du Monde,
4. Après la fin du monde, il n’y aura plus d’années. Mais il doit y en avoir un grand nombre entre la résurrection des premiers ressuscités et celle des autres : "Je vis les âmes de ceux qui avaient été décapités à cause du témoignage de Jésus et de la parole de Dieu... lis eurent la vie et régnèrent avec le Christ pendant mille ans ; mais les autres morts n’eurent point la vie, jusqu’à ce que les mille ans furent écoulés." Tous les morts n’attendront donc pas la fin du monde pour ressusciter ensemble.
Cependant :
1. "L’homme,
dit Job, ne se réveillera pas tant que subsistera le ciel, on ne le fera pas
sortir de son sommeil." Or, le ciel doit subsister jusqu’à la fin du
monde.
2. "Tous les saints que leur foi a rendus recommandables n’ont pas obtenu l’objet de la foi", c’est-à-dire, la béatitude complète de l’âme et du corps parce que Dieu nous a fait une condition meilleure pour qu’ils n’obtinssent pas sans nous la perfection du bonheur", qui consistera, ajoute la Glose, "dans l’accroissement de la joie de chacun des élus par celle de tous les autres". Mais la glorification du corps aura lieu en même temps que leur résurrection : c’est alors que le Christ "transformera notre corps si misérable, en le rendant semblable à son corps glorieux" ; c’est alors que "les fils de la résurrection seront comme les anges de Dieu dans le ciel." Tous les hommes doivent donc ressusciter ensemble, à la fin du inonde.
Conclusion :
"Les corps plus grossiers et inférieurs, dit saint Augustin, sont régis, d’après certaines lois, par les corps plus subtils et plus puissants." Toute la matière des corps terrestres est donc soumise, dans ses transformations, à l’action des corps célestes ; aussi, son passage à l’état d’incorruptibilité, pendant que les cieux exercent encore leur action, serait une dérogation à l’ordre providentiel. Dès lors, puisque la foi catholique nous enseigne que la résurrection a pour terme la vie éternelle, la conformité au Christ qui "ressuscité d’entre les morts, ne meurt plus", il faut donc qu’elle soit différée jusqu’à la fin du monde et coïncide avec l’arrêt des corps célestes. C’est pour cette raison que certains philosophes, partisans de l’éternité du mouvement du ciel, affirmaient le retour des âmes humaines à des corps mortels, comme les nôtres ; soit de la même âme au même corps, à la fin de "la grande année", comme Empédocle, soit "de n’importe quelle âme à n’importe quel corps", Comme Pythagore.
Solutions :
1.
Entre la tête et les membres, une plus grande harmonie qu’entre les membres
eux-mêmes est nécessaire pour qu’elle agisse sur eux ; par contre, la causalité
qu’elle exerce sur les membres, qui ne l’exercent pas les uns sûr les autres,
rend ceux-ci différents de la tête et ressemblants entre eux. D’où il suit que
la résurrection du Christ, et on ne peut le dire d’aucune autre, est comme le
type de notre résurrection ; et la foi au Christ ressuscité nous donne l’espoir
de ressusciter nous-mêmes. Sa résurrection devait donc précéder celle des
autres hommes, qui ressusciteront ensemble à la fin du monde.
2.
Certains membres du Christ peuvent être plus dignes, plus conformes à celui qui
est la tête, mais sans partager ni son titre ni son influence. Leur conformité
au Christ ne leur donne donc aucun droit à une résurrection anticipée et
typique. Si ce privilège a été accordé à quelques-uns, c’est seulement par une
grâce toute spéciale.
3. Saint Jérôme hésite, à ce sujet, entre une résurrection temporaire, comme celle de Lazare, destinée simplement à leur permettre de rendre témoignage au Christ ressuscité, et une résurrection définitive, suivie d’une "ascension en corps et en âme à la suite du Christ montant aux cieux." Cette seconde alternative paraît plus probable. Une vraie résurrection semble mieux en harmonie avec un vrai témoignage au Christ vraiment ressuscité. D’ailleurs, e n’est point à cause d’eux-mêmes que leur résurrection fut aussi prompte, mais afin de témoigner de celle du Christ et fonder ainsi la foi du Nouveau Testament. Il convenait donc mieux aussi que ces ressuscités fussent des Justes de l’Ancien Testament.
Il faut
ajouter que si l’Evangile mentionne leur résurrection avant celle du Christ,
c’est par une anticipation dont les historiens sont coutumiers. De fait,
personne n’est définitivement ressuscité avant le Christ, "prémices de
ceux qui dorment du dernier sommeil" ; quoiqu’il y. ait eu des
résurrections temporaires comme celle de Lazare.
4. Comme saint Augustin le rapporte, certains hérétiques prirent occasion de ces paroles pour admettre que certains doivent ressusciter avant les autres et régner mille ans sur la terre avec le Christ : de là, leur nom de Chiliastes ou Millénaires. Il montre donc qu’il faut les interpréter autrement et les entendre de la résurrection spirituelle par laquelle les pécheurs recouvrent la vie de la grâce. La seconde résurrection sera celle des corps. "Le royaume du Christ", c’est l’Église, dans laquelle règnent avec lui non seulement les martyrs, mais tous les élus, "une partie étant prise ici pour le tout". - Ou encore, s’il s’agit du royaume glorieux du Christ, les martyrs sont spécialement nommés, "parce que ceux-là sur tout règnent après leur mort qui ont combattu jusqu’à la mort pour la vérité".
Le mot "millénaire" ne signifie point un nombre déterminé, mais désigne tout le temps qui s’écoule maintenant, et pendant lequel, maintenant, les saints règnent avec le Christ. Le nombre mille désigne l’universalité mieux que le nombre cent : cent, c’est le carré de dix ; mais mille, c’est un nombre achevé, le produit de dix multiplié deux fois par lui-même, dix fois dix dizaines. Les Psaumes emploient ce mot dans le même sens "La parole que Dieu a affirmée pour mille générations", c’est-à-dire, pour toutes.
Objections :
1. Si
le commencement d’une chose est connu avec précision, sa fin peut l’être aussi,
"puisque toutes choses ont leur mesure temporelle." Or, il en est
ainsi du commencement de l’univers, donc de sa fin et, par conséquent, de la
résurrection et du Jugement qui doivent l’accompagner.
2. Il
est dit, dans l’Apocalypse, de "la femme", symbole de l’Église, que "Dieu
lui avait préparé une retraite, afin qu’elle y fût nourrie pendant 1260 jours".
Daniel, lui aussi, assigne un nombre déterminé de jours qui semblent bien être
des années, comme dans Ezéchiel : "Je t’ai compté un jour pour un an."
L’Ecriture nous fait donc connaître exactement l’époque de la fin du monde et
de la résurrection.
3. L’Ancien Testament est la figure du Nouveau, et nous en connaissons exactement la durée. Nous connaissons donc, par là même, celle du Nouveau Testament et, du même coup, l’époque de la fin du monde et de la résurrection, puisqu’il doit durer jusque-là : "Voici, je suis avec vous jusqu’à la fin du monde."
Cependant :
1. Ce
qui est ignoré des anges l’est aussi, et à plus forte raison, des hommes ; car
ce que ceux-ci peuvent découvrir par leur raison, les anges en ont une
connaissance naturelle beaucoup plus nette et certaine. D’autre part, s’il
s’agit de révélations, elles sont faites aux hommes par le ministère des anges.
Or, "quant aux temps, nul ne les connaît, pas même les anges du ciel".
2. Plus que tous les autres, les Apôtres furent mis dans les secrets de Dieu, eux qui, selon saint Paul, "eurent les prémices de l’Esprit", c’est-à-dire, explique la Glose, qu’ils l’eurent "avant les autres et en plus grande abondance". Cependant, à leur question Jésus fit cette réponse : "Ce n’est pas à vous de connaître les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre autorité."
Conclusion :
"Le dernier âge de l’humanité, dit saint Augustin, qui s’étend de l’avènement du Seigneur jusqu’à la fin du monde, comprendra un nombre de générations qu’on ne saurait déterminer" ; de même que le dernier âge de l’homme, la vieillesse, n’a point de limites aussi fixes que les autres, mais parfois, à lui seul, dure autant que tous les autres ensemble".
Il n’y a, en effet, que deux moyens de con naître l’avenir : la raison ou la révélation. Or, la raison est impuissante à supputer le temps qui doit s’écouler jusqu’à la résurrection, celle-ci devant coïncider avec l’arrêt du mouvement du ciel. C’est par le mouvement que la raison peut calculer et aussi prévoir, pour un temps déterminé, ce qui doit arriver. Or, le mouvement du ciel ne permet pas d’en connaître le terme ; car, il est circulaire, et donc de telle nature qu’il puisse durer toujours.
D’autre part, aucune révélation n’est faite à ce sujet, afin que tous les hommes se tiennent toujours prêts à paraître devant le Souverain Juge. Aux Apôtres qui l’interrogeaient Jésus répondit "Ce n’est pas à vous de connaître les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre autorité." "Par cette parole, dit saint Augustin, il coupe, pour ainsi dire, les doigts à tous les calculateurs et leur ordonne de se tenir tranquilles," Ce qu’il a refusé de révéler à ses Apôtres qui le lui demandaient, il ne le révélera à personne.
C’est pourquoi tous ceux qui jusqu’ici ont voulu calculer se sont trompés. "Les uns, dit saint Augustin, parlent de quatre cents, d’autres de cinq cents, et même de mille ans, à partir de l’Ascension du Seigneur jusqu’à son dernier avènement." Leur erreur est flagrante ; telle sera toujours celle de leurs imitateurs.
Solutions :
1. Pour
connaître la fin des choses dont nous connaissons le commencement, il est
nécessaire d’en connaître aussi la mesure. C’est pourquoi, si nous connaissons
le commencement d’une chose dont la durée est mesurée par le mouvement du ciel,
nous pouvons en connaître la fin, parce que le mouvement du ciel nous est
connu. Mais la durée même du mouvement du ciel a pour unique mesure la volonté
divine qui nous est cachée. Dès lors, nous avons beau en connaître le
commencement, il nous est impossible d’en connaître la fin.
2. Les
1260 jours dont parle l’Apocalypse représentent la vie de l’Église dans sa
totalité plutôt qu’un nombre déterminé d’années. La raison en est que la
prédication du Christ, sur laquelle est fondée l'Église, a duré trois ans et
demi, c’est-à-dire, un nombre de jours sensiblement égal au précédent. Le
nombre cité par Daniel ne se rapporte pas aux années qui doivent s’écouler
jusqu’à la fin du monde ou à la prédication de l’Antéchrist, mais à la durée de
sa prédication même et de sa persécution.
3. L’Ancien Testament est la figure du Nouveau, d’une manière générale et sans correspondance nécessaire des détails, d’autant plus que le Christ en a réalisé tous les symboles. C’est pourquoi saint Augustin répond à ceux qui voulaient compter les persécutions de l’Église en se basant sur les plaies d’Egypte : "A mon avis, ce qui se passe en Egypte ne figurait point prophétiquement ces persécutions. Il est vrai que les partisans de cette opinion font à ce sujet des rapprochements d’une ingénieuse habileté, mais ils ne sont point appuyés sur l’esprit prophétique, et, si l’esprit de l’homme parvient quelquefois à la vérité, quelquefois aussi il se trompe." - Ce mélange de vérités et d’erreurs se retrouve dans les prophéties de l’abbé Joachim.
Objections :
1. Elle n’aura pas lieu "tant que subsistera le ciel," c’est-à-dire, tant que son mouvement continuera. Mais lorsqu’il cessera, il n’y aura plus ni temps, ni jour, ni nuit.
2. La
fin de toute chose doit être l’apogée de sa perfection. Mais ce sera alors la
fin du temps, puisqu’ensuite "il n’y aura plus de temps". Le temps
sera donc à son apogée, qui est le plein jour.
3. La qualité du temps doit correspondre à ce qui s’y passe saint Jean mentionne qu’il faisait nuit quand Judas se sépara de la Lumière. Or, à la fin du monde, aura lieu la manifestation la f plus éclatante de tous les secrets ; quand le Seigneur viendra, "il mettra en lumière ce qui est caché dans les ténèbres et manifestera les desseins des coeurs". Ce sera donc le jour.
Cependant :
1. La
résurrection du Christ est le modèle de la nôtre. Or elle eut lieu la nuit,
comme le dit saint Grégoire.
2. Le Seigneur viendra comme un voleur. Mais c’est pendant la nuit que celui-ci s’introduit dans les maisons. C’est donc aussi la nuit que le Christ viendra et qu’aura lieu la résurrection.
Conclusion :
L’heure exacte de la résurrection ne peut pas être définie avec certitude. On peut cependant regarder comme assez probable l’opinion de ceux qui disent qu’elle aura lieu à l’aube, lorsque le soleil est à l’orient et la lune à l’occident ; car n croit que c’est dans cette position qu’ils furent créés, et ainsi leur cycle serait complet par leur arrêt à leur point de départ. C’est à cette heure même que le Christ est ressuscité, comme le dit l’Evangile.
Solutions :
1.
Quand aura lieu la résurrection, il n’y aura plus de temps, mais ce sera la fin
du temps, car elle coïncidera avec l’arrêt du mouvement du ciel. Mais, en ce
moment même, les astres seront dans une position déterminée à laquelle
correspond actuellement une heure déterminée. C’est en ce sens que l’on dit que
la résurrection aura lieu à telle ou telle heure.
2. Le
temps est à son apogée à midi, à cause de la clarté du soleil. Mais alors "la
cité de Dieu n’aura besoin ni du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la
gloire de Dieu l’illuminera". Peu importe donc, à ce point de vue que la
résurrection ait lieu le jour ou la nuit.
3. Ce temps sera celui d’une manifestation, c’est vrai ; mais lui-même est indéterminé et caché : le jour ou la nuit conviennent donc également à la résurrection.
Objections :
1. Le
prophète Ezéchiel la décrit ainsi "Les os se rapprochèrent les uns des
autres ; et je vis : et voici que des muscles et de la chair avaient crû
au-dessus d’eux, et qu’une peau les recouvrait, mais il n’y avait point
d’esprit en eux." La résurrection ne sera donc point instantanée, puisque
les corps devront être refaits avant que les âmes leur soient réunies.
2. Ce
qui exige plusieurs actions successives ne peut être instantané. Or, la
résurrection en exige trois : la collection des cendres, la reconstruction du
corps, l’infusion de l’âme.
3. Le
son est toujours mesuré par le temps. Or, le son de la trompette sera cause de
la résurrection.
4. Aucun mouvement local n’est instantané. La collection des cendres ne peut donc pas l’être, et pas davantage la résurrection.
Cependant :
1. "Nous
ressusciterons tous, écrit saint Paul, en un instant, en un clin d’oeil."
2. L’action d’une puissance infinie est instantanée. Or, "croyez, dit saint Damascène, que la résurrection sera l’œuvre de la puissance divine", qui est infinie.
Conclusion :
Dans la résurrection, certaines choses seront confiées au ministère des anges ; d’autres seront réservées à la toute-puissance divine. Les premières ne seront pas faites en un instant, au sens philosophique du mot, un temps indivisible, mais en un temps imperceptible. Les secondes seront instantanées, c’est-à-dire, accomplies par Dieu à l’instant même où les anges auront achevé leur œuvre l’activité inférieure reçoit, en effet, de l’activité supérieure sa dernière perfection.
Solutions :
1.
Ezéchiel s’adressait à un peuple grossier ; aussi a-t-il décrit l’une après
l’autre les phases de la résurrection, quoique tout doive être instantané ;
tout comme Moïse, pour se rendre intelligible au même peuple, avait divisé en
six jours la création du monde, que saint Augustin nous dit avoir été faite en
une seule fois. Les opérations sont successives si l’on regarde leur nature,
mais elles ne le sont pas au point de vue du temps : soit qu’elles aient lieu
au même instant, soit que, à l’instant même où l’une s’achève, l’autre soit
faite.
3. Il
en est ici comme des paroles sacramentelles c’est au dernier instant que
l’effet se produit.
4. La collection des cendres, qui exige le mouvement local, sera faite par les anges, mais en un temps imperceptible, à cause de la facilité d’action qui est leur privilège.
Il s’agit maintenant du point de départ de la résurrection.
Trois demandes : 1. La mort sera-t-elle pour tous les hommes le point de départ de la résurrection ? - 2. Tous ressusciteront-ils de leurs cendres ou de leur poussière ? - 3. Celles-ci ont-elles une inclination naturelle pour leur âme ?
Objections :
1.
Certains seront revêtus d’immortalité "comme d’un vêtement surajouté",
selon le mot de saint Paul. Le Symbole dit, en effet, que le Christ "viendra
juger les vivants et les morts". Or, au Jugement tous seront vivants. La
distinction doit donc signifier que certains hommes comparaîtront au Jugement
sans avoir passé par la mort.
2. Un
désir naturel et universel doit être réalisé au moins en quelques individus.
Or, ce que nous voulons tous, c’est "de n’être pas dépouillés, mais
revêtus". Quelques hommes au moins seront donc revêtus de gloire par la
résurrection, sans que la mort les ait dépouillés de leur corps.
3.
Selon saint Augustin, les quatre dernières demandes de l’Oraison dominicale se
rapportent à la vie présente, et, par l’une d’elles, l’Église demande, "pour
cette vie, la remise de toutes ses dettes". Prière qui ne saurait être
vaine : "Tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous
l’accordera." Or, une de ces dettes, contractée par le péché d’Adam, c’est
de naître avec le péché originel. Donc, Dieu remettra un jour cette dette,
ainsi que la mort qui en est la peine, et les hommes naîtront alors purs et
immortels.
4. Le sage, et Dieu est infiniment sage, choisit toujours les voies les plus simples.
Or, il est plus simple de conférer aux hommes alors vivants les privilèges de l’état de résurrection, que de les faire mourir d’abord, ressusciter ensuite, et obtenir enfin ces mêmes privilèges.
Cependant :
1. Saint
Paul dit expressément, dans une comparaison qu’il fait au sujet de la
résurrection : "Ce que tu sèmes ne reprend pas vie, s’il ne meurt
d’abord."
2. Il dit encore : "Comme tous meurent en Adam, de même aussi tous seront vivifiés dans 1e Christ."
Conclusion :
Les Pères se sont partagés sur cette question ; mais l’opinion la plus commune et la plus sûre, c’est que tous les hommes mourront et ressusciteront après être morts. 1. Elle est plus conforme à la justice de Dieu, qui a condamné la nature humaine tout entière, en punition du péché d’Adam dont tous les descendants contractent la souillure du péché originel, et, en conséquence, doivent subir la mort. - 2. Elle est plus conforme à la sainte Ecriture qui enseigne la résurrection universelle. Or, ressusciter ne se dit proprement que "d’un corps tombé en dissolution", comme le déclare saint Damascène. - 3. Elle est plus conforme aux lois naturelles qui nous montrent que les choses viciées et corrompues ne peuvent être régénérées qu’en passant par la mort : le vinaigre ne peut devenir vin qu’en cessant d’être pour se retrouver liqueur de vigne. Dès lors, puisque la nature humaine a subi une altération entraînant la nécessité de mourir, la mort est pour elle le moyen nécessaire de parvenir à l’immortalité. - Une seconde conformité à ces mêmes lois consiste en ce que "le mouvement du ciel est comme la vie de la nature tout entière", de même que le mouvement du coeur est comme la vie de l’organisme tout entier. Si le coeur s’arrête, c’est la mort pour tous les membres ; si le mouvement du ciel cesse, c’est aussi la mort pour tous les êtres auxquels son influence con servait la vie, et, en particulier, la vie humaine sur la terre. Les hommes encore vivants à l’heure où le ciel s’arrêtera devront donc perdre la vie.
Solutions :
1.
Cette distinction entre les vivants et les morts ne se rapporte pas à l’heure
même du Jugement ; ni à tout le temps qui l’aura précédé, en ce sens que tous
les hommes auront été d’abord des vivants et ensuite des morts ; mais aux jours
qui doivent le précéder immédiatement, alors que les signes précurseurs
commenceront à paraître.
2. Le
désir des saints ne peut être vain, s’il est absolu ; mais il peut l’être, s’il
n’est que conditionnel. Tel est le désir "de n’être pas dépouillés, mais
revêtus ;" il sous-entend cette condition si c’est possible. C’est à un
désir de cette nature que certains donnent le nom de "velléité".
3. C’est une erreur d’affirmer que quelqu’un, le Christ excepté, soit conçu sans le péché originel. Car, s’il en était ainsi, ce privilégié n’aurait nul besoin d’être racheté par le Christ, qui ne serait donc pas le Rédempteur universel. Cette exemption du péché originel et du besoin d’être racheté ne saurait être attribuée à une grâce de guérison de la nature corrompue, accordée aux parents ou à l’enfant. Il faut admettre, en effet, que tout homme a besoin d’être racheté par le Christ, en raison de sa personnalité, et non pas seulement en raison de la nature humaine.
4. La
délivrance d’un mal, la remise d’une dette", ne sont possibles que si l’on
souffre de ce mal, que si l’on a contracté cette dette. Pour éprouver en
soi-même tous les bienfaits de l’Oraison dominicale, il faut donc être né
débiteur et malheureux. "La remise des dettes, la délivrance du mal",
ne peuvent donc signifier que l’on puisse naître sans dette à payer ou sans mal
à subir ; mais que les dettes apportées en naissant sont remises ensuite par la
grâce du Christ. - Si l’on peut affirmer sans erreur que quelqu’un peut ne pas
mourir, il ne s’ensuit pas que l’on puisse affirmer qu’il peut naître sans le
péché originel. La miséricorde divine peut, en effet, remettre une peine qui
est la conséquence d’une faute, comme le Christ pardonna à la femme adultère.
Elle peut tout aussi bien f exempter de la mort ceux que le péché originel
condamne à mourir. "S’ils ne meurent pas, c’est qu’ils sont nés sans le
péché originel," est donc un illogisme.
4. Les voies les plus simples sont les meilleures, quand elles conduisent à la fin, ou mieux ou également bien ; ce qui n’est point ici le cas.
Objections :
1. La
résurrection du Christ est le modèle de la nôtre. Or, il ne ressuscite point de
ses cendres, lui "dont la chair n’a point connu la corruption."
2. Le
corps humain n’est pas toujours brûlé, ce qui est pourtant le seul moyen de le
réduire en cendres.
3. Le
corps humain n’est pas réduit en cendres aussitôt après la mort. Mais ceux que
la fin du monde trouvera vivants, et qui mourront alors, ressusciteront
aussitôt.
4. Le point de départ correspond au point d’arrivée. Mais celui-ci, dans la résurrection, n’est pas le même pour les bons et pour les méchants : "Nous ressusciterons tous, mais nous ne serons pas tous changés." Si donc les méchants ressuscitent de leurs cendres, les bons n’en ressusciteront pas.
Cependant :
1. "C’est
contre tous ceux qui naissent avec le péché originel qu’a été portée la
sentence : Tu es poussière et tu retourneras en poussière." Or, tous ceux
qui doivent ressusciter au dernier jour, sont nés, nés vivants ou mort-nés,
avec le péché originel. Tous doivent donc ressusciter de leurs cendres.
2. Le corps humain contient de nombreux éléments étrangers à la vraie nature humaine. Or, tous ces éléments doivent disparaître. Il faudra donc que tous les corps soient réduits en cendres.
Conclusion :
Les mêmes raisons qui démontrent que tous les hommes doivent mourir avant de ressusciter, démontrent aussi que tous ressusciteront de leurs cendres ; à moins que Dieu n’ait accordé à quelques-uns le privilège d’une résurrection anticipée et -différente.
La sainte Ecriture, qui enseigne la résurrection des corps, enseigne aussi "leur reformation". Or, de même que tous les hommes doivent mourir afin de pouvoir vraiment ressusciter, de même tous les corps doivent être dissous afin de pouvoir être refaits. De plus, la justice divine n’a pas seulement infligé à l’homme la peine de mort, mais encore la dissolution de son corps : "Tu es poussière et tu retourneras en poussière." - De son côté, l’ordre naturel exige non seulement la séparation de l’âme et du corps, mais encore la dissociation des éléments dont celui-ci est composé : le vinaigre ne peut redevenir vin qu’après une décomposition radicale. De plus, l’union des éléments dans les corps composés dépend, pour son existence et sa conservation, du mouvement du ciel ; quand celui-ci s’arrêtera, tous les corps composés se résoudront en leurs éléments.
Solutions :
1. La
résurrection du Christ est le modèle de la nôtre quant au point d’arrivée, mais
non quant au point de départ.
2. On
donne le nom de "cendres" à tout ce qui reste du corps humain après s
dissolution, pour deux raisons. - 1° C’était une coutume générale, chez les
anciens, de brûler les cadavres et d’en conserver les cendres ; d’où l’emploi
de ce mot pour désigner les restes mortels. - 2° Ce qui rend nécessaire cette
dissolution, c’est le foyer de convoitise dont le corps humain est infecté tout
entier et qui exige une purification non moins radicale ; puisque celle-ci est
due à un foyer, le nom de cendres convient donc bien à son résidu, à ce qui
reste du corps humain après sa décomposition.
3. Le
feu purificateur sera capable de brûler en un instant et de réduire en cendres
les corps des hommes qu’il trouvera vivants, comme aussi de réduire en leurs
éléments les corps composés
4. Le mouvement n’est pas spécifié par son point de départ, mais par son point d’arrivée. C’est donc celui-ci seul qui différenciera la résurrection des saints, qui sera glorieuse, de celle des impies, qui ne le sera pas. A un même point de départ correspondent souvent des points d’arrivée différents un objet qui était noir peut devenir blanc ou gris.
Objections :
1. Si
elles n’en avaient point, elles seraient vis-à-vis de cette âme comme toutes
les autres. Il serait donc indifférent que le corps fût refait avec elles ou
avec d’autres : ce qui est faux.
2. Le
corps dépend plus de l’âme que celle-ci ne dépend du corps. Or, l’âme séparée
n’est pas totalement indépendante le son corps, puisque "le désir qu’elle
en a, dit saint Augustin, retarde l’élan qui l’emporte vers Dieu." A plus
forte raison, le corps conserve-t-il une inclination naturelle pour l’âme dont
il est séparé.
3. "Ses os seront remplis des iniquités de sa jeunesse ; elles dormiront avec lui dans la poussière." Mais les iniquités sont dans l’âme. Une inclination naturelle pour celle-ci persiste donc dans le corps même réduit en poussière.
Cependant :
1. Le
corps humain peut être décomposé en ses éléments ou devenir la chair d’autres
animaux. Or, les éléments sont homogènes ; la chair du lion et de tout animal
l’est aussi. Puisque, ni dans celle-ci, ni dans ceux-là, il n’y a d’inclination
naturelle à une âme déterminée, il n’y en a donc pas non plus dans ce qui reste
du corps après sa dissolution. "Le corps humain, dit saint Augustin, en
quelque substance d’autre corps ou en quelque élément qu’il se soit changé ; en
quelque nourriture ou en quelque chair d’animaux et même d’hommes il ait été
converti ; en un instant, ce corps se réunira à l’âme par laquelle il a été
animé pour devenir homme, naître et se développer."
2. A toute inclination naturelle correspond un agent naturel, autrement, "la nature ferait défaut dans une chose nécessaire". Or, il n’existe aucune puissance naturelle capable de réunir des cendres à l’âme qui les animait. Donc, il n’y a pas en elles d’inclination naturelle pour cette âme.
Conclusion :
Trois opinions à ce sujet. 1° La première prétend que le corps humain ne sera jamais réduit à ses premiers éléments ; et qu’ainsi il reste toujours dans les cendres une certaine force de cohésion qui leur donne une inclination naturelle pour l’âme qui fut la leur. Cette opinion est contraire à l’autorité de saint Augustin, citée plus haut, aux sens et à la raison : tout composé d’éléments Contraires est susceptible d’être réduit à ces éléments. - 2° La seconde prétend que les éléments résultant de la décomposition du corps humain, ayant été unis à une âme humaine, en gardent plus de lumière et, par conséquent une certaine inclination à lui être réunis. Mais cette raison est imaginaire ; en fait, les principes élémentaires n’ont tous qu’une seule et même nature, et ont autant de lumière et d’obscurité les uns que les autres. - 3° La troisième, et la vraie, n’admet, dans les cendres humaines, aucune inclination naturelle à ressusciter, mais seulement une loi providentielle en vertu de laquelle elles seront réunies à l’âme, de préférence à d’autres éléments.
Solutions :
1. Elle
vient d’être donnée.
2.
L’âme séparée du corps conserve la même nature ; il n’en va pas de même du
corps l’argument ne porte donc pas.
3. Ces paroles ne signifient pas que les iniquités subsistent dans les cendres des défunts ; mais que celles-ci, de par la justice divine, sont destinées à réintégrer un corps qui sera éternellement puni pour les iniquités auxquelles il a pris part.
Il s’agit maintenant de l’état des ressuscités des caractères communs aux bons et aux méchants, et de ceux qui sont propres aux uns et aux autres.
Trois caractères sont communs : l’identité, l’intégrité, la qualité.
Au sujet du premier, on demande : 1. L’âme reprendra-t-elle le même corps ? - 2. L’homme ressuscité sera-t-il le même qu’avant la résurrection ? - 3. Les cendres reprendront-elles dans le corps la place qu’elles y occupaient ?
Objections :
1.
Saint Paul semble nier cette identité dans la comparaison qu’il emploie à ce
sujet : "Ce que tu sèmes, ce n’est pas le corps qui sera un jour, c’est un
simple grain."
2. Toute
forme exige une matière, et tout agent, un instrument, en harmonie avec leur
condition ; le corps est, par rapport à l’âme, matière et instrument. Or, après
la résurrection, l’âme ne sera plus la même, mais ou toute céleste ou toute
animale, selon la vie qu’elle aura menée ici-bas. Elle devra donc reprendre un
corps, qui, comme elle, ne soit plus le même.
3. La
mort résout le corps humain en ses éléments, qui, dès lors, n’ont plus rien de
commun avec lui que leur caractère de matière première, caractère qu’ils
partagent avec tous les autres principes matériels. Le corps humain refait avec
les éléments qui lui ont appartenu n’est donc pas plus identique à lui-même que
s’il était refait avec des éléments quelconques.
4. Il est impossible qu’une chose soit la même, quand ses parties essentielles ne sont plus les mêmes. Or, la forme du composé humain ne peut pas se retrouver la même. Donc le corps humain ne sera plus le même. - La mineure se prouve ainsi. Ce qui tombe dans le néant ne peut en sortir identique à lui-même ; en effet, il en va de l’existence, qui est l’acte de l’être, comme de tout autre acte : s’il est interrompu, c’est un acte nouveau et différent qui lui succède. Or, la forme du composé humain, étant corporelle, est réduite à néant par la mort, comme aussi les qualités contraires qui entrent en composition. La forme qui reparaît n’est donc pas identique â la première.
Cependant :
1. "Dans
ma chair je verrai Dieu, mon Sauveur." Ainsi s’exprime Job ; et il parle
de la vision qui suivra la résurrection : "Au dernier jour, je me
relèverai de terre." C’est donc bien le même corps qui ressuscitera
2. "La résurrection, c’est le relèvement de ce qui est tombé," dit saint Damascène. Or, ce qui tombe par la mort, c’est le corps que nous avons maintenant. C’est donc bien lui aussi, le même, qui ressuscitera.
Conclusion :
Certains philosophes admettaient la réunion de l’âme et du corps, mais ils commettaient deux erreurs. La première portait sur le mode de réunion qui, d’après quelques-uns, n’était autre que la voie ordinaire de génération. La seconde portait sur le corps repris par l’âme et qu’ils prétendaient n’être pas le même, mais un autre soit d’une espèce différente, corps de l’animal, chien, lion, etc., auquel l’âme avait ressemblé par ses moeurs bestiales ; soit de la même espèce, un corps humain, auquel, après avoir vécu moralement ici-bas et après des siècles de félicité posthume, l’âme désirerait être réunie et le serait.
Cette opinion suppose deux principes également faux. 1° L’âme n’est pas unie au corps essentiellement, comme la forme l’est à la matière, mais accidentellement, comme le moteur l’est au mobile, ou l’homme au vêtement. Dès lors, on peut regarder l’âme comme préexistant au corps, avant que la génération ait rendu possible son union avec lui ; comme capable aussi de s’unir à différents corps. - 2° Il n’y a entre l’intelligence et la sensibilité qu’une différence de degré : le privilège de l’intelligence attribué à l’homme signifie simplement une sensibilité plus excellente résultant d’un organisme parfait. Une âme humaine pourrait donc passer dans le corps d’un animal, surtout si elle en a vécu la vie. - Mais Aristote, dans son traité de l’âme, a montré la fausseté de ces deux principes, et, par conséquent, de l’opinion qui repose sur eux.
Certains hérétiques ont partagé les mêmes erreurs philosophiques et sont donc réfutés, eux aussi. - D’autres, parmi lesquels un évêque de Constantinople cité par saint Grégoire, ont prétendu que les âmes seraient unies à des corps célestes ou à des corps subtils comme l’air. - D’ailleurs, toutes les affirmations de ces hérétiques sont erronées parce qu’elles sont incompatibles avec une vraie résurrection telle que l’Ecriture l’enseigne. Il ne peut y avoir résurrection que si l’âme reprend le même corps : ressusciter, c’est se relever ; c’est celui-là même qui est tombé qui doit se relever. La résurrection concerne donc le corps qui tombe par la mort plutôt que l’âme qui continue de vivre. Dès lors, si l’âme ne reprend pas le même corps, il ne s’agit plus de résurrection, mais de son union avec un nouveau corps.
Solutions :
1. Une
comparaison est toujours imparfaite. Le grain qui sort de terre n’est pas le
même que celui qui y fut jeté ; il ne lui est pas non plus semblable, puisqu’il
a des feuilles que l’autre n’avait point. Le corps ressuscité sera bien le même
corps, mais transformé ; non plus mortel, mais devenu immortel.
2.
Après la résurrection, l’âme ne sera pas essentiellement différente de ce
qu’elle était ici-bas ; elle sera glorieuse ou malheureuse, ce qui ne constitue
qu’une différence accidentelle. Il n’est donc pas nécessaire qu’elle soit unie
à un corps nouveau ; il suffit qu’elle soit réunie au même corps, mais
transformé, de façon qu’il s’harmonise avec l’âme.
3. Ce que nous concevons comme inhérent à la matière, avant son union avec la forme, demeure en elle après que cette union a été rompue : perdre ce qui a suivi n’empêche pas de conserver ce qui précédait. Or, la matière des êtres corruptibles nous paraît posséder des dimensions indéterminées qui permettent qu’elle soit divisée et répartie entre diverses formes.
Ainsi, la
matière, considérée avec ces dimensions et quelque forme qu’elle prenne, est en
relations plus étroites d’identité avec l'être qu’elle contribue à produire,
que toute autre portion de matière unie à toute autre forme. La même matière
qui servit à faire un corps humain servira donc aussi à le refaire.
4. De même que la qualité simple n’est pas la forme substantielle de l’élément ou corps simple, mais sa propriété et la disposition qui rend la matière apte à telle forme, de même, la forme qui résulte de l’équilibre des qualités simples n’est pas la forme substantielle du corps composé, mais une propriété et une disposition à la forme substantielle. Celle-ci, pour le corps humain, est l’âme raisonnable elle-même. En effet, si l’on admettait une forme substantielle préalable, elle donnerait au corps humain son être substantiel, en ferait une substance ; et l’âme ne jouerait plus vis-à-vis de lui que le rôle d’une forme artificielle et son union avec lui ne serait plus qu’accidentelle, ce qui est l’erreur des anciens philosophes réfutée par Aristote, dans son Traité de l’Ame. Il s’ensuivrait aussi que les termes qui désignent le corps et ses divers organes, pendant et après leur union avec l’âme, ne seraient plus de purs homonymes, comme le dit cependant Aristote. Donc, du moment que l’âme raisonnable subsiste, aucune forme substantielle du corps humain ne tombe dans le néant. Quant aux formes accidentelles, elles peuvent varier sans compromettre l’identité foncière. C’est donc bien le même corps qui ressuscitera, puisque c’est la même matière qui sera réunie à la même âme, comme la solution précédente l’a établi.
Objections :
1. "Dans
une nature corruptible sujette au changement, ce n’est jamais le même individu
qui reparaît", dit Aristote. Or, telle est la condition présente de
l’homme. Donc, après le changement apporté par la mort, ce n’est pas le même
homme qui revivra.
2. Avec
deux humanités différentes, il est impossible d’avoir le même homme. Socrate et
Platon ne sont pas un seul et même homme, mais deux hommes, parce que leur
humanité est différente. Or, l’humanité de l’homme vivant et celle de l’homme
ressuscité sont différentes. Donc ce n’est pas le même homme. - Deux arguments
prouvent la mineure. 1° L’humanité, forme du composé humain, n’est pas, comme
l’âme, une forme substantielle ; elle tombe donc dans le néant, et c’est une
autre qui lui succédera. - 2° L’humanité résulte de l’union des parties qui
composent l’homme. Or, cette union sera nouvelle, ce sera une seconde union,
donc pas la même, ni la même humanité, ni le même homme.
3. Pour
que l’homme soit le même, il faut que l’animal, en lui, soit le même, et, pour
cela, il faut que la sensibilité soit la même, puisque l’animal se définit par
la sensibilité tactile. Or, les sens ne demeurent pas dans l’âme séparée ; ce
ne sera donc pas la même sensibilité qui reparaîtra, ni le même animal, ni le
même homme.
4. La matière de la statue est plus importante dans la statue que celle de l’homme dans l’homme, puisque les êtres artificiels sont substance par leur matière, tandis que les êtres naturels le sont par leur forme. Mais, si une statue est refaite avec le même airain, ce n’est plus la même statue. Donc, à plus forte raison, quoique l’homme soit refait avec les mêmes cendres, ce ne sera plus le même homme.
Cependant :
1. Job,
parlant de la vision qui suivra la résurrection, dit "Moi-même je le
verrai, moi-même et non un autre." L’homme ressuscité sera donc bien le
même.
2. "Ressusciter, dit saint Augustin, ce n’est pas autre chose que revivre." Mais, si ce n’était pas le même homme qui était mort et qui revient à la vie, on ne pourrait pas dire qu’il revit. Il n’y aurait donc pas de résurrection ce qui est contraire à la foi.
Conclusion :
La résurrection est nécessaire pour que l’homme atteigne sa fin dernière, qu’il ne peut atteindre ni en cette vie ni par la survivance de l’âme seule. En effet, l’homme aurait été créé en vain, s’il lui était impossible d’atteindre la fin pour laquelle il a été créé. La même raison exige que ce soit le même homme qui atteigne la fin pour laquelle il a été fait. Il faut donc que l’homme ressuscité soit le même, et il sera le même par la réunion de la même âme au même corps. Il n’y aurait pas vraiment résurrection, si l’homme qui revit n’était pas le même. Nier cette identité est donc hérétique, parce que contraire à la vérité de l’Ecriture qui enseigne la résurrection.
Solutions :
1. Aristote parle de la réapparition causée par un mouvement ou changement naturel. En effet, il montre la différence qui existe entre le mouvement de translation qui ramène le ciel,'es -in r identique à son point de départ, et le mouvement de génération qui, dans les êtres corruptibles, ramène la même espèce, mais dans des individus différents : l’homme, par exemple, engendre un homme, mais différent de lui-même ; ou encore, le feu engendre l’air, qui devient eau, qui devient terre, qui devient feu, mais un feu différent du premier. Cet argument est donc étranger à la question.
On pourrait dire encore que, parmi toutes les formes des êtres corruptibles, l’âme raisonnable seule subsiste par soi l’être qu’elle avait inauguré dans le corps, elle le conserve après sa séparation d’avec le corps, et y fera participer le corps à la résurrection ; puisque, dans l’homme, l’âme et le corps n’ont qu’un seul être, autrement, leur union serait accidentelle. L’être substantiel de l’homme ne subit donc jamais cette interruption qui empêcherait l’identité humaine avant et après elle ; tandis que l’interruption de l’être est complète dans les autres choses, dont la forme est abolie et dont la matière passe à un autre être.
Ajoutons que
la génération humaine ne saurait aboutir à l’identité numérique. Le père, en
effet, contribue seulement à former un nouveau corps, qui possède sa matière à
lui, son âme à lui, et constitue donc un autre homme.
2. Au sujet de l’humanité, forme du composé humain, et de toute forme d’un composé quel conque, il y a deux opinions. Les uns disent que la même réalité est forme de la partie, en achevant sa matière, et forme du tout, en lui donnant sa nature spécifique. D’après cette opinion, la réalité qui correspond à l’humanité, c’est l’âme raisonnable elle-même ; et, comme l’homme ressuscité aura la même âme, il aura donc aussi la même humanité. - L’opinion d’Avicenne est différente et semble plus vraie. D’après lui, la forme du composé ne peut être ni celle d’une
seule partie, ni une forme qui ne soit pas celle d’une partie ; mais c’est un tout, résultant de l’union de la forme avec la matière et comprenant l’une et l’autre. Dès lors, puisque le ressuscité aura la même âme et le même corps, il aura donc la même humanité. - L’argument supposait que l’humanité était une forme nouvelle, surajoutée à la forme et à la matière : ce qui est faux.
La seconde
preuve de la mineure n’est pas plus concluante. L’union (de l’âme et du corps)
désigne une action ou passion ; mais le fait que celle-ci n’est pas la même
n’empêche pas que l’humanité ne le soit. En effet, cette action ou passion ne
fait pas partie de l’essence de l’humanité qui résulte d’elle. La génération et
la résurrection ne sont évidemment pas un seul et même mouvement, ce qui
n’empêche pas le ressuscité d’être le même. Verra-t-on dans l’union la relation
même entre le corps et l’âme ? Mais cette relation ne constitue pas l’humanité,
elle l’accompagne. L’humanité, en effet, n’est pas la forme d’un être
artificiel, qui consiste simplement dans l’assemblage et l’ordonnance,
lesquels, en se renouvelant, font un être nouveau, par exemple, une nouvelle
maison.
3. Cet argument est décisif contre ceux qui admettent que, dans l’homme, l’âme sensitive et l’âme raisonnable sont deux âmes distinctes ; car ainsi l’âme sensitive serait corruptible dans l’homme comme dans les autres animaux. A la résurrection, on n’aurait donc ni la même âme sensitive, ni le même animal, ni le même homme.
- Si l’on
admet, au contraire, que, dans l’homme, la même âme est à la fois, raisonnable
et sensitive, la difficulté s’évanouit. - L’âme sensitive, qui est la forme
essentielle de l’animal, en est aussi la définition ; la puissance sensitive,
qui est une forme accidentelle, "de toute première importance pour
pénétrer jusqu’à l’essence", sert à faire connaître cette définition.
Après la mort, l’âme sensitive humaine demeure donc substantiellement, comme
l’âme raisonnable elle- même. Certains n’admettent pas que les puissances
sensitives demeurent. Mais, puisqu’elles ne sont que des propriétés accidentelles,
leur défaut d’identité ne porte aucun préjudice à l’identité de l’animal
considéré dans son ensemble ni même à celle de ses parties organiques les
puissances, en effet, ne sont des perfections ou actes des organes que comme
principes d’action, comme la chaleur dans le feu.
4. Une statue peut être considérée à deux points de vue, comme substance et comme œuvre d’art. Elle est substance par la matière dont elle est faite, et donc, à ce point de vue, la statue refaite avec la même matière est la même. Ce qui en fait une œuvre d’art, c’est sa forme, qui est quelque chose d’accidentel, et qui disparaît, quand la statue est détruite. Si cette forme reparaît, ce n’est donc plus la même, ni la même statue. Mais l’âme humaine est une forme qui demeure après la dissolution du corps : le cas est donc tout différent.
Objections :
1. "Ce
que toute l’âme est pour tout le corps, chaque partie de l’âme l’est pour
chaque partie du corps", par exemple, la vue pour la pupille de l’oeil.
Or, à la résurrection, le corps sera repris par la même âme ; ses parties
devront donc redevenir les membres qu étaient, afin d’être reprises et animées
par les mêmes parties de l’âme.
2. Avec
une matière différente, il est impossible d’avoir le même être. Or, si les
cendres ne redeviennent pas ce qu’elles étaient, les parties du corps auront
une matière différente de celle qu’elles avaient. Elles ne seront donc plus les
mêmes ; le tout, dont elles sont comme la matière, ne sera plus le même ;
l’homme ne sera plus le même ; et il n’y aura pas de véritable résurrection.
3. La résurrection est nécessaire pour qu’il soit rendu à chacun selon ses œuvres. Mais les différentes parties du corps concourent aux œuvres bonnes ou mauvaises, Il faut donc que chacune se retrouve ce qu’elle était pour recevoir ce qui lui est dû.
Cependant :
1. Les
choses artificielles dépendent plus de leur matière que les choses naturelles.
Or, quand une œuvre d’art est refaite avec la même matière, peu importe que les
différentes parties de celle-ci reprennent la place qu’elles occupaient.
2. Une variation accidentelle n’empêche pas l’identité de l’être où elle se produit. Or, la place occupée par les parties dans un tout est quelque chose d’accidentel. Elle peut donc varier, et l’homme rester le même.
Conclusion :
Quand on parle d’identité, il faut distinguer la question de nécessité et celle de convenance. Quant à la première, à ce qu’exige l’identité, il faut considérer dans le corps humain deux espèces de parties : les unes sont homogènes ou de même nature, par exemple, des parties de chair ou des parties d’os ; les autres sont hétérogène ou de nature différente, par exemple, de la chair et de l’os. Si une partie en remplace une autre de même espèce, le changement est purement local, et ne constitue pas une différence spécifique dans un tout homogène et n’empêche donc pas l’identité de ce tout. Il en est ainsi dans l’exemple cité par le Maître des Sentences une statue refaite avec les mêmes éléments n’est plus la même quant à la forme ; mais elle est la même quant à la matière qui lui donne d’être une substance déterminée ; et c’est par sa matière qu’elle est homogène, et non par sa forme artificielle.
Si la matière d’une partie en refait une autre d’espèce différente, elle ne change plus seulement de place, mais d’espèce : elle n’est plus la même, à condition toutefois que toute la matière de la première, ou tout ce qui, en elle, appartenait vraiment à la nature humaine, passe dans la seconde. Or, si les parties ne sont plus les mêmes, les parties essentielles, bien entendu, le tout, lui aussi, n’est plus le même ; il en va autrement, s’il s’agit de parties accidentelles, comme les cheveu et les ongles, auxquels saint Augustin semble faire allusion. - On voit par là à quelles conditions un tout peut rester le même, quand ses éléments matériels changent de place.
La question de convenance rend plus probable le retour des mêmes parties matérielles à la place qu’elles occupaient, au moins quant aux parties essentielles et organiques ; quoiqu’il puisse en être autrement pour les parties accidentelles, comme les cheveux et les ongles.
Solutions :
1. Il
s’agit ici de parties organiques et non plus seulement de parties homogènes.
2. Un
changement de matière empêche l’identité, mais un Changement de place des mêmes
éléments matériels ne l’empêche pas.
3. C’est le tout, et non pas la partie, qui est, à proprement parler, le principe de l’opération. C’est donc à lui, et non pas à elle, que la récompense est due.
Nous avons à étudier maintenant l’intégrité du corps ressuscité.
On se demande : 1. Tous les membres du corps humain ressusciteront-ils ? - 2. Les cheveux et les ongles ? - 3. Les humeurs ? - 4. Tout ce qui, dans le corps, fut vraiment humain ? - 5. Tout ce qui en fut un élément matériel ?
Objections :
1. La
disparition de la fin entraîne celle du moyen. Or, la fin des membres, c’est
leur acte. Dès lors, certains actes n’ayant plus à être produits, les membres
qui leur correspondent ne ressusciteront donc pas, puisque la providence ne
fait rien d’inutile.
2. Les
intestins devront être pleins ou vides. Mais l’une et l’autre de ces deux
hypothèses semblent inadmissibles.
3. Le corps doit ressusciter afin d’être récompensé ou puni pour le bien ou le mal que l’âme accomplit par lui. Mais, la main coupée à un voleur, repentant ensuite et sauvé, ne peut être ni récompensée du bien auquel elle n’a pas coopéré, ni punie du mal qu’elle a fait et dont la punition atteindrait l’homme lui-même. Tous les membres ne ressusciteront donc pas.
Cependant :
1. Les
autres membres sont plus vraiment humains que les cheveux et les ongles. Or,
ceux-ci ressusciteront, comme le dit le Maître des Sentences.
2. "Les œuvres de Dieu sont parfaites." Or la résurrection sera l’œuvre de Dieu. L’homme en sortira donc parfait en tous ses membres.
Conclusion :
L’âme, dans ses relations avec le corps, n’est pas seulement cause formelle et finale, mais encore cause efficiente. Il y a donc entre elle et lui les mêmes rapports qu’entre l’art et l’œuvre d’art : tout ce que celle-ci manifeste et développe, celui-là le contient en germe et en est le principe. De même, tout ce qui se révèle dans les parties du corps a son origine dans l’âme, qui le possède, pour ainsi dire, implicitement. L’œuvre d’art serait imparfaite, s’il lui manquait quelque détail que l’art avait prévu ; l’homme, lui aussi, ne saurait être parfait, si toute la virtualité de l’âme ne s’épanouissait pas dans le corps, s’il n’y avait pas pleine correspondance entre l’un et l’autre. Dès lors, comme la résurrection doit établir ce parfait accord, le corps ne devant ressusciter que parce qu’il est fait pour l’âme raisonnable, il faut donc que rien ne manque à l’homme ressuscité et qui ressuscite pour atteindre sa perfection suprême ; il faut donc que tous les membres qu’il possède actuellement ressuscitent avec lui.
Solutions :
1. Les
membres peuvent être considérés comme la matière dont l’âme est la forme, ou
comme l’instrument dont elle se sert ; la comparaison est, en effet, la même
entre le corps tout entier et l’âme tout entière qu’entre les parties de l’un
et celles de l’autre. Considéré comme matière, la fin d’un membre n’est pas
l’opération, mais plutôt la perfection spécifique, que la résurrection doit
respecter. Considéré comme instrument, sa fin, c’est l’opération. Mais, même
alors, quand l’opération cesse, il ne s’ensuit pas que l’instrument perde toute
utilité ; car il peut servir à manifester, sinon l’action, du moins la
puissance d’agir. Ainsi en sera-t-il pour les puissances de l’âme dont
l’énergie, sinon l’activité, se manifestera par les organes corporels, comme
une louange à la Sagesse du Créateur.
2. Les
intestins ressusciteront comme les autres membres, mais leur plénitude n’aura
rien de vil.
3. A proprement parler, les actes méritoires n’appartiennent ni à la main, ni au pied, mais à l’homme tout entier ; de même que l’œuvre d’art n’est pas attribuée à la scie, mais à l’ouvrier, comme à son principe. Un membre coupé avant les bonnes œuvres méritoires du salut n’y a pas coopéré ; mais l’homme lui-même, qui s’est donné tout entier au service de Dieu, mérite d’être récompensé tout entier.
Objections
1. Ils proviennent du superflu des aliments, comme la sueur et autres déchets
organiques qui ne ressusciteront pas.
2.
L’élément nécessaire à la transmission de la vie ne ressuscitera pas. Cependant
Aristote l’appelle "un superflu nécessaire".
3. Rien n’est informé par l’âme raisonnable, qui ne le soit d’abord par l’âme sensitive. Or, les cheveux et les ongles ne le sont pas, puisqu’"ils sont insensibles".
Cependant :
1. "Pas
un cheveu de votre tête ne se perdra."
2. Les cheveux et les ongles sont des ornements du corps humain. Or celui-ci, surtout chez les élus, doit ressusciter avec tout ce qui peut contribuer à sa beauté.
Conclusion :
L’âme est au corps comme l’art à l’œuvre d’art ; et aux différentes parties du corps comme l’art aux instruments qu’il emploie c’est pourquoi le corps animé est dit "organique". Or, certains instruments sont destinés à l’exécution de l’œuvre elle-même l’art les exige donc d’abord et avant tout ; d’autres ne sont exigés qu’en second lieu et n’ont pour but que de conserver les premiers : par exemple, l’art militaire a besoin de l’épée pour combattre, et du fourreau pour conserver l’épée. De même, certaines parties du corps, le coeur, le foie, les pieds et les mains, etc., ont pour fonction d’exécuter les opérations de l’âme ; d’autres, seulement de protéger les premières, comme les feuilles servent à abriter les fruits ; tels sont, dans l’homme, les cheveux et les ongles, qui sont donc des perfections, mais secondaires, Dès lors, puisque l’homme doit ressusciter avec toutes ses perfections naturelles, il ressuscitera donc avec ses cheveux et ses ongles.
Solutions :
1. Il y
a un superflu inutile dont la nature se débarrasse, et qui est étranger à la
perfection du corps humain. Mais il en est un autre qu’elle utilise pour la
formation des cheveux et des ongles, qui sont nécessaires de la manière que
nous avons dite.
2. Cet
élément n’est pas nécessaire à la perfection de l’individu, mais seulement à la
conservation de l’espèce.
3. Les cheveux et les ongles se nourrissent et croissent, ce qui montre bien l’action du principe vital. Dès lors, puisqu’il n’y en a qu’un dans l’homme, à savoir, l’âme raisonnable, ils subissent donc son influence, quoique celle-ci n’aille pas jusqu’à leur donner la sensibilité, pas plus, d’ailleurs, qu’aux os, qui pourtant font bien partie de l’individu et ressusciteront avec lui.
Objections :
1. On
parle ici de toute substance liquide ou demi-liquide qui se trouve dans un
corps organisé. Saint Paul déclare : "La chair et le sang ne posséderont
pas le royaume de Dieu." Or, le sang est la principale des humeurs du
corps humain.
2.
Elles sont destinées à réparer les pertes subies par l’organisme, ce qui n’aura
plus de raison d’être après la résurrection.
3. Ce qui est en voie de formation dans le corps humain n’est pas encore informé par l’âme raisonnable. Or, telles sont les humeurs, qui sont chair et os seulement en puissance. Elles ne ressusciteront donc pas.
Cependant :
1. Les
parties constitutives du corps ressusciteront en lui. Or, telles sont les
humeurs, selon saint Augustin : "Le corps est composé de membres
fonctionnels ; ceux-ci sont composés de parties entièrement semblables, qui, à
leur tour sont formées par les humeurs."
2. Le Christ est le modèle des ressuscités. Or, il est ressuscité avec son sang ; autrement, la transsubstantiation du vin en son sang n’aurait pas lieu sur nos autels. Le sang ressuscitera donc, et, pareillement, les autres humeurs.
Conclusion :
Tout ce qui concourt à l’intégrité de la nature humaine individuelle doit ressusciter dans l’individu. Or, on peut distinguer trois espèces d’humeurs.
Les premières ne font point partie de la perfection individuelle ; les unes, parce qu’elles sont des résidus que la nature rejette urine, sueur, pus, etc. ; les autres, parce qu’elles ont pour fin la conservation de l’espèce, soit en transmettant la vie, soit en la nourrissant dans l’enfant à la mamelle. Aucune de ces humeurs ne doit donc ressusciter.
Les secondes n’ont point encore atteint le dernier degré de perfection auquel la nature les destine dans l’individu, mais elles y sont ordonnées. On peut en distinguer de deux sortes. 1° Les unes, le sang et les trois humeurs (bile noire, bile jaune et phlegme), ont une forme déterminée, comme les autres parties du corps, et ressusciteront donc comme elles. 2° Les autres sont en voie de transformation, en voie de devenir des membres ;peu importe qu’elles soient au stade initial, alors qu’on les appelle ras (rosée) et qu’elles occupent les pertuis des petites veines, ou au stade plus avancé, alors qu’elles commencent à blanchir et qu’on les appelle camblium (échange) : en aucun de ces deux états elles ne doivent ressusciter, puisque la rénovation du corps en stabilisera toutes les parties, chacune dans sa forme parfaite.
Les troisièmes sont parvenues à la dernière perfection naturelle au corps elles sont toutes blanches et incorporées aux membres ; on les appelle gluten (glu). Puisqu’elles sont entrées dans la substance des membres, elles ressusciteront donc avec eux.
Solutions :
1.
L’Apôtre entend par là les œuvres de la chair et du sang, les œuvres de péché,
ou même les œuvres de la vie purement naturelle. - D’après saint Augustin, ces
paroles signifient la corruption qui imprègne la chair et le sang ; c’est
pourquoi saint Paul ajoute : "La corruption n’héritera pas non plus
l’incorruptibilité."
2. De
même que certains membres ressusciteront, non plus pour agir, mais pour
concourir à l’intégrité de la nature humaine ; de même, les humeurs ne seront
plus réparatrices, mais seulement des éléments d’intégrité et des signes de
puissance
3. Les humeurs sont par rapport aux membres ce que sont les éléments pour les corps composés dont ils sont la matière. Or, les éléments n’ont pas seulement un être changeant dans les corps composés, mais ils ont d’abord en eux-mêmes un être fixe, des formes déterminées par lesquelles ils concourent à la perfection de l’univers, comme les corps composés, sans être toutefois aussi parfaits que ceux-ci ; Il en va de même pour les humeurs dans le corps humain. Toutes les parties de l’univers ont reçu de Dieu une perfection, non pas égale, mais proportionnée à chacune ; les humeurs reçoivent de l’âme raisonnable une certaine perfection, moindre cependant que celle des parties du corps les plus importantes.
Objections :
1. Les
aliments, par l’assimilation, deviennent quelque chose de vraiment humain. Or,
la chair du boeuf sert d’aliment. Elle devrait donc ressusciter.
2. La
côte d’Adam fit vraiment partie de sa nature humaine. Or, elle ne ressuscitera
pas en lui, mais en Eve qui en fut formée et qui, autrement, ne ressusciterait
pas.
3. Les mêmes éléments peuvent avoir vraiment appartenu à différents corps humains, par exemple, dans le cas d’anthropophagie. Il est cependant impossible qu’ils se retrouvent en chacun d’eux, après la résurrection.
4 et 5. Comment résoudre les deux cas vraiment étranges, et d’ailleurs purement hypothétiques, de l’enfant dont le père se serait nourri exclusivement de chair humaine, ou, qui pis est, d’embryons humains ?
Cependant :
1. Tout
ce qui fut vraiment humain a été sous l’emprise de l’âme raisonnable. Or, c’est
ce fait qui explique la résurrection du corps, et, par conséquent, de tout ce
qui fut vraiment humain en lui.
2. S’il manquait au corps quelque chose, qui, en lui, appartînt vraiment à la nature humaine, il serait donc imparfait. Or, la résurrection doit, au contraire, remédier à toutes les imperfections, surtout dans les élus "Pas un cheveu de votre tête ne se perdra."
Conclusion :
Toute chose est vraie dans la mesure ou elle est être. En effet, une chose est vraie quand elle est en elle-même, en acte, telle qu’elle est en celui qui la connaît. Ce qui a fait dire à Avicenne : "La vérité de toute chose est une propriété de son être, tel qu’il lui a été fixé." Dès lors, une chose est vraiment humaine, appartient à la vérité de la nature humaine, quand elle appartient proprement à l’être de la nature humaine, quand elle participe à la forme de la nature humaine de l’or vrai, c’est celui qui possède la vraie forme de l’or, qui lui donne de posséder l’être propre à l’or. - La question de savoir ce qui appartient vraiment à la nature humaine a suscité trois opinions.
1° Rien de nouveau, qui soit vraiment humain, ne vient s’ajouter à ce qui est primitif ; tout ce qui appartient vraiment à la nature humaine lui a été donné dans son institution même. Ce principe se multiplie par lui-même, se transmet de père en fils, se multiplie à son tour en ce dernier, y atteint par la croissance la quantité convenable, et ainsi de suite, pour aboutir à la multiplication du genre humain tout entier. Selon cette opinion, ce qui provient des aliments n’a donc que les apparences de la chair et du sang humains, mais n’appartient pas réellement et vraiment à la nature humaine.
2° La transformation naturelle des aliments en substance corporelle ajoute quelque chose de nouveau et de vraiment humain, si l’on considère l’espèce humaine, à la conservation de laquelle la génération est ordonnée. Si l’on considère l’individu, à la conservation et perfection duquel la nutrition est ordonnée, celle-ci ne lui ajoute rien qui soit vraiment et premièrement humain, mais secondairement. Ce qui est premièrement et principalement humain, disent-ils, c’est "humide radical" duquel est formé d’abord le genre humain ; la partie des aliments convertie en vraie chair et en vrai sang dans un individu, n’est que secondairement humaine pour lui, mais peut l’être premièrement pour un autre ; pour celui qui naîtra de lui.
3° Quelque chose de vraiment et de premièrement humain commence d’être, même dans tel individu déterminé. On n’est nullement fondé à affirmer qu’une certaine quantité fixe de matière demeure nécessairement pendant la vie tout entière ; n’importe quelle partie demeure quant à ce qu’il y a en elle de spécifique, mais est soumise à une espèce de flux et de reflux quant à ce qu’il y a en elle de matériel.
Ces trois opinions ont été étudiées plus au long dans le deuxième livre des Sentences. Il suffisait d’en rappeler ce qui intéresse notre sujet, auquel chacune apporte sa solution.
1° La nature humaine est parfaite, quant au nombre des individus et quant à la quantité convenable à chacun, indépendamment de l’action des aliments, celle-ci n’ayant d’autre but que de réparer la déperdition causée par la chaleur naturelle. Dès lors, puisque la résurrection rétablit la nature humaine dans son état de perfection ; puisque, d’autre part, la chaleur naturelle ne lui enlève plus rien ; ce que les aliments avaient fourni ne ressuscitera donc pas, mais seulement ce principe constitutif de l’individu humain et qui, transmis et multiplié, amène la nature humaine à sa perfection en nombre et en quantité.
2° Ce que l’homme a reçu de celui qui l’a procréé est premièrement humain et ressuscitera donc d’abord et entièrement. Les éléments qu’il doit à la nutrition ne ressusciteront pas en totalité, mais dans la mesure nécessaire à la quantité qu’il doit avoir, car cela seul est vraiment humain, et encore seulement d’une manière secondaire, puisque, d’une part, ces éléments n’ont fait que prendre la place de ceux qui avaient disparu, et que, d’autre part, cette addition constante d’éléments étrangers diminue graduellement la vérité spécifique, comme l’eau ajoutée au vin l’affaiblit de plus en plus. Tout ce qui est vraiment et premièrement humain ressuscitera donc, mais ce qui ne l’est que secondairement ne ressuscitera qu’en partie.
3° Toutes les parties de l’individu, des Chairs et des os, etc., appartiennent vraiment et également à la nature humain ; quant à leur forme spécifique, car, à ce point de vu ; elles demeurent, mais non quant à leur matière, car, à ce point de vue, elles sont soumises au changement. Il en est du corps humain comme d’une cité certains citoyens, enlevés par la mort, sont remplacés par d’autres, de telle sorte que les individus changent matériellement, mais demeurent formellement, en ce sens que les mêmes fonctions et les mêmes places, laissées vides par les uns, sont occupées par d’autres, et la société conserve son unité et son identité. De même, des parties semblables se substituent à d’autres dans le corps humain les éléments matériels changent, mais la forme spécifique demeure et l’on a donc toujours identiquement le même homme. Pour ce qui est de la résurrection, la troisième opinion répond donc comme la seconde, avec cette différence qu’elle maintient que ce qui est primitif dans l’individu, et qui doit ressusciter d’abord et tout entier, n’est pas plus vraiment humain, mais seulement plus parfaitement humain que ce qui s’y ajoute par la suite.
Solutions :
1. Les
êtres sont ce qu’ils sont par leur forme et non par leur matière. Quand les
éléments matériels, qui furent d’abord dans le boeuf et ensuite dans l’homme,
ressusciteront en celui-ci, ce ne sera pas de la chair bovine, mais de la chair
humaine qui ressuscitera. On pourrait tout aussi bien conclure à la résurrection
du limon dont fut formé le corps d’Adam.
2.
Cette côte n’appartenait pas à la perfection individuelle d’Adam, mais elle
était destinée à la multiplication de l’espèce humaine. C’est donc en Eve, qui
fut formée d’elle, qu’elle doit ressusciter.
3. La première opinion répond simplement que la chair humaine ne devint jamais vraiment humaine en celui qui s’en nourrit ; elle ne ressuscitera donc pas en lui, mais en l’autre. - Les deux autres opinions répondent que la résurrection des éléments matériels se fera en celui dans lequel ils ont été plus spécifiquement humains. A titre égal, c’est le droit de priorité qui l’emporte. S’il y a un surplus, par rapport à l’idéal du type humain, il pourra ressusciter dans le second. A défaut de la quantité suffisante, la puissance divine y pourvoira, comme elle le fera pour ceux qui sont morts avant l’âge parfait qui sera celui de la résurrection. Cela ne portera aucun préjudice à leur identité, pas plus que le flux et le reflux des éléments matériels dans le même individu.
4 et 5. En dehors de la portion de matière qui a servi à former l’enfant et qui ressuscitera avec lui, il en restera une quantité suffisante aussi bien pour le père lui-même que pour ceux dont il s’est nourri.
Objections :
1. La
résurrection des autres membres semble plus nécessaire que celle des cheveux.
Or, selon S Augustin, toute la matière des cheveux ressuscitera, sinon en
eux-mêmes, du moins en quelque autre partie du corps.
2. Ce
qui a été partie matérielle du corps a été actué par l’âme, aussi bien que ce
qui en a été partie spécifique, et doit donc ressusciter.
3. C’est la matière disposée par la quantité qui donne au corps sa divisibilité comme aussi sa totalité. Si toutes les parties matérielles ne ressuscitent pas, le corps ne ressuscitera donc pas non plus dans sa totalité.
Cependant :
1. Les
éléments matériels ne demeurent pas dans le corps, mais passent et repassent.
S’ils devaient tous ressusciter, le corps serait donc d’une densité ou d’une
taille absolument excessives.
2. Le cas d’anthropophagie nous amènerait à conclure que, si tous les éléments matériels qui ont appartenu à un corps doivent ressusciter en lui, ce qui a été vraiment humain dans un homme doit ressusciter dans un autre, ce qui est inadmissible.
Conclusion :
Les éléments matériels du corps humain n’ont droit à la résurrection que pour autant qu’ils sont vraiment humains et, par là même, en relations avec l’âme raisonnable. Tous sont vraiment humains quant à ce qu’il y a en eux de spécifique, mais non quant à ce qu’il y a en eux de matériel ; car, pris dans leur ensemble, pendant toute une vie, ils dépasseraient la quantité exigée par l'espèce. Telle est la teneur de la troisième opinion, qui me paraît la plus probable. Tout ce qu’il y a dans l’homme ressuscitera donc, à considérer non pas la totalité matérielle, mais la totalité spécifique, caractérisée par la quantité, la figure, la place et l’ordre des parties.
La première et la seconde opinion n’utilisent pas la distinction précédente, mais une autre entre des parties qui sont à la fois spécifiques et matérielles. Elles admettent, l’une et l’autre, que ce qui est primitif dans l’individu, et transmis par voie de génération, ressuscitera en totalité même matérielle. Quant à ce qui s’y ajoute par voie de nutrition, rien n’en ressuscitera, d’après la première ; une partie seulement, d’après la seconde.
Solutions :
1. La
totalité spécifique, et non la totalité matérielle, règlera la résurrection des
cheveux comme des autres parties du corps. Or, en celles-ci, la nutrition
produit deux effets l’accroissement, la formation d’une partie humaine
nouvelle, qui prend, dans le corps, sa place et sa position à elle ; la
restauration, le renouvellement d’une partie usée, où il n’y donc de nouveau
que la matière. Saint Augustin parle des cheveux selon le premier effet leur
matière ressuscitera donc, mais en quantité convenable ; le reste sera
distribué dans le corps, au gré de la divine Providence, ou employé à une
suppléance, s’il en était besoin.
2. La
troisième opinion admet l’identité des parties spécifiques et des parties
matérielles. Aristote, en effet, n’entend point, par cette distinction, des
parties différentes, mais seulement différents points de vue applicables aux
mêmes parties, selon que l’on considère ce qu’il y a en elles de formel et de
spécifique ou de matériel. Or, il est évident que la matière qui compose la
chair, par exemple, n’est en relations avec l’âme que parce qu’elle est sous
cette forme déterminée ; et c’est aussi par là qu’elle a droit à la
résurrection. - Les deux autres opinions admettent que ces parties sont
différentes, et aussi que l’âme actue les parties matérielles par les parties
spécifiques ; elles n’ont donc pas toutes un droit égal à la résurrection.
3. Quand on parle des dimensions indéfinies de la matière des corps terrestres, on la considère dans son état antérieur à l’union avec la forme substantielle. La division selon ces dimensions appartient proprement à la matière. Mais celle-ci reçoit sa quantité complète et définie après son union avec la forme substantielle. La division selon ces dimensions définies intéresse donc l’espèce, surtout quand celle-ci donne à chaque partie sa position déterminée, comme dans le corps humain.
Nous avons à considérer maintenant la qualité des ressuscités.
On demande : 1. Tous les ressuscités auront-ils le même âge, celui de la pleine jeunesse ? - 2. La même taille ? - 3. Le même sexe ? - 4. La vie animale ?
Objections :
1. Dieu
n’enlèvera aux ressuscités, surtout aux élus, aucun élément de la perfection
humaine. Or, telle est la vieillesse, qui rend l’homme vénérable.
2.
L’âge se mesure au temps passé. Or, il est impossible que le temps passé ne le
soit pas. Il est donc impossible que ceux qui ont atteint un âge avancé
redeviennent jeunes.
3. La nature humaine semble avoir toute son activité dans l’enfant, tandis qu’elle se débilite, avec l’âge, comme le vin étendu d’eau. Si donc tous les ressuscités doivent avoir le même âge, ils seront tous des enfants.
Cependant :
1.
Saint Paul écrit : "Jusqu’à ce que nous soyons tous parvenus à l’état
d’homme fait, à la mesure de l’âge parfait du Christ." Or, le Christ est
ressuscité en pleine jeunesse, qui commence, dit saint Augustin, vers la
trentième année. Ce sera donc l’âge des ressuscités.
2. L’homme doit ressusciter dans l’état le plus parfait de sa nature. Or, cet état, c’est celui de la pleine jeunesse.
Conclusion :
La nature doit ressusciter sans défaut telle Dieu l’a faite, telle Dieu la refera. Or, la nature est sujette à un double défaut soit qu’elle n’ait pas encore atteint son plus haut degré de perfection, comme chez les enfants ; soit qu’elle l’ait dépassé, comme chez les vieillards. La résurrection ramènera donc tous les hommes à la pleine jeunesse, à l’âge où finit la croissance et où commence le déclin.
Solutions :
1. Ce
qui rend la vieillesse digne de respect, ce n’est pas l’état du corps, qui a
perdu sa perfection, mais la sagesse de l’âme, qui est censée grandir avec les
ans. Les élus auront droit à ce respect à cause de la sagesse divine dont ils
seront pleins, mais sans qu’il y ait en eux rien de sénile.
2.
L’âge ne signifie pas ici le nombre des années, mais l’état de l’organisme qui
lui correspond. C’est ainsi qu’Adam fut créé en pleine jeunesse, car telle fut
sa condition le jour même o il sortit des mains de Dieu.
3. La nature humaine peut être dite plus parfaite dans l’enfant, parce qu’elle possède en lui une plus grande puissance d’assimilation ; mais, dans l’homme jeune, elle a atteint son plein épanouissement. La jeunesse sera donc l’état des ressuscités, plutôt que l’enfance, alors que la formation est encore inachevée.
Objections :
1. La
quantité est une mesure, comme la durée. Puisque tous les ressuscités auront le
même âge, ils auront donc aussi la même taille.
2. "Dans
tous les êtres naturels, il y a un terme et une raison de leur croissance et de
leur grandeur." Ce terme ne peut être assigné que par la forme, à laquelle
doit s’adapter la quantité comme les autres accidents. Tous les hommes, ayant
la même forme spécifique, doivent donc avoir la même quantité, la même taille.
Les erreurs que la nature peut actuellement commettre sur ce point seront
corrigées par la résurrection.
3. La quantité des corps ressuscités ne sera pas proportionnée à l’énergie naturelle qui les forma une première fois, mais à la puissance divine qui les reformera et qui est la même pour tous les corps, et à la matière dont Dieu dispo sera, c’est-à-dire les cendres, qui sont toutes également prêtes à recevoir son action.
Cependant :
1. La
quantité naturelle dépend de la nature individuelle, que la résurrection ne
changera pas.
2. La résurrection aura pour terme la récompense ou le châtiment, dont la quantité ne sera pas la même pour tous. La quantité naturelle des corps ne sera donc pas non plus identique.
Conclusion :
La résurrection n’aura pas seulement en vue l’identité spécifique, mais encore l’identité numérique ou individuelle. La nature spécifique exige une quantité renfermée dans certaines limites, non pas absolues mais relatives, dont elle ne saurait se départir, par excès ou par défaut, sans se mentir à elle-même. Chaque homme, dans ces limites, a une certaine quantité correspondant à sa nature individuelle, et la croissance doit l’y amener, à moins d’une anomalie aboutissant à un excès ou à un défaut. Cette quantité dépend de l’activité organique et de la matière assimilable, qui ne sont pas les mêmes chez tous. Tous les hommes ne ressusciteront donc pas avec la même quantité ; mais chacun, avec celle à laquelle l’aurait a mené une croissance libre et normale. La puissance divine remédiera à l’excès ou au défaut.
Solutions :
1. Tous
les hommes auront le même âge, c’est-à-dire, non pas le même nombre d’années,
mais le même état de perfection naturelle, compatible avec une quantité, plus
ou moins considérable.
2. La
quantité individuelle ne dépend pas seulement de la forme spécifique, mais
encore de la nature d’un chacun.
3. La quantité des corps ressuscités ne sera pas proportionnelle à la puissance qui les refera, et qui leur est étrangère ; ni à l’état où tous furent réduits pour être à même de ressusciter ; mais à la nature individuelle que chaque. vivant possédait. Cependant, si la croissance naturelle eut quelque chose d’anormal, la puissance divine y remédiera, par exemple, pour les nains et les géants.
Objections :
1. "Jusqu’à
ce que nous soyons tous parvenus à l’état d’hommes faits", écrit saint Paul.
2. Dans
l’autre monde, "il n’y aura plus de supériorité", dit la Glose. La
femme ne sera donc plus soumise à l’homme, et n’aura donc plus le sexe qui rend
cette soumission naturelle.
3. Ce qui est accidentel et non voulu par la nature ne ressuscitera pas. Or, il en est ainsi du sexe féminin, selon Aristote.
Cependant :
1.
Saint Augustin écrit : "Ceux qui admettent la résurrection des deux sexes
semblent plus sages."
2. Dieu refera par la résurrection ce qu’il fit par la création ; les deux sexes y participeront donc.
Conclusion :
Si l’on considère les exigences de leur nature individuelle, les ressuscités n’auront pas tous la même quantité, ni le même sexe. Cette diversité est également réclamée par la perfection de l’espèce. Mais la convoitise aura disparu, et, avec elle, tout sentiment de honte.
Solutions :
1. Cette
expression signifie simplement la perfection dé l’âme, qui sera dans tous les
élus sans distinction.
2. La
femme est inférieure à l’homme à cause de sa faiblesse, corporelle et
spirituelle. Mais, après la résurrection, ce sont surtout les mérites qui feront
la différence entre les élus, quels qu’ils soient.
3. Quoi qu’il en soit de la nature individuelle, la nature, prise dans son ensemble, requiert l’un et l’autre sexe pour la perfection de l’espèce humaine ; sans que, d’ailleurs, au ciel, l’un soit inférieur à l’autre, comme on vient de le dire.
Objections :
1.
L’Evangile rapporte que le Christ, idéal des ressuscités, mangea avec ses
disciples.
2.
L’homme ressuscitera avec tous ses organes : il exercera donc les fonctions
auxquelles ils sont destinés.
3.
L’homme tout entier doit être béatifié, dans son âme et dans son corps. Or, la
béatitude consiste en une action parfaite. Chez les bienheureux, les puissances
de l’âme et les organes du corps ne seront donc pas inactifs.
4. La béatitude est "un état rendu parfait par la somme totale de tous les biens" ; parfait, c’est-à-dire que "rien n’y manque". Les plaisirs du corps n’y feront donc pas défaut.
Cependant :
1. "Après
la résurrection, les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes, de
maris."
2. Les deux principales fonctions de la vie animale ont pour but la conservation de l’espèce et de l’individu. Or, après la résurrection, le nombre des prédestinés sera complet ; chaque individu aura et gardera la quantité qu’il doit avoir : "il n’y aura plus de mort." Ces fonctions seront donc inutiles.
Conclusion :
La résurrection n’est pas nécessaire pour donner à l’homme sa perfection première qui consiste à posséder tout ce qu’exige sa nature ; car l’homme peut y parvenir, en cette vie, par l’action des causes naturelles. Elle est nécessaire pour donner à l’homme sa perfection dernière, pour le faire parvenir à sa fin dernière. Dès lors, tout ce qui est destiné à lui donner ou à lui conserver sa perfection première les actes de la vie animale en lui-même, manger, boire, dormir, procréer, et, en dehors de lui, l’action mutuelle des éléments, le mouvement du ciel, n’existeront plus après la résurrection.
Solutions :
1. Le
Christ ressuscité n’avait nul besoin de manger ; s’il le fit, c’est qu’il le
voulut pour montrer à ses disciples qu’il avait la même nature humaine qu’au
temps où il mangeait et buvait avec eux. A la résurrection générale, cette
démonstration n’aurait aucune raison d’être, en face de l’évidence. Cet acte du
Christ est donc l’effet motivé d’une dispense, au sens juridique, "d’une
exception à la loi commune" qui régira les ressuscités.
2. Il
ne faut pas considérer seulement les fonctions auxquelles sont destinés les
organes, mais encore l’élément de perfection que leur variété apporte à la
nature humaine, tant spécifique qu’individuelle.
3.
Cette activité n’est pas humaine au sens propre et distinctif de ce mot. Ce
n’est donc point par elle que le corps sera béatifié ; il le sera par son union
à l’âme bienheureuse à laquelle il sera parfaitement soumis.
4. Les plaisirs du corps sont appelés par Aristote "des remèdes", des soulagements à la fatigue et à la monotonie ; mais aussi "des maladies", car l’homme est porté à en jouir avec excès, à les prendre pour les vraies joies, comme celui qui a le goût dépravé aime certaines choses que l’homme sain trouve désagréables. Ces plaisirs sont donc étrangers à la béatitude, au rebours de ce que pensent les Juifs, les Mahométans et certains hérétiques appelés Millénaristes. Leur opinion est également contraire à la doctrine d’Aristote, suivant lequel seuls les plaisirs spirituels sont délectables par eux-mêmes et désirables pour eux-mêmes, et donc seuls exigés par la béatitude.
Nous avons à étudier maintenant l’état corporel des élus, à savoir, l’impassibilité, la subtilité, l’agilité et la clarté qui seront leurs prérogatives.
Au sujet de la première, on demande : 1. Les corps des élus seront-ils impassibles ? - 2. Le seront-ils tous également ? - 3. Cette impassibilité supprimera-t-elle les actes de la sensibilité ? - 4. Tous les sens exerceront-ils leur activité ?
Objections :
1.
Après la résurrection, l’homme conservera sa nature et sa définition "animal
raisonnable mortel." Or, qui dit mortel, dit passible.
2. Tout
être en puissance à la forme d’un autre est passible par rapport à ce dernier
c’est la condition de la passibilité. Or, les corps des élus seront en
puissance à une autre forme. Ils seront donc passibles. - La mineure se prouve
ainsi. Tous les êtres matériels sont eu puissance à une forme différente de
celle qui est la leur puisque la matière, du fait qu’elle est sous telle forme,
ne perd point sa puissance à être sous une autre. Or, les corps des élus seront
reconstitués avec leurs éléments antérieurs ; ils seront donc matériels, donc
passibles.
3. Les
corps des élus seront composés d’éléments contraires, entre lesquels il y aura
donc "l’action et la passion qui leur sont naturelles".
4. Le
sang et les humeurs se retrouveront dans les corps ressuscités, et seront donc,
par leur contrariété, une source de maladies et autres malaises.
5. La passibilité n’est une imperfection qu’en puissance ; moindre, par conséquent qu’une imperfection en acte. Or, celle-ci n’est pas incompatible avec l’état glorieux, puisque les martyrs, comme le Christ lui-même, porteront leurs cicatrices.
Cependant :
1. Etre
passible, c’est être corruptible : "Toute passion qui s’accentue tend à
détruire la nature." Or, saint Paul dit du corps des élus : "Semé
dans la corruption, il ressuscitera incorruptible", donc impassible.
2. Ce qui est plus fort ne subit pas l’action de ce qui est plus faible. Or, saint Paul dit encore : "Semé dans la faiblesse, il ressuscitera plein de force."
Conclusion :
Le mot passion peut s’entendre en deux sens. 1° Au sens large, il désigne toute modification d’un être, sympathique ou antipathique à sa nature, élément de perfection ou de corruption. Le corps des élus ne sera pas impassible en ce sens, car il ne faut lui refuser aucun élément de perfection. - 2° Au sens propre, saint Damascène définit la passion : "un mouvement étranger à la nature même de l’être où il se produit." Le mouvement désordonné du coeur s’appelle une passion ; son mouvement normal s’appelle son action. La raison en est que tout être qui pâtit est entraîné dans l’orbite de l’être qui agit sur lui et qui tend à le rendre semblable à lui : il est donc, à ce point de vue, comme arraché à lui-même. Le corps des élus sera incapable de subir une pareille influence ; il sera donc impassible.
Tout le monde n’est pas d’accord pour expliquer cette impassibilité. Les uns l’attribuent à la condition des éléments qui ne seront plus alors ce qu’ils sont aujourd’hui : ils conserveront leur substance, mais perdront leurs qualités actives et passives. - Cette explication semble controuvée. En effet, les qualités concourent à la perfection des éléments, qui seraient donc moins parfaits après la résurrection. En outre, comme elles sont des propriétés des éléments et résultent de leur matière et de leur forme, il est tout-à-fait déraisonnable de conserver la cause et de supprimer l’effet.
D’autres admettent que les qualités demeurent, mais que la puissance divine empêchera leur action, dans le but de sauvegarder le corps humain. - Cette opinion paraît également insoutenable. Le corps composé exige l’action des qualités actives et passives, la prédominance de l’une ou de l’autre lui donnant son caractère distinctif. Il doit en être ainsi dans le corps ressuscité, formé de. chair, d’os et autres parties dissemblables. En outre, l’impassibilité ne serait plus alors une prérogative substantielle,h une simple préservation miraculeuse telle que Dieu pourrait l’accorder au corps humain dans sa condition présente.
D’autres invoquent la présence et l’action, inefficace aujourd’hui, mais devenue victorieuse, du cinquième élément destiné à faire régner l’harmonie entre les quatre autres et à rendre le corps humain impassible, comme le sont les corps célestes. - Opinion erronée, elle aussi. D’abord, parce que ce cinquième élément est étranger à la composition du corps humain, Ensuite, parce que cet élément, s’il y entrait, n’empêcherait pas les autres d’être ce qu’ils sont, c’est-à-dire, essentiellement passibles. Enfin, parce qu’aucune puissance naturelle n’est capable de donner au corps des élus l’impassibilité surnaturelle que l’Apôtre fait dériver de la puissance du Christ : "Tel est le céleste (Adam), tels sont aussi les célestes." - "Il transformera notre corps misérable, en le rendant semblable à son corps glorieux, etc."
Il faut donc répondre que tout être qui pâtit est vaincu par l’être qui agit sur lui et qui, autrement, ne pourrait le soumettre à sa domination. Ce qui suppose, de la part du premier, une diminution de l’emprise de la forme sur la matière celle-ci, en effet, ne peut être soumise en tout ou en partie à l’une des forces contraires, sans que le domaine que l’autre a sur elle ne soit supprimé ou diminué. Or, le corps des élus, avec tous ses éléments, sera parfaitement soumis à l’âme raisonnable, comme elle-même sera parfaitement soumise à Dieu. Il ne peut donc survenir en lui aucune modification contraire à la disposition parfaite qu’il recevra de l’âme. C’est ainsi qu’il sera impassible.
Solutions :
1. On
peut répondre, avec saint Anselme, que "le mot mortel a été introduit dans
la définition de l’homme par les philosophes qui ne croyaient pas que l’homme
tout entier pût être immortel", et qui ne le considéraient que dans son
état actuel de mortalité. - On peut répondre encore, d’après Aristote, que, les
différences essentielles des êtres nous étant inconnues, nous employons
parfois, pour les signifier, les différences accidentelles qui en sont les
effets. Etre mortel ne fait pas partie de la définition de l’homme, comme
appartenant à son essence, mais parce que la cause actuelle de la passibilité
et de la mortalité, à savoir, être composé d’éléments contraires, appartient à
son essence. La résurrection éliminera cette cause, en assurant la victoire de
l’âme sur le corps.
2. On
peut considérer deux états d’une puissance : l’état lié et l’état libre. Cette
distinction s’applique non seulement à la puissance active, mais encore à la
puissance passive car la forme lie la puissance de la matière en la dominant et
eu lui imposant un caractère déterminé. Dans les êtres corruptibles, cette
domination est imparfaite, et le lien n’est pas tellement serré qu’il ne se
puisse introduire dans la matière une modification contraire à la forme. Mais,
chez les élus, l’âme sera complètement maîtresse du corps, sans que rien puisse
lui enlever Cette maîtrise, car elle-même sera soumise à Dieu d’une manière
immuable, ce qui n’existait pas dans l’état d’innocence Dans le corps des élus,
la matière gardera bien essentiellement la même puissance qu’aujourd’hui à une
forme différente, mais cette puissance sera liée par la victoire de l’âme sur
Je corps, de telle sorte qu’elle sera à jamais incapable de s’exercer.
3. Les
qualités élémentaires sont les instruments de l’âme ; c’est elle, par exemple,
qui règle la chaleur corporelle dans l’acte de nutrition. Quand l’agent
principal est parfait et que l’instrument est sans défaut, celui-ci n’agit
jamais qu’en harmonie complète avec celui-là. Dans le corps des élus, les
qualités élémentaires ne seront donc jamais le principe d’aucune action capable
de contrarier l’âme dans sa volonté de conserver son corps intact.
4. "La
puissance divine, dit saint Augustin, peut à son gré, enlever aux corps
visibles et tangibles certaines de leurs qualités, et leur laisser les autres."
C’est ainsi que, par miracle, le feu de la fournaise perdit le pouvoir de!
brûler le corps des trois enfants, tout en gardant celui de brûler le bois. De
même Dieu, de la manière expliquée dans l’article, laissera aux humeurs leur
nature, mais supprimera leur passibilité.
5. Pas plus que dans le Christ, les cicatrices ne seront dans les saints une imperfection, mais le symbole de l’héroïque courage avec lequel ils ont souffert et sont morts pour la justice et la foi ; elles seront pour eux-mêmes et pour les autres un surcroît de bonheur. "Je ne sais comment il se fait, dit saint Augustin, que notre amour pour les bienheureux martyrs nous porte à désirer voir, sur leur corps, dans le royaume des cieux, les cicatrices des blessures qu’ils ont reçues pour le nom du Christ, et peut-être les verrons-nous en effet. Car ce ne sera point une difformité, mais une gloire, et ce sera dans leur corps une beauté sinon du corps, du moins de la vertu. Cependant il ne s’ensuit point que les martyrs qui auront perdu quelques-uns de leurs membres en seront privés à la résurrection des morts, puisqu’il leur est dit : "Il ne périra pas un cheveu de votre tête."
Objections :
1. La
Glose dit que tous les élus auront également de ne pouvoir pâtir. Or, ils le
devront à la prérogative de l’impassibilité, qui sera donc égale chez tous.
2. Les
négations ne sont pas susceptibles de plus et de moins. Or, l’impassibilité,
c’est la négation ou privation de passibilité.
3. Un objet est dit plus blanc, quand il est moins mêlé de noir. Mais, il n’y aura, dans le corps des élus, aucun mélange de passibilité. Ils seront donc tous également impassibles.
Cependant :
1. La
récompense doit être proportionnelle au mérite. Mais le mérite de certains élus
est plus grand. L’impassibilité, qui est une certaine récompense, sera donc, en
eux, plus grande aussi.
2. L’impassibilité est une prérogative du corps des élus, comme la clarté. Comme celle-ci, elle ne sera donc pas égale chez tous.
Conclusion :
Si l’on considère l’impassibilité en elle-même, celle-ci n’est pas autre chose qu’une négation ou privation, et, n’étant pas susceptible de plus et de moins, elle est égale chez tous les élus. Si on la considère dans sa cause, il n’en va plus de même. Elle provient, en effet, du domaine de l’âme sur le corps ; ce domaine, à son tour, provient de l’union indissoluble avec Dieu. Plus parfaite sera cette union, plus puissante sera la cause de l’impassibilité.
Solutions :
1. Il
s’agit ici de l’impassibilité considérée en elle-même.
2.
Considérées en elles-mêmes, les négations et privations ne sont pas
susceptibles de plus et de moins ; mais elles peuvent l’être, considérées dans
leurs causes on peut appeler plus ténébreux un lieu où la lumière rencontre de
plus nombreux et de plus grands obstacles.
3. Une qualité peut croître en intensité non seulement par son éloignement de la qualité contraire, mais par son rapprochement avec son terme c’est ainsi que la lumière devient plus intense. C’est également de cette façon que l’impassibilité sera plus grande chez certains élus, quoique chez tous il n’y ait plus aucune passibilité.
Objections :
1. Selon Aristote, "la sensation en acte est une espèce de passion" ; elle est donc incompatible avec l’impassibilité.
2, Une
sensation ou impression sensible pré suppose une impression physique, une
passion, dont le corps impassible des élus ne sera pas susceptible.
2. Des
sensations nouvelles supposent des jugements nouveaux. Or, de pareils jugements
seront impossibles aux élus, dont "les pensées ne seront plus mouvantes",
dit saint Augustin.
3. L’intensité de l’acte d’une puissance de l’âme diminue celui d’une autre puissance. Or, l’âme des élus sera absorbée tout entière par l’acte intellectuel de la vision de Dieu. Elle sera donc incapable de tout acte sensible.
Cependant :
1. Il
est dit dans l’Apocalypse "Tout oeil le verra (le Seigneur qui vient sur
les nuées)."
2. Selon Aristote, "ce qui caractérise un être vivant, c’est le mouvement et la sensation". Or, le corps des élus sera doué de mouvement, "ils courront comme des étincelles à travers le chaume". Il sera donc aussi doué de sensation.
Conclusion :
Tout le monde admet une certaine activité des sens dans le corps des élus.
S’il en était autrement, leur vie ressemblerait plutôt à un sommeil ; ce qui s’accorde mal avec leur état de perfection : car, pendant le sommeil, qu’Aristote appelle "une moitié de vie", la vie sensible n’a pas toute sa plénitude. Toutefois, les opinions sont partagées sur la manière dont s’exerce cette activité.
Les uns disent que le corps des élus étant impassible, et donc "incapable de recevoir une impression venue du dehors", les sens exerceront leur activité non pas par réception, mais plutôt par émission. - Il ne saurait en être ainsi. La nature humaine ressuscitée sera ce qu’elle était, dans l’homme tout entier et chacune de ses parties. Le sens est essentiellement une puissance passive et l’opinion susdite en fait une puissance active. Or, une puissance passive ne peut pas devenir active, pas plus que la matière ne peut devenir forme.
D’autres disent que les sens entreront en activité sous l’action, non pas des réalités extérieures, mais des facultés supérieures, qui, alors, leur donneront, au lieu de recevoir d’elles, comme aujourd’hui. - Cela ne suffit pas pour qu’il y ait vraiment une sensation. Toute puissance passive, selon son espèce, a pour corrélatif un être actif déterminé, par rapport auquel elle se définit. Or, ce qui est fait pour agir sur le sens externe, ce sont les réalités extérieures, et non pas seulement leur image ou leur idée. Si celles-ci étaient les seuls excitants de l’organe sensoriel, il n’y aurait pas vraiment sensation. C’est pourquoi l’on ne dit pas que les hallucinés et autres malades du cerveau, chez lesquels la prédominance de l’imagination provoque une excitation des organes sensitifs, ont de véritables sensations, mais seulement qu’ils se figurent en avoir.
D’autres disent, et il faut dire avec eux, que, dans le corps des élus, les sens réagiront sous l’impression des réalités extérieures. Mais à condition de distinguer deux sortes d’impression. Une impression naturelle, lorsque l’organe reçoit la même qualité naturelle dont la réalité est elle-même affectée, lorsque, par exemple, la main devient chaude et brûlante au contact d’un objet chaud, ou odorante au contact d’un objet par fumé. Une impression immatérielle, lorsque l’organe reçoit une qualité sensible selon son être immatériel, c’est-à-dire l’espèce ou représentation de cette qualité, mais à part de cette qualité elle-même, comme la rétine reçoit l’espèce de la blancheur, sans devenir elle-même blanche. L’impression naturelle n’est pas, à proprement parler, la cause de la sensation, car "le sens est réceptif des espèces" qui sont dans la matière "sans la matière", sans l’être matériel qu’elles possèdent en dehors de l’âme. Pareille impression modifie la nature de l’organe qui la reçoit, car elle y est reçue avec son être matériel, Il faut donc la refuser au corps des élus, et admettre seulement l’impression immatérielle, qui provoque l’activité des sens mais sans modifier leur nature.
Solutions :
1. Si
l’on entend la passion que comporte la sensation comme nous venons de la
définir, elle n’entraîne aucune modification matérielle, mais ajoute une
perfection immatérielle.
2. Tout
être passif reçoit, à sa manière, l’in fluence de l’être qui agit sur lui. S’il
est de nature à recevoir une impression à la fois matérielle et immatérielle,
la première précède la seconde, comme l’être naturel précède l’être
intentionnel ou représentatif. Mais s’il est de nature à recevoir seulement la
seconde, la première n’est pas nécessaire : l’air ne reçoit que l’impression
immatérielle de la couleur ; au contraire, les corps inanimés ne peuvent
recevoir des qualités sensibles que l’impression matérielle. Le corps des élus
ne sera pas susceptible de celle-ci, mais seulement de celle-là.
3.
Cette activité des sens provoquera de nouveaux jugements du sens commun, mais
pas de l’intelligence ; il en arrive ainsi quand nous voyons une chose que nous
connaissions déjà. Or, saint Augustin parle ici de la faculté intellectuelle.
4. Quand, de deux choses, l’une est la raison de l’autre, l’attention à l’une ne distrait pas de l’autre ; par exemple, chez le médecin qui étudie la couleur d’un liquide pour juger de l’état du malade. Or, Dieu est la raison de tout ce que connaissent les élus et de tout ce qu’ils font. Aussi, l’exercice de leurs facultés sensitives ou intellectuelles n’empêche aucunement leur contemplation de Dieu, pas plus qu’il n’est empêché par elle. - On peut répondre encore qu’une puissance est contrariée par l’intense activité d’une autre, parce que celle-ci exige alors un surcroît de vitalité qu’elle emprunte à l’âme ou au corps. Or, toutes les puissances des élus seront absolument parfaites ; chacune pourra donc agir avec la plus grande intensité, sans mettre obstacle à l’activité des autres ; il en fut ainsi dans le Christ.
Objections :
1. Le
sens du toucher exige, pour s’exercer, d’être modifié par quelque qualité
active ou passive prédominante dans un corps extérieur. Or, toute modification
sera devenue impossible.
2. Le
sens du goût sert à la nutrition, désormais inutile.
3. La
création tout entière sera comme revêtue d’incorruptibilité. Mais les corps,
pour être perçus par l’odorat, doivent dégager leurs particules odorantes par
une émanation ou évaporation, qui est une espèce de corruption.
4. "L’ouïe
sert à recevoir l’enseignement", dit Aristote. Mais tout enseignement par
des moyens sensibles sera inutile aux élus que la vision de Dieu remplira de
sagesse.
5. Pour
voir, il est nécessaire que l’espèce de la chose vue soit reçue dans l’oeil :
ce qui sera impossible chez les élus dont le corps tout entier, y compris
l’oeil lui-même, aura le privilège de la clarté. En effet, ce qui est lumineux
ne peut recevoir une espèce visible un miroir exposé directement aux rayons
solaires ne reflète pas le corps placé devant lui.
6. C’est une loi de la perspective que toute vision a lieu sous un certain angle proportionné à la distance de l’objet, d’autant plus aigu que celui-ci est plus lointain, et qui peut le devenir à tel point que l’objet en devient lui-même invisible. La vue des élus, si elle s’exerçait, aurait donc une portée aussi restreinte que la nôtre, ce qui est inadmissible.
Cependant :
1. Une
puissance est plus parfaite quand elle est en acte. Les sens le seront donc
chez les élus dont la perfection sera suprême.
2. Les puissances sensitives sont plus rapprochées de l’âme que le corps. Or, celui-ci sera récompensé ou puni selon que l’âme l’aura mérité. Tous les sens le seront donc aussi ils jouiront chez les élus, ils souffriront chez les damnés.
Conclusion :
Certains prétendent que, chez les élus, deux sens seulement seront en exercice : la vue et le toucher. Les trois autres existeront et contribueront à l’intégrité de la nature humaine, mais l’absence de milieu et d’objet ne leur permettra pas d’agir. - Cette opinion ne semble pas justifiée. Le milieu est le même pour ces trois sens que pour les deux autres : l’air, qui est celui de la vue, est aussi celui de l’ouïe et de l’odorat ; le goût, comme le toucher dont il est une certaine espèce, a un milieu qui lui est uni. D’autre part, l’odorat ne sera pas sans objet : l’Église chante le très suave parfum qu’exhalera le corps des élus. La louange vocale remplira le ciel : "les coeurs et les langues", dit saint Augustin, ne cesseront de célébrer les grandeurs de Dieu.
Il faut donc répondre que l’odorat et l’ouïe exerceront leurs fonctions vis-à-vis de leur objet. Le goût exercera la sienne, sans être impressionné cependant par l’action des aliments devenus inutiles ; mais peut-être y aura-t-il une certaine humidité délicieuse de la langue.
Solutions :
1. Les
qualités perçues par le toucher sont celles-là mêmes qui constituent le corps
doué de sensibilité : ce sens exige donc, dans notre condition présente, une
double impression, matérielle et immatérielle ; aussi dit-on qu’il est le plus
matériel de tous les sens, à cause de la prédominance de la première, qui,
cependant, est accidentelle à la sensation tactile dont l’impression
immatérielle est la cause propre. Celle-ci existera donc seule dans le corps
des élus dont la première, comme on l’a dit, doit être exclue.
2. Si
l’on entend par goût le sens des aliments, il n’agira pas ; comme sens des
saveurs, peut-être agira-t-il de la manière que nous avons dite.
3.
Certains ont pensé que l’odeur n’est pas autre chose qu’une espèce d’émanation
ou d’évaporation. Mais ce n’est guère croyable, puisque les vautours accourent
de si grandes distances autour d’un cadavre, que celui-ci tout entier ne
suffirait pas aux émanations nécessaires pour J atteindre aussi loin, en
rayonnant dans toutes les directions. Il y a donc des cas où l’odeur ne produit
dans le milieu et dans l’organe qu’une impression immatérielle, sans émanation
qui les atteigne. Celle-ci, en effet, est requise parce que, dans les corps,
l’odeur est imprégnée d’humidité et exige un certain dégagement pour être
perceptible. Mais, l’odeur émise par les corps glorieux sera à son dernier état
de perfection et produira une impression purement immatérielle. D’autre part,
le sens de l’odorat n’aura alors aucun empêchement physiologique et percevra
les odeurs jusque dans leurs nuances les plus subtiles.
4.
Quoiqu’on l’ait nié, il faut affirmer que la louange vocale existera au ciel,
mais ne fera sur l’ouïe qu’une impression immatérielle. Ce sens ne servira plus
à l’enseignement, mais il s’exercera pour sa propre perfection et pour la joie
des élus.
5. La
lumière, si intense soit-elle, n’empêche pas l’impression immatérielle de
l’espèce colorée, pourvu qu’elle demeure dans un milieu transparent : l’air,
aussi lumineux qu’il soit, peut servir de milieu à la vue ; plus il l’est,
mieux l’objet est vu, à moins d’une faiblesse de l’organe. Dans le miroir exposé
au soleil, ce n’est pas l’impression de l’objet qui fait défaut, mais sa
réverbération par quelque chose d’obscur. Celle-ci est nécessaire pour que
l’image y apparaisse ; c’est pour cela que, dans un miroir, l’une des faces de
la plaque de verre est enduite de tain. Les rayons solaires, tombant
directement sur le miroir, dissipent cette obscurité et l’image reste
invisible. - Puisque la gloire ne détruit pas la nature, la clarté dont
jouiront les corps glorieux n’enlèvera pas à la prunelle sa transparence ; au
contraire, plus elle sera grande, plus la vue sera perçante.
6. Plus un sens est parfait, moindre est l’impression nécessaire à la perception de son objet. L’impression visuelle diminue avec l’angle de vision, qui devient d’autant plus petit que la distance est plus grande ; celui qui a meilleure vue est donc capable d’apercevoir les objets sous un angle plus petit et à une distance plus grande. Les élus auront la vue tellement parfaite qu’une très légère impression lui suffira pour s’exercer ; ils pourront donc voir sous un angle très petit et de très loin.
Il s’agit maintenant de la subtilité des corps des élus.
On demande 1. La subtilité est-elle une propriété du corps glorieux ? - 2. Lui permet-elle d’être dans un lieu occupé déjà par un corps non glorieux ? - 3. Deux corps peuvent-ils, par miracle, occuper le même lieu ? - 4. Deux corps glorieux le peuvent-ils ? - 5. Le corps glorieux exige-t-il un lieu égal à lui-même ? - 6. Est-il palpable ?
Objections :
1. Les
propriétés de la gloire dépassent celles de la nature, autant que sa clarté
dépasse celle du soleil. Si le corps glorieux était subtil, il le serait donc
plus que les corps les plus subtils ; "il serait plus subtil que le vent
et l’air", ce qui est une hérésie condamnée à Constantinople par saint Grégoire,
comme il le raconte lui-même.
2. La
subtilité est une qualité des corps simples ou éléments, comme la chaleur et le
froid. Mais ces deux qualités et les autres dans le corps glorieux, resteront
ce qu’elles sont aujourd’hui, ou même seront ramenées à de plus justes
proportions. Il en sera donc ainsi de la subtilité.
3. La subtilité vient de la raréfaction on appelle subtils les corps qui, à volume égal, ont moins de matière que d’autres, le feu moins que l’air, l’air moins que l’eau, l’eau moins que la terre. Or, le corps glorieux aura autant de matière et le même volume qu’aujourd’hui. Il ne sera donc pas plus subtil.
Cependant :
1. "Semé
corps animal, dit saint Paul, il ressuscite corps spirituel."
2. Plus un corps est subtil, plus il est noble. Or, le corps glorieux sera noble entre tous.
Conclusion :
La subtilité d’un corps signifie premièrement son pouvoir de pénétration, "d’occuper un espace à cause de la petitesse et ténuité de ses éléments". Ce pouvoir dépend de l’une ou l’autre de ces deux conditions : le peu de quantité, surtout en largeur et en épaisseur ; la longueur n’y fait rien, puisque la pénétration, en ce cas, a lieu dans le sens de la longueur ; - le peu de densité : on appelle subtiles les choses où la matière est raréfiée. Or, comme, dans ces choses, la forme domine plus complètement la matière, on a donc appelé subtils les corps les plus soumis à la forme et les plus perfectionnés par elle : par exemple ; les corps célestes, ou encore, l’or, ou tout autre métal, quand il possède au plus haut point l’être et la vertu de son espèce. - Les êtres incorporels n’ayant ni quantité ni matière, on leur attribue la subtilité, non seulement à raison de leur substance, mais encore de leur puissance : un esprit subtil est celui qui pénètre jusqu’aux principes intimes et aux qualités cachées des choses ; une vue subtile est celle qui aperçoit un objet très petit ; et ainsi des autres sens.
Il n’est donc pas étonnant que la subtilité du corps glorieux ait été diversement comprise. Certains hérétiques, au dire de saint Augustin, lui ont attribué la subtilité dans le sens où elle convient aux purs esprits et ont prétendu que, à la résurrection, le corps deviendrait esprit, selon le mot de saint Paul entendu littéralement. - C’est impossible. D’abord, parce que le corps ne peut devenir esprit, puisqu’il n’y a pas de matière commune à l’un et à l’autre ; ensuite, parce que, s’il en était ainsi, l’homme, naturellement composé d’une âme et d’un corps, ne ressusciterait donc pas ; enfin, parce que, si ç’eût été la pensée de saint Paul, il aurait aussi bien pu dire que le corps ressusciterait âme, ce qui est évidemment faux.
C’est pourquoi certains hérétiques ont prétendu que, à la résurrection, le corps, demeuré corps, serait subtil par raréfaction et semblable au vent et à l’air, comme saint Grégoire le relate. C’est également impossible. Le corps du Christ ressuscité possédait cette prérogative au plus haut degré, et cependant on pouvait le toucher. De plus, le corps humain ressuscité sera semblable à celui du Christ dont il disait lui-même : "Un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai." Or, la chair et les os sont incompatibles avec cette prétendue raréfaction.
Il faut donc attribuer au corps glorieux une autre espèce de subtilité, celle qui résulte de la perfection achevée du corps humain. Certains font dériver cette perfection de la quintessence qui prédominerait alors en lui. - C’est faux ; d’abord parce que cette essence n’entre pas dans la composition du corps humain. Ensuite, à supposer qu’elle y entrât, il faudrait, pour qu’elle l’emportât sur les autres éléments, ou l’introduire dans de telles proportions que l’homme n’aurait plus ses dimensions normales, ou modifier la nature des éléments et ainsi la nature du corps, ou leur attribuer par là une propriété nouvelle et naturelle qui serait cause de la subtilité, propriété surnaturelle, ce que l’on ne saurait admettre.
La seule et véritable explication, c’est que cette perfection corporelle que nous appelons la subtilité, résultera du domaine de l’âme glorifiée sur le corps dont elle est la forme, domaine tel que le corps glorieux pourra être dit spirituel, c’est-à-dire, entièrement soumis à l’esprit Le corps est d’abord soumis à l’âme, comme la matière l’est à la forme, pour participer à l’être spécifique, à l’être humain ; il lui est soumis ensuite, comme le mobile l’est à celui qui le meut, pour aider l’âme dans ses opérations. La spiritualité du corps glorieux a donc pour premier effet la subtilité, ensuite l’agilité et les autres prérogatives. L’Apôtre, en parlant de la "spiritualité" du corps ressuscité, a donc fait allusion à sa subtilité : tel est l’enseignement des Maîtres. Et saint Grégoire lui-même déclare que "ce qu’on appelle subtilité du corps glorieux est l’effet de la puissance spirituelle qui l’anime".
Solutions :
Elles viennent d’être données, puisque les trois difficultés procédaient de la subtilité par raréfaction, qui est hors de cause.
Objections :
1. "Le
Christ transformera notre corps misérable, en le rendant semblable à son corps
glorieux." Or, le corps du Christ fut dans un lieu occupé déjà par un
corps ordinaire, lorsque, "les portes étant fermées", il entra dans
l’appartement où ses disciples étaient réunis.
2. Ce
que peuvent les rayons solaires : être dans un lieu occupé déjà par un autre
corps ; les corps glorieux, dont l’excellence est encore plus grande
puisqu’elle est suprême, le pourront aussi.
3.
S’ils ne le pouvaient pas, ils ne pourraient donc pas traverser les cieux, "solides
comme un miroir d’airain", dit Job, et parvenir au ciel empyrée.
4. Ils
pourraient donc aussi rencontrer dans un autre corps un obstacle ou une prison.
5. Deux points, deux lignes, deux surfaces peuvent être en contact, c’est-à-dire, dans le même lieu. La nature du corps n’y répugne donc pas, et ce sera une qualité des corps glorieux.
Cependant :
1. "La
différence numérique, dit Boèce, provient de la diversité des accidents. Trois
hommes ne diffèrent ni par le genre, ni par l’espèce, mais par leurs accidents.
Quand bien même nous ferions abstraction de tous les autres, chacun de ces
trois hommes occupe un lieu différent, et il nous est impossible d’imaginer que
ce lieu soit le même." Placer deux corps dans le même lieu, ce serait donc
les identifier.
2. Certains prétendent que les individus angéliques ne peuvent être distingués que par les lieux différents qu’ils occupent, et que leur création était donc impossible avant celle du monde. A plus forte raison faut-il dire qu’il est impossible à deux corps quelconques d’occuper même lieu.
Conclusion :
Le corps glorieux ne pourrait avoir cette propriété que si la subtilité lui enlevait ce qui l’empêche de la posséder aujourd’hui. Certains attribuent cet empêchement à la corpulence, ou nécessité d’occuper un lieu, et prétendent que la subtilité la fera disparaître. C’est impossible pour deux raisons : j0 la corpulence que la subtilité fera disparaître ne peut désigner qu’une imperfection, par exemple, un certain défaut de proportion et d’adaptation entre la matière et la forme. En effet, tout ce qui est requis pour l’intégrité du corps, que cela tienne à la forme ou à la matière, se retrouvera dans le corps ressuscité, et, par conséquent, la propriété d’occuper un lieu. Le plein étant le contraire du vide, la seule condition pour qu’un lieu soit vide, c’est qu’il ne soit pas occupé. Aristote définit le vide, "un lieu qui n’est pas occupé par un corps sensible", c’est-à-dire, un corps avec sa matière, sa forme, ses accidents naturels, en un mot, tout ce qui concourt à son intégrité. Or, il est évident que le corps glorieux sera un corps sensible, et même palpable ; ni la matière, ni la forme, ni les accidents naturels, le chaud, le froid, etc., ne lui feront donc défaut. Sa subtilité ne l’empêchera donc pas d’occuper un lieu ; car, ce serait folie d’affirmer que le lieu occupé par un corps glorieux est vide. – 2° Empêcher un autre corps d’occuper un lieu est quelque chose de pins que de l’occuper soi-même. Supposons des dimensions séparées de la matière ; elles n’occupent pas un lieu c’est pourquoi certains définissent le vide par des dimensions de ce genre indépendantes de tout corps sensible. Cependant Aristote n’admet pas la possibilité de la coexistence dans le même lieu de ces dimensions et d’un corps sensible. - Ainsi donc, en supposant que la subtilité permît au corps glorieux de ne pas occuper un lieu, elle ne lui permettrait pas d’y coexister avec un autre corps.
Il semble donc bien que ce qui empêche le corps humain, dans son état actuel, d’être dans un lieu occupé par un autre corps, ne lui sera pas enlevé par la subtilité. Cet empêchement, c’est qu’un lieu lui est nécessaire, et un lieu distinct de tout autre : car, le seul obstacle à l’identité, c’est ce qui cause la diversité. Or, ce qui rend nécessaire que le corps ait un lieu à lui, ce n’est pas une qualité ; ainsi, en faisant abstraction de toutes les qualités sensibles, la susdite nécessité demeure. Ce n’est pas non plus la matière, puisqu’elle n’exige un lieu que moyennant la quantité étendu ; ni la forme qui, à ce point de vue, dépend de la matière. En définitive, ce qui fait que deux corps doivent avoir chacun leur lieu, c’est la nature de la quantité étendue, qui se définit précisément par la propriété d’occuper un lieu. Deux lignes ou deux parties d’une même ligne doivent occuper deux lieux différents ; autrement, l’addition d’une ligne à une autre ne rendrait pas celle-ci plus grande, ce qui est contre le sens commun. Il en va de même pour les surfaces et les corps mathématiques. Puisque la matière exige un lieu en raison des dimensions de sa quantité, il faut dire que, de même qu’il est impossible d’avoir deux lignes ou deux parties de ligne à moins qu’elles n’occupent deux lieux distincts, de même avoir deux matières ou deux parties de matière n’est possible qu’à cette condition. Enfin, puisque la distinction de la matière est le principe de la distinction des individus, Boèce déclare donc qu'"il nous est impossible d’imaginer deux corps dans le même lieu" ; pour être plusieurs, les individus doivent différer au moins par là.
La subtilité n’enlève point au corps glorieux ses dimensions, ni, par conséquent, la nécessité d’avoir son lieu distinct de celui de tout autre corps Elle ne lui permet donc pas d’être dans le lieu occupé déjà par un autre corps. Mais la puissance divine peut opérer ce miracle et lui accorder ce privilège comme un surcroît de gloire, de même qu’elle accorda à saint Pierre le privilège de guérir les malades par sa seule présence, en confirmation de la foi au Christ.
Solutions :
1. Ce
phénomène ne fut point dû à la subtilité du corps du Christ ressuscité, mais à
la puissance divine, "de même que, dans sa nativité, ce même corps sortit
sans violence du sein virginal de Marie".
2. La
lumière n’est pas un corps : l’objection est donc sans portée.
3. Le
corps glorieux traversera les sphères célestes, par un effet de la puissance
divine, qui se prêtera à tous les désirs des élus.
4.
Cette même puissance empêchera également tout ce qui pourrait être un obstacle
ou un emprisonnement.
5. "Le point n’est pas dans le lieu", sinon par l’entremise du corps qu’il termine tout le lieu correspond à tout le corps, et son extrémité à celle du corps. Deux lieux peuvent avoir une extrémité commune, de même que deux lignes peuvent se terminer en un même point. Ainsi, quoique deux corps doivent occuper deux lieux différents, cependant il peut se faire que la même extrémité le ces deux lieux corresponde aux deux extrémités de ces corps. C’est ce qu’on exprime en disant que les extrémités de deux corps qui se touchent sont dans le même lieu.
Objections :
1. Les
contradictoires ne peuvent pas coexister, même par miracle. Deux corps ne
peuvent donc être à la fois deux et un, ce qui arriverait, S’ils occupaient le
même lieu, puisqu’ils auraient les mêmes dimensions, identiquement, et qu’avoir
les mêmes dimensions, comme avoir la même et identique blancheur, ne saurait
convenir qu’à un seul et même corps.
2. Un
miracle ne peut contredire le et les premiers théorèmes géométriques, qui sont
des conclusions infaillibles des principes universels et évidents. Or, si deux
corps étaient dans le même lieu, il y aurait deux lignes droites entre un point
et un autre ; et, si ces corps étaient circulaires, ils se toucheraient non pas
en un seul point, mais en tous ; ce qui est contraire aux théorèmes de la ligne
droite et de la circonférence.
3. Il
est impossible, même par miracle, qu’un corps n’ait qu’un lieu commun et pas
son lieu propre. Or, si deux corps de différente grandeur sont dans le même
lieu, le plus petit est contenu dans le plus grand qui occupe le lieu, à lui
seul.
4. Il y a proportion entre le lieu et le corps qui l’occupe. Or, jamais un corps ne peut être en plusieurs lieux à la fois, même par miracle, à moins d’un certain changement, par exemple, la transsubstantiation eucharistique. Donc, jamais non plus, même par miracle, deux corps ne peuvent être dans un seul et même lieu.
Cependant :
1. La
naissance de jésus fut miraculeuse, et l’enfantement de Marie virginal.
2. Jésus entra dans le cénacle et apparut à ses disciples, les portes étant fermées.
Conclusion :
A deux corps il faut deux lieux, parce que la pluralité de matière exige la pluralité de localisation C’est pourquoi nous constatons que, lorsque deux corps fusionnent, l’être distinct de chacun est détruit et remplacé par un être nouveau, commun à tous les deux ensemble, comme il arrive pour les corps composés. Il est donc impossible que deux corps conservent leur dualité et occupent cependant le même lieu, à moins que chacun ne garde l’être distinct qui était le sien et grâce auquel il était lui-même "un être indivis en soi et divisé de tout autre". De cet état distinct, les principes essentiels sont la cause prochaine, Dieu est la cause première. Or, celle-ci peut suppléer les causes secondes et, par exemple, faire - ce quelle seule peut faire, - qu’un accident existe sans sujet, comme dans l’Eucharistie. De même, la puissance divine, et elle seule, peut faire qu’un corps garde son être distinct de celui d’un autre, alors que sa matière se confond localement avec celle de cet autre, Il peut donc arriver, par miracle, que deux corps occupent le même lieu.
Solutions :
1.
Cette objection est un sophisme. 1° Ou bien elle suppose à tort qu’il existe
entre les surfaces opposées du lieu une dimension qui soit propre à celui-ci et
avec laquelle se confondrait la dimension du corps localisé. Dès lors, les
dimensions de deux corps localisés ensemble s’identifieraient en s’identifiant
avec celle du lieu. Or, cela est faux. Il s’ensuivrait, en effet, que chaque
fois qu’un corps change de lieu, il devrait se produire un changement dans la
dimension de ce lieu ou celle de ce corps, car deux choses ne peuvent devenir
une que par un changement dans l’une d’elles. Si, au contraire et en vérité, le
lieu n’a pas d’autres dimensions que celles du corps localisé, l’objection ne
prouve plus rien. - 2° Ou bien elle est une pétition de principe et signifie
simplement que les dimensions du lieu, s’il en possédait en propre, seraient
les mêmes que celles du corps localisé. Dès lors, dire que deux corps ont les
dimensions d’un même lieu, c’est dire qu’ils l’occupent ensemble : ce qui est
la proposition même qui est en cause.
2. La
coexistence miraculeuse de deux corps dans le même lieu ne porte aucune
atteinte ni aux premiers principes de la raison ni aux théorèmes de la
géométrie. La quantité étendue diffère de tous les autres accidents en ce que,
non seulement elle partage avec eux l’individuation et la distinction qu’elle
tire, comme eux, de la matière, qui est leur commun sujet, mais encore elle
possède un principe propre d’individuation et de distinction qu’elle tire de
l’espace exigé par les parties qui la composent. Ainsi donc, on peut concevoir
qu’une ligne est distincte d’une autre, ou parce qu’elle n’est pas dans le même
sujet, ce qui ne s’applique qu’à une ligne matérielle ; ou parce qu’elle
n’occupe pas le même espace, ce qui s’applique aussi bien aux lignes
mathématiques, qui font abstraction de la matière. Si donc On ne tient pas
compte de celle-ci, deux lignes ne peuvent être distinctes que par le lieu
qu’elles occupent ; et il en est de même des points, des surfaces et de toutes
les dimensions. Dès lors, la géométrie ne peut admettre l’addition d’une ligne
à une autre, comme distincte de cette autre, qu’à la condition qu’elles
n’occupent pas le même lieu. Mais, à supposer que, par miracle, il y ait
pluralité de sujets et unité de lieu, on comprend qu’il puisse y avoir,
occupant le même lieu, plusieurs points ou plusieurs lignes, puisqu’ils
appartiennent à des sujets différents ; donc aussi et par là même, deux lignes
droites entre un point et un autre, ou deux circonférences tangentes en un
point.
3. Dieu
pourrait faire qu’un corps ne soit pas localisé. Mais, même en ce cas, un corps
plus petit contenu dans le premier y aurait son lieu, déterminé par les parties
de ce corps avec les quelles lui-même serait en contact.
4. Il est impossible, même par miracle, qu’un corps soit localisé en plusieurs lieux ; le corps du Christ est dans l’hostie, mais sans y être localisé. Par contre, il est possible, par miracle, que deux corps soient dans le même lieu. La différence consiste en ce que être en plusieurs lieux à la fois nie "l’indivision en", qui est essentielle à l’individu : il serait, en effet, ici et là en même temps ; être avec un autre corps dans le même lieu nie seulement "la division d’avec tout autre", qui n’est qu’une conséquence de l’individualité. La première affirmation serait donc une contradiction, comme serait de dire que l’homme n’est pas raisonnable ; la seconde n’en est pas une. On ne saurait donc conclure de l’une à l’autre.
Objections :
1. Si
un corps glorieux peut occuper le même lieu qu’un corps ordinaire, à plus forte
raison le pourra-t-il, s’il s’agit d’un corps glorieux qui, à cause de sa
subtilité, offre moins de résistance.
2. Les
corps glorieux n’ont pas tous le même degré de subtilité. Celui qui est plus
subtil peut donc occuper le même lieu qu’un autre qui l’est moins, puisqu’il
peut faire de même avec un corps ordinaire.
3. Le ciel sera devenu subtil et comme glorifié. Mais le corps des élus pourra le traverser, donc occuper le même lieu, lorsque l’âme, parfaitement maîtresse de ce corps, voudra descendre vers la terre ou en remonter.
Cependant :
1. Les
corps glorieux seront "spirituels", c’est-à-dire, semblables aux
esprits sous certains rapports. Mais, quoiqu’un esprit et un corps puissent
occuper le même lieu, deux esprits ne le peuvent pas. Donc deux corps glorieux
ne le peuvent pas davantage.
2. La coexistence de deux corps dans le même lieu suppose la pénétration de l’un dans l’autre, donc, en celui-ci, une espèce d’imperfection qu’un corps glorieux ne saurait admettre.
Conclusion :
Ce n’est pas une propriété du corps glorieux de pouvoir occuper le même lieu qu’un autre corps, glorieux ou non. La puissance divine peut réaliser ce miracle. Mais il semble plus raisonnable qu’il ne se réalise pas pour deux corps glorieux : d’abord, parce que l’ordre normal exige leur distinction ; ensuite, parce que l’un ne fera jamais obstacle à l’autre. Ils n’occuperont donc jamais le même lieu
Solutions :
1 et 2.
Ces deux objections supposent à tort que la subtilité du corps glorieux lui
permet d’occuper le même lieu qu’un autre corps.
3. Les corps célestes et autres ne seront glorieux que par une certaine participation, mais nullement au sens propre où ce mot signifie les prérogatives dont jouiront les corps des élus.
Objections :
1. Le
corps glorieux sera semblable à celui du Christ, qui n’est pas soumis à cette
nécessité, puisqu’il est contenu tout entier dans l’hostie.
2. Si
deux corps peuvent être dans le même lieu, il s’ensuit qu’un corps très grand
peut occuper un lieu très petit. Or, on admet généralement qu’un corps glorieux
pourra occuper le même lieu qu’un autre corps quelconque, donc, par le fait, un
lieu quelconque, même très petit.
3. De même que la visibilité d’un corps dépend de sa couleur, de même, sa localisation dépend de sa quantité. Or, l’âme pourra rendre le corps glorieux visible ou invisible, à son gré, comme nous le voyons dans le Christ ressuscité. Elle pourra donc aussi augmenter ou diminuer sa quantité et lui faire occuper un lieu plus grand ou plus petit.
Cependant :
1.
Aristote déclare que tout corps qui est dans un lieu, occupe un lieu égal à
lui-même. Or, le corps glorieux sera dans un lieu et occupera donc un lieu égal
à lui-même.
2. Les dimensions du lieu et celles du corps qui l’occupe sont les mêmes. Si le lieu était plus grand que le corps, la même chose serait donc à la fois plus grande et plus petite qu’elle-même, ce qui est déraisonnable.
Conclusion :
Un corps n’est en rapport avec le lieu que par les dimensions qui lui sont propres et qui sont comme épousées par le corps dans lequel il est localisé. Pour qu’un corps pût être dans un lieu plus petit que lui-même, il faudrait donc que sa quantité devînt plus petite. On ne peut concevoir cette diminution que de deux manières. 1 La matière reste la même, mais sa quantité varie. Certains l’ont admis et font dépendre cette variation, en plus ou en moins, de la volonté de l’âme qui commande à son gré au corps glorieux. C’est impossible. En effet, aucun mouvement ne peut porter sur les éléments intrinsèques d’un être, sans "une passion ou modification qui affecte sa substance même". C’est pourquoi les corps célestes, qui sont incorruptibles, ne sont soumis qu’au mouvement local, extérieur à eux-mêmes. Un changement de quantité serait donc en contradiction avec l’im passibilité et l’incorruptibilité du corps glorieux. En outre, ce corps aurait donc une densité variable, puisque sa matière resterait la même avec un volume différent, ce qui est également inadmissible. - 20 La quantité du corps glorieux pourrait diminuer par une nouvelle disposition de ses parties qui rentreraient les unes dans les autres et pourraient se réduire à une quantité infinitésimale. Ceux qui admettent la coexistence dans le même lieu d’un corps glorieux et d’un corps ordinaire, l’attribuant à la subtilité, ad mettent également ce phénomène de compénétration, qui peut aller si loin, prétendent-ils, qu’un corps glorieux serait capable de passer tout entier par le pore le plus étroit d’un autre corps. C’est ainsi qu’ils expliquent la naissance du Christ et son apparition à ses disciples. Cette opinion est inadmissible. D’abord, la subtilité ne permet pas à un corps glorieux d’occuper le même lieu qu’un corps ordinaire, ni surtout qu’un autre corps glorieux, comme beaucoup le disent. De plus, pareille hypothèse est contraire à la condition normale du corps humain, qui exige que chacune de ses parties ait sa place déterminée et que toutes soient juxtaposées les unes aux autres. Un miracle même ne saurait donc la réaliser. Il faut donc conclure que le corps glorieux occupera toujours un lieu égal à lui-même.
Solutions :
1. Le
corps du Christ n’est pas dans l’hostie comme dans un lieu.
2.
Aristote base son argumentation sur la compénétration des éléments corporels,
que nous avons déclarée contraire à la condition du corps glorieux.
3. Un corps est vu parce qu’il agit sur la vue. Etre vu, ou ne pas l’être, n’affecte donc en rien sa nature intime, et l’on peut admettre qu’il puisse être vu, ou ne pas l’être, au gré de la volonté. Mais la localisation n’est pas une action qui dépend de lui, en raison de la quantité, de la même façon que la vision dépend de lui, en raison de la couleur. Les deux cas sont donc dissemblables et l’argument ne conclut pas.
Objections :
1. "Ce
qui est palpable est nécessairement corruptible", dit saint Grégoire. Or,
le corps glorieux est incorruptible.
2. Etre
palpable, c’est opposer une certaine résistance qui semble faire défaut au
corps glorieux, puisque celui-ci peut être avec un autre corps dans le même
lieu.
3. Etre palpable, c’est être tangible, ce qui suppose des qualités capables d’impressionner le sens du toucher, donc en excès par rapport à lui. Or, dans le corps glorieux, toutes les qualités seront ramenées à la plus parfaite égalité.
Cependant :
1. Le
corps du Christ ressuscité était glorieux et en même temps palpable, comme il
le disait à ses disciples, pour les convaincre qu’il n’était pas "un
fantôme qui n’a ni chair ni os".
2. Eutychès, évêque de Constantinople, se rendit coupable d’hérésie en affirmant, comme le rapporte saint Grégoire, que, "après la résurrection, le corps des élus sera impalpable".
Conclusion :
Tout corps palpable est tangible ; mais la réciproque n’est pas vraie. Un corps tangible est celui qui possède des qualités capables d’impressionner le sens du toucher, tels l’air, le feu, etc.. Un corps palpable est celui qui résiste au toucher : l’air, qui n’oppose aucune résistance, mais se laisse traverser avec la plus grande facilité, est tangible mais non palpable. Pour être palpable, un corps doit donc réunir ces deux conditions : qualités sensibles et résistance. Les premières, le chaud, le froid, etc., ne se rencontrent que dans les corps lourds et légers, contraires les uns aux autres, et donc corruptibles ; aussi, les corps célestes, incorruptibles par nature, sont visibles, mais ni tangibles, ni palpables. - Le corps glorieux est naturellement doué des qualités propres à impressionner le toucher ; mais, parfaitement soumis à l’âme, il peut, au gré de celle-ci, agir ou ne pas agir sur ce sens. Il possède encore, et naturellement, la faculté de résister au corps qui voudrait le traverser, et donc de ne pas occuper le même lieu ; comme aussi, par un miracle de la puissance divine dont l’âme dispose à son gré, il peut n’offrir aucune résistance et donc occuper le même lieu. Il est donc tout à la fois palpable par nature et impalpable par miracle. "Le Seigneur, dit saint Grégoire, se fit toucher par ses disciples lorsqu’il fut au milieu d’eux, les portes étant fermées, afin de leur montrer que, après sa résurrection, son corps était le même par la nature mais autre par la gloire".
Solutions :
1. Si
l’incorruptibilité du corps glorieux venait de la nature de ses éléments, il
serait corruptible du fait qu’il est palpable ; mais elle vient d’ailleurs.
2. Le
corps glorieux peut, par miracle, occuper le même lieu qu’un autre corps ; mais
il peut aussi lui résister, au gré de la volonté.
3. Les qualités tangibles, dans le corps glorieux, ne seront pas réduites à une moyenne matérielle, mais proportionnelle, c’est-à-dire, à la plus grande perfection convenable à chaque partie ; ce qui rendra ce corps très agréable au toucher qui, comme toute puissance, éprouve du plaisir en ce qui lui est exactement proportionné, tandis que tout excès lui cause une souffrance.
Il s’agit maintenant de l’agilité du corps des élus.
Trois demandes : 1. Le corps des élus sera-t-il doué d’agilité ? - 2. En useront-ils pour se mou voir ? - 3. Leur mouvement sera-t-il instantané ?
Objections :
1. S’il
en était ainsi, les corps glorifiés n’auraient pas besoin "d’être portés
sur les nuées à la rencontre du Seigneur", dit saint Paul ; et portés "par
les anges", ajoute la Glose.
2.
L’agilité exclut l’effort. Mais l’âme imprimera au corps glorieux des
mouvements contraires à celui qui lui est naturel, donc des mouvements qui
exigeront un certain effort.
3. La
sensibilité est plus noble et plus voisine de l’âme que le mouvement ;
cependant, on n’attribue au corps glorieux aucune propriété spéciale destinée à
la rendre plus parfaite.
4. Dieu, par la nature ou par lui-même, donne à chaque être les organes adaptés à son mouvement, lent ou rapide. Or, les membres du corps glorieux seront semblables à ce qu’ils sont aujourd’hui. Son agilité sera donc aussi la même.
Cependant :
1.
Saint Paul dit du corps des élus : "Semé dans la faiblesse, il ressuscite
plein de force" ; ce que la Glose interprète : "plein d’agi lité et
de vitalité."
2. La lenteur est tout à fait opposée à la "spiritualité" que saint Paul attribue au corps glorieux.
Conclusion :
Le corps glorieux sera absolument soumis à l’âme glorifiée, non seulement en ce sens qu’il n’opposera aucune résistance à sa volonté, car Adam innocent jouissait de ce privilège, mais parce que l’âme lui communiquera une certaine perfection, ou "prérogative", qui le rendra capable de cette soumission totale. Or, l’âme est unie au corps pour lui donner l’être et le mouvement. A ce double point de vue, le corps glorieux lui sera parfaitement soumis. Par la subtilité, il le sera comme à la forme dont il reçoit son être spécifique ; par l’agilité, comme au principe de son mouvement par lequel il obéira docilement et promptement à toutes les impulsions et actions de l’âme.
Certains attribuent la subtilité à la quintessence ; mais nous avons réfuté à plusieurs reprises cette théorie. Il est plus raisonnable de la faire dépendre de l’âme qui communique au corps la gloire dont elle jouit elle-même.
Solutions :
1. S’il
en est ainsi, ce ne sera pas par impuissance, mais comme un témoignage de
respect rendu au corps des élus par les anges et toutes les créatures.
2. Plus
l’âme est maîtresse du corps, moins elle a de peine à lui imprimer un mouvement
contraire à sa nature. C’est un fait d’expérience chez ceux dont la vigueur est
plus grande ou le corps plus exercé. Ces deux conditions, d’âme et de corps,
seront réalisées au plus haut degré chez les élus : le mouvement ne leur
coûtera donc aucun effort ; c’est ce qu’on appelle l’agilité.
3.
Cette prérogative ne rend pas le corps apte seulement à se mouvoir, mais à
sentir et, en général. à Servir parfaitement l’âme dans toutes ses opérations.
4. De même que la nature donne à certains animaux des organes adaptés à un mouvement plus rapide ; de même, Dieu donnera au corps des élus non pas d’autres organes de locomotion, mais cette prérogative qui s’appelle l’agilité, au sens que nous avons dit.
Objections :
1. Le
mouvement, qu’Aristote définit "l’acte d’un être imparfait", ne
convient donc pas à la perfection du corps glorieux.
2. Le
mouvement, ou recherche d’une fin, Suppose donc une certaine indigence. Mais le
ciel, dit saint Augustin, "c’est la présence de tous les biens et
l’absence de tous les maux".
3. Il
est plus excellent de participer la perfection divine sans mouvement qu’avec
mouvement. Si donc il doit en être ainsi des corps célestes, à plus forte
raison en sera-t-il ainsi des corps humains glorifiés.
4. "L’âme
affermie en Dieu, dit saint Augustin, affermira par là même son propre corps."
Or, l’âme sera affermie en Dieu jusqu’à l’immobilité absolue.
5. L’excellence du lieu correspondra à celle du corps glorieux. Le Christ "a été élevé au-dessus des cieux", dit saint Paul : il est le premier "par le rang et par la dignité", ajoute la Glose. De même, chacun des élus occupera la place dont il est digne et qui sera un des éléments de sa gloire. Donc puisque, après la résurrection, les élus auront atteint le terme et que leur gloire demeurera invariable, chacun gardera, sans changement, la place qu’il aura méritée.
Cependant :
"Ils courront, dit Isaïe, et ne se fatigueront point ; ils marcheront et ne se lasseront point." - Ils seront, dit la Sagesse, "comme des étincelles qui courent à travers le chaume".
Conclusion :
Il faut nécessairement un certain mouvement dans le corps glorieux. Celui du Christ est monté au ciel ; ceux des élus y monteront aussi après la résurrection. Mais, alors qu’ils y seront, il est vraisemblable qu’ils se mouvront au gré dé la volonté, aussi bien pour glorifier Dieu par l’exercice des facultés qu’ils posséderont, que pour charmer leurs regards par les magnificences de la création, miroir éclatant des perfections divines : les sens, en effet, même chez les élus, exigent la présence de leur objet. Cependant, ce mouvement ne diminuera en rien leur béatitude qui consiste dans la vision de Dieu, dont ils jouiront partout où ils seront ; il en sera d’eux comme des anges dont saint Grégoire dit : "Où qu’ils soient envoyés, c’est en Dieu qu’ils courent".
Solutions :
1. Le
mouvement local ne comporte qu’un changement extérieur, mais n’affecte en rien
la constitution même d’un être. Celui-ci peut donc être parfait en lui-même ;
il n’est imparfait que par rapport au lieu ; en ce sens que, étant dans un
lieu, il est en puissance à un autre, puisqu’il ne peut être en plusieurs lieux
à la fois, privilège réservé à Dieu. Ce défaut ne répugne donc pas à l’état de
gloire, pas plus que d’être une créature tirée du néant.
2. Il y
a deux espèces d’indigence : une indigence absolue et une indigence relative.
La première a pour objet ce sans quoi l’on ne peut conserver son être ou sa
perfection ; elle ne s’applique donc pas au mouvement du corps glorieux ; la
béatitude lui suffit. La seconde a pour objet ce sans quoi l’on ne peut
atteindre une fin aussi bien ou de la manière que l’on veut ; elle s’applique
au mouvement du corps glorieux dont les élus ont évidemment besoin pour
manifester au dehors la force motrice qui est en eux. Il n’y a aucune
difficulté à admettre de pareilles indigences dans le corps glorieux.
3.
L’objection porterait si le mouvement était nécessaire au corps glorieux pour
participer la perfection divine d’une manière de beaucoup supérieure aux corps
célestes, ce qui est faux, C’est la béatitude qui leur donne cette
participation. Le mouvement ne sert aux élus que pour manifester leurs
énergies. Le mouvement des corps célestes, au contraire, ne pourrait manifester
les leurs qu’en opérant des transformations dans les corps terrestres, ce qui
serait incompatible avec l’état de l’univers après son renouvellement.
4. Le
mouvement local, étant extérieur à l’être, ne diminue en rien la stabilité de
l’âme établie en Dieu.
5. Le lieu plus ou moins élevé assigné aux élus est une récompense accidentelle. Cette récompense ne consiste pas à occuper ce lieu, qui n’exerce sur eux aucune influence, mais à en être dignes. lis peuvent donc le quitter sans perdre pour cela leur bonheur.
Objections :
1. Le
mouvement de la volonté est instantané. Or, saint Augustin dit "L’âme
n’aura qu’à vouloir être quelque part, et aussitôt le corps y sera."
2.
D’après Aristote, si un mouvement se produisait dans le vide, il serait
instantané, puisqu’il n’éprouverait aucune résistance. Or, ainsi que nous
l’avons dit, le corps glorieux n’en éprouvera aucune ; son mouvement sera donc
instantané.
3.
L’énergie de l’âme glorifiée dépassera infiniment, peut-on dire, celle de l’âme
non glorifiée. Le mouvement qu’elle imprimera à son corps devra, donc échapper
au temps et être instantané.
4. Le
mouvement qui parcourt, avec la même célérité, une petite ou une grande
distance, est instantané. Or, tel sera celui du corps glorieux, au dire de saint
Augustin, qui compare sa vélocité à celle du rayon lumineux.
5. Après la résurrection, "il n’y aura plus de temps". Le mouvement du corps glorieux ne sera donc plus dans le temps, mais instantané.
Cependant :
1. Dans
le mouvement local, l’espace, le mouvement et le temps ont la même
divisibilité. Or, l’espace parcouru par le corps glorieux est divisible ; donc,
son mouvement l’est aussi et se mesure par un certain temps. Il ne peut donc
pas être instantané, puisque l’instant est indivisible.
2. Il est impossible qu’une chose soit, en même temps, tout entière dans un lieu et partiellement dans un lieu et dans un autre ; car il s’ensuivrait que l’une de ses parties occupe deux lieux à la fois, ce qui est impossible. Or, une chose qui se meut est partiellement au point de départ et partiellement au point d’arrivée, ou elle est tout entière, quand le mouvement est achevé. Elle ne saurait donc être à la fois en train de se mouvoir et au terme de son mouvement. Mais il en serait ainsi, dans l’hypothèse du mouvement instantané, qu’il faut donc refuser au corps glorieux.
Conclusion :
Ce problème a reçu diverses solutions. Certains prétendent que, semblable à la volonté, le corps glorieux passe d’un lieu à un autre sans franchir le milieu qui les sépare ; son mouvement est donc instantané comme celui de la volonté. - C’est impossible. Le corps glorieux sera toujours un corps, sans jamais acquérir une nature purement spirituelle. De plus, c’est métaphoriquement que la volonté est dite se transporter d’un lieu à un autre, puisqu’elle n’y est pas contenue par elle-même ; cela signifie simplement que son intention se porte vers un lieu après s’être portée vers un autre.
D’autres admettent bien que le corps glorieux, parce qu’il est corps, doit franchir le milieu et se mouvoir dans le temps mais, ajoutent-ils parce qu’il est glorieux, il peut s’en dispenser et se transporter instantanément - Cette opinion ne saurait être admise, parce qu’elle implique contradiction. Supposons un corps qui se meut de A à B. Quand il est tout entier en A, le mouvement n’est pas commencé ; tout entier en B, le mouvement est terminé. Quand il se meut, puisqu’il faut bien qu’il soit quelque part, il est ou tout entier dans un lieu intermédiaire, ou partiellement dans ce lieu et l’un ou l’autre des deux extrêmes. A étant distant de B, ce corps ne peut être en partie dans A et en partie dans B, sans être dans le milieu, ce qui détruirait la continuité entre les deux parties de lui-même.
Il faut donc, s’il se meut entre A et B distants l’un de l’autre, qu’il soit successivement dans tous les lieux qui séparent A de B Autrement, il faudrait admettre qu’il est passé de A à B sans se mouvoir, ce qui implique contradiction, puisque le mouvement local, c’est précisément le passage par tous les lieux qui séparent deux termes. Telle est la loi pour tout mouvement entre deux termes positifs. Il en va autrement, si l’un des termes est une simple privation, parce que, entre une affirmation et une négation, il n’y a pas de distance déterminée, mais celle-ci peut être plus ou moins grande selon ce qui prépare ou cause le changement ; c’est pourquoi, même en ce cas, une action exercée précède le mouvement réalisé. Quant au mouvement des anges, il est étranger à la question, car ce n’est pas de la même manière qu’un ange et un corps sont dits être dans un lieu. En définitive, il faut conclure qu’il est absolument impossible qu’un corps se transporte d’un lieu dans un autre sans passet par tous les intermédiaires.
Cette conclusion est admise par d’autres qui n’en maintiennent pas moins le mouvement instantané du corps glorieux. Ils voient bien la difficulté, à savoir, que ce corps serait dans le même instant en plusieurs lieux, celui d’arrivée et tous les intermédiaires ; mais ils croient pouvoir greffer sur l’identité réelle de l’instant une distinction de raison, comme pour le même point qui termine des lignes. - Cette distinction est factice. L’instant est la mesure réelle, et non logique, de son contenu. Une distinction logique, ou de pure raison, ne peut donc en faire la commune mesure de plusieurs choses qui ne sont pas simultanées ; pas plus que, appliquée au point, elle ne peut y réduire des éléments éloignés les uns des autres.
La plus probable, c’est donc que le corps glorieux se meut dans le temps, mais un temps que sa brièveté rend imperceptible. Et cependant, un corps glorieux peut mettre moins de temps qu’un autre à franchir le même espace, car le temps, si minime qu’on le suppose, est divisible à l’infini.
Solutions :
1. "Quand
il manque un rien, c’est comme si rien ne manquait", dit Aristote. Nous
disons "Je le fais tout de suite", de ce que nous faisons avec un
délai minime. C’est ce sens qu’il faut donner au texte de saint Augustin.
2.
Cette assertion d’Aristote a été contredite. On a dit que la vitesse n’est pas
proportionnée seulement à la résistance rencontrée, mais encore à l’espace
parcouru. Le mouvement est plus ou moins rapide selon la force exercée par le
moteur sur le mobile, même s’il n’y a pas d’autre résistance. Le mouvement d’un
corps dans le vide ne serait donc pas instantané, mais, par suite de
non-résistance extérieure, aucun temps ne s’additionnerait avec celui qui serait
nécessaire au mobile, proportionnellement à sa force motrice. - Averroès
critique et rejette cette idée, ou plutôt cette imagination, d’une addition
quantitative et propose une autre explication. Il faut mettre ensemble toutes
les résistances qui peuvent se rencontrer, qu’elles viennent du mobile lui-même
ou de l’extérieur la lenteur sera d’autant plus grande que la force motrice
sera moins capable de les vaincre. Le mobile résiste toujours à son moteur,
puisque mouvoir et être mû, agir et pâtir, sont contraires. La résistance peut
venir du mobile lui-même, s’il est prédisposé à un mouvement contraire à celui
qu’on lui impose, ou du moins s’il occupe un lieu contraire à celui vers lequel
on l’achemine. Elle peut venir aussi d’ailleurs, c’est-à-dire, du milieu, comme
dans le mouvement naturel des corps pesants. Enfin, elle peut venir à la fois
de l’intérieur et de l’extérieur, comme dans les mouvements des animaux. Quand
la résistance vient du seul mobile, comme dans les corps célestes, le mouvement
a lieu dans le temps et dépend de la proportion entre la force motrice et le
corps mû ce cas n’est pas visé par la proposition d’Aristote, puisque, même en
l’absence de tout milieu, leur mouvement n’est pas instantané. Quand la
résistance vient du seul milieu, c’est sur elle seule aussi que se mesure le
temps : si le milieu est supprimé, tout obstacle le sera donc aussi et le
mouvement sera instantané. Quand elle vient à la fois du mobile et du milieu,
c’est aussi une double résistance qui influe sur le mouvement et le temps. -
L’application de ces principes au corps glorieux est évidente. Ce corps
n’éprouve aucune résistance de la part du milieu, puisqu’il peut occuper le
même lieu qu’un autre corps et le traverser sans effort ; mais lui-même, du
fait qu’il est un corps et doit toujours occuper un certain lieu, oppose par
lui-même une résistance à la force qui le meut ; il est donc impossible que son
mouvement soit instantané.
3.
Quoique l’énergie de l’âme glorifiée soit incomparablement supérieure à celle
de l’âme non glorifiée, elle n’est cependant pas infinie et rie saurait donc
causer un mouvement instantané. Elle ne le pourrait pas non plus, alors même
que son énergie serait infinie, à moins de supprimer radicalement toute
résistance opposée par le mobile. Celle qui vient de l’inclination à un
mouvement contraire pourrait être totalement vaincue par un moteur d’une
énergie infinie ; mais celle qui vient de l’espace ne saurait l’être qu’à la
condition de soustraire le mobile corporel à la nécessité d’occuper un lieu et
une position déterminés. En effet, de même que le blanc résiste au noir, et
d’autant plus qu’il en est plus éloigné, de même, le corps résiste à un lieu du
fait qu’il occupe un lieu opposé, et sa résistance est en proportion de la
distance. Or, il est impossible de soustraire un corps à la nécessité d’occuper
un lieu ou une position déterminés, à moins de lui enlever sa nature corporelle
dont elle est la conséquence. Donc, aussi longtemps qu’il garde cette nature,
son mouvement ne peut pas être instantané, quelle que soit l’énergie de son
moteur ; conclusion qui s’applique au corps glorieux, puisqu’il ne cessera
jamais d’être un corps.
4.
Saint Augustin parle d’une "égale célérité", parce que la différence
sera imperceptible, comme le temps même nécessaire à ce mouvement.
5. Après la résurrection, il n’y aura plus le temps qui est le nombre du mouvement sidéral ; mais il y aura toujours celui qui est le nombre de la succession essentielle à tout mouvement.
Il s’agit maintenant de la clarté du corps des élus après la résurrection
On demande 1. Sera-t-elle une prérogative du corps des élus ? - 2. Pourra-t-elle être vue par un oeil non glorifié ? - 3. Ou, au contraire, le sera-t-elle nécessairement ?
Objections :
1. "Tout corps lumineux est composé de parties transparentes", dit Avicenne.
Or, beaucoup
de parties du corps glorieux, la chair, les os, etc., ne sont pas
transparentes, ni, par conséquent, lumineuses.
2. Un
corps lumineux fait écran un astre en éclipse un autre ; la flamme empêche de
voir ce qui est derrière elle. Or, saint Grégoire dit que, "au ciel,
l’épaisseur corporelle ne fera pas obstacle aux regards des élus ils pourront
voir de leurs yeux la merveilleuse harmonie intérieure du corps humain".
3.
Selon Aristote, "la lumière est dans le diaphane indéterminé, tandis que
la couleur est à la limite des corps". Or, "la beauté, dont la
proportion et le coloris sont les éléments", dit saint Augustin, ne
saurait faire défaut au corps glorieux, qui ne peut donc pas être lumineux.
4. La clarté devrait être égale dans toutes les parties du corps glorieux, de même que toutes sont également impassibles, subtiles et agiles. Mais il semble bien que, au contraire, certaines devraient être plus éclatantes que d’autres : les yeux plus que les mains, les humeurs plus que la chair et les tendons.
Cependant :
1. "Les
justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père." - "Ils
brilleront, et, semblables à des étincelle etc."
2. Le corps des élus, "semé dans l’ignominie, ressuscitera glorieux", dit saint Paul ; ce qui signifie la clarté, puisqu’il vient de parler de celle des étoiles.
Conclusion :
Il faut attribuer cette prérogative au corps des élus, puisque l’Ecriture l’affirme, ainsi que nous venons de le dire. Certains veulent y voir un effet de la quintessence ; mais nous avons, à mainte reprise, dénoncé l’absurdité de cette opinion. Il vaut donc mieux dire que la clarté aura pour cause le rejaillissement de la gloire de l’âme sur le corps. Ce qu’un être reçoit, il le reçoit selon sa nature à lui, et non pas selon la nature de l’être qui le lui communique. La clarté, spirituelle dans l’âme, sera donc corporelle dans le corps, et, en lui comme en elle, proportionnée au mérite. La clarté du corps manifestera donc la gloire de l’âme, comme un vase de cristal reflète la couleur de l’objet qu’il renferme, dit saint Grégoire.
Solutions :
1.
Avicenne parle du corps dont la clarté dépend des éléments dont il est formé.
Celle du corps glorieux dépend du mérite et de la vertu.
2.
Saint Grégoire, commentant Job, compare le corps glorieux à l’or, à cause de
son éclat, et au cristal, à cause de sa transparence. Il semble donc bien qu’il
aura ces deux qualités à la fois. C’est la densité des éléments qui fait que
leur éclat s’oppose à la transparence. Mais la clarté du corps glorieux n’aura
pas sa cause en lui-même. Il pourra donc, comme le cristal, posséder tout
ensemble densité et transparence. Certains veulent qu’il y ait ici une simple
comparaison le corps glorieux laisse voir la gloire de l’âme, comme un vase de
cristal laisse voir l’objet qu’il renferme. Mais la première explication
convient mieux à la dignité du corps glorieux, et elle est plus conforme à ce
que dit saint Grégoire.
3. La
gloire du corps ne détruira pas sa nature, mais la perfectionnera. La couleur
qui lui est naturelle demeurera donc, mais la gloire de l’âme y ajoutera un
nouvel éclat ; de même qu’on voit ici-bas la splendeur du soleil, ou toute
autre cause interne ou externe, faire briller davantage les objets
naturellement colorés.
4. La gloire de l’âme rejaillira sur chaque partie du corps de la manière convenable à celle-ci. Il est donc raisonnable d’admettre que chacune aura une clarté plus ou moins grande selon ses prédispositions naturelles. Il n’en va pas de même pour les autres prérogatives, car les différentes parties du corps s’y prêtent également.
Objections :
1. Il
faut une proportion entre le sens de la vue et son objet. Or, il n’y en a pas
entre l’oeil humain non glorifié et la clarté de la gloire qui est d’une autre
espèce que celle de la nature.
2. Le
corps glorieux sera plus brillant que le soleil, qui brillera lui-même encore
davantage qu’aujourd’hui. Or, l’oeil humain n’est pas capable de contempler le
soleil dans tout son éclat.
3. Un objet visible, placé devant un oeil sain, est nécessairement vu par lui. Or, les disciples virent le corps du Sauveur ressuscité sans en voir la clarté. C’est donc que la clarté du corps glorieux n’est pas visible pour l’oeil humain.
Cependant :
1. Le
Sauveur transformera notre corps misérable "en le rendant semblable à son
corps glorieux", dit saint Paul ; et la Glose ajoute "Nous aurons une
clarté semblable à celle qu’il eut lui-même lors de sa transfiguration",
clarté que ses disciples purent voir de leurs yeux.
2. Au Jugement, les impies seront torturés en voyant la gloire des justes, dont la clarté est un élément.
Conclusion :
Certains ont nié la possibilité de cette vision à moins d’un miracle. Mais, pour admettre cette opinion, il faudrait, quand on parle du corps glorieux, donner au mot clarté un sens tout différent de celui auquel nous sommes habitués. En effet, la lumière est, par elle-même, de nature à impressionner la vue, comme la vue est, par elle-même, de nature à percevoir la lumière ; les mêmes rapports existent aussi entre le vrai et l’intelligence, le bien et la volonté. Pour dire que la vue est absolument incapable de percevoir la lumière, il faudrait donc prendre le mot vue ou le mot lumière dans un sens tout nouveau. Il ne saurait en être ainsi quant à la question présente ; car alors, nous dire que la clarté est une prérogative du corps glorieux ne nous apprendrait rien, pas plus que si l’on disait qu’il y a un chien dans le ciel, (en désignant la constellation ainsi nommée), à quelqu’un qui ne connaîtrait que le chien animal. Il faut donc conclure que la clarté du corps glorieux peut être vue par un oeil non glorifié.
Solutions :
1. La
clarté de la gloire a une autre cause que celle de la nature, mais elle n’est
pas d’une autre espèce, ni donc sans pro portion avec la vue.
2. Le
corps glorieux ne peut agir ou pâtir que sous l’influence de l’âme. Une clarté
intense qui émane de l’âme n’offense pas la vue, mais la délecte ; au
contraire, celle qui provient d’une cause naturelle brûle et désagrège l’organe
visuel. Ainsi, la clarté du corps glorieux, quoiqu’elle dépasse celle du
soleil, n’est donc pas de nature à blesser le regard, mais plutôt à le réjouir.
C’est pourquoi l’Apocalypse la compare à l’éclat du jaspe.
3. C’est la volonté qui a mérité la clarté du corps. Celle-ci lui sera donc soumise, visible ou invisible à son gré : le corps glorieux pourra donc ou manifester ou dissimuler son éclat. Telle est l’opinion du Prévôtin.
Objections :
1. Le
corps glorieux sera lumineux. Or, il est de la nature de la lumière d’être vue
et de faire voir.
2. Un
corps qui empêche de voir ce qui est derrière lui est vu nécessairement et par
le fait même. Or, il en est ainsi du corps glorieux, puisqu’il est coloré.
3. Comme la quantité, la visibilité est inhérente au corps. Donc celle-ci, pas plus que celle-là, ne dépend de la volonté.
Cependant :
1. Le
corps des élus ressemblera à celui du Christ ressuscité, qui n’était pas
nécessairement vu, puisque tout d’un coup les disciples d’Emmaüs ne le virent
plus.
2. Le corps glorieux obéira parfaitement à l’âme il sera donc visible ou invisible au gré de celle-ci.
Conclusion :
Un objet visible est vu par l’action qu’il exerce sur la vue. Mais cette action sur quelque chose d’extérieur à lui ne le change pas lui-même. Donc, sans perdre aucun des éléments de sa perfection, le corps glorieux peut être vu ou ne l’être pas. Donc, l’âme glorifiée a le pouvoir de rendre son corps visible ou invisible cette action, comme les autres, dépend d’elle. Autrement, le corps glorieux ne serait pas, vis-à-vis d’elle, l’instrument tout-à-fait obéissant qu’il doit être.
Solutions :
1. Le
corps glorieux sera maître de manifester ou dissimuler sa clarté.
2. La
couleur d’un corps n’empêche sa transparence que si elle agit sur la vue, qui
peut difficilement être impressionnée par deux couleurs à la fois de façon à
voir parfaitement l’une et l’autre. Mais la couleur du corps glorieux agira ou
n’agira pas sur la vue, au gré de l’âme, et pourra donc de même être opaque ou
transparente.
3. La quantité est inhérente au corps glorieux, de telle sorte qu’elle ne puisse varier au gré de l’âme, sans un changement intrinsèque qui serait en contradiction avec l’impassibilité de ce corps. Il n’en va pas de même pour la visibilité. Sans doute, il ne dépend pas de l’âme que la qualité, qui en est le principe, soit ou ne soit pas ; mais l’action de cette qualité, et donc le fait d’être visible ou de ne l’être pas, dépend de l’âme.
Il s’agit maintenant de l’état corporel des damnés.
On demande : 1. Ressusciteront-ils avec leurs difformités corporelles ? - 2. Leur corps sera-t-il corruptible ? - 3. Sera-t-il impassible ?
Objections :
1. La
peine du péché ne peut cesser qu’avec sa rémission. Or, la mutilation est
parfois un châtiment du péché, et on pourrait en dire autant de toutes les
difformités corporelles. La résurrection ne les fera donc pas disparaître du
corps des damnés, dont les péchés ne seront jamais remis.
2. De
même que les élus auront tout ce qui peut rendre leur félicité parfaite ; de
même les damnés devront avoir tout ce qui peut porter leur malheur à son
comble.
3. La résurrection ne remédiera pas au défaut d’agilité chez les damnés ; donc, pas davantage, à leurs difformités.
Cependant :
1. "Les
morts ressusciteront incorruptibles", dit saint Paul ; et la Glose ajoute "tous
les morts sans distinction, même les pécheurs, ressusciteront avec leurs
membres au complet".
2. La maladie émousse parfois la sensibilité et la douleur ; de même la perte d’un membre ne lui permet plus de souffrir. Mais rien ne doit empêcher les damnés de souffrir dans leur corps tout entier.
Conclusion :
On peut distinguer deux espèces de difformités corporelles. L’une résulte de l’absence d’un membre, d’une mutilation, qui détruit l’harmonie et la beauté du corps. Tout le monde affirme que le corps des damnés ne sera pas difforme de cette manière, puisque le corps humain, chez les méchants comme chez les bons, doit ressusciter tout entier. - L’autre résulte d’un désordre, ayant pour objet la quantité, la qualité, la disposition des membres et, en tout cas, nuisible à l’équilibre et à l’harmonie du corps tout entier. Sur cette espèce de difformités, comme les infirmités, fièvres, maladies, etc., qui en sont parfois la cause, saint Augustin n’a pas voulu se prononcer.
Certains ont été plus hardis et ont déclaré que les damnés ressusciteront avec elles, pour que rien ne manque au malheur suprême qu’ils ont mérité. - Cette opinion ne semble pas raison nable. La réparation du corps humain vise sa perfection naturelle plus encore que son état antérieur ; c’est pourquoi les enfants ressusciteront à l’âge de la pleine jeunesse. Dès lors, tout défaut corporel et toute difformité conséquente devraient disparaître à la résurrection, à moins, prétend-on, que le péché ne s’y oppose et en impose la réviviscence comme un châtiment. Mais "la peine doit correspondre à la faute" ; et il pourrait donc arriver qu’un pécheur moins coupable souffrît de ces infirmités dont un autre plus coupable serait exempt : dès lors la mesure de son châtiment serait disproportionnée à celle de sa faute, et il semblerait plutôt qu’il fût puni pour des peines qu’il a déjà endurées en cette vie, ce qui est absurde.
Il est donc plus raisonnable de dire que le Créateur de la nature humaine la refera dans son intégrité. C’est-à-dire : tous les défauts et difformités corporels, fièvre, mal d’yeux, etc., ayant pour principe une corruption ou une débilité de la nature ou des principes naturels, seront éliminés par la résurrection ; au contraire, les imperfections inhérentes au corps humain de par sa nature même, pesanteur, passibilité, etc., dont l’état de gloire délivrera le corps des élus, se retrouveront dans le corps des damnés.
Solutions :
1. Un
tribunal ne peut infliger une peine que dans les limites de sa juridiction ;
c’est pourquoi les peines infligées au péché en cette vie sont temporelles
comme elle et finissent avec elle. Ainsi donc, quoique le péché des damnés ne
soit pas remis, il ne s’ensuit point qu’ils doivent subir les mêmes peines
qu’ici-bas ; la justice divine leur en réserve d’autres, plus truelles et
éternelles.
2. Il
n’y a point parité entre les bons et les méchants ; car, quelque chose peut
être absolument bon, mais rien ne peut être absolument mauvais. Le bonheur des
élus exige l’absence de tout mal ; mais le malheur des damnés se saurait exiger
celle de tout bien, car "le mal, s’il n’était que mal, se détruirait
lui-même", comme le dit Aristote. Le malheur des damnés exige donc la
présence d’un certain bien naturel, à savoir, la nature humaine, œuvre du
Créateur parfait, qui la leur rendra dans toute sa perfection spécifique.
3. L’absence d’agilité est une imperfection naturelle au corps humain ; il n’en est pas ainsi d’une difformité.
Objections :
1.
C’est impossible, puisqu’il sera composé d’éléments contraires, comme
aujourd’hui ; autrement, il ne serait plus le même, ni comme espèce, ni comme
individu.
2. Son
incorruptibilité viendrait ou de la nature, ou de la grâce et de, la gloire.
Mais la première sera en eux la même qu’aujourd’hui, et les deux autres leur
feront défaut.
3. Il ne semble pas raisonnable de soustraire ceux qui ont mérité le malheur suprême à la mort, qui est le plus grand des châtiments.
Cependant :
1. Il
est dit dans l’Apocalypse "En ces jours-là, les hommes chercheront la mort
et ils ne la trouveront pas ; ils souhaiteront la mort, et la mort fuira loin
d’eux."
2. Et dans saint Matthieu "Ceux-ci iront au supplice éternel" ; ce qui suppose l’incorruptibilité corporelle de ceux qui y sont condamnés.
Conclusion :
Comme tout mouvement exige une cause, un mouvement ou changement peut être supprimé si la cause fait défaut ou si quel que chose met obstacle à son action. Or, la corruption est une espèce de changement, et peut donc aussi être empêchée des deux manières qui viennent d’être dites. 1° En supprimant totalement sa cause ; c’est ainsi que le corps des damnés sera incorruptible. En effet, le mouvement du ciel est la cause principale des altérations, et toutes les autres causes en dé pendent ; lorsqu’il aura cessé, après la résurrection, le corps humain ne subira donc plus aucune influence capable de l’altérer et finalement de le corrompre. Cette incorruptibilité corporelle des damnés servira la justice divine qui exige qu’ils vivent toujours pour être punis toujours, de même que la corruptibilité des êtres corporels en ce monde sert la Providence divine qui les renouvelle ainsi en les remplaçant les uns par les autres. - 2° En mettant obstacle à son action. C’est ainsi que le corps d’Adam était incorruptible : la grâce d’innocence empêchait en lui la lutte des éléments contraires et la dissolution qui en aurait été la conséquence. C’est ainsi que le sera, et mieux encore, le corps des élus, pleinement soumis à leur âme, et dans lequel se trouveront donc à la fois les deux modes d’incorruptibilité.
Solutions :
1. Les
éléments contraires dont sont formés les corps agissent sous l’influence du
mouvement du ciel, et la corruption s’ensuit nécessairement, à moins qu’une
énergie plus puissante n’y mette obstacle. Sans cette influence, ils ne sont
plus des causes suffisantes de corruption, même dans l’ordre naturel. Les
anciens philosophes ignoraient que le mouvement du ciel dût s’arrêter un jour ;
la corruption des corps composés d’éléments contraires était donc pour eux un
principe universel et nécessaire.
2.
Cette incorruptibilité sera naturelle, non par la présence d’un principe
interne d’incorruption, mais par l’absence du premier principe externe de toute
corruption.
3. La mort, en elle-même, est le plus grand des maux ; mais, à un certain point de vue, elle peut être un remède aux maux que l’on souffre et que l’immortalité ne peut qu’aggraver. "Vivre, dit Aristote, paraît agréable à tous, parce que tout être désire être ; mais à condition de l’entendre d’une vie qui ne soit ni mauvaise, ni diminuée, ni douloureuse." De même donc que la vie en elle même, quand elle est exempte de souffrance, est un bien, de même, la mort, qui prive de la vie, est, par elle-même, un mal et le plus grand des maux, parce qu’elle enlève le bien premier, qui est l’être, et avec lui, tous les autres ; mais, quand elle met un terme à une vie misérable et tourmentée, elle est un remède aux maux que l’on endure et qui finissent avec elle. C’est ainsi que l’immortalité met le comble aux maux, puisqu’ils ne finiront jamais. Si l’on regarde la mort comme une peine à cause de la douleur que ressentent les mourants, il n’est pas douteux que les damnés éprouveront sans répit des douleurs bien plus cruelles encore ; ce sera donc, pour eux, comme une mort de tous les instants : "La mort les dévorera comme une proie", selon l’expression du Psalmiste.
Objections :
1. "Toute
passion (modification) qui s’accentue tend à détruire la nature", dit
Aristote. De plus, "une destruction partielle, mais continue, d’un être
fini, aboutit à sa totale corruption". Or, on vient de prouver que le
corps des damnés est incorruptible ; il doit donc aussi être impassible.
2. Même
conclusion tirée de la loi d’après laquelle l’agent tend à s’assimiler le
patient : si le feu fait pâtir le corps des damnés, il finira par le consumer.
3. Les
animaux que l’on dit capables de vivre dans le feu, comme la salamandre, n’en
souffrent pas, puisque leur corps n’en subit aucune atteinte. Pour que le corps
des damnés demeure incorruptible dans le feu de l’enfer, il faut donc qu’il
n’en souffre pas, qu’il soit impassible.
4. Si le corps des damnés était passible, leurs souffrances surpasseraient toutes celles d’ici-bas, de même que la félicité des élus est incomparable. Mais nous voyons l’intensité de la douleur causer parfois la mort. A plus forte raison, le corps des damnés ne peut pas être à la fois passible et incorruptible.
Cependant :
1. A
ces paroles de saint Paul "Nous serons transformés", la Glose ajoute "Nous
seuls, les bons, serons transformés par la gloire et deviendrons immuables et
impassibles".
2. Le corps est l’auxiliaire de l’âme pour le mal comme pour le bien. Or, le corps partagera la récompense de l’âme ; il doit donc partager aussi son châtiment, et, pour cela, être passible.
Conclusion :
L’impassibilité dont il s’agit aura pour cause principale la justice de Dieu qui veut infliger aux damnés des peines éternelles, non sans adapter à cette fin les lois qui régissent l’action et la passion. En effet, pâtir signifie une modification éprouvée par le patient : ce qui peut avoir lieu de deux manières. Le patient peut recevoir de l’agent une forme, selon l’être matériel de celle-ci : telle, la chaleur que l’air reçoit du feu ; on appelle cette manière passion naturelle. Il peut la recevoir immatériellement, selon son être intentionnel : telle, une couleur, la blancheur, par exemple, reçue dans l’air et dans l’oeil ; c’est de cette manière que l’âme reçoit les similitudes des réalités, aussi l’appelle-t-on passion de l’âme. - Après la résurrection et l’arrêt du mouvement du ciel, il n’y aura plus d’altération ni donc de passion naturelle, et, en ce sens, le corps des damnés sera impassible aussi bien qu’incorruptible. Mais l’autre mode de passion demeurera : l’air sera illuminé par le soleil, et, par lui, la vue recevra l’impression des objets colorés. Le corps des damnés sera passible de cette manière : leur sensibilité s’exercera, donc ressentira la souffrance, sans pourtant que l’état naturel de leur corps soit modifié. Quant au corps des élus, quoiqu’il soit passif, en un certain sens, puisque leur sensibilité s’exercera, on ne doit cependant pas le dire passible, parce que jamais leur sensibilité n’aura pour objet quelque chose qui puisse les affliger ou les faire souffrir.
Solutions :
1.
Aristote parle ici de la passion qui modifie l’état naturel du patient ; le
corps des damnés en sera indemne.
2. Le patient peut ressembler à l’agent ou parce que la même forme est de la même manière dans tous les deux, comme c’est la loi pour tous les agents univoques : le feu allume du feu, la chaleur cause de la chaleur ; ou parce que la même forme est dans tous les deux, quoique d’une manière différente, comme c’est la loi pour tous les agents équivoques : la forme peut être spirituelle dans l’agent et matérielle dans le patient, par exemple, l’idée d’une maison et cette maison elle-même, ou, au contraire, matérielle dans l’agent et immatérielle dans le patient, par exemple, la couleur d’un mur et cette même couleur dans l’air qui la transmet et l’oeil qui la reçoit. Ainsi en sera-t-il du feu et du corps des damnés : ce qui est forme matérielle dans celui-là deviendra forme immatérielle dans celui-ci, qui sera donc assimilé sans cependant être consumé.
3 Aristote
n’admet pas qu’un animal puisse vivre dans le feu. De son côté, Galien nie
qu’aucun corps puisse résister au feu, quoique certains, l’ébène, par exemple,
soient plus lents à subir son action. Ce que l’on allègue de la salamandre
manque donc de justesse, car le feu finirait par la consumer, ce qui n’arrivera
pas au corps des damnés. Il ne faudrait pas en conclure que ceux-ci ne
souffrent pas ; car, outre l’action naturelle, qui s’exerce sur l’organisme en
bien ou en mal, il y a l’action immatérielle. Celle-ci met la sensibilité en
rapport avec un objet sensible qui l’affecte agréablement ou douloureusement,
selon qu’il lui est proportionné ou disproportionné, par exemple, des couleurs
ou des voix, harmonieuses ou criardes.
4. La douleur ne sépare pas l’âme du corps, tant qu’elle reste dans la puissance de l’âme qui en est le sujet, mais seulement lorsqu’elle se communique au corps pour le modifier, comme nous voyons la colère l’échauffer ou la peur le glacer. Mais, après la résurrection, le corps ne sera plus soumis à des modifications de ce genre ; et ainsi, quelque grande que soit la douleur, jamais elle ne séparera l’âme de son corps.
Nous nous
proposons d’étudier maintenant ce qui suit la résurrection. Nous considérerons
:
1. La connaissance qu’auront les ressuscités, au jugement dernier, de leurs mérites et de leurs démérites. - 2. Le jugement général, le temps et le lieu de sa réalisation. - 3. Les juges et ceux qui seront jugés. - 4. Sous quelle forme le juge viendra juger. - 5. L’état du monde et des ressuscités après le jugement.
Au sujet du premier point, trois questions se posent 1. Chaque homme connaîtra-t-il, au jugement, tous ses péchés ? - 2. Chacun pourra-t-il lire dans la conscience d’autrui tout ce qu’elle renferme ? - 3. Chacun pourra-t-il voir d’un seul regard tous les mérites et démérites ?
Objections :
1. Il
semble qu’après la résurrection chacun ne connaîtra pas tous les péchés qu’il a
commis. Car tout ce que nous connaissons, ou bien est appréhendé nouvellement
par un sens, ou bien provient du trésor de la mémoire. Mais les hommes, après
la résurrection, ne pourront plus percevoir sensiblement leurs péchés, puisque
ceux-ci seront du passé, alors que le sens ne saisit que le présent. D’autre
part, beaucoup de péchés auront disparu de la mémoire du pécheur. Le ressuscité
n’aura donc pas la connaissance de tous ses péchés.
2. Il
est dit dans les Sentences : "Il y a des livres de la conscience dans
lesquels on lit les mérites de chacun." Mais on ne peut lire une chose
dans un livre que si elle y est inscrite. Or il y a des inscriptions de péchés
dans la conscience qui semblent consister seulement dans une culpabilité ou une
tache, comme cela ressort d’un texte d’Origène sur ce passage de l’Epître aux
Romains : "Le témoignage étant rendu..." Puisque la tache et la
culpabilité de beaucoup de péchés auront été effacées par la grâce, il ne
semble pas que quelqu’un puisse lire dans sa conscience tous les péchés qu’il a
accomplis.
3. "L’effet
croît avec sa cause." La cause de la douleur des péchés dont le souvenir
nous revient, c’est la charité. Puisque les saints qui ressuscitent possèdent
une charité parfaite, ils devraient avoir une très vive douleur de leurs
péchés, s’ils s’en souvenaient or cela ne peut être, puisqu’ils ne connaîtront
plus ni douleur ni gémissement. Ils ne retrouveront donc plus le souvenir de
leurs propres péchés.
4. Les ressuscités bienheureux se comporteront à l’égard des péchés commis autrefois comme les ressuscités damnés à l’égard du bien qu’ils auront fait. Or les ressuscités damnés ne semblent pas devoir connaître le bien qu’ils ont accompli autrefois, car cela allégerait beaucoup leur peine. Donc les bienheureux ne connaîtront pas non plus les péchés qu’ils auront commis.
Cependant :
Saint Augustin dit que "une force divine interviendra, qui rappellera à la mémoire tous les péchés."
En outre, de même que le jugement humain s’appuie sur le témoignage extérieur, de même le jugement divin porte sur le témoignage de la conscience, selon ce verset des Rois "L’homme voit les choses qui paraissent au dehors, tandis que Dieu voit l’intérieur du coeur." Mais on ne peut porter un jugement parfait sur quelqu’un que si les témoins ont déposé au sujet de tous les faits qui doivent être jugés. Dès lors, puisque le jugement divin est absolument parfait, il faut que la conscience garde toutes les choses sur lesquelles il doit porter. Ce jugement doit s’étendre à toutes les œuvres, bonnes et mauvaises, s. Paul déclare : "Nous devons tous apparaître devant le tribunal du Christ, afin que chacun apporte toutes ses actions de la vie corporelle, bonnes ou mauvaises." Il est donc indispensable que la conscience de chacun garde toutes les œuvres qu’il a accomplies, bonnes ou mauvaises.
Conclusion :
Saint Paul dit "Au jour du jugement du Seigneur, la conscience de chacun lui rendra témoignage : ses pensées l’accuseront et le défendront." En outre, en tout jugement, il faut que le témoin, l’accusateur et le défenseur connaissent les faits au sujet desquels on juge donc, dans ce jugement commun où seront appréciées toutes les œuvres des hommes, il est indispensable que chacun connaisse toutes ses œuvres. La conscience de chacun sera donc comme un livre conte nant tous ses actes, desquels résultera le jugement, de même que dans les jugements humains nous nous servons de registres.
Tels sont les livres dont parle l’Apocalypse "Les livres furent ouverts, ainsi qu’un autre livre, le Livre de Vie : et les morts furent jugés selon ce qui était écrit dans les livres, conformément à leurs actes. Saint Augustin affirme que par les livres ainsi ouverts "on désigne les livres saints du Nouveau et de l’Ancien Testament, dans lesquels Dieu expose les préceptes qu’il a ordonné d’accomplir s. Richard de Saint -Victor dit "Leurs coeurs seront comme des décrets canoniques." Le Livre de Vie est, par contre, la conscience de chacun, livre unique puisque la force divine fait que les actions de chacun sont rappelées à sa mémoire. Cette force divine est appelée le Livre de Vie, On pourrait dire aussi que les premiers livres dont parle l’Apocalypse sont les consciences, tandis que le second serait la sentence du juge décrétée en sa sagesse.
Solutions :
1. Bien
que les mérites et démérites s’échappent de la mémoire, cependant tous
demeurent de quelque manière en leurs suites les mérites non détruits demeurent
dans la récompense qui leur est donnée ; les mérites perdus demeurent comme une
faute d’ingratitude, qui vient de ce que l’homme a péché malgré la grâce reçue
; les démérites non effacés par la pénitence demeurent dans l’obligation de la
peine qui leur est due ; les fautes effacées par la pénitence demeurent dans le
souvenir de cette pénitence, qui subsiste ainsi que celui des autres mérites.
Il y a donc en tout homme quelque chose qui peut rappeler à sa mémoire toutes
ses œuvres. Pourtant, comme dit saint Augustin, c’est surtout par l’action de
Dieu que cette évocation s’accomplira.
2.
Quelques souvenirs demeurent inscrits dans la conscience de chacun au sujet des
actions accomplies. Il n’importe pas que ces souvenirs soient seulement ceux
des actions coupables, comme nous l’avons dit plus haut.
3. Bien
que la charité soit ici-bas une cause de regret du péché, cependant les saints dans
la patrie seront tellement pénétrés de joie que la douleur n’aura plus de place
en eux. C’est pourquoi ils ne souffriront plus de leurs péchés, mais se
réjouiront plutôt de la miséricorde divine qui les a pardonnés. De même que les
anges actuellement se réjouissent de la justice divine, qui fait que ceux dont
ils ont la garde et qui ont repoussé la grâce, tombent dans le péché, alors que
pourtant les anges veillent avec sollicitude sur leur salut.
4. Les méchants connaîtront tout le bien qu’ils ont fait ; mais loin d’atténuer leur douleur, cela l’augmentera plutôt, car on souffre d’autant plus qu’on a perdu plus de biens. Boèce dit que "la pire des infortunes est d’avoir été heureux".
Objections :
1. Cela
ne semble pas. La connaissance des ressuscités ne sera pas plus complète que
celle des anges qu’il leur est promis d’égaler. Mais les anges ne peuvent pas
découvrir dans l’esprit l’un de l’autre ce qui dépend du libre arbitre ils ne
le connaissent que par une communication verbale entre eux. Les ressuscités ne
pourront donc pas apercevoir ce qui est contenu dans la conscience des autres.
2. Tout
ce qui est connu l’est en soi, ou en sa cause, ou en ses effets. Les mérites ou
démérites contenus dans la conscience de quelqu’un ne peuvent être connus : ni
en eux-mêmes, parce que Dieu seul pénètre les coeurs et aperçoit leurs secrets
; ni en leur cause, parce que tous ne verront pas Dieu qui seul peut agir sur
le coeur, duquel procèdent les actes méritoires ou déméritoires ; ni dans leurs
effets, parce qu’il y a beaucoup de fautes dont ne demeurera aucun effet,
ceux-ci étant supprimés par la pénitence. Donc tout ce qui est contenu dans la
conscience de quelqu’un ne pourra pas être connu par un autre.
3.
Saint Jean Chrysostome dit : "Si maintenant tu te souviens de tes péchés
et les rappelles souvent en face de Dieu et pries à cause d’eux, ils seront
vite effacés. Mais si tu les oublies, alors tu t’en souviendras malgré toi
quand ils seront rendus publics et révélés en présence de tous, amis, ennemis
et saints anges. s Il en résulte que cette publication est le châtiment de la
négligence par laquelle un homme omet de se confesser. C’est donc que les
péchés confessés ne seront pas publiés.
4. C’est un réconfort pour un pécheur que de savoir qu’il a beaucoup de semblables dans son péché, et il en a moins de honte. Si donc chacun connaissait les péchés des autres, la honte de chaque pécheur en serait très diminuée, ce qui ne convient pas. Tous les hommes ne connaissent donc pas les péchés de tous les autres.
Cependant :
Au sujet de l’Épitre aux Corinthiens, la Glose dit "Les choses accomplies et les pensées bonnes et mauvaises seront alors révélées à tous et connues.
En outre, les péchés passés de tous les justes seront effacés également pour tous. Or nous connaîtrons les péchés de certains saints comme de Marie-Madeleine, de Pierre et de David. Nous devons donc connaître également les péchés des autres élus et plus encore des damnés.
Conclusion :
Au jugement dernier et universel, la justice divine doit apparaître à tous avec évidence, tandis que maintenant elle échappe à beaucoup. Or, la sentence qui condamne ou récompense ne peut apparaître juste que si elle est portée selon les mérites ou les fautes. Dès lors, de même que le juge et son assesseur doivent connaître les mérites de la personne jugée pour pouvoir prononcer une juste sentence, de même pour qu’une sentence se montre juste, il faut que les mérites de la personne jugée apparaissent à tous ceux qui connaissent la sentence. C’est pourquoi, puisque la récompense ou la con damnation est connue de chacun et aussi de tous les autres, il est nécessaire que celui qui est jugé ne retrouve pas seulement le souvenir de ses mérites et démérites, mais qu’il connaisse aussi ceux des autres.
Telle est l’opinion plus probable et plus commune. Pourtant le Maître des Sentences pense le contraire, c’est-à-dire que les péchés effacés par la pénitence n’apparaîtront pas aux autres hommes lors du jugement. Mais il en résulterait que les autres ne connaîtraient pas parfaitement la réparation accomplie pour ces péchés : et cela réduirait beaucoup la gloire des saints, et la louange de Dieu qui a si miséricordieusement libéré les saints.
Solutions :
1. Tous
les mérites et démérites de la vie terrestre composent une certaine somme pour
la gloire ou l’humiliation de l’homme qui ressuscite. C’est pourquoi, en
apercevant les actes extérieurs, il sera possible de tout découvrir dans les
consciences, surtout grâce l’action de la puissance divine, de telle sorte que
la sentence du juge se révélera juste pour tous.
2. Les
mérites ou démérites pourront être manifestés aux autres grâce à leurs effets,
comme nous l’avons vu, ou aussi en eux- mêmes grâce à la puissance divine, bien
que la puissance de l’intelligence créée n’y puisse parvenir.
3. La
publication des péchés pour l’humiliation du pécheur est l’effet de la
négligence commise par l’omission de leur confession. Mais la révélation des
péchés des saints ne pourra pas être pour eux une source d’humiliation ou de
honte : ce n’est pas pour Marie-Madeleine une source de confusion que de voir
ses péchés racontés publiquement à l’église, car la honte est "la crainte
de la diminution de sa renommée ", chose qui, comme dit saint Jean
Damascène, est impossible pour les bien heureux. Cette publication augmentera
la gloire des élus à cause de la pénitence qu’ils ont faite pour leurs péchés
c’est ainsi que le confesseur approuve celui qui confesse avec courage les
grands crimes qu’il a accomplis. On dit que les péchés sont effacés en ce sens
que Dieu ne les regarde plus pour les punir.
4. Quand le pécheur considérera les péchés des autres, cela ne diminuera en rien sa confusion, mais l’accroîtra plutôt, car il aura encore plus de honte de ses péchés en voyant la honte que les autres en ont. Si ici-bas la vue des péchés des autres diminue notre honte, c’est parce que nous les considérons selon le jugement des autres, que l’habitude rend plus large. Dans l’au-delà au contraire nous aurons la confusion de voir le jugement porté par Dieu, pleinement vrai pour tout péché, de nous ou de beaucoup d’autres.
Objections :
1. Il
semble que non. Les choses que l’on considère chacune en parti Culier ne
peuvent être vues d’un seul regard. Or les damnés considéreront leurs péchés un
à un et les pleureront : la Sagesse leur fait dire par exemple "A quoi
nous a servi notre orgueil ?" Ils ne verront donc pas tous leurs péchés
d’un seul regard.
2.
Aristote dit "Il n’est pas possible de saisir par l’intelligence plusieurs
choses en même temps." Or c’est par l’intelligence que nous connaîtrons
les mérites et démérites, de nous-même et d’autrui. On ne pourra donc pas les
connaître tous ensemble.
3. L’intelligence des damnés ne sera pas, après la résurrection, plus puissante que celle que possèdent maintenant les bienheureux et les anges, selon le mode naturel par lequel ils connaissent les choses par des espèces intelligibles innées. Mais dans cette connaissance, les anges ne voient pas plusieurs choses en même temps. Les damnés ne pourront donc pas, après la résurrection, voir en même temps toutes les actions passées.
Cependant :
À propos de ce texte de Job "Ils seront couverts de confusion", la Glose dit "En apercevant le juge, tous leurs péchés apparaîtront au regard de leur esprit". Or, ce juge, ils le verront en un instant. Ils verront donc de même tous les péchés qu’ils ont commis, ainsi que toutes les autres actions accomplies.
En outre, saint Augustin montre l’inconvénient qu’il y aurait à ce que, lors du jugement on doive lire un livre matériel dans lequel seraient inscrites les actions de chacun : nul ne pourrait concevoir la grandeur d’un pareil livre, ni le temps qu’il faudrait pour le lire. De même il serait impossible d’évaluer le temps requis pour qu’un homme considère tous ses mérites et démérites, ainsi que ceux des autres, s’il devait les voir successivement. On doit donc dire que chacun voit toutes ces choses en même temps.
Conclusion :
A ce sujet, nous nous trouvons en face de deux opinions certains disent que tous les mérites et démérites, personnels et d’autrui, seront vus par chacun en un seul instant. Pour les bienheureux, il est facile de l’admettre puisqu’ils verront tout dans le Verbe de cette manière, il n’y a pas de difficulté à ce que plusieurs choses soient vues en même temps. Par contre, cela est plus difficile pour les damnés, puisque leur intelligence n’est pas élevée au point de pouvoir voir Dieu, et toutes choses en Lui.
C’est pourquoi, d’autres disent que les méchants verront en même temps, d’une manière globale, tous leurs péchés et ceux des autres. Et cela suffit pour constituer l’accusation nécessaire pour la condamnation ou l’absolution. Mais ils ne verront pas tous ces péchés en même temps d’une manière individuelle. Pourtant cela ne semble pas conforme à la pensée de saint Augustin, qui dit que toutes les actions seront énumérées dans un seul regard de l’esprit : ce qui est connu globalement n’est pas énuméré.
On peut donc adopter une solution intermédiaire chacune des actions sera vue, non pas en un seul instant, mais en un temps fort bref, grâce à l’action divine. C’est ce que dit saint Augustin "Elles seront vues avec une étonnante rapidité." Cela n’est pas impossible, car dans le plus petit espace de temps, il y a une infinité d’instants possibles.
Cela résout les objections proposées.
Considérons le jugement général, en posant quatre questions 1. Doit-il avoir lieu ? - 2. Aura-t-il lieu oralement ? - 3. Sa date est-elle inconnue ? - 4. Aura-t-il lieu dans la vallée de Josaphat ?
Objections :
1. Il
semble que non. Nahum déclare, selon la version des Septante : "Dieu ne
jugera pas deux fois la même chose." Or, ici-bas, Dieu juge chacune des
actions des hommes, et aussitôt après la mort il attribue selon ses mérites ;
même en cette vie, il récompense ou punit certains hommes selon leurs œuvres
bonnes ou mauvaises. Il semble donc qu’il ne doive plus y avoir d’autre
jugement.
2.
Aucun jugement n’est précédé de l’exécution de sa sentence. Or la sentence du
jugement divin au sujet des hommes, c’est l’admission dans le royaume, ou
l’exclusion, comme dit saint Matthieu. Donc, puisque dès maintenant il y a des
hommes qui entrent dans le royaume éternel tandis que d’autres en sont exclus
pour toujours, il ne semble pas qu’il y aura un autre jugement.
3. La raison d’être d’un jugement c’est le doute au sujet de ce qui doit y être décidé. Mais la sentence de damnation pour les pécheurs ou de béatitude pour les saints est fixée avant la fin du monde.
Cependant :
nous lisons en saint Matthieu"Les hommes de Ninive se dresseront au jour du jugement contre cette génération, et la condamneront." Il y aura donc un jugement après la résurrection.
En outre, nous voyons en saint Jean : "Ceux qui auront accompli de bonnes actions s’avanceront dans la résurrection pour la vie, ceux qui auront fait le mal ressusciteront pour le jugement." Il semble donc qu’il doive y avoir un jugement après la résurrection.
Conclusion :
De même que l’opération se rattache au principe des choses qui leur donne l’existence, de même le jugement se rattache au terme, par lequel les choses atteignent leur fin. Or on distingue deux sortes d’opérations de Dieu : l’une par laquelle il donne primitivement l’existence à chaque créature en instituant sa nature, et en déterminant ce qui doit contribuer à son achèvement. Après cette opération, la création, on dit que Dieu se reposa.
Il est une autre opération de Dieu, par laquelle il gouverne les créatures. Saint Jean dit : "Mon Père a travaillé jusqu’à maintenant, et moi aussi, je travaille."
On peut aussi distinguer deux jugements de Dieu, mais dans un ordre inverse. L’un correspond à l’œuvre du gouvernement, qui ne peut s’accomplir sans jugement par ce jugement chacun est jugé individuellement selon ses œuvres, non seulement selon son point de vue propre, mais aussi selon sa relation avec le gouvernement de l’univers. La récompense de chacun sera donc diversifiée selon l’utilité des autres, comme dit saint Paul aux Hébreux, et les châtiments de l’un sont modifiés pour le bénéfice des autres. Il est donc nécessaire qu’il y ait un autre jugement, universel, correspondant, dans l’ordre inverse, à la première production des choses dans l’existence. De même qu’alors toutes les créatures procédèrent immédiatement de Dieu, de même l’achèvement suprême du monde s’accomplira quand chacun recevra finalement ce qui lui est dû selon lui-même.
C’est pourquoi au jugement général la justice divine apparaîtra manifestement au sujet de toutes les choses qui actuellement sont cachées : car parfois Dieu dispose main tenant d’un homme pour l’utilité des autres, d’une manière qui diffère de ce que semble raient exiger les œuvres que nous le voyons accomplir. A la fin du monde aura lieu la séparation totale des bons et des méchants, parce qu’il n’y aura plus désormais d’occasion pour les méchants de progresser grâce aux bons, ni pour ceux-ci grâce aux méchants. C’est en vue de ce progrès que les bons sont ici-bas mélangés aux mauvais tandis que cette existence est gouvernée par la divine providence.
Solutions :
1. Tout
homme est à la fois une personne distincte et une partie de tout le genre
humain : il doit donc être l’objet de deux jugements. L’un, individuel, a lieu
après la mort, quand il est traité selon ce qu’il a fait en sa vie corporelle,
bien que pas totalement, puisqu’il ne possède plus son corps, mais seulement
son âme. L’autre porte sur l’homme en tant que partie de tout le genre humain :
de même qu’on dit que quelqu’un est jugé par la justice humaine quand celle-ci
porte un jugement sur une collectivité dont il fait partie. Ainsi donc, au
jugement universel de tout le genre humain, qui séparera totalement les bons et
les méchants, chacun sera encore jugé. Dieu cependant ne jugera pas deux fois
le même objet, car il n’infligera pas deux peines pour un seul péché : il
achèvera dans le dernier jugement la peine qui dans le premier jugement n’avait
pas été complètement infligée, puisque les damnés seront désormais tourmentés
en même temps dans leur corps et dans leur âme.
2. La
sentence propre du jugement général sera la séparation totale des bons et des
méchants, qui n’était pas complète auparavant. Nous pouvons ajouter que même la
sentence particulière de chaque homme n’aura pas entièrement précédé ce
jugement : car d’une part les bons seront davantage récompensés après le
jugement, par suite de l’adjonction de la gloire des corps ressuscités et de
l’achèvement du nombre définitif des saints, et d’autre part, les méchants
seront davantage tourmentés, par l’adjonction de la peine du corps et
l’achèvement du nombre des damnés : en brûlant avec un plus grand nombre
d’autres, ils en souffriront davantage.
3. Le jugement universel regarde plus directement la totalité des hommes que chacun de ceux qui sont jugés. Bien que, avant ce jugement, chaque homme ait la connaissance certaine de sa propre damnation ou de sa récompense, cependant, cette sanction ne sera pas encore connue de tous. Le jugement universel est donc nécessaire.
Objections :
1. Il
semble que les débats et la sentence doivent être oraux, puisque saint Augustin
dit : "Combien durera ce jugement, c’est chose incertaine." Ce ne
serait pas incertain si les choses qui doivent être dites en ce jugement
l’étaient seulement mentalement. C’est donc que ce jugement aura lieu oralement
et non seulement mentalement.
2.
Saint Grégoire dit : "Ceux-là entendront les paroles du juge, qui auront
gardé foi en sa parole." Il ne peut pas s’agir là de paroles intérieures,
car au jugement tous entendront les paroles du juge, puisque les actes
accomplis seront connus de tous, bons et mauvais. Il semble donc que ce
jugement aura lieu oralement.
3. Le Christ jugera sous la forme humaine, pour qu’il puisse être vu corporellement par tous. Il semble donc qu’il parlera par la voix du corps, afin d’être entendu de tous.
Cependant :
Saint Augustin dit à propos du Livre de Vie dont parle l’Apocalypse : "Ce sera une certaine force divine qui fera que chacun retrouvera en sa mémoire toutes ses œuvres bonnes et mauvaises, et les verra par une intuition rapide de l’esprit de sorte que cette connaissance accusera ou excusera sa conscience : c’est ainsi que tous et chacun seront jugés ensemble." Mais si on discutait de vive voix les mérites de chacun, il serait impossible que tous et chacun soient jugés ensemble. Il ne semble donc pas que ces débats seront oraux.
En outre, la sentence doit être proportionnée au témoignage ; or ce témoignage, accusant ou excusant, sera mental. Saint Paul dit aux Romains : "Leur conscience leur rendra témoignage, et leurs pensées s’accuseront ou se défendront l’une l’autre, en ce jour où Dieu jugera les actions secrètes des hommes. Il semble donc que la sentence et tout le jugement s’accompliront seulement mentalement.
Conclusion :
Impossible de définir avec certitude ce qui est vrai à ce sujet. On estime pourtant plus probable que ce jugement tout entier : débats, accusations des méchants, témoignages favorables aux bons, sentence pour chacun, sera seulement mental. Si chacun des faits devait être narré oralement, cela exigerait une durée inestimable. Saint Augustin dit aussi s Si on conçoit comme matériel le livre selon lequel tous seront jugés, qui pourrait en imaginer la hauteur ou la longueur, ou dire eu combien de temps on pourrait lire un livre dans lequel seraient inscrites toutes les vies de tous ?" Or il faudrait autant de temps pour raconter verbalement les faits de chacun que pour les lire s’ils étaient matériellement inscrits dans un livre. Il est donc probable que ce dont parle saint Matthieu s’accomplira non pas oralement, mais mentalement.
Solutions :
1. Si saint
Augustin dit : "qu’on ignore combien de jours durera ce jugement,"
c’est parce qu’on ne sait pas s’il aura lieu mentalement ou oralement. En ce
cas en effet, il exigerait un temps prolongé. Mentalement, il pourrait se faire
en un instant.
2. Même
si le jugement est seulement mental, ce texte de saint Grégoire peut se
défendre. En supposant que tous connaissent leurs propres actions et celles
d’autrui, grâce à une action divine, que l’Evangile nomme "parole",
cependant, ceux qui auront eu la foi, conformément aux paroles de Dieu, seront
jugés selon ces paroles. Car saint Paul dit aux Romains : "Quiconque a
péché sous la loi, sera jugé selon la loi. "Il y aura donc une différence
entre les croyants et ceux que nous nommons incroyants.
3. Le Christ apparaîtra dans son corps afin d’être reconnu par tous comme juge corporellement : cela peut se faire en un instant. Au contraire, la parole, qui est mesurée par le temps, exigerait une immense durée de temps si le jugement avait lieu oralement.
Objections :
1. Cela
ne paraît pas. De même que les Pères saints attendaient le premier avènement du
Christ, ainsi nous attendons le second. Or ces Pères connurent la date du
premier avènement ; ainsi que nous le voyons grâce au nombre de semaines
annoncé par Daniel. C’est à cause de cela que le Christ reproche aux Juifs de
n’avoir pas reconnu le temps de sa venue : "Hypocrites, vous voulez sonder
le ciel et la terre ; comment n’avez-vous pas recherché le temps de l’avènement
du Messie ?" Il semble donc que doive nous être aussi indiqué le temps du
second avènement par lequel Dieu viendra juger.
2. A
travers les signes nous parvenons à la connaissance de ce qu’ils signifient.
L’Ecriture nous propose de nombreux signes de l’approche du jugement futur.
Nous pouvons donc par venir à la connaissance de sa date.
3.
Saint Paul dit : "C’est pour nous que viendra la fin des siècles." Et
saint Jean : "Mes petits enfants, c’est la dernière heure." Puisqu’un
long espace de temps s’est écoulé depuis lors, il semble que nous puissions
maintenant savoir que le dernier jugement est proche.
4. Le temps du jugement ne doit être caché que pour que chacun s’y prépare avec sollicitude, puisqu’il en ignore la date fixe. Mais cette sollicitude demeurerait même si on connaissait cette date, parce que pour chaque homme la date de sa mort personnelle est incertaine, "date, comme dit saint Augustin, à laquelle chacun vit son dernier jour, qui est en fait pour lui le dernier jour de ce monde." Il n’est donc pas nécessaire que la date du jugement soit cachée.
Cependant :
Il est dit en saint Marc : "Ce jour ou cette heure nul ne le sait, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, sauf le Père." Le Christ ne le sait pas en ce sens qu’il ne nous le fait pas savoir.
En outre, 5. Paul dit aux Thessaloniciens : "Le jour du Seigneur viendra comme le voleur vient la nuit.". Il semble donc que, comme la venue du voleur la nuit est tout à fait incertaine, ainsi le jour du jugement dernier soit tout à fait incertain.
Conclusion :
Dieu est cause des choses par sa science. Il communique aux créatures soit la puissance de produire d’autres choses dont elles sont causes, soit la connaissance des autres choses. Dans ces deux sortes de communications, il se réserve certains pouvoirs. En effet, il accomplit certaines choses sans aucune coopération de créatures, et il connaît aussi certaines choses qu’il ne communique à aucune pure créature. Parmi celles-ci, il n’y en a pas qui doive être plus secrète que celles qui dépendent du seul pouvoir divin, sans aucune coopération de créature. Telle est la fin du monde, avec le jour du jugement. Le monde en effet finira sans l’action d’aucune cause créée, de même qu’il a été commencé par l’action immédiate de Dieu. Il convient donc que la connaissance de la fin du monde soit réservée à Dieu seul. C’est cette raison que le Seigneur lui-même semble apporter quand il dit : "Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le Père a placés en son pouvoir," comme pour signifier : qui sont réservés à son seul pouvoir.
Solutions :
1. En
son premier avènement, le Christ vint caché, selon ce mot d’Isaïe "Tu es
vraiment un Dieu caché, Dieu sauveur d’Israël". Pour qu’il puisse être
reconnu par les croyants, il fallait prédéterminer une époque fixe. Mais dans
le second avènement, il viendra manifestement. Le Psalmiste assure : "Dieu
viendra manifestement." Il n’y a donc point de possibilité d’erreur au
sujet de cet avènement. Le cas est donc différent.
2.
Saint Augustin dit "Les signes précurseurs indiqués dans l’Évangile n’ont
pas tous trait à la seconde venue qui aura lieu à la fin du monde. Certains se
rapportent à l’époque de la destruction de Jérusalem, qui a déjà eu lieu.
D’autres, nombreux, ont trait à la venue quotidienne du Christ dans l’Église,
qu’il visite spirituellement en habitant en nous par la foi et l’amour."
Les signes qui sont dans les Evangiles, concernant la dernière venue, ne suffisent
pas pour permettre de reconnaître d’une manière précise le temps du jugement
car les malheurs qui sont prédits comme annonçant le proche avènement du Christ
ont existé dès l’époque de l’Église primitive, tantôt plus, tantôt moins. C’est
pourquoi les jours des apôtres furent déjà appelés les derniers jours, comme
nous le voyons dans les Actes, là où saint Pierre expose, en l’appliquant à son
temps, le mot de Joël : "Il y aura dans les derniers temps..." Depuis
lors, beaucoup de temps s’est écoulé, et les tribulations de l’Église furent
tantôt plus fortes, tantôt moindres. On ne peut donc point déterminer le temps
qui reste encore : ni le nombre de mois, ni d’années, ni de centaines ou de
milliers d’années, comme dit saint Augustin. Bien qu’on croie qu’à la fin du
monde ces malheurs augmenteront, on ne peut déterminer la quantité de ces maux
qui précéderont immédiatement le jour du jugement ou la venue de l’Antéchrist.
Dès l’époque de la primitive Église, il y eut des persécutions si graves, et
une telle abondance de corruptions et d’erreurs, que certains attendaient comme
proche ou même imminente la venue de l’Antéchrist, ainsi que nous le voyons
dans l’Histoire ecclésiastique et dans le livre de saint Jérôme : "Des
hommes illustres."
3. On
ne peut pas tirer une période déterminée de temps à partir d’expressions comme "Le
dernier jour est venu" ou d’autres semblables, qu’on lit dans l'Ecriture.
Elles n’ont point pour but de signifier une période brève, mais d’indiquer la
dernière phase du monde, qui sera comme un âge nouveau. On ne précise pas la
durée de cet espace de temps, de même que la vieillesse, dernier âge de
l’homme, n’est pas une période nettement marquée, puisque parfois elle dure
autant que tous les âges précédents, et même plus, comme dit saint Augustin.
C’est pourquoi, saint Paul écarte cette idée fausse que quelques-uns ont tirée
de ses paroles, croyant que "le jour du Seigneur était déjà tout proche".
4. Même en reconnaissant l’incertitude de la date de notre mort, l’incertitude de celle du jugement nous incite doublement à la vigilance : d’abord parce que nous ne savons pas s’il tardera jusqu’au-delà de la fin de notre vie d’où une deuxième raison d’être vigilants. Ensuite parce que l’homme n’a pas seulement le souci de sa personne, mais aussi de sa famille, de sa cité, de son pays et de toute l’Église, qui durent au-delà de la limite d’une vie humaine. Or il faut disposer chacune de ces collectivités de sorte que le jour du Seigneur ne la trouve pas mal préparée.
Objections :
1. Il ne
semble pas que le jugement doive avoir lieu dans la vallée de Josaphat, ou dans
ses environs. Il est indispensable, en effet, que tous ceux qui doivent être
jugés se tiennent sur le sol, tandis que ceux-là seuls qui auront à juger se
tiendront sur les nuées. Mais toute la Terre promise ne suffirait pas à
contenir la multitude de ceux qui doivent être jugés. Le futur jugement ne
pourra donc pas avoir lieu dans cette vallée.
2. Le
Christ en tant qu’homme jugera dans la justice, lui qui a été injustement
condamné dans le prétoire de Pilate, et qui a été victime de cette injuste
sentence sur le Golgotha. Ce sont donc ces lieux-là qui devraient être désignés
pour le jugement.
3. Les nuées proviennent de la condensation des vapeurs. Mais à la fin du monde il n’y aura plus d’évaporation ou de condensation. Il ne sera donc pas possible que "les justes soient enlevés sur les nuées au-devant du Christ dans l’air." Bons et mauvais devront donc être sur terre, ce qui requiert un lieu beaucoup plus étendu que cette vallée.
Cependant :
Joël dit : "Je rassemblerai toutes les nations, et je les conduirai dans la vallée de Josaphat : là, je discuterai avec elles."
En outre, les Actes disent "Comme vous l’avez vu monter au ciel, vous l’en verrez descendre." Or le Christ s’est élevé vers le ciel à partir du Mont des Oliviers, qui domine la vallée de Josaphat. C’est donc près de ces lieux qu’il viendra juger.
Conclusion :
On ne peut pas savoir grand-chose de certain au sujet des modalités du jugement et de la façon dont les hommes s’assembleront. Il est pourtant probable, d’après les Ecritures, que le Christ descendra près du Mont des Oliviers, comme il s’en est élevé, afin de montrer que c’est lui-même qui est descendu après être monté.
Solutions :
1. Une
grande multitude peut être contenue en un lieu restreint il suffit d’occuper
autour de ce lieu autant d’espace qu’il en faut pour recevoir la multitude de
ceux qui doivent être jugés. Il importe seulement qu’à partir de cet espace ils
puissent tous voir le Christ qui est élevé dans l’air et brille d’une très
grande clarté, qui le rend visible de loin.
2. Bien
que le Christ, ayant été condamné injustement, mérite le pouvoir judiciaire, il
ne l’exercera cependant pas sous son apparence de faiblesse, en laquelle il fut
jugé, mais sous la forme glorieuse dans laquelle il est monté vers le Père.
C’est pourquoi le lieu de son ascension convient mieux pour le jugement que
celui de sa condamnation.
3. Les nuées dont on parle ici sont l’intense lumière qui resplendit des corps des saints, et non des évaporations dégagées de la terre et de l’eau. On pourrait dire aussi que ces nuées seront engendrées par la puissance divine pour montrer une certaine conformité entre la venue pour le jugement et l’ascension. Celui qui est monté sur la nuée revient pour juger sur la nuée. Les nuées, à cause de leur fraîcheur, peuvent indiquer aussi la miséricorde du juge.
Traitons maintenant de ceux qui jugeront et de ceux qui seront jugés au jugement général : 1. Y a-t-il des hommes qui jugeront avec le Christ ? - 2. Le pouvoir judiciaire correspond-il à la pauvreté volontaire ? - 3. Les anges jugeront-ils ? 4. Les démons sont-ils exécuteurs de la sentence à l’égard des damnés ? 5. Tous les hommes comparaîtront- ils au jugement ? - 6. Y a-t-il des hommes bons qui seront jugés ? - 7. Et des hommes mauvais ? - 8. Les anges seront-ils aussi jugés ?
Objections :
1. Il
semble qu’il n’y en ait aucun. Dans saint Jean, nous lisons "Le Père a
donné tout jugement au Fils, afin que tous l’honorent." Cet honneur n’est
dû à aucun autre que le Christ.
2.
Celui qui juge a autorité sur ce qu’il juge. Or l’objet du jugement final,
c’est-à-dire les mérites et démérites des hommes, n’est soumis qu’à l’autorité
divine. Il n’appartient donc à personne de juger de ces
3. Ce jugement n’aura pas lieu oralement, mais mentalement, selon l’opinion plus probable. Mais la révélation faite aux coeurs des hommes, de leurs mérites et démérites, constituera en quelque sorte l’accusation ou la recommandation, ou même l’attribution de la peine ou de la récompense, ce qui équivaut à l’énoncé de la sentence. Or cela ne peut être accompli que par la puissance divine. Nul ne jugera donc que le Christ, qui est Dieu.
Cependant :
Nous lisons en saint Matthieu "Vous siégerez vous aussi sur douze sièges, jugeant les douze tribus d’Israël"
En outre, nous voyons dans Isaïe "Dieu viendra juger avec les anciens de son peuple." Il semble donc que d’autres jugeront avec le Christ.
Conclusion :
Juger peut s’entendre de diverses manières : D’abord causalement : on dit qu’une chose juge quand elle montre que quelqu’un doit être jugé de telle manière. C’est ainsi qu’on dit que certains sont jugés par une comparaison, en tant que par comparaison avec les autres, on voit comment ils doivent être jugés. Dans saint Matthieu, nous lisons : "Les hommes de Ninive se dresseront au jugement contre cette génération et la condamneront." Cette manière de juger vaut aussi bien pour les bons que pour les méchants.
On juge aussi interprétativement : nous considérons comme faisant une chose ceux qui consentent à ce qu’elle se fasse. Ainsi ceux qui acceptent le jugement du Christ en approuvant sa sentence sont regardés comme jugeant avec lui. Ce sera le cas de tous les élus. C’est pourquoi la Sagesse dit : "Les justes jugeront les nations.
En un troisième sens, on dit que quelqu’un juge en tant qu’assesseur : parce qu’il a un comportement semblable à celui du juge, par exemple en siégeant en un lieu élevé comme lui ; c’est ainsi qu’on dit que les assesseurs jugent. Selon cette manière de parler, certains disent que les hommes parfaits, auxquels est promis le pouvoir judiciaire, jugeront par le fait seulement de siéger de manière honorable : ils apparaîtront, lors du jugement, supérieurs aux autres, en s’avançant au-devant du Christ, dans l’air. Pourtant, cela ne semble pas suffire pour réaliser la promesse du Seigneur : "Vous siégerez en jugeant" : il semble que le jugement doive s’ajouter au fait de siéger.
Il est un autre mode de jugement qui convient aux hommes parfaits, en tant qu’ils possèdent les décrets de la justice divine, en vertu desquels les hommes seront jugés : comme si on disait que le livre qui contient la loi, porte un jugement. L’Apocalypse dit : "Le jugement débute et les livres sont ouverts." C’est de cette manière que Richard de Saint Victor explique le jugement : "Ceux qui prennent part à la contemplation divine, qui lisent chaque jour dans le livre de la sagesse, écrivent pour ainsi dire dans les volumes de leur coeur tout ce qu’ils saisissent par leur pénétrante intelligence de la vérité." Il ajoute "Que sont les coeurs de ceux qui jugent, instruits divinement de toute vérité, sinon les décrets des canons ?"
Mais puisque juger comporte une action exercée sur un autre, on dit que juge, à proprement parler, celui qui profère une sentence au sujet d’un autre. Cela peut s’accomplir de deux manières. D’une part en vertu de sa propre autorité, et cela appartient à celui qui jouit d’une autorité et d’un pouvoir sur les autres qui lui sont soumis : il possède le droit de les juger ; Dieu seul possède ce droit. D’autre part, juger peut consister à rendre publique une sentence portée par une autre autorité : c’est seulement l’énonciation d’une sentence déjà fixée. De cette manière les hommes justes jugeront parce qu’ils révéleront aux autres la sentence de la justice divine, afin qu’ils sachent ce qui est dû en justice à leurs mérites. Cette divulgation de la justice peut s’appeler jugement. C’est pourquoi Richard de Saint Victor dit : "Les juges ouvrent les livres de leurs décrets devant ceux qui sont jugés, quand ils admettent les inférieurs à inspecter leur propre coeur, en leur révélant leur manière d’apprécier les choses soumises au jugement."
Solutions :
1.
Cette objection vaut pour le jugement d’autorité qui n’appartient qu’au Christ
seul.
2.
Celle-ci aussi.
3. Il n’est pas exclu que certains saints révèlent des choses aux autres, soit par manière d’illumination, comme les anges supérieurs éclairent les inférieurs, soit par manière de conversation, comme les inférieurs parlent aux supérieurs.
Objections :
1. Il
semble que non. Car le pouvoir de juger est promis seulement aux douze apôtres
: "Vous siégerez sur douze sièges, en jugeant." Puisqu’il y a des
pauvres volontaires en dehors des apôtres, il semble que le pouvoir judiciaire ne
leur soit pas accordé à tous.
2. Il
est plus grand de sacrifier à Dieu son propre corps que les biens matériels.
Or, les martyrs et les vierges offrent à Dieu le sacrifice de leur propre
corps, tandis que les pauvres volontaires ne sacrifient que les biens
matériels. Le privilège du pouvoir judiciaire semble donc convenir davantage
aux martyrs et aux vierges.
3. A ce
texte de saint Jean : "Moïse en qui vous espérez vous accuse", la
Glose ajoute : "parce que vous n’avez pas cru à sa voix." saint Jean
dit plus loin : "Le discours que je vous ai fait jugera l’homme au dernier
jour." C’est donc que celui qui expose la loi ou exhorte en vue d’une
instruction morale, jugera ceux qui les méprisent. Or cette mission est celle
des docteurs. Il convient donc qu’ils jugent plutôt que les pauvres
volontaires.
4. Le
Christ, parce qu’il a été jugé injustement en tant qu’homme a mérité d’être le
juge de tous les hommes dans sa nature humaine. Saint Jean : "Dieu lui a
donné le pouvoir de juger parce qu’il est le Fils de l’homme." Ceux qui
souffrent persécution pour la justice sont, eux aussi, jugés injustement. Le
pouvoir judiciaire leur convient donc mieux qu’aux pauvres.
5. Le supérieur n’est pas jugé par l’inférieur. Mais beaucoup de ceux qui usent licitement des richesses auront plus de mérites que bien des pauvres volontaires. Ceux-ci ne les jugeront donc pas.
Cependant :
Nous lisons dans Job : "Il ne sauve pas les impies, et donne aux pauvres le pouvoir de juger." Juger appartient donc aux pauvres.
En outre, à propos de saint Matthieu : "Vous qui avez tout quitté, etc.", la Glose dit "Ceux qui auront tout quitté et auront suivi Dieu, seront juges ; ceux qui auront bien usé des biens légitimement possédés, seront jugés."
Conclusion :
Le pouvoir judiciaire est dû à la pauvreté spécialement pour trois motifs : Premièrement, par raison de convenance car la pauvreté volontaire est la vertu de ceux qui, méprisant toutes les choses du monde, adhèrent au Christ seul. Il n’y a donc rien en eux qui fasse dévier de la justice leur propre jugement. Ils sont donc aptes à juger, puisqu’ils aiment par-dessus tout la vraie justice.
Secondairement, par raison de mérite : car l’humilité appelle l’exaltation des mérites. Or, parmi les choses qui ici-bas font mépriser les hommes, la principale est la pauvreté. L’excellence du pouvoir judiciaire est donc promise aux pauvres, pour que celui qui s’est humilié pour le Christ soit exalté. - Troisièmement, parce que la pauvreté dispose à juger dans la vérité. On dit en effet d’un saint qu’il juge, dans le sens que flous avons dit, parce qu’il a le coeur empli de toute la vérité divine : il sera donc capable de la manifester aux autres.
Dans la marche progressive vers la perfection la première chose qu’on doit abandonner, ce sont les richesses extérieures r car ce sont les derniers biens acquis Or ce qui est le dernier dans l’ordre de la génération doit être le premier dans l’ordre de la destruction. C’est pourquoi parmi les béatitudes qui nous font progresser vers la perfection la pauvreté est placée la première. De la sorte, la pauvreté correspond au pouvoir judiciaire en tant qu’elle est la première disposition pour la perfection. Ce pouvoir n’est pas promis à tous les pauvres, même volontaires, mais à ceux qui, ayant tout quitté, suivent le Christ dans la perfection de la vie.
Solutions :
1. Saint Augustin écrit : "Nous ne devons pas penser, parce qu’il est dit que les juges siégeront sur douze sièges, qu’ils ne seront pas plus de douze. Sinon, puisque nous lisons que Matthias fut nommé apôtre à la place de Judas le traître, nous devrions croire que Paul, qui a travaillé plus que les autres, ne siégerait pas pour juger." "Ce nombre de douze signifie toute la multitude des juges ; car les deux parties du chiffre sept, c’est-à-dire trois et quatre, si nous les multiplions font douze." Or, douze est un nombre parfait, puisqu’il consiste en l’addition de deux six, qui est un nombre parfait.
On peut dire
aussi que littéralement le Christ donne le chiffre des douze apôtres en
désignant par eux tous leurs successeurs.
2. La virginité et le martyre ne disposent pas autant que la pauvreté à retenir en son coeur les décrets de la justice divine. Les richesses extérieures, par les soucis qu’elles donnent, étouffent la parole de Dieu comme il est dit en saint Luc.
On pourrait
dire aussi que la pauvreté ne suffit pas, à elle seule, à mériter le pouvoir
judiciaires mais elle est la première partie de la perfection qui le mérite.
C’est pourquoi, parmi les choses qui suivent la pauvreté et tendent à la
perfection on peut compter la virginité et le martyre, et toutes les œuvres de
perfection. Elles ne sont pourtant pas aussi importantes que la pauvreté parce
que le début d’une chose en est la partie principale.
3. Celui qui a enseigné la loi ou exhorté au bien jugera, causalement, en ce sens que les autres seront jugés en les comparant aux paroles qu’il a exposées. C’est pourquoi le pouvoir judiciaire ne répond pas proprement à la prédication ou à l’enseignement.
On peut aussi
dire, selon certains, que le pouvoir judiciaire requiert trois choses d’abord
le dépouillement des soucis temporels, pour que l’esprit ne soit pas empêché de
recevoir la sagesse ; ensuite une disposition consistant à connaître et à
observer la justice divine ; enfin le fait d’avoir enseigné aux autres cette
justice. Ainsi l’enseignement est une perfection qui achève de mériter le
pouvoir judiciaire.
4. Le
Christ, en tant que jugé injustement, s’est humilié lui-même. "Il a été
offert, parce qu’il l’a voulu." Cette humilité mérite l’élévation au titre
de juge, par lequel tout lui est soumis, comme dit saint Paul. C’est pourquoi
le pouvoir judiciaire est davantage dû à ceux qui s’humilient volontairement,
en rejetant les biens temporels, à cause desquels les hommes sont honorés par
les mondains, qu’à ceux qui ne sont humiliés que par les autres.
5. Un inférieur ne peut pas juger son supérieur en vertu de son autorité propre, mais il le peut en vertu de l’autorité d’un être supérieur à tous deux, comme nous le voyons chez les juges délégués. Il n’y a donc pas d’inconvénients, si les pauvres reçoivent cette récompense, en quelque sorte accidentelle, à ce qu’ils jugent ceux-là mêmes qui possèdent un mérite supérieur à l’égard de la récompense essentielle.
Objections :
1. Il
semble que oui. Saint Matthieu dit : "Quand le Fils de l’homme viendra en
sa majesté, avec tous les anges." Or, il s’agit là de la venue pour le
jugement : les anges aussi jugeront donc.
2. Les
ordres des anges tirent leur nom de la charge qu’ils remplissent. Parmi eux se
trouve l’ordre des trônes, qui semble se rapporter au pouvoir judiciaire le
trône est en effet le siège du juge, le fauteuil du roi, la chaire du docteur.
Il y aura donc des anges qui jugeront.
3. Il est promis aux saints qu’après cette vie ils seront égaux aux anges. S’il y a même des hommes qui auront le pouvoir de juger, à plus forte raison les anges l’auront-ils aussi.
Cependant :
Saint Jean dit : "Dieu a donné au Christ le pouvoir de juger parce qu’il est le Fils de l’homme." Or les anges ne participent pas à la nature humaine. Donc pas non plus au pouvoir judiciaire.
En outre, le juge et son ministre sont deux êtres distincts. Les anges, lors du jugement, seront les ministres du juge, selon saint Matthieu "Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils recueilleront dans son royaume tous les scandales." Ils ne jugeront donc pas.
Conclusion :
Les assesseurs du juge doivent lui être conformes. Le droit de juger est attribué au Fils de l’homme afin qu’il apparaisse en sa nature humaine aux bons comme aux méchants, bien que toute la Trinité juge par son autorité. Il convient donc que les assesseurs de ce juge possèdent aussi la nature humaine, de manière à être vus par tous, bons et mauvais. Il n’appartient donc pas aux anges de juger, bien qu’on puisse dire que de quelque manière ils jugent aussi, en tant qu’ils approuvent la sentence.
Solutions :
1.
La Glose ordinaire dit que les anges viendront avec le Christ lors du
jugement, non comme juges, mais "pour être les témoins des actes humains,
que les hommes ont accomplis, bons ou mauvais, tandis qu’ils étaient sous leur
garde".
2. Le
nom de trônes est attribué aux anges en raison de ce jugement que Dieu ne cesse
d’exercer en gouvernant toutes les créatures avec une parfaite justice : les
anges sont de quelque manière les exécuteurs et les promulgateurs de ce
jugement. Par contre le jugement que le Christ en tant qu’homme tiendra au
sujet des hommes, requiert des assesseurs qui soient hommes.
3. L’égalité avec les anges est promise aux hommes quant à la récompense essentielle. Rien n’empêche par contre que les hommes puissent recevoir une récompense accidentelle qui ne sera pas donnée aux anges, par exemple l’auréole des vierges et des martyrs : de même pour le pouvoir judiciaire.
Objections :
1. Il
semble que non, saint Paul dit : "Alors, le Christ expulsera toute
principauté, puissance et vertu." Il n’y aura donc plus de détenteurs
d’autorité. Mais, exécuter la sentence du juge dénote une certaine autorité ;
les démons, après le jour du jugement ne seront donc plus les exécuteurs de la
sentence du juge.
2. Les
démons ont péché plus gravement que les hommes. Il n’est pas juste que ceux-ci
soient tourmentés par eux.
3. Comme les démons ont poussé les hommes au mal, les anges les ont portés au bien. Récompenser les bons n’est pas la charge des bons anges : Dieu le fera sans intermédiaire. Punir les méchants ne sera donc pas non plus la charge des démons.
Cependant :
les pécheurs se sont soumis au démon en péchant. Il est juste qu’ils lui soient soumis dans leurs châtiments, afin d’être punis par lui.
Conclusion :
Le Maître des Sentences signale à ce sujet deux opinions l’une et l’autre semblent compatibles avec la justice divine. La première part de ce fait que, quand l’homme pèche, il se soumet justement au démon ; mais cette domination du démon est une chose en soi injuste. L’ordre de la justice divine qui demande la punition des démons, légitimerait cette opinion qui exclut que les démons, après le jour du jugement, dominent encore les hommes en leur appliquant leurs peines. L’opinion contraire s’attache plutôt à respecter la justice divine au point de vue des hommes qui doivent être punis.
Impossible pour nous de discerner la plus vraie de ces opinions. J’estime cependant plus vraisemblable que, de même qu’un certain ordre sera gardé à l’égard des élus, en ce sens que certains seront illuminés et perfectionnés par d’autres, et que l’ordre des hiérarchies célestes demeurera perpétuellement, de même un certain ordre sera conservé dans les châtiments, en tant que les hommes seront punis par les démons, afin que la disposition divine qui a institué des anges comme intermédiaires entre la nature humaine et la nature divine, ne soit pas totalement supprimée pour les damnés. De la sorte, de même que les bons anges transmettent aux hommes des illuminations divines, ainsi les démons sont les exécuteurs de la justice divine pour les méchants. Cela ne réduit en rien la peine des démons, car en tourmentant les autres, ils sont tourmentés eux-mêmes la société de ces malheureux ne diminue par leur malheur, elle l’augmente.
Solutions :
1. La
supériorité que le Christ supprimera est celle de ce monde ici-bas, des hommes
sont supérieurs à d’autres hommes, et les anges aux hommes, et des anges à
d’autres anges, et les anges aux démons, et certains démons à d’autres, et des
démons aux hommes ; et cela sert à conduire les autres à leur fin ou à les en
détourner. Quand toutes choses seront parvenues à leur fin, il n’y aura plus de
supériorité pour éloigner de la fin ou y conduire, mais seulement pour
conserver dans la fin, bonne ou mauvaise.
2. Bien
que le mérite des démons ne requière pas qu’ils dominent les hommes, parce que
c’est injustement qu’ils se les ont soumis, cela est demandé par le rapport
entre leur nature et celle des hommes. Denys dit : "Les biens naturels
demeurent intègres chez eux."
3. Les bons anges ne sont pas la cause efficiente de la récompense principale des élus : ceux-ci la reçoivent directement de Dieu. Mais ils sont la cause de certaines récompenses accidentelles, en tant que les anges supérieurs illuminent les anges inférieurs, et les hommes, au sujet de certains secrets divins, qui n’appartiennent pas à la substance de la béatitude.
De même, la peine principale du damné lui viendra directement de Dieu : c’est l’exclusion perpétuelle de la vision de Dieu. Mais il n’y a pas d’inconvénient à ce que d’autres peines, sensibles, lui soient infligées par les démons.
Il y a pourtant cette différence, que le mérite fait monter, tandis que le péché accable. C’est pourquoi, puisque la nature de l’ange est plus élevée que celle de l’homme, certains hommes, à cause de l’excellence de leurs mérites, sont tellement élevés qu’ils dépassent l’élévation de la nature et de la récompense méritée par des anges : dès lors, il y aura des anges qui seront illuminés par des hommes. Mais aucun pécheur ne parviendrai à cause de son degré de malice, à cette élévation qui est due aux démons en vertu de leur nature.
Objections :
1. Il
semble que les hommes ne comparaîtront pas tous au jugement. Nous lisons en
effet en saint Marc : "Vous siégerez sur douze sièges pour juger les douze
tribus d’Israël." Tous les hommes n’appartiennent pas à ces douze tribus.
Il semble donc qu’ils ne viendront pas tous au jugement.
2. Le
Psalmiste dit "Les impies ne ressusciteront pas pour le jugement."
Or, il y en a beaucoup. Tous les hommes ne comparaîtront donc pas.
3. Si quelqu’un est amené au jugement, c’est pour qu’on discute ses mérites. Mais il y a des hommes qui n’ont eu aucun mérite, par exemple les enfants morts en bas âge. Il ne sera donc pas nécessaire qu’ils comparaissent.
Cependant :
Les Actes disent que "le Christ a été institué par Dieu juge des vivants et des morts." Ces deux catégories englobent tous les hommes, quelle que soit la manière de distinguer les morts des vivants. Tous les hommes viendront donc au jugement.
En outre, nous lisons dans l’Apocalypse : "Voici qu il vient sur les nuées, et tout oeil le verra." Ce qui ne serait pas si tous n’étaient pas présents.
Conclusion :
Le pouvoir judiciaire a été conféré au Christ homme en récompense de l’humilité manifestée dans sa passion. Il y répandu son sang d’une manière suffisante pour tous les hommes, bien qu’il n’ait pas réalisé en tous le salut, à cause des obstacles trouvés en certains. Il convient donc que tous les hommes soient assemblés pour le jugement, afin de contempler son exaltation dans sa nature humaine, en laquelle il a été constitué par Dieu juge des vivants et des morts.
Solutions :
1. Nous
devons dire avec saint Augustin : "Ce n’est point parce qu’il est dit'jugeant
les douze tribus d’Israël que la tribu de Lévi, qui est la treizième, ne
devrait pas être jugée, ou que le Maître jugerait seulement ce peuple et non
pas les autres nations." Par cette expression les douze tribus, toutes les
nations sont désignées, parce qu’elles ont été appelées par le Christ au même
sort que les douze tribus.
2.
Cette proposition : "Les impies ne ressusciteront pas pour le jugement",
si on l’applique à tous les pécheurs, doit être prise en ce sens qu’ils ne
ressusciteront pas en vue de juger. Si on l’applique aux infidèles, elle
signifie qu’ils ne ressusciteront pas pour être jugés, puisqu’ils "auront
déjà été jugés". Mais tous les hommes ressusciteront pour comparaître au
jugement afin d’apercevoir la gloire de leur juge.
3. Même les enfants morts avant l’âge du discernement paraîtront au jugement, non pour être jugés, mais pour voir la gloire du juge.
Objections :
1. Il
semble qu’aucun des hommes bons ne sera jugé, car il est dit en saint Jean : "Celui
qui croit en moi n’est pas jugé", et tous les bons croient au Christ.
2.
Point de bonheur pour ceux qui sont incertains de leur béatitude. Saint Augustin
prouve par là que les démons n’ont jamais été bien heureux. Or tous les saints sont
bienheureux ils ont donc la certitude de leur béatitude. Puisqu’on ne juge pas
ce qui est déjà certain, les bons ne seront pas jugés.
3. La crainte est incompatible avec la béatitude. Le jugement dernier, qui est dit très redoutable, ne pourrait avoir lieu sans provoquer la crainte de ceux qui doivent être jugés.
Saint Grégoire, à propos de ce texte de Job : "Quand il aura été enlevé, les anges craindront", déclare "Pensons au trouble de la conscience des méchants, alors que même la vie des bons sera bouleversée." Les bienheureux ne seront donc pas jugés.
Cependant :
Il semble que tous les bons seront jugés, car saint Paul dit aux Corinthiens : "Il faut que nous soyons tous présentés au tribunal du Christ, pour que chacun rapporte ce qu’il a fait de son propre corps, en bien et en mal." Il s’agit bien là du jugement tous les bons seront donc jugés.
En outre, qui dit universel, dit toutes choses. Or ce dernier jugement s’appelle universel tous seront donc jugés.
Conclusion :
Dans un jugement, il y a deux éléments les débats sur les mérites, et l’attribution des récompenses. Pour celle-ci, tous seront jugés, même les bons, puisque chacun recevra, par la sentence divine, un prix correspondant à son mérite. Mais les débats sur les mérites n’ont lieu que là où il subsiste un mélange de bonnes et de mauvaises actions. Or, pour ceux qui édifient leur vie sur la base de la foi, avec de l’or, de l’argent et des pierres précieuses, en se livrant totalement au service de Dieu, sans admettre aucun mélange considérable de culpabilité, il n’y a point place pour une discussion au sujet des mérites c’est le cas de ceux qui s’étant dépouillés totalement des choses du monde, "n’ont plus de sollicitude que pour Dieu seul". Ceux-là seront sauvés, mais non jugés.
Par contre, ceux qui construisent sur la base de la foi, mais avec du bois, du foin et de la paille, c’est-à-dire qui aiment encore les choses du siècle, et se livrent à des affaires terrestres, tout en ne faisant rien passer avant le Christ, et en s’efforçant de réparer leurs péchés par des aumônes, ceux-là gardent un mélange de mérites et de culpabilités. Pour eux, il y a place pour une discussion au sujet de leurs mérites ils seront donc jugés, et pourtant sauvés.
Solutions :
1. La
punition est l’effet de la justice, tandis que la récompense est celui de la
miséricorde c’est pourquoi on attache de préférence au jugement, qui est un
acte de justice, l’idée de punition ; on en vient donc à parler de jugement
pour dire condamnation. C’est en ce sens qu’on doit prendre le texte cité. Du
reste la Glose le montre bien.
2. La discussion
au sujet des mérites des élus n’est point pour enlever de leur coeur la
certitude de la béatitude elle montre à tous d’une manière évidente la
prééminence de leurs bonnes œuvres sur leurs fautes ; la justice divine en est
mieux démontrée.
3. Saint Grégoire parle des justes qui sont encore dans leur chair mortelle : il avait dit plus haut "Ceux qui auront été surpris dans leurs corps (par la fin du monde), bien que déjà forts et parfaits, cependant, parce qu’ils sont encore dans leurs corps, ne pourront pas, au milieu d’une telle vague de terreur, éviter toute épouvante. "Il est clair que cette terreur se rapporte au temps qui précédera immédiatement le jugement. Il sera absolument terrible pour les méchants, mais non pour les bons, qui ne se sentiront pas soupçonnés de mal.
Les arguments contraires valent pour le jugement en tant que répartition des récompenses.
Objections :
1. Aucun
des méchants, semble-t-il, ne sera jugé. La damnation est certaine pour ceux
qui meurent dans le péché mortel, comme pour les incrédules. Or nous voyons, en
saint Jean, que, a cause de cette certitude de damnation, "celui qui ne
croit pas est déjà jugé". Pour ce même motif, aucun pécheur ne sera jugé.
2. La voix du juge est terrible pour ceux qu’il condamne. Mais nous lisons dans les Sentences, d’après saint Grégoire : "La parole du juge ne s’adressera pas aux incrédules." Si donc elle s’adresse au contraire aux croyants condamnés, les incrédules tireraient avantage de leur incrédulité : c’est absurde.
Cependant :
Tous les méchants doivent être jugés, parce que le châtiment est infligé à chaque faute selon sa gravité cela n’est pas possible sans la détermination du jugement. Tous les méchants seront donc jugés.
Conclusion :
Le jugement en tant que détermination des peines pour les péchés concerne tous les méchants. En tant qu’appréciation des mérites, il concerne seulement les croyants. Chez les incroyants, il n’y a pas le fondement de la foi son absence prive toutes les œuvres qu’ils accomplissent de la parfaite rectitude d’intention. Il n’y a donc pas pour eux un mélange de bonnes œuvres et de culpabilités qui exigerait une délibération. Mais les croyants, chez qui demeure le fondement de la foi, gardent au moins cet acte louable de leur foi : bien que non méritoire sans la charité, il reste pourtant en soi-même ordonné à un certain mérite il y a donc ici place pour une délibération. C’est pourquoi les croyants, qui ont été au moins numériquement citoyens de la cité de Dieu, seront jugés comme des citoyens, contre lesquels on ne peut porter sans discernement la sentence de mort. Au contraire, les incrédules seront condamnés comme des ennemis, qu’on extermine, chez les hommes, sans discuter leurs mérites.
Solutions :
1. Ceux
qui meurent en état de péché mortel, doivent manifestement être damnés. Mais
ils ont peut-être commis des actions secondaires auxquelles serait attaché un
certain mérite. Pour manifester la justice divine, il faut qu’une délibération
ait lieu au sujet de leurs mérites, afin de montrer qu’ils sont justement
exclus de la cité des saints, dont ils paraissent extérieurement être du nombre
des citoyens.
2. Le discours du juge, si on le considère par rapport à chaque individu, ne sera pas dur pour les croyants sur ce point spécial qu’il manifestera qu’il y a en eux des côtés louables qui n’existent pas chez les incroyants : puisque "sans la foi il est impossible de plaire à Dieu". Malgré cela, la sentence de condamnation, portée pour tous les pécheurs, sera terrible pour tous.
L’argument apporté en faveur du contraire valait pour le jugement de récompense.
Objections :
1. Il
semble que oui, d’après saint Paul aux Corinthiens : "Ignorez-vous que
nous jugerons les anges ?" Il ne peut s’agir là de notre état actuel : il
doit donc être question du jugement dernier.
2. Dans
Job, nous voyons au sujet de Béhémoth, ou Léviathan, c’est-à-dire du diable : "Il
sera précipité à la vue de tous ;" et dans saint Marc, le démon interpelle
le Christ "Pourquoi es-tu venu nous perdre avant le temps ?" Et la
Glose d’ajouter : "Les démons apercevant le Seigneur sur la terre,
croyaient qu’ils seraient aussitôt jugés." Il semble donc que le jugement
final leur soit destiné.
3. S. Pierre dit : "Dieu n’a point pardonné aux anges qui péchaient. Il les a réservés pour être jugés et livrés aux êtres hurlants de l’enfer et tourmentés dans le Tartare." Il semble donc que les anges seront jugés.
Cependant :
"Dieu ne juge pas deux fois le même objet." Les mauvais anges ont déjà été jugés, selon ce mot de saint Jean : "Le prince de ce monde a déjà été jugé." Les anges ne seront donc plus jugés.
En outre, la bonté ou la malice des anges est plus parfaite que celle des hommes sur la terre. Mais certains hommes, bons et mauvais, ne seront pas jugés, comme il est dit dans les Sentences. Les anges bons et mauvais ne seront donc pas jugés.
Conclusion :
Le jugement en tant que délibération n’aura aucunement lieu pour les anges, bons ou mauvais : car on ne pourrait trouver rien de mal chez les bons ni de bon chez les mauvais. Par contre, si nous parlons du jugement en tant que rétribution, nous devons distinguer deux sortes de rétributions : l’une répond aux mérites personnels des anges : elle fut accomplie dès le début, quand les uns furent élevés jusqu’à la béatitude, et les autres noyés dans la misère. Il y a une autre rétribution qui correspond aux œuvres bonnes ou mauvaises accomplies grâce à l’intervention des anges : celle-là aura lieu au jugement dernier : les bons anges se réjouiront davantage du salut de ceux qu’ils auront portés aux actions méritoires, tandis que les mauvais anges seront davantage tourmentés par la chute des hommes méchants, qui auront été poussés par eux au mal. Donc, à proprement parler, il n’y aura point place au jugement dernier pour les anges, ni comme juges ni comme jugés, mais seulement pour les hommes. Cependant indirectement, le jugement regardera les anges, en tant qu’ils auront été mêlés aux actions des hommes.
Solutions :
1. Ce
mot de l’Apôtre doit être appliqué au jugement de comparaison, car certains
hommes seront trouvés supérieurs à certains anges.
2. Les démons eux-mêmes seront précipités, aux yeux des hommes, en ce sens qu’ils seront jetés pour toujours dans la prison de l’enfer sans avoir désormais la liberté d’en sortir celle-ci ne leur était accordée que tant qu’ils étaient ordonnés par la divine providence à éprouver la vie des hommes.
Cela vaut aussi pour la troisième difficulté.
Recherchons sous quelle forme le juge viendra juger : 1. Le Christ nous jugera-t-il sous la forme de son humanité ? - 2. Apparaîtra-t-il dans son humanité glorieuse ? - . Peut-on voir la divinité sans en être réjoui ?
Objections :
1. Le
Christ ne semble pas devoir nous juger sous cette forme, parce que le jugement
requiert chez le juge l’autorité. Celle-ci est dans le Christ, à l’égard des
vivants et des morts, en tant qu’il est Dieu comme tel, il est le Maître et le
Créateur de toutes choses. C’est donc sous cette forme divine qu’il jugera.
2. Le
juge a besoin d’un pouvoir invincible. L’Ecclésiastique dit "Ne cherche
pas à devenir juge, à moins que tu aies le pouvoir de vaincre les iniquités. "Or,
c’est en tant que Dieu que le Christ possède cette force invincible. Il jugera
donc sous la forme de la divinité.
3. En saint
Jean, il est dit : "Le Père a donné au Fils tout jugement, afin que tous
honorent le Fils comme ils honorent le Père." Mais un honneur égal à celui
du Père n’est pas dû au Fils selon sa nature humaine. Il ne jugera donc pas
sous la forme humaine.
4. En
Daniel, nous voyons ceci : "Je regardais jusqu’à ce que les sièges fussent
disposés et que l’Ancien siégeât." Les trônes désignent le pouvoir
judiciaire. L’ancienneté est attribuée à Dieu, à cause de son éternité, selon
Denys. Juger convient donc au Fils en tant qu’éternel, non en tant qu’homme.
5. Saint Augustin affirme : "Par le Verbe Fils de Dieu s’accomplit la résurrection des âmes. Par le Verbe devenu dans l’incarnation Fils de l’homme, se fera la résurrection des corps." Le jugement final concerne plutôt l’âme que la chair. Il convient donc mieux au Christ de juger en tant que Dieu qu’en tant qu’homme.
Cependant :
Saint Jean dit "Il lui a donné le pouvoir de juger parce qu’il est le fils de l’homme."
En outre, nous voyons dans Job "Ta cause a été jugée comme celle d’un impie (la Glose ajoute : par Pilate) ; c’est pourquoi tu recevras le jugement et la cause." Et la Glose reprend "pour juger justement". Mais le Christ a été jugé par Pilate selon sa nature humaine : c’est donc en elle qu’il jugera.
De même, juger appartient à qui a le droit de poser des lois. Or, c’est en apparaissant dans sa nature humaine que le Christ nous a donné la loi de l’Evangile. C’est donc en elle qu’il jugera.
Conclusion :
Pour juger, on doit avoir autorité. Saint Paul dit aux Romains : "Qui es-tu donc pour juger le serviteur d’un autre ?" Le Christ a le pouvoir de juger en tant qu’il possède autorité sur les hommes, au sujet desquels aura lieu principalement le jugement final. Il est notre maître, non seulement en vertu de la création, parce que "le Seigneur lui-même est Dieu, lui-même nous a faits ; nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes", mais aussi en vertu de la rédemption qu’il a réalisée en sa nature humaine. Saint Paul dit aux Romains : "Le Christ est mort et est ressuscité pour dominer les morts et les vivants." Pour obtenir la récompense de la vie éternelle, les biens de la création ne nous suffiraient pas sans le bienfait de la rédemption, à cause de l’empêchement que le péché de nos premiers parents a inséré dans notre nature. C’est pourquoi, puisque le jugement final a pour but d’admettre certains hommes dans le royaume, tandis que d’autres en sont exclus, il convient que ce soit le Christ lui-même en sa nature humaine, grâce à laquelle l’homme est admis dans le royaume, qui préside ce jugement. C’est ce que signifient les Actes : "Lui-même a été institué par Dieu juge des vivants et des morts."
En outre, grâce à la rédemption du genre humain, il n’a pas restauré seulement l’humanité, mais par cette restauration de l’homme, il a amélioré aussi toute la créature, universellement. Saint Paul dit aux Colossiens : "Pacifiant par son sang répandu sur la Croix, tout ce qui est sur terre et dans les cieux." C’est pourquoi, par sa passion, le Christ a mérité la domination et le pouvoir judiciaire, non seulement sur les hommes, mais sur toute créature. Saint Matthieu "Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre."
Solutions :
1. Le
Christ, en vertu de sa nature divine, possède le pouvoir de dominer toutes les
créatures, par droit de création. En sa nature humaine il possède le pouvoir de
domination qu’il a mérité par sa passion. C’est comme une autorité secondaire
et acquise tandis que la première est naturelle et éternelle.
2. Le
Christ en tant qu’homme ne possède pas un pouvoir irrésistible qui résulterait
de la puissance de l’espèce humaine. Pourtant, par suite d’un don de sa
divinité, il possède ce pouvoir invincible jusqu’en sa nature humaine, en tant
que toutes choses lui sont soumises, comme dit saint Paul aux Corinthiens et
aux Hébreux. C’est pourquoi il jugera dans sa nature humaine, mais par sa
puissance divine.
3. Le
Christ n aurait pas suffi a racheter le genre humain s’il avait été seulement
homme. S’il a pu racheter le genre humain selon sa nature humaine et obtenir
par là le pouvoir judiciaire cela manifeste qu’il est Dieu lui- même et doit
être honoré autant que le Père, non pas comme homme, mais comme Dieu.
4. Dans
cette vision de Daniel, il s’agit manifestement de la plénitude de l’ordre du
pouvoir judiciaire. Elle réside d’abord, comme en sa source première, en Dieu
lui-même, et plus spécialement dans le Père, qui est le principe de toute
déité. C’est pour cela que le texte dit d’abord "L’Ancien siège."
Mais le pouvoir judiciaire a été transmis par le Père au Fils, non seulement
éternellement en vertu de sa nature divine, mais même dans le temps, selon sa
nature humaine, qui l’a méritée. C’est pourquoi la vision prophétique se
poursuit "Et voici que sur les nuées du ciel il semblait que le Fils de
l’homme venait, et parvenait jusqu’à l’Ancien, qui lui donna pouvoir, honneur
et royaume.
5. Saint Augustin parle en vertu d’une certaine appropriation : il ramène les effets que le Christ a opérés dans la nature humaine, à des causes qui sont semblables de quelque manière. Par notre âme, nous sommes faits à l’image et la similitude de Dieu, tandis que par notre chair nous sommes de la même espèce que le Christ homme. C’est pourquoi il attribue à la divinité ce que le Christ a fait dans nos âmes, tandis qu’il attribue à sa chair ce qu’il a fait ou fera dans notre chair. Cependant sa chair, en tant qu’organe de sa divinité, selon l’expression de saint Damascène, produit aussi des effets dans nos âmes : comme dit saint Paul aux Hébreux : "Son sang a purifié nos consciences de nos œuvres de mort." Ainsi le Verbe fait chair est cause de la résurrection de nos âmes. Des lors, même en sa nature humaine, il convient que le Christ soit le juge, non seulement des valeurs corporelles, mais des valeurs spirituelles.
Objections :
1. Au
jugement, il ne semble pas que le Christ apparaîtra sous la forme de son
humanité glorieuse. A propos de saint Jean : "Ils verront celui qu’ils ont
transpercé", la Glose dit : "Car il viendra en cette même chair dans
laquelle il fut crucifié." Or il a été crucifié en une forme de faiblesse
corporelle. C’est donc dans cette forme qu’il apparaîtra non sous une forme
glorieuse.
2.
Saint Matthieu dit : "Le signe du Fils de l’homme apparaîtra dans le ciel"
: il s’agit du signe de la Croix. Saint Jean Chrysostome ajoute "Le Christ
viendra juger en montrant non seulement les cicatrices de ses blessures, mais
même la forme très ignominieuse de sa mort." Il ne sera donc pas sous une
forme glorieuse.
3. Le
Christ se présentera au jugement sous une forme qui puisse être vue par tous.
Sous la forme de son humanité glorieuse, il ne pourrait pas être vu par tous,
bons et méchants, car l’oeil non glorifié ne semble pas être adapté pour voir
l’éclat d’un corps glorieux. Il ne se présentera donc pas sous cette forme.
4. Ce
qui est promis aux justes à titre de récompense ne peut pas être accordé à
celui qui n’est pas juste. Voir la gloire de l’humanité du Christ est promis
aux justes comme récompense selon saint Jean : "Il entrera et sortira et
trouvera des pâturages." Saint Augustin l’interprète : "Ce sera la
communion à la Divinité et à l’humanité." Et Isaïe dit : "Ils verront
le Roi dans sa splendeur." Tous ne pourront donc pas voir au jugement la
forme glorieuse du Christ.
5. Le Christ jugera dans la forme oit il a été jugé. A propos de saint Jean "Ainsi le Fils vivifie qui il veut", la Glose dit "Dans la forme où il a été jugé injustement il jugera justement pour pouvoir être vu par les impies." Puisqu’il a été jugé sous sa forme de faiblesse, c’est en celle-là qu’il apparaîtra au jugement.
Cependant :
Nous lisons en saint Luc "Ils verront le Fils de l’homme venir sur les nuées, avec grande puissance et majesté." Majesté et puissance appartiennent à la gloire. C’est donc en sa forme glorieuse qu’il apparaîtra.
En outre, le juge doit dépasser ceux qu’il juge or les élus qui seront jugés par le Christ auront des corps glorieux. A plus forte raison, le juge lui-même se présentera sous sa forme glorieuse.
De plus, être jugé est un signe de faiblesse, tandis que juger marque l’autorité et la gloire. En son premier avènement, quand le Christ est venu pour être jugé, il apparut sous une forme de faiblesse. Au second avènement, quand il viendra pour juger, il apparaîtra sous sa forme glorieuse.
Conclusion :
Le Christ est appelé "médiateur de Dieu et des hommes s, parce qu’il répare pour les hommes et implore le Père, tandis qu’il communique aux hommes ce qui vient du Père : saint Jean dit : "Je leur ai donné la lumière que tu m’as donnée." Il lui convient donc de communiquer avec chacun des termes qu unit : communiquant avec les hommes, il représente les hommes auprès du Père ; communiquant avec le Père, il transmet ses dons aux hommes. Dans le premier avènement, il était venu pour réparer pour nous auprès du Père : il apparaissait donc sous notre forme d’infirmité. Dans le second avènement, il viendra pour accomplir la justice du Père parmi les hommes il devra alors manifester la gloire qui lui vient de la communion avec le Père ; il se montrera donc sous la forme glorieuse.
Solutions :
1. Il
se montrera dans la même chair, mais dans une autre manière d’être.
2. Le
signe de la Croix apparaîtra au jugement pour manifester une infirmité passée,
mais non plus actuelle par là il montrera la justice de la condamnation de ceux
qui ont repoussé tant de miséricorde, et surtout de ceux qui ont injustement
persécuté le Christ. Les cicatrices qui apparaîtront sur son corps ne seront
pas un signe d’infirmité : elles seront les marques de la très grande force par
laquelle le Christ dans sa passion et sa souffrance a triomphé de ses ennemis.
Il manifestera aussi sa mort très humiliante, non pas en la présentant aux
regards comme s’il la subissait maintenant, mais en portant les hommes à se
souvenir de cette mort passée, par la présentation des traces de cette passion
d’autrefois.
3. Le
corps glorieux possède le pouvoir de se manifester ou non comme tel à un oeil
non glorifié, comme nous l’avons vu. C’est pourquoi le Christ pourra être vu
par tous en sa forme glorieuse.
4. La
gloire d’un ami nous réjouit. Par contre la gloire et la puissance de celui que
l’on hait est une grande source de tristesse. C’est pourquoi, tandis que la
vision de la gloire de l’humanité du Christ sera une récompense pour les
justes, elle sera un supplice pour ses ennemis. Isaïe : "Qu’ils le voient
et soient confondus les dirigeants du peuple, et que le feu (c’est-à-dire
l’envie) dévore tes ennemis."
5. La forme signifie ici la nature humaine, en laquelle le Christ a été jugé et jugera. Elle ne vise pas la qualité de cette nature, qui ne sera pas infirme dans le juge comme elle l’était quand il fut jugé.
Objections :
1. Il
semble que la divinité puisse être vue par les méchants sans en éprouver de
joie. Il est en effet certain que les impies savent manifestement que le Christ
est Dieu. Ils verront donc sa divinité, et pourtant ils n’en jouiront pas. Il
pourra donc être vu sans joie.
2. La
volonté perverse des impies n’est pas plus contraire à. l’humanité du Christ
qu’à sa divinité. Mais le fait de voir la gloire de son humanité sera pour eux
une peine. A bien plus forte raison, s’ils voyaient sa divinité, ils en
seraient plus attristés que réjouis.
3. L’affectivité ne suit pas nécessairement l’intelligence. Saint Augustin dit : "L’intelligence précède, et le sentiment suit plus tard ou pas du tout." La vision appartient à l’intelligence et la joie à l’affectivité. Il pourra donc y avoir vision de la divinité sans joie.
4. "Tout
ce qui est reçu en quelqu’un est reçu selon le mode de celui qui reçoit, et non
selon le mode de ce qui est reçu." Tout ce qui est vu est reçu de quelque
manière dans celui qui le voit. C’est pourquoi bien que la divinité soit
elle-même source de très grande joie, cependant, si elle est vue par ceux qui
sont accablés de tristesse, elle ne les réjouira pas, mais les contristera
davantage.
5. L’intelligence est à l’égard de l’intelligible comme le sens à l’égard du sensible. Nous voyons dans l’ordre sensible que "pour un palais malade le pain devient désagréable, alors qu’il est agréable pour un palais sain," comme dit saint Augustin. Il en va de même pour nos autres sens. Dès lors, puisque les damnés ont l’intelligence désordonnée, il semble que la Vision de la lumière incréée lui apportera plus de souffrance que de joie.
Cependant :
Nous lisons en saint Jean : "La vie éternelle c’est qu’ils te connaissent, toi le vrai Dieu" : l’essence de la béatitude consiste donc en la vision de Dieu. Mais la notion même de béatitude inclut la joie. On ne peut donc voir la divinité sans en jouir.
En outre, l’essence même de la divinité est l’essence de la vérité : voir le vrai est pour tous une source de délectation ; "tous par nature désirent savoir," comme dit Aristote dans les Métaphysiques. La divinité ne peut donc pas être vue sans joie.
De plus, si une vision n’était pas toujours source de joie, ce serait que parfois elle engendre la tristesse. Mais la vision intellectuelle n’est jamais attristante, parce que, comme dit Aristote, "il n’y a pas de tristesse opposée à la délectation que l’on a en comprenant." Puisque la divinité ne peut être vue que par l’intelligence, il semble qu’elle ne puisse pas être vue sans joie.
Conclusion :
En toute chose désirable ou délectable, on peut considérer deux aspects ce qui est désirable ou délectable, et ce qui est le motif de ce désir et de cette délectation. Boèce dit : "Ce qui est, peut contenir quelque chose d’autre que son être ; mais le fait d’être ne peut rien contenir d’autre que lui-même." De même, ce qui est désirable ou délectable peut contenir quelque chose qui ne soit ni délectable ni désirable ; mais ce qui est le motif même de cette délectabilité ne peut rien contenir, en soi-même, à cause de quoi il ne serait ni délectable m désirable. De même les choses qui sont délectables seulement par participation à une bonté qui est la raison pour laquelle elles sont désirables et délectables, peuvent, si on les perçoit, ne pas apporter de jouissance mais ce qui est bon en vertu de sa propre nature, il est impossible qu’en percevant son essence on n’en jouisse pas. Dès lors, puisque Dieu est essentiellement la Bonté en elle-même, il n’est pas possible de voir la divinité sans en jouir.
Solutions :
1.
Les impies sauront manifestement que le Christ est Dieu, non en voyant sa
divinité, mais grâce à des signes très manifestes de sa divinité.
2. On
ne peut pas davantage avoir de la haine pour la divinité telle qu’elle est en
elle-même, qu’on ne pourrait haïr la bonté elle-même ; mais la divinité peut
devenir objet de haine pour certains à cause d’effets particuliers qu’elle
produit, parce qu’elle agit ou qu’elle ordonne contrairement à leur propre
volonté. Il est donc impossible que la vision de la divinité ne soit pas
délectable pour quelqu’un.
3. Ce
texte de saint Augustin doit s’appliquer quand ce que l’intelligence perçoit
est bon par participation seulement, et non par essence, comme sont toutes les
créatures : en elles il peut y avoir quelque chose qui n’émeut point
l’affectivité. Ici-bas, Dieu même n’est connu que par ses œuvres, et
l’intelligence ne parvient pas à la connaissance de l’essence elle-même de sa
bonté. L’affectivité ne suit donc pas nécessairement la connaissance, comme
elle le devrait si celle-ci pénétrait l’essence de Dieu, qui est la bonté même.
4. La
tristesse n’est pas une disposition, mais plutôt une passion. Toute passion est
supprimée par une cause plus puissante qui survient ; elle ne peut chasser
cette cause. C’est pourquoi, la tristesse des damnes disparaîtrait, s ils
voyaient Dieu en son essence.
5. Si un organe est indisposé, sa conformité naturelle avec l’objet qui devrait normalement le faire jouir, disparaît, et la jouissance est empêchée. Mais la mauvaise disposition des damnés ne peut supprimer la disposition naturelle foncière qui les orientait vers la bonté divine, dont l’image demeure toujours en eux. Le cas est donc différent.
Recherchons quel sera l’état du monde et des ressuscités après le jugement. Nous considérerons l’état du monde, puis des bienheureux et des damnés. A propos du monde, nous poserons cinq questions 1. Y aura-t-il une rénovation du monde ? 2. Le mouvement des corps célestes cessera-t-il ? - 3. Les astres seront-ils plus brillants ? - 4. Les éléments recevront-ils une plus grande clarté ? - 5. Les animaux et les plantes subsisteront-ils ?
Objections :
1. Il
semble qu’il ne le sera jamais. Rien n’arrivera que ce qui a déjà existé de
quelque manière dans la même espèce de choses. L’Ecclésiaste dit : "Qu’est-ce
qui a été ? sinon ce qui arrivera." Or le monde n’a jamais eu d’autre état
que celui dans lequel il est, quant à ses parties essentielles, ses genres et
ses espèces. Il ne sera donc jamais renouvelé.
2. Une
innovation est une altération. Mais l’univers ne peut être altéré car tout ce
qui est altéré l’est en vertu d’une cause qui l’altère sans se modifier
elle-même, tout en ayant un mouvement local ; or on ne peut poser un tel être
en dehors de l’univers. Il n’est donc pas possible que le monde soit renouvelé.
3. La
Genèse dit que "Dieu se reposa le septième jour de toute l’œuvre qu’il
avait accomplie" et de saints auteurs commentent : "qu’il se reposa
de la production de nouvelles créatures". Mais dans cette première manière
d’être les choses ne reçurent pas d’autre disposition que celle dans laquelle
elles se trouvent maintenant en leur ordre naturel. Elles n’en auront donc
jamais d’autre.
4. La disposition dans laquelle se trouvent maintenant les choses est naturelle. Si donc elles étaient changées en une autre, cette autre disposition ne leur serait pas naturelle. Or ce qui n’est pas naturel et est accidentel ne peut durer perpétuellement. La disposition nouvelle supposée devrait donc être ensuite enlevée au monde il y aurait une sorte d’évolution circulaire du monde, comme Empédocle et Origène le disaient ; après ce monde, il y en aurait un autre, et puis de nouveau un autre.
La rénovation dans la gloire et la récompense donnée à la créature raisonnable. Là où il n’y a point de mérite, il ne peut y avoir de récompense. Les créatures insensibles n’ayant rien mérité, il semble qu’elles ne seront pas renouvelées.
Cependant :
Isaïe dit : "Voici que je crée de nouveaux cieux et une nouvelle terre, et on ne se souviendra plus des précédents." Et l’Apocalypse "J’ai vu un nouveau ciel et une nouvelle terre : le premier ciel et la première terre avaient disparu."
En outre, l’habitation doit convenir à l’habitant. Le monde a été fait pour être l’habitation de l’homme. Il doit donc lui convenir. L’homme étant renouvelé, le monde doit l’être aussi.
De plus, "tout animal aime le semblable à lui-même" : il en ressort que la similitude est la raison de l’amour. L’homme a une certaine similitude avec l’univers : on dit qu’il est le monde en petit. Il aime donc naturellement le monde entier, et désire son bien. Pour satisfaire ce désir de l’homme, l’univers doit être amélioré.
Conclusion :
On pense généralement que toutes les créatures corporelles ont été faites pour l’homme c’est pourquoi on dit que toutes lui sont soumises. Il y a deux manières de servir l’homme : d’une part en soutenant sa vie corporelle, d’autre part en facilitant son progrès dans la connaissance de Dieu, en tant que l’homme "à travers les choses créées découvre les choses invisibles de Dieu", comme dit saint Paul aux Romains. L’homme glorifié n’aura plus aucun besoin d’être servi de la première manière par les créatures puisque son corps sera tout à fait incorruptible, grâce à la puissance divine, qui opérera cela à travers l’âme, glorifiée immédiatement par Dieu. L’homme n’aura pas besoin d’être servi de la deuxième manière, dans sa connaissance intellectuelle, car les saints verront Dieu immédiatement dans son essence. Mais l’oeil de chair ne pourra point parvenir à cette vision de l’essence divine. Pour lui accorder une récompense juste dans la vision de la divinité, cet oeil pourra la considérer dans ses effets corporels, dans lesquels apparaîtront des signes manifestes de la majesté divine, surtout dans la chair du Christ, puis dans le corps des bienheureux, et enfin dans tous les autres corps. C’est pourquoi il faudra que même ces corps reçoivent une plus grande communication de la bonté divine que maintenant ; celle-ci ne changera pas leur espèce, mais leur ajoutera une perfection glorieuse telle sera la rénovation du monde. Donc, en même temps, le monde sera renouvelé, et l’homme glorifié.
Solutions :
1.
Salomon parle ici du cours naturel des choses, comme cela ressort de ce qui
suit "Rien de nouveau sous le soleil." Puisque le soleil se meut en
cercle, les choses qui sont soumises à sa puissance doivent subir une sorte
d’évolution circulaire, qui consiste en ce que les choses qui ont été
auparavant reviennent de nouveau "dans la même espèce, mais en nombre
différent", comme dit Aristote. Mais ce qui appartient à l’état de gloire
ne dépend plus du soleil
2. Cet
argument est tiré de l’altération naturelle qui vient d’un agent naturel, qui
agit par nécessité de nature. Cet agent en effet ne peut produire une
disposition différente sans se comporter lui-même de telle ou telle manière.
Mais les choses qui s’accomplissent par l’action de Dieu procèdent de la
liberté de sa volonté c’est pourquoi sans changement de la volonté de Dieu, il
peut exister dans l’univers telle, puis telle autre disposition venant de lui.
Ainsi ce renouvellement ne remonte pas à un principe mû, mais au principe
immobile, qui est Dieu.
3. On
dit que Dieu a cessé le septième jour que rien n’a été produit ensuite, qui
n’ait pas préexisté auparavant de quelque manière dans son genre, ou son
espèce, ou au moins dans son principe séminal ou dans une puissance
obédientielle La nouveauté future du monde a précédé dans les œuvres des six
jours, dans une similitude éloignée, à savoir la gloire et la grâce des anges ;
elle a précédé aussi dans la puissance obédientielle, qui fut alors déposée
dans la créature, pour qu’elle puisse recevoir plus tard de Dieu cette nouvelle
manière d’être.
4.
Cette disposition qui renouvellera les choses ne sera ni naturelle, ni contre
nature elle sera au-dessus de la nature (comme la grâce et la gloire sont
au-dessus de la nature de l’âme), et elle sera l’œuvre de cet agent perpétuel
qui la conservera à jamais.
5. Les corps insensibles ne mériteront pas à proprement parler cette gloire. Mais l’homme aura mérité que cette gloire soit conférée à tout l’univers, parce qu’elle tendra à l’augmentation de la gloire de l’homme : de même qu’un homme mérite d’être revêtu de plus riches vêtements, sans que cette richesse soit aucunement méritée par le vêtement lui-même.
Objections :
1. Il
semble que non, d’après la Genèse : "Tous les jours de la terre, le froid
et la chaleur, l’été et l’hiver, la nuit et le jour ne cesseront pas." Or
la nuit et le jour, l’été et l’hiver résultent du mouvement du soleil. Celui-ci
ne cessera donc jamais.
2.
Jérémie dit : "Ainsi parle le Seigneur, qui donne le soleil pour éclairer
le jour et l’armée de la lune et des étoiles pour éclairer la nuit, qui agite la
mer et fait résonner ses flots. Si les lois de ces choses disparaissent devant
moi, la race d’Israël disparaîtra aussi, pour qu’il n’y ait plus de nations
devant moi à jamais." Mais la race d’Israël ne disparaîtra jamais et
demeurera éternellement. Donc les lois du jour et de la nuit, et des flots de
l’océan, qui résultent du mouvement du ciel, seront à jamais : le mouvement du
ciel ne cessera donc jamais.
3. La
substance des corps célestes existera toujours. Or il est vain de faire exister
quelque chose sans qu’existe ce à cause de quoi elle a été faite. Les corps
célestes ont été créés "pour diviser le jour et la nuit, et pour marquer
les époques et les temps, les jours et les années" : ils ne peuvent le
faire que par leur mouvement ; celui-ci demeurera donc toujours, sinon il
serait inutile que ces corps subsistent.
4. Dans
cette rénovation du monde, il sera amélioré tout entier. Aucun des corps
restant ne perdra donc ce qui appartient à sa perfection. Or le mouvement
appartient à la perfection des corps célestes, puisque "ces corps
participent à la divinité par le mouvement". Celui-ci ne cessera donc pas.
5. Le
soleil illumine successivement les diverses parties du monde tandis qu’il se
meut en cercle. Si le mouvement circulaire du ciel cessait, il y aurait une
obscurité perpétuelle en certaines parties de la surface de la terre cela ne
convient pas à une terre renouvelée.
6. Si
ce mouvement cessait ce serait parce qu’il y aurait dans le ciel une certaine
imperfection, comme de la fatigue ou de l’effort ce ne peut être ; puisque ce
mouvement est naturel et que les corps célestes sont impassibles, ils ne
peuvent pas se fatiguer dans leur mouvement, comme dit Aristote. Ce mouvement
ne cessera donc jamais.
7.
Vaine est la puissance qui ne s’actue pas. En toute position occupée par le
corps céleste, il est en puissance à passer à une autre position. S’il n’y
passait pas, cette puissance demeurerait vaine et serait toujours imparfaite.
Elle ne peut être actuée que par le mouvement local. Le corps céleste se mouvra
donc toujours.
8. Ce
qui est indifférent par rapport à plu sieurs actions, passe à l’une ou à
l’autre. Mais le soleil est indifférent par rapport à sa situation à l’Orient
OU à l'Occident ; sinon son mouvement ne serait pas constamment uni forme,
parce qu’il se mouvrait plus rapidement vers le lieu qui lui serait plus
naturel. Donc, ou bien ni l’un ni l’autre de ces lieux ne lui est attribué, ou
bien ils le sont tous deux. Or cela n’est possible que par un mouvement
successif s’il se reposez ce doit être en un lieu déterminé. Il sera donc
perpétuellement en mouvement, ainsi que, pour le même motif, tous les corps
célestes.
9. Le
mouvement du ciel est la cause du temps. S’il cessait, le temps aussi
cesserait, et cela en un instant précis. Or le temps, par définition, est "le
commencement de l’instant futur et la fin du passé". Ainsi, après le
dernier instant du temps, il y aurait encore un temps ce qui est impossible. Le
mouvement du ciel ne cessera donc jamais.
10. La glorification n’enlève pas la nature. Le mouvement du ciel lui est naturel : il ne lui sera donc pas enlevé par la glorification.
Cependant :
nous lisons dans l’Apocalypse que l’ange qui apparut "jura, par celui qui est le Vivant à travers les siècles, que le temps ne sera plus s, cela, après que le septième ange eût sonné de la trompette. Après cette sonnerie, "les morts ressusciteront s, comme dit saint Paul aux Corinthiens. Mais s’il n’y a plus de temps, il n’y a plus de mouvement du ciel. Celui-ci cessera donc.
En outre, Isaïe dit "Le soleil ne se couchera plus et la lune ne décroîtra plus." Le coucher du soleil et la décroissance de la lune viennent du mouvement du ciel. Celui-ci cessera donc un jour.
De plus, comme dit Aristote, "le mouvement du ciel a pour but les continuelles générations parmi les êtres qui sont sur terre s. Mais la génération cessera après i'achèvement du nombre des élus. Le mouvement du ciel cessera donc.
De même, tout mouvement est orienté vers une fin, comme dit Aristote. Mais tout mouvement, après avoir réalisé sa fin s’achève. Donc le mouvement du ciel, ou bien n’atteindra jamais sa fin et n’aurait donc pas sa raison d’être, ou bien s’achèvera.
Enfin, le repos est plus noble que le mouvement, car dans la mesure où les choses sont immobiles, elles ressemblent à Dieu, qui est la suprême immobilité. Le mouvement des corps inférieurs s’achève naturellement dans le repos. Donc les corps célestes qui sont beaucoup plus nobles, doivent naturellement achever leur mouvement dans le repos.
Conclusion :
Au sujet de ce problème, il existe trois positions : la première est celle de philosophes qui disent que le mouvement du ciel durera toujours. Mais cela n’est pas conforme à notre foi, qui tient qu’un certain nombre d’élus a été fixé par Dieu ; la génération des hommes ne durera donc pas perpétuellement, ni les autres choses qui sont ordonnées à la génération des hommes, comme le mouvement du ciel et les changements des éléments. D’autres disent que le mouvement du ciel cessera naturellement. Mais cela aussi est faux, parce que tout corps qui se meut naturellement, possède un lieu où il se repose naturellement, vers lequel il est mû naturellement, et dont il ne sort que par violence. Or on ne peut pas assigner un pareil lieu au corps céleste, parce qu’il n’est pas plus naturel pour le soleil de se rendre à un point de l’Orient que de s’en éloigner. Donc, ou bien son mouvement ne serait pas pleinement naturel, ou bien il ne s’achèverait pas naturellement dans le repos.
C’est pourquoi on doit dire, avec d’autres, que le mouvement du ciel cessera lors de cette rénovation du monde, non en vertu d’une cause naturelle, mais par la volonté divine. Le corps céleste, comme tous les autres, a été créé au service de l’homme à double titre, comme nous l’avons dit. L’homme, dans l’état de gloire, n’aura plus besoin de ce double service des corps célestes servant à la sustentation de sa vie corporelle le corps céleste lui sert par son mouvement, en tant que par ce mouvement le genre humain se multiplie, et les plantes et les animaux sont engendrés eux dont l’usage est nécessaire à l’homme. Même les températures de l’air servent à conserver sa santé. Donc, après la glorification de l’homme, le mouvement du ciel cessera.
Solutions :
1. Ces
paroles s’appliquent à la terre dans son état actuel, dans lequel se produisent
les générations et corruptions des plantes l’auteur ajoute en effet "tous
les jours de la terre, de la semaille et de la moisson". On doit donc
concéder simplement que tant que la terre sera apte aux semailles et à la
moisson, le mouvement du ciel ne cessera pas.
2. Ici
aussi, le Seigneur parle de la durée de la race d’Israël dans l’état
présent. Il est dit en effet "La race d’Israël disparaîtra pour
qu’il n’y ait plus de nation devant moi tous les jours." Il n’y aura plus
de succession des jours après l’état présent. C’est pourquoi les lois
auxquelles il est fait allusion n’existeront plus après cet état.
3. La
fin qui est ici assignée aux corps célestes est leur fin prochaine, car c’est
leur acte propre. Mais cet acte est en outre ordonne a une autre fin, à savoir
le service de l’homme, comme il est dit dans le Deutéronome : "De peur
qu’en élevant les yeux vers le ciel tu voies le soleil et la lune et tous les
astres du ciel, et que tombant dans l’erreur tu adores ces choses créées par le
Seigneur ton Dieu pour le service de toutes les nations qui sont sous le ciel."
C’est pourquoi, on doit juger des corps célestes d’après le service rendu aux
hommes, plutôt que selon la fin indiquée par la Genèse. Les corps célestes
serviront d’une autre manière à l’homme glorifié, comme nous l’avons dit plus
haut : ils ne demeureront donc pas inutilement.
4. Le
mouvement n’est une perfection pour le corps céleste que parce qu’il est cause
de génération et de corruption dans les choses de la terre par là, le corps
céleste participe à la bonté divine, en vertu d’une certaine similitude de
causalité. Mais ce mouvement n’appartient pas à la perfection de la substance
du ciel qui demeurera. C’est pourquoi, la cessation du mouvement du ciel
n’enlèvera rien à la perfection de sa substance.
5. Tous
les corps des éléments du monde posséderont alors en eux-mêmes une certaine
clarté de gloire. Bien qu’une certaine superficie de la terre ne soit plus
illuminée par le soleil, elle ne restera nullement dans l’obscurité.
6. A propos du texte de saint Paul aux Romains : "Toute créature gémit...", une glose de saint Ambroise dit expressément que : "Tous les éléments suivent leurs lois avec effort. Le soleil et la lune ne parcourent pas sans effort les espaces désignés pour eux : ils le font à cause de nous ; ils se reposeront donc quand nous aurons été enlevés de la terre." Cet effort, je le crois, n’implique pas une fatigue ou une souffrance affectant ces corps à cause de leur mouvement. Celui-ci étant naturel n’a rien de violent. Ce mot effort doit être pris ici dans le sens d’une privation de ce vers quoi quelque chose tend. Puisque ce mouvement a été ordonné par la divine providence à l’achèvement du nombre des élus, tant qu’il n’est pas achevé, il n’atteint pas ce à quoi il a été destiné. C’est pourquoi, par analogie, on parle d’effort, comme pour l’homme qui n’a pas encore ce vers quoi il tend. Cette déficience disparaîtra du ciel à l’achèvement du nombre des élus.
On pourrait
aussi entendre par cet effort le désir de la future rénovation que le ciel
attend en vertu d’une disposition divine.
7. Il n’y
a pas dans le corps céleste une puissance qui serait actuée par un lieu, ou qui
aurait été créée pour cette fin, d’être en tel lieu Mais la puissance du corps
céleste à se trouver dans un lieu peut être comparée à celle qu’aurait un
artisan de faire plusieurs maisons du même modèle : s’il n’en fait qu’une on ne
peut pas dire que c’est en vain qu’il a cette puissance. De même, quel que soit
le lieu où se trouve le corps céleste, sa puissance à être dans un lieu ne
demeurera pas incomplète ni frustrée.
8. Bien que le corps céleste, par nature, soit indifférent à se trouver en n’importe quel lieu parmi ceux qui lui sont possibles, pourtant si on le considère par rapport avec certaines choses autres que lui-même, il ne se comporte pas de la même manière dans les diverses positions ; il y en a de meilleures pour certaines choses ainsi, par rapport à nous, il est préférable que le soleil soit dans le jour que dans la nuit. Il est donc probable, puisque la rénovation du monde sera ordonnée à l’homme, que le ciel aura dans cet état la meilleure des positions possibles par rapport à notre habitation sur terre. Selon d autres, le ciel s’arrêtera dans la position dans laquelle il a été créé : sans cela sa révolution circulaire demeurerait inachevée. Mais cet argument ne semble pas concluant, car on sait que la révolution du ciel ne se terminera qu’en trente six mille ans le monde devrait donc durer aussi long temps, ce qui ne semble pas probable. En outre dans cette hypothèse, on pourrait savoir quand le monde devrait finir. Les astrologues peuvent sans doute parvenir à savoir en quelle position les corps célestes ont été créés, en tenant compte du nombre d’années écoulées depuis le commencement du monde. On pourrait donc savoir le nombre des années nécessaires pour que le ciel revienne à la même position. Or il est dit que l’époque de la fin du monde est inconnue.
9. Le temps cessera un jour avec l’arrêt du mouvement du ciel. Mais le dernier instant ne sera pas le commencement d’un instant futur. La définition de l’instant donnée dans l’objection ne vaut qu’en tant qu’il est une partie du temps qui s’écoule, non en tant qu’il serait l’instant achevant complètement le temps.
10. Le mouvement du ciel est dit naturel, non en ce sens qu’il serait une partie de la nature comme les principes naturels, ni en tant qu’il aurait un principe actif dans la nature des corps. Son principe actif est une substance spirituelle. Il n’y a donc pas d’obstacle à ce que, par la rénovation de gloire, ce mouvement soit supprimé : sa disparition ne modifiera pas la nature du corps céleste.
Nous concédons les autres arguments, les trois premiers, qui sont en faveur de notre thèse, puisqu’ils concluent justement. Mais puisque les deux autres semblent conclure que le mouvement du ciel cessera naturellement, nous devons les réfuter.
Au premier nous répondons qu’un mouvement cesse quand il a atteint sa fin, si celle-ci est consécutive au mouvement et ne lui est pas concomitant. Mais la fin du mouvement céleste, selon les philosophes, lui est concomitante : c’est l’imitation de la bonté divine, par l’effet qu’il produit dans les êtres inférieurs. Il ne convient donc pas que ce mouvement cesse naturellement.
Au deuxième argument nous répondons en soi l’immobilité est plus noble que le mouvement. Cependant, dans une créature qui par son mouvement peut atteindre une participation parfaite à la bonté divine, le mouvement est plus noble que l’inertie dans laquelle elle ne pourrait aucunement atteindre cette perfection. C’est pourquoi, la terre, qui est le plus inférieur des éléments, n’a pas de mouvement. Dieu lui-même, qui est le plus noble des êtres, est sans mouvement, mais il meut les corps les plus nobles. C’est pourquoi aussi les mouvements des corps supérieurs pourraient être considérés comme perpétuels, selon la loi de leur nature, et ne jamais s’achever en un repos, tandis que le mouvement des corps inférieurs se termine dans le repos.
Objections :
1. Cela
ne semble pas. Cette rénovation s’accomplira dans les corps inférieurs par la
purification du feu. Mais le feu purifiant n’atteint pas les corps célestes.
Ils ne seront donc pas renouvelés par la réception d’une plus grande clarté.
2. Les
corps célestes, qui sont par leur mouvement cause de la génération dans les
êtres inférieurs, le sont aussi par la lumière. Mais quand cessera la
génération, leur mouvement aussi cessera, comme nous l’avons vu. Leur lumière
cessera donc également, plutôt que d’être intensifiée.
3. Si
par la rénovation de l’homme les corps célestes sont eux-mêmes renouvelés, il
faut que par la détérioration de l’homme les corps célestes soient eux-mêmes
détériorés. Or ceci ne paraît pas probable, puisqu’ils sont invariables dans
leur substance. Ils ne seront donc pas non plus renouvelés si l’homme se
renouvelle.
4. Si
les corps célestes ont été détériorés, ils doivent l’avoir été autant qu’ils
seront améliorés par la rénovation de l’homme. Isaïe dit que "la lumière
de la lune sera comme celle du soleil". Donc dans l’état primitif, avant
le péché, la lune brillait autant que le soleil de maintenant. Donc quand elle
se trouvait au-dessus de la terre, elle réalisait le jour, comme le fait
maintenant le soleil. Or cela apparaît comme manifestement faux, selon la
Genèse, qui dit que la lune a été créée pour "présider à la nuit s. Le
péché de l’homme n’a donc pas été cause d’une diminution de la lumière des
corps célestes. Leur lumière ne sera pas non plus augmentée par la
glorification de l’homme.
5. La
clarté des corps célestes a pour but de servir les hommes, ainsi que les autres
créatures. Mais après la résurrection, la clarté du soleil ne servira plus aux
hommes. Isaïe dit "Tu n’auras plus le soleil pour briller le jour, mi la
splendeur de la lune pour t’illuminer." Et l’Apocalypse : "Cette cité
n’a pas besoin du soleil ni de la lune pour l’éclairer. Leur clarté ne sera
donc pas accrue.
6. Il ne serait pas sage pour un artisan de fabriquer de très grands instruments pour construire un petit objet fabriqué. L’homme est très petit en face des corps célestes, qui par
leur énorme grandeur dépassent incomparablement ses dimensions. Bien plus, toute la masse de la terre est, en face du ciel, comme un point par rapport à la sphère, comme disent les astrologues. Dieu, qui est infiniment sage, ne semble pas avoir assigné l’homme comme fin de la création du ciel. Il ne semble donc pas qu’à cause de son péché le ciel doive être détérioré, ni qu’à cause de sa gloire il soit amélioré.
Cependant :
Isaïe affirme "La lumière de la lune sera comme celle du soleil, et la lumière du soleil sera septuplée."
En outre, le monde entier sera transformé en mieux. Mais le ciel est la partie la plus noble du monde corporel. Il sera donc modifié en mieux. Cela ne peut être qu’en resplendissant d’une plus grande clarté. Il sera donc amélioré, et sa clarté croîtra.
De plus, "toute créature qui gémit et engendre attend la révélation de la gloire des fils de Dieu", comme dit saint Paul aux Romains. Il en est ainsi des corps célestes, comme dit la Glose. Ils attendent donc la gloire des saints. Cela ne se peut que s’ils doivent en être enrichis. C’est donc que leur clarté en sera accrue, puisqu’elle est leur principal ornement.
Conclusion :
La rénovation du monde a pour but de nous donner des signes manifestes, grâce auxquels l’homme verra Dieu, pour ainsi dire sensiblement. La créature conduit à la connaissance de Dieu surtout par sa beauté et sa splendeur, qui manifestent la sagesse de celui qui l’a faite et la gouverne. La Sagesse dit : "Le Créateur pourra être vu grâce à la grandeur de la beauté de sa créature." La beauté des corps célestes réside surtout en leur lumière. L’Ecclésiastique dit : "La splendeur du ciel c’est la gloire des étoiles, le Seigneur illuminant le monde dans les hauteurs." Les corps célestes seront donc surtout améliorés dans leur clarté. La quantité et la modalité de cette amélioration sont connues de celui-là seul qui en sera l’auteur.
Solutions :
1. Le
feu purificateur ne causera pas une rénovation de la forme des choses, mais il
les y préparera, en les purifiant de la corruption du péché et de la
pénétration des impuretés, qui ne se trouvent pas dans les corps célestes.
Ceux-ci n’ont donc pas besoin d’être purifiés par le feu ; mais ils doivent
être rénovés divinement.
2. Le
mouvement n’apporte pas de perfection à celui qui se meut, considéré en
lui-même car le mouvement est l’acte d’un être imparfait. Il peut cependant
contribuer à la perfection d’un corps en produisant en lui quelque chose qui y
concourt. La lumière contribue à la perfection du corps lumineux, même
considéré en sa substance. C’est pourquoi, quand le corps céleste aura cessé
d’être la cause des générations, il gardera sa clarté en perdant son mouvement.
3. Au
sujet du texte d’Isaïe : "La lumière de la lune sera comme celle du
soleil," la Glose dit : "Toutes les choses faites pour l’homme ont
été abîmées par son péché ; le soleil et la lune ont vu réduire leur lumière."
Certains interprètent cette diminution comme une réelle réduction de leur
lumière. L’invariabilité naturelle des corps célestes n’empêche pas ce
changement, puisqu’il a été opéré par la puissance divine. D’autres pensent, et
cela est probable, que cette diminution ne marque pas une réelle déficience de
la lumière, mais seulement un amoindrissement, dans son service des hommes, du
bénéfice qu’ils tiraient de la lumière. des corps célestes : celui-ci serait
moindre après le péché. C’est de cette manière que la Genèse dit : "Que
soit maudite la terre que tu travailles : elle fera germer pour toi des épines
et des chardons." Auparavant, il poussait déjà des épines et des chardons,
mais pas pour le châtiment de l’homme. Si la lumière des corps célestes n’est
pas réduite en son essence par le péché de l’homme, il n’en résulte pas qu’elle
ne doive pas être augmentée dans la glorification de l’homme, parce que le
péché de l’homme n’a pas modifié l’état de l’univers. Avant comme après,
l’homme a une vie animale, qui a besoin du mouvement et de la génération de
toute créature corporelle. Mais la glorification de l’homme modifiera l’état de
toute la création corporelle, comme il a été dit plus haut. Ce n’est donc pas
la même chose.
4.
Cette diminution, ainsi qu’on l’estime plus probable, n’affecte pas la
substance, mais un effet de la lune. Il n’en résulte donc pas que quand la lune
était au-dessus de la terre elle produisait le jour, mais seulement que
l’avantage que l’homme tirait de la lumière de la lune égalait celui qu’il tire
maintenant de la lumière du soleil. Mais après la résurrection, quand la
lumière de la lune croîtra réellement, il n’y aura nulle part de nuit sur la
terre, sauf dans le centre de la terre, où sera l’enfer. Alors, comme il est
dit, la lune brillera autant que maintenant le soleil, et le soleil sept fois
plus que maintenant. Les corps des bienheureux brilleraient sept fois plus que
le soleil, bien que cela ne soit pas établi par des textes faisant autorité ni
par une raison.
5. Une
chose peut rendre service à l’homme de deux manières : d’une manière, parce
qu’elle lui serait nécessaire ; aucune créature ne sera plus nécessaire à
l’usage des hommes, parce qu’ils recevront de Dieu tout le suffisant.
L’Apocalypse le signifie en disant que "cette cité n’a besoin ni de soleil
ni de lune". D’une autre manière une chose peut être utile à l’homme pour
sa plus grande perfection et ainsi l’homme se servira d’autres créatures, non
en tant que nécessaires pour parvenir à sa fin, mais de même qu’il emploie
maintenant certaines créatures.
6. Cet argument est du Rabbi Moïse, qui s’efforce de rejeter tout à fait la thèse que le monde a été créé pour l’homme. Il déclare donc que ce qui est dit dans l’Ancien Testament de la rénovation du monde, par exemple dans les textes d’Isaïe, n’est qu’une métaphore. Selon lui, quand il est dit à une personne que le soleil s’obscurcit, cela signifie qu’elle tombe dans une grande tristesse et ne sait plus que faire (selon une manière de parler fréquente dans l’Écriture), tandis que si on dit au contraire que le soleil brille davantage pour une personne et que tout le monde se renouvelle, c’est parce que cette personne passe de l’état de tristesse à une très grande joie. Mais cela est en désaccord avec les textes faisant autorité et les exposés des saints. On doit donc répondre à ce raisonnement que, bien que les corps célestes soient très au-dessus du corps humain, cependant l’âme raisonnable dépasse beaucoup plus les corps Célestes que ceux-ci ne dépassent le corps humain. Il n’y a donc pas de difficulté à admettre que les corps célestes ont été créés pour l’homme, mais non comme fin principale, puisque la fin principale de toutes choses est Dieu.
Objections :
1. Il
semble qu’on doive le nier. La lumière est une qualité propre aux corps
célestes, comme le chaud et le froid, l’humide et le sec sont les qualités
propres des éléments. De même que le ciel sera renouvelé par une augmentation
de sa clarté, ainsi les éléments doivent l’être par l’accroissement de qualités
actives et passives.
2. Le
rare et le dense sont des qualités des éléments, qu’ils ne perdront pas à la
rénovation du monde. Mais la rareté et la densité des éléments semblent
résister à la lumière, puisque un corps clair doit être condensé ; il ne semble
donc pas que la rareté de l’air puisse recevoir la clarté, ni la densité de la
terre, qui la rend impénétrable. Il n’est dès lors pas possible que les
éléments soient renouvelés par l’addition d’une clarté.
3. Il
est évident que les damnés seront dans la terre. Mais ils seront dans les
ténèbres, non seulement intérieures, mais même extérieures. La terre ne sera
donc pas douée de clarté dans cette rénovation, ni, pour le même motif, les
autres éléments.
4. L’augmentation
de la clarté dans les éléments accroît leur chaleur. Si donc en cette
rénovation il y avait une plus grande clarté des éléments que maintenant, il y
aurait une chaleur plus grande. lis seraient donc transformés jusqu’en leurs
qualités naturelles, qui leur appartiennent en une mesure déterminée. Ce serait
absurde.
5. Le bien de l’univers, qui consiste dans l’ordre et l’harmonie de ses parties, est plus appréciable que le bien d’une nature parti culière. Si une créature devenait meilleure, le bien de l’univers disparaîtrait, puisque son harmonie serait troublée. Si donc les éléments de l’univers qui selon leur état naturel dans l’univers doivent être privés de clarté, recevaient de la clarté, la perfection de l’univers périrait plutôt que d’en être accrue.
Cependant :
L’Apocalypse dit : "J’ai vu un nouveau ciel et une nouvelle terre. "Le ciel sera renouvelé par une plus grande clarté ; donc aussi la terre et les autres éléments.
En outre, les corps inférieurs sont destinés à servir à l’homme comme les supérieurs. Mais la créature corporelle sera récompensée à cause du service qu’elle aura rendu à l’homme, comme semble le signifier la Glose de l’Epître de saint Paul aux Romains. Les éléments seront donc revêtus de clarté comme les corps célestes.
De plus, le corps de l’homme est composé des éléments. Leurs parties qui sont dans le corps de l’homme seront glorifiées avec l’homme, par la réception de la clarté. Il convient que le tout et la partie possèdent la même disposition et que les éléments eux- mêmes soient doués de clarté.
Conclusion :
Le rapport entre l’ordre des esprits célestes et celui des esprits terrestres est le même qu’entre l’ordre des corps célestes et des corps terrestres. Puisque la créature corporelle a été faite pour la créature spirituelle et est gouvernée par elle, la disposition des choses corporelles doit être la même que celle des choses spirituelles. A la fin du monde, les esprits inférieurs recevront les propriétés des esprits supérieurs : les hommes "seront comme les anges dans le ciel", selon saint Matthieu. L’esprit humain parviendra à la plus haute perfection en ce par quoi il peut recevoir une communication de l’esprit angélique. De même, puisque les corps inférieurs ne communiquent avec les corps célestes que dans l’ordre de la lumière et de la transparence, comme dit Aristote, il faut que les corps inférieurs soient surtout perfectionnés dans l’ordre de la clarté. Tous les éléments revêtiront donc une sorte de clarté, pas tous également, mais chacun à sa manière : on dit en effet que la terre sera, à sa surface transparente comme le verre, l’eau comme le cristal, l’air comme le ciel, le feu comme les astres du ciel.
Solutions :
1. Nous
l’avons vu, la rénovation du monde tend à ce que l’homme puisse voir la
Divinité, même sensiblement, à travers les corps, par des signes manifestes.
Parmi nos sens, le plus spirituel et le plus subtil est la vue. C’est donc
surtout par leurs qualités visuelles, dont le principe est la lumière, que les
corps inférieurs seront améliorés. Mais les qualités élémentaires sont soumises
au toucher, qui est le plus matériel des sens. L’excès de ses sensations est
plus pénible que délectable. Par contre l’excès de la lumière sera délectable,
parce qu’elle n’est pénible qu’à cause de la débilité de l’organe visuel,
laquelle n’existera plus dans la vie nouvelle.
2.
L’air ne sera pas clair comme s’il projetait des rayons, mais comme une chose
diaphane pénétrée par la lumière. La terre, bien que opaque par nature, à cause
du manque de lumière, revêtira sur sa surface, par la vertu divine, une gloire
de clarté sans préjudice de son opacité.
3. Dans
le lieu de l’enfer, il n’y aura point de terre glorifiée par la clarté, mais au
lieu de cette forme de gloire, il y aura dans cette partie de la terre les
esprits intelligents des hommes et des démons, qui, bien qu’affaiblis à cause
de leur faute, seront supérieurs par la dignité de leur nature à n’importe
quelle qualité corporelle. On pourrait dire aussi que même si toute la terre
était glorifiée, néanmoins les damnés seront dans les ténèbres extérieures
parce que le feu de l’enfer qui sous un certain aspect luira, par ailleurs ne
pourra pas briller pour eux.
4.
Cette clarté sera dans ces corps comme elle est dans les corps célestes, dans
lesquels elle ne cause pas de chaleur ces corps seront devenus inaltérables
comme le sont maintenant les corps célestes.
5. L’ordre de l’univers ne sera pas supprimé par l’amélioration des éléments, puisque toutes les autres parties de l’univers seront elles- mêmes améliorées : la même harmonie demeurera donc.
Objections :
1. Il
semble que oui. Il ne convient pas que dans ce monde nouveau les éléments
perdent quelque chose qui servait à les orner. Or ils sont ornés par les
animaux et les plantes ceux-ci ne leur seront donc pas enlevés dans la
rénovation du monde.
2. Les
animaux, les plantes et les minéraux servent à l’homme comme les éléments.
Ceux-ci seront glorifiés à cause de ce service. De même les animaux, les
plantes et les minéraux doivent l’être.
3.
L’univers demeurerait imparfait si quelque chose qui fait partie de sa
perfection lui était enlevé. Or les espèces des animaux, des plantes et des
minéraux font partie de la perfection de l’univers. Puisqu’on ne peut pas dire
que le monde demeurerait imparfait dans sa rénovation, il semble qu’on doive
affirmer que les plantes et les animaux subsisteront.
4. Les
animaux et les plantes ont une forme plus noble que les éléments. Or le monde,
dans la rénovation finale, doit être changé en mieux. Donc les animaux et les
plantes doivent demeurer, plus encore que les éléments, puisqu’ils sont plus
nobles.
5. Il ne convient pas de dire qu’un appétit naturel sera frustré. Selon leur appétit naturel, les animaux et les plantes désirent exister perpétuellement, sinon comme individus, du moins en tant qu’espèce c’est à cela qu’est ordonnée leur génération continuelle, comme dit Aristote. Il ne convient donc pas de dire que ces espèces disparaîtront un jour.
Cependant :
si les plantes et les animaux demeurent, cela vaudra pour tous, ou seulement pour quelques-uns. Si c’est pour tous, il faut que les animaux privés de raison, morts avant la fin du monde, ressuscitent comme les hommes. Cela ne peut être, car leur forme disparaît leur mort, et ne peut donc pas être réincarnée la même individuellement. Si ce n’est pas pour tous, mais seulement pour quelques-uns on ne voit pas de motif pour que l’un demeure plutôt que l’autre il semble donc qu'aucun ne demeurera perpétuellement.
Tout ce qui demeure après la rénovation du monde, demeurera perpétue11ement avec cessation de génération et de corruption. Il saut donc dire que les plantes et les animaux cesseront tout à fait d’exister après la rénovation du monde.
En outre, selon Aristote, la perpétuité de l’espèce des plantes des animaux et autres choses corruptibles, n’est assurée que par la continuation du mouvement céleste. Mais celui-ci cessera. Les espèces ne pourront donc pas être gardées perpétuellement.
De plus, quand la fin cesse, ce qui lui est ordonné doit cesser. Les animaux et les plantes ont été créés pour soutenir la vie animale de l’homme. La Genèse dit : "Je vous ai donné toute chair comme tout légume." Avec la cessation de la vie animale de l’homme, les animaux et les plantes doivent donc cesser. Après la glorification, la vie animale de l’homme n’existera plus les plantes et les animaux ne resteront donc plus.
Conclusion :
Puisque la rénovation du monde se fera en faveur de l’homme, elle doit être conforme à la rénovation de l’homme lui-même. Or l’homme renouvelé passera de l’état de corruption à celui d’incorruption et de repos perpétuel. Saint Paul dit aux Corinthiens : "Il faut que ce corps corruptible revête l’incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l’immortalité." Le monde sera donc renouvelé de telle sorte que, rejetant toute corruption, il demeure perpétuellement dans le repos. Rien ne pourra être ordonné à cette rénovation qui ne soit lui-même ordonné à l’incorrution. Tels sont les corps célestes, les éléments et les hommes. Les corps célestes sont incorruptibles par nature, en tout et en particulier. Les éléments sont corruptibles dans leurs parties, mais incorruptibles dans leur totalité. Les hommes se corrompent dans leur tout comme dans leurs parties, mais seulement dans la matière du corps, non dans sa forme, l’âme raisonnable, qui demeure incorruptible après la corruption du corps. Les animaux dénués d’intelligence et les plantes et les minéraux et tous les corps mixtes, se corrompent dans le tout et dans les parties, et dans leur matière qui perd sa forme, et dans leur forme qui cesse d’être en acte. Ils n’ont donc aucune disposition à l’incorruptibilité. Ils ne demeureront pas après cette rénovation, mais seules resteront les choses que nous avons dites.
Solutions :
1. Ces
corps sont l’ornement des éléments en tant qu’ils amènent jusqu’à des actions
supérieures les pouvoirs actifs et passifs des éléments : ils sont donc un
ornement pour les éléments tant que ceux-ci sont à l’état actif et passif. Mais
cet état ne demeure pas dans les éléments : il ne convient donc pas que les
animaux et les plantes demeurent.
2. Les
animaux, les plantes et les autres créatures corporelles ne méritent rien en
servant l’homme, puisqu’ils sont dépourvus du libre arbitre ; on dit que
certains corps sont récompensés, mais c’est parce que l’homme a mérité que
soient renouvelées les choses qui y sont aptes. Les plantes et les animaux ne
sont pas aptes à cette transformation qui les rendrait incorruptibles, comme
nous l’avons vu. L’homme ne peut donc pas mériter cette transformation, parce
que personne ne peut mériter pour un autre que ce dont celui-ci est capable,
pas plus que pour soi-même. Donc, même si les animaux privés de raison
méritaient au service de l’homme, ils ne devraient pas être renouvelés.
3. La perfection de l’homme peut être comprise diversement (perfection de nature telle qu’elle a été créée, et de nature glorifiée). De même, la perfection de l’univers est double :
L’une selon
l’état présent de mutabilité, l’autre selon l’état de la future rénovation. Les
plantes et les animaux appartiennent à la perfection de l’univers dans l’état
présent, non à celui de rénovation, auquel ils ne sont pas destinés.
4. Bien
que les animaux et les plantes, à certains points de vue, soient plus nobles
que les éléments, cependant, au point de vue de l'incorruptibilité, les
éléments sont plus nobles, comme cela ressort de ce que nous avons dit.
5. L’appétit naturel de perpétuité qui se trouve dans les animaux et les plantes, doit être considéré selon le mouvement du ciel, c’est-à-dire qu’il ne dure que tant que celui-ci demeure. Un effet ne peut pas posséder un appétit qui demeure au-delà de sa cause. Si donc, à la cessation du mouvement du premier moteur, les plantes et les animaux ne demeurent pas selon leur espèce, il ne s’ensuit pas que l’appétit naturel est frustré.
Considérons ce qui concerne les bienheureux après le jugement général : 1. Leur vision de l’essence divine, en laquelle consiste principalement leur béatitude. 2. Leur béatitude et leurs demeures. 3. Leur état par rapport aux damnés. - 4. Les dons contenus dans leur béatitude. - 5. Les auréoles qui perfectionnent et ornent leur béatitude.
Au sujet du premier point, trois questions se posent : 1. Les saints verront-ils Dieu en son essence ? - 2. Le verront-ils des yeux du corps ? - 3. En voyant Dieu verront-ils aussi tout ce que Dieu voit ?
Objections :
1. Cela
ne lui semble pas possible. Saint Jean dit "Personne n’a jamais vu Dieu "et
saint Jean Chrysostome affirme que "même les essences célestes (les
Chérubins et les Séraphins eux-mêmes) ne pourront pas le voir jamais tel qu’il
est." Aux hommes est promise seulement l’égalité avec les anges. En saint Matthieu
: "Ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel." Donc les saints eux-
mêmes dans la patrie céleste ne verront pas Dieu en son essence.
2.
Denys raisonne comme ceci : "On ne peut connaître que ce qui existe. Or
tout ce qui existe est fini, puisqu’il se trouve en un genre déterminé. Dieu,
qui est infini, est au-dessus de tous les êtres qui existent. Il n’y a donc
point de connaissance possible de lui il est au-dessus de toute connaissance."
3.
Denys montre que le moyen le plus parfait pour notre intelligence d’être unie
à. Dieu, c’est d’adhérer à lui comme à l’Inconnu. Une chose qui est vue en son
essence n’est pas inconnue. Il est donc impossible que notre intelligence voie
Dieu en son essence.
4.
Denys dit : "Si on pose sur Dieu des ténèbres (qu’il appelle abondance de
lumière), elles sont couvertes de toute lumière et sont cachées à toute
connaissance. Et si quelqu’un en voyant Dieu comprend ce qu’il voit, c’est
qu’il ne le voit pas lui-même, mais voit quelque chose qui vient de lui."
Donc aucune intelligence créée ne pourra voir Dieu en son essence.
5.
Selon Denys, "Dieu, l’Être, est quelqu’un d’invisible à cause de son
excessive clarté". Cette clarté qui est trop vive pour l’intelligence de
l’homme sur la terre, l’est aussi pour son intelligence dans la patrie. Elle
sera donc invisible dans la patrie comme pour l’homme en marche sur terre.
6.
Puisque l’être intelligible perfectionne l’intelligence, il doit y avoir une
proportion entre l’intelligible et l’intelligence, comme entre le visible et la
vue. Or il ne peut pas y avoir de proportion entre notre intelligence et
l’essence divine, puisqu’elles sont infiniment distantes. Notre intelligence ne
pourra donc pas atteindre en une vision l’essence divine.
7. Dieu est plus distant de notre intelligence que l’intelligible créé est distant du sens. Le sens ne peut d’aucune manière atteindre la vision de la créature spirituelle. Notre intelligence ne peut pas davantage atteindre la vision de l’essence divine.
Quand une
quelque chose, il faut toujours qu’elle soit informée par la représentation en
elle de cette chose, représentation imprimée en elle, qui est le principe de
l’opération qui s’achève dans l’objet, comme la chaleur est le principe de
l’échauffement. Si donc notre intelligence connaît Dieu, cela doit se faire
grâce à une similitude de lui qui informe cette intelligence. Ce ne peut pas
être l’essence divine elle-même, puisque l’être de la forme et de ce qu’elle
informe est unique or l’essence divine diffère de notre intelligence selon son
essence et selon son être. Il faut donc que la forme qui informe notre
intelligence dans la connaissance de Dieu soit une similitude de Dieu imprimée
par lui dans notre esprit. Mais cette similitude étant quelque chose de créé,
ne peut conduire à la connaissance de Dieu que comme un effet conduit à sa
cause. Il est donc impossible que notre intelligence voie Dieu autrement que
par son effet. Mais voir Dieu par son effet n’est pas le voir par son essence.
Notre intelligence ne- pourra donc pas le voir en son essence.
9.
L’essence divine est plus éloignée de notre intelligence que n’importe quel
ange ou intelligence. Mais, comme dit Avicenne, "qu’une intelligence soit
connue de notre esprit, cela ne signifie pas que l’essence de cette
intelligence soit dans notre esprit". Car alors la science que nous avons
de cette intelligence serait une substance et non un accident. En réalité, "c’est
la représentation de cette intelligence qui se trouve dans notre esprit. Donc,
Dieu aussi n’est dans notre esprit, pour être connu par nous, qu’en tant qu’une
similitude est imprimée par lui dans notre esprit. Cette similitude ne peut
conduire à la connaissance de l’essence divine, car, étant infiniment distante
de cette essence, elle dégénère en une espèce, encore bien plus que si l’espèce
du blanc dégénérait dans l’espèce du noir. Dès lors, de même que celui dans la
vue duquel l’image du blanc dégénère en celle du noir, à cause d’une
indisposition de l’organe visuel, ne voit pas le blanc, ainsi notre
intelligence qui voit seulement Dieu à travers une représentation de lui, ne
peut le voir dans son essence.
10. "Dans
les choses séparées de la matière, dit Aristote, l’intelligence et son objet ne
sont qu’un." Mais Dieu est absolument séparé de toute matière. Puisqu’une
intelligence créée ne peut parvenir à devenir une essence incréée, il n’est pas
possible que notre intelligence voie Dieu en son essence.
11.
Tout ce qui est vu dans son essence, on sait ce qu’il est. Mais notre
intelligence ne peut pas savoir de Dieu ce qu’il est, mais seulement ce qu’il
n’est pas, comme disent Denys et saint Jean Damascène. Notre intelligence ne
pourra donc pas voir Dieu en son essence.
12.
Tout infini, comme tel, est inconnu. Dieu est infini de toutes manières et donc
tout à fait inconnu. Il ne pourra donc pas être vu en son essence par une
intelligence créée.
13.
Saint Augustin dit : "Dieu est, par nature, invisible." Les choses
qui appartiennent à Dieu par nature ne peuvent se modifier. Impossible donc
qu’il soit vu par essence.
14.
Tout ce qui existe d’une manière et est vu d’une autre manière, n’est pas vu
tel qu’il est. Mais Dieu existe d’une manière, et sera vu d’une autre manière
par les saints dans la patrie. Il existe en effet à sa manière et sera vu par
les saints à leur manière. Il ne sera donc pas vu par eux selon ce qu’il est.
Donc, point en son essence.
15. Ce qui est vu à travers un intermédiaire n’est pas vu en son essence. Dieu, dans la patrie, sera vu par l’intermédiaire de la lumière de gloire, comme dit le Psalmiste : "Dans ta lumière nous verrons la lumière." Il ne sera donc point vu en son essence.
16. Dans la patrie Dieu sera vu face à face, selon saint Paul aux Corinthiens. Quand nous voyons un homme face à face, nous le voyons dans sa représentation imprimée en nous. Dieu dans la patrie sera donc vu dans une représentation de lui, non en son essence.
Cependant :
Saint Paul dit aux Corinthiens "Maintenant, nous voyons dans un miroir, d’une manière mystérieuse, mais alors nous verrons face à face." Ce qui se voit face à face se voit dans son essence. Les saints dans la patrie verront donc Dieu dans son essence.
En outre, saint Jean dit : "Quand il apparaîtra, nous serons semblables a lui, car nous le verrons tel qu’il est." Nous le verrons donc en son essence.
De plus, saint Paul dit aux Corinthiens : "Quand il aura remis le royaume à Dieu et au Père." La Glose ajoute : "Là où (dans la patrie) l’essence du Père et du Fils et du Saint -Esprit sera vue, elle qui apparaîtra seulement aux coeurs purs, puisqu’elle est la suprême béatitude." Les bienheureux verront donc Dieu en son essence.
De plus, saint Jean dit "Si quelqu’un m’aime, mon Père l’aimera ; et je l’aimerai et je me manifesterai moi-même à lui." Ce qui est manifesté, on le voit en son essence. Dieu sera donc vu en son essence par les saints dans la patrie.
De plus, à propos de l’Exode "L’homme ne pourra me voir et vivre", saint Grégoire rejette l’opinion de ceux qui disaient que "dans cette région de la béatitude Dieu peut être considéré dans sa clarté, mais que sa nature ne peut être vue. Sa clarté et sa nature ne diffèrent pas". Sa nature, c’est son essence. Il pourra donc être vu en elle.
De plus, le désir des saints ne peut pas être tout à fait frustré. Or c’est leur désir commun de voir Dieu en son essence, selon l’Exode : "Montre-moi ta gloire", et le Psalmiste "Montre ta face et nous serons sauvés", et saint Jean "Montre-nous le Père, et cela nous suffit." Les saints verront donc Dieu en son essence.
CoNcLusioN : Selon la foi, nous tenons que la fin ultime de la vie humaine est la vision de Dieu ; de même les philosophes soutiennent que la félicité ultime de l’homme est de connaître dans leur essence les substances séparées de la matière. C’est pourquoi au sujet de cette question nous trouvons la même difficulté et la même diversité d’opinions chez les philosophes et chez les théologiens. Quelques philosophes affirmèrent que notre intellect possible ne peut jamais parvenir à la connaissance des substances séparées par exemple, Alpharabe à la fin de son Ethique, bien qu’il dise le contraire dans le livre "De l’Intelligence," d’après son commentateur. De même, quelques théologiens disent que l’intelligence humaine ne peut jamais parvenir à voir Dieu en son essence. Les uns et les autres sont conduits à cette conclusion par la distance constatée entre notre intelligence et l’essence divine ou les”autres substances séparées. L’intelligence en acte étant de quelque manière une seule chose avec l’intelligible en acte, il semble difficile que l’intelligence créée devienne de quelque manière l’essence incréée. Saint Jean Chrysostome dit : "Comment le créable voit-il l’incréable ?" Pour ceux qui tiennent que l’intellect possible peut être engendré et est corruptible, comme puissance dépendant du corps, la difficulté majeure se présente, non seulement à l'égard de la vision divine, mais même à l’égard de la vision de toute substance séparée.
Mais cette opinion ne peut nullement être tenue. D’abord parce qu’elle s’oppose à l’autorité des Écritures canoniques, comme le dit saint Augustin dans son livre "De la vision de Dieu." Ensuite, parce que connaître intellectuellement étant par-dessus tout l’opération propre de l’homme, il faut que sa béatitude consiste en la forme la plus parfaite de cette opération. La perfection de celui qui connaît, en tant que tel, est l’intelligible lui-même si dans l’opération la plus parfaite de l’intelligence l’homme ne parvenait pas à voir l’essence divine, mais un autre objet, on devrait dire que l’homme est béatifié par autre chose que Dieu. Et puisque l’ultime perfection de chaque chose consiste dans la Conjonction avec son principe, il s’ensuivrait que le principe effectif de l’homme serait autre chose que Dieu, ce qui nous semble absurde. Ce serait absurde aussi pour les philosophes qui pensent que nos âmes émanent des substances séparées, de telle sorte qu’à la fin nous pourrions les connaître.
C’est pourquoi, selon nous, on doit dire que notre intelligence parviendra à voir l’essence divine. Et les philosophes doivent dire qu’elle parviendra à voir l’essence des substances séparées. Il nous reste à rechercher comment cela peut se faire. Certains affirmèrent, comme Alpharabe et Avempace, que par le fait même que notre intelligence connaît n’importe quel objet intelligible, elle parvient à voir l’essence d’une substance séparée. Pour le montrer, ils procèdent de deux manières. La première : de même que la nature de l’espèce ne varie pas dans les divers individus, sauf en tant qu’elle est unie aux principes d’individuation, de même, la forme intelligible connue ne varie pas selon qu’elle est connue par tel ou tel, sauf en tant qu’elle est unie à diverses formes imaginatives. C’est pourquoi quand l’intelligence sépare par l’abstraction la forme intelligible des formes imaginatives, il reste la quiddité intellectuelle, qui est une et identique dans les diverses intelligences qui la connaissent. Et cela c’est la quiddité de la substance séparée. C’est pourquoi, quand notre intelligence parvient à la totale abstraction de la quiddité intelligible de n’importe quoi, elle connaît par là. la quiddité de la substance séparée, qui est semblable à elle-même. La seconde manière de démonstration : notre intelligence est faite pour abstraire la quiddité de tous les êtres intelligibles qui en ont une. Si donc la quiddité qu’elle abstrait de tel être individué ayant une quiddité, est une quiddité qui n’a pas elle-même de quiddité, en la connaissant, elle connaît la quiddité d’une substance séparée, qui est ainsi disposée, puisque les substances séparées sont des quiddités subsistantes, qui n’ont pas de quiddité ; car la quiddité de ce qui est simple est simple elle-même, comme dit Avicenne. Mais si la quiddité abstraite de tel être sensible individué est une quiddité qui possède sa quiddité, alors l’intelligence est apte à abstraire cette quiddité. Ainsi, puisqu’on ne peut pas remonter à l’infini, on doit arriver à une quiddité qui n’a pas elle-même de quiddité, c’est-à-dire une quiddité séparée.
Mais cette argumentation ne semble pas suffisante. D’abord parce que la quiddité de la substance matérielle, que l’intelligence abstrait, n’est pas de la même nature que les quiddités de substances séparées : donc, du fait que notre intelligence abstrait les quiddités des choses matérielles et les connaît, il ne suit pas qu’elle connaisse la quiddité de la substance séparée, et surtout l’essence divine, qui est tout à fait d’une autre nature que toute quiddité créée. Ensuite, parce que même en supposant qu’elle soit de la même nature, cependant en connaissant la quiddité d’une chose composée, on ne connaîtrait pas celle de la substance séparée, sauf selon son genre le plus éloigné, qui est la substance. Mais cette connaissance est imparfaite tant qu’on ne parvient pas aux caractères propres de la chose. En effet, celui qui connaît l’homme seulement en tant qu’il est animal ne le connaît que relativement et en puissance. Et il le connaît bien moins encore s’il ne connaît que la nature de la substance en lui-même. C’est pourquoi, connaître ainsi Dieu ou les substances séparées, ce n’est point voir l’essence divine ou la quiddité de la substance séparée : c’est seulement connaître par les effets produits et comme dans un miroir.
C’est pourquoi Avicenne, dans ses Métaphysiques, expose un autre moyen de connaître les substances séparées : celles-ci seraient connues par nous à travers les intentions de leurs quiddités, qui seraient des similitudes d’elles-mêmes, non pas abstraites d’elles-mêmes, puisqu’elles sont immatérielles, mais imprimées par elles dans nos âmes. Mais ce nouveau mode de connaître ne nous paraît pas non plus suffisant pour la vision divine que nous recherchons. Il est en effet évident que "tout ce qui est reçu en quelque chose est en elle selon la manière d’être de cette chose qui reçoit. "La similitude de la divine essence imprimée dans notre intelligence serait donc en elle selon le mode de notre esprit. Mais le mode de notre esprit est déficient en regard de la parfaite réception de la similitude divine. Cette déficience à l’égard de la parfaite similitude peut se produire avec autant de manières qu’il y a de manières d’être dissemblables.
D’une manière, la similitude est déficiente quand la forme est participée dans la même espèce, mais non d’une manière aussi parfaite comme si quelqu’un est seulement un peu blanc, tandis que l’autre l’est bien plus. D’une autre manière, la similitude est encore plus déficiente quand les deux êtres n’appartiennent pas à la même espèce, mais seulement au même genre comme seraient semblables celui qui a une couleur citron ou jaunâtre et celui qui a la couleur blanche. D’une autre manière encore il y a davantage déficience de similitude quand deux êtres n’appartiennent pas au même genre, mais sont seulement analogues ou proportion nés comme si on parle de similitude entre la blancheur et l’homme parce que tous deux sont des êtres. Et de cette manière, toute similitude entre une créature et la divine essence est tout à fait déficiente. Pour que la vue connaisse la blancheur, il faut que la représentation de la blancheur soit reçue en elle selon sa raison d’espèce, bien que non selon le même mode d’être, car être une forme reçue dans un sens, ou bien être une chose existant en dehors de l’âme, ce sont deux modes d’être fort différents. Si l’oeil recevait la forme couleur citron, on ne dirait pas qu’il voit la blancheur. De même pour que l’intelligence connaisse une quiddité, il faut qu’elle reçoive une similitude selon la raison d’espèce, bien que peut-être les deux n’aient pas le même mode d’être : en effet la forme qui se trouve dans l’intelligence ou le sens n’est pas principe de connaissance selon le mode d’être possédé par l’un et l’autre, mais selon la raison par laquelle elle communique avec la chose extérieure. Il est ainsi évident que Dieu ne peut être connu, de telle sorte que son essence serait vue immédiatement, par aucune similitude reçue dans un esprit créé. C’est pourquoi certains qui pensaient que l’essence divine pouvait être vue seulement de cette manière, dirent que cette essence même ne sera pas vue, mais seulement une sorte d’éclair, comme un rayon d’elle-même. Cette manière de connaître ne suffit donc pas à atteindre la vision divine, que nous cherchons à expliquer.
Nous devons donc considérer une autre manière que certains philosophes, Alexandre et Averroès, ont proposée : en toute connaissance, il doit y avoir quelque forme par laquelle ho connue ou est vue. La f orme par laquelle l’intelligence est perfectionnée pour voir les substances séparées ne serait pas la quiddité que l’intelligence abstrait des choses composées, comme le prétendait la première opinion. Ce ne serait pas non plus une impression produite dans notre esprit par la substance séparée, comme disait la seconde opinion : ce serait la substance elle-même qui s’unirait à notre intelligence comme une forme de telle sorte qu elle serait a la fois ce qui est connu, et ce par quoi on le connaît. Quoi qu’il en soit des autres substances séparées, nous devons accepter cette manière de connaître quand il s’agit de la vision de Dieu en son essence ; car toute autre forme qui informerait notre intelligence ne pourrait pas la conduire à l’essence divine.
Nous ne devons pas entendre cela en ce sens que l’essence divine serait la vraie forme de notre intelligence, ou que par l’union entre elle et notre intelligence serait formée quelque chose d’un absolument, comme dans les choses naturelles résultant de l’union de la forme et de la matière ; mais en ce sens que le rapport entre l’essence divine et notre intelligence est comparable au rapport entre la forme et la matière. Chaque fois en effet que deux choses dont l’une est plus parfaite que l’autre sont reçues dans le même réceptacle, le rapport de l’une à l’autre est analogue au rapport de la forme à la matière : ainsi la lumière et la couleur sont reçues dans le diaphane, et la lumière est par rapport à la couleur comme la forme par rapport à la matière. De même, quand l’âme reçoit la lumière intellective et l’essence divine elle-même, qui l’habite, bien que ce ne soit point de la même manière, l’essence divine est par rapport à l’intelligence comme la forme par rapport à la matière. Et l’on peut prouver de la façon suivante que cela suffit pour que l’intelligence puisse voir l’essence divine elle- même à travers cette même essence divine de même que par l’union de la forme naturelle, de laquelle une chose reçoit l’être, et de la matière, il se forme un seul être unique, ainsi par l’union de la forme par laquelle l’intelligence connaît, et de l’intelligence elle-même, il se forme un seul être dans celui qui connaît.
Dans les choses naturelles, une chose subsistante en soi ne peut pas devenir la forme d’une matière, si cette chose possède déjà de la matière qui fait partie d’elle, car une matière ne peut pas devenir la forme de quelque chose. Mais si cette chose subsistante en elle-même est seulement une forme, rien n’empêche qu’elle devienne la forme de quelque matière et qu’elle devienne ce par quoi existe un composé comme cela se produit pour l’âme humaine. Dans l’intelligence, nous devons considérer l’intelligence elle-même étant en puissance comme une sorte de matière tandis que l’espèce intelligible est la forme. Quand l’intelligence connaît en acte, elle est comme un composé des deux. Donc, s’il y a une chose subsistante par elle-même qui n’a pas en soi autre chose que d’être intelligible en elle-même, cette chose pourra par elle-même être la forme par laquelle l’intelligence connaît. Une chose est intelligible en tant qu’elle est en acte, non en tant qu’elle est en puissance. Nous en voyons un signe dans ce fait que la forme intelligible doit être abstraite de la matière et de toutes ses propriétés. C’est pourquoi, puisque l’essence divine est acte pur, elle pourra être la forme par laquelle l’intelligence connaît : telle sera la vision béatifiante. Aussi Aristote dit-il que l’union entre l’âme et le corps est "un exemple de l’union bienheureuse par laquelle l’esprit est uni à Dieu".
Solutions :
1. Le
texte cité peut être interprété de trois manières, comme le dit saint Augustin
dans le livre "la vision de Dieu". Ou bien il exclut la vision
corporelle, par laquelle personne n’a vu ni ne verra l’essence divine ; ou bien
il exclut la vision intellectuelle de Dieu dans son essence pour ceux qui
vivent dans cette chair mortelle ; ou bien il exclut la vision de compréhension
par une intelligence créée. Et c’est ainsi que l’entend saint Jean Chrysostome.
Il ajoute donc "L’Evangéliste parle ici de la connaissance qui serait la
contemplation tout à fait sûre et la compréhension telle que le Père l’a du
Fils." C’est bien aussi la pensée de l’Évangéliste, qui continue : "Le
Fils unique qui est dans le sein du Père, nous le décrira lui-même"
voulant nous prouver d’une manière exhaustive que le Fils est Dieu.
2. De
même que Dieu dépasse par son essence infinie toutes les choses existantes qui
ont une essence déterminée, de même la connaissance qu’il a de lui-même est
au-dessus de toute connaissance. Le rapport de notre connaissance avec notre
essence créée est comme le rapport de la connaissance divine avec son essence
infinie. Dans toute connaissance, il y a deux termes : Celui qui Connaît et
Celui qui est connu. Mais la vision par laquelle nous verrons Dieu en son
essence est la même que Celle par laquelle Dieu se voit, à considérer ce par
quoi il est vu : car nous le verrons dans son essence comme il se voit dans son
essence. Mais du côté du connaissant, il y a une différence : celle qui existe
entre l’intelligence divine et la nôtre. Dans celui qui connaît, ce qui est
connu suit la forme par laquelle nous connaissons, parce que c’est par la forme
de la pierre que nous voyons la pierre. Mais l’intensité de la connaissance
dans celui qui connaît dépend de la puissance de celui-ci : celui qui a une vue
plus forte voit plus nettement. C’est pourquoi dans la vision de Dieu, nous
voyons la même chose que Dieu, son essence, mais pas aussi parfaitement.
3.
Denys parle ici de la connaissance par laquelle sur terre nous connaissons Dieu
à travers une forme créée, par laquelle notre intelligence est informée pour
voir Dieu. Mais, comme dit saint Augustin, "Dieu échappe à toute forme de
notre esprit" parce que, quelle que soit la forme conçue par notre esprit,
elle n’atteint pas la notion de l’essence divine. C’est pourquoi il ne peut
être rejoint par notre intelligence. Mais nous le connaissons très parfaitement
dans notre condition de voyageurs, si nous savons qu’il est au-dessus de tout
ce que notre intelligence peut concevoir : et ainsi nous lui sommes unis comme
à quelqu’un d’ignoré. Au contraire, dans la patrie, nous le verrons par cette
forme qu’est son essence, et nous lui serons unis comme à quelqu’un de connu.
4. "Dieu
est Lumière", comme il est dit en saint Jean. Or la lumière est
l’impression de la clarté sur quelqu’un qui est illuminé. Comme l’essence
divine est d’une manière autre que toute similitude d’elle-même imprimée dans
l’intelligence, Denys dit : "Les ténèbres divines sont couvertes pour
toute lumière", parce que l’essence divine, qu’il appelle ténèbres à cause
de son excès de lumière qui aveugle, demeure insaisissable à cause de
l’impression produite dans notre esprit. Il suit de là qu’elle échappe à toute
connaissance. C’est pourquoi tout être qui, voyant Dieu, conçoit quelque chose
en son esprit, ne conçoit pas vraiment Dieu, mais quelque chose qui n’est qu’un
des effets produits par Dieu.
5. La
clarté de Dieu, bien qu’elle dépasse toutes les formes par lesquelles notre
esprit est informé ici-bas, ne dépasse pas l’essence divine elle-même, qui sera
comme la forme de notre esprit dans la patrie. C’est pourquoi, bien qu’elle
soit maintenant invisible, elle ne le sera plus alors.
6. Il ne peut y avoir de proportion entre le fini et l’infini, puisque l’infini dépasse le fini d’une manière absolument indéterminée. Mais il peut y avoir entre eux une certaine proportion dans le sens d’une similitude de leurs proportions : car de même que le fini est égal à tel autre fini, ainsi l’infini est égal à l’infini. Pour qu’une chose soit totalement connue, il faut parfois qu’il y ait une proportion entre le connaissant et le connu, puisque la puissance du connaissant doit égaler la possibilité d’être connu de la chose connue cette égalité constitue une certaine proportion. Mais parfois la cognoscibilité de la chose dépasse la puissance de celui qui connaît : comme quand nous connaissons Dieu ou au contraire quand Dieu connaît les créatures. Et alors il ne doit pas y avoir une proportion entre le connaissant et le connu, mais seulement une certaine proportionnalité : c’est-à-dire que celui qui connaît soit par rapport à ce qui doit être connu comme le connaissable par rapport à ce qui est connu. Et cette proportionnalité suffit pour que l’infini soit connu par le fini, et vice versa.
On pourrait
dire aussi que la proportion, selon la signification propre de ce mot, indique
un rapport de quantité à quantité, selon un certain dépassement déterminé ; ou
bien une égalité. Mais on peut l’étendre pour signifier toute relation d’une
chose avec une autre. C’est ainsi que nous disons que la matière doit être
proportionnée à la forme. De cette manière, rien n’empêche que notre
intelligence, bien que finie, soit proportionnée à la vision de l’essence
infinie, non cependant en la saisissant totalement, à cause de son immensité.
7. Il y
a deux sortes de similitudes ou de distances entre les choses. La première est
considérée selon leurs natures : et ainsi Dieu est plus distant de
l’intelligence créée que l’être intelligible créé est distant du sens. La
seconde est considérée selon la proportionnalité ici, c’est le contraire, car
le sens n’est pas proportionné pour connaître quelque chose d’immatériel comme
l’intelligence l’est pour connaître n’importe quel être immatériel. Cette
seconde similitude est requise pour connaître, non la première : car il est
évident que l’intelligence qui connaît une pierre ne lui est point semblable en
son état naturel, de même que l’oeil voit du miel rougeâtre et du fiel
rougeâtre, bien qu’il ne saisisse pas la douceur du miel. La rougeur du fiel se
compare mieux avec le miel en tant que visible, que la douceur du miel avec le
miel en tant que visible.
8. Dans
la vision que l’homme aura de Dieu en son essence, celle-ci sera elle-même
comme la forme de l’intelligence par laquelle elle connaîtra : il n’est pas
nécessaire qu’elle devienne une seule chose avec cette intelligence dans son
être, mais seulement que l’une et l’autre deviennent une seule chose dans
l’acte de connaître.
9. Nous
ne retenons pas cette affirmation d’Avicenne, car même d’autres philosophes le
contredisent à ce sujet. A moins de vouloir dire qu’Avicenne parle de la
connaissance des substances séparées selon qu’elles sont connues par les
sciences spéculatives et à travers les similitudes d’autres choses. Il
affirmerait donc cela pour montrer que la science n’est pas en nous une substance
mais un accident. L’essence divine, bien qu’elle soit plus distante de notre
intelligence par sa nature supérieure que la substance de l’ange, possède
pourtant davantage d’intelligibilité, parce qu’elle est acte pur, sans aucun
mélange de puissance. Cela ne se retrouve pas dans les autres substances
séparées. Mais cette connaissance que nous aurons de Dieu en son essence
constituera un accident, si nous considérons ce par quoi nous le verrons :
seulement quant à l’acte de celui qui la connaîtra, puisqu’il ne sera pas la
substance même de celui qui verra ou de celui qui sera vu.
10. La
substance séparée de la matière se connaît et connaît les autres choses : et
dans les deux cas nous pouvons constater la vérité du texte cité. En effet,
puisque l’essence même de la substance séparée est intelligible par elle-même
et est en acte en tant que séparée de la matière, il est évident que quand la
substance séparée se connaît elle-même, le connaissant et le connu sont tout à
fait la même chose. Car elle ne se connaît pas elle-même à travers quelque
intention abstraite d’elle- même, comme nous connaissons les choses
matérielles. Telle semble être la pensée d’Aristote, comme cela ressort du
commentaire. Mais en tant que la substance séparée connaît d’autres choses, ce
qui est connu en acte devient une même chose avec ce qui connaît en acte, en
tant que la forme du connu devient forme de l’intelligence, comme le prouve
Avicenne. Car l’essence de l’intelligence demeure une sous deux formes, en tant
qu’elle connaît deux choses successivement, comme la matière première demeure
unique sous diverses formes. C’est pourquoi le commentateur compare l’intellect
possible, dans ce cas, à la matière première. Et ainsi il ne suit nullement que
notre intelligence en voyant Dieu devienne l’essence divine elle-même, mais
qu’elle est comparée à lui comme à sa perfection et à sa forme.
11. Ces
citations et toutes les semblables doivent s’entendre de la connaissance que
nous avons de Dieu sur terre, pour les raisons dites plus haut.
12. L’infini
considéré au sens privatif (ou indéfini) est inconnaissable, en tant que tel,
puisqu’il est privé de ce complément de détermination d’où vient la
connaissance d’une chose. Il se réduit à la manière d’être de la matière qui
serait privée de toute détermination, comme dit Aristote dans les Physiques.
Mais l’infini pris dans le sens seulement négatif signifie l’absence d’une
matière qui le limite, puisque la forme est de quelque manière limitée par la
matière. Donc cet infini-là est de soi tout à fait connaissable. C’est de cette
manière que Dieu est infini.
13.
Saint Augustin parle ici de la vision corpo- relie par laquelle Dieu ne pourra
jamais être vu. Cela ressort de ce qui précède. "Jamais personne n’a vu
Dieu ni ne peut le voir comme on voit les choses visibles : par nature il est
invisible comme il est incorruptible." Mais de même que par sa nature il
est l’être le plus accompli, ainsi de soi il est le plus intelligible. Si
parfois il n’est pas Connu par nous, c’est à cause de notre déficience : si
donc nous le voyons après n’avoir pas pu le voir, ce n’est pas lui qui a
changé, mais nous.
14.
Dieu dans la patrie sera vu par les saints tel qu’il est, si nous parlons de
celui-là même qui est vu ; les saints le verront de la manière qu’il est
lui-même. Mais si nous parlons de celui qui le connaît, alors il ne sera pas vu
tel qu’il est, parce que l’esprit créé n’aura pas une capacité suffisante pour
le voir, en comparaison avec la possibilité que l’essence divine possède en
elle-même d’être connue.
15.
Dans la vision corporelle et dans la vision intellectuelle, on peut considérer
trois sortes d’intermédiaires. D’abord, l’intermédiaire grâce auquel on voit :
celui-là perfectionne la vue pour toute vision en général, sans la déterminer à
tel objet spécial ; telle est la lumière corporelle pour la vue corporelle, et
la lumière de l’intellect agent pour l’intellect possible, en tant
qu’intermédiaire. Puis, il y a l’intermédiaire par lequel on voit : et c’est la
forme visible, par laquelle chacune des deux puissances visuelles est
déterminée à tel objet spécial ; ainsi la forme de la pierre fait voir la
pierre. Enfin, il y a l’intermédiaire dans lequel on voit : c’est ce par la vue
de quoi le regard est conduit à voir autre chose : en regardant un miroir nous c
à y voir ce qu’il réfléchi en voyant une image nous sommes conduits à ce
qu’elle représente ; de même l’intelligence, par la connaissance de l’effet,
est conduite à sa cause ou inversement. Dans la vision de la patrie, il n’y
aura pas ce troisième intermédiaire, c’est-à-dire que Dieu serait connu par les
images d’autre chose, comme ici-bas : c’est pourquoi on dit que nous voyons
maintenant dans un miroir. Il n’y a pas non plus le second intermédiaire, parce
que l’essence divine sera elle-même ce par quoi notre intelligence verra Dieu.
Nous aurons seulement le premier intermédiaire, qui élèvera notre intelligence
pour qu’elle puisse être unie à la substance incréée, comme nous l’avons dit.
Mais cet intermédiaire ne permet pas de dire que la vision sera médiate :
puisqu’il ne se place pas entre le connaissant et la chose connue, mais il est
ce qui donne à celui qui connaît la puissance de connaître
16. On dit des créatures corporelles qu’elles sont vues sans intermédiaire que quand ce qui en elles peut être uni au sens de la vue lui est uni en fait ; mais elles ne peuvent pas être unies à la vue dans leur essence, à cause de leur matérialité. Elles sont donc vues sans intermédiaire, quand leur image est unie à la vue. Mais Dieu est par essence capable d’être uni à l’intelligence ; il ne serait donc pas vu immédiatement si son essence n’était pas unie à l’intelligence. Et cette vision qui s’opère d’une manière immédiate, s’appelle la vision de la face.
En outre, l’image de la chose corporelle est reçue dans le sens de la vue telle qu’elle est dans la réalité, quoique pas selon la même manière d’être elle conduit donc directement à cette chose. Aucune représentation ne peut conduire notre esprit de cette manière jusqu’à Dieu, comme cela ressort de ce que nous avons dit. Ce n’est donc pas la même chose.
Objections :
1. Il
semble que oui. L’oeil glorifié aura une puissance plus grande que celle de
tout oeil non glorifié. Or le bienheureux Job a vu Dieu de ses yeux : "Je
t’ai entendu par mon oreille, et maintenant mon oeil te voit." A bien plus
forte raison l’oeil glorifié pourra-t-il voir Dieu en son essence.
2. Job
dit : "Dans ma chair, je verrai Dieu mon Sauveur." Dans la patrie, on
verra donc Dieu, des yeux du corps.
3.
Parlant de la vue qu’auront les yeux glorifiés, saint Augustin s’exprime ainsi
: "Leurs yeux posséderont une force toute-puissante, non pour qu’ils
voient d’un regard plus perçant comme celui qu’on attribue aux serpents ou aux
aigles quelle que soit la pénétration de vision de ces animaux, ils ne peuvent
voir rien d’autre que les corps. Mais les yeux glorifiés verront même les
choses incorporelles." Toute puissance capable de voir les choses
incorporelles peut être élevée jusqu’à la vision de Dieu. Les yeux glorifiés
pourront donc le voir.
4. La
différence entre les choses corporelles et les incorporelles est la même
qu’entre celles-ci et les premières. Or l’oeil incorporel peut voir les choses
corporelles. Donc l’oeil corporel peut voir les choses incorporelles donc, même
conclusion que plus haut.
5.
Saint Grégoire dit "L’homme qui, s’il avait observé les préceptes, serait
devenu spirituel jusqu’en sa chair, est devenu, par le péché, charnel jusqu’en
son esprit." Mais de ce fait, "il ne pense plus qu’aux choses qui
parviennent à l’esprit par les images des corps". Quand sa chair sera
devenue spirituelle (ce qui est promis aux saints après leur résurrection), il
pourra voir dans sa chair même les choses spirituelles. Donc, aussi Dieu.
6.
L’homme ne peut recevoir que de Dieu sa béatitude. Il la recevra non seulement
dans son âme, mais aussi dans son corps. Il verra donc Dieu ; non seulement par
l’intelligence, mais aussi par sa chair.
7. Comme Dieu est présent par son essence dans l’intelligence, ainsi il sera présent dans le sens, car "il sera toutes choses en tous", comme dit saint Paul aux Corinthiens. Mais l’intelligence le voit parce que son essence lui est unie. Il pourra donc être vu aussi par le sens.
Cependant :
Saint Ambroise dit, au sujet de saint Luc : "Dieu ne peut être cherché par les yeux du corps, il ne sera pas cerné par la vue ni touché par le tact." Dieu ne sera donc vu en aucune manière par un sens corporel.
En outre, saint Jérôme dit à propos d’Isaïe, "J’ai vu le siège du Seigneur". Les yeux de chair ne peuvent apercevoir ni la divinité du Père, ni celle du Fils, ni celle de l’Esprit-Saint ; mais seuls la voient les yeux de l’esprit, dont il est dit : Bienheureux ceux qui ont le coeur pur."
De plus, saint Jérôme dit ailleurs : "Une chose incorporelle n’est pas visible pour des yeux corporels." Or Dieu est le plus incorporel de tous les êtres. Donc, etc.
De plus, saint Augustin dit "Personne n’a jamais vu Dieu tel qu’il est, soit en cette vie, soit en la vie des anges, à la manière dont sont visibles les choses qui sont vues par la vision corporelle." Mais la vie des anges est la vie bienheureuse dans laquelle les ressuscités vivront. Donc, etc.
De plus "on dit que l’homme a été fait à l’image de Dieu, en tant qu’il peut voir Dieu", comme dit saint Augustin. Mais l’homme est à l’image de Dieu par son esprit, non par sa chair. C’est donc par l’esprit et non par la chair qu’il verra Dieu.
Conclusion :
Il y a deux manières de percevoir quelque chose par le sens corporel par soi ou par accident. Par soi : nous percevons ce qui peut produire par soi une impression sur le sens corporel. Une chose peut produire cette impression ou bien sur le sens en tant que sens, ou sur tel sens en tant qu’il est tel sens. Ce qui agit sur le sens de cette dernière façon est le sensible propre de tel sens, par exemple la couleur pour la vue, le son pour l’ouïe. Puisque le sens en tant que tel se sert d’un organe corporel, une chose ne peut être perçue par lui que corporellement, car tout ce qui est reçu en quelque chose l’est à la manière de ce qui le reçoit. C’est pourquoi toutes les Choses sensibles impressionnent le sens en tant que sens, selon qu’elles possèdent une dimension. Dès lors, la dimension et toutes ses conséquences, comme le mouvement, le repos, le nombre, etc., sont appelées des sensibles communs par soi. Ce qui n’impressionne pas le sens, ni en tant que sens, ni en tant qu’il est tel sens, peut pourtant être connu, par accident : parce qu’il est uni aux choses qui impressionnent le sens par elles-mêmes. C’est ainsi que Socrate, et le fils de Diares, et son ami, et d’autres réalités de ce genre, qui sont connues par soi universellement par l’intelligence, peuvent être connues dans le concret par la puissance cogitative de l’homme ou par l’estimative des autres animaux. Nous disons que le sens extérieur perçoit ces choses, par accident seulement, quand, à partir de ce qu’il connaît par soi, la puissance cognoscitive (à qui il appartient de connaître par soi cet objet connu), le perçoit aussitôt, sans doute et sans déduction : de même que nous voyons que quelqu’un vit s’il parle. Quand il n’en est pas ainsi, on ne dit pas que le sens connaît, même par accident.
Je dis donc que Dieu ne peut en aucune manière être vu du regard corporel, ni être perçu par quelque sens, comme une chose visible par soi, ni ici-bas, ni dans la patrie ; car si on enlève au sens ce qui lui convient en tant que sens, il cesse d’être un sens. De même, si on enlève à la vue ce qui lui convient en tant que telle, il n’y a plus de vue. Le sens en tant que tel perçoit la dimension et la vue en tant que telle perçoit la couleur. Il est donc impossible que la vue perçoive quelque chose qui n’est pas coloré, ni étendu, à moins de parler de sensation d’une manière équivoque. Puisque la vue et le sens seront dans le corps glorieux spécifiquement les mêmes qu’ici-bas, il n’est pas possible qu’ils voient l’essence divine comme une chose visible par soi. La vue le percevra seulement comme une chose visible par accident, d’une part en considérant la gloire de Dieu dans les corps, surtout glorifiés, et principalement dans le corps du Christ ; et d’autre part parce que l’intelligence verra Dieu si clairement, que la vue le percevra dans les choses corporelles, de même que si quelqu’un parle on perçoit qu’il vit. Assurément notre intelligence ne verra pas Dieu dans les créatures, mais elle le verra à travers les créatures vues corporellement. C’est de cette manière de voir Dieu corporellement que saint Augustin parle quand il dit : "Il est tout à fait croyable que nous verrons les réalités corporelles du monde, du nouveau ciel et de la nouvelle terre, de telle sorte que nous apercevrons dans une éblouissante clarté Dieu présent en toutes choses et gouvernant tous les êtres même corporels. Cela se fera, non pas comme maintenant nous découvrons les choses invisibles de Dieu à travers celles qu’il a créées, mais de la manière dont, quand nous voyons les hommes, nous ne croyons pas, mais nous voyons qu’ils vivent.
Solutions :
1. Ce
mot de Job s’applique à l’oeil spirituel ; c’est pourquoi saint Paul dit que "seront
éclairés les yeux de notre cœur".
2.
Cette citation doit être comprise non en ce sens que nous verrons Dieu par nos
yeux de chair, mais en ce sens que, étant dans la chair, nous verrons Dieu.
3. Dans
ce passage, saint Augustin est la recherche du sens de ces paroles, et parle
conditionnellement. Cela ressort de ce qu’il dit plus haut : "Ils seront
d’une toute autre puissance si par les yeux ils voient la nature incorporelle."
Il ajoute : "C’est pourquoi cette puissance..." et il conclut en
accord avec ce que nous avons vu plus haut.
4.
Toute connaissance se réalise par une abstraction de la matière. C’est
pourquoi, plus la forme corporelle est abstraite de la matière, plus elle est
principe de connaissance. La forme qui existe dans la matière n’est aucunement
principe de connaissance ; elle l’est de quelque manière dans le sens, en tant
que séparée de la matière, et mieux encore dans notre intelligence. C’est pourquoi
l’oeil spirituel, libéré de l’empêchement matériel de la connaissance, peut
voir une chose corporelle. Il n’en découle pas que l’oeil corporel, dépourvu de
la puissance de connaître à cause de sa participation à la matière, puisse
connaître parfaitement les choses connaissables incorporelles.
5. Bien
que l’esprit devenu charnel ne puisse connaître que ce qu’il reçoit des sens,
cependant, il le connaît immatériellement. Tout ce que la vue saisit, elle le
voit corporellement. Elle ne peut donc pas connaître les choses qui ne peuvent
être saisies corporellement.
6. La
béatitude est la perfection de l’homme en tant qu’homme. Il n’est pas homme par
son corps, mais plutôt par son âme. Les corps ne sont de l’essence de l’homme
qu’en tant qu’ils sont perfectionnés par l’âme. C’est pourquoi la béatitude de
l’homme ne consiste principalement que dans un acte de l’âme, et c’est d’elle
qu’elle dérive dans le corps par une sorte de débordement, comme nous l’avons
vu. Il y aura cependant une certaine béatitude de notre corps en tant qu’il
verra Dieu dans les créatures sensibles, et surtout dans le corps du Christ.
7. L’intelligence perçoit les choses spirituelles, qui échappent à la vue du corps. C’est pourquoi l’intelligence pourra connaître l’essence divine qui lui sera unie ; mais non l’oeil corporel.
Objections :
1. Il
semble que les saints qui voient Dieu en son essence voient toutes les choses
que Dieu connaît en lui-même, car, comme dit Isidore : "Les anges voient
toutes choses dans le Verbe de Dieu, avant qu’elles s’accomplissent. "Les saints
seront égaux aux anges de Dieu, selon saint Matthieu. En voyant Dieu, ils
verront donc toutes choses.
2.
Saint Grégoire dit : "Puisque là-haut ils verront tous Dieu en une même
clarté, que pourraient-ils ignorer en connaissant celui qui sait toutes choses
?" Il parle des bienheureux qui voient Dieu par essence. Ceux qui le
voient de cette manière connaissent donc toutes choses.
3.
Comme dit Aristote : "L’intelligence qui connaît les plus grandes choses
peut plus encore connaître les plus petites." Mais le plus élevé des
intelligibles est Dieu. La puissance de l’intelligence est donc très augmentée
en le connaissant. En le voyant elle voit donc toutes choses.
4.
L’intelligence n’est empêchée de connaître quelque chose que parce que celle-ci
la dépasse. Mais aucune créature ne peut dépasser l’intelligence qui voit Dieu.
En effet, saint Grégoire dit : "Toute créature devient minime pour l’âme
qui voit le créateur." Ceux qui voient Dieu en son essence connaissent
donc toutes choses.
5.
Toute puissance passive qui ne passe pas à l’acte est imparfaite. L’intellect
possible de l’âme humaine est une puissance passive ordonnée à tout connaître,
puisque "l’intellect possible est ce par quoi nous devenons toutes choses",
comme dit saint Grégoire. Si donc dans la béatitude il ne connaissait pas
toutes choses, il demeurerait imparfait, ce qui est absurde.
6. Tout
homme qui voit un miroir y voit tout ce que ce miroir reflète. Or toutes choses
sont comme reflétées dans le Verbe de Dieu, qui est la raison et l’image de
tout. Les saints qui voient le Verbe par essence, voient donc toutes les
créatures.
7. Les
Proverbes disent : "Les justes obtiendront l’objet de leur désir." Les
saints désirent connaître toutes choses, puisque "tous les hommes, par
nature, désirent connaître", et que la nature n’est point supprimée par la
gloire. Dieu leur donnera donc de tout connaître.
8.
L’ignorance est une sorte de châtiment de la vie présente. Or tout châtiment
sera supprimé pour les saints, dans la gloire. Donc aussi toute ignorance : ils
connaîtront donc toutes choses.
9. La béatitude des saints est d’abord dans l’âme, puis dans le corps. Les corps des saints seront transformés dans la gloire pour être assimilés au corps du Christ, selon saint Paul aux Éphésiens. Les âmes seront donc perfectionnées aussi par la similitude de l’âme du Christ. Celle-ci voit toutes choses dans le Verbe. Toutes les âmes des saints verront donc toutes choses dans le Verbe.
10. L’intelligence comme le sens connaît tout ce dont elle reçoit en elle la similitude. Or l’essence divine représente toutes choses plus exactement que toute autre similitude des autres choses. Puisque, dans la vision bien heureuse, l’essence divine devient comme la forme de notre intelligence, il semble que les saints verront tout en Dieu.
11.
Aristote dit que : "si l’intellect agent devenait la forme de notre
intellect possible, nous connaîtrions toutes choses." Mais la divine
essence contient la représentation de toutes choses plus clairement que
l’intellect agent. L’intelligence, en voyant Dieu en son essence, connaît donc
toutes choses.
12. Les anges inférieurs, qui ne connaissent pas toutes choses, sont illuminés au sujet de ce qu’ils ignorent, par les anges supérieurs. Mais après le jour du jugement un ange n’en éclairera plus un autre, car alors toute prééminence cessera, comme dit la Glose au sujet de l’Epître de saint Paul aux Corinthiens. Les anges inférieurs connaîtront alors toutes choses, et pour le même motif, tous les saints qui verront Dieu en son essence.
Cependant :
Comme dit Denys, "les anges supérieurs libèrent les inférieurs de leur ignorance ". Or les anges inférieurs voient l’essence divine ; un ange qui voit cette essence peut donc quand même ignorer certaines choses. Et l’âme ne voit pas Dieu plus parfaitement qu’un ange. Il n’est donc point nécessaire que les âmes qui voient Dieu connaissent toutes choses.
En outre, le Christ seul possède l’esprit sans mesure, comme dit saint Jean. C’est en tant que tel qu’il connaît toutes choses dans le Verbe. C’est pourquoi, nous voyons dans le même passage, que "le Père a mis toutes choses dans sa main ". Nul autre que le Christ n’a donc le pouvoir de connaître toutes choses dans le Verbe.
De plus, plus un principe est connu parfaitement, plus on connaît à travers lui ses nombreux effets. Mais certains de ceux qui verront Dieu dans son essence le connaîtront plus parfaitement, lui qui est le principe de toutes choses. Certains connaîtront donc plus de choses que d’autres, et tous ne sauront pas tout.
Conclusion :
Dieu, en connaissant son essence, connaît tout ce qui est, sera, a été. Et ce mode de connaissance est appelé connaissance de vision, parce qu’elle est semblable à la vision corporelle qui connaît toutes les choses présentes. En voyant son essence, Dieu connaît en outre tout ce qu’il est capable de faire, bien qu’il ne l’ait jamais réalisé et ne le réalisera pas. Sinon il ne connaîtrait point parfaitement sa puissance, car on ne connaît pas sa puissance si on en ignore les objets. C’est ce qu’on appelle connaître de science ou connaissance de simple intelligence.
Il est impossible qu’une intelligence créée, en voyant l’essence divine connaisse toutes les choses que Dieu peut faire. Plus un principe est connu parfaitement, plus on connaît de choses à travers lui, de même que dans un principe de démonstration, celui qui possède un esprit plus perspicace découvre plus de conclusions que celui qui a un esprit plus lent. Puisque le degré de la perfection divine correspond à ce dont elle est capable, si une intelligence voyait dans l’essence divine tout ce que Dieu est capable de faire, elle serait d’un degré de perfection égal, dans son acte de connaissance, à la perfection de la puissance divine réalisant ses effets : elle engloberait donc la puissance divine, ce qui est impossible pour tout esprit créé. Par contre, les choses que Dieu connaît par science de vision peuvent être connues dans le Verbe par un esprit créé, c’est-à-dire l’âme du Christ.
Au sujet de ceux qui, en dehors du Christ, voient l’essence divine, il y a deux opinions différentes : Les uns disent que tous ceux qui voient Dieu en son essence voient tout ce que Dieu voit par science de vision. Mais cela est en désaccord avec les affirmations des saints, qui disent que les anges ignorent certaines choses, bien qu’il soit de foi qu’ils voient tous Dieu en son essence. Les autres disent que les autres que le Christ, bien qu’ils voient Dieu en son essence, ne voient pas tout ce que Dieu voit, parce qu’ils ne saisissent pas la plénitude de l’essence divine. Il n’est pas nécessaire que celui qui connaît une cause en connaisse tous les effets, s’il connaît intégralement la cause. Or cela n’est pas possible pour un esprit créé. C’est pourquoi chacun de ceux qui voient Dieu en son essence voit d’autant plus de choses en elle, qu’il la pénètre plus clairement : certains pourront donc en éclairer d’autres. De cette manière, la science des anges et des saintes âmes peut croître jusqu’au jour du jugement, comme les éléments qui appartiennent à la récompense accidentelle. Mais ensuite, cette science ne croîtra plus, car ce sera le dernier état des choses, et dans cet état il est possible que tous connaissent tout ce que Dieu connaît par sa science de vision.
Solutions :
1. Ce
que dit Isidore : "Les anges savent dans le Verbe toutes choses avant
qu’elles s’accomplissent ", ne peut se rapporter à ce que Dieu sait de
science de simple intelligence, puisque ces choses ne se produiront jamais ;
elles ne peuvent être rapportées qu’à ce que Dieu connaît par science de
vision. De ces choses, il ne dit pas que tous les anges les connaissent toutes,
mais peut-être quelques- uns. Et ceux-là même qui les connaissent ne le font
pas parfaitement. Dans une même chose on peut en effet considérer de multiples
raisons intelligibles, comme diverses propriétés, et relations avec les autres
choses : il est possible que tandis que deux personnes connaissent la même
chose, l’une perçoive plus de raisons que l’autre et puisse les communiquer à
l’autre. C’est pourquoi Denys dit que "les anges inférieurs reçoivent des
anges supérieurs les raisons intelligibles des choses". Les anges qui
connaissent toutes les créatures ne perçoivent pas nécessairement tout ce qui
est intelligible en elles.
2. De
cette citation de saint Grégoire, il ressort que dans la vision béatifique nous
est donné le pouvoir de tout connaître, puisque l’intermédiaire de notre
connaissance sera alors l’essence divine elle-même, essence par laquelle il
connaît tout. Mais le fait que tout ne sera pas compris est à mettre au compte
des limites de notre intelligence créée, qui ne peut comprendre l’essence
divine.
3.
L’intelligence créée ne voit pas l’essence divine selon le mode d’être de cette
essence, mais selon son mode propre, qui est limité ; il n’est donc pas exigé
que sa pénétration de connaissance en cette vision soit étendue infiniment
jusqu’à la connaissance de toutes choses.
4. Le
défaut de connaissance ne provient pas seulement d’un excès ou d’un défaut de
ce qui est connaissable, mais aussi de ce que la raison connaissable n’est pas
unie entièrement à l’intelligence : de même que la vue parfois ne voit pas une
pierre, parce que l’image de cette pierre ne l’atteint pas. Bien que l’esprit
qui voit Dieu soit uni à son essence divine, qui est le principe de toutes
choses, il ne lui est pas uni en tant qu’elle est la raison (ou source
intelligible) de toutes les choses, mais en tant qu’elle est la raison de
quelques choses : et chacun pénètre d’autant plus l’essence divine qu’il y voit
la raison de plus de choses.
5.
Quand une puissance passive peut être perfectionnée par plusieurs perfections
ordon nées l’une à l’autre, si elle est perfectionnée par la plus élevée de ces
perfections, on ne dit pas qu’elle est imparfaite parce quelques dispositions
précédentes lui manquent. Toute con naissance qui perfectionne l’intelligence
créée est ordonnée, comme à sa fin, à la connaissance de Dieu. Donc, en voyant
Dieu en son essence, même si on ne voyait rien d’autre, l’intelligence serait
parfaite. Et elle n’est pas plus parfaite parce qu’elle connaît en même temps
quelque autre chose, à moins que cela augmente sa connaissance de Dieu. C’est
pourquoi saint Augustin dit : "Malheureux l’homme qui connaît toutes les
choses créées et t’ignore. Bienheureux celui qui te connaît, même s’il ignore
le reste. Celui qui te connaît, et aussi d’autres choses, n’en est pas plus
heureux il n’est bienheureux qu’à cause de toi seul."
6. Ce
miroir est doué de volonté, et de même qu’il se montre à qui il veut, ainsi il
manifeste en lui-même ce qu’il veut. Ce n’est point comme le miroir matériel
qui n’a pas le pouvoir de se faire voir ou non. - On pourrait dire aussi que
dans le miroir matériel les choses reflétées, comme le miroir lui-même,
apparaissent sous leur propre forme. Bien que ce miroir apparaisse grâce à la
forme qu’il reçoit de la réalité, tandis que la pierre réfléchie par lui, n’est
vue que par sa propre forme qui est réfléchie par autre chose qu’elle-même. Par
la même raison on connaît l’un et l’autre. Au contraire, dans le miroir incréé,
on voit quelque chose par la forme du miroir lui-même, comme un effet est vu à
travers la connaissance de sa cause, et vice versa. Il n’est donc pas
nécessaire que qui voit le miroir éternel voie tout ce qui s’y trouve contenu.
En effet, quelqu’un qui voit une cause ne voit pas nécessairement tous ses
effets, à moins qu’il n’ait une connaissance exhaustive de cette cause.
7. Le
désir qu’ont les saints de tout connaître est assouvi seulement par la vue de
Dieu, de même que leur désir de posséder tous les biens sera satisfait par la
possession de Dieu. De même que Dieu, bonté parfaite, comble tout amour de
bien, et que sa possession procure de quelque manière tous les biens, de même
sa vue donne une satisfaction totale à l’intelligence. Comme dit saint Jean : "Seigneur,
montrez-nous le Père, et cela nous suffit."
8. L’ignorance proprement dite marque une privation de quelque chose : comme telle, elle est une peine ; elle est alors la privation de la connaissance de choses qui devraient être connues ou qu’il est nécessaire de connaître. Dans la patrie céleste, les saints ne seront privés d’aucune connaissance de ce genre. Mais parfois, on prend le mot ignorance pour signifier n’importe quelle absence d’une connaissance.
En ce sens,
les anges et les saints ignoreront certaines choses dans la patrie. C’est
pourquoi Denys dit que "les anges sont libérés de l’ignorance". Ainsi
comprise, l’ignorance n’est pas un châtiment, mais seulement une déficience. Et
il n’est point nécessaire que toute déficience de ce genre disparaisse dans la
gloire : dans le même sens, on pourrait dire que c’était un défaut pour le Pape
Lin de ne point parvenir à la gloire de saint Pierre.
9.
Notre corps sera conforme â celui du Christ dans la gloire, en similitude mais
non en égalité : il sera lumineux comme le corps du Christ, mais non également.
De même notre âme possédera la gloire â la ressemblance de l’âme du Christ,
mais non également. Elle possédera donc la science comme l’âme du Christ, mais
non autant. Elle ne saura pas toutes choses comme l’âme du Christ.
10.
Bien que l’essence divine soit le principe de toutes les choses connaissables,
ce n’est pas en tant que principe de toutes choses qu’elle sera unie à
l’intelligence créée. L’argument proposé ne vaut donc pas.
11.
L’intellect agent est la forme proportionnée à l’intellect possible, de même
que la puissance de la matière est proportionnée à la puissance naturelle : de
telle sorte que tout ce qui est dans la puissance passive de la matière, ou de
l’intellect possible, se trouve dans la puissance active de l’intellect agent,
ou de l’agent naturel. C’est pourquoi, si l’intellect agent devient la forme de
l’intellect possible, celui-ci doit connaître tout ce à quoi s’étend la
puissance de l’intellect agent. Mais l’essence divine n’est pas une forme qui
serait proportionnée de cette manière à notre intelligence. La comparaison ne
vaut donc pas.
12. Rien n’empêche de dire qu’après le jour du jugement, quand la gloire des hommes et des anges sera totalement achevée, tous les bienheureux sauront tout ce que Dieu connaît de science de vision, bien que tous ne voient pas toutes choses dans l’essence divine. Mais l’âme du Christ verra alors pleinement toutes choses, comme elle le voit déjà maintenant. Les autres âmes verront alors plus ou moins de choses, selon le degré de clarté de leur connaissance de Dieu c’est ainsi que l’âme du Christ illuminera les autres âmes au sujet de ce qu’elle voit mieux qu’elles dans le Verbe. C’est pourquoi l’Apocalypse dit que "la clarté de Dieu illuminera la cité de Jérusalem, et sa source de lumière est l’Agneau." De même les supérieurs illumineront les inférieurs, non par une nouvelle illumination qui augmenterait la science des inférieurs, mais par une sorte de prolongation d’illumination comme si on imagine que le soleil au repos illumine l’air. C’est pourquoi Daniel dit que "ceux qui enseignent à beaucoup la justice, brilleront comme les étoiles pour l’éternité." La prééminence des divers ordres cessera seulement quant aux choses qu’ils exercent actuellement à notre égard par leurs ministères subordonnés l’un à l’autre, comme cela ressort de la Glose de ce texte.
Traitons maintenant de la béatitude des saints et de leurs demeures. Nous poserons trois questions : 1. La béatitude des saints croît-elle après le jugement ? - 2. Convient-il de désigner les degrés de béatitude par le terme de demeures ? - 3. Les diverses demeures se distinguent-elles selon les degrés de charité ?
Objections :
1. Il
semble que non. Plus une chose parvient à la ressemblance avec Dieu, plus elle
participe parfaitement à sa béatitude. L’âme séparée du corps est plus
semblable à Dieu que quand elle est unie au corps. La béatitude est donc plus
grande avant qu’elle reprenne son corps.
2. Une
force unifiée est plus puissante que si elle est divisée. Mais l’âme hors du
corps est plus unifiée que dans le corps. Sa puissance d’action est donc plus
grande, et ainsi elle participe plus parfaitement à la béatitude qui consiste
en un acte.
3. La
béatitude consiste en un acte de l’intelligence spéculative. Mais
l’intelligence dans son acte n’implique pas un organe corporel. La reprise du
corps ne donnera donc pas à l’âme la possibilité de comprendre plus
parfaitement. La béatitude de l’âme ne sera donc pas plus grande après sa
résurrection.
4. Rien de plus grand que l’infini un être fini ajouté à l’infini ne le grandit pas. Mais l’âme bienheureuse avant la résurrection du corps possède la béatitude puisqu’elle jouit d’un bien infini, Dieu. Après la résurrection du corps, elle ne jouira pas d’autre chose, sauf peut-être de la gloire du corps, qui est un. bien fini. La joie qui suivra la reprise du corps ne sera donc pas plus grande qu’auparavant.
Cependant :
À propos de l’Apocalypse, la Glose ordinaire dit : "Actuellement, les âmes des saints se trouvent sous les autels, c’est-à-dire dans une moindre dignité que plus tard. Leur béatitude sera donc plus grande après la résurrection qu’après leur mort.
En outre, la béatitude est accordée aux bons comme récompense, comme la souffrance est infligée aux méchants. Mais la souffrance des méchants sera plus grande après la reprise de leur corps, car ils seront punis non seulement dans l’âme mais dans le corps. La béatitude des saints sera donc plus grande après la résurrection des corps.
Conclusion :
Il est manifeste que la béatitude des saints sera augmentée en étendue après la résurrection, car elle ne sera plus seulement de l’âme, mais aussi du corps. Et la béatitude de l’âme elle-même sera accrue en étendue puisqu’elle ne jouira pas seulement de son propre bien, mais aussi du bien du corps. On peut même dire que la béatitude de l’âme sera accrue en intensité. Le corps de l’homme peut, en effet, être considéré de deux manières : d’une part, en tant qu’il peut être perfectionné par l’âme ; d’autre part, selon qu’il y a en lui quelque chose qui gêne l’âme dans ses opérations, parce qu’elle ne parvient pas à le perfectionner totalement. Selon la première manière de considérer le corps, son union avec l’âme ajoute à celle-ci quelque perfection, puisque toute partie est imparfaite et se complète dans son tout : le tout se comporte à l’égard de la partie comme la forme à l’égard de la matière. L’âme est donc plus parfaite dans son existence naturelle quand elle est dans le tout, c’est-à-dire dans l’homme composé de l’âme et du corps, que quand elle est une partie séparée. Mais l’union avec le corps, dans la seconde manière de considérer, empêche la perfection de l’âme.
C’est pourquoi la Sagesse dit que "le corps qui se corrompt, appesantit l’âme. "Si donc on enlève du corps tout ce par quoi il résiste à l’action de l’âme, celle-ci sera absolument parlant plus parfaite dans ce corps que séparée de lui. Plus une chose est parfaite en son être, plus elle peut agir parfaitement. L’opération de l’âme unie à un tel corps sera donc plus parfaite que celle de l’âme séparée. Tel sera le corps glorieux, entièrement soumis à l’esprit. Puisque la béatitude consiste en une opération, celle de l’âme sera plus parfaite après la reprise du corps qu’auparavant. Tout être imparfait tend à sa perfection. L’âme séparée tend naturellement vers son union avec le corps ; et à cause de cette tendance, qui vient d’une imperfection, l’opération par laquelle elle tend vers Dieu est moins intense. C’est ce que dit saint Augustin : "Par le désir du corps, l’âme est retardée dans sa tendance totale vers ce bien suprême."
Solutions :
1.
L’âme unie au corps glorieux est plus semblable à Dieu que quand elle en est
séparée, parce que, en lui étant unie, elle possède plus parfaitement
l’existence. En effet, plus une chose existe parfaitement, plus elle est
semblable à Dieu : ainsi le coeur, dont la perfection vitale consiste dans le
mouvement, est plus semblable à Dieu quand il se meut que quand il se repose,
bien que Dieu ne se meuve jamais.
2. La
puissance qui par nature doit être dans la matière est plus puissante quand
elle se trouve dans la matière que quand elle en est séparée, bien que,
absolument parlant, la puissance soit supérieure quand elle est séparée de la
matière.
3. Bien
que l’âme ne se serve pas du corps dans l’acte de connaissance, cependant la
perfection du corps contribue de quelque manière à la perfection de l’opération
intellectuelle, en tant que l’âme, par l’union avec le corps glorieux, sera
plus parfaite en sa nature, et donc plus efficace dans son opération. C’est
pourquoi le bien du corps lui-même coopérera, pour ainsi dire
instrumentalement, à l’opération en laquelle consiste la béatitude. Aristote
dit que les biens extérieurs coopèrent instrumentalement à la félicité de la
vie.
4. Bien que le fini ajouté à l’infini ne le grandisse pas, il lui ajoute quand même quelque chose parce que fini et infini sont deux choses, tandis que l’infini en lui-même n’en est qu’une. L’extension dans la joie ne la rend pas plus grande mais plus intense. C’est pourquoi la joie augmente en étendue quand elle porte sur Dieu et sur la gloire du corps et non seulement sur Dieu. La gloire du corps coopérera à l’intensification de la joie au sujet de Dieu, en tant qu’elle perfectionnera l’opération par laquelle l’âme adhère à Dieu. En effet, plus une opération est parfaite, plus la jouissance est grande, comme cela ressort de ce que nous avons dit.
Objections :
1. Il
semble que non. Car la béatitude contient l’idée de récompense, et la demeure
ne signifie rien qui ait trait à une récompense.
2. La
demeure semble signifier un lieu. Mais le lieu dans lequel les saints sont
heureux n’est point corporel, mais spirituel c’est Dieu, indivisible. Il n’y a
donc en lui qu’une demeure. Les divers degrés de béatitude ne doivent donc pas
être appelés demeures.
3. De même que dans le ciel il y aura des hommes de mérites inégaux, de même il en est ainsi actuellement dans le purgatoire, et il en fut ainsi dans les limbes des Pères.
Cependant :
Nous lisons en saint Jean : "Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures." Et saint Augustin l’explique par les divers degrés de récompense.
En outre, dans toute cité organisée, il y a des différences de demeures. Mais la patrie céleste est comparée à une cité, comme on le voit dans l’Apocalypse. On doit donc y distinguer diverses demeures selon les divers degrés de béatitude.
Conclusion :
Le mouvement local est le premier de tous les mouvements : c’est pour quoi, selon Aristote, les noms de mouvement, de distance et des autres choses connexes sont dérivés du mouvement local pour tous les autres mouvements. La fin du mouvement local est le lieu, dans lequel la chose une fois parvenue demeure en repos et s’y conserve. C’est pourquoi, à propos de tout mouvement, le repos auquel a abouti finalement le mouvement se nomme situation ou demeure. Et puisque le nom de mouvement est appliqué même aux actes. de l’appétit sensible et de la volonté, le fait d’atteindre la fin de ces mouvements s’appelle demeure ou position dans la fin. On donne donc le nom de diverses demeures aux diverses manières d’atteindre sa fin ultime. L’unité de la demeure correspond à l’unité de la béatitude considérée en son objet, et la pluralité des demeures correspond aux différences qui se trouvent dans la béatitude, considérée dans les bienheureux. Nous voyons aussi dans les choses naturelles que le lieu élevé vers lequel tendent les corps légers est le même pour tous, mais chacun d’entre eux en approche plus ou moins selon son degré de légèreté : ils ont donc des demeures différentes selon leur différence de légèreté.
Solutions :
1. La
demeure inclut la notion de fin et par conséquent celle de récompense qui est
la fin du mérite.
2. Bien
qu’il n’y ait qu’un seul lieu spirituel, il y a divers degrés de rapprochement
à. son égard : cela constitue les diverses demeures.
3. Ceux qui étaient dans les limbes ou sont maintenant dans le purgatoire ne sont point parvenus à leur fin : il n’y a donc pas de demeures dans le purgatoire ou les limbes, mais seulement dans le paradis et l’enfer, où se trouve la fin des bons et des méchants.
Objections :
1. Il
semble que non, puisque nous lisons en saint Matthieu : "Il a donné à
chacun selon sa propre vertu. "Or la vertu de chaque chose est sa
puissance naturelle. Les dons de la grâce et de la gloire sont donc distribués
selon les divers degrés de vertu naturelle.
2. Le
Psalmiste dit "Tu rendras à chacun selon ses œuvres." Mais ce que
Dieu rendra est la mesure de la béatitude. Les degrés de celle-ci sont donc
distingués selon la diversité des œuvres, et non selon celle de la charité.
3. La récompense est due aux actes et non aux dispositions : c’est pourquoi "ce ne sont pas les plus forts qui sont couronnés, mais ceux qui luttent", comme dit Aristote dans les Ethiques, et saint Paul à Timothée : "Seul sera couronné celui qui aura combattu selon les règles." La béatitude est une récompense. Ses divers degrés correspondent donc à ceux des œuvres et non à ceux de la charité.
Cependant :
Plus quelqu’un sera uni à Dieu, plus il sera heureux. Mais la manière d’adhérer à Dieu dépendra du degré de charité. La diversité de la béatitude correspondra donc à la différence de charité.
En outre, "le simple suit le simple et le plus suit le plus". Posséder simplement la béatitude suit la simple possession de la charité ; donc la possession d’une plus grande béatitude suit celle d’une plus grande charité.
Conclusion :
Il y a deux principes qui distinguent les demeures ou degrés de béatitude : l’un proche, l’autre éloigné. Le proche est la disposition différente des bienheureux, selon laquelle s’établit en eux une diversité de perfection dans l’opération de la béatitude ; tandis que le principe éloigné est le mérite grâce auquel ils ont obtenu cette béatitude. Selon la première manière, on distingue des demeures d’après la charité dans le ciel, qui plus elle est parfaite, plus elle rendra le bien heureux capable de recevoir la divine clarté, dont l’augmentation accroît la perfection de la vision de Dieu. Selon la seconde manière, on distingue des demeures d’après la charité de la vie sur terre. Notre acte en effet n’est pas méritoire dans sa substance même, mais à cause de la disposition de vertu qui le pénètre. Or la puissance du mérite dans toutes les vertus provient de la charité qui a pour objet notre fin même. C’est pourquoi la diversité de mérite revient tout entière à la diversité de charité. Et ainsi notre charité d’ici-bas distingue les demeures à la manière du mérite.
Solutions :
1. La
vertu ne doit pas être prise ici seulement en tant que capacité naturelle, mais
en tant que capacité naturelle à laquelle s’ajoute l’effort pour recevoir la
grâce : alors la vertu devient comme une disposition matérielle à la mesure de
la grâce et de la gloire future. Mais la charité constitue formellement la
mesure de la gloire : c’est pourquoi la distinction du degré de gloire vient du
degré de charité plutôt que de celui de la vertu naturelle.
2. Les œuvres
ne méritent une récompense de gloire qu’en tant qu’elles sont pénétrées par la
charité. Les divers degrés de gloire correspondent donc à ceux de la charité.
3. Bien que la disposition de la charité ou de toute vertu ne constitue pas le mérite auquel est due la récompense, elle est cependant le principe et toute la raison du mérite de l’acte. Les récompenses se distinguent donc selon sa diversité, bien que l’on puisse attribuer un certain degré de mérite d’après le genre même de l’acte, non pas pour la récompense essentielle, qui est la jouissance de Dieu, mais pour une certaine récompense accidentelle, qui est la jouissance de quelque bien créé.
Voyons maintenant le comportement des saints envers les damnés, et posons trois questions : 1. Les saints voient-ils les souffrances des damnés ? - 2. Ont-ils pour eux de la compassion ? - 3. Sont-ils satisfaits de les voir souffrir ?
Objections :
1. Il
semble qu’ils ne les verront pas. La distance entre les damnés et les
bienheureux est plus grande que celle qui sépare ceux-ci des hommes de la
terre. Mais les bienheureux ne voient pas les événements des hommes de la
terre, puisque, à propos d’Isaïe : "Abraham nous a ignorés", la Glose
dit : "Les morts, même saints, ignorent ce que font les vivants,
fussent-ils leurs propres fils. "Ils voient donc moins encore les
souffrances des damnés.
2. La perfection de la vision dépend de l’objet à voir. Aristote dit que "la plus parfaite opération du sens de la vue est celle de ce sens quand il est le mieux disposé à voir le plus bel objet visible". Donc, au contraire, la laideur de l’objet à voir produit une imperfection dans la vision. Il n’y aura aucune imperfection chez les bienheureux ils ne verront donc pas les misères des damnés, dans lesquelles il y a une extrême laideur.
Cependant :
Isaïe dit : "Ils sortiront et verront les cadavres des hommes qui se sont révoltés contre moi." Et la Glose ajoute "Les élus sortiront par leur intelligence ou par une vision directe, pour être davantage enthousiasmés dans la louange de Dieu."
Conclusion :
Rien ne doit être enlevé aux bienheureux de ce qui appartient à leur béatitude. Une chose est mieux connue par contraste avec son contraire, car les contraires quand ils se rapprochent sont mieux mis en lumière. C’est pourquoi, pour que la béatitude des saints leur plaise davantage, et qu’ils en rendent à Dieu de meilleures actions de grâces, il leur est donné de voir parfaitement les souffrances des impies.
Solutions :
1. La
Glose parle ici des saints décédés, selon leur possibilité naturelle. Par
celle-ci, il n’est en effet pas nécessaire qu’ils parviennent à la connaissance
de tout ce qui se passe chez les vivants. Mais les saints qui sont dans le
ciel, connaissent clairement tout ce qui arrive chez les hommes de la terre et
chez les damnés. C’est pourquoi saint Grégoire dit : "A propos des âmes
des saints, on ne peut point penser ce que dit Job (à savoir "que ses fils
soient nobles ou misérables, il ne connaîtra pas..."), parce que pour ceux
qui possèdent la clarté de Dieu, on ne peut en aucune manière croire qu’il y
ait en dehors de Dieu quoi que ce soit qu’ils ignorent"
2. Bien que la beauté de l’objet vu contribue à la perfection de la vue, cependant la laideur de l’objet peut ne pas entraîner d’imperfection de la vision. Les représentations des choses, par lesquelles on connaît les contraires, ne sont pas contraires dans l’âme. C’est pourquoi Dieu, qui a la plus parfaite des connaissances, voit toutes les choses, belles comme laides.
Objections :
1. Cela
semble. La compassion procède de la charité. Les bienheureux auront une très
parfaite Charité : ils compatiront donc pleinement aux souffrances des damnés.
2. Les bienheureux ne seront jamais aussi éloignés de la compassion que Dieu peut l’être. Mais Dieu a de quelque manière de la compassion pour nos misères (d’où son titre de miséricordieux), et aussi les anges. Les bienheureux ont donc de la compassion pour les souffrances des damnés.
Cependant :
Toute personne qui compatit devient de quelque manière participante à la souffrance d’autrui. Mais les bienheureux ne peuvent point participer à aucune souffrance. Ils n’ont donc point de compassion pour les souffrances des damnés.
Conclusion :
La miséricorde ou compassion peut se trouver en quelqu’un de deux manières : soit par passion, soit par un acte de choix de la volonté. Chez les bienheureux il n’y aura pas de passion dans la partie inférieure de leur nature, sauf à la suite d’un choix de la raison. Il n’y aura donc chez eux de compassion ou de miséricorde qu’à la suite d’un tel choix de la raison. Une telle élection de la raison ne peut faire naître la miséricorde ou la compassion que si quelqu’un veut que le mal d’autrui soit éloigné : point de compassion si nous ne voulons pas raisonnablement que les maux d’autrui soient écartés. Tant que les pécheurs sont en ce monde, ils se trouvent dans un tel état qu’ils peuvent être libérés de leur misère et de leur péché sans préjudice pour la justice divine, et être introduits dans la béatitude. La compassion est donc possible envers eux, par choix de la volonté (comme Dieu, les anges et les saints compatissent en voulant leur salut) ou par passion, comme les hommes bons compatissent aux pécheurs qui sont encore dans la vie terrestre. Mais dans l’au-delà, les pécheurs ne pourront plus sortir de leur misère. Il n’y aura donc plus de possibilité d’une compassion, voulue avec rectitude, à l’égard de leurs souffrances. Les bienheureux qui seront dans la gloire n’auront donc aucune compassion pour les damnés.
Solutions :
1. La
charité est source de compassion quand nous pouvons à cause d’elle vouloir
l’éloignement de la souffrance d’autrui. Mais les saints ne peuvent pas vouloir
cela par charité à l’égard des damnés, puisque ce serait contraire à la justice
divine.
2. Dieu est miséricordieux en tant qu’il va au secours de ceux qui, selon l’ordre de sa sagesse et de sa justice, peuvent être libérés légitimement il ne peut pas avoir pitié des damnés, sauf en les punissant moins qu’ils ne le méritent.
Objections :
1. Cela
ne semble pas : se réjouir du mal d’autrui se rattache à la haine. Dans les
bienheureux il n’y en aura pas. Ils ne se réjouiront donc pas des souffrances
des damnés.
2. Les
bienheureux au ciel seront tout à fait conformes à Dieu. Mais "Dieu ne se réjouit
pas de nos peines". Donc pas davantage les bien heureux.
3. Ce qui est réprouvable chez l’homme de la terre ne peut aucunement se trouver en celui du ciel. Mais ici-bas il est tout à fait condamnable de se réjouir des peines d’autrui, et très louable de s’en affliger. Donc, les bienheureux ne se réjouiront aucunement des peines des damnés.
Cependant :
Le Psalmiste dit : "Le juste se réjouira en voyant la vengeance."
En outre, Isaïe dit que les cadavres des révoltés "donneront une vision de satiété à toute chair". Mais la satiété signifie l’assouvissement de l’esprit. Les bienheureux jouiront donc des peines des impies.
Conclusion :
Une chose peut être occasion de joie de deux manières : ou bien, par soi, quand on se réjouit d’une chose pour elle- même ; et de cette manière les saints ne se réjouiront pas des peines des impies. Ou bien par accident, c’est-à-dire à cause de quelque chose qui s’y ajoute ; et ainsi les saints se réjouiront des peines des impies en considérant l’ordonnance de la divine justice pour ceux-ci, et leur libération personnelle, source de joie. Ainsi la justice divine et la libération des bienheureux seront par elles-mêmes causes de joie, tandis que la peine des damnés ne le sera que par accident.
Solutions :
1. Se réjouir du mal d’autrui, en soi, appartient à la haine, mais non pas se réjouir de ce mal à cause d’une autre circonstance qui s’y rattache. De cette manière, il arrive même que quelqu’un se réjouisse de son propre mal : si, par exemple, quelqu’un se réjouit de ses proches souffrances en tant qu’elles lui procurent du mérite pour le ciel.
Saint Jacques
dit : "Frères, quand vous tombez en diverses tentations, considérez-le
comme une joie."
2. Bien
que Dieu ne se réjouisse pas des peines en tant que telles, il s’en réjouit en
tant qu’elles sont ordonnées à sa justice.
3. Chez l’homme de la terre, il n’est pas louable de se réjouir, en soi, des peines des autres ; mais cela devient louable s’il s’en réjouit en tant qu’elles sont liées à quelque bien. Cependant, il y a cette différence entre l’homme de la terre et celui du ciel : en celui de la terre, les passions naissent fréquemment sans jugement de sa raison ; et pourtant, elles sont parfois louables, en tant qu’elles indiquent une bonne disposition de l’esprit : comme les mouvements de honte, ou de miséricorde, ou de regret du mal. Chez les hommes du ciel, il ne peut y avoir de passion qui ne suive pas un jugement de la raison.
Considérons
maintenant les dots des bienheureux. Cinq questions se posent à leur sujet
1. Doit-on attribuer des dots aux bienheureux ? - 2. La dot diffère-t-elle de la béatitude ? - 3. Appartenait-il au Christ d’avoir des dots ? 4. Et aux anges ? - 5. Convient-il d’assigner trois dots à l’âme ?
Objections :
1. Il
semble que non. La dot, selon le droit, est donnée à l’époux pour supporter les
charges du mariage. Mais les saints ne font pas figure d’époux, mais plutôt
d’épouses, en tant qu’ils sont membres de l’Église. Ils ne doivent donc pas
recevoir de dot.
2. Les
dots, selon le droit, ne sont point données par le père de l’époux, mais par
celui de l’épouse. Or tous les dons de la béatitude sont remis aux bienheureux
par le père de l’Époux, c’est-à-dire du Christ. Nous voyons en saint Jacques : "Tout
don excellent et tout don parfait vient d’en-haut, descendant du Père des
lumières". Ces dons faits aux bien heureux ne doivent donc pas être
appelés des dots.
3. Dans
le mariage charnel, on donne des dots pour faciliter les charges du mariage.
Dans le mariage spirituel, il n’y a point de charges, surtout dans l’Église
triomphante. Il n’y a donc pas à donner de dots.
4. Les
dots ne sont données qu’à cause du mariage. Mais le mariage spirituel est
contracté avec le Christ par la foi, dans l’état de l’Église militante. Si donc
à cause de ce mariage des dots doivent être données aux bienheureux, elle
devraient l’être aussi tandis qu’ils sont sur terre. Mais cela ne leur convient
pas ; donc, pas non plus aux bienheureux.
5. Les dots font partie de ces biens extérieurs qu’on nomme biens de la fortune. Mais les récompenses des bienheureux sont des biens d’ordre intérieur. On ne doit donc pas les appeler dots.
Cependant :
Saint Paul dit aux Éphésiens "Ce sacrement est grand ; je vous le dis dans le Christ et dans l’Église." Cela montre que le mariage spirituel est évoqué par le mariage charnel. Mais dans le mariage charnel, l’épouse est dotée pour entrer dans la maison de l’époux. Donc, quand les saints pénètrent dans la mai son du Christ pour entrer dans la béatitude, il semble qu’ils soient dotés de divers dons.
En outre, les dots dans le mariage corporel sont données comme agrément du mariage. Le mariage spirituel est plus délectable que le mariage corporel. On doit donc lui joindre des agréments fort grands.
De plus, les parures des épouses font partie de la dot. Mais les saints sont ornés pour entrer dans la gloire, comme dit Isaïe : "Il m’a revêtu des vêtements du salut, comme l’épouse ornée par ses servantes." Les saints auront donc des dots dans la patrie céleste.
Conclusion :
Il n’est pas douteux que les bienheureux, quand ils entrent dans la gloire, reçoivent de Dieu des dons pour leur ornementation, et ces dons honorifiques sont appelés dots par les maîtres spirituels. C’est pourquoi on définit ainsi la dot dont nous parlons ici "La dot est un ornement perpétuel de l’âme et du corps, s’ajoutant à leur vie, et persévérant sans interruption dans la béatitude éternelle." Et cette description est comparée à la dot corporelle qui orne l’épouse et apporte au mari de quoi pouvoir nourrir l’épouse et les enfants ; cependant la dot de l’épouse est conservée sans pouvoir disparaître, afin que si le mariage était dissous, elle revienne à l’épouse. Mais dans l’interprétation de ce nom, nous trouvons diverses opinions.
Certains disent que la dot ne doit pas être considérée en comparaison avec le mariage corporel, mais que c’est là une manière de parler par laquelle on désigne toute perfection ou ornement de n’importe quel homme comme on dit de quelqu’un qu’il est doté de science parce qu’il brille par sa science. Ovide s’est servi ainsi du mot dot, quand il dit "Efforce-toi de plaire par toute dot qui peut plaire." Mais cela ne semble aucunement convenir, car quand un nom est créé pour désigner principalement une chose, il n’est pas d’usage de l’appliquer à autre chose qui n’a pas avec elle quelque ressemblance. Puis que, dans son acception première, la dot est liée au mariage charnel, il est nécessaire que dans toutes ses autres acceptions il y ait une ressemblance avec la première signification.
D’autres disent que cette similitude consiste en ce que la dot signifie proprement le don qui. dans le mariage corporel, est donné à l’épouse par l’époux quand elle pénètre en sa maison, don qui contribue à la parure de l’épouse : cela ressort de ce que Sichem dit à Jacob et à ses fils : "Augmentez la dot et demandez des présents," et "Si quelqu’un a séduit une vierge et a dormi avec elle, qu’il la dote, et la prenne comme épouse." C’est pourquoi l’ornement que le Christ donne à ses saints en les introduisant dans la demeure de gloire est appelé dot. Cependant, cela est manifestement contraire à ce que disent les juristes, auxquels il appartient de traiter ces choses. Ils déclarent que la dot est, à proprement parler, "une donation faite de la part de la femme à ceux qui sont du côté de l’homme, à cause de la charge du mariage que l’homme doit supporter", tandis que ce que l’époux donne à l’épouse est appelé" donation pour les noces". C’est dans ce sens qu’il est parlé de dot au livre des Rois, quand il est dit : "Pharaon, roi d’Egypte, prit Gazer et la donna en dot à sa fille, épouse de Salomon." Les auteurs cités ne s’opposent pas à cela. Car bien qu’il soit d’usage que des dots soient données par les parents de la fille, cependant il arrive parfois que l’époux ou son père donne des dots à la place du père de la fille. Cela se produit de deux manières : soit à cause d’un grand amour pour l’épouse, comme cela eût lieu pour Hamor, père de Sichem, qui voulut donner la dot, qu’il aurait dû recevoir, à cause de l’amour ardent de son fils pour la jeune fille ; ou bien cela a lieu comme une réparation de l’époux pour assigner une dot à la vierge violée par lui, tandis que le père de cette vierge aurait dû la donner. Et c’est de cela que parle Moïse dans le texte cité.
C’est pourquoi, selon une autre opinion, on doit dire que la dot est proprement, dans le mariage corporel, ce qui est donné par ceux qui sont du côté de la femme à ceux qui sont du côté de l’homme, pour supporter les charges du mariage, comme nous l’avons dit. Mais alors il reste la difficulté d’adopter cette signification au cas présent, puisque les ornements de la béatitude sont donnés à l’épouse spirituelle par le père de l’époux. Cela sera éclairé par la solution des objections.
Solutions :
1. Bien
que des dots soient remises à l’époux, dans le mariage charnel, pour son usage,
cependant la propriété et le domaine en demeurent à l’épouse, comme cela
ressort du fait que, en cas de dissolution du mariage, la dot demeure à
l’épouse, selon le droit. Ainsi aussi dans le mariage spirituel, les ornements
eux-mêmes qui sont donnés à l’épouse spirituelle, à savoir l’Église dans ses
membres, appartient à l’époux en tant qu’ils tendent à sa gloire et à son
honneur, et à l’épouse en tant qu’ils la parent.
2. Le
père de l’époux, Jésus-Christ, est la personne même du Père. Or le père de
l’épouse est toute la Trinité : les effets produits dans les créatures
remontent en effet à toute la Trinité. C’est pourquoi les dots, dans le mariage
spirituel, sont données à proprement parler plus par le père de l’épouse que
par celui de l’époux. Pourtant cette attribution, bien que faite par les trois
personnes, peut être appropriée à chacune d’elles de quelque manière à la
personne du Père, en tant qu’il donne, puisqu’en lui est l’autorité : la
paternité lui est appropriée à l’égard des créatures de telle sorte qu’il est à
la fois père de l’épouse et de l’époux ; elle est attribuée à la personne du
Fils, en tant qu’elle est donnée à cause de lui et par lui ; elle est attribuée
au Saint -Esprit, en tant qu’elle est donnée en lui et selon lui, car l’amour
est la source de toute donation.
3. Ce
qui est accompli par les dots, c’est-à-dire l’allégement donné au poids du
mariage, convient par soi aux dots, tandis que lui convient seulement par
accident ce qui est écarté par elles, c’est-à-dire la charge du mariage
qu’elles réduisent ; de même qu’il convient par soi à la grâce de faire un être
juste, tandis que c’est par accident qu’elle transforme un impie en juste.
Donc, bien que dans le mariage spirituel il n’y ait point de charges, cependant
il s’y trouve une grande jouissance. Et les dots sont données à l’épouse pour
perfectionner cette jouissance, afin que par elles, elle soit unie plus
agréablement à l’époux.
4. Les
dots n’étaient pas données à l’épouse à ses épousailles, mais quand elle était
amenée à la maison de l’époux pour y demeurer présente. Comme dit saint Paul : "Tant
que nous sommes en cette vie, nous sommes en marche vers le Seigneur." Les
dons qui sont conférés aux saints en cette vie ne s’appellent donc pas des
dots, mais seulement ceux qui leur sont conférés quand ils entrent dans la
gloire, où ils jouissent de la présence de l’époux.
5. Dans le mariage spirituel, c’est l’ornement intérieur qui est requis. Le Psalmiste dit "La gloire de la fille du roi est au-dedans." Mais dans le mariage corporel, c’est l’ornement extérieur qui est requis. Il n’est donc pas nécessaire que ces dots extérieures soient données dans le mariage spirituel comme dans le mariage corporel.
Objections :
1. Il
semble que ce soit la même chose. La définition de la dot est, avons-nous vu, "un
ornement du corps et de l’esprit qui persévère sans interruption dans la
béatitude éternelle". Mais la béatitude de l’âme est déjà son ornement :
elle constitue donc elle-même la dot.
2. La
dot est quelque chose par quoi l’épouse est unie à l’époux d’une manière
agréable. Dans le mariage spirituel la béatitude joue ce rôle : elle est donc
elle-même une dot.
3. La
vision, selon saint Augustin, "est la substance de la béatitude".
Mais la vision est une des dots. La béatitude est donc une dot.
4. La
fruition rend heureux. Elle est une des dots. La dot rend donc heureux : la
béatitude est donc une dot.
5. Selon Boèce, "la béatitude est un état rendu parfait par l’accumulation de tous les biens". Mais l’état des bienheureux est perfectionné par les dots : celles-ci sont donc une partie de la béatitude.
Cependant :
La dot se donne sans être méritée. La béatitude n’est pas donnée, mais elle est accordée aux mérites. Elle n’est donc pas une dot.
En outre, il n’y a qu’une béatitude, tandis qu’il y a plusieurs dots. Ce n’est donc pas la même chose.
De plus, la béatitude se trouve dans l’homme en ce qu’il y a de meilleur en lui, comme dit Aristote. Mais la dot se trouve aussi dans le corps. Ce n’est donc pas la même chose.
Conclusion :
A ce sujet deux opinions sont émises : certains disent que la béatitude et la dot sont la même chose en fait, mais diffèrent en leur notion, car la dot regarde le mariage spirituel entre le Christ et l’âme, mais non la béatitude. Mais cela n’est pas possible, car la béatitude consiste en une opération, tandis que la dot n’est pas une opération mais plutôt une qualité ou une disposition. C’est pourquoi d’autres disent que la béatitude et la dot diffèrent même dans la réalité la béatitude est l’opération parfaite grâce à laquelle l’âme bienheureuse est unie à Dieu, tandis que les dots sont des manières d’être, des dispositions ou d’autres qualités qui sont ordonnées à la perfection de cette opération De la sorte, les dots sont ordonnées à la béatitude, plutôt qu’elles n’en sont des parties.
Solutions :
1. La
béatitude proprement dite n’est pas un ornement de l’âme, mais quelque chose
qui provient de l’ornement de l’âme, puisqu’elle est une opération, tandis que
l’ornement est un embellissement du bien heureux lui-même.
2. La
béatitude n’est pas ordonnée à l’union de l’âme avec le Christ : elle est cette
union elle-même qui consiste en une opération, tandis que les dots sont des
dons qui disposent à cette union.
3. La
vision peut être prise en deux sens. Comme acte, c’est l’acte même de la
vision, et ainsi elle n’est pas une dot, mais la béatitude elle-même. Comme
manière d’être, c’est-à-dire comme disposition qui contribue à cette opération,
ou comme clarté de gloire par laquelle l’âme est éclairée par Dieu pour le voir
: ainsi elle est une dot, et le principe de la béatitude, mais non la béatitude
elle-même.
4. Cela
vaut aussi pour la fruition.
5. La béatitude rassemble tous les biens, non comme parties de son essence, mais comme ordonnés de quelque manière la béatitude, comme il est dit plus haut.
Objections :
1. Il
semble que cela con vienne. En effet, les saints dans la gloire sont conformes
au Christ, saint Paul dit aux Philippiens : "Il restaurera notre corps de
faiblesse en le rendant conforme à son corps de lumière." Le Christ a donc
aussi des dots.
2. Dans le mariage spirituel, des dots sont données par ressemblance avec le mariage corporel. Dans le Christ nous trouvons une sorte de mariage spirituel, d’un type unique, c’est-à-dire l’union des deux natures en une personne, de sorte qu’on dit qu’en lui la nature humaine est épousée par le Verbe. Cela résulte de la Glose au sujet du Psaume i8 "Il a posé sa tente dans le soleil", et de l’Apocalypse
"Voici
que la tente de Dieu est parmi les hommes. s Il convient donc que le Christ ait
des dots.
3. 5.
Augustin dit "Le Christ, selon la règle de Ticonius, à cause de l’unité du
corps mystique entre la tête et les membres, se nomme parfois époux et non
seulement épouse", comme cela se voit dans Isaïe : "Comme l’époux
orné d’une couronne, et comme l’épouse parée par ses servantes." Puisqu’on
doit des dots à l’épouse, il faut en donner au Christ.
4. Une
dot est due à tous les membres de l’Église, puisqu’elle est épouse. Or le
Christ est membre de l’Église, selon saint Paul aux Corinthiens : "Vous
êtes le corps du Christ, membre de ce membre." La Glose interlinéaire
ajoute : "du Christ." Des dots sont donc dues au Christ.
5. Le Christ possède la vision parfaite, la fruition et la délectation : or ce sont là des dots.
Cependant :
Entre l’époux et l’épouse il y a nécessairement distinction de personnes. Mais dans le Christ, il n’y a pas de distinction de personnes avec le Fils de Dieu, qui est époux, comme cela se voit dans saint Jean : "Celui qui possède l’épouse est l’époux." Donc, puisque les dots sont données à l’épouse ou pour elle, il semble qu’il n’appartienne pas au Christ d’avoir des dots.
En outre, la même personne ne peut avoir des dots et en recevoir. Mais le Christ est le donateur des dots spirituelles. Il ne lui convient donc pas d’en avoir.
Conclusion :
Deux opinions se manifestent à ce sujet. Certains disent que dans le Christ il y a une triple union : une, qui est appelée consentie, qui l’unit à Dieu par un lien d’amour ; une autre, de dignité, par laquelle la nature humaine est unie à la nature divine ; la troisième par laquelle le Christ lui-même est uni à l'Église. Ils disent que, selon les deux premières unions, il convient que le Christ ait des dots, à titre de dot ; mais selon la troisième union il lui convient d’avoir une dot tout à fait excellente, mais pas à titre de dot : car dans cette union, le Christ est comme l’époux, et l’Église comme épouse. Or, la dot est donnée à l’épouse en tant que propriété et possession. Dans l’union par laquelle le Christ est uni au Père par consentement d’amour, mais en tant que Dieu, on ne peut dire qu’il y ait mariage, car il n’y a pas là cette soumission qui doit exister entre l’épouse et l’époux. De même dans l’union de la nature humaine avec la nature divine, en union personnelle ou même par conformité de volonté, il ne peut pas y avoir une raison de dot. Pour trois motifs
d’abord parce qu’il doit y avoir conformité de nature entre l’époux et l’épouse pour le mariage dans lequel sont données des dots ; et cela n’est pas réalisé dans l’union de la nature humaine avec la nature divine ; - secondement, parce que la distinction des personnes est exigée, et que la nature humaine n’est pas personnellement distincte du Verbe ; - troisièmement, parce que la dot est donnée quand l’épouse entre pour la première fois dans la maison de l’époux, et ainsi elle est attribuée à l’épouse, qui n’étant pas auparavant con jointe, le devient : mais la nature humaine qui est assumée par le Verbe dans l’unité de la personne, n’a jamais existé avant de lui être parfaitement unie.
C’est pourquoi, selon d’autres, on doit dire, ou bien que la notion de dot ne convient nullement au Christ, ou bien qu’elle ne lui convient pas à proprement parler comme elle convient aux saints ; mais ce qu’on appelle dots lui convient à un degré éminent.
Solutions :
1.
Cette conformité doit être entendue d’après ce qui est la dot, et non d’après
la notion même de dot qui serait dans le Christ. Il n’est pas nécessaire que ce
qui est dans le Christ, et à quoi nous serons rendus conformes, soit de la même
manière dans le Christ et en nous.
2. La
nature humaine n’est pas appelée épouse dans cette union par laquelle elle est
unie au Verbe, puisqu’il n’y a point là cette distinction de personnes qui est
requise entre l’époux et l’épouse. Mais on dit parfois que la nature humaine
est épousée par le Verbe auquel elle est unie, dans ce sens qu’il y a en elle
quelque chose qui rappelle l’épouse, puisqu’elle est unie inséparablement, et
que dans cette union elle est inférieure au Verbe, et est régie par lui, comme
l’épouse par l’époux.
3. Si
le Christ est parfois appelé épouse, ce n’est pas qu’il soit lui-même vraiment
épouse, mais en tant qu’il assume la personne de son épouse, l’Église, qui lui
est spirituellement unie. C’est pourquoi rien n’empêche qu’en cette manière de
parler on dise qu’il a des dots, bien qu’il ne les ait pas lui- même, mais
parce que l’Église les a.
4. Le
nom d’Église peut être pris en deux sens quelquefois, il désigne seulement le
corps, auquel le Christ est uni comme tête, et alors l’Église réalise la notion
d’éj Ainsi le Christ n’est pas membre de l’Église, mais il est la tête qui
exerce son influence sur tous les membres de l’Église. En un autre sens, on
considère l’Église en tant qu’elle désigne, avec la tête, les autres membres
qui lui sont unis. Et ainsi le Christ est dit membre de l’Église, en tant qu’il
exerce ce rôle distinct, à savoir de faire descendre la vie dans tous les
membres. Cependant, ce n’est pas très exact de l’appeler membre, parce que le
membre signifie une partie seulement, tandis que dans le Christ le bien
spirituel n’est pas seulement partiellement, mais se trouve entier
intégralement. Il est lui-même tout le bien contenu dans l’Église, et les
membres qui s’y ajoutent ne le rendent pas meilleur que quand il est seul. En
parlant de l’Église en ce sens, on ne doit pas l’appeler épouse, mais époux et
épouse, en tant que l’union spirituelle des membres ne produit qu’un seul
effet. C’est pourquoi, si le Christ peut être dit de quelque manière membre de
l’Église, on ne peut aucunement le dire membre de l’épouse : et ainsi la notion
de dot ne lui convient pas.
5. Dans cet argument, il y a une fausseté de présentation, car ces trois opérations du Christ ne lui conviennent pas à titre de dot.
Objections :
1. Ils
semblent en avoir, puisque, au sujet du Cantique des Cantiques : "Une
seule est ma colombe," la Glose dit "Il n’y a qu’une Église pour les
hommes et les anges." Mais l’Église est épouse ; il convient donc que ses
membres aient des dots, y compris les anges.
2. A
propos de saint Luc : "Et vous êtes semblables à des hommes qui attendent
que leur maître reviennent des noces", la Glose ordinaire dit "Le
Seigneur est allé aux noces quand, après la résurrection, homme nouveau, il
s’est uni à la multitude des anges. "Cette multitude est donc épouse du
Christ, et, ainsi, il convient que les anges aient des dots.
3. Le
mariage spirituel consiste en une union spirituelle. Mais celle-ci n’est pas
inférieure entre les anges et Dieu à ce qu’elle est entre les hommes
bienheureux et Dieu. Donc, puisque les dots sont assignées en raison du mariage
spirituel, il semble qu’elles conviennent aux anges.
4. Le
mariage spirituel requiert un époux spirituel et une épouse spirituelle. Mais
les anges sont par nature plus conformes au Christ, esprit suprême, que les
hommes. Le mariage spirituel est donc davantage possible entre les anges et le
Christ qu’entre les hommes et lui.
5. Une plus grande connexion est exigée entre la tête et les membres qu’entre l’époux et l’épouse. Mais la conformité qui existe entre le Christ et les anges suffit pour qu’on dise que le Christ est la tête des anges. Elle suffit donc plus encore pour qu’on l’appelle leur époux.
Cependant :
Origène, commentant le Cantique des Cantiques, au début du Prologue, distingue quatre personnes, à savoir : "l’époux et l’épouse, et les adolescentes et les compagnons de l’époux", et il dit que "les anges sont les compagnons de l’époux". Puisque les dots ne sont dues qu’à l’épouse, il semble que les anges n’en doivent pas avoir.
En outre, le Christ a épousé l’Église par l’incarnation et la passion. C’est à lui qu’il est fait allusion dans l’Exode : "Tu es pour moi un époux sanglant ." Mais dans son incarnation et sa passion il ne fut pas uni aux anges autrement qu’il ne l’était. Ceux-ci n’appartiennent donc pas à l’Église en tant qu’épouse. Les dots ne leur conviennent donc pas.
Conclusion :
Il n’est pas douteux que ce qui compose les dots de l’âme convient aux anges comme aux hommes ; mais non en tant que dot, parce que la notion d’épouse n’appartient pas aux anges comme aux hommes. Entre l’époux et l’épouse, il doit y avoir conformité de nature, en tant qu’ils appartiennent à la même espèce. A ce titre, les hommes sont en harmonie avec le Christ en tant qu’il a assumé la nature humaine, et est par là devenu conforme à la nature de l’espèce humaine, comme elle se trouve en tous les hommes. Il n’est pas conforme aux anges selon l’unité de l’espèce, ni en sa nature divine, ni dans la nature humaine. C’est pourquoi la notion de dot ne convient pas proprement aux anges comme aux hommes.
Cependant, dans les choses dites métaphoriquement, on n’exige pas une similitude sur tous les points on ne peut donc pas, à cause d’une dissemblance, conclure qu’il n’est pas possible d’attribuer métaphoriquement une chose à une autre. On ne peut donc pas dire, absolument, que les dots ne conviennent pas aux anges, mais seulement qu’elles ne leur conviennent pas à proprement parler comme aux hommes, à cause de la différence dite plus haut.
Solutions :
1. Bien
que les anges appartiennent à l’unité de l’Église, ils n’en sont pas les
membres en tant que l’Église est dite épouse par conformité de nature. Ainsi il
ne leur convient pas à proprement parler d’avoir des dots.
2. Ces
épousailles sont prises largement dans le sens d’une union qui ne renferme pas
la conformité de nature en espèce. Rien n’empêche donc, en prenant au sens
large le mot dot, d’en attribuer aux anges.
3. Bien
que dans le mariage spirituel il n’y ait qu’une union spirituelle, il convient
que ceux qui sont unis selon la notion parfaite du mariage appartiennent à la
même espèce de nature.
4.
Cette ressemblance par laquelle les anges sont conformes au Christ en tant que
Dieu n’est pas suffisante pour réaliser la notion parfaite de mariage : car il
n’y a pas de conformité d’espèce, mais il demeure plutôt une infinie distance.
5. Le Christ ne peut être dit tête des anges en tant que la tête exige une conformité de nature avec le membre. Pourtant, on doit savoir que bien que la tête et les autres membres soient les parties d’un individu d’une seule espèce, cependant, si on les considère en eux-mêmes, ils ne sont pas de la même espèce, puisque la main est une autre espèce de partie que la tête. Donc en parlant des membres en eux-mêmes, on ne requiert qu’une convenance de proportion, de telle sorte qu’ils reçoivent quelque chose l’un de l’autre et se servent l’un l’autre. Ainsi la convenance qu’il y a entre Dieu et les anges suffit davantage pour réaliser la notion de tête que pour celle d’époux.
Objections :
1. Il
ne semble pas qu’on doive attribuer à l’âme les trois dots, qui seraient la
vision, la délectation et la fruition. Car l’âme est unie à Dieu selon son
esprit, qui est l’image de la Trinité, en tant qu’il est mémoire, intelligence
et volonté. La délectation appartient à la volonté et la vision à
l’intelligence. On doit donc désigner quelque autre chose qui appartienne à la
mémoire. Or la fruition n’appartient pas à la mémoire, mais à la volonté.
2. Les
dots de la béatitude correspondent aux vertus de la marche terrestre, par les
quelles nous sommes unis à Dieu : ce sont la foi, l’espérance et la charité,
qui ont Dieu lui- même pour objet. La dilection correspond à la charité et la
vision à la foi. Il doit donc y avoir autre chose qui correspond à l’espérance.
Au contraire, la fruition correspond à la charité.
3. Nous
ne jouissons de Dieu que par la dilection et la vision, comme dit saint Augustin
: "On dit que nous jouissons des choses que nous aimons pour elles-mêmes".
La fruition ne doit donc pas être présentée comme une autre dot que la
dilection.
4. Pour
la perfection de la béatitude, la prise de possession est requise. Saint Paul
dit aux Corinthiens : "Courez de telle sorte que vous preniez possession
du but. "On doit donc admettre une quatrième dot.
5.
Saint Anselme dit que la béatitude contient "la sagesse, l’amitié, la
concorde, le pouvoir, l’honneur, la sérénité, la joie". Il semble donc
qu’on doive substituer ces dots aux autres.
6. 5.
Augustin dit que "Dieu dans la béatitude sera vu sans fin, aimé sans
lassitude, loué sans fatigue". On doit donc ajouter la louange aux dots
citées.
7. Boèce dit que cinq choses concourent à la béatitude : la suffisance, qu’assurent les richesses, le plaisir, qu’assure la volupté, la célébrité, qu’assure la renommée, la sécurité, qu’assure le pouvoir, la vénération, qu’assure la renommée, la sécurité, qu’assure le pouvoir, la vénération, qu’assure la dignité. Il semble donc que ce sont plutôt ces choses qui devraient être données comme dots.
Conclusion :
Tous s’accordent à accorder à l’âme trois dots, mais diversement. Certains disent que ces trois dots de l’âme sont la vision, la dilection et la fruition. D’autres disent que ce sont la vision, la prise de possession et la fruition. D’autres que ce sont la vision, la délectation et la prise de possession. Mais tous réduisent en fait ces dots à la même chose, et en donnent le même nombre. Nous avons vu plus haut que la dot est quelque chose qui est inhérent à l’âme, et qui l’ordonne à cette opération en laquelle consiste la béatitude. Dans cette opération, deux choses sont requises : la substance elle-même de l’opération, qui est la vision, et sa perfection, qui est la délectation. Car la béatitude doit être une opération parfaite.
La vision est délectable de deux manières de la part de l’objet, en tant que ce qui est vu est délectable, et de la part de la vision, en tant qu’il est délectable de voir cet objet comme nous nous réjouissons de connaître les maux, bien que ceux-ci ne nous réjouissent pas. Puisque l’opération en laquelle consiste la béatitude ultime doit être tout à fait parfaite, il faut qu’elle soit délectable sous ces deux aspects. Pour que cette vision soit délectable de la part de la vision, elle doit devenir connaturelle à celui qui voit, grâce à quelque disposition. Mais pour qu’elle soit délectable de la part de l’objet visible, il faut deux conditions d’une part que cet objet visible convienne, et d’autre part qu’il soit en fait en contact avec celui qui voit. Donc, pour que la vision soit délectable en elle-même, il faut une disposition qui la rende telle ; et c’est la première dot, que tous appellent vision. Mais de la part de l’objet visible, deux conditions sont requises dans la vision qu’elle convienne, et cela regarde l’affectivité ; et c’est pour cela que certains appellent cette dot dilection, tandis que d’autres l’appellent fruition, parce que la fruition a trait à l’affectivité, car ce que nous aimons le plus nous apparaît très digne d’estime. De la part de l’objet visible, le contact est requis : et c’est pourquoi certains donnent comme dot la prise de possession, qui n’est pas autre chose que de prendre conscience de la présence de Dieu et de le garder en soi. Mais selon d’autres, il y a une fruition qui est non dans l’espérance, comme dans la marche terrestre, mais déjà dans la possession, comme dans la patrie. Et ainsi, les trois dots répondraient aux trois vertus théologales : à la foi correspond la vision ; à l’espérance, la prise de possession ou la fruition, selon une manière de la concevoir ; à la charité, la fruition ou la délectation, selon une autre conception. La fruition parfaite, comme elle sera dans la patrie, inclut la délectation et la compréhension. C’est pourquoi certains la confondent avec l’une, et d’autres avec l’autre.
Certains, par contre, attribuent ces trois dots aux trois forces de l’âme, c’est-à-dire la vision à la force rationnelle, la délectation au concupiscible, et la fruition à l’irascible, en tant qu’elle est le fruit d’une certaine victoire. Mais cela ne peut être admis à proprement parler, car l’irascible et le concupiscible ne sont pas dans la partie intellective, mais dans la partie sensitive, tandis que les dots de l’âme sont dans l’esprit lui-même
Solutions :
1. La
mémoire et l’intelligence n’ont qu’une seule opération, soit parce que
l’intelligence est l’opération de la mémoire, soit, si on dit que
l’intelligence est une puissance, parce que la mémoire n’entre en action que
par l’intelligence, puisque la mémoire ne fait que garder la connaissance
acquise, c’est pourquoi il n’y a qu’une seule disposition de la mémoire et de
l’intelligence, à savoir la connaissance. A chacune de ces facultés correspond
une seule dot la vision.
2. La
fruition correspond à l’espérance en tant qu’elle inclut la prise de
possession, qui succède à l’espérance : ce qu’on espère, on ne le possède pas
encore ; donc l’espérance est de quelque manière source de souffrance, à cause
de la distance de ce qu’on aime. Elle ne demeurera donc pas dans la patrie
céleste, mais sera remplacée par la prise de possession.
3. La
fruition, en tant qu’elle inclut la prise de possession, se distingue de la
vision et de la dilection : mais pas comme la dilection se distingue de la
vision. La dilection et la vision désignent des dispositions différentes, dont
l’une appartient à l’intelligence, l’autre à l’affectivité. Mais la prise de
possession, ou la fruition entendue dans le sens de la prise de possession,
n’inclut pas d’autre disposition que celles-là, mais elle comporte
l’éloignement des obstacles qui empêchaient l’esprit d’être uni à Dieu présent.
Et cela se réalise parce que la disposition de la gloire libère l’âme de tout
défaut. Elle rend aussi l’âme capable de connaître sans images, et de maîtriser
le corps, et d’accomplir d’autres choses semblables, qui écartent les obstacles
qui font que maintenant nous sommes seulement en marche vers le Seigneur.
4. La
réponse résulte de ce que nous avons dit dans la conclusion.
5. Les
dots sont proprement les principes immédiats de cette opération en laquelle
consiste la béatitude parfaite, par laquelle l’âme est unie au Christ. Les
choses que saint Anselme énumère ne sont point de cette sorte, mais sont
seulement des éléments qui accompagnent ou suivent la béatitude, non seulement
par comparaison avec l’époux, auquel seule appartient la sagesse, parmi les
choses énumérées par lui, mais par comparaison avec diverses autres choses. Ce
sont des éléments égaux, auxquels appartient l’amitié quant à l’union des
sentiments, et la concorde quant au consentement dans les actes ; ou bien des
éléments inférieurs, auxquels appartiennent le pouvoir, en tant que les choses
inférieures sont disposées par les choses supérieures, et l’honneur, en tant
qu’il est rendu aux supérieurs par les inférieurs ; ou bien ce sont des
éléments de comparaison avec soi-même, comme la sécurité par l’éloignement du
mal, et la joie par l’acquisition du bien.
6. La
louange, que saint Augustin donne comme le troisième des éléments qui seront
dans la patrie, n’est pas une disposition à la béatitude, mais plutôt une
conséquence de la béatitude par le fait même que l’âme est unie à Dieu en qui
consiste la béatitude, il suit qu’elle s’épanouit en louange : celle-ci n’est
donc pas une dot.
7. Ces cinq choses énumérées par Boèce sont des conditions de béatitude, non des dispositions à la béatitude ou à l’acte de béatitude, puisque celle-ci, à cause de sa perfection, possède elle-même, et elle seule, tout ce que l’homme peut chercher dans les diverses choses, comme dit Aristote. Boèce montre que ces cinq choses se trouvent dans la vraie béatitude, parce que ce sont elles que les hommes cherchent pour leur bonheur temporel : elles appartiennent soit à l’exclusion de tout mal, comme la sécurité, soit à l’acquisition du bien convenable, comme la joie, ou du bien parfait, comme la suffisance, soit à la manifestation du bien, comme la célébrité, en tant que le bien de l’un est connu par beaucoup, et la révérence, en tant que quelque signe manifeste cette connaissance et ce bien la révérence consiste en effet à rendre honneur, ce qui est un témoignage de vertu. Il est donc clair que ces cinq choses ne doivent pas être appelées dots, mais conditions de béatitude.
Pour étudier les auréoles, nous poserons treize questions : 1. L’auréole diffère-t-elle de la récompense essentielle ? - 2. Diffère-t-elle du fruit ? - 3. Le fruit est-il dû à la seule vertu de continence ? 4. Convient-il d’assigner trois fruits aux trois parties de la continence ? - 5. Une auréole est-elle due aux vierges ? - 6. Et aux martyrs ? - 7. Et aux docteurs ? - 8. Une auréole est-elle due au Christ ? - 9. Et aux anges ? - 10. Au corps humain ? – 11. Convient-il de distinguer trois auréoles ? -12. L’auréole des vierges est-elle la plus appréciable ? - 13. Un bienheureux possède-t-il la même auréole plus intensément qu’un autre ?
Objections :
1. Il
semble que non. La récompense essentielle est la béatitude elle.- même. Mais la
béatitude, selon Boèce, "est un état rendu parfait par l’union de tous les
biens. La récompense essentielle inclut donc tous les biens que nous aurons
dans la patrie. L’auréole est donc comprise dans la couronne d’or.
2. Le
plus et le moins ne modifient pas l’espèce des choses. Ceux qui gardent les
conseils et les préceptes, sont davantage récompensés que ceux qui gardent
seulement les préceptes. Et leur récompense ne semble pas différer sauf parce
que l’une est plus grande que l’autre. Puisque l’auréole désigne une récompense
qui est due aux œuvres de perfection, il semble qu’elle ne signifie rien de
distinct de la couronne d’or.
3. La
récompense répond au mérite. Mais la source de tout mérite est la charité.
Puisque la couronne d’or correspond à la charité, il semble que dans la patrie
il n’y aura pas de récompense distincte de la couronne d’or.
4. "Tous
les hommes bienheureux seront analogues aux ordres des anges", comme dit saint
Grégoire. Mais chez les anges "bien que certaines choses soient données
davantage à certains, cependant, rien n’est possédé seulement par certains ;
toutes choses se retrouvent chez tous, non certes également, parce que certains
possèdent d’une manière plus sublime ce que tous possèdent". Chez les
bienheureux, il n’y aura donc que des récompenses communes. L’auréole n’est
donc point distincte de la couronne d’or.
5. Une récompense supérieure est due au mérite supérieur. Si donc la couronne d’or est due aux œuvres qui sont de précepte, et l’auréole à celles qui sont de conseil, l’auréole est plus parfaite que la couronne (en latin aurea), et alors on ne devrait pas la désigner par un diminutif. Il semble donc que l’auréole ne soit pas une récompense distincte de la couronne d’or.
Cependant :
à propos de l’Exode "Tu feras une autre couronne, qui soit une auréole," la Glose dit "A cette couronne appartient le cantique nouveau, que seules les vierges chantent devant l’Agneau." ii en résulte que l’auréole est une couronne donnée, non à tous, mais spécialement à certains. La couronne d’or est donnée à tous les bienheureux. L’auréole est donc autre chose que la couronne d’or.
En outre, la couronne est due au combat suivi de la victoire. Saint Paul dit à Timothée : "Il ne sera pas couronné s’il n’a pas lutté selon les règles." Donc, là où il y a une nature spéciale de combat, il doit y avoir une couronne spéciale. Mais, dans certaines œuvres, il y a une espèce particulière de combat elles doivent donc recevoir une couronne spéciale. Et c’est ce que nous appelons l’auréole.
De plus, l’Église militante est la partie inférieure de l’Église triomphante, comme cela ressort de l’Apocalypse : "J’ai vu la cité sainte, etc." Mais dans l’Église militante, des récompenses spéciales, comme la couronne des vainqueurs, le prix des coureurs, sont accordées à ceux qui ont accompli certaines œuvres. Il doit donc en être de même de l’Église triomphante.
Conclusion :
La récompense essentielle de l’homme, qui est sa béatitude, consiste dans une parfaite union de l’âme avec Dieu, en tant qu’elle jouit parfaitement de lui, vu et aimé à la perfection. Cette récompense est appelée métaphoriquement couronne, ou couronne d’or, soit par Considération du mérite qui est acquis par une sorte de combat, puisque la vie de l’homme sur la terre est une bataille, soit par considération de la récompense, par laquelle l’homme devient de quelque manière participant de la Divinité, et donc du pouvoir royal ; l’Apocalypse dit : "Vous nous avez faits rois pour notre Dieu." La couronne est le signe propre du pouvoir royal ; et pour ce motif, la récompense accidentelle, ajoutée à l’essentielle, prend aussi une forme de couronne. La couronne signifie aussi une certaine perfection, à cause de sa forme de cercle, et à ce titre convient à la perfection des bienheureux. Mais comme on ne peut rien ajouter à la récompense essentielle, qui ne lui soit inférieur, cette récompense ajoutée est appelée : auréole.
A cette récompense essentielle, qu’on appelle couronne d’or (= aurea) une chose peut être ajoutée de deux manières. D’une première manière : à cause de la condition de la nature de celui qui est récompensé : ainsi la gloire du corps s’ajoute à la béatitude de l’âme ; cette gloire du corps est quelquefois nommée auréole. Au sujet de l’Exode : "Tu feras une autre couronne, l’auréole", la Glose dit : "A la fin, l’auréole est surajoutée, puisque l’Ecriture dit qu’ils recevront une gloire plus élevée lors de la reprise des corps." Mais en ce moment, il ne s’agit pas de cette auréole. D’une seconde manière : à cause d’une œuvre méritoire ; et ce mérite peut provenir de deux causes, qui sont aussi sources de bonté : c’est-à-dire de la racine de la charité, par laquelle l’acte se rapporte à la fin ultime ; et ainsi lui est due la récompense essentielle, à savoir d’atteindre sa fin, ce qui est la couronne d’or - ou bien d’un genre spécial de l’action bonne elle-même, qui est particulièrement digne de louange à cause des circonstances, ou d’une disposition dont elle émane, ou de sa fin prochaine, et ainsi cette action mérite quelque récompense accidentelle, qu’on appelle auréole. Et c’est de cette auréole-là que nous parlons présentement.
Ainsi, on doit dire que l’auréole est quelque chose d’ajouté à la couronne, c’est-à-dire une sorte de joie au sujet des œuvres accomplies qui incluent une victoire plus grande ; et c’est là une autre joie que celle dont jouit quelqu’un à cause de son union avec Dieu, et qui est appelée la couronne d’or.
Cependant, certains disent que la récompense commune elle-même, qu’on nomme la couronne, prend le nom d’auréole si elle est attribuée aux vierges, aux martyrs ou aux docteurs, de même que le denier prend le nom de dette du fait qu’il est dû à quelqu’un, bien que ce soit tout à fait la même chose qu’on appelle dette et denier. La récompense essentielle ne serait pas plus grande quand on la nomme auréole, mais elle correspondrait à un acte meilleur non selon l’intensité du mérite, mais selon la manière de mériter. De la sorte, bien qu’en deux bienheureux il y ait la même limpidité de vision de Dieu, cependant dans l’un on l’appellerait auréole, parce que cela correspondrait à un mérite supérieur dans la manière d’agir. Mais cela semble contraire à l’intention de la Glose du texte de l’Exode. Si la couronne et l’auréole sont la même chose, on ne peut dire que l’auréole est surajoutée à la couronne. En outre, puisque la récompense correspond au mérite, il faut qu’à un mérite meilleur provenant de la manière d’agir corresponde une supériorité de la récompense. Et c’est cette supériorité que nous appelons auréole. Celle-ci doit donc différer de la couronne.
Solutions :
1. La béatitude renferme tous les biens nécessaires pour la vie parfaite de l’homme, qui consiste en son opération parfaite. Mais des choses peuvent lui être ajoutées, qui ne sont point nécessaires pour cette opération parfaite à ce point qu’elle ne pourrait pas exister sans elles, mais qui, par leur addition, rendent la béatitude plus éclatante ; elles appartiennent donc à une meilleure réalisation de la béatitude, et à. une sorte de décor de celle-ci ; de même que la félicité d’un gouvernant reçoit un ornement de sa noblesse et de la beauté de son corps, et d’autres facteurs analogues, sans lesquels elle existe quand même. L’auréole joue un rôle analogue par rapport à la béatitude céleste.
2. Celui qui observe les conseils et les préceptes mérite toujours plus que celui qui n’observe que les préceptes, si nous considérons le motif du mérite dans les œuvres, selon leur espèce, mais non selon le degré de charité. Quelquefois, quelqu’un observe seulement les préceptes, mais avec une plus grande charité que celui qui observe à la fois les préceptes et les conseils. Mais le plus souvent, c’est le contraire qui se produit, parce que "la preuve de l’amour se manifeste dans les œuvres" comme dit saint Grégoire. Ce n’est donc pas la récompense essentielle plus intense qui est appelée auréole, mais ce qui lui est ajouté, d’une manière indifférente à l’égard du fait que quelqu’un mérite davantage de récompense essentielle ou moins ou également.
3. La charité est le premier principe du mérite, mais notre action est comme l’instrument par lequel nous méritons. Pour obtenir un effet, il ne suffit pas qu’il y ait la disposition requise chez le premier moteur, mais aussi une juste disposition de l’instrument. C’est pourquoi, dans l’effet produit, il y a quelque chose qui provient du premier principe, et c’est le principal, et quelque chose qui provient de l’instrument, et qui est secondaire. C’est pourquoi, dans la récompense, il y a quelque chose qui vient de la charité : c’est la couronne, et quelque chose qui vient de la nature de l’opération : c’est l’auréole.
4. Les anges ont tous mérité leur béatitude par le même genre d’acte, c’est-à-dire par leur conversion vers Dieu. Il n’y a donc pas en eux une récompense individuelle qui serait chez l’un sans être de quelque manière chez l’autre. Les hommes ont mérité leur béatitude par des actes d’espèces différentes : ce n’est donc point la même chose. Cependant, ce que l’un des hommes semble posséder individuellement, appartient de quelque manière en commun à tous, en tant que par la charité parfaite chacun considère comme sien le bien d’autrui. Mais cette joie par laquelle l’un se réjouit du bonheur de l’autre ne peut être appelée auréole : Car elle n’est pas donnée comme récompense d’une victoire propre, mais plutôt de la victoire d’un autre. La couronne est décernée aux Victorieux eux-mêmes, non à ceux qui se réjouissent de leur victoire.
5. L’excellence du mérite qui découle de la charité est plus grande que celle qui vient du genre d’acte accompli, de même que la fin de la charité est plus élevée que les choses ordonnées à cette fin, comme sont nos actes. C’est pourquoi la récompense qui répond au mérite acquis par la charité, si petite soit-elle est plus grande que toute récompense qui correspond à un acte à cause de sa nature. L’auréole est donc désignée par un diminutif de la couronne d’or.
Objections :
1. L’auréole ne paraît pas différente du fruit. Il ne convient pas de donner plusieurs récompenses pour le même mérite. Mais l’auréole et le fruit au centuple correspondent au même mérite, c’est-à-dire la virginité, comme cela ressort de ce que dit la Glose au sujet de saint Matthieu. L’auréole est donc la même chose que le fruit.
2. Saint Augustin dit que "le fruit au centuple est dû aux martyrs et aux vierges". Le fruit est donc une récompense commune aux vierges et aux martyrs. Mais l’auréole leur est due aussi à tous deux : c’est donc la même chose que le fruit.
3. Dans la béatitude on ne trouve que deux récompenses : l’essentielle, et l’accidentelle qui lui est surajoutée. Mais cette récompense surajoutée se nomme auréole, comme cela se voit dans l’Exode, où l’on dit que l’auréole est placée au-dessus de la couronne d’or. Le fruit n’est pas la récompense essentielle, sinon il serait dû à tous les bienheureux. Il est donc la même chose que l’auréole.
Cependant :
Les choses qui ne se divisent pas de la même manière ne sont pas de la même nature. Mais le fruit et l’auréole ne se divisent pas de la même manière, car l’auréole se divise en celle des vierges, des martyrs et des docteurs, tandis que le fruit se divise en fruit des époux, des veuves et des vierges. Ce n’est donc pas la même chose.
En outre, si le fruit et l’auréole étaient la même chose, ceux à qui est dû le fruit devraient aussi avoir l’auréole. Mais cela est faux, puisque le fruit est dû au veuvage, mais non l’auréole.
Conclusion :
Les choses dites métaphoriquement peuvent être prises de diverses façons, selon les considérations des diverses propriétés de ce à quoi on les compare. Puisque le fruit est, au sens propre, ce qui se trouve dans les choses corporelles nées de la terre, on peut parler des fruits spirituels selon les diverses conditions que nous trouvons dans les fruits corporels. Le fruit corporel possède la douceur, par laquelle il nous restaure quand il est à l’usage de l’homme. C’est aussi le dernier effet auquel parvient l’œuvre de la nature. C’est encore ce que nous espérons grâce à l’agriculture, par l’ensemencement et tous les autres travaux. Le fruit spirituel est donc lui aussi parfois considéré comme ce qui nous restaure totalement, comme fin ultime. Dans ce sens, on dit que nous puisons notre fruit en Dieu, parfaitement dans le Ciel, et imparfaitement sur terre. C’est dans ce sens qu’on prend la fruition, qui est une dot. Mais ici nous ne parlons pas de fruits en ce sens-là. D’autres fois, on désigne comme fruit spirituel ce qui nous restaure, sans être notre fin dernière et ainsi on dit des vertus du fruit "qu’elles refont l’esprit par une vraie douceur", comme dit saint Ambroise. C’est dans ce sens que saint Paul dit aux Galates : "Les fruits de l’esprit sont la charité, la joie, etc". Nous ne parlons pas ici de fruits dans ce sens ; nous en avons parlé ailleurs. On peut prendre en un autre sens le fruit spirituel, par comparaison avec le corps, en tant que le fruit corporel est quelque chose d’utile que l’on attend du travail d’agriculture : alors le fruit est la récompense que l’homme obtient par le travail accompli en cette vie ; et ainsi toute récompense que nous aurons dans la vie future grâce à nos efforts, est appelée fruit. Et saint Paul parle en ce sens aux Romains : "Vous possédez votre fruit dans la sanctification, mais votre fin dans la vie éternelle". Ce n’est pas non plus dans ce sens que nous parlons maintenant de fruits, mais en tant que le fruit est ce qui naît de la semence. Dans saint Matthieu, c’est ainsi que le Maître parle du fruit, qu’il divise en trente pour un ou soixante pour un ou en centuple. Le fruit ne peut sortir de la semence que parce que la force de la semence est efficace pour transformer en sa nature les humeurs de la terre ; et, plus cette force est efficace et la terre bien préparée, plus le fruit est abondant. La semence spirituelle semée en nous est la parole de Dieu ; et plus quelqu’un est converti en spiritualité par la libération de la chair, plus le fruit de cette parole est abondant. Le fruit de la parole de Dieu diffère de la couronne et de l’auréole, parce que la couronne consiste en la joie que quelqu’un a de posséder Dieu, l’auréole en la joie qu’il a de la perfection de ses œuvres, tandis que le fruit consiste dans la joie qu’il a de sa disposition à accomplir ces œuvres selon son degré de spiritualité, grâce auquel il a fait valoir la semence de la parole de Dieu.
Certains distinguent entre l’auréole et le fruit en disant que l’auréole est due au lutteur, selon ce mot de saint Paul à Timothée : "Il ne sera pas couronné s’il n’a pas lutté selon les règles", tandis que le fruit est dû au travailleur, selon la Sagesse : "Le fruit des bons travaux est glorieux". Mais d’autres disent que la couronne concerne la conversion vers Dieu, tandis que l’auréole et le fruit consistent dans les choses qui sont ordonnées à cette fin : Le fruit regarderait surtout la volonté, et l’auréole surtout le corps. Mais comme le travail et la lutte sont dans le même homme et selon la même chose, et que la récompense du corps dépend de celle de l’âme, selon l’opinion citée, il n’y aurait qu’une différence de raison entre le fruit, la couronne et l’auréole. Cela n’est pas possible, car le fruit est assigné à certains, à qui n’est pas assignée l’auréole.
Solutions :
1. Il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’on attribue diverses récompenses au même mérite, selon des éléments divers qui sont en lui. Ainsi la couronne est donnée à la virginité en tant qu’elle est gardée à cause de Dieu, par suite d’un vouloir de charité. Tandis que l’auréole lui est ajoutée en tant qu’elle est une œuvre de perfection qui comporte une forme de victoire supérieure, et que le fruit lui est accordé parce que par la virginité l’homme se dégage du charnel et passe à un certain état spirituel.
2. Le fruit, en son acception propre, comme nous en parlons ici, n’est pas une récompense commune au martyre et à la virginité, mais qui correspond aux trois degrés de continence. Cette Glose qui affirme que le fruit au centuple convient aux martyrs, prend ce mot au sens large, en tant que toute rémunération est appelée fruit. De la sorte, le fruit au centuple désigne la rémunération due à n’importe quelle œuvre de perfection.
3. Bien que l’auréole soit une récompense accidentelle s’ajoutant à l’essentielle, cependant toute récompense accidentelle n’est, pas une auréole, mais seulement la récompense d’œuvres de perfection par lesquelles l’homme est tout à fait conforme au Christ grâce à une victoire parfaite. Il n’y a donc pas d’inconvénient à ce que quelque récompense accidentelle, appelée fruit, soit accordée à la libération de la vie charnelle.
Objections :
1 : Il semble que non, car au sujet de saint Paul écrivant aux Corinthiens : "Autre est l’éclat du soleil", la Glose dit que : "On compare à la clarté du soleil la dignité de ceux qui reçoivent du fruit au centuple, à celle de la lune ceux qui reçoivent soixante pour un, à celle des étoiles ceux qui reçoivent trente pour un". Mais cette diversité de clarté, dans l’intention de l’Apôtre, correspond à toute différence de béatitude. Les divers fruits ne doivent donc pas correspondre à la seule vertu de continence.
2 : Les fruits sont ainsi nommes à cause de la fruition. Mais celle-ci est liée à la récompense essentielle, qui correspond à toutes les vertus. Donc…
3 : Le fruit est dû au travail, selon la Sagesse : "Le fruit des bons travaux est glorieux". Mais dans le travail, le rôle de la force est plus grand que celui de la tempérance ou de la continence. Le fruit ne correspond donc pas à la seule continence.
4 : Il est plus difficile de ne pas dépasser la mesure dans les aliments, nécessaires à la vie, que dans les plaisirs sexuels, sans lesquels on peut conserver la vie. L’effort pour garder la tempérance est donc plus grand que pour la continence. Le fruit correspond donc plus à la tempérance qu’à la continence.
5 : Le fruit apporte une restauration. Mais celle-ci existe surtout dans la fin. Comme les vertus théologales ont comme objet la fin, c’est-à-dire Dieu, il semble que le fruit leur corresponde davantage.
Cependant :
Dans la Glose au sujet de saint Matthieu, on assigne les fruits à la virginité, au veuvage et à la continence conjugale, qui sont les parties de la continence.
Conclusion :
Le fruit est une récompense due à l’homme parce qu’il est passé de la vie charnelle à la vie spirituelle. Il correspond donc surtout à la vertu qui libère l’homme de la domination de la chair. C’est ce qu’opère la continence, parce que c’est surtout par les plaisirs sexuels que l’âme est soumise à la chair. C’est à ce point que, selon saint Jérôme, dans l’acte charnel l’esprit de prophétie ne touche plus le cœur des prophètes, et que, selon Aristote, "dans ce plaisir il n’est pas possible à l’intelligence de connaître". Le fruit correspond donc mieux à la continence qu’à une autre vertu.
Solutions
1 : Cette glose prend le fruit au sens large, selon lequel toute rémunération est appelée fruit.
2 : La fruition ne tire pas son origine du mot fruit dans le sens dans lequel nous parlons de fruit, comme cela est évident.
3 : Le fruit, dans le sens où nous en parlons ici, ne correspond pas au travail à cause de la fatigue, mais en tant que c’est par le travail que les semences donnent leur fruit. C’est pourquoi les moissons elles-mêmes sont appelées travaux, parce que c’est à cause d’elles qu’on travaille ou parce que c’est par le travail qu’on les acquiert. La comparaison avec le fruit, en tant qu’il vient de la semence, est plus proche de la continence que de la force, parce que l’homme n’est pas soumis à la chair par les passions qui sont l’objet de la force comme par celles auxquelles s’oppose la continence.
4 : Bien que les plaisirs des aliments soient plus nécessaires que ceux qui viennent des choses sexuelles, ils ne sont pourtant pas aussi véhéments ; ils ne soumettent donc pas autant l’âme à la chair.
5 : Le fruit n’est pas pris ici pour signifier le fruit que reçoit celui qui est restauré par la fin, mais dans un autre sens. L’argument ne porte donc pas.
Objections :
1. Cela ne semble pas convenir, car saint Paul s’adressant aux Galates énumère douze fruits de l’Esprit : la charité, la joie, la paix, etc. Il semble donc qu’on ne doive pas les réduire à trois.
2 : Le fruit indique une récompense spéciale. Mais la récompense accordée aux vierges, aux veufs et aux époux, n’est point spéciale, puisque tous les hommes sauvés appartiennent à l’une de ces trois catégories. En effet, mil n’est sauvé s’il ne garde la continence ; et celle-ci est divisée en ces trois catégories. Il ne convient donc pas d’assigner les trois fruits à ces trois groupes.
3 : De même que le veuvage dépasse la continence conjugale, ainsi la virginité l’emporte sur le veuvage. Mais le soixante pour un ne dépasse pas le trente pour un de la même manière que le centuple dépasse le soixante pour un - ni selon la proportion arithmétique, puisque soixante dépasse trente de trente, et cent dépasse soixante de quarante - ni selon la proportion géométrique, puisque soixante est le double de trente, tandis que cent est dépassé par le double de soixante, puisqu’il le contient une fois entier, plus ses deux tiers. Il ne convient donc pas d’attribuer les fruits aux trois degrés de continence.
4 : Les choses dites par l’Écriture sont immuables. Saint Luc dit : "Le Ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas". Par contre, les choses d’institution humaine peuvent changer chaque jour. On ne peut donc pas interpréter les choses de l’Écriture Sainte d’après ce qui est d’institution humaine. Il ne convient donc pas d’accepter le motif qu’apporte Bède pour assigner les trois fruits, quand il dit : "Le fruit à trente pour un, convient aux époux, parce que dans la représentation des chiffres que l’on fait au jeu, trente est signifié par le contact entre le pouce et l’index à leur sommet, de telle sorte qu’ils semblent s’embrasser, et ainsi le chiffre trente évoque les baisers des époux. Soixante est signifié par le contact de l’index avec le milieu de l’articulation du pouce, et de la sorte, comme l’index repose sur le pouce et le domine, il signifie l’oppression que les veuves supportent dans le monde. Quand on parvient au nombre cent, on passe de la main gauche à la main droite donc la centaine désigne la virginité, qui possède en partie la dignité des anges, qui sont à droite, c’est-à-dire dans la gloire, tandis que nous sommes à gauche, à cause de l’imperfection de la vie présente.
Conclusion :
La continence, à laquelle correspond le fruit, introduit l’homme dans une sorte de spiritualisation, en rejetant la vie charnelle. On distingue donc les divers fruits selon les divers modes de spiritualisation que la continence constitue. Il y a une spiritualité indispensable et une autre qui est une surabondance. La spiritualité indispensable consiste en ce que la droiture de l’esprit ne soit point pervertie par la délectation chamelle : cela se produit quand quelqu’un jouit des plaisirs de la chair dans la conformité à l’ordre de la raison telle est la spiritualité des époux. La spiritualité surabondante consiste pour l’homme à se détacher totalement des délectations charnelles qui oppriment l’esprit. Cela peut s’accomplir de deux manières : Soit à l’égard de tout temps, passé, présent et futur : et c’est la spiritualité des vierges, soit pour un temps limité : Et c’est la spiritualité des veufs. À ceux qui gardent la continence conjugale est donné le fruit à trente pour un. À ceux qui gardent la continence des veufs est donné soixante pour un, à ceux qui gardent la continence virginale est donné le centuple ; selon le motif assigné plus haut par Bède.
Cependant, on pourrait donner à ces divisions un autre motif, selon la nature des nombres. Le nombre trente vient de la multiplication de dix par trois ; trois est le chiffre de toutes choses, comme dit Aristote, et il contient en soi la perfection commune à tout : le commencement, le milieu et la fin. Il convient donc que le nombre trente soit assigné aux époux chez eux, à l’observation du Décalogue, qui est désigné par dix, ne s’ajoute que la perfection commune sans laquelle n’y a pas de salut.
Le nombre six, dont la multiplication par dix fait soixante, possède la perfection en vertu de ses parties, puisqu’il résulte du groupement de toutes ses parties : il convient donc qu’il corresponde au veuvage, dans lequel se trouve le parfait éloignement des plaisirs charnels, dans toutes les circonstances, qui sont comme les parties de l’acte vertueux : En effet, le veuf n’use des plaisirs charnels avec personne, en aucun lieu et dans aucune circonstance, chose qui n’existait pas dans la continence conjugale. Le centuple correspond parfaitement à la virginité, parce que le nombre dix, dont la multiplication par lui-même donne cent, est la limite des nombres. De même, la virginité atteint la limite de la spiritualisation, puisqu’on ne peut rien lui ajouter quant à la spiritualité. Le nombre cent, en tant que nombre carré, possède la perfection en vertu de sa figure en effet, la figure carrée est parfaite parce qu’elle possède l’égalité de toutes ses parties, ayant des côtés égaux : Elle convient donc à la virginité, dans laquelle l’incorruptibilité est gardée en tous les temps passé, présent et futur.
Solutions :
1 : En cette difficulté, le mot fruit n’est pas pris dans le sens où nous le prenons ici.
2 : Rien n’oblige à tenir que le fruit soit une récompense qui n’est pas donnée à tous ceux qui seront sauvés. La récompense essentielle n’est pas seule commune à tous les hommes. Mais aussi des choses accidentelles, comme la joie des œuvres accomplies, sans lesquelles ou ne serait pas sauvé. On peut dire cependant que les fruits ne conviennent pas à tous ceux qui seront sauvés, comme cela est manifeste chez ceux qui se convertissent à la fin de la vie, et n’ont pas vécu dans la continence : ils ont droit à la récompense essentielle, mais non aux fruits.
3 : La distinction des fruits est prise davantage selon les espèces et les figures des nombres que selon les quantités désignées. Cependant, on peut donner une justification même au sujet de la quantité. L’homme marié s’abstient seulement de celle qui n’est pas sa femme, tandis que la veuve s’abstient de son mari et de celui qui ne l’est pas. Et ainsi ou trouve cette explication : comme soixante est le double de trente, cent ajoute à soixante le nombre quarante, qui vient de la multiplication de dix par quatre. Le nombre quatre est le premier nombre entier et cubique. Il convient donc à la virginité, dans laquelle, à la perfection du veuvage s’ajoute l’incorruption perpétuelle.
4 : Bien que cette désignation des chiffres pour le jeu soit d’institution humaine, cependant elle est fondée de quelque manière sur la nature des choses, en tant que les chiffres sont désignés graduellement selon l’ordre des articulations et des contacts des doigts.
Objections :
1. Il semble que non. Une plus grande récompense est due quand une œuvre présente plus de difficulté. Mais les veuves souffrent plus que les vierges de s’abstenir des jouissances charnelles. Saint Jérôme dit eau effet que plus grande est la difficulté que certains rencontrent pour s’abstenir des voluptés défendues, plus grande est leur récompense. Il dit cela en faisant l’éloge des veuves. Aristote dit aussi que "les jeunes filles avant perdu leur virginité désirent davantage l’acte charnel, à cause du souvenir de leur jouissance". L’auréole, qui est la plus grande récompense, est donc due davantage aux veuves qu’aux vierges.
2. Si l’auréole était due à la virginité, elle devrait se trouver là où se rencontre la plus parfaite virginité. Mais dans la Bienheureuse Vierge se trouve la plus parfaite virginité, d’où son appellation de Vierge des vierges. Et pourtant l’auréole ne lui est pas due, parce qu’elle n’a subi aucune lutte pour garder la continence, puisqu’elle ne fut pas atteinte par les passions de la corruption. L’auréole n’est donc pas due à la virginité.
3. On ne doit pas accorder une récompense très élevée à ce qui n’est pas louable en tout temps. Mais il n’aurait pas été louable de garder la virginité dans l’état d’innocence, puisque alors il avait été prescrit "Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre", ni même dans le temps de la loi mosaïque, puisque les stériles étaient maudites. Une auréole n’est donc point due à la virginité.
4. On ne doit pas donner la même récompense à la virginité gardée et à la virginité perdue. Mais l’auréole est due parfois à la virginité perdue, si par exemple une femme est violée malgré elle par un tyran parce quelle confesse la foi au Christ. L’auréole n’est donc point due à la virginité.
5. Une récompense élevée ne doit pas être attribuée à ce qui est en nous naturellement. Mais la virginité appartient de naissance, à tout homme, bon et mauvais. L’auréole ne lui est donc pas due.
6. De même que le veuvage, dans la continence, reçoit un fruit de soixante pour un, ainsi la virginité reçoit le centuple et l’auréole. Mais ce fruit n’est pas dû à toute veuve, mais seulement à celle qui demeure vouée au veuvage, comme on dit. Il semble donc que l’auréole ne soit pas due à toute virginité, muais seulement à celle à laquelle on s’est voué.
7. On ne donne pas de récompense à ce qui existe nécessairement, puisque tout mérite consiste en un acte de la volonté. Or, il y a des vierges qui le sont par nécessité, comme les frigides et les eunuques. L’auréole n’est donc pas toujours due à la virginité.
Cependant :
Dans l’Exode nous lisons : "Tu feras une autre couronne, l’auréole". Et la Glose ajoute : "À cette couronne-là appartient le cantique nouveau, que les vierges chantent devant l’Agneau, ceux qui suivent l’Agneau partout où il ira". La récompense due à la virginité se nomme donc auréole.
En outre, Isaïe dit : "Le Seigneur Dieu dit ceci aux eunuques : je leur donnerai le meilleur nom parmi les fils et les filles". Et la Glose ajoute : "Cela signifie une gloire spéciale et élevée". Or, par les eunuques "qui se sont mutilés pour le royaume des cieux", on désigne les vierges. La virginité a donc droit à une récompense supérieure, qui est l’auréole.
Conclusion :
Là où est obtenue une forme supérieure de victoire, on a droit à une couronne spéciale. Quand quelqu’un, en gardant la virginité, obtient une victoire exceptionnelle sur la chair, contre laquelle il mène une lutte incessante, comme dit saint Paul aux Galates : "L’esprit lutte contre la chair", il a droit à une couronne spéciale, qui est appelée auréole. Tous l’affirment communément ; mais ils ne sont pas d’accord pour préciser à quelle virginité est due cette auréole. Les uns disent qu’elle est due à un acte : elle sera donc donnée à celle qui garde, en acte, la virginité, si elle est du nombre de ceux qui seront sauvés. Mais cela ne semble pas convenir, car alors celles qui ont la volonté de se marier, mais meurent auparavant, posséderaient l’auréole. D’autres disent que l’auréole est due à un état et non à un acte : seules mériteraient l’auréole celles qui se sont mises par un vœu dans l’état de virginité perpétuelle. Mais cela non plus ne semble pas convenir, car quelqu’un peut garder la virginité sans l’avoir vouée, avec une volonté égale à celle d’un autre qui en a fait le vœu. C’est pourquoi on peut dire, autrement, que le mérite est dû à tout acte de vertu impéré par la charité. La virginité est de l’ordre de la vertu, en tant que l’incorruption perpétuelle de l’esprit et du corps est l’effet d’un choix, comme cela découle de ce que nous avons dit. L’auréole n’est donc due à proprement parler qu’à ceux qui ont décidé de garder la virginité perpétuelle, qu’ils aient exprimé ou non cette décision. Et je dis cela en tant que l’auréole est prise, à proprement parler, comme une récompense donnée au mérite, bien que cette résolution ait été quelquefois interrompue, tout en gardant l’intégrité de la chair : pourvu que celle-ci persévère jusqu’à la fin de la vie, car la virginité de l’esprit peut être réparée, mais non celle de la chair. Mais si nous prenons l’auréole au sens large, pour toute joie qui s’ajoute dans le Ciel à la joie essentielle, alors l’auréole est donnée à ceux qui sont demeurés incorrompus dans leur chair, même s’ils n’ont pas eu la volonté de garder perpétuellement la virginité. Il n’est pas douteux en effet qu’ils jouissent de l’incorruption du corps, commue les innocents qui sont demeurés exempts du péché, bien qu’ils n’aient pas eu la possibilité de pécher, comme les enfants baptisés. Ce n’est point l’acception propre de l’auréole, mais elle est très commune.
Solutions :
1 : Dans la garde de la continence, une lutte plus forte est soutenue, à un certain point de vue, par les vierges, à un autre point de vue, par les veuves. Les vierges sont enflammées par la concupiscence et par le désir d’expérimenter, qui provient d’une certaine curiosité, en vertu de laquelle l’homme voit plus volontiers ce qu’il n’a pas encore vu. Et parfois cette concupiscence augmente l’appréciation du plaisir au-delà de ce qu’il est dans la réalité. Il y a aussi une absence de considération des inconvénients qui sont liés à lin plaisir de ce genre. À ce point de vue, les veuves obtiennent une lutte moindre, tandis que celle-ci est accrue, au contraire, par le souvenir du plaisir éprouvé. Et en ces diverses choses, les hommes diffèrent en leur jugement, selon leurs diverses conditions et dispositions, car certains sont davantage mus par un point de vue, et les autres par un autre. Quoi qu’il en soit de l’intensité de la lutte, il est certain que la victoire des vierges est plus parfaite que celle des veuves : car c’est une victoire plus parfaite et plus belle, de n’avoir jamais cédé à l’ennemi. La couronne n’est pas due à la lutte, mais à la victoire dans la lutte.
2. À ce sujet, deux opinions sont émises. Certains disent que la Bienheureuse Vierge ne reçoit pas l’auréole comme récompense de la virginité, si l’auréole est considérée comme récompensant la lutte, mais qu’elle reçoit quelque chose de plus grand que l’auréole, à cause de sa décision parfaite de garder la virginité. D’autres disent qu’elle possède l’auréole, et même très supérieure, sous la raison propre d’auréole : car, bien qu’elle n’ait pas éprouvé le combat, elle a quand même connu une certaine lutte de la chair. Mais, à cause de la puissance de sa vertu, sa chair était tellement soumise, que cette lutte la laissait insensible. Pourtant, cela ne semble point convenir, car on croit que la Bienheureuse Vierge fut tout à fait préservée de l’inclination sensuelle, à cause de sa parfaite sanctification. Il n’est point respectueux de dire qu’il y eût en elle quelque lutte de la chair, car celle-ci ne vient que d’une inclination dépravée. La tentation qui vient de la chair ne petit pas exister sans le péché, comme dit la Glose, à propos de saint Paul aux Corinthiens : "J’ai reçu le stimulant de ma chair". La Vierge doit donc posséder à proprement parler l’auréole, pour que, en cela, elle soit conforme aux autres membres de l’Église, qui possèdent la virginité. Bien qu’elle ne connût pas la tentation qui vient de la chair, elle connut la lutte qui vient de la tentation opérée par l’ennemi, qui n’a même pas respecté le Christ lui-même, comme nous le voyons en saint Matthieu.
3. L’auréole n’est due à la virginité qu’en tant qu’elle ajoute une certaine supériorité aux autres degrés de la continence. Si Adam n’avait pas péché, la virginité ne posséderait pas une perfection supérieure à la continence conjugale, car il y aurait eu alors des noces honorables, et une union nuptiale immaculée, la perversion de la concupiscence n’existant pas. La virginité n’aurait pas alors été gardée, et n’aurait pas droit à une auréole. Mais la condition de la nature humaine étant changée, la virginité revêt une beauté spéciale et mérite donc une récompense particulière. Au temps de la Loi de Moïse, quand le culte de Dieu devait être propagé par l’acte charnel, il n’était pas tout à fait louable de s’abstenir de l’acte de la chair : on ne donnait donc pas une récompense spéciale à cette décision, sauf si elle venait d’une inspiration divine : comme on le croit pour Jérémie et Élie, dont on ne lit pas qu’ils aient été mariés.
4. Si une vierge a été violée par contrainte, elle ne perd pas pour autant son auréole, dès lors qu’elle garde inviolablement sa volonté de défendre à jamais sa virginité, cru ne consentant nullement à l’acte subi elle ne perd pas pour cela sa virginité ; et cela vaut si elle a été violée à cause de sa foi, pour n’importe quelle autre cause. Mais si elle souffre cela pour la foi, cela augmentera son mérite, et lui donnera le mérite du martyre. C’est pourquoi sainte Lucie dit : "Si tu me fais violer contre ma volonté, ma couronne de chasteté sera doublée" : non qu’elle ait deux auréoles de virginité, mais parce qu’elle recevra une double récompense, une pour la garde de la virginité, l’autre à cause de l’injustice subie. En supposant même qu’une vierge ainsi violentée conçoive, elle ne perd pas polir alitant le mérite de la virginité. Elle n’égalera cependant pas la Mère du Christ, qui garda, avec l’intégrité de l’esprit, celle de la chair.
5. La virginité nous est donnée par la nature quant à ce qui est physique en elle, mais la résolution de garder une incorruption perpétuelle, qui donne le mérite de la virginité, n’est pas innée ; elle vient d’un don de la grâce.
6. Le fruit de soixante pour un n’est pas dû à toute veuve, mais seulement à celle qui a résolu de garder le veuvage, même si elle n en a pas fait le vœu, comme nous l’avons dit pour la virginité.
7. Si les frigides et les eunuques sont résolus à garder une incorruption perpétuelle, même s’ils recevaient la possibilité d’accomplir l’acte de la chair, ils doivent être appelés vierges, et méritent l’auréole : ils font en effet de nécessité vertu. Mais s’ils sont décidés à se marier s’ils en deviennent capables, ils ne méritent pas l’auréole. C’est pourquoi saint Augustin dit : "Pour ceux dont l’organe viril est malade, de sorte qu’ils ne peuvent pas engendrer, comme sont les eunuques, s’ils deviennent chrétiens et gardent les préceptes de Dieu, mais avec l’intention de se marier s’ils le pouvaient, il suffit de les considérer comme semblables aux époux croyants".
Objections :
1. Il semble que non, car l’auréole est une récompense attribuée aux œuvres surérogatoires. Bède dit à propos de l’Exode : "Tu feras une autre couronne", "Cette récompense vaut pour ceux qui dépassent les préceptes généraux, par un choix spontané d’une vie plus parfaite". Or, mourir pour la confession de sa foi est quelquefois obligatoire et non surérogatoire comme nous le voyons dans l’épître aux Romains : "Par le cœur nous croyons à la justice, mais par la bouche nous confessons ce qui est requis pour le salut". L’auréole n’est donc pas toujours due au martyre.
2. Selon saint Grégoire et saint Augustin, "plus les services sont libres, plus ils sont dignes de récompense". Mais le martyre n’est aucunement libre, puisqu’il est une peine imposée avec violence par un autre. L’auréole n’est donc pas due au martyre, parce qu’elle correspond à un mérite supérieur.
3. Le martyre ne consiste pas seulement dans la souffrance de la mort, mais aussi dans la volonté intime. C’est pourquoi saint Bernard distingue trois espèces de martyrs : par la volonté et sans meurtre, comme saint Jean par la volonté et le meurtre, comme saint Etienne par le meurtre sans la volonté, comme les Saints Innocents. Si donc l’auréole était due au martyre, elle serait due davantage au martyre de la volonté qu’au martyre extérieur, puisque le mérite procède de la volonté. Or, ce n’est point ce que l’on dit. L’auréole n’est don c pas due au martyre.
4. La souffrance du corps est moindre que celle de l’esprit provenant de douleurs intimes et des passions de l’âme. La souffrance intérieure est une sorte de martyre ; saint Jérôme dans son sermon sur l’assomption : "Je dirai à bon droit que la Vierge Mère de Dieu fut aussi martyre, bien que sa vie se soit achevée dans la paix. C’est pourquoi il est dit qu’un glaive transpercera ton âme ", à savoir la douleur de la mort de son Fils". Puisqu’il n’y a pas d’auréole pour la douleur intérieure, il ne doit pas y en avoir pour la douleur extérieure.
5. La mortification elle-même est une sorte de martyre ; Saint Grégoire dit "Même sans avoir l’occasion d’être persécutés, notre vie paisible connaît son martyre : car bien que nous n’inclinions pas sous le fer notre cou de chair, nous exterminons en esprit les désirs de la chair, avec le glaive spirituel". L’auréole n’est point due à cette pénitence, qui consiste en des œuvres extérieures. Elle n’est donc pas due non plus au martyre extérieur.
6. L’auréole n’est pas due à une œuvre défendue. Or il est interdit de se faire violence à soi-même, comme dit saint Augustin, et cependant l’Église célèbre le martyre de certains qui se sont fait violence pour échapper à la rage des tyrans, comme cela se voit dans l’Histoire d’Eusèbe, à propos de certaines femmes d’Antioche. L’auréole n’est donc pas toujours due au martyre.
7. Il arrive parfois que quelqu’un est blessé à cause de sa foi, et survit cependant quelque temps. Il est manifestement martyr. Et pourtant l’auréole ne lui est pas due, parce qu’il n’a pas souffert jusqu’à la mort. L’auréole n’est donc pas toujours due au martyre.
8. Certains souffrent plus de la perte des biens temporels que de la souffrance de leur propre corps : comme on le voit puisqu’ils se donnent tant de mal pour acquérir des richesses. Si donc on leur enlève, à cause du Christ, leurs biens temporels, il semble qu’ils soient des martyrs. Et cependant on dit que l’auréole ne leur est pas due. Donc...
9. Il semble que le martyr soit seulement celui qui est mis à mort pour la foi. C’est pourquoi Isidore dit : "On les appelle martyrs, selon le terme grec, témoins en latin, parce qu’ils ont supporté leurs souffrances pour apporter au Christ leur témoignage, et ont lutté jusqu’à la mort pour la vérité". Mais il y a des vertus supérieures à la foi, comme la justice, la charité, etc., qui ne peuvent exister sans la grâce ; et cependant l’auréole ne leur est point due. Il semble donc qu’elle ne le soit pas non plus au martyre.
10. De même que les vérités de foi, toute autre vérité vient de Dieu, comme dit saint Ambroise, parce que "toute vérité, quel que soit celui qui l’exprime, vient du Saint -Esprit". Si donc on doit l’auréole à celui qui supporte la mort pour la vérité de foi, on la devrait aussi pour ceux qui supportent la mort pour toute autre vérité : et cela n’est évidemment pas exact.
11. Le bien commun l’emporte sur le bien particulier. Si quelqu’un meurt, dans une guerre juste pour la défense de l’Etat, on ne lui doit pas l’auréole. Donc pas non plus s’il est tué pour la conservation en lui-même de la foi.
12. Tout mérite procède du libre arbitre. Mais l’Église célèbre le martyre que certains qui n’eurent pas l’usage du libre arbitre. Ils n’ont donc pas mérité l’auréole, et dès lors, celle-ci n’est pas due à tous les martyrs.
Cependant :
Saint Augustin dit : "Personne, je pense, n’a osé mettre la virginité au-dessus du martyre". Mais la virginité a droit à une auréole. Donc aussi le martyre.
En outre, la couronne est due au lutteur. Dans le martyre, il y a une difficulté spéciale dans le combat. On lui doit donc une auréole spéciale.
Conclusion :
De même que l’esprit lutte contre les concupiscences intérieures, ainsi l’homme lutte contre les passions qui viennent du dehors. De même que la victoire la plus parfaite par laquelle l’homme triomphe des concupiscences de la chair, c’est-à-dire la virginité, a droit à une couronne spéciale qui s’appelle auréole, de même celui qui a remporté la plus parfaite victoire qui se conquiert dans la lutte extérieure, a droit à une auréole. La victoire la plus parfaite contre les passions extérieures peut être considérée sous deux aspects : d’abord selon la grandeur de la passion vaincue ; parmi toutes les passions provoquées du dehors, la peur de la mort tient le premier rang, de même que dans les passions intérieures les principales sont les concupiscences sexuelles. C’est pourquoi, quand quelqu’un parvient à la victoire sur la mort et contre ce qui lui est rattaché, il est parfaitement vainqueur. La grandeur de la victoire sur les passions peut aussi être considérée d’après la cause de la lutte, quand par exemple on combat pour une cause très honorable, qui est le Christ lui-même. Or ces deux choses sont contenues dans le martyre, qui est l’acceptation de la mort à cause du Christ". Ce qui constitue le martyre, ce n’est pas la souffrance, mais sa cause" dit saint Augustin. L’auréole est donc due au martyre comme à la virginité.
Solutions
:
1 : Supporter la mort à cause du Christ est en soi
une œuvre surérogatoire tous ne sont pas mis dans l’obligation de confesser
leur foi devant un persécuteur. Mais en certaines occasions cela est
obligatoire pour se sauver : ainsi quand quelqu’un arrêté par un persécuteur
est interrogé sur sa foi, il est obligé de la confesser. Mais il n’en suit pas
qu’il ne mérite pas l’auréole. Celle-ci en effet n’est pas due à l’œuvre
surérogatoire en tant que telle, mais en tant qu’elle contient une certaine
perfection. Donc, si cette perfection demeure, même sans qu’il y ait
surérogation, on mérite l’auréole.
2. La récompense est due au martyre non en tant qu’il est infligé du dehors, mais en tant qu’il est supporté volontairement, car nous ne méritons que par les choses qui sont en nous. Plus ce que quelqu’un supporte volontairement est difficile et de nature à répugner à la volonté, plus cette volonté qui le supporte à cause du Christ, se montre fermement fixée dans le Christ. On lui doit donc une récompense supérieure.
3. Il y a des actes qui possèdent en eux-mêmes une grande intensité de jouissance ou de difficulté. Dans ces actes le fait de les accomplir augmente toujours le mérite ou le démérite, car en les accomplissant la volonté, à cause de cette intensité, a dû modifier profondément l’état dans lequel elle se trouvait auparavant. C’est pourquoi, toutes choses restant les mêmes, celui qui accomplit un acte de luxure pèche plus que celui qui ne fait que consentir à l’acte, parce qu’en accomplissant l’acte, la volonté est intensifiée. De même, puisque l’acte du martyre comporte une très grande difficulté, le vouloir du martyre n’atteint pas le mérite qui est dû à l’acte même du martyre, à cause de cette difficulté. Cependant cette volonté du martyre peut parvenir à une plus haute récompense, en raison de son mérite, parce que quelqu’un peut vouloir supporter le martyre, sans le subir, avec une plus grande charité que celui qui le subit en fait. C’est pourquoi le martyr volontaire peut mériter, par sa volonté seule, une récompense essentielle égale ou plus grande que celle qui est due au martyr réel. Mais puisque l’auréole est due à la difficulté qui se rencontre dans la lutte même du martyre, elle n’est pas due à ceux qui ne sont martyrs que dans leur vouloir, mais non en fait.
4. De même que les plaisirs du toucher, auxquels est ordonnée la tempérance, tiennent la première place parmi les plaisirs intérieurs et extérieurs, de même les douleurs du toucher sont au-dessus de toutes les autres douleurs. C’est pourquoi une auréole est due davantage à la difficulté qui se manifeste dans le support des douleurs du toucher par exemple celles des coups et autres choses semblables, qu’elle n’est due à la difficulté de supporter les douleurs intérieures, à cause desquelles quelqu’un n’est pas appelé à proprement parler martyr, sauf par comparaison ; Et c’est dans ce sens que parle saint Jérôme.
5. Les souffrances de la mortification ne sont pas à proprement parler un martyre, parce qu’elles ne consistent pas en des choses ordonnées à causer la mort, mais seulement destinées à dominer la chair. Si quelqu’un dépasse cette mesure, sa pénitence devient une faute. Cependant, on peut, par comparaison, appeler la mortification un martyre, parce qu’elle peut l’emporter en durée sur le martyre, tandis que celui-ci l’emporte en intensité.
6. Selon saint Augustin, nul ne peut attenter à sa vie pour aucune cause, à moins qu’il ne le fasse sous l’action d’une inspiration divine, pour donner un exemple de courage en méprisant la mort. On croit que ceux dont il est parlé dans cette difficulté se sont donné la mort sous une inspiration divine : C’est pourquoi l’Église célèbre leur martyre.
7. Si quelqu’un reçoit à cause de sa foi une blessure mortelle, mais ne meurt pas aussitôt, il n’est point douteux qu’il mérite l’auréole, comme cela est évident pour la bienheureuse Cécile, qui a survécu trois jours, et pour de nombreux martyrs morts en prison. Même si quelqu’un reçoit une blessure qui n’est pas mortelle, et qui est cependant suivie de mort, on croit qu’il mérite l’auréole, bien que certains disent que celui qui aboutit à la mort à cause de son insouciance ou de sa négligence, ne mérite pas l’auréole. Cependant, cette négligence ne l’aurait pas conduit à la mort sans la blessure antérieure, reçue pour la foi : Celle-ci est donc la première occasion de sa mort ; il semble dès lors qu’il ne perde pas l’auréole, à moins que sa négligence soit telle qu’elle comporte une faute mortelle, qui lui enlève la couronne et l’auréole. Mais si quelqu’un ne meurt pas après avoir reçu une blessure mortelle, à cause de quelque circonstance fortuite ou s’il n’a pas reçu de blessure mortelle, mais qu’ensuite, étant en prison, il meurt, il mérite encore l’auréole. C’est pourquoi l’Église célèbre de saints martyrs qui sont morts en prison, longtemps après avoir subi des blessures, comme le pape Marcel. Donc, toute souffrance infligée pour le Christ et s’achevant dans la mort, que celle-ci suive immédiatement ou non, suffit à constituer le martyre et à mériter l’auréole. Si elle ne va pas jusqu’à la mort, on ne considère pas cet homme comme martyr : comme c’est le cas du bienheureux Sylvestre, que l’Église ne fête pas comme martyr, parce qu’il a achevé sa vie dans la paix, après avoir subi auparavant bien des tourments.
8. De même que la tempérance ne regarde pas les plaisirs de l’argent ou des honneurs, mais seulement les jouissances du toucher, parce qu’elles sont les principales, de même la force ne regarde que les menaces de mort, parce qu’elles sont les plus graves, comme dit Aristote. C’est pourquoi l’auréole n’est due qu’aux attaques qui menacent le propre corps, capables d’engendrer la mort. Si donc quelqu’un, à cause du Christ, perd les biens temporels ou sa réputation ou toute autre chose de ce genre, il n’est pas martyr pour autant, et ne mérite pas l’auréole. On ne peut aimer d’une manière normale les choses extérieures plus que le propre corps. Un attachement déréglé ne peut concourir à faire mériter une auréole. La douleur de la perte des biens matériels ne peut égaler celle de la mort du corps, ni d’autres souffrances semblables.
9. La cause suffisante pour constituer le martyre n’est pas seulement le fait de confesser la foi, mais aussi toute autre vertu, non pas humaine, mais surnaturelle, qui a le Christ comme fin. Par tout acte de vertu, on peut devenir témoin du Christ, en tant que les œuvres qu’il opère en nous sont un témoignage de sa bonté. C’est ainsi que des vierges furent tuées à cause de leur virginité qu’elles voulaient garder, comme la bienheureuse Agnès et quelques autres, dont le martyre est célébré par l’Église.
10. La vérité de foi a le Christ comme fin et comme objet : c’est pourquoi sa confession mérite l’auréole, si une peine lui est infligée, non seulement à cause de la fin poursuivie, mais aussi à cause de cette souffrance. Mais la confession de toute autre vérité n’est pas une cause suffisante pour constituer un martyre en raison d’une semblable souffrance : elle ne le serait qu’à cause de la fin, si par exemple quelqu’un préférait être mis à mort pour le Christ, plutôt que de dire n’importe quel mensonge qui est un péché contre lui.
11. Le Bien incréé dépasse tout bien créé. Dès lors, toute fin créée, qu’elle soit le bien commun ou un bien privé, ne peut conférer à une action autant de bonté que le Bien incréé le fait quand quelque chose est accompli à cause de Dieu. Donc, si quelqu’un subit la mort à cause du bien commun, sans référence au Christ, il ne mérite pas l’auréole. Mais s’il rapporte cela au Christ, il la mérite, et il est martyr s’il défend l’État contre les attaques des ennemis qui veulent corrompre la foi au Christ, et qu’il meurt dans cette lutte de défense.
12. Certains disent que chez les Innocents morts pour le Christ l’usage de la raison fut anticipé par un miracle divin, comme chez saint Jean Baptiste quand il était dans le sein maternel par là, ils furent de vrais martyrs, en acte et en volonté ; Et ils possèdent l’auréole. Mais d’autres disent qu’ils furent martyrs seulement en acte, mais non en volonté : telle semble être la pensée de saint Bernard dans sa division des trois sortes de martyrs. D’après cela, les Innocents, qui ne réalisèrent pas la notion parfaite du martyre, mais y participèrent de quelque manière en souffrant pour le Christ, ont aussi l’auréole, non dans sa parfaite définition, mais en une certaine participation, en tant qu’ils se réjouissent d’avoir été tués au service du Christ, comme nous l’avons vu au sujet des enfants baptisés qui jouissent de leur innocence et de l’intégrité de leur chair.
Objections :
1. Cela ne semble pas. Toute récompense dans l’au-delà correspond à un acte de vertu. Prêcher ou enseigner n’en est pas un. On ne doit donc point l’auréole à la prédication ou à l’enseignement.
2. Enseigner et prêcher sont le fruit de l’étude et de l’enrichissement doctrinal. Les choses qui sont récompensées dans l’au-delà ne s’acquièrent point par l’effort humain, car nous ne méritons pas par les choses naturelles et acquises. Aucune auréole n’est donc promise pour l’au-delà à l’enseignement et à la prédication.
3. L’exaltation dans le Ciel correspond à l’humiliation ici-bas, car "celui qui s’humilie sera exalté "Enseigner et prêcher n’humilient pas : ce sont plutôt des occasions d’orgueil. La Glose dit, au sujet de saint Matthieu, que "le diable trompe beaucoup d’hommes enflés par les honneurs du magistère. Il semble donc que la prédication et l’enseignement n’aient pas droit à l’auréole.
Cependant :
À propos de saint Paul. Aux Ephésiens "Pour que vous sachiez quelle est l’éminence...", la Glose dit "Les saints docteurs recevront une augmentation de gloire supérieure à celle que tous auront communément".
En outre, la Glose ordinaire, commentant le Cantique des Cantiques, "Ma vigne est devant moi ", dit : "Il montre quelle récompense particulière il prépare pour ses docteurs". Ils auront donc une récompense spéciale, et c’est ce que nous nommons auréole.
Conclusion :
Par le martyre et la virginité,
l’homme remporte une très parfaite victoire contre la chair et le monde. De
même, il remporte une très parfaite victoire contre le diable quand, non
content de résister à ses assauts, il le chasse non seulement de lui-même, mais
aussi des autres. C’est ce qui se fait par la prédication et l’enseignement.
C’est pourquoi on leur doit une auréole, comme à la virginité et au martyre.
Qu’on ne dise pas, comme certains le font, qu’elle est due seulement aux
prélats, à qui il appartient, en vertu de leur charge, de prêcher et
d’enseigner : elle appartient à tous ceux qui exercent licitement cette
mission. Elle n’est due aux prélats, bien qu’ils aient la charge de prêcher,
que s’ils le font en fait, car la couronne n’est pas due à une disposition,
mais à une lutte en acte, selon ce mot de saint Paul à Timothée : "Il
ne sera pas couronné s’il n’a pas lutté selon les règles".
Solutions :
1 : Prêcher et enseigner sont les actes d’une vertu : la miséricorde. On doit donc les ranger parmi les aumônes spirituelles.
2. Bien que la faculté de prêcher et d’enseigner vienne de l’étude, le fait d’enseigner vient de la volonté, qui est enrichie par la charité infusée par Dieu. Son exercice peut donc être méritoire.
3. L’exaltation en cette vie ne
diminue la récompense de l’autre vie que si quelqu’un cherche, à travers cette
exaltation, sa propre gloire. Mais celui qui transforme cette exaltation en
bénéfice pour les autres, mérite une récompense. Quand on dit que
l’enseignement a droit à l’auréole, on doit l’entendre de l’enseignement des
choses du salut, qui chasse le diable du cœur des hommes, comme une arme
spirituelle. Saint Paul dit aux Corinthiens : "Les armes de notre armée
ne sont pas charnelles, mais spirituelles".
Objections :
1. Il semble que oui. Une auréole est due à la virginité, au martyre et à l’enseignement. Ces trois choses existèrent excellemment dans le Christ. L’auréole lui convient donc excellemment.
2. Tout ce qui est très parfait dans les choses humaines, doit être attribué, à un degré supérieur, au Christ. La récompense de l’auréole est due aux mérites les plus élevés. Elle est donc due au Christ.
3. Saint Cyprien dit que la virginité porte l’image de Dieu à son type idéal est donc en Dieu. Il semble donc que l’auréole convienne au Christ même en tant que Dieu.
Cependant :
L’auréole, avons-nous dit, est la joie de se sentir conforme au Christ. Nul ne se conforme ni ne devient semblable à soi-même, comme dit Aristote. L’auréole n’est donc pas due au Christ.
En outre, la récompense du Christ n’augmente jamais. Or il ne posséda pas l’auréole dès l’instant de sa conception, car alors il n’avait encore jamais lutté. Il ne l’eût donc pas davantage ensuite.
Conclusion :
Deux opinions se présentent à ce sujet certains disent que dans le Christ il y a eu à proprement parler une auréole, parce qu’il a connu là lutte et la victoire, et donc mérité la couronne proprement dite. . Mais en y regardant de près, s’il possède la couronne en sa notion propre, il ne possède pas celle de l’auréole. Celle-ci en effet, par cela même qu’elle est un diminutif, indique quelque chose qui est possédé seulement en participation et non en sa plénitude. Elle ne convient donc qu’à ceux chez qui il n’y a qu’une participation à la victoire parfaite, dans l’imitation de celui qui réalise pleinement la notion de victoire parfaite. Dans le Christ au contraire nous trouvons une réalisation parfaite de la notion de pleine victoire tous les autres vainqueurs ne font qu’y participer, comme nous le voyons en saint Jean "Ayez confiance, j’ai vaincu le monde", et dans l’apocalypse "Voici qu’a vaincu le lion de la tribu de Juda". Il ne convient donc pas qu’il possède l’auréole, mais plutôt une chose de laquelle jailliront toutes les auréoles. C’est pourquoi l’apocalypse dit : "Je ferai asseoir sur mon trône celui qui aura vaincu, de même que j’ai vaincu et je siège sur le trône de mon Père". Aussi, d’autres estiment qu’on doit dire bien que ce qui se trouve dans le Christ ne soit pas précisément une auréole, c’est mieux que toute auréole.
Solutions :
1 : Le Christ fut très véritablement vierge, martyr et docteur. Mais en lui, la récompense accidentelle correspondant à ces titres est très faible en comparaison de la grandeur de sa récompense essentielle. Il ne possède donc pas l’auréole en sa notion précise.
2. Bien que l’auréole soit due à une œuvre très parfaite, pourtant, en tant qu’elle est désignée par un diminutif, elle signifie une participation seulement à la perfection qui se trouve pleinement réalisée dans un autre. Par là, elle marque une certaine infériorité. Elle ne se trouve donc pas dans le Christ, en qui toute perfection existe en sa plénitude.
3. Bien que la virginité ait de quelque manière son modèle parfait en Dieu, cependant ce modèle idéal n’est pas de la même nature que chez l’homme. L’incorruption de Dieu, qu’imite la virginité, n’est pas de même nature en Dieu et dans un homme vierge. Elle est pour eux de nécessité de salut, puisque pour eux aucune réparation ne peut suivre la déchéance. Les actes par lesquels les anges nous instruisent appartiennent à leur gloire et à leur état commun ils ne méritent donc pas l’auréole pour cela.
Objections :
1. Il semble que oui, d’après ce que dit saint Jérôme au sujet de la virginité "Vivre dans la chair en en étant dégagé, c’est plutôt une vie angélique qu’une vie humaine", et la Glose, à propos d’un passage de saint Paul, aux Corinthiens, dit que "la virginité est une part angélique". Puisque la virginité reçoit l’auréole, elle semble due aux anges.
2. L’incorruption de l’esprit est supérieure à celle de la chair. Dans les anges nous trouvons l’incorruption de l’esprit, car ils n’ont jamais péché. L’auréole leur est donc due plus qu’aux hommes qui seraient incorrompus dans leur chair, mais qui ont parfois péché.
3. L’auréole est due à ceux qui enseignent. Les anges nous instruisent en nous purifiant, nous illuminant et nous perfectionnant, comme dit Denys. Ils doivent donc avoir au moins l’auréole des docteurs.
Cependant :
Saint Paul dit à Timothée "Il ne sera pas couronné, s’il n’a pas combattu selon les règles". Dans les anges, pas de combat, donc pas d’auréole.
En outre, l’auréole n’est pas due à un acte qui ne s’accomplit pas avec coopération du corps. Pour ceux qui ont l’amour de la virginité, du martyre et de l’enseignement, l’auréole ne leur sera pas donnée s’ils ne réalisent pas ces choses extérieurement. Les anges étant incorporels, n’ont pas d’auréole.
Conclusion :
L’auréole n’est pas due aux anges, car elle correspond à une forme supérieure de perfection dans le mérite. Les choses qui chez l’homme contribuent à la perfection de son mérite sont naturelles pour les anges ou appartiennent à leur état commun ou font partie de leur récompense essentielle. Le motif même pour lequel l’auréole est due aux hommes, fait que les anges n’en ont pas.
Solutions :
1 : La virginité est appelée vie angélique parce que les vierges imitent, par l’effet de la grâce, ce que les anges possèdent par nature. Pour ceux-ci, ce n’est point de la vertu que de s’abstenir complètement des plaisirs de la chair, puisque ceux-ci ne pourraient pas exister chez eux.
2. L’incorruption perpétuelle de l’esprit mérite aux anges leur récompense essentielle ; Elle est pour eux essentiel au salut, puisque pour eux aucune réparation ne peut suivre la déchéance.
3. Les actes par lesquels les anges nous instruisent appartiennent à leur gloire et à leur état commun : ils ne méritent donc pas l’auréole pour cela.
Objections :
1. Il ne semble pas qu’on ne doive distinguer que trois auréoles, pour les vierges, les martyrs et les prédicateurs. Car l’auréole des martyrs correspond à la vertu de force, celle des vierges à la vertu de tempérance et celle des docteurs à la vertu de prudence. Il semble donc qu’il doit y avoir une quatrième auréole correspondante à la vertu de justice.
2. À propos de l’Exode, la Glose dit que "la couronne est donnée quand l’Évangile promet la vie éternelle à ceux qui gardent les commandements", et à propos de saint Matthieu : "Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements", la Glose dit "L’auréole lui est ajoutée quand il est dit : si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres". L’auréole est donc due à la pauvreté.
3. Par le vœu d’obéissance, l’homme se soumet totalement à Dieu : c’est donc en ce vœu que consiste la plus grande perfection ; dès lors, il semble que l’auréole lui soit due.
4. Il y a beaucoup d’autres œuvres surérogatoires, à cause desquelles l’homme dans la vie future aura une joie spéciale. Il n’y a donc beaucoup d’auréoles outre les trois citées plus haut.
5. De même que répand la foi en prêchant et en enseignant, de même il le fait en copiant des écrits. Une quatrième auréole lui est donc due.
Conclusion :
L’auréole est une récompense privilégiée correspondant à une victoire exceptionnelle. C’est pourquoi on désigne trois auréoles en considérant les victoires exceptionnelles dans les trois luttes qui menacent tout homme. Dans la lutte contre la chair, celui qui remporte la plus grande victoire est celui qui s’abstient tout à fait des délectations charnelles, qui sont les principales en ce domaine : c’est l’homme vierge. Une auréole est donc due à la virginité. Dans la lutte contre le monde, la victoire principale consiste à soutenir la persécution du monde jusqu’à la mort : la seconde auréole est donc due aux martyrs, qui remportent la victoire dans cette lutte. Dans la lutte contre le diable, la principale victoire consiste à chasser le démon non seulement de soi-même, mais même du cœur des autres : Ce qui s’opère par l’enseignement et la prédication : La troisième auréole est donc due aux docteurs et aux prédicateurs.
Cependant, certains distinguent trois auréoles selon les trois puissances de l’âme : les trois auréoles correspondraient aux actes les meilleurs de ces trois puissances. L’acte le meilleur de la puissance rationnelle est de diffuser la vérité de foi chez les autres : à cet acte est due l’auréole des docteurs. L’acte le meilleur de l’irascible est de supporter même la mort pour le Christ : et cet acte a droit à l’auréole des martyrs. L’acte le meilleur du concupiscible est de s’abstenir complètement des plus grandes délectations de la chair : et cela donne droit à l’auréole de la virginité.
D’autres distinguent trois auréoles selon les choses par lesquelles nous sommes rendus conformes au Christ de la manière la plus élevée. Il fut médiateur entre le Père et le monde : il fut donc docteur, en tant qu’il a manifesté au monde la vérité qu’il avait reçue du Père. Il fut martyr, en supportant la persécution du monde. Il fut vierge, en gardant en lui-même la pureté. Donc, les docteurs, les martyrs et les vierges lui sont très parfaitement conformes : ils méritent donc l’auréole.
Solutions :
1 : Dans l’acte de la justice, il n’y a point de lutte comme dans les actes des autres vertus. Il n’est point vrai qu’enseigner soit un acte de prudence : C’est plutôt un acte de charité ou de miséricorde, car c’est par ces vertus que nous sommes portés à l’exercice de l’enseignement ou encore, c’est un acte de sagesse, en tant qu’on dirige les autres. On pourrait dire, selon d’autres, que la justice englobe toutes les vertus : On ne lui doit donc pas une auréole particulière.
2. Bien que la pauvreté soit une œuvre de perfection, elle n’occupe pas la première place dans une lutte spirituelle, car l’amour des biens temporels est moins agressif que la concupiscence de la chair ou la persécution infligée à son propre corps. On ne doit donc pas donner l’auréole à la pauvreté, mais le pouvoir judiciaire, à cause de l’humiliation qui l’accompagne. La Glose citée prend l’auréole au sens large, pour toute récompense accordée à un mérite supérieur.
De même pour la troisième et la quatrième difficulté.
5. Une auréole est due à ceux qui écrivent la doctrine sacrée, mais elle ne se distingue pas de celle des docteurs, car rédiger un écrit est une manière d’enseignement.
Objections :
1. Il semble que oui, car l’apocalypse dit des vierges qu'" elles suivent l’Agneau partout où il ira "et que "personne d’autre ne pouvait chanter le cantique qu’elles chantaient". Elles auront donc pas une auréole supérieure.
2. Saint Cyprien, dans un traité Des vierges, dit qu’elles sont "la plus illustre portion du troupeau du Christ". Elles ont donc droit à une auréole plus élevée.
3. Il semble que l’auréole la plus élevée soit celle des martyrs, car, à propos de l’apocalypse : "et personne ne pouvait dire le cantique", Haymon dit que "tous les vierges ne précèdent pas les personnes mariées, mais spécialement les vierges qui dans le tourment de leur passion sont rendus égaux aux martyrs mariés, en ayant gardé leur virginité". Le martyre donne donc à la virginité la prééminence sur tous les états. L’auréole serait donc plutôt due au martyre.
4. Il semble quel l’auréole la plus élevée soit due aux docteurs, car l’Église militante modèle l’Église triomphante. Dans l’Église militante, le plus grand honneur est dû aux docteurs. Saint Paul dit à Timothée : "Les prêtres qui gouvernent bien sont dignes d’un double honneur, surtout ceux qui s’appliquent à la parole et à l’enseignement". Donc, dans l’Église triomphante, c’est à eux qu’est due davantage l’auréole.
Conclusion :
La supériorité d’une auréole à l’égard d’une autre petit être appréciée de deux manières. D’abord en considérant la lutte : l’auréole plus élevée est due à la lutte plus forte ; à ce point de vue, l’auréole des martyrs l’emporte de quelque manière sur les autres, et celle de la virginité l’emporte d’une autre manière. La lutte des martyrs est plus forte en elle-même, et afflige plus violemment ; mais la lutte contre la chair est plus dangereuse, parce qu’elle est plus durable et nous menace de plus près. Secondement, en considérant les choses sur lesquelles porte la lutte : l’auréole des docteurs l’emporte sur toutes, parce que leur lutte porte sur les biens intellectuels, tandis que les autres luttes portent sur les passions sensibles. Mais cette supériorité qui est considérée dans la lutte est plus essentielle à l’auréole, puisque celle-ci regarde essentiellement la victoire et la lutte. La difficulté de la lutte considérée en elle-même est supérieure à celle qui est considérée en nous, en tant qu’elle est plus intime à nous. C’est pourquoi, à parler absolument, l’auréole des martyrs est supérieure à toutes. Il nous est dit sur saint Matthieu, dans la Glose ordinaire, que "dans la huitième béatitude, qui concerne les martyrs, toutes les autres béatitudes se perfectionnent". C’est pour cela que l’Église, quand elle énumère les saints, fait passer les martyrs avant les docteurs et les vierges. Mais à certains points de vue, rien n’empêche que les autres auréoles soient plus parfaites.
D’où la solution des difficultés.
Objections :
1. Il ne semble pas qu’un bienheureux possède plus qu’un autre l’auréole de la virginité ou du martyre ou des docteurs car les choses parvenues à leur achèvement ne connaissent plus d’augmentation ni de diminution. Or l’auréole est due aux œuvres qui sont dans l’achèvement de la perfection. L’auréole ne comporte donc pas de plus ou de moins.
2. La virginité ne connaît pas de plus ou de moins, puisqu’elle est une privation : les privations ne peuvent augmenter ni diminuer. Donc la récompense de la virginité, l’auréole des vierges, ne peut augmenter ni diminuer.
Cependant :
L’auréole s’ajoute à la couronne, et celle-ci est plus riche pour l’un que pour l’autre. Donc aussi l’auréole.
Conclusion :
Puisque le mérite est de quelque manière la cause de la récompense, celle-ci doit varier selon les degrés du mérite une chose augmente ou diminue selon l’augmentation ou la diminution de sa cause. Le mérite de l’auréole peut être plus ou moins grand. Cependant, on doit savoir que le mérite d’une auréole peut être considéré de deux manières d’une part en sa racine, d’autre part dans l’œuvre accomplie. On peut rencontrer deux hommes dont l’un supporte le tourment du martyre avec moins de charité ou se livre davantage à la prédication ou s’écarte davantage des délectations de la chair. L’augmentation du mérite qui vient de sa racine n’entraîne pas une augmentation de l’auréole, mais de la couronne, tandis que l’augmentation du mérite qui vient de la nature de l’acte entraîne l’augmentation de l’auréole. Il peut donc arriver que quelqu’un qui mérite moins dans le martyre à l’égard de la récompense essentielle, possède une auréole plus grande à cause de la nature de son martyre.
Solutions :
1 : Les mérites qui comportent le droit à l’auréole ne parviennent pas d’une manière absolue à l’achèvement de la perfection, mais seulement selon leur nature, comme le feu est par nature le plus subtil des corps. Rien n’empêche qu’une auréole soit plus élevée qu’une autre, comme un feu peut être plus subtil qu’un autre.
2. Une virginité peut être plus grande qu’une autre, par un plus grand éloignement de ce qui lui est contraire : comme on dit que la virginité de quelqu’un est plus grande parce qu’il évite davantage les occasions de corruption. On peut dire qu’une privation est plus totale qu’une autre, par exemple si un homme est plus aveugle parce qu’il est davantage privé de la vue.
Voyons maintenant ce qui concerne les damnés après le jugement dernier. Nous verrons ce qui concerne leur châtiment et le feu qui tourmentera leur corps ; puis nous considérerons ce qui regarde leur coeur et leur intelligence ; enfin nous rechercherons ce que peut être la justice et la miséricorde de Dieu envers eux.
Pour le premier point, nous poserons sept questions : 1. Les damnés, en enfer, ne souffrent-ils que de la peine du feu ? - 2. Sont-ils tourmentés par un ver corporel ? - 3. Auront- ils des pleurs corporels ? - 4. Leurs ténèbres seront-elles physiques ? - 5. Le feu qui les tourmentera sera-t-il physique ? - 6. Sera-t-il de même nature que le nôtre ? 7. Ce feu est-il souterrain ?
Objections :
1. Cela
semble, d’après saint Matthieu, car en parlant de leur damnation, il ne fait
mention que du feu : "Éloignez-vous de moi, maudits, dans le feu éternel."
2.
Comme la peine du purgatoire est due au péché véniel, celle de l’enfer est due
au péché mortel. Au purgatoire, on ne dit pas qu’il y ait d’autre peine que le
feu, comme dit saint Paul aux Corinthiens : "L’œuvre de chacun sera
éprouvée par le feu. "Donc, en enfer aussi il n’y aura que la peine du
feu.
3. La variation des tourments inclut un refroidissement, comme quand quelqu’un passe de la chaleur au froid. Mais il n’y aura pas de rafraîchissement pour les damnés. Ils ne subiront donc pas diverses peines, mais seulement celle du feu.
Cependant :
Le Psalmiste dit "Le feu et le soufre, et le souffle des tempêtes seront la part de leur calice."
En outre, Job dit : "De l’eau des neiges, il passe à l’extrême chaleur."
Conclusion :
Selon saint Basile, à la purification finale du monde se produira une séparation des éléments : tout ce qui est pur et noble demeurera en haut, pour la gloire des bienheureux, mais tout ce qui est vil et corrompu sera précipité en enfer pour la peine des damnés ainsi toute créature sera pour les bienheureux matière à jouissance, et pour les damnés augmentation de tourments, selon la Sagesse : "L’Univers combattra avec lui les insensés." Il convient à la justice divine que ceux qui se sont écartés de l’unité de Dieu en mettant leur fin dans les choses matérielles, multiples et variées, soient affligés par elles d’une manière multiple et variée.
Solutions :
1. Le
feu étant source de vives souffrances parce qu’il renferme une force très
active, on désigne par le nom de feu toute source de souffrance si elle est
véhémente.
2. La
peine du purgatoire n’est pas destinée surtout à faire souffrir, mais à
purifier elle s’accomplit donc seulement par le feu, qui a une très grande
propriété purificatrice. Mais la peine des damnés n’est pas destinée à une
purification. Ce n’est donc point la même chose.
3. Les damnés passeront d’une chaleur très ardente à un froid très violent sans que cela les rafraîchisse. Car la souffrance produite par des causes extérieures ne s’accomplira pas en vertu d’une transformation du corps à partir de sa disposition naturelle précédente, comme une souffrance contraire ramenant à un juste niveau ou à un état tempéré produit un rafraîchissement, comme cela se passe ici-bas. Mais cette souffrance sera l’effet d’une action spirituelle, en tant que des éléments sensibles agissent sur les sens, en se faisant sentir par la production de ces formes de souffrance dans l’organe, selon leur existence spirituelle et non selon leur existence matérielle.
Objections :
1. Le
ver qui torture les damnés semble être corporel, car la chair ne peut être
tourmentée par un ver spirituel. Nous lisons en Judith : "Il enverra le
feu et des vers dans leurs chairs." Et dans l’Ecclésiastique : "La
vengeance sera, pour la chair de l’impie, le feu et le ver." Ce ver sera
donc corporel.
2. Saint Augustin dit "L’un et l’autre, le feu et le ver, seront le châtiment de la chair.". Donc...
Cependant :
Saint Augustin dit aussi : "Les auteurs expliquent différemment, parmi les peines des damnés, la nature du feu et du ver virulent. Les uns les rapportent tous deux au corps, d’autres tous deux à l’âme, et d’autres attribuent le feu au corps, et le ver,. pris métaphoriquement, à l’âme et ceci semble plus admissible."
Conclusion :
Après le jour du jugement,. dans le monde renouvelé, il ne restera aucun animal ni aucun corps mixte, en dehors du corps de l’homme : car la nature n’est pas ordonnée à l’incorruption, et après ce jour, il n’y aura plus de génération ni de corruption. Le ver qui sera infligé aux damnés ne doit donc pas être considéré comme corporel, mais comme spirituel : c’est le remords de la conscience qui est ainsi appelé, parce qu’il naît de la pourriture du péché, et fait souffrir l’âme, comme le ver corporel, né de la pourriture, fait souffrir en mordant
Solutions :
1. Les
âmes des damnés sont appelées leur chair, parce qu’elles se sont soumises à la
chair. On pourrait dire aussi .que la chair est torturée par le ver spirituel,
parce que les souffrances de l’âme rejaillissent sur le corps, ici-bas et dans
l’au-delà.
2. Saint Augustin parle ici par comparaison. Il ne veut pas affirmer absolument que ce ver est matériel, mais bien qu’il est préférable .de dire que ce feu et ce ver doivent être pris matériellement, plutôt que de penser que l’un et l’autre doivent être pris seulement spirituellement ; car alors les damnés ne subiraient aucune peine corporelle : cela ressort des diverses expressions qu’il emploie à ce sujet.
Objections :
1. Il
semble que les pleurs des damnés soient corporels, car, à propos du passage de saint
Luc : "Il y aura des pleurs", une Glose dit que "par les pleurs
dont le Seigneur menace les réprouvés, on peut prouver la vraie résurrection
des corps : ce qui ne serait pas exact si ces pleurs étaient seulement spirituels.
Donc, etc.
2. La tristesse de la peine correspond à la délectation de la faute, selon l’Apocalypse : . "Donnez-lui autant de tourment et de pleurs. qu’il a eu de glorification de lui-même et de délices." Or les pécheurs, dans leur faute, ont connu la délectation intérieure et extérieure. Ils auront donc aussi des pleurs extérieurs.
Cependant :
les pleurs corporels s’accomplissent en répandant des larmes. Mais dans le corps des damnés il ne peut y avoir un écoulement perpétuel, puisque chez eux il n’y a aucune restauration de l’organisme par des aliments : tout ce qui est fini s’épuise si quelque chose en découle continuellement. Il n’y aura donc pas chez les damnés de pleurs corporels.
Conclusion :
Dans les pleurs corporels, nous distinguons deux choses : d’abord l’écoulement des larmes ; et quant à cela les pleurs corporels ne peuvent se trouver chez les damnés, car, après le jour du jugement, le mouvement du premier moteur ayant cessé, il n’y aura plus de génération, ni de corruption, ni d’altération corporelle. Dans l’écoulement des larmes, il doit y avoir sécrétion du liquide qui passe dans les larmes. A ce point de vue, il ne pourra pas y avoir de pleurs corporels chez les damnés. Mais dans les pleurs corporels, il y a aussi une certaine commotion et un certain trouble de la tête et des yeux : sous cet aspect, les pleurs pourront exister chez les damnés après la résurrection : les corps des damnés, en effet, ne sont pas seulement affligés de l’extérieur, mais même de l’intérieur, en tant que le corps est poussé par la passion de l’âme vers un état bon ou mauvais. A ce point de vue, les pleurs prouvent la résurrection de la chair, et correspondent à la délectation de la faute, qui était dans l’âme et dans le corps.
Par là, nous répondons aux difficultés objectées.
Objections :
1. Cela
ne semble pas, puisque à propos de Job : "Une horreur sempiternelle y
résidera", saint Grégoire déclare : "Bien que ce feu ne brille pas
pour consoler, il brillera quand même de quelque manière, pour faire davantage
souffrir ; en effet, les suites que les réprouvés ont entraînées avec eux en
sortant du monde, seront éclairées par la flamme." Il n’y aura donc pas là
de ténèbres pour le corps.
2. Les
damnés voient leur châtiment, et cela augmente leur peine. On ne peut rien voir
sans lumière : il n’y aura donc pas de ténèbres physiques.
3. Après la reprise de leur corps, les damnés posséderont leur puissance visuelle. Elle serait vaine s’ils ne voyaient rien. Puisque rien n’est vu sans lumière, il semble qu’ils ne seront pas tout à fait dans les ténèbres.
Cependant :
Saint Matthieu dit : "Après lui avoir lié les mains et les pieds, jetez-le dans les ténèbres extérieures." saint Grégoire ajoute
"Si ce feu possédait de la lumière, on ne dirait pas que les réprouvés sont jetés dans les ténèbres extérieures."
En outre, saint Basile, à propos du Psaume "La voix du Seigneur divise la flamme du feu", dit que "par la puissance de Dieu, la clarté du feu sera distinguée de sa puissance combustible, de telle sorte que la clarté deviendra la joie des bienheureux, tandis que le feu brûlant sera le tourment des damnés". Les damnés seront donc dans les ténèbres physiques. D’autres choses concernant la peine des damnés ont déjà été précisées plus haut.
Conclusion :
L’enfer sera disposé en vue de procurer la plus grande souffrance des damnés. La lumière et les ténèbres y seront donc dans la mesure où ils procurent le plus de souffrance. Le fait de voir, en soi, est agréable. Comme dit Aristote, "le sens des yeux est le plus aimable, car par lui nous connaissons beaucoup de choses". Mais, occasionnellement, la vision est pénible, quand nous voyons des Choses qui nous nuisent ou qui répugnent à notre volonté. L’enfer doit donc être un lieu disposé de telle sorte, dans la lumière et les ténèbres, que rien d’agréable n’y soit vu, tandis qu’on n’y voit, dans une demi-lumière, que des choses qui peuvent être pénibles pour le coeur. C’est pourquoi, absolument parlant, ce lieu est ténébreux. Pourtant, par une disposition divine, il y a là assez de lumière pour qu’on puisse voir ce qui peut faire souffrir l’âme. Pour cela, la situation naturelle de ce lieu est déjà suffisante car, au centre de la terre, où est placé l’enfer, il ne peut y avoir qu’un feu bourbeux, tumultueux et enfumant. D’autres pensent que la cause de ces ténèbres doit être le grouillement des corps des damnés, qui à cause de leur nombre remplissent tellement l’espace de l’enfer, qu’il n’y reste plus d’air : il n’y a donc plus d’atmosphère qui puisse être pénétrée par la lumière il n’y a là que les ténèbres, qui obscurcissent les yeux des damnés.
Par là, on peut
répondre aux objections.
Objections :
1. Il
semble que le feu de l’enfer, qui tourmentera les corps des damnés ne sera pas
corporel. Saint Jean Damascène dit en effet "Le diable, et les démons, et
leur homme, c’est-à-dire l’Antéchrist, seront livrés avec les impies et les
pécheurs, au feu éternel non pas matériel comme celui qui est ici, parmi nous,
mais tel que Dieu le connaît." Tout ce qui est corporel est matériel. Le
feu de l’enfer ne sera donc pas corporel.
2. Les
âmes des damnés, séparées de leur corps, sont jetées au feu de l’enfer. Mais saint
Augustin dit : "Je pense que le lieu où l’âme est envoyée après la mort,
est spirituel, et non corporel." Donc, etc.
3. Le feu physique, dans sa manière d’agir, ne se conforme pas à la modalité de la faute qui est brûlée par le feu, mais plutôt à la manière d’agir de l’humide et du sec. Nous voyons en effet que dans le même feu physique, ici-bas, sont tourmentés le juste et l’injuste. Au contraire, le feu de l’enfer, dans sa manière de tourmenter ou d’agir, se conforme à la modalité de la faute de celui qui est puni. C’est pourquoi saint Grégoire dit "Il n’y a qu’un feu de la géhenne, mais il ne tourmente pas tous les pécheurs de la même manière car chacun subira une peine proportionnée à sa faute." Ce feu n’est donc pas physique.
Cependant :
nous lisons dans saint Grégoire : "Je ne doute pas que le feu de la géhenne soit corporel, puisqu’il est certain que les corps y sont tourmentés."
En outre, la Sagesse dit : "L’univers terrestre luttera contre les insensés." Cela ne serait pas si leur peine était seulement spirituelle, et non corporelle. Ils sont donc punis par un feu physique.
Conclusion :
Au sujet du feu de l’enfer, de multiples opinions furent énoncées. Certains- philosophes, comme Avicenne, ne croyant pas à la résurrection, crurent que l’âme seule était punie après la mort. Comme il leur paraissait inadmissible que l’âme incorporelle soit punie- par un feu physique, ils nièrent que ce feu, qui punit les méchants, soit physique : pour eux, tout ce qui est dit de la souffrance imposée aux âmes après la mort avec des éléments corporels, est exprimé seulement métaphoriquement. La jouissance et le bonheur des âmes des élus, selon eux, ne consisteront pas en une chose corporelle, mais seulement en une chose spirituelle, l’obtention de leur fin. De même les souffrances des méchants seront seulement spirituelles, consistant dans la tristesse qu’ils auront d’être séparés de leur fin, dont ils possèdent le désir naturel. De même qu’on doit entendre dans le sens d’une comparaison seulement tout ce qui est dit de la jouissance des âmes après la mort, bien que cela semble indiquer des jouissances corporelles (comme le fait de prendre un repas, ou de rire, etc.) ainsi, tout ce qui est dit de leurs souffrances, même si cela semble indiquer une punition corporelle, doit être entendu comme une simple comparaison par exemple, qu’elles brûlent dans le feu, qu’elles soient affligées par des puanteurs, etc. La jouissance et la tristesse spirituelles étant ignorées de la masse, on doit les traduire figurativement, par des jouissances ou souffrances corporelles, afin qu’elles provoquent davantage chez les hommes des désirs ou des craintes. Mais il ne suffit pas d’admettre ce mode de punition, car, dans le châtiment des damnés il n’y aura pas seulement la peine du dam, qui correspond à l’aversion à l’égard de Dieu qu’ils ont eue dans leur faute, mais il y a aussi la peine du sens, qui correspond au fait qu’ils se sont tournés vers les créatures d’une manière défendue.
C’est pourquoi Avicenne lui-même a présenté une autre explication il dit que les âmes des méchants, après la mort, sont punies, non dans leur corps, mais dans une sorte de similitude de leur corps ; de même que dans les songes, cause des similitudes des choses, qui se trouvent dans l’imagination, il semble à l’homme qu’il soit torturé par des peines diverses. Il semble que saint Augustin admette aussi ce mode de punition, dans son commentaire de la Genèse. Mais cela ne parait pas convenir. L’imagination est en effet une puissance qui se sert d’un organe corporel : de semblables visions imaginaires ne peuvent donc pas exister dans l’âme séparée du corps, comme elles existent dans l’âme du dormeur. C’est pourquoi, Avicenne, pour éviter cet inconvénient, dit que les âmes séparées du corps se servent, comme d’organe, d’une partie d’un corps céleste, auquel le corps humain doit être conforme pour être perfectionné par une âme rationnelle, qui joue le rôle des moteurs des corps célestes. En cela, il suivait de quelque façon l’opinion des philosophes antiques, qui dirent que les âmes retournaient après la mort aux étoiles qui leur ressemblent. Mais cela est parfaitement absurde, d’après la doctrine d’Aristote, car l’âme emploie nécessairement un instrument corporel déterminé, comme l’art emploie des instruments déterminés. Elle ne peut donc point passer d’un corps à l’autre. Pythagore le prétendait. Nous dirons plus loin comment répondre à l’affirmation de saint Augustin.
Quoi qu’on dise du feu qui torture les âmes séparées du corps, on doit dire, au sujet du feu qui tourmente les corps des damnés après leur résurrection, qu’il est corporel, car le corps ne peut souffrir une peine adaptée que si elle est corporelle. C’est pourquoi saint Grégoire prouve que le feu de l’enfer est corporel par cela même que les damnés, après la résurrection, y sont précipités. Saint Augustin aussi, comme nous le voyons cité dans les Sentences, affirme que le feu qui torture les corps est corporel. Et c’est de cela qu’il s’agit ici. Nous avons vu plus haut comment les âmes des damnés sont punies par ce feu corporel.
Solutions :
1.
Saint Damascène ne nie pas absolument que ce feu soit matériel, mais il affirme
qu’il ne l’est pas à la manière du nôtre ici-bas, car il en diffère par
plusieurs propriétés. On peut dire aussi que ce feu n’altère pas matériellement
les corps, mais qu’il agit sur eux par une action spirituelle, pour les punir ;
dès lors, on dira qu’il n’est pas matériel - non en sa substance - mais en son
effet de punition des corps et bien plus encore des âmes.
2. Ce
mot de saint Augustin peut être pris en ce sens que le lieu dans lequel les
âmes sont placées après la mort n’est pas corporel, parce que l’âme ne s’y
trouve pas corporellement, à la façon dont les corps sont dans le lieu, mais
selon un autre mode, spirituel, comme les anges sont dans le lieu. On pourrait
encore dire que saint Augustin émet une opinion, sans prendre position, comme
il le fait souvent dans ses œuvres.
3. Ce feu sera l’instrument de la justice divine qui châtie. L’instrument n’agit pas seulement par sa vertu propre et selon sa modalité, mais aussi par la vertu de l’agent principal, et en tant que réglé par lui. Bien que le feu, par sa nature propre, ne soit pas capable de faire souffrir plus ou moins selon les modalités du péché, son action peut être modifiée par l’ordre de la justice divine, de même que le feu d’une fournaise est modifié par l’intervention du forgeron, en son travail, selon ce qui convient pour l’effet de son art.
Objections :
1. Il
semble que non. Saint Augustin dit en effet : "J’estime que nul homme ne
connaît la nature du feu éternel, à moins que l’Esprit Saint ne le lui ait
révélé." Or, tous, ou presque, savent la nature de notre feu c’est donc
que celui-là n’est pas de la même espèce que celui-ci.
2.
Saint Grégoire, commentant Job "il sera dévoré par un feu qui n’est pas
entretenu", dit : "Le feu corporel, pour exister, a besoin de
combustible matériel ; il ne peut subsister sans être entretenu et ranimé. Au
contraire, le feu de la géhenne, qui est physique, et qui brûle corporellement
les réprouvés qui y sont jetés, n’est pas entretenu par un effort humain, ni
alimenté par des branches. Créé une seule fois, il demeure inextinguible et n’a
point besoin d’entretien ni ne manque d’ardeur." Il n’est donc pas de la même
nature que celui que nous voyons ici.
3.
Éternel et corruptible sont deux notions différentes, et ne communiquent même
pas dans un genre commun, selon Aristote. Or notre feu est corruptible, et
celui de l’enfer est éternel, saint Matthieu : "Eloignez-vous de moi,
maudits, dans le feu éternel." Ils ne sont donc pas de même nature.
4. Notre feu brille naturellement ; tandis que celui de l’enfer ne brille pas. Job dit "La lumière de l’impie ne sera-t-elle pas éteinte ?" Donc...
Cependant :
Selon Aristote, "toute eau est de la même espèce que toute autre" : pour la même raison, tout feu est de la même espèce que tout feu.
En outre, la Sagesse dit "Chacun sera torturé par ce en quoi il pèche." Les hommes pèchent par les choses sensibles de ce monde. Il est donc juste qu’ils soient punis par elles.
Conclusion :
Le feu, parce qu’il est, de tous les éléments, celui dont l’action a le plus de puissance, a comme matière les autres corps. On le trouve donc sous deux formes : en sa matière propre, tel qu’il est dans sa sphère, et dans une autre matière, soit terrestre, comme dans le charbon, soit aérienne, comme dans la flamme. Quelle que soit sa manière d’être, il est toujours de la même espèce, celle qui appartient à sa nature ; mais il peut comporter des différences selon les corps qui deviennent sa matière. C’est ainsi que la flamme et le charbon diffèrent d’espèce, comme le bois qui flambe et le fer qui rougit. Mais ils ne diffèrent point par le fait seul qu’ils sont allumés par violence, comme cela se voit dans le fer, ou en vertu d’un principe intrinsèque naturel, comme cela arrive dans le soufre. Il est manifeste que le feu de l’enfer, en tant qu’il possède la nature du feu, est de même espèce que celui de chez nous. Mais nous ne savons pas si ce feu existe dans sa propre matière ou dans une autre, et laquelle. En cela, il peut différer de notre feu, en le considérant en sa matière. Il possède pourtant certaines propriétés différentes de notre feu, comme de ne pas avoir besoin d’être entretenu ni nourri avec du bois. Mais ces différences ne prouvent pas une diversité d’espèce en ce qui appartient à la nature du feu.
Solutions :
1.
Saint Augustin parle seulement de ce qui est matériel dans ce feu, mais non de
sa nature.
2.
Notre feu est alimenté par du bois, et allumé par l’homme, parce qu’il est
introduit artificiellement et par violence dans une autre matière. Mais le feu
de l’enfer n’a pas besoin de bois pour l’entretenir, soit parce qu’il existe en
sa propre matière, soit parce qu’il se trouve en une autre matière, non par
violence, mais par nature, en vertu d’un principe intrinsèque. Il n’est donc
pas allumé par l’homme, mais par Dieu créateur de sa nature. Et c’est ce que
dit Isaïe : "Le souffle du Seigneur, comme un torrent de soufre, va
l’embraser."
3. Les
corps des damnés seront de la même espèce que maintenant, bien que à présent
ils soient corruptibles ; mais alors ils seront incorruptibles, par l’ordre de
la justice divine, et à cause de l’arrêt du mouvement du ciel ; il en va de
même du feu de l’enfer qui punira ces corps.
4. Briller ne Convient pas au feu en toutes ses manières d’être, car quand il existe en sa propre matière il ne brille pas les philosophes disent qu’il ne brille pas dans sa propre sphère. De même, quand il est dans certaines matières étrangères, il ne brille pas : comme quand il est dans la matière terrestre opaque, comme dans le soufre. De même quand sa clarté est offusquée par une fumée épaisse. Le fait que le feu de l’enfer ne brille pas n’est pas une raison suffisante pour qu’il ne soit pas de la même espèce que le nôtre.
Objections :
1. Il
ne semble pas que le feu de l’enfer soit sous terre, car Job, parlant de
l’homme damné, dit : "Et Dieu l’enlèvera du monde." Le feu qui
châtiera les damnés n’est donc pas sous terre, mais hors du monde.
2.
Aucune chose qui est contre nature et accidentelle ne peut être éternelle. Mais
le feu de l’enfer y est éternellement : il n’y sera donc point par violence,
mais naturellement. Or le feu ne peut se trouver sous terre que par violence.
Le feu de l’enfer n’est donc pas souterrain.
3. Dans
le feu de l’enfer, tous les corps des damnés seront tourmentés après le jour du
jugement. Mais les corps empliront ce lieu. Puisque la multitude des damnés
sera très grande, car "le nombre des insensés est infini, l’espace qui
contiendra ce feu doit être immense. Mais il ne semble pas qu’il convienne de
dire que sous la terre il y a une si grande cavité, puisque les parties de la
terre sont naturellement soutenues par son centre. Ce feu n’est donc pas sous
terre.
4. La Sagesse dit : "Chacun est torturé par les choses par lesquelles il a péché. Mais les méchants ont péché à la surface de la terre. Le feu qui les punit ne doit donc pas être au-dessous de la terre.
Cependant :
Isaïe dit : "L’enfer souterrain a été troublé par l’approche de ton avènement." Le feu de l’enfer est donc au-dessous de nous.
En outre, saint Grégoire dit : "Je ne vois pas e qui s’oppose à ce qu’on croie que l’enfer est sous la terre."
De plus, à propos de ce texte de Jonas : "Tu m’as projeté dans le coeur de la mer", la Glose interlinéaire dit : "c’est-à-dire en enfer." C’est pourquoi, dans l’Évangile, on dit : dans le coeur de la terre", car, comme le coeur est au centre de l’animal, l’enfer semble être au centre de la terre.
Conclusion :
Comme dit saint Augustin, "j’estime que nul ne sait en quelle partie du monde se trouve l’enfer, sauf celui à qui l’Esprit-Saint l’a révélé". Saint Grégoire, interrogé sur ce point, répond : "Je n’ose rien préciser témérairement à ce sujet. Certains en effet pensèrent que l’enfer était en quelque partie de la terre. D’autres estiment qu’il est sous terre." Et il montre que cette dernière opinion est plus probable, pour deux motifs. D’abord en raison du nom même de l’enfer. "Si nous l’appelons enfer (infernum) parce qu’il se trouve au-dessous (inferius) l’enfer doit être sous la terre comme la terre est sous le ciel." Ensuite, à cause de ce que dit l’Apocalypse : "Personne ne pouvait ouvrir le livre, ni dans le ciel, ni sur terre, ni sous la terre" : ceux qui sont dans le ciel, ce sont les anges ; sur terre, ce sont les hommes vivants encore dans leur corps ; sous terre, ce sont les âmes qui se trouvent en enfer. Saint Augustin semble trouver deux motifs pour lesquels il convient que l’enfer soit sous terre. Premièrement : "Puisque les âmes des défunts ont péché par amour de la chair, on leur donne ce qu’on donne habituellement à la chair morte, c’est-à-dire qu’elles soient ensevelies sous la terre." Secondement a tristesse est dans les esprits comme la pesanteur est dans les corps, tandis que la joie apparaît comme la légèreté de l’esprit. Dès lors, "de même que pour les corps, s’ils suivent l’ordre de leur pesanteur, les plus lourds sont les plus bas, de même pour les esprits, les plus bas sont les plus tristes". Ainsi, de même que le lieu le plus adapté pour la joie des élus est le ciel empyrée, de même pour la tristesse des damnés, le lieu le plus adapté est le plus bas de la terre. On ne doit pas objecter que saint Augustin écrit : "On dit ou on croit que les enfers sont sous les terres", parce que dans le livre II des Rétractations, il l’a corrigé en écrivant : "Il me semble que j’aurais dû dire que les enfers sont sous les terres, plutôt que d’apporter a raison pour laquelle on pense ou on croit qu’ils le sont." Cependant, certains philosophes ont affirmé que le lieu de l’enfer était sous le globe terrestre, mais à la surface de la terre en la partie qui nous est opposée. Il semble qu’Isidore le pense, quand il dit que "le soleil et la lune se tiendront dans l’ordre dans lequel ils ont été créés, afin que les impies livrés à leurs tourments ne jouissent pas de leur lumière". Cela ne vaudrait aucunement si l’enfer était au-dessous de la terre.
Nous avons vu plus haut comment on peut interpréter ces paroles.
Pythagore plaça le lieu des tourments dans une sphère de feu, qu’il dit se trouver au milieu de tout l’univers. Il appela cette région prison de Jupiter, comme nous le voyons dans Aristote. Mais il est plus conforme à l’Ecriture de dire qu’il est sous la terre.
Solutions :
1. Ce
mot de Job : "Dieu l’enlèvera du globe", doit s’entendre du globe de
la terre, c’est-à-dire de ce monde. Saint Grégoire l’explique ainsi : "Quelqu’un
est enlevé de ce monde, quand à l’apparition du juge d’en-haut, il est ôté de
ce monde dans lequel il est injustement glorifié." Le globe n’est point
ici celui de l’univers, comme si le lieu des peines se trouvait en dehors de
tout l’univers.
2. Le
feu est conservé dans ce lieu pour l’éternité, par un ordre de la justice
divine, bien que selon sa nature un élément ne puisse pas durer pour toujours
en dehors de son lieu naturel, surtout tant que la génération et la corruption
subsistent dans les choses. Mais le feu sera là d’une extrême chaleur, puisque
celle-ci sera condensée de toutes parts, à cause du froid de la terre qui
l’entoure de partout.
3.
L’enfer ne manque jamais d’étendue au point de ne pas suffire à contenir tous
les corps des damnés. Les Proverbes l’énumèrent parmi les trois choses insatiables.
Et il n’y a pas de difficulté à ce que dans les entrailles de la terre soit
conservée par la puissance divine une si grande cavité capable de recevoir les
corps de tous les damnés.
4. L’affirmation "chacun est torturé par ce par quoi il a péché" ne vaut que pour les principaux instruments du péché : puisque l’homme pèche par l’âme et par le corps, il sera puni en chacun d’eux. Mais il n’est pas exigé que l’homme soit puni en chaque lieu où il a péché, car le lieu de la vie terrestre est autre que celui des damnés. On peut dire aussi que cette affirmation vaut pour les peines par lesquelles l’homme est puni dès cette vie, en tant que chaque faute entraîne sa peine, car "tout esprit qui est sorti de l’ordre est son propre châtiment", comme dit saint Augustin.
Nous sommes amenés à étudier maintenant ce qui concerne l’affectivité et l’intelligence des damnés. Neuf questions se posent 1. Tout vouloir des damnés est-il mauvais ? 2. 5e repentent-ils parfois des fautes commises ? - 3. Préfèrent-ils ne plus exister ? - 4. Voudraient-ils la damnation des autres ? - 5. Les impies ont-ils de la haine pour Dieu ? - 6. Peuvent-ils démériter ? - 7. Peuvent-ils se servir de la science acquise ici-bas ? - 8. Pensent-ils parfois à Dieu ? 9. Voient-ils la gloire des bienheureux ?
Objections :
1. Il
semble que non, car, comme dit Denys, "les démons désirent le bien et le
meilleur, à savoir être, vivre et connaître. Puisque les hommes damnés ne sont
pas d’une condition pire que les démons, il semble qu’ils puissent avoir
eux-mêmes de bons vouloirs.
2. "Le
mal, dit Denys, est tout à fait involontaire." Si donc les damnés veulent
quelque chose, ils le veulent en tant que bon ou comme bien apparent. Mais le
vouloir qui est ordonné de soi au bien est bon. Les damnés peuvent donc avoir
de bons vouloirs.
3. Certains seront damnés, bien que, se trouvant en ce monde, ils aient eu des dispositions vertueuses, comme les païens, qui eurent des vertus civiques. Or, les dispositions ver tueuses engendrent un vouloir louable. Il pourra donc y avoir un vouloir louable chez certains damnés.
Cependant :
Une volonté obstinée ne peut jamais être inclinée que vers le mal. Mais les hommes damnés seront obstinés, comme les démons. Leur volonté ne pourra donc jamais être bonne.
En outre, la volonté des damnés est à l’égard du mal comme celle des bienheureux à l’égard du bien. Mais les bienheureux n’ont jamais de mauvais vouloir. Donc les damnés n’en ont jamais de bon.
Conclusion :
Chez les damnés nous pouvons distinguer deux volontés : la volonté délibérative et la volonté naturelle. Celle-ci ne vient pas d’eux, mais de l’auteur de la nature, qui a mis en elle cette inclination qu’on nomme volonté naturelle. Puisque la nature demeure en eux, il pourra y avoir en eux cette bonne volonté naturelle. Mais la volonté délibérative vient d’eux-mêmes, en tant qu’ils ont le pouvoir de s’incliner par sentiment vers ceci ou cela. Et cette volonté est en eux seulement mauvaise. Ils sont en effet totalement détournés de la fin ultime d’une volonté droite, et aucune volonté ne peut être bonne que si elle est ordonnée à cette fin. Donc, même s’ils voulaient quelque chose de bon, ils ne le voudraient pas bien de manière qu’on puisse dire que leur volonté est bonne.
Solutions :
1. Ce
mot de Denys s’entend de la volonté naturelle, qui est l’inclination de la
nature vers quelque bien. Mais cette inclination naturelle est corrompue par la
malice des damnés, en tant que ce bien qu’ils désirent naturellement est
recherché par eux en de mauvaises conditions.
2. Le
mal ne meut pas la volonté en tant que mal, mais en tant qu’on l’estime bon.
Mais, à cause de leur malice, les damnés estiment bon ce qui est mal. Leur volonté
demeure donc mauvaise
3. Les dispositions des vertus civiques ne demeurent pas dans l’âme séparée, puisque ces vertus perfectionnent l’homme dans sa vie civile seulement, et celle-ci n’existe plus après la vie terrestre. Si elles demeuraient, elles n’aboutiraient jamais à un acte, parce qu’elles seraient liées par l’obstination de l’esprit.
Objections :
1. Il
semble qu’ils ne s’en repentent jamais, car saint Bernard dit dans son commentaire
des Cantiques que "le damné veut toujours l’iniquité qu’il a accomplie".
Il ne se repent donc point du péché commis.
2.
Vouloir n’avoir pas péché est un bon vouloir. Les damnés n’en auront jamais.
Ils ne voudront donc jamais n’avoir pas péché.
3.
Selon saint Jean Damascène, "la mort est pour les hommes ce que la chute
fut pour les. anges". Mais la volonté de l’ange après sa chute devint
inconvertible, en ce sens qu’il ne put revenir sur le choix par lequel il avait
péché. Les damnés ne peuvent donc pas se repentir des péchés qu’ils ont commis.
4. La perversité des damnés en enfer est plus grande que celle des pécheurs en ce monde. Mais il y a des pécheurs, ici-bas, qui ne se repentent pas des péchés commis, soit par aveuglement de l’esprit, comme les hérétiques,. soit par obstination, comme ceux dont les Proverbes disent "qu’ils se réjouissent d’avoir mal fait et exultent dans les pires choses". Donc...
Cependant :
La Sagesse dit, des damnés, qu'"ils se repentent intérieurement".
En outre, Aristote dit que "les êtres corrompus sont pleins de regret ; car ils sont bien vite attristés de ce qui les réjouissait". Les damnés, très corrompus, ont donc beaucoup de regret.
Conclusion :
Se repentir du péché peut se réaliser de deux manières : en soi, ou par accident. En soi, quand quelqu’un s’en repent parce qu’il le déteste en tant que péché ; par accident, quand il le repousse à cause de quelque chose qui s’y ajoute, c’est-à-dire le châtiment ou quelque autre suite semblable. Les mauvais ne se repentiront pas de leur péché en soi, parce que le vouloir de la malice du péché demeure en eux ; ils se repentiront par accident, en tant qu’ils seront attristés de la peine subie i cause du péché.
Solutions :
1. Les
damnés veulent l’iniquité, mais repoussent le châtiment : par là, ils se
repentent, par accident, de leur iniquité.
2.
Vouloir n’avoir pas péché à cause de la honte de l’iniquité, serait un bon
vouloir ; mais il n’existe pas chez les damnés.
3. Il
arrive que des damnés se repentent de leurs péchés, sans aversion de la volonté
à leur égard, car ils regrettent, non pas ce qui les avait entraînés au péché,
mais la peine qui a suivi.
4. En ce inonde, les hommes, même les plus obstinés dans le mal, se repentent parfois, par accident, de leurs péchés, s’ils sont châtiés à cause d’eux, parce que, comme dit saint Augustin, "nous voyons même les bêtes les plus féroces s’abstenir de plaisirs très attirants, à cause de la souffrance du châtiment menaçant".
Objections :
1. Il
semble qu’ils ne le puissent pas. Saint Augustin dit : "Vois combien est
bonne cette existence, qu’heureux et malheureux veulent également" ; il
est en effet meilleur d’exister et d’être malheureux que de ne pas être du
tout.
2.
Saint Augustin raisonne ainsi : La préélection suppose un choix. Mais on ne
peut choisir de ne pas exister, car cela ne présente aucun aspect bon. Ne pas
exister ne peut donc pas être plus désirable pour les damnés que l’existence.
3. Le mal majeur est le plus à fuir. Mais le plus grand des maux est de ne pas exister, car cela supprime tout bien, n’en laissant subsister aucun. L inexistence est donc plus à fuir que la souffrance.
Cependant :
il est écrit dans l’Apocalypse "En ces jours-là les hommes désireront la mort, et elle leur échappera."
En ou le malheur des damnés dépasse tout malheur de ce monde. Mais pour échapper au malheur d’ici-bas, certains désirent mourir. Il est dit dans l’Ecclésiastique "O mort, ta sentence est bonne pour l’homme malheureux et qui a perdu ses forces, pour l’homme usé par l’âge et pour celui qui est accablé de soucis, pour celui à qui on ne croit plus et qui a perdu la raison. Il est donc bien plus désirable encore de ne pas exister pour les damnés, avec délibération raisonnable.
Conclusion :
Ne pas exister peut être considéré de deux façons : en soi et ainsi ce n’est aucunement désirable, puisque cela ne contient aucun aspect de bien, et n’est qu’une pure privation de bien - ou bien, en tant que c’est la libération d’une vie de peine ou de malheur : et alors, ne pas être prend un aspect de bonté. "Etre exempt du mal est une sorte de bien", comme dit Aristote. Sous cet aspect, il est préférable pour les damnés de ne pas être que d’être malheureux.. Il est dit en saint Matthieu : "Il eût été mieux pour cet homme de n’être pas né s, et à propos de Jérémie : "Maudit soit le jour où je suis né s,. la Glose de saint Jérôme ajoute : "Il vaut mieux n’être pas que d’être mal." Et ainsi, les damnés peuvent choisir délibérément de ne plus exister.
Solutions :
1. Ce
mot de saint Augustin doit s’entendre en ce sens que ne point exister n’est pas
préférable en soi, mais seulement par accident, en tant que c’est là le terme
d’une souffrance. Dire qu’exister et vivre sont désirés par tous, ne vaut pas
pour la vie malheureuse et corrompue, ni pour celle qui s’écoule au milieu des
tristesses, comme dit Aristote, mais seulement absolument parlant.
2. Ne
pas être n’est point préférable en soi, mais par accident, comme nous l’avons
dit.
3. Ne pas exister est le pire des maux. Cependant, la privation de l’existence est un grand bien, si elle entraîne la privation du plus grand des maux : ainsi considérée, on peut la préférer à l’existence.
Objections :
1. Il
semble que les damnés, en enfer, ne veuillent pas la damnation de ceux qui ne
sont point damnés. Saint Luc dit en effet, du riche damné, qu’il priait pour
ses frères, afin qu’ils ne viennent pas en ce lieu de tourments. Les autres
damnés ne voudraient donc pas, pour le même motif, que, au moins leurs amis de
la terre, soient condamnés à l’enfer.
2. Les
damnés gardent leurs affections désordonnées. Mais quelques-uns ont aimé d’une
manière désordonnée quelques personnes qui ne sont pas damnées. Ils ne leur
voudraient donc pas ce mal que serait la damnation.
3. Les damnés ne désirent pas l’augmentation de leur peine. Mais s’il y avait davantage de damnés, leur peine croîtrait, de même que la multiplication des bienheureux augmente leur joie. Les damnés ne voudraient donc pas la damnation des élus.
Cependant :
A propos
d’Isaïe : "Ils se levèrent de leurs sièges", la Glose dit "C’est
un soulagement pour les malheureux que d’avoir de nombreux compagnons de
souffrances."
En outre, chez les damnés, l’envie règne au maximum. Ils souffrent de la félicité des bienheureux, et désirent leur damnation.
Conclusion :
Chez les bienheureux dans la patrie règne la plus parfaite charité : chez les damnés, c’est la plus parfaite haine. Comme les saints se réjouissent de voir tous les bons, les impies en souffrent. La vue de la félicité des saints les fait souffrir. C’est pourquoi Isaïe écrit : "Que les peuples envieux le voient et soient confondus ; et que le feu dévore tes ennemis." Les damnés voudraient que tous les bons soient damnés.
Solutions :
1. L’envie des damnés sera telle qu’elle atteindra même la gloire de leurs proches, tandis qu’ils se verront dans le plus grand malheur : cela se produit même en cette vie, quand l’envie parvient à son comble. Pourtant, ils auront moins d’envie à l’égard de leurs proches qu’à l’égard des autres. Ils souffriraient davantage si tous leurs proches étaient damnés, tandis que les autres seraient sauvés, que si quelques-uns des leurs étaient sauvés.
C’est pour
cela que le riche demandait que ses frères pussent échapper à la damnation. Il
savait que certains hommes seraient sauvés. Il aurait pourtant préféré encore
que ses frères soient damnés ainsi que tous les autres, sans exception.
2.
L’affection malhonnête se brise facilement, surtout chez les hommes méchants,
comme dit Aristote. Les damnés ne conservent donc pas d’amitié pour ceux qu’ils
ont aimés d’une manière désordonnée. Mais leur volonté demeurera perverse en
ceci, qu’ils s’attacheront encore à la cause de leur affectivité coupable.
3. Bien que la souffrance de chaque damné soit accrue par leur multitude, pourtant la haine et l’envie se développeront chez eux à un tel point qu’ils préféreront souffrir davantage avec un plus grand nombre que de souffrir moins, mais en étant seuls.
Objections :
1. Cela
ne semble pas, car Denys dit : "Il est objet d’amour pour tous, ce beau
et ce bon qui est la cause de toute bonté et de toute beauté." C’est
Dieu. Il ne peut donc être haï par personne.
2. Nul ne peut haïr la bonté elle-même, comme nul ne peut vouloir sa propre malice. "Il est en effet tout à fait impossible de vouloir le mal", comme dit Denys. Dieu est la Bonté même. Donc personne ne peut le haïr.
Cependant :
Le Psalmiste dit : "L’orgueil de ceux qui te haïssent, augmente toujours."
Conclusion :
L’affectivité est attirée par le bien ou le mal, en tant qu’ils nous sont connus. Dieu peut être connu de deux manières :
- en lui-même, comme il l’est par les bien heureux, qui le voient en son essence
- ou à travers ses effets, comme il est vu par nous et par les damnés.
En lui-même, puisqu’il est par essence la Bonté, il ne peut déplaire à aucune volonté : quiconque le voit en son essence ne peut le haïr. Mais certains de ses effets choquent la volonté, parce qu’ils s’opposent à quelqu’un. Ainsi, un homme peut avoir de la haine pour Dieu, non en lui-même, mais à. cause des effets de son action. Les damnés, qui voient Dieu à travers les effets de sa justice, c’est-à-dire dans leur châtiment, le haïssent, comme ils haïssent leurs tourments.
Solutions :
1. Ce
mot de Denys vaut pour l’appétit naturel : lui-même est perverti chez les
damnés, sous l’influence de leur vouloir libre.
2. Cet argument vaudrait si les damnes voyaient Dieu en lui-même en tant qu’il est bon par essence.
Objections :
1. Cela
paraît, car ils ont une volonté mauvaise, comme disent les Sentences. Or, c’est
par leur volonté mauvaise en cette vie qu’ils ont démérité. Si, là où ils sont,
ils ne déméritaient plus, ils tireraient avantage de leur damnation.
2. Les
damnés sont dans la même condition que les démons. Mais ceux-ci déméritent
encore après leur chute, puisque Dieu infligea une peine au serpent qui
entraîna l’homme au péché, comme il est dit dans la Genèse. Les damnés
déméritent donc.
3. Un acte déréglé procédant du libre arbitre, est toujours déméritoire, même s’il est l’effet d’une sorte de déterminisme, dont la personne qui pose l’acte est elle-même la cause. Ainsi, "l’homme ivre mérite un double châtiment "si, à cause de sou ivresse, il commet un autre péché. Or, les damnés ont été la cause de leur propre obstination, à cause de laquelle ils sont comme déterminés à pécher. Puisque leur acte déréglé procède de leur libre arbitre, ils gardent son démérite.
Cependant :
le châtiment se distingue de la faute. Mais la volonté perverse procède chez les damnés de leur obstination, qui est leur châtiment. Cette volonté perverse ne constitue donc pas une faute par laquelle ils démériteraient.
En outre, après le terme ultime, il ne reste plus de mouvement ni vers le bien, ni vers le mal. Mais les damnés, après le jour du jugement, sont parvenus tout à fait au dernier terme de leur damnation, parce que "alors les deux cités atteindront leur fin, comme dit saint Augustin. Après le jour du jugement, les damnés ne démériteront donc plus ; sinon leur damnation croîtrait encore.
Conclusion :
Au sujet des damnés, nous devons distinguer entre ce qui précède et ce qui suit le jour du jugement. Tous les auteurs reconnaissent qu’après ce jour, il n’y aura plus de mérite ni de démérite ceux-ci sont en effet ordonnés à l’acquisition de quelque bien ou quelque mal. Après le jour du jugement, ce sera l’achèvement ultime des bons et des méchants, et il n’y aura plus rien à ajouter au bien ou au mal. Chez les bienheureux, la volonté bonne ne sera plus un mérite, mais une récompense ; chez les damnés, la volonté mauvaise ne sera plus un démérite, mais seulement un châtiment. "Les actes des vertus sont surtout dans le bonheur, et leurs contraires surtout dans le malheur", comme dit Aristote.
Certains disent qu’avant le jour du jugement les bienheureux méritent et les damnés déméritent : mais cela ne peut pas être au sujet de la récompense essentielle, ni de la peine principale, car sur ce point, ils sont tous parvenus au terme. Ce peut être à l’égard d’une récompense accidentelle ou d’une peine secondaire, qui peuvent augmenter jusqu’au jour du jugement. C’est surtout vrai pour les démons ou les bons anges ceux-ci entraînent les hommes vers leur salut ; ainsi croît la joie des anges ; tandis que les peines des démons augmentent parce qu’ils ont entraîné des hommes à la damnation.
Solutions :
1.
C’est le plus grand désavantage que de parvenir au comble du mal. C’est ainsi
que les damnés ne peuvent plus démériter : leur péché ne leur apporte donc
rien.
2. Il
n’appartient pas au rôle des hommes damnés d’attirer les autres à la damnation,
comme cela appartient aux démons, qui, par là, méritent une plus grande peine
secondaire.
3. Les damnés ne sont pas mis dans l’impossibilité de démériter parce qu’ils sont déterminés à pécher, mais parce qu’ils sont parvenus au comble du mal. Cependant, la nécessité de pécher, dont nous sommes nous-mêmes la cause, diminue la faute, en tant qu’elle constitue un certain déterminisme, car tout péché doit être volontaire et libre ; mais il n’y a point réellement d’excuse, en tant que ce déterminisme provient d’un vouloir libre précédent. Ainsi le démérite de la faute qui suit remonte à la culpabilité de la première faute.
Objections :
1. Il
semble que non. La considération de sa science procure en effet une très grande
satisfaction. Or il n’y a pas de satisfaction chez les damnés. Ils ne peuvent
donc pas se servir de la science acquise auparavant pour la considérer.
2. Les
peines des damnés sont plus grandes que celles de ce monde. En ce monde, quand
quelqu’un est plongé en de grands tourments, il n’est plus capable de
considérer des conclusions intellectuelles, en se dégageant de ses souffrances.
Donc, bien moins encore en enfer.
3. Les damnés sont soumis au temps. Mais "la longueur du temps est cause d’oubli," comme dit Aristote. ils oublieront donc les choses qu’ils ont sues.
Cependant :
en saint Luc, il est dit au riche damné : "Souviens que tu as reçu des biens au cours de ta vie." Les damnés considéreront donc les choses qu’ils ont sues.
En outre, les espèces intelligibles demeurent dans l’âme séparée, comme nous l’avons dit plus haut. Si elles ne pouvaient servir, elles seraient vaines.
Conclusion :
A cause de la parfaite béatitude des saints, il n’y aura rien en eux qui ne soit matière à. joie. De même, chez les damnés, rien qui ne soit pour eux matière et cause de tristesse, et il ne leur manquera rien de ce qui peut Contribuer à leur tristesse, afin que leur souffrance soit consommée. Or la considération des choses connues apporte une certaine joie, soit à cause de ces choses qu’on aime, soit à cause de la connaissance qu’on en a, et qui est agréable et parfaite. Il peut aussi y avoir de la tristesse, en cette considération, soit à cause des choses connues, si elles sont de nature à attrister, soit à cause de la connaissance qu’on en a, si elle apparaît imparfaite : quand, par exemple, quelqu’un s’aperçoit qu’il n’a pas une pleine connaissance d’une chose qu’il désirerait connaître parfaitement. Ainsi, chez les damnés, il y aura une considération des choses connues auparavant, mais comme source de tristesse et non de délectation. Ils considéreront les péchés qu’ils ont commis, et pour lesquels ils sont damnés, ainsi que les biens agréables qu’ils ont perdus ; et ces considérations les tourmenteront. De même, ils souffriront de voir que la connaissance qu’ils ont eue des choses visibles est imparfaite, et de voir qu’ils ont perdu cette grande perfection qu’ils avaient la possibilité de réaliser.
Solutions :
1. Bien
que la considération de sa science soit en elle-même délectable, elle peut
devenir source de tristesse à cause d’une circonstance accidentelle, comme nous
venons de le dire et c’est le cas des damnés.
2. En
ce monde, l’âme est unie au corps corruptible quand le corps souffre, le regard
de l’âme est paralysé. Mais dans l’au-de1 l’âme ne sera point ainsi influencée
par le corps. Quelle que soit la souffrance du corps, l’âme considérera
toujours très clairement les choses qui pourront être pour elle cause de
douleur.
3. C’est accidentellement que le temps est cause d’oubli, en tant que le mouvement, dont il est la mesure, est cause de changements. Mais après le jour du jugement, il n’y aura plus de mouvement céleste. L’oubli ne pourra donc plus résulter de la durée. D’ailleurs, même avant ce jour, l’âme séparée n’est plus transformée en ses dispositions par le mouvement du ciel.
Objections :
1. Il
semble que les damnés penseront parfois à Dieu, car on ne peut avoir un acte de
haine que pour ce à quoi on pense. Et les damnés haïssent Dieu, comme il est
dit dans les Sentences. Ils pensent donc parfois à Dieu.
2. Les damnés souffriront du remords de la conscience, et celle-ci a du remords des actes commis contre Dieu : ils penseront donc parfois à Dieu.
Cependant :
la plus parfaite connaissance de l’homme est celle qu’il a de Dieu. Mais les damnés sont dans le plus imparfait des états. Ils ne penseront donc pas à Dieu.
Conclusion :
On peut considérer Dieu de deux manières : ou bien en soi, et selon ce qui lui est propre, à savoir être le principe de toute bonté ; ainsi, il est impossible de penser à lui sans jouissance et les damnés ne pourront aucunement penser à lui de la sorte. Ou bien, en quelque chose qui lui est pour ainsi dire accidentel, c’est-à-dire les effets de son action, comme de punir ou d’autres choses semblables. Sous cet aspect, la pensée de Dieu peut conduire à la tristesse ; et c’est ainsi que les damnés penseront à Dieu.
Solutions :
1. Les damnés n’ont de haine pour Dieu qu’à cause de sa punition et de son interdiction, qui correspondent à leur volonté mauvaise : ils ne le considéreront donc que comme celui qui punit et qui interdit.
La deuxième difficulté est résolue par là, puisque la conscience n’a du remords du péché qu’en tant qu’il est contraire au précepte divin.
Objections :
1. Les
damnés ne paraissent pas voir la gloire des bienheureux, car elle est encore
plus distante d’eux que les événements de ce monde. Or, ils ne les voient pas.
Saint Grégoire, au sujet de Job "Que leurs fils soient nobles" dit "De
même que ceux qui vivent encore, ignorent en quel lieu se trouvent les âmes des
morts, ainsi les morts qui ont vécu d’une manière charnelle, ignorent comment
se passe la vie de ceux qui se trouvent encore dans la vie de la chair."
Donc, bien moins encore peuvent-ils voir la gloire des bienheureux.
2. Ce qui est accordé aux saints en cette vie, à titre de grande récompense, n’est jamais accordé aux damnés. Mais c’est à titre de haute récompense que fut accordé à saint Paul de voir
la vie en laquelle les saints vivent éternellement avec Dieu, comme il le dit aux Corinthiens. Les damnés ne verront donc pas la gloire des saints.
Cependant :
il est dit en saint Luc que le riche se trouvant au milieu des tourments, vit Abraham, et Lazare en son sein.
Conclusion :
Les damnés, avant le jour du jugement, verront les bienheureux dans la gloire, mais non de telle sorte qu’ils comprennent quelle est leur gloire, mais en sachant qu’ils sont dans une gloire inestimable. Cela les troublera, soit à cause de leur envie qui les fera souffrir de voir leur félicité, soit parce qu’ils auront conscience d’avoir perdu eux- mêmes cette gloire. C’est pourquoi la Sagesse dit <(A ce spectacle, ils seront troublés par une crainte horrible."
Mais, après le jour du jugement, les damnés seront complètement privés de la vue des bienheureux. Cela, loin de diminuer leur peine l’augmentera, car ils garderont le souvenir de la gloire des bienheureux, qu’ils auront aperçus au jugement, ou avant le jugement. Plus tard, ils souffriront de voir qu’ils sont considérés comme indignes même de voir la gloire méritée par les saints.
Solutions :
1. Les
événements de cette vie n’affligeraient pas les damnés en enfer autant que la
vue de la gloire des saints. Cependant, parmi les choses qui arrivent ici, leur
sont révélées celles-là seules qui peuvent les attrister.
2. Saint Paul put apercevoir la vie dans laquelle se trouvent les saints avec Dieu en l’expérimentant et en espérant la vivre plus tard plus parfaitement ce n’est point le cas des damnés ce n’est donc point la même chose.
Il nous reste à considérer la justice et la miséricorde de Dieu à l’égard des damnés. Cinq questions se posent : 1. Est-ce la justice divine qui inflige aux pécheurs une peine éternelle ? - 2. La miséricorde divine mettra- t-elle fin à toute peine des hommes et des démons ? - 3. Est-ce que au moins le châtiment des hommes aura une fin ? - 4. Au moins celui des chrétiens ? - 5. Et celui de ceux qui ont accompli des œuvres de miséricorde ?
Objections :
1. Il
ne semble pas que la justice divine puisse infliger aux pécheurs une peine
éternelle car la peine ne doit point dépasser la faute. Le Deutéronome dit "La
modalité des châtiments sera à la mesure de la faute." Mais celle-ci est
temporelle. La peine ne doit donc pas être éternelle.
2. Si
nous considérons deux péchés mortels, l’un est plus grand que l’autre, et doit
donc être puni par une peine plus grande. Mais aucune peine n’est plus grande
qu’une peine éternelle, car elle est infinie. Dès lors, celle-ci n’est pas due
à tout péché mortel. Or si elle n’est pas due à l’un d’eux, elle n’est due à
aucun, puisqu’il n’y a pas entre eux de distance infinie.
3. Un
juge juste n’inflige de peine que pour corriger. Aristote dit que "les
peines sont des médicaments". Mais la punition éternelle de l’impie ne
sert pas à sa correction, ni à celle d’autres êtres, puisque, après le
jugement, il n’y aura plus d’hommes qui puissent être corrigés par cette vue.
La justice divine n’inflige donc pas aux péchés une peine éternelle.
4. Ce
qui n’est point voulu en soi ne peut l’être que pour quelque avantage. Mais
Dieu ne veut pas les châtiments pour eux-mêmes il n’en tire aucune jouissance.
Puisque Dieu ne peut tirer aucun avantage de la perpétuité du châtiment, il
semble qu’il ne doive pas imposer une punition perpétuelle pour le péché.
5. Rien
de ce qui n’existe que par accident est perpétuel, comme dit Aristote. Le
châtiment fait partie des choses qui existent par accident, en tant qu’il est
contraire à la nature. Il ne peut donc être perpétuel.
6. La justice de Dieu semble exiger que les pécheurs soient réduits au néant : en effet, l’ingratitude mérite la perte des bienfaits reçus. Or, parmi les bienfaits de Dieu, il y a l’existence même. Il semble donc juste que le pécheur, ingrat envers Dieu, perde l’existence. Si les pécheurs sont réduits au néant, leur punition ne peut être perpétuelle.
Cependant :
Il est écrit en saint Matthieu : "Ceux-ci, c’est-à-dire les pécheurs, iront au supplice éternel."
En outre, la peine est, par rapport à la faute, comme la récompense par rapport au mérite. Mais selon la justice divine, un mérite temporel a droit à une récompense éternelle. Saint Jean : "Tout homme qui voit le Fils et croit en lui, possède la vie éternelle." La faute temporelle mérite donc, selon la justice divine, une peine éternelle.
De plus, selon Aristote, la peine est mesurée à la dignité de celui qui est offensé : on punit d’un plus grand châtiment celui qui gifle un prince que celui qui gifle un autre homme. Or, celui qui commet un péché mortel pèche contre Dieu, en transgressant ses préceptes, et en adressant à un autre l’honneur qui lui est dû, puisqu’il met sa fin en cet autre. La majesté de Dieu est infinie. Tout être qui pèche mortellement est donc digne d’une peine infinie. Il semble donc juste que pour un péché mortel quelqu’un soit châtié perpétuellement,
Conclusion :
Une peine peut être évaluée quantitativement selon sa rigueur, ou selon sa durée. La quantité du châtiment correspond à celle de la faute, selon l’intensité de sa malice, de telle sorte que si quelqu’un a péché plus gravement on lui impose une punition plus grave. L’Apocalypse dit : "Plus il s’est glorifié et a vécu dans les délices, plus vous lui procurerez de torture et de tristesse." La durée de la peine ne correspond pas à celle de la faute, comme dit saint Augustin. C’est ainsi que l’adultère, accompli en un instant, n’est point puni par une peine brève, même selon les lois humaines. La durée de la peine correspond à la disposition du pécheur. Parfois, en effet, celui qui commet une faute dans une ville, est, à cause de cette faute, rendu digne d’être arraché à la communauté des citoyens, par l’exil perpétuel ou même par la mort. D’autres fois, il n’est pas devenu digne d’être totalement exclu de la société de la cité, et alors, pour qu’il puisse redevenir digne membre de cette ville, on prolonge son châtiment, ou on l’abrège, autant que cela est nécessaire pour sa correction, afin qu’il puisse désormais vivre en cette ville d’une manière décente et pacifique.
De même, selon la justice divine, quelqu’un se rend par le péché digne d’être totalement séparé de la communauté de la cité de Dieu cela se réalise dans le péché contre la charité, qui est le lien qui unit cette cité. C’est pourquoi, à cause du péché mortel, qui est contraire la charité, quelqu’un est, pour l’éternité, frappé de la peine de l’exclusion définitive de la société des saints. Comme dit saint Augustin : "Les hommes sont enlevés à cette ville mortelle par le supplice de la première mort ; et ils sont enlevés à la ville immortelle par le supplice de la seconde mort."
Le fait que le châtiment infligé par la cité de la terre n’est pas perpétuel provient de quelque chose d’accidentel, ou bien de ce que l’homme ne vit pas perpétuellement, ou bien de ce que la cité elle-même disparaît. Mais si l’homme vivait perpétuellement sur terre, la peine de l’exil ou de l’esclavage qui lui est imposée par la loi humaine, lui resterait perpétuellement. Ceux qui pèchent de telle sorte que cependant ils ne sont point devenus dignes d’être totalement séparés de la communauté de la cité saint e, comme sont ceux qui pèchent seulement véniellement, subiront une peine plus brève ou plus longue, selon qu’ils ont besoin d’être plus ou moins purifiés, c’est-à-dire selon que leurs péchés ont plus ou moins pénétré en eux. C’est ce qui se réalise, selon la justice divine, dans les peines de ce monde ou du purgatoire.
Les saints indiquent aussi d’autres motifs pour lesquels, à cause d’un péché seulement temporel, certains subissent une peine perpétuelle. L’un de ces motifs est qu’ils ont péché contre un bien éternel, en méprisant la vie éternelle. Saint Augustin dit à ce propos "Il s’est rendu digne d’un mal éternel celui qui détruit en lui-même un bien qui pouvait être éternel." Un autre motif est qu’un homme a péché d’une manière perpétuelle. Saint Grégoire dit "Il appartient à la grande justice du juge, que jamais ne cesse le supplice de ceux qui, en cette vie, n’ont jamais voulu faire cesser leur péché."
Et sj l’on objecte que certains hommes, en péchant mortellement, se proposent d’améliorer leur vie plus tard, et ne seraient donc pas dignes d’un supplice éternel, nous devons dire que, selon certains, saint Grégoire parle d’une volonté qui se manifeste par une œuvre. En effet, celui qui tombe dans le péché mortel, par sa volonté propre, se met dans un état dont il ne peut sortir qu’avec l’aide de Dieu. Donc, par le fait même qu’il veut commettre ce péché, il veut y demeurer perpétuellement L’homme en effet est "l’esprit qui s’en va vers le péché, et qui n’en revient point" par lui-même. Si quelqu’un se jetait dans une fosse dont il ne pourrait pas sortir sans aide, on pourrait dire qu’il a voulu y demeurer pour l’éternité, même s’il pensait autre chose. On peut aussi dire, et mieux encore, que par le fait même qu’il a péché mortellement, l’homme met sa fin dans la créature. Et puisque toute la vie est ordonnée à la fin qu’on lui donne, par le fait même, cet homme ordonne toute sa vie à ce péché et il voudrait demeurer perpétuellement dans ce péché s’il le pouvait impunément. C’est ce que dit saint Grégoire, à propos de ce passage de Job "Il verra l’abîme vieillir" : "Les pervers ont péché avec un terme parce que leur vie a eu un terme ; mais ils auraient voulu vivre sans terme afin de pouvoir demeurer sans terme dans leurs iniquités ; en effet ils désirent plus pécher que vivre."
On pourrait encore apporter un autre motif de l’éternité de la faute mortelle : c’est que par elle on pèche contre Dieu, qui est infini. Puisque le châtiment ne peut être infini en intensité, la créature n’étant pas capable d’une qualité infinie, il doit l’être au moins par une durée infinie.
Il y a encore un quatrième motif : la peine demeure éternellement, parce que la faute ne peut être effacée sans la grâce et l’homme ne peut plus acquérir la grâce après sa mort. La peine ne doit plus cesser tant que la faute demeure.
Solutions :
1. La
punition ne doit pas être égale à la faute en durée, comme nous le voyons même
dans les lois humaines. On peut dire aussi, comme saint Grégoire, que bien que
la faute soit temporelle en son acte, elle est éternelle dans la volonté qui la
commet.
2. Le
degré de la peine, en intensité, correspond au degré du péché. C’est pourquoi,
pour les péchés mortels inégaux, il y aura des peines inégales en intensité,
mais non en durée.
3. Les
châtiments infligés à ceux qui ne sont pas complètement chassés de la société
civile, sont ordonnés à leur correction, mais non les peines qui constituent
une expulsion totale de la société. Celles-ci peuvent du moins servir à la
correction et à la tranquillité des autres citoyens qui demeurent dans la cité.
De même, la damnation éternelle des impies sert à la correction des membres
actuels de l’Église : car les châtiments ne servent pas seulement à corriger
quand ils sont appliqués, mais aussi quand ils sont déterminés.
4. Les
châtiments des impies, qui dureront perpétuellement, ne seront pas tout à fait
inutiles, car ils serviront à deux choses d’abord à maintenir la justice
divine, ce qui est en soi agréable à Dieu. Saint Grégoire dit "Le Dieu
tout-puissant, parce qu’il est bon, n’est point satisfait de voir la torture
des malheureux ; mais parce qu’il est juste, il ne sera point apaisé,
éternellement, par le châtiment des réprouvés." Secondement, ces peines
sont utiles, parce qu’elles procurent aux justes la satisfaction d’y contempler
la manifestation de la justice de Dieu, et de se rendre compte qu’ils ont
échappé à ces souffrances. Le Psalmiste dit "Le juste se réjouira de voir
la vengeance" et Isaïe : "Les impies seront la satisfaction de la vue
de toute chair", c’est-à-dire des saints, comme le précise la Glose. C’est
ce qu’affirme saint Grégoire : "Tous les réprouvés envoyés au supplice
éternel sont punis à cause de leur iniquité. Cependant, leur supplice servira à
autre chose car tous les justes, en Dieu, ont conscience des joies qu’ils
goûtent, et en même temps aperçoivent chez les damnés les supplices auxquels
eux- mêmes ont échappé. Ils comprendront ainsi d’autant mieux ce qu’ils doivent
éternellement à la grâce divine, en voyant combien sont punis éternellement les
péchés auxquels ils ont résisté grâce au secours de Dieu."
5. Bien
que le châtiment, par accident" corresponde à l’âme, pourtant il
correspond, par soi, à cette âme en tant que souillée par la faute. Et puisque
la faute commise demeure à jamais en elle, sa peine sera perpétuelle.
6. Le châtiment correspond à la faute, à proprement parler, selon le désordre qu’elle renferme, et non selon la dignité de celui contre qui on a péché, sinon tout péché appellerait une peine infinie en intensité. Bien que, donc, quand quelqu’un a péché contre Dieu, auteur de l’existence, il mériterait de perdre l’existence, cependant, en considérant le dérèglement de cet acte, il n’exige pas la perte de l’existence, parce que celle-ci est présupposée pour tout mérite ou démérite. Elle n’est donc pas enlevée ni corrompue par le désordre du péché. La privation de l’existence ne peut donc pas être la peine exigée par un péché.
Objections :
1. Il
semble que la miséricorde divine doive mettre un terme à tout châtiment des
hommes aussi bien que des démons, car nous lisons dans la Sagesse : "Tu as
pitié de tous, Seigneur, car tu es tout-puissant." Mais parmi tous ces
êtres, il y a même les démons, qui sont les créatures de Dieu. Donc leur peine
elle-même aura une fin.
2. 5.
Paul dit aux Romains : "Dieu a enfermé toutes choses dans la
désobéissance, pour faire à tous miséricorde." Or, Dieu a enfermé les
démons dans leur péché, ou du moins permis qu’ils soient enfermés. Il semble
donc qu’il doive un jour leur faire miséricorde.
3. Comme dit saint Anselme : "Il n’est pas juste que Dieu permette qu’une créature qu’il a faite pour la béatitude périsse tout fait." Il semble donc que, puisque toute créature raisonnable a été créée pour la béatitude, il ne soit pas juste que Dieu permette qu’elle périsse totalement.
Cependant :
il est dit en saint Matthieu : "Eloignez-vous de moi, maudits, dans le feu éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges." Ils seront donc punis éternellement.
En outre, comme les bons anges furent rendus bienheureux par leur conversion vers Dieu, ainsi les mauvais anges furent rendus malheureux par leur aversion à son égard. Si le malheur des mauvais anges finissait un jour, la béatitude des bons anges devrait se terminer aussi, ce qui ne convient pas.
Conclusion :
"Ce fut une erreur d’Origène, comme dit saint Augustin, de penser que les démons seront un jour libérés de leurs peines par la miséricorde de Dieu." Cette erreur fut réprouvée par l’Église pour deux motifs d’abord, parce que cela est manifestement contraire à l’autorité de la Sainte Ecriture, qui dit dans l’Apocalypse : "Le diable qui les séduisait fut envoyé dans un étang de feu et de soufre, où les gens abêtis et les pseudo prophètes seront torturés jour et nuit dans les siècles des siècles s, formule qui signifie l’éternité ; ensuite, parce que d’une part Origène étendait trop la miséricorde divine, et d’autre part il la contraignait trop. Il semble en effet que le même motif exige que les bons anges demeurent dans la béatitude éternelle, et que les mauvais anges soient punis pour l’éternité. C’est pourquoi, comme il affirmait que les démons et les âmes des damnés seraient un jour libérés du châtiment, ainsi, il affirmait que les anges et les âmes des bienheureux seraient quelquefois déçhus de leur béatitude dans les misères de cette vie.
Solutions :
1.
Dieu, en lui-même, a compassion de tous. Mais, parce que sa miséricorde est réglée
par l’ordre de sa sagesse, elle ne s’étend pas à certains, qui se sont rendus
indignes de cette miséricorde, comme les démons et les damnés, obstinés dans
leur malice. Cependant, on peut dire que même à leur égard la miséricorde
intervient, en tant qu’ils sont punis moins qu’ils le méritent, sans être
totalement libérés de leur peine.
2. Ici,
l’universalité doit s’entendre de toutes les espèces d’êtres, mais non de tous
les membres de chaque espèce. Cette citation doit être entendue des hommes dans
leur état terrestre, en ce sens que Dieu eût pitié des Juifs comme des Gentils,
mais non de tous les Gentils ni de tous les Juifs.
3. 5. Anselme estime que ce ne serait point juste et ne conviendrait pas à la bonté divine ; mais il parle de la créature selon son espèce. Il ne convient pas à la bonté divine que toute une espèce de créatures manque la fin pour laquelle elle a été faite. Il ne convient donc pas que tous les hommes ou tous les anges soient damnés. Mais rien n’empêche que quelques-uns parmi les hommes ou les anges périssent éternellement, puisque l’intention de la volonté divine se trouve réalisée en ceux qui sont sauvés.
Objections :
1. Il
semble que la miséricorde divine ne supporte pas un châtiment éternel, du moins
pour les hommes, car il est dit dans la Genèse : "Mon esprit ne demeurera
pas contre l’homme éternellement, car il est chair." Et ici, le mot esprit
signifie "mon indignation," comme cela ressort de la Glose. Puisque
l’indignation de Dieu n’est pas autre chose que le châtiment qu’il inflige, il
ne punira pas éternellement.
2. La
Charité des saints, en Cette vie, les fait prier pour leurs ennemis. Là-haut,
ils auront une Charité plus parfaite, et prieront donc pour leurs ennemis
damnés. Leurs prières ne pourront être inefficaces, puisqu’ils sont très agréés
par Dieu. Donc, à cause de ces prières des saints, la miséricorde divine
libérera un jour les damnés de leur punition.
3. La
prédiction par Dieu, de l’éternité, du châtiment des damnés appartient aux
prophéties de menace. Mais une prophétie de menace ne s’accomplit pas toujours,
comme cela apparaît dans Joins il dit que Ninive serait détruite, et elle ne le
fut point comme il l’avait prédit, et Jonas en fut attristé. Il semble donc
que, bien plus encore, la miséricorde divine changera la menace d’un châtiment
éternel en une sentence plus douce, qui ne donnera à personne de la tristesse,
mais procurera à tous de la joie.
4. Le
Psalmiste dit "Dieu sera-t-il en colère pour l’éternité ?" Or, la
colère de Dieu, c’est la punition des méchants. Donc...
5. A propos d’Isaïe, "Tu as été projeté", la Glose interlinéaire dit "Même si toutes les âmes trouvent un jour le repos, toi tu ne l’auras jamais ", en parlant du diable. Il semble donc que toutes les âmes humaines trouveront un jour la cessation de leurs tourments.
Cependant :
Il est dit en saint Matthieu, à propos des élus et des réprouvés : "Ceux-ci iront au supplice éternel, mais les justes, à la vie éternelle. "Il ne convient pas de dire que la vie des justes cessera. Il ne convient donc pas non plus de dire que le supplice des réprouvés se terminera.
En outre, saint Jean Damascène dit : "La mort est pour les hommes ce que la chute fut pour les anges." Mais les anges, après la chute, furent irréparables. Donc aussi les hommes après leur mort. Le supplice des réprouvés ne cessera donc jamais.
Conclusion :
Comme le dit saint Augustin, certains suivirent sur ce point l’erreur d’Origène, et affirmèrent que les démons seraient punis à jamais, tandis que tous les hommes, même les infidèles, seraient un jour libérés de leur châtiment. Mais cette position est tout à fait déraisonnable. Car, de même que les démons doivent être punis perpétuellement à cause de leur obstination dans le mal, ainsi également, les âmes des hommes qui sont morts sans la charité, puisque "la mort est pour les hommes ce que leur chute est pour les anges", comme dit saint Jean Damascène.
Solutions :
1.
Cette citation doit être entendue de l’homme selon son genre, parce que parfois
l’indignation de Dieu s’éloigne du genre humain, à cause de l’avènement du
Christ. Mais ceux qui ne veulent pas entrer ou demeurer dans cette
réconciliation que le Christ a opérée, perpétuent en eux-mêmes la colère
divine, puisqu’il n’y a point pour nous d’autres manières de réconciliation que
celle qui se réalise à travers le Christ.
2.
Comme disent saint Augustin et saint Grégoire, "les saints, au cours de
cette vie, prient pour leurs ennemis afin qu’ils se convertissent à Dieu, tant
que cela est encore possible. Si nous savions qu’ils sont prédestinés à la mort
spirituelle, nous ne prierions pas plus pour eux que pour les dénions".
Mais puisque, après cette vie, ceux qui sont morts sans la grâce ne connaîtront
plus un instant où leur con version serait possible, aucune prière ne sera
faite pour eux, ni par l’Église militante, ni par l’Église triomphante. Pour
eux, on ne peut prier, comme dit saint Paul, que pour que Dieu donne de f aire
pénitence, et qu’ils sortent des lacets du diable".
3. La
prophétie de menace ne change que si sont modifiés les mérites de celui contre
qui est proférée la menace. C’est pourquoi Jérémie dit : "Je parlerai
aussitôt contre cette nation, contre ce royaume, afin de le déraciner, de le
détruire et de le disperser. Si cette nation fait pénitence de son mal, je
ferai moi-même pénitence pour le mal que j’ai eu l’intention de lui faire."
Puisque les mérites des damnés ne peuvent plus changer, la menace de leur
châtiment s’accomplira toujours en eux. Ce pendant, la prophétie de menace
s’accomplira toujours en eux en un certain sens, car, comme dit saint Augustin,
"Ninive a été bouleversée, puis qu’elle était mauvaise et est devenue
bonne : ses remparts et ses maisons sont demeurés, mais les mauvaises moeurs de
la ville furent détruites".
4. Ce mot du psaume vaut pour les vases de miséricorde qui ne se sont pas rendus indignes de la miséricorde ; car, en cette vie, qui est comme une manifestation de la colère de Dieu à cause des souffrances d’ici-bas, les vases de miséricorde sont transformés en mieux. D’où ce mot du psaume : "Ce changement est l’œuvre de la droite du Très-Haut."
On peut dire
aussi que ce passage doit être entendu de la miséricorde qui produit un
relâchement, mais sans libérer totalement, si on l’applique aux damnés. C’est
pourquoi, il est écrit : non pas "il préservera de sa colère ses
miséricordes", mais bien : "dans sa colère", parce que la peine
ne sera pas totalement supprimée, et tandis qu’elle demeure, la miséricorde agira
pour la diminuer.
5. Cette Glose ne peut pas être prise absolument, mais dans une hypothèse impossible, pour accroître la grandeur du péché du diable lui-même, ou de Nabuchodonosor.
Objections :
1. Il
semble que, du moins pour les chrétiens, la miséricorde divine mettra fin au
châtiment, car nous lisons en saint Marc : "Celui qui aura cru et aura été
baptisé sera sauvé." C’est le cas de tous les chrétiens : ils seront donc
finalement sauvés.
2. Il
est dit en saint Jean : "Celui qui mange ma chair et boit mon sang,
possède la vie éternelle. C’est l’aliment et le breuvage communs des chrétiens.
Tous ceux-ci seront donc finalement sauvés.
3. Saint Paul écrit aux Corinthiens "Si celui dont l’œuvre est brûlée subit un dommage, lui-même sera pourtant sauvé, bien que comme à travers le feu." Il parle ici de ceux qui ont possédé le fondement de la foi chrétienne. Donc, ceux-ci seront tous sauvés finalement.
Cependant :
5. Paul dit aux Corinthiens : "Les gens iniques ne posséderont pas le royaume de Dieu." Mais il y a des chrétiens qui sont iniques. Tous les chrétiens ne parviendront donc pas au royaume, et certains seront punis perpétuellement.
En outre, il est dit en saint Pierre : "Il eût été mieux pour eux de ne point connaître la voie de la justice, plutôt que, après l’avoir connue, de retourner en arrière, loin du saint précepte qui leur avait été donné." Ceux qui n’ont pas connu la voie de la vérité seront punis éternellement ; donc aussi les chrétiens qui ont reculé après l’avoir connue.
Conclusion :
Certains, à ce que dit saint Augustin, promirent l’absolution de la peine éternelle, non à tous les hommes, mais aux seuls Chrétiens ; et ils différèrent dans la précision de leur pensée. Les uns dirent que tous ceux qui ont reçu les sacrements de la foi seront exempts de la peine éternelle. Mais cela est contraire à la vérité, puisque certains reçoivent les sacrements de la foi sans avoir la foi, "sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu ". D’autres dirent que seuls seront exempts de la peine éternelle ceux qui ont reçu les sacrements de la foi et ont possédé la foi catholique. Mais il semble contraire à cette opinion que des hommes aient possédé la foi catholique et s’en soient ensuite éloignés ils sont donc dignes non pas d’un châtiment moindre, mais plus grand. Car, "il eût été mieux pour eux de ne pas connaître la voie de la justice que de retourner en arrière après l’avoir connue". Il est clair que le péché des chefs religieux qui, abandonnant la foi, fondent de nouvelles hérésies, est plus grand que celui de ceux qui dès le début ont suivi une hérésie. C’est pourquoi, d’autres ont dit que seuls sont exempts de la peine éternelle ceux qui persévèrent jusqu’à la fin dans la foi catholique, quels que soient les crimes dans lesquels ils sont impliqués. Mais cela est manifestement contraire à l’Ecriture, car il est dit en saint Jacques : "La foi sans les œuvres est morte", et dans saint Matthieu : "Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux, mais bien celui qui accomplit la volonté de mon Père qui est dans les cieux." Et en beaucoup d’autres passages, l’Écriture menace les pécheurs de châtiments éternels.
Donc, tous ceux qui persistent jusqu’à la fin dans la foi ne seront exempts de la peine éternelle que si, à la fin, ils sont libérés de tous les crimes.
Solutions :
1. Le
Seigneur parle ici de la foi formée, qui agit par amour : tout homme qui meurt
avec cette foi sera sauvé. A cette foi s’oppose, non seulement l’erreur de
l’infidélité, mais tout péché mortel.
2.
Cette parole du Seigneur doit être entendue non au sujet de ceux qui ne font
que manger sacramentellement l’Eucharistie, et dont certains parfois la mangent
indignement, et, selon saint Paul aux Corinthiens, "mangent et boivent
leur condamnation". Le Maître parle de ceux qui mangent spirituellement,
et qui sont incorporés à lui par la charité : c’est ce qu’opère la manducation
sacramentelle, si quelqu’un s’en approche dignement. Donc, en vertu du
sacrement l’âme est introduite en la vie éternelle, bien que quelqu’un puisse
être privé de ce fruit par son péché, même après avoir reçu dignement ce
sacrement.
3. Le fondement dont parle l’Apôtre est la foi formée. Celui qui a construit sur elle des péchés véniels subira un dommage, puisqu’il sera puni par Dieu mais lui-même sera finalement sauvé, comme par le feu : soit celui d’une épreuve temporelle, soit celui de la peine du purgatoire après la mort.
Objections :
1. Il
semble que oui, et que seuls seront punis éternellement ceux qui ont négligé
les œuvres de miséricorde. Il est dit en effet dans saint Jacques "Le
jugement s’accomplira sans miséricorde pour ceux qui n’ont point fait
miséricorde", et dans saint Matthieu : "Bienheureux les
miséricordieux, parce qu’ils jouiront eux-mêmes de la miséricorde."
2. S.
Matthieu expose la discussion judiciaire du Seigneur avec les réprouvés et les
élus. Mais elle ne porte que sur les œuvres de miséricorde. Donc certains
seront punis éternellement uniquement à cause de leur omission des œuvres de
miséricorde. Donc...
3. Il
est dit en saint Matthieu : "Remettez-nous nos dettes comme nous les
remettons à nos débiteurs", et plus loin "Si vous pardonnez aux
hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera aussi vos péchés."
Il semble donc que les miséricordieux qui pardonnent aux autres leurs fautes,
obtiendront eux- même le pardon de leurs péchés : ils ne seront donc pas punis
éternellement.
4. Une glose de saint Ambroise, au sujet de l’épître de saint Paul à Timothée : "la piété est utile à tout", dit : "Tout l’essentiel de la discipline chrétienne consiste en la miséricorde et la piété si quelqu’un les pratique, mais subit les périls de la chair, il sera sûrement châtié, mais ne périra pas. Mais si quelqu’un n’a pratiqué que la discipline corporelle, il souffrira des peines éternelles." Dès lors, ceux qui se livrent aux œuvres de miséricorde tout en étant entraînés par les péchés de la chair, ne seront point punis éternellement.
Cependant :
Saint Paul dit aux Corinthiens : "Ni les fornicateurs, ni les adultères, ne posséderont le royaume de Dieu." Or, parmi eux il y a beaucoup de personnes qui s’adonnent aux œuvres de miséricorde. Les miséricordieux ne parviendront donc pas tous au royaume éternel, et quelques-uns d’entre eux seront punis éternellement.
En outre, il est dit en saint Jacques "Qui conque a observé toute la loi, mais l’enfreint sur un point, est coupable de tout." Donc, celui qui garde la loi au sujet des œuvres de miséricorde, mais néglige d’autres bonnes œuvres, est coupable de transgression de la loi, et sera puni éternellement.
Conclusion :
Comme dit saint Augustin, certains affirmèrent que ceux qui possèdent la foi catholique ne seraient pas tous libérés de la peine éternelle, mais seulement ceux qui se livrent aux œuvres de miséricorde, même s’ils sont coupables d’autres crimes. Mais cela ne peut être, car sans la charité rien n’est agréable à Dieu, et rien ne peut servir à mériter la vie éternelle. Or, il y a des personnes qui pratiquent la miséricorde sans avoir la charité. Pour elles, rien ne sert à obtenir la vie éternelle, ni à les libérer du châtiment éternel, comme nous le voyons dans l’épître aux Corinthiens. Cela apparaît surtout absurde à propos des voleurs, qui s’emparent de beaucoup de biens, mais font quelques dons par miséricorde. On doit donc dire que tous ceux qui meurent en état de péché mortel ne seront libérés du châtiment éternel, ni par leur foi, ni par leurs œuvres de miséricorde, même après un très long espace de temps.
Solutions :
1.
Ceux-là seuls obtiendront miséricorde, qui exercent la miséricorde d’une
manière bien ordonnée. Ce n’est point le cas de ceux qui, en faisant
miséricorde aux autres, se négligent eux-mêmes, et s’attaquent à eux- mêmes en
agissant mal. Ceux-là ne recevront pas une miséricorde qui les absoudrait
totalement, même s’ils reçoivent une miséricorde qui les soulage de quelque
partie de leurs peines.
2. La
discussion judiciaire n’est pas instituée seulement au sujet des œuvres de
miséricorde, parce que certains seront punis éternellement uniquement à cause
de leur négligence à cet égard. Mais tous ceux-là seront libérés de la peine
éternelle due à leurs péchés, qui auront obtenu la rémission de ceux-ci grâce
aux œuvres de miséricorde, "en se faisant des amis avec le Mammon
d’iniquité."
3.
Cette parole du Seigneur s’adresse à ceux qui demandent la rémission de leur
dette, non à ceux qui demeurent dans leur péché. Dès lors, ceux-là seuls qui
font pénitence obtiennent, par leurs œuvres de miséricorde, le pardon qui les
délivre totalement.
4. La glose de saint Ambroise parle du péché véniel, dont quelqu’un, après les peines purificatrices, qu’il appelle châtiment, sera absout, à cause de ses œuvres de miséricorde. Ou bien, s’il parle de péril du péché mortel, on doit l’entendre en ce sens que, se trouvant encore en cette vie, ceux qui sont tombés dans les péchés charnels par fragilité, seront disposés à la pénitence, à cause de leurs œuvres de miséricorde.
Un tel pécheur ne périra pas, parce que grâce à ces œuvres
il sera disposé de telle sorte qu’il ne périra pas, par le Seigneur qui est
béni dans les siècles des siècles. Amen.
[1] Nous suivons l’ordre de Nicolaï, qui intercale ici,
comme bien à leur place, les deux questions de la Condition des âmes en état de
péché originel et du purgatoire, au lieu de les mettre en appendice, comme le
fait l’édition Léonine.
[2] Article périmé. Les limbes des enfants ne peuvent être
un séjour éternel puisque « Dieu propose à tous son salut » (De
fide).
[3] Article périmé. Une nouvelle traduction de la vulgate
montre que saint Paul affirme explicitement « qu’à la fin du monde,
certains ne mourront pas. »