Le Christ, Les sacrements (non fini)
SAINT THOMAS D’AQUIN, Docteur de
l'Eglise
Le Christ, les sacrement,
jusqu'à la pénitence.
© Edition
numérique :
Suite à la demande des éditions du
Cerf, le projet Docteur Angélique entreprend une nouvelle traduction, à partir
du 3 mars 2017
Suivie du Supplementum réalisé par frère Reginald
Ce traité n'est pas achevé suite à la mort de saint Thomas. Son disciple, frère Réginald, le terminera en se servant d'oeuvres de jeunesse.
TABLE DES MATIERES
QUESTION
1 : A PROPOS DE LA CONVENANCE DE L'INCARNATION
ARTICLE
1 : Convenait-il que Dieu s'incarne ?
ARTICLE
2 : L'Incarnation était-elle nécessaire à la restauration du genre humain ?
ARTICLE
3 : Si l'homme n'avait pas péché, Dieu se serait-il incarné ?
ARTICLE
5 : Aurait-il convenu que Dieu s'incarne dès le commencement du monde ?
ARTICLE
6 : L'Incarnation aurait-elle dû être retardée jusqu'à la fin du monde ?
QUESTION
2 : LE MODE D'UNION DU VERBE INCARNÉ
ARTICLE
1 : L'union du Verbe incarné s'est-elle faite dans la nature ?
ARTICLE
2 : L'union du Verbe incarné s'est-elle faite dans la personne ?
ARTICLE
3 : L'union du Verbe incarné s'est-elle faite dans le suppôt ou hypostase ?
ARTICLE
4 : La personne ou hypostase du Christ, après l’Incarnation, est-elle composée
?
ARTICLE
5 : S'est-il produit une union entre l'âme et le corps dans le Christ ?
ARTICLE
6 : La nature humaine s'est-elle unie au Verbe de façon accidentelle ?
ARTICLE
7 : L'union de la nature divine et de la nature humaine est-elle quelque chose
de créé ?
ARTICLE
8 : L'union est-elle identique à l'assomption ?
ARTICLE
9 : L'union du Verbe incarné est-elle l'union la plus parfaite ?
ARTICLE
10 : L'union des deux natures dans le Christ a-t-elle été réalisée par la grâce
?
ARTICLE
11 : Cette union a-t-elle été précédée par des mérites ?
ARTICLE
12 : La grâce d'union fut-elle naturelle au Christ en tant qu’homme ?
QUESTION
3 : LE MODE D'UNION DU VERBE INCARNÉ QUANT A LA PERSONNE QUI ASSUME
ARTICLE
1 : Assumer convient-il à une personne divine ?
ARTICLE
2 : Assumer convient-il à la nature divine ?
ARTICLE
3 : La nature peut-elle assumer, abstraction faite de la personnalité ?
ARTICLE
4 : Une personne divine peut-elle assumer sans une autre ?
ARTICLE
5 : N'importe quelle personne divine peut-elle assumer ?
ARTICLE
6 : Plusieurs personnes divines peuvent-elles assumer une seule natures ?
ARTICLE
7 : Une seule personne divine peut-elle assumer deux natures ?
QUESTION
4 : LE MODE DE L'UNION, DU CÔTÉ DE LA NATURE HUMAINE ASSUMÉE
ARTICLE
2 : Le Fils de Dieu a-t-il assumé une personne ?
ARTICLE
3 : Le Fils de Dieu a-t-il assumé un homme ?
QUESTION
5 : LES MODES DE L'UNION DU CÔTÉ DES PARTIES DE LA NATURE HUMAINE ASSUMÉE
ARTICLE
1 : Le Fils de Dieu devait-il assumer un corps véritable ?
ARTICLE
3 : Le Fils de Dieu a-t-il assumé l'âme ?
ARTICLE
4 : Le Fils de Dieu devait-il assumer l'intelligence ?
ARTICLE
1 : Le Fils de Dieu a-t-il assumé la chair par l'intermédiaire de l'âme ?
ARTICLE
3 : L'âme a-t-elle été assumée avant la chair ?
ARTICLE
4 : La chair du Christ a-t-elle été assumée par le Verbe avant d'être unie à
l'âme ?
ARTICLE
5 : La nature humaine tout entière a-t-elle été assumée par l'intermédiaire de
ses parties ?
ARTICLE
6 : La nature humaine a-t-elle été assumée par l'intermédiaire de la grâce ?
QUESTION
7 : LA GRÂCE DU CHRIST EN TANT QU'HOMME INDIVIDUEL
ARTICLE
1 : Y a-t-il dans l'âme du Christ la grâce habituelle ?
ARTICLE
2 : Y a-t-il chez le Christ des vertus ?
ARTICLE
3 : Le Christ a-t-il eu la foi ?
ARTICLE
4 : Le Christ avait-il l'espérance ?
ARTICLE
5 : Le Christ a-t-il possédé les dons du Saint-Esprit ?
ARTICLE
6 : Le Christ a-t-il eu le don de crainte ?
ARTICLE
7 : Le Christ a-t-il eu les charismes ?
ARTICLE
8 : Le Christ a-t-il eu le charisme de prophétie ?
ARTICLE
9 : Le Christ a-t-il eu la plénitude de la grâce ?
ARTICLE
10 : La plénitude de la grâce est-elle propre au Christ ?
ARTICLE
11 : La grâce du Christ est-elle infinie ?
ARTICLE
12 : La grâce du Christ a-t-elle pu s'accroître ?
ARTICLE
13 : Quel rapport la grâce habituelle du Christ a-t-elle avec l'union
hypostatique ?
QUESTION
8 : LA GRÂCE DU CHRIST COMME TÊTE DE L'ÉGLISE
ARTICLE
1 : Le Christ est-il la tête de l’Église ?
ARTICLE
2 : Le Christ est-il la tête des hommes pour leurs corps, ou seulement pour
leurs âmes ?
ARTICLE
3 : Le Christ est-il la tête de tous les hommes ?
ARTICLE
4 : Le Christ est-il la tête des anges ?
ARTICLE
6 : Appartient-il en propre au Christ 'être la tête de l’Église ?
ARTICLE
7 : Le diable est-il la tête de tous les méchants ?
ARTICLE
8 : L'Anti-Christ peut-il être appelé la tête de tous les méchants ?
QUESTION
9 : LA SCIENCE DU CHRIST
ARTICLE
1 : Le Christ a-t-il possédé une science autre que la science divine ?
ARTICLE
2 : Le Christ a-t-il possédé la science des bienheureux ou compréhenseurs ?
ARTICLE
3 : Le Christ a-t-il possédé la science infuse ?
ARTICLE
4 : Le Christ a-t-il possédé une science acquise ?
QUESTION
10 : LA SCIENCE BIENHEUREUSE DE L'ÂME DU CHRIST
ARTICLE
1 : L'âme du Christ a-t-elle eu la compréhension du Verbe ou de l'essence
divine ?
ARTICLE
2 : Dans le Verbe, l'âme du Christ a-t-elle connu toutes choses ?
ARTICLE
3 : Dans le Verbe, l'âme du Christ a-t-elle connu une infinité de choses ?
QUESTION
11 : LA SCIENCE INFUSE DE L'ÂME DU CHRIST
ARTICLE
1 : Par sa science infuse, le Christ connaît-il toutes choses ?
ARTICLE
2 : Le Christ a-t-il pu employer cette science sans recourir aux images ?
ARTICLE
3 : Cette science était-elle discursive ?
ARTICLE
4 : La science infuse du Christ a-t-elle été inférieure à celle des anges ?
ARTICLE
5 : Cette science était-elle à l'état d'habitus ?
ARTICLE
6 : Distinguait-on dans cette science plusieurs habitus ?
QUESTION
12 : LA SCIENCE ACQUISE OU EXPÉRIMENTALE DE L'ÂME DU CHRIST
ARTICLE
1 : Par cette science le Christ a-t-il connu toutes choses ?
ARTICLE
2 : Le Christ a-t-il progressé dans cette science ?
ARTICLE
3 : Le Christ a-t-il été instruit par l'homme ?
ARTICLE
4 : Le Christ a-t-il été instruit par les anges ?
QUESTION
13 : LA PUISSANCE DE L'ÂME DU CHRIST
ARTICLE
1 : L'âme du Christ a-t-elle possédé la toute-puissance de façon absolue ?
ARTICLE
2 : L'âme du Christ a-t-elle possédé la toute-puissance pour transformer les
créatures ?
ARTICLE
3 : L'âme du Christ a-t-elle possédé la toute-puissance relativement à son
propre corps ?
QUESTION
14 : LES DÉFICIENCES DU CORPS ASSUMÉES PAR LE FILS DE DIEU
ARTICLE
1 : Le Fils de Dieu a-t-il dû assumer, avec la nature humaine, les déficiences
du corps ?
ARTICLE
2 : Le Christ a-t-il assumé la nécessité de subir les déficiences du corps ?
ARTICLE
3 : Le Christ a-t-il contracté les déficiences du corps ?
ARTICLE
4 : Le Christ a-t-il assumé toutes les déficiences corporelles ?
QUESTION
15 : LES DÉFICIENCES DE L'ÂME ASSUMÉES PAR LE CHRIST
ARTICLE
1 : Y a-t-il eu chez le Christ du péché ?
ARTICLE
2 : Y avait-il chez le Christ le foyer du péché ?
ARTICLE
3 : Y a-t-il eu chez le Christ de l'ignorance ?
ARTICLE
4 : L'âme du Christ était-elle passible ?
ARTICLE
5 : Y a-t-il eu chez le Christ de la douleur sensible ?
ARTICLE
6 : Y a-t-il eu chez le Christ de la tristesse ?
ARTICLE
7 : Y a-t-il eu chez le Christ de la crainte ?
ARTICLE
8 : Y a-t-il eu chez le Christ de l'étonnement ?
ARTICLE
9 : Y a-t-il eu chez le Christ de la colère ?
ARTICLE
10 : Le Christ a-t-il été à la fois voyageur et compréhenseur ?
ARTICLE
1 : Est-il vrai de dire : "Dieu est homme " ?
ARTICLE
2 : Est-il vrai de dire " L'homme est Dieu " ?
ARTICLE
3 : Le Christ peut-il être appelé " homme du Seigneur " ?
ARTICLE
6 : Est-il vrai de dire : "Le Fils de Dieu a été fait homme " ?
ARTICLE
7 : Est-il vrai de dire : "L'homme a été fait Dieu " ?
ARTICLE
8 : Est-il vrai de dire " Le Christ est une créature " ?
ARTICLE
9 : Est-il vrai de dire du Christ " Cet homme a commencé d'exister "
?
ARTICLE
10 : Est-il vrai de dire : "Le Christ, en tant qu’homme, est une créature
" ?
ARTICLE
11 : Est-il vrai de dire : "Le Christ, en tant qu’homme, est Dieu " ?
ARTICLE
12 : Est-il vrai de dire : "Le Christ, en tant qu’homme, est une hypostase
ou personne " ?
QUESTION
17 : L'UNITÉ DU CHRIST QUANT A SON ÊTRE
ARTICLE
1 : Le Christ est-il une unité, ou une dualité ?
ARTICLE
2 : N'y a-t-il dans le Christ qu'une seule existence ?
QUESTION
18 : L'UNITÉ DU CHRIST QUANT À SA VOLONTÉ
ARTICLE
1 : Y a-t-il chez le Christ deux volontés, l'une divine et l'autre humaine ?
ARTICLE
3 : Y a-t-il eu chez le Christ deux volontés rationnelles ?
ARTICLE
4 : Le Christ avait-il le libre arbitre ?
ARTICLE
6 : Y a-t-il eu contrariété entre les volontés du Christ ?
QUESTION
19 : L'UNITÉ D'OPÉRATION CHEZ LE CHRIST
ARTICLE
1 : N'y a-t-il chez le Christ qu'une seule opération, à la fois divine et
humaine ?
ARTICLE
2 : Y a-t-il chez le Christ plusieurs opérations selon sa nature humaine ?
ARTICLE
3 : Par l'activité de sa nature humaine, le Christ a-t-il pu mériter pour
lui-même ?
ARTICLE
4 : Par l'activité de sa nature humaine, le Christ a-t-il mérité pour nous ?
QUESTION
20 : LA SOUMISSION DU CHRIST À SON PÈRE
ARTICLE
1 : Le Christ a-t-il été soumis à son Père ?
ARTICLE
2 : Le Christ a-t-il été soumis à lui même ?
QUESTION
21 : LA PRIÈRE DU CHRIST
ARTICLE
1 : Convient-il au Christ de prier ?
ARTICLE
2 : Convient-il au Christ de prier selon sa sensualité ?
ARTICLE
3 : Convenait-il au Christ de prier pour lui-même, ou seulement pour les autres
?
ARTICLE
4 : Toute prière du Christ est-elle exaucée ?
QUESTION
22 : LE SACERDOCE DU CHRIST
ARTICLE
1 : Convient-il au Christ d'être prêtre ?
ARTICLE
2 : Le Christ a-t-il été lui-même et à la fois, le prêtre et la victime ?
ARTICLE
3 : Le sacerdoce du Christ a-t-il pour effet l'expiation des péchés ?
ARTICLE
4 : Cet effet concerne-t-il le Christ, ou seulement les autres hommes ?
ARTICLE
5 : L'éternité du sacerdoce du Christ
ARTICLE
6 : Le Christ doit-il être appelé prêtre selon l'ordre de Melchisédech ?
QUESTION
23 : L'ADOPTION DU CHRIST
ARTICLE
1 : Convient-il à Dieu d'adopter des fils ?
ARTICLE
2 : Adapter des fils convient-il à toute la Trinité ?
ARTICLE
3 : Être adoptés comme fils de Dieu est-il propre aux hommes ?
ARTICLE
4 : Le Christ peut-il être appelé fils adoptif ?
QUESTION
24 : LA PRÉDESTINATION DU CHRIST
ARTICLE
1 : Le Christ a-t-il été prédestiné ?
ARTICLE
2 : Le Christ a-t-il été prédestiné en tant qu’homme ?
ARTICLE
3 : La prédestination du Christ est-elle le modèle de la nôtre ?
ARTICILE
4 : La prédestination du Christ est-elle la cause de la nôtre ?
QUESTION
25 : NOTRE ADORATION DU CHRIST
ARTICLE
2 : Doit-on adorer la chair du Christ d’une adoration de latrie ?
ARTICLE
3 : Doit-on rendre un culte de latrie à l'image du Christ ?
ARTICLE
4 : Doit-on rendre un culte de latrie à la croix du Christ ?
ARTICLE
5 : Doit-on rendre un culte de latrie à la mère du Christ ?
ARTICLE
6 : L'adoration des reliques des saints
QUESTION
26 : LA MÉDIATION DU CHRIST ENTRE DIEU ET LES HOMMES
ARTICLE
1 : Est-il propre au Christ d'être médiateur entre Dieu et les hommes ?
ARTICLE
2 : La médiation convient-elle au Christ selon sa nature humaine ?
QUESTION
27 : LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE
ARTICLE
1 : La Bienheureuse Vierge Mère de Dieu a-t-elle été sanctifiée avant sa
naissance ?
ARTICLE
2 : La Bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant son animation ?
ARTICLE
5 : Cette sanctification a-t-elle donné à la Bienheureuse de ne jamais pécher ?
ARTICLE
5 : Cette sanctification a-t-elle procuré à la Bienheureuse Vierge la plénitude
de grâces ?
ARTICLE
6 : Est-il propre à la Bienheureuse Vierge d'avoir été ainsi sanctifiée ?
QUESTION
28 : I,A VIRGINITÉ DE LA BIENHEUREUSE MARIE
ARTICLE
1 : La Mère de Dieu a-t-elle été vierge en concevant le Christ ?
ARTICLE
2 : La Mère de Dieu est-elle demeurée vierge en l'enfantant ?
ARTICLE
3 : La Mère de Dieu est-elle demeurée vierge après l'enfantement ?
ARTICLE
4 : La Mère de Dieu avait-elle fait voeu de virginité ?
QUESTION
29 : LES FIANÇAILLES DE LA MÈRE DE DIEU
ARTICLE
1 : Le Christ devait-il naître d'une fiancée ?
ARTICLE
2 : Y eut-il un vrai mariage entre Marie, mère du Seigneur, et Joseph ?
QUESTION
30 : L'ANNONCIATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE
ARTICLE
1 : Convenait-il d'annoncer à la Bienheureuse Vierge ce qui allait se faire en
elle ?
ARTICLE
2 : Qui devait faire cette annonce ?
ARTICLE
3 : De quelle manière l’annonciation devait-elle se faire ?
ARTICLE
4 : Dans quel ordre s'est accompli l'Annonciation ?
QUESTION
31 : LA MATIÈRE À PARTIR DE LAQUELLE FUT CONÇU LE CORPS DU SAUVEUR
ARTICLE
1 : La chair du Christ a-t-elle été prise d'Adam ?
ARTICLE
2 : La chair du Christ a-t-elle été prise de David ?
ARTICLE
3 : La généalogie du Christ d'après les évangiles
ARTICLE
4 : Convenait-il que le Christ naisse d'une femme ?
ARTICLE
5 : Le corps du Christ a-t-il été formé du sang le plus pur de la Vierge ?
ARTICLE
7 : La chair du Christ, chez les patriarches, fut-elle sujette au péché ?
ARTICLE
8 : Le Christ a-t-il payé la dîme comme étant présent dans son aïeul Abraham ?
QUESTION
32 : LE PRINCIPE ACTIF DE LA CONCEPTION DU CHRIST
ARTICLE
1 : Le Saint-Esprit a-t-il été le principe actif de la conception du Christ ?
ARTICLE
2 : Peut-on dire que le Christ a été conçu du Saint-Esprit ?
ARTICLE
3 : Peut-on dire que le Saint Esprit est père du Christ selon sa chair ?
ARTICLE
4 : La Bienheureuse Vierge a-t-elle eu un rôle actif dans la conception du
Christ ?
QUESTION
33 : LE MODE ET L'ORDRE DE LA CONCEPTION DU CHRIST
ARTICLE
1 : Le corps du Christ a-t-il été formé au premier instant de sa conception ?
ARTICLE
2 : Le corps du Christ a-t-il été animé dès le premier instant de sa conception
?
ARTICLE
4 : La conception du Christ a-t-elle été naturelle ou surnaturelle ?
QUESTION
34 : LA PERFECTION DU CHRIST DÈS SA CONCEPTION
ARTICLE
1 : Au premier instant de sa conception, le Christ a-t-il été sanctifié par la
grâce ?
ARTICLE
2 : Au premier instant de sa conception, le Christ a-t-il eu l'usage de son
libre arbitre ?
ARTICLE
3 : Au premier instant de sa conception, le Christ a-t-il pu mériter ?
QUESTION
35 : LA NAISSANCE DU CHRIST
ARTICLE
1 : La naissance appartient-elle à la nature ou à la personne ?
ARTICLE
2 : Faut-il attribuer au Christ une autre naissance que sa naissance éternelle
?
ARTICLE
3 : La Bienheureuse Vierge est-elle la mère du Christ selon sa naissance
temporelle ?
ARTICLE
4 : La Bienheureuse Vierge doit-elle être appelée Mère de Dieu ?
ARTICLE
5 : Le Christ est-il Fils de Dieu le Père et de la Vierge-Mère selon deux
filiations ?
ARTICLE
6 : Le mode de naissance du Christ
ARTICLE
7 : Le lieu de la naissance du Christ
ARTICLE
8 : L'époque de la naissance du Christ
QUESTION
36 : LA MANIFESTATION DU CHRIST À LA NAISSANCE
ARTICLE
1 : La naissance du Christ devait-elle être manifestée à tous ?
ARTICLE
2 : La naissance du Christ devait-elle être manifestée à quelques-uns ?
ARTICLE
3 : A qui la naissance du Christ devait-elle être manifestée ?
ARTICLE
4 : Le Christ devait-il se manifester lui-même ou par d'autres ?
ARTICLE
5 : Par quels autres moyens le Christ aurait-il dû se manifester ?
ARTICLE
6 : L'ordre de ces manifestations
ARTICLE
7 : L'étoile par laquelle la naissance du Christ fut manifestée
ARTICLE
8 : L'adoration des mages
QUESTION
37 : LES PRESCRIPTIONS LÉGALES OBSERVÉES AU SUJET DE JÉSUS ENFANT
ARTICLE
1 : La circoncision du Christ
ARTICLE
2 : L'imposition du nom de Jésus
ARTICLE
3 : L'oblation de Jésus au Temple
ARTICLE
4 : La purification de la Mère de Dieu
QUESTION
38 : LE BAPTÊME DE JEAN
ARTICLE
1 : Convenait-il à Jean de baptiser ?
ARTICLE
2 : Le baptême de Jean venait-il de Dieu ?
ARTICLE
3 : Le baptême de Jean conférait-il la grâce ?
ARTICLE
4 : D'autres que le Christ devaient-ils recevoir le baptême de Jean ?
ARTICLE
5 : Ce baptême devait-il cesser après avoir été reçu par le Christ ?
QUESTION
39 : LE BAPTÊME REÇU PAR LE CHRIST
ARTICLE
1 : Le Christ devait-il être baptisé ?
ARTICLE
2 : Le Christ devait-il être baptisé du baptême de Jean ?
ARTICLE
3 : L'âge auquel le Christ reçut le baptême
ARTICLE
4 : Le lieu de baptême du Christ
ARTICLE
5 : "Les cieux se sont ouverts "
ARTICLE
6 : L'apparition du Saint-Esprit sous forme de colombe
ARTICLE
7 : Cette colombe fut-elle un véritable animal ?
ARTICLE
8 : Le témoignage de la voix du Père
QUESTION
40 : LE GENRE DE VIE DU CHRIST
ARTICLE
1 : Le Christ devait-il mener la vie solitaire, ou bien vivre parmi les hommes
?
ARTICLE
2 : Le Christ devait-il mener une vie austère ?
ARTICLE
3 : Le Christ devait-il vivre en ce monde en étant méprisé, ou bien riche et
honoré ?
ARTICLE
4 : Le Christ devait-il vivre selon la loi ?
QUESTION
41 : LA TENTATION DU CHRIST
ARTICLE
1 : Était-il convenable que le Christ fût tenté ?
ARTICLE
2 : Le lieu de la tentation
ARTICLE
3 : Le moment de la tentation
ARTICLE
4 : Le genre et l'ordre des tentations
QUESTION
42 : L'ENSEIGNEMENT DU CHRIST
ARTICLE
1 : Le Christ devait-il prêcher aux Juifs seulement ou bien aux païens aussi ?
ARTICLE
2 : Dans sa prédication, le Christ aurait-il dû éviter de heurter les juifs ?
ARTICLE
3 : Le Christ devait-il enseigner en public ou secrètement ?
ARTICLE
4 : Le Christ devait-il enseigner seulement par la parole, ou aussi par l'écrit
?
QUESTION
43 : LES MIRACLES DU CHRIST DANS LEUR ENSEMBLE
ARTICLE
1 : Le Christ devait-il faire des miracles ?
ARTICLE
2 : Le Christ a-t-il fait des miracles par une vertu divine ?
ARTICLE
3 : A quel moment le Christ a-t-il commencé de faire des miracles ?
ARTICLE
4 : Les miracles du Christ ont-ils suffisamment montré sa divinité ?
QUESTION
44 : LES DIVERSES CATÉGORIES DE MIRACLES DU CHRIST
ARTICLE
1 : Les miracles opérés par le Christ sur les substances spirituelles
ARTICLE
2 : Les miracles opérés par le Christ sur les corps célestes
ARTICLE
3 : Les miracles accomplis par le Christ sur les hommes
ARTICLE
4 : Les miracles accomplis par le Christ sur des créatures dépourvues de raison
QUESTION
45 : LA TRANSFIGURATION DU CHRIST
ARTICLE
1 : Convenait-il que le Christ soit transfiguré ?
ARTICLE
2 : La lumière de la Transfiguration était-elle la lumière de gloire ?
ARTICLE
3 : Les témoins de la Transfiguration
ARTICLE
4 : Le témoignage de la voix du Père
QUESTION
46 : LA PASSION DU CHRIST
ARTICLE
1 : Était-il nécessaire que le Christ souffrît pour délivrer les hommes ?
ARTICLE
2 : Y avait-il une autre manière possible de délivrer les hommes ?
ARTICLE
3 : Cette manière de délivrer les hommes était-elle la plus appropriée ?
ARTICLE
4 : Convenait-il que le Christ souffre sur la croix ?
ARTICLE
5 : Le caractère universel de la Passion
ARTICLE
6 : La douleur que le Christ a endurée dans sa passion fut-elle la plus grande
?
ARTICLE
7 : Toute l'âme du Christ a-t-elle souffert dans sa passion ?
ARTICLE
8 : Sa passion a-t-elle empêché le Christ d’éprouvé la joie béatifique ?
ARTICLE
9 : Le temps de la Passion
ARTICLE
10 : Le lieu de la Passion
ARTICLE
11 : Convenait-il que le Christ soit crucifié avec des bandits ?
ARTICLE
12 : La passion du Christ doit-elle être attribuée à sa divinité ?
QUESTION
47 : LA CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION
ARTICLE
1 : Le Christ a-t-il été mis à mort par autrui ou par lui-même ?
ARTICLE
2 : Pour quel motif le Christ s'est-il livré à la Passion ?
ARTICLE
3 : Est-ce le Père qui a livré le Christ à la Passion ?
ARTICLE
4 : Convenait-il que le Christ souffre de la part des païens ?
ARTICLE
5 : Les meurtriers du Christ l'ont-ils connu ?
ARTICLE
6 : Le péché des meurtriers du Christ
QUESTION
48 : LA MANIÈRE DONT LA PASSION DU CHRIST A PRODUIT SES EFFETS
ARTICLE
1 : La passion du Christ a-t-elle causé notre salut par mode de mérite ?
ARTICLE
2 : La passion du Christ a-t-elle causé notre salut par mode de satisfaction ?
ARTICLE
3 : La passion du Christ a-t-elle causé notre salut par mode de sacrifice ?
ARTICLE
4 : La passion du Christ a-t-elle causé notre salut par mode de rachat ?
ARTICLE
5 : Est-il propre au Christ d'être le Rédempteur ?
ARTICLE
6 : La passion du Christ a-t-elle produit les effets de notre salut par mode
d'efficience ?
QUESTION
49 : LES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST
ARTICLE
1 : Par la passion du Christ sommes-nous délivrés du péché ?
ARTICLE
2 : Par la passion du Christ sommes-nous délivrés de la puissance du démon ?
ARTICLE
3 : Par la passion du Christ sommes-nous délivrés de l'obligation du châtiment
?
ARTICLE
4 : Par la passion du Christ sommes-nous réconciliés avec Dieu ?
ARTICLE
5 : Par la passion du Christ, la porte du ciel nous a-t-elle été ouverte ?
ARTICLE
6 : Est-ce par la passion que le Christ a obtenu son exaltation dans la gloire
?
QUESTION
50 : LA MORT DU CHRIST
ARTICLE
1 : Convenait-il au Christ de mourir ?
ARTICLE
2 : Par la mort du Christ, sa divinité a-t-elle été séparée de sa chair ?
ARTICLE
3 : A la mort du Christ, la divinité a-t-elle été séparée de son âme ?
ARTICLE
4 : Durant les trois jours de sa mort, le Christ est-il resté homme ?
ARTICLE
5 : Y avait-il identité numérique entre son corps mort et son corps vivant ?
ARTICLE
6 : La mort du Christ a-t-elle contribué à notre salut ?
QUESTION
51 : L'ENSEVELISSEMENT DU CHRIST
ARTICLE
1 : Convenait-il au Christ d'être enseveli ?
ARTICLE
2 : Le mode de l'ensevelissement du Christ
ARTICLE
3 : Dans le sépulcre, le corps du Christ s'est-il décomposé ?
ARTICLE
4 : Combien de temps le Christ est-il resté dans le sépulcre ?
QUESTION
52 : LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS
ARTICLE
1 : Convenait-il au Christ de descendre aux enfers ?
ARTICLE
2 : En quel enfer le Christ est-il descendu ?
ARTICLE
3 : Le Christ a-t-il été tout entier dans les enfers ?
ARTICLE
4 : Le Christ a-t-il séjourné quelque temps dans les enfers ?
ARTICLE
5 : Le Christ a-t-il délivré des enfers les saints patriarches ?
ARTICLE
6 : Le Christ a-t-il délivré de l'enfer des damnés ?
ARTICLE
7 : Le Christ a-t-il délivré les enfants morts avec le seul péché originel ?
ARTICLE
8 : Par sa descente aux enfers, le Christ a-t-il libéré les hommes du
purgatoire ?
QUESTION
53 : LA RÉSURRECTION DU CHRIST EN ELLE-MÊME
ARTICLE
1 : La nécessité de la Résurrection
ARTICLE
2 : La résurrection du Christ au troisième jour
ARTICLE
3 : Dans quel ordre s'est accomplie la résurrection du Christ ?
ARTICLE
4 : La cause de la résurrection du Christ
QUESTION
54 : LES QUALITÉS DU CHRIST RESSUSCITÉ
ARTICLE
1 : Après la résurrection, le Christ a-t-il eu un corps véritable ?
ARTICLE
2 : Le corps du Christ ressuscité était-il glorieux ?
ARTICLE
3 : Le Christ est-il ressuscité avec l'intégré de son corps ?
ARTICLE
4 : Les cicatrices que l'on voyait sur le corps du Ressuscité
QUESTION
55 : LA MANIFESTATION DE LA RÉSURRECTION
ARTICLE
1 : La résurrection du Christ devait-elle être manifestée à tous ?
ARTICLE
2 : Aurait-il convenu que le Christ ressuscite à la vue de ses disciples ?
ARTICLE
3 : Après sa résurrection, le Christ aurait-il dû continuer à vivre avec ses
disciples ?
ARTICLE
4 : Convenait-il que le Christ apparaisse à ses disciples sous un autre visage
?
ARTICLE
5 : Le Christ devait-il manifester la réalité de sa résurrection par des
preuves ?
QUESTION
56 : LA CAUSALITÉ DE LA RÉSURRECTION DU CHRIST
ARTICLE
1 : La résurrection du Christ est-elle la cause de notre résurrection ?
ARTICLE
2 : La résurrection du Christ est-elle la cause de notre justification ?
QUESTION
57 : L'ASCENSION DU CHRIST
ARTICLE
1 : Convenait-il que le Christ monte au ciel ?
ARTICLE
2 : Selon quelle nature convenait-il au Christ de monter au ciel ?
ARTICLE
3 : Le Christ est-il monté au ciel par sa propre puissance ?
ARTICLE
4 : Le Christ est-il monté au-dessus de tous les cieux corporels ?
ARTICLE
5 : Le corps du Christ est-il monté au-dessus de toutes les créatures
spirituelles ?
ARTICLE
6 : Les effets de l’Ascension
QUESTION
58 : LA SESSION DU CHRIST À LA DROITE DU PÈRE
ARTICLE
1 : Convient-il que le Christ siège à la droite du Père ?
ARTICLE
2 : Siéger a la droite du Père convient-il au Christ en tant que Dieu ?
ARTICLE
3 : Siéger à la droite du Père convient-il au Christ en tant qu'homme ?
ARTICLE
4 : Siéger à la droite du Père est-il propre au Christ ?
QUESTION
59 : LE POUVOIR JUDICIAIRE DU CHRIST
ARTICLE
1 : Le pouvoir judiciaire doit-il être attribué au Christ ?
ARTICLE
2 : Le pouvoir judiciaire convient-il au Christ en tant qu’homme ?
ARTICLE
3 : Le Christ a-t-il obtenu le pouvoir judiciaire par ses mérites ?
ARTICLE
6 : Le pouvoir judiciaire du Christ s'étend-il même aux anges ?
QUESTION
60 : L'ESSENCE DU SACREMENT
ARTICLE
1 : Le sacrement entre-t-il dans le genre du signe ?
ARTICLE
2 : Tout signe d'une réalité sacrée est-il un sacrement ?
ARTICLE
3 : Le sacrement est-il signe d'une réalité unique ou de plusieurs ?
ARTICLE
4 : Le signe sacramentel est-il une chose sensible ?
ARTICLE
5 : Le signe sacramentel requiert-il une chose sensible déterminée ?
ARTICLE
6 : Le sacrement requiert-il une signification opérée par des paroles ?
ARTICLE
7 : Les sacrements requièrent-ils des paroles déterminées ?
ARTICLE
8 : Peut-on ajouter ou enlever quelque chose à ces paroles ?
QUESTION
61 : LA NÉCESSITÉ DES SACREMENTS
ARTICLE
1 : Les sacrements sont-ils nécessaires au salut de l'homme ?
ARTICLE
2 : Les sacrements étaient-ils nécessaires dans l'état qui a précédé le péché ?
ARTICLE
3 : Les sacrements étaient-ils nécessaires dans l'état qui a suivi le péché ?
ARTICLE
4 : Les sacrements étaient-ils nécessaires après la venue du Christ ?
QUESTION
62 : L'EFFET PRINCIPAL DES SACREMENTS QUI EST LA GRÂCE
ARTICLE
1 : Les sacrements de la loi nouvelle sont-ils cause de la grâce ?
ARTICLE
2 : La grâce sacramentelle ajoute-t-elle quelque chose à la grâce des vertus et
des dons ?
ARTICLE
3 : Les sacrements contiennent-ils la grâce ?
ARTICLE
4 : Y a-t-il dans les sacrements une vertu pour causer la grâce ?
ARTICLE
5 : Cette vertu des sacrements découle-t-elle de la passion du Christ ?
ARTICLE
6 : Les sacrements de l'ancienne loi causaient-ils la grâces
QUESTION
63 : L'EFFET SECOND DES SACREMENTS QUI EST LE CARACTÈRE
ARTICLE
1 : Les sacrements produisent-ils dans l'âme un caractère ?
ARTICLE
2 : Quelle est l'essence de ce caractères ?
ARTICLE
3 : De qui est-il l'empreinte ?
ARTICLE
4 : Quel est le sujet dans lequel réside le caractère ?
ARTICLE
5 : Le caractère est-il indélébile ?
QUESTION
64 : LA CAUSE DES SACREMENTS
ARTICLE
1 : Dieu est-il seul à réaliser l'effet intérieur du sacrement ?
ARTICILE
2 : L'institution des sacrements a-t-elle Dieu seul pour auteur ?
ARTICLE
3 : Le pouvoir du Christ sur les sacrements
ARTICLE
4 : Le Christ pouvait-il communiquer à d'autres son pouvoir sur les sacrements
?
ARTICLE
5 : Les mauvais peuvent-ils avoir un pouvoir ministériel sur les sacrements ?
ARTICLE
6 : Les mauvais pèchent-ils en administrant les sacrements ?
ARTICLE
7 : Les anges peuvent-ils être ministres des sacrements ?
ARTICLE
8 : L'intention du ministre est-elle requise dans les sacrements ?
ARTICLE
10 : L'intention droite est-elle requise ?
QUESTION
65 : LE NOMBRE DES SACREMENTS
ARTICLE
1 : Y a-t-il sept sacrements
ARTICLE
2 : L'ordre réciproque des sacrements
ARTICLE
3 : La hiérarchie des sacrements
ARTICLE
4 : Les sacrements sont-ils tous nécessaires au salut ?
QUESTION
66 : LA NATURE DU SACREMENT DE BAPTÊME
ARTICLE
1 : Qu'est-ce que le baptême ? Est-ce une ablution ?
ARTICLE
2 : L'institution de ce sacrement
ARTICLE
3 : L'eau est-elle la matière propre du baptême ?
ARTICLE
4 : Faut-il de l'eau pure ?
ARTICLE
6 : Peut-on baptiser sous cette forme " Je te baptise au nom du Christ
" ?
ARTICLE
7 : L'immersion est-elle nécessaire au baptême ?
ARTICLE
8 : Faut-il une triple immersion ?
ARTICLE
9 : Le baptême peut-il être réitéré ?
ARTICLE
10 : La liturgie du baptême
ARTICLE
11 : Les différentes sortes de baptême
ARTICLE
12 : Comparaison entre ces baptêmes
QUESTION
67 : LES MINISTRES DU BAPTÊME
ARTICLE
1 : Est-ce au diacre qu'il appartient de baptiser ?
ARTICLE
2 : Est-ce au prêtre ou seulement à l'évêque qu'il appartient de baptiser ?
ARTICLE
3 : Un laïc peut-il conférer le baptême ?
ARTICLE
4 : Une femme peut-elle baptiser ?
ARTICLE
5 : Un non-baptisé peut-il conférer le baptême ?
ARTICLE
6 : Plusieurs ministres peuvent-ils baptiser en même temps un seul et même
sujet ?
ARTICLE
7 : Est-il nécessaire que quelqu'un reçoive le baptisé au sortir des fonts ?
ARTICILE
8 : Son parrain est-il tenu d'instruire le baptisé ?
QUESTION
68 : CEUX QUI REÇOIVENT LE BAPTÊME
ARTICLE
1 : Tous les hommes sont-ils tenus de recevoir le baptême ?
ARTICLE
2 : Peut-on être sauvé sans le baptême ?
ARTICLE
3 : Le baptême doit-il être retardé ?
ARTICLE
4 : Faut-il baptiser les pécheurs ?
ARTICLE
5 : Faut-il imposer des oeuvres satisfactoires aux pécheurs qu'on a baptisés ?
ARTICLE
6 : La confession des péchés est-elle requise ?
ARTICLE
7 : L'intention est-elle requise chez le baptisé ?
ARTICLE
8 : La foi est-elle requise chez le baptisé ?
ARTICLE
9 : Faut-il baptiser les enfants ?
ARTICLE
10 : Faut-il baptiser les enfants des juifs malgré leurs parents ?
ARTICLE
11 : Peut-on baptiser les enfants qui sont encore dans le sein de leur mère ?
ARTICLE
12 : Faut-il baptiser les fous et les déments ?
QUESTION
69 : LES EFFETS DU BAPTÊME
ARTICLE
1 : Le baptême enlève-t-il tous les péchés ?
ARTICLE
2 : Le baptême délivre-t-il de toute peine ?
ARTICLE
3 : Le baptême enlève-t-il les maux de cette vie ?
ARTICLE
4 : Le baptême confère-t-il à l'homme la grâce et les vertus ?
ARTICLE
5 : Les effets des vertus conférées par le baptême
ARTICLE
6 : Même les petits enfants reçoivent-ils au baptême la grâce et les vertus ?
ARTICLE
7 : Le baptême ouvre-t-il aux baptisés la porte du royaume des cieux ?
ARTICLE
8 : Le baptême produit-il un effet égal chez tous les baptisés ?
ARTICLE
9 : La " fiction " empêche-t-elle l'effet du baptême ?
ARTICLE
10 : Quand la fiction disparaît, le baptême obtient-il son effet ?
ARTICLE
1 : La circoncision a-t-elle préparé et préfiguré le baptême ?
ARTICLE
2 : L'institution de la circoncision
ARTICLE
3 : Le rite de la circoncision
ARTICLE
4 : L'effet de la circoncision
QUESTION
71 : LE CATÉCHISME ET L'EXORCISME
ARTICLE
1 : Le catéchisme doit-il précéder le baptême ?
ARTICLE
2 : L'exorcisme doit-il précéder le baptême ?
ARTICLE
3 : Ce qui se fait dans l'exorcisme a-t-il une efficacité ou seulement valeur
de signe ?
ARTICLE
4 : Est-ce le prêtre qui doit catéchiser et exorciser les candidats au baptême
?
QUESTION
72 : LE SACREMENT DE CONFIRMATION
ARTICLE
1 : La confirmation est-elle un sacrement ?
ARTICLE
2 : La matière de la confirmation
ARTICLE
3 : Est-il nécessaire au sacrement que le chrême ait été consacré par l'évêque
?
ARTICLE
4 : La forme de la confirmation
ARTICLE
5 : La confirmation imprime-t-elle un caractère ?
ARTICLE
6 : Le caractère de la confirmation suppose-t-il le caractère baptismal ?
ARTICLE
7 : La confirmation confère-t-elle la grâce ?
ARTICLE
8 : A qui convient-il de recevoir ce sacrement ?
ARTICLE
9 : Sur quelle partie du corps ce sacrement doit-il être administré ?
ARTICLE
10 : Faut-il quelqu'un pour tenir le confirmand ?
ARTICLE
11 : Ce sacrement est-il donné seulement par l'évêque ?
ARTICLE
12 : Le rite de la confirmation
QUESTION
73 : LE SACREMENT D'EUCHARISTIE EN TANT QUE TEL
ARTICLE
1 : L'eucharistie est-elle un sacrement ?
ARTICLE
2 : L'eucharistie est-elle un seul sacrement ou plusieurs ?
ARTICLE
3 : Ce sacrement est-il nécessaire au salut ?
ARTICLE
4 : Convient-il que ce sacrement soit désigné par plusieurs noms ?
ARTICLE
5 : Ce sacrement a-t-il été judicieusement institué ?
ARTICLE
6 : L'agneau pascal fut-il la principale figure de ce sacrement ?
QUESTION
74 : CE QUI DÉTERMINE LA MATIÈRE DE L'EUCHARISTIE
ARTICLE
1 : La matière de ce sacrement est-elle le pain et le vin ?
ARTICLE
3 : Le pain de froment est-il requis à la matière de ce sacrement ?
ARTICLE
4 : Ce sacrement doit-il être fait avec du pain azyme ?
ARTICLE
5 : Le vin de la vigne est-il la matière propre de ce sacrement ?
ARTICLE
6 : Faut-il mêler de l'eau au vin ?
ARTICLE
7 : Le mélange d'eau avec le vin est-il nécessaire à ce sacrement ?
ARTICLE
8 : La quantité d'eau à mettre
QUESTION
75 : LA CONVERSION DU PAIN ET DU VIN AU CORPS ET AU SANG DU CHRIST
ARTICLE
2 : La substance du pain et du vin subsiste-t-elle dans ce sacrement après la
consécration ?
ARTICLE
4 : Le pain peut-il être converti au corps du Christ ?
ARTICLE
5 : Les accidents du pain et du vin subsistent-ils dans ce sacrement ?
ARTICLE
7 : Cette conversion se fait-elle instantanément ?
ARTICLE
8 : Cette proposition est-elle vraie " À partir du pain devient le corps
du Christ " ?
QUESTION
76 : LE MODE D'EXISTENCE DU CHRIST DANS CE SACREMENT
ARTICLE
1 : Le Christ tout entier est-il contenu dans ce sacrement ?
ARTICLE
2 : Le Christ est-il tout entier dans chacune des deux espèces ?
ARTICLE
3 : Le Christ est-il tout entier sous chaque partie des espèces ?
ARTICLE
4 : Les dimensions du corps du Christ sont-elles tout entières dans ce
sacrement ?
ARTICLE
5 : Le corps du Christ est-il dans ce sacrement comme dans un lieu ?
QUESTION
77 : LES ACCIDENTS QUI SUBSISTENT DANS CE SACREMENT
ARTICLE
1 : Les accidents qui subsistent sont-ils privés de sujet ?
ARTICLE
2 : La quantité est-elle le sujet des autres accidents ?
ARTICLE
3 : Ces accidents peuvent-ils modifier un corps extérieur ?
ARTICLE
4 : Ces accidents peuvent-ils se dissoudre ?
ARTICLE
5 : Ces accidents peuvent-ils engendrer une autre réalité ?
ARTICLE
6 : Les accidents peuvent-ils nourrir ?
ARTICLE
7 : La fraction du pain consacré
ARTICLE
8 : Peut-on mélanger un liquide au vin consacré ?
QUESTION
78 : LA FORME DE CE SACREMENT
ARTICLE
1 : Quelle est la forme de ce sacrement ?
ARTICLE
2 : La forme de la consécration du pain est-elle appropriée ?
ARTICLE
3 : La forme de la consécration du sang est-elle appropriée ?
ARTICLE
4 : La vertu de ces deux formes
ARTICLE
5 : La vérité de ces paroles
ARTICLE
6 : Les relations entre les deux formes
QUESTION
79 : LES EFFETS DE CE SACREMENT
ARTICLE
1 : Ce sacrement confère-t-il la grâce ?
ARTICLE
2 : L'effet de ce sacrement est-il l'obtention de la gloire ?
ARTICLE
3 : L'effet de ce sacrement est-il la rémission du péché mortel ?
ARTICLE
4 : Le péché véniel est-il remis par ce sacrement ?
ARTICLE
5 : Toute la peine du péché est-elle remise par ce sacrement ?
ARTICLE
6 : Ce sacrement préserve-t-il des péchés futurs ?
ARTICLE
7 : Ce sacrement profite-t-il à d'autres qu'à ceux qui le consomment ?
ARTICLE
8 : Ce qui empêche l'effet de ce sacrement
QUESTION
80 : L'USAGE OU MANDUCATION DE CE SACREMENT, EN GÉNÉRAL
ARTICLE
1 : Y a-t-il deux manières de manger ce sacrement : sacramentellement et
spirituellement ?
ARTICLE
2 : Manger spirituellement ce sacrement convient-il seulement à l'homme ?
ARTICLE
3 : Manger le Christ sacramentellement convient-il seulement à l'homme juste ?
ARTICLE
4 : Le pécheur commet-il un péché en mangeant sacramentellement le corps du
Christ ?
ARTICLE
5 : La gravité de ce péché
ARTICLE
6 : Doit-on repousser le pécheur qui vient à ce sacrement ?
ARTICLE
7 : La pollution nocturne empêche-t-elle de recevoir ce sacrements ?
ARTICLE
8 : Ce sacrement doit-il être reçu seulement par ceux qui sont à jeun ?
ARTICLE
9 : Doit-on proposer ce sacrement à ceux qui n'ont pas l'usage de la raison ?
ARTICLE
10 : Faut-il recevoir ce sacrement quotidiennement ?
ARTICLE
11 : Est-il permis de s'abstenir totalement de la communion ?
ARTICLE
12 : Est-il permis de recevoir le corps du Christ sans recevoir son sang ?
QUESTION
81 : COMMENT LE CHRIST A USÉ DE CE SACREMENT DANS SA PREMIÈRE INSTITUTION
ARTICLE
1 : Le Christ a-t-il consommé son corps et son sang ?
ARTICLE
2 : Le Christ a-t-il donné son corps à Judas ?
ARTICLE
3 : Quel corps le Christ a-t-il consommé et donné : passible, ou impassible ?
QUESTION
82 : LE MINISTRE DE CE SACREMENT
ARTICLE
1 : Consacrer ce sacrement est-il le propre du prêtre ?
ARTICLE
2 : Plusieurs prêtres peuvent-ils consacrer ensemble la même hostie ?
ARTICLE
3 : La dispensation de ce sacrement appartient-elle au seul prêtre ?
ARTICLE
4 : Est-il permis au prêtre qui consacre de s'abstenir de communier ?
ARTICLE
5 : Un prêtre pécheur peut-il consacrer l'eucharistie ?
ARTICLE
6 : La messe d'un mauvais prêtre a-t-elle moins de valeur que la messe d'un bon
prêtre ?
ARTICLE
8 : Un prêtre dégradé peut-il consacrer ce sacrement ?
ARTICLE
9 : Ceux qui reçoivent la communion donnée par de tels prêtres commettent-ils
un péché ?
ARTICLE
10 : Est-il permis à un prêtre de s'abstenir totalement de célébrer ?
QUESTION
83 : LE RITE DE CE SACREMENT
ARTICLE
1 : Dans la célébration de ce mystère, le Christ est-il immolé ?
ARTICLE
2 : Le temps de la célébration
ARTICLE
3 : Le lieu et tout l'apparat de cette célébration
ARTICLE
4 : Les paroles que l'on dit en célébrant ce mystère
ARTICLE
5 : Les actions qui accompagnent la célébration de ce mystère
ARTICLE
6 : Les défauts qui se rencontrent dans la célébration de ce sacrement
QUESTION
84 : LA PÉNITENCE EN TANT QUE SACREMENT
ARTICLE
1 : La pénitence est-elle un sacrement ?
ARTICLE
2 : La matière propre de ce sacrement
ARTICLE
3 : La forme de ce sacrement
ARTICLE
4 : L'imposition des mains est-elle requise au sacrement ?
ARTICLE
5 : Ce sacrement est-il nécessaire au salut ?
ARTICLE
6 : Les rapports de la pénitence avec les autres sacrements
ARTICLE
7 : L'institution de ce sacrement
ARTICLE
8 : La durée de la pénitence
ARTICLE
9 : La pénitence doit-elle être continuelle ?
ARTICLE
10 : Le sacrement de pénitence peut-il être renouvelé ?
QUESTION
85 : LA VERTU DE PÉNITENCE
ARTICLE
1 : La pénitence est-elle une vertu ?
ARTICLE
2 : La pénitence est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE
3 : Sous quelle vertu faut-il ranger la pénitence ?
ARTICLE
4 : Le siège de la vertu de pénitence
ARTICLE
5 : La cause de la pénitence
ARTICLE
6 : La place de la pénitence parmi les autres vertus
QUESTION
86 : L'EFFET DE LA PÉNITENCE QUANT À LA RÉMISSION DES PÉCHÉS MORTELS
ARTICLE
1 : Tous les péchés mortels sont-ils enlevés par la pénitence ?
ARTICLE
2 : Les péchés mortels peuvent-ils être remis ?
ARTICLE
3 : Par la pénitence, les péchés peuvent-ils être remis l'un sans l'autre ?
ARTICLE
4 : La pénitence enlève-t-elle la faute en laissant subsister la dette de peine
?
ARTICLE
5 : La pénitence laisse-t-elle subsister des restes de péché ?
QUESTION
87 : LA RÉMISSION DES PÉCHÉS VÉNIELS
ARTICLE
1 : Le péché véniel peut-il être remis sans la pénitence ?
ARTICLE
2 : Le péché véniel peut-il être remis sans infusion de grâce ?
ARTICLE
4 : Le péché véniel peut-il être remis sans que le péché mortel le soit ?
QUESTION
88 : LE RETOUR DES PÉCHÉS REMIS PAR LA PÉNITENCE
ARTICLE
1 : Les péchés remis par la pénitence reviennent-ils du fait d'un péché
postérieur ?
ARTICLE
3 : Les péchés reviennent-ils avec un égal degré de culpabilité ?
ARTICLE
4 : Cette ingratitude, qui ramène les péchés, est-elle un péché spécial ?
QUESTION
89 : LA REVIVISCENCE DES VERTUS PAR LA PÉNITENCE
ARTICLE
1 : Par la pénitence, nos vertus nous sont-elles rendues ?
ARTICLE
2 : Par la pénitence, les vertus nous sont-elles rendues au même degré qu'avant
?
ARTICLE
3 : Par la pénitence l'homme retrouve-t-il la même dignité ?
ARTICLE
4 : Les oeuvres vertueuses sont-elles frappées de mort par le péché qui les a
suivies ?
ARTICLE
5 : Les oeuvres frappées de mort par le péché revivent-elles par la pénitence ?
QUESTION
90 : LES PARTIES DE LA PÉNITENCE EN GÉNÉRAL
ARTICLE
1 : La pénitence a-t-elle des parties ?
ARTICLE
2 : Le nombre des parties de la pénitence
ARTICLE
3 : Nature des parties de la pénitence
1. Convenait-il que Dieu s’incarne
? - 2. L'Incarnation était-elle nécessaire à la restauration du genre humain ?
- 3. Si l'homme n'avait pas péché, Dieu se serait-il incarné ? - 4. Dieu
s'est-il incarné principalement pour enlever le péché originel, plutôt que le
péché actuel ? - 5. Aurait-il convenu que Dieu s'incarne dès le commencement du
monde ? - 6. L'Incarnation aurait-elle dû être retardée jusqu'à la fin du monde
?
Objections
:
1. Dieu est l'essence même
de la bonté de toute éternité, et son être est, de toute éternité, le meilleur
possible. Il n'y avait donc pas de convenance à ce que Dieu s'incarne.
2. Il est incongru d'unir
des êtres infiniment éloignés l'un de l'autre, comme de peindre une image où le
cou d'un cheval se joindrait à une tête d'homme. Mais Dieu et la chair sont
infiniment éloignés, puisque Dieu est souverainement simple, tandis que la
chair, surtout chez l'homme, est complexe.
3. Le corps est aussi
éloigné de l'esprit suprême que le mal est éloigné de la bonté suprême. Mais il
serait absolument hors de convenance que Dieu, bonté suprême, s'unisse au mal.
Il n'y aurait donc pas de convenance à ce que l'esprit suprême incréé assume un
corps.
4. Il est inconcevable que celui qui dépasse toute grandeur se renferme dans ce qu'il y a de plus petit, et que l'être chargé des grandes choses s'abaisse à des petitesses. Mais Dieu, qui a la charge de tout l'univers, ne peut être renfermé dans cet univers. Il semble donc impossible, comme Volusianus l'écrit à S. Augustin, que " celui pour qui l'univers est comme rien, aille se cacher dans le corps vagissant d'un enfant, que ce Souverain s'absente si longtemps de son palais, et que tout le gouvernement du monde se transporte dans ce petit corps".
Cependant : il apparaît de la plus haute convenance que par les choses visibles soient manifestés les attributs invisibles de Dieu. Le monde entier a été créé pour cela, selon l'Apôtre (Rm 1, 20) : "Les perfections invisibles de Dieu se découvrent à la pensée par ses oeuvres." Mais, dit S. Jean Damascène, c'est par le mystère de l'Incarnation que nous sont manifestées à la fois la bonté, la sagesse, la justice et la puissance de Dieu : sa bonté, car il n'a pas méprisé la faiblesse de notre chair ; sa justice car, l'homme ayant été vaincu par le tyran du monde, Dieu a voulu que ce tyran soit vaincu à son tour par l'homme lui-même, et c'est en respectant notre liberté qu'il nous a arrachés à la mort ; sa sagesse, car, à la situation la plus difficile, il a su donner la solution la plus adaptée ; sa puissance infinie, car rien n'est plus grand que ceci : Dieu qui se fait homme.
Conclusion
:
Pour tout être, ce qui est convenable est ce qui lui incombe en raison de sa nature propre ; c'est ainsi qu'il convient à l'homme de raisonner puisque, par nature, il est un être raisonnable. Or la nature même de Dieu, c'est l'essence de la bonté, comme le montre Denys. Aussi tout ce qui ressortit à la raison de bien convient à Dieu. Or, il appartient à la raison de bien qu'il se communique à autrui comme le montre Denys. Aussi appartient-il à la raison du souverain bien qu'il se communique souverainement à la créature. Et cette souveraine communication se réalise quand Dieu " s'unit à la nature créée de façon à ne former qu'une seule personne de ces trois réalités : le Verbe, l'âme et la chair", selon S. Augustin. La convenance de l'Incarnation apparaît donc à l'évidence.
Solutions
:
1. Le mystère de
l'Incarnation ne s'est pas accompli du fait que Dieu aurait changé de quelque
manière l'état dans lequel il existe de toute éternité, mais du fait qu'il
s'est uni à la créature, ou plutôt qu'il se l'est unie, de façon nouvelle. Or,
il convient que la créature, qui est changeante par définition, n'existe pas
toujours de la même façon. Aussi, de même que la créature a commencé d'exister
alors qu'elle n'existait pas auparavant, ainsi est-il convenable que n'ayant
pas été auparavant unie à Dieu dans la personne, elle l'ait été
postérieurement.
2. Être unie à Dieu dans la
personne ne convenait pas à la chair de l'homme selon la condition de sa
nature, car cela était au-dessus de sa dignité. Cependant il convenait à Dieu,
selon la transcendance infinie de sa bonté, de s'unir la chair pour le salut de
l'homme.
3. Toutes les conditions
qui rendent la créature différente du Créateur ont été instituées par la
sagesse de Dieu et ordonnées à sa bonté. En effet, c'est par bonté que Dieu,
immobile et incorporel, produit des créatures changeantes et corporelles ; de
même, le mal de peine a été introduit par la justice de Dieu en vue de la
gloire de Dieu. Tandis que le mal de faute est commis par éloignement du plan
de la sagesse divine, et de l'ordre de la bonté divine. Et c'est pourquoi il a
pu être convenable que Dieu assume une nature créée, changeante, corporelle et
soumise au châtiment ; mais il n'aurait pas été convenable qu'il assume le mal
du péché.
4. Voici la réponse de S.
Augustin à Volusianus : "La doctrine chrétienne ne comporte pas que Dieu,
pour s'introduire dans la chair humaine, aurait délaissé ou perdu le
gouvernement de l'univers, ni qu'il l'ait rétréci pour l'introduire dans ce
corps fragile. Une telle conception vient de la pensée humaine, incapable
d'imaginer autre chose que des corps. Dieu n'est pas grand par la masse, mais
par la puissance. Si la parole de l'homme, en se propageant, est entendue tout
entière et en même temps par beaucoup et par chacun, il n'est pas incroyable
que le Verbe de Dieu, qui est éternel, soit tout entier partout à la
fois." Aussi, que Dieu se soit incarné n'a rien d'inadmissible.
Objections
:
1. Le Verbe de Dieu, étant
parfaitement Dieu, comme on l'a vu dans la première Partie, sa puissance n'a
reçu de l'Incarnation aucun accroissement. Donc, si le Verbe incarné a restauré
la nature humaine, il pouvait le faire même sans s'incarner.
2. Pour restaurer la nature
humaine, ruinée par le péché, rien ne paraissait requis, sinon que l'homme
satisfasse pour le péché. Or l'homme le pouvait, semble-t-il, car Dieu ne peut
pas lui demander plus qu'il ne peut faire ; et puisqu'il est plus enclin à
faire miséricorde qu'à punir, de même qu'il impute à l'homme l'acte de son
péché pour le punir, de même doit-il lui imputer l'acte contraire pour son
mérite. Il n'était donc pas nécessaire à la restauration de la nature humaine
que le Verbe de Dieu s'incarne.
3. Le respect envers Dieu est une des conditions principales pour que l'homme obtienne le salut ; ce qui fait dire à Malachie (1, 6) : "Si je suis père, où est l'honneur qui m'est dû ? Si je suis maître, où est la crainte qui m'est due ? " Mais ce respect des hommes envers Dieu sera d'autant plus grand qu'ils le considéreront comme élevé au-dessus de tous et éloigné de la connaissance humaine. D'où la parole du Psaume (113, 4) : "Le Seigneur est élevé au-dessus de tous les peuples, sa gloire au-dessus de tous les cieux. Qui est semblable au Seigneur notre Dieu ? " Donc, il ne convient pas à notre salut que Dieu nous devienne semblable en assumant notre chair.
Cependant : ce qui délivre le genre humain de la perdition est nécessaire au salut. Mais c'est ce que fait le mystère de l'incarnation divine selon S. Jean (3, 6) : "Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais qu'il ait la vie éternelle." Donc l'Incarnation était nécessaire au salut des hommes.
Conclusion
:
Quelque chose est dit nécessaire à une fin de deux façons : de telle façon que sans cela quelque chose ne puisse pas exister ; c'est ainsi que la nourriture est nécessaire à la conservation de la vie humaine. Ou bien parce que cela permet de parvenir à la fin de façon meilleure et plus adaptée ; c'est ainsi qu'un cheval est nécessaire pour voyager. De la première façon l'Incarnation n'était pas nécessaire à la restauration de notre nature ; car Dieu, par sa vertu toute-puissante, aurait pu restaurer notre nature de bien d'autres manières. De la seconde façon, il était nécessaire que Dieu s'incarne pour restaurer notre nature. C'est ce que dit S. Augustin : "Montrons que Dieu, à la puissance de qui tout est également soumis, avait la possibilité d'employer un autre moyen, mais qu'il n'y en a eu aucun plus adapté à notre misère et à notre guérison."
Et on peut l'envisager au point de vue de notre progrès dans le bien. 1° Notre foi devient plus assurée, du fait que l'on croit Dieu qui nous parle en personne. Selon S. Augustin : "Pour que l'homme marche avec plus de confiance vers la vérité, la Vérité en personne, le Fils de Dieu, en assumant l'humanité, a constitué et fondé la foi." - 2° L'espérance est par là soulevée au maximum. Selon S. Augustin : "Rien n'était aussi nécessaire pour relever notre espérance que de nous montrer combien Dieu nous aimait. Quel signe plus évident pouvons-nous en avoir que l'union du Fils de Dieu à notre nature ? " - 3° Notre charité est réveillée au maximum par ce mystère, et S. Augustin dit ailleurs : "Quel plus grand motif y a-t-il de la venue du Seigneur que de nous montrer son amour pour nous ? " Il ajoute plus loin : "Si nous avons tardé à l'aimer, maintenant au moins ne tardons pas à lui rendre amour pour amour." - 4° L'Incarnation nous donne un modèle de vie, par l'exemple que Jésus a présenté. Selon S. Augustin, " l'homme, que l'on pouvait voir, il ne fallait pas le suivre ; il fallait suivre Dieu, que l'on ne pouvait voir. C'est donc pour donner à l'homme un modèle visible par l'homme et que l'homme pouvait suivre, que Dieu s'est fait homme". - 5° L'Incarnation est nécessaire à la pleine participation de la divinité qui est la béatitude véritable de l'homme et la fin de la vie humaine. C'est cela qui nous a été conféré par l'humanité du Christ. Car S. Augustin - l'a prêché : "Dieu s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu."
Pareillement, l'Incarnation était utile pour nous éloigner du mal. - l° Par ce mystère l'homme apprend à n'avoir ni préférence ni respect pour le démon qui est l'auteur du péché. S. Augustin dit à ce sujet : "Si la nature humaine a été unie à Dieu au point de devenir une seule personne, que ces esprits mauvais et orgueilleux n'osent plus se préférer à l'homme sous prétexte qu'ils n'ont pas de chair." - 2° Par ce mystère nous découvrons toute la dignité de la nature humaine, et qu'il ne faut pas la souiller par le péché. Ce qui fait dire à S. Augustin : "Dieu nous a montré la place éminente occupée par la nature humaine dans la création, par le fait qu'il est apparu aux hommes comme un homme véritable." Et S. Léon dit aussi : "Chrétien, reconnais ta dignité et, après avoir été uni à la nature divine, ne va pas, par une conduite honteuse, retourner à ton ancienne bassesse." - 3° Pour détruire la présomption de l'homme " la grâce de Dieu est mise en valeur pour nous, sans aucun mérite de notre part, chez le Christ homme". - 4° " L'orgueil de l'homme, qui est le plus grand obstacle à l'union avec Dieu, peut être réfuté et guéri par cette grande humilité de Dieu." - 5° L'Incarnation est utile pour délivrer l'homme de la servitude du péché. Cela, dit S. Augustin, " devait se faire de telle sorte que le diable fût vaincu par la justice de l'homme Jésus Christ". Et cela s'est fait parce que le Christ a satisfait pour nous. Un simple homme ne pouvait pas satisfaire pour tout le genre humain ; et Dieu ne devait pas satisfaire ; il fallait donc que Jésus Christ fût à la fois Dieu et homme. C'est aussi l'affirmation de S. Léon : "La puissance assume la faiblesse, et la majesté la bassesse ; ainsi ce qui convenait à notre guérison, l'unique médiateur entre Dieu et les hommes pouvait mourir d'une part, et ressusciter de l'autre. S'il n'avait pas été vrai Dieu, il n'aurait pas apporté le remède, s'il n'avait pas été vrai homme, il n'aurait pas offert un modèle."
Il y a encore beaucoup d'autres avantages venus de l'Incarnation, qui dépassent la connaissance humaine.
Solutions
:
1. Cet argument s'applique
au premier mode de la nécessité, sans lequel la fin ne peut être atteinte.
2. On peut dire qu'une satisfaction est suffisante de deux façons. D'abord parfaitement, parce qu'elle compense par une équivalence absolue la faute commise. En ce sens, la satisfaction offerte par un simple homme ne pouvait pas être suffisante, parce que toute la nature humaine était désorganisée par le péché, et que le bien d'une personne, ou même de plusieurs, ne pouvait compenser d'une façon équivalente le désastre de toute une nature. En outre, le péché commis contre Dieu reçoit une certaine infinité en raison de l'infinie majesté divine ; car l'offense est d'autant plus grave que l'offensé est de plus haut rang. Ainsi fallait-il, pour une satisfaction adéquate, que l'acte de celle-ci ait une efficacité infinie, comme venant de l'homme-Dieu.
Mais on peut parler aussi d'une
satisfaction qui soit suffisante, mais imparfaitement, parce qu'elle est
acceptée, malgré sa faiblesse, par celui qui veut bien s'en contenter. En ce
sens la satisfaction offerte par un simple homme est suffisante. Et parce que
l'imparfait suppose toujours une réalité parfaite qui le fonde, il s'ensuit que
la satisfaction de tout homme ordinaire tient son efficacité de la satisfaction
du Christ.
3. En assumant la chair,
Dieu n'a pas diminué sa majesté, ni par conséquent le motif que nous avons de
le révérer. Celui-ci s'accroît dans la mesure où s'accroît la connaissance de
Dieu. Or, du fait qu'il a voulu se rendre proche de nous par l'Incarnation, il
nous a attirés davantage à le connaître.
Objections
:
1. Il semble que Dieu se
serait incarné de toute façon, car l'effet demeure tant que demeure la cause.
Mais, dit S. Augustin : "On peut penser à bien d'autres effets de
l'Incarnation " en dehors de la libération du péché, dont on vient de
parler. Donc, même si l'homme n'avait pas péché, Dieu se serait incarné.
2. Il revient à la
toute-puissance divine d'accomplir parfaitement ses oeuvres et de se manifester
par un effet infini. Mais une simple créature ne peut être considérée comme un
effet infini, puisqu'elle est finie par son essence. C'est seulement dans l'oeuvre
de l'Incarnation que se manifeste principalement l'effet infini de la puissance
divine, puisqu'elle unit deux êtres infiniment éloignés l'un de l'autre, en
tant qu'elle réalise l'hominisation de Dieu. C'est même dans cette oeuvre que
l'univers atteint sa perfection, puisque l'aboutissement de la création, qui
est l'homme, s'unit à son premier principe, qui est Dieu. Donc, même si l'homme
n'avait pas péché, Dieu se serait incarné.
3. Le péché n'a pas rendu
la nature humaine plus capable de recevoir la grâce. Mais après le péché elle a
été capable de l'union hypostatique, qui est la plus haute des grâces. Donc, si
l'homme n'avait pas péché, la nature humaine aurait été capable de cette grâce.
Et Dieu n'aurait pas privé la nature humaine de ce bien dont elle était
capable.
4. La prédestination divine
est éternelle. Mais il est dit du Christ, dans l'épître aux Romains (1, 4) :
"Il a été prédestiné Fils de Dieu avec puissance." Donc, même avant
le péché, il était nécessaire que le Fils de Dieu s'incarne pour que la
prédestination divine s'accomplisse.
5. Le mystère de l'Incarnation a été révélé au premier homme, comme le montre ce qu'il a dit (Gn 2, 23) : "Cette fois, c'est l'os de mes os, et la chair de ma chair ! " Et l'Apôtre déclare (Ep 5, 32) : "C'est un grand mystère, relativement au Christ et à l'Église." Mais l'homme ne pouvait prévoir sa chute, pour le même motif qui la faisait ignorer à l'ange, comme le prouve S. Augustin. Donc, même si l'homme n'avait pas péché, Dieu se serait incarné.
Cependant : sur le texte de S. Luc (19, 10) : "Le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu", S. Augustin affirme : "Donc, si l'homme n'avait pas péché, le Fils de l'homme ne serait pas venu." Et sur cette parole (1 Tm 1, 5) : "Le Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs", la Glose affirme : "Il n'y a pas d'autre motif à la venue du Christ Seigneur que le salut des pécheurs. Supprimez la maladie, supprimez les blessures, et il n'y a pas de motif pour recourir aux remèdes."
Conclusion
:
Diverses opinions ont été émises à ce sujet. Certains prétendent que, même si l'homme n'avait pas péché, le Fils de Dieu se serait incarné. D'autres soutiennent le contraire, et c'est plutôt à leur opinion qu'il faut se rallier. En effet, ce qui dépend de la seule volonté de Dieu et à quoi la créature n'a aucun droit, ne peut nous être connu que dans la mesure où c'est enseigné dans la Sainte Écriture, qui nous a fait connaître la volonté de Dieu. Aussi, puisque dans la Sainte Écriture le motif de l'Incarnation est toujours attribué au péché du premier homme, on dit avec plus de justesse que l'oeuvre de l'Incarnation est ordonnée à remédier au péché, à tel point que si le péché n'avait eu lieu, il n'y aurait pas eu l'Incarnation. Cependant la puissance de Dieu ne se limite pas à cela, car il aurait pu s'incarner même en l'absence du péché.
Solutions
:
1. Tous les autres motifs
assignés à l'Incarnation se rattachent à la guérison du péché. Car si l'homme
n'avait pas péché, il aurait été inondé par la lumière de la sagesse divine, et
Dieu lui aurait donné la perfection de la justice pour tout ce qu'il avait
besoin de connaître et de faire. Mais parce que l'homme, en abandonnant Dieu,
s'était effondré au niveau des réalités corporelles, il convenait que Dieu, en
s'incarnant, lui apporte le remède du salut par des moyens corporels. C'est
pourquoi, sur la parole de Jean (1, 14) : "Le Verbe s'est fait
chair", S. Augustin affirme : "La chair t'avait aveuglé, la chair te
guérit ; car le Christ est venu pour éteindre par la chair les passions de la
chair."
2. Dans le mode de
production des choses à partir de rien, la puissance infinie de Dieu se
manifeste déjà. En outre, il suffit à la perfection de l'univers que la
créature s'oriente vers Dieu comme vers sa fin, en vertu de sa nature. Mais que
la créature s'unisse à Dieu dans la personne, cela dépasse les limites de sa
perfection naturelle.
3. On peut considérer une double capacité dans la nature humaine. L'une est dans l'ordre de la puissance naturelle. Celle-là est toujours comblée par Dieu, qui donne à chaque être ce que demande la capacité de sa nature. L'autre capacité se mesure à la puissance divine, à qui toute créature obéit sans hésitation. Et c'est à celle-ci que se rapporte la capacité alléguée dans l'objection. Mais Dieu ne comble pas totalement cette capacité de la nature ; autrement il faudrait dire que Dieu n'aurait pas pu faire dans sa créature autre chose que ce qu'il a fait, ce qui est faux, comme on l'a établi dans la première Partie.
Mais rien n'empêche que la nature
humaine ait été élevée à un niveau supérieur après le péché ; car Dieu permet
le mal pour en tirer un plus grand bien. Comme dit S. Paul (Rm 5, 20) :
"Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé." Et l'on chante dans
la bénédiction du cierge pascal : "Heureuse faute, qui nous valut d'avoir
un si grand Rédempteur ! "
4. La prédestination
suppose la prescience de l'avenir. C'est pourquoi, de même que Dieu prédestine
un homme au salut pour exaucer la prière d'autres hommes, de même a-t-il
prédestiné l'oeuvre de l'Incarnation à guérir le péché des hommes.
5. Rien n'empêche de
révéler à quelqu'un un effet dont on ne lui révèle pas la cause. Le mystère de
l'Incarnation a donc pu être révélé au premier homme sans qu'il puisse prévoir
sa chute : car quiconque connaît un effet ne connaît pas toujours sa cause.
Objections
:
1. Plus un péché est grave,
plus il s'oppose au salut de l'homme, en vue duquel Dieu s'est incarné. Mais le
péché actuel est plus grave que le péché originel, auquel est due une peine
minime selon S. Augustin. L'incarnation du Christ est donc ordonnée
primordialement à la destruction du péché actuel.
2. Par le péché originel
l'homme est tenu à la peine du dam, et non à la peine du sens, comme on l'a
établi dans la deuxième Partie. Or le Christ a satisfait en subissant la peine
du sens sur la croix et non la peine du dam, car il n'a été aucunement privé de
la vision et de la jouissance de Dieu. Donc il est venu pour effacer le péché
actuel plus que pour effacer le péché originel.
3. Selon S. Jean Chrysostome, " tel est l'amour du serviteur fidèle que les bienfaits de son maître, accordés communément à tous, il les estime faits à lui seul (Ga 2, 20) : "Il m'a aimé, il s'est livré pour moi." " Mais les péchés qui nous sont propres sont les péchés actuels, tandis que le péché originel est commun. Donc nous devons avoir cet amour, de penser que le Christ est venu pour expier en premier lieu nos péchés actuels.
Cependant : il est dit (Jn 1, 29) : "Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui enlève le péché du monde." Ce que Bède commente ainsi : "Ce qu'on appelle péché du monde, c'est le péché originel, qui est commun au monde entier."
Conclusion
:
Il est certain que le Christ est venu en ce monde pour effacer non seulement le péché qui s'est transmis par origine à la postérité, mais encore tous les péchés qui s'y sont ajoutés par la suite. Tous, il est vrai, ne sont pas effacés, mais cela vient de la déficience des hommes qui ne s'unissent pas au Christ, selon la parole de S. Jean (3, 19) : "La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière." Mais le Christ, lui, a offert une satisfaction suffisante pour tous les péchés, selon S. Paul (Rm 5,16) : "Il n'en va pas du don comme de la faute ; le jugement porté sur une seule faute aboutit à une condamnation ; la grâce appliquée à de nombreux péchés aboutit à la justification Il." Mais si le Christ est venu principalement pour détruire un péché, c'est dans la mesure où ce péché est le plus important. Or quelque chose est plus important de deux façons. Ce peut être en intensité, comme on appelle plus grande la blancheur la plus intense. De ce point de vue, le péché actuel est plus grand que le péché originel, parce que la raison de volontaire s'y réalise davantage, comme nous l'avons établi dans la deuxième Partie. D'un autre point de vue, quelque chose est plus grand en extension, comme on parle d'une blancheur plus grande parce qu'elle est plus étendue. Et de cette façon le péché originel, qui atteint le genre humain tout entier, est plus grand que le péché actuel, propre à une personne individuelle. Et à cet égard, le Christ est venu principalement pour enlever le péché originel, en tant que, selon Aristote " le bien de la nation est plus divin et plus éminent que le bien d'un seul".
Solutions
:
1. Cet argument s'appuie
sur l'importance intensive du péché.
2. Dans la rétribution
future le péché originel ne sera pas châtié de la peine du sens ; mais les
pénalités sensibles que nous souffrons en cette vie : la faim, la soif, la
mort, etc. proviennent du péché originel. C'est pourquoi le Christ, afin de
satisfaire pleinement pour le péché originel, a voulu souffrir la douleur
sensible afin d'abolir en lui la mort et les autres pénalités.
3. Comme dit S. Jean
Chrysostome au même endroit, l'Apôtre parlait ainsi " non pour diminuer
les dons immenses et universels du Christ, mais afin de se désigner, lui seul,
comme en bénéficiant au nom de tous. A quoi bon les attribuer aux autres,
lorsque ce que tu reçois est aussi complet et parfait que si rien ne leur avait
été accordé ?". De ce que l'on doit estimer les bienfaits du Christ comme
accordés à soi-même, on ne doit pas estimer qu'ils n'ont pas été accordés aux
autres. C'est pourquoi il n'est pas exclu que le Christ soit venu
principalement pour abolir le péché de toute l'humanité plus que celui de
l'individu. Mais ce péché de nature a été guéri aussi parfaitement en chacun
que s'il avait été guéri chez un seul. Aussi, à cause de l'union réalisée par
la charité, tout ce qui a été prodigué à tous, chacun peut le prendre en compte
pour soi-même.
Objections
:
1. L'oeuvre de
l'Incarnation provient de l'immense amour de Dieu, selon S. Paul (Ep 2, 4) :
"Dieu, dans la richesse de sa miséricorde et poussé par le grand amour
dont il nous a aimés, alors que nous étions morts par suite de nos fautes, nous
a rendu la vie avec le Christ." Mais l'amour se porte sans retard au
secours de l'ami dans le besoin ; il est écrit en effet (Pr 3, 28) : "Ne
dis pas à ton ami : "Va-t'en, repasse, je te donnerai demain", quand
tu peux donner sur l'heure." Il semble donc que Dieu ne devait pas
retarder l'oeuvre de l'Incarnation, mais venir dès le début au secours du genre
humain par l'Incarnation.
2. S. Paul écrit (1 Tm 1,
15) : "Le Christ est venu en ce monde sauver les pécheurs." Mais ils
auraient été sauvés en plus grand nombre si Dieu s'était incarné dès le début
du genre humain ; car le plus grand nombre au cours des siècles, dans leur
ignorance de Dieu, se sont perdus par leur péché.
3. L'oeuvre de la grâce n'est pas moins organisée que l'oeuvre de la nature. Or " la nature débute par ce qui est parfait", dit Boèce Donc l'oeuvre de la grâce aurait dû être parfaite dès le début. Mais c'est dans l'Incarnation que l'on découvre la perfection de la grâce, selon cette parole : "Le Verbe s'est fait chair", à laquelle fait suite : "plein de grâce et de vérité " (Jn 1, 14). Donc le Christ aurait dû s'incarner au début du genre humain.
Cependant : S. Paul écrit (Ga 4, 4) : "Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né d'une femme." Et la Glose nous dit que " la plénitude des temps désigne le temps fixé par Dieu pour envoyer son Fils". Or Dieu a tout fixé dans sa sagesse. C'est donc au temps le plus opportun qu'il s'est incarné. Et ainsi ne convenait-il pas qu'il se soit incarné au commencement du monde.
Conclusion
:
Puisque l'oeuvre de l'Incarnation est ordonnée de façon primordiale à la restauration de la nature humaine par l'abolition du péché, il est évident que l'Incarnation de Dieu dès le commencement du genre humain, avant le péché, n'aurait pas eu de motif, car on ne donne de remède qu'à celui qui est déjà malade, selon cette parole du Seigneur (Mt 9, 12) : "Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Car je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs."
Mais il ne convenait pas non plus que Dieu s'incarne aussitôt après le péché. 1° A cause de la condition du péché de l'homme, fruit de l'orgueil : il fallait que l'homme soit libéré après s'être humilié pour reconnaître son besoin d'un libérateur. C'est pourquoi, sur cette parole (Ga 3, 19)." La loi a été établie par le ministère des anges et l'intervention d'un médiateur", la Glose explique : "C'est par une haute prudence qu'après la chute de l'homme, le Fils de Dieu n'a pas été envoyé aussitôt. En effet, Dieu a d'abord laissé l'homme à son libre arbitre, afin de lui faire connaître ainsi les forces de sa nature. Puis, à cause de son incapacité, l'homme reçut la loi.
Ensuite sa maladie s'aggrava, non par la faute de la loi, mais par celle de sa nature viciée ; ainsi, connaissant sa faiblesse, il appellerait le médecin et rechercherait le secours de la grâce." 2° La progression dans le bien fait passer de l'imparfait au parfait, selon S. Paul (1 Co 15, 46) : "Ce n'est pas l'être spirituel qui paraît d'abord, c'est l'être naturel ; le spirituel ne vient qu'ensuite. Le premier homme, qui vient de la terre, est terrestre, le second homme, qui vient du ciel, est céleste."
3° Ce délai convenait à la dignité du Verbe incarné car, à propos du texte des Galates." Quand vint la plénitude des temps", la Glose explique : "Plus le juge à venir était éminent, plus devait être longue la suite des hérauts qui l'annonçaient."
4° Il ne fallait pas que la ferveur de la foi s'attiédisse au cours d'une trop longue durée. Car il est écrit (Mt 24, 12) : "La charité de beaucoup se refroidira", et (Lc 18, 8) : "Quand le Fils de l’homme viendra, croyez-vous qu'il trouvera encore la foi sur la terre ? "
Solutions
:
1. Sans doute, la charité
n'attend pas pour venir en aide à un ami, mais elle tient compte de
l'opportunité des circonstances et de la condition des personnes. Car si un
médecin donnait tel remède au malade dès le début de la maladie, ce serait peu
efficace et peut-être même plus nocif qu'utile. C'est pourquoi Dieu n'a pas
proposé dès le début le remède de l'Incarnation, pour éviter que l'homme ne le
méprise par orgueil, s'il n'avait pas commencé par prendre conscience de sa
faiblesse.
2. S. Augustin répond à cette objection en disant : "Le Christ a voulu apparaître aux hommes et leur prêcher sa doctrine dans le temps et le lieu où il savait rencontrer ceux qui croiraient en lui. Il prévoyait en effet que de tels hommes - non pas tous, mais beaucoup - en sa présence et malgré sa résurrection d'entre les morts, ne voudraient pas croire en lui."
Mais le même S. Augustin rejette
ailleurs cette réponse et déclare : "Pouvons-nous dire que les habitants
de Tyr et de Sidon n'auraient pas voulu croire si de tels miracles avaient été
accomplis parmi eux, alors que Dieu lui-même affirme qu'ils se seraient
grandement repentis et humiliés ? " Ensuite, il ajoute : "Comme dit
S. Paul (Rm 9, 16) : "Il n'est pas question de l'homme qui veut et qui
court, mais de Dieu qui fait miséricorde." Dieu prévoit en effet quels
sont ceux qui croiraient à ses miracles s'ils en étaient témoins ; il vient en
aide aux uns parce qu'il le veut ; il ne vient pas en aide aux autres parce que
dans sa prédestination, cachée mais juste, il en a jugé autrement. Croyons donc
sans hésiter à sa miséricorde envers ceux qu'il sauve, et à sa justice envers
ceux qu'il punit."
3. Le parfait précède
l'imparfait : c'est vrai lorsqu'il s'agit de réalités diverses par leur époque
et leur nature ; l'être imparfait suppose l'être parfait pour que celui-ci le
mène à son achèvement. Mais dans une seule et même réalité, l'imparfait, bien
que postérieur en nature, est antérieur temporellement. Ainsi, par rapport à
l'imperfection de la nature humaine, la perfection éternelle de Dieu est
antérieure en durée, mais l'achèvement de cette même nature par l'union à Dieu
est postérieure.
Objections
:
1. On dit dans le Psaume
(92, 11 Vg) : "Ma vieillesse connaîtra une abondante miséricorde",
c'est-à-dire, d'après la Glose, " à la fin des temps". Mais le temps
de l'Incarnation est au plus haut point le temps de la miséricorde, selon le
Psaume (102, 14) : "Car le temps est venu de prendre Sion en pitié."
Donc, l'Incarnation aurait dû être retardée jusqu'à la fin du monde.
2. Dans la même réalité,
nous venons de le voir, le parfait est postérieur temporellement à l'imparfait.
Donc, le plus haut degré de perfection doit occuper la dernière place dans le
temps. Or la perfection suprême de la nature humaine est dans son union au
Verbe. Car, selon S. Paul (Col 1, 19) : "Dieu s'est plu à faire habiter en
lui toute la plénitude de la divinité." Donc l'Incarnation aurait dû être
retardée jusqu'à la fin du monde.
3. Il ne convient pas de réaliser par deux moyens ce qui peut l'être par un seul. Mais un seul avènement du Christ pouvait suffire à sauver la nature humaine, celui qui se produira à la fin du monde. Il ne fallait donc pas qu'il viennent auparavant par l'Incarnation, qui aurait donc dû être retardée jusqu'à la fin du monde.
Cependant : il est écrit dans Habacuc (3, 2 Vg) : "Tu te révéleras au milieu des années." Le mystère de l'Incarnation, qui devait révéler le Christ au monde ne devait donc pas être retardé jusqu'à la fin du monde.
Conclusion
:
Comme il ne convenait pas que l'Incarnation se produise dès le commencement du monde, de même ne convenait-il pas qu'elle soit retardée jusqu'à la fin du monde.
1° Cela se voit quand on considère l'union de la nature divine et de la nature humaine. Nous avons déjà dit qu'en un sens l'imparfait précède temporellement le parfait, et en autre sens le suit : dans une réalité qui progresse, l'imparfait précède le parfait ; dans une réalité qui est cause de progrès, le parfait au contraire précède l'imparfait. En effet, dans l'Incarnation la nature humaine est portée au degré suprême d'excellence ; c'est pourquoi il ne convenait pas que l'Incarnation se produise dès le commencement du genre humain. Mais d'autre part, le Verbe incarné est cause efficiente de perfection humaine, puisque " nous avons tous reçu de sa plénitude " (Jn 1, 16). Et c'est pourquoi l'Incarnation ne devait pas être retardée jusqu'à la fin du monde. Ce qui se produira alors, ce sera la consommation de la gloire à laquelle le Verbe incarné doit conduire la nature humaine.
2° Cela se déduit aussi de l'effet produit par le salut de l'homme. Selon un Père de l’Église : "Il est au pouvoir du donateur de faire miséricorde à l'époque et dans la mesure où il lui plaît. Donc le Christ est venu quand il a su qu'il devait nous secourir et que son bienfait serait bien accueilli. En effet, lorsque, par une certaine langueur du genre humain, la connaissance de Dieu commençait à s'effacer et les moeurs à se dégrader, Dieu daigna élire Abraham pour rénover en lui la connaissance de Dieu et la conscience morale. Puis, comme le respect avait encore diminué, Dieu donna par Moïse le texte de la loi. Parce que les païens le méprisèrent et refusèrent de s'y soumettre, et parce que ceux qui l'avaient reçu ne l'observèrent pas, le Seigneur, mû par sa miséricorde, envoya son Fils pour que celui-ci, après avoir donné à tous la rémission de leurs péchés, puisse offrir à Dieu le Père les hommes justifiés." Mais si ce remède avait été retardé jusqu'à la fin du monde, la connaissance et le culte de Dieu, comme l'honnêteté des moeurs, auraient totalement disparu sur la terre.
3° Ce retard n'était pas compatible avec la manifestation de la puissance divine, qui sauve l'homme de multiples façons : non seulement par la foi au Christ à venir, mais encore par la foi au Christ présent, et au Christ déjà venu.
Solutions
:
1. La miséricorde dont la
Glose parle là, c'est la miséricorde de Dieu conduisant à la gloire. Si
cependant on veut la rapporter à la miséricorde manifestée au genre humain par
l'Incarnation, il faut savoir que, selon S. Augustin, le temps de l'Incarnation
peut se comparer à la jeunesse du genre humain " à cause de la vigueur et
de la ferveur de la foi, qui agit par la charité " ; à sa vieillesse
aussi, " car le Christ est venu au sixième âge". Et bien que "
dans le corps la jeunesse et la vieillesse ne puissent être simultanées, elles
peuvent pourtant coexister dans l'âme : la jeunesse par son élan, la vieillesse
par sa dignité". C'est pourquoi S. Augustin affirme ailleurs : "Le
Maître divin ne pouvait venir que dans la jeunesse de l'humanité pour l'élever
par son exemple à la plus haute perfection morale." Et ailleurs il dit
qu'il est venu au sixième âge du genre humain, qui est la vieillesse.
2. Il ne s'agit pas
seulement de considérer l'Incarnation comme terme du progrès de l'humanité,
mais aussi comme principe de perfection dans notre nature humaine, nous venons
de le dire.
3. Sur la parole de Jean (3, 17) : "Dieu n'a pas envoyé son Fils pour qu'il juge le monde", Chrysostome déclare." Il y a deux avènements du Christ : le premier pour qu'il remette les péchés, le second pour qu'il juge le monde. S'il n'avait pas fait cela, tous les hommes auraient été perdus ensemble, car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu." Il est donc évident que l'avènement de la miséricorde ne devait pas être retardé jusqu'à la fin du monde.
I1 faut étudier maintenant la manière dont le Verbe s'est incarné : l° La nature de cette union (Q. 2). - 2° Cette union quant à la personne qui assume (Q. 3). - 3° Quant à la nature assumée (Q. 4).
1. L'union du Verbe incarné
s'est-elle faite dans la nature ? - 2. S'est-elle faite dans la personne ? - 3.
S'est-elle faite dans le suppôt ou hypostase ? - 4. La personne ou hypostase du
Christ après l'Incarnation, est-elle composée ? - 5. S'est-il produit une union
entre l'âme et le corps dans le Christ ? - 6. La nature humaine s'est-elle unie
au Verbe de façon accidentelle ? - 7. Cette union elle-même est-elle quelque
chose de créé ? - 8. Est-elle identique à l'assomption ? - 9. Est-elle la plus
parfaite de toutes les unions ? - 10. L'union des deux natures dans le Christ
a-t-elle été réalisée par la grâce ? - 11. A-t-elle été précédée par des
mérites ? - 12. La grâce d'union fut-elle naturelle au Christ en tant qu'homme
?
Objections
:
1. S. Cyrille a dit, ce qui
figure dans les actes du concile de Chalcédoine : "On ne doit pas
concevoir deux natures du Verbe de Dieu incarné, mais une seule." Ce qui
ne serait pas si l'union n'avait pas réalisé une seule nature.
2. S. Athanase dit, dans
son Symbole : "De même que l'âme rationnelle et la chair, par leur union,
forment une seule nature humaine, de même Dieu et l'homme, par leur union,
forment une seule nature." Donc l'union s'est faite dans la nature.
3. Une nature ne peut tirer sa dénomination d'une autre si elles ne sont de quelque manière changées l'une en l'autre. Mais dans le Christ la nature divine et la nature humaine sont dénommées l'une par l'autre. En effet, S. Cyrille dit que la nature divine " s'est incarnée " et S. Grégoire de Nazianze que la nature humaine " a été déifiée", comme le montre le Damascène. Il apparent donc que ces deux natures en ont fait une seule.
Cependant : il y a la définition du concile de Chalcédoine : "Nous confessons la venue à la fin des temps du Fils de Dieu, unique engendré, que nous devons reconnaître en deux natures sans mélange, sans changement, sans division ni séparation, sans que l'union ait supprimé la différence de natures." Donc l'union ne s'est pas faite dans la nature.
Conclusion
:
Pour éclairer cette question, il faut d'abord considérer ce qu'on entend par " nature". Ce mot vient du verbe latin signifiant " naître", aussi a-t-il été employé d'abord pour désigner la génération des vivants, ce qu'on appelle naissance ou propagation. Puis le mot " nature " a signifié le principe de cette génération. Et, parce que le principe de la génération chez les vivants leur est intrinsèque, le mot " nature " en est venu à désigner tout principe intérieur de mouvement. C'est en ce sens qu'Aristote donne cette définition : "La nature est principe du mouvement dans l'être où ce mouvement existe par soi et non par accident."
Or ce principe est soit la forme, soit la matière le mot " nature " signifiera donc tantôt l'une et tantôt l'autre. Et parce que la fin de la génération est, dans l'être engendré, l'essence de l'espèce, que signifie la définition, il s'ensuit que l'essence de l'espèce, elle aussi, est appelée " nature". C'est ainsi que Boèce définit la nature : "La différence spécifique informant un être", c'est-à-dire qui achève la définition de l'espèce. C'est donc ainsi que nous parlons de la nature, selon qu'elle signifie l'essence, ou la quiddité de l'espèce.
Or, selon cette acception du mot
" nature", il est impossible que l'union du Verbe incarné se soit
faite dans la nature. Car c'est de trois façons qu'une seule réalité peut être
faite de deux autres ou de davantage.
1. Elle est faite de deux réalités parfaites qui demeurent dans leur intégrité. Cela ne peut se produire autrement que par des réalités ayant pour forme la juxtaposition, l'ordre ou la figure.
Ainsi, avec beaucoup de pierres rassemblées sans ordre, simplement mises ensemble, on a un tas. Avec des pierres et des poutres disposées selon un certain ordre, de façon à présenter une certaine figure, on a une maison. Et certains ont prétendu que l'union était réalisée ainsi, par confusion, c'est-à-dire sans ordre ; ou bien par proportion, c'est-à-dire avec ordre.
Mais cela est impossible. 1° Parce
que ni la juxtaposition, ni l'ordre, ni la figure n'est une forme
substantielle, mais accidentelle. Il s'ensuivrait donc que l'union de
l'Incarnation n'existerait pas par soi mais par accident, ce que nous
repoussons plus loin - 2° Parce que l'unité ainsi réalisée ne serait pas
absolue, mais sous un certain point de vue : en fait, il demeurerait plusieurs
réalités. - 3° Parce que les formes de ce genre ne viennent pas de la nature,
mais de l'art, comme la forme de la maison. Et ainsi, on n'aboutit pas à une
seule nature dans le Christ, comme le veulent justement les partisans de cette
opinion.
2. Selon une autre explication, une réalité peut être constituée de deux autres, parfaites en elles-mêmes, mais transformées par leur union, comme il arrive lorsque plusieurs éléments se mélangent. Et ainsi, pour certains, l'union de l'Incarnation se serait faite à la manière d'une combinaison.
Mais cela est impossible. 1° Parce
que la nature divine est absolument immuable, nous l'avons dit dans la première
Partie. Ainsi, ni elle-même ne peut être convertie en autre chose, puisqu'elle
est incorruptible, ni autre chose ne peut être converti en elle,
puisqu'elle-même ne peut être engendrée. - 2° Parce que le mélange n'est pas de
même espèce que ses composants, car la chair diffère spécifiquement de chacun
de ses éléments. Le Christ ne serait donc pas de la même nature que son Père,
ni de la même nature humaine que sa mère. - 3° Parce qu'on ne peut pas
constituer un mélange avec des éléments trop éloignés les uns des autres, car alors
l'un des deux voit son espèce disparaître, comme la goutte d'eau mise dans une
amphore de vin. Et ainsi, puisque la nature divine dépasse à l'infini la nature
humaine, il n'y aura pas mélange : seule demeurera la nature divine.
3. La troisième manière envisage des réalités qui ne sont ni changées, ni mélangées, mais imparfaites, comme l'âme et le corps qui constituent l'homme, et de même ses divers membres. Mais on ne peut attribuer cela au mystère de l'Incarnation. - 1° En effet, les deux natures, divine et humaine, sont parfaites chacune en son genre. - 2° Elles ne peuvent être unies comme des parties quantitatives, ainsi que le sont les membres du corps, car la nature divine est incorporelle. Ni comme forme et matière, surtout corporelle. En outre, il s'ensuivrait une espèce nouvelle, communicable à plusieurs, et ainsi il y aurait plusieurs Christs. -3° Le Christ n'appartiendrait ni à la nature humaine, ni à la nature divine ; car une différence ajoutée fait changer l'espèce, comme l'unité dans les nombres selon Aristote.
Solutions
:
1. L'affirmation de S.
Cyrille est ainsi expliquée par le Ve Concile oecuménique : "Si
quelqu'un, reconnaissant une seule nature incarnée du Verbe de Dieu, ne
l'entend pas selon l'enseignement des Pères, en ce sens que, de la nature
divine et de la nature humaine, l'union selon l'hypostase étant réalisée, il
est résulté un Christ, qu'il soit anathème." Il ne s'agit donc pas, sur
l'autorité de S. Cyrille, de reconnaître dans l'Incarnation une nature composée
de deux autres, mais d'admettre que l'unique nature du Verbe de Dieu s'est unie
une chair dans la personne.
2. L'âme et le corps constituent en chacun de nous une double unité : de nature et de personne.
De nature en tant que l'âme s'unit
au corps comme une forme qui lui donne son achèvement, et les deux constituent
une nature unique, car ils sont l'un pour l'autre comme l'acte et la puissance,
ou comme la forme et la matière. Ce n'est pas de ce point de vue que l'on peut
trouver une ressemblance avec l'Incarnation, car la nature divine ne peut être
la forme d'un corps, comme nous l'avons prouvé dans la première Partie. Mais il
y a aussi en nous unité de personne en tant qu'un seul individu subsiste dans
la chair et l'âme. Et sous ce rapport on peut trouver une ressemblance avec
l'Incarnation car un seul Christ subsiste dans la nature divine et la nature
humaine.
3. Selon le Damascène, on
peut dire que la nature divine est incarnée en ce sens qu'elle est unie
personnellement à la chair, non en ce sens qu'elle se serait convertie en elle.
On peut dire également que la chair est déifiée, non par conversion, mais par
son union au Verbe, ses propriétés naturelles étant sauves ; en d'autres
termes, la chair est déifiée non parce qu'elle serait devenue Dieu, mais parce
qu'elle est devenue la chair du Verbe de Dieu.
Objections
:
1. La personne de Dieu ne
diffère pas de sa nature, comme on l'a établi dans la première Partie. Donc si
l'union ne s'est pas faite dans la nature, il s'ensuit qu'elle ne s'est pas
faite dans la personne.
2. La nature humaine n'est
pas d'une moindre dignité chez le Christ que chez nous. Or la personnalité est
un élément de la dignité, on l'a montré dans la première Partie. Donc, puisque
la nature humaine a en nous une personnalité propre, à bien plus forte raison
en a-t-elle une chez le Christ.
3. Selon Boèce, " la personne est la substance individuelle d'une nature rationnelle". Mais le Verbe de Dieu a pris une nature humaine individuelle car, remarque S. Jean Damascène " la nature universelle n'existe pas réellement, mais seulement dans la pure contemplation de l'intelligence". La nature humaine du Christ a donc sa personnalité propre, et donc l'union n'a pu se faire dans la personne.
Cependant : on lit dans les Actes du concile de Chalcédoine : "Nous confessons un seul et même Fils unique, Dieu le Verbe, notre Seigneur Jésus Christ, qui n'est ni partagé ni divisé en deux personnes." Donc l'union du Verbe s'est faite dans la personne.
Conclusion
:
Le mot " personne " signifie autre chose que le mot nature. Car la nature, on vient de le dire, signifie " l'essence qui spécifie un être et qui est désignée par la définition". Et si rien d'autre de ce qui constitue la raison de l'espèce ne venait s'adjoindre, il ne serait pas nécessaire de distinguer la nature de son suppôt, qui est l'individu subsistant dans cette nature, car tout individu subsistant dans une nature quelconque serait absolument identique à celle-ci. Mais il arrive que, dans certaines réalités subsistantes, on trouve des éléments qui n'appartiennent pas à l'essence, comme les accidents et les principes individuants ; et cela apparaît surtout dans les êtres composés de matière et de forme. Dans ces réalités, par conséquent, la nature et le suppôt diffèrent réellement, non pas sans doute comme des éléments complètement séparés, mais parce que le suppôt renferme, outre la nature, certains autres éléments qui n'appartiennent pas à la raison de l'espèce. Aussi le suppôt apparaît-il comme un tout dont la nature est la partie formelle et perfective. Et de là vient que dans les composés de matière et de forme, on n'identifie pas la nature au suppôt ; on ne dit pas en effet que cet homme est son humanité. S'il se trouve au contraire une réalité en laquelle il n'y a rien que son essence ou sa nature, comme il arrive pour Dieu, nous n'aurons pas dans ce cas de distinction réelle entre suppôt et nature, mais seulement une distinction purement conceptuelle ; cette réalité sera dite " nature " parce quelle représente une certaine essence ; elle sera dite " suppôt " parce qu'elle est une nature subsistante. Ce que nous disons du suppôt, il faut l'entendre aussi à propos de la créature rationnelle ou intellectuelle, de la personne ; car la personne n'est pas autre chose, selon Boèce, que la substance individuelle d'une nature rationnelle.
Tout ce qui appartient à un être personnel, que cela appartienne en propre à sa nature ou non, lui est donc uni dans la personne. Donc, si la nature humaine n'est pas unie dans la personne au Verbe de Dieu, elle ne lui est unie d'aucune façon. Et du coup disparaît entièrement notre foi à l'Incarnation, et toute la foi chrétienne est ruinée. Donc, puisque le Verbe possède une nature humaine qui lui est unie, nature qui n'appartient pas à sa nature divine, il s'ensuit que l'union se fait dans la personne du Verbe et non dans sa nature.
Solutions
:
1. En Dieu, nature et
personne sont réellement identiques, mais n'ont pas la même signification,
parce que le mot " personne", appliqué à Dieu, le désigne comme un
être subsistant. Puisque l'union de la nature humaine au Verbe fait que le
Verbe subsiste en elle sans aucune addition ni transformation pour la nature
divine, c'est donc bien que cette union se fait dans la personne et non dans la
nature.
2. La personnalité est
requise à la dignité et à la perfection d'un être dans la mesure où cette
dignité et cette perfection exigent qu'il existe par soi, car c'est cela que
signifie le mot " personne". Mais il est plus noble pour un être
d'exister dans un autre plus parfait que d'exister par soi. Et c'est pourquoi
la nature humaine a plus de grandeur dans le Christ qu'en nous ; car en nous,
ayant une existence propre, elle possède aussi sa propre personnalité, tandis
que dans le Christ elle existe dans la personne du Verbe. Ainsi, il appartient
à la dignité de la forme de constituer l'espèce ; pourtant l'élément sensitif
qui, chez l'animal, représente une forme complète et capable de constituer une
espèce, est moins noble que chez l'homme où il se trouve uni à une forme qui
l'achève.
3." Le Verbe de Dieu,
dit Jean Damascène, n'a pas pris une nature humaine universelle, mais
individuelle." Autrement, il faudrait admettre qu'il convient à tout
homme, aussi bien qu'au Christ, d'être le Verbe de Dieu. Mais il faut savoir
que tout ce qui, dans le genre substance, est individuel, même s'il s'agit
d'une nature rationnelle, ne constitue pas nécessairement une personne ; il
faut pour cela qu'il existe par soi et non dans un être supérieur. La main de
Socrate est quelque chose d'individuel ; elle n'est pas une personne, car elle
n'existe pas par soi, mais dans un tout plus parfait. C'est ce que l'on veut
dire lorsque l'on définit la personne une substance individuelle, car la main
n'est pas une substance complète, mais une partie de la substance. Et donc,
bien que la nature humaine soit individuelle et appartienne au genre substance,
cependant, parce qu'elle n'existe pas par soi et séparément, mais dans un être
plus parfait qui est la personne du Verbe de Dieu, il s'ensuit qu'elle n'a pas
de personnalité propre. C'est pourquoi l'union se fait dans la personne.
Objections
:
1. S. Augustin écrit :
"La substance divine et la substance humaine ne constituent l'une et
l'autre qu'un seul Fils de Dieu, mais représentent autre chose par rapport au
Verbe, et autre chose par rapport à l'homme." Et S. Léon, pape, écrit :
"L'un des deux brille par les miracles, l'autre succombe aux coups."
Or ce qui est autre diffère par le suppôt. L'union du Verbe incarné ne s'est
donc pas faite dans le suppôt.
2. L'hypostase, dit Boèce,
n'est rien d'autre qu'une substance particulière. Mais il est manifeste que
dans le Christ, en plus de l'hypostase du Verbe, il y a d'autres substances
particulières, telles que le corps et l'âme et leur composé. Donc il y a en lui
une autre hypostase à côté de celle du Verbe.
3. L'hypostase du Verbe n'est renfermée ni dans un genre ni dans une espèce, comme on l'a vu dans la première Partie. Et pourtant le Christ, en tant qu'homme, appartient à l'espèce humaine, car Denys affirme : "Celui qui par sa nature surpasse suréminemment tout l'ordre de la nature, s'est enfermé lui-même dans notre nature." Or, pour appartenir à l'espèce humaine, il faut être une hypostase de cette espèce. Il y a donc dans le Christ une autre hypostase que celle du Verbe de Dieu.
Cependant : S. Jean Damascène écrit : "Nous reconnaissons dans le Seigneur Jésus Christ deux natures en une seule hypostase."
Conclusion
:
Certains, ignorant le rapport de
l'hypostase à la personne, tout en reconnaissant dans le Christ une seule
personne, ont prétendu qu'il s'y trouvait l'hypostase de Dieu et celle de
l'homme, comme si l'union s'était faite dans la personne et non dans
l'hypostase. Une telle conception est erronée pour trois motifs.
1. Parce que "
personne " n'ajoute rien à " hypostase", sinon une nature
déterminée, c'est-à-dire douée de raison, selon la définition de Boèce :
"La personne est la substance individuelle d'une nature rationnelle."
Et c'est pourquoi cela revient au même d'attribuer à la nature humaine du
Christ une hypostase qui lui serait propre, et de lui attribuer une personne
propre. C'est ce que les Pères du Ve concile oecuménique célébré à
Constantinople ont compris lorsqu'ils ont porté cette condamnation : "Si
quelqu'un essaie d'introduire dans le mystère du Christ deux subsistances ou
deux personnes, qu'il soit anathème : car, même par l'incarnation de l'un (des
trois) de la sainte Trinité divine, le Dieu Verbe, cette sainte Trinité n'a
subi aucune adjonction de personne ou de subsistance." Or "
subsistance " signifie ici réalité subsistante ; et c'est le propre de
l'hypostase d'être telle, comme le montre Boèce.
2. A supposer que la
personne ajoute à l'hypostase quelque chose en quoi l'union pourrait se faire,
ce ne pourrait être autre chose qu'un certain caractère de dignité, et c'est en
ce sens que l'on définit parfois la personne : "Une hypostase dont le
caractère distinctif est la dignité." Donc, si l'union s'est faite dans la
personne et non dans l'hypostase, il s'ensuit qu'il faut la concevoir comme se
réalisant du point de vue de la dignité. Et c'est précisément ce que Cyrille
d'Alexandrie, approuvé par le concile d'Éphèse, condamne en ces termes :
"Si quelqu'un, dans le Christ un, divise les hypostases après l'union, les
associant par une simple association de dignité ou d'autorité ou de puissance,
au lieu d'admettre entre elles une union naturelle, qu'il soit anathème."
3. C'est à l'hypostase que sont attribuées les opérations et les propriétés de la nature et tout ce qui, dans le concret, relève de la nature elle-même. On dit en effet de " cet homme " qu'il raisonne, qu'il possède la faculté de rire, qu'il est animal raisonnable. Et pour cette raison on lui donne le nom de suppôt, car il est sous-jacent à tout ce qui appartient à l'homme et il en reçoit l'attribution. Si donc, dans le Christ, il y avait une autre hypostase que celle du Verbe, il faudrait en conclure que ce qui se vérifie en lui au sujet de l'homme n'appartient pas au Verbe, mais à un autre sujet, comme par exemple qu'il est né de la Vierge, qu'il a souffert, qu'il a été crucifié et enseveli. Doctrine condamnée encore avec l'approbation du concile d'Éphèse, par ces paroles : "Si quelqu'un distribue entre deux personnes ou subsistances les expressions employées au sujet du Christ dans les écrits évangéliques et apostoliques, par les saints Pères ou par le Christ lui-même, et attribue les unes à l'homme considéré à part du Verbe de Dieu le Père, et les autres au seul Verbe de Dieu le Père, qu'il soit anathème."
C'est donc manifestement une hérésie, condamnée jadis par l'Église, de soutenir que, dans le Christ, il y a deux hypostases ou deux suppôts, c'est-à-dire que l'union ne se fait ni dans l'hypostase, ni dans le suppôt. Aussi lit-on dans le même concile : "Si quelqu'un ne confesse pas que le Verbe de Dieu le Père est uni à la chair selon l'hypostase, et ne fait qu'un seul Christ avec sa propre chair, c'est-à-dire que le même est Dieu et homme tout ensemble, qu'il soit anathème."
Solutions
:
1. La différence
accidentelle rend une réalité " autre " qualitativement ; la
différence essentielle la rend autre substantiellement, elle en fait "
autre chose". Or, il est bien certain que, dans l'ordre des choses créées,
plusieurs différences accidentelles peuvent se trouver réunies dans la même
hypostase et le même suppôt ; il suffit pour cela qu'il y ait plusieurs
accidents dans un seul et même sujet ; mais ce que l'on ne rencontre pas, c'est
un même sujet subsistant en diverses essences ou natures substantielles. Dans
le cas du Christ, au contraire, un seul et même sujet subsiste en deux natures.
Dès lors si l'on dit à propos d'une créature : autre et autre est cette
réalité, on signifiera par là non pas la diversité de suppôt, mais la diversité
des formes accidentelles. De même, si l'on dit du Christ qu'il est autre chose
et autre chose, cela n'impliquera pas une diversité de suppôt ou d'hypostase,
mais seulement une diversité dans les natures. Aussi S. Grégoire de Nazianze
écrit-il : "Autre chose et autre chose sont les éléments dont est
constitué le Sauveur, mais lui n'est pas un autre et un autre. je dis autre
chose et autre chose, contrairement à ce qui existe dans la Trinité ; car là il
y a un autre et un autre, pour que nous ne confondions pas les hypostases, mais
non pas autre chose et autre chose."
2. L'hypostase signifie une
substance particulière non pas quelconque, mais achevée et complète. Une
substance particulière qui entre en union avec une autre plus complète, comme
il arrive pour la main et le pied, n'est pas une hypostase. Ainsi, la nature
humaine du Christ est une substance particulière, mais parce qu'elle est unie à
ce tout achevé qu'est le Christ, Dieu et homme, elle ne saurait être appelée
hypostase ou suppôt ; c'est cet être complet dont elle fait partie qui est
hypostase ou suppôt.
3. Déjà, dans l'ordre des
choses créées, une réalité individuelle n'appartient pas à un genre ou à une
espèce en raison de son individuation, mais en raison de sa nature, que la
forme détermine ; car l'individuation se fait plutôt par la matière dans les
êtres composés. De même le Christ appartient à l'espèce humaine en raison de la
nature qu'il s'est unie, et non en raison de l'hypostase par laquelle cette
nature subsiste.
Objections
:
1. La personne du Christ
n'est autre que la personne ou hypostase du Verbe, on l'a montré. Mais la
personne du Verbe est identique à sa nature, comme on l'a établi dans la
première Partie. Et puisque la nature du Verbe est simple, comme on l'a montré
dans la première Partie, il est impossible que la personne du Christ
soit composée.
2. Toute composition
apparaît constituée de parties. Mais la nature divine ne peut être partie d'un
tout, car toute partie implique imperfection. Il est donc impossible que la
personne du Christ soit composée de deux natures.
3. Le composé semble devoir être homogène à ses parties ; si par exemple les parties sont corporelles, le tout lui aussi sera corporel. Donc, si dans le Christ il y a un composé de deux natures, il s'ensuivra que ce composé ne sera pas une personne, mais une nature. L'union dans le Christ se fera donc dans la nature, contrairement à tout ce qu'on vient de dire.
Cependant : S. Jean Damascène écrit " Dans le Seigneur Jésus Christ nous reconnaissons deux natures, mais une seule hypostase, composée de l'une et de l'autre."
Conclusion
:
La personne ou hypostase du Christ peut être considérée à un double point de vue. En elle-même d'abord, et sous ce rapport elle est tout ce qu'il y a de plus simple, comme la nature du Verbe. Puis, en tant qu'elle est une personne ou hypostase à qui il revient de subsister dans une nature ; à ce point de vue, la personne du Christ subsiste en deux natures. Sans doute, il n'y a qu'un seul être subsistant, mais il y a deux motifs de subsister. Et en envisageant cet être unique subsistant en deux natures, on peut dire que la personne est composée.
Solutions
:
1. Celle-ci ressort de ce
qu'on vient de dire.
2. Nous disons que la
personne est composée de deux natures, non en raison des parties qu'elles
formeraient, mais plutôt en raison de leur nombre, de même que tout être en qui
se réunissent deux éléments peut être dit composé de ceux-ci.
3. Le composé n'est pas
nécessairement homogène aux composants ; cela ne se produit qu'à partir du
continu dont les parties sont elles-mêmes continues. Mais l'animal est composé
d'un corps et d'une âme, et ni l'un ni l'autre n'est l'animal.
Objections
:
1. En nous l'union de l'âme
et du corps produit la personne ou hypostase d'un homme. Donc, si l'âme et le
corps sont unis dans le Christ, il s'ensuit que leur union constitue une
hypostase. Or ce n'est pas l'hypostase du Verbe de Dieu, qui est éternelle. Il
y aura donc dans le Christ une personne ou hypostase en plus de celle du Verbe,
ce qui s'oppose à tout ce qu'on a dit.
2. L'union de l'âme et du
corps constitue une nature de l'espèce humaine. Mais, d'après S. Jean
Damascène, " on ne doit pas mettre dans le Seigneur Jésus Christ une
espèce commune". Il n'y a donc pas eu en lui union de l'âme et du corps.
3. L'âme n'est unie au corps que pour lui donner la vie. Mais le corps du Christ pouvait très bien être vivifié par le Verbe de Dieu, qui est source et principe de vie. Donc il n'y a pas eu dans le Christ union de l'âme et du corps.
Cependant : un corps ne peut être dit animé que s'il est uni à l'âme. Or le corps du Christ est qualifié ainsi selon ce que chante l’Église : "Prenant un corps animé, il daigna naître de la Vierge." C'est donc qu'il y a eu chez le Christ union de l'âme et du corps.
Conclusion
:
Le Christ est appelé homme de façon univoque, dans le même sens que les autres hommes, en ce qu'il existe dans la même espèce, selon S. Paul (Ph 2, 7) : "Il est devenu semblable aux hommes." Mais il appartient à la raison de l'espèce humaine que l'âme soit unie au corps ; la forme en effet ne constitue l'espèce qu'à condition de devenir l'acte de la matière, et c'est précisément à cela que se termine la génération, en laquelle une nature tend à atteindre l'espèce. Par conséquent, il est nécessaire de dire que dans le Christ l'âme a été unie au corps ; soutenir le contraire est hérétique, car c'est nier la réalité du Christ.
Solutions
:
1. Certains auteurs, voyant que l'union de l'âme et du corps, dans les hommes ordinaires, constituait une personne, ont refusé d'admettre cette union dans le Christ, pour éviter de placer en lui une nouvelle personne ou hypostase. Mais s'il en est ainsi chez les autres hommes, c'est que l'union de l'âme et du corps a pour résultat chez eux de les faire exister par eux-mêmes. Chez le Christ, au contraire, cette union aboutit à adjoindre la nature ainsi composée à une réalité supérieure qui subsistera en elle. Aussi l'union de l'âme et du corps chez le Christ ne constitue-t-elle pas une nouvelle hypostase ou personne, mais se fait au profit d'une personne ou d'une hypostase déjà préexistantes.
Il ne s'ensuit pas pour autant que
l'union de l'âme et du corps ait moins d'efficacité chez le Christ que chez
nous. L'adjonction d'une réalité à quelque chose de plus noble ne lui enlève
pas sa puissance ou sa dignité, elle l'accroît plutôt ; c'est ainsi que l'âme
sensitive qui, dans les animaux dont elle est la forme dernière, constitue
l'espèce, croît encore en noblesse et en puissance chez l'homme, du fait que la
perfection propre à l'âme rationnelle se trouve lui être ajoutée, comme nous
l'avons dit plus haut.
2. On peut entendre la parole de S. Jean Damascène d'une double manière. Premièrement en la rapportant à la nature humaine. En ce sens, la nature humaine ne peut être une espèce commune qu'en tant qu'elle est abstraite par l'esprit de tout individu, ou en tant qu'elle se trouve chez tous les individus qui en participent. Or il est très vrai que le Fils de Dieu n'a pas pris une nature humaine existant seulement dans l'esprit, car alors il n'aurait pas assumé la réalité de la nature humaine. A moins que l'on ne tienne la nature humaine pour une idée séparée, comme les platoniciens qui posaient l'existence d'un homme sans matière. Mais alors le Fils de Dieu n'aurait pas pris chair, ce qui est opposé à sa parole dans l’Évangile (Lc 24, 39) : "Un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai." De même le Fils de Dieu n'a pas pu s'unir la nature humaine telle qu'elle se trouve dans tous les individus de l'espèce, autrement il se serait uni à tous les hommes. Il faut donc reconnaître, comme le dit un peu plus loin S. Jean Damascène, que le Christ a pris une nature humaine concrète et individuelle, mais qui ne constituait pas un individu, au sens de suppôt ou d'hypostase de cette nature, autre que la personne du Fils de Dieu.
On peut encore entendre la parole
du Damascène en ce sens que l'union des deux natures divine et humaine ne
produit pas une troisième nature, qui serait commune, c'est-à-dire attribuable
à d'autres individus. Et c'est en effet ce que le saint Docteur a voulu dire,
car il ajoute, après le texte allégué : "jamais il n'a été engendré, ni ne
sera engendré un autre Christ, à partir de la divinité et de l'humanité, et
subsistant en elles, qui serait à la fois parfaitement Dieu et parfaitement
homme."
3. Il y a un double
principe de vie corporelle. Un principe efficient, et sous ce rapport le Verbe
de Dieu est principe de toute vie. Et un principe formel ; car " vivre,
pour les vivants, c'est leur être même", dit le Philosophe. De même que
tout être existe formellement par sa forme, de même le corps vit par l'âme. En
ce sens, le Verbe ne peut pas faire vivre le corps, car il ne peut pas être sa
forme.
Objections
:
1. S. Paul écrit (Ph 2, 7) au sujet du Fils de Dieu qu'il a été reconnu comme un homme à son " vêtement " (en latin : habitue).
Mais l'habitue s'ajoute à
celui qui le possède comme un accident ; soit en tant qu'il est l'un des dix
prédicaments ; soit en tant qu'il est une espèce de la qualité. Donc la nature
humaine est unie de façon accidentelle au Fils de Dieu.
2. Tout ce qui appartient à
un être déjà achevé lui est accidentel ; l'accident, c'est en effet ce qui peut
être présent à un être ou lui manquer sans le détruire. Mais la nature humaine
est advenue dans le temps au Fils de Dieu, qui possède toute éternité un être
parfait. Cette union est donc accidentelle.
3. Tout ce qui n'appartient
pas à la nature ou à l'essence d'un être en est l'accident, parce que tout ce
qui est, est ou substance, ou accident. Mais la nature humaine n'appartient pas
à l'essence ou à la nature divine du Fils de Dieu puisque, on l'a dit, l'union
ne se fait pas dans la nature. Elle lui est donc unie accidentellement.
4. Tout instrument est employé de façon accidentelle. Or la nature humaine fut dans le Christ l'instrument de la divinité, selon S. Jean Damascène. Il semble donc qu'il n'y ait eu qu'une union accidentelle entre la nature humaine et le Fils de Dieu.
Cependant : l'accident ne s'attribue pas absolument comme étant quelque chose, mais par manière de quantité, de qualité ou de quelque autre mode d'être. Donc, si la nature humaine était unie accidentellement au Verbe, quand nous disons que le Christ est homme, nous ne lui attribuons pas quelque chose d'absolu, mais une qualité ou une quantité, ou quelque autre mode d'être. Or une telle manière de voir s'oppose à la décrétale du pape Alexandre III qui dit : "Puisque le Christ est Dieu parfait et homme parfait, par quelle téméraire audace certains prétendent-ils que le Christ, en tant qu'homme, n'est pas quelque chose ? "
Réponses : Pour voir clair dans cette question, il faut savoir qu'au sujet du mystère de l'union des deux natures dans le Christ, deux hérésies ont surgi. L'une aboutissait à la confusion des natures : Eutychès et Dioscore prétendirent que les deux natures n'en formaient plus qu'une seule. Ils professèrent donc que le Christ est constitué de deux natures distinctes avant leur union, mais qu'il ne subsiste pas en deux natures, la distinction de celles-ci cessant aussitôt après leur union.
L'autre hérésie fut celle de Nestorius et de Théodore de Mopsueste, qui séparaient les personnes. Ils soutenaient que la personne du Fils de Dieu était autre que celle du Fils de l'homme. A les en croire, ces deux personnes se trouvent unies - 1° par mode d'habitation, en ce sens que le Verbe de Dieu habite dans l'homme comme dans un temple ; 2° par l'unité de sentiment, en ce sens que la volonté de cet homme est toujours conforme à la volonté de Dieu ; 3° selon l'opération, car cet homme est l'instrument du Verbe de Dieu ; 4° du point de vue de la dignité et de l'honneur, car tout honneur rendu au Fils de Dieu, l'est aussi au Fils de l'homme, en vertu de son union au Fils de Dieu ; 5° du point de vue de la communication réciproque de leurs noms, en ce sens que nous appelons cet homme : Dieu et Fils de Dieu. Or, il est bien évident que toutes ces manières d'envisager l'union rendent celle-ci purement accidentelle.
Certains théologiens postérieurs, tout en croyant éviter ces hérésies, y sont tombés par ignorance. Les uns reconnurent une seule personne dans le Christ, mais y placèrent deux hypostases ou deux suppôts, affirmant qu'un homme, composé d'une âme et d'un corps, a été dès le principe de sa conception assumé par le Verbe de Dieu. C'est la première opinion citée par le Maître des Sentences. D'autres, voulant sauver l'unité de personne, ont prétendu que l'âme du Christ n'était pas unie à son corps, mais que tous les deux, pris séparément, se trouvaient unis au Verbe de façon accidentelle ; ce qui évitait d'augmenter le nombre des personnes. C'est la troisième opinion rapportée par le Maître des Sentences au même endroit.
Ces deux opinions reviennent à l'hérésie de Nestorius. La première parce que mettre deux hypostases ou deux suppôts dans le Christ équivaut à mettre en lui deux personnes, nous l'avons dit plus haut. Et si l'on insiste sur la signification spéciale du mot " personne", il faut se rappeler que Nestorius, lui aussi, entendait par unité de personne l'unité de dignité et d'honneur. D'où l'anathème porté par le cinquième concile oecuménique contre celui qui dit qu'il y a " unité de personne sous le rapport de la dignité de l'honneur et de l'adoration, comme l'ont écrit dans leur folie Théodore et Nestorius".
Quant à l'autre opinion, elle rejoint l'erreur de Nestorius qui admettait une union accidentelle. Il n'y a pas de différence entre soutenir que le Verbe de Dieu est uni au Christ homme parce qu'il habite en lui comme dans un temple, ce que disait Nestorius, et soutenir, comme la troisième opinion, que le Verbe est uni à l'homme parce qu'il s'en revêt comme d'un vêtement. Elle a même quelque chose de pire que l'erreur de Nestorius, puisque pour elle le corps et l'âme ne sont pas unis.
La foi catholique tient le juste milieu entre ces positions ; elle n'affirme pas que l'union de Dieu et de l'homme s'est faite dans l'essence et la nature, ni d'une façon accidentelle ; entre ces deux extrêmes, elle professe que l'union s'est faite selon la subsistance ou hypostase. Aussi lit-on dans les Actes du cinquième concile oecuménique : "Comme on a compris cette union de diverses manières, les sectateurs de l'impiété d'Apollinaire et d'Euchychès, partisans de la disparition de ce qui est uni", c'est-à-dire détruisant les deux natures, " parlent d'une union par confusion, et les sectateurs de Théodore et de Nestorius, favorables à la division, introduisent une union provisoire. Mais la sainte Église de Dieu, rejetant l'impiété de ces deux hérésies, confesse l'union du Verbe de Dieu à la chair par composition, c'est-à-dire selon l'hypostase".
Il est donc évident que, parmi les trois opinions rapportées par le Maître des Sentences, la deuxième, qui affirme l'unité d'hypostase entre Dieu et l'homme dans l'Incarnation, ne doit pas être regardée comme une simple opinion, mais comme l'affirmation de la foi catholique. En revanche, la première opinion qui pose deux hypostases, et la troisième qui professe une union accidentelle, ne doivent pas être tenues comme des opinions, mais comme de véritables hérésies condamnées par l'Église dans ses conciles.
Solutions
:
1. Selon S. Jean Damascène
" Il n'est pas nécessaire qu'une comparaison s'applique à son objet
exactement et de toutes manières ; car ce qui est semblable en tout n'est plus
exemplaire mais identique. Et surtout dans l'étude des réalités divines, car il
est impossible de trouver un modèle semblable en tout, aussi bien en
"théologie", où l'on étudie la divinité des personnes, qu'en
"économie", où l'on étudie le mystère de l'Incarnation." Donc,
si l'on compare la nature humaine du Christ à un habitue au sens de
vêtement, ce n'est pas quant à l'union accidentelle, mais en tant que le Verbe
se rend visible par cette nature, à la manière dont un homme nous apparaît par
son vêtement. Et aussi en tant que le vêtement se modifie, c'est-à-dire prend
la forme de celui qui le revêt, et dont la forme n'est pas changée par le
vêtement. C'est ainsi que la nature humaine reçoit une promotion, du fait de
son assomption par le Verbe de Dieu, tandis que le Verbe de Dieu n'est pas
changé lui-même, comme l'explique S. Augustin.
2. Ce qui advient à un être
déjà achevé ne lui est accidentel qu'à la condition que cet être ne lui soit
pas communiqué. Ainsi, lors de la résurrection, le corps ne sera pas réuni à
l'âme déjà existante d'une façon simplement accidentelle, mais il participera à
son être même, puisque le corps n'a de vie que par l'âme. Au contraire, la
blancheur, advenant à un homme, lui est accidentelle car elle possède un être
différent de l'être de l'homme. Or, le Verbe de Dieu possède de toute éternité
un être complet sous le rapport de l'hypostase ou personne ; la nature humaine
lui advient dans le temps, et se trouve unie à lui dans l'unité d'être, non pas
sous le rapport de la nature, comme il arrive pour le corps uni à l'être de
l'âme, mais sous le rapport de l'hypostase ou personne. Aussi faut-il
reconnaître que la nature humaine n'est pas unie accidentellement au Fils de
Dieu.
3. L'être se divise en
substance et accident. Mais la substance possède une double signification,
selon Aristote ; elle désigne soit l'essence ou nature, soit le suppôt ou
hypostase. Pour qu'il n'y ait pas union accidentelle, il suffit donc que
l'union se fasse sous le rapport de l'hypostase, et il n'est pas nécessaire
qu'elle se produise sous le rapport de la nature.
4. Il est bien certain que
tout instrument n'est pas uni dans l'être à l'hypostase de celui qui s'en sert,
ainsi la hache ou le glaive. Mais rien n'empêche que ce qui se trouve élevé
jusqu'à l'unité de l'hypostase se comporte à la manière d'un instrument, comme
le corps de l'homme ou ses membres. Nestorius prétendait que la nature humaine
est assumée par le Verbe à la manière d'un instrument qui ne participerait pas
à l'unité de l'hypostase. Et c'est pourquoi il n'admettait pas que l'homme,
dans le Christ, soit vraiment le Fils de Dieu, mais seulement son instrument.
Aussi S. Cyrille écrit-il dans sa lettre aux moines d'Égypte : "L'Écriture
ne regarde pas cet Emmanuel (entendez le Christ) comme un simple instrument,
mais comme un Dieu vraiment hominisé", c'est-à-dire devenu homme. Quant au
Damascène, dans le texte allégué, c'est comme un instrument participant à
l'unité de l'hypostase, qu'il considère la nature humaine dans le Christ.
Objections
:
1. Rien de créé ne peut se
trouver, en Dieu, parce que tout ce qui est en Dieu est Dieu. Mais cette union
est en Dieu, puisque Dieu lui-même est uni à la nature humaine. Il ne semble
donc pas que cette union soit quelque chose de créé.
2. En toute chose, c'est la
fin qui est le plus important. Or la fin de l'union, c'est l'hypostase ou
personne divine à laquelle se termine l'union. Il semble donc que l'on doive
juger de l'union surtout d'après la condition de l'hypostase divine, laquelle
est incréée. Par suite, l'union elle-même ne saurait être quelque chose de
créé.
3. Ce que l'on attribue à l'effet doit être à plus forte raison attribué à la cause, dit Aristote. Mais dans le Christ, l'homme est dit Créateur à cause de l'union. A plus forte raison, par conséquent, devra-t-on reconnaître que l'union elle-même n'est pas quelque chose de créé, mais le Créateur.
Cependant : tout ce qui a un commencement dans le temps est créé. Or cette union n'est pas éternelle, mais a commencé dans le temps. Elle est donc quelque chose de créé.
Conclusion
:
L'union dont nous parlons consiste en une certaine relation entre la nature divine et la nature humaine, résultat de leur conjonction en l'unique personne du Fils de Dieu. Or, nous l'avons dit dans la première Partie, toute relation entre Dieu et la créature est réelle dans la créature, parce qu'elle provient d'un changement opéré en celle-ci ; mais en Dieu elle n'est qu'une relation de raison, parce qu'elle ne suppose en lui aucun changement. Il faut donc admettre que l'union dont nous parlons n'est pas réelle en Dieu, mais seulement de raison, tandis qu'elle est réelle dans la nature humaine, puisque celle-ci est une créature. Et c'est pourquoi l'on doit dire qu'elle est quelque chose de créé.
Solutions
:
1. Cette union, en Dieu,
n'est pas réelle, mais seulement de raison. Car nous disons que Dieu est uni à
la créature parce que dans la réalité la créature se trouve unie à Dieu, sans
aucun changement en lui.
2. La nature de la
relation, comme celle du mouvement, est déterminée par son terme ou sa fin ;
mais son existence dépend du sujet en lequel elle se trouve. Et puisque l'union
n'a d'existence réelle que dans la nature créée, il s'ensuit qu'elle possède un
être créé.
3. L'homme, dans le Christ,
est appelé Dieu en raison de l'union dont le terme est l'hypostase divine. Mais
il ne s'ensuit pas que l'union elle-même soit le Créateur ou Dieu, car la
qualification de créé se rapporte plutôt à l'existence même de la relation qu'à
sa nature ou à son essence.
Objections
:
1. Les relations, comme les
mouvements, sont spécifiées par leur terme. Mais le terme de l'assomption est
le même que celui de l'union : c'est l'hypostase divine. Il ne semble donc pas
qu'il y ait entre elles de différence.
2. Dans le mystère de
l'Incarnation, il paraît y avoir identité entre ce qui unit et ce qui assume,
entre ce qui est uni et ce qui est assumé. Mais l'union et l'assomption
résultent de l'action et de la passion considérées soit dans ce qui unit et ce
qui est uni, soit dans ce qui assume et ce qui est assumé. L'union semble donc
identique à l'assomption.
3. S. Jean Damascène écrit : "L'union signifie seulement la conjonction, sans déterminer encore son terme. Tandis que l'hominisation et l'Incarnation déterminent le terme auquel aboutit la conjonction. Mais pareillement l'assomption ne détermine pas l'aboutissement de la conjonction." Il paraît donc bien que l'union et l'assomption sont identiques.
Cependant : on dit de la nature divine qu'elle est unie, on ne dit pas qu'elle est assumée.
Conclusion
:
Comme nous venons de le dire, l'union implique une relation entre la nature divine et la nature humaine, selon qu'elles se rejoignent en une personne unique. Or, toute relation qui commence dans le temps provient d'un changement. Le changement comporte action et passion. Ainsi donc, la première et principale différence entre l'union et l'assomption consiste en ceci : l'union implique la relation elle-même, tandis que l'assomption implique l'action si nous parlons de celui qui assume, ou la passion si nous parlons de ce qui est assumé.
De cette première différence en dérive une deuxième. L'assomption signifie un devenir, au lieu que l'union signifie le fait accompli. Il en résulte que nous pouvons dire de celui qui réalise l'union, qu'il est uni, mais non, de celui qui assume, qu'il est assumé. En effet, la nature humaine, considérée au terme de son assomption à l'hypostase divine, possède une signification concrète, que l'on traduit en l'appelant homme ; et c'est pourquoi nous disons avec vérité que le Fils de Dieu, unissant à lui la nature humaine, est homme. Au contraire, la nature humaine, considérée en elle-même, c'est-à-dire abstraitement, est signifiée comme assumée ; or nous ne pouvons pas dire que le Fils de Dieu est la nature humaine.
Une troisième différence vient de ce que la relation, surtout la relation d'équivalence, se réfère indifféremment à l'un ou l'autre de ses termes ; l'action et la passion, au contraire, se réfèrent diversement à l'agent ou au patient, et aux différents termes. Et c'est pourquoi l'assomption suppose un point de départ et un point d'arrivée qui dit assomption dit qu'un être est comme pris par un autre, qui l'attire à soi. Mais l'union ne précise rien de tout cela. D'où l'on peut dire indifféremment que la nature divine est unie à la nature humaine et réciproquement. Mais on ne peut pas dire que la nature divine est assumée par la nature humaine ; le contraire seul est vrai ; car la nature humaine s'est jointe à la personnalité divine de manière que la personne divine subsiste dans la nature humaine.
Solutions
:
1. Comme on l'a dit au
cours de l'article, l'union et l'assomption ne se réfèrent pas de la même
manière à leur terme.
2. Le facteur de l'union et
le facteur de l'assomption ne sont pas tout à fait identiques. Car toutes les
personnes divines concourent à l'union, mais non à l'assomption. La personne du
Père a uni la nature humaine au Fils et non pas à elle-même ; et c'est pourquoi
on dit qu'elle unit, et non qu'elle assume, au sens de prendre pour elle-même.
De même, il n'y a pas identité entre ce qui est uni et ce qui est assumé,
puisque la nature divine peut être dite unie et non pas assumée.
3. L'assomption précise
pour qui est faite l'union du côté de celui qui assume, puisque assumer
signifie Prendre pour soi. L'Incarnation et l'humanisation précisent ce qui est
assumé : la chair ou la nature humaine. L'assomption diffère donc
conceptuellement et de l'union, et de l'Incarnation ou humanisation.
Objections
:
1. Ce qui est uni n'atteint
pas aussi parfaitement la raison d'unité que ce qui est un, du fait qu'on est
dit uni par participation, et non par essence. Or, dans les réalités créées, il
n'est pas impossible de trouver un être qui soit purement et simplement un ;
comme on le voit surtout avec l'unité qui est principe du nombre. L'union dont
nous parlons ne possède donc pas le maximum d'unité.
2. L'union est d'autant
plus faible que ses éléments sont plus éloignés l'une de l'autre. Or les
éléments de l'union hypostatique, nature divine et nature humaine, sont à une
distance infinie l'une de l'autre. Une telle union est donc la plus faible.
3. L'union aboutit à quelque chose d'un. Mais par l'union en nous de l'âme et du corps se trouve réalisé un être qui est un à la fois sous le rapport de la personne et de la nature ; tandis que l'union de la nature divine et de la nature humaine ne constitue un être un que sous le rapport de la personne. L'union de l'âme et du corps est donc plus étroite que celle de la nature divine et de la nature humaine.
Cependant : S. Augustin affirme " L'homme est plus intimement uni au Fils, que le Fils au Père." Mais le Fils est uni au Père par l'unité de leur essence, l'homme est uni au Fils par l'union de l'Incarnation. Donc l'union de l'Incarnation est plus parfaite que l'unité de l'essence divine, laquelle pourtant réalise une souveraine unité ; et par conséquent l'union de l'Incarnation implique le maximum d'unité.
Conclusion
:
L'union implique la conjonction de divers éléments en une réalité unique. L'union de l'Incarnation peut donc être envisagée d'une telle manière : soit du point de vue des éléments unis, soit du point de vue de la réalité en laquelle ils sont unis. Sous ce dernier rapport, l'union de l'Incarnation l'emporte sur toutes les autres unions, car l'unité de la personne divine, en laquelle sont unies les deux natures, est la plus grande qui soit. Mais elle n'a pas la prééminence du côté des composants de l'union.
Solutions
:
1. L'unité de la personne
divine est plus grande que l'unité numérique, principe du nombre. Car l'unité
de la personne divine est une unité subsistante, non reçue dans un autre être
par participation, complète en elle-même, et possédant en soi tout ce qui
relève du concept d'unité. Il ne lui appartient pas d'être partie, comme à
l'unité numérique qui est partie du nombre et qui se trouve participée par les
réalités sujettes au nombre. Aussi, à cet égard, l'union de l'Incarnation
l'emporte sur l'unité numérique, en raison de l'unité de la personne, mais non
pas en raison de la nature humaine ; car cela n'est pas l'unité de la personne
divine : elle lui est seulement unie.
2. L'objection vaut du
point de vue des éléments unis, non pas sous le rapport de la personne en
laquelle se fait l'union.
3. L'unité de la personne
divine est plus grande que l'unité de personne et de nature en nous. C'est
pourquoi l'union de l'Incarnation l'emporte sur l'union de l'âme et du corps.
4. Quant à l'argument en
sens contraire, opposé aux objections précédentes, il suppose faussement
que l'union de l'Incarnation est plus grande que l'unité essentielle des
personnes divines. Le texte de S. Augustin ne doit pas s'entendre en ce sens
que la nature humaine est davantage dans le Fils de Dieu que celui-ci n'est
dans le Père. Elle l'est beaucoup moins. Mais, sous un certain rapport, elle
l'est davantage, en tant que l'homme est dans le Fils plus que le Fils n'est
dans le Père, c'est-à-dire en tant que lorsque je dis " l'homme", ce
mot désigne le Christ aussi bien que lorsque je dis : "le Fils de
Dieu". Tandis qu'il n'y a pas identité de suppôt entre le Père et le Fils.
Objections
:
1. La grâce est un
accident, comme on l'a vu dans la deuxième Partie. Mais on a montré plus haut
que l'union de la nature humaine à la nature divine ne s'est pas réalisée par
accident. Il apparaît donc que l'union de l'Incarnation n'a pas été réalisée
par la grâce.
2. Le siège de la grâce,
c'est l'âme. Mais, dit S. Paul (Col 2, 9) : "Dans le Christ habite
corporellement la plénitude de la divinité." Il apparat donc que cette
union n'a pas été réalisée par la grâce.
3. Tous les saints sont unis à Dieu par la grâce. Donc, si l'union de l'Incarnation a été réalisée par la grâce, il semble que le Christ n'est pas appelé Dieu en un autre sens que les autres saints hommes.
Cependant : il y a cette affirmation de S. Augustin : "Cette grâce qui fait de tout homme un chrétien dès qu'il a commencé à croire, c'est la grâce qui a fait de cet homme le Christ, dès qu'il a commencé d'être." Mais cet homme est devenu le Christ par son union à la nature divine. Donc cette union a été réalisée par la grâce.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie, " grâce " se dit en deux sens. D'une part elle signifie la volonté de Dieu donnant gratuitement quelque chose ; d'autre part elle signifie le don lui-même fait gratuitement par Dieu. Or, la nature humaine a besoin de la volonté miséricordieuse de Dieu pour être élevée jusqu'à lui, car c'est au-dessus des capacités de sa nature. Et cette surélévation est double ; tantôt elle affecte l'opération par laquelle les saints connaissent et aiment Dieu ; tantôt elle affecte l'être personnel ; c'est le cas particulier du Christ, dont la nature humaine est assumée pour qu'il devienne la personne du Fils de Dieu. Il est évident que, pour parfaire l'opération, la faculté doit être elle-même surélevée par une disposition habituelle ; pour qu'une nature existe dans son suppôt, au contraire, il n'est nullement besoin d'une telle disposition.
Concluons donc : si par grâce on entend la volonté de Dieu dispensant quelque don gratuit ou accordant à quelqu'un son agrément ou sa bienveillance, il est très vrai que l'union de l'Incarnation se fait par grâce, comme l'union des saints à Dieu par la connaissance et l'amour. Mais si l'on entend par grâce le don gratuit de Dieu, alors le fait pour la nature humaine d'être unie à la personne divine peut être appelé une grâce, puisqu'il n'a été précédé d'aucun mérite ; mais on ne peut admettre qu'une telle union se soit faite par le moyen d'une grâce habituelle.
Solutions
:
1. La grâce, considérée
comme un accident, est une certaine ressemblance de la divinité, participée par
l'homme. Mais on ne peut pas dire que, par l'Incarnation, la nature humaine
participe d'une ressemblance avec la nature divine. Il faut dire qu'elle est
unie à la nature divine elle-même en la personne du Fils. Or la réalité
l'emporte sur la ressemblance participée de cette même réalité.
2. La grâce habituelle existe seulement dans l'âme. Mais la grâce ou le don gratuit de Dieu qui consiste à être uni à une personne divine, appartient à toute la nature humaine, composée de l'âme et du corps. Et pour cette raison il est dit que la plénitude de la divinité habite corporellement dans le Christ, parce que la nature divine est unie non seulement à l'âme, mais aussi au corps.
Cependant on pourrait dire aussi qu'elle habite dans le Christ corporellement, pour l'opposer aux sacrements de la loi ancienne, qui sont " l'ombre des réalités à venir, tandis que le corps, ou la réalité, c'est le Christ " (Col 2, 17).
Certains expliquent encore que la
divinité est dite habiter corporellement dans le Christ parce qu'elle s'y
trouve de trois manières, de même que le corps a trois dimensions. Elle s'y
trouve en effet d'abord par essence, présence et puissance, comme chez toutes
les créatures ; en outre, par la grâce sanctifiante, comme chez les saints ;
enfin par l'union personnelle qui est propre au Christ.
3. Cela donne la réponse à
la dernière objection : l'union du Christ à Dieu ne se fait pas seulement par
la grâce habituelle, comme chez les autres saints ; mais elle se fait selon
l'hypostase ou personne.
Objections
:
1. Sur le Psaume (33, 22) :
"Que ta miséricorde soit sur nous comme notre espoir est en toi", la
Glose donne cette interprétation : "Ceci fait allusion au désir de
l'Incarnation chez les prophètes, et au mérite qui en obtint
l'accomplissement." Donc l'Incarnation est objet de mérite.
2. Lorsqu'on mérite quelque
chose, on mérite ce qui est nécessaire pour l'obtenir. Or, les anciens Pères
méritaient la vie éternelle, à laquelle ils ne pouvaient parvenir que par
l'Incarnation, comme dit S. Grégoire : "Ceux qui sont venus en ce monde
avant la venue du Christ, quelle que fût la valeur de leur justice, ne
pouvaient aucunement, sortis de leur corps, être accueillis aussitôt dans le
sein de la patrie céleste, parce qu'il n'était pas encore venu, celui qui établirait
les âmes des justes dans leur séjour perpétuel". Il semble donc qu'ils ont
mérité l'Incarnation.
3. On chante de la Bienheureuse Vierge : "Elle a mérité de porter le Seigneur de tous", ce qui s'est fait par l'Incarnation. Donc celle-ci est objet de mérite.
Cependant : S. Augustin déclare" Quiconque aura trouvé dans notre Chef des mérites qui aient précédé sa génération sans pareille, qu'il cherche en nous, ses membres, des mérites qui aient précédé nos innombrables régénérations ! " Mais notre génération n'est précédé d'aucun mérite selon S. Paul (Tt 3, 5) : "Ce n'est pas à cause d'oeuvres de justice que nous aurions accomplies par nous-mêmes, mais selon sa miséricorde qu'il nous a sauvés par le bain de la régénération." Donc aucun mérite non plus n'a précédé la génération du Christ.
Conclusion
:
En ce qui concerne le Christ lui-même, il est évident, d'après ce que nous avons déjà dit qu'aucun de ses mérites n'a pu précéder l'union hypostatique. Nous ne prétendons pas en effet, comme Photin, qu'il fut d'abord un homme ordinaire et qu'ensuite, par le mérite d'une vie sainte, il obtint d'être le Fils de Dieu. Nous tenons que, dès le début de sa conception, cet homme-là fut vraiment le Fils de Dieu, comme n'ayant d'autre hypostase que celle du Fils de Dieu, selon S. Luc (1, 35) : "L'être saint qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu." C'est pourquoi toute activité de cet homme-là est consécutive en lui à l'union. Aucune de ses actions n'a donc pu mériter cette union.
Bien moins encore les oeuvres d'un autre homme, quel qu'il soit, n'ont pu mériter en stricte justice l'union de l'Incarnation. - 1° Parce que les oeuvres méritoires de l'homme sont ordonnées à la béatitude, qui est la récompense de la vertu et consiste dans la pleine jouissance de Dieu. Or l'union de l'Incarnation, qui se réalise en l'être personnel du Verbe, dépasse l'union de l'esprit bienheureux à Dieu, qui s'opère par un acte de l'élu. - 2° Parce que la grâce, étant principe de mérite, ne peut être objet de mérite. Bien moins encore l'Incarnation ne l'est-elle pas, car elle est principe de la grâce selon S. Jean (1, 17) : "La grâce et la vérité nous sont venues par Jésus Christ." - 3° Parce que l'incarnation du Christ restaure la nature humaine tout entière ; elle ne saurait donc être méritée par un homme particulier, car la bonté d'un homme ordinaire ne peut causer la bonté de toute une nature.
Cependant il est exact que les saints Pères, par leurs désirs et leurs prières, ont mérité l'Incarnation d'un mérite de convenance. Il convenait en effet que Dieu exauce ceux qui lui obéissaient.
Solutions
:
1. Cela répond à la
première objection.
2. Il n'est pas vrai que
toutes les conditions nécessaires pour obtenir la récompense sont objet de
mérite. Certaines conditions, en effet, sont requises préalablement non
seulement à la récompense, mais encore au mérite lui-même, comme la bonté de
Dieu, sa grâce, et la nature de l'homme elle-même. Pareillement, le mystère de
l'Incarnation est principe de mérite car "de la plénitude du Christ nous avons
tous reçu " (Jn 1, 16).
3. On dit que la
Bienheureuse Vierge a mérité de porter le Seigneur de tous, non pas qu'elle ait
mérité l'Incarnation, mais parce que, en vertu de la grâce qui lui était
donnée, elle a mérité un degré de pureté et de sainteté telles qu'elle puisse
être dignement la Mère de Dieu.
Objections
:
1. L'union de l'Incarnation
s'est faite dans la personne et non dans la nature, on l'a vu Il. Mais tout
être est déterminé par son terme. La grâce d'union doit donc être dite
personnelle plutôt que naturelle.
2. Grâce et nature
s'opposent comme les dons gratuits, qui viennent de Dieu, se distinguent des
dons naturels qui viennent d'un principe intrinsèque. Mais deux réalités
opposées ne peuvent être dénommées l'une par l'autre. On ne peut donc pas dire
que la grâce du Christ lui soit naturelle.
3. On appelle naturel ce qui est conforme à la nature. Mais la grâce d'union n'est pas naturelle au Christ, parce que conforme à la nature divine, autrement elle conviendrait aussi aux autres personnes divines. Elle ne lui est pas davantage naturelle parce que conforme à la nature humaine ; car alors elle conviendrait à tous les hommes, qui possèdent la même nature que le Christ. Il semble donc que d'aucune façon la grâce d'union ne soit naturelle au Christ.
Cependant : S. Augustin écrit : "Dans l'assomption de la nature humaine par le Verbe, la grâce, qui rend cet homme impeccable, devient pour lui en quelque sorte naturelle."
Conclusion
:
D'après Aristote, le mot " nature " signifie tantôt la naissance d'un être, tantôt son essence. En sorte qu'une réalité peut être dite naturelle de deux façons. En ce sens qu'elle procède uniquement de ses principes essentiels : ainsi est-il naturel au feu de s'élever. Ou bien on dit qu'une réalité est naturelle à l'homme parce qu'il la possède de naissance. Ainsi est-il écrit (Ep 2, 3) : "Nous étions par nature des fils de colère", et (Sg 12, 10) : "Leur nation est perverse, et la malice leur est naturelle."
Donc la grâce du Christ, grâce d'union ou grâce habituelle, ne peut être dite naturelle au sens où elle serait causée par les principes de la nature humaine. Mais elle peut être dite naturelle en tant qu'elle provient, dans la nature humaine du Christ, de sa propre nature divine qui la cause. Et l'une comme l'autre grâce est naturelle chez le Christ en ce sens qu'il la possède depuis sa naissance ; car, dès le premier instant de sa conception, la nature humaine fut unie à la personne divine, et l'âme du Christ fut remplie du don de la grâce.
Solutions
:
1. Bien que l'union ne se
soit pas faite dans la nature, elle est cependant produite par la puissance de
la nature divine, laquelle est vraiment la nature du Christ. De plus elle
appartient au Christ dès sa naissance.
2. Nous n'appliquons pas au
Christ sous le même rapport les mots " grâce " et "
naturel". Nous parlons de grâce pour désigner ce qui n'est pas objet de
mérite ; mais nous disons que cette grâce est naturelle, parce qu'elle provient
dans l'humanité du Christ de la puissance de sa nature divine, et qu'il la
possède dès sa naissance.
3. La grâce d'union n'est pas naturelle au Christ selon la nature humaine, comme si elle dérivait des principes de cette nature. Et c'est pourquoi il ne faut pas qu'elle convienne à tous les hommes. Elle lui est cependant naturelle sous ce rapport de la nature humaine, parce qu'elle lui appartient dès sa naissance : le Christ, parce qu'il a été conçu du Saint-Esprit, fut à la fois par nature fils de Dieu et fils de l'homme. Mais la grâce d'union est naturelle au Christ sous le rapport de la nature divine qui en est la cause. Il convient d'ailleurs à toute la Trinité d'être le principe actif de cette grâce.
1. Assumer convient-il à une
personne divine ? - 2. Assumer convient-il à la nature divine ? - 3. La nature
peut-elle assumer, abstraction faite de la personnalité ? - 4. Une personne
divine peut-elle assumer sans une autre ? - 5. N'importe quelle personne divine
peut-elle assumer ? - 6. Plusieurs personnes peuvent-elles assumer une seule
nature ? - 7. Une seule personne peut-elle assumer deux natures ? - 8.
Convenait-il à la personne du Fils, plutôt qu'à une autre personne divine,
d'assumer la nature humaine ?
Objections
:
1." Personne divine
" signifie un être très parfait. Or, à ce qui est parfait on ne peut rien
ajouter. Donc, puisque assumer c'est prendre pour soi, en sorte que ce qui est
assumé s'ajoute à ce qui assume, il parait qu'il ne convient pas à une personne
divine d'assumer une nature créée.
2. Le terme de l'assomption
se communique de quelque façon à la réalité assumée ; ainsi la dignité se
communique à ce qui est assumé en vue de la dignité. Mais, par définition, la
personne est incommunicable, on l'a dit dans la première Partie. Donc il ne
convient pas à une personne divine d'assumer, c'est-à-dire de prendre pour soi.
3. La nature est constitutive de la personne. Mais il est contradictoire que le constitué assume le constituant, car l'effet n'agit pas sur sa cause.
Cependant : d'après S. Augustin, le Fils unique de Dieu " a pris en sa personne la forme, c'est-à-dire la nature, de l'esclave". Or le Fils unique de Dieu est une personne. Il revient donc de façon tout à fait propre à la personne de prendre la nature, c'est-à-dire de l'assumer.
Réponse Le mot " assomption " implique deux éléments le principe de l'acte et son terme. Or la personne est à la fois principe et terme de l'assomption. Elle est principe, car agir appartient en propre à la personne, et l'assomption de la chair a été réalisée par une action divine. Pareillement, la personne est encore le terme de cette prise de possession, parce que, nous l'avons dit, l'union s'est faite dans la personne, non dans la nature. Il est donc évident qu'assumer la nature revient de façon tout à fait propre à la personne.
Solutions
:
1. Puisque la personne
divine est infinie, rien ne peut lui être ajouté. Et c'est pourquoi S. Cyrille
écrit : "Nous n'admettons pas un mode d'union qui serait une juxtaposition."
Ainsi, dans l'union de l'homme à Dieu par la grâce d'adoption, rien n'est
ajouté à Dieu, mais le divin est communiqué à l'homme, si bien que ce n'est pas
Dieu, mais l'homme, qui en est perfectionné.
2. La personne est dite
incommunicable, en ce sens qu'elle ne peut être attribuée à plusieurs suppôts.
Mais rien n'empêche que plusieurs qualités soit attribuées à la personne.
Aussi, que la personne soit communiquée de façon à subsister en plusieurs
natures, cela ne va pas contre sa raison de personne. Déjà, dans une personne
créée, plusieurs natures peuvent se rencontrer par accident : ainsi la quantité
et la qualité dans la personne d'un seul homme. Il appartient en propre à la
personne divine, en raison de son infinité, de réaliser en elle une convergence
de natures, non pas par accident, mais sous le rapport de la subsistance.
3. On l'a déjà dit la
nature humaine ne constitue pas la personne divine de façon absolue ; elle la
constitue seulement selon que cette personne reçoit son nom d'une telle nature.
Elle ne donne pas au Fils de Dieu l'être pur et simple, puisqu'il existe de
toute éternité, elle lui donne seulement d'être homme. Au contraire, la nature
divine constitue absolument la personne divine, et c'est pourquoi on ne dit pas
que la personne divine assume la nature divine, mais la nature humaine.
Objections
:
1. On l'a vu, assumer
signifie prendre pour soi. Mais la nature divine n'a pas pris pour elle la
nature humaine, parce que l'union ne s'est pas faite dans la nature mais dans
la personne, on l'a vu aussi. Ce n'est donc pas à la nature divine d'assumer la
nature humaine.
2. La nature divine est
commune aux trois personnes. Donc, s'il convient à la nature d'assumer, il
s'ensuivra que cela conviendra aux trois personnes. Et ainsi le Père a assumé
la nature humaine, comme le Fils. Ce qui est faux.
3. Assumer, c'est agir. Or, agir convient à la personne, non à la nature, qui désigne plutôt le principe par lequel l'agent agit. Assumer ne convient donc pas à la nature.
Cependant : S. Augustin dit : "Cette nature qui demeure toujours engendrée par le Père", c'est-à-dire qui est reçue du Père par la génération éternelle, " a pris notre nature sans le péché".
Conclusion
:
Nous l'avons déjà dit, le mot assomption implique deux éléments : le principe de l'acte et son terme. Or être principe d'assomption convient à la nature divine en elle-même, car c'est par sa puissance que l'assomption s'est réalisée. Au contraire, être terme de l'assomption ne convient pas à la nature divine en elle-même, mais seulement en raison de la personne en qui on la considère. Aussi, premièrement et en toute rigueur de terme, est-ce la personne qui assume ; mais on peut dire secondairement que la nature aussi assume pour sa propre personne une autre nature.
Et c'est en ce sens que l'on parle de nature incarnée, non qu'elle se soit changée en chair, mais parce qu'elle a assumé une nature charnelle. De là cette parole du Damascène : "Nous confessons, avec les bienheureux Athanase et Cyrille, que la nature divine s'est incarnée."
Solutions
:
1. Dans l'expression "
prendre pour soi", le mot " soi " est réfléchi et se rapporte au
sujet lui-même ou suppôt. Or, la nature divine est identique à ce suppôt qu'est
la personne du Verbe. C'est pourquoi quand la nature divine unit la nature
humaine à la personne du Verbe, on peut dire qu'elle prend pour soi cette
nature. Mais s'il est vrai que le Père unit la nature humaine à la personne du
Verbe, cependant, de ce fait, il ne la prend pas pour soi ; car le Père et le
Fils sont deux suppôts différents. Aussi, à proprement parler, ne peut-on pas
dire que le Père assume la nature humaine.
2. Ce qui convient à la
nature divine, en raison de ce qu'elle est, convient aux trois personnes, comme
la bonté, la sagesse, etc. Mais l'assomption ne lui convient qu'en raison de la
personne du Verbe, et c'est pourquoi elle appartient seulement à cette
personne.
3. De même qu'en Dieu il y
a identité entre " ce qui est " et " ce par quoi il est",
de même y a-t-il en lui identité entre " ce qui agit " et " ce
par quoi il agit", parce que tout ce qui agit le fait en tant qu'il est de
l'être. La nature divine est donc à la fois ce par quoi Dieu agit, et Dieu
lui-même agissant.
Objections
:
1. On vient de le dire :
s'il convient à la nature d'assumer, c'est en raison de la personne. Mais ce
qui convient à une réalité en raison d'une autre ne peut lui convenir encore
lorsque le corps, lorsque cette réalité est supprimée ; ainsi le corps, visible
en raison de la couleur, ne l'est plus sans elle. Donc, si l'intelligence fait
abstraction de la personnalité, la nature ne peut l'assumer.
2. L'assomption, on l'a
dit, implique le terme de l'union. Or l'union ne peut se faire dans la nature,
mais seulement dans la personne. Abstraction faite de la personne, la nature
divine ne peut donc pas assumer.
3. On a dit dans la première Partie que, dans la divinité, si l'on abstrait la personnalité, il ne reste rien. Mais celui qui assume est quelque chose de réel. C'est donc que, sans la personnalité, la nature divine ne peut assumer.
Cependant : la personnalité, en Dieu, représente une triple propriété personnelle, à savoir la paternité, la filiation et la procession, comme on l'a vu dans la première Partie. Or, si l'on abstrait par l'intelligence ces trois propriétés, il reste encore la toute-puissance de Dieu, par laquelle s'est faite l'Incarnation, selon cette parole de l'Ange (Lc 1, 37) : "Il n'est rien d'impossible à Dieu." Il semble donc que, même si l'on enlève la personnalité, la nature divine peut assumer.
Conclusion
:
L'intellect a un double rapport avec le divin. Premièrement, pour connaître Dieu tel qu'il est. Et de cette manière, il est impossible de délimiter quelque chose chez Dieu en l'isolant d'autre chose, car tout ce qui est en Dieu est un, sauf la distinction des personnes ; cependant, si l'une d'elles est enlevée, l'autre l'est également, car elles ne se distinguent que par leurs relations, qui sont forcément simultanées.
Mais l'intellect a un autre rapport avec le divin, connaissant Dieu non pas tel qu'il est, mais à sa manière à lui, c'est-à-dire en considérant de façon multiple et divisée ce qui en Dieu est un. De cette manière, notre intellect peut saisir la bonté, la sagesse divine et les autres attributs essentiels, comme la paternité ou la filiation. A cet égard, en faisant abstraction de la personnalité par notre intellect, nous pouvons comprendre que la nature assume.
Solutions
:
1. En Dieu il y a identité
entre " ce par quoi il est " et " ce qu'il est". Donc, tout
ce que l'on attribue à Dieu par abstraction, et que l'on considère séparément
du reste, est nécessairement quelque chose de subsistant. Par conséquent, c'est
une personne, puisqu'un tel attribut appartient à une nature intellectuelle.
Dès lors, de même qu'en posant en Dieu les propriétés personnelles, nous
pouvons parler de trois personnes, de même, en abstrayant par l'intelligence
ces mêmes propriétés, il nous reste encore à considérer la nature divine comme
subsistante et personnelle. De cette manière, on comprend qu'elle puisse
assumer la nature humaine en raison de sa subsistance ou de sa personnalité.
2. Même si l'intellect
isole les personnalités des trois personnes, il reste encore dans l'intellect
un Dieu personnel unique, ainsi que les Juifs le comprennent. A cette personne
l'assomption peut se terminer, tout aussi bien qu'à la personne du Verbe.
3. Lorsque, par
l'intellect, on fait abstraction de la personnalité, on dit que rien ne reste
en Dieu lorsque cette abstraction est faite par mode de séparation, comme s'il
y avait une diversité entre le sujet de la relation et la relation elle-même ;
or tout ce que l'on considère en Dieu, on le considère comme un suppôt
subsistant. Cependant on peut considérer certains attributs de Dieu sans les
autres, non par mode de séparation, mais de la façon présentée dans la Réponse.
Objections
:
1. Il semble impossible
qu'une personne assume la nature créée sans qu'une autre personne l'assume. En
effet, " les oeuvres de la Trinité sont indivises " selon S.
Augustin. De même en effet qu'il n'y a pour les trois personnes qu'une seule
essence, de même aussi n'y a-t-il pour elles qu'une seule opération. Mais
assumer est une opération. Elle ne peut donc convenir à une personne divine
sans convenir à une autre.
2. Nous disons que la personne du Fils est incarnée, et nous le disons aussi bien de sa nature car, selon S. Jean Damascène, " toute la nature divine s'est incarnée en l'une de ses hypostases".
Mais la nature est commune aux
trois personnes ; donc aussi l'assomption.
3. De même que la nature humaine dans le Christ est assumée par Dieu, de même les hommes sont assumés par lui en vertu de la grâce. C'est ainsi que S. Paul dit d'un homme (Rm 14, 3) : "Dieu l'a assumé." Mais cette assomption est l'oeuvre commune des trois personnes. Donc aussi celle du Christ.
Cependant : Denys enseigne que le mystère de l'Incarnation appartient à cette théologie selon laquelle on fait une distinction entre ce qui se dit de chacune des personnes divines.
Conclusion
:
Nous l'avons déjà dit l'assomption comporte deux éléments : l'acte de celui qui assume, et le terme de l'assomption. Or, l'acte de celui qui assume procède de la puissance divine, qui est commune aux trois personnes ; mais le terme de l'assomption est la personne, nous l'avons dit. C'est pourquoi ce qui, dans l'assomption, relève de l'agir est commun aux trois personnes ; ce qui au contraire a raison de terme convient à une seule personne et non aux autres. En effet, les trois personnes ont fait que la nature humaine soit unie à la seule personne du Fils.
Solutions
:
1. Cet argument est valable
du côté de l'opération, indépendament de son terme, qui est la personne.
2. On dit que la nature est
incarnée, comme on dit qu'elle assume, en raison de la personne à laquelle se
termine l'union, nous l'avons dit, et non pas en ce sens que l'union est
commune aux trois personnes. On dit encore que " toute la nature divine
est incarnée", non parce que toutes les personnes se seraient incarnées,
mais parce que rien ne manque à la personne incarnée de ce qui fait la
perfection de la nature divine.
3. L'assomption qui se fait
par la grâce d'adoption a pour terme une certaine participation de la nature
divine par assimilation à sa bonté, selon la parole de S. Pierre (2 P 1, 4) :
"Pour que vous deveniez participants de la nature divine..." Et c'est
pourquoi une telle assomption est commune aux trois personnes tant du côté de
son principe que du côté de son terme. Mais l'assomption qui s'accomplit
par la grâce de l'union ne leur est commune que du côté du principe, non du
côté du terme, ainsi qu'on l'a dit dans la Réponse.
Objections
:
1. Il semble qu'aucune
personne divine, autre que celle du Fils, n'ait pu assumer la nature humaine.
Car une telle assomption devait aboutir à ce que Dieu soit fils de l'homme.
Mais il serait incohérent pour le Père ou l'Esprit Saint d'être fils, car cela
aboutirait à la confusion des personnes divines. Donc le Père ou l'Esprit Saint
ne pouvait s'incarner.
2. Par l'incarnation
divine, les hommes ont reçu la filiation adoptive selon S. Paul (Rm 8, 15) :
"Vous n'avez pas reçu un esprit d'esclavage pour retomber dans la crainte,
mais un esprit de fils adoptifs." Mais la filiation adoptive est une
ressemblance participée de la filiation naturelle, qui ne convient ni au Père
ni à l'Esprit Saint, selon cette parole (Rm 8, 29) : "Ceux qu'il a
discernés d'avance, il les a aussi prédestinés à reproduire l'image de son
Fils." Il semble donc qu'aucune personne autre que le Fils ne pouvait
s'incarner.
3. On dit du Fils qu'il est envoyé et engendré par une naissance temporelle, en tant qu'il s'est incarné ; mais il ne convient pas au Père d'être envoyé, de même qu'il ne peut naître, nous l'avons dit dans la première Partie. Donc, au moins la personne du Père ne pouvait s'incarner.
Cependant : tout ce que peut le Fils, le Père peut le faire également. Autrement les trois personnes ne posséderaient pas la même puissance. Or le Fils a pu s'incarner. Donc pareillement le Père et le Saint-Esprit.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, on distingue dans l'assomption l'acte d'assumer et le terme de l'assomption. Le principe de l'acte est, la vertu divine ; le terme est la personne. La vertu divine est commune et se rapporte indifféremment à toutes les personnes, bien que les propriétés personnelles soient différentes. Or, quand une vertu active se porte indifféremment sur plusieurs objets, son action peut se terminer à l'un aussi bien qu'à l'autre ; c'est ce que l'on voit dans les puissances rationnelles qui sont indifférentes à l'égard de deux opposés et dont l'action peut se terminer à l'un ou à l'autre. Ainsi la vertu divine pouvait unir la nature humaine soit à la personne du Père, soit à la personne de l'Esprit Saint, aussi bien qu'à celle du Fils. Et c'est pourquoi le Père et le Saint-Esprit auraient pu s'incarner, comme le Fils.
Solutions
:
1. La filiation temporelle,
selon laquelle le Christ est dit fils de l'homme, ne constitue pas sa personne,
comme la filiation éternelle. Mais elle est une conséquence de sa naissance
temporelle. C'est pourquoi, si de cette manière le nom de fils était appliqué
au Père ou à l'Esprit Saint, il ne s'ensuivait aucune confusion entre les
personnes divines.
2. La filiation adoptive
est une ressemblance participée de la filiation naturelle. Par appropriation,
nous disons qu'elle est produite en nous par le Père, qui est le principe de la
filiation naturelle ; et par le don du Saint-Esprit, qui est l'amour du Père et
du Fils selon l'Apôtre (Ga 4, 6) : "Dieu a envoyé dans vos coeurs l'Esprit
de son Fils, qui crie : Abba, Père " C'est pourquoi le Fils s'étant
incarné, nous recevons la filiation adoptive à l'image de sa filiation
naturelle ; et de même, si le Père s'était incarné, nous recevrions de lui la
filiation adoptive comme du principe de la filiation naturelle ; et si le
Saint-Esprit s'était incarné, nous la recevrions de lui, comme de celui qui est
le lien d'amour entre le Père et le Fils.
3. Il convient au Père,
selon sa génération éternelle, de ne pouvoir naître ; mais cela n'exclut pas la
possibilité d'une naissance temporelle. D'autre part, on dit du Fils qu'il est
" envoyé " dans son incarnation, parce qu'il procède d'une autre
personne. L'Incarnation à elle seule ne suffirait pas à la notion de mission
divine.
Objections
:
1. Il semble que deux
personnes divines ne puissent pas assumer une seule et même nature
individuelle. Car alors, ou il y aurait un seul homme, ou il y en aurait
plusieurs. Or il ne peut pas y en avoir plusieurs ; de même qu'une seule nature
divine en plusieurs personnes ne saurait constituer plusieurs dieux, de même
une seule nature humaine en plusieurs personnes ne saurait constituer plusieurs
hommes. Pareillement, il ne peut y avoir un seul homme, car un seul homme,
c'est " tel " homme, c'est-à-dire une personne unique ; cela
détruirait la distinction des trois personnes divines. Deux ou trois personnes
ne peuvent donc assumer une seule nature humaine.
2. L'assomption, a-t-on
dit, se termine à l'unité de la personne. Mais le Père, le Fils et le
Saint-Esprit ne forment pas une personne unique. Trois personnes ne peuvent
donc assumer une seule nature humaine.
3. Selon S. Jean Damascène et S. Augustin, une des conséquences de l'Incarnation est que tout ce qui se dit du Fils de Dieu se dit aussi du fils de l'homme, et réciproquement. Donc, si les trois personnes assumaient une seule nature humaine, tout ce qui se dit de chacune des trois personnes se dirait également de cet homme-là ; et réciproquement, ce qui serait attribué à cet homme-là pourrait l'être aussi à chacune des trois personnes. Ainsi on pourrait attribuer à cet homme ce qui est propre au Père, à savoir d'engendrer le Fils de toute éternité, et par suite on pourrait l'attribuer également au Fils de Dieu. Cela est inadmissible. Il n'est donc pas possible que les trois personnes divines assument une seule nature humaine.
Cependant : la personne incarnée subsiste en deux natures, la divine et l'humaine. Mais les trois personnes subsistent en une seule nature divine. Elles peuvent donc aussi subsister en une seule nature humaine, de telle sorte qu'une seule nature soit assumée par les trois personnes.
Conclusion
:
Nous l'avons déjà dit, l'union de l'âme et du corps dans le Christ ne forme pas une nouvelle personne ou une seule hypostase, mais une nature assumée en la personne ou hypostase divine. Et cela se fait non par la puissance de la nature humaine, mais par la puissance de la personne divine. Or, telle est la condition des personnes divines que l'une n'exclut pas l'autre de la communion d'une même nature, mais seulement de la communion à une même personnalité. Donc, puisque, selon S. Augustin, il ne faut pas chercher d'autre raison à ce qui s'est fait en ce mystère que la puissance de celui qui l'a produit, il faut plutôt en juger d'après la condition de la personne qui assume que d'après la condition de la nature humaine assumée. C'est pourquoi il n'est pas impossible que deux ou trois personnes divines assument une seule nature humaine.
Cependant, il serait impossible qu'elles assument une seule hypostase ou personne humaine ; comme dit S. Anselme : "Plusieurs personnes ne peuvent assumer un seul et même homme."
Solutions
:
1. Supposons que les
personnes assument une seule nature humaine. Il serait vrai de dire que les trois
personnes seraient un seul homme à cause de l'unité de la nature humaine. De
même qu'il est vrai de dire qu'elles ne sont qu'un seul Dieu à cause de l'unité
de la nature divine." Un seul " n'impliquerait pas l'unité de
personne, mais l'unité de la nature humaine. De ce que les trois personnes font
un seul homme, on ne pourrait conclure à l'unité pure et simple, car rien
n'empêche de dire que des hommes qui sont plusieurs, absolument parlant, ne
font qu'un sous un certain rapport, par exemple quand ils forment un seul
peuple. Comme dit S. Augustin : "L'esprit de l'homme et l'esprit de Dieu
sont divers, mais leur union en fait un seul esprit, selon S. Paul (1 Co 6, 17)
: "Celui qui s'unit à Dieu ne fait avec lui qu'un seul esprit."
"
2. Dans l'hypothèse envisagée,
la nature humaine serait assumée non dans l'unité d'une seule personne, mais
dans l'unité de chacune d'elles ; et de même que la nature divine possède une
unité naturelle en chacune des trois personnes, ainsi la nature humaine, par
l'assomption, ne ferait qu'un avec chacune d'elles.
3. Dans le mystère de
l'Incarnation, il y a communication des propriétés appartenant à la nature ;
car tout ce qui convient à la nature peut être attribué à la personne
subsistant en cette nature, quelle que soit la nature désignée par tel ou tel
nom. Dès lors, dans l'hypothèse où l'on se place, les propriétés de la nature
humaine et celles de la nature divine pourront être attribuées à la personne du
Père ; de même à la personne du Fils et à la personne du Saint-Esprit. Mais ce
qui convient à la personne du Père, à raison même de sa personne propre, ne
saurait convenir à la personne du Fils ou à celle du Saint-Esprit, à cause de
la distinction des personnes, qui demeurerait. On pourrait donc dire : de même
que le Père est inengendré, de même cet homme est inengendré, au sens où les
mots " cet homme " représenteraient la personne du Père. Mais si l'on
continuait à raisonner ainsi : cet homme est inengendré, or le Fils est homme,
dont le Fils est inengendré, on commettrait un sophisme de mots ou un sophisme
d'accident. C'est ainsi que nous disons que Dieu est inengendré, et cependant
nous ne pouvons conclure que le Fils est inengendré, bien qu'il soit Dieu.
Objections
:
1. Il ne semble pas. La
nature assumée dans le mystère de l'Incarnation n'a pas d'autre suppôt que le
suppôt de la personne divine comme on l'a montré précédemment. Par conséquent,
dans l'hypothèse où une seule personne divine assumerait deux natures humaines,
il y aurait un seul suppôt pour les deux natures de même espèce. Cela semble
impliquer contradiction ; car les natures d'une même espèce ne se multiplient
que par la distinction des suppôts.
2. Dans cette même
hypothèse, on ne pourrait pas dire que la personne divine incarnée serait un
homme unique, puisqu'elle n'aurait pas une nature humaine unique. Pareillement,
on ne pourrait parler davantage de plusieurs hommes, puisque plusieurs hommes
sont autant de suppôts distincts et qu'il n'y aurait ici qu'un seul suppôt. Une
telle hypothèse est donc totalement impossible.
3. Dans le mystère de l'Incarnation, toute la nature divine est unie à la nature assumée, et donc à chacune de ses parties. Le Christ est en effet, selon S. Jean Damascène, " Dieu parfait et homme parfait, Dieu total et homme total". Mais deux natures humaines ne peuvent être totalement unies l'une à l'autre ; il faudrait en
effet que l'âme de l'une soit unie au corps de l'autre, et que les deux corps soient ensemble, ce qui amènerait la confusion des natures. Il n'est donc pas possible qu'une seule personne divine assume deux natures humaines.
Cependant : tout ce que le Père peut faire, le Fils le peut aussi. Mais le Père, après l'incarnation du Fils, peut assumer une nature humaine autre numériquement que celle assumée par le Fils ; par l'incarnation du Fils, la puissance du Père ou du Fils n'a été diminuée en rien. Il semble donc qu'après l'incarnation, le Fils puisse assumer une nature humaine en dehors de celle qu'il a déjà prise.
Conclusion
:
Pouvoir faire une chose déterminée et pas davantage, c'est posséder une puissance limitée. Or, la puissance d'une personne divine est infinie et ne peut se limiter à quelque chose de créé. On ne doit donc pas dire qu'en assumant une nature humaine, la personne divine se rend incapable d'en assumer une autre. Ce serait en effet admettre que la personnalité de la nature divine est limitée à ce point par une nature humaine qu'une autre ne puisse être encore assumée par elle. Et cela est impossible, car l'incréé ne peut être renfermé dans le créé. Donc, soit que nous la considérions dans sa puissance qui est principe de l'union, soit que nous la considérions dans sa personnalité qui est terme de l'union, il faut dire que la personne divine, en plus de la nature humaine qu'elle s'est unie, pourrait encore en assumer une autre.
Solutions
:
1. Une nature créée est
accomplie dans son espèce par la forme ; et elle se multiplie par la division
de la matière. C'est pourquoi, si la composition de matière et de forme
constitue un nouveau suppôt, il s'ensuit que la nature se multiplie selon la
multiplication des suppôts. Mais dans le mystère de l'Incarnation, l'union de
la forme et de la matière, c'est-à-dire de l'âme et du corps, ne constitue pas
un nouveau suppôt, on l'a dit plus haut. La nature peut donc être multiple
numériquement, par division de la matière, sans qu'il y ait distinction de
suppôts.
2. Dans l'hypothèse
envisagée, il semble au premier abord qu'il y aurait deux hommes, puisqu'il y aurait
deux natures, sans pourtant qu'il y ait deux suppôts ; de même qu'à l'inverse
trois personnes seraient considérées comme un seul homme, s'il n'y avait qu'une
seule nature humaine assumée. Mais cela ne paraît pas vrai. En effet, on doit
se servir des mots d'après leur signification, et cette signification se trouve
déterminée par l'usage commun. Or jamais un nom concret désignant le sujet
d'une forme quelconque ne se met au pluriel, si ce n'est en raison de la
pluralité des suppôts. C’est ainsi qu'à propos d'un homme qui porte deux
vêtements, on ne parle pas de deux sujets vêtus mais d'un seul, vêtu de deux
habits ; de même celui qui possède deux qualités est qualifié au singulier
selon l'une et l'autre. Précisément, la nature assumée joue, sous un certain
rapport, le rôle d'un vêtement, bien que l'analogie ne soit pas parfaite, on
l'a vue. C'est pourquoi, si une personne divine assumait deux natures humaines,
on devrait parler, du fait qu'il y a un seul suppôt, d'un seul homme ayant deux
natures humaines. Il arrive qu'un grand nombre d'hommes sont dits former un
seul peuple, parce qu'ils sont unis sous un certain rapport, mais non quant à
l'unité de suppôt. Pareillement, si deux personnes divines assumaient une seule
nature humaine, elles formeraient, comme on l'a dit, un seul homme, non pas à
cause de l'unité de suppôt, mais en tant qu'elles se rejoignent dans une
certaine unité.
3. La nature divine et la
nature humaine ne se rapportent pas dans le même ordre à une personne
divine". En premier lieu et par soi, il appartient à la nature divine
d'être rapportée à la personne avec laquelle elle ne fait qu'un de toute
éternité. Tandis que la nature humaine se rapporte à la personne divine
postérieurement, du fait de son assomption dans le temps par cette personne, et
le résultat de cette assomption n’est pas que la nature s'identifie à la
personne, mais bien que la personne subsiste en la nature. En effet, le Fils de
Dieu est sa propre déité, mais il n'est pas son humanité. Dès lors, pour que la
nature humaine soit assumée par la personne divine, il faut que la nature
divine soit unie personnellement à toute la nature assumée, c'est-à-dire à
toutes ses parties. Mais s'il y avait deux natures assumées, la relation de
l'une et de l'autre à la personne divine serait uniforme, et l'une n'assumerait
pas l'autre. Par suite, il ne faudrait pas que l'une d'elles soit unie à
l'autre, c'est-à-dire que toutes les parties de l'une soient unies à toutes les
parties de l'autre.
Objections
:
1. Par le mystère de
l'Incarnation, les hommes sont conduits à la véritable connaissance de Dieu
selon cette parole (Jn 18, 37) : "je suis né et je suis venu dans le monde
pour rendre témoignage à la vérité." Mais, pour beaucoup, l'incarnation de
la personne du Fils de Dieu a été un obstacle à la connaissance véritable de
Dieu, parce qu'ils attribuaient les propriétés de la nature humaine à la
personne même du Fils. Ainsi Arius a-t-il prétendu que les personnes étaient
inégales, pour cette raison que Jésus dit en S. Jean (14, 28) : "Le Père
est plus grand que moi." Or, cette erreur ne se serait pas produite si la
personne du Père s'était incarnée : personne en effet n'aurait pensé à juger le
Père inférieur au Fils. Il était donc préférable, semble-t-il, que la personne
du Père s'incarne, plutôt que la personne du Fils.
2. L'Incarnation semble
devoir aboutir à une nouvelle création de la nature humaine selon l'épître aux
Galates (6, 15 Vg) : "Dans le Christ Jésus la circoncision n'est rien, ni
l'incirconcision ; il s'agit d'être une créature nouvelle." Mais le
pouvoir de créer appartient par appropriation au Père. Il aurait donc été plus
indiqué que le Père s'incarne, de préférence au Fils.
3. L'Incarnation est ordonnée à la rémission des péchés selon la parole (Mt 1, 21) : "Tu lui donneras le nom de Jésus, car il sauvera son peuple de leurs péchés." Or la rémission des péchés est attribuée au Saint-Esprit, selon cette parole (Jn 20, 22) : "Recevez le Saint-Esprit : ceux à qui vous remettrez leurs péchés, ils leur seront remis." S'incarner convenait donc à la personne du Saint-Esprit, plutôt qu'à celle du Fils.
Cependant : S. Jean Damascène écrit : "Dans le mystère de l'Incarnation ont été manifestées la sagesse et la puissance de Dieu ; sa sagesse, car il a su donner la solution la meilleure à la situation la plus difficile ; sa puissance, car d'un vaincu il a fait un vainqueur." Mais la puissance et la sagesse appartiennent par appropriation au Christ, puisque S. Paul écrit (1 Co 1, 24) : "Le Christ puissance de Dieu et sagesse de Dieu." Il était donc convenable que la personne du Fils s'incarnât.
Conclusion
:
Il convenait parfaitement à la personne du Fils de s'incarner.
1° Du point de vue de l'union. Il convient que celle-ci se réalise entre semblables. Or la personne du Fils, qui est le Verbe de Dieu, possède une relation commune avec toute créature. Le verbe ou la conception de l'artiste, en effet, est l'image exemplaire de ses oeuvres. Aussi le Verbe de Dieu, qui est son concept éternel, est aussi l'image exemplaire de toute la création. Puisque, en participant de cette image, les créatures sont constituées dans leurs espèces propres, tout en étant changeantes et corruptibles, il était normal que, par l'union personnelle au Verbe, et non plus seulement par simple participation, la créature déchue soit restaurée dans sa relation à la perfection éternelle et immuable. En effet, c'est par le moyen de la forme idéale qui lui a fait réaliser son oeuvre que l'artisan restaure celle-ci, si elle s'est effondrée.
D'autre part, le Verbe de Dieu a un point de contact spécial avec la nature humaine, du fait qu'il est le concept de la Sagesse éternelle, de laquelle dérive toute sagesse humaine. C'est pourquoi le perfectionnement de l'homme dans la sagesse, en quoi se réalise sa perfection d'être raisonnable, se mesure à ce qu'il participe du Verbe de Dieu. C'est ainsi que le disciple s'instruit dans la mesure où il reçoit la parole du maître, expression de son verbe intérieur. De là cette parole de l'Ecclésiastique (1, 5 Vg) : "La source de la sagesse, c'est le Verbe de Dieu, au plus haut des cieux." Il convenait donc, pour consommer la perfection de l'homme, que le Verbe de Dieu fût uni personnellement à la nature humaine.
2° On peut trouver un nouveau motif à cette convenance dans la fin de l'union hypostatique : cette fin, c'est l'accomplissement de la prédestination pour ceux qui ont été ordonnés d'avance à l'héritage céleste, dû seulement aux fils, selon S. Paul (Rm 8, 17) : "Si nous sommes fils, nous sommes aussi héritiers." Il revenait donc à celui qui est le Fils naturel de Dieu de communiquer aux hommes une image de cette filiation par l'adoption divine, ainsi que l'Apôtre l'écrit au même chapitre (v. 29) : "Ceux qu'il a discernés d'avance, il les a aussi prédestinés à reproduire l'image de son Fils."
3° On peut encore tirer une raison de convenance du péché de notre premier père, auquel vient remédier l'Incarnation. Le premier, homme avait péché en désirant la science, comme il ressort des paroles mêmes du serpent lui promettant la science du bien et du mal. Il convenait donc qu'après s'être éloigné de Dieu par un désir déréglé de science, l'homme soit ramené à Dieu par le Verbe de la vraie sagesse.
Solutions
:
1. Il n'est rien dont la
malice humaine ne puisse abuser, même de la bonté de Dieu, dit S. Paul (Rm 2,
4) : "Méprises-tu les richesses de sa bonté ? " Si la personne du
Père s'était incarnée, l'homme aurait pu tomber dans quelque autre erreur, et
s'imaginer par exemple que le Fils ne pouvait à lui seul restaurer la nature
humaine.
2. La première création des
choses vient de la puissance de Dieu le Père, par son Verbe. Cette nouvelle
création doit venir, elle aussi, par le Verbe, de la puissance de Dieu le Père.
Ainsi la seconde création répond à la première, selon S. Paul (2 Co 5, 9) :
"C'était Dieu qui, dans le Christ, se réconciliait le monde."
3. Le propre de l'Esprit Saint, c'est d'être le don du Père et du Fils. Or, la rémission des péchés se fait par l'Esprit Saint en ce sens que, l'Esprit Saint nous étant donné par Dieu, nous sommes purifiés de nos fautes. Il est donc plus approprié, pour la justification de l'homme, que l'incarnation soit celle du Christ, qui nous donne l'Esprit Saint.
Il faut maintenant étudier l'union du côté de ce qui est assumé. À ce sujet, il faut étudier : 1° Les réalités assumées par le Verbe. 2° Les réalités assumées par voie de conséquence, qui sont les perfections et les déficiences (Q. 7).
Mais le Fils de Dieu a assumé la nature humaine et ses parties. D'où, sur le premier point, une triple étude se présente : I. Quant à la nature humaine elle-même (Q. 4). - II. Quant à ses parties (Q. 5). - III. Quant à l'ordre de leur assomption (Q. 6).
1. La nature humaine était-elle
plus apte que toute autre nature à être assumée par le Fils de Dieu ? - 2. Le
Fils de Dieu a-t-il assumé une personne ? - 3. A-t-il assumé un homme ? - 4.
Aurait-il été convenable qu'il assume la nature humaine abstraite de tous ses
individus ? - 5. Aurait-il été convenable qu'il assume la nature humaine dans
tous ses individus ? - 6. A-t-il été convenable qu'il assume la nature humaine
dans un homme de la descendance d'Adam ?
Objections
:
1. Il ne semble pas, car S.
Augustin a écrit : "Dans les événements miraculeux, ce qui se produit n'a
d'autre explication que la puissance de celui qui opère." Mais la
puissance de Dieu opérant l'Incarnation, l'oeuvre la plus miraculeuse qui soit,
ne se limite pas à une nature déterminée, puisque cette puissance est infinie.
La nature humaine n'est donc pas plus apte à être assumée par Dieu que toute
autre créature.
2. On a vu que la
ressemblance est une raison de convenance pour l'incarnation d'une personne
divine. Mais si, dans la nature raisonnable, se trouve la ressemblance propre à
l'image, dans la nature irrationnelle il y a la ressemblance propre au vestige.
La créature irrationnelle est donc, comme la nature humaine, apte à être
assumée.
3. En introduisant le texte
d'Ézéchiel (28, 12) : "Tu étais le sceau de la ressemblance", S.
Grégoire affirme qu'il y a dans la nature angélique une ressemblance avec Dieu
plus frappante que dans la nature humaine. En outre, on trouve le péché chez
l'ange comme chez l'homme, selon Job (4,18) : "Chez ses anges il a trouvé
du mal." Donc la nature angélique était aussi apte que la nature de
l'homme à être assumée.
4. Puisque la souveraine perfection appartient à Dieu, plus un être est semblable à Dieu, plus il est parfait. Mais tout l'univers est plus parfait que ses parties, parmi lesquelles il y a la nature humaine. L'univers tout entier était donc plus digne d'assomption que la nature humaine.
Cependant : le livre des Proverbes (8, 31) fait parler ainsi la Sagesse engendrée : "je trouve mes délices parmi les enfants des hommes." Il semble donc qu'il y ait quelque convenance à ce que le Fils de Dieu s'unisse la nature humaine.
Conclusion
:
On dit d'un être qu'il est assumable pour désigner son aptitude à être assumé par une personne divine. Cette aptitude ne peut s'entendre d'une puissance passive naturelle, car celle-ci ne s'étend pas à ce qui transcende l'ordre de la nature, lequel se trouve dépassé par l'union personnelle de la créature à Dieu. Il reste donc que l'on entende cette aptitude au sens d'une convenance à l'union en question. Or, une telle convenance peut se prendre, à propos de la nature humaine, à deux points de vue : selon la dignité et selon la nécessité. Selon la dignité, la nature humaine, parce qu'elle est rationnelle et intellectuelle, est capable d'atteindre de quelque manière le Verbe lui-même par son opération, en le connaissant et en l'aimant. Selon la nécessité, la nature humaine étant soumise au péché originel avait besoin d'être restaurée. Ces deux raisons de convenance sont valables pour la seule nature humaine : à la créature irrationnelle en effet manque le motif de dignité ; à la nature angélique, le motif de nécessité. Il s'ensuit par conséquent que seule la nature humaine est assumable.
Solutions
:
1. Les créatures sont
qualifiées d'après les caractères qu'elles tiennent de leurs causes propres, et
non d'après les caractères qu'elles tiennent des causes premières et
universelles. C'est ainsi que l'on parle d'une maladie incurable, non parce
qu'elle ne peut être guérie par Dieu, mais parce qu'elle ne peut pas l'être par
les principes propres du sujet. Donc, si l'on dit qu'une créature n'est pas
apte à être assumée, ce n'est pas pour soustraire quelque chose à la puissance
divine, mais pour montrer la condition d'une créature qui ne possède pas cette
aptitude.
2. La ressemblance par
image est considérée dans la nature humaine en ce qu'elle est capable de Dieu,
c'est-à-dire capable de l'atteindre par son opération propre de connaissance et
d'amour. La ressemblance par vestige consiste seulement en une certaine
représentation que la frappe divine laisse dans la créature ; et c'est la seule
ressemblance qui se trouve dans la créature irrationnelle, incapable
d'atteindre Dieu par son opération. Or ce qui n'est pas apte à moins ne l'est
pas davantage à plus ; ainsi le corps, qui n'est pas adapté à recevoir son
achèvement d'une âme sensible, est encore bien moins adapté à être achevé par
une âme intellectuelle. Mais l'union à Dieu dans l'être personnel est beaucoup
plus haute et plus parfaite que l'union dans l'opération. Par conséquent la
créature irrationnelle, qui ne peut être unie à Dieu dans l'opération, ne se
trouve pas adaptée à l'union dans l'être personnel.
3. Certains prétendent que
l'ange n'est pas apte à être assumé, parce que, dès le principe de sa création,
il fut constitué dans sa personnalité, et que d'autre part il n'est susceptible
ni de génération, ni de corruption. Il n'aurait donc pu être élevé à l'unité de
la personne divine qu'à la condition que sa propre personnalité fût détruite,
ce qui ne convient ni à l'incorruptibilité de sa nature, ni à la bonté de celui
qui assume ; cette bonté s'oppose en effet à ce qu'aucune perfection soit détruite
dans la créature assumée. - Mais ces raisons ne semblent pas exclure
entièrement toute convenance d'assomption dans la nature angélique. En effet,
Dieu peut produire une nouvelle créature angélique et se l'unir personnellement
; et ainsi aucune perfection préexistante ne serait détruite dans cette nature.
Mais, comme nous venons de le dire, ce qui fait défaut ici, c'est un motif de
convenance du point de vue de la nécessité. Car, bien que la nature angélique,
en certains de ses représentants, soit coupable de péché, cependant ce péché
est sans remède, comme on l'a établi dans la première Partie.
4. La perfection de
l'univers n'est pas la perfection d'une personne ou d'un suppôt unique ; c'est
une perfection d'ordre et d'harmonie ; et la plupart des êtres qui composent
cet ordre ne sont pas dignes d'assomption, nous venons de le dire. Il reste
donc que seule la nature humaine est apte à être assumée.
Objections
:
S. Jean Damascène écrit : "Le
Fils de Dieu a assumé la nature humaine dans un être concret",
c'est-à-dire dans un individu. Mais un individu de nature rationnelle est une
personne, comme le montre Boèce. Le Fils de Dieu a donc assumé une personne.
2. S. Jean Damascène écrit
que le Fils de Dieu a assumé " les éléments qu'il a établis dans notre
nature". Mais parmi ces éléments se trouve la personnalité. Le Fils de
Dieu a donc assumé une personne.
3. Rien n'est consumé que ce qui est. Mais Innocent III écrit dans une décrétale que " la personne de Dieu a consumé la personne de l'homme". Il semble donc que la personne de l'homme a dû d'abord être assumée.
Cependant : S. Augustin écrit : "Dieu a assumé la nature de l'homme et non la personne."
Conclusion
:
Être assumé, c'est être pris pour être uni à quelque chose. Ce qui est assumé doit donc être présupposé à l'assomption ; de même le mobile est présupposé au mouvement local lui-même. Or, d'après ce que nous avons déjà dit, dans la nature humaine assumée la personne n'est pas présupposée à l'assomption ; elle doit plutôt être envisagée comme le terme de l'assomption. Si elle était présupposée, en effet, ou bien elle se trouverait dissoute et par suite serait assumée inutilement ; ou bien elle demeurerait après l'union, et alors il y aurait deux personnes, l'une assumant et l'autre assumée ; ce qui est erroné, nous l'avons montré plus haut Il reste donc que d'aucune manière le Fils de Dieu n'a assumé une personne humaine.
Solutions
:
1. Le Fils de Dieu a assumé
la nature humaine dans un être concret, c'est-à-dire dans un individu qui
n'était autre que ce suppôt incréé qui est la personne même du Fils de Dieu. On
ne peut donc pas dire qu'il a assumé une personne.
2. La personnalité propre
ne fait pas défaut à la nature assumée par suite de la privation d'une
perfection propre à la nature humaine, mais en raison de l'addition d'un
élément nouveau qui dépasse cette nature, et qui est l'union à la personne
divine.
3. Consumer ne signifie pas
ici détruire ce qui existait déjà, mais faire obstacle à ce qui aurait pû être
autrement. En effet, si la nature humaine n'avait pas été assumée par la
personne divine, elle aurait eu sa personnalité propre. Et pour autant on dit
que la personne a consumé la personne, bien qu'en un sens impropre, parce que
la personne divine, par son union, a empêché la nature humaine d'avoir sa
propre personnalité.
Objections
:
1. Il semble que la
personne divine ait assumé un homme. Il est écrit en effet (Ps 65, 5) :
"Bienheureux celui que tu as choisi et que tu as assumé " ; parole
que la Glose applique au Christ. D'autre part, S. Augustin écrit : "Le
Fils de Dieu a assumé l'homme, et en lui il a souffert la misère humaine."
2. Ce mot " homme
" signifie la nature humaine. Mais puisque le Fils de Dieu a assumé la
nature humaine, il a donc assumé l'homme.
3. Le Fils de Dieu est homme ; mais il n'est pas l'homme qu'il n'a pas assumé ; car alors il serait tout aussi bien Pierre ou un homme quelconque. Il est donc bien l'homme qu'il a assumé.
Cependant : voici l'enseignement de S. Félix pape et martyr, reproduit par le concile d’Ephèse : "Nous croyons en Notre Seigneur Jésus Christ, né de la Vierge Marie, parce qu'il est Fils éternel et Verbe de Dieu, non pas homme assumé par Dieu pour être autre que lui, car le Fils de Dieu en effet n'a pas assumé un homme qui serait autre que lui-même."
Conclusion
:
Nous l'avons dit, ce qui est assumé n'est pas le terme de l'assomption, mais se trouve présupposé à elle. Et nous savons aussi que l'individu en lequel la nature humaine a été assumée n'est autre que la personne divine, terme de l'assomption. Et ce mot " homme " signifie la nature humaine en tant qu'elle est destinée à exister dans un suppôt. En effet, selon S. Jean Damascène, " de même que le mot "Dieu" signifie celui qui possède la nature divine, de même le mot "homme" signifie celui qui possède la nature humaine". Et c'est pourquoi on ne dit pas à proprement parler que le Fils de Dieu a assumé un homme, si l'on sous-entend par là, ce qui est vrai, que dans le Christ il y a un seul suppôt et une seule hypostase. Mais, selon ceux qui mettent dans le Christ deux hypostases ou deux suppôts, on pourrait dire à juste titre et en propriété de termes que le Fils de Dieu a assumé un homme. C'est pourquoi la première opinion rapportée par le Maître des Sentences concède qu'un homme a été assumé. Mais cette opinion est erronée, nous l'avons dit plus haut.
Solutions
:
1. Il ne faut pas trop
pousser ces expressions, comme si elles étaient exactes. Mais il faut les
expliquer avec délicatesse quand on les rencontre chez les saints Pères. On
parle ici d'homme assumé parce que sa nature a été assumée, et parce que
l'assomption a eu pour terme que le Fils de Dieu soit un homme.
2. Le mot " homme
" signifie la nature humaine au concret, en tant qu'elle se trouve dans un
suppôt. De même qu'il est impossible de dire que le suppôt a été assumé, de
même ne peut-on soutenir que l'homme a été assumé.
3. Le Fils de Dieu n'est
pas l'homme qu'il a assumé, mais il est celui dont il a assumé la nature.
Objections
:
1. L'assomption de la
nature humaine s'est faite en vue du salut général de tous les hommes, et c'est
pourquoi l'Apôtre déclare (1 Tm 4, 10) que le Christ est " le Sauveur de
tous les hommes, surtout des croyants". Mais la nature, en tant qu'elle
existe dans les individus, perd son universalité. Le Fils de Dieu devait donc
assumer la nature humaine en tant qu'elle est abstraite de tous les individus.
2. Il faut toujours
attribuer à Dieu ce qu'il y a de plus noble. Or, dans n'importe quel genre, le
plus important est ce qui est par soi. Le Fils de Dieu a donc dû assumer
l'homme en tant que tel et par soi ; mais, d'après les platoniciens, cet homme
n'est pas autre chose que la nature humaine abstraite des individus. C'est donc
bien cette nature que le Fils de Dieu a dû assumer.
3. D'après ce que nous avons dit à l'Article précédent, on ne peut pas soutenir que le Fils de Dieu a pris une nature humaine telle que l'on puisse la signifier au concret par le mot " homme". Or, la nature ne possède une telle signification que dans les singuliers. C'est donc que le Fils de Dieu a pris la nature humaine en tant qu'elle est abstraite des individus.
Cependant : S. Jean Damascène écrit : "La nature que le Verbe incarné a assumée n'est pas celle que nous contemplons dans un acte de pure intellection. Ce ne serait pas là l'incarnation, mais une illusion et un mensonge." Or la nature humaine, en tant qu'elle est séparée ou abstraite des individus, est objet de pensée et d'intellection pure, car, dit encore le Damascène au même endroit, elle ne subsiste pas par elle-même. Donc le Fils de Dieu n'a pas assumé la nature humaine en tant qu'elle est séparée des singuliers.
Conclusion
:
La nature de l'homme, ou de toute autre réalité sensible, en dehors de l'être qu'elle possède dans les singuliers, peut être envisagée d'une double manière. On peut la considérer comme ayant l'être par elle-même, en dehors de la matière, comme le prétendaient les platoniciens ; ou bien on peut encore la considérer comme existant dans l'intelligence, soit divine, soit humaine.
À vrai dire, une telle nature ne peut subsister par elle-même, ainsi que le prouve le Philosophe, car la matière sensible appartient à la nature spécifique des réalités sensibles, et entre dans leur définition ; par exemple, les chairs et les os font partie de la définition de l'homme. Il n'est donc pas possible que la nature humaine existe en dehors de la nature sensible.
Si pourtant la nature humaine existait de cette manière, il ne conviendrait pas qu'elle soit assumée par le Verbe de Dieu. - 1° Parce que l'assomption se termine à la personne ; or il est contraire à la nature d'une forme universelle d'exister dans une personne ; personnifiée en effet, elle serait individuée. - 2° Parce que, à une nature commune, on ne peut attribuer que des opérations communes et universelles, qui ne peuvent pas être principes de mérite ou de démérite ; et cependant, c'est afin de mériter pour nous que le Fils de Dieu a assumé la nature humaine. - 3° Parce qu'une telle nature n'est pas objet de connaissance sensible, mais intelligible. Or, le Fils de Dieu a pris la nature humaine pour se rendre visible aux hommes, selon Baruch (3, 38) : "Puis il est apparu sur la terre, et il a vécu avec les hommes."
De même encore, la nature humaine, en tant qu'elle se trouve dans l'intelligence divine, n'a pu être assumée par le Fils de Dieu. Car sous ce rapport elle ne diffère pas de la nature divine ; et par suite c'est de toute éternité que la nature humaine aurait été unie au Fils de Dieu.
Pareillement, il ne convient pas de dire que le Fils de Dieu a assumé la nature humaine en tant qu'elle se trouve dans l'intelligence humaine. Cela signifierait simplement que l'assomption de la nature humaine est objet de connaissance intellectuelle. Et si la nature n'était pas réellement assumée, une telle connaissance serait fausse. L'assomption de la nature humaine ne serait pas autre chose, comme dit le Damascène, qu'une incarnation fictive.
Solutions
:
1. Le Fils de Dieu incarné
est le Sauveur universel, non pas en ce sens qu'il possède cette universalité
de genre ou d'espèce que l'on attribue à une nature abstraite des singuliers,
mais en ce sens qu'il est la cause universelle du salut du genre humain.
2. L'homme par soi ne se
trouve pas dans la réalité en dehors des individus, comme ont prétendu les
platoniciens. Certains disent, il est vrai, que Platon n'aurait admis
l'existence de l'homme séparé que dans l'intelligence divine. Mais même en ce
sens l'assomption serait impossible, puisque de toute éternité la nature
humaine est présente à l'intelligence du Verbe divin.
3. La nature humaine n'a
pas été assumée au concret en ce sens que le suppôt aurait été préalable à
l'assomption ; mais elle a été assumée dans un individu parce qu'elle a été
assumée pour exister individuellement.
Objections
:
1. Ce qui est assumé
premièrement et par soi, c'est la nature humaine. Or, ce qui convient par soi à
une nature convient à tous les individus qui possèdent cette nature. Il
convenait donc que la nature humaine soit assumée dans tous ses individus par
le Verbe de Dieu.
2. L'Incarnation procède de
la charité divine ; de là cette parole de S. Jean (3, 16) -." Dieu a tant
aimé le monde qu'il a donné son Fils unique." Mais l'amour fait que l'on
se donne à ses amis dans toute la mesure du possible. Or, nous l'avons vu, il
était possible au Fils de Dieu d'assumer plusieurs natures humaines, et toutes
au même titre. Il convenait donc que le Fils de Dieu assume la nature humaine
dans tous ses individus.
3. Un bon ouvrier mène son oeuvre à la perfection par le plus court chemin possible. Or le chemin aurait été plus court si tous les hommes avaient été assumés pour réaliser une filiation naturelle, au lieu qu'un seul Fils naturel " en conduise un grand nombre à la filiation adoptive " selon l'épître aux Galates (4, 5). Donc la nature humaine aurait dû être assumée dans tous ses individus par le Fils de Dieu.
Cependant : le Damascène écrit : "Le Fils de Dieu n'a pas pris la nature humaine dans son universalité spécifique ; il ne l'a pas davantage assumée dans tous ses suppôts."
Conclusion
:
Il ne convient pas que la nature humaine soit assumée par le Verbe dans tous ses suppôts. - 1° Cela aurait enlevé à la nature humaine la pluralité de suppôts qui lui est naturelle. En effet, il n'y a pas dans la nature assumée d'autre suppôt que la personne qui assume ; donc, si la nature humaine entière était assumée, il n'y aurait plus qu'un seul suppôt en elle, à savoir la personne qui assume. - 2° Cela dérogerait à la dignité du Fils de Dieu incarné qui, selon la nature humaine, est " le premier-né parmi beaucoup de frères", comme il est, selon la nature divine " le premier-né de toute créature". Tous les hommes en effet posséderaient la même dignité. - 3° Il convient que, si une seule personne divine s'incarne, une seule nature humaine aussi soit assumée, afin que l'unité se trouve des deux côtés.
Solutions
:
1. Il revient en propre à
la nature humaine d'être assumée, en ce sens que cela ne lui appartient pas en
raison de la personne, comme il arrive pour la nature divine à laquelle il
convient d'assumer précisément en raison de la personne. Mais l'assomption ne
relève pas des principes essentiels de la nature humaine, ni ne constitue une
de ses propriétés naturelles, qu'il faudrait attribuer à tous les suppôts de
cette nature.
2. L'amour de Dieu envers
les hommes ne se manifeste pas seulement par l'assomption de la nature humaine,
mais surtout par les souffrances qu'il a endurées dans sa nature humaine pour
les autres hommes, selon S. Paul (Rom 5, 8) : "La preuve que Dieu nous
aime, c'est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions des
ennemis." Or cela n'aurait pas eu lieu si le Fils de Dieu avait assumé la
nature humaine dans tous les hommes.
3. La méthode brève,
qu'observe un opérateur avisé, demande qu'on n'emploie pas de multiples moyens
là où un seul suffit. C'est pourquoi il était excellent que par un seul homme
tous les autres soient sauvés.
Objections
:
1. Il semble que
non. L'Apôtre écrit en effet (He 7, 26) : "Il convenait que notre grand
prêtre fût séparé des pécheurs." Mais il l'aurait été davantage s'il
n'avait pas pris une nature humaine de la race d'Adam pécheur.
2. Dans toute catégorie de
l'être, le principe est plus noble que ses dérivés. Donc, si le Fils de Dieu
voulait prendre la nature humaine, il aurait dû plutôt l'assumer chez Adam
lui-même.
3. Les païens furent de plus grands pécheurs que les Juifs, si l'on en croit la Glose interprétant l'épître aux Galates (2, 5) : "Nous sommes Juifs de naissance, et non pécheurs comme les païens." Donc, si le Fils de Dieu voulait assumer une nature humaine tirée d'une race de pécheurs, il aurait dû la prendre chez les païens, plutôt que dans la race d'Abraham le juste.
Cependant : dans l'évangile de S. Luc (3, 23) la généalogie du Seigneur remonte jusqu'à à Adam.
Conclusion
:
Comme dit S. Augustin : "Dieu pouvait prendre un homme ailleurs que dans la race d'Adam qui avait enchaîné le genre humain à son péché. Mais il jugea qu'il valait mieux prendre, dans une race de vaincus, un homme qui deviendrait vainqueur de l'ennemi du genre humain." Et cela pour trois raisons. - 1° Il semble appartenir à la justice que celui qui a péché satisfasse ; il convenait donc que ce fût de la nature corrompue par le péché que fût tiré ce qui servirait à satisfaire pour toute la nature. - 2° Il est plus honorable pour l'homme que le vainqueur du diable sorte de la race vaincue par le diable. - 3° La puissance de Dieu se trouve par là davantage manifestée puisqu'il assume, dans une nature corrompue et faible, ce qui est élevé à une telle puissance et à une si haute dignité.
Solutions
:
1. Le Christ devait être
séparé des pécheurs sous le rapport de la faute qu'il venait détruire, non sous
le rapport de la nature qu'il venait sauver, selon laquelle "il devait
être en tout semblable à ses frères", comme dit la même épître aux Hébreux
(2, 17). En outre, en assumant cette nature prise dans la masse humaine esclave
du péché, il a montré une innocence et une pureté d'autant plus admirables.
2. Comme nous venons de le
dire, il fallait que le Christ soit séparé des pécheurs quant à la faute ; or
Adam était coupable, et le Christ l'" a délivré de son péché " (Sg
10, 2). Celui qui venait purifier les autres ne devait pas avoir besoin d'être
purifié lui-même ; car dans tout système de mouvement le premier moteur est
immobile par rapport à ce mouvement même et le premier agent d'une altération
est lui-même inaltérable. Il ne convenait donc pas d'assumer la nature humaine
chez Adam lui-même.
3. Puisque le Christ devait absolument être séparé des pécheurs quant à la faute et atteindre le degré le plus élevé de pureté, il convenait qu'à partir du premier homme pécheur on parvienne au Christ en passant par quelques justes en qui brilleraient les marques de la sainteté future. C'est pourquoi, dans le peuple dont le Christ devait naître, Dieu institua certains signes de sainteté, à commencer par Abraham qui le premier reçut la promesse du Christ à venir et fut circoncis en témoignage d'une alliance durable, comme il est écrit dans la Genèse (17, 11).
1. Le Fils de Dieu devait-il
assumer un corps véritable ? - 2. Devait-il assumer un corps terrestre, c'est-à-dire
fait de chair et de sang ? - 3. A-t-il assumé l'âme ? - 4. Devait-il assumer
l'intelligence ?.
Objections
:
1. S. Paul écrit " Il
est devenu semblable aux hommes " (Ph 2, 7). Mais on n'appelle pas "
semblable " ce qui est réel. Ce n'est donc pas un véritable corps que le
Fils de Dieu a assumé.
2. L'assomption d'un corps
n'a dérogé en rien à la dignité divine. Le pape Léon écrit en effet : "Le
resplendissement de la gloire divine n'a pas absorbé la nature inférieure, et
l'assomption n'a pas amoindri la nature supérieure." Mais il revient à la
dignité de Dieu d'être totalement incorporel. Il semble donc que, par
l'assomption, Dieu ne s'est pas uni à un corps.
3. Le signe doit répondre à la chose signifiée. Mais les apparitions de l'Ancien Testament qui préfiguraient la manifestation du Christ, ne se firent pas avec un corps réel, mais dans une vision de l'imagination, comme on le voit chez Isaïe (6, 1) : "J'ai vu le Seigneur assis, etc." Il semble donc que la venue du Fils de Dieu ne s'est pas faite avec un corps véritable, mais pour l'imagination.
Cependant : S. Augustin écrit : "Si le corps du Christ n'a été qu'un fantôme, le Christ nous a trompés. Et s'il nous a trompés, il n'est pas la vérité. Or le Christ est la vérité. Donc son corps ne fut pas un fantôme." Il est donc évident que le Christ a assumé un corps véritable.
Conclusion
:
On lit dans le livre des Croyances ecclésiastiques : "Ce n'est pas d'une manière fictive que le Fils de Dieu est né, comme s'il avait eu un corps imaginaire, mais il est né avec un corps véritable." On peut assigner à cette conduite de Dieu un triple motif : le premier se tire du concept de la nature humaine à laquelle il appartient d'avoir un véritable corps. Si l'on suppose, d'après ce qui précède qu'il convient au Fils de Dieu d'assumer la nature humaine, il s'ensuit qu'il a dû prendre un corps véritable.
Le deuxième motif se prend des actes accomplis dans le mystère de l'Incarnation. Si le Christ n'a eu qu'un corps imaginaire, alors sa mort n'a pas été véritable ; et tout ce que les évangélistes nous racontent à son sujet ne s'est pas produit réellement, mais seulement en apparence. Il faudrait donc conclure que le salut de l'homme n'a pas été obtenu en réalité, car l'effet est analogue à la cause.
Le troisième motif peut être pris de la dignité de la personne qui assume : elle est la vérité, et il ne convient pas que dans son oeuvre il y ait du mensonge. D'ailleurs le Seigneur a pris soin de dissiper lui-même cette erreur, lorsqu'il se présenta à ses disciples troublés et terrifiés, qui croyaient voir un esprit et non un corps véritable ; et qu'il leur dit (Lc 24, 37) - " Touchez et constatez qu'un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai."
Solutions
:
1. La ressemblance dont il
s'agit exprime la vérité de la nature humaine dans le Christ, parce qu'elle est
prise au sens où l'on dit que tous ceux qui possèdent la nature humaine sont
semblables spécifiquement. Il ne s'agit donc pas d'une ressemblance seulement
apparente ; et c'est pourquoi l'Apôtre ajoute : "Il s'est rendu obéissant
jusqu'à la mort, et la mort de la croix", ce qui ne pourrait se faire s'il
s'agissait seulement d'une ressemblance apparente.
2. Le fait pour le Fils de
Dieu d'avoir pris un véritable corps n'a diminué en rien sa dignité. Et c'est
pourquoi S. Augustin déclare : "Il s'est anéanti lui-même en prenant la
forme d'esclave, afin de devenir esclave ; mais il n'a pas perdu la plénitude
de la forme de Dieu." En effet, le Fils de Dieu n'a pas assumé un
véritable corps en vue de devenir forme de ce corps ; cela est contraire à la
simplicité et à la pureté divines ; car ce serait assumer un corps dans l'unité
de la nature, ce qui est impossible, nous l'avons vu Mais la distinction des
natures étant sauve, le Fils de Dieu a assumé un corps dans l'unité de la
personne.
3. La figure doit
correspondre à la réalité sous le rapport de la ressemblance, non sous le
rapport de la réalité elle-même. Si la ressemblance était totale en effet, ce
ne serait plus un signe, mais la chose signifiée elle-même, dit S. Jean
Damascène. Il convenait donc que les apparitions de l'Ancien Testament, qui
étaient des figures, se produisent selon l'apparence ; tandis que la
manifestation du Fils de Dieu dans le monde devait se faire avec un corps réel,
celui-ci étant la réalité représentée par ces figures. Aussi S. Paul écrit-il
(Col 2, 17) : "Ce n'est là que l'ombre de ce qui devait venir ensuite ; la
réalité appartient au Christ."
Objections
:
1. L'Apôtre écrit (1 Co 15,
47) : "Le premier homme était terrestre, venant de la terre ; le second
homme est céleste, venant du ciel ; " Mais le corps du premier homme,
Adam, fut formé de la terre, comme le montre la Genèse ; donc le corps du
second homme, le Christ, est du ciel.
2. S. Paul écrit aux
Corinthiens (1 Co 15, 50) : "La chair et le sang ne posséderont pas le
royaume de Dieu." Mais le royaume de Dieu se trouve principalement dans le
Christ ; c'est donc qu'en lui il n'y a ni chair ni sang, mais plutôt un corps
céleste.
3. On doit attribuer à Dieu tout ce qui est le meilleur ; mais parmi tous les corps, le plus noble est le corps céleste, c'est donc un tel corps que le Christ a assumé.
Cependant : le Seigneur dit en Luc (24, 39) : "Un esprit n'a pas de chair ni d'os, comme vous voyez que j'en ai." Or la chair et les os ne viennent pas de la matière d'un corps céleste, mais des éléments inférieurs. Donc le corps du Christ n'était pas un corps céleste, mais un corps charnel et terrestre.
Conclusion
:
Les raisons qui montrent que le corps du Christ ne pouvait être imaginaire valent également pour montrer qu'il ne devait pas être un corps céleste. 1° De même que la réalité de la nature humaine du Christ ne serait pas sauvegardée s'il avait un corps imaginaire, comme le voulaient les manichéens ; de même elle ne le serait pas davantage si, comme le prétendait Valentin, le Christ possédait un corps céleste. Puisque la forme de l'homme est une réalité naturelle, elle requiert une matière déterminée, avec de la chair et des os qu'il faut faire entrer dans la définition de l'homme, comme le montre le Philosophe. - 2° Une telle conception s'oppose à la vérité des actes accomplis par le Christ avec son corps. Puisque le corps céleste est impassible et incorruptible, comme le démontre Aristote. si le Fils de Dieu avait assumé un corps céleste, il n'aurait pas eu vraiment faim ni vraiment soif ; il n'aurait pu ni souffrir ni mourir. - 3° Cette conception attenterait à la vérité divine. Puisque le Fils de Dieu s'est montré aux hommes comme ayant un corps charnel et terrestre, une telle manifestation serait fausse, s'il avait eu un corps céleste. Et c'est pourquoi il est écrit au livre des Croyances ecclésiastiques : "Le Fils de Dieu est né en prenant sa chair du corps de la Vierge, et non en l'apportant avec lui du ciel."
Solutions
:
1. On dit que le Christ est descendu du ciel en deux sens différents. Premièrement en raison de sa nature divine ; non pas que la nature divine ait cessé d'être au ciel, mais parce qu'elle a commencé d'être ici-bas d'une nouvelle manière, à savoir dans une nature assumée, selon S. Jean (3, 13) : "Personne n'est monté au ciel, si ce n'est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est dans les cieux."
Deuxièmement, le Christ est
descendu du ciel en raison de son corps, non pas que ce corps, dans sa
substance, soit descendu du ciel ; mais parce qu'il a été formé par la
puissance céleste du Saint-Esprit. C'est pourquoi S. Augustin explique ainsi la
parole alléguée : "Je dis que le Christ est céleste, parce qu'il n'a pas
été conçu d'une semence humaine." Et c'est de la même manière que parle S.
Hilaire.
2." La chair et le
sang " ne sont pas pris ici pour la réalité substantielle, chair et sang ;
mais pour la corruption de la chair et du sang. Cette corruption ne se trouvait
pas dans le Christ comme étant une faute, mais comme étant une peine
temporaire, pour lui faire accomplir l'oeuvre de notre rédemption.
3. Le fait même, pour un
corps infirme et terrestre, d'être élevé à une telle sublimité contribue à la
plus grande gloire de Dieu. Et c'est ce qu'enseigne le concile d'Éphèse,
rapportant la parole de S. Théophile : "Les bons artisans ne sont pas
seulement dignes d'admiration lorsqu'ils travaillent sur des matières
précieuses ; ils le sont bien plus encore lorsque, avec de la boue grossière et
de la terre détrempée, ils manifestent la vigueur de leur talent. C'est ainsi
que l'Artisan suprême, le Verbe de Dieu, est venu à nous sans prendre la
matière précieuse d'un corps céleste, mais a montré avec la boue d'un corps
terrestre la magnificence de son art."
Objections
:
1. S. Jean, écrit au sujet
du mystère de l'Incarnation : "Le Verbe s'est fait chair", sans faire
aucune mention de l'âme. Or, quand on dit que le Verbe s'est fait chair, cela
ne veut pas dire qu'il s'est changé en la chair, mais qu'il l'a assumée. Il ne
semble donc pas qu'il ait assumé l'âme.
2. L'âme est nécessaire au
corps. Mais le corps du Christ n'avait pas besoin d'âme pour cela, puisqu'il
est dit dans un Psaume (36, 10), au sujet du Verbe de Dieu : "Seigneur, la
source de la vie est en toi." L'âme n'avait donc pas de raison d'être, là
où le Verbe se trouvait présent. Et comme " Dieu et la nature ne font rien
d'inutile", selon le Philosophe, il semble que le Fils de Dieu n'a
pas dû assumer l'âme.
3. L'union de l'âme et du corps constitue une nature commune qui est l'espèce humaine." Mais dans le Seigneur Jésus Christ, dit S. Jean Damascène, " il ne peut y avoir une espèce commune." Le Fils de Dieu n'a donc pas assumé l'âme.
Cependant : S. Augustin déclare " N'écoutons pas ceux qui prétendent que le Verbe de Dieu n'a pris qu'un corps humain, et qui entendent cette parole : (Le Verbe s'est fait chair) en ce sens que, se faisant homme, il n'aurait assumé ni l'âme, ni rien d'humain, que la chair seule."
Conclusion
:
Comme l'écrit S. Augustin ce fut d'abord l'opinion d'Arius, puis d'Apollinaire, que le Fils de Dieu avait assumé une chair sans âme, et que le Verbe lui tenait lieu d'âme. Il s'ensuivrait que dans le Christ, il n'y avait pas deux natures, mais une seule, car c'est l'union de l'âme et du corps qui constitue la nature humaine.
Or une telle opinion ne peut se soutenir pour trois raisons. - 1° Elle est contraire à l'enseignement de l'Écriture, où nous voyons le Seigneur lui-même faire mention de son âme (Mt 26, 38) : "Mon âme est triste jusqu'à la mort", et (Jn 10, 18) : "J'ai le pouvoir de déposer mon âme." Apollinaire répondait que, dans ces textes, l'âme est prise métaphoriquement ; c'est en ce sens, par exemple, que dans l'Ancien Testament, on parle de l'âme de Dieu (Is 1, 14) : "Mon âme a en horreur vos fêtes et vos solennités." Mais, ainsi que le note S. Augustin les évangélistes racontent que Jésus a admiré, qu'il s'est mis en colère, qu'il s'est attristé, qu'il a eu faim. De tels faits démontrent qu'il a eu vraiment une âme, comme le fait de manger, de dormir, d'être fatigué prouve qu'il avait un véritable corps humain. Autrement, si l'on voit dans toutes ces expressions des métaphores, sous prétexte que des choses semblables se lisent au sujet de Dieu dans l'Ancien Testament, notre foi au récit évangélique disparaîtra. Autre chose est l'annonce prophétique faite en langage symbolique, autre chose le récit historique des évangélistes portant sur la réalité même des faits.
2° Cette erreur détruit l'utilité de l'Incarnation, en empêchant la rédemption de l'homme. Voici en effet comment argumente S. Augustin, : "Si le Fils de Dieu a assumé la chair en omettant l'âme, ou bien, la considérant comme innocente, il n'a pas cru qu'elle eût besoin de remède ; ou bien, estimant qu'elle lui était étrangère, il ne lui a pas accordé le bienfait de la rédemption ; ou bien encore, la jugeant absolument incurable, il n'a pu la guérir ; ou bien enfin, la jugeant trop vile et impropre à tout usage, il l'a rejetée. Or, deux de ces hypothèses constituent un blasphème contre Dieu. Comment serait-il le Tout-Puissant, s'il n'a pu guérir un cas désespéré ? Ou comment serait-il le Dieu de tous les êtres, si ce n'est pas lui qui a créé notre âme ? Quant aux deux autres hypothèses, l'une ignore le cas spécial de l'âme, l'autre ne tient pas compte de sa valeur. Est-ce comprendre le cas de l'âme que de s'efforcer de la rendre innocente de tout péché de transgression volontaire, alors que la raison naturelle la rendait apte à connaître et à accepter la loi ? Est-ce apprécier sa valeur que la dire méprisée et vile ? Si l'on regarde son origine, la substance de l'âme est plus précieuse que la chair ; si l'on considère le péché, par lequel elle transgresse la loi, l'âme, à cause de son intelligence, est pire que la chair. Mais moi, je dis et je sais que le Christ est la parfaite sagesse, et ne mets pas en doute sa très grande miséricorde ; en raison de sa sagesse, il n'a pas méprisé l'excellence de l'âme et son aptitude à la vertu ; à cause de sa miséricorde, il l'a prise et assumée, parce qu'elle était blessée davantage." 3° L'opinion d'Arius et d'Apollinaire va contre la vérité même de l'Incarnation. En effet, la chair et les autres parties de l'homme n'acquièrent leur nature spécifique que par l'âme ; s'il n'y a pas d'âme, les os, la chair ne sont tels que dans un sens équivoque, comme le prouve Aristote.
Solutions
:
1. Quand on dit : "Le
Verbe s'est fait chair", la chair est prise ici pour l'homme tout entier ;
c'est comme si l'on disait : "Le Verbe s'est fait homme." Ainsi
est-il dit dans Isaïe (40, 5) : "Toute chair verra le salut de Dieu."
Cette manière de parler est motivée par ce fait que, dans la chair, le Fils de
Dieu nous a été rendu visible ; et c'est pourquoi le texte de Jean ajoute :
"Et nous avons vu sa gloire." On peut encore donner cette autre
raison avec S. Augustin : "Dans toute cette assomption très une, le Verbe
est l'élément principal, la chair l'élément inférieur et dernier. Aussi
l'évangéliste, voulant nous faire aimer l'humilité de Dieu, a nommé le Verbe et
la chair, et a passé sous silence l'âme qui est inférieure au Verbe et
supérieure à la chair." Il convenait en effet de nommer la chair qui est
plus éloignée du Verbe et paraît le moins susceptible d'être assumée.
2. Le Verbe est source de
la vie, comme sa première cause efficiente. Mais l'âme est principe de la vie
corporelle, en tant que forme du corps. Or, la forme est un effet de la cause
efficiente. Aussi, de la présence du Verbe, on peut conclure davantage que ce
corps a une âme ; comme de la présence du feu, on peut conclure que le corps, avec
lequel il est en contact, est chaud.
3. Rien n'empêche, et il
est même nécessaire de dire que, dans le Christ, il y a une nature, constituée
par l'âme unie au corps. Ce que nie le Damascène, c'est qu'il y ait dans le
Christ une espèce commune, sorte de composé résultant de l'union de la divinité
et de l'humanité.
Objections
:
1. Le Fils de Dieu ne
semble pas avoir assumé l'esprit ou l'intelligence humaine. Là, en effet, où se
trouve présente la réalité, l'image est inutile. Mais " l'homme, par son
esprit, est à l'image de Dieu " enseigne S. Augustin. Par conséquent, dans
le Christ où se trouvait présent le Verbe divin, il ne devait pas y avoir
d'esprit humain.
2. Une forte lumière fait disparaître
une lumière moins vive. Mais le Verbe de Dieu, " lumière qui illumine tout
homme venant en ce monde " (Jn 1, 9), est à l'esprit humain ce qu'une
puissante lumière est à une autre moins vive ; l'esprit humain est comme une
lampe éclairée par la lumière éternelle, selon cette parole (Pr 20, 27) :
"L'âme de l'homme est une lampe du Seigneur." Dans le Christ, qui est
le Verbe de Dieu, il n'y avait donc pas besoin d'esprit humain.
3. L'assomption de la nature humaine par le Verbe de Dieu est appelée son incarnation. Mais l'intelligence n'est ni chair, ni l'acte d'une chair, car, comme le prouve Aristote, elle n'est l'acte d'aucun corps. Il semble donc que le Fils de Dieu n'a pas assumé l'intelligence humaine.
Cependant : S. Augustin déclare " Tiens fermement et sans hésitation que le Christ, Fils de Dieu, a une véritable chair, comme la nôtre, et une âme rationnelle. Il dit en effet au sujet de sa chair (Lc 24, 39) : "Touchez et voyez qu'un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai" ; il démontre qu'il a une âme lorsqu'il dit (Jn 10, 17) : "je dépose mon âme, et de nouveau je la reprends" ; il manifeste qu'il a une intelligence, lorsqu'il dit (Mt 11, 29) "Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur". Et c'est de lui que Dieu dit par le prophète (Is 52,13) : "Voici que mon serviteur aura l'intelligence." "
Conclusion
:
Comme dit S. Augustin : "Les apollinaristes se séparèrent de l’Église catholique au sujet de l'âme du Christ, en soutenant, comme les ariens, que le Christ Dieu n'avait pris qu'une chair sans âme ; puis, vaincus sur ce point par les témoignages évangéliques, ils prétendirent que l'intelligence avait fait défaut à l'âme du Christ, et que le Verbe lui-même en tenait lieu."
Mais cette opinion se réfute par les mêmes raisons que précédemment. - 1° Elle contredit le récit évangélique qui rapporte que le Christ a admiré (Mt 8, 10) ; or l'admiration n'est pas possible sans la raison, car elle suppose la comparaison de l'effet et de sa cause, et se produit quand, voyant un effet, on ignore et on cherche sa cause, selon Aristote.
2° Elle contredit l'utilité de l'Incarnation, qui est de justifier l'homme du péché. L'âme humaine n'est capable de péché et de grâce sanctifiante qu'en raison de l'intelligence ; il fallait donc que l'intelligence humaine surtout fût assumée. Et c'est pourquoi le Damascène affirme : "Le Verbe de Dieu a pris un corps, et une âme intellectuelle et rationnelle " ; puis il ajoute : "Le tout est uni au tout, afin qu'à tout moi-même le salut soit accordé ; car ce qui n'est pas assumé ne peut être guéri."
3° Cette opinion contredit la vérité de l'Incarnation. Puisque le corps est proportionné à l'âme comme la matière à sa forme propre, une chair qui ne possède pas une âme humaine rationnelle n'est pas une véritable chair humaine. C'est pourquoi, si le Christ avait eu une âme sans intelligence, il n'aurait pas eu une chair véritablement humaine, mais une chair animale ; car c'est par la seule intelligence que notre âme diffère de l'âme des bêtes. Et c'est pourquoi S. Augustin affirme qu'en suivant cette erreur, il faudrait conclure que le Fils de Dieu " aurait assumé un animal à figure humaine " ce qui s'oppose à la vérité divine laquelle ne supporte pas de faux semblant.
Solutions
:
1. Là où la réalité
elle-même est présente, l'image n'est pas nécessaire pour tenir sa place ;
c'est ainsi que lorsque l'empereur était présent, les soldats ne vénéraient pas
son image. Mais l'image est requise avec la réalité, quand la présence de
celle-ci doit la parfaire ; c'est ainsi que l'image dans la cire n'est produite
que par l'impression du sceau ; de même l'image d'un homme ne se reflète dans
le miroir que si cet homme est présent. Aussi était-il nécessaire que le Verbe
de Dieu unît à lui-même l'intelligence humaine pour le parfaire.
2. Une lumière puissante
fait disparaître la lumière moins vive d'un autre corps éclairant, mais elle
n'efface pas l'éclat d'un corps éclairé, elle le renforce. C'est ainsi qu'en
présence du soleil, la lumière de l'air s'accroît. Or l'intelligence humaine
est comme une lumière éclairée par celle du Verbe divin, c'est pourquoi la
personne du Verbe ne fait pas disparaître, mais plutôt perfectionne
l'intelligence humaine.
3. Sans doute la faculté intellectuelle n'est pas l'acte d'un corps. Mais l'essence de l'âme humaine qui est forme du corps exige, pour être la plus noble, d'avoir la faculté de l'intelligence ; et c'est pourquoi il lui faut un corps mieux disposé.
1. Le Fils de Dieu a-t-il
assumé la chair par l'intermédiaire de l'âme ? 2. A-t-il assumé l'âme par
l'intermédiaire de l'esprit ou de l'intelligence ? - 3. L'âme a-t-elle été
assumée avant la chair ? - 4. La chair du Christ a-t-elle été assumée par le
Verbe avant d'être unie à l'âme ? - 5. La nature humaine tout entière a-t-elle
été assumée par l'intermédiaire de ses parties ? - 6. A-t-elle été assumée par
l'intermédiaire de la grâce ?
Objections
:
1. Le mode d'union du Fils
de Dieu à la nature humaine est plus parfait que celui par lequel il existe
dans toutes les créatures. Or il y existe de façon immédiate par son essence,
sa puissance et sa présence. A plus forte raison par conséquent se trouve-t-il
uni immédiatement à la chair, sans intermédiaire de l'âme.
2. L'âme et la chair sont
unies au Verbe de Dieu dans l'unité de l'hypostase ou personne ; mais le corps
appartient immédiatement à l'hypostase ou personne de l'homme. Bien plus, il
semble que le corps de l'homme, qui constitue la matière, soit plus près de
l'hypostase que l'âme, qui constitue la forme de l'être humain ; car le
principe d'individuation impliqué dans le terme " hypostase " semble
être la matière. Ce n'est donc pas par l'intermédiaire de l'âme que le Fils de
Dieu a assumé la chair.
3. Quand on supprime un intermédiaire, les extrêmes dont il est le lien se trouvent séparés ; ainsi supprimez la surface, et la couleur qui se trouve dans le corps par son intermédiaire est séparée du corps. Or, l'âme ayant été séparée du corps par la mort, l'union du Verbe à la chair est demeurée, comme on le montrera plus tarda. Le Verbe n'est donc pas uni à la chair par l'intermédiaire de l'âme.
Cependant : S. Augustin affirme : "La grandeur de la puissance divine s'est uni une âme rationnelle, et par elle un corps humain ; elle s'est ajusté l'homme tout entier afin de le rendre meilleur."
Conclusion
:
L'intermédiaire est ainsi appelé à l'égard du principe et de la fin. Aussi, de même que le principe et la fin impliquent un ordre, de même l'intermédiaire. Or il y a deux sortes d'ordre : l'ordre de temps et l'ordre de nature. Selon l'ordre temporel, on ne peut parler d'intermédiaire dans le mystère de l'Incarnation, parce que le Verbe de Dieu s'est uni à la fois toute la nature humaine, comme on le montrera dans la suite. Quand à l'ordre de nature, il peut s'entendre de deux manières : ou bien il s'agit d'un ordre de dignité ; c'est ainsi que nous disons que les anges sont intermédiaires entre les hommes et Dieu ; ou bien il s'agit d'un ordre de causalité ; c'est ainsi que l'on parle d'une cause intermédiaire entre la cause première et l'effet ultime. Ce second ordre est de quelque façon une conséquence du premier, car, dit Denys : "Dieu, par les substances qui sont les plus proches de lui, agit sur les plus éloignées." Donc, si nous considérons le degré de dignité, l'âme apparaît comme un intermédiaire entre Dieu et la chair ; et en ce sens on peut dire que le Fils de Dieu s'est uni la chair par l'intermédiaire de l'âme. Mais si nous considérons l'ordre de causalité, l'âme est de quelque manière cause de l'union de la chair au Fils de Dieu. Car celle-ci n'est susceptible d'être assumée que par le rapport qu'elle soutient avec l'âme rationnelle, qui en fait une chair humaine. Comme nous l'avons dit la nature humaine est plus que toute autre nature susceptible d'être assumée.
Solutions
:
1. On peut envisager un double rapport entre la créature et Dieu. Le premier tient à ce que les créatures sont causées par Dieu et dépendent de lui comme du principe de leur existence. De ce point de vue, en vertu de l'infinité de sa puissance, Dieu atteint immédiatement toutes choses, en les causant et en les conservant. C'est à cela qu'il faut rattacher son existence en toutes choses par son essence, sa présence et sa puissance.
Le second rapport vient de ce que
les choses se ramènent à Dieu comme à leur fin. De ce point de vue, on trouve
des intermédiaires entre la créature et Dieu ; car " les créatures
inférieures se ramènent à Dieu par les supérieures", enseigne Denys. C'est
à ce rapport qu'appartient l'assomption de la nature humaine par le Verbe de
Dieu, qui est le terme de l'assomption. Et c'est pourquoi il est uni à la chair
par l'âme.
2. Si l'hypostase du Verbe
de Dieu était constituée simplement par la nature humaine, le corps serait plus
près de cette hypostase, puisqu'il est la matière, laquelle est principe
d'individuation ; comme l'âme, qui est la forme spécifique, est en relation
plus prochaine avec la nature humaine. Mais parce que l'hypostase du Verbe est
première et plus haute, ce seront les parties supérieures de la nature humaine
qui seront les plus proches de cette hypostase. Et c'est pourquoi l'âme est
plus proche du Verbe de Dieu que le corps.
3. Ce qui est cause sous le
rapport de l'aptitude, ou de la convenance, peut disparaître sans que l'effet
soit supprimé ; car un être qui dépend d'un autre dans son devenir, n'en dépend
plus une fois réalisé. Ainsi l'amitié est produite parfois par une
circonstance, qui disparaît ensuite sans que l'amitié cesse ; ainsi encore,
dans le mariage, la beauté de la femme concourt à l'union conjugale, laquelle
n'en demeure pas moins, une fois la beauté disparue. C'est de la même manière
qu'une fois l'âme séparée du corps, l'union du Verbe à la chair demeure.
Objections
:
1. Une même réalité ne peut
être intermédiaire entre elle-même et autre chose. Or l'esprit ou intelligence
n'est pas autre chose essentiellement que l'âme elle-même, comme on l'a établi
dans la première Partie. Le Fils de Dieu n'a donc pas assumé l'âme par
l'intermédiaire de l'esprit ou intelligence.
2. Ce qui est moyen
d'assomption semble devoir être lui-même plus susceptible d'être assumé. Mais
l'esprit ou intelligence ne l'est pas plus que l'âme ; et la preuve en est que
les esprits angéliques ne le sont pas, nous l'avons dit. Le Fils de Dieu
n'a donc pas assumé l'âme par le moyen de l'esprit.
3. Le moyen d'assomption doit être antérieur à ce qui est assumé ; mais par l'âme nous entendons l'essence elle-même qui est logiquement antérieure à sa puissance, à savoir l'intelligence. Il ne semble donc pas que le Fils de Dieu ait assumé l'âme par l'intermédiaire de l'esprit ou de l'intelligence.
Cependant : S. Augustin affirme " La vérité invisible et immuable a assumé l'âme par le moyen de l'esprit, et le corps par le moyen de l'âme."
Conclusion
:
Nous avons montré que, soit au point de vue de l'ordre de dignité, soit au point de vue de la possibilité d'être assumé, on peut dire que le Fils de Dieu a assumé la chair par le moyen de l'âme. Ces deux points de vue se retrouvent si nous comparons l'intelligence que l'on appelle aussi l'esprit, aux autres parties de l’âme. En effet, l'âme est susceptible d'être assumée sous le rapport de la convenance uniquement parce qu'elle est capable de Dieu et faite à son image ; et cela selon l'intelligence ou esprit, d'après S. Paul (Ep 4, 23) : "Renouvelez-vous dans l'esprit de votre intelligence." Pareillement, l'intelligence est de toutes les parties de l'âme la plus haute, la plus digne, la plus semblable à Dieu. On peut donc dire avec S. Jean Damascène : "Le Verbe de Dieu s'est uni à la chair par l'intermédiaire de l'intelligence ; l'intelligence est en effet la partie la plus pure de l'âme ; or Dieu est intelligence."
Solutions
:
1. L'intelligence ne se
distingue pas essentiellement de l'âme ; mais comme puissance, elle se
distingue des autres parties de l'âme ; et en ce sens il lui revient d'être
intermédiaire.
2. Ce n'est pas par défaut
de dignité que l'esprit angélique est inapte à l'assomption, mais parce que sa
faute est irréparable ; or on ne peut en dire autant de l'esprit humain,
d'après ce que nous avons montré dans la première Partie.
3. Par l'âme, qui a
l'intelligence pour intermédiaire entre elle et le Verbe de Dieu, nous
n'entendons pas l'essence de l'âme, commune à toutes les puissances, mais les
puissances inférieures, communes à toute âme.
Objections
:
1. Le Fils de Dieu, on l'a
dit, a assumé la chair par l'intermédiaire de l'âme. Mais on parvient à
l'intermédiaire avant de parvenir au terme. Le Fils de Dieu a donc assumé l'âme
avant le corps.
2. L'âme du Christ est plus
noble que les anges, selon cette parole du Psaume (97, 7) : "Vous tous,
ses anges, adorez-le." Mais les anges ont été créés dès le principe, selon
notre première Partie. Donc aussi l'âme du Christ. Or cette âme n'a pas été
créée avant d'être assumée, car, comme dit le Damascène : "Jamais l'âme ni
le corps du Christ n'ont eu d'hypostase propre." Il semble donc que l'âme
fut assumée avant la chair, laquelle fut conçue dans le sein de la Vierge.
3. On lit dans S. Jean (1, 14) : "Nous l'avons vu plein de grâce et de vérité", et l'évangéliste ajoute que " nous recevons tous de sa plénitude". Tous, c'est-à-dire, explique S. Jean Chrysostome, tous les fidèles à quelque époque que ce soit. Mais cela ne serait pas si l'âme du Christ n'avait pas eu la plénitude de la grâce et de la vérité avant tous les saints qui existèrent depuis l'origine du monde, car la cause ne peut être postérieure à son effet. Donc, la plénitude de grâce et de vérité était dans l'âme du Christ à cause de son union au Verbe, selon cette parole : "Nous avons vu sa gloire, comme celle du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité."
Il semble en découler que dès le commencement du monde l'âme du Christ fut assumée par le Verbe de Dieu.
Cependant : le Damascène écrit " L'intelligence n'a pas été unie au Dieu Verbe, comme certains le prétendent mensongèrement, avant l'Incarnation, qui s'est faite de la Vierge, et à partir de laquelle le Fils de Dieu s'est appelé le Christ."
Conclusion
:
Origène a prétendu que toutes les âmes avaient été créées dès le principe, et parmi elles l'âme du Christ. Mais c'est déraisonnable, car si l'on admet qu'elle fut créée à ce moment, sans être aussitôt unie au Verbe, il s'ensuivrait qu'à un moment donné cette âme a eu une substance propre en dehors du Verbe. Et quand elle a été assumée par le Verbe, ou bien l'union ne se serait pas faite sous le rapport de la subsistance, ou bien la première subsistance de l'âme aurait été détruite.
On aboutit à un inconvénient semblable, si l'on admet que dès le principe l'âme a été unie au Verbe, et qu'ensuite elle a été incarnée dans le sein de la Vierge. Car alors l'âme du Christ ne semblerait pas être de même nature que les nôtres, qui sont créées en même temps qu'elles sont unies à leurs corps. De là cette parole du pape S. Léon : "Sa chair n'était pas d'une nature différente de la nôtre, son âme n'est pas vivifiée par un principe différent de celui des autres hommes."
Solutions
:
1. Comme on l'a déjà vu
quand nous disons que l'âme du Christ est intermédiaire dans l'union de la
chair au Verbe, il s'agit d'un ordre de nature et non d'un ordre temporel.
2. Comme l'écrit le pape S.
Léon : "L'âme du Christ surpasse les nôtres non par un genre différent,
mais par l'élévation de sa puissance." En effet, elle est du même genre
que les nôtres, mais elle dépasse même les anges en plénitude de grâce et de
vérité. Or le mode de création pour l'âme correspond à sa nature ; parce
qu'elle est forme du corps, elle doit être unie au corps en même temps que
créée ; ce qui ne convient pas aux anges, dont les substances sont totalement
indépendantes d'un corps.
3. Tous les hommes
reçoivent de la plénitude du Christ selon la foi qu'ils ont en lui, car S. Paul
affirme (Rm 3, 22) : "La justice de Dieu par la foi en Jésus Christ est
octroyée à tous ceux qui croient en lui." Or, de même que nous croyons en
lui comme déjà né, ainsi les anciens ont cru en lui comme devant naître :
"Possédant le même esprit de foi, nous aussi nous croyons " (2 Co 4,
13). Or la foi au Christ a la vertu de justifier, selon le dessein de la grâce
de Dieu, d'après S. Paul (Rm 4, 5) : "L'homme qui n'a pas d'oeuvres, mais
qui croit en celui qui justifie l'impie, sa foi lui est imputée à justice selon
le dessein de la grâce de Dieu." Et puisque ce dessein est éternel, rien
n'empêche que par la foi au Christ Jésus certains soient justifiés même avant
que son âme ait été pleine de grâce et de vérité.
Objections
:
1. S. Augustin
affirme." Tiens fermement et sans aucune hésitation que la chair du Christ
n'a pas été conçue dans le sein de la Vierge avant d'être assumée par le
Verbe." Or il semble que la chair du Christ a été conçue avant d'être unie
à l'âme rationnelle ; en effet, la matière ou la disposition est antérieure, dans
l’ordre de génération, à la forme perfective. La chair du Christ a donc été
assumée avant d'être unie à l'âme.
2. L'âme est une partie de
la nature humaine ; de même le corps. Mais l'âme humaine, chez le Christ, n'a
pas un autre principe d'existence que chez les autres hommes, comme le montre
l'enseignement de S. Léon rapporté plus haut. Il semble donc que le corps du
Christ, lui non plus, ne doit pas avoir un principe d'existence différent du
nôtre. Mais chez nous la chair est conçue avant que l'âme rationnelle lui soit
unie ; donc aussi chez le Christ. Et ainsi la chair a été assumée par le Verbe
avant d'être unie à l'âme.
3. On lit dans le livre Des Causes : "La cause première influe davantage sur l'effet que la cause seconde et lui est unie avant celle-ci." Or, l'âme du Christ par rapport au Verbe est comme la cause seconde par rapport à la cause première. Le Verbe est donc uni à la chair, avant de l'être à l'âme.
Cependant : S. Jean Damascène écrit : "C'est en même temps que la chair est devenue la chair du Verbe de Dieu et la chair animée d'une âme rationnelle et intellectuelle." L'union du Verbe à la chair n'a donc pas précédé son union à l'âme.
Conclusion
:
La chair humaine peut être assumée par le Verbe selon le rapport qu'elle soutient avec l'âme rationnelle, qui est sa forme propre. Mais elle ne possède pas ce rapport avant d'être unie à l'âme rationnelle, car une matière ne devient matière propre d'une forme quelconque que lorsqu'elle reçoit cette forme, et de là vient que l'altération n'est achevée qu'au moment même où la forme substantielle est introduite. C'est pourquoi la chair n'a pas été assumée avant d'être devenue une chair humaine, c'est-à-dire avant d'être unie à l'âme rationnelle. De même donc que l'âme ne pouvait être assumée avant la chair, parce qu'il est contraire à la nature de l'âme d'exister avant d'être unie au corps ; de même la chair ne pouvait être assumée avant l'âme, parce qu'elle n'est pas chair humaine avant de posséder une âme rationnelle.
Solutions
:
1. La chair humaine
acquiert son être par l'âme. Et c'est pourquoi, avant son union à l'âme, elle
n'est pas chair humaine, mais seulement en disposition à devenir telle.
Pourtant, dans la conception du Christ, l'Esprit Saint, agent d'une puissance
infinie, a disposé la matière et au même instant lui a donné son achèvement.
2. La forme donne la
spécification en acte ; la matière, pour autant qu'il est en elle, est en
puissance à cette spécification. C'est pourquoi il est contraire à la raison de
forme de préexister à la nature spécifiée, car celle-ci n'est constituée que
par son union à la forme ; mais rien ne s'oppose à ce que la matière préexiste.
La différence qu'il y a entre notre génération et celle du Christ, c'est que
notre chair est conçue avant d'être animée, tandis qu'il n'en est pas ainsi du
Christ. De même, nous sommes conçus à partir d'une semence virile, mais non pas
le Christ. Nous ne pouvons en dire autant au sujet de la production de l'âme :
ce serait admettre entre celle du Christ et la nôtre une diversité de nature.
3. Nous admettons que le
Verbe de Dieu est uni à la chair avant de l'être à l'âme, s'il s'agit de cette
union commune qui le fait se trouver dans les créatures par essence, puissance
et présence ; cependant je parle d'une priorité de nature et non d'une priorité
temporelle. Il faut en effet reconnaître que la chair est un être, et que le
Verbe la constitue telle, avant qu'elle soit animée par l'âme. Mais s'il s'agit
de l'union personnelle, il faut concevoir que la chair est unie à l'âme avant
de l'être au Verbe, car c'est son union à l'âme qui la rend apte à être unie à
la personne du Verbe, étant donné surtout qu'il n'y a de personne que dans une
nature rationnelle.
Objections
:
1. S. Augustin écrit :
"La Vérité invisible et immuable a assumé l'âme par le moyen de l'esprit,
le corps par le moyen de l'âme, et de cette manière l'homme dans sa
totalité." Mais l'esprit, l'âme et le corps sont les parties du tout
humain. Ce tout a donc été assumé par l'intermédiaire des parties.
2. Le Fils de Dieu a assumé
la chair par l'intermédiaire de l'âme, parce que l'âme est plus semblable à
Dieu que le corps. Mais les parties de la nature humaine étant plus simples que
le tout, il semble qu'elles sont plus semblables à Dieu qui est absolument
simple. Le Fils de Dieu a donc assumé le tout par l'intermédiaire des parties.
3. Le tout résulte de l'union des parties ; mais l'union doit être regardée comme le terme de l'assomption, tandis que les parties sont comprises préalablement à l'assomption. L'assomption du tout se fait donc par les parties.
Cependant : S. Jean Damascène déclare : "En notre Seigneur Jésus Christ nous n'envisageons pas les parties des parties, mais seulement les composants immédiats, c'est-à-dire la divinité et l'humanité." Or l'humanité est un tout composé de l'âme et du corps qui sont ses parties. Le Fils de Dieu a donc assumé les parties par l'intermédiaire du tout.
Conclusion
:
Quand on parle d'intermédiaire dans l'assomption de l'Incarnation, il ne s'agit pas d'un ordre temporel, car l'assomption du tout et de toutes ses parties s'est faite en même temps. Nous avons montré qu'au même instant le corps et l'âme ont été unis pour constituer la nature humaine dans le Verbe. Il s'agit ici seulement d'un ordre de nature, et ce qui est postérieur en nature est assumé par l'intermédiaire de ce qui est premier. Mais la priorité de nature est double, selon que l'on se place du côté de l'agent, ou du côté de la matière ; car ces deux causes préexistent à l'effet. Du côté de l'agent, est absolument premier ce qui se trouve dans son intention ; n'est premier que relativement ce qui constitue le point de départ de l'opération, et cela parce que l'intention est antérieure en effet à l'opération. Du côté de la matière est premier ce qui se trouve au début de la transformation de la matière.
Mais, dans l'Incarnation, ce qu'il faut surtout considérer, c'est l'ordre du côté de l'agent, car, comme l'écrit S. Augustin : "En ces sortes de choses, toute l'explication de l'oeuvre se trouve dans la puissance de celui qui opère " Or, il est manifeste que dans l'intention de celui qui opère, l'achevé est antérieur à l'inachevé, et donc le tout précède les parties. Par conséquent, il faut reconnaître que le Verbe de Dieu a assumé les parties de la nature humaine par l'intermédiaire du tout. De même qu'il a assumé le corps à cause du rapport qu'il soutient avec l'âme rationnelle, de même il a assumé le corps et l'âme à cause du rapport qu'ils ont avec la nature humaine.
Solutions
:
1. Le texte cité signifie
seulement que le Verbe, en assumant les parties de la nature humaine, a assumé
toutes les parties de cette nature. Ainsi, pour l'esprit, l'assomption des
parties est première dans l'ordre de réalisation, non dans le temps. Dans
l'ordre d'intention, au contraire, l'assomption de la nature est première, et
cette priorité-là est absolue, comme on vient de le dire.
2. Dieu est si simple qu'il
est la perfection absolue. C'est pourquoi le tout, en tant qu'il est plus
parfait, est plus semblable à Dieu que les parties.
3. L'union personnelle est
le terme de l'assomption ; mais non l'union de nature qui résulte de la
conjonction des parties.
Objections
:
1. La grâce nous unit à
Dieu. Mais dans le Christ la nature humaine fut unie à Dieu au maximum. Donc
cette union a été réalisée par la grâce.
2. De même que le corps vit
par l'âme qui le perfectionne, de même l'âme vit par la grâce. Mais la nature
humaine est rendue apte à l'assomption par l'âme. Donc l'âme est rendue apte à
l'assomption par la grâce, et le Fils de Dieu a assumé l'âme par le moyen de la
grâce.
3. S. Augustin dit que le Verbe incarné est comparable à notre verbe intérieur se manifestant par la voix ; mais notre verbe est uni à la parole par l'intermédiaire de l'esprit (ou souffle). Le Verbe de Dieu est donc uni à la chair par l'intermédiaire de l'Esprit Saint, et ainsi par l'intermédiaire de la grâce, que l'Apôtre attribue à l'Esprit Saint (1 Co 12, 4) : "Les grâces sont diverses, mais l'Esprit est unique."
Cependant : la grâce est un accident de l'âme, comme on l'a vu dans la première Partie. Or l'union du Verbe à la nature humaine s'est faite hypostatiquement et non par accident, on l'a montré plus haut. Donc la nature humaine n'a pas été assumée par l'intermédiaire de la grâce.
Conclusion
:
Dans le Christ on discerne la grâce d'union et la grâce habituelle. Donc, que nous parlions de l'une ou de l'autre, on ne peut faire de la grâce un intermédiaire dans l'assomption de la nature humaine. En effet, la grâce d'union, c'est l'être personnel lui-même qui a été donné gratuitement par Dieu à la nature humaine en la personne du Verbe, lequel est le terme de l'assomption. Quant à la grâce habituelle, qui sanctifie cet homme spirituel, elle est un effet de l'union, selon S. Jean (1, 14) : "Nous avons vu sa gloire, comme celle du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité." Cela signifie que, du fait que cet homme est Fils unique du Père (et il l'est par l'union), il possède la plénitude de la grâce et de la vérité.
Mais si, par grâce, on entend la volonté de Dieu faisant un don gratuit, il est vrai de dire que l'union s'est faite par grâce : la grâce n'est pas alors moyen, mais cause efficiente de l'union.
Solutions
:
1. Notre union à Dieu se
fait par notre activité, en tant que nous le connaissons et l'aimons. C'est
pourquoi une telle union se fait par la grâce habituelle, en tant que l'opération
parfaite procède de l'habitus. Mais l'union de la nature humaine au Verbe de
Dieu se fait dans l'être personnel, lequel ne dépend pas d'un habitus, mais
immédiatement de la nature elle-même.
2. L'âme parfait le corps
substantiellement, la grâce parfait l'âme accidentellement. Et c'est pourquoi
la grâce ne peut ordonner l'âme à cette union, qui n'est pas accidentelle, pas
plus que celle de l'âme et du corps.
3. Notre verbe est uni à la voix, par l'intermédiaire de l'esprit (ou souffle) 8 ; Celui-ci n'est pas l'intermédiaire formel, mais plutôt l'intermédiaire efficient ; car de notre verbe conçu intérieurement procède l'esprit qui forme la voix parlée. Pareillement, du Verbe éternel procède l'Esprit Saint, qui a formé le corps du Christ, comme nous le verrons plus loin Mais il ne s'ensuit pas que la grâce du Saint-Esprit soit le moyen formel de cette union.
I1 faut maintenant étudier les réalités assumées par le Fils de Dieu dans la nature humaine par voie de conséquence. Ce sont : 1° Celles qui ressortissent à sa perfection. - 2° Celles qui ressortissent à ses déficiences (Q. 14).
Au sujet de sa perfection, il faudra étudier : I. La grâce du Christ (Q. 7-8). - II. Sa science (Q. 9-12). - III. Sa puissance (Q. 13).
Sur la grâce du Christ, l'étude se partagera en deux. Premièrement sa grâce en tant qu'il est un homme individuel (Q. 7). Deuxièmement sa grâce en tant qu'il est la tête, le chef de l'Église (Q. 8).
1. Y a-t-il dans l'âme du
Christ la grâce habituelle ? - 2. Y a-t-il eu chez lui des vertus ? - 3. A-t-il
eu la foi ? - 4. A-t-il eu l'espérance ? - 5. A-t-il possédé les dons du
Saint-Esprit ? - 6. A-t-il eu le don de crainte ? - 7. A-t-il eu les charismes
? - 8. A-t-il eu le charisme de prophétie ? - 9. A-t-il eu la plénitude de la
grâce ? - 10. Une telle plénitude lui est-elle propre ? - 11. La grâce du
Christ est-elle infinie ? - 12. A-t-elle pu s'accroître ? - 13. Quel rapport
cette grâce a-t-elle avec l'union hypostatique ?
Objections
:
1. La grâce est, chez la créature
raisonnable, une certaine participation de la divinité, selon S. Pierre (2 P 1,
4) : "Les précieuses, les plus grandes promesses nous été données pour que
nous devenions participants de la nature divine." Or le Christ n'est pas
Dieu par participation, il l'est en vérité. Donc il n'y avait pas en lui de
grâce habituelle.
2. La grâce est nécessaire
à l'homme pour qu'il agisse bien, comme dit S. Paul (2 Co 15, 10) : "J'ai
travaillé plus que tous. Quand je dis Moi, j'entends la grâce de Dieu avec
moi." Et aussi pour qu'il obtienne la vie éternelle : "La grâce de
Dieu, c'est la vie éternelle " (Rm 6, 23). Mais le Christ, du seul fait
qu'il était Fils de Dieu par nature, avait droit à l'héritage de la vie
éternelle. Du fait également qu'il était le Verbe, par qui tout a été fait, il
avait le pouvoir de bien agir en tout. Sa nature humaine n'avait donc aucun
besoin d'une autre grâce que celle de l'union au Verbe.
3. L'être qui opère à la manière d'un instrument n'a pas besoin d'un habitus pour accomplir ses activités propres ; mais l'habitus a son fondement dans l'agent principal. Or la nature humaine du Christ était " l'instrument de sa divinité " pour S. Jean Damascène. Donc le Christ n'avait pas besoin de la grâce habituelle.
Cependant : il y a l'oracle d'Isaïe (11, 2) : "L'Esprit du Seigneur reposera sur lui." Or cet Esprit existe dans l'homme par la grâce habituelle, on l'a dit dans la première Partie. Le Christ avait donc la grâce habituelle.
Conclusion
:
Il est nécessaire d'admettre la grâce habituelle dans le Christ, pour trois motifs.
1° A cause de l'union de son âme avec le Verbe de Dieu. En effet, plus l'être qui reçoit est proche de la cause qui l'influence, plus il participe de celle-ci. Or l'influx de la grâce vient de Dieu, selon le Psaume (84, 12) : "Le Seigneur donne la grâce et la gloire." Et c'est pourquoi il convenait souverainement que l'âme du Christ reçoive l'influx de la grâce divine.
2° À cause de la noblesse de cette âme : elle exigeait que celle-ci pût atteindre Dieu au plus près par ses activités de connaissance et d'amour, ce qui exige que la nature raisonnable soit surélevée par la grâce.
3° À cause de la relation du Christ lui-même avec le genre humain. En effet, le Christ en tant qu'homme est " le médiateur entre Dieu et les hommes " (1 Tm 2, 5). Et c'est pourquoi il lui fallait posséder aussi une grâce rejaillissant sur les autres, selon S. Jean (1, 26) : "Nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce après grâce."
Solutions
:
1. Le Christ est vrai Dieu
selon la personne et la nature divines. Mais, parce que l'unité de personne
laisse subsister la distinction des natures, on l'a dit, il s'ensuit que l'âme
du Christ n'est pas divine par essence. C'est pourquoi il faut qu'elle devienne
divine par participation, c'est-à-dire selon la grâce.
2. Le Christ, Fils de Dieu par nature, a droit à l'héritage éternel, c'est-à-dire à la béatitude incréée qui se consomme en l'acte incréé de connaissance et d'amour de Dieu, l'acte même par lequel le Père se connaît et s'aime. Or l'âme n'est pas capable d'un tel acte à cause de la différence de nature. Il fallait donc qu'elle puisse atteindre Dieu par un acte créé de béatitude, lequel ne peut exister que par la grâce.
Pareillement, en tant qu'il est le
Verbe de Dieu, le Christ a le pouvoir de bien agir en tout par son opération
proprement divine. Mais, en dehors de cette opération, il y a aussi en lui une
activité humaine : c'est pour la parfaire que la grâce habituelle est requise,
comme on le verrait.
3. L'humanité du Christ
n'est pas pour la divinité un instrument inanimé qui serait mû sans se mouvoir
lui-même. C'est un instrument animé par une âme rationnelle, qui se meut en
même temps qu'il est mû. Et c'est pourquoi, pour parfaire son action propre, il
lui faut la grâce habituelle.
Objections
:
1. Le Christ possède la
grâce en abondance. Or, pour bien agir en toutes choses, il n'est requis que la
grâce, selon cette parole (2 Co 12, 9) : "Ma grâce te suffit."
2. Si l'on en croit
Aristote, il faut distinguer nettement la vertu et l'héroïsme, qui est un état
d'âme en quelque sorte divin et ne s'attribue qu'à des humains. Mais cela
convient souverainement au Christ. Le Christ n'a donc pas eu de vertus, étant
élevé à un plan d'activité supérieur.
3. On ne peut posséder les vertus que toutes ensemble, nous l'avons dit dans la deuxième Partie. Or la libéralité et la magnificence, qui ont pour objet le bon emploi des richesses, ne sont pas de mise chez le Christ, qui les a méprisées, selon cette parole (Mt 8, 20) : "Le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête." Et comment le Christ aurait-il pu posséder la tempérance et la continence qui s'exercent à réfréner les mauvais désirs, qui ne se trouvaient pas en lui ? C'est donc que le Christ n'avait pas de vertus.
Cependant : à propos de cette parole du Psaume (1, 2) " Il met son plaisir dans la loi du Seigneur", il est écrit dans la Glose : "Ce passage montre qu'il y avait dans le Christ une plénitude de bonté." Mais, une qualité de l'âme ordonnée au bien, c'est la vertu. Il devait donc y avoir dans le Christ une plénitude de vertu.
Conclusion
:
Comme on l'a dit dans la deuxième Partie de même que la grâce se rapporte à l'essence de l'âme, ainsi la vertu se rapporte à ses puissances. C'est pourquoi, de même que les puissances de l'âme dérivent de son essence, ainsi les vertus sont comme des dérivations de la grâce. Or, plus un principe a de perfection, plus cette perfection rejaillit sur ses effets. La grâce du Christ étant très parfaite, les vertus qui en procèdent devaient donc parfaire également toutes les puissances de son âme, et leurs actes. D'où il suit que le Christ a possédé toutes les vertus.
Solutions
:
1. La grâce suffit à
l'homme pour tout ce qui a rapport à la béatitude. Sur certains points
cependant, elle le parfait par elle-même immédiatement, par exemple en le
rendant agréable à Dieu ; sur d'autres points, elle ne le parfait que par le
moyen des vertus, qui procèdent de la grâce.
2. L'héroïsme ne diffère de
la vertu commune que par le degré plus élevé de perfection morale auquel il
dispose l'homme. Il ne suit donc pas, du fait que le Christ a été héroïque,
qu'il n'a pas eu toutes les vertus, mais qu'il les a possédées d'une manière
très parfaite et supérieure au commun des hommes. C'est en ce sens que Plotin
parle d'un mode sublime des vertus, qu'il appelle les vertus de l'âme purifiée.
3. La libéralité et la magnificence sont louables en ce que l'on n'estime pas les richesses au point de manquer à son devoir pour les retenir. Mais ce n'est avoir aucune estime des richesses, que de les mépriser et les rejeter par amour de la perfection. En manifestant son mépris pour les richesses, le Christ démontrait donc qu'il possédait à leur degré suprême les vertus de libéralité et de magnificence. Ce qui ne l'a pas empêché d'exercer comme il le fallait sa libéralité, en faisant distribuer aux pauvres les dons qui lui étaient faits. Nous en avons une preuve dans cette parole à judas (Jn 13, 27) : "Ce que tu as à faire, fais-le vite", où les Apôtres crurent voir un ordre de donner aux pauvres quelque aumône.
Quant aux convoitises mauvaises, le
Christ ne les a connues d'aucune manière, comme on le verrai. Il n'en a
pourtant pas moins possédé la vertu de tempérance, qui est d'autant plus
parfaite chez un homme que celui-ci n'a pas de convoitises mauvaises. Pour
Aristote en effet, le tempérant diffère du continent en ce qu'il n'y a pas en
lui de tendances dépravées. Et en ce sens, il est très vrai que le Christ ne
connaissait pas la continence, qui ne mérite pas le nom de vertu, étant quelque
chose d'inférieur à la vertu.
Objections
:
1. La foi est une vertu
plus noble que les vertus morales, comme la tempérance et la libéralité. Mais
puisque le Christ possédait ces vertus, comme on l'a dit, il a eu bien
davantage la foi.
2. Le Christ ne nous a pas
appris à pratiquer des vertus qu'il n'avait pas, selon les Actes des Apôtres
(1, 1) : "Jésus se mit à agir et à enseigner." Or, selon l'épître aux
Hébreux (12, 2), le Christ est " l'auteur et le consommateur de la
foi". C'est donc qu'il possédait lui-même cette vertu.
3. Il ne peut y avoir d'imperfection chez les bienheureux. Or les bienheureux ont la foi : la Glose en effet, commentant cette parole de l'Apôtre (Rm 1, 17) : "En lui la justice de Dieu se révèle, qui va de la foi à la foi", explique qu'il faut l'entendre " de la foi aux paroles d'espoir, à la foi aux réalités vues". Le Christ, en qui ne se trouve aucune imperfection, devait donc lui aussi avoir la foi.
Cependant : il est écrit (He 11, 1) : "La foi est une assurance de ce qu'on ne voit pas." Or rien n'était caché au Christ, selon cette parole de S. Pierre (Jn 21, 17) : "Seigneur, tu connais toutes choses." Le Christ ne pouvait donc avoir la foi.
Conclusion
:
Nous l'avons dit dans la deuxième Partie, la foi a pour objet la réalité divine, en tant qu'elle n'est pas vue. Et l'habitus vertueux, comme tout habitus, est spécifié par son objet. C'est pourquoi, si l'on admet que la réalité divine soit vue, la raison de foi est exclue. Or le Christ, dès le premier instant de sa conception, a vu l'essence divine, comme on le montrera plus loin ; il n'a donc pas pu avoir la foi.
Solutions
:
1. La foi est plus noble
que les vertus morales, parce que son objet est plus noble ; cependant, par
rapport au même objet, elle comporte une certaine déficience, qui ne se
trouvait pas dans le Christ. Et c'est pourquoi il ne pouvait pas avoir la foi,
bien qu'il ait eu les vertus morales, dont la raison n'implique pas cette
déficience à l'égard de leurs objets.
2. Le mérite de la foi
consiste en ce que l'homme, par soumission volontaire à Dieu, donne son
assentiment à ce qu'il ne voit pas, selon l'Apôtre (Rm 1, 5) : "Pour
amener en son nom à l'obéissance de la foi tous les païens." Or le Christ
a manifesté une parfaite obéissance à l'égard de Dieu, ainsi qu'il est écrit
aux Philippiens (2, 8) : "Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort."
Aussi pouvons-nous dire qu'il ne nous a rien enseigné qui se rapporte au mérite
sans l'avoir pratiqué lui-même excellemment.
3. Comme dit la Glose :
"La foi consiste à croire ce que l'on ne voit pas." C'est en un sens
impropre que l'on parle de foi aux réalités vues, parce que cette vision
s'accompagne d'une certitude et d'une fermeté d'adhésion qui ressemblent à
celles de la foi.
Objections
:
1. On lit dans le Psaume
(30, 2), qui fait parler le Christ, d'après la Glose : "Seigneur, j'ai
espéré en toi." Mais c'est par la vertu d'espérance que l'homme espère en
Dieu. Le Christ possédait donc cette vertu.
2. L'espérance est
l'attente de la béatitude future, on l'a dit dans la deuxième Partie. Or, le
Christ était dans l'attente d'une certaine béatitude, à savoir la gloire
corporelle. Il avait donc l'espérance.
3. Est objet d'espérance ce qui a rapport à notre perfection dans l'avenir. Mais certains éléments de la perfection du Christ ne devaient se réaliser que dans l'avenir, puisqu'il est écrit (Ep 4, 12) : "En vue du perfectionnement des saints, pour l'oeuvre du ministère, pour l'édification du corps du Christ." Il semble donc que le Christ pouvait posséder l'espérance.
Cependant : il est écrit (Rm 8, 24) " Voir ce qu'on espère, ce n'est plus espérer." Il apparaît donc que l'espérance, comme la foi, a pour objet ce qu'on ne voit pas. Or le Christ, n'ayant pas eu la foi, ne devait pas avoir non plus l'espérance.
Conclusion
:
De même qu'il appartient à la notion même de foi de donner son assentiment à ce qu'on ne voit pas, de même il appartient en propre à la notion d'espérance d'attendre ce qu'on n'a pas encore. Et comme la foi, vertu théologale, n'a pas pour objet n'importe quelle réalité non vue, mais seulement Dieu lui-même ; ainsi l'espérance, vertu théologale, a pour objet la jouissance même de Dieu, que l'on attend avant tout par la vertu d'espérance. Par voie de conséquence, la vertu d'espérance se porte sur les secours divins par lesquels il nous est possible de parvenir jusqu'à Dieu ; il en va de même pour la foi qui, sur la parole de Dieu, adhère non pas seulement aux réalités divines, mais encore à toutes les autres réalités divinement révélées.
Le Christ, dès le premier instant de sa conception, a joui pleinement de la possession de Dieu, comme nous le dirons plus loin n. Il ne pouvait donc avoir la vertu d'espérance. Cependant, il pouvait avoir l'espérance de certaines réalités qu'il ne possédait pas encore, bien qu'il n'ait pas eu la foi à l'égard de quoi que ce fût. Car, bien qu'il connût parfaitement toutes choses, ce qui excluait de lui toute foi, il ne se trouvait pas encore en possession de tout ce qui convenait à sa perfection, comme l'immortalité et la gloire corporelles il pouvait donc les espérer.
Solutions 1. La parole du Psaume ne s'applique pas à l'espérance, vertu
théologale, mais à l'espérance que le Christ pouvait avoir de certaines choses
non encore possédées, comme on vient de le dire.
2. La gloire du corps n'est
pas l'objet principal de la béatitude, étant un rejaillissement de la gloire de
l'âme, comme on l'a dit dans la deuxième Partie. C'est pourquoi l'espérance,
vertu théologale, n'a pas pour objet la béatitude du corps, mais bien celle de
l'âme, qui consiste dans la jouissance de Dieu.
3. L'édification de
l'Église par la conversion des fidèles ne contribue pas à la perfection personnelle
du Christ ; ce sont au contraire les fidèles qu'il fait participer de sa propre
perfection. Et puisque l'espérance se dit formellement par rapport à ce que
l'on espère pour soi, on ne peut, pour attribuer cette vertu au Christ,
alléguer un tel motif.
Objections
:
1. On admet communément que
le rôle des dons est de venir en aide aux vertus. Mais ce qui est parfait en
soi n'a nul besoin de secours extérieur. Et puisque les vertus du Christ
étaient parfaites, il ne paraît pas qu'il ait possédé les dons.
2. Il n'appartient pas au
même individu de donner et de recevoir ; car celui-là donne qui possède, et
celui-là reçoit qui ne possède pas. Mais il revient au Christ de communiquer
les dons du Saint-Esprit, selon cette parole du Psaume (68, 19) : "Il a
accordé ses dons aux hommes." Il n'a donc pas à les recevoir.
3. Parmi les dons, quatre appartiennent à la vie contemplative d'ici-bas : ce sont la sagesse, la science, l'intelligence et le conseil, qui se rattache à la prudence ; aussi le Philosophe les range-t-il parmi les vertus intellectuelles. Mais le Christ a possédé la contemplation du ciel ; il n'avait donc pas les dons en question.
Cependant : il est écrit dans Isaïe (4, 1) : "sept femmes saisiront un homme", et la Glose applique ce texte aux sept dons du Saint-Esprit possédés par le Christ.
Conclusion
:
D'après ce qui a été dit dans la deuxième Partie les dons sont des perfections apportées aux puissances de l'âme, pour les rendre aptes à être mues par le Saint-Esprit. Or il est manifeste que l'âme du Christ était mue de la manière la plus parfaite par le Saint-Esprit, car il est écrit en S. Luc (4, 1) : "Jésus, rempli de l'Esprit Saint, revint du Jourdain, et il fut poussé par l'Esprit dans le désert." Il est donc évident que les dons se trouvaient dans le Christ sous un mode très excellents.
Solutions
:
1. Ce qui est parfait dans
les limites de sa propre nature a besoin d'être aidé par ce qui est d'une
nature plus élevée ; c'est ainsi que l'homme, si parfait qu'il soit, a besoin
cependant du secours de Dieu. En ce sens nous disons que les vertus doivent
être aidées par les dons qui viennent parfaire les puissances de l'âme et leur
permettre d'être mues par le Saint-Esprit.
2. Ce n'est pas sous le
même rapport que le Christ reçoit et communique les dons du Saint-Esprit : il
les donne comme Dieu, il les reçoit comme homme. Et c'est pourquoi S. Grégoire
écrit : "L'Esprit Saint, qui procède de la divinité du Christ, n'a jamais
abandonné son humanité."
3. Il n'y eut pas seulement
dans le Christ la connaissance propre à la vie du ciel, mais aussi la
connaissance propre à la vie terrestre, comme on le dira plus loin. Pourtant,
même dans la patrie, les dons du Saint-Esprit demeurent de quelque manière,
ainsi que nous l'avons noté dans la deuxième Partie.
Objections
:
1. L'espérance est plus
importante que la crainte, car elle a pour objet le bien, tandis que la crainte
a pour objet le mal. Mais le Christ ne possédait pas la vertu d'espérance ; à
plus forte raison ne devait-il pas avoir le don de crainte.
2. Par le don de crainte,
on redoute soit la séparation d'avec Dieu : c'est alors la crainte "
chaste " ; soit les châtiments qu'il inflige : et c'est la crainte "
servile", pour employer les expressions de S. Augustin. Mais le Christ
n'avait pas à redouter d'être séparé de Dieu par le péché, ni d'être puni par
lui pour ses fautes, puisqu'il lui était impossible de pécher, comme on le dira
plus loin ; on ne craint pas en effet un mal impossible. Le Christ n'avait donc
pas le don de crainte.
3. S. Jean a écrit (1 Jn 4, 8) : "L'amour parfait bannit la crainte." Or, la charité du Christ était très parfaite, puisque l'apôtre (Ep 3, 19) parle de " l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance". Le don de crainte ne pouvait donc se trouver dans le Christ.
Cependant : nous lisons dans Isaïe (11, 3) : "L'Esprit de la crainte du Seigneur le comblera de sa plénitude."
Conclusion
:
Comme nous l'avons noté dans la deuxième Partie, la crainte a un double objet : elle porte soit sur un mal redoutable, soit sur celui qui a le pouvoir de l'infliger ; c'est ainsi que l'on craint le roi, parce qu'il a le pouvoir de mettre à mort. Cependant l'on ne craint l'auteur possible d'un mal que s'il possède un pouvoir auquel il est difficile de résister : car, ce que nous pouvons facilement écarter, nous ne le craignons pas. On ne craint donc quelqu'un que pour sa supériorité.
Ceci posé, il faut reconnaître que le Christ n'avait à redouter ni d'être séparé de Dieu par le péché, ni d'être puni par lui pour une faute. Sa crainte de Dieu se référait seulement à la supériorité divine, car c'est par un mouvement d'affectueuse révérence que l'Esprit Saint portait son âme vers Dieu. Aussi lisons-nous dans l'épître aux Hébreux (5, 7) qu'il fut exaucé en tout à cause de sa piété révérentielle. Cette affectueuse révérence envers Dieu, le Christ, comme homme, l'a possédée plus pleinement que tous les autres. Et c'est pourquoi l'Écriture lui attribue la plénitude du don de crainte.
Solutions
:
1. Les habitus des vertus
et des dons visent le bien proprement et essentiellement, et le mal seulement
par voie de conséquence. Car il est essentiel à la vertu de rendre l'oeuvre
bonne, dit Aristote. C'est pourquoi l'objet essentiel du don de crainte n'est
pas le mal envisagé par la passion de crainte, mais la supériorité du bien
divin, dont la puissance peut infliger du mal. Or, l'espérance en tant que
vertu, envisage non seulement celui qui produit le bien, mais encore ce bien
lui-même en tant qu'il n'est pas possédé. Et c'est pourquoi, parce que le
Christ avait déjà le bien parfait de la béatitude, on ne lui attribue pas la
vertu d'espérance, mais le don de crainte.
2. Cet argument procède de
la crainte, selon qu'elle envisage le mal comme son objet.
3. La charité parfaite
bannit la crainte servile, qui envisage principalement le châtiment. Mais cette
crainte-là n'existait pas chez le Christ.
Objections
:
1. Il ne convient pas à
celui qui possède un bien en plénitude de le posséder par participation. Or le
Christ a eu la plénitude de la grâce, étant " plein de grâce et de vérité
" (Jn 1, 14). Or les charismes semblent être des participations divines
accordées différemment et partiellement à des bénéficiaires divers, car "
il y a diversité de dons " (1 Co 7, 11). Il semble donc que le Christ n'a
pas eu de charismes.
2. Ce que l'on doit à
quelqu'un ne peut lui être donné gratuitement. Or le Christ avait le droit de
posséder en abondance une parole de sagesse et une parole de science ; il avait
aussi, par droit, le pouvoir de faire des miracles, et tous ces autres pouvoirs
que les charismes confèrent gratuitement, car il est " la puissance et la
sagesse de Dieu " (1 Co 1, 24). Il ne lui convenait donc pas de posséder
ces dons gratuits que sont les charismes.
3. Les charismes sont ordonnés au bien des fidèles, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 7, 7) : "A chacun la manifestation de l'Esprit est départie selon que le demande l'utilité commune." Or, tout habitus ou disposition dont l'homme ne se sert pas semble parfaitement inutile, car " à quoi servent une sagesse cachée et un trésor invisible ? " (Si 20, 30). Mais on ne voit pas que le Christ ait usé de tous les charismes, et particulièrement du don des langues. Il ne possédait donc pas tous les charismes.
Cependant : S. Augustin écrit que, comme dans la tête se trouvent les cinq, sens, de même dans le Christ, qui est tête de l’Église, se trouvent toutes les grâces.
Conclusion
:
Comme on l'a vu les charismes sont ordonnés à la manifestation de la foi et de l'enseignement spirituel. Il faut en effet que celui qui enseigne ait les moyens de manifester la vérité de son enseignement, autrement celui-ci serait inutile. Or, le Christ est le premier et le principal Maître de l'enseignement spirituel et de la foi, selon l'épître aux Hébreux (2, 3) : "Le message du salut, publié en premier lieu par le Seigneur, nous a été attesté par ceux qui l'avaient entendu, Dieu confirmant leur témoignage par des signes, des prodiges, etc." Il est donc manifeste que le Christ a dû, comme premier et principal Docteur de la foi, posséder excellemment tous les charismes.
Solutions
:
1. Tandis que la grâce
sanctifiante est ordonnée aux actes méritoires intérieurs ou extérieurs, le
charisme est ordonné à certains actes extérieurs qui manifestent la vérité de
la foi, comme les miracles ou autres choses semblables. Or, dans ces deux
domaines, le Christ a eu la plénitude de la grâce ; son âme, en effet, unie à
la divinité, se trouvait parfaitement apte à accomplir tous les actes de ces
deux domaines. Au contraire, les autres saints qui ne sont pas, entre les mains
de Dieu, des instruments conjoints, mais des instruments séparés, ne reçoivent
que partiellement le pouvoir de produire de tels actes. Et c'est pourquoi, à la
différence du Christ, ils ne possèdent pas tous les charismes.
2. C'est en tant que Fils
éternel de Dieu, que le Christ est appelé " puissance et sagesse de
Dieu". Sous ce rapport il ne lui appartient pas de posséder la grâce, mais
plutôt de la communiquer. Il lui revient au contraire de la posséder selon sa
nature humaine.
3. Le don des langues a été
accordé aux Apôtres parce qu'ils étaient envoyés pour enseigner toutes les
nations. Mais le Christ n'a voulu prêcher personnellement qu'au seul peuple
juif. Il disait (Mt 15, 24) : "je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de
la maison d'Israël " et l'Apôtre écrivait (Rm 15, 8) : "J'affirme que
le Christ Jésus a été ministre des circoncis." Aussi le Christ n'a-t-il
pas eu à employer diverses langues. Pourtant la connaissance de ces langues ne
lui a pas fait défaut, car les pensées secrètes des coeurs, dont les mots ne
sont que les signes, ne lui étaient pas cachées. Cette connaissance ne fut
pourtant pas inutile : pas plus que n'est inutile un habitus dont on ne se sert
pas quand cela n'est pas nécessaire.
Objections
:
1. La prophétie comporte
une certaine connaissance confuse et imparfaite, selon ce texte (Nb 12, 6) :
"S'il y a un prophète parmi vous, c'est dans un songe et en vision que je
lui parlerai." Mais le Christ a eu une connaissance parfaite, bien
supérieure même à celle de Moïse dont il est dit ensuite (v. 8) : "Il vit
Dieu à découvert et non par énigme." Le Christ ne fut donc pas prophète.
2. De même que la foi
concerne ce que l'on ne voit pas, et l'espérance ce que l'on ne possède pas,
ainsi la prophétie concerne ce qui n'est pas présent, mais éloigné, car
prophète vient de proculfans (parlant de loin). Or on n'attribue au
Christ ni foi ni espérance, on ne doit pas non plus lui attribuer la prophétie.
3. Le prophète est d'un rang inférieur à l'ange ; aussi avons-nous dit de Moïse dans la deuxième Partie, qu'il fut le prophète suprême, et il est écrit dans les Actes (7, 38) : "Il conversait avec l'ange au désert." Mais le Christ n'est pas inférieur aux anges en connaissance intellectuelle, il l'est seulement " sous le rapport de la possibilité corporelle " (He 2, 9). Il apparaît donc que le Christ ne fut pas prophète.
Cependant : il y a la prédiction du Deutéronome (18, 15) : "Dieu vous suscitera un prophète parmi vos frères", et ce que le Christ disait en parlant de lui-même (Mt 13, 57 ; Jn 4,44) : "Un prophète n'est sans honneur que dans sa patrie."
Conclusion
:
On appelle prophète celui qui annonce ou qui voit ce qui est éloigné, en ce sens qu'il connaît et dit des choses qui dépassent la portée de la connaissance humaine, selon S. Augustin. Mais, pour être prophète, il ne suffit pas de connaître et d'annoncer ce qu'ils ignorent à des gens dont on est éloigné. Et cela est évident, tant pour le lieu que pour le temps. Par exemple, si un habitant de la France annonçait à ses compatriotes résidant en France ce qui se passe en Syrie, il serait prophète : c'est ainsi qu'Elisée annonça à Giesi qu'un homme descendait de son char et venait à sa rencontre (2 R 5, 26). Il n'y aurait rien de prophétique au contraire, pour un individu résidant en Syrie, à annoncer ce qui se passe dans ce pays. De même en ce qui concerne le temps, Isaïe (44, 28) était prophète lorsqu'il prédisait que Cyrus, roi des Perses, réédifierait le temple de Dieu ; tandis que Esdras (Ch 1 et 3) ne l'était pas lorsqu'il narrait le fait, qui se passait de son temps.
Donc, quand Dieu, les anges ou les bienheureux connaissent et annoncent des choses qui échappent à notre connaissance, cela ne relève pas de la prophétie, car ils ne partagent d'aucune manière notre état de vie. Le Christ, au contraire, avant sa passion, se trouvait dans le même état que nous, puisqu'il était non seulement compréhenseur, mais encore voyageur. Il pouvait donc, à la manière d'un prophète, connaître et annoncer les choses qui n'étaient pas à la portée des autres voyageurs. Sous ce rapport on peut dire qu'il possédait le don de prophétie.
Solutions
:
1. Le texte cité ne signifie pas que la connaissance énigmatique par songe et vision fait partie de la raison de prophétie ; mais il tend à comparer les autres prophètes, qui connurent les réalités divines en songe et par vision, avec Moïse qui vit Dieu à découvert et sans énigme, ce qui ne l'empêche pas d'être appelé prophète, selon cette parole : "Il ne s'est plus levé en Israël de prophète semblable à Moïse" (Dt 34, 10).
On peut dire néanmoins que le
Christ, tout en ayant une pleine et parfaite connaissance intellectuelle, eut
encore dans son imagination des images où il pouvait contempler un reflet du
divin, précisément parce qu'il n'était pas seulement compréhenseur, mais aussi
voyageur.
2. La foi a pour objet ce
qui n'est pas vu par celui qui croit ; de même, l'espérance a pour objet ce qui
n'est pas possédé par celui qui espère. Mais la prophétie vise des réalités qui
ne sont pas à la portée de la connaissance commune des hommes, et que le
prophète possède et communique, tout en demeurant dans l'état de voyage. C'est
pourquoi, dans le Christ, la foi et l’espérance s’opposent à la perfection de
son état bienheureux, mais non à la prophétie.
3. L'ange, puisqu'il est
compréhenseur, est au-dessus du prophète, qui n'est pas simple voyageur
terrestre ; mais il n'est pas au-dessus du Christ qui fut à la fois voyageur et
compréhenseur.
Objections
:
1. Comme on l'a vu dans la
deuxième Partie, les vertus dérivent de la grâce. Mais le Christ n'a pas
possédé toutes les vertus, puisqu'il n'avait, nous l'avons vu. ni la foi ni
l'espérance. La grâce ne se trouvait donc pas chez lui en plénitude.
2. Nous savons en outre que
la grâce se divise en opérante et coopérante. Mais la grâce opérante est celle
qui justifie l'impie ; or le Christ n'a pas à être justifié, puisqu'il n'a
jamais connu le péché. Il n'a donc pas eu la plénitude de la grâce.
3. On lit dans l'épître de S. Jacques (1, 17) " Tout don excellent, toute grâce parfaite vient d'en-haut et descend du Père des lumières." Mais ce qui descend par dérivation n'est reçu que partiellement, et non en plénitude. Aucune créature par conséquent, pas même l'âme du Christ, ne peut posséder la plénitude des dons de la grâce.
Cependant : il est écrit en S. Jean (1, 14) : "Nous l'avons vu plein de grâce et de vérité."
Conclusion
:
Posséder quelque chose en plénitude, c'est en avoir la possession totale et parfaite. Cependant cette totalité et cette perfection peuvent être envisagées de deux points de vue. Ou bien par rapport à l'intensité quantitative selon laquelle une chose est possédée : c'est ainsi que l'on dit de quelqu'un qu'il possède la blancheur en plénitude lorsqu'il la détient au plus haut degré. Ou bien selon un point de vue dynamique : ainsi l'on possède pleinement la vie, quand on bénéficie de tous ses effets et de toutes ses opérations ; sous ce rapport l'homme est pleinement vivant, à la différence de l'animal ou de la plante.
A l'un ou l'autre point de vue, le Christ a eu la plénitude de la grâce. Il l'a eue tout d'abord au plus haut degré où il soit possible de la posséder. Et cela tient premièrement à ce que l'âme du Christ était proche de la cause de la grâce. Comme nous l'avons déjà dit en effet, plus un être, soumis à l'action d'une cause, est à proximité de celle-ci, plus il reçoit de son influence. Et puisque l'âme du Christ est plus intimement unie à Dieu que toutes les créatures rationnelles, elle se trouve de la manière la plus parfaite sous l'influence de sa grâce. - En second lieu, cela se rapporte à l'effet que l'âme du Christ avait mission de produire, car il lui fallait recevoir la grâce de manière à pouvoir de quelque façon la diffuser sur les autres. Pour cela, l'âme du Christ devait avoir la grâce à son plus haut degré ; comme le feu qui, étant cause de la chaleur des autres corps, possède celle-ci au maximum.
D'autre part, sous le rapport de sa puissance de rayonnement, le Christ a encore possédé la grâce en plénitude, car il la possédait selon tous ses effets et toutes ses opérations. La grâce lui était donnée comme à un principe universel commandant toute la catégorie des êtres qui ont la grâce. Or, la puissance du premier principe dans un genre donné s'étend universellement à tous les effets inclus dans ce genre : ainsi le soleil qui, selon Denys est cause universelle de la génération, déploie sa puissance sur tout ce qui a trait à la génération. De même, la grâce du Christ comportait cette plénitude qui la faisait s'épanouir selon toutes ses virtualités vertus, dons et autres effets du même genre.
Solutions
:
1. La foi et l'espérance
sont des effets de la grâce qui impliquent une certaine déficience chez leur
sujet : car la foi a pour objet ce que l'on ne voit pas, et l'espérance ce que
l'on ne possède pas. Il ne fallait donc pas que le Christ, qui est l'auteur de
la grâce, connût les déficiences inhérentes à la foi et à l'espérance. Mais
tout ce qu'il y a de perfection dans ces deux vertus se trouvait d'une manière
plus parfaite encore chez lui. Ainsi le feu ne possède pas tous les modes
imparfaits de chaleur qui tiennent à la défectuosité de leur sujet, mais
seulement tout ce qui se rattache à la perfection de la chaleur.
2. Il appartient à la grâce
opérante de produire la justification ; mais qu'elle justifie un impie, cela
lui est accidentel, et provient de ce que le sujet justifié se trouvait en état
de péché. L'âme du Christ a donc été justifiée par la grâce opérante, en ce
sens que celle-ci l'a rendue juste et sainte dès le premier instant de la
conception, non pas en ce sens qu'elle aurait été pécheresse, ou encore sans
justice.
3. La plénitude de la grâce
accordée à l'âme du Christ doit se juger d'après la capacité de la créature, et
non d'après l'infinie richesse de la bonté divine.
Objections
:
1. Ce qui appartient en
propre à quelqu'un ne convient qu'à lui seul. Mais la plénitude de la grâce est
attribuée à d'autres qu'au Christ. C'est ainsi que l'Ange salue la Vierge en
ces termes : "je te salue, pleine de, grâce " ; et nous lisons dans
les Actes (6, 8) : "Étienne était plein de grâce et de force."
2. Ce que le Christ peut
communiquer à d'autres ne semble pas lui appartenir en propre. Mais comme
l'écrit S. Paul (Ep 2, 19) : "Vous serez comblés jusqu'à entrer dans la
plénitude de Dieu."
3. L'état du voyage doit correspondre proportionnellement à l'état de la patrie. Mais dans cet état nous goûterons une certaine plénitude, car, selon S. Grégoire, dans la patrie céleste, où se trouve la plénitude de tout bien, quoique certains dons soient accordés d'une manière excellente, il n'y en a pas qui soient possédés par un élu d'une manière exclusive. Par suite, dans l'état de voyageur aussi tous doivent posséder la plénitude de la grâce ; celle-ci n'appartient donc pas en propre au Christ.
Cependant : on attribue au Christ la plénitude de la grâce en tant qu'il est le Fils unique du Père. Il est écrit en effet dans S. Jean (1, 14) :
" Nous l'avons vu comme Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité." Mais une telle filiation est propre au Christ ; la plénitude de grâce et de vérité doit donc aussi lui appartenir en propre.
Conclusion
:
La plénitude de la grâce peut être envisagée d'une double manière : soit du côté de la grâce elle-même, soit du côté du sujet qui la possède. Du côté de la grâce elle-même, la plénitude consiste à la recevoir à son plus haut degré, quant à son essence ou quant à son dynamisme : on possède alors la grâce à la fois de la manière la plus excellente dont il est possible de la posséder, et selon toute sa puissance effective de rayonnement. Une telle plénitude de grâce est propre au Christ. - Du côté du sujet, la plénitude consiste en ce qu'il reçoit la grâce dans toute la mesure réclamée par sa condition ; soit qu'il s'agisse du degré d'intensité fixé par Dieu, selon cette parole de l'Apôtre (Ep 4, 7) : "A chacun de nous la grâce a été donnée selon la mesure du don du Christ " ; soit qu'il s'agisse du degré d'extension virtuelle, par lequel le sujet se trouve capable d'accomplir tous les devoirs de sa charge ou de son état, selon cette autre parole de l'Apôtre (Ep 3, 8) : "C'est à moi, le moindre de tous les saints, qu'a été accordée cette grâce d'éclairer les hommes", etc. Une telle plénitude de grâce n'est pas propre au Christ, mais est communiquée par lui aux autres hommes.
Solutions
:
1. La Bienheureuse Vierge
est appelée pleine de grâce, non en raison de la grâce elle-même, qu'elle n'a
pas eue à son plus haut degré et dont elle n'a pas mis en oeuvre tous les
effets ; mais parce qu'elle a reçu la grâce qui devait suffire à cet état de
mère de Dieu pour lequel Dieu l'avait choisie. De même on dit que S. Étienne
était " plein de grâce", parce qu'il avait reçu la grâce appropriée à
la fonction pour laquelle il avait été choisi, de ministre et de témoin de
Dieu. Même chose pour les autres saints. Néanmoins, parmi toutes ces
plénitudes, il y a des degrés qui tiennent à ce qu'un saint a été prédestiné
par Dieu à un état plus ou moins éminent.
2. L'Apôtre parle de la
plénitude de la grâce considérée du côté du sujet, et par rapport à sa
prédestination divine. Cette prédestination peut être commune et s'appliquer à
tous les saints ; ou bien elle est plus spéciale et se rapporte à l'excellence
de quelques-uns d'entre eux. Au premier sens, on peut parler d'une plénitude de
grâce, commune à tous, qui leur permet de mériter la vie éternelle,
c'est-à-dire la pleine jouissance de Dieu. C'est précisément cette plénitude
que l'Apôtre souhaite aux fidèles d'Éphèse.
3. Les dons qui sont
communs dans la patrie céleste, comme la vision, la possession et la
jouissance, ont des dons qui leur correspondent dans l'état de voyage, et qui
sont aussi communs à tous les états. Mais ü y a, au ciel et sur la terre,
certaines prérogatives qui sont particulières à quelques-uns, et que tous ne
possèdent pas.
Objections
:
1. Tout ce qui est sans
mesure est infini ; mais la grâce du Christ est sans mesure, puisqu'il est dit
en S. Jean (3, 34) : "Dieu ne lui donne pas l'Esprit avec mesure." La
grâce du Christ est donc infinie.
2. Un effet infini
manifeste une puissance infinie ; celle-ci à son tour ne peut se fonder que sur
une essence infinie. Mais la grâce du Christ produit un effet infini,
puisqu'elle a pour résultat le salut de tout le genre humain, selon cette
parole de S. Jean (1 Jn 2, 2) : "Il est lui-même victime de propitiation
pour les péchés du monde entier." La grâce du Christ est donc infinie.
3. Toute quantité finie peut parvenir par addition à égaler tout autre quantité, si grande soit-elle. Donc, si la grâce du Christ est finie, il n'est pas de grâce, conférée à un autre homme, qui ne puisse croître jusqu'à l'égaler. Or, d'après S. Grégoire, c'est contre une telle conception qu'il est écrit dans Job (28, 17) : "Ni l'or ni le verre n'atteignent sa valeur." La grâce du Christ est donc infinie.
Cependant : la grâce est quelque chose de créé dans l'âme. Mais tout ce qui est créé est fini, selon cette parole de la Sagesse (11, 21) : "Tu as tout disposé avec nombre, poids et mesure." La grâce du Christ n'est donc pas infinie.
Conclusion
:
D'après ce qui a été dit précédemment, il y a lieu de distinguer dans le Christ une double grâce : l'une est la grâce d'union, et qui consiste dans l'union personnelle au Fils de Dieu, accordée gratuitement à la nature humaine. Il est évident que cette grâce est infinie, comme la personne du Verbe elle-même.
L'autre grâce est la grâce habituelle. On peut l'envisager sous un double point de vue : premièrement en tant qu'elle consiste en un certain être. A cet égard, elle est nécessairement un être fini ; car elle se trouve dans l'âme du Christ comme dans son sujet ; or l'âme du Christ étant une créature, a une capacité finie. Et puisque l'être de la grâce ne peut dépasser celui de son sujet, il ne peut pas non plus être infini.
En second lieu, on peut considérer la grâce habituelle du Christ sous sa raison propre de grâce. A ce point de vue elle peut être dite infinie, parce qu'illimitée ; elle possède en effet tout ce qui appartient à l'essence de la grâce, sans aucune restriction ; et cela tient à ce que, selon le plan de Dieu, auquel il appartient de mesurer la grâce, celle-ci est conférée au Christ comme à un principe universel, qui donne la grâce à la nature humaine, selon cette parole de S. Paul (Ep 1, 6) : "Il nous a dotés de sa grâce dans son Fils bien-aimé." Ainsi pouvons-nous dire que la lumière du soleil est infinie, non pas certes dans son être, mais comme lumière, en ce sens qu'elle possède tout ce qui appartient à l'essence de la lumière.
Solutions
:
1. Quand on dit que " le Père ne lui donne pas l'Esprit avec mesure " on peut l'entendre du don que Dieu le Père fait éternellement au Fils, en lui communiquant la nature divine qui est un don infini. Et c'est en ce sens qu'une Glose ajoute : "En sorte que le Fils est aussi grand que le Père."
Mais on peut l'entendre aussi du don qui est fait à la nature humaine par son union à une personne divine, don qui est infini lui aussi. Et c'est pourquoi la Glose explique ainsi le texte en question : "De même que le Père a engendré un Verbe accompli et parfait, de même ce Verbe, dans sa plénitude et sa perfection, a été uni à la nature humaine."
Enfin, on peut l'entendre encore de
la grâce habituelle, en tant que la grâce du Christ s'étend à tout ce qui
relève de la grâce. D'où ce commentaire de S. Augustin : "La mesure est
une division des dons : à l'un, en effet, est accordée, par le moyen de
l'Esprit une parole de sagesse ; à l'autre, une parole de science. Mais le
Christ qui donne ne reçoit pas avec mesure." 2. La grâce du Christ possède
un effet infini, en raison de son infinité, expliquée comme nous venons de le
dire, et aussi en raison de l'unité de la personne divine, à laquelle l'âme du
Christ se trouve jointe.
3. Le moins peut parvenir
par addition à égaler le plus, lorsqu'il s'agit de quantités de même nature.
Mais la grâce d'un autre homme est envers la grâce du Christ comme une
puissance particulière envers une puissance universelle. Aussi, de même que la
puissance du feu, si grand que soit son accroissement, ne parviendra jamais à
égaler la puissance du soleil, ainsi la grâce d'un autre homme, quel que soit
son accroissement, n'égalera jamais la grâce du Christ.
Objections
:
1. A tout être fini on peut
ajouter. Or, on vient de voir que la grâce du Christ était finie. Donc elle a
pu s'accroître.
2. L'augmentation de la grâce se fait par la puissance divine, selon l'Apôtre (2 Co 9, 8) : "Dieu a le pouvoir de faire abonder en vous toute grâce." Et puisque la puissance divine est infinie, elle ne saurait être enfermée en des limites. Il semble donc que la grâce du Christ aurait pu être plus grande. 3. On lit en S. Luc (2, 52) : "L'enfant Jésus progressait en âge, en sagesse et en grâce devant Dieu et devant les hommes." C'est donc que la grâce du Christ a pu s'accroître.
Cependant : il est dit en S. Jean (1, 14) : "Nous l'avons vu comme le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité." Mais on ne peut rien concevoir de plus grand que d'être le Fils unique du Père. C'est donc qu'il ne peut pas exister, et qu'on ne peut pas concevoir, une grâce plus grande que celle dont le Christ fut rempli.
Conclusion
:
L'accroissement d'une forme peut être impossible pour un double motif : soit en raison du sujet de cette forme, soit en raison de la forme elle-même. En raison du sujet, quand celui-ci a atteint la limite de participation qui revient à sa nature ; ainsi disons-nous que la chaleur de l'air ne peut pas augmenter, quand elle est parvenue à l'ultime degré au-delà duquel la nature de l'air est détruite, ce qui n'empêche pas qu'un degré de chaleur supérieur puisse exister dans la nature, avec le feu par exemple. - En raison de la forme, la possibilité d'augmentation se trouve exclue quand un sujet réalise cette forme en la perfection la plus haute avec laquelle elle puisse être possédée : ainsi la chaleur du feu ne peut s'accroître parce qu'il n'est pas de degré de chaleur plus parfait que celui du feu.
Or, de même qu'aux autres formes la sagesse divine a fixé une limite qui leur est propre, ainsi en est-il pour la grâce, selon cette parole du livre de la Sagesse (11, 21) : "Tu as disposé toutes choses avec nombre, poids et mesure." Cette limite propre à chaque forme est déterminée par sa fin ; ainsi il n'est pas, pour la pesanteur, d'attraction plus forte que celle de la terre, parce qu'il n'est pas de lieu inférieur à celui de la terre. Or, la fin de la grâce, c'est l'union de la nature rationnelle à Dieu ; et il n'est pas possible de réaliser, ni même de concevoir union plus intime que celle qui se fait dans la personne. C'est pourquoi la grâce atteint son degré suprême dans le Christ, et il est manifeste que, en tant que grâce, elle n'a pu augmenter.
Même impossibilité si l'on considère le sujet de cette grâce. Le Christ, comme homme, fut, dès le premier instant de sa conception, vraiment et pleinement compréhenseur. Il ne peut donc y avoir eu en lui augmentation de la grâce, pas plus qu'il ne peut y avoir augmentation chez les autres bienheureux qui, du fait qu'ils sont parvenus au terme, ne peuvent croître en grâce. Au contraire, chez les hommes qui sont uniquement voyageurs, la grâce peut grandir, tant du côté de sa forme qui n'atteint pas en eux son degré suprême, que du côté de son sujet qui n'est pas encore parvenu au terme.
Solutions
:
1. Lorsqu'il s'agit de
quantités mathématiques, on peut ajouter à toute quantité finie ; car, dans la
quantité finie, il n'y a rien qui s'oppose à une addition. Mais s'il s'agit
d'une quantité naturelle, il peut y avoir opposition du côté de la forme qui,
comme tout accident déterminé, exige une quantité définie. Aussi le Philosophe
écrit-il que, pour toutes les réalités stables, la nature est le terme et la
raison de leur grandeur et de leur croissance. C'est pour ce motif qu'à la
quantité de tout le ciel on ne peut rien ajouter. A plus forte raison, dans les
formes elles-mêmes, faut-il reconnaître un terme au-delà duquel il leur est
impossible de progresser. Aussi, bien que la grâce du Christ soit finie en son
essence, est-il impossible d'y faire une addition quelconque.
2. La puissance divine
pourrait sans doute faire quelque chose de plus grand et de meilleur que la
grâce habituelle du Christ ; mais elle ne pourrait pas faire que cela soit
ordonné à quelque chose de plus grand que l'union personnelle au Fils unique du
Père. A cette union répond d'une manière très suffisante telle mesure de grâce
définie par la sagesse divine.
3. On peut croître en
sagesse et en grâce d'une double manière ; en ce sens tout d'abord que les
habitus eux-mêmes de sagesse et de grâce augmentent : sous ce rapport le Christ
n'a pas progressé ; en ce sens encore que l'on réalise des effets plus considérables
de sagesse et de vertu : sous ce rapport le Christ a progressé en sagesse et en
grâce aussi bien qu'en âge, car à mesure qu'il avançait en âge, il produisait
des oeuvres plus parfaites : il montrait ainsi qu'il était homme véritable,
aussi bien à l'égard de Dieu qu'à l'égard des hommes.
Objections
:
1. Une réalité ne peut être
à elle-même sa propre conséquence. Mais cette grâce habituelle parait être
identique à la grâce d'union, puisque S. Augustin écrit - : "Cette grâce
par laquelle, dès le principe de sa foi, un homme quelconque devient chrétien,
est celle-là même par laquelle dès le premier instant cet homme-ci a été fait
Christ." De ces deux grâces, la première appartient à la grâce habituelle,
la seconde à la grâce d'union. C'est donc que la grâce habituelle n'est pas une
conséquence de la grâce d'union.
2. La disposition précède
l'achèvement, soit dans l'ordre du temps, soit au moins dans l'ordre des concepts.
Mais la grâce habituelle apparaît comme une certaine disposition préparant la
nature humaine à l'union personnelle. C'est donc que, loin de suivre l'union,
elle la précède plutôt.
3. Ce qui est commun est antérieur à ce qui est propre. Mais la grâce habituelle est commune au Christ et aux saints hommes ; la grâce d'union, elle, est propre au Christ. Logiquement, la grâce habituelle est donc antérieure à la grâce d'union, elle ne la suit pas.
Cependant : il est écrit dans Isaïe (42, 1) : "Voici mon serviteur, je le soutiendrai " ; et ensuite : "je lui ai donné mon Esprit", parole qui se réfère à la grâce habituelle. Il apparaît donc que chez le Christ l'assomption de la nature humaine dans l'unité de personne précède la grâce habituelle.
Conclusion
:
L'union de la nature humaine à la personne divine, que nous avons appelée grâce d'union précède la grâce habituelle dans le Christ, non selon l'ordre chronologique, mais selon l'ordre de la nature et de l'intellect. Et cela pour un triple motif :
1° Selon l'ordre des principes de ces deux grâces. En effet, le principe de l'union est la personne du Fils qui assume la nature humaine, et qui, pour cette raison, est dite " envoyée en ce monde " (Jn 3, 17). Le principe de la grâce habituelle, laquelle est donnée avec la charité, est le Saint-Esprit, et celui-ci est dit envoyé, parce qu'il habite dans l'âme par la charité. Or, la mission du Fils est, selon l'ordre de nature, antérieure à la mission du Saint-Esprit ; de même que, dans cet ordre, l'Esprit Saint procède du Fils, et l'amour procède de la sagesse. Par conséquent l'union personnelle, considérée comme découlant de la mission du Fils, est antérieure à la grâce habituelle, considérée comme découlant de la mission du Saint-Esprit.
2°Le motif de ce tord retient au rapport de la grâce avec sa cause. La grâce, en effet, est causée dans l'homme par la présence de la divinité, de même que la lumière est produite dans l'air par la présence du soleil. C'est pourquoi il est dit dans Ézéchiel (43, 2) : "La gloire du Dieu d'Israël venait du côté de l'orient... et la terre resplendissait de sa gloire." Mais la présence de Dieu dans le Christ s'entend de l'union de la nature humaine avec la personne divine. On comprend donc que, a grâce habituelle du Christ résulte de cette union, comme l'éclat de la lumière résulte de la présence du soleil.
3° La raison de cet ordre peut se prendre de la fin de la grâce. Celle-ci est ordonnée à nous permettre de bien agir ; mais les actions appartiennent aux suppôts et aux individus. Aussi l'action, et donc la grâce qui ordonne à l'action, présupposent-elles l'hypostase ou le suppôt. Mais, ainsi que nous l'avons montré, l'hypostase, dans la nature humaine du Christ, n'est pas présupposée à l'union. La grâce d'union précède donc logiquement la grâce habituelle.
Solutions
:
1. Par grâce, S. Augustin
entend ici la volonté libérale de Dieu qui dispense ses bienfaits gratuitement.
Et en ce sens il dit que la même grâce qui rend chrétien un homme quelconque
fait aussi qu'un homme est devenu Christ, car ces deux effets proviennent, sans
aucun mérite, de la bonté toute gratuite de Dieu.
2. Pour les choses qui se
réalisent progressivement, la disposition précède, dans l'ordre de la
génération, l'achèvement auquel elle prépare ; au contraire, elle suit
naturellement l'achèvement quand celui-ci est déjà acquis. Ainsi la chaleur,
qui est la disposition à la forme de feu, est aussi l'effet qui résulte de
cette forme, lorsque celle-ci préexiste. Or, la nature humaine du Christ est
unie à la personne du Verbe dès le principe et sans étapes progressives. Par
suite, la grâce habituelle ne peut pas être envisagée comme précédant l'union,
mais comme en résultant, à la manière d'une propriété naturelle ; et c'est en
ce sens que S. Augustin écrit : "La grâce est en quelque sorte naturelle
au Christ homme."
3. Ce qui est commun est antérieur à ce qui est propre, s'il s'agit de réalités du même genre ; mais dans les réalités de genres différents, rien n'empêche que ce qui est propre précède ce qui est commun. Or, la grâce d'union n'est pas dans le genre de la grâce habituelle ; elle est au-dessus de tout genre, comme la personne divine elle-même. Aussi rien n'empêche que cette réalité propre au Christ soit antérieure à la réalité commune ; car elle ne vient pas s'ajouter à l'élément commun, mais elle en est plutôt le principe et l'origine.
1. Le Christ est-il la tête de
l'Église ? - 2. Est-il la tête des hommes pour leurs corps, ou seulement pour
leurs âmes ? - 3. Est-il la tête de tous les hommes ? - 4. Est-il la tête des
anges ? - 5. Sa grâce comme tête de l'Église est-elle identique à la grâce
habituelle d'homme individuel ? - 6. Lui appartient-il en propre d'être la tête
de l’Église ? - 7. Le diable est-il la tête de tous les méchants ? - 8.
L'Anti-Christ peut-il être appelé la tête de tous les méchants ?
Objections
:
1. La tête communique le
sens et le mouvement aux membres ; or le sens et le mouvement spirituels, qui
supposent la grâce, ne nous sont pas communiqués par le Christ homme, car, dit
S. Augustin, ce n'est pas comme homme, mais comme Dieu que le Christ donne le
Saint-Esprit. Le Christ en tant qu'homme, n'est donc pas la tête de l'Église.
2. Celui qui possède déjà
une tête ne peut soi-même être tête. Mai le Christ, comme homme, a Dieu pour
tête, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 11, 3) : "Le chef du Christ,
c'est Dieu." Le Christ n'est donc pas tête.
3. Chez l'homme, la tête est un membre particulier sur lequel le coeur exerce son influence. Mais le Christ est pour toute l'Église un principe universel : il ne peut donc être tête de l'Église.
Cependant : il est écrit (Ep 1, 22) : "(Dieu) l'a donné pour tête de toute l’Église."
Conclusion
:
De même que l'on donne à toute l’Église le nom de corps mystique par analogie avec le corps naturel de l'homme, dont les divers membres ont des actes divers, ainsi que l'enseigne l'Apôtre (Rm 12, 4 ; 1 Co 12, 12), de même on appelle le Christ tête de l'Église par analogie avec la tête humaine. Celle-ci en effet peut être considérée à trois points de vue différents : au point de vue de l'ordre, de la perfection et de la puissance. Sous le rapport de l'ordre, la tête est l'élément premier de l'homme, en commençant par le haut ; de là vient que l'on a coutume d'appeler tête tout ce qui est un principe, selon cette expression d'Ézéchiel (16, 24) : "A la tête des rues, tu as élevé le signe de la prostitution." - Sous le rapport de la perfection, c'est dans la tête que se trouvent tous les sens intérieurs et extérieurs, alors que dans les autres membres, il n'y a que le sens du toucher ; de là vient qu’il est dit dans Isaïe (9, 15) : "L'ancien et le dignitaire, c'est la tête." - Sous le rapport de la puissance, c'est encore la tête qui, par sa vertu sensible et motrice, donne aux autres membres force et mouvement, et les gouverne dans leurs actes. Voilà pourquoi l'on donne au chef du peuple le titre de tête, selon cette parole (1 S 16, 17) : "Lorsque tu étais petit à tes propres yeux, n'es-tu pas devenu la tête des tribus d'Israël ? "
Or ces trois fonctions de la tête appartiennent spirituellement au Christ. En raison de sa proximité avec Dieu, sa grâce est en effet la plus élevée et la première, sinon chronologiquement, du moins en ce sens que tous ont reçu la grâce en relation avec la sienne, selon cette parole (Rm 8, 29) : "Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l'image de son Fils, afin qu'il soit le premier-né parmi un grand nombre de frères." - De même, sous le rapport de la perfection, le Christ possède la plénitude de toutes les grâces, selon cette parole (Jn 1, 14) : "Nous l'avons vu plein de grâce et de vérité." - Enfin pour ce qui est de la puissance, le Christ peut communiquer la grâce à tous les membres de l'Église, ainsi qu'il est dit encore (Jn 1, 16) " De sa plénitude nous avons tous reçu." apparaît donc avec évidence que l'on peut à bon droit donner au Christ le titre de tête de l'Église.
Solutions
:
1. En tant que Dieu, il
convient au Christ de donner la grâce ou le Saint-Esprit par autorité. En tant
qu'homme, cela lui convient encore comme instrument, parce que son humanité
était l'instrument de sa divinité. Et ainsi ses actions, par la puissance de sa
divinité, nous donnaient le salut en causant en nous la grâce, à la fois par
mérite et par une certaine efficience. S. Augustin nie que le Christ, comme
homme, puisse nous communiquer d'autorité le Saint-Esprit ; mais par mode
instrumental ou ministériel, même d'autres saints peuvent communiquer le
Saint-Esprit, selon cette parole (Ga 3, 5) : "Celui qui vous confère
l'Esprit", etc.
2. Dans le langage
métaphorique, l'analogie ne s'applique pas sous tous les rapports ; autrement
ce ne serait plus une analogie, mais l'expression exacte de la réalité. Sans
doute, dans la nature, la tête ne peut dépendre d'une autre tête, car le corps
humain ne fait pas partie d'un autre corps. Mais le corps, que l'on appelle
ainsi par analogie, et qui représente une multitude ordonnée, peut faire partie
d'une autre multitude ; ainsi la société domestique fait partie de la société
civile. Et c'est pourquoi le père de famille, qui est la tête de la société
domestique, a au-dessus de lui une autre tête qui est le gouvernement de la
cité. En ce sens rien n'empêche que Dieu soit la tête du Christ, alors que le
Christ est la tête de l'Église.
3. La tête a une
supériorité manifeste sur les autres membres extérieurs ; le coeur, lui, exerce
une influence cachée. C'est pourquoi l'on compare au coeur le Saint-Esprit, qui
vivifie et unifie invisiblement l'Église ; et l'on compare à la tête le Christ,
dans sa nature visible, parce que, comme homme, il l'emporte sur les autres
hommes.
Objections
:
1. Le Christ est appelé
tête de l'Église en tant qu'il lui communique le sens spirituel et le mouvement
de la grâce. Mais le corps n'est susceptible ni de l'un ni de l'autre. Donc le
Christ n'est pas la tête des hommes pour leurs corps.
2. Le corps est ce que nous
avons de commun avec les animaux. Si le Christ était la tête des hommes sous le
rapport du corps, il le serait aussi des animaux, ce qui est inadmissible.
3. Le Christ a reçu son corps des autres hommes, comme il est manifeste d'après les généalogies de Matthieu et de Luc. Or la tête est première parmi tous les autres membres, on vient de le dire. Le Christ ne peut donc pas être tête de l'Église du point de vue corporel.
Cependant : nous lisons dans l'épître aux Philippiens (3, 11) : "Il transformera notre corps misérable, en le rendant semblable à son corps de gloire."
Conclusion
:
Le corps humain est ordonné par nature à l'âme raisonnable, qui est sa forme propre et son moteur. En tant quelle est sa forme, l'âme lui communique la vie et les autres propriétés qui appartiennent spécifiquement au corps humain ; en tant qu'elle est son moteur, l'âme se sert du corps instrumentalement.
Ainsi doit-on dire que l'humanité du Christ possède un pouvoir d'influence, parce qu'elle est conjointe au Verbe de Dieu, auquel le corps est uni par l'intermédiaire de l'âme, comme nous l'avons dit plus hauts. De ce fait l'humanité du Christ, aussi bien son âme que son corps, exerce une influence sur les hommes, sur leurs âmes comme sur leurs corps ; premièrement sur leurs âmes, il est vrai ; et sur leurs corps secondairement. En ce sens d'abord que, selon l'Apôtre (Rm 6, 13) : "Les membres du corps sont offerts pour être des armes de la justice " qui, grâce au Christ, se trouve dans l'âme ; en ce sens encore que la vie de gloire dérive de l'âme jusqu'au corps, comme il est écrit (Rm 8, 11) : "Celui qui a ressuscité le Christ d'entre les morts, rendra aussi la vie à vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous."
Solutions
:
1. Le sens spirituel de la
grâce ne parvient pas au corps premièrement et principalement, mais d'une manière
secondaire et instrumentale, on vient de le dire.
2. Le corps de l'animal n'a
pas, comme le corps humain, de rapport à l'âme rationnelle ; et par conséquent
le cas n'est pas semblable.
3. Bien que le Christ ait
reçu d'autres hommes la matière de ; ; son corps, cependant tous les hommes
reçoivent de lui la vie immortelle du corps, selon cette parole (1 Co 15, 22) :
"Comme tous meurent, en Adam, de même aussi c'est dans le Christ que tous
revivront."
Objections
:
1. La tête n'a de rapport
qu'aux membres de son corps. Mais les infidèles ne sont d'aucune manière
membres de l'Église " qui est le corps du Christ " (Ep 1, 23). Le
Christ n'est donc pas la tête de tous les hommes.
2. L'Apôtre écrit (Ep 5,
25. 27) : "Le Christ s'est livré pour l'Église ; il voulait se la
présenter glorieuse, sans tache ni ride ni rien de semblable." Mais il y
en a beaucoup, même parmi les fidèles, en qui se trouve la tache ou la ride du
péché. Le Christ n'est donc pas la tête de tous les fidèles.
3. Les sacrements de l'ancienne loi se rattachent au Christ, comme l'ombre au corps, dit l'épître aux Colossiens (2, 17). Mais les Pères de l'Ancien Testament, en leur temps, servaient Dieu par ces sacrements (He 8, 5) : "Ils célèbrent un culte qui n'est qu'une image et une ombre des choses célestes." Ils n'appartenaient donc pas au corps du Christ, et par suite le Christ n'est pas la tête de tous les hommes.
Cependant : S. Paul affirme (1 Tm4, 10) -." Il est le sauveur de tous les hommes, et spécialement des fidèles " ; et la 1ère épître de S. Jean (2, 2) : "Il est lui-même victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier." Or, sauver les hommes, être victime de propitiation pour leurs péchés, revient au Christ précisément parce qu'il est tête. Le Christ est donc la tête de tous les hommes.
Conclusion
:
Il y a cette différence entre le corps naturel de l'homme et le corps mystique de l’Église, que les membres du corps naturel existent tous en même temps, mais non les membres du corps mystique ; ni quant à leur être de nature, car le corps de l'Église est constitué par les hommes qui vécurent depuis le commencement du monde jusqu'à sa fin ; ni quant à leur être de grâce, car, parmi les membres de l'Église qui vivent à la même époque, certains sont privés de la grâce et l'auront plus tard, tandis que d'autres la possèdent déjà. Il faut donc regarder comme membres du corps mystique non seulement ceux qui le sont en acte, mais aussi ceux qui le sont en puissance. Parmi ces derniers, les uns le sont en puissance sans jamais le devenir en acte ; les autres le deviennent en acte à un moment donné selon trois degrés : par la foi, par la charité en cette vie, et enfin par la béatitude de la patrie céleste.
Donc, si nous considérons en général toutes les époques du monde, le Christ est la tête de tous les hommes, mais à divers degrés : 1° d'abord et avant tout, il est la tête de ceux qui lui sont unis en acte par la gloire ; 2° il est la tête de ceux qui lui sont unis en acte par la charité ; 3° de ceux qui lui sont unis en acte par la foi ; 4° de ceux qui lui sont unis en puissance mais qui, dans les desseins de la prédestination divine, le seront un jour en acte ; 5° il est la tête de ceux qui lui sont unis en puissance et ne le seront jamais en acte, comme les hommes qui vivent en ce monde et ne sont pas prédestinés. Ceux-ci, quand ils quittent cette vie, cessent entièrement d'être membres du Christ, car ils ne sont plus en puissance à lui être unis.
Solutions
:
1. Les infidèles, bien
qu'ils ne soient pas en acte membres de l'Église, lui appartiennent cependant
en puissance. Cette puissance a deux fondements : d'abord, et comme principe,
la vertu du Christ qui suffit au salut de tout le genre humain ensuite le libre
arbitre.
2. L’Église "
glorieuse, sans tache ni ride", est la fin ultime à laquelle nous sommes
conduits par la passion du Christ. Elle ne se réalisera donc que dans la patrie
céleste, et non en cette vie où " nous nous trompons nous-mêmes si nous
prétendons être sans péché " (1 Jn 1, 8). Il y a cependant certains
péchés, les péchés mortels, dont sont indemnes les membres du Christ qui lui
sont unis en acte par la charité. Quant à ceux qui sont esclaves de tels
péchés, ils ne sont pas membres du Christ en acte, mais en puissance, sauf
peut-être d'une manière imparfaite par la foi informe. Car celle-ci unit au
Christ de façon relative, et non de cette façon absolue qui permet à l'homme
d'obtenir par le Christ la vie de la grâce, selon S. Jacques (2, 20) : "La
foi sans les oeuvres est morte." De tels membres reçoivent du Christ
l'acte vital de croire, et ils sont semblables à un membre mort que l'homme
parvient à remuer quelque peu.
3. Les saints Pères ne
s'arrêtaient pas aux sacrements de l'ancienne loi comme à des réalités, mais
comme à des images et à des ombres de ce qui devait venir. Or, c'est par le
même sacrement que l'on se porte et sur l'image en tant que telle, et sur la
réalité qu'elle représente, comme le montre Aristote. C'est pourquoi les
anciens Pères, en 'observant les sacrements de l'ancienne loi, étaient portés
vers le Christ par la même foi et le même amour qui nous portent nous-mêmes
vers lui. Ils appartenaient donc bien, comme nous, au corps de l'Église.
Objections
:
1. La tête et les membres
sont de même nature ; mais le Christ, en tant qu'homme, n'est pas de même
nature que les anges, car il est écrit : "Ce n'est pas à des anges qu'il
vient en aide, mais à la postérité d'Abraham " (He 2, 16). Le Christ, en
tant qu'homme, n'est donc pas la tête des anges.
2. Le Christ est la tête de
ceux qui appartiennent à l'Église, " qui est son corps", selon
l'épître aux Éphésiens (1, 23). Mais les anges n'appartiennent pas à l'Église :
celle-ci est en effet l'assemblée des fidèles ; or les anges n'ont pas la foi,
ils marchent non dans la foi, mais dans la vision ; autrement, ils seraient
" en exil, loin du Seigneur", comme le remarque l'Apôtre (2 Co 5, 6).
Le Christ, en tant qu'homme, n'est donc pas la tête des anges.
3. S. Augustin écrit : De même que le Verbe " qui dès le principe était auprès du Père " vivifie les âmes, de même " le Verbe fait chair " vivifie les corps. Mais les anges n'ont pas de corps ; et le Verbe fait chair, c'est le Christ homme. Donc le Christ, en tant qu'homme, n'exerce pas d'influence vitale sur les anges, et n'est pas leur tête.
Cependant : l'Apôtre écrit aux Colossiens (2, 10) : "Il est la tête de toute Principauté et de toute Puissance." Or ceci vaut aussi bien pour tous les anges. Le Christ est donc la tête des anges.
Conclusion
:
Là où il y a un seul corps, il faut nécessairement placer une seule tête : or, par analogie, nous appelons corps une multitude ordonnée dans l'unité, selon des activités et des fonctions distinctes ; et il est manifeste que les hommes et les anges sont ordonnés à une seule fin qui est la gloire de la béatitude divine. Le corps mystique de l'Église ne se compose donc pas seulement des hommes, mais aussi des anges.
De toute cette multitude, le Christ est la tête ; il est plus près de Dieu en effet et reçoit ses dons avec une plus entière plénitude que les homme et même que les anges ; en outre, les anges, aussi bien que les hommes, reçoivent son influence : il est écrit en effet aux Éphésiens (1, 20) : "(Dieu le Père) l'a fait asseoir à sa droite dans les cieux, au-dessus de toute Principauté, Vertu, Seigneurie, et de tout autre Puissance, nom qui peut se nommer, non seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle à venir : et il a tout mis sous ses pieds." Le Christ n'est donc pas seulement la tête des hommes, mais aussi des anges. Aussi est-il écrit (Mt 4, 11) : "Les anges s'approchèrent et ils le servaient."
Solutions
:
1. L'influence du Christ
sur les hommes s'exerce en premier lieu quant à leurs âmes ; selon celles-ci,
les hommes sont de même nature que les anges, bien qu'ils diffèrent d'eux
spécifiquement. En raison de cette conformité, le Christ peut être dit la tête
des anges, bien que cette conformité n'existe pas quant aux corps.
2. L'Église, dans son état
de voyage, c'est l'ensemble des croyants ; mais, dans l'état de la patrie,
c'est l'assemblée des élus qui voient Dieu. Or le Christ ne fut pas seulement
voyageur ; il fut aussi compréhenseur. A ce titre, et parce qu'il possède en
plénitude la grâce et la gloire, il est la tête non seulement des croyants,
mais aussi de ceux qui voient Dieu.
3. S. Augustin parle ici en
assimilant la cause à l'effet, en tant que la réalité corporelle agit sur les
corps, et la réalité spirituelle sur les réalités du même genre. Cependant
l'humanité du Christ, en vertu de sa nature spirituelle, c'est-à-dire divine,
peut agir non seulement sur les esprits des hommes, mais encore sur les esprits
des anges, à cause de son union intime avec Dieu, qui est une union
personnelle.
Objections
:
1. S. Paul affirme (Rm 6,
15) : "Si par la faute d'un seul tous les hommes sont morts, combien plus
la grâce de Dieu et le don conféré par la grâce d'un seul homme, Jésus Christ,
se sont-ils répandus à profusion sur la multitude." Mais le péché actuel
d'Adam n'est pas le même que le péché originel qu'il transmet à sa postérité.
Par conséquent, autre est la grâce personnelle, propre au Christ, et autre
celle qu'il possède comme tête de l'Église et qui découle de lui sur les
autres.
2. Les habitus se distinguent par leurs actes.
Mais la grâce personnelle du Christ
est ordonnée à un acte qui est la sanctification de son âme ; sa grâce capitale
est ordonnée à un autre acte qui est la sanctification des hommes. Donc la
grâce personnelle du Christ est distincte de sa grâce en tant que tête de
l'Église.
3. Comme on l'a dit, dans le Christ on distingue une triple grâce : la grâce d'union, la grâce capitale et la grâce individuelle. Mais la grâce individuelle du Christ est différente de sa grâce d'union ; elle doit donc l'être également de sa grâce capitale.
Cependant : il est écrit en S. Jean (1, 16) : "De sa plénitude nous avons tous reçu." Or, c'est parce que nous recevons de lui que le Christ est notre tête ; il est donc aussi notre tête parce qu'il a possédé la plénitude de la grâce. Mais si le Christ a possédé la plénitude de la grâce, c'est que la grâce qui lui était donnée à titre personnel, était parfaite en lui, ainsi que nous l'avons déjà noté. Donc, c'est par sa grâce personnelle que le Christ est notre tête, et par conséquent sa grâce capitale ne diffère pas de sa grâce personnelle.
Conclusion
:
Tout être agit autant qu'il est en acte ; d'où il suit que le même acte est à la fois pour un être raison de son actualité et de son agir. Ainsi c'est la même chaleur qui fait que le feu est chaud et qu'il chauffe. Pourtant, l'acte qui donne à un être son actualité n'est pas toujours principe suffisant d'actualité au-dehors. Étant donné que l'agent doit être supérieur au patient, ainsi que le remarquent S. Augustin et Aristote il en résulte que celui qui exerce une activité sur les autres doit être en acte d'une manière éminente. Or nous avons vu que l'âme du Christ possède une grâce suréminente. Donc, en raison de cette supériorité de sa grâce, il lui revient de la faire dériver vers les autres. C'est précisément en quoi consiste la grâce de chef. Par conséquent la grâce personnelle, qui justifie l'âme du Christ, est essentiellement la même que celle qui lui permet d'être tête de l'Église et de justifier les autres : il n'y a entre elles qu'une distinction de raison.
Solutions
:
1. En Adam le péché originel,
qui est un péché de nature, vient de son péché actuel qui est un péché
personnel. Chez lui, en effet, la personne a corrompu la nature, et, par cette
corruption, le péché du premier homme est passé à ses descendants, chez
lesquels la nature corrompue corrompt à son tour la personne. Mais la grâce ne
se transmet pas du Christ à nous par la nature humaine ; elle nous est
communiquée par la seule action personnelle du Christ. C'est pourquoi il ne
faut pas distinguer dans le Christ une double grâce, dont l'une répondrait à la
nature et l'autre à la personne, de la même manière que nous distinguons en
Adam le péché de nature et le péché de personne.
2. Des actes divers, dont
l'un est la raison et la cause de l'autre, se diversifient par l'habitus. Or,
l'acte de la grâce personnelle qui rend son sujet formellement saint est aussi
cause de justification pour les autres, justification qui relève de la grâce de
chef. La diversité que nous rencontrons ici ne suffit donc pas à diversifier
l'habitus.
3. La grâce personnelle et
la grâce de chef ont rapport à une certaine activité, tandis que la grâce
d'union se réfère à l'être personnel. C'est pourquoi la grâce personnelle et la
grâce de chef appartiennent essentiellement au même habitus, et non la grâce
d'union. Pourtant, d'une certaine manière, la grâce personnelle peut être
appelée grâce d'union, en ce sens qu'elle crée une certaine convenance à
l'union. De ce point de vue, grâce d'union, grâce personnelle et grâce de chef
sont essentiellement une seule et même grâce, avec une distinction de pure
raison.
Objections
:
1. Il est écrit (1 S 15,
17) : "Lorsque tu étais petit à tes propres yeux, tu es devenu la tête des
tribus d'Israël." Or, il n'y a qu'une seule Église sous l'ancienne et la
nouvelle alliance. Il semble donc, par le fait même, que quelqu'un d'autre que
le Christ a pu être la tête de l'Église.
2. C'est parce que le
Christ communique la grâce aux membres de l'Église que nous l'appelons tête de
l'Église. Mais il appartient à d'autres que lui de communiquer la grâce, selon
cette parole (Ep 4, 29) : "Qu'il ne sorte de votre bouche aucune parole
mauvaise, mais quelque bon discours propre à édifier, selon le besoin, afin de
donner la grâce à ceux qui l'entendent." Il apparaît donc que d'autres que
le Christ peuvent être tête de l'Église.
3. Du fait de sa primauté sur l'Église, le Christ n'est pas seulement a pelé tête, mais aussi pasteur ,et fondement de l'Église. Or, le Christ ne s'est pas réservé le titre de pasteur, puisqu'il est écrit (1 P 5, 4) : "Quand le Prince des pasteurs paraîtra, vous recevrez la couronne de gloire." Il ne s'est pas davantage réservé le titre de fondement, puisque nous lisons dans l'Apocalypse (21, 14) : "La muraille de la ville a douze fondements." On ne voit donc pas pourquoi le Christ se serait réservé le titre de tête.
Cependant : on lit dans l'épître aux Colossiens (2, 19) " Il est la tête de l'Église, par l'influence de laquelle tout le corps qui se nourrit et tient ensemble grâce aux jointures et ligaments, réalise sa croissance divine." Or cela convient seulement au Christ. Le Christ seul est donc la tête de l'Église.
Conclusion
:
La tête exerce son influence sur les membres d'une double manière. Tout d'abord par influx intérieur, en transmettant par sa vertu le mouvement et la sensibilité aux autres membres. Puis par gouvernement extérieur, dans la mesure où l'homme se dirige dans son activité extérieure par la vue et les autres sens siégeant dans la tête.
Or, l'influx intérieur de la grâce nous vient du Christ seul, dont l'humanité, par son union à la divinité, possède la vertu de justifier. Mais l'influence exercée sur les membres de l'Église par mode de gouvernement extérieur peut appartenir à d'autres qu'au Christ, et c'est en ce sens que certains sont appelés têtes de l'Église, selon cette parole d'Amos (6, 1) : "Les princes sont les têtes des peuples." Il faut cependant noter des différences avec le Christ. En premier lieu, le Christ est la tête de tous ceux qui appartiennent à l'Église, en quelque lieu, temps ou situation qu'ils se trouvent ; les autres hommes ne sont têtes que par rapport à certains lieux déterminés, comme les évêques pour leurs Églises ; ou par rapport à un temps déterminé, comme le pape qui est tête de toute l'Église durant le temps de son pontificat ; et par rapport enfin à une situation déterminée, à savoir l'état de voyageur sur terre. En second lieu, le Christ est la tête de l'Église par sa propre puissance et sa propre autorité, tandis que les autres ne sont têtes que parce qu'ils tiennent la place du Christ, selon cette parole (2 Co 2, 10) : "Si j'ai donné quelque chose, c'est pour vous et en la personne du Christ " ; et encore (2 Co 5, 20) : "C'est pour le Christ que nous faisons fonction d'ambassadeur, Dieu lui-même exhortant par nous."
Solutions
:
1. Cette parole doit
s'entendre au sens où la tête signifie le gouvernement extérieur, et où nous
disons que le roi est la tête de son royaume.
2. L'homme ne donne pas la
grâce par influx intérieur, mais par une persuasion extérieure concernant les
moyens de la grâce.
3. S. Augustin écrit :
"Si les chefs de l'Église sont Pasteurs, comment y a-t-il un seul pasteur,
sinon parce que tous sont membres du pasteur unique ? " Ainsi donnons-nous
à d'autres que le Christ le titre de fondement et de tête, parce qu'ils sont
membres d'une tête et d'un fondement unique. Et cependant, comme l'écrit encore
S. Augustin : "S'il a donné à ses membres d'être pasteurs, il s'est
réservé à lui seul d'être la porte " ; car la porte signifie l'autorité
principale, puisque c'est par elle que tous entrent dans la maison ; et c'est
par le Christ seul que " nous avons accès à cette grâce en laquelle nous
demeurons " (Rm 5, 2). Au contraire, les autres noms peuvent se rapporter
non seulement à une autorité principale, mais aussi à une autorité secondaire.
Objections
:
1. Il est essentiel à la
tête de communiquer aux membres la sensibilité et le mouvement, comme dit la
Glose sur le texte de l'épître aux Éphésiens (1, 22) : "Il en a fait la
tête..." etc. Mais le diable n'a pas le pouvoir de communiquer la malice
du péché, qui provient de la volonté du pécheur. Le diable ne peut donc être
appelé la tête des méchants.
2. Tout péché rend l'homme
mauvais ; mais tous les péchés ne viennent pas du diable. Cela est manifeste
s'il s'agit des péchés des démons, car ceux-ci n'ont pas péché sous l'influence
d'un autre. Mais cela est encore vrai de certains péchés des hommes : on lit en
effet dans le livre des Croyances ecclésiastiques : "Toutes nos
pensées mauvaises ne sont pas inspirées par le diable ; quelquefois elles
surgissent par un mouvement de notre libre arbitre." Le diable n'est donc
pas la tête de tous les méchants.
3. Une seule tête préside à un corps unique. Mais toute la multitude des méchants ne semble pas avoir un principe d'unité, car il arrive que les maux se contrarient lorsqu'ils proviennent de défauts divers, remarque Denys. Le diable ne peut donc être appelé la tête de tous les méchants.
Cependant : au sujet de cette parole de Job (8, 17) : "Que sa mémoire disparaisse de la terre", nous lisons dans la Glose : "Ce voeu s'applique à tout méchant, pour qu'il fasse retour à son chef, c'est-à-dire au diable."
Conclusion
:
Comme il a été dit précédemment non seulement la tête exerce une influence intérieure sur les membres, mais encore elle les gouverne extérieurement en dirigeant leur activité vers une fin. On peut donc donner à quelqu'un le nom de tête par rapport à une multitude, ou bien dans les deux sens d'influx intérieur et de gouvernement extérieur, et c'est ce qui arrive pour le, Christ quand nous disons qu'il est tête de l’Église. Ou bien seulement au sens de gouvernement extérieur : en ce dernier sens tout prince ou prélat est tête de la multitude qui lui est soumise. C'est également de cette manière que le diable est la tête de tous les méchants, car ainsi qu'il est dit dans Job (41, 26) " Il est le roi de tous les fils d'orgueil."
Or il appartient à celui qui gouverne de conduire ses sujets à sa propre fin. La fin du diable, c'est que la créature rationnelle se détourne de Dieu ; c'est pourquoi, dès le commencement, il chercha à détourner l'homme de l'obéissance au précepte divin. Et l'aversion loin de Dieu a raison de fin quand elle est désirée par le libre arbitre, selon Jérémie (2, 20) : "Depuis longtemps tu as brisé le joug, tu as rompu tes liens, et tu as dit : je ne servirai pas." Donc, lorsque des hommes, en commettant le péché, sont conduits à cette fin, ils tombent sous le régime et le gouvernement du diable, et celui-ci peut être appelé leur tête.
Solutions
:
1. Le diable n'exerce pas
une influence intérieure sur l'âme rationnelle, mais, par ses suggestions, il
induit au mal.
2. Celui qui gouverne ne
pousse pas chacun de ses sujets à obéir à sa volonté, mais à tous il notifie sa
volonté par un signe ; les uns se trouvent excités à la suivre, les autres le
font spontanément. Ainsi arrive-t-il que les soldats suivent l'étendard de leur
chef, sans qu'il soit nécessaire de les y pousser. Le diable a péché le
premier, car il est écrit (1 Jn 3, 8) : "Il pèche dès le
commencement", et son péché fut proposé à tous les autres comme un exemple
à suivre certains l'imitèrent parce qu'ils y furent poussés par lui, d'autres
le firent de leur propre mouvement et sans aucune suggestion de sa part. En ce
sens le diable est tête de tous les méchants, parce qu'ils suivent son exemple,
selon cette parole de la Sagesse (2, 24) : "C'est par l'envie du diable
que la mort est venue dans le monde. Ceux-là l'imitent qui lui
appartiennent."
3. Tous les péchés se
ressemblent quant à l'aversion loin de Dieu ; ils diffèrent selon la conversion
à des biens changeants et divers.
Objections
:
1. Un corps unique ne peut
avoir plusieurs têtes ; mais nous venons de dire que le diable est la tête de
la multitude des méchants ; l'Anti-Christ ne peut donc être aussi leur tête.
2. L'Anti-Christ est membre
du diable ; mais la tête se distingue des membres ; l'Anti-Christ n'est donc
pas la tête des méchants.
3. La tête exerce une influence sur les membres ; mais l'Anti-Christ ne peut agir d'aucune manière sur les méchants qui l'ont précédé. Il ne peut donc être leur tête.
Cependant : au sujet de cette parole de Job (21, 29) : "Interrogez l'un des voyageurs " la Glose écrit : "Tandis que l'auteur parlait du corps de tous les méchants, subitement il tourne son discours vers leur tête, l'Anti-Christ."
Conclusion
:
Comme nous l'avons déjà dit il y a trois choses à considérer au sujet de la tête naturelle : l'ordre, la perfection et le pouvoir d'influence. Dans l'ordre du temps, l'Anti-Christ n'est pas la tête des méchants, car son péché ne les a pas précédés, comme cela s'est produit pour le péché du diable. Il ne l'est pas davantage au point de vue du pouvoir d'influence, bien qu'il doive en effet, par suggestion extérieure, entraîner au mal ceux qui vivront de son temps ; cependant ceux qui ont vécu avant lui n'ont pu être entraînés par lui, ni même imiter sa malice. En ce sens, il ne pourrait être la tête que de quelques méchants. Mais il reste qu'il est appelé la tête de tous les méchants, en raison de la perfection de sa malice. Aussi, à propos de cette parole (2 Th 2, 4) : "Il se présente comme s'il était Dieu", la Glose écrit-elle : "De même que dans le Christ habite la plénitude de la divinité, ainsi dans l'Anti-Christ se trouve la plénitude de toute malice." Certes, l'humanité de l'Anti-Christ ne doit pas être assumée par le diable dans l'unité de personne, comme l'a été l'humanité du Christ par le Fils de Dieu ; mais le diable lui communiquera par suggestion sa malice plus qu'à tous les autres. Et c'est pourquoi tous les autres méchants qui l'ont précédé sont comme une image de l'Anti-Christ, selon cette parole de l'Apôtre (2 Th 2, 7) : "Dès maintenant le mystère de l'impiété est à l'oeuvre."
Solutions
:
1. Le diable et
l'Anti-Christ ne constituent pas deux têtes, mais une seule ; car l'Anti-Christ
est appelé tête parce qu'en lui la malice du diable se trouve reproduite en
plénitude. C'est pourquoi au sujet de cette parole (2 Th 2,4) : "Il se
présente comme s'il était Dieu", la Glose écrit encore : "En lui se
trouve la tête de tous les méchants c'est-à-dire le diable qui est le roi de
tous les fils d'orgueil." Mais il ne s'y trouve pas par union personnelle
ou par habitation intime, car il appartient à la Trinité seule de pénétrer
l'intime de l'âme. Il ne s'y trouve que par l'effet de sa malice, selon le livre
des Croyances ecclésiastiques.
2. Comme nous l'avons déjà
dit, bien que Dieu soit la tête du Christ, le Christ n'en est pas moins la tête
de l'Église ; ainsi tout en étant membre du diable, l'Anti-Christ est la tête
des méchants.
3. Quand nous disons que l'Anti-Christ est appelé la tête de tous les méchants, nous faisons porter l'analogie non sur son influence, mais sur sa perfection. En lui en effet le diable porte sa malice au degré suprême, tout comme nous disons que quelqu'un mène son dessein au sommet de la perfection, lorsqu'il l'a pleinement réalisé.
Il faut maintenant étudier la science du Christ : I. Son étude globale (Q. 9). II. L'étude de chacune de ses sciences (Q. 10-12).
1. Le Christ a-t-il possédé
une autre science que la science divine ? - 2. A-t-il possédé la science des
bienheureux ou compréhenseurs ? - 3. A-t-il possédé la science infuse ? - 4.
A-t-il possédé une science acquise ?.
Objections
:
1. La science est
nécessaire pour connaître certaines choses. Mais par sa science divine le
Christ connaissait tout. En lui une autre science aurait donc été superflue.
2. Une lumière moindre
disparaît dans une lumière plus vive. Mais toute science créée comparée à la
science de Dieu incréée, est une lumière moindre. Donc le Christ n'a pas eu la
lumière d'une science autre que la science divine.
3. L'union de la nature humaine à la nature divine s'est réalisée dans la personne, on l'a montré précédemment. Or certains mettent dans le Christ une science d'union par laquelle il connaît beaucoup plus parfaitement qu'un autre ce qui concerne le mystère de l'Incarnation. Puisque l'union personnelle englobe deux natures, il semble donc qu'il ne puisse y avoir dans le Christ deux sciences, mais une seule appartenant aux deux natures.
Cependant : S. Ambroise écrit : "Dieu a assumé dans la chair la perfection de la nature humaine ; il a pris le sens de l'homme, mais non le sens orgueilleux de la chair." Mais la science créée appartient au sens de l'homme ; il y eut donc dans le Christ une science créée.
Conclusion
:
Comme nous l'avons déjà montré, le Fils de Dieu a pris une nature humaine complète, non seulement un corps, mais aussi une âme ; non seulement une âme sensible, mais aussi une âme rationnelle. Il devait donc posséder une science créée pour trois motifs.
1° Pour la perfection de son âme. L'âme, en effet, considérée en elle-même, est en puissance à connaître tous les intelligibles ; elle est comme un tableau sur lequel rien ne se trouve écrit, mais où l'on peut écrire, car, par l'intellect possible, elle peut " devenir toutes choses", selon Aristote. Or, ce qui est en puissance est imparfait tant qu'il n'est pas amené à l'acte. D'autre part, il ne convenait pas que le Fils de Dieu assume une nature humaine imparfaite, puisque, par son intermédiaire, il devait conduire tout le genre humain à la perfection. Il fallait donc que l'âme du Christ fût dotée d'une science qui constituât sa perfection propre, et par suite d'une science distincte de la science proprement divine. Autrement l'âme du Christ serait plus imparfaite que les âmes des autres hommes.
2° Étant donné que toute chose existe en vue de son opération, dit Aristote, c'est en vain que le Christ aurait une âme intellectuelle, s'il ne pouvait faire acte d'intelligence. Ce qui relève d'une science créée.
3° Il y a une science créée qui est naturelle à l'âme humaine ; c'est celle par laquelle nous connaissons les premiers principes ; nous prenons en effet ici le mot science au sens large, pour toute connaissance de l'intellect humain. Mais rien de ce qui est naturel ne pouvait manquer au Christ, puisqu'il a assumé toute la nature humaine, nous l'avons dit C'est pourquoi le sixième Concile oecuménique a condamné la doctrine de ceux qui nient que dans le Christ il y ait eu deux sciences ou deux sagesses.
Solutions
:
1. Le Christ a connu toutes
choses par la science divine dans l'opération incréée qui est l'essence même de
Dieu ; l'intellection de Dieu est en effet sa propre substance, comme le
démontre le Philosophe. Cette intellection n'a donc pu être un acte de l'âme du
Christ, puisque cette âme est d'une autre nature. Donc, si dans l'âme du
Christ, il n'y avait pas eu d'autre science que la science divine, son âme
n'aurait rien connu. Elle aurait donc été assumée en vain, puisque toute chose
existe en vue de son opération.
2. Lorsqu'on a deux
lumières de même ordre, la plus faible disparaît devant la plus forte ; c'est
ainsi que la lumière du soleil efface celle d'un simple flambeau, parce que
l'un et l'autre sont des sources de lumière ; mais si l'on a deux lumières dont
l'une est source d'illumination, et dont l'autre ne fait que recevoir cette
illumination, la première, loin d'affaiblir la seconde, ne fait que l'accroître
en proportion de son éclat ; ainsi la lumière de l'air est augmentée par la
lumière du soleil. De même, dans l'âme du Christ, la lumière de la science
n'est pas effacée, mais bien plutôt renforcée par la lumière de la science
divine, laquelle est " la véritable lumière illuminant tout homme venant
en ce monde " (Jn 1, 9).
3. En se plaçant au point
de vue des réalités unies, nous mettons dans le Christ une science se référant
et à sa nature divine et à sa nature humaine. Ainsi, à cause de l'union de
l'homme et de Dieu en une même hypostase, nous attribuons à l'homme ce qui est
de Dieu, et à Dieu ce qui est de l'homme, nous l'avons déjà dit. Mais si l'on
se place au point de vue de l'union elle-même, on ne saurait poser dans le
Christ une science quelconque, car l'union se rapporte à l'être personnel, et
la science ne convient à la personne qu'en raison d'une nature donnée.
Objections
:
1. La science des
bienheureux est une participation de la lumière divine, selon le Psaume (35,
10) : "Dans ta lumière, nous verrons la lumière." Mais le Christ n'a
pas eu la lumière divine en participation, puisque la divinité demeurait en lui
substantiellement. Nous lisons en effet dans l'épître aux Colossiens (2, 9) :
"Toute la plénitude de la divinité habite corporellement en lui." Le
Christ n'a donc pas eu la science des bienheureux.
2. La science des
bienheureux fait leur béatitude, selon ce qui est écrit en S. Jean (17, 3) :
"La vie éternelle est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et
celui que tu as envoyé, Jésus Christ." Mais le Christ homme fut
bienheureux par le fait même de son union personnelle à Dieu, selon cette
parole du Psaume (65, 5) : "Bienheureux celui que tu as choisi et que tu
as assumé." Il n'y a donc pas lieu de placer dans le Christ la science des
bienheureux.
3. Une double science convient à l'homme l'une conforme à sa nature, l'autre qui la dépasse. Mais la science des bienheureux, qui consiste dans la vision de Dieu, est au-dessus de la nature humaine. Or dans le Christ il y avait une science surnaturelle beaucoup plus élevée, à savoir la science divine elle-même. Le Christ n'a donc pas eu la science des bienheureux.
Cependant : la science des bienheureux consiste dans la connaissance de Dieu ; or le Christ, même en tant qu'homme, a connu Dieu pleinement, selon cette parole en S. Jean (6, 55) : "je le connais et je garde sa parole." Le Christ possédait donc la science des bienheureux.
Conclusion
:
Ce qui est en puissance est amené à l'acte par ce qui est déjà en acte ; ainsi faut-il qu'un corps soit chaud pour chauffer d'autres corps. Or, l'homme est en puissance à la science des bienheureux qui consiste dans la vision de Dieu, et il se trouve ordonné à elle comme à sa fin ; créature raisonnable, en effet, il est capable de cette connaissance bienheureuse, parce qu'il est à l'image de Dieu. Et les hommes sont conduits à cette fin de la béatitude par l'humanité du Christ selon l'épître aux Hébreux (2, 10) : "Il convenait que, voulant conduire à la gloire un grand nombre de fils, celui pour qui et par qui sont toutes choses, rendît parfait par des souffrances le chef qui devait les guider vers leur salut." Et c'est pourquoi il fallait que sa connaissance bienheureuse qui consiste en la vision de Dieu, convienne souverainement au Christ homme, parce que la cause doit toujours être plus parfaite que son effet.
Solutions
:
1. La divinité est unie à
l'humanité du Christ selon la personne et non selon la nature, mais l'unité
personnelle ne supprime pas la distinction des natures. Et c'est pourquoi l'âme
du Christ, qui fait partie de sa nature humaine, a été, par une lumière
participée de la nature divine, élevée à la science bienheureuse par laquelle
Dieu est vu dans son essence.
2. Par l'union, cet homme
qu'est le Christ est bienheureux de la béatitude incréée, tout aussi bien que,
par l'union, il est Dieu. Mais en dehors de la béatitude incréée, il faut que
la nature humaine du Christ possède une béatitude créée qui lui permette
d'atteindre sa fin ultime.
3. La vision ou science
bienheureuse est d'une certaine manière au-dessus de la nature de l'âme
rationnelle, car celle-ci ne peut y parvenir par sa propre vertu. En un autre
sens pourtant elle est conforme à sa nature, car, par nature, l'âme est capable
de Dieu, étant créée à son image, comme on vient de le dire. Mais la science
incréée dépasse de toutes manières la nature de l'âme humaine.
Objections
:
1. Comparée à la science
bienheureuse, toute autre science est imparfaite. Or la présence d'une
connaissance parfaite exclut toute connaissance imparfaite ; c'est ainsi que la
claire vision face à face exclut la vision obscure de la foi. Puisque le Christ
possédait la science bienheureuse, comme on vient de le voir, il ne semble donc
pas qu'il ait pu exister en lui une autre science, qui aurait été infuse.
2. Un mode moins parfait de
connaissance dispose au mode plus parfait ; ainsi l'opinion fondée sur le
syllogisme dialectique dispose à la science, laquelle se fonde sur le syllogisme
démonstratif Mais lorsqu'on est parvenu à la perfection, la disposition devient
inutile ; quand on a atteint le but, le mouvement n'est plus nécessaire.
Puisque toute autre connaissance créée, comparée à la connaissance
bienheureuse, est imparfaite, et qu'elle est comme la disposition qui prépare
au terme, et puisque le Christ a possédé la connaissance bienheureuse, il ne
semble pas nécessaire de mettre en lui une autre connaissance.
3. De même que la matière corporelle est en puissance à la forme sensible, de même l'intellect possible est en puissance à la forme intelligible. Mais la matière corporelle ne peut recevoir à la fois deux formes sensibles, l'une plus parfaite et l'autre moins parfaite. Par conséquent l'âme non plus ne peut recevoir une double science, l'une plus parfaite et l'autre moins parfaite. Il faut donc conclure comme précédemment.
Cependant : S. Paul nous dit (Col 2,. 3) : "Dans le Christ se trouvent, cachés, tous les trésors de la sagesse et de la science."
Conclusion
:
Nous l'avons déjà remarqués, il convenait que la nature humaine assumée par le Verbe de Dieu ne soit pas imparfaite. Or, tout ce qui est en puissance est imparfait, s'il n'est amené à l'acte par les espèces intelligibles qui sont comme des formes qui l'achèvent, d'après Aristote. C’est pourquoi il faut placer dans le Christ une science infuse : par le Verbe de Dieu qui lui est uni personnellement, l'âme du Christ reçoit les espèces intelligibles de tout ce envers quoi l'intellect possible est en puissance ; de la même manière, par le Verbe de Dieu, au moment de la création du monde,
furent imprimées des espèces intelligibles dans l'intelligence angélique, selon la doctrine de S. Augustin. De même, au dire encore de S. Augustin, il faut placer dans les anges une double connaissance : l'une, celle " du matin", qui leur fait connaître les réalités dans le Verbe ; l'autre, celle " du soir", qui leur fait connaître les réalités en elles-mêmes, par le moyen d'espèces infuses. De même, en dehors de la science divine et incréée, il faut attribuer au Christ une science bienheureuse qui lui fait voir le Verbe et les réalités dans le Verbe, et une science infuse qui lui permet de connaître les choses dans leur nature propre par des espèces intelligibles proportionnées à l'esprit humain.
Solutions
:
1. La vision imparfaite de
la foi inclut par sa nature même l'opposé de la claire vision ; car il est
essentiel à la foi d'avoir pour objet ce qu'on ne voit pas, comme nous l'avons
dit dans la deuxième Partie. Mais la connaissance par espèces infuses ne
comporte en soi rien qui s'oppose à la connaissance bienheureuse. Le cas n'est
donc pas le même.
2. La disposition possède
un double rapport à la perfection : en premier lieu elle est comme la voie qui
y conduit ; en second lieu elle est comme l'effet qui en procède. Ainsi par la
chaleur la matière est disposée à recevoir la forme de feu ; et, celle-ci étant
acquise, la chaleur ne cesse pas pour autant, mais elle demeure comme un effet
de cette forme. De même, l'opinion produite par le syllogisme dialectique est
la voie qui mène à la science, laquelle s'acquiert par démonstration ; une fois
la science obtenue, la connaissance par syllogisme dialectique peut demeurer
comme une conséquence de la science démonstrative qui établit la cause des faits
; car celui qui connaît la cause peut à plus forte raison connaître les signes
de probabilité sur lesquels s'appuie le syllogisme dialectique. De même, dans
le Christ, la science infuse peut coexister avec la science bienheureuse, non
pas comme conduisant à la béatitude, mais comme affermie et confirmée par elle.
3. La connaissance
bienheureuse n'emploie pas d'espèce intelligible qui serait l'image de
l'essence divine et des réalités connues en elle, ainsi que nous l'avons montré
dans la première Partie. Elle est une connaissance immédiate de l'essence
divine, car celle-ci se trouve unie à l'esprit bienheureux comme l'intelligible
l'est à l'intellect. Mais parce que l'essence divine est pour la créature une
forme qui la dépasse, rien n'empêche l'âme rationnelle de recevoir en même
temps des espèces intelligibles proportionnées à sa nature.
Objections
:
1. Tout ce qui convient au
Christ, celui-ci l'a possédé de la manière la plus excellente. Mais le Christ
n'a pas possédé à un tel degré la science acquise, il ne s'est pas appliqué à
l'étude des lettres, qui lui eût permis de l'acquérir, puisqu'il est dit en S.
Jean (7, 15) : "Les Juifs s'étonnaient et disaient : "Comment, sans
avoir appris, connaît-il les Écritures ?" " Il n'y a donc pas eu dans
le Christ de science acquise.
2. A ce qui est comble on
ne peut rien ajouter ; mais la puissance de l'âme du Christ fut comblée par les
espèces intelligibles divinement infuses, comme on vient de le dire. Des espèces
acquises ne pouvaient donc s'ajouter à son âme.
3. Celui qui possède déjà l'habitus de la science n'acquiert pas un nouvel habitus quand il reçoit des sens de nouvelles connaissances ; autrement il faudrait admettre qu'il peut y avoir dans un même sujet deux formes de même espèce. Mais l'habitus qui existait déjà se trouve confirmé et accru par ces connaissances nouvelles. Il ne semble donc pas, puisque le Christ possédait déjà l'habitus de science infuse, qu'il ait pu, par les connaissances qu'il a reçues des sens, acquérir une nouvelle science.
Cependant : il est écrit (He 5, 8) : "Tout Fils de Dieu qu'il était,. il apprit par ses propres souffrances, à obéir", ce que la Glose entend d'une connaissance expérimentale. Il y a donc eu dans le Christ une science expérimentale ou science acquise.
Conclusion
:
Nous l'avons montré plus haut, rien de ce que Dieu a mis dans notre nature n'a fait défaut à la nature humaine assumée par le Verbe de Dieu. Or, il est manifeste que, dans la nature humaine, Dieu a mis non seulement un intellect possible, mais aussi un intellect agent. Il faut donc admettre que, dans l'âme du Christ, il y a eu, en plus de l'intellect possible, un intellect agent. Mais s'il est vrai, comme l'enseigne Aristote, que, dans les autres êtres, Dieu et la nature ne font rien en vain, à plus forte raison en devra-t-il être ainsi pour l'âme du Christ. D'autre part, toute réalité qui n'a pas d'opération propre est vaine et inutile, car toute chose n'existe qu'en vue de son opération, dit encore Aristote. L'opération propre de l'intellect agent, c'est de rendre les espèces intelligibles en acte, en les abstrayant des images ; aussi lisons-nous encore chez Aristote qu'il appartient à l'intellect agent "de faire (intelligibles) toutes choses". Ainsi est-il nécessaire de dire que chez le Christ, il y eut des espèces intelligibles reçues dans son intellect possible par l'action de l'intellect agent. C'est donc qu'il y eut en lui une science acquise, que certains appellent expérimentale.
C'est pourquoi, bien que j'aie soutenu dans un écrit antérieur une opinion différente, on doit dire que le Christ a possédé une science acquise. Cette science en effet est proprement à la mesure humaine, non seulement du côté du sujet qui la reçoit, mais aussi du côté de la cause qui la produit ; on l'attribuera donc au Christ en raison de la lumière de l'intellect agent qui est connaturel à l'âme humaine. Au contraire, la science infuse n'est attribuée à l'âme humaine qu'en raison d'une lumière donnée d'en haut, mode de connaissance qui est propre à la nature angélique. Quant à la science bienheureuse, qui nous fait voir l'essence divine elle-même, elle est propre et connaturelle à Dieu seul, comme nous l'avons dit dans la première Partie.
Solutions
:
1. Il y a une double
manière d'acquérir la science : par découverte personnelle ou par enseignement
reçu. La première manière est supérieure, l'autre n'est que secondaire. Aussi
le Philosophe dit-il : "Celui-là est parfait qui comprend tout par
lui-même ; celui-là est bon qui se montre docile envers un bon maître." Il
revenait donc au Christ d'acquérir la science par découverte personnelle plutôt
que par enseignement reçu étant donné surtout que le Christ était établi par
Dieu docteur de tous les hommes, selon Joël (2, 23) : "Réjouissez-vous
dans le Seigneur votre Dieu, parce qu'il vous a donné un docteur de
justice."
2. L'esprit humain possède
un double rapport l'un aux réalités supérieures, et c'est pourquoi l'âme du
Christ fut remplie de science infuse ; l'autre aux réalités inférieures,
c'est-à-dire aux images qui sont aptes à mouvoir l'esprit par la vertu de
l'intellect agent. A ce point de vue encore il fallait que le Christ fût rempli
de science, non pas que la première plénitude ne puisse suffire par elle-même à
l'esprit humain, mais celui-ci devait atteindre sa perfection en ce qui
concerne son rapport aux images.
3. Autre est la nature de l'habitus de science acquise, et autre la nature de l'habitus infus. Le premier s'acquiert en effet par le recours de l'esprit humain aux images, et sous ce rapport on ne peut acquérir deux habitus de même espèce. Le second est tout différent, car il descend d'en haut dans l'âme, sans aucun recours aux images. on ne peut donc le comparer au premier.
I1 faut maintenant étudier chacune des sciences dont nous venons de parler. Mais, parce que l'on a traité de la science divine dans la première Partie (Q. 14), il reste maintenant à parler des trois autres sciences : I. La science bienheureuse (Q. 10). - II. La science infuse (Q. 11). - III. La science acquise (Q. 12).
Mais parce que, de la science bienheureuse, qui consiste dans la vision de Dieu, nous avons longuement parlé aussi dans la première Partie (Q. 12) nous nous contenterons d'étudier ce qui concerne proprement l'âme du Christ.
1. L'âme du Christ a-t-elle eu
la compréhension du Verbe, c'est-à-dire de l'essence divine ? - 2. Dans le
Verbe a-t-elle connu toutes choses ? - 3. Dans le Verbe a-t-elle connu une
infinité de choses ? - 4. Voit-elle le Verbe, ou l'essence divine, plus
clairement qu'aucune autre créature ?
Objections
:
1. S. Isidore a dit que la
Trinité est connue d'elle seule et de l'homme assumé. Donc cette connaissance
d'elle-même, qui est propre à la sainte Trinité, se trouve communiquée à
l'homme assumé. Or cette connaissance est compréhensive. L'âme du Christ
comprend donc l'essence divine.
2. Il est plus parfait
d'être uni à Dieu selon l'existence personnelle que selon la vision. Mais ainsi
que l'enseigne S. Jean Damascène " toute la divinité en l'une de ses
personnes est unie dans le Christ à la nature humaine". A plus forte
raison toute la nature divine est-elle vue par l'âme du Christ ; cette âme a
donc eu la compréhension de l'essence divine.
3." Ce qui convient au Fils de Dieu par nature, convient au Fils de l'homme par grâce", remarque S. Augustin. Mais comprendre l'essence divine est naturel au Fils de Dieu ; cette compréhension appartient donc par grâce au Fils de l'homme. Dès lors, il semble que l'âme du Christ a eu, par grâce, la compréhension du Verbe.
Cependant : S. Augustin écrit : "On enferme dans ses propres limites ce que l'on comprend." Mais l'essence divine dépasse infiniment l'âme du Christ, et ne saurait être limitée par elle. L'âme du Christ n'a donc pas la compréhension du Verbe.
Conclusion
:
Comme nous l'avons déjà montré, l'union des natures s'est faite en la personne du Christ, sans que leurs propriétés se soient confondues, en sorte que " l'incréé est demeuré l'incréé, et le créé est resté dans les limites de la créature", dit S. Jean Damascène. Or, il est impossible à une créature de comprendre l'essence divine, ainsi que nous l'avons démontré dans la première Partie, car l'infini ne peut être compris par le fini. Il faut donc admettre que d'aucune manière l'âme du Christ n'a eu la compréhension de l'essence divine.
Solutions
:
1. L'homme assumé est
comparé, dans le texte cité, à la Trinité divine, non parce que sa connaissance
serait compréhensive, mais parce queue surpasse celle de toutes les créatures.
2. Il n'est pas vrai que,
même dans son union personnelle, la nature humaine comprend le Verbe de Dieu ou
la nature divine, car, bien que toute la nature divine soit, en la personne du
Fils, unie à la nature humaine, la puissance de la divinité ne se trouve pas
pour autant circonscrite par elle. Aussi S. Augustin écrit-il : "je veux
que tu le saches, l'enseignement chrétien n'admet pas que Dieu, en s'unissant à
la chair, ait abandonné ou perdu le gouvernement du monde, ou qu'il ait rétréci
sa puissance aux limites d'un pauvre corps." Pareillement, l'âme du Christ
voit toute l'essence de Dieu ; mais elle n'en a pas la compréhension, car elle
ne la voit pas d'une manière totale, c'est-à-dire aussi parfaitement queue est
visible, comme on l'a exposé dans la première Partie.
3. Cette parole de S.
Augustin doit s'entendre de la grâce d'union, selon laquelle tout ce que l'on
dit du Fils de Dieu considéré en sa nature divine, peut être dit également du
Fils de l'homme, à cause de l'identité de suppôt. En ce sens on peut dire que
le Fils de l'homme a la compréhension de l'essence divine non par son âme, mais
par sa nature divine. C'est aussi de cette façon que l'on peut dire que le Fils
de l'homme est créateur.
Objections
:
1. On lit en S. Marc (13,
32) " Personne, ni les anges dans le ciel, ni le Fils ne connaît ce jour,
si ce n'est le Père." L'âme du Christ ne connaît donc pas toutes choses
dans le Verbe.
2. On connaît d'autant plus
de choses dans un principe que l'on connaît celui-ci plus parfaitement. Mais
Dieu voit son essence d'une manière plus parfaite que l'âme du Christ ne la
voit. Dieu connaît donc plus de choses dans le Verbe, et par suite l'âme du
Christ ne les connaît pas toutes.
3. La richesse d'une science se mesure à la quantité de réalités connaissables. Donc, si l'âme du Christ connaissait dans le Verbe tout ce que le Verbe lui-même connaît, sa science égalerait sa science divine, le créé égalerait l'incréé, ce qui est impossible.
Cependant : quand l'Apocalypse (5,12) dit : "L'Agneau immolé est digne de recevoir divinité et sagesse", la Glose interprète ce dernier mot comme signifiant la connaissance de toutes choses.
Conclusion
:
Quand on se demande si le Christ a connu toutes choses dans le Verbe, on peut l'entendre au sens propre de tout ce qui est, a été ou sera fait, dit ou pensé par qui que ce soit, en n'importe quel temps. En ce sens, l'âme du Christ connaît toutes choses dans le Verbe. L'intelligence créée, en effet, si elle ne connaît pas absolument tout dans le Verbe, saisit cependant d'autant plus de choses queue connaît le Verbe plus parfaitement. Et chaque intelligence bienheureuse connaît dans le Verbe tout ce qui a rapport à elle-même. Or, toutes choses ont rapport d'une certaine manière au Christ et à sa dignité, car toutes choses lui sont soumises. Il est " le juge universel constitué par Dieu, parce qu'il est Fils de l'homme", dit S. Jean (5,27). C'est pourquoi l'âme du Christ connaît dans le Verbe toutes les réalités, à quelque moment qu'elles existent, et même les pensées des hommes, dont il est le juge. Aussi cette parole de S. Jean (2, 25) : "Il savait ce qu'il y avait dans l'homme". peut s'entendre non seulement de sa science divine, mais aussi de cette science que son âme possédait dans la vision du Verbe.
Par ailleurs, on peut prendre " toutes choses " en un sens plus large, englobant non seulement tout ce qui existe en acte, à n'importe quelle époque, mais même tout ce qui est en puissance et ne sera jamais amené à l'acte. De telles choses n'ont d'existence que dans la puissance divine. En ce sens, l'âme du Christ ne connaît pas toutes choses dans le Verbe. Il lui faudrait en effet comprendre tout ce que Dieu peut faire, en d'autres termes comprendre la puissance divine et par suite l'essence divine elle-même. La puissance d'un être se détermine en effet par la connaissance de tout ce qu'il peut faire.
Pourtant s'il s'agit de tout ce qui est non pas seulement dans la puissance divine, mais aussi dans la puissance de la créature, l'âme du Christ connaît toutes choses dans le Verbe. Car elle comprend en lui l'essence de toute créature, et par conséquent la puissance, la vertu et tout ce qui est au pouvoir de la créature.
Solutions
:
1. Arius et Eunomius ont appliqué ce texte non pas à la science de l'âme du Christ, dont ils n'admettaient pas l'exigences mais à la connaissance divine du Fils, prétendant qu'il était sous ce rapport inférieur au Père. Cette doctrine est inadmissible, car " par le Verbe toutes choses ont été faites", dit S. Jean (1, 3), et parmi elles également tous les temps. Or, rien n'a été fait par le Verbe qui fût ignoré de lui.
On doit donc dire que, dans ce cas, ignorer le jour et l'heure du jugement signifie ne pas le faire connaître. Interrogé en effet à ce sujet par ses Apôtres, le Christ n'a rien voulu leur révéler. C'est ainsi qu'en sens contraire nous lisons dans la Genèse (22, 12) : "Maintenant j'ai connu que tu crains Dieu", ce qui signifie : j'ai fait connaître que tu crains Dieu. On dit que le Père connaît le jour du jugement, parce qu'il communique cette connaissance au Fils. Dès lors cette expression : "si ce n'est le Père", signifie précisément que le Fils connaît le jour du jugement, non seulement selon sa nature divine, mais même selon sa nature humaine. Comme le montre en effet S. Jean Chrysostome," s'il a été donné au Christ homme de savoir de quelle manière il devait juger, à plus forte raison devait-il connaître l'époque du jugement, qui est une chose moins importante".
Origène il est vrai, entend
ce texte du corps du Christ, qui est l’Église et qui ignore cette époque.
D'autres enfin disent qu'il faut l'entendre du fils adoptif de Dieu et non de
son Fils par nature.
2. Dieu connaît plus
parfaitement sa propre essence que ne la connaît l'âme du Christ, parce qu'il
en a la compréhension. Aussi connaît-il toutes choses, non seulement les
réalités qui existent en acte à n'importe quelle époque, et qui sont l'objet de
sa science de vision, mais aussi tout ce qu'il peut faire et qui se rapporte à
sa science de simple intelligence, comme on l'a vu dans la première Partie.
L'âme du Christ sait donc tout ce que Dieu connaît en lui-même par sa science
de vision, mais non ce qu'il connaît par sa science de simple intelligence. Et
par suite Dieu sait en lui-même plus de choses que l'âme du Christ.
3. La richesse d'une
science ne se mesure pas seulement au nombre de choses sues, mais aussi à la
clarté avec laquelle on les connaît. Aussi, bien que la science du Christ dans
le Verbe égale la science de vision de Dieu sous le rapport du nombre des
choses sues, cependant celle de Dieu la dépasse infiniment sous le rapport de
la clarté. Car la lumière incréée de l'intelligence divine surpasse à l'infini
toute lumière créée reçue par l'âme du Christ. Ce qui n'empêche pas la science
divine, absolument parlant, de dépasser celle du Christ, même sous le rapport
du nombre des choses connues, on vient de le dire.
Objections
:
1. Que l'infini soit objet
de connaissance, cela contredit la notion d'infini, car, selon Aristote, "
l'infini suppose une grandeur qui dépasse toujours la considération que l'on
peut en prendre". Or il est impossible d'enlever à un objet sa définition,
ce qui équivaudrait à admettre la coexistence de deux contradictoires. Il est
donc impossible que l'âme du Christ connaisse une infinité de choses.
2. La science d'une
infinité de choses est elle-même infinie. Or la science de l'âme du Christ ne
peut être infinie, puisque, étant créée, elle comporte nécessairement des
limites. L'âme du Christ ne peut donc connaître une infinité de choses.
3. Il ne peut y avoir rien de plus grand que l'infini ; mais la science divine embrasse, absolument parlant, beaucoup plus de choses que la science du Christ, on l'a dit". L'âme du Christ ne connaît donc pas une infinité de choses.
Cependant : l'âme du Christ connaît toute sa puissance, et toutes les possibilités de celle-ci. Or elle peut nous purifier d'une infinité de péchés, selon cette parole (1 Jn 2, 2) : "Il est lui-même victime de propiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier." L'âme du Christ connaît donc une infinité de choses.
Conclusion
:
Il n'y a de science que de l'être, car l'être et le vrai sont convertibles. Mais on donne à une chose le nom d'être d'une double manière : d'une manière absolue, s'il s'agit d'un être en acte ; d'une manière relative, s'il s'agit d'un être en puissance. Et comme d'autre part, selon Aristote rien n'est connu sinon autant qu'il est en acte, et non en puissance, il s'ensuit que l'objet premier et principal de la science, c'est l'être en acte ; son objet secondaire, c'est l'être en puissance. Mais celui-ci n'est pas connaissable en lui-même, il ne l'est que par l'être en la puissance duquel il existe.
Donc, en ce qui regarde le premier mode de connaissance, l'âme du Christ ne connaît pas une infinité de choses, car cette infinité ne se trouve jamais réalisée en acte, même si l'on considère tout ce qui existe en acte, en quelque temps que ce soit ; car l'état des choses qui sont soumises à la génération et à la corruption ne dure pas indéfiniment ; aussi y a-t-il un nombre limité non seulement des réalités inengendrées et incorruptibles, mais même des réalités soumises à la génération et à la corruption.
Pour ce qui est du second mode de connaissance, il faut reconnaître que l'âme du Christ connaît dans le Verbe une infinité de choses. Elle connaît, ainsi que nous venons de le dire, tout ce qui se trouve dans la puissance de la créature. Et comme, dans la puissance de la créature, il y a une infinité de choses, elle peut donc sous ce rapport atteindre à l'infini par la science de simple intelligence, et non par la science de vision.
Solutions
:
1. L'infini, nous l'avons dit dans la première Partie revêt un double aspect selon qu'on le considère du point de vue de la forme ou du point de vue de la matière. Du point de vue de la forme, on l'appelle infini par négation ; la forme ou l'acte n'est pas limité par la matière ou le sujet qui le reçoit. Un tel infini, de soi, est parfaitement connaissable en raison de la perfection de l'acte, bien qu'il ne soit pas compréhensible par la puissance finie de la créature. C'est de cette manière que nous disons que Dieu est infini : cet infini, l'âme du Christ le connaît, sans pourtant le comprendre totalement.
Ce qui est infini du point de vue
de la matière est appelé ainsi par privation, du fait qu'il ne possède pas la
forme qu'il est apte à recevoir. C'est le cas de l'infini qui se rapporte à la
quantité. Un tel infini est inconnu par définition, selon Aristote", or la
connaissance n'est possible que par la forme ou l'acte. Connaître cet infini
selon le mode qui lui est propre est donc impossible, car ce mode suppose que
l'on considère les parties l'une après l'autre, comme dit encore Aristote,. En
ce sens, il est vrai que l'infini est une grandeur qui dépasse toujours la
considération que l'on peut en prendre, puisqu'on ne peut l'envisager que
partie par partie, en allant toujours plus loin. Mais, de même que les réalités
matérielles peuvent être appréhendées par l'intellect d'une manière
immatérielle, et que le multiple peut être appréhendé par le mode de l'unité de
même une infinité de choses peut être saisie par l'intellect non pas sous le
mode de l'infinité, mais pour ainsi dire d'une manière finie ; de cette façon
des réalités infinies en soi deviennent finies dans l'intellect de celui qui
les connaît. Et c'est ainsi que l'âme du Christ connaît une infinité de choses,
non pas en les parcourant une par une, mais en les envisageant dans une réalité
unique, dans une créature par exemple, en la puissance de laquelle se trouvent
une infinité de choses, et d'abord dans le Verbe lui-même.
2. Rien n'empêche qu'une réalité soit infinie sous un certain rapport, et ce sous un autre : ainsi nous pouvons imaginer, dans l'ordre de la quantité, une surface infinie en longueur et finie en largeur. Ainsi encore des hommes qui seraient en nombre infini posséderaient une infinité relative à la multitude, et n'en demeureraient pas moins finis dans leur essence, car l'essence de tous les êtres est limitée par l'unité de leur espèce ; seul Dieu est infini absolument sous le rapport de son essence, nous l'avons dit dans la première Partie'. Or " l'objet propre de l'intellect est la quiddité " dit Aristote", et c'est à cette essence propre que s'applique la notion d'espèce.
Ainsi donc l'âme du Christ, ayant
une capacité finie, peut bien atteindre en son essence ce qui est infini
absolument, mais elle ne peut le comprendre totalement, nous l'avons dit. Au
contraire, l'infini qui se trouve en puissance dans la créature peut être objet
de compréhension pour l'âme du Christ qui atteint cet infini par le moyen de
l'essence, et sous ce rapport la créature n'est pas infinie. Car même notre
intellect atteint l'universel, comme la nature du genre ou de l'espèce,
universel qui est infini d'une certaine manière, puisqu'il peut être attribué à
une infinité d'individus.
3. Ce qui est infini de toutes manières, ne peut être qu'un ; c'est pourquoi le Philosophe observe que, le corps étant soumis à la dimension dans toutes ses parties, il est impossible qu'il y ait plusieurs corps infinis. Mais si une chose est infinie en un sens seulement, rien n'empêcherait qu'il y ait plusieurs choses infinies ; ainsi on peut concevoir plusieurs lignes infinies en longueur, tracées sur une surface finie en largeur. Puisque l'infini dans les choses n'est pas une substance mais un accident, selon les Physiques, en même temps que se multiplie l'infini d'après ses divers sujets, se multiplient aussi les propriétés de l'infini, c'est-à-dire que ses propriétés lui conviennent en chacun des sujets qui le possèdent. Or, c'est une des propriétés de l'infini qu'il n'y ait rien de plus grand que lui. Ainsi donc, si nous considérons une ligne infinie, il n'y a en elle rien de plus grand que l'infini ; de même si nous considérons l'une quelconque des autres lignes infinies, il est manifeste qu'en chacune d'elles les parties sont infinies. Il faut donc que, dans une ligne donnée, il n'y ait rien de plus grand que l'infinité de toutes ses parties ; pourtant, dans une autre ligne, et dans une troisième, il pourra y avoir une infinité plus grande de parties. C'est ce que l'on peut constater encore pour les nombres : les nombres pairs constituent une infinité, et de même les nombres impairs ; et cependant les nombres pairs et impairs forment ensemble une infinité plus grande que les nombres pairs.
Concluons donc que, s'il s'agit
d'un infini pur et simple, et en toutes ses parties, il n'y a rien de plus
grand que lui. Mais s'il s'agit d'un infini relatif, il n'y a pas plus grand
que lui dans cet ordre, bien qu'il puisse y avoir plus grand que lui dans un
autre ordre. Sous ce rapport, les choses qui sont en la puissance de la
créature constituent une infinité, et cependant il y a plus de choses dans la
puissance de Dieu que dans la puissance de la créature. Pareillement, l'âme du
Christ connaît une infinité de choses par science de simple intelligence ; et
Dieu néanmoins, par ce même mode de science, en connaît davantage.
Objections
:
1. La perfection de la connaissance
se juge d'après le moyen de connaitre : ainsi la connaissance par syllogisme
démonstratif est plus parfaite que la connaissance par syllogisme dialectique.
Mais tous les bienheureux voient le Verbe immédiatement par l'essence divine,
nous l'avons dit dans la première Partie. L'âme du Christ ne voit donc pas le
Verbe plus parfaitement que ne le voit toute autre créature.
2. La perfection de la
vision ne dépasse pas la puissance de voir ; mais la puissance rationnelle
d'une âme comme celle du Christ est inférieure à la puissance intellectuelle de
l'ange, ainsi que le montre Denys. L'âme du Christ ne voit donc pas le Verbe
plus parfaitement que ne le voient les anges.
3. Dieu voit son Verbe d'une façon infiniment plus parfaite que ne le voit l'âme du Christ ; il peut donc y avoir des degrés à l'infini entre la manière dont Dieu voit son Verbe, et celle dont l'âme du Christ le voit. On ne peut donc affirmer que l'âme du Christ voit plus parfaitement que toute autre créature le Verbe ou l'essence divine.
Cependant : l'Apôtre écrit (Ep 1, 20) : "Dieu a fait asseoir le Christ à sa droite dans les cieux au-dessus de toute Principauté, Puissance, Vertu, Domination et de tout nom quel qu'il soit, non seulement dans ce siècle-ci, mais dans le siècle à venir." Or, plus un élu se trouve élevé dans la gloire céleste, plus il voit Dieu parfaitement. L'âme du Christ voit donc Dieu plus parfaitement que ne le voit aucune autre créature.
Conclusion
:
La vision de l'essence divine convient à tous les bienheureux dans la mesure où ils participent de la lumière qui leur est communiquée par le Verbe de Dieu, selon cette parole de l'Ecclésiastique (1, 5 Vg) : "La source de la sagesse, c'est le Verbe de Dieu au plus haut des cieux." Or l'âme du Christ, unie au Verbe dans sa personne, est plus proche de lui qu'aucune autre créature. Elle reçoit donc plus parfaitement qu'une autre la communication de la lumière en laquelle Dieu est vu par le Verbe. Elle voit donc plus parfaitement que les autres créatures la vérité première, qui est l'essence de Dieu. C'est pourquoi S. Jean écrit (1, 14) : "Nous avons vu sa gloire, comme celle du Fils unique du Père plein " non seulement " de grâce", mais aussi " de vérité".
Solutions
:
1. Oui, la perfection de la
connaissance, à l'égard de ce qui est connu, se juge d'après le moyen de
connaître ; mais à l'égard du sujet connaissant, elle se juge d'après la
puissance ou l'habitus. De là vient que, parmi les hommes qui emploient un même
moyen de connaître, les uns connaissent une conclusion plus parfaitement que
les autres. Ainsi l'âme du Christ, remplie d'une lumière plus abondante,
connaît plus parfaitement l'essence divine que les autres bienheureux, bien que
tous voient l'essence divine par elle-même.
2. La vision de l'essence
divine dépasse la puissance de toute créature'. Il faut donc juger son degré de
perfection d'après l'ordre de la grâce, où le Christ occupe la place la plus
haute, plutôt que d'après l'ordre de la nature, où la nature angélique
l'emporte sur la nature humaine.
3. Comme nous l'avons dit plus haut. il ne peut y avoir de grâce plus grande que celle du Christ, parce qu'elle se trouve en rapport avec l'union hypostatique. Ce que nous disons de la grâce, il faut le dire aussi de la perfection de la vision divine, bien qu'absolument parlant on puisse concevoir un degré plus élevé, selon l'infinité de la puissance divine.
1. Par cette science le Christ
connaît-il toutes choses ? - 2. A-t-il pu employer cette science sans recourir
aux images ? - 3. Cette science était-elle discursive ? - 4. Son rapport avec
la science angélique. - 5. Était-elle à l'état d'habitus ? - 6. Y
distinguait-on plusieurs habitus ?
Objections
:
1. Cette science a été
infusée au Christ pour perfectionner son intellect possible. Or l'intellect
possible de l'âme humaine ne parait pas être en puissance à toutes choses
absolument, mais seulement à celles pour lesquelles l'intellect agent, qui est
son principe actif propre, peut l'amener à l'acte : ce sont les réalités
connaissables par la raison naturelle. Donc, selon cette science, le Christ n'a
pas connu les réalités qui dépassent la raison naturelle.
2. Les images sont dans le
même rapport avec l'intelligence humaine que les couleurs avec la vue, enseigne
Aristote. Mais la perfection de la puissance visuelle ne requiert pas la
connaissance des objets totalement incolores. De même par conséquent la
perfection de l'intelligence humaine n'exige pas la connaissance des réalités
qui ne peuvent être imaginées ; or, tel est le cas des substances séparées. Et
puisque la science infuse du Christ n'a d'autre but que de parfaire son âme
intellectuelle, on ne voit pas qu'il soit nécessaire que cette science lui
donne la connaissance des substances séparées.
3. La perfection de l'intelligence ne requiert pas non plus la connaissance des singuliers. Il semble donc que par cette science le Christ n'a pas connu les singuliers.
Cependant : on lit dans Isaïe (11, 2) " Sur lui reposera l'esprit de sagesse et d'intelligence, de science et de conseil." Or, sous ces expressions, il faut entendre tout ce que l'on peut connaître. A la sagesse, en effet, revient la connaissance de toutes les choses divines ; à l'intelligence, la connaissance de toutes les réalités immatérielles ; à la science, la connaissance de toutes les conclusions ; au conseil, la connaissance de tout ce qui concerne l'action. Il semble donc que le Christ, par la science infuse que le Saint-Esprit lui communique, a connu toutes choses.
Conclusion
:
Nous l'avons déjà dit il convenait, pour que l'âme du Christ soit de tout point parfaite, que toute sa potentialité soit amenée à l'acte. Or il faut considérer que dans l'âme du Christ, comme d'ailleurs en toute créature, il y a une double puissance passive : l'une a rapport à l'agent naturel, l'autre se réfère au premier Agent, lequel peut amener toute créature à un acte plus élevé que ne peut le faire l'agent naturel. On a coutume de donner à cette dernière puissance de la créature le nom de puissance obédientielle. Précisément, l'une et l'autre puissance, dans l'âme du Christ, furent amenées à l'acte par la science divinement infuse ; en sorte que par elle, l'âme du Christ connut d'abord tout ce qui peut être connu par la lumière de l'intellect agent, comme par exemple tout ce qui relève des sciences humaines. Puis, par cette même science, l'âme du Christ connut encore tout ce que les hommes connaissent par révélation divine, que cela relève du don de sagesse, de prophétie, ou de tout autre don du Saint-Esprit. Et toutes ces choses, le Christ les connut d'une manière plus abondante et plus achevée que les autres hommes. Pourtant cette science ne lui fit pas connaître l'essence même de Dieu ; un tel objet appartient à la première science dont nous avons parlé dans la question précédente.
Solutions
:
1. Un tel argument
n'envisage que la puissance naturelle de l'âme intellectuelle ; or, cette
puissance se réfère à son agent naturel, qui est l'intellect agent.
2. L'âme humaine, dans
l'état de la vie présente, est comme liée au corps et ne peut, sans image,
faire acte d'intelligence ; c'est pourquoi elle ne peut connaître les
substances séparées. Mais après cette vie, l'âme humaine pourra d'une certaine
façon connaître par elle-même ces substances, comme nous l'avons dit dans la
première Partie. Et cela est surtout vrai des âmes des bienheureux. Or le
Christ, avant sa passion, ne fut pas seulement voyageur, mais aussi
compréhenseur. Son âme pouvait donc connaître les substances séparées de la
façon dont l'âme séparée les connaît.
3. La connaissance des
singuliers n'appartient pas à la perfection de l'âme intellectuelle, s'il
s'agit de la connaissance spéculative ; mais elle en relève s'il s'agit de la
connaissance pratique, car il n'y a pas d'opération possible sans la
connaissance des singuliers, dit Aristote. De là vient que la prudence requiert
le souvenir du passé, la connaissance du présent et la prévision de l'avenir,
enseigne Cicéron. Et puisque le Christ a eu, dans le don de conseil, la
plénitude de la prudence, il s'ensuit qu'il a connu tous les singuliers,
présents, passés et futurs.
Objections
:
1. Selon Aristote les images
sont avec l'âme intellectuelle humaine dans le même rapport que les couleurs
avec la vue. Mais la puissance visuelle du Christ ne pouvait exercer son acte
sans recourir aux couleurs ; de même, semble-t-il, son âme intellectuelle ne
pouvait comprendre quelque chose qu'en recourant aux images.
2. L'âme du Christ est de
même nature que la nôtre, autrement le Christ appartiendrait à une autre espèce
que nous, ce qui est contredit par cette parole de l'Apôtre (Ph 2, 7) :
"Il est devenu semblable aux hommes." Or notre âme ne peut faire acte
d'intelligence qu'en ayant recours aux images ; donc l'âme du Christ non plus.
3. Les sens ont été donnés à l'homme pour servir son intelligence. Donc, si l'âme du Christ pouvait faire acte d'intelligence sans avoir recours aux images perçues par les sens, il s'ensuivrait que ceux-ci ne lui serviraient à rien, ce qui est absurde. Il semble donc que l'âme du Christ n'a pu faire acte d'intelligence sans se tourner vers les images.
Cependant : l'âme du Christ connaît certaines réalités, comme les substances séparées, qui ne peuvent être connues par le moyen des images. Elle a donc pu faire acte d'intelligence sans se tourner vers les images.
Conclusion
:
Le Christ, avant sa passion, fut à la fois voyageur et compréhenseur, nous le montrerons mieux plus loin. Il fut soumis à la condition du voyageur avant tout sous le rapport du corps en tant qu'il était capable de souffrir. Il participa à la condition du compréhenseur surtout sous le rapport de l'âme intellectuelle. Et cette condition de l'âme du compréhenseur, c'est qu'elle n'est en aucune manière soumise à son corps ni dépendante de lui, mais qu'elle le domine totalement ; et de là vient qu'après la résurrection, la gloire rejaillira de l'âme sur le corps. Quant à l'âme du voyageur, si elle a besoin de se tourner vers les images, c'est qu'elle est liée au corps comme soumise à lui et comme dépendant de lui. C'est pourquoi les âmes bienheureuses, avant comme après la résurrection, peuvent faire acte d'intelligence sans se tourner vers les images. Et c'est ce qu'il faut dire également de l'âme du Christ, qui avait toute la capacité de compréhenseur.
Solutions
:
1. Cette analogie, affirmée
par le Philosophe, entre la vue et l'intelligence, ne vaut pas à tous les
points de vue. Il est manifeste en effet que le but de la puissance visuelle
est de connaître les couleurs ; tandis que la fin de la puissance
intellectuelle n'est pas de connaître les images, mais les espèces
intelligibles qu'elles appréhendent à partir des images et dans les images,
selon la condition de la vie présente. Il y a donc analogie du point de vue de
l'objet qui tombe sous le regard de l'une et l'autre puissance ; mais non du
point de vue du terme auquel aboutit la condition de chacune. Or, rien
n'empêche une chose de parvenir à sa fin de diverses manières selon ses
différents états ; cette fin qui lui est propre reste toujours unique. Dès
lors, s'il apparaît impossible que la vue puisse connaître sans couleur, on
comprend que l'intelligence, dans un état donné, peut connaître sans image,
mais non sans espèce intelligible.
2. L'âme du Christ, tout en
étant de même nature que les nôtres, a possédé un état que nos âmes ne
possèdent pas en réalité, mais seulement en espérance, à savoir l'état où l'on
comprend Dieu.
3. L'âme du Christ pouvait
faire acte d'intelligence sans recourir aux images ; mais elle pouvait tout
aussi bien y faire appel. Les sens ne lui étaient donc pas inutiles, d'autant
moins que les sens sont donnés à l'homme non seulement pour sa connaissance
intellectuelle, mais aussi pour les besoins de sa vie animale.
Objections
:
l. S. Jean Damascène écrit :
"Nous n'attribuons au Christ ni le conseil ni l'élection." Or ces
actes sont écartés du Christ uniquement parce qu'ils impliquent comparaison et
discours. Il apparaît donc que la science du Christ n'était ni comparative ni
discursive.
2. L'homme a besoin du
raisonnement et du discours rationnel pour rechercher ce qu'il ignore ; mais
l'âme du Christ a connu toutes choses, on l'a dit ; elle n'a donc pas eu de
science discursive, impliquant le raisonnement.
3. L'âme du Christ a possédé la science à la manière des compréhenseurs, qui sont assimilés aux anges (Mt 22, 30). Mais les anges n'ont pas de science discursive ou comparative, comme le montre Denys ; il en fut donc de même pour le Christ.
Cependant : le Christ a possédé une âme rationnelle, nous l'avons vu. Or l'opération propre de l'âme rationnelle, c'est d'inférer et de progresser d'un point à un autre. Il y a donc eu chez le Christ une science discursive, ou comparative.
Conclusion
:
Une science peut être discursive de deux façons. D'abord quant à son acquisition, ce qui nous arrive quand nous connaissons une chose par l'intermédiaire d'une autre, comme les effets par les causes, ou inversement. En ce sens, la science du Christ ne fut pas discursive, car cette science dont nous parlons ne fut pas acquise par investigation rationnelle, mais donnée par Dieu.
En second lieu, une science peut-être dite discursive pour l'usage que l'on en fait ; ainsi les savants déduisent les effets des causes non pour les réapprendre, mais pour utiliser une science qu'ils possèdent déjà. En ce sens, la science du Christ pouvait être discursive, car il pouvait à son gré conclure une chose à partir d'une autre. Ainsi, selon S. Matthieu (17, 24), il avait un jour demandé à Pierre de qui les rois de la terre perçoivent le tribut, de leurs fils ou des étrangers. Pierre lui ayant répondu : "Des étrangers", le Christ conclut : "Donc les fils en sont exempts."
Solutions
:
1. On n'attribue pas le
conseil au Christ pour autant qu'il comporte quelque hésitation, ni par suite
l'élection, dont la nature est d'inclure un tel genre de conseil. Mais il n'est
pas exclu que le Christ ait fait usage du conseil.
2. Cet argument envisage le
raisonnement discursif dans l'acquisition de la science.
3. Les bienheureux sont
assimilés aux anges sous le rapport des dons de la grâce ; mais la différence
demeure du point de vue de la nature. C'est pourquoi l'usage du raisonnement
est connaturel aux âmes bienheureuses, non aux anges.
Objections
:
1. La perfection se mesure
au sujet queue doit parfaire ; mais l'âme humaine, dans l'ordre naturel, est
inférieure à la nature angélique. Puisque la science dont nous parlons est
communiquée à l'âme du Christ en vue de la parfaire, il semble donc que cette
science ait été inférieure à celle qui vient parfaire la nature angélique.
2. La science du Christ fut
de quelque manière discursive, ce que l'on ne peut pas dire de la science
angélique. C'est là une infériorité pour la science du Christ.
3. Plus une science est immatérielle, plus elle est puissante. Mais la science des anges est plus immatérielle que celle du Christ, car l'acte du Christ est l'acte d'un corps, et elle peut recourir aux images, tandis que l'on ne saurait en dire autant des anges. La science des anges est donc plus puissante que celle du Christ.
Cependant : l'Apôtre écrit (He 2, 9) " Abaissé un moment au-dessous des anges, il a reçu une couronne de gloire et d'honneur parce qu'il a souffert la mort." D'où il ressort que c'est uniquement pour avoir souffert la mort que le Christ a été abaissé au-dessous des anges, et non en raison de sa science.
Conclusion
:
La science infusée à l'âme du Christ peut être envisagée à deux points de vue : premièrement par rapport à la cause qui la produit ; deuxièmement par rapport au sujet qui la reçoit. Sous le premier point de vue la science du Christ fut plus excellente que celle des anges, soit pour le nombre des objets connus, soit pour la certitude de la connaissance ; car la lumière surnaturelle communiquée à l'âme du Christ est beaucoup plus parfaite que celle qui revient à la nature angélique. Sous le second point de vue, la science infusée à l'âme du Christ est inférieure à la science angélique, car le mode de connaissance naturel à l'âme humaine implique le recours aux images et le raisonnement.
Solutions
:
Et par là, nous résolvons les Objections.
Objections
:
1. On a dit qu'une science
souverainement parfaite convenait à l'âme du Christ. Mais il est plus parfait
pour une science d'exister en acte que d'exister à l'état de puissance ou
d'habitus. Il convenait donc, semble-t-il, que le Christ connaisse toutes
choses en acte, et non seulement d'une manière habituelle.
2. Tout habitus est ordonné
à l'acte, et par conséquent un habitus de science qui n'est jamais amené à
l'acte semble inutile. D'autre part, le Christ savait toutes choses, on l'a
déjà dit, mais il ne pouvait pourtant les considérer les unes après les autres,
car on ne saurait épuiser l'infini par énumération. Une science à l'état
d'habitus eût donc été inutile chez le Christ, ce qui est choquant. Le Christ a
donc connu toutes choses d'une manière actuelle et non d'une manière
habituelle.
3. Une science à l'état d'habitus est une perfection pour celui qui la possède ; mais la perfection est plus noble que ce qui est perfectible. Donc, s'il y avait eu dans l'âme du Christ un habitus créé de science, il s'ensuivrait que quelque chose de créé serait plus noble que l'âme du Christ.
Cependant : quand nous parlons de science chez le Christ, ce mot se dit dans le même sens que pour nous, de même que son âme était de la même espèce que la nôtre. Or notre science appartient au genre de l'habitus ; c'est donc que la science du Christ fut aussi à l'état d'habitus.
Conclusion
:
Nous l'avons déjà dit, le mode de cette science infuse était en rapport de convenance avec le sujet auquel elle était communiquée ; car ce qui est reçu dans un sujet se conforme à la manière d'être de ce sujet. Or, il est connaturel à l'âme humaine d'être intelligente tantôt en acte et tantôt en puissance. D'autre part, l'habitus est intermédiaire entre la pure puissance et l'acte réalisé ; et, comme l'intermédiaire appartient au même genre que les extrêmes, il est donc connaturel à l'âme humaine de recevoir la science par manière d'habitus. D'où l'on doit conclure que la science infuse du Christ était à l'état d'habitus, et qu'il pouvait en faire usage quand il voulait.
Solutions
:
1. Dans l'âme du Christ il
y eut une double connaissance, et chacune était très parfaite en son genre. La
première dépassait le mode de la nature humaine et faisait voir au Christ
l'essence divine et en elle tout le reste. Ce fut une connaissance absolument
parfaite ; elle n'était pas à l'état d'habitus, mais en acte à l'égard de tous
ses objets. La seconde connaissance se trouvait dans le Christ sous un mode
proportionné à la nature humaine ; elle lui faisait connaître les réalités par
des espèces intelligibles divinement infuses. Cette connaissance, dont il
s'agit ici, ne fut pas parfaite de façon absolue, mais elle fut très parfaite
dans son genre de connaissance humaine. Et c'est pourquoi il n'était pas requis
qu'elle fût toujours en acte.
2. L'habitus est amené à
l'acte sur l'ordre de la volonté, car l'habitus est ce qui permet à quelqu'un
d'agir à sa guise. Par ailleurs la volonté est indéterminée envers une infinité
de choses ; pour autant, cette indétermination n'est pas vaine, bien que la
volonté ne se porte pas actuellement vers toutes choses, car il suffit quelle
s'y porte au moment et dans le lieu qui conviennent. De même l'habitus, lui non
plus, n'est pas inutile, même si tout ce qui lui est soumis n'est pas amené à
l'acte. Il suffit que cette actualisation se produise conformément aux fins de
la volonté et aux exigences des circonstances et du temps.
3. Le bien, comme l'être,
possède une double signification : l'une absolue et que l'on applique à la
substance qui subsiste dans son être et dans sa bonté ; l'autre relative et que
l'on applique à l'accident, non qu'il possède l'être et la bonté, mais parce
que son sujet, lui, est être et bonté. Ainsi l'habitus de science n'est pas
meilleur et plus noble que l'âme du Christ d'une manière absolue, mais
seulement d'une manière relative ; et en définitive toute la bonté de l'habitus
de science aboutit à la bonté du sujet.
Objections
:
1. Plus la science est
parfaite, plus elle est unifiée ; de là vient que les anges supérieurs
connaissent par des formes plus universelles, on l'a vu dans la première
Partie,. Mais la science du Christ fut très parfaite ; elle fut donc très une,
et ne se divisait pas en plusieurs habitus.
2. Notre foi dérive de la
science du Christ de là cette parole (He 12, 2) : "Gardons les yeux fixés
sur l'auteur et le consommateur de notre foi." Mais il n'y a qu'un seul
habitus de foi pour toutes les vérités à croire, nous l'avons dit dans la
deuxième Partie ; à plus forte raison n'y eut-il dans le Christ qu'un seul
habitus de science.
3. Les sciences se distinguent d'après leurs différents objets formels ; mais l'âme du Christ connut toutes choses sous un seul objet formel, à savoir sous la lumière divinement infusée par Dieu. Il n'y eut donc en lui qu'un seul habitus de science.
Cependant : nous lisons dans Zacharie (3, 9) que " sur la pierre unique", c'est-à-dire sur le Christ, " il y a sept yeux". Or par oeil il faut entendre ici la science ; il semble donc qu'il y avait dans le Christ plusieurs habitus de science.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, la science infuse se trouvait dans le Christ sous un mode connaturel à l'âme humaine. Or ce qui est connaturel à l'âme humaine, c'est de recevoir des espèces intelligibles moins universelles que celles des anges ; de là vient qu'il y a en nous autant d'habitus de science que de genres d'objets à connaître, tout ce qui appartient à un même genre se trouvant connu par le même habitus de science. C'est pourquoi nous lisons dans Aristote : "L'unité de science tient à l'unité numérique de sujet." La science infuse de l'âme du Christ comprenait donc plusieurs habitus.
Solutions
:
1. Nous l'avons déjà dit.
la science du Christ est très parfaite et surpasse la science des anges si on
la considère du côté de Dieu qui la cause. Mais elle est inférieure à la
science angélique en ce qui regarde le mode de réception dans le sujet, car ce
mode suppose qu'elle se distingue en de nombreux habitus, comme en autant
d'espèces intelligibles plus particulières.
2. Notre foi se fonde sur
la vérité première ; et c'est par sa science divine absolument une que le
Christ est l'auteur de notre foi.
3. La lumière divinement infuse est le moyen commun que nous avons de connaître ce qui nous est révélé par Dieu ; de même que la lumière de l'intellect agent nous permet d'atteindre les objets de notre connaissance naturelle. Aussi devait-il y avoir dans l'âme du Christ des espèces particulières de chaque chose, pour qu'il pût en prendre une connaissance propre, d'où la nécessité d'admettre en lui plusieurs habitus de science.
1. Par cette science le Christ
a-t-il connu toutes choses ? - 2. A-t-il progressé dans cette science ? - 3.
A-t-il été instruit par l'homme ? - 4. A-t-il été instruit par les anges ?
Objections
:
1. Une telle science
s'acquiert par l'expérience ; mais le Christ n'a pas tout expérimenté. Il n'a
donc pas connu toutes choses par cette science.
2. L'homme acquiert la
science par le moyen des sens. Mais tous les objets sensibles n'ont pas été
proposés aux sens corporels du Christ. Le Christ n'a donc pas connu toutes
choses par cette science.
3. Le degré d'une science s'apprécie au nombre de ses objets. Si le Christ avait connu toutes choses par cette science, sa science acquise eût été égale à sa science infuse et à sa science bienheureuse, ce qui est inadmissible.
Cependant : il n'y eut dans le Christ, en ce qui regarde l'âme, rien d'imparfait. Or, cette science eût été imparfaite si par elle il n'avait pas connu toutes choses. Car ce à quoi on peut ajouter quelque chose est imparfait. Par cette science, le Christ a donc connu toutes choses.
Conclusion
:
La science acquise, avons-nous dit a sa place dans l'âme du Christ, parce qu'il convient que l'intellect agent ne reste pas oisif, mais exerce son action qui est de rendre les objets intelligibles en acte. Ainsi avons-nous requis la science infuse dans l'âme du Christ pour la perfection de l'intellect possible. Par celui-ci, en effet, on devient, comme dit Aristote intelligiblement toutes choses ; par l'intellect agent on rend toutes choses intelligibles. C'est pourquoi, de même que, par la science infuse, l'âme du Christ a connu tout ce à quoi l'intellect possible est en puissance de quelque manière que ce soit ; ainsi, par la science acquise, elle a obtenu tout ce qui peut être connu par l'action de l'intellect agent.
Solutions
:
1. La science des choses
peut être acquise non seulement par l'expérience que l’on fait à leur sujet,
mais aussi par l'expérience que l'on a d'autres choses. Par la vertu de la
lumière de l'intellect agent, l'homme peut arriver à connaître les effets par
leurs causes, les causes par leurs effets, le semblable par le semblable, le
contraire par le contraire. C'est de cette manière que le Christ, bien que son
expérience ne fût pas universelle, est parvenu à la connaissance de toutes
choses, grâce à celles qu'il a pu expérimenter.
2. Tous les objets
sensibles n'ont pas été proposés aux sens corporels du Christ ; cependant un
certain nombre lui furent proposés, grâce auxquels il a pu, à cause de la
puissance extraordinaire de sa raison, parvenir à la connaissance des autres.
C'est ainsi qu'en voyant les corps célestes, il a pu se rendre compte de leurs
vertus, et des effets qu'ils produisent sur les corps inférieurs, effets qui
échappaient à ses sens. Pour la même raison, il a pu, à partir de n'importe
quelles réalités, parvenir à la connaissance d'autres réalités.
3. Par cette science, l'âme
du Christ n'a pas connu absolument tout, mais seulement tout ce qui est
connaissable à l'homme par la lumière de l'intellect agent. Cette science ne
lui a donc pas fait connaître les substances séparées, ni les singuliers passés
et futurs, objets de sa science infuse.
Objections
:
1. On vient de voir que,
par sa science acquise, le Christ a connu toutes choses. Il en était de même
pour sa science infuse et sa science bienheureuse ; mais il n'a pas progressé
dans ces deux dernières, et donc non plus, semble-t-il, dans la science
acquise.
2. Progresser appartient à
ce qui est imparfait, car on ne peut rien ajouter à ce qui est parfait. Mais on
ne peut pas admettre chez le Christ une science imparfaite. Le Christ n'a donc
pas progressé dans sa science acquise.
3. S. Jean Damascène écrit : "Ceux qui prétendent que le Christ a progressé dans la sagesse et la grâce, comme recevant un accroissement de celles-ci, ne respectent pas l'union " qu'on appelle hypostatique. Or il est impie de ne pas respecter cette union ; il est donc impie de prétendre que la science acquise du Christ s'est accrue de quelque connaissance.
Cependant : nous lisons chez S. Luc (2, 52) : "Jésus croissait en sagesse, en âge et en grâce devant Dieu et devant les hommes", et S. Ambroise expliquer : "Il croissait en sagesse humaine." Mais la sagesse humaine est celle qui s'acquiert d'une manière humaine. Le Christ a donc progressé en science acquise.
Conclusion
:
Il y a un double progrès de la science. L'un dans son essence, parce que l'habitus de science s'accroît. L'autre dans ses effets, et qui consiste, avec un habitus de science de même intensité, par exemple, à démontrer aux autres, d'abord des vérités moins importantes, puis des choses plus difficiles et plus subtiles.
Il est évident qu'à ce second point de vue, le Christ a progressé en sagesse et en grâce, tout aussi bien qu'en âge car, à mesure qu'il croissait en âge, il faisait des oeuvres plus grandes qui manifestaient une science et une grâce plus élevées. Mais, sous le rapport de l'habitus même de science, il est évident que son habitus de science infuse ne s'est pas développé puisque, dès le principe, il a possédé pleinement la science infuse de toutes choses.
Encore moins sa science bienheureuse a-t-elle pu s'accroître ; quant à la science proprement divine, nous avons montré dans la première Partie qu'elle ne peut pas grandir.
Certains estiment, et je l'ai pensé moi-même autrefois qu'en plus de l'habitus de science infuse, il n'y avait pas dans le Christ un habitus de science acquise. Mais alors aucune science n'aurait progressé chez le Christ en elle-même. Il n'y aurait eu de progrès que par l'expérience, c'est-à-dire par l'application aux images des espèces intelligibles infuses. Dans cette ligne, on dit que la science du Christ a progressé par l'expérience, en appliquant les espèces intelligibles aux données nouvelles reçues par les sens.
Mais il semble inadmissible qu'une action naturelle à l'intelligence ait fait défaut au Christ. Abstraire les espèces intelligibles à partir des images est une opération de l'intellect agent qui est naturelle à l'homme. Il est donc normal de reconnaître cette opération chez le Christ. Il s'ensuit qu'il y a eu chez le Christ un habitus de science qui pouvait s'accroître par cette abstraction des espèces. De ce fait, l'intellect agent, après avoir abstrait les premières espèces intelligibles à partir des images, pouvait encore en abstraire d'autres, et ainsi de suite.
Solutions
:
1. La science infusée dans
l'âme du Christ aussi bien que sa science bienheureuse fut l'effet d'un agent
de puissance infinie qui peut tout produire du premier coup. C'est ainsi que le
Christ n'a progressé en aucune de ces deux sciences : dès le début il les a
possédées en perfection. Mais la science acquise est produite par l'intellect
agent qui n'opère pas de façon simultanée. C'est pourquoi, par cette science,
le Christ n'a pas connu toutes choses dès le principe, mais peu à peu, et après
un certain temps, c'est-à-dire à l'âge parfait ; et c'est ce que montre
manifestement l'évangéliste lorsqu'il dit qu'il progressait en science et en
âge.
2. Cette science acquise
fut toujours parfaite, relativement à l'âge du Christ ; elle ne fut pas
parfaite de façon absolue ni par nature, et c'est pourquoi elle put
progressera.
3. La parole du Damascène
doit s'appliquer à ceux qui disent que la science du Christ a progressé, sans
préciser laquelle ; et surtout à ceux qui attribuent ce progrès à la science
infuse, laquelle est causée dans l'âme du Christ par son union au Verbe. Mais
il en va tout autrement s'il s'agit du progrès de la science produite par une
cause naturelle.
Objections
:
1. On lit dans S. Luc (2,
46) que les parents de Jésus le découvrirent dans le Temple au milieu des
docteurs, " les interrogeant et leur répondant". Or interroger et
répondre est le propre de celui qui s'instruit. Donc le Christ a été instruit
par les hommes.
2. Acquérir la science d'un
homme qui enseigne semble plus noble que l'acquérir des réalités sensibles,
car, dans l'âme de l'homme qui enseigne, les espèces intelligibles sont en
acte, tandis qu'elles ne se trouvent dans les réalités sensibles qu'en
puissance. Mais nous avons vu que le Christ recevait sa science expérimentale
des réalités sensibles. A plus forte raison par conséquent pouvait-il acquérir
la science en l'apprenant des hommes.
3. Nous venons de voir que le Christ, par sa science expérimentale, n'a pas connu toutes choses dès le principe, mais qu'il y a eu progrès dans sa connaissance.
Or, quiconque entend un discours signifiant quelque chose, peut en apprendre ce qu'il ignore. Le Christ a donc pu apprendre des hommes certaines choses que sa science acquise ne lui avait pas encore fournies.
Cependant : on lit dans Isaïe (55, 4) " Voici le témoin que j'ai établi auprès des peuples, le chef et le docteur que j'ai donné aux nations." Or, il n'appartient pas au docteur d'être enseigné, mais d'enseigner. Le Christ n'a donc acquis aucune science par l'enseignement d'un homme.
Conclusion
:
Dans un genre donné, le premier moteur n'est pas mû de ce mouvement spécial qu'il lui revient de communiquer, de même que le premier principe de l'altération n'est pas lui-même altéré. Or le Christ a été constitué tête de l'Église, mieux encore tête de tous les hommes, nous l'avons dit, si bien que tous reçoivent de lui non seulement la grâce, mais aussi la doctrine de vérité. C'est pourquoi il dit lui-même en S. Jean (18, 37) : "je suis né et je suis venu en ce monde pour rendre témoignage à la vérité." Il ne convenait donc pas à la dignité du Christ d'être enseigné par un homme.
Solutions
:
1. Origène expliquant ce
texte de S. Luc, écrit : "Le Seigneur interrogeait non pour apprendre
quelque chose, mais pour instruire en interrogeant ; car d'une même source de
doctrine émanent et les interrogations et les réponses sages." C'est
pourquoi l'évangile ajoute à cet endroit : "Tous ceux qui l'entendaient
étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses."
2. Celui qui reçoit un
enseignement d'un homme n'acquiert pas la science immédiatement à l'aide des
espèces intelligibles qui sont dans l'esprit de celui-ci, mais par le moyen des
paroles sensibles, signes des conceptions de l'intelligence. Or, de même que
les mots formés par l'homme sont comme les signes de sa science, de même les
créatures fondées par Dieu sont les signes de sa sagesse ; d'où cette parole de
l'Ecclésiastique (1, 8) : "Dieu a répandu sa sagesse sur toutes ses
oeuvres." Et comme il est plus noble d'être enseigné par Dieu que par
l'homme, il vaut mieux acquérir la science par le moyen des créatures sensibles
que par un enseignement humain.
3. Jésus progressait en
science expérimentale en même temps qu'il croissait en âge, nous l'avons dit.
Mais il est un âge requis pour que l'homme acquière la science par ses propres
recherches, et un autre pour qu'il la reçoive par enseignement. Or le Seigneur
n'a rien fait qui ne convînt à son âge. C'est pourquoi il n'a prêté l'oreille
aux discours de doctrine que dans le temps où il pouvait acquérir les mêmes connaissances
par la voie de l'expérience. De là cette parole de S. Grégoire : "Lors de
sa douzième année, il daigna interroger les hommes sur la terre, parce que,
selon le développement de la raison, on n'est capable d'enseigner que dans
l'âge parfait."
Objections
:
1. Il est écrit en S. Luc
(22, 43) " Du ciel apparut au Christ un ange qui le réconfortait."
Mais le réconfort se fait par des paroles d'encouragement doctrinal, comme il
est écrit dans Job (4, 3) : "Voici que tu as enseigné la sagesse à
beaucoup, tu as fortifié les mains débiles, tes paroles ont relevé ceux qui
chancelaient." Le Christ a donc été instruit par les anges.
2. Denys écrit : "je
constate que Jésus lui-même, cause suressentielle des essences supracélestes,
venu jusqu'à notre niveau sans perdre son immutabilité, se soumet docilement
aux desseins de Dieu son Père, que lui transmettent les anges." Il semble
donc que le Christ a voulu se soumettre à l'ordre de la loi divine selon lequel
les hommes sont instruits par l'intermédiaire des anges.
3. De même que le corps humain est soumis par nature aux corps célestes, de même l'esprit humain est soumis aux esprits angéliques. Mais le corps du Christ fut soumis aux impressions des corps célestes : il a éprouvé en effet la chaleur en été et le froid en hiver, ainsi que les autres impressions humaines. Son esprit humain était donc lui aussi soumis aux illuminations des esprits supra-célestes.
Cependant : le même Denys écrit : "Les anges supérieurs interrogent Jésus et apprennent à connaître son oeuvre divine et son incarnation ; et lui-même les enseigne sans intermédiaire." Or, un même individu ne peut à la fois enseigner et être enseigné. Le Christ n'a donc pas reçu sa science des anges.
Conclusion
:
L'âme humaine tient le milieu entre les substances spirituelles et les réalités corporelles ; aussi lui revient-il d'être perfectionnée de deux manières : d'une part au moyen de la science qu'elle tire des réalités sensibles ; d'autre part au moyen de la science infuse, imprimée en elle par l'illumination des substances spirituelles. Or l'âme du Christ fut perfectionnée de ces deux manières : des réalités sensibles elle reçut sa science expérimentale, ce qui ne requiert pas la lumière angélique, la lumière de l'intellect agent étant suffisante. Quant à la science infuse, l'âme du Christ la reçut par une influence supérieure qui venait immédiatement de Dieu. C'est d'une manière extraordinaire que son âme fut unie au Verbe de Dieu en l'unité de personne, et c'est également d'une manière extraordinaire qu'elle fut immédiatement remplie de science par ce même Verbe de Dieu. Cela ne se fit pas par l'intermédiaire des anges, car ceux-ci reçurent du Verbe la connaissance des choses dès leur principe, dit S. Augustin.
Solutions
:
1. Ce réconfort, apporté
par l'ange, ne se fit pas par manière d'enseignement ; son but était seulement
de manifester la réalité de la nature humaine dans le Christ. C'est pourquoi
Bède écrit : "C'est pour manifester l'une et l'autre nature que nous
voyons les anges d'une part le servir, et d'autre part le réconforter. Le
Créateur en effet n'a pas besoin du secours de sa créature, mais, s'étant fait
homme, de même qu'il consent pour nous à être triste, de même pour nous il
consent à être réconforté", afin qu'en nous la foi en son incarnation se
trouve affermie.
2. Denys dit que le Christ
a été soumis aux instructions angéliques, non pas pour lui-même, mais en raison
de ce qui devait se produire lors de son incarnation et en raison du service
que les anges devaient lui rendre pendant son enfance. Aussi ajoute-t-il que
" par l'intermédiaire des anges Joseph apprit du Père que Jésus devait se
rendre en Égypte, puis revenir en Judée".
3. Le Fils de Dieu a pris un corps passible, nous le dirons plus loin mais son âme fut parfaite en science et en grâce. C'est pourquoi il convenait que son corps fût soumis à l'influence des corps célestes, tandis que son âme devait rester indépendante de l'action des esprits célestes.
1. L'âme du Christ a-t-elle
possédé la toute-puissance de façon absolue ? - 2. A-t-elle possédé la
toute-puissance pour les changements à produire dans les créatures ? - 3.
A-t-elle possédé la toute-puissance relativement à son propre corps ? - 4.
A-t-elle possédé la toute-puissance relativement à l'exécution de sa propre
volonté ?
Objections
:
1. S. Ambroise a écrit : "La puissance que le Fils de Dieu possède naturellement, l'homme devait la recevoir dans le temps."
Mais cela devait se faire,
semble-t-il, avant tout quant à l'âme qui est la partie principale de l'homme.
Puisque le Fils de Dieu possède éternellement la toute-puissance, il apparaît donc
que l'âme du Christ a dû recevoir la toute-puissance dans le temps.
2. La puissance de Dieu est
infinie, comme sa science. Mais l'âme du Christ a eu d'une certaine manière la
science dé tout ce que Dieu connaît, on l'a dit plus haut. Il semble donc qu'elle
a eu également la puissance sur toutes choses, et qu'elle était par le fait
même toute-puissante.
3. L'âme du Christ a possédé toute science. Mais la science se distingue en science pratique et science spéculative. Le Christ a donc eu la science pratique des choses qu'il connaissait ; en d'autres termes, il savait faire les choses qu'il connaissait ; et par suite il semble qu'il pouvait faire toutes choses.
Cependant : ce qui est propre à Dieu ne saurait convenir à la créature. Mais la toute-puissance appartient en propre à Dieu, selon cette parole de l'Exode (15, 2) : "C'est lui qui est mon Dieu, et je le glorifierai", parole suivie de cette autre : "Son nom est le Tout-Puissant." L'âme du Christ, étant une créature, ne possède donc pas la toute-puissance.
Conclusion
:
Dans le mystère de l'Incarnation, nous l'avons déjà dite. l'union est faite dans la personne, tout en maintenant la distinction des natures, qui conservent ce qui leur est propre. Or, la puissance active d'une chose suit sa forme, laquelle est principe d'agir. Tantôt la forme s'identifie à la nature même de la chose, comme dans les êtres simples ; tantôt elle est le constitutif de cette nature, comme dans les êtres composés de matière et de forme. Il est donc manifeste que la puissance active d'une chose suit sa propre nature. C'est de cette manière que la toute-puissance est une conséquence de la nature divine. Car la nature divine, comme le montre Denys. c'est l'être même de Dieu incirconscrit ; sa puissance active s'étend donc à tout ce qui peut exister, et c'est précisément en quoi consiste la toute-puissance, de même que les autres choses ont une puissance active déterminée par tout ce à quoi s'étend la perfection de leur nature : le corps chaud peut chauffer. Puisque l'âme du Christ est une partie de la nature humaine, il lui est donc impossible de posséder la toute-puissance.
Solutions
:
1. Si l'homme reçoit dans
le temps la toute-puissance que le Fils de Dieu possède de toute éternité,
c'est par le fait de l'union personnelle. Grâce à elle, on peut dire que
l'homme est Dieu, et l'on peut dire de même qu'il est tout-puissant ; non pas
que la toute-puissance, pas plus qu'un autre attribut divin, attribuée à
l'homme, soit différente de celle du Fils de Dieu, mais parce qu'il n'y a
qu'une seule personne, à la fois Dieu et homme.
2. Certains répondent à cette difficulté en disant qu'il n'en va pas de la science comme de la puissance active. En effet, la puissance active est pour une chose la conséquence de sa propre nature, car l'action nous apparaît comme émanant de l'agent. Au contraire, la science ne vient pas de la nature de celui qui connaît ; elle s'acquiert par l’association du connaissant aux choses connues, à l'aide de similitudes qu'il reçoit.
Mais cette réponse semble insuffisante. S'il est vrai que la connaissance s'acquiert par similitude reçue d'un autre, il est également vrai que l'on peut agir par le moyen d'une forme reçue du dehors ; ainsi l'eau ou le fer chauffent par le moyen de la chaleur qu'ils reçoivent du feu. Une telle réponse n'empêche donc pas que l'âme du Christ, qui peut connaître toutes choses à l'aide des similitudes qui lui sont infusées par Dieu, ne puisse également, par ces mêmes similitudes, produire toutes choses.
Il faut donc aller plus loin, et
considérer ceci ce qu'une nature inférieure reçoit d'une nature supérieure est
toujours possédé par elle d'une manière moins parfaite ; en effet, la chaleur
ne se trouve pas dans l'eau avec la même perfection et la même puissance que
dans le feu. Puisque l'âme du Christ est d'une nature inférieure à la nature
divine, les similitudes des choses ne seront donc pas reçues en elle avec la
perfection et la puissance qu'elles ont dans la nature divine. De là vient que
la science de l'âme du Christ est inférieure à la science divine, soit en ce
qui concerne le mode de connaître, puisque Dieu connaît d'une manière plus
parfaite que l'âme du Christ ; soit en ce qui concerne le nombre des choses
sues, puisque l'âme du Christ ne connaît pas toutes les choses que Dieu peut
faire et qui sont l'objet de sa science de simple intelligence ; néanmoins elle
connaît tout le présent, le passé et le futur que Dieu connaît par sa science
de vision. De même, les similitudes des choses, imprimées dans l'âme du Christ,
n'élèvent pas son activité jusqu'à égaler la puissance divine ; elles ne lui
permettent pas de faire tout ce que Dieu peut faire, ni non plus d'agir de la
manière dont Dieu agit, c'est-à-dire par une puissance infinie, dont la
créature n'est pas capable. En outre, aucune chose ne requiert, pour être
connue de quelque manière, une puissance infinie, bien qu'il y ait un mode de
connaître qui suppose cette puissance infinie ; au contraire, il y a des choses
que l'on ne peut faire qu'à la condition de posséder une puissance infinie,
telles la création et autres actions semblables, nous l'avons montré dans la
première Partie. L'âme du Christ, parce qu'elle est une créature et qu'elle
possède une puissance limitée, peut sans doute connaître toutes choses, mais
non les connaître de toute manière ; et elle ne peut pas produire toutes
choses, car cela appartient en propre à la toute-puissance ; en particulier, il
est manifeste qu'elle ne peut se créer elle-même.
3. L'âme du Christ a
possédé la science pratique et la science spéculative ; il n'était pas
nécessaire cependant qu'elle eût la science pratique de toutes les réalités
dont elle avait la science spéculative. Pour posséder la science spéculative il
suffit en effet de la seule conformité ou assimilation du connaissant à la
chose connue ; pour la science pratique au contraire, il faut que les formes
des choses qui se trouvent dans l'intelligence soient opérationnelles. Or,
posséder une forme et imprimer cette forme dans un autre être, c'est davantage
que posséder simplement la forme ; de même, être à la fois lumineux et
éclairant, c'est davantage que d'être simplement lumineux. C'est pourquoi l'âme
du Christ possède sans doute la science spéculative de la création car elle
sait de quelle manière Dieu crée ; mais elle n'en possède pas la science pratique,
parce qu'elle n'a pas la science opérationnelle de la création.
Objections
:
1. Nous lisons en S.
Matthieu (28, 18) : "Toute puissance m'a été donnée au ciel et sur la
terre." Mais par ces mots " ciel " et " terre " il
faut entendre toute créature, comme le montre bien la parole de la Genèse :
"Au commencement Dieu créa le ciel et la terre." L'âme du Christ a
donc possédé la toute-puissance pour transformer les créatures.
2. L'âme du Christ est plus
parfaite que toute autre créature. Mais toute créature peut être mue par une
autre ; S. Augustin écrit en effet : "De même que les corps grossiers et
inférieurs sont régis par de plus subtils et de plus puissants selon un certain
ordre, ainsi tous les corps sont régis par l'esprit, principe rationnel de vie
; à son tour, l'esprit dévoyé et pécheur se trouve régi par l'esprit qui est
demeuré pieux et juste." Or, l'âme du Christ meut même les esprits
suprêmes, en les éclairant, affirme Denys. Il semble donc qu'elle possède la
toute-puissance pour transformer les créatures.
3. L'âme du Christ a possédé en plénitude la grâce des miracles, aussi bien que les autres grâces. Mais tout changement opéré sur la créature peut appartenir à la grâce des miracles ; c'est ainsi que miraculeusement les corps célestes ont pu subir un changement dans leur cours, comme le prouve Denys. L'âme du Christ a donc possédé la toute-puissance pour transformer les créatures.
Cependant : changer les créatures appartient à celui qui les conserve. Or cela est l'oeuvre de Dieu seul, selon l'épître aux Hébreux (1, 3) : "Il soutient l'univers par sa parole puissante." Dieu seul possède donc la toute-puissance pour changer les créatures. Cela ne convient donc pas à l'âme du Christ.
Conclusion
:
Il faut faire ici une double distinction. La première concerne le changement des créatures.
Il y en a trois sortes : l'un, naturel, qui a pour cause un agent propre et qui respecte l'ordre de la nature ; le deuxième, miraculeux, qui a pour cause un agent surnaturel, et qui dépasse l'ordre et le cours ordinaires de la nature : ainsi la résurrection des morts ; le troisième enfin est que toute créature peut retourner au néant.
La seconde distinction concerne l'âme du Christ, que l'on peut envisager à un double point de vue : premièrement dans sa propre nature, et dans sa puissance de nature ou de grâce ; deuxièmement en tant qu'elle est l'instrument du Verbe de Dieu uni personnellement à elle.
Si nous envisageons l'âme du Christ dans sa propre nature, et dans sa puissance de nature ou de grâce, on doit dire qu'elle pouvait produire les effets qui lui sont appropriés : ainsi elle pouvait gouverner son corps, régler ses actes humains ; de même elle pouvait, par la plénitude de la grâce et de la science, éclairer toutes les créatures rationnelles, inférieures à elle en perfection, de la manière qui convient à la créature rationnelle.
Mais si nous envisageons l'âme du Christ en tant qu'elle est l'instrument du Verbe qui lui est uni, elle possédait ainsi une puissance instrumentale capable de produire tous les changements miraculeux se référant à la fin de l'Incarnation qui est " de restaurer toutes choses, celles qui sont au ciel et celles qui sont sur la terre " (Ep 1, 10).
Quant au changement qui consiste à faire retourner les créatures au néant, il correspond à la création, puisque les choses y sont tirées du néant. Aussi, de même que Dieu seul peut créer, de même lui seul peut annihiler les créatures ; lui seul également les conserve dans l'être pour les empêcher de retomber au néant. Il faut donc conclure que l'âme du Christ ne possède pas la toute-puissance en ce qui concerne les changements à produire dans les créatures.
Solutions
:
1. Comme le dit S.
Jérôme." la puissance a été donnée à celui qui ayant été crucifié et
enseveli dans le tombeau, ressuscita ensuite", c'est-à-dire au Christ en
tant qu'homme. On dit que la toute-puissance lui a été donnée en raison de
l'union, qui a rendu l'homme tout-puissant, nous l'avons signalée. Et bien que
cette vérité fût connue des anges avant la résurrection, elle ne fut connue de
tous les hommes qu'après la résurrection, ainsi que l'enseigne Rémi. Or on dit
qu'un événement se produit quand il parvient à notre connaissance. C'est donc
en ce sens que le Seigneur déclare, après sa résurrection, que toute puissance
lui a été donnée au ciel et sur la terre.
2. Il est vrai que toute
créature peut subir un changement de la part d'une autre créature, sauf l'ange
le plus élevé, qui peut cependant être éclairé par l'âme du Christ. Mais il
n'est pas vrai que tout changement possible dans une créature peut être
accompli par une créature : certains ne peuvent être faits que par Dieu.
Cependant tous les changements que peuvent accomplir les créatures peuvent
également être accomplis par l'âme du Christ selon qu'elle est l'instrument du
Verbe. Mais cela n'est pas possible selon sa nature et son pouvoir propres, car
certains de ces changements dépassent la puissance de son âme tant dans l'ordre
de la nature que dans l'ordre de la grâce.
3. Nous l'avons déjà
remarqué dans la deuxième Partie la grâce des miracles permet à l'âme d'un
saint de les produire, non par sa propre puissance, mais par la puissance
divine. Or cette grâce a été accordée à l'âme du Christ d'une manière très
excellente, à tel point qu'il pouvait non seulement faire des miracles, mais
encore communiquer ce pouvoir à d'autres. Et c'est pourquoi nous lisons (Mt 10,
1) : "Ayant appelé ses douze disciples, il leur donna pouvoir sur les
esprits impurs, pour qu'ils les chassent et qu'ils guérissent toute maladie et
toute infirmité."
Objections
:
1. S. Jean Damascène écrit
que tout ce qui nous est naturel était volontaire chez le Christ : "C'est
en effet parce qu'il l'a voulu qu'il a eu faim et soif, qu'il a éprouvé de la
crainte et qu'il est mort." Mais on dit que Dieu est tout-puissant,
précisément parce qu'" il a réalisé tout ce qu'il a voulu " (Ps 113,
11). Donc l'âme du Christ a possédé toute puissance par les opérations
naturelles de son propre corps.
2. La nature humaine du
Christ était plus parfaite que celle d'Adam ; or, dans l'état d'innocence et de
justice originelle, le corps d'Adam était entièrement soumis à son âme, si bien
que rien ne pouvait s'y produire contre la volonté de l'âme. A plus forte
raison, par conséquent, l'âme du Christ devait-elle être toute-puissante
relativement à son propre corps.
3. Comme nous l'avons montré dans la première Partie les changements du corps dépendent naturellement de l'imagination, et cette dépendance est d'autant plus grande que l'imagination est plus forte. Mais l'imagination du Christ, comme les autres facultés de son âme, était très parfaite. L'âme du Christ était donc toute-puissante sur son propre corps.
Cependant : on lit dans l'épître aux Hébreux (2, 17) : "Il a dû devenir en tout semblable à ses frères", et principalement en ce qui regarde la condition de la nature humaine. Or, dans cette condition, la santé du corps, sa nutrition, sa croissance, ne sont pas soumis aux décisions de la raison ni de la volonté ; car les propriétés naturelles ne dépendent que de Dieu, auteur de la nature. Elles ne pouvaient donc dépendre du Christ ; et par suite son âme ne fut pas toute-puissante sur son propre corps.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, l'âme du Christ peut être envisagée à un double point de vue : premièrement selon la puissance et la nature qui lui sont propres ; sous ce rapport, de même que son âme ne pouvait détourner les corps extérieurs de leur cours et de leur ordre naturel, de même elle ne pouvait modifier la disposition naturelle de son propre corps ; car l'âme, par sa nature propre, est adaptée de façon déterminée à son propre corps.
En second lieu, on peut considérer l'âme du Christ en tant qu'elle est l'instrument uni personnellement au Verbe de Dieu. A cet égard, toute disposition de son propre corps était entièrement en son pouvoir. Mais, étant donné que la puissance active ne se réfère pas à proprement parler à l'instrument, mais à l'agent principal, cette toute-puissance à l'égard du corps est attribuée davantage au Verbe de Dieu lui-même qu'à l'âme du Christ.
Solutions
:
1. Cette parole doit
s'entendre de la volonté divine du Christ ; car, dit le Damascène au chapitre
précédent : "La volonté divine permettait à la chair de souffrir et
d'opérer ce qui lui était propre."
2. La justice originelle,
qu'Adam possédait dans l'état d'innocence, ne lui permettait pas de transformer
son corps à volonté, mais seulement de le préserver de tout ce qui pouvait lui
nuire. Le Christ aurait pu assumer une telle puissance s'il l'avait voulu. Mais
il y a pour l'homme trois états : l'état d'innocence, l'état de culpabilité et
l'état de gloire. De l'état de gloire le Christ a assumé la vision béatifique ;
de l'état d'innocence il a assumé l'exemption de péché ; enfin de l'état de
culpabilité il a assumé la nécessité de se soumettre aux pénalités de cette
vie, ainsi que nous le verrons plus loin.
3. Quand l'imagination est
forte, le corps lui obéit par nature, en certains cas ; c'est ainsi qu'elle
fait tomber d'une poutre haut placée ; l'imagination est en effet par nature
principe du mouvement local, enseigne Aristote. De même, en ce qui concerne les
altérations de chaleur et de froid subies par le corps, et leurs suites, du
fait que l'imagination provoque naturellement les passions de l'âme : celles-ci
mettent en mouvement le coeur, et par l'ébranlement des esprits animaux, tout
le corps se trouve altéré. Mais il y a d'autres dispositions corporelles qui
n'ont pas de rapport naturel avec l'imagination et ne sauraient être atteintes
par elle, quelque puissante qu'elle soit ; ainsi la forme de la main ou du
pied, ou autre chose semblable.
Objections
:
1. On lit en S. Marc (7,
24) : "Étant entré dans une maison, il voulait que personne ne le sût,
mais il ne put demeurer caché." C'est donc que le Christ n'a pas pu
réaliser tout ce qu'il voulait.
2. Le précepte est un signe
de volonté, nous l'avons dit dans la première Partie. Mais le Seigneur a
formulé certains préceptes, et c'est le contraire qui s'est produit ; on lit en
effet (Mt 9, 30) qu'à des aveugles guéris " il dit d'un ton sévère :
"Prenez garde que personne ne le sache." Mais s'en étant allés, ils
publièrent ses louanges dans tout le pays." Le Christ n'a donc pas pu
réaliser tout ce que se proposait sa volonté.
3. Ce que l'on peut faire soi-même, on ne le demande pas à un autre. Or, dans la prière, le Seigneur a demandé à son Père ce qu'il désirait ; il est dit en effet (Lc 6, 12) : "Il se retira sur la montagne pour prier, et il passa toute la nuit à prier Dieu." Le Christ n'a donc pas pu réaliser lui-même tous les objectifs de sa volonté.
Cependant : S. Augustin, écrit : "Il est impossible que la volonté du Sauveur ne s'accomplisse pas ; et il ne peut pas vouloir ce qu'il sait ne devoir pas se réaliser."
Conclusion
:
L'âme du Christ a voulu quelque chose de deux façons : premièrement en voulant ce queue pouvait accomplir par elle-même ; et en ce sens, il est très vrai que tout ce qu'elle a voulu, elle a pu le réaliser, car il ne convenait pas à sa sagesse de vouloir faire par elle-même ce qui ne dépendait pas de son pouvoir.
En second lieu, l'âme du Christ a voulu quelque chose qui devait s'accomplir par la puissance divine, comme la résurrection de son propre corps, et les autres oeuvres miraculeuses du même genre. A vrai dire, elle ne pouvait pas accomplir de telles oeuvres par sa propre puissance, mais seulement en tant qu'instrument de la divinité, comme nous l'avons déjà dit.
Solutions
:
1. Selon S. Augustin il faut dire que " le Christ a voulu ce que rapporte Marc. Il faut remarquer, en effet, que cela se passait aux frontières de la gentilité, où le temps n'était pas encore venu de porter la prédication. Pourtant, il eût été odieux de ne pas accueillir ceux qui venaient à la foi. Le Christ n'a donc pas voulu être annoncé par les siens ; mais il a consenti à ce qu'on le cherchât et c'est ce qui s'est passé".
Ou bien l'on peut dire que cette
volonté du Christ concernait un objet à réaliser non par lui-même, mais par
d'autres et qui n'était pas soumis à sa volonté humaine. Aussi lisons-nous dans
la lettre du pape Agathon au sixième Concile : "Le Créateur et le
Rédempteur du monde ne pouvait-il donc pas se cacher, alors qu'il le voulait ?
A moins que nous rapportions ce texte à la volonté humaine qu'il a daigné
assumer dans le temps."
2. Comme le dit S.
Grégoire, " le Seigneur en prescrivant de taire ses miracles,
donnait l'exemple aux serviteurs qui le suivent, afin qu'eux-mêmes cherchent à
cacher leurs miracles, mais que d'autres se sanctifient à cet exemple
involontaire". Le précepte en question indiquait donc la volonté du Maître
de fuir la gloire humaine, selon sa parole en S. Jean (8, 50) : "je ne
cherche pas ma propre gloire." Mais Jésus voulait d'une façon réelle et
absolue, surtout par sa volonté divine, que le miracle accompli fût publié,
pour le bien d'autrui.
3. Le Christ priait pour les choses qui devaient être réalisées par la puissance divine, mais aussi pour celles que sa volonté humaine devait produire car la puissance et l'opération de l'âme du Christ se trouvaient en dépendance de Dieu " qui opère en nous le vouloir et le faire " (Ph 2, 13).
I1 faut envisager maintenant les déficiences que le Christ a assumées avec la nature humaine.
I. Les déficiences du corps (Q. 14). - II. Les déficiences de l'âme (Q. 15).
1. Le Fils de Dieu a-t-il dû
assumer, avec la nature humaine, les déficiences du corps ? - 2. A-t-il assumé
la nécessité de les subir ? - 3. A-t-il contracté ces déficiences ? - 4. A-t-il
assumé toutes les déficiences de ce genre ?
Objections
:
1. De même que l'âme est
unie dans la personne au Verbe de Dieu, de même le corps. Mais l'âme du Christ
avait une perfection universelle quant à la grâce et quant à la science, on l'a
dit plus haut. Donc son corps aussi devait être parfait à tous égards, sans
aucune déficience.
2. L'âme du Christ voyait
le Verbe de Dieu de cette vision dont les bienheureux le voient, on l'a déjà
dit : ainsi l'âme du Christ était bienheureuse. Mais par la béatitude de l'âme,
le corps est glorifié, dit S. Augustin : "Dieu a donné à l'âme une nature
si puissante que sa béatitude plénière rejaillit sur la nature inférieure qui
est le corps ; et celui-ci ne reçoit pas la béatitude qui appartient en propre
à la jouissance et à l'intelligence, mais cette plénitude de santé qu'est la
vigueur de l'incorruption." Le corps du Christ était donc incorruptible et
par suite sans aucune déficience.
3. La peine est une
conséquence de la faute. Mais chez le Christ, il n'y avait aucune faute, selon
cette parole (1 P 2, 22) : "Il n'a pas commis de péché." Il ne devait
donc pas y avoir en lui ces déficiences corporelles qui sont les peines du
péché.
4. Aucun sage n'assume ce qui l'empêche d'atteindre sa fin propre. Mais il semble que les déficiences corporelles créent de multiples obstacles à la fin de l'Incarnation. En premier lieu elles empêchent l'homme de la connaître, selon Isaïe (5, 22) : "Il était méprisé et le dernier des hommes, homme de douleurs et connaissant la souffrance : son visage était comme caché et en butte au mépris ; c'est pourquoi nous n'avons fait de lui aucun cas." En second lieu, le souhait des saints patriarches ne semble pas s'être réalisé, alors qu'il s'exprimait ainsi dans Isaïe (51, 9) : "Lève-toi, lève-toi, revêts-toi de force, bras du Seigneur."
Enfin il aurait été normal que la puissance du diable fût vaincue, et l'infirmité humaine guérie, par la force plutôt que par la faiblesse. Il ne convenait donc pas que le Fils de Dieu assumât la nature humaine avec ses infirmités ou ses déficiences corporelles.
Cependant : nous lisons (He 2, 8) " Parce qu'il a souffert et a été lui-même éprouvé, il peut secourir ceux qui sont éprouvés." Or le Fils de Dieu est venu en ce monde précisément pour nous venir en aide ; et c'est pourquoi David disait (Ps 121, 1) : "J'ai levé les yeux vers les montagnes, d'où me viendra le secours." Il convenait donc que le Fils de Dieu assumât une chair soumise aux infirmités humaines, afin de pouvoir en elle souffrir, être éprouvé, ainsi nous porter secours.
Conclusion
:
Il convenait que le corps assumé par le Fils de Dieu fût soumis aux infirmités et aux souffrances humaines principalement pour trois motifs.
1° Le Fils de Dieu, en assumant la chair, est venu en ce monde satisfaire pour le péché du genre humain. Or, on satisfait pour le péché d'un autre en prenant sur soi la peine due au péché de l'autre. Les infirmités corporelles, comme la mort, la faim, la soif, etc. , sont le châtiment du péché, lequel a été introduit dans le monde par Adam, selon l'épître aux Romains (5, 11) : "Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort." Il était donc convenable, relativement à la fin de l'Incarnation, que le Christ assumât pour nous ces pénalités de notre chair, selon la parole d'Isaïe (53, 4) " Il a véritablement porté nos souffrances."
2° Il le fallait pour confirmer notre foi en l'Incarnation. La nature humaine n'était connue des hommes qu'avec cette sujétion à des déficiences corporelles. Si le Fils de Dieu avait assumé la nature humaine sans ces déficiences on aurait donc pu croire qu'il n'était pas homme véritable, et qu'il n'avait qu'une chair irréelle, comme l'ont prétendu les manichéens. C'est pourquoi, dit l'épître aux Philippiens (2, 7) : "Il s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'un esclave, en se rendant semblable aux hommes, et il a été reconnu pour homme en tout ce qui a paru de lui." C'est pourquoi également Thomas fut ramené à la foi par la vue des plaies (Jn 20, 26).
3° Le Christ nous donne l'exemple de la patience en supportant courageusement les souffrances et les infirmités humaines. De là cette parole (He 12, 3) : "Il a soutenu de la part des pécheurs une violente opposition, afin que vous ne vous laissiez pas abattre par le découragement."
Solutions
:
1. La satisfaction pour les
péchés d'autrui a, en guise de matière, les peines qu'on souffre pour eux, mais
elle a pour principe la disposition habituelle de l'âme qui incline la volonté
à satisfaire pour autrui, et dont la satisfaction tire son efficacité. Car
cette satisfaction ne serait pas efficace si elle ne procédait pas de la
charité, comme on le dira plus tard. Il a donc fallu que l'âme du Christ soit
parfaite quant aux habitus de science et de vertu, pour être capable de
satisfaire ; il a fallu que son corps soit sujet aux infirmités pour que la
satisfaction ne soit pas privée de matière.
2. Selon le rapport naturel
qui existe entre l'âme et le corps, il est très vrai que la gloire de l'âme
rejaillit sur le corps. Mais ce rapport naturel était soumis chez le Christ à
la volonté divine qui renfermait la béatitude dans l'âme et l'empêchait de
rejaillir sur le corps. La chair éprouvait les souffrances d'une nature
passible, dit le Damascène : "La volonté divine permettait à la
chair de pâtir et d'agir conformément à ses propriétés naturelles."
3. La peine suit toujours
la faute, actuelle ou originelle, soit de celui qui est puni, soit d'un autre,
pour lequel satisfait celui qui subit la peine. Ce dernier cas est celui du
Christ, selon Isaïe (53, 6) : "Il a été transpercé à cause de nos
iniquités, broyé à cause de nos crimes."
4. La faiblesse assumée par
le Christ, loin d'être un obstacle à la fin de l'Incarnation, l'a extrêmement
favorisée, nous venons de le dire. Et bien qu'elle ait voilé sa divinité, elle
manifestait néanmoins son humanité, qui est la voie par laquelle nous parvenons
à la divinité, selon l'épître aux Romains (5, 1) : "Nous avons accès à
Dieu par Jésus Christ." - D'autre part, ce que les anciens patriarches
désiraient chez le Christ, ce n'était pas la force corporelle, mais bien la
force spirituelle par laquelle le Sauveur a vaincu le diable et guéri notre
faiblesse humaine.
Objections
:
1. En effet, on lit dans
Isaïe (53, 7) " Il s'est offert parce que lui-même l'a voulu", et il
s'agit de son offrande à la passion. Or la volonté s'oppose à la nécessité.
Donc ce n'est pas par nécessité que le Christ a été soumis aux déficiences du
corps.
2. S. Jean Damascène écrit
: "On ne doit admettre rien de forcé dans le Christ ; tout en lui est
volontaire." Mais ce qui est volontaire ne saurait être nécessaire. Les
déficiences corporelles ne se trouvaient donc pas dans le Christ d'une manière
nécessaire.
3. La nécessité est imposée par quelqu'un de plus puissant. Mais aucune créature n'est plus puissante que l'âme du Christ, à laquelle il appartenait de conserver son propre corps. Les déficiences ou les infirmités corporelles n'étaient donc pas nécessaires chez le Christ.
Cependant : l'Apôtre écrit (Rm 8, 3) : "Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à celle du péché." Or la condition de notre chair de péché, c'est de se trouver dans la nécessité de mourir et de subir les autres genres de souffrance. Il faut donc également admettre une telle nécessité dans la chair du Christ.
Conclusion
:
Il y a un double genre de nécessité la nécessité de coaction imposée par un agent extérieur : cette nécessité contrarie à la fois la nature et la volonté, qui sont toutes deux des principes intrinsèques ; - et une nécessité naturelle, qui vient des principes naturels d'un être, tels que la forme : c'est ainsi qu'il est nécessaire que le feu chauffe ; - ou la matière : ainsi est-il nécessaire que le corps composé d'éléments contraires soit corruptible.
Si l'on considère la nécessité qui vient de la matière, le corps du Christ était nécessairement soumis à la mort et aux autres déficiences analogues car, on l'a dit " la volonté divine permettait à la chair de pâtir et d'agir conformément à ses propriétés naturelles". Or une telle nécessité, nous venons de le voir, vient des principes du corps humain.
Mais si nous parlons de la nécessité de coaction en tant qu'elle contrarie la nature corporelle, ici aussi le corps du Christ, selon la condition de sa nature propre, était soumis par nécessité aux clous qui le perdaient et au fouet qui le frappait. Mais en tant qu'une telle nécessité contrarie la volonté, il est évident que le Christ ne subissait pas ces déficiences par nécessité, ni à l'égard de la volonté divine, ni à l'égard de la volonté humaine considérée absolument, en tant qu'elle suit la délibération de la raison, mais seulement par rapport au mouvement naturel de sa volonté, en tant que, par nature, elle fuit la mort et tout dommage corporel.
Solutions
:
1. Il faut dire que
le Christ " s'est offert parce qu'il l'a voulu " par sa volonté
divine, et par sa volonté humaine délibérée. Mais la mort était contraire au
mouvement naturel de la volonté humaine, remarque S. Jean Damascène.
2. Cette objection est
résolue par ce que nous venons de dire.
3. Rien ne fut plus
puissant que l'âme du Christ, absolument parlant. Pourtant, il n'en reste pas
moins vrai que quelque chose pouvait être plus puissant qu'elle par rapport à
un effet particulier, comme par exemple la pénétration des clous dans sa chair,
si l'on considère l'âme du Christ dans la nature et la puissance qui lui sont
propres.
Objections
:
1. On dit que nous "
contractons " ce que nous tirons, avec la nature, de notre origine. Mais
le Christ, par son origine, a dû recevoir de sa mère, avec la nature humaine,
les déficiences et les infirmités corporelles, car la chair de sa mère était
soumise à ces mêmes déficiences. Il semble donc que le Christ les a vraiment
contractées.
2. Ce qui vient des
principes mêmes de la nature est reçu en même temps qu'elle, et par là se
trouve contracté. Or les pénalités dont nous parlons viennent des principes de
la nature humaine. Le Christ les a donc contractées.
3. Par ces déficiences, le Christ est rendu semblable aux autres hommes, selon l'épître aux Hébreux (2, 17). Mais les autres hommes ont contracté ces déficiences. Il semble donc que le Christ, lui aussi, les a contractées.
Cependant : ces déficiences sont contractées du fait du péché (Rm 5, 12) : "Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort." Mais chez le Christ le péché n'avait pas sa place. Le Christ n'a donc pas contracté les déficiences corporelles.
Conclusion
:
Le verbe " contracter " (contrahere : attirer : de tirer : trahere ; ensemble : cum) signifie un rapport entre l'effet et sa cause, c'est-à-dire que l'on " contracte " ce que l'on attire nécessairement à soi en même temps que sa cause. Or, la cause de la mort et des déficiences de la nature humaine, c'est le péché ; car " par le péché la mort est entrée dans ce monde " (Rm 5, 12). Donc ces déficiences sont " contractées " à proprement parler par ceux-là seulement qui les encourent du fait de la dette du péché. Mais le Christ n'a pas connu ces déficiences à cause de la dette du péché ; car, en commentant S. Jean (3, 31) : "Celui qui vient d'en haut est au-dessus de tout", S. Augustin nous dit : "Le Christ vient d'en haut, c'est-à-dire de ces hauteurs que connut la nature humaine avant le péché du premier homme." Il a pris en effet la nature humaine sans péché, avec cette pureté où elle se trouvait dans l'état d'innocence.
Et de la même manière il aurait pu assumer une nature humaine sans ses déficiences. Il est donc évident que le Christ n'a pas contracté les déficiences corporelles comme s'il les avait reçues en vertu d'une dette de péché, mais qu'il les a assumées de sa propre volonté.
Solutions
:
1. La chair de la Vierge a
été conçue dans le péché originel : et c'est pourquoi elle a contracté ces
déficiences. Mais le Christ a assumé de la Vierge une nature sans péché. De la
même manière il aurait pu assumer une nature exempte de peine ; mais pour
accomplir l'oeuvre de notre rédemption, il a voulu prendre sur lui la peine,
nous l'avons dit. Il n'a donc pas contracté les déficiences corporelles, mais
il les a assumées volontairement.
2. Il faut dire que la
cause de la mort et des autres misères corporelles de la nature humaine est
double. Il y a une cause éloignée qui vient des principes matériels du corps
humain, en tant qu'il est composé d'éléments contraires. Mais cette cause se
trouvait empêchée par la justice originelle. C'est pourquoi la cause prochaine
de la mort et des autres misères est le péché qui détruit la justice
originelle. Et puisque le Christ était sans péché, on ne peut pas dire qu'il
avait contracté les déficiences corporelles, mais qu'il les avait assumées
volontairement.
3. Le Christ a été rendu
semblable aux autres hommes par ces déficiences quant à leur qualité, non quant
à leur cause. Et c'est pourquoi il ne les a pas contractées comme les autres
hommes.
Objections
:
1. Selon S. Jean Damascène
: "Ce qui ne peut être assumé ne peut être guéri." Mais le Christ
venait guérir toutes nos déficiences. Il devait donc les assumer toutes.
2. On a dit précédemment
que le Christ, afin de satisfaire pour nous, devait posséder dans l'âme des
habitus capables de la parfaire, et dans le corps, des déficiences. Mais dans
son âme, le Christ a assumé la plénitude de toute grâce ; il a donc dû, dans
son corps, assumer toutes les déficiences.
3. Parmi toutes les déficiences corporelles, la mort tient la première place. Mais le Christ a voulu mourir. A plus forte raison devait-il assumer toutes les déficiences.
Cependant : des réalités opposées ne peuvent se trouver en même temps dans le même sujet. Or certaines infirmités se contrarient mutuellement, étant causées par des principes opposés. Le Christ n'a donc pas pu assumer toutes les infirmités humaines.
Conclusion
:
Le Christ a assumé les déficiences de l'homme afin de satisfaire pour le péché de la nature humaine ; pour cela il fallait qu'il possédât aussi dans son âme la perfection de la science et de la grâce. Le Christ devait donc assumer les déficiences qui viennent du péché commun à toute la nature, et qui pourtant ne s'opposent pas à la perfection de la science et de la grâce.
Ainsi donc il ne convenait pas qu'il prît sur lui toutes les déficiences ou infirmités humaines. Il y en a parmi elles, en effet, qui s'opposent à la perfection de la science et de la grâce, telles l'ignorance, l'inclination au mal, la difficulté à faire le bien.
D'autre part il y a certaines déficiences qui ne sont pas encourues par toute la nature humaine à cause du péché de notre premier père. Elles se trouvent chez certains individus et ont des causes spéciales, comme la lèpre, l'épilepsie, etc. Tantôt elles sont produites par la faute de l'homme, comme une vie déréglée ; tantôt elles proviennent d'une malformation. Or ni l'une ni l'autre de ces causes ne s'appliquent au Christ, car sa chair a été conçue du Saint-Esprit, dont la sagesse et la puissance sont infinies, et qui ne peut ni errer ni faillir ; et le Christ lui-même n'a mis aucun désordre dans la conduite de sa vie.
Mais il y a certaines déficiences qui se trouvent communément chez tous les hommes, du fait du péché de notre premier père : ce sont la mort, la faim, la soif, etc. Toutes ces déficiences, le Christ les a prises à son compte. Le Damascène les appelle " les passions naturelles et irréprochables " : naturelles, parce que communes à toute la nature humaine ; irréprochables, parce qu'elles n'impliquent pas un manque de science ou de grâce.
Solutions
:
1. Toutes les déficiences
particulières des hommes proviennent de la corruptibilité et de la possibilité
du corps, auxquelles se surajoutent certaines causes particulières. Le Christ
est venu en aide à la possibilité et à la corruptibilité de notre corps en les
prenant sur lui, et par voie de conséquence il a guéri toutes nos autres
déficiences.
2. La plénitude de toute
grâce et de toute science était due à l'âme du Christ, considérée en elle-même
du fait qu'elle était assumée par le Verbe de Dieu. C'est pourquoi le Christ
possédait absolument toute plénitude de sagesse et de grâce. Mais il n'assuma
nos déficiences que par miséricorde, afin de satisfaire pour notre péché, et
non parce qu'elles lui convenaient par elles-mêmes ; aussi ne devait-il pas les
assumer toutes, mais seulement celles qui. lui permettaient de satisfaire pour
le péché de toute la nature humaine.
3. La mort s'est transmise à tous les hommes à partir du péché de notre premier père ; il n'en est pas de même de certaines autres déficiences, moins graves pourtant que la mort. C'est pourquoi la comparaison alléguée ne vaut pas.
1. Y a-t-il eu chez le Christ
du péché ? - 2. Y avait-il chez le Christ le foyer du péché ? - 3. Y a-t-il eu
chez le Christ de l'ignorance ? - 4. L'âme du Christ était-elle passible ? - 5.
Y a-t-il eu chez le Christ de la douleur sensible ? - 6. De la tristesse ? - 7.
De la crainte ? - 8. De l'étonnement ? - 9. De la colère ? - 10. Le Christ
a-t-il été à la fois voyageur et compréhenseur ?
Objections
:
1. On dit dans le Psaume
(22, 2) " Mon Dieu, mon Dieu, regarde-moi, pourquoi m'as-tu abandonné ? Le
cri de mes fautes éloigne de moi le salut." Or ces paroles s'appliquent au
Christ en personne, puisque lui-même les a prononcées sur la croix. C'est donc
qu'il y eut en lui des fautes.
2. L'Apôtre écrit (Rm 5,
12) : "Tous ont péché en Adam, parce que tous se trouvent en lui par leur
origine." Il a donc péché en Adam.
3. L'Apôtre écrit (He 2,
18) : "Du fait que le Christ a souffert et a été éprouvé, il peut secourir
ceux qui ont été éprouvés." Mais c'est surtout contre le péché que nous
avons besoin de son secours. Il apparaît donc qu'il y avait chez lui du péché.
4. Il est écrit (2 Co 5,
21) : "Celui qui n'avait pas connu le péché", le Christ, " Dieu
l'a fait péché pour nous." Mais ce qui est fait par Dieu existe vraiment.
Donc, chez le Christ, il y a eu vraiment du péché.
5. Selon S. Augustin " dans le Christ homme, le Fils de Dieu s'est offert à nous en exemple de vie". Mais l'homme avait besoin d'exemple non seulement pour bien vivre, mais aussi pour se repentir de ses péchés. Il semble donc que le Christ a dû connaître le péché afin de pouvoir donner par son repentir l'exemple de la pénitence.
Cependant : le Christ lui-même a dit (Jn 8, 46) : "Qui de vous me convaincra de péché ? "
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut, le Christ a pris nos déficiences afin de satisfaire pour nous, pour manifester la vérité de sa nature humaine, et enfin pour nous donner l'exemple de la vertu. De ces trois points de vue, il est évident qu'il ne devait pas assumer la déficience du péché. En premier lieu parce que le péché ne sert à rien pour la satisfaction ; bien plus il empêche son efficacité car, selon
l'Ecclésiastique (34, 19) : "Le Très-Haut n'agrée pas les dons des méchants." De même, le péché n'est pas une preuve de la vérité de la nature humaine, car il ne fait pas partie de cette nature qui a Dieu pour cause ; il est plutôt introduit contre la nature " par une semence du diable", comme dit le Damascène. Enfin, en péchant, le Christ ne pouvait pas donner l'exemple de la vertu, le péché étant son contraire. Le Christ n'a donc d'aucune manière assumé la déficience du péché, ni originel, ni actuel, selon S. Pierre (1 P 2, 22) " Il n'a pas commis de péché."
Solutions 1. Comme dit le Damascène on attribue quelque chose au Christ tantôt
par appropriation naturelle et hypostatique, comme lorsqu'on dit qu'il s'est
fait homme et qu'il a souffert pour nous ; tantôt par appropriation personnelle
et relative en ce qu'on lui attribue en notre nom personnel certaines choses
qui ne lui conviennent d'aucune façon lorsqu'on le considère en lui-même.
Aussi, parmi les sept règles de Ticonius présentées par S. Augustin, la
première a trait " au Seigneur et à son corps, le Christ et l'Église étant
regardés comme une seule personne". Sous ce rapport, le Christ parle, au
nom de ses membres, du cri de ses fautes, alors qu'en lui, qui est la tête, il
n'y avait aucune faute.
2. Comme le dit encore S.
Augustin, le Christ ne se trouvait pas tout à fait de la même manière que nous
en Adam et en les autres patriarches. Car nous avons été en Adam en ce sens que
nous procédons de lui selon le principe séminal et selon la substance
corporelle. En effet, poursuit S. Augustin, " il y a dans la semence une
matière corporelle visible et un principe invisible : tous les deux proviennent
d'Adam. Mais si le Christ a pris la substance visible de sa chair du corps de
la Vierge, en revanche le principe de sa conception ne vient pas de la semence
d'un homme, il est tout autre et vient d'en haut". Le Christ ne se
trouvait donc pas en Adam par voie d'origine séminale, mais seulement par voie
d'origine matérielle. Voilà pourquoi le Christ n'a pas reçu sa nature d'Adam,
comme d'un principe actif, mais seulement d'une manière matérielle, et le
principe actif en fut le Saint-Esprit. De même Adam a pris son corps
matériellement du limon de la terre, tandis qu'il l'a reçu de Dieu comme
principe actif Voilà pourquoi le Christ n'a pas péché en Adam, car il ne se
trouvait en lui qu'en raison de sa matière.
3. Le Christ, par ses épreuves et ses souffrances, nous a porté secours en satisfaisant pour nous.
Mais le péché, loin de concourir à
la satisfaction, l'entrave bien plutôt, nous venons de le dire. Aussi était-il
nécessaire que le Christ fût pur de tout péché ; autrement la peine qu'il
endurait eût été due pour ses propres fautes.
4. Dieu " a fait le Christ péché", non en ce sens qu'il y a chez lui du péché, mais en ce sens qu'il a fait de lui une victime pour le péché. C'est ainsi qu'il est dit dans Osée (4, 8), à propos des prêtres qui, selon la loi, mangeaient les victimes offertes pour le péché : "Ils mangeront les péchés de mon peuple." De même il est dit dans Isaïe (53, 6) : "Le Seigneur a placé sur lui les iniquités de nous tous", ce qui signifie que Dieu a livré le Christ en victime pour les péchés de tous les hommes.
Ou bien on pourrait dire que Dieu
" l'a fait péché " parce qu'il lui a donné " une chair semblable
à celle du péché " (Rm 8, 3) : ce qui se réfère au corps passible et
mortel assumé par le Christ.
5. Le pénitent peut donner
un louable exemple, non pas du fait qu'il a péché, mais parce qu'il subit
volontiers la peine due à son péché. Aussi le Christ a-t-il donné un plus grand
exemple aux pénitents en acceptant de subir la peine non pour ses propres
fautes, mais pour les péchés des autres.
Objections
:
1. Le foyer du péché dérive
du même principe que la possibilité ou la mortalité du corps, à savoir la perte
de la justice originelle. C'est grâce à celle-ci en effet que les puissances
inférieures de l'âme se trouvaient soumises à la raison, et le corps à l'âme.
Or, le corps du Christ était passible et mortel. Il devait donc y avoir chez
lui aussi le foyer du péché.
2. S. Jean Damascène écrit
: "La volonté divine permettait à la chair du Christ de souffrir et
d'opérer ce qui lui était propre." Mais le propre de la chair est de
désirer ce qui lui procure du plaisir. Et puisque le foyer du péché n'est autre
que la convoitise, ainsi que le remarque la Glose sur l'épître aux Romains (7,
8), il semble bien qu'il y avait chez le Christ le foyer du péché.
3. En raison de ce foyer du péché, " la chair convoite contre l'esprit " (Ga 5, 17). Mais l'esprit se montre d'autant plus fort et digne de la couronne qu'il maîtrise davantage son ennemi, c’est-à-dire la convoitise de la chair, selon cette parole (2 Tm 2, 5) : "On ne couronnera que celui qui aura combattu selon les règles." Or, le Christ avait un esprit très fort, très victorieux et suprêmement digne de la couronne, selon l'Apocalypse (6, 2) : "La couronne lui a été donnée, et il partit en vainqueur, pour vaincre encore." Il semble donc qu'il devait y avoir, chez le Christ surtout, le foyer du péché.
Cependant : il est décrit (Mt 1, 20) " Ce qui est né en elle vient du Saint-Esprit." Mais le Saint-Esprit exclut le péché, et cette inclination au mal que l'on appelle le foyer du péché. Ce foyer ne pouvait donc se trouver dans le Christ.
Conclusion
:
Nous l'avons déjà dit le Christ a possédé d'une manière très parfaite la grâce et toutes les vertus. Or, la vertu morale qui se trouve dans la partie irrationnelle de l'âme, rend cette partie soumise à la raison, et elle le fait d'autant plus qu'elle-même est plus parfaite. Ainsi la tempérance soumet le concupiscible ; la force et la douceur soumettent l'irascible, comme nous l'avons montré dans la deuxième Partie. D'autre part le foyer du péché consiste dans une inclination de l'appétit sensible vers ce qui est contraire à la raison. Il apparaît donc avec évidence que plus la vertu est parfaite dans un individu, plus elle affaiblit le foyer du péché. Et puisque le Christ possédait la vertu au suprême degré, il s'ensuit que le foyer du péché n'existait pas chez lui, d'autant plus qu'une telle déficience ne peut s'ordonner à la satisfaction, mais porte plutôt vers son contraire.
Solutions
:
1. Les puissances
inférieures appartenant à l'appétit sensible sont aptes par nature à obéir à la
raison ; il n'en est pas de même des forces et des humeurs corporelles, ni non
plus de l'âme végétative comme le montre Aristote. C'est pourquoi la vertu
parfaite, qui se conforme à la droite raison, n'exclut pas la possibilité du
corps ; tandis qu'elle exclut le foyer du péché, qui se définit par la
résistance de l'appétit sensible à la raison.
2. La chair convoite
naturellement tout ce qui lui apporte du plaisir, par la convoitise de
l'appétit sensible. Mais l'homme étant animal raisonnable, sa chair ne convoite
un objet que conformément à l'ordre de la raison. C'est ainsi que la chair du
Christ, par un désir de l'appétit sensible, convoitait naturellement le manger,
le boire, le sommeil et les autres biens de ce genre, qui sont objet de désir
raisonnable, comme le montre S. Jean Damascène ; il ne suit donc pas de là que
le Christ avait en lui le foyer du péché, qui suppose un désir déraisonnable
des biens sensibles.
3. Une certaine force de
l'esprit se manifeste par la résistance aux convoitises de la chair qui la
contrarient ; mais cette force de l'esprit se manifeste bien davantage, si elle
est capable de dominer totalement la chair pour qu'elle ne puisse plus
convoiter contre l'esprit. Et tel était le cas du Christ, dont l'esprit
atteignait le plus haut degré de force. Et bien que le Christ n'ait pas eu à
soutenir ces combats intérieurs suscités par le foyer du péché, il a enduré les
assauts extérieurs du monde et du diable ; c'est en les repoussant qu'il a
mérité la couronne du vainqueur.
Objections
:
1. Il existe vraiment chez
le Christ ce qui lui revient selon la nature humaine, bien que cela ne lui
revienne pas selon la nature divine, comme la souffrance et la mort. Mais
l'ignorance convient au Christ selon la nature humaine, car le Damascène dit :
"Il assuma une nature ignorante et servile." Il y eut donc vraiment
de l'ignorance chez le Christ.
2. On est ignorant pas
défaut de connaissance. Mais il y a au moins une connaissance qui fit défaut au
Christ, puisque l'Apôtre écrit (2 Co 5, 21) : "Celui qui n'a pas connu le
péché a été fait péché pour nous." Le Christ ignorait donc quelque chose.
3. Nous lisons dans Isaïe (8, 4) : "Avant que l'enfant sache dire "papa" et "maman", la puissance de Damas sera enlevée." Or l'enfant en question, c'est le Christ. Le Christ ignorait donc certaines choses.
Cependant : on ne supprime pas l'ignorance par l'ignorance. Or le Christ est venu pour détruire nos ignorances, car il est venu pour apporter la lumière à ceux qui sont assis dans les ténèbres et à l'ombre de la mort. Il ne pouvait donc y avoir de l'ignorance dans le Christ.
Conclusion
:
De même que le Christ possédait la plénitude de la grâce et de la vertu, de même il possédait aussi la plénitude de toute science, comme nous l'avons montré. Et de même que la plénitude de grâce et de vertu exclut en lui le foyer du péché, ainsi la plénitude de science exclut l'ignorance à laquelle elle s'oppose. Il n'y eut donc pas plus d'ignorance en lui qu'il n'y eut de foyer de péché.
Solutions
:
1. La nature assumée par le
Christ peut être envisagée à un double point de vue : ' tout d'abord dans sa
raison spécifique ; c'est sous ce rapport que le Damascène la déclare ignorante
et servile, car il ajoute : "La nature de l'homme est en effet au service
de Dieu qui l'a faite, et elle ne possède pas la connaissance de
l'avenir." En second lieu on peut considérer la nature assumée par le
Christ dans son union à l'hypostase divine, d'où lui vient la plénitude de
science et de grâce, selon S. Jean : "Nous l'avons vu, comme Fils unique
du Père, plein de grâce et de vérité." A ce point de vue, il n'y avait pas
d'ignorance dans la nature humaine du Christ.
2. On dit que le Christ n'a
pas connu le péché, en ce sens qu'il n'en a pas fait l'expérience. Il l'a connu
cependant par connaissance objective.
3. Le prophète parle ici de la connaissance humaine du Christ. Il veut donc dire ceci : Avant que l'enfant sache humainement nommer son père, c'est-à-dire Joseph, qui était son père putatif, et sa mère, c'est à dire Marie, la puissance de Damas sera enlevée. Il ne faut pas l'entendre en ce sens qu'à un moment donné le Christ fut homme et ignora quelque chose : mais " avant qu'il sache", c'est-à-dire avant qu'il devienne un homme possédant une science humaine, la puissance de Damas et les dépouilles de Samarie devaient être enlevées par le roi d'Assyrie, si l'on prend le texte au sens littéral ; et si on le prend au sens spirituel, comme le fait S. Jérôme " Avant sa naissance, le Christ devait sauver son peuple par la seule invocation de son nom."
Pourtant S. Augustin, dans un
sermon sur l'Épiphanie, explique que la prophétie s'est accomplie au moment de
l'adoration des Mages. Il dit en effet : "Avant que son corps humain pût
proférer des paroles humaines, il a reçu la puissance de Damas, c'est-à-dire
les richesses dont Damas s'enorgueillissait ; et, parmi les richesses, on donne
le premier rang à l'or. Quant au dépouilles de Samarie, elles lui appartenaient
également. La Samarie en effet est mise ici pour l'idolâtrie, car le peuple de
ce pays s'est tourné vers le culte des idoles. Ce furent donc les premières
dépouilles que l'enfant arracha à l'idolâtrie. Comme on le voit d'après cette
interprétation, les mots " avant que l'enfant sache " signifient
" avant qu'il montre sa science".
Objections
:
1. Aucun être ne pâtit que
par l'action d'un plus puissant que lui, car " l'agent l'emporte sur le
patient", ainsi que le démontrent S. Augustin et Aristote. Mais aucune
créature ne fut plus éminente que l'âme du Christ. Celle-ci n'a donc pu pâtir
d'aucune créature. Ainsi elle ne devait pas être passible, car la puissance de
pâtir aurait été vaine en lui.
2. Cicéron dit que les
passions de l'âme sont des maladies. Mais l'âme du Christ ne pouvait être
malade, car la maladie de l'âme est une conséquence du péché, selon le Psaume
(41, 5)." Guéris mon âme, parce que j'ai péché contre toi." Il n'y
avait donc pas de passions de l'âme chez le Christ.
3. Les passions de l'âme semblent être identiques au foyer du péché ; et c'est pour cette raison que l’apôtre les appelle " passions pécheresses " (Rm 7,5). Or dans le Christ, il n'y avait pas de foyer de péché comme on l’a dit. Il n'y eut donc passions pas en lui semble t-il, de passion ; et par conséquent son âme n’était pas passible.
Cependant : le psalmiste parlant au nom du Christ, dit (88, 4) " Mon âme est rassasiée de maux", ce qui s'entend non de péchés, mais de maux humains, ou comme l'explique la Glose, " de douleurs". L'âme du Christ était donc passible.
Conclusion
:
L'âme, unie au corps, peut pâtir d'une double manière, selon qu'il s'agit d'une passion corporelle ou d'une passion psychique, animale. Elle pâtit corporellement par une lésion du corps. L'âme, en effet, étant la forme du corps, ne constitue avec lui qu'un seul être ; aussi, quand le corps subit une passion corporelle, l'âme se trouve-t-elle atteinte par accident, sous le rapport de son existence dans le corps. Et comme le corps du Christ, nous l'avons dit était passible et mortel, il s'ensuit nécessairement que l'âme aussi était passible de cette manière.
Mais l'âme peut pâtir encore d'une passion psychique ou animale, dans les opérations qui lui sont propres, et dans celles où elle a plus de part que le corps. Et l'on dit, de ce point de vue, que l’âme pâtit, même selon l'intellection et la sensation. Cependant, comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie, les véritables passions de l'âme, à proprement parler, sont les affections de l'appétit sensible. Or, celles-ci se trouvaient dans le Christ tout aussi bien que les autres éléments de la nature humaine. De là cette parole de S. Augustin : "Quand, sous la forme d'esclave, le Seigneur a daigné vivre de la vie humaine, lui-même a fait des affections l'usage qu'il jugeait nécessaire. Si le corps et l'âme humaine sont en lui une vérité, la sensibilité humaine en lui n'est pas un mensonge."
Il faut reconnaître néanmoins que ces passions ne se trouvaient pas dans le Christ de la même manière qu'en nous, selon une triple différence.
1° Sous le rapport de leur objet : les passions nous portent la plupart du temps vers des biens illicites, ce qui ne pouvait se produire dans le Christ.
2° Sous le rapport de leur principe : nos passions devancent souvent le jugement de la raison, tandis que, dans le Christ, tous les mouvements de l'appétit sensible naissaient sous le contrôle de la raison. Ce qui fait dire à S. Augustin : "Ces mouvements, le Christ les a accueillis quand il l'a voulu, en vertu d'un plan très précis, de même qu'il est devenu homme quand il l'a voulu."
3° Sous le rapport de leur effet : en nous il arrive que les mouvements passionnels ne se cantonnent pas dans l'appétit sensible, mais qu'ils entraînent la raison. Cela ne se produit pas chez le Christ. Il maîtrisait les mouvements de la nature charnelle de telle sorte qu'ils demeuraient dans l'appétit sensible sans entraver d'aucune manière le droit usage de la raison. Et c'est ce que dit S. Jérôme : "Notre Seigneur, pour montrer qu'il était devenu homme véritable, a éprouvé véritablement de la tristesse ; mais, parce que cette passion ne dominait pas son âme, il est dit seulement dans l'Évangile qu'il commença à s'attrister, comme s'il s'agissait plutôt d'une pro-passion." D'après ce texte, la passion proprement dite serait donc celle qui domine l'esprit, c'est-à-dire la raison ; la pro-passion, c'est la passion qui, commencée dans l'appétit sensible, ne s'étend pas au-delà.
Solutions
:
1. L'âme du Christ, surtout
par la puissance divine, pouvait résister aux passions et les empêcher de
dominer. Mais, de sa propre volonté, le Christ consentait à les subir, tant
dans son corps que dans son âme.
2. Cicéron se range ici à
l'opinion des stoïciens qui ne donnaient pas le nom de passions à tous les
mouvements de l'appétit sensible, mais seulement à ceux qui étaient
désordonnés. Il est bien évident que des passions de ce genre ne se trouvaient
pas chez le Christ.
3. Les " passions
pécheresses " sont des mouvements de l'appétit sensible inclinant aux
actions illicites. Il ne peut pas en être question à propos du Christ, pas plus
que du foyer du péché.
Objections
:
1. S. Hilaire écrit :
"Puisque mourir pour le Christ, c'est vivre, pourquoi s'imaginer que dans
le mystère de sa mort, il a éprouvé de la douleur, lui qui donne la vie en
récompense à ceux qui meurent pour lui ? " Et plus loin : "Le Fils
unique de Dieu s'est fait homme véritable sans cesser d'être Dieu : frappé de
coups, accablé de blessures, chargé de chaînes, suspendu à la croix, tout cela
le faisait sans doute pâtir du choc reçu, mais sans lui faire éprouver de
douleur." Le Christ n'a donc pas éprouvé de véritable douleur.
2. C'est le propre de la
chair conçue dans le péché, que d'être soumise à la nécessité de la douleur.
Mais la chair du Christ n'a pas été conçue avec le péché, puisqu'elle a été
conçue du Saint-Esprit dans le sein de la Vierge. Elle n'a donc pas été soumise
à la nécessité de connaître la douleur.
3. La jouissance que l'on éprouve à contempler les choses divines diminue le sentiment de la douleur : c'est ainsi que la considération de l'amour divin, chez les martyrs soumis aux supplices, rendait leur douleur plus tolérable. Or l'âme du Christ jouissait souverainement de la contemplation de Dieu, dont elle voyait l'essence, comme on l'a dit plus haut. Elle ne pouvait donc pas éprouver de douleur.
Cependant : nous lisons dans Isaïe (53, 4) :". Il a véritablement porté nos douleurs."
Conclusion
:
Comme il ressort de ce que nous avons dit dans la deuxième Partie, pour qu'il y ait véritablement douleur sensible, il faut une lésion du corps, et le sentiment de cette lésion. Or le corps du Christ pouvait subir une lésion, étant passible et mortel, nous l'avons dit plus haut. D'autre part, le sentiment de cette lésion ne pouvait lui faire défaut, puisque son âme était en possession parfaite de toutes ses puissances naturelles. Sans aucun doute par conséquent, le Christ a véritablement éprouvé de la douleur.
Solutions
:
1. Dans le passage cité et
d'autres semblables, S. Hilaire n'entend pas exclure de la chair du Christ la
vérité de la douleur, mais seulement sa nécessités. Aussi, après les paroles
que nous avons rapportées, ajoute-t-il : "Ce n'est pas parce qu'il avait
faim ou soif, ou parce qu'il pleurait que le Seigneur s'est montré en train de
boire, de manger ou de s'affliger, mais c'était afin de prouver la réalité de
son corps ; il s'est plié aux habitudes du corps, en leur donnant satisfaction,
conformément à notre nature. Autrement dit, lorsqu'il a pris de la boisson ou
de la nourriture, il n'a pas cédé à une nécessité corporelle, mais à la manière
de faire habituelle." Et en parlant de nécessité, l'auteur se réfère ici à
la cause première de ces déficiences, qui est le péché, comme nous l'avons
dite, ce qui revient à dire que la chair du Christ n'a pas été soumise
nécessairement à ces déficiences, du fait qu'elle n'a pas connu le péché. C'est
pourquoi S. Hilaire ajoute : "Le Christ a possédé un corps avec une origine
propre ; son existence ne lui vient pas d'une conception humaine viciée, mais
c'est de la vertu de sa propre puissance qu'il subsiste en la forme de notre
corps." Néanmoins, si l'on considère la cause prochaine de ces
déficiences, qui est le rassemblement d'éléments contraires, il faut
reconnaître que la chair du Christ s'y est trouvée soumise nécessairement.
2. La chair conçue dans le
péché est soumise à la douleur non seulement par le déterminisme de ses
principes naturels, mais encore par la nécessité que crée la responsabilité du
péché. Or cette nécessité ne se trouve pas chez le Christ, mais seulement le
déterminisme des principes naturels.
3. Comme on l'a dit. par
une dispensation de la puissance divine du Christ, la béatitude était contenue
et, ne rejaillissant pas sur le corps, ne lui enlevait pas la possibilité ni la
mortalité. Pour la même raison, la jouissance de la contemplation était
contenue dans l'esprit, et ne s'écoulait pas vers les puissances sensibles, ce
qui les aurait préservées de la douleur.
Objections
:
1. Il semble qu'il n'y a
pas eu en lui de tristesse, selon Isaïe (42, 4 Vg) " Il ne sera ni triste
ni turbulent."
2. On lit dans les
Proverbes (12, 21 Vg) " Aucun malheur ne contristera le juste." Et
les stoïciens en donnaient cette raison que l'on ne s'attriste que de la perte
de ses biens ; or, le juste ne regarde comme ses biens propres que la justice
et la vertu, qu'il ne peut pas perdre. Car il serait soumis à la fortune, s'il
s'attristait de la perte des richesses. Mais le Christ fut souverainement
juste, selon Jérémie (23, 6) : "Voici le nom qu'on lui donnera : le
Seigneur, notre juste." Donc il n'y a pas eu de tristesse chez le Christ.
3. Le Philosophe dit que
toute tristesse est un mal, qu'il faut fuir. Mais dans le Christ il n'y avait
pas de mal, ni rien qui dût être évité. Il n'y avait donc pas en lui de
tristesse.
4. S. Augustin écrit : "La tristesse a pour objet les choses qui nous arrivent contre notre volonté." Mais le Christ n'a rien souffert qu'il n'ait voulu ; il est dit en effet dans Isaïe (53, 7) : "Il s'est offert, parce qu'il l'a voulu." Le Christ n'a donc pas connu la tristesse.
Cependant : nous lisons (Mt 26, 38) cette parole du Seigneur : "Mon âme est triste jusqu'à la mort." Et Ambroise écrit : "Comme homme, il a éprouvé de la tristesse, car il s'est chargé de ma tristesse. C'est avec confiance que je parle de tristesse, moi qui prêche la croix."
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit. par une dispensation de la puissance divine, la jouissance de la contemplation de Dieu était contenue dans l'esprit du Christ et, ne rejaillissant pas sur les puissances sensibles, ne les préservait pas de la douleur. Or la tristesse, comme la douleur sensible, se trouve dans l'appétit sensible ; elle a seulement un motif ou un objet différent. L'objet et le motif de la douleur, c'est la lésion perçue par le sens du toucher, comme il arrive lorsque l'on est blessé. L'objet et le motif de la tristesse, c'est un dommage ou un mal appréhendé intérieurement soit par la raison, soit par l'imagination, comme nous l'avons montré dans la deuxième Partie ; c'est ainsi que l'on s'attriste d'avoir perdu une protection ou de l'argent.
Or, l'âme du Christ pouvait appréhender intérieurement un objet comme constituant un dommage soit pour elle-même, comme sa passion et sa mort ; soit pour les autres, comme les péchés de ses disciples ou des juifs qui le mirent à mort. De même que le Christ pouvait éprouver une véritable douleur, de même il pouvait éprouver une véritable tristesse. Il y avait cependant de ce point de vue entre lui et nous cette triple différence que nous avons déjà signalées en parlant de la possibilité du Christ en général.
Solutions
:
1. La tristesse doit être
écartée du Christ, comme passion proprement dite ; il n'y avait en lui qu'un
commencement de tristesse, une pro-passion. C'est pourquoi il est dit dans S.
Matthieu (26, 37) : "Il commença à éprouver de la tristesse et de
l'angoisse." Et, comme l'écrit S. Jérôme : "Autre chose est de
s'attrister, autre chose de commencer à s'attrister."
2. Selon S. Augustin : "A la place des trois perturbations de l'âme (le désir, le plaisir et la crainte), les stoïciens plaçaient dans l'âme du sage trois passions bonnes ; à la place du désir, la volonté ; à la place du plaisir, la joie ; à la place de la crainte, la prudence. Mais à la place de la tristesse, ils prétendaient qu'il ne pouvait rien y avoir dans l'âme du sage, car la tristesse a pour objet le mal déjà survenu ; or ils estimaient qu'aucun mal ne pouvait arriver au sage". Car ils ne pensaient pas qu'il y eût d'autre bien que le bien honnête, qui rend les hommes bons ; ni d'autre mal que le mal déshonnête, qui rend les hommes mauvais.
Sans doute, le bien honnête est le
plus grand bien de l'homme, et le mal déshonnête est son plus grand mal, car
ils se rapportent à la raison qui est la partie principale de son être.
Néanmoins il y a pour l'homme des biens secondaires, relatifs à son corps, ou
aux choses extérieures qui lui sont utiles. Sous ce rapport, l'âme du sage peut
éprouver de la tristesse dans l'appétit sensible, par l'appréhension de maux
sensibles, pourvu que cette tristesse ne trouble pas sa raison. En ce sens, on
comprend qu'" aucun malheur ne contristera le juste", car aucun
accident n'est capable de troubler sa raison. Et c'est de cette manière que la
tristesse pouvait se trouver dans le Christ, à titre de pro-passion, non à
titre de passion.
3. Toute tristesse est un
mal de peine ; mais elle n'est un mal de faute que lorsqu'elle procède d'une
affectivité désordonné. Aussi S. Augustin écrit-il " Si ces affections
suivent la droite raison, et si l'on en fait usage au temps et au lieu voulus,
qui donc oserait les qualifier de passions morbides ou vicieuses ? "
4. Rien ne s'oppose à ce
qu'un objet qui en lui-même contrarie la volonté, soit cependant voulu en
raison de la fin à laquelle il est ordonné ; ainsi une médecine amère n'est pas
voulue pour elle-même, mais pour obtenir la santé. C'est de cette manière que
la mort et la passion, considérées en elles-mêmes, furent involontaires chez le
Christ et lui causèrent de la tristesse ; ce qui ne les empêcha pas d'être
voulues pour obtenir la rédemption du genre humain.
Objections
:
1. On lit dans les
Proverbes (28, 1 Vg) - " Le juste possédera l'assurance d'un lion ; il
sera sans terreur." Mais le Christ fut souverainement juste. Donc il n'y a
eu aucune crainte chez lui.
2. S. Hilaire écrit "
je le demande à ceux qui pensent ainsi : Serait-il raisonnable que le Christ
ait craint la mort, lui qui, après avoir détruit chez ses Apôtres toute crainte
de la mort, les a exhortés à la gloire du martyre ? "
3. La crainte semble avoir pour seul objet le mal que l'homme ne peut éviter. Mais le Christ pouvait éviter et le mal de peine qu'il a souffert, et le mal de faute qui affecte les autres hommes. Il n'y a donc pas eu de crainte chez le Christ.
Cependant : on lit en S. Marc (14, 33) : "Jésus commença à éprouver de la crainte et de l'angoisse."
Conclusion
:
De même que la tristesse est produite par la connaissance du mal présent, de même la crainte est produite par la connaissance d'un mal futur. Cependant la connaissance d'un mal futur qui se présente avec une certitude absolue n'engendre pas la crainte. Le Philosophe dit que la crainte n'existe que là où l'on espère échapper au mal ; car, lorsqu'il n'y a aucun espoir d'y échapper, le mal est connu comme présent, et ainsi il cause de la tristesse plus que de la crainte.
Ainsi la crainte peut être envisagée à deux points de vue. Selon le premier, l'appétit sensible s'oppose à toute atteinte corporelle : par la tristesse si elle est présente, et par la crainte si elle est future. A ce point de vue, on peut dire que le Christ a eu de la crainte, aussi bien que de la tristesse.
En second lieu, on peut envisager l'incertitude de l'événement futur ; c'est ainsi que la nuit un bruit insolite nous fait peur parce que nous n'en connaissons pas l'origine. En ce sens, dit le Damascène, le Christ n'a pas éprouvé de crainte.
Solutions
:
1. On dit que le juste est
" sans crainte " en ce que la terreur implique une véritable passion,
qui détourne l'homme du bien raisonnable. Or la crainte ne se trouvait pas
ainsi chez le Christ, mais sous la forme d'une propassion. C'est pourquoi
l'évangile dit que Jésus " commença à éprouver de la crainte et de
l'angoisse", signifiant par là, explique S. Jérôme, qu'il s'agit
d'une pro-passion.
2. S. Hilaire exclut chez le Christ la crainte comme il exclut la tristesse, quant à leur nécessité.
Mais afin de manifester la vérité
de sa nature humaine, le Christ a ressenti volontairement de la crainte et
aussi de la tristesse.
3. Le Christ pouvait, par
sa puissance divine, éviter les maux qui le menaçaient ; mais ils étaient
inévitables, ou difficilement évitables, à cause de la faiblesse de sa chair.
Objections
:
1. Le Philosophe enseigne
que l'étonnement est produit par un effet dont on ignore la cause : ainsi l'étonnement
vient de l'ignorance. Mais le Christ n'ignorait rien, on l'a montré.
2. S. Jean Damascène, écrit
: "L'étonnement est une crainte produite par une forte imagination "
et d'après le Philosophe, " le magnanime ne s'étonne de rien". Le
Christ, qui fut souverainement magnanime, n'a donc pas eu d'étonnement.
3. Nul ne s'étonne de ce qu'il peut faire lui-même. Mais le Christ pouvait réaliser les plus grandes choses. Il ne pouvait donc s'étonner de rien.
Cependant : on lit (Mt 8, 10) : "Jésus, entendant " les paroles du centurion " fut dans l'étonnement".
Conclusion
:
L'étonnement a pour objet propre quelque chose de nouveau et d'insolite. Or, chez le Christ, il ne pouvait rien y avoir de nouveau ni d'insolite pour sa science divine, ni pour sa science humaine, par laquelle il connaît les réalités dans le Verbe, ou par laquelle il les connaît par des espèces infuses. Mais il a pu rencontrer du nouveau et de l'insolite selon sa science expérimentale, qui lui permettait de rencontrer chaque jour du nouveau.
Par conséquent au point de vue de la science divine, de la science bienheureuse, ou de la science infuse du Christ, il n'y a pas eu chez lui d'étonnement. Mais il n'en est pas de même pour sa science expérimentale : avec celle-ci, il a pu connaître l'étonnement. Et il a assumé cette déficience pour nous instruire, et pour nous apprendre à nous étonner de ce qui l'étonnait lui-même. Aussi S. Augustin écrit-il : "L'étonnement du Seigneur signifie qu'il faut nous étonner, nous aussi, car nous en avons encore besoin. De tels mouvements ne sont donc pas chez lui le signe d'une perturbation de l'âme, mais font partie de l'enseignement du Maître."
Solutions
:
1. Le Christ n'ignorait
rien ; pourtant quelque chose de nouveau pouvait devenir l'objet de sa science
expérimentale et produire en lui de l'étonnement.
2. Le Christ s'étonnait de
la foi du centurion, non pas qu'elle fût quelque chose de grand par rapport à
lui-même, mais par rapport aux autres.
3. Le Christ pouvait tout
faire par sa puissance divine ; de ce point de vue, rien ne pouvait l'étonner.
Mais il était capable d'éprouver l'étonnement selon sa science humaine
expérimentale, nous venons de le dire.
Objections
:
1. Il est écrit (Jc 1, 20)
: "La colère de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu." Mais il
n'y avait rien dans le Christ qui n'appartînt à la justice de Dieu, car
lui-même " par Dieu est devenu pour nous justice " (1 Co 1, 30). Il
semble donc qu'il n'a pas dû y avoir de la colère chez le Christ.
2. La colère est opposée à
la mansuétude, ainsi que le prouve Aristote. Mais le Christ fut plein de
mansuétude. Il n'a donc pas éprouvé de colère.
3. S. Grégoire dit que " la colère causée par le péché aveugle l'oeil de l'esprit, tandis que la colère causée par le zèle le trouble". Mais dans le Christ, le regard de l'esprit ne fut jamais aveuglé ou troublé. Ni le péché ni le zèle n'ont donc poussé le Christ à la colère.
Cependant : on lit en S. Jean (2, 17) qu'il a réalisé la prophétie du Psaume (69, 10) " Le zèle de ta maison me dévore."
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie, la colère est un effet de la tristesse ; car, lorsque l'on cause de la tristesse à quelqu'un, celui-ci éprouve, dans sa partie sensible, le désir de repousser l'injustice commise, que celle-ci s'adresse à lui ou à d'autres. Ainsi la colère est-elle une passion composée de tristesse et de désir de vengeance. Or nous avons vu que le Christ pouvait éprouver de la tristesse. Quant au désir de vengeance, il peut quelquefois s'accompagner de péché, quand on cherche à se venger d'une manière déraisonnable. En ce sens, le Christ n'a pu connaître la colère, car une telle colère est celle qu'on appelle " colère provoquée par le vice". Mais il peut y avoir aussi un désir de vengeance qui non seulement est sans péché, mais qui est digne de louange ; c'est le cas du désir qui se conforme à l'ordre de la justice, et qu'on appelle " colère provoquée par le zèle". S. Augustin a écrit est en effet " Il est dévoré du zèle de la maison de Dieu, celui qui désire corriger tout le mal qu'il voit, et qui, lorsqu'il ne peut le corriger, le tolère en gémissant." Telle fut la colère du Christ.
Solutions
:
1. Comme le remarque S.
Grégoire, la colère chez l'homme se présente sous une double forme. Tantôt elle
surprend la raison et l'entraîne avec elle dans l'action ; et alors on peut
dire que la colère " opère", car l'opération s'attribue à l'agent
principal. A ce point de vue l'on comprend que " la colère de l'homme
n'accomplit pas la justice de Dieu". Tantôt la colère suit la raison et
devient comme son instrument. Et alors l'opération qui a pour objet la justice
ne s'attribue pas à la colère, mais à la raison.
2. La colère qui
transgresse l'ordre de la raison est opposée à la mansuétude ; mais non la
colère qui est modérée et maintenue par la raison dans un juste milieu, car ce
juste milieu, c'est précisément la mansuétude.
3. Chez nous, dans l'ordre
naturel, les puissances de l'âme se gênent naturellement si bien que, lorsque
l'opération d'une puissance est intense, l'opération d'une autre puissance
s'affaiblit. Cela explique que le mouvement de la colère, même lorsqu'il est
mesuré selon la raison brouille plus ou moins le regard de l'âme en
contemplation. Mais dans le Christ, par la modération venant de la puissance
divine, il était permis à chaque puissance d'exercer son activité propre, si
bien qu'aucune puissance n'était paralysée par une autre. C'est pourquoi, de
même que la délectation de l'âme en train de contempler n'entravait pas la
tristesse ou la douleur des facultés inférieures, de même les passions de
celles-ci ne mettaient aucun obstacle à l'activité de la raison.
Objections
:
1. Il appartient au voyageur
de se mouvoir vers la fin de la béatitude ; et au compréhenseur il appartient
de se reposer dans cette fin. Mais il est impossible à un même sujet de se
mouvoir vers une fin et en même temps de se reposer en elle. Donc il était
impossible que le Christ soit en même temps voyageur et compréhenseur.
2. Se mouvoir vers la
béatitude, ou l'obtenir ne concerne pas le corps, mais l'âme. Aussi S. Augustin
dit-il : "Ce qui rejaillit de l'âme sur la nature inférieure qui est le
corps, ce n'est pas la béatitude, (car celle-ci est propre à ce qui, en nous,
jouit et comprend), mais c'est la plénitude de la santé, la vigueur
indestructible." Or le Christ, tout en ayant un corps passible,
jouissait pleinement de Dieu dans son esprit. Donc il n'était pas voyageur, mais
uniquement compréhenseur.
3. Les saints, dont les âmes sont au ciel et les corps au tombeau, jouissent dans leur âme de la béatitude, bien que leurs corps demeurent soumis à la mort. pourtant on ne les appelle pas voyageurs, mais seulement compréhenseurs. Pour la même raison, bien que le corps du Christ fût mortel, il semble, puisque son esprit jouissait de Dieu, qu'il fut seulement compréhenseur et nullement voyageur.
Cependant : il est écrit (Jr 14, 8) " Pourquoi seras-tu comme un étranger sur la terre et comme un voyageur qui fait un détour pour t'arrêter ? "
Conclusion
:
On est appelé " voyageur " lorsque l'on tend vers la béatitude ; on est dit compréhenseur lorsqu'on l'a déjà saisie, selon S. Paul : "Courez afin de saisir (comprehendere) le prix " (1 Co 9, 24) ; et : "Je poursuis ma course afin de saisir " (Ph 3, 12). Or la béatitude parfaite réside dans l'âme et dans le corps, comme nous l'avons établi dans la deuxième Partie. Celle de l'âme, quant à ce qui lui est propre, qui lui fait voir Dieu et jouir de lui. Celle du corps, selon que celui-ci " ressuscitera corps spirituel, dans la puissance, la gloire et l'incorruptibilité " (1 Co 15, 42).
Or le Christ, avant la Passion, voyait pleinement Dieu par son esprit ; ainsi possédait-il la béatitude en ce qui est propre à l'âme. Quant au reste, cela manquait à la béatitude, parce que son âme était passible, son corps était passible et mortel, comme nous l'avons montré plus haute. C'est pourquoi il était en même temps compréhenseur, parce qu'il possédait la béatitude propre à l'âme, et voyageur parce que, pour tout le reste qui manquait à la béatitude, il tendait vers celle-ci.
Solutions
:
1. Il est impossible de se
mouvoir vers une fin et de se reposer en elle sous le même rapport. Mais cela
est possible sous des rapports différents ; ainsi un homme peut en même temps
connaître ce qu'il sait déjà, et apprendre ce qu'il ne sait pas encore.
2. La béatitude, dans
l'âme, siège proprement et de façon primordiale dans l'esprit. Mais à titre
secondaire et comme instrumental, les biens du corps sont nécessaires à la
béatitude, selon Aristote pour qui les biens extérieurs contribuent à la
béatitude à titre d'instruments.
3. La comparaison entre les âmes des saints et le Christ est sans valeur pour deux motifs. D'abord les âmes des saints ne sont pas passibles, comme était l'âme du Christ. Ensuite parce que leur corps ne font rien pour tendre à la béatitude, alors que le Christ, par ses souffrances corporelles, tendait à la béatitude, quant à la gloire de son corps.
Il faut maintenant étudier les conséquences de l'union hypostatique : 1° Ce qui convient au Christ lui-même (Q. 16-19). - 2° Ce qui convient au Christ par rapport à Dieu le Père (Q. 20-24). - 3° Ce qui convient au Christ par rapport à nous (Q. 25-26).
Sur ce qui convient au Christ lui-même, nous étudierons : I. Ce qui lui convient selon l'être et le devenir (Q. 16). II. Ce qui lui convient en raison de son unité (Q. 17-19).
1. Est-il vrai de dire :
"Dieu est homme " ? - 2. Est-il vrai de dire : "L'homme est Dieu
" ? - 3. Le Christ peut-il être appelé " homme du Seigneur " ? -
4. Ce qui convient au Fils de l'homme peut-il être attribué à la nature divine,
et inversement ? - 5. Ce qui convient au Fils de l'homme peut-il être attribué
au Fils de Dieu, et ce qui convient au Fils de Dieu, à la nature humaine ? - 6.
Est-il vrai de dire : "Le Fils de Dieu a été fait homme " ? - 7.
Est-il vrai de dire " L'homme a été fait Dieu " ? - 8. Est-il vrai de
dire : "Le Christ est une créature " ? 9. Est-il vrai de dire du
Christ : "Cet homme a commencé d'exister " ? - 10. Est-il vrai de
dire : "Le Christ, en tant qu'homme, est une créature " ? - 11.
Est-il vrai de dire : "Le Christ, en tant qu'homme, est Dieu " ? -
12. Est-il vrai de dire : "le Christ, en tant qu'homme, est une hypostase
ou personne " ?
Objections
:
1. Toute proposition
affirmative qui unit deux termes éloignés est fausse. Or, c'est le cas de cette
proposition, parce que les formes signifiées par le sujet et le prédicat sont
éloignées au maximum. Donc, puisque la proposition en question est affirmative,
il apparent qu'elle est fausse.
2. Trois personnes divines
ont plus de proximité entre elles que la nature divine et la nature humaine.
Or, dans le mystère de la Trinité, on n'attribue pas une personne à une autre :
nous ne disons pas que le Père est le Fils, ou réciproquement. Il apparaît donc
que l'on ne peut pas attribuer à Dieu la nature humaine en disant " Dieu
est homme."
3. S. Athanase dit :
"De même que l'âme raisonnable et le corps font un homme, de même Dieu et
l'homme font un Christ." Mais cette proposition : "L'âme est le corps
" est fausse, donc également : "Dieu est homme."
4. Comme on l'a établi dans la première Partie ce que l'on attribue à Dieu d'une façon non pas relative mais absolue convient à toute la Trinité et à chacune des personnes. Or, le mot " homme " n'est pas relatif, mais absolu. Donc si on l'attribue véritablement à Dieu, il s'ensuivra que toute la Trinité est un homme, et aussi chaque personne. Ce qui est évidemment faux.
Cependant : il est écrit (Ph 2, 6)." Lui, de condition divine, s'anéantit, prenant condition d'esclave et devenant semblable aux hommes et se comportant comme un homme." Ainsi, celui qui est de condition divine est un homme. Mais celui qui est de condition divine est Dieu. Donc Dieu est homme.
Conclusion
:
Cette proposition : "Dieu est homme " est acceptée par tous les chrétiens ; cependant elle n'est pas entendue par tous dans le même sens. Quelques-uns l'acceptent en effet, mais non pas en propriété de termes. Les manichéens disent que le Verbe de Dieu est un homme, non véritablement, mais par métaphore en tant qu'il aurait assumé un corps irréel ; ainsi peut-on dire qu'il est homme comme on le dit d'une statue de bronze qui a la figure d'un homme. Pareillement, ceux pour qui, dans le Christ, l'âme et le corps n'étaient pas unis, ne peuvent dire que Dieu est un homme véritable, mais qu'on l'appelle homme à cause de son apparence, en raison des parties qui le constituent. Mais ces deux opinions ont été désapprouvées plus haut.
D'autres, à l'opposé, soutiennent la réalité du côté de l'homme, mais la nient du côté de Dieu. Car ils affirment que le Christ, Dieu et homme, est Dieu non par nature mais de façon participée, c'est-à-dire par la grâce, de même qu'on appelle tous les saints hommes des dieux. Mais ils accordent plus d'excellence au Christ, à cause de sa grâce plus abondante. Ainsi lorsqu'on dit : "Dieu est homme", le terme " Dieu " ne représente pas le vrai Dieu dans sa nature propre. Et c'est l'hérésie de Photin, que nous avons déjà réfutée
Mais d'autres acceptent cette proposition en accordant à ses deux termes leur sec -, réaliste, ils affirment que le Christ est vrai Dieu et vrai homme ; cependant, ils ne sauvegardent pas la vérité de l'attribution. Ils disent en effet que " homme " est attribué à Dieu à cause d'un certain lien : de dignité, d'autorité, ou encore d'affection et d'habitation. C'est en ce sens que Nestorius admettait que Dieu soit homme. Mais de telle façon que Dieu serait uni à l'homme par une union qui ferait que Dieu habite en lui et lui serait uni, par l'amour et par une participation de l'autorité et de la gloire divines.
Ils se trompent pareillement, tous ceux qui mettent dans le Christ deux hypostases ou deux suppôts. Parce qu'il est impossible de concevoir que, de deux réalités distinctes au point de vue du suppôt ou hypostase, l'une soit attribuée à l'autre en propriété de termes ; ce n'est possible que par métaphore et pour autant qu'il y a entre elles un certain lien ; ainsi disons-nous que Pierre est Jean,parce qu'une certaine liaison les réunit. Et ces opinions, elles aussi, ont été réfutées plus haute.
C'est pourquoi, en professant selon la vraie foi catholique que la véritable nature divine s'est unie à une nature humaine véritable, non seulement dans la personne mais aussi dans le suppôt ou hypostase, nous disons que cette proposition : "Dieu est homme " est vraie en propriété de termes, non seulement à cause de la vérité des termes, c'est-à-dire que le Christ est vrai Dieu et vrai homme -, mais encore à cause de la vérité de cette attribution. Car le mot qui signifie une nature commune au concret peut représenter n'importe lequel des êtres englobés dans cette nature commune ; ainsi le mot " homme " peut représenter tout individu humain. Et ainsi le mot " Dieu", étant donné son mode de signification, peut représenter la personne du Fils de Dieu, comme nous l'avons montré dans la première Partie. Et d'autre part, on peut vraiment et proprement attribuer à tout suppôt d'une nature quelconque le nom qui représente cette nature au concret, attribuer par exemple le nom d'homme à Socrate et à Platon. Donc, puisque la personne du Fils de Dieu est suppôt de la nature humaine, on peut attribuer vraiment au sens propre le mot " homme " au mot " Dieu " pour autant que celui-ci représente la personne du Fils.
Solutions
:
1. Quand deux formes
diverses ne peuvent se rejoindre dans un seul et même suppôt, la proposition que
l'on établit alors est nécessairement en matière éloignée, le sujet signifiant
l'une de ces formes, et le prédicat l'autre forme. Mais quand deux formes
peuvent se rejoindre dans un seul et même suppôt, la matière de la proposition
n'est pas éloignée, mais naturelle, ou contingente, comme lorsque je dis :
"Ce qui est blanc est musicien." Or la nature divine et la nature
humaine, bien qu'extrêmement éloignées, se rejoignent par le mystère de
l'Incarnation en un seul suppôt, auquel ni l'une ni l'autre n'est unie par
accident, mais par elle-même. Et c'est pourquoi cette proposition : "Dieu
est homme " ne concerne ni une matière éloignée ni une matière
contingente, mais une matière naturelle. Et le prédicat " homme "
n'est pas attribué à Dieu par accident, mais par soi, comme il le serait à la
personne divine elle-même ; non pas que l'attribut convienne au sujet en raison
de la forme signifiée par le mot " Dieu", mais en raison du suppôt,
qui est l'hypostase d'une nature humaine.
2. Les trois personnes
divines se rejoignent dans la nature, mais se distinguent par leur suppôt, et
c'est pourquoi on ne peut attribuer l'une à l'autre. Mais dans le mystère de
l'Incarnation, les natures, parce qu'elles sont distinctes, ne peuvent être
attribuées l'une à l'autre sous leur forme abstraite ; en effet, la nature
divine n'est pas la nature humaine. Mais, parce qu'elles sont unies dans un
même suppôt, l'attribution peut se faire réciproquement de manière concrète.
3. L'âme et la chair ont
une signification abstraite, comme la divinité et l'humanité. Au concret, on
parle d'" animé " et de " charnel", comme on dit "
Dieu " et " homme". L'attribution d'un terme abstrait à un autre
n'est pas possible, mais seule l'attribution concrète est légitime.
4. Le mot " homme
" est attribué à Dieu en raison de l'union dans la personne, et cette
union implique une relation. De là vient que la règle des noms absolus,
attribués à Dieu de toute éternité, ne s'applique pas ici.
Objections
:
1. Le nom de Dieu est
incommunicable, et l'Écriture (Sg 14, 21) reproche aux idolâtres de "
donner à des morceaux de bois et à des pierres ce nom incommunicable".
Pour la même raison, il semble inadmissible d'attribuer ce nom à l'homme.
2. Tout ce qui est attribué
au prédicat est attribué au sujet. Or il est vrai de dire : "Dieu est
Père", ou : "Dieu est Trinité." Et s'il est vrai de dire :
"L'homme est Dieu", il semble qu'il sera aussi vrai de dire :
"L'homme est le Père", ou : "L'homme est la Trinité." Mais
ces propositions sont fausses, donc la première aussi.
3. Dans le Psaume (81, 10 Vg), il est écrit : "Il n'y aura pas chez toi de dieu nouveau." Mais l'homme est quelque chose de récent, car le Christ n'a pas toujours été un homme. Donc la proposition : "L'homme est Dieu " est fausse.
Cependant : il est écrit (Rm 9, 5) " C'est d'eux (les Israélites) que le Christ est issu selon la chair, lui qui est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement! " Or, selon la chair, le Christ est homme. Il est donc vrai de dire : "L'homme est Dieu."
Conclusion
:
Une fois posée la vérité des deux natures, divine et humaine, et leur union dans la personne et l'hypostase, cette proposition : "L'homme est Dieu " est vraie en propriété de termes comme celle-ci : "Dieu est homme." En effet, ce mot " homme " peut représenter toute hypostase de la nature humaine, et ainsi peut-il représenter la personne du Fils de Dieu, que nous affirmons être l'hypostase de la nature humaine. Or, il est évident que le mot " Dieu " peut être véritablement et proprement attribué à la personne du Fils, comme nous l'avons démontré dans la première Partie. Il reste donc que cette proposition est vraie en propriété de termes : "L'homme est Dieu."
Solutions
:
1. Les idolâtres attribuent
le nom de la déité à des pierres et à des morceaux de bois considérés dans leur
nature propre parce qu'ils mettaient en eux quelque chose de divin. Quant à
nous, nous n'attribuons pas la divinité à l'homme en raison de sa nature
humaine, mais seulement parce que le suppôt éternel se trouve être, du fait de
l'union, suppôt de la nature humaine, comme nous venons de le dire.
2. Le mot " Père
" est attribué au mot " Dieu " parce que " Dieu "
représente ici la personne du Père. En ce sens, on ne l'attribue pas à la personne
du Fils, car la personne du Fils n'est pas la personne du Père. On ne doit donc
pas attribuer le mot " Père " au mot " homme", puisque ce
dernier terme représente ici la personne du Fils.
3. Bien que la nature
humaine soit, dans le Christ, quelque chose de nouveau, le suppôt de cette
nature n'est pas nouveau, il est éternel. Et puisque le mot " Dieu "
n'est pas attribué à l'homme en raison de la nature humaine, mais en raison du
suppôt, il ne s'ensuit pas que nous posions un dieu nouveau. Ce serait vrai si
nous ans que " l'homme", dans le Christ, représente un suppôt créé,
comme sont obligés de le dire ceux qui placent en lui deux suppôts.
Objections
:
1. Il semble que le Christ
peut être appelé homo dominicus : "homme du Seigneur". En
effet, S. Augustin affirmer : "Il faut espérer ces biens qui existaient
chez cet homme du Seigneur." Or il parle du Christ, qui est donc "
homme du Seigneur".
2. De même que la
seigneurie (dominium) convient au Christ en raison de sa nature divine,
de même l'humanité convient à la nature humaine. Mais on dit de Dieu qu'il est
" hominisé", comme on le voit chez le Damascène appelant "
hominisation ce qui montre l'union à l'homme". Donc, au même titre, on peut
dire pour désigner le Christ qu'il est " l'homme du Seigneur".
3. Dominicus dérive de Dominus (Seigneur comme divinus dérive de Deus. Mais Denys nomme le Christ : "le très divin Jésus". On peut donc au même titre dire que le Christ est l'homme du Seigneur.
Cependant : S. Augustin déclare dans le livre de ses Révisions : "je ne vois pas s'il est juste d'appeler homo dominicus (homme du Seigneur) Jésus Christ, puisqu'il est vraiment le Seigneur."
Conclusion
:
Nous l'avons dit à l'Article précédent, quand nous parlons de " l'homme qui est le Christ Jésus", nous désignons un suppôt éternel qui est la personne du Fils de Dieu, à cause du fait que deux natures ont un unique suppôt. Or, les termes " Dieu " et " Seigneur " sont attribués essentiellement à la personne du Fils de Dieu. C'est pourquoi on ne doit pas les lui attribuer sous une forme dérivée, car cela ne satisfait pas à la vérité de l'union. Et, puisque dominicus dérive de Dominus, " Seigneur", on ne peut pas dire, à proprement parler, que cet homme est " du Seigneur", mais plutôt qu'il est " le Seigneur".
Mais si, en parlant de cet homme qui est le Christ Jésus, on désignait un suppôt créé, comme font ceux qui placent deux suppôts dans le Christ, on pourrait dire alors que cet homme est " du Seigneur", selon ceux qui mettent en lui deux suppôts, en tant que participant des honneurs divins. C'est la position des nestoriens.
En outre, de cette manière on ne dit pas que la nature humaine est essentiellement divine, mais déifiée, non parce qu'elle serait changée en la nature divine, mais par sa conjonction à cette même nature en une seule hypostase, comme le montre bien S. Jean Damascène.
Solutions
:
1. S. Augustin a corrigé
cette affirmation comme bien d'autre, dans le livre de ses Révisionso, où
nous lisons après les paroles citées dans l'objection : "Partout où j'ai
employé cette expression " - que le Christ est homo dominicus -,
" je voudrais ne l'avoir pas fait. J'ai vu en effet plus tard qu'il ne
fallait pas parler ainsi, bien qu'on puisse avancer quelques motifs pour le
faire". On pourrait dire, en effet, que le Christ est " homme du
Seigneur " en raison de la nature humaine que signifie le mot "
homme", mais non en raison du suppôt.
2. Ce suppôt unique de la
nature divine et de la nature humaine l'est premièrement de la nature divine,
puisqu'il l'est éternellement ; puis, dans le temps et du fait de
l'Incarnation, il est devenu suppôt de la nature humaine. Pour ce motif, on le
dit " hominisé", non qu'il ait assumé un homme, mais parce qu'il
s'est uni une nature humaine. Il n'est pas vrai, inversement, que le suppôt de
la nature humaine ait assumé la nature divine ; on ne pourra donc pas dire que
l'homme est déifié, ou qu'il est " du Seigneur".
3. On donne ordinairement l'attribut de " divin " aux réalités qui reçoivent essentiellement pour attribut le mot " Dieu". En effet, nous disons que l'essence divine est Dieu, pour motif d'identité ; et que l'essence est celle de Dieu, ou qu'elle est divine, à cause des divers modes de signification. Nous parlons du Verbe divin, quoique le Verbe soit Dieu. Et pareillement nous parlons de la personne de Platon, à cause des divers modes de signification. Mais on n'appelle pas " du Seigneur " les réalités auxquelles on attribue le terme de Seigneur.
En effet, on n'a pas coutume
d'appeler " du Seigneur " un homme qui est seigneur. Mais tout ce qui
lui appartient d'une façon ou d'une autre est appelé " du Seigneur "
: on parle de volonté du seigneur, de main du seigneur, de passion du seigneur.
C'est pourquoi cet homme qu'est le Christ et qui est Seigneur, ne peut être
appelé " du Seigneur", mais on peut parler de sa chair ou de sa
passion comme de la chair du Seigneur, ou de la passion du Seigneur.
Objections
:
1. Il est impossible
d'attribuer à un même sujet des réalités opposées. Or les attributs qui
appartiennent à la nature humaine sont contraires à ceux qui sont propres à
Dieu ; en effet Dieu est incréé, immuable, éternel ; la nature humaine est
créée, temporelle et changeante. On ne peut donc attribuer à Dieu ce qui
appartient à la nature humaine.
2. Attribuer à Dieu des
déficiences, c'est lui enlever l'honneur divin qui lui est dû, ce qui constitue
un blasphème. Mais la nature humaine comporte des déficiences, telles que la
mort, la souffrance, etc. Or ne peut donc d'aucune manière attribuer à Dieu cc
qui convient à la nature humaine.
3. Être assumé convient à la nature humaine, mais non à Dieu. Donc ce qui appartient à, nature humaine ne peut se dire de Dieu.
Cependant : S. Jean Damascène, affirme : "Dieu a assumé les propriétés de la chair, car on dit que Dieu est passible, et que le Dieu de gloire a été crucifié."
Conclusion
:
Sur cette question il y a eu divergence entre les nestoriens et les catholiques. Les nestoriens voulaient séparer les termes attribués au Christ : ce qui appartient à la nature humaine ne devait pas se dire de Dieu, ni ce qui appartient à la nature divine, se dire de l'homme. Si bien que Nestorius a soutenu : "Si quelqu'un ose attribuer les passions au Verbe de Dieu, qu'il soit anathème." Mais si certains noms peuvent se rattacher aux deux natures, on les attribuait aux réalités communes aux deux, comme les mots " Christ " ou " Seigneur". Aussi concédaient-ils que le Christ est né de la Vierge, qu'il a existé de toute éternité, mais ils ne disaient pas que Dieu est né de la Vierge, ni que l'homme ait existé éternellement.
Les catholiques, au contraire, affirmèrent que de tels attributs qui se disent du Christ soit selon la nature divine, soit selon la nature humaine, peuvent se dire aussi bien de Dieu que de l'homme. En ce sens, S. Cyrille a déclaré : "Si quelqu'un partage entre deux personnes ou hypostases les expressions qui se trouvent dans les écrits évangéliques ou apostoliques, ou celles qu'ont employées les saints sur le Christ ou celles qu'il a employées sur lui-même, et s'il rapporte les unes à un homme, et les autres au seul Verbe de Dieu : qu'il soit anathème."
En voici la raison : puisque les deux natures ont une seule hypostase, c'est celle-ci qui est représentée par le nom de l'une et l'autre nature ; et donc, que l'on emploie le mot " homme " ou le mot " Dieu", il représente toujours la même hypostase sous le nom d'une nature ou de l'autre. Et c'est pourquoi on peut attribuer à l'homme ce qui appartient à la nature divine, comme concernant l'hypostase de la nature divine ; et à Dieu ce qui appartient à la nature humaine.
Remarquons cependant que, dans une proposition où une réalité est attribuée à une autre, il convient de prêter attention non seulement à la nature du sujet, mais aussi au mode d'attribution. Et, bien que nous ne fassions pas de différence entre, les réalités attribuées au Christ, néanmoins nous distinguons le mode selon lequel elles sont attribuées. Et effet, ce qui appartient à la nature divine est attribué au Christ selon sa nature divine, et ce qui relève de la nature humaine selon sa nature humaine. C'est pourquoi. Augustin écrit : "Distinguons dans les Écritures ce qui, par l'expression, a rapport à la forme divine, et ce qui a rapport à la forme d'esclave." Et plus loin il ajoute, : "Un lecteur prudent, diligent et pieux saisira la raison et le mode de l'attribution."
Solutions
:
1. Il est impossible
d'attribuer des réalités opposées à un même sujet et sous le même rapport, mais
non selon des rapports différents. De cette manière on attribue au Christ des
réalités contraires non selon le même rapport, mais selon les diverses natures.
2. Attribuer à Dieu des
déficiences concernant sa nature divine serait blasphématoire, car ce serait
diminuer son honneur ; mais on ne lui fait pas injure si on les lui attribue
selon la nature assumée. Aussi dit-on dans un discours au concile d'Éphèse :
"Dieu ne regarde pas comme une injure ce qui est occasion de salut pour
les hommes ; car aucun des abaissements qu'il a choisi de souffrir pour nous ne
fait injure à cette nature qui ne peut être atteinte par les injures. Cela
abaisse ce qui nous appartient, afin de sauver notre nature. Donc, quand ces
injures sont abjectes et viles, qu'elles ne font aucun tort à la nature divine,
mais produisent notre salut, comment peux-tu dire qu'elles occasionnent un
outrage envers Dieu ? "
3. Être assumé convient à
la nature humaine non en raison du suppôt, mais en raison d’elle-même. Et c'est
pourquoi cela ne convient pas à Dieu.
Objections
:
1. Ce qui appartient à la
nature humaine s'attribue au Fils de Dieu et à Dieu. Mais Dieu est sa nature ;
on peut donc attribuer à la nature divine ce qui appartient à la nature
humaine.
2. La chair appartient à la
nature humaine. Mais selon S. Jean Damascène : "Nous disons que la nature
du Verbe s'est incarnée, selon les bienheureux Athanase et Cyrille." Il
paraît donc que ce qui appartient à la nature humaine, on peut l'attribuer à la
nature divine.
3. Ce qui appartient à la nature divine convient à la nature humaine du Christ, comme connaître l'avenir, avoir la puissance de sauver. Il semble donc qu'au même titre, ce qui appartient à la nature humaine peut se dire de la nature divine.
Cependant : S. Jean Damascène écrit : "Quand nous parlons de la déité, nous ne lui attribuons pas ce qui est propre à l'humanité ; nous ne disons pas que la déité est passible ou qu'elle peut être créée." Or la déité, c'est la nature divine. Donc, ce qui appartient à la nature humaine, ne peut être dit de la nature divine.
Conclusion
:
Les propriétés d'un être ne peuvent vraiment être attribuées qu'à une réalité qui lui soit identique ; c'est ainsi qu'il convient à l'homme seulement de pouvoir rire. Or, dans le mystère de l'Incarnation, la nature divine et la nature humaine ne sont pas identiques ; il n'y a d'identique que l'hypostase des deux natures. C'est pourquoi, quand on prend ces deux natures abstraitement, ce qui appartient à l'une ne peut pas être attribué à l'autre. Au contraire, les noms concrets représentent la nature hypostasiée. Aussi peut-on attribuer indifféremment des noms concrets à ce qui convient aux deux natures ; soit que le nom en question désigne à la fois les deux natures, comme le mot " Christ " qui signifie et la divinité, principe d'onction, et l'humanité qui est ointe ; soit qu'il désigne seulement la nature divine comme le mot " Dieu " ou " Fils de Dieu", ou seulement la nature humaine comme le mot " homme " ou " Jésus". De là cette parole du pape S. Léon : "Il importe peu de savoir à partir de quelle nature nous nommons le Christ, car, l'unité de personne demeurant inséparablement, c'est le même qui est tout entier Fils de l'homme en raison de la chair, et tout entier Fils de Dieu en raison de la divinité possédée dans l'unité avec le Père."
Solutions
:
1. En Dieu, personne et
nature sont réellement identiques, et en raison de cette identité la nature
divine est attribuée au Fils de Dieu. Pourtant les deux mots n'ont pas le même
mode de signification, et c'est pour cela qu'on attribue au Fils de Dieu des
choses que l'on n'attribue pas à la nature divine ; ainsi nous disons que le
Fils de Dieu est engendré, et nous ne le disons pas de la nature divine, comme
nous l'avons montré dans la première Partie. De même, dans le mystère de
l'Incarnation, nous disons que le Fils de Dieu a souffert, mais nous ne disons
pas que la nature divine a souffert.
2. Le mot "
incarnation " implique plutôt l'union à la chair qu'une propriété de
celle-ci. Or chacune des natures dans le Christ a été unie à l'autre dans la
personne et, en raison de cette union, on dit que la nature divine est
incarnée, et que la nature humaine est déifiée, comme nous l'avons déjà vu.
3. Ce qui appartient à la
nature divine se dit de la nature humaine non pas selon que cela convient
essentiellement à la nature divine, mais selon que cela en dérive sur la nature
humaine par mode de participation. Ce qui ne peut être participé par la nature
humaine, comme d'être incréé ou tout-puissant, ne peut donc lui être attribué
en aucune manière. Or la nature divine ne reçoit rien de la nature humaine par
mode de participation ; on ne pourra donc rien lui attribuer de ce qui
appartient à la nature humaine.
Objections
:
1. Puisque " homme
" désigne une substance, être fait homme est être fait tout court, c'est
un devenir absolu. Mais il est faux de dire : "Dieu a été fait." Donc
il est faux de dire : "Dieu a été fait homme."
2. Être fait homme, c'est
subir un changement. Mais Dieu ne peut être soumis au changement, selon cette parole
(Mt 3, 6) : "je suis le Seigneur, et je ne change pas."
3. Le mot homme, attribué au Christ, représente la personne du Fils de Dieu. Mais il est faux de dire : "Dieu a été fait personne du Fils de Dieu."
Cependant : il y a la parole en S. Jean (1, 14) : "Le Verbe a été fait chair", et S. Athanase explique : "C'est comme si l'on disait : "Dieu a été fait homme."
Conclusion
:
On dit qu'un être a été fait ceci, quel qu'il soit, lorsqu'on lui attribue ceci à nouveau. Or, être homme est véritablement attribué à Dieu, nous l'avons dit, de telle façon cependant qu'il ne lui convient pas d'être homme de toute éternité, mais dans le temps, par l'assomption de la nature humaine. Il est donc vrai de dire : "Dieu a été fait homme." Toutefois cette proposition est entendue diversement par divers auteurs comme " Dieu est homme", dont nous avons parlé plus haut.
Solutions
:
1. Être fait homme est un
devenir absolu dans tous les cas où la nature humaine commence d'exister dans
un suppôt nouvellement créé. Mais on dit que Dieu a été fait homme en ce sens
que la nature humaine commence d'exister dans le suppôt de la nature divine qui
préexiste de toute éternité. Ce n'est donc pas là pour Dieu un devenir absolu.
2." Être fait "
implique une attribution différente et nouvelle. Aussi, toutes les fois que
cette attribution nouvelle comporte un changement dans celui dont on parle,
" devenir " est synonyme de " changer". Et c'est le cas de
toutes les attributions absolues ; ainsi la blancheur et la grandeur ne sont
données à un être que si celui-ci change nouvellement pour acquérir la
blancheur ou la grandeur. Mais ce qui est relatif peut être attribué
nouvellement à un être sans que celui-ci soit changé. C'est ainsi que par le
déplacement d'un objet qui passe à sa gauche, un homme peut se trouver à sa
droite sans subir lui-même aucun changement. Dans ce cas, tout ce qui devient
n'est pas forcément changé, parce que cela a pu devenir par le changement
d'autrui. On dit à Dieu, en ce sens (Ps 90, 1) : "Seigneur tu es devenu
pour nous un refuge." Or, être homme convient à Dieu en raison de l'union
hypostatique, qui est une relation. On peut donc faire à Dieu une attribution
nouvelle, en disant qu'il est homme, sans que cela comporte d'autre changement
que celui de la nature humaine assumée dans la personne divine. Et c'est
pourquoi, lorsqu'on dit : "Dieu a été fait homme", on n'entend pas
mettre un changement du côté de Dieu, mais seulement du côté de la nature
humaine.
3. Le mot " homme
" représente la personne du Fils de Dieu, non pas dans l'abstrait, mais en
tant qu'elle subsiste dans la nature humaine. Mais, bien qu'il soit faux de
dire : "Dieu a été fait la personne du Fils", il est vrai de dire :
"Dieu a été fait homme " parce qu'il est uni à la nature humaine.
Objections
:
1. Il est écrit (Rm 1, 2) :
Cet évangile que Dieu " avait promis par ses prophètes dans les Saintes
Écritures, concernant son Fils qui a été fait pour lui de la descendance de
David selon la chair..." Mais le Christ en tant qu'homme est de la
descendance de David selon la chair. Donc l'homme a été fait Fils de Dieu.
2. S. Augustin écrit :
"Cette assomption était capable de faire de Dieu un homme, et de l'homme
un Dieu." Mais, à cause de cette assomption, il est vrai de dire :
"Dieu a été fait homme." Pareillement, il est donc vrai de dire :
"L'homme a été fait Dieu."
3. S. Grégoire de Nazianze
écrit : "Dieu a été humanisé, et l'homme a été déifié, que vous le disiez
de n'importe quelle façon." Mais Dieu a été humanisé en ce sens qu'il a
été fait homme. Au même titre, nous disons que l'homme est déifié parce qu'il a
été fait Dieu. Ainsi est-il vrai de dire : "L'homme a été fait Dieu."
4. Quand on dit : "Dieu a été fait homme", le sujet du changement n'est pas Dieu, mais la nature humaine signifiée par le mot " homme". Mais il semble que le sujet du changement est celui à qui on l'attribue. Il est donc plus véridique de dire : "L'homme a été fait Dieu", plutôt que " Dieu a été fait homme."
Cependant : S. Jean Damascène précise : "Nous ne disons pas que l'homme a été déifié, mais que Dieu a été humanisé." Or devenir Dieu et être déifié sont synonymes. Donc il est faux de dire : "L'homme a été fait Dieu."
Conclusion
:
Cette proposition peut s'entendre de trois manières.
1° Le participe " fait " détermine d'une façon absolue soit le sujet, soit le prédicat. En ce sens, la proposition est fausse, car ni le prédicat " a été fait Dieu " ne se dit absolument de l'homme, ni " être fait " ne se dit absolument de Dieu, nous le dirons plus loin Dans le même sens il serait faux de dire : "Dieu a été fait homme." Mais ce n'est pas ce sens qui est ici en question.
2° Le participe " fait " peut être compris comme déterminant la composition du sujet et du prédicat, si bien que " l'homme a été fait Dieu " signifierait : "Il a été fait que l'homme est Dieu." En ce sens il est vrai de dire aussi bien : "L'homme a été fait Dieu " et " Dieu a été fait homme." Mais tel n'est pas le sens propre des locutions de ce genre ; à moins peut-être de ne pas représenter par le mot " homme " une personne, mais l'homme en général. On ne peut pas dire en effet que cet homme a été fait Dieu, puisque cet homme ou ce suppôt n'est autre que la personne du Fils de Dieu, qui est Dieu de toute éternité ; il reste vrai cependant que l'homme, à le prendre en général, n'a pas toujours été Dieu.
3° Enfin, au sens propre de la proposition, le participe " fait " implique un devenir de l'homme, dont le terme serait Dieu. Sous ce rapport, étant donné qu'il n'y a qu'une seule personne, hypostase ou suppôt, de l'homme et de Dieu, comme nous l'avons montré plus haut, la proposition est fausse. Car, quand nous disons : "L'homme a été fait Dieu", le mot " homme " désigne une personne ; ce n'est pas en effet en raison de la nature humaine que l'homme peut être dit Dieu, mais en raison du suppôt. Or ce suppôt de la nature humaine, dont nous disons qu'il est Dieu, n'est pas autre chose que l'hypostase ou la personne du Fils de Dieu, qui a toujours été Dieu. On ne peut donc pas dire que cet homme a commencé d'être Dieu, ou qu'il devient Dieu, ou qu'il a été fait Dieu.
Les nestoriens prétendent au contraires que Dieu et l'homme constituent, dans le Christ, des personnes ou hypostases distinctes, et qu'on les attribue l'un à l'autre en les associant sous le rapport de la dignité personnelle, ou de l'amour, ou de l'habitation. Dans cette opinion, l'on pourrait dire au même titre : "L'homme a été fait Dieu", c'est-à-dire uni à Dieu, ou : "Dieu a été fait homme", c'est-à-dire uni à l'homme.
Solutions
:
1. Dans le texte de
l'Apôtres le relatif " qui", se rapportant à la personne du Fils de
Dieu, ne doit pas se comprendre du côté du prédicat, comme si un être déjà
existant, issu de David selon la chair, avait été fait Fils de Dieu. C'est le
sens de l'objection. Il faut comprendre ce relatif du côté du sujet. Le sens
est alors que " le Fils de Dieu a été fait", c'est-à-dire homme,
" pour lui", c'est-à-dire, selon la Glose, à l'honneur du Père, alors
qu'il existe comme issu de la race de David selon la chair. C'est comme si l'on
disait : "Le Fils de Dieu est devenu possesseur d'une chair issue de la
race de David, pour la gloire de Dieu."
2. La parole de S. Augustin
doit s'entendre en ce sens que, du fait de l'Incarnation, il s'est fait que
l'homme soit Dieu et que Dieu soit homme. Les deux locutions, entendues de
cette manière, sont vraies, nous l'avons noté.
3. La même réponse
s'applique ici, car être déifié et être fait Dieu sont synonymes.
4. Le terme sujet doit être pris matériellement, comme désignant le suppôt ; au contraire, le terme prédicat doit être pris formellement comme signifiant la nature. Par conséquent, lorsqu'on dit : "L'homme a été fait Dieu", le devenir est attribué, non à la nature humaine, mais au suppôt de cette nature, lequel, étant Dieu de toute éternité, ne peut pas devenir Dieu. Et quand on dit : "Dieu a été fait homme", on signifie que le devenir se termine à la nature humaine elle-même. C'est pourquoi on peut dire, à proprement parler : "Dieu a été fait homme", tandis qu'il est faux d'affirmer : "L'homme a été fait Dieu." Ainsi, lorsque Socrate, qui est déjà homme, devient ensuite blanc, on peut dire en désignant Socrate : "Cet homme, aujourd'hui, est devenu blanc " ; mais on ne peut pas dire : "Ce blanc, aujourd'hui, a été fait homme."
Pourtant, à supposer que l'on
représente la nature humaine par un nom abstrait, on pourrait en faire le sujet
du devenir et employer l'expression suivante : "La nature humaine a été
faite nature du Fils de Dieu."
Objections
:
1. Nous lisons dans un
sermon de S. Léon pape : "Quelle union nouvelle et inouïe! Dieu qui est et
qui était, devient créature." Mais ce que le Fils de Dieu est devenu du
fait de l'Incarnation, on peut l'attribuer au Christ. Il est donc vrai de dire
: "Le Christ est une créature."
2. Les propriétés des deux
natures peuvent être attribuées à l'hypostase qui leur est commune, quel que
soit le nom par lequel on désigne cette hypostase, nous l'avons dit. Or, être
créature est une propriété de la nature humaine, de même que le fait d'être
Créateur relève en propre de la nature divine. Ces deux choses peuvent donc se
dire du Christ : qu'il est une créature, et qu'il est incréé et Créateur.
3. La partie principale de l'homme, c'est l'âme plutôt que le corps. Mais, en raison du corps qu'il a reçu de la Vierge, on dit purement et simplement que le Christ est né de la Vierge Marie. On devra donc dire purement et simplement en raison de son âme qui a été créée par Dieu, que le Christ est une créature.
Cependant : S. Ambroise écrit " Est-ce que, sur une parole, le Christ a été fait ? Est-ce que, sur un commandement, le Christ a été créé ? " Cette interrogation équivaut à une négation, car l'auteur ajoute aussitôt : "Comment peut-il y avoir de la créature en Dieu ? Car Dieu possède une nature simple et non composée." On ne peut donc admettre que le Christ soit une créature.
Conclusion
:
Comme dit S. Jérôme " en parlant inconsidérément, on tombe dans l'hérésie". Aussi nos expressions ne doivent-elles avoir rien de commun avec celles des hérétiques, pour ne pas paraître favoriser leur erreur. Or les ariens disaient que le Christ est une créature, et qu'il est inférieur au Père, non seulement du point de vue de sa nature humaine, mais même en tant que personne divine. C'est pourquoi nous ne devons pas dire d'une manière absolue que le Christ est une créature, ni qu'il est inférieur au Père ; il faut toujours ajouter cette réserve que le Christ est tel selon sa nature humaine. Quant aux choses qui, sans aucun doute possible, ne peuvent convenir à la personne divine en elle-même, nous pouvons les dire du Christ purement et simplement en raison de sa nature humaine ; c'est ainsi que nous affirmons sans autre précision que le Christ a souffert, est mort et a été enseveli. Ainsi, dans le domaine corporel et humain, quand il peut y avoir erreur, nous n'attribuons pas au tout ce qui convient à la partie ; nous ne disons pas par exemple purement et simplement qu'un nègre est blanc, mais qu'il a les dents blanches. Mais nous disons tout court qu'il est crépu, car cela ne peut convenir qu'à sa chevelure.
Solutions
:
1. Quelquefois, il est
vrai, les saints Docteurs, pour faire bref, ont omis de préciser, en tant que
le Christ est une créature ; mais il faut sous-entendre une limite.
2. Toutes les propriétés de
la nature humaine, comme celles de la nature divine, peuvent être attribuées de
quelque manière au Christ. Et c'est pourquoi, selon S. Jean Damascène, "
le Christ, qui est Dieu et homme, est à la fois susceptible d'être créé et de
ne pas être créé, d'être partagé et de ne pas l'être". Mais quand il y a
hésitation sur l'une ou sur l'autre nature, on ne doit pas parler sans
précision. C'est pourquoi il dit plus loin : "Une seule et même
hypostase", celle du Christ, " est incréée du fait de sa déité, et
créée du fait de son humanité". De même, en sens inverse, il ne faudrait
pas dire sans précision : le Christ est incorporel, ou impassible, pour éviter
l'erreur des manichéens pour qui le Christ n'avait pas un corps véritable et
n'a pas véritablement souffert. Mais il faut ajouter cette précision que le
Christ, selon sa divinité, est incorporel et impassible.
3. Jésus est né de la
Vierge : il ne peut y avoir aucun doute que cela convienne à la personne du
Fils de Dieu, alors qu'on peut en douter sur le fait d'être créé. La
comparaison n'est donc pas valable.
Objections
:
1. S. Augustin écrit :
"Avant que le monde fût, nous n'existions pas, ni non plus le médiateur de
Dieu et des hommes, l'homme Jésus Christ." Mais ce qui n'a pas toujours
existé a commencé. Donc cet homme - désignant le Christ - a commencé d'exister.
2. Le Christ a commencé
d'être homme. Mais être homme, c'est être absolument. Donc cet homme a commencé
d'exister absolument.
3." Homme " implique un suppôt de la nature humaine. Mais le Christ n'a pas toujours été suppôt de la nature humaine. On peut donc dire de lui : "Cet homme a commencé d'exister."
Cependant : il est écrit (He 13, 8) : "Jésus Christ est le même hier et aujourd'hui, il le sera à jamais."
Conclusion
:
On ne doit pas dire, en montrant le Christ : "Cet homme a commencé d'exister", sans ajouter aucune précision. Et cela pour un double motif.
1° Parce que cette façon de parler est fausse de façon absolue car, selon l'enseignement de la foi catholique, il n'y a dans le Christ qu'un seul suppôt, une seule hypostase, une seule personne. Les mots " cet homme " appliqués au Christ désignent donc un suppôt éternel, dont l'éternité est incompatible avec un commencement dans l'existence. Aussi la proposition : "Cet homme a commencé d'exister " est-elle fausse. Sans doute, commencer d'exister convient à la nature humaine signifiée par ce mot " homme", mais le sujet de la proposition n'est pas pris formellement pour la nature, mais matériellement pour le suppôt, nous l'avons dit plus haut.
2° Parce que, même si cette proposition était vraie, il ne faudrait pas l'employer sans précision, afin d'éviter l'hérésie d'Arius. Celui-ci prétendait que la personne du Fils de Dieu était une créature inférieure au Père, et de même il lui attribuait d'avoir commencé d'exister, en affirmant qu'il fut un temps où il n'existait pas.
Solutions
:
1. La parole de S. Augustin
doit s'entendre en ce sens que l'homme Jésus Christ, selon son humanité, n'a
pas existé avant que le monde fût.
2. Avec le verbe "
commencer " on ne peut passer, comme fait l'objection, d'un genre
inférieur à un genre supérieur et dire par exemple : "Ceci a commencé
d'être blanc, donc ceci a commencé d'être coloré." Tout commencement, en
effet, implique un fait nouveau en acte, qui n'existant pas antérieurement. On
ne peut pas dire : "Ceci n'était pas blanc auparavant, donc ceci n'était
pas coloré auparavant." De même, exister de façon absolue représente un
genre supérieur au fait d'exister comme homme. On ne pourra donc pas faire
cette déduction : "Le Christ a commencé d'être homme donc il a commencé
d'exister."
3. Le mot " homme "
en tant qu'il désigne le Christ, signifie bien la nature humaine qui a commencé
d'exister, mais il implique aussi le suppôt éternel qui, lui, n'a pas eu de
commencement. Et, puisque le sujet d'une proposition se réfère au suppôt,
tandis que le prédicat se rapporte à la nature, il sera faux de dire :
"L'homme Christ a commencé d'exister " ; mais on pourra affirmer :
"Le Christ a commencé d'être homme."
Objections
:
1. Rien n'est créé dans le
Christ, sauf la nature humaine. Mais il est faux de dire : "Le Christ, en
tant qu'homme, est la nature humaine." Donc cela encore est faux :
"Le Christ, en tant qu'homme, est une créature."
2. Le prédicat ne se réfère
pas tellement au sujet de la proposition qu'au terme qui vient préciser le
sujet. Si je dis, par exemple, que le corps, en tant que coloré, est visible,
il s'ensuivra que le coloré est visible. Mais, nous venons de le dire on ne
peut admettre que l'homme Christ soit une créature. Donc, pas davantage :
"Le Christ, en tant qu'homme, est une créature."
3. Tout ce que l'on attribue à un homme en tant que tel lui est attribué par soi et absolument. Car, selon Aristote, les expressions " par soi " et " en tant que tel " sont synonymes. Donc, il est faux de dire : "Le Christ est par soi et absolument une créature." Il sera également faux d'affirmer : "Le Christ, en tant qu'homme, est une créature."
Cependant : tout ce qui existe est ou bien le Créateur, ou bien une créature. Or il est faux de dire : "Le Christ, en tant qu'homme, est le Créateur." Il est donc vrai de dire : "Le Christ, en tant qu'homme, est une créature."
Conclusion
:
Dans l'expression : "Le Christ en tant qu'homme", le mot " homme " peut désigner soit le suppôt, soit la nature. S'il désigne le suppôt, étant donné que le suppôt de la nature humaine dans le Christ est éternel et incréé, il est faux de dire : "Le Christ, en tant qu'homme, est une créature." Mais si le mot " homme " désigne la nature humaine, la proposition est vraie, car du point de vue de sa nature humaine, le Christ, nous l'avons dit, est une créature.
Remarquons cependant que, dans la formule employée, le mot " homme " se réfère davantage à la nature qu'au suppôt, car il y joue le rôle d'un prédicat et doit être pris formellement ; l'expression : "Le Christ en tant qu'homme " équivaut en effet à celle-ci : "Le Christ en tant qu'il est homme." Il vaut donc mieux accepter que refuser l'expression : "Le Christ, en tant qu'homme, est une créature." Cependant, si l'on ajoutait un terme qui orienterait vers le suppôt, il en irait autrement, et l'on devrait refuser une proposition telle que : "Le Christ, en tant qu'il est cet homme, est une créature."
Solutions
:
1. Bien que le Christ ne soit
pas sa nature humaine, il possède cependant la nature humaine. Or le terme de
créature peut être attribué non seulement aux noms abstraits, mais aussi aux
noms concrets. Nous disons en effet tout aussi bien : "L'humanité est une
créature". et " L'homme est une créature."
2. Le mot " homme
" pris comme sujet, désigne plutôt le suppôt ; mis en apposition au sujet,
il signifie plutôt la nature, comme on vient de le dire. Et parce que la nature
est créée, tandis que le suppôt est incréé, on ne peut pas admettre telle
quelle la proposition : "L'homme Christ est une créature", mais on
admet celle-ci : "Le Christ en tant qu'homme est une créature."
3. Tout homme qui est
suppôt de la seule nature humaine ne possède l'existence que selon cette
nature. C'est pourquoi le fait, pour un tel suppôt, d'être en tant qu'homme une
créature, le constitue créature purement et simplement. Mais le Christ n'est
pas seulement suppôt de la nature humaine, il l'est aussi de la nature divine,
qui lui donne une existence incréée. Et c'est pourquoi, du fait que le Christ
en tant qu'homme est une créature, il ne s'ensuit pas qu'il soit purement et
simplement une créature.
Objections
:
1. Le Christ est Dieu par
la grâce d'union. Mais c'est en tant qu'homme que le Christ possède cette grâce
; donc le Christ, en tant qu'homme, est Dieu.
2. Remettre les péchés est
le propre de Dieu, selon Isaïe (43, 25) : "C'est moi qui efface les
iniquités pour l'amour de moi." Mais le Christ, en tant qu'homme, remet
les péchés, puisqu'il dit (Mt 9, 6) : "Pour que vous sachiez que le Fils
de l'homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés", etc. Donc le
Christ, en tant qu'homme, est Dieu.
3. Le Christ n'est pas l'homme en général, mais il est cet homme en particulier. Or le Christ, en tant qu'il est cet homme, est Dieu, car l'expression " cet homme " désigne un suppôt éternel qui est Dieu par nature. Donc, le Christ, en tant qu'homme, est Dieu.
Cependant : ce qui convient au Christ en tant qu'homme, convient à tout homme. Donc, si le Christ, en tant qu'homme, est Dieu, il s'ensuit que tout homme est Dieu. Ce qui est évidemment faux.
Conclusion
:
Le mot " homme", placé en apposition, peut être pris en deux sens. Premièrement quant à la nature ; et alors il n'est pas vrai que le Christ, en tant qu'homme, soit Dieu, car il y a, entre la nature humaine et la nature divine, une différence essentielle. En un second sens, le mot " homme " est employé en raison du suppôt. Or, le suppôt de la nature humaine dans le Christ, c'est la personne du Fils de Dieu, qui, par elle-même, est Dieu ; sous ce rapport, il est donc vrai que le Christ, en tant qu'homme, est Dieu.
Mais parce que le terme placé en apposition signifie proprement la nature plutôt que le suppôt, comme nous l'avons dit. il faut plutôt récuser cette affirmation : "Le Christ, en tant qu'homme, est Dieu."
Solutions
:
1. Ce n'est pas sous le
même rapport qu'on est mû vers un terme, et que l'on est ce terme en acte ; le
mouvement s'applique en effet à la matière ou au sujet, tandis que l'être en
acte relève de la forme. Pareillement, ce n'est pas sous le même rapport qu'il
convient au Christ d'être ordonné à être Dieu par la grâce d'union, et d'être
Dieu. L'un lui convient selon sa nature humaine, et l'autre selon sa nature
divine. C'est pourquoi il est vrai de dire : "Le Christ, en tant qu'homme,
possède la grâce d'union " ; mais non pas : "Le Christ, en tant
qu'homme, est Dieu."
2." Le Fils de l'homme
a le pouvoir, sur la terre, de remettre les péchés", en vertu non de sa
nature humaine, mais de sa nature divine, où réside le pouvoir souverain de
remettre les péchés. Dans la nature humaine, ce pouvoir n'existe qu'à titre
d'instrument, par ministère. C'est pourquoi S. Jean Chrysostome explique ainsi
ce texte : "Il a dit de façon caractéristique : "pouvoir, sur la
terre, de remettre les péchés", pour montrer l'union indivisible qui
existe entre la puissance divine et la nature humaine. Car, bien qu'il soit
devenu homme, il est demeuré le Verbe de Dieu."
3. Dans l'expression "
cet homme", le mot " homme", par le pronom démonstratif, oriente
vers le suppôt. C'est pourquoi dire : "Le Christ, en tant qu'il est cet
homme est Dieu", vaut mieux que de dire : "Le Christ, en tant
qu'homme, est Dieu."
Objections
:
1. Ce qui convient à tout
homme convient au Christ en tant qu'il est homme, selon ce texte (Ph 2, 7) :
"Il est devenu semblable aux hommes." Or tout homme est une personne.
Donc le Christ, en tant qu'homme, est une personne.
2. Le Christ, en tant
qu'homme, est une substance de nature rationnelle, non une substance
universelle, mais une substance individuelle. Or, selon Boèce v, la personne
n'est pas autre chose qu'une substance individuelle de nature rationnelle.
Donc, le Christ, en tant qu'homme, est une personne.
3. Le Christ, en tant qu'homme, est une réalité de la nature humaine, un suppôt, une hypostase de cette même nature. Mais tout suppôt humain, toute hypostase, toute nature humaine réelle est une personne. Donc, le Christ, en tant qu'homme, est une personne.
Cependant : le Christ, en tant qu'homme, n'est pas une personne éternelle. Donc, s'il est une personne en tant qu'homme, il s'ensuit qu'il y aura en lui deux personnes, l'une temporelle et l'autre éternelle. Ce qui est faux, nous l'avons dit.
Conclusion
:
Comme nous l'avons déjà montré, le mot " homme", placé en apposition, peut être pris soit pour le suppôt, soit pour la nature. Donc, quand on dit : "Le Christ, en tant qu'homme, est une personne", si l'on prend le mot " homme " au sens de suppôt, il est évident que la proposition est vraie ; car le suppôt de la nature humaine n'est pas autre que la personne du Fils de Dieu.
Mais si l'on prend le mot " homme " au sens de nature, cela peut avoir deux sens. Ou bien l'on veut dire qu'il convient à la nature humaine d'exister dans une personne ; et cette manière de parler est vraie, car tout ce qui subsiste dans la nature humaine est une personne. Ou bien l'on entend que la nature humaine doit avoir dans le Christ une personnalité propre, causée par les principes mêmes de cette nature, et sous ce rapport le Christ en tant qu'homme n'est pas une personne ; car sa nature humaine n'existe pas par elle-même séparément de la nature divine, ce qui serait requis pour qu'elle soit une personne.
Solutions
:
1. Il convient à
tout homme d'être une personne, en ce sens que tout ce qui subsiste dans une
nature humaine est une personne. Mais ceci est propre à l'homme qu'est le
Christ : la personne qui subsiste dans sa nature humaine n'est pas causée par
les principes de cette nature ; elle est éternelle. Et c'est pourquoi, d'une
manière, le Christ en tant qu'homme est une personne ; mais, d'une autre
manière, il ne l'est pas, au sens où nous venons de le dire.
2. La substance
individuelle dont il est question dans la définition de Boèce est une substance
complète, subsistant par soi et séparément des autres substances. Autrement, il
faudrait dire que la main de l'homme est une personne, puisqu'eue est une
substance individuelle, alors que cette substance individuelle existe dans un
sujet et ne peut être appelée une personne. Pour la même raison, la nature
humaine dans le Christ, n'est pas une personne, bien qu'elle puisse être
appelée un être individuel et singulier.
3. La personne, l'hypostase, le suppôt, la réalité substantielle signifient quelque chose de complet et de subsistant par soi. Aussi, puisque la nature humaine n'existe pas par soi, séparément de la personne du Fils de Dieu, on ne peut pas dire qu'elle soit par elle-même une hypostase, ou un suppôt, ou une réalité substantielle.
C'est pourquoi, dans le sens où nous nions la proposition : "Le Christ, en tant qu'homme, est une personne", il faut également nier toutes les autres propositions semblables.
I1 faut maintenant étudier ce qui se rattache à l'unité du Christ en général. Car ce qui se rattache à l'unité ou à la pluralité sur des points particuliers doit être précisé en son lieu. C'est ainsi qu'on a déterminé plus haut qu'il n'y a pas dans le Christ qu'une seule science
(Q. 9-12) ; et plus loin on déterminera que chez le Christ il n'y a qu'une seule naissance (Q. 35 ,a. 2).
Il faut donc étudier : I. L'unité du Christ quant à l'existence (Q. 17). - Il. Quant au vouloir (Q. 18). - III. Quant à l'activité (Q. 19).
1. Le Christ est-il une unité
ou une dualité ? - 2. N'y a-t-il dans le Christ qu'une seule existence ?
Objections
:
1. S. Augustin a écrit :
"Puisque la forme de Dieu a pris la forme d'esclave, l'un et l'autre est
Dieu en raison de Dieu qui assume ; l'un et l'autre est homme, en raison de
l'homme assumé." Mais " l'un et l'autre " ne peut se dire que là
où il y a dualité. Donc le Christ est une dualité.
2. Partout où il y a "
autre chose et autre chose " il y a dualité. Mais c'est le cas du Christ
selon S. Augustin : "Alors qu'il était en la forme de Dieu, il prit la
forme d'esclave ; l'un et l'autre ne font qu'un, mais différemment : l'un par
rapport au Verbe, et l'autre par rapport à l'homme." Le Christ est donc
une dualité.
3. Le Christ n'est pas
seulement homme ; car il serait alors un homme comme les autres. Il y a donc en
lui autre chose qu'un homme, et par conséquent une dualité.
4. Le Christ est identique
au Père et différent du Père. Il est donc une dualité.
5. De même que dans le
mystère de la Trinité il y a trois personnes en une seule nature, de même dans
le mystère de l'Incarnation il y a deux natures en une seule personne. Mais en
raison de l'unité de nature et malgré la distinction des personnes, on dit que
le Père et le Fils sont un, selon cette parole en S. Jean (10, 30) : "Moi
et le Père, nous sommes un." Ainsi, semble-t-il, en raison de la dualité
des natures et malgré l'unité de personne, le Christ est deux.
6. Aristote écrit
que les termes " un " et " deux " se disent par mode de
dénomination. Le Christ possède une dualité de natures. Donc le Christ est
deux.
7. Selon Porphyre, la forme accidentelle rend autre le sujet, tandis que la forme substantielle en fait autre chose. Mais dans le Christ il y a deux natures substantielles, la divine et l'humaine. Donc le Christ est autre chose et autre chose, et il constitue une dualité.
Cependant : nous lisons dans Boèce : "Tout être, sous le rapport où il est être, est un." Mais, dans notre foi, nous attribuons l'être au Christ. Donc le Christ est un.
Conclusion
:
La nature, considérée en elle-même et exprimée sous une forme abstraite, ne saurait être attribuée au suppôt ou à la personne, si ce n'est en Dieu où " ce qui est " et " ce par quoi il est " sont identiques, comme nous l'avons montré dans la première Partie Or, dans le Christ, il y a deux natures : divine et humaine. La nature divine peut lui être attribuée aussi bien sous une forme abstraite que sous une forme concrète ; nous disons en effet que le Fils de Dieu, qui est représenté par le nom de Christ, est sa nature divine, et qu'il est Dieu. Mais la nature humaine ne saurait être attribuée au Christ en elle-même et abstraitement ; elle ne peut l'être qu'au concret, en tant qu'elle est signifiée comme existant dans le suppôt. On ne peut pas dire en vérité que le Christ est sa nature humaine, car la nature humaine n'est pas attribuable à son suppôt ; mais on dit que le Christ est homme de la même manière dont on dit que le Christ est Dieu.
Or le mot " Dieu " signifie celui qui possède la divinité, et le mot " homme " celui qui possède l'humanité. Mais celui qui possède l'humanité est désigné différemment par le nom d'homme, ou par le nom de Pierre ou de Jésus. Car " homme " implique celui qui possède l'humanité sans distinction, comme le nom " Dieu " implique celui qui possède la divinité sans distinction. Au contraire " Pierre " ou " Jésus " signifient un sujet humain d'une façon précise et avec des propriétés individuelles déterminées ; de même, le nom de " Fils de Dieu " désigne un sujet divin avec une propriété personnelle précise.
Or, la dualité se trouve dans le Christ quant à ses natures. C'est pourquoi, si les deux natures pouvaient être attribuées au Christ sous une forme abstraite, il s'ensuivrait que le Christ serait une dualité. Mais puisqu'elles ne peuvent l'être qu'en tant qu'elles sont signifiées comme étant dans le suppôt, l'unité ou la pluralité ne se diront du Christ qu'en raison du suppôt. Certains auteurs ont prétendu qu'il y avait dans le Christ deux suppôts et une personne unique, la personne n'étant d'après eux, que l'ultime complément du suppôt. Dès lors, à les entendre, en raison des deux suppôts, le Christ serait deux, si l'on met le mot " deux " au neutre ; au contraire, à cause de l'unité de personne, le Christ serait un, en mettant le mot " un " au masculin ; car le genre neutre désigne quelque chose d'informe et d'imparfait, et le genre masculin, quelque chose de parfait et d'achevé. - Les nestoriens qui mettaient dans le Christ deux personnes, prétendaient qu'il était deux, en prenant le mot aussi bien au masculin qu'au neutre. - Mais nous, qui plaçons dans le Christ une seule personne et un suppôt unique, nous disons que le Christ est un, en prenant le mot " un " non seulement au masculin, mais même au neutre.
Solutions
:
1. Dans le texte de S.
Augustin, on ne doit pas entendre l'expression " l'un et l'autre " à
la manière d'un prédicat, comme si l'on disait : "le Christ est l'un et
l'autre " ; mais à la manière d'un sujet. En ce sens " l'un et
l'autre " est mis non pour deux suppôts, mais pour deux noms signifiant
les deux natures au concret. je puis dire en effet : "l'un et
l'autre", c'est-à-dire Dieu et l'homme, " est Dieu en raison de Dieu
qui assume " ; - et : "l'un et l'autre", à savoir Dieu et
l'homme, " est homme en raison de l'homme assumé".
2. Quand on dit que le
Christ est autre chose et autre chose, il faut l'entendre en ce sens que le
Christ possède deux natures différentes. Et c'est l'explication donnée par S.
Augustin. lorsqu'après avoir écrit : "Dans le médiateur entre Dieu et les
hommes, autre chose est le Fils de Dieu et autre chose est le fils de
l'homme", il ajoute : "Autre chose, dis-je, en raison de la
distinction des substances ; mais non pas un autre en raison de l'unité de
personne." - Et S. Grégoire de Nazianze écrit : "A parler brièvement,
autre chose et autre chose sont les éléments dont est constitué le Sauveur, car
le visible n'est pas l'invisible, le temporel n'est pas l'éternel. Mais le
Christ n'est pas un autre et un autre, car ces deux choses ne font qu'un."
3. La proposition :
"Le Christ est seulement un homme", est fausse, car elle exclut la
possibilité non d'un autre suppôt, mais d'une autre nature, le prédicat
signifiant formellement la nature. Si l'on ajoutait une précision qui
orienterait vers le suppôt, la proposition serait vraie. Ainsi l'on pourrait
dire : "Le Christ est seulement ce sujet qui est homme." Cependant,
du fait que le Christ n'est pas seulement homme, on ne peut pas conclure "
qu'il est quelqu'autre chose qu'homme " ; car le mot " autre",
ayant rapport à la diversité des substances, se réfère proprement au suppôt ;
et il en est ainsi de tous les relatifs qui établissent une relation
personnelle. La conclusion est seulement : donc, le Christ possède une autre
nature.
4. Quand on dit que le
Christ est quelque chose d'identique au Père, le mot "quelque chose"
est mis pour la nature divine, laquelle peut être attribuée, même abstraitement,
au Père et au Fils. Mais quand on dit : "Le Christ est quelque chose de
différent du Père", le "quelque chose" désigne la nature humaine
au concret, sans préciser le suppôt qui hypostasie, ni marquer ses propriétés
individuelles. On ne peut donc pas conclure que le Christ est autre chose et
autre chose, ou qu'il est une dualité ; car le suppôt de la nature humaine, qui
est la personne du Fils de Dieu, ne compose pas numériquement avec la nature
divine qui est attribuée au Père et au Fils.
5. Dans le mystère de la
Trinité, la nature divine est attribuée encore sous une forme abstraite aux
trois personnes ; c'est pourquoi l'on peut dire absolument que les trois
personnes sont un. Mais, dans le mystère de l'Incarnation, les deux natures ne
sont pas attribuées abstraitement au Christ ; et c'est pourquoi l'on ne peut
dire absolument que le Christ est une dualité.
6. Le mot "deux"
signifie une dualité qui est possédée par le sujet même auquel on l'attribue.
Or, ici, l'attribution est faite au suppôt, car c'est lui qui est signifié par
le mot " Christ". Donc, bien qu'il y ait dans le Christ une dualité
de natures, cependant, comme il n'y a pas en lui une dualité de suppôts, on ne
peut pas dire qu'il soit deux.
7. Le mot "autre"
signifie une diversité accidentelle ; et c'est pourquoi une simple différence
accidentelle suffit pour que l'on puisse dire purement et simplement d'une
réalité qu'elle est autre. Mais l'expression "autre chose" comporte
une diversité substantielle. Or on donne le nom de substance non seulement à la
nature mais aussi au suppôt, comme dit Aristote. C'est pourquoi une diversité
de nature ne suffit pas pour que l'on puisse dire purement et simplement d'une
réalité qu'elle est autre chose ; il y faut une diversité de suppôt. Quand
celle-ci n'existe pas, la réalité n'est autre chose que sous un certain
rapport, à savoir sous le rapport de la nature.
Objections
:
1. Selon le Damascène',
tout ce qui est une conséquence de la nature implique dans le Christ une
dualité. Mais l'existence est une conséquence de la nature, car elle est donnée
par la forme. Donc il y a deux existences dans le Christ.
2. L'existence du Fils de
Dieu, c'est la nature divine elle-même, et elle est éternelle. Or l'existence
du Christ n'est pas la nature divine, mais une existence temporelle. Donc, dans
le Christ, il n'y a pas une seule existence.
3. Dans la Trinité, bien
qu'il y ait trois personnes, il n'y a pourtant qu'une seule existence à cause
de l'unité de nature. Mais dans le Christ il y a deux natures, bien qu'il y ait
une seule personne. Donc, dans le Christ, il n'y aura pas, seulement une
existence, mais deux.
4. Dans le Christ, l'âme donne une certaine existence au corps, puisqu'elle est sa forme. Mais elle ne lui donne pas une existence divine, qui serait incréée. Elle lui confère donc une autre existence, distincte de l'existence divine.
Cependant : toute réalité, dans la mesure où elle mérite le nom d'être, est une, car l'unité et l'être sont convertibles. Donc, s'il y a deux existences dans le Christ, il faudra dire que le Christ n'est pas un, mais qu'il est une dualité.
Conclusion
:
Puisque, dans le Christ, il y a deux natures et une seule hypostase, tout ce qui se rapporte à la nature implique nécessairement en lui une dualité ; au contraire, tout ce qui se rapporte à l'hypostase est un. Or, l'existence relève à la fois de la nature et de l'hypostase : de l'hypostase, car l'hypostase est " ce qui " possède l'existence ; de la nature, car la nature est " ce par quoi " quelque chose possède l'existence. Nous nous représentons en effet la nature à la manière d'une forme, et lui donnons le nom d'être parce que, par elle, quelque chose est ; ainsi par la blancheur une réalité est blanche ; par l'humanité, un individu est homme.
Il convient de remarquer en outre que, lorsqu'une forme ou une nature n'appartient pas en propre à l'existence personnelle d'une hypostase subsistante, l'existence de cette forme ou de cette nature ne doit pas s'attribuer purement et simplement à la personne en question, mais seulement sous un certain rapport ; ainsi l'existence qui revient à Socrate du fait de sa blancheur, ne lui appartient pas en tant précisément qu'il est Socrate, mais en tant qu'il est blanc. A ce point de vue, rien n'empêche de multiplier l'existence dans une hypostase ou une personne ; est autre en effet l'existence qui fait de Socrate un individu blanc, et autre l'existence qui le rend musicien. On ne saurait, au contraire, multiplier l'existence qui appartient en propre à l'hypostase ou à la personne ; car à une réalité unique doit répondre une existence unique.
Donc, si la nature humaine s'ajoutait au Fils de Dieu, non pas hypostatiquement ou personnellement, mais par une union accidentelle, comme certains l'ont prétendus, il faudrait mettre dans le Christ deux existences : l'une en tant qu'il est Dieu ; l'autre en tant qu'il est homme. Ainsi met-on en Socrate une existence selon qu'il est blanc, et une autre selon qu'il est homme, parce qu'être blanc n'appartient pas à l'existence personnelle de Socrate. Or avoir une tête, un corps, une âme, tout cela appartient à l'unique personne de Socrate, et c'est pourquoi toutes ces composantes ne font qu'une seule existence en Socrate. Et s'il arrivait qu'après la constitution de la personne de Socrate, on lui ajoutait des mains, des pieds ou des yeux comme il est arrivé à l'aveugle-né, cela n'ajouterait pas à Socrate une nouvelle existence, mais seulement une relation à ces différents membres, parce qu'ainsi l'on dirait qu'il existe non seulement selon ses éléments antérieurs, mais encore selon ceux qui lui ont été ajoutés ensuite.
Ainsi donc, puisque la nature humaine s'unit au Fils de Dieu de façon hypostatique, c'est-à-dire personnelle, comme nous l'avons dit plus haut, et non de manière accidentelle, il s'ensuit que, selon la nature humaine, il ne lui est pas ajouté une nouvelle existence personnelle, mais seulement une nouvelle relation de son existence personnelle préexistant à l'égard de la nature humaine ; c'est-à-dire que désormais cette personne subsiste non seulement selon la nature divine, mais aussi selon la nature humaine.
Solutions
:
1. L'existence suit la
nature non pas en ce sens que la nature est " ce qui " a l'existence,
mais en ce sens qu'elle est " ce par quoi " quelque chose existe.
L'existence suit la personne ou hypostase parce que la personne est " ce
qui " possède l'existence. Et c'est pourquoi l'unité lui appartient selon
l'union hypostatique plus que la dualité ne lui appartient selon la dualité des
deux natures.
2. L'existence éternelle du
Fils de Dieu, qui est identique à la nature divine, devient l'existence de
l'homme en tant précisément que la nature humaine est assumée par le Fils de
Dieu dans l'unité de la personne.
3. Nous l'avons dit dans la
première Partie parce que la personne divine est identique à sa nature, chez
les personnes divines l'existence de la personne n'est pas différente de
l'existence de la nature ; et c'est pourquoi les trois personnes n'ont qu'une
seule existence. Tandis qu'elles en auraient une triple si chez elles
l'existence de la personne était différente de celle de la nature.
4. Chez le Christ, l'âme donne l'existence au corps en tant qu'elle l'anime en acte, lui donnant par là l'achèvement de sa nature et de son espèce. Mais si nous concevons un corps achevé par l'âme, sans que l'hypostase possède l'un et l'autre, ce tout, composé d'une âme et d'un corps que nous désignons par le mot " humanité", ne s'entend pas comme quelque chose qui existe, mais ce par quoi quelque chose existe. C'est pourquoi l'existence appartient à la personne subsistante, en tant qu'elle possède une relation à telle nature ; et dans le cas présent, cette relation est produite par l'âme, du simple fait que celle-ci achève la nature humaine en informant le corps.
1. Y a-t-il chez le Christ
deux volontés, l'une divine et l'autre humaine ? -2. Dans la nature humaine du
Christ, y a-t-il une volonté de sensualité, et une autre de raison ? - 3. Dans
la raison y a-t-il eu chez le Christ plusieurs volontés ? - 4. Le Christ
avait-il le libre arbitre ? - 5. La volonté humaine du Christ a-t-elle été,
dans tous ses vouloirs, conforme à la volonté du Père ? - 6. Y eut-il chez le
Christ contrariété entre les volontés ?
Objections
:
1. Chez un être qui veut,
la volonté est le premier principe qui met en mouvement et qui commande. Mais
chez le Christ ce premier principe était la volonté divine, parce que, chez
lui, tout ce qu'il y avait d'humain était mis en mouvement selon la volonté
divine. Il semble donc qu'il n'y avait chez le Christ que la seule volonté
divine.
2. L'instrument n'est pas
mû par sa propre volonté mais par la volonté de celui qui le meut. Or chez le
Christ la nature humaine était comme l'instrument de sa divinité. Donc elle
n'était pas mue par sa propre volonté, mais par la volonté divine.
3. On ne doit multiplier
chez le Christ que ce qui ressortit à la nature ; or tel n'est pas le cas de la
volonté. Car ce qui est naturel est nécessaire ; ce qui est volontaire ne l'est
pas. Donc la volonté est unique chez le Christ.
4. S. Jean Damascène enseigne que " vouloir d'une certaine manière, cela ne relève pas de la nature, mais de notre intelligence " ; c'est donc une activité personnelle. Mais toute volonté est une volonté particulière, car on ne fait partie d'un genre qu'en faisant partie de l'une de ses espèces. Donc toute volonté relève de la personne. Mais dans le Christ il n'y a eu et il n'y a qu'une seule personne, et donc une seule volonté.
Cependant : il y a la parole du Seigneur (Lc 22, 42) " Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe Cependant que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse." En citant ce texte, S. Ambroise écrit : "Comme il avait pris ma volonté, il a pris ma tristesse." Et il dit ailleurs " Il rapporte sa volonté à son humanité, celle du Père à la divinité. Car la volonté de l'homme est temporelle ; la volonté de Dieu est éternelle."
Conclusion
:
Certains ont affirmé qu'il y avait dans le Christ une seule volonté, mais ils sont venus à cette position pour des motifs différents. Pour Apollinaire, il n'y avait pas d'âme intellectuelle chez le Christ, c'est le Verbe qui tenait lieu d'âme, ou même d'intelligence. Aussi, puisque " la volonté est dans la raison " selon Aristote. il s'ensuivait qu'il n'y avait pas de volonté humaine chez le Christ, et ainsi il n'y avait chez lui qu'une seule volonté. Et pareillement Eutychès, comme tous ceux qui n'admettaient dans le Christ qu'une seule nature composée, étaient contraints de ne mettre en lui qu'une seule volonté. Nestorius également, parce qu'il prétendait que l'union de l'homme et de Dieu se fait seulement par l'amour et la volonté, ne mettait qu'une seule volonté dans le Christ.
Plus tard, Macaire patriarche d'Antioche, Cyrus d'Alexandrie, Sergius de Constantinople et leurs partisans ne reconnurent chez le Christ qu'une seule volonté, tout en maintenant l'union des deux natures sous le rapport de l'hypostase ; ils pensaient que la nature humaine du Christ n'était jamais mue de son propre mouvement mais uniquement par la divinité, comme on le voit par la " lettre synodales " du pape Agathon. Et c'est pourquoi le VIe Concile oecuménique célébré à Constantinople détermina qu'il fallait admettre deux volontés dans le Christ, en ces termes : "Conformément à ce que les prophètes nous ont jadis enseigné sur le Christ, à ce que lui-même nous a enseigné et à ce que nous a transmis le Symbole des saints Pères, nous proclamons qu'il y a dans le Christ deux volontés et deux opérations selon ses deux natures."
Et il était nécessaire de parler ainsi. Car il est évident que le Fils de Dieu a assumé une nature humaine parfaite, nous l'avons montré plus haut. Or la volonté appartient à la perfection de la nature humaine, dont elle est une puissance naturelle, comme l'intelligence, cela se déduit de nos exposés de la première Partie. Aussi est-il nécessaire de dire que le Fils de Dieu devait assumer, avec la nature humaine, une volonté humaine. Toutefois, en assumant la nature humaine, le Fils de Dieu n'a éprouvé aucun amoindrissement dans ce qui appartient à la nature divine, à laquelle convient la volonté, nous l'avons établi dans la première Partie. Aussi est-il nécessaire de dire que dans le Christ il y a deux volontés : divine et humaine.
Solutions
:
1. Tout ce qui se trouvait
dans la nature humaine du Christ était mû au gré de la volonté divine ; mais il
ne s'ensuit pas qu'il n'y avait pas chez le Christ de mouvement volontaire
propre à sa nature humaine. Parce que les volontés pieuses des autres saints,
elles aussi, sont mues conformément à la volonté de Dieu " qui opère en
eux le vouloir et le faire " (Ph 2, 13). Car bien que la volonté ne puisse
être mue du dedans par aucune créature, elle peut l'être par Dieu, comme nous
l'avons dit dans la première Partie. Et ainsi le Christ, selon sa volonté
humaine, suivait la volonté divine, selon le Psaume (40, 9) : "Mon Dieu,
j'ai voulu faire ta volonté." Et S. Augustin écrit : "Quand le Fils
dit au Père : "Non ce que je veux, mais ce que tu veux", à quoi bon
ajouter ce commentaire : "Il montre par là que sa volonté est vraiment
soumise à son Père". Comme si nous pouvions nier que la volonté de l'homme
doit être soumise à celle de Dieu ? "
2. Il est propre à
l'instrument d'être mû par l'agent principal, mais différemment selon les
propriétés de sa nature. Car l'instrument inanimé, comme la hache ou la scie,
n'est mû par l'artisan que d'un mouvement matériel. Un instrument animé par une
âme sensible est mû par l'appétit sensible, comme le cheval par son cavalier.
Mais l'instrument animé par l'âme raisonnable est mû par sa volonté, comme
l'esclave est mû par l'ordre de son maître à faire un travail, " car
l'esclave est comme un instrument animé " selon Aristote. Ainsi donc la
nature humaine chez le Christ fut l'instrument de la divinité en ce qu'elle
était mue par sa propre volonté.
3. La puissance de la
volonté est naturelle et découle nécessairement de la nature. Mais le mouvement
ou acte de cette puissance, appelé aussi volonté, est parfois naturel et nécessaire,
par exemple dans la visée du bonheur, et parfois émane du libre arbitre, qui
n'est ni naturel ni nécessaires nous avons montré comment dans la première
Partie. Et cependant, même la raison, principe de ce mouvement, est naturelle.
Et c'est pourquoi, outre la volonté divine, il faut mettre chez le Christ une
volonté humaine, non seulement en tant qu'elle est une puissance ou un
mouvement naturel, mais aussi en tant queue est un mouvement rationnel.
4. Vouloir d'une certaine
manière désigne bien un mode déterminé du vouloir. Mais un mode déterminé
affecte la réalité même dont il est le mode. De ce fait, puisque la volonté
appartient à la nature, le fait de vouloir d'une certaine manière relève aussi
de la nature, non pas considérée en elle-même absolument, mais envisagée dans
telle hypostase. La volonté humaine du Christ, se trouvant dans l'hypostase
divine, possédait donc un mode déterminé, car elle était toujours mue au gré de
la volonté divine.
Objections
:
1. Le Philosophe enseigne :
"La volonté est dans la raison ; dans l'appétit sensible, il y a
l'irascible et le concupiscible." Mais la sensualité désigne l'appétit
sensible. Donc il n'y a pas eu chez le Christ une volonté de sensualité.
2. D'après S. Augustin, la
sensualité est symbolisée par le serpent. Or le Christ n'avait rien de commun
avec le serpent, car il eut la ressemblance de cet animal venimeux sans en
avoir le venin, dit encore S. Augustin en commentant la parole de S. Jean (3,
14) : "De même que Moïse éleva le serpent dans le désert..." Donc il
n'y avait pas chez le Christ de volonté de sensualité.
3. La volonté découle de la nature, nous l'avons dit. Mais chez le Christ il n'y avait qu'une seule nature, en dehors de la nature divine. Donc il n'y avait chez le Christ qu'une seule volonté humaine.
Cependant : S. Ambroise, écrit " C'est ma volonté qu'il appelle la sienne car, en tant qu'homme, il a pris ma tristesse. Il faut comprendre par là que la tristesse se rattache, chez le Christ, à la sensualité, comme on l'a montré dans la deuxième Partie. Il apparaît donc qu'il y a chez le Christ, outre la volonté de raison, la volonté de sensualité.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit à l'Article précédent, le Fils de Dieu a assumé la nature humaine avec tout ce qui appartient à la perfection de celle-ci. Or la nature animale est incluse dans la nature humaine, comme le genre est inclus dans l'espèce. Aussi faut-il que le Fils de Dieu ait assumé avec la nature humaine tout ce qui appartient aussi à la perfection de la nature animale, dont fait partie l'appétit sensible appelé sensualité. Et c'est pourquoi il faut dire qu'il y avait de la sensualité chez le Christ.
Il faut encore savoir que la sensualité ou appétit sensuel, en tant qu'il est fait par nature pour obéir à la raison, est dit rationnel par participation, comme le montre Aristote. Et parce que la volonté " est dans la raison v", on peut dire au même titre que la sensualité est une volonté par participations.
Solutions
:
1. Le motif invoqué vaut
pour la volonté proprement dit, qui ne se trouve que dans la partie
intellectuelle de l'âme. Mais la volonté participée peut se trouver dans la
partie sensitive, pour autant que celle-ci obéit à la raison.
2. La sensualité symbolisée
par le serpent n'est pas la nature sensible assumée par le Christ, mais se
réfère au foyer de péché et de corruption, qui ne se trouvait pas chez le
Christ.
3. Quand une réalité existe
en vue d'une autre, les deux semblent ne faire qu'un, ainsi la surface rendue
visible par la couleur constitue avec elle un seul objet visible. Pareillement,
la sensualité n'est appelée volonté que pour sa participation à la volonté
rationnelle ; de même donc qu'il n'y a qu'une nature humaine chez le Christ, de
même il n'y aura en lui qu'une seule volonté humaine.
Objections
:
1. S. Jean Damascène écrit
que la volonté humaine est double : l'une naturelle, qu'on appelle thélèsis
; l'autre rationnelle, qu'on appelle boulèsis. Mais le Christ
possédait, avec la nature humaine, tout ce qui appartient à la perfection de
celle-ci. Donc ces deux volontés ont existé chez le Christ.
2. Chez l'homme, la
distinction des facultés appétitives correspond à la distinction des facultés
de connaissance ; et c'est pourquoi l'appétit sensible et l'appétit
intellectuel se distinguent de la même manière que les sens et l'intellect.
Mais on distingue également, du point de vue de la connaissance, la raison et
l'intellect, qui ont existé tous deux chez le Christ. Il y a donc eu chez lui
une double volonté : intellectuelle et rationnelle.
3. Certains mettent chez le Christ une " volonté de piété", qui ne peut se trouver que du côté de la raison. Donc il y a dans le Christ plusieurs volontés rationnelles.
Cependant : dans un ordre donné, il y a toujours un premier moteur unique. Or, dans l'ordre des actes humains, la volonté est premier moteur. Il ne peut donc y avoir chez un homme qu'une seule volonté proprement dite, qui est la volonté rationnelle ; et puisque le Christ est un homme, il n'y a en lui qu'une seule volonté humaine.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, la volonté se prend tantôt pour la puissance, et tantôt pour l'acte. En ce dernier sens, il est vrai qu'il faut reconnaître chez le Christ deux volontés, c’est-à-dire deux espèces d'actes volontaires. Nous avons vu en effet, dans la deuxième Partie, que la volonté a pour objet d'une part la fin, et d'autre part ce qui a rapport à la fin, et qu'elle ne se porte pas de la même manière sur l'un et l'autre objet. Elle se porte vers la fin d'une façon absolue, comme vers ce qui est bon purement et simplement, elle se porte au contraire vers le moyen ordonné à la fin parce qu'elle le rapporte à cette fin, et qu'elle trouve en lui de la bonté, du fait de son ordre à autre chose que lui. L'acte volontaire qui se porte sur un objet voulu pour lui-même, comme la santé, n'est donc pas de même sorte que l'acte volontaire qui se porte sur un objet voulu seulement dans son rapport à autre chose comme l'absorption d'un remède. Le premier acte est appelé par S. Jean Damascène thélèsis ou simple vouloir et les Maîtres lui donnent le nom de volonté de nature ; le second est appelé par le Damascène boulèsis ou volonté prudentielle ; et les Maîtres lui donnent le nom de volonté de raison. Mais cette diversité d'actes ne diversifie pas la puissance, car tous deux visent dans l'objet la même raison de bien. C'est pourquoi, si nous parlons de la puissance volontaire, nous devons dire que, chez le Christ, il n'y a qu'une seule volonté humaine, essentielle et non participée. Mais si nous parlons de l'acte volontaire, nous distinguons alors chez le Christ une volonté de nature, appelée thélèsis et une volonté de raison, appelée boulèsis.
Solutions
:
1. Les volontés en question
ne se distinguent pas sous le rapport de la puissance, mais sous le rapport de
l'acte, ainsi que nous l'avons exposé dans la Réponse.
2. On a montré dans la
première Partie que l'intelligence et la raison ne sont pas des puissances
diverses.
3. La volonté de piété
n'est pas autre chose, semble-t-il, que la volonté de nature envisagée sous cet
aspect queue fuit le mal d'autrui comme un mal absolu.
Objections
:
1. S. Jean Damascène écrit
: "Si nous voulons parler en propriété de termes, il est impossible
d'attribuer au Christ la gnomè (perspicacité morale), et la proairésis
" (principe de choix), impliquant une réflexion laborieuse. Or, la
propriété des termes est surtout importante en matière de foi. On ne peut donc
pas attribuer au Christ le choix, ni donc le libre arbitre, qui agit par choix
ou élection.
2. Selon Aristote, "
l'élection est l'acte de l'appétit qui suit le conseil". Mais le Christ ne
semble pas avoir possédé le conseil, car celui-ci ne s'exerce que pour les
problèmes où nous n'avons pas de certitude. Il n'y a donc pas chez le Christ
d'élection, ni par conséquent de libre arbitre.
3. Le libre arbitre est indifférent à l'égard des contraires. Mais la volonté du Christ était déterminée au bien, puisqu'elle ne pouvait pas pécher, on l'a dit plus haut'. Le Christ n'avait donc pas le libre arbitre.
Cependant : nous lisons dans Isaïe (7, 15) : "Il mangera de la crème et du miel, jusqu'à ce qu'il sache rejeter le mal et choisir le bien", ce qui est l'acte du libre arbitre. Le Christ avait donc le libre arbitre.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, il y avait dans le Christ deux actes de volonté ; l'un par lequel sa volonté se portait sur un objet voulu pour lui-même ; l'autre par lequel elle se portait sur un objet en raison de son rapport à un autre pour lequel il a raison de moyen. Or l'élection, dit Aristote, diffère de la volonté en ce que celle-ci " a pour objet, à proprement parler, la fin, tandis que l'élection a pour objet les moyens". Ainsi, le simple vouloir n'est pas autre chose que ce que nous avons appelé la volonté de nature ; et l'élection est identique à la volonté de raison ; de plus, elle est l'acte propre du libre arbitre, comme nous l'avons montré dans la première Partie C'est pourquoi, du moment que nous admettons chez le Christ la volonté de raison, nous devons aussi admettre chez lui la volonté d'élection, et par conséquent le libre arbitre, dont l'élection est l'acte.
Solutions
:
1. Le Damascène refuse au
Christ l'élection pour autant qu'elle comporte de l'hésitation. Mais elle n'en
comporte pas nécessairement ; car Dieu même fait acte d'élection, selon S. Paul
(Ep 1, 4) : "Il nous a élus en lui avant la création du monde", alors
qu'en Dieu il n'y a pas d'hésitation. Celle-ci intervient en tant que
l'élection est le fait d'une nature ignorante. Il faut en dire autant des
autres faiblesses mentionnées par ce texte.
2. L'élection suppose le
conseil ; mais celui-ci est déterminé par le jugement ; car nous choisissons
après l'enquête du conseil, ce que nous jugeons devoir faire, dit Aristote Et
c'est pourquoi si l'on juge que l'on doit agir de telle façon sans qu'il y ait
eu auparavant hésitation ni enquête, cela suffit pour qu'il y ait élection. Il
est donc clair que l'hésitation ou l'enquête n'appartiennent pas
essentiellement à l'élection, mais seulement si celle-ci est le fait d'une
nature ignorante.
3. La volonté du Christ,
bien que déterminée au bien, n'est cependant pas déterminée à tel ou tel bien.
C'est pourquoi il appartenait au Christ de faire un choix par son libre
arbitre, comme font les bienheureux.
Objections
:
1. Il semble que la volonté
humaine, chez le Christ, n'a pas voulu autre chose que ce que Dieu veut. En
effet, il est dit dans un Psaume (40, 9) mis dans la bouche du Christ :
"Mon Dieu, j'ai voulu faire ta volonté." Or, faire la volonté de
quelqu'un, c'est vouloir ce qu'il veut. La volonté humaine du Christ avait donc
le même objet que sa volonté divine.
2. L'âme du Christ a eu une
charité très parfaite, et même qui dépasse tout ce que nous pouvons comprendre,
selon l'Apôtre (Ep 9, 19) : "La charité du Christ surpasse toute
connaissance." Mais, par la charité, l'homme conforme son vouloir à celui
de Dieu : au dire d'Aristote l'un des caractères de l'amitié, c'est de vouloir
et de choisir les mêmes choses. La volonté humaine du Christ ne pouvait donc
vouloir autre chose que la volonté divine.
3. Le Christ était véritablement compréhenseur ; or les saints qui sont compréhenseurs dans la patrie, ne veulent pas autre chose que ce que Dieu veut ; autrement ils ne seraient pas bienheureux, puisqu'ils ne posséderaient pas tout ce qu'ils veulent. Car le bienheureux, dit S. Augustin " est celui qui a tout ce qu'il veut, et ne veut rien de mal". Donc le Christ, par sa volonté humaine, n'a rien voulu d'autre que ce que voulait sa volonté divine.
Cependant : selon S. Augustin : "En disant : "Non ce je veux, mais ce que tu veux", le Christ montre qu'il a voulu autre chose que ce que voulait le Père. Or il ne le pouvait que par son coeur humain. Ayant pris sur lui notre faiblesse, il en avait fait sa propre affectivité, non pas divine, mais humaine."
Conclusion
:
Nous l'avons dit il y a dans la nature humaine du Christ plusieurs volontés : une volonté de sensualité, que l'on appelle volonté par participation, et une volonté rationnelle que l'on peut envisager soit comme volonté de nature, soit comme volonté de raison. Nous avons remarqué également que, par une disposition providentielle, le Fils de Dieu permettait à sa chair d'agir et de pâtir en conformité avec ses propriétés naturelles. Semblablement, il permettait à toutes les facultés de son âme d'agir conformément à leur nature. Or il est manifeste que la volonté de sensualité s'oppose naturellement à la douleur sensible et à toute lésion corporelle ; de même la volonté de nature s'oppose à tout ce qui est contraire à la nature et mauvais en soi, comme la mort, etc. Néanmoins, la volonté de raison peut parfois choisir ces maux en considération de la fin ; ainsi, chez un homme ordinaire, la sensibilité et la volonté de nature fuient la brûlure, mais la volonté de raison l'accepte pour guérir. Précisément, la volonté de Dieu était que le Christ subît la douleur, la passion et la mort. Non pas que ces maux fussent voulus par Dieu pour eux-mêmes, mais parce qu'ils étaient ordonnés, comme à leur fin, au salut du genre humain. De ce fait il est clair que le Christ, par sa volonté de sensualité et par sa volonté de nature, pouvait vouloir autre chose que ce que Dieu voulait ; mais sa volonté de raison demeurait toujours conforme à celle de Dieu. Et nous le voyons clairement à cette parole : "Non ce que je veux, mais ce que tu veux." Sa volonté de raison voulait accomplir la volonté divine, tandis qu'il affirmait vouloir autre chose selon son autre volonté.
Solutions
:
1. Le Christ voulait par sa
volonté de raison que la volonté de son Père fût accomplie ; mais ce vouloir ne
relevait pas de sa volonté de sensualité qui ne peut s'élever jusqu'à la
volonté de Dieu ; il n'était pas davantage le fait de la volonté de nature qui
se porte sur un objet considéré absolument, et non dans son rapport à la
volonté divine.
2. La conformité de la
volonté humaine à la volonté divine relève de la volonté de raison, et c'est
sous ce rapport que les vouloirs des amis concordent, car la raison considère
l'objet dans sa relation avec la volonté de l'ami.
3. Le Christ était à la
fois compréhenseur et voyageur, en tant que par l'esprit il jouissait de Dieu
et en tant qu'il avait une chair capable de souffrir. Et c'est pourquoi, de ce
côté, il pouvait rencontrer des objets qui contrariaient sa volonté naturelle,
et même son appétit sensible.
Objections
:
1. Il semble bien, car la
contrariété des volontés se prend de la contrariété de leurs objets, de même
que la contrariété des mouvements se prend de la contrariété de leurs termes,
selon Aristote. Mais, par ses diverses volontés, le Christ voulait des objets
contraires ; en effet, par sa volonté divine il voulait la mort, et par sa
volonté humaine il la fuyait. D'où cette parole de S. Athanase" :
"Quand le Christ dit : "Père, si c'est possible, que cette coupe
passe loin de moi, et pourtant que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne
qui ne fasse", et encore : "L'esprit est résolu, mais la chair est
faible", il montre deux volontés : l'une, humaine, qui fuyait la passion,
à cause de la faiblesse de la chair ; l'autre, divine, résolue à souffrir la
passion." Le Christ a donc eu des volontés contraires.
2. Nous lisons dans
l'épître aux Galates (5, 17) : "La chair convoite contre l'esprit, et
l'esprit contre la chair." Il y a donc on'trariété de volontés quand
l'esprit désire une chose, et la chair une autre. Mais ce fut le cas du Christ
; car, par l'amour de charité que le Saint-Esprit produisait en son âme, il
voulait la souffrances selon Isaïe (53, 7) " Il s'est offert parce qu'il
!'a voulu." Et cependant, selon la chair, il fuyait la souffrance. Il y
avait donc en lui contrariété de volontés.
3. Nous lisons dans S. Luc (22, 43, " Entré en agonie, il priait avec plus d'insisistance." Mais l'agonie semble comporter un conflit intérieur entre tendances contraires. Il y avait donc dans le Christ contrariété de volontés.
Cependant : nous lisons dans les décret du sixième Concile oecuméniques : "Nous proclamons (dans le Christ) deux volontés naturelles, qui ne sont pas contraires, comme prétendaient les hérétiques impies ; mais sa volonté humaine, obéissant sans résistance ni révolte, est pleinement soumise à sa volonté dite toute-puissante."
Conclusion
:
La contrariété ne peut être qu'une opposition considérée dans un même sujet et sous le même point de vue. Une diversité existant chez des sujets et à des points de vue différents ne suffit pas à constituer la contrariété, ni non plus la contradiction : ainsi un homme peut être beau et bien portant quant à sa main, et ne pas l'être quant à son pied, sans qu'il y ait contrariété.
Pour qu'il y ait contrariété de volontés chez quelqu'un, il est donc requis tout d'abord que la diversité de ses vouloirs considère le même point de vue. Quand un homme veut quelque chose pour un motif général, et qu'un autre homme n'en veut pas pour un motif particulier, il n'y a nullement contrariété de volontés. Ainsi le roi, qui veut qu'un voleur soit pendu pour le bien de l'États et le parent de ce voleur qui, en raison de son affection particulière, veut qu'il ne soit pas pendu, n'ont pas pour autant des vouloirs contraires. Mais il en serait autrement si l'amour du bien privé allait, pour le sauvegarder, jusqu'à vouloir empêcher le bien général ; alors en effet les vouloirs seraient opposés sous le même point de vue.
Ensuite, pour qu'il y ait contrariété de vouloirs, il est encore requis que cette contrariété concerne la même puissance volontaire. Quand un homme veut une chose par son appétit intellectuel, et en veut une autre par son appétit sensible, il n'en résulte pas une contrariété, sauf si l'appétit sensible l'emportait sur l'appétit rationnel au point de changer ou d'entraver celui-ci ; car ainsi la volonté rationnelle elle-même serait influencée par le mouvement contraire de l'appétit sensible.
Il faut donc reconnaître que la volonté naturelle et la volonté de sensualité du Christ voulaient autre chose que sa volonté divine et sa volonté rationnelle, mais qu'elles ne leur étaient pas contraires.
1° Ni sa volonté naturelle ni sa volonté de sensualité ne repoussaient le motif qui portait la volonté divine et la volonté humaine rationnelle à vouloir la Passion. La volonté de nature voulait absolument le salut du genre humain, mais il ne lui appartenait pas de vouloir ceci comme moyen de cela ; quant au mouvement de la volonté de sensualité, il ne pouvait s'étendre jusque-là.
2° Ni la volonté divine ni la volonté rationnelle du Christ n'étaient empêchées ou entravées par la volonté naturelle ou par l'appétit de sensualité. De même, et à l'inverse, le mouvement de ces deux dernières facultés n'était entravé ni retardé par les deux premières. Car le Christ jugeait bon, selon la volonté divine et la volonté rationnelle, qu'en lui la volonté naturelle et la volonté de sensualité soient mues selon la loi de leur nature.
Aussi est-il clair qu'il n'y avait chez le Christ aucune opposition ou contrariété des vouloirs.
Solutions
:
1. Le fait, pour la volonté
humaine du Christ, de vouloir autre chose que sa volonté divine, avait pour
principe cette volonté divine elle-même ; car c'était avec son consentement que
la nature humaine était animée de ses mouvements propres, selon le Damascène.
2. En nous la convoitise de
la chair empêche ou retarde ce que convoite l'esprit, ce qui ne se produisait
pas chez le Christ. C'est pourquoi chez lui il n'y avait pas comme chez nous
opposition entre la chair et l'esprit.
3. Il n'y a pas eu d'agonie chez le Christ quant à la partie rationnelle de son âme, comme s'il y avait eu lutte entre les vouloirs découlant de la diversité des motifs, par exemple lorsque, selon que la raison considère ceci, on le veut ; et selon qu'elle considère cela, on veut le contraire. Ceci tient à la faiblesse de notre raison, qui ne sait pas discerner ce qui est absolument meilleur. Ce n'est pas le cas du Christ ; par sa raison il jugeait absolument meilleur d'accomplir par sa Passion la volonté divine concernant le salut du genre humain. Néanmoins il connut l'agonie dans la partie sensible de son âme, du fait qu'il éprouva la crainte d'un malheur imminent, selon le Damascène.
1. N'y a-t-il chez le Christ
qu'une seule opération, à la fois divine et humaine ? - 2. Y a-t-il chez le
Christ plusieurs opérations selon sa nature humaine ?- 3. Par l'activité de sa
nature humaine, le Christ a-t-il pu mériter pour lui-même ? - 4. Par cette même
activité, a-t-il mérité pour nous ?
Objections
:
1. Nous lisons chez Denys
" L'action miséricordieuse de Dieu à notre égard s'est manifestée en ce
que, comme nous et à partir de nous, le Verbe suressentiel s'est entièrement et
vraiment humanisé, et qu'il a accompli et souffert tout ce qui convenait à son
opération humano-divine." L'auteur, on le voit, ne parle que d'une
opération à la fois divine et humaine, que les Grecs appellent théandrique,
c'est-à-dire divino-humaine. Il semble donc qu'il y a chez le Christ une
opération unique, mais composée.
2. L'agent principal et son
instrument ont une même et unique opération. Or, nous l'avons déjà dit la
nature humaine chez le Christ fut l'instrument de la nature divine. C'est donc
que les deux natures, dans le Christ, ont une même opération.
3. Puisque les deux natures
du Christ sont unies en une seule hypostase ou personne, il en résulte nécessairement
un seul et même être appartenant à l'hypostase ou personne. Mais l'opération
appartient elle aussi à l'hypostase ou personne, car il n'y a à agir que les
suppôts subsistants ; de là ce mot du Philosophe - " L'action
relève des êtres individuels." Dans le Christ, il y aura donc une seule et
même opération, à la fois divine et humaine.
4. L'agir, comme l'être,
appartient à l'hypostase subsistante. Or, en raison de l'unité d'hypostase, il
y a dans le Christ une existence unique, comme on l'a vu ; il y aura donc aussi
une seule opération.
5. A une oeuvre unique répond une opération unique. Or une même oeuvre du Christ, comme la guérison d'un lépreux ou la résurrection d'un mort, relevait à la fois de sa divinité et de son humanité. Il y avait donc chez le Christ une seule opération.
Cependant : S. Ambroise écrit " Comment la même opération peut-elle provenir de puissances diverses ? Une puissance inférieure peut-elle agir de la même manière qu'une puissance supérieure ? Peut-il enfin y avoir une seule opération là où il y a diversité de substance ? "
Conclusion
:
Nous l'avons noté, les hérétiques qui prétendent ne mettre dans le Christ qu'une seule volonté affirmaient également en lui une seule opération. Pour mieux comprendre leur erreur, il faut remarquer que, lorsque plusieurs agents sont ordonnés entre eux, l'agent inférieur est toujours mû par l'agent supérieur ; ainsi, chez l'homme, le corps est mû par l'âme, et les facultés inférieures par la raison. Ainsi donc les actions et les mouvements du principe inférieur sont plutôt des actions opérées que de véritables opérations ; et c'est au principe suprême que l'opération appartient à proprement parler. Ainsi le fait de marcher et le fait de palper sont des oeuvres humaines que l'âme opère par le moyen des pieds, dans le premier cas, et par le moyen des mains dans le second cas ; et puisque c'est la même âme qui opère chaque fois, du côté de l'agent lui-même, qui est premier principe du mouvement, il n'y a qu'une opération unique et indifférenciée ; la différence ne se trouve que du côté des oeuvres produites. Or, de même que, chez un homme ordinaire, le corps est mû par l'âme, et l'appétit sensible par l'appétit rationnel, de même, chez le Christ Jésus, la nature humaine était mue et régie par la nature divine. C'est pourquoi les hérétiques prétendaient que, du côté de la divinité agissante, l'opération était identique et indifférenciée ; mais que les oeuvres produites étaient diverses ; tantôt en effet la divinité du Christ agissait par sa propre vertu ; ainsi lisons-nous qu'" elle portait tout par sa parole toute-puissante " (He 1, 3) ; tantôt elle agissait par le moyen de la nature humaine, comme en marchant corporellement. De là les paroles de l'hérétique Sévère rapportées par le sixième Concile oecuménique : "Les oeuvres accomplies et produites par le Christ sont très différentes : les unes sont attribuées à Dieu ; les autres sont humaines. Ainsi marcher corporellement sur le sol est évidemment humain ; guérir ceux auxquels leurs jambes malades interdisent de marcher est attribuable à Dieu. Mais c'est un être unique, le Verbe incarné, qui accomplit l'une et l'autre oeuvre ; il ne faut nullement attribuer telle oeuvre à telle nature, et telle autre oeuvre à telle autre nature. Et du fait qu'il y a diversité dans les oeuvres produites, nous aurions tort de prétendre qu'il y a deux natures ou formes agissantes."
Sur ce point, les hérétiques se trompaient.
L'action de celui qui est mû par un autre, est double : l'une qu'il tient de sa propre forme ; l'autre, qu'il reçoit de l'agent qui le meut. Ainsi la hache posssède par sa forme une action, qui est de couper ; en tant qu'elle est actionnée par l'artisan, son action est de fabriquer un escabeau. L'opération qu'une chose possède par sa forme, lui est donc propre, et elle ne devient celle de l'agent moteur que parce que celui-ci s'en sert pour sa propre opération ; l'action de chauffer est propre au feu, et elle devient celle de l'ouvrier en tant que celui-ci utilise le feu pour chauffer le fer.
Quant à l'opération que la chose tient de celui qui la meut, elle ne diffère pas de l'opération du moteur lui-même ; faire un escabeau n'est pas pour la hache une opération séparée de celle de l'artisan. Par conséquent, toutes les fois que le moteur et le mobile ont des formes ou des puissances d'action diverses, l'opération propre du moteur sera nécessairement différente de l'opération propre du mobile ; mais le mobile participera de l'opération du moteur, et le moteur utilisera l'opération du mobile ; chacun d'eux agira donc en communion avec l'autre.
Or, chez le Christ, la nature humaine a une forme propre et une puissance qui est principe d'opération ; de même, la nature divine. Par conséquent, la nature humaine possède une opération propre distincte de l'opération divine, et réciproquement. Cependant la nature divine se sert de l'opération de la nature humaine à la manière dont l'agent principal utilise l'opération de son instrument. Pareillement la nature humaine participe à l'opération de la nature divine, comme l'instrument à l'opération de l'agent principal. C'est ce qu'affirme le pape S. Léon : "L'une et l'autre forme", c'est-à-dire la nature divine et la nature humaine " accomplissent ce qui leur est propre en communion l'une avec l'autre : le Verbe opère ce qui appartient au Verbe, et la chair exécute de qui est propre à la chair".
S'il n'y avait qu'une seule opération attribuable à la fois à la divinité et à l'humanité chez le Christ, il faudrait dire que la nature humaine n'a pas de forme ou de vertu propre (car évidemment on ne peut pas le dire de la nature divine) ; il s'ensuivrait que chez le Christ, il n'y aurait que l'opération divine, ou bien que la vertu divine et la vertu humaine se fondraient en une seule. Ces deux hypothèses sont inadmissibles, car, dans le premier cas, la nature humaine du Christ serait imparfaite, et, dans le second, on aboutirait à la confusion des natures.
C'est donc avec raison que le sixième Concile oecuménique condamne cette opinion, et définit ainsi la doctrine catholiques : "Nous proclamons qu'il y a dans le même Seigneur Jésus Christ, notre vrai Dieu, deux opérations naturelles, sans division, sans changement, sans confusion, sans séparation" : l'opération divine et l'opération humaine.
Solutions
:
1. Denys admet dans le Christ une opération théandrique ou divino-humaine, non pas en confondant les opérations ou les vertus des deux natures, mais parce que l'opération divine utilise l'opération humaine, et que celle-ci participe de la vertu de la première. Aussi écrit-il : "Le Christ opérait d'une manière surhumaine des choses propres à la nature humaine, comme le montrent sa conception surnaturelle dans le sein de la Vierge, et sa marche sur les eaux." Il est manifeste en effet qu'être conçu et marcher relèvent de la nature humaine, mais furent accomplis chez le Christ surnaturellement. De même le Christ opérait humainement des choses divines, par exemple il guérissait un lépreux en le touchant. C'est pourquoi Denys ajoute dans cette même lettre." Il n'a pas accompli à titre de Dieu des opérations divines, et à titre d'homme des opérations humaines ; mais à titre de Dieu fait homme, il a fait des choses inouïes par une opération divine et humaine."
Cela veut dire qu'il y a dans le
Christ deux opérations, l'une appartenant à la nature divine et l'autre à la
nature humaine, car notre auteur affirme que, pour les choses qui relèvent de
la nature humaine, " le Père et le Saint-Esprit n'y ont aucune part, à
moins qu'on ne l'entende de leur bienveillante et miséricordieuse
volonté", en tant que le Père et le Saint-Esprit ont voulu dans leur
miséricorde que le Christ agisse et souffre humainement. Et le même Denys
ajoute"... à moins qu'on ne l'entende de la très sublime et ineffable
opération divine que le Christ, devenu semblable à nous, mais demeurant immuable,
accomplissait en tant que Dieu et Verbe de Dieu." Ainsi donc il est
évident qu'autre est l'opération humaine du Christ à laquelle le Père et le
Saint-Esprit ne participent que sous le rapport de leur consentement
miséricordieux ; et autre son opération en tant que Verbe de Dieu, en laquelle
communient le Père et le Saint-Esprit.
2. On appelle instrument ce
qui est mû par un agent principal, mais qui peut très bien avoir en outre une
opération propre, laquelle lui vient de sa forme ; ainsi en est-il du feu, nous
l'avons vu. En sorte que l'action de l'instrument comme tel n'est pas
différente de l'action de l'agent principal ; mais cela ne l'empêche pas
d'avoir une autre opération selon sa réalité propre. Ainsi donc, chez le
Christ, l'opération de la nature humaine, en tant qu'elle est instrument de la
divinité, ne diffère pas de l'opération divine ; notre salut est l'oeuvre
unique de l'humanité et de la divinité du Christ. Mais la nature humaine du
Christ, en tant que telle, a une opération propre différente de celle de la
nature divine, on vient de le dire.
3. L'action appartient à
l'hypostase subsistante, mais dérive de la forme ou nature qui spécifie cette
action. C'est pourquoi là où il y a diversité de formes ou de natures, il y a
aussi diversité spécifique dans les opérations ; l'unité de l'hypostase donne
seulement à l'opération son unité numérique. Ainsi le feu a deux opérations
spécifiques différentes : éclairer et chauffer, qui lui viennent de la
différence entre lumière et chaleur. Pourtant, au moment où il éclaire, sa
clarté est numériquement unique. Pareillement, dans le Christ, il y a deux
opérations spécifiques différentes, relatives à ses deux natures ; et
cependant, chacune de ses opérations, au moment où elle se produit, est une
numériquement ; elle constitue, par exemple, une marche unique, une guérison
unique.
4. L'existence et l'agir
relèvent de la personne par la nature, mais de façon différente. L'être
appartient à la constitution même de la personne, et sous ce rapport il a
raison de terme ; c'est pourquoi l'unité de personne requiert l'unité de l'être
même, complet et personnel. Mais l'opération est un effet de la personne, et
elle est produite en fonction d'une forme ou nature. La pluralité des
opérations ne porte donc pas préjudice à l'unité personnelle.
5. Dans le Christ, l'oeuvre
propre à l'agir divin est distincte de l'oeuvre propre à l'agir humain ; l'agir
divin consistera par exemple à guérir un lépreux ; l'agir humain à toucher ce
même lépreux. Pourtant les deux opérations concourent à une même oeuvre, sous
le rapport où une nature agit en communion avec l'autre, ainsi que nous l'avons
expliqué.
Objections
:
1. Le Christ, en tant
qu'homme, participe de la nature végétative des plantes, de la nature sensible
des animaux, de la nature intellectuelle des anges, ainsi que les autres
hommes. Mais l'opération de la plante comme plante est différente de
l'opération de l'animal comme animal. Donc le Christ, en tant qu'il est homme,
a plusieurs opérations.
2. Les puissances et les
habitus se distinguent selon leurs actes. Mais il y avait dans l'âme du Christ
des puissances et des habitue divers, et donc des opérations diverses.
3. Les instruments doivent être adaptés à leurs opérations. Or le corps humain possède des membres de formes différentes, adaptés par conséquent à des opérations diverses. Il y a donc chez le Christ, selon sa nature humaine, plusieurs opérations distinctes.
Cependant : le Damascène écrit "L'opération suit la nature." Mais chez le Christ il n'y avait qu'une seule nature humaine. Il n'y eut donc en lui qu'une seule opération humaine.
Conclusion
:
L'homme étant par essence un être raisonnable, l'opération proprement humaine sera celle qui procédera de la raison par le moyen de la volonté, qui est un appétit rationnel. S'il y a chez l'homme une opération qui ne procède pas de la raison et de la volonté, on ne peut pas dire qu'elle soit proprement humaine ; elle convient seulement à l'homme considéré en l'une des parties de sa nature : tantôt elle est le fait des éléments corporels qui la composent, comme d'être soumis aux lois de la pesanteur ; tantôt elle est le fait de la puissance végétative de l'âme, comme de se nourrir et de grandir ; tantôt elle relève de la partie sensible comme voir et entendre, imaginer et se souvenir, désirer et se mettre en colère. Entre ces multiples opérations, il y a cependant une certaine différence. Car les opérations sensibles de l'âme obéissent de quelque manière à la raison ; et dans la mesure même où elles lui sont soumises, elles sont raisonnables et humaines, comme le montre Aristote. Au contraire, les opérations qui relèvent de l'âme végétative ou des éléments matériels du corps ne sont pas soumises à la raison ; par conséquent elles ne sont aucunement raisonnables ni humaines de façon absolue, mais rattachées seulement à une partie de la nature humaine.
Or, nous l'avons dit, lorsqu'un agent inférieur agit par sa forme propre, son opération et celle de l'agent supérieur sont distinctes ; au contraire, quand l'agent inférieur n'agit que sous la motion de l'agent supérieur, il n'y a qu'une seule et même opération, attribuable à l'un et à l'autre. Ainsi donc, chez tout homme ordinaire, l'action des éléments corporels et de l'âme végétative est distincte de l'opération volontaire qui est proprement humaine. Pareillement, l'action de l'âme sensitive, pour autant que celle-ci n'est pas mue par la raison ; mais, dans le cas contraire, il n'y a qu'une même opération de la partie sensible et de la partie rationnelle. Quant à l'opération de l'âme rationnelle elle-même, elle est unique, si nous envisageons le principe de cette opération qui est la raison ou la volonté ; mais elle se diversifie selon son rapport à divers objets. Certains, il est vrai, attribuent cette diversité aux oeuvres produites plutôt qu'aux opérations ; ils estiment que l'unité d'opération doit se juger d'après l'unité du principe actif ; et c'est en ce sens que nous posons la question de l'unité ou de la pluralité des opérations dans le Christ.
Ainsi donc, chez tout homme ordinaire, il n'y a qu'une seule opération qui soit proprement humaine : les autres opérations ne sont pas humaines à proprement parler. Mais, chez l'homme Jésus Christ, il n'y avait aucun mouvement de la partie sensible qui ne fût réglé par la raison. Bien plus, les opérations naturelles et corporelles relevaient en quelque façon de sa volonté, car, nous l'avons dit, le Christ voulait que " sa chair accomplisse et souffre tout ce qui lui revenait en propre". C'est pourquoi il y a beaucoup plus d'unité dans l'opération du Christ que dans celle d'aucun autre homme.
Solutions
:
1. L'opération de la partie
sensible et de la partie végétative n'est pas proprement humaine, on vient de
le dire. Néanmoins, chez le Christ elle l'était davantage que chez les autres
hommes.
2. Les puissances et les
habitus se diversifient par rapport à leurs objets ; par suite, la diversité
des opérations répond à la diversité des puissances et des habitue, aussi bien
qu'à la diversité des objets. Une telle diversité d'opérations, nous
n'entendons pas l'exclure de l'activité humaine du Christ, ni celle qui a pour
origine la diversité des instruments. Nous ne voulons exclure ici que la
pluralité d'opérations, envisagée par rapport au premier principe actif, comme
on l'a dit dans la Réponse.
3. Cela répond également à
la troisième objection.
Objections
:
1. Le Christ avant sa mort
était compréhenseur, comme il l'est maintenant. Mais le compréhenseur ne mérite
plus ; sa charité appartient à la récompense de la béatitude, car c'est par la
charité qu'il jouit de celle-ci. La charité ne peut donc être principe de
mérite, car le mérite et la récompense sont distincts. Donc lé Christ, avant sa
passion, ne méritait pas plus qu'il ne mérite maintenant.
2. Nul ne mérite ce qui lui
est dû. Mais du fait que le Christ est Fils de Dieu par nature, l'héritage
éternel, que les autres hommes méritent par leurs bonnes oeuvres, lui est dû.
Fils de Dieu dès le principe, il ne pouvait donc mériter pour lui-même.
3. Quand on possède ce qui
est le principe, on ne mérite pas à proprement parler ce qui en est la
conséquence. Or, le Christ possédait la gloire de l'âme, d'où découle
ordinairement la gloire du corps, selon S. Augustin ; dans le Christ cependant,
par une dispensation divine, la gloire de l'âme ne découlait pas sur le corps.
Le Christ n'a donc pas mérité la gloire corporelle.
4. La manifestation de l'excellence du Christ n'est pas un bien appartenant au Christ lui-même, mais à ceux qui le connaissent ; aussi cette manifestation est-elle la récompense promise à ceux qui aiment le Christ, selon sa parole en S. Jean (14, 21) : "Celui qui m'aime sera aimé de mon Père ; et je l'aimerai et je me manifesterai à lui." Le Christ n'a donc pas mérité la manifestation de son élévation.
Cependant : S. Paul écrit (Ph 2, 6) " Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort ; et c'est pourquoi Dieu l'a exalté." Le Christ, par son obéissance, a donc mérité son exaltation, et ainsi il a mérité pour lui-même.
Conclusion
:
Il est plus noble de posséder un bien par soi-même que de le tenir d'un autre car, selon Aristote " la cause par soi est toujours préférable à celle qui vient d'autrui". Or, on possède par soi-même ce dont on est de quelque manière cause pour soi. Or, la cause première et souveraine de tous nos biens, c'est Dieu ; sous ce rapport, la créature ne possède rien de bon par elle-même selon S. Paul (1 Co 4, 7) : "Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? " Pourtant on peut, à titre de cause seconde, c'est-à-dire en coopérant avec Dieu, être cause d'un bien que l'on acquiert. En ce sens, celui qui possède quelque chose par son propre mérite le possède d'une certaine manière par lui-même. C'est pourquoi il est plus noble de posséder un bien par mérite que de le posséder sans le mériter.
Parce que l'on doit attribuer au Christ toute perfection et toute noblesse, il a dû posséder par mérite ce que les autres acquièrent eux-mêmes par mérite ; sauf le cas où l'absence de tel bien porterait à sa dignité et à sa perfection un préjudice que le mérite ne saurait compenser. En conséquence, le Christ n'a mérité ni la grâce, ni la science, ni la béatitude de l'âme, ni sa divinité ; car on ne mérite que ce que l'on ne possède pas. Il aurait alors fallu qu'à un moment donné, le Christ ait manqué de ces biens ; et ce manque eût porté atteinte à sa dignité, plus que le mérite ne l'augmente. Mais la gloire du corps, ou tout autre avantage analogue, est inférieure à la valeur du mérite, qui se rattache à la vertu de charité. Il faut donc affirmer que le Christ a mérité cette gloire corporelle et tous les biens qui contribuent à son excellence extérieure, comme l'Ascension, la vénération des hommes, etc. Il est donc clair qu'il a pu mériter pour lui-même.
Solutions
:
1. La jouissance, qui est
un acte de la charité, appartient à la gloire de l'âme, que le Christ n'a pas
méritée. Donc, si le Christ a mérité par sa charité, il ne s'ensuit pas que
mérite et récompense s'identifient. Cependant, cette charité par laquelle il a
mérité n'était pas la sienne en tant que compréhenseur mais en tant que
voyageur ; car il fut à la fois l'un et l'autre, nous l'avons montré. Et c'est
parce qu'il n'est plus voyageur maintenant qu'il n'est pas en état de mériter.
2. La gloire divine et la
maîtrise sur toutes choses sont dues au Christ, comme au premier et suprême
Seigneur, en tant qu'il est Dieu et Fils de Dieu par nature. Toutefois la
gloire lui est due comme à un homme bienheureux ; elle lui est due pour une
part sans mérite, et pour une autre part avec mérite, comme nous l'avons montré
dans la Réponse.
3. Le rejaillissement de la
gloire de l'âme sur le corps vient d'une dispensation divine qui tient compte
des mérites humains ; de même que l'homme mérite par l'action que l'âme exerce
sur le corps, ainsi est-il récompensé par la gloire de l'âme rejaillissant sur
le corps. C'est pourquoi non seulement la gloire de l'âme, mais aussi celle du
corps est objet de mérite selon S. Paul (Rm 8, 11) : "Il vivifiera nos
corps mortels par sien esprit qui habite en nous." La gloire corporelle
pouvait donc être objet de mérite pour le Christ.
4. La manifestation de
l'excellence du Christ contribue à son bien, selon l'être nouveau qu'elle lui
procure dans la connaissance d'autrui, bien qu'elle contribue en premier lieu
au bien de ceux qui le connaissent, selon qu'ils le possèdent en eux-mêmes.
Mais cela même se rapporte au Christ en tant qu'ils sont ses membres.
Objections
:
1. Il est écrit (Ez 18, 20)
: "L'âme qui a péché, c'est elle qui mourra." Pour la même raison,
l'âme qui méritera, c'est elle qui sera récompensée. Il n'est donc pas possible
que le Christ ait mérité pour les autres.
2." C'est de la
plénitude de la grâce du Christ que tous reçoivent " (Jn 1, 16). Mais les
autres hommes qui possèdent la grâce du Christ ne peuvent pas mériter pour les
autres. On lit en effet (Ez 18, 20) : "S'il y avait dans la ville Noé,
Daniel et Job, ils ne sauveraient ni fils ni fille ; mais eux, par leur
justice, sauveront leurs âmes." Donc le Christ non plus n'a pu mériter
pour nous.
3." La récompense que l'on mérite est due en justice et non par grâce " (Rm 4, 4). Donc, si le Christ a mérité notre salut, il s'ensuit que notre salut ne vient pas de la grâce de Dieu, mais de sa justice, et que Dieu agit injustement avec ceux qu'il ne sauve pas, puisque le mérite du Christ s'étend à tous.
Cependant : il est écrit (Rm 5, 18) " Comme la faute d'un seul a entraîné la condamnation de tous les hommes, ainsi la justice d'un seul procure à tous les hommes la justification qui donne la vie." Or le démérite d'Adam a entraîné la condamnation des autres hommes. A plus forte raison le mérite du Christ rejaillit sur les autres.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, le Christ ne possédait pas seulement la grâce à titre individuel, mais aussi comme tête de toute l'Église, à qui tous sont unis comme les membres à leur tête, pour constituer avec lui une seule personne mystique. Aussi le mérite du Christ s'étend-il aux autres hommes en tant qu'ils sont ses membres ; ainsi, dans un individu, l'action de la tête appartient de quelque manière à tous ses membres, car ce n'est pas seulement pour elle que ses sens agissent, mais pour tous ses membres.
Solutions
:
1. Le péché d'un individu
ne fait de mal qu'à lui-même. Mais Adam ayant été constitué par Dieu principe
de toute la nature humaine, son péché se transmet aux autres par la propagation
de la vie charnelle. Et pareillement, le Christ ayant été constitué par Dieu
tête de tous les hommes à l'égard de la grâce, son mérite s'étend à tous ses
membres.
2. Les autres reçoivent de
la plénitude du Christ non pas la source de la grâce, mais une grâce
individuelle. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que les autres hommes
méritent pour autrui, à la différence du Christ.
3. De même que le péché d'Adam ne se transmet aux autres hommes que par voie de génération charnelle, de même le mérite du Christ ne leur est communiqué que par une régénération spirituelle qui se réalise dans le baptême et par laquelle ils sont incorporés au Christ, selon l'épître aux Galates (2, 27) : "Vous tous, qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ." Et cela même est l'oeuvre de la grâce, qu'il soit accordé à l'homme d'être régénéré dans le Christ. Et c'est ainsi que le salut de l'homme vient de la grâce.
Il faut étudier maintenant les activités qui conviennent au Christ par rapport au Père.
Certaines lui sont attribuées selon que lui-même se rattache au Père : par exemple qu'il lui est soumis ; qu'il l'a prié ; qu'il l'a servi par son sacerdoce.
D'autres activités lui sont attribuées, ou peuvent l'être, selon la relation du Père à son égard. Par exemple on peut se demander si le Père l'a adopté, et étudier sa prédestination par le Père.
Il faut donc étudier ; I. La soumission du Christ à son père (Q. 20). - II. Sa prière (Q. 21). - III. Son sacerdoce (Q. 22). IV. Lui convient-il d'être adopté ? (Q. 23). - V. Sa prédestination (Q. 24).
1. Le Christ a-t-il été soumis
à son Père ? - 2. A-t-il été soumis à lui-même ?
Objections
:
1. Tout ce qui est soumis à
Dieu le Père est créature, ainsi qu'il est dit dans le livre des Croyances
ecclésiastiques,, : "Dans la Trinité, personne ne sert ni n'est
soumis." Or, on ne peut dire purement et simplement que le Christ soit une
créature, nous l'avons montré plus haut. On ne peut donc pas dire non plus à
proprement parler que le Christ a été soumis à Dieu le Père.
2. La soumission à Dieu
suppose la servitude à l'égard de sa domination suprême. Mais on ne peut
attribuer à la nature humaine du Christ la servitude, car, selon S. Jean
Damascène : "Nous ne pouvons pas dire qu'elle (la nature humaine du Christ)
est servante. La servitude et la domination ne sont pas des propriétés révélant
la nature, mais de simples relations, comme la paternité et la filiation."
Le Christ, selon sa nature humaine, n'est donc pas soumis à Dieu le Père.
3. S. Paul nous dit (1 Co 15, 28) : "Quand tout lui aura été soumis, alors le Fils lui-même sera soumis à celui qui lui a tout soumis." Mais selon l'épître aux Hébreux (2, 8) : "Pour le moment, nous ne voyons pas encore que tout lui soit soumis." C'est donc que le Christ n'était pas encore soumis au Père qui lui a soumis toutes choses.
Cependant : le Seigneur déclare en S. Jean (14, 28) : "Le Père est plus grand que moi." Et S. Augustin commente ainsi cette parole : "C'est à bon droit que l'Écriture affirme les deux choses : d'une part que le Fils est égal au Père, et d'autre part que le Père est plus grand que le Fils. Il faut entendre la première de la forme de Dieu ; la seconde de la forme de serviteur, mais sans les confondre." Or le plus petit est soumis au plus grand. Le Christ, considéré sous sa forme de serviteur, est donc soumis au Père.
Conclusion
:
Les propriétés d'une nature conviennent au sujet qui possède cette nature. Or la nature humaine, par sa condition même, est soumise à Dieu de trois manières.
1° Sous le rapport de la bonté, en tant que la nature divine est la bonté par essence, comme le montre Denys, la nature humaine ne possède qu'une certaine participation de la bonté divine, et se trouve soumise pour ainsi dire au rayonnement de cette bonté.
2° La nature humaine est soumise à Dieu en raison de la puissance de Dieu parce que, comme toute créature, elle obéit à l'activité réglée par lui.
3° Sous le rapport de son acte propre, en tant que la nature humaine doit une obéissance volontaire aux préceptes divins.
Cette triple soumission, le Christ la confesse à l'égard de son Père. En ce qui concerne la première, nous lisons (Mt 19, 17) : "Pourquoi m'interroges-tu sur ce qui est bon ? Dieu seul est bon." S. Jérôme explique : "Parce que le jeune homme l'avait appelé bon Maître, et ne l'avait pas proclamé Dieu ou Fils de Dieu, Jésus répond que, malgré sa sainteté humaine, et en comparaison avec Dieu, il n'est pas bon." Il nous faisait comprendre ainsi que, sous le rapport de la nature humaine, il n'atteignait pas au degré de la bonté divine. Et puisque, selon S. Augustin " en ces matières qui ne relèvent pas de la quantité matérielle, plus grand est synonyme de meilleur", pour cette raison on dit que le Père est plus grand que le Christ selon sa nature humaine.
La deuxième soumission est encore attribuée au Christ en tant que tous les faits se rapportant à son humanité ont été l'objet d'une disposition providentielle de Dieu. C'est pourquoi Denys affirme que " le Christ est soumis aux ordres de son Père". Et c'est la soumission de servitude selon laquelle toute créature sert Dieu, en se soumettant à son ordonnance, selon cette parole (Sg 16, 24) : "La création est à ton service, à toi son Créateur." C'est en ce sens encore qu'il est écrit aux Philippiens (2, 7) : Le Fils de Dieu " a pris la forme de serviteur".
Enfin, la troisième soumission, le Christ se l'attribue à lui-même quand il dit (Jn 8, 29) : "Tout ce qui lui plaît, je le fais toujours." C'est la soumission d'obéissance. De là cette parole aux Philippiens (2, 8) : "Il s'est fait obéissant au Père jusqu'à la mort."
Solutions
:
1. Comme nous l'avons
expliqué, quand on dit que le Christ est une créature, il ne faut pas
l'entendre de façon absolue, mais selon sa nature humaine, que cette précision
soit explicite ou non. De même dans le cas présent, il ne faut pas croire que
le Christ a été soumis à son Père de façon absolue, mais seulement selon la
nature humaine, même si l'on n'apporte pas explicitement cette précision. Il
est préférable néanmoins de le faire, afin d'éviter l'erreur d'Arius qui
prétendait que le Fils est inférieur au Père.
2. La relation de serviteur
à maître se fonde sur l'action et la passion, car il appartient au maître de
mouvoir son serviteur par le commandement. Or, l'agir ne s'attribue pas à la
nature comme sujet de l'action, mais à la personne : "Les actes
appartiennent aux suppôts et aux individus", dit Aristote. L'action est
attribuée à la nature comme au principe selon lequel la personne ou hypostase
agit. Dès lors, bien qu'on ne puisse dire qu'une nature est maîtresse ou
servante, on peut le dire néanmoins d'une personne ou hypostase selon telle ou
telle nature. Et à ce titre rien n'empêche de dire que le Christ est soumis au
Père, ou qu'il est son serviteur, sous le rapport de la nature humaine.
3. Comme le remarque S.
Augustin." le Christ remettra le royaume à Dieu son Père, quand il aura
conduit à la vision directe les justes sur lesquels il règne maintenant par la
foi", si bien qu'ils verront l'essence divine elle-même, commune au Père
et au Fils. Alors il sera soumis totalement au Père non seulement en lui-même,
mais dans ses membres, par une participation plénière de la bonté divine. Alors
aussi toutes choses lui seront pleinement soumises par l'accomplissement
dernier de sa volonté en elles. Et pourtant, dès à présent toutes choses sont
soumises à sa puissance, selon sa parole en S. Matthieu (28, 18) : "Toute
puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre."
Objections
:
1. S. Cyrille écrit dans
une lettre approuvée par le Concile d'Éphèse : "Le Christ n'a été, par
rapport à lui-même, ni serviteur ni maître. Il est fou et impie de parler et de
penser ainsi." Et S. Jean Damascène affirme aussi : "Le Christ,
puisqu'il est un être unique, ne peut être serviteur ni maître par rapport à
lui-même." Or, nous disons que le Christ est serviteur du Père en tant
qu'il lui est soumis. Le Christ n'est donc pas soumis à lui-même.
2." Serviteur "
est relatif à " maître". Or on n'est pas en relation avec soi-même
car, dit S. Hilaire " rien n'est semblable ou égal à soi". Donc le
Christ ne peut être dit serviteur de lui-même, ni par suite soumis à lui-même.
3. Selon S. Athanase." de même que l'âme et la chair constituent un homme unique, ainsi Dieu et l’Homme constituent un seul Christ". Mais on ne dit pas que l'homme est soumis à lui-même, ni qu'il est serviteur de lui-même, ni qu'il est plus grand que lui-même, du seul fait que son corps est soumis à son âme. Donc on ne dit pas non plus que le Christ est soumis à lui-même parce que son humanité est soumise à sa divinité.
Cependant : S. Augustin
écrit : "A ce point de vue (c'est-à-dire en tant que le Père est plus
grand que le Christ selon la nature humaine), le Fils est inférieur à
lui-même.". Comme le prouve S. Augustin, au même endroit, le Fils de Dieu
a pris la forme de serviteur sans perdre la forme de Dieu. Mais selon la forme
divine, qui est commune au Père et au Fils, le Père est plus grand que le Fils
selon la nature humaine. Le Fils est donc plus grand que lui-même selon la
nature humaine.
6. Le Christ, selon la nature humaine, est serviteur de Dieu le Père selon sa parole en S. Jean (20, 17) : "je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu." Mais quiconque est serviteur du Père l'est aussi du Fils ; autrement, tout ce qui appartient au Père n'appartiendrait pas au Fils. Donc le Christ est serviteur de lui-même, et soumis à lui-même.
Conclusion
:
Comme nous venons de le dire, être seigneur et serviteur est attribuable à l'hypostase ou personne selon une nature donnée. Quand on dit que le Christ est Seigneur ou serviteur de lui-même, ou que le Verbe de Dieu est Seigneur du Christ homme, on peut donc l'entendre d'une double manière. D'abord en ce sens que ce serait affirmé en raison de personnes différentes : la personne du Verbe de Dieu exerçant sa domination sur une autre personne, celle de l'homme, soumise à cette domination ; c'est l'hérésie de Nestorius. Aussi lisons-nous dans sa condamnation par le Concile d'Éphèse : "Si quelqu'un ose dire que le Verbe de Dieu le Père est Dieu ou maître du Christ, plutôt que de confesser qu'il est à la fois Dieu et homme, puisque "Verbe fait chair" selon les Écritures, qu'il soit anathème." On trouve la même négation chez S. Cyrille et chez le Damascène. Et dans le même sens on doit nier que le Christ soit inférieur ou soumis à lui-même.
Dans un autre sens, on peut l'entendre selon la diversité des natures dans une même personne ou hypostase. Ainsi nous pouvons dire que, selon la nature qui lui est commune avec nous, le Christ est sujet et serviteur. Et c'est en ce sens que S. Augustin peut dire que le Christ est inférieur à lui-même.
Cependant, il faut savoir que le nom de Christ est un nom personnel, comme celui de Fils. Aussi, tout ce qui convient au Christ en raison de sa personne, qui est éternelle, peut lui être attribué essentiellement et absolument, surtout ces relations dont nous parlons, qui semblent appartenir plus proprement à la personne ou hypostase. Mais ce qui convient au Christ selon la nature humaine doit plutôt lui être attribué avec des précisions. On dira donc de manière absolue que le Christ est le Très-Haut, le Seigneur et le Maître ; mais quand on dira qu'il est sujet, serviteur ou inférieur, il conviendra de préciser : selon la nature humaine.
Solutions
:
1. S. Cyrille et S. Jean
Damascène nient que le Christ soit Seigneur par rapport à lui-même au sens où
cela impliquerait une pluralité de suppôts, et si l'on dit de façon absolue que
quelqu'un est le maître d'un autre..
2. A parler de façon
absolue, il faut que maître et serviteur désignent des êtres différents'. On
peut cependant sauvegarder les notions de maîtrise et de service quand on dit
que le même être est maître et serviteur de soi-même selon des points de vue
différents.
3. En raison des diverses
parties de l'homme, dont l'une est supérieure et l'autre inférieure, Aristote
reconnaît qu'il y a une justice que l'homme se doit à lui-même, en tant que
l'irascible et le concupiscible obéissent à la raison. Sous ce rapport, un même
homme peut être dit sujet et serviteur de lui-même, selon les diverses parties
de son être.
4. 5. 6. Quant aux arguments en sens contraire, la réponse est claire. S. Augustin affirme en effet que le Christ est inférieur ou soumis à lui-même selon sa nature humaine, et non selon la diversité des suppôts.
1. Convient-il au Christ de
prier ? - 2. Cela convient-il selon sa sensualité ? - 3. Lui convient-il de
prier pour lui-même, ou seulement pour les autres ? - 4. Toute prière du Christ
est-elle exaucée ?
Objections
:
1. Selon S. Jean Damascène,
" la prière est une demande à Dieu de ce qui est opportun". Mais
le Christ pouvait tout faire ; il n'avait donc rien à demander à personne.
2. On ne demande pas ce que
l'on sait devoir arriver certainement ; ainsi nous ne prions pas pour que le
soleil se lève demain. Il ne convient pas davantage de demander ce dont on sait
que cela ne se réalisera en aucune façon. Or le Christ avait une science
certaine de l'avenir ; il n'avait donc rien à demander par la prière.
3. Le Damascène écrit : "La Prière est une élévation de l'intelligence vers Dieu." Mais l'intelligence du Christ n'avait nul besoin de monter vers Dieu, puisqu'elle lui était unie non seulement par l'union hypostatique, mais encore par la vision bienheureuse.
Cependant : on lit dans S. Luc (6, 12) " En ces jours-là il sortit dans la montagne pour prier, et il passait la nuit à. prier Dieu."
Conclusion
:
Nous l'avons dit dans la deuxième Partie, la prière est un exposé fait à Dieu de notre vouloir propre, pour qu'il l'exauce. Donc, s'il n'y avait dans le Christ qu'une seule volonté, la volonté divine, il ne lui conviendrait aucunement de prier, car la volonté divine est par elle-même réalisatrice de ses propres vouloirs, selon le Psaume (135, 6) : "Tout ce que le Seigneur a voulu, il l'a fait." Mais chez le Christ il y a une volonté divine et une volonté humaine ; et la volonté humaine n'est capable de réaliser ce qu'elle veut que grâce à la puissance divine. C'est pourquoi il convient au Christ de prier, en tant qu'homme possédant une volonté humaine.
Solutions
:
1. Le Christ pouvait faire tout ce qu'il voulait en tant que Dieu, mais non en tant qu'homme ; car en tant que tel il n'avait pas la toute-puissance, nous l'avons dit. Et bien qu'il fût à la fois Dieu et homme, il voulut néanmoins présenter la prière à son Père, non pas par impuissance, mais afin de nous instruire. D'abord pour nous montrer qu'il vient du Père. C'est pourquoi il dit lui-même (Jn 11, 42) : "J'ai prié à cause du peuple qui m'entoure, afin qu'ils croient que tu m'as envoyé." Aussi, S. Hilaire écrit-il : "Il n'avait pas besoin de prière, mais il pria à cause de nous, pour que nous n'ignorions pas qu'il est le Fils."
Ensuite il a prié pour nous donner
l'exemple, dit S. Ambroise : "Ne l'écoutez pas avec malveillance, vous
figurant que le Christ demande par faiblesse pour obtenir ce qu'il ne peut
accomplir. Auteur du pouvoir, maître d'obéissance, il nous façonne par son
exemple aux préceptes de la vertu." Et S. Augustin : "Le Seigneur, en
sa forme d'esclave, pouvait, s'il en était besoin, prier silencieusement. Mais
il voulait se faire voir en train de prier son Père, pour rappeler qu'il est
chargé de nous instruire."
2. Parmi les choses que le
Christ savait devoir arriver, il savait que certaines se réaliseraient à sa
prière ; il convenait donc qu'il les demande à Dieu.
3. L'ascension n'est pas
autre chose qu'un mouvement vers le haut. Or on peut parler de mouvement de
deux manières, selon Aristote. D'une manière, il peut s'agir d'un mouvement
proprement dit, qui comporte un passage de la puissance à l'acte, et qui est
l'acte d'un être imparfait. En ce sens, monter se dit de celui qui est en
puissance, mais non en acte, à être en haut. Sous ce rapport, le Damascène
écrit : "Le Christ n'a pas besoin de monter vers Dieu, car il est toujours
uni à Dieu par son être personnel et par sa contemplation bienheureuse."
D'une autre manière, le mouvement peut signifier l'acte d'un être parfait, qui
est déjà en acte ; en ce sens comprendre et sentir sont appelés des mouvements.
Et c'est de cette manière que l'intelligence du Christ monte toujours vers
Dieu, parce qu'elle le contemple toujours comme étant au-dessus d'elle-même.
Objections
:
1. C'est vraisemblable
puisqu'il est dit dans un Psaume (84, 3) mis sur les lèvres du Christ :
"Mon coeur et ma chair ont tressailli vers le Dieu vivant." Donc la
sensualité du Christ a pu monter vers le Dieu vivant en tressaillant, et donc
aussi en le priant.
2. Prier est le fait de
celui qui désire ce qu'il demande. Or le Christ a demandé ce que désirait sa
sensualité lorsqu'il a dit : "Que cette coupe s'éloigne de moi " (Mt
21, 39). Donc la sensualité du Christ a prié.
3. Il est mieux d'être uni à Dieu dans la personne que de monter vers lui par la prière. Mais la sensualité fut assumée par Dieu dans l'unité de la personne, comme toutes les composantes de la nature humaine. A plus forte raison a-t-elle pu monter vers Dieu par la prière.
Cependant : il est écrit (Ph 2, 7) que le Fils de Dieu par la nature qu'il a assumée " a été fait semblable aux hommes". Mais les autres hommes ne prient pas selon leur sensualité. Le Christ n'a donc pas, lui non plus, prié de cette manière.
Conclusion
:
Prier selon la sensualité peut s'entendre en deux sens. En ce sens, tout d'abord, que la prière serait un acte de la sensualité ; en ce sens le Christ n'a pas prié selon la sensualité. Car la sienne était de même nature que la nôtre ; or, en nous, la sensualité ne peut prier pour une double raison. D'abord parce que le mouvement de la sensualité ne peut dépasser le domaine du sensible, et donc monter vers Dieu, ce qui est requis pour la prière. Ensuite, parce que la prière suppose un certain ordre, en tant que l'on désire un bien comme devant être réalisé par Dieu ; et cela, la raison seule peut le faire. C'est pourquoi, nous l'avons dit dans la deuxième Partie la prière est un acte de la raison.
Dans un autre sens, on peut dire que quelqu'un prie selon sa sensualité en ce sens que la raison, dans la prière, expose à Dieu le désir de son appétit sensible. Sous ce rapport, le Christ a prié selon sa sensualité en tant que sa prière se faisait l'avocat de sa sensualité. Et le Christ a agi ainsi pour nous instruire en nous montrant trois choses : 1° qu'il a assumé une véritable nature humaine avec toute son affectivité naturelle ; 2° qu'il est permis à l'homme de vouloir d'une affection naturelle ce que Dieu ne veut pas ; 3° que l'homme doit soumettre sa propre affectivité à la volonté divine. De là ces paroles de S. Augustin : "Le Christ, se comportant en homme, montre la volonté particulière de l'homme, quand il dit : "Que cette coupe s'éloigne de moi." Il y avait là en effet une volonté humaine ayant un objet propre et comme privé. Mais parce qu'il veut être un homme droit et aller à Dieu, il ajoute : "Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux." Comme s'il disait à chacun de nous : Regarde-toi en moi ; car tu peux vouloir personnellement quelque chose, bien que Dieu veuille autrement."
Solutions
:
1. La chair tressaille vers
le Dieu vivant, non par un acte de la chair montant vers Dieu, mais par
rejaillissement du coeur sur la chair, en tant que l'appétit sensible suit le
mouvement de l'appétit rationnel.
2. Bien que la sensualité
ait voulu ce que la raison demandait, le demander dans la prière n'appartient
pas à la sensualité, mais à la raison, nous l'avons dit dans la Réponse.
3. L'union hypostatique se
fait selon l'être personnel, qui se rattache à toutes les composantes de la
nature humaine. Mais l'ascension de la prière se fait par un acte qui ne
convient qu'à la raison. Donc la comparaison ne vaut pas.
Objections
:
1. S. Hilaire écrit :
"Les paroles de sa prière ne lui profitaient pas, mais il parlait au
profit de notre foi." Il apparaît donc ainsi que le Christ n'a pas prié
pour lui-même, mais pour nous.
2. Nul ne prie que pour obtenir ce qu'il désire, car, nous l'avons noté In, la prière est un exposé fait à Dieu de notre vouloir, pour qu'il l'exauce.
Mais le Christ voulait subir sa
passion ; S. Augustin écrit : "L'homme, la plupart du temps, s'attriste
sans le vouloir ; il dort sans le vouloir, sans le vouloir il a faim et soif.
Le Christ au contraire a subi tout cela parce qu'il l'a voulu." Il ne lui
convenait donc pas de prier pour lui-même.
3. S. Cyprien écrit : "Le maître de la paix et de l'unité n'a pas voulu prier en particulier et privément, pour éviter qu'on prie seulement pour soi." Mais le Christ a accompli ce qu'il enseignait : "Jésus commença à agir et à enseigner." Donc le Christ n'a jamais prié pour lui seul.
Cependant : le Seigneur lui-même a dit dans sa prière : "Glorifie ton Fils " (Jn 17, 1).
Conclusion
:
Le Christ a prié pour lui-même d'une double manière. D'abord en exprimant le sentiment de sa sensualité, comme nous l'avons dit plus haut ou de sa volonté considérée comme nature, ainsi lorsqu'il pria pour que s'éloigne la coupe de sa passion. D'une autre manière en exprimant le sentiment de sa volonté délibérée, considérée comme raison, ainsi lorsqu'il demanda la gloire de la résurrection. Et cela était logique. Car, nous l'avons dit le Christ a voulu prier son Père pour nous donner l'exemple de la prière ; et aussi pour montrer que le Père est l'auteur duquel il procède éternellement selon la nature divine, et de qui, selon la nature humaine, il possède tout ce qu'il a de bon. Or, dans sa nature humaine, de même qu'il possédait déjà certains biens venus du Père, de même il en attendait d'autres qu'il lui restait à obtenir. Et c'est pourquoi, pour les biens déjà reçus par sa nature humaine, il rendait grâce au Père qu'il reconnaissait en être l'auteur, comme on le voit clairement dans l'évangile (Mt 26, 17 ; Jn 11, 41). Et c'est encore pour reconnaître le Père comme l'auteur de tout bien qu'il lui demandait par la prière ce qui lui manquait selon sa nature humaine, comme la gloire du corps. En cela aussi le Christ nous donnait l'exemple, afin que nous rendions grâce pour les dons reçus, et que nous demandions par la prière les bienfaits que nous ne possédons pas encore.
Solutions
:
1. S. Hilaire parle de la
prière vocale, qui n'était pas nécessaire au Christ pour lui-même, mais
seulement pour nous. Aussi dit-il expressément : "Les paroles de sa prière
ne lui profitaient pas." En effet si, selon le Psaume (10, 17), " le
Seigneur exauce le désir des pauvres", à bien plus forte raison la volonté
du Christ à elle seule a-t-elle force de prière auprès du Père. Si bien que le
Christ affirmait lui-même (Jn 11, 42) : "je savais que tu m'exauces
toujours, mais j'ai parlé à cause du peuple qui m'entoure, pour qu'ils croient
que tu m'as envoyé."
2. Certes, le Christ
voulait subir toutes les souffrances de sa passion au moment de celle-ci, mais
il voulait, après celle-ci, obtenir la gloire temporelle qu'il ne possédait pas
encore. Et cette gloire il l'attendait du Père comme de son auteur. Et c'est
pourquoi il convenait qu'il la demande.
3. La gloire qu'il
demandait dans sa prière se rattachait aussi au salut des autres hommes, selon
S. Paul (Rm 4, 25) : "Il est ressuscité pour notre justification." La
prière qu'il faisait pour lui-même était d'une certaine façon pour les autres.
Ainsi tout homme qui demande à Dieu un bien pour l'employer au profit des
autres ne prie pas pour lui seul, mais aussi pour les autres.
Objections
:
1. Il semble que non, car
le Christ a demandé l'éloignement de la coupe (Mt 26, 39), qui ne s'est pas
fait.
2. Il a prié pour le pardon
de ceux qui le crucifiaient (Lc 23, 34). Cependant tous n'ont pas eu le pardon
de leur péché, car les Juifs furent punis pour ce péché.
3. Il a prié pour ceux qui
croiraient en lui par la parole des Apôtres, pour que tous soient un et
parviennent à être avec lui. Mais tous n'y parviennent pas.
4. Il est dit dans un Psaume (22, 3) mis sur les lèvres du Christ : "je crierai tout le jour, et tu ne m'exauceras pas."
Cependant : il est écrit (He 5, 7) " Ayant présenté, avec un grand cri et des larmes, des prières et des supplications, il a été exaucé pour sa piété."
Conclusion
:
Nous l'avons dit. la prière est comme l'expression de la volonté humaine. On peut donc dire que la prière de quelqu'un est exaucée quand sa volonté est accomplie. Or, la volonté de l'homme comme tel est une volonté rationnelle, car nous voulons absolument ce que nous voulons par délibération de la raison. Au contraire, ce que nous voulons par un mouvement de sensualité, ou même par un mouvement de notre volonté considérée comme émanant de la nature, nous ne le voulons pas absolument, mais seulement sous cette condition : si la délibération de la raison n'y met aucun obstacle. Il y a là une velléité plutôt qu'une volonté absolue, parce qu'on le voudrait si autre chose ne s'y opposait pas.
Selon sa volonté rationnelle, le Christ n'a rien voulu d'autre que ce qu'il savait être voulu par Dieu. C'est pourquoi toute volonté absolue du Christ, même humaine, fut accomplie, parce que conforme à la volonté de Dieu, et par conséquent toutes ses prières furent exaucées. Car c'est ainsi que les prières des autres hommes sont exaucées selon S. Paul (Rm 8, 27) : "Celui qui sonde les coeurs connaît", c'est-à-dire approuve, " ce que l'Esprit désire", c'est-à-dire ce qu'il fait désirer aux saints, " car selon Dieu", c'est-à-dire conformément à la volonté divine, " il intercède pour les saints".
Solutions
:
1. La demande du Christ : que la coupe passe loin de lui, a été diversement présentée par les Pères. Car S. Hilaire, dit " Il demande que la coupe passe non pour que lui-même l'évite, mais pour qu'elle aboutisse à un autre. Il prie pour ceux qui devront souffrir après lui ; c'est comme s'il disait : De même que cette coupe de la Passion est bue par moi, qu'elle soit bue par eux, sans perdre l'espérance, sans ressentir la douleur, sans craindre la mort."
Ou bien, selon S. Jérôme'." C'est expressément qu'il dit : "Cette coupe", c'est-à-dire celle du peuple des Juifs qui ne peuvent avoir l'excuse de l'ignorance, s'ils me mettent à mort, car ils ont la Loi et les Prophètes qui me prophétisent chaque jour."
Ou bien, selon Denys d'Alexandrie : "Le Christ dit : "Éloigne de moi cette coupe". Cela ne signifie pas : qu'elle ne s'approche pas de moi, car si elle ne s'est pas approchée, elle ne peut pas être éloignée. Mais, de même que ce qui passe seulement ne touche pas et ne demeure pas, ainsi le Sauveur demande que l'épreuve qui l'assaille légèrement soit repoussée."
Mais S. Ambroise Origène et Chrysostome disent qu'il fit cette demande comme un homme qui repousse la mort par sa volonté de nature.
Ainsi donc, si l'on comprend avec S. Hilaire qu'il demanda ainsi que les autres martyrs deviennent les imitateurs de sa passion ; ou qu'il demanda de ne pas être bouleversé par la crainte de boire la coupe ; ou de ne pas être retenu par la mort, on peut dire que sa prière fut entièrement exaucée.
Mais si l'on comprend qu'il a
demandé de ne pas boire la coupe de la mort et de la Passion, ou de ne pas la
recevoir des Juifs, ce qu'il demandait ne s'est pas réalisé parce que la raison
qui présentait cette demande ne voulait pas son accomplissement. Mais il
voulait, pour nous instruire, nous faire connaître sa volonté de nature et le
mouvement de sensualité qu'il avait comme homme.
2. Le Seigneur n'a pas prié
pour tous ceux qui le crucifiaient, ni pour tous ceux qui croiraient en lui,
mais seulement pour ceux qui étaient prédestinés à obtenir par lui la vie
éternelles.
3. Cela répond également à
la troisième objection.
4. Lorsqu'il dit : "Je crierai et tu n'exauceras pas", il faut le comprendre du désir de sa sensualité, qui fuyait la mort. Il est cependant exaucé quant au désir de sa raison.
1. Convient-il au Christ
d'être prêtre ? - 2. La victime de ce sacerdoce. - 3. L'effet de ce sacerdoce.
- 4. Cet effet le concerne-t-il, ou seulement les autres hommes ? - 5.
L'éternité de ce sacerdoce - 6. Le Christ doit-il être appelé prêtre à la
manière de Melchisédech ?
Objections
:
1. Il ne semble pas,
car le prêtre est inférieur à l'ange, selon Zacharie (3, 1) : "Dieu m'a
montré un grand prêtre se tenant devant l'ange du Seigneur." Or le Christ
est supérieur aux anges selon l'épître aux Hébreux (1, 4) : "Il est
d'autant supérieur aux anges qu'il possède par héritage un nom bien plus grand
que les leurs." Il ne convient donc pas au Christ d'être prêtre.
2. Les événements de
l'Ancien Testament préfigurent le Christ, selon S. Paul (Col 2, 17) :
"Tout cela n'est que l'ombre des choses à venir..." Mais le Christ
n'a pas tiré son origine humaine des prêtres de l'ancienne loi, car l'Apôtre
écrit (He 7, 14) " Il est manifeste que notre Seigneur est issu de Juda,
tribu dont Moïse ne dit rien quand il parle des prêtres."
3. Dans l'ancienne loi, qui préfigure le Christ, le même homme ne fut pas législateur et prêtre. C'est pourquoi le Seigneur dit à Moïse (Ex 28, 1) : "Prends Aaron, ton frère, pour qu'il soit prêtre à mon service." Or le Christ est le législateur de la loi nouvelle selon Jérémie (31, 3) : "je mettrai une loi dans leur coeur." Donc il ne convenait pas au Christ d'être prêtre.
Cependant : il y a l'affirmation de l'épître aux Hébreux : "Nous avons un grand prêtre qui a pénétré dans les cieux : Jésus, le Fils de Dieu."
Conclusion
:
L'office propre du prêtre est d'être médiateur entre Dieu et le peuple en tant qu'il transmet au peuple les biens divins, d'où son nom de sacer-dos, c'est-à-dire sacra dans : "qui donne les choses saintes " ; selon Malachie (2, 7) : "C'est de sa bouche qu'on attend l'enseignement." De plus, le prêtre est médiateur en tant qu'il offre à Dieu les prières du peuple et satisfait à Dieu en quelque manière pour les péchés ; de là cette parole (He 5, 1) : "Tout grand prêtre, pris d'entre les hommes, est établi en faveur des hommes dans ce qui a rapport à Dieu, afin d'offrir des oblations et des sacrifices pour les péchés." Or cela convient parfaitement au Christ. Par lui en effet, les dons de Dieu sont transmis aux hommes, selon S. Pierre (2 P 1, 4) : "Par lui nous avons été mis en possession de grandes et précieuses promesses, afin de devenir ainsi participants de la nature divine." De même le Christ a réconcilié avec Dieu le genre humain, comme il est écrit aux Colossiens (1, 19) : "Il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la Plénitude, et par lui de tout se réconcilier." Il convient donc souverainement au Christ d'être prêtre.
Solutions
:
1. La puissance
hiérarchique convient aux anges, en tant qu'ils sont eux-mêmes intermédiaires
entre Dieu et l'homme, comme l'enseigne Denys ; c'est pourquoi le prêtre, parce
qu'il est lui aussi intermédiaire entre Dieu et le peuple, reçoit le nom d'ange
selon Malachie : "Il est l'ange du Seigneur de l'univers." Or le
Christ fut supérieur aux anges, non seulement sous le rapport de sa divinité,
mais même sous le rapport de son humanité, car il possède la plénitude de grâce
et de gloire. Il avait donc de façon beaucoup plus excellente que les anges la
puissance hiérarchique ou sacerdotale ; à tel point que les anges eux-mêmes
furent les ministres de son sacerdoce, comme dit S. Matthieu (4, 11) :
"Des anges s'approchèrent et le servaient." Pourtant, sous le rapport
de la possibilité, il fut abaissé un moment au-dessous des anges (He 2, 9). Et
en cela il fut semblable aux hommes voyageurs constitués dans le sacerdoce.
2. Selon S. Jean Damascène
" la similitude absolue constitue une identité, non une exemplarité".
Et puisque le sacerdoce de l'ancienne loi n'était que la figure de celui du
Christ, le Christ n'a pas voulu naître de la race des prêtres préfiguratifs,
afin de montrer que son sacerdoce n'était pas identique à l'ancien, mais en
différait comme la vérité de sa préfiguration.
3. Comme nous l'avons déjà
dit les autres hommes possèdent certaines grâces particulières, mais le Christ,
tête de tous les hommes, a reçu en perfection toutes les grâces. C'est
pourquoi, en ce qui regarde les autres hommes, l'un est législateur, l'autre
prêtre, l'autre roi ; chez le Christ au contraire, tout cela se rejoint, comme
chez celui qui est la source de toutes les grâces. Aussi lisons-nous dans Isaïe
(33,22) : "Le Seigneur est notre juge, le Seigneur est notre législateur,
notre roi ; il viendra et nous sauvera."
Objections
:
1. Il appartient au prêtre
de tuer la victime. Mais le Christ ne s'est pas tué. Donc il n'a pas été à la
fois prêtre et victime.
2. Le sacerdoce du Christ
ressemble davantage à celui des juifs, qui fut constitué par Dieu, qu'à celui
des païens qui rendaient un culte aux démons. Or, dans la loi ancienne on
n'offrait jamais un homme en sacrifice ; c'est ce que l'Écriture reproche le
plus aux païens (Ps 106, 38) : "Ils ont répandu le sang innocent, le sang
de leurs fils et de leurs filles, en les immolant aux idoles de Canaan."
Donc, dans le sacerdoce du Christ, le Christ homme ne devait pas être victime.
3. Toute victime, du fait qu'on l'offre à Dieu, lui est consacrée. Mais l'humanité du Christ fut consacrée et unie à Dieu dès le principe. On ne peut donc pas dire que le Christ, en tant qu'homme, fut victime.
Cependant : il y a cette parole de l'Apôtre (Ep 5, 2) : "Le Christ nous a aimés et s'est livré pour nous en oblation et en victime d'agréable odeur."
Conclusion
:
S. Augustin écrit : "Tout sacrifice visible est le sacrement ou signe sacré d'un sacrifice invisible." Or le sacrifice invisible consiste pour l'homme à offrir son esprit à Dieu, selon le Psaume (51, 19) : "Le sacrifice à Dieu, c'est un esprit broyé." C'est pourquoi tout ce qui est offert à Dieu en vue de porter l'esprit de l'homme vers Dieu, peut être appelé sacrifice.
L'homme a donc besoin du sacrifice pour trois motifs. 1° Pour la rémission du péché qui le détourne de Dieu ; c'est pourquoi l'Apôtre dit (He 5, 1) qu'il appartient au prêtre " d'offrir des dons et des sacrifices pour les péchés". 2° Pour que l'homme se maintienne dans l'état de grâce et d'union à Dieu en qui se trouvent sa paix et son salut. De là, dans l'ancienne loi, l'immolation de la victime pacifique pour le salut de ceux qui l'offraient, prescrit par le Lévitique (chap. 3).
3° Pour que l'esprit de l'homme soit parfaitement uni à Dieu, ce qui se réalisera dans la gloire. C'est pourquoi, dans l'ancienne loi, on offrait l'holocauste où tout était brûlé, comme dit encore le Lévitique (chap. 1).
Or tous ces bienfaits nous sont venus à travers l'humanité du Christ. Par elle, en effet, nos péchés ont été effacés, selon l'épître aux Romains (4, 25) : "Il s'est livré pour nos péchés." Par le Christ encore nous recevons la grâce qui nous sauve, comme dit l'épître aux Hébreux (5, 9) : "Il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent principe de salut éternel." Par lui enfin nous obtenons la perfection de la gloire, car, dit l'épître aux Hébreux (10, 19) : "Voici que nous possédons, par le sang de Jésus, l'accès assuré dans le sanctuaire", c'est-à-dire dans la gloire céleste. Le Christ, en tant qu'homme, fut donc non seulement prêtre, mais victime parfaite, étant à la fois victime pour le péché, victime pacifique, et holocauste.
Solutions
:
1. Le Christ ne s'est pas
tué lui-même, mais il s'est livré volontairement à la mort, selon Isaïe (53, 7)
: "Il s'est offert parce qu'il l'a voulu." Il s'est donc offert
lui-même.
2. La mort du Christ homme
peut se référer à une double volonté. La volonté de ceux qui l'ont tué, et sous
ce rapport le Christ n'a pas eu raison de victime ; ses bourreaux n'ont pas
offert une victime à Dieu, mais ont péché gravement. En ce sens, ils étaient
semblables aux païens qui, dans leurs sacrifices, immolaient des hommes aux
idoles. La mort du Christ peut aussi être considérée par référence à la volonté
du patient qui volontairement s'est offert à la souffrance. A ce point de vue,
le Christ a raison de victime, et son sacrifice n'a aucun rapport avec celui
des païens.
3. La sanctification, dès
le commencement, de l'humanité du Christ, n'empêche pas que sa nature humaine
elle-même, lorsqu'elle fut offerte à Dieu dans la Passion, ait été sanctifiée
d'une manière nouvelle, comme une victime effectivement présentée à Dieu. Elle
acquit alors une sanctification effective de victime, à partir de la charité
antécédente et de la grâce d'union qui le sanctifiait de façon absolue.
Objections
:
1. Il appartient à Dieu
seul d'effacer les péchés, selon Isaïe (43, 25) : "C'est moi seul qui
efface les iniquités pour l'amour de moi." Or ce n'est pas en tant qu'il
est Dieu, que le Christ est prêtre, mais en tant qu'il est homme. Son sacerdoce
ne produit donc pas l'expiation des péchés.
2. L'Apôtre écrit (He 10,
1) que les sacrifices de l'ancienne loi " ne purent rendre parfaits ceux
qui y prenaient part ; autrement on aurait cessé de les offrir parce que,
purifiés une bonne fois, ceux qui rendaient ce culte n'auraient plus eu aucune
conscience de leurs péchés, alors qu'au contraire on renouvelait chaque année,
par ces sacrifices, le souvenir des péchés." Or, de même, sous le
sacerdoce du Christ, on rappelle le souvenir des péchés, quand on dit :
"Pardonnez-nous nos offenses." On offre aussi continuellement dans
l'Église le sacrifice ; de là cette prière : "Donnez-nous aujourd'hui
notre pain quotidien." Donc, par le sacerdoce du Christ, nos péchés ne
sont pas expiés.
3. Dans l'ancienne loi, on immolait un bouc pour le péché du prince, une chèvre pour le péché d'un membre du peuple, un jeune taureau pour le péché d'un prêtre (Lv 4, 3. 23. 28). Or, le Christ n'est comparé à aucun de ces animaux, mais à l'agneau, selon Jérémie (11, 19) : "je suis comme un agneau confiant qu'on mène à l'abattoir." Il semble donc que le sacerdoce du Christ ne soit pas capable d'expier les péchés.
Cependant : l'Apôtre écrit (He 9, 14) " Le sang du Christ qui, par l'Esprit Saint s'est offert lui-même sans tache à Dieu, purifiera nos consciences des oeuvres mortes pour servir le Dieu vivant." Or les oeuvres mortes sont les péchés. C'est donc que le sacerdoce du Christ a la puissance de purifier les péchés.
Conclusion
:
Deux choses sont nécessaires à la purification parfaite des péchés, en tant qu'il y a deux éléments à considérer dans le péché : la tache de la faute et l'obligation à la peine. La tache de la faute est enlevée par la grâce qui tourne le coeur du pécheur vers Dieu ; l'obligation à la peine disparaît du fait que l'homme satisfait à Dieu. Or ces deux effets sont réalisés par le sacerdoce du Christ. Par la vertu de ce sacerdoce la grâce nous est donnée et nos coeurs sont tournés vers Dieu, selon l'épître aux Romains (3, 24) : "Tous sont justifiés gratuitement par sa grâce, en vertu de la rédemption qui est dans le Christ Jésus, que Dieu a établi d'avance comme moyen de propitiation par la foi en son sang." De plus, le Christ a pleinement satisfait pour nous, car " il s'est chargé de nos infirmités et il a porté nos douleurs " (Is 53, 4). Il est donc bien évident que le sacerdoce du Christ a pleine puissance pour expier les péchés.
Solutions
:
1. Bien que le Christ ne
soit pas prêtre en tant que Dieu, mais en tant qu'homme, c'est la même et
unique personne qui est à la fois prêtre et Dieu. C'est pourquoi nous lisons
dans les actes du concile d'Éphèse : "Si quelqu'un dit que notre Pontife
et Apôtre n'est pas le Verbe de Dieu quand il s'est fait chair, et homme comme
nous, mais un autre distinct de lui et fils de la femme... qu'il soit
anathème." Aussi, en tant que son humanité agissait en vertu de sa
divinité, son sacrifice était parfaitement efficace pour effacer les péchés. De
là cette parole de S. Augustin : "Quatre choses sont à considérer dans le
sacrifice : à qui il est offert, par qui il est offert, ce qui est offert et
ceux pour qui il est offert. Or l'unique et véritable médiateur, en nous
réconciliant avec Dieu par un sacrifice de paix, demeurait un avec celui à qui
il offrait, unifiait en lui ceux pour lesquels il offrait, réalisait enfin
l'unité entre l'offrant et la victime offerte."
2. Si dans la loi nouvelle nous rappelons le souvenir des péchés, ce n'est pas à cause de l'inefficacité du sacerdoce du Christ, ou de son insuffisance à expier les péchés ; mais c'est à cause de ceux qui ne veulent pas participer à son sacrifice, tels les infidèles pour lesquels nous prions afin qu'ils se convertissent de leurs péchés ; c'est encore à cause de ceux qui, après avoir participé au sacrifice du Christ, s'en écartent en tombant dans le péché.
Quant au sacrifice quotidien qui
est offert dans l'Église, il n'est pas un sacrifice différent de celui du
Christ, mais il en est la communication. C'est pourquoi S. Augustin écrit :
"Le Christ est le prêtre qui offre, et il est lui-même l'oblation ; et de
cette offrande et de cette oblation, il a voulu que le sacrifice de l'Église
soit le sacrement quotidien."
3. Ainsi que le remarque
Origène h, bien que dans l'ancienne loi divers animaux fussent offerts en
sacrifice, cependant le sacrifice quotidien, offert matin et soir, consistait
en un agneau, comme disent les Nombres (28, 8). Par là était signifié que
l'oblation du véritable agneau, c'est-à-dire du Christ, devait consommer tous
les autres sacrifices, selon cette parole en S. Jean (1, 29) : "Voici
l'Agneau de Dieu, qui enlève les péchés du monde."
Objections
:
1. Il appartient à l'office
du prêtre de prier pour le peuple, car il est écrit (2 M 1, 23) : "Les
prêtres faisaient la prière pendant que se consumait le sacrifice." Or
Christ n'a pas seulement prié pour les autres, mais aussi pour lui-même, comme
nous l'avons déjà dit et comme il est dit expressément dans l'épître aux
Hébreux (5, 7) : "Durant sa vie mortelle, avec de grands cris et des
larmes, il adressa des prières et des supplications à celui qui pouvait le
sauver de la mort." C'est donc que son sacerdoce a eu effet non seulement
pour les autres, mais aussi pour lui.
2. Le Christ s'est offert
lui-même en sacrifice dans sa passion. Mais, par sa passion, il n'ai pas
seulement mérité pour les autres, mais aussi pour lui-même, comme nous l'avons
remarqués Sort sacerdoce a donc produit son effet non seulement pour les
autres, mais aussi pour lui-même.
3. Le sacerdoce de l'ancienne loi fut la figure du sacerdoce du Christ. Or le prêtre de l'ancienne loi n'offrait pas seulement le sacrifice pour les autres, mais aussi pour lui. Nous lisons en effet dans le Lévitique(16,17) : "Le grand prêtre était dans le sanctuaire afin de prier pour lui, pour sa maison et pour toute l'assemblée des fils d’Israël." Le sacerdoce du Christ ne profite donc pas seulement aux autres, mais au Christ
Cependant : nous lisons dans les actes du concile d'Éphèse : "Si quelqu'un dit que le Christ a offert son oblation pour lui, et non pas seulement pour nous (car celui qui n'a pas péché n'a pas besoin de sacrifice), qu'il soit anathème."
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, le prêtre est constitué intermédiaire entre Dieu et le peuple. Or, celui qui ne peut accéder à Dieu par lui-même a besoin d'un intermédiaire pour aller à Dieu. Ce qui ne s'applique évidemment pas au Christ ; l'Apôtre écrit en effet (He 7, 25) " Il a accès par lui-même auprès de Dieu, et il est toujours vivant pour intercéder en notre faveur." Il ne convient donc pas au Christ de recevoir l'effet de son sacerdoce, mais plutôt de le communiquer aux autres. Dans un ordre donné, l'agent premier exerce une influence qu'il ne reçoit pas : le soleil éclaire, mais il n'est pas éclairé ; le feu chauffe, mais il n'est pas chauffé. Or le Christ est la source de tout le sacerdoce, car le prêtre de l'ancienne loi était la figure du Christ ; et le prêtre de la loi nouvelle agit en sa personne, selon S. Paul (2 Co 2, 10) : "Ce que j'ai pardonné, si vraiment j'ai pardonné quelque chose, par considération pour vous, je l'ai fait en la personne du Christ." Il ne convient donc pas que le Christ reçoive l'effet de son sacerdoce.
Solutions
:
1. La prière, bien qu'elle convienne aux prêtres, n'est cependant pas leur office propre ; il appartient à quiconque de prier pour soi et pour les autres, selon cette parole de S. Jacques (5, 16) : "Priez les uns pour les autres afin d'être sauvés." On pourrait donc dire que la prière du Christ pour lui-même n'était pas un acte de son sacerdoce.
Mais cette réponse semble exclue
par l'enseignement de l'Apôtres quand il dit (He 5, 6) : "Tu es prêtre
pour l'éternité à la manière de Melchisédech", et il ajoute : "Durant
sa vie mortelle, le Christ adressa des prières, " etc. Il semble donc que
la prière du Christ appartienne à son sacerdoce. C'est pourquoi il faut dire
que les autres prêtres bénéficient de l'effet de leur sacerdoce, non en tant
que prêtres, mais en tant que pécheurs, comme nous allons le dire. Le Christ au
contraire, absolument parlant, n'eut pas de péché ; il eut seulement " une
chair semblable à celle du péché", selon l'épître aux Romains (8, 3). On
ne doit donc pas soutenir que le Christ bénéficia, absolument parlant, de
l'effet de son sacerdoce, mais seulement sous un certain rapport, à savoir au point
de vue de la possibilité de la chair : de là précisément cette parole (He 5, 7)
" Dieu pouvait le sauver de la mort."
2. Dans l'oblation du
sacrifice par n'importe quel prêtre, on peut considérer deux éléments : le
sacrifice offert, en lui-même ; la dévotion de l'offrant. Or l'effet propre du
sacerdoce est ce qui découle du sacrifice en lui-même. Et le Christ a obtenu
par sa passion la gloire de sa résurrection, non en vertu du sacrifice, offert
par mode de satisfaction, mais en vertu de la dévotion qui lui a fait supporter
humblement sa passion par charité.
3. La préfiguration ne peut
égaler la vérité. Aussi le prêtre de la loi ancienne préfigurative ne pouvait
atteindre à une perfection telle qu'il n'eût pas besoin de sacrifice
satisfactoire. Mais le Christ n'en avait pas besoin. Aussi la comparaison
est-elle impossible. Et c'est ce que dit l'Apôtre (He 7, 28) : "La loi
établit comme grands prêtres des hommes sujets à la faiblesse ; mais la parole
du serment - postérieur à la loi - établit le Fils rendu parfait pour
l'éternité."
Objections
:
1. Nous l'avons dit, les
pécheurs seuls ont besoin de participer aux effets du sacerdoce, car leurs
fautes sont expiées par le sacrifice du prêtre. Mais ce ne sera pas éternel,
car les saints ne connaîtront plus de défaillances, selon Isaïe (60, 11) :
"Ton peuple ne comprendra que les justes " ; quant à la faiblesse des
pécheurs, elle ne pourra pas être pardonnée, car en enfer, il n'y a pas de
rédemption. Le sacerdoce du Christ n'est donc pas éternel.
2. Le sacerdoce du Christ
s'est surtout manifesté dans sa passion et dans sa mort, lorsque le Christ
" par son propre sang pénétra dans le sanctuaire", dit l'épître aux
Hébreux (9, 12). Mais la passion et la mort du Christ ne sont pas éternelles,
car, selon l'épître aux Romains (6, 9), " le Christ ressuscité ne meurt
plus". Son sacerdoce n'est donc pas éternel.
3. Le Christ est prêtre, non pas en tant que Dieu, mais en tant qu'homme. Or le Christ n'a pas toujours été homme, par exemple pendant son séjour au tombeau. Son sacerdoce n'est donc pas éternel.
Cependant : il est écrit dans le Psaume (110, 4) " Tu es prêtre pour l'éternité."
Conclusion
:
Dans l'office du prêtre on peut considérer deux choses : l'oblation du sacrifice, et la consommation de celui-ci. Elle consiste en ce que ceux pour lesquels le sacrifice est offert obtiennent la fin poursuivie. Or, la fin du sacrifice offert par le Christ, ce ne sont pas les biens temporels, mais les biens éternels qu'il nous a acquis par sa mort ; de là cette parole de l'épître aux Hébreux (9, 11) : "Le Christ est le grand prêtre des biens à venir." Sous ce rapport, son sacerdoce est éternel. Cette consommation du sacrifice du Christ était préfigurée par ce fait que le prêtre de l'ancienne loi entrait une fois par an dans le Saint des saints, selon le Lévitique (16, 11), avec le sang des boucs et des taureaux, lesquels n'étaient pas immolés au sanctuaire, mais en dehors. Pareillement, le Christ est entré dans le sanctuaire, c'est-à-dire le ciel, et il nous a frayé la voie pour que nous entrions par la vertu de son sang, qu'il a répandu sur la terre pour nous.
Solutions
:
1. Les saints qui seront
dans la patrie n'auront pas besoin d'expiation ultérieure par le sacerdoce du
Christ, mais, pardonnés, ils auront besoin d'être portés à la perfection par le
Christ, dont leur gloire dépend ce qui a fait écrire dans l'Apocalypse (21, 23)
" La gloire de Dieu l'illumine (la cité des saints) et l'Agneau est son
flambeau."
2. Bien que la passion et
la mort n'aient pas été renouvelées, cependant la vertu d'une telle victime,
offerte une seule fois, demeure éternellement.
3. Cela répond à la troisième objection car, dit l'épître aux Hébreux (10, 14) : "Par une oblation unique, il a rendu parfaits pour toujours ceux qui sont sanctifiés."
L'unité de cette oblation était
préfigurée dans l'ancienne loi par ce fait que le grand prêtre entrait dans le
sanctuaire une seule fois par an, pour l'oblation solennelle du sang, comme il
est prescrit par le Lévitique (16, 11). Mais la figure était inférieure à la
réalité en ce qu'une telle victime n'avait pas une vertu perpétuelle, et qu'il
fallait renouveler le sacrifice chaque année.
Objections
:
1. Le Christ, comme prêtre
principal, est la source de tout sacerdoce. Or ce qui est principal ne peut
suivre l'acte d'autrui, c'est aux autres de suivre le sien. Donc le Christ ne
doit pas être appelé prêtre selon l'ordre de Melchisédech.
2. Le sacerdoce de
l'ancienne loi est plus proche de celui du Christ que le sacerdoce antérieur à
la loi. Or les sacrements signifiaient d'autant plus expressément le Christ
qu'ils étaient plus proches de lui, ainsi que nous l'avons montré dans la deuxième
Partie. Donc le sacerdoce du Christ doit être nommé d'après le sacerdoce de la
loi plutôt que d'après le sacerdoce de Melchisédech, antérieur à la loi.
3. Il est écrit (He 7, 2) : Melchisédech " veut dire : "roi de la paix". Sans père, sans mère, sans généalogie, dont les jours n'ont pas de commencement et dont la vie n'a pas de fin". Tout cela convient uniquement au Fils de Dieu. Le Christ ne doit donc pas être appelé prêtre selon l'ordre de Melchisédech, comme de quelqu'un d'autre, mais selon un ordre qui est propre à lui-même.
Cependant : il est écrit dans le Psaume (110, 4) : "Tu es prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech."
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, le sacerdoce légal fut la préfiguration du sacerdoce du Christ, non certes en égalant la vérité, mais d'une manière très inférieure : et parce que le sacerdoce légal ne purifiait pas les péchés, et parce qu'il n'était pas éternel comme celui du Christ. Or, cette supériorité du sacerdoce du Christ sur le sacerdoce lévitique fut préfigurée dans le sacerdoce de Melchisédech, lequel perçut la dîme sur Abraham, et en celui-ci sur le sacerdoce lévitique qui devait descendre de lui. Aussi dit-on que le sacerdoce du Christ est " selon l'ordre de Melchisédech", à cause de la supériorité du sacerdoce véritable sur le sacerdoce légal, qui n'était que préfiguratif.
Solutions
:
1. Cette façon de parler ne
comprend pas Melchisédech comme étant le prêtre principal, mais comme
préfigurant la supériorité du sacerdoce du Christ sur le sacerdoce lévitique.
2. Dans le sacerdoce du
Christ on peut distinguer son oblation et sa participation. Quant à l'oblation
elle-même, le sacerdoce du Christ était préfiguré plus expressément par le
sacerdoce légal, qui répandait le sang, que par le sacerdoce de Melchisédech,
où le sang n'est pas répandu. Mais quant à la participation à ce sacrifice et à
son effet, à quoi on mesure surtout la supériorité du sacerdoce du Christ sur
le sacerdoce légal, elle était plus expressément préfigurée par le sacerdoce de
Melchisédech qui offrait du pain et du vin lesquels, pour S. Augustin
symbolisent l'unité de l'Église, que constitue la participation au sacrifice du
Christ. Et c'est pourquoi, dans la loi nouvelle, le véritable sacrifice du
Christ est communiqué aux fidèles sous les espèces du pain et du vin.
3. Si l'on dit que Melchisédech est " sans père, sans mère et sans génération", que " ses jours n'ont pas de commencement ni de fin", ce n'est pas parce qu'il n'en avait pas, mais parce que la Sainte Écriture n'en parle pas. Et par cela même, comme l'Apôtre le dit au même endroit, " il est assimilé au Fils de Dieu " qui sur terre est sans père, et au ciel sans mère et sans généalogie, selon Isaïe (53,8) : "Qui racontera sa génération ? " Et selon sa divinité il n'a ni commencement ni fin de ses jours.
Il faut maintenant étudier si
l'adoption convient au Christ.
1. Convient-il à Dieu
d'adopter des fils ? - 2. Cela convient-il à toute la Trinité ? - 3. Être
adoptés comme fils de Dieu est-il propre aux hommes ? - 4. Le Christ peut-il
être appelé fils adoptif ?
Objections
:
1. Juridiquement, on ne
peut adopter que des personnes étrangères. Mais aucune personne n'est étrangère
à Dieu, puisqu'il est le créateur de toutes. Il ne convient donc pas à Dieu
d'adopter.
2. L'adoption semble être
introduite pour remédier au défaut de filiation naturelle. Mais en Dieu, il y a
une filiation naturelle, ainsi que nous l'avons montré dans la première Partie.
L'adoption ne convient donc pas à Dieu.
3. On est adopté pour succéder à l'adoptant dans la possession de l'héritage. Mais on ne peut succéder à Dieu qui ne meurt pas. Dieu n'a donc pas à adopter des fils.
Cependant : il est écrit (Ep 1, 5) " Il nous a prédestinés à être fils adoptifs de Dieu." Or la prédestination divine ne saurait être sans effet. C'est donc que Dieu adopte certains hommes comme fils.
Conclusion
:
Un homme en adopte un autre comme fils, lorsque par bonté il l'admet à la participation de son héritage. Or Dieu est l'infinie bonté ; en vertu de cette bonté, il appelle les créatures à la participation de ses biens, et spécialement les créatures rationnelles qui, créées à l'image de Dieu, sont capables de la béatitude divine. Celle-ci consiste en la jouissance de Dieu, par laquelle Dieu lui-même est bienheureux et riche par lui-même en tant qu'il jouit de lui-même. En effet, on parle de l'héritage d'un homme lorsqu'il est riche. Et c'est pourquoi quand Dieu par bonté admet des hommes à hériter sa béatitude, on dit qu'il les adopte.
Mais l'adoption divine est supérieure à l'adoption humaine, car Dieu, en adoptant un homme, le rend capable, par le don de sa grâce, de recevoir l'héritage céleste ; tandis que l'homme ne crée pas d'aptitude chez celui qu'il adopte, mais plutôt il choisit de l'adopter à cause de son aptitude.
Solutions
:
1. L'homme, considéré dans
sa nature, n'est pas étranger à Dieu quant aux biens naturels qu'il reçoit,
mais lui est étranger quant aux biens de la grâce et de la gloire ; et c'est
ainsi qu'il est adopté.
2. L'homme agit pour
suppléer à son indigence ; mais Dieu agit pour communiquer l'abondance de sa
perfection. C'est pourquoi, de même que, par l'acte créateur, la bonté divine
est communiquée à toutes les créatures, de même, par l'acte d'adoption, une
ressemblance de la filiation naturelle est communiquée aux hommes, selon
l'épître aux Romains (8, 29) - " Ceux qu'il a distingués d'avance pour
être conformes à l'image de son Fils."
3. Les biens spirituels peuvent être possédés par plusieurs à la fois, mais non les biens corporels. C'est pourquoi l'héritage corporel ne peut être perçu par le successeur qu'à la mort du propriétaire. L'héritage spirituel au contraire est possédé intégralement par tous sans aucun détriment pour le Père toujours vivant.
On pourrait cependant parler du
décès de Dieu, en ce sens qu'il cesse d'être en nous par la foi, pour commencer
d'exister en nous par, la vision, comme dit la Glose sur ce texte (Rm 8, 17) :
"Fils, et donc héritiers."
Objections
:
1. L'adoption est appliquée
à Dieu par analogie avec ce qui se passe chez l'homme. Or, chez l'homme,
celui-là seul peut adopter qui peut engendrer, ce qui, chez Dieu, ne convient
qu'au Père. Donc, seul Dieu le Père peut adopter.
2. Par l'adoption les
hommes deviennent frères du Christ, selon S. Paul (Rm 8, 29) : "Pour qu'il
soit le premier-né d'une multitude, de frères." Or on appelle frères ceux
qui sont nés du même père, ce qui fait dire au Seigneur (Jn 20, 17) : "je
monte vers mon Père et votre Père." Seul, le Père du Christ peut donc
avoir des fils adoptifs.
3. On lit dans l'épître aux Galates (4,4) : "Dieu envoya son Fils pour que nous recevions l'adoption. Parce que vous êtes fils de Dieu, Dieu a envoyé dans vos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie - "Abba, Père"." Donc, celui-là seul peut adopter qui possède le Fils et le Saint-Esprit ; mais cela n'appartient qu'à la personne du Père, c'est donc à elle seule qu'il revient d'adopter des fils.
Cependant : nous adopter comme fils appartient à celui que nous pouvons appeler Père, selon l'épître aux Romains (8, 15) : "Vous avez reçu un esprit d'adoption dans lequel nous crions : "Abba, Père"." Mais, lorsque nous disons, " Notre Père " cela s'adresse à toute la Trinité, de même que les autres noms attribués à Dieu par relation à la créature, nous l'avons montré dans la première Partie. Donc adopter convient à la Trinité tout entière.
Conclusion
:
Il y a cette différence entre le fils adoptif de Dieu et son Fils par nature que celui-ci est " engendré, non fait", tandis que le fils adoptif est fait tel, selon S. Jean (1, 12) : "Il leur a donné le pouvoir d'être faits fils de Dieu." Pourtant on dit parfois que le fils adoptif est engendré, à cause de sa régénération spirituelle, qui vient de la grâce non de la nature, ainsi que dit S. Jacques (1, 8) : "Il a voulu nous engendrer par la parole de vérité." Bien que la génération en Dieu soit propre à la personne du Père, cependant toute production d'un effet quelconque chez les créatures est commune à toute la Trinité, en raison de son unité de nature, parce que là où il y a unité de nature il y a unité de puissance et d'opération. D'où cette parole du Seigneur (Jn 5, 19) : "Tout ce que fait le Père, le Fils le fait également." Aussi est-ce à toute la Trinité qu'il convient d'adopter des hommes pour en faire des fils de Dieu.
Solutions
:
1. Toutes les personnes
humaines ne forment pas une seule nature individuelle, ce qu'il faudrait pour
produire une seule opération ou un seul effet, comme il arrive en Dieu. Sur ce
point on ne peut admettre une analogie entre les deux cas.
2. Par l'adoption nous
devenons frères du Christ, ayant un même Père avec lui ; mais, il est de
manière différente le Père du Christ et notre Père. C'est pourquoi notre
Seigneur disait clairement (Jn 20, 17) : "Mon Père " et séparément :
"Votre Père". Car il est le Père du Christ par génération de nature ;
et il est notre Père en agissant par sa volonté, ce qui lui est commun avec le
Fils et le Saint-Esprit. C'est pourquoi le Christ n'est pas, comme nous, fils
de toute la Trinité.
3. Nous l'avons dit la
filiation adoptive est une image de la filiation éternelle, comme tout ce qui a
été créé dans le temps est une image des réalités éternelles. Or, l'homme est
assimilé à la splendeur du Fils éternel par la lumière de la grâce que l'on
attribue au Saint-Esprit. En sorte que l'adoption, bien qu'elle soit commune à
toute la Trinité, est appropriée au Père comme à son auteur, au Fils comme à
son exemplaire, au Saint-Esprit comme à ce qui imprime en nous l'image de cet
exemplaire.
Objections
:
1. Dieu n'est appelé Père
de la créature rationnelle que du fait de l'adoption. Mais on le nomme aussi
Père de la créature irrationnelle, selon Job (28, 28) : "Qui est père de
la pluie ? Qui engendre les gouttes de rosée ? " Il n'appartient donc pas
en propre à la créature rationnelle d'être adoptée.
2. On est appelé fils de
Dieu à cause de l'adoption. Or ce titre de fils de Dieu semble être réservé,
dans l'Écriture, aux anges, ainsi qu'il est écrit dans Job (1, 6) : "Il
arriva un jour que les fils de Dieu étaient venus se présenter devant le
Seigneur." Ce n'est donc pas le fait de toute créature rationnelle d'être
adoptée.
3. Ce qui est propre à une nature convient à tous ceux qui la possèdent ; ainsi la faculté de rire convient à tous les hommes. Mais être adopté ne convient pas à toute nature rationnelle ; cela ne lui appartient donc pas en propre.
Cependant : il est écrit (Rm 8, 17) que les fils adoptés sont " héritiers de Dieu". Or un tel héritage convient à la seule créature rationnelle. Être adopté lui revient donc en propre.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, la filiation adoptive est une image de la filiation naturelle. Or le Fils de Dieu, par nature, procède du Père comme Verbe intellectuel, demeurant un avec lui. L'assimilation à ce Verbe peut se faire de trois manières. Tout d'abord au point de vue de la forme et non de l'intellectualité. C'est ainsi que la forme extérieure de la maison est assimilée au verbe mental de l'architecte, sans l'être au point de vue de l'intelligibilité ; la forme de la maison réalisée dans la matière n'est pas intelligible comme elle l'est dans l'esprit de l'architecte. Sous ce rapport, toute créature est assimilée au Verbe éternel, car elle a été faite par lui. - Ensuite, une créature peut être assimilée au Verbe non seulement sous son aspect formel, mais encore en raison de son intellectualité ; ainsi la science possédée par l'esprit du disciple est une ressemblance du verbe qui se trouve dans l'esprit du maître. A ce point de vue, la créature rationnelle, même selon sa nature, est assimilée au Verbe de Dieu. - Enfin la créature peut être assimilée au Verbe éternel selon l'unité que celui-ci possède avec le Père, et une telle assimilation se fait par la grâce et la charité ; d'où la prière du Seigneur (Jn 17, 21) : "Qu'ils soient en un nous, comme nous sommes un." C'est par cette ressemblance que se réalise l'adoption, et c'est à ceux qui en sont les bénéficiaires qu'est dû l'héritage éternel.
Il est donc manifeste qu'être adopté convient aux seules créatures rationnelles, non pas à toutes, mais à celles-là seulement qui possèdent la charité, laquelle " est répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit", selon S. Paul (Rm 5, 15), qui appelle donc le Saint-Esprit " l'Esprit des fils d'adoption " (Rm 8, 15).
Solutions
:
1. Si l'on peut dire que
Dieu est Père de la créature irrationnelle, ce n'est pas à proprement parler du
fait de l'adoption, mais du fait de la création, et en se plaçant au point de
vue du premier mode d'assimilation.
2. Les anges sont appelés
fils de Dieu parce qu'ils le sont par adoption, non pas que l'adoption leur
convienne en premier, mais parce qu'ils l'ont reçue les premiers.
3. L'adoption n'est pas une
propriété de la nature, mais une conséquence de la grâce dont la nature
rationnelle est capable. Il n'est donc pas nécessaire qu'elle convienne à toute
créature rationnelle, il suffit que celle-ci puisse la recevoir.
Objections
:
1. Il semble bien, car S.
Hilaire dit en parlant du Christ : "La dignité de la puissance n'est pas
perdue du fait que l'humanité de la chair est adoptée." Donc le Christ, en
tant qu'homme, est fils adoptif.
2. S. Augustin écrit :
"La grâce qui fait de cet homme le Christ, est la même qui, dès le premier
mouvement de foi, fait de tout homme un chrétien." Or les autres hommes
sont chrétiens par la grâce d'adoption ; c'est donc que la grâce du Christ est
aussi une grâce d'adoption, et qu'il est lui-même fils adoptif.
3. Le Christ, en tant qu'homme, est serviteur, mais il est plus digne d'être fils adoptif que d'être serviteur. A plus forte raison par conséquent le Christ, en tant qu'homme, est fils adoptif.
Cependant : S. Ambroise écrit : "Nous ne disons pas que le fils adoptif est fils par nature ; nous réservons ce titre au seul vrai fils." Or le Christ est le fils véritable et naturel de Dieu, selon S. Jean (1 Jn 5, 20) : "Nous sommes dans le Véritable, en son Fils, Jésus Christ." Le Christ, en tant qu'homme, n'est donc pas fils adoptif.
Conclusion
:
La filiation convient proprement à l'hypostase ou personne, mais non à la nature ; et c'est pourquoi nous avons dit dans la première Partie que la filiation est une propriété personnelle. Or, dans le Christ, il n'y a pas d'autre personne que la personne incréée à laquelle il convient d'être Fils par nature. Et, nous l'avons dit plus haut, la filiation adoptive est une similitude participée de la filiation naturelle. Comme ce qui est attribué par soi ne peut l'être par participation, il s'ensuit que, d'aucune manière, le Christ, Fils de Dieu par nature, ne peut être dit fils adoptif
Pour ceux au contraire qui placent dans le Christ deux personnes ou deux hypostases ou deux suppôts, rien ne s'oppose à ce que le Christ puisse être dit fils adoptif.
Solutions
:
1. L'adoption, pas plus que
la filiation, ne convient proprement à la nature. Aussi est-ce d'une manière
impropre que l'on dit que " l'humanité de la chair a été adoptée". Le
mot " adoption " désigne ici l'union de la nature humaine à la
personne du Fils.
2. Cette comparaison de S.
Augustin porte sur le point de départ de la grâce accordée au Christ et au
chrétien ; en effet, c'est sans aucun mérite de leur part qu'un homme ordinaire
obtient de devenir chrétien, et que l'homme dans le Christ a été élevé à la
dignité de Christ. Mais il y a une différence quant au terme ; car le Christ,
par la grâce d'union, est Fils naturel ; tandis que l'homme, par la grâce
habituelle, est fils adoptif En sorte que la grâce habituelle, dans le Christ,
ne rend pas fils adoptif quelqu'un qui n'était pas encore fils ; elle est
seulement, dans l'âme du Christ, un effet de sa propre filiation, selon cette
parole de S. Jean (1, 14) : "Nous avons vu sa gloire, comme celle qu'un
fils unique tient de son Père, plein de grâce et de vérité."
3. Le fait d'être une créature, ou d'être au service de Dieu, soumis à lui, ne regarde pas seulement la personne, mais aussi la nature ; on ne peut en dire autant de la filiation.
1. Le Christ a-t-il été
prédestiné ? - 2. A-t-il été prédestiné en tant qu'homme ? - 3. Sa
prédestination est-elle le modèle de la nôtre ? - 4. Est-elle la cause de la
nôtre ?
Objections
:
1. Le terme de toute
prédestination, c'est la filiation adoptive selon S. Paul (Ep 1, 5) : "Il
nous a prédestinés à devenir ses fils adoptifs." Or, nous l'avons dit, le
Christ ne peut être fils adoptif ; il ne lui convient donc pas d'avoir été
prédestiné.
2. Il faut considérer chez
le Christ la nature humaine et la personne. Mais on ne peut pas dire qu'il a
été prédestiné en raison de la nature humaine, car il est faux de dire :
"La nature humaine est Fils de Dieu." Ce ne peut être davantage en
raison de la personne, car cette personne n'est pas Fils de Dieu par grâce,
mais par nature ; et la prédestination est un effet de la grâce, comme nous
l'avons dit dans la première Partie. Le Christ n'a donc pas été prédestiné à
être Fils de Dieu.
3. Comme tout ce qui a été fait n'a pas toujours existé, de même ce qui a été prédestiné, du fait que la prédestination suppose une antériorité. Mais, puisque le Christ a toujours été Dieu et Fils de Dieu, on ne peut pas dire que cet homme a été fait Fils de Dieu. Donc, pour la même raison, on ne peut pas dire que le Christ a été prédestiné comme Fils de Dieu.
Cependant : l'Apôtre écrit en parlant du Christ (Rm 1, 4) : "Lui qui a été prédestiné à être Fils de Dieu avec puissance."
Conclusion
:
Comme le montre clairement ce que nous avons dit dans la première Partie,, la prédestination proprement dite est une prédestination divine éternelle, touchant les réalités qui doivent se réaliser dans le temps par la grâce de Dieu. Or, par la grâce d'union, Dieu a réalisé dans le temps que l'homme fût Dieu, et que Dieu fût homme. On ne peut soutenir que Dieu n'a pas ordonné de toute éternité cette réalisation dans le temps, parce qu'il s'ensuivrait que, pour l'entendement divin, quelque chose de nouveau peut se produire. Aussi faut-il dire que l'union des deux natures dans la personne du Christ tombe sous la préordination éternelle de Dieu. Pour cette raison, l'on dit que le Christ a été prédestinés.
Solutions
:
1. Dans le texte cité,
l'Apôtre parle de notre prédestination à être fils adoptifs. Mais, de même que
le Christ, par un privilège très particulier, est Fils de Dieu par nature, de
même a-t-il été prédestiné d'une façon très particulière.
2. Comme dit la Glose, certains ont soutenu que cette prédestination devait s'entendre de la nature, et non de la personne, en ce sens que la nature humaine a cette grâce d'être unie au Fils de Dieu dans l'unité de la personne.
Mais ainsi entendue, l'expression de l'Apôtre est impropre, pour deux motifs. D'abord pour un motif général. Nous ne disons pas que la nature de quelqu'un est prédestinée, mais bien son suppôt, car être prédestiné c'est être conduit au salut, et cela appartient au suppôt, lequel agit en vue de la béatitude qui est la fin. Ensuite pour un motif spécial, parce qu’il ne convient pas à la nature humaine d’être Fils de Dieu, car il est faux de dire : la nature haine est Fils de Dieu. A moins qu’on ne veuille expliquer la parole de S. Paul : "Il a été prédestiné à être Fils de Dieu avec puissance " en ce sens forcé : que la nature humaine soit unie au Fils de Dieu dans la personne, cela a été objet de prédestination.
Il reste donc que la prédestination
doit être attribuée à la personne même du Fils, non pas considérée en elle-même
ou selon qu’elle subsiste dans la nature divine, mais selon qu’elle subsiste
dans la nature humaine. C’est pourquoi, après avoir dit : "Celui qui a été
fait de la race de David selon la chair", l’Apôtre ajoute : "Qui a
été à être Fils de Dieu avec puissance", pour faire comprendre que, sous
le rapport où le Fils de Dieu a été fait de la race de David selon la chair, il
a été prédestiné à être Fils de Dieu avec puissance. Bien qu’il soit naturel à
cette personne considérée en elles-mêmes d’être telle, cependant, considérée
dans sa nature humaine, cela ne lui est pas naturel et ne lui convient que par
la grâce de l’union.
3. Origène dit que le texte de l’Apôtre est celui-ci : "Lui qui a été destiné à être Fils de Dieu avec puissance " ; de cette manière il n’est pas question d’antériorité et la difficulté disparaît.
Selon d’autres, l’antériorité contenue dans le mot " pré-destiné " ne porte pas sur le fait d’être Fils de Dieu mais sur sa manifestation, car c’est une manière de parler courante dans l’Écriture : on dit qu’une chose se fait quand elle est connue. Ce sens serait que le Christ a été prédestiné à être manifesté comme Fils de Dieu. Mais ce n’est pas la véritable acceptation du mot " prédestination". Car on dit en toute propriété que quelqu’un est prédestiné en tant qu’il est conduit à sa fin : la béatitude ; or la béatitude du Christ ne dépend pas de notre connaissance.
Aussi vaut-il mieux dire que cette antériorité impliquée dans la participe " prédestiné " ne se réfère pas à la personne considérée en elle-même, mais à la personne considérée en raison de la nature de la humaine ; en ce sens, s’il est vrai que cette personne a été de toute éternité Fils de Dieu, il n’est pas vrai de dire depuis toujours une personne subsistant dans une nature humaine a été Fils de Dieu. De là cette affirmation de S. Augustin : "Jésus, qui allait être Fils de David selon la chair, a été prédestiné à être Fils de Dieu avec puissance".
En outre, il faut considérer que si
le participe " prédestiné " implique une antériorité, il faut en dire
autant du participe " fait", mais différemment. Car " être fait
" appartient à la chose elle-même dans la réalité ; " être prédestiné
" appartient à quelqu’un selon qu’il existe dans la connaissance de celui
qui prédestine. Or, ce qui possède une forme ou une nature dans la réalité peut
être appréhendé par l’esprit soit en tant qu’il possède cette forme, soit de
façon absolue. Et parce qu’il ne convient pas à la personne du Christ, prise
absolument, de commencer d’être Fils de Dieu, cela lui convient selon qu’elle
est conçue ou appréhendée comme existant dans une nature humaine ; car, à un
moment donné, il commence à être Fils de l’homme existe dans la nature humaine.
Cette proposition : "Le Christ a été prédestiné à être Fils de Dieu "
est donc plus vraie que celle-ci : "Le Christ a été fait Fils de
Dieu."
Objections
:
1. Chacun réalise en un
certain temps ce qu'il est prédestiné à être, parce que la prédestination
divine est infaillible. Donc, si le Christ, en tant qu'homme, a été prédestiné
à être Fils de Dieu, il apparaît en conséquence qu'il est Fils de Dieu en tant
qu'homme. Or, cela est faux, et aussi la proposition antécédente.
2. Ce qui convient au
Christ en tant qu'homme convient à tout homme du fait qu'il est de la même
espèce que les autres hommes. Donc, si le Christ a été prédestiné, en tant qu'homme,
à être Fils de Dieu, il devrait s'ensuivre que l'on peut en dire autant de tous
les autres hommes. Or cela est faux, et aussi la proposition antécédente.
3. Ce qui doit s'accomplir un jour dans le temps a été éternellement prédestiné. Mais il est plus vrai de dire : "Le Fils de Dieu a été fait homme", que de dire : "L'homme a été fait fils de Dieu", comme on l'a vu Donc il sera plus vrai de dire : "Le Christ, en tant que Fils de Dieu, a été prédestiné à être homme", que l'inverse : "Le Christ, en tant qu'homme, a été prédestiné à être Fils de Dieu."
Cependant : S. Augustin écrit : "Nous disons que le Seigneur de gloire lui-même a été prédestiné en tant que le Fils de Dieu a été fait homme."
Conclusion
:
On peut envisager deux points de vue dans la prédestination. D'abord, du côté de la prédestination éternelle elle-même, qui implique une antériorité par rapport à son objet. En second lieu, on peut considérer son effet temporel, qui est un certain don de Dieu. Or, à ce double point de vue, la prédestination est attribuée au Christ en raison de sa seule nature humaine, car celle-ci n'a pas toujours été unie au Verbe ; et en outre, c'est par grâce qu'elle a été unie au Fils de Dieu dans la personne. Et c'est pourquoi la prédestination n'appartient au Christ qu'en raison de la nature humaine. D'où cette parole de S. Augustin : "Elle a été l'objet d'une prédestination, cette assomption de la nature humaine qui l'élevait à une si grande, si sublime hauteur qu'elle ne pouvait être élevée plus haut." Et ce qui convient à quelqu'un en raison de sa nature humaine lui est attribué en tant qu'homme. C'est pourquoi il faut dire que le Christ, en tant qu'homme, a été prédestiné à être le Fils de Dieu.
Solutions
:
1. Quand on parle ainsi, l'expression " en tant qu'homme " peut se rapporter de deux manières à l'acte signifié par le participe. D'abord, comme représentant l'objet matériel de la prédestination, et en ce sens la proposition est fausse. Car elle signifie : "Il a été prédestiné que le Christ, précisément parce qu'il est homme, serait le Fils de Dieu." Tel est d'ailleurs le sens supposé par l'objection.
Mais cette même expression "
en tant qu'homme " peut se rapporter à l'acte de prédestination en tant
que celui-ci implique dans sa raison même une antériorité et un effet gratuit.
En ce sens la prédestination convient au Christ en raison de sa nature humaine,
et l'on peut dire qu'il a été prédestiné en tant qu'homme.
2. Quelque chose peut convenir à un homme en raison de sa nature humaine d'une double manière. Premièrement, du fait que la nature humaine est cause de l'attribut en question ; ainsi la faculté de rire convient à Socrate en raison de sa nature humaine qui en est cause. En ce sens la prédestination ne convient ni au Christ ni à aucun autre homme. Et l'objection supposerait ce sens.
En second lieu, quelque chose peut
convenir à un homme en raison de sa nature humaine, du fait que sa nature est
capable de le recevoir. Et c'est ainsi que nous disons que le Christ a été
prédestiné en raison de sa nature humaine ; car la prédestination se rapporte à
l'exaltation de la nature humaine en lui, comme on vient de le dire.
3. S. Augustin écrit :
"Telle est la singularité de cette ineffable assomption de l'homme par le
Dieu Verbe, que le Christ peut être dit vraiment et proprement fils de l'homme
à cause de l'homme assumé, et Fils de Dieu à cause du Fils de Dieu
assumant." Et c'est pourquoi, puisque cette assomption, en tant que
gratuite, tombe sous la prédestination, on peut dire également que le Fils de
Dieu a été prédestiné à être homme, et que le Fils de l'homme a été prédestiné
à être le Fils de Dieu. Pourtant, étant donné que le fait d'être homme n'est
pas une grâce pour le Fils de Dieu, tandis que c'est une grâce pour la nature
humaine d'être unie au Fils de Dieu, il sera plus juste de dire, à proprement
parler : "Le Christ, en tant qu'homme, a été prédestiné à être le Fils de
Dieu", que de dire : "Le Christ, en tant que Fils de Dieu, a été
prédestiné à être homme."
Objections
:
1. Un modèle préexiste
nécessairement à son image. Or, rien ne préexiste à l'éternel. Donc, puisque
notre prédestination est éternelle, il apparaît que celle du Christ ne peut en
être le modèle.
2. C'est d'après le modèle
que l'on conçoit l'image qui le représente. Mais Dieu n'avait pas besoin d'être
amené par autre chose à la connaissance de notre prédestination puisqu'il est
écrit (Rm 8, 29) : "Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi
prédestinés." La prédestination du Christ n'est donc pas le modèle de la
nôtre.
3. Le modèle est conforme à l'image. Mais la prédestination du Christ n'est pas de la même nature que la nôtre ; car nous sommes prédestinés à être fils adoptifs, tandis que le Christ est prédestiné à être " Fils de Dieu avec puissance." Sa prédestination n'est donc pas le modèle de la nôtre.
Cependant : S. Augustin écrit : "Le Christ Jésus, dans son humanité, Sauveur et rnédiateur entre Dieu et les hommes, est la très glorieuse lumière de la prédestination et de la grâce", ce qui signifie que par sa prédestination et sa grâce notre prédestination est manifestée ; et c'est là précisément le rôle du modèle. La prédestination du Christ est donc bien le modèle de la nôtre.
Conclusion
:
La prédestination peut s'entendre d'une double manière. D'abord en tant qu'elle désigne l’acte même de celui qui prédestine. Sous ce rapport, on ne peut pas dire que la prédestination du Christ soit le modèle de la nôtre ; car c'est par un seul et même acte que Dieu nous prédestine et qu'il prédestine le Christ.
On peut entendre aussi par prédestination ce à quoi l'on est prédestiné, c'est-à-dire le terme et l'effet de la prédestination. En ce sens, la prédestination du Christ est le modèle de la nôtre. Elle l'est tout d'abord quant au bien auquel nous sommes prédestinés. Le Christ a été prédestiné à être Fils de Dieu par nature ; nous, nous sommes prédestinés à être fils par l'adoption qui est une ressemblance participée de la filiation naturelle. C'est pourquoi S. Paul dit (Rm 8, 29) : "Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédestinés à devenir conformes à l'image de son Fils."
Cela est encore vrai quant au mode d'acquisition de ce bien, qui est acquis par grâce. Cela est surtout manifeste pour le Christ, car la nature humaine a été unie au Fils de Dieu sans qu'elle y ait aucun mérite antécédent. Quant à nous, " de la plénitude de sa grâce nous avons tous reçu " (Jn 1, 16).
Solutions
:
1. L'objection est valable
du côté de l'acte qui prédestine.
2. Même réponse.
3. Il n'est pas nécessaire que l'image soit de tout point conforme au modèle ; il suffit qu'elle lui ressemble en quelque manière.
Objections
:
1. Ce qui est éternel n'a
pas de cause. Or notre prédestination est éternelle. Donc celle du Christ ne
peut en être cause.
2. Ce qui dépend du simple
vouloir de Dieu n'a d'autre cause que ce même vouloir. Or telle est bien notre
prédestination, car nous lisons (Ep 1, 11) : "Prédestinés suivant le
dessein de celui qui accomplit toute chose au gré de sa volonté." La
prédestination du Christ n'est donc pas cause de la nôtre.
3. Si l'on enlève la cause, l'effet se trouve supprimé. Mais à supposer que la prédestination du Christ n'existe pas, la nôtre n'en demeure pas moins ; car, même si le Fils de Dieu ne s'était pas incarné, nous aurions pu être sauvés d'une autre manière, remarque S. Augustin. Donc la prédestination du Christ n'est pas cause de la nôtre.
Cependant : il est écrit (Ep 1, 5) : "Il nous a prédestinés à être ses fils adoptifs par Jésus Christ."
Conclusion
:
Si l'on considère la prédestination dans son acte même, celle du Christ n'est pas cause de la nôtre, puisque c'est par un seul et même acte que Dieu nous a prédestinés, le Christ et nous. Si au contraire on considère la prédestination dans son terme, alors celle du Christ est vraiment cause de la nôtre, car Dieu a décrété de toute éternité que notre salut serait accompli par le Christ. En effet, la prédestination éternelle règle non seulement ce qui doit être réalisé dans le temps, mais encore le mode et l'ordre selon lesquels cela doit être réalisé.
Solutions
:
1 et 2. Ces objections valent pour
la prédestination considérée dans son acte.
3. Si le Christ ne s'était pas incarné, Dieu aurait préordonné notre salut selon d'autres moyens. Mais, ayant décrété l'incarnation du Christ, il a préordonné en même temps qu'elle serait cause de notre salut.
I1 faut maintenant étudier ce qui appartient au Christ par rapport à nous. D'abord l'adoration du Christ, c'est-à-dire celle que nous lui rendons (Q. 25). Puis nous l'envisagerons comme notre médiateur auprès de Dieu (Q. 26).
1. Est-ce une seule et même
adoration que nous rendons à la divinité du Christ et à son humanité ? - 2.
Doit-on rendre un culte de latrie à sa chair ? - 3. A son image ? - 4. A sa
croix ? - 5. A sa mère ? - 6. L'adoration des reliques des saints.
Objections
:
1. Il faut adorer la
divinité du Christ parce qu'elle est commune au Père et au Fils. Aussi est-il
écrit en S. Jean (5, 23) : "Que tous honorent le Fils comme ils honorent
le Père." Mais l'humanité du Christ ne lui est pas commune avec le Père.
Donc on ne doit pas la même adoration à son humanité qu'à sa divinité.
2." L'honneur est à
proprement parler la récompense de la vertu". dit Aristote. Or la vertu
mérite la récompense par ses actes ; et puisque chez le Christ l'activité de la
nature divine et celle de la nature humaine sont distinctes, on doit honorer son
humanité autrement que sa divinité.
3. L'âme du Christ, si elle n'était pas unie au Verbe, aurait droit à la vénération en raison de l'excellence de sa sagesse et de sa grâce. Mais l'union au Verbe ne lui a rien enlevé de sa dignité. La nature humaine a donc droit à une vénération propre, distincte de celle que l'on rend à sa divinité.
Cependant : nous lisons dans les chapitres du cinquième Concile oecuménique de Constantinople : "Si quelqu'un dit que le Christ est adoré dans ses deux natures de telle manière que cela implique deux adorations... , et s'il n'adore pas d'une seule adoration Dieu Verbe incarné avec sa propre chair, comme le veut la tradition constante de l'Église de Dieu, qu'il soit anathème."
Conclusion
:
Chez celui auquel on rend honneur, nous pouvons considérer deux points : celui-là même que l'on honore, et le motif de l'honneur. A proprement parler, l'honneur est rendu à tout l'être subsistant ; ce n'est pas la main de l'homme que l'on honore, mais l'homme lui-même. Et s'il arrive parfois que l'on parle d'honorer la main ou le pied de quelqu'un, cela signifie non pas que l'on vénère ces membres pour eux-mêmes, mais dans ces membres on honore le tout. C'est de cette manière que l'on peut honorer un homme en quelque chose qui lui est extérieur, comme un vêtement, une image ou un messager.
Le motif de l'honneur se prend d'une certaine excellence possédée par celui qui est objet de vénération. L'honneur est la révérence témoignée à quelqu'un en raison de son excellence, comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie. C'est pourquoi, s'il y a chez un homme plusieurs motifs d'honneur, comme la prélature, la science et la vertu, l'honneur rendu à cet homme sera un quant à son sujet, multiple quant à ses motifs ; car c'est le même homme qui est honoré en raison de sa science et en raison de sa vertu.
Puisque dans le Christ il n'y a qu'une seule personne en deux natures, une seule hypostase, un seul suppôt, il n'y aura, par rapport au sujet honoré, qu'une seule adoration et un seul honneur. Mais au point de vue des motifs, on pourra dire qu'il y a plusieurs adorations, l'une par exemple ayant pour motif la sagesse incréée, l'autre, la sagesse créée du Christ.
Si l'on admettait dans le Christ plusieurs personnes ou hypostases, il s'ensuivrait qu'il y aurait purement et simplement plusieurs adorations. Et c'est ce qui est réprouvé par les conciles. Nous lisons en effet dans les chapitres de S. Cyrille : "Si quelqu'un ose dire qu'il faut adorer l'homme assumé en même temps que le Dieu verbe, comme différents l'un de l'autre, et s'il n'adore pas plutôt d'une seule adoration l'Emmanuel, en tant qu'il est le Verbe fait chair, qu'il soit anathème."
Solutions
:
1. Dans la Trinité, trois
personnes sont honorées, mais le motif d'honneur est unique. Dans le mystère de
l'Incarnation, c'est le contraire. Ce n'est donc pas dans le même sens que nous
pouvons parler d'honneur unique à propos de la Trinité et à propos du Christ.
2. L'opération n'est pas
sujet, mais motif d'honneur. Du fait qu'il y a dans le Christ deux opérations,
il ne s'ensuit donc pas qu'il y a deux adorations, mais deux motifs
d'adoration.
3. L'âme du Christ, si elle
n'était pas unie au Verbe de Dieu, serait ce qu'il y a de principal chez cet
homme. Et c'est pourquoi on lui devrait un honneur particulier, car l'homme
serait ce qu'il y a de meilleur en lui. Mais parce que l'âme du Christ est unie
à une personne plus digne, c'est à cette personne que l'honneur doit aller
avant tout. Pour autant, la dignité de l'âme du Christ n'en est pas diminuée,
mais plutôt augmentée, nous l'avons déjà dit.
Objection : 1. Sur le Psaume (99, 5) : "Adorez l'escabeau de ses pieds, parce
qu'il est saint", la Glose nous dit : "La chair assumée par le Verbe
de Dieu est adorée par nous sans impiété, car personne ne mange spirituellement
sa chair s'il ne l'adore auparavant, non pas cependant de cette adoration de
latrie qui est due au Créateur seul." Or la chair fait partie de
l'humanité du Christ : celle-ci ne doit donc pas être l'objet d'une adoration
de latrie.
2. Le culte de latrie ne
doit être rendu à aucune créature ; c'est pourquoi S. Paul (Rm 1, 25) blâme les
païens, parce qu'" ils adorent et servent la créature". Mais
l'humanité du Christ est une créature ; on ne lui doit donc pas un culte de
latrie.
3. L'adoration de latrie est due à Dieu en reconnaissance de son souverain domaine sur toutes choses, selon le Deutéronome (6, 13) : ,Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul." Or le Christ, comme homme, est inférieur au Père. On ne doit donc pas à son humanité une adoration de latrie.
Cependant : S. Jean Damascène écrit : "Dieu le Verbe s'étant incarné, la chair du Christ est adorée, non pour elle-même, mais parce que le Verbe de Dieu lui est uni selon l'hypostase." Et au sujet de la parole du Psaume (99, 5) : "Adorez l'escabeau de ses pieds", la Glose écrit : "Celui qui adore le corps du Christ ne regarde pas la terre, mais plutôt celui dont elle est l'escabeau, et en l'honneur de qui il adore l'escabeau." Or, le Verbe incarné est adoré d'une adoration de latrie. Donc aussi son corps ou son humanité.
Conclusion
:
Nous l'avons dit l'honneur de l'adoration est dû proprement à l'hypostase subsistante ; cependant le motif de l'adoration peut être pris d'une réalité non subsistante, pour laquelle on honore la personne qui en est dotée. L'adoration de l'humanité du Christ peut donc être envisagée à un double point de vue. Premièrement, en tant qu'elle appartient à celui que l'on adore. Ainsi, adorer la chair du Christ n'est pas autre chose qu'adorer le Verbe de Dieu incarné, comme vénérer le vêtement du roi n'est pas autre chose que vénérer le roi qui le porte. De ce chef, l'adoration de l'humanité du Christ est une adoration de latrie.
En second lieu, on peut adorer l'humanité du Christ en raison de l'humanité elle-même perfectionnée par tous les dons de la grâce. En ce sens, une telle adoration n'est pas une adoration de latrie, mais de dulie. Si bien que la même et unique personne du Christ est adorée d'une adoration de latrie à cause de sa divinité, et d'une adoration de dulie à cause de la perfection de son humanité.
Cela n'a rien de contradictoire ; car Dieu le Père lui-même doit recevoir une adoration de latrie en raison de sa divinité, et une adoration de dulie pour la souveraineté avec laquelle il gouverne les créatures. Aussi, à propos de cette parole du Psaume (7, 1) : "Seigneur mon Dieu, j'ai espéré en toi", lisons-nous dans la Glose : Seigneur de tous " à cause de la puissance", à qui est dû le culte de dulie ; Dieu de tous " par la création", à qui est dû le culte de latrie.
Solutions
:
1. Cette glose ne doit pas s'entendre en ce sens que l'on doit adorer la chair du Christ séparément de sa divinité ; cela ne serait possible que s'il y avait une hypostase humaine distincte de l'hypostase divine. Mais, comme remarque S. Jean
Damascène : "Si l'on divise
(dans le Christ), par des concepts subtils, ce qui est objet de vision et ce
qui est objet d'intellection, on ne peut adorer le Christ, comme créature,
d'une adoration de latrie. Ainsi donc, à la créature, en tant que conçue comme
séparée du Verbe de Dieu, on doit une adoration de dulie, non pas quelconque et
semblable à celle qui est communément rendue aux créatures, mais plus
excellente, et que l'on appelle hyperdulie.
2. 3. Nous répondons par là
aux autres objections. Car l'adoration de latrie n'est pas rendue à l'humanité
du Christ pour elle-même, mais pour la divinité à laquelle elle est unie et
selon laquelle le Christ n'est pas inférieur au Père.
Objections
:
1. Il est écrit (Ex 20, 4)
: "Tu ne feras pas de statue ni aucune image." Or, on doit éviter
toute adoration contraire au précepte divin. Donc on ne doit pas rendre à
l'image du Christ l'adoration de latrie.
2. Nous ne devons avoir
rien de commun avec les oeuvres des païens, nous dit l'Apôtre (Ep 5, 11). Mais
ce que l'on reproche surtout aux païens c'est " qu'ils ont échangé la
majesté du Dieu incorruptible contre l'image d'un homme corruptible " (Rm
1, 23).
3. On doit au Christ une
adoration de latrie en raison de sa divinité, non en raison de son humanité.
Mais l'image de sa divinité, imprimée dans l'âme rationnelle, n'a pas droit à
une telle adoration. Bien moins encore l'image corporelle qui représente son
humanité.
4. On ne doit rien faire dans le culte divin qui n'ait été institué par Dieu. Aussi l'Apôtre lui-même, quand il va donner un enseignement sur le sacrifice de l'Église, dit-il (1 Co 11, 23) : "J'ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis." Or on ne trouve dans l'Écriture aucun enseignement en faveur de l'adoration des images du Christ.
Cependant : S. Jean Damascène dit en citant S. Basile : "L'honneur rendu à l'image atteint le prototype", c'est-à-dire le modèle. Mais le modèle, qui est le Christ, doit recevoir une adoration de latrie. Donc aussi son image.
Conclusion
:
Comme dit Aristote il y a un double mouvement de l'âme vers l'image : l'un se portant vers l'image elle-même en tant qu'elle est une réalité, l'autre se portant vers l'image en tant qu'elle est l'image d'autre chose. Il y a cette différence entre ces deux mouvements, que le premier est différent de celui qui se porte vers la réalité représentée, tandis que le second, qui se porte vers l'image en tant qu'image, est identique à celui qui se porte vers la réalité représentée. Ainsi donc, il faut dire qu'on ne doit aucune vénération à l'image du Christ en tant qu'elle est une chose, comme du bois sculpté ou peint, parce qu'on ne doit de vénération qu'à la créature raisonnable. Il reste donc qu'on lui manifeste de la vénération seulement en tant qu'elle est une image. Et il en résulte qu'on doit la même vénération à l'image du Christ et au Christ lui-même. Donc, puisque le Christ est adoré d'une adoration de latrie, il est logique d'adorer de même son image.
Solutions
:
1. Le précepte en question
n'interdit pas de faire une sculpture ou une image, mais de la faire en vue de
l'adorer, si bien que l'Exode ajoute : "Tu ne te prosterneras pas devant
ces dieux, et tu ne les adoreras pas." Et puisque, nous venons de le dire,
c'est le même mouvement qui se porte sur l'image et sur la réalité, la même
défense interdit l'adoration de la réalité et celle de l'image. Il faut donc
comprendre que l'adoration prohibée est celle des images que les païens
fabriquaient pour vénérer leurs dieux, c'est-à-dire les démons ; et c'est
pourquoi le texte avait dit d'abord : "Tu n'auras pas d'autres dieux
devant moi." Quant à Dieu lui-même, puisqu'il est incorporel, aucune image
de lui ne pouvait être proposée car, dit S. Jean Damascène : "C'est le
comble de la sottise et de l'impiété que de modeler une image de ce qui est
divin." Mais parce que sous la nouvelle alliance Dieu s'est fait homme, il
peut être adoré sous son image corporelle.
2. L'Apôtre interdit de
communier aux " oeuvres stériles " des païens (Ep 5, 4), mais non à
leurs oeuvres utiles. Or l'adoration des images doit être comptée parmi les
oeuvres stériles pour deux motifs. D'abord en ce que certains des païens
adoraient les images comme des réalités, croyant qu'elles contenaient quelque
chose de divin à cause des réponses que les démons donnaient par elles, ou à
cause d'autres prodiges. Puis du fait que ces images représentaient des
créatures auxquelles ils rendaient un culte de latrie. Quant à nous, nous
rendons une adoration de latrie à l'image du Christ, vrai Dieu, non pas à cause
de l'image elle-même, mais à cause de la réalité qu'elle représente.
3. On doit à la créature
rationnelle comme telle une certaine vénération. C'est pourquoi si, parce
qu'elle est l'image de Dieu, on lui rendait une adoration de latrie, on
pourrait tomber dans l'erreur, car le mouvement d'adoration pourrait s'arrêter
à l'homme en tant qu'il est une réalité, et ne pas se porter jusqu'à Dieu dont
il est l'image. Le même danger n'est pas à craindre pour une image sculptée ou
peinte dans une matière insensible.
4. Les Apôtres, guidés par
l'impulsion intérieure de l'Esprit Saint, ont transmis aux Églises certaines
traditions qu'ils n'avaient pas laissées dans leurs écrits, mais dans la
pratique de l'Église, que les fidèles se transmettaient. C'est ainsi que S.
Paul dit aux Thessaloniciens (2 Th 2,14) : "Tenez ferme et attachez-vous
aux traditions que vous avez reçues de nous, de vive voix ou par lettre."
Et parmi ces traditions il y a l'adoration des images du Christ. C'est pourquoi
on attribue à S. Luc une peinture du Christ qui se trouve à Rome.
Objections
:
1. Un fils affectueux ne
vénère pas ce qui a outragé son père, par exemple le fouet avec lequel celui-ci
a été flagellé, ou le gibet auquel il a été suspendu. Il en aurait plutôt de
l'horreur. Or, sur le bois de la croix, le Christ a subi la mort la plus
ignominieuse, selon la Sagesse (2, 20)." Condamnons-le à la mort la plus
honteuse." Nous ne devons donc pas vénérer la croix, mais l'avoir en
horreur.
2. On rend à l'humanité du
Christ l'adoration de latrie en tant qu'elle est unie à la personne du Fils de
Dieu ; ce qu'on ne peut pas dire de la croix. On ne peut donc pas rendre à
celle-ci un culte de latrie.
3. La croix du Christ fut l'instrument de sa passion et de sa mort, mais il y en eut bien d'autres : les clous, la couronne d'épines, la lance ; pourtant nous ne leur rendons pas un culte de latrie. Donc on ne doit pas le rendre non plus à la croix.
Cependant : nous adorons d'un culte de latrie ce en quoi nous mettons l'espérance de notre salut. Or nous mettons une telle espérance dans la croix du Christ, puisque l'Église chante : "Salut, ô croix, unique espérance! donne aux coupables le pardon." Donc la croix du Christ a droit à l'adoration de latrie.
Conclusion
:
Nous l'avons déjà dit, l'honneur ou la vénération n'est dû qu'à la créature raisonnable ; c'est seulement à cause d'elle que l'on honore ou révère une créature insensible. Et cela pour deux motifs : soit parce qu'elle représente la créature raisonnable soit parce qu'elle lui est unie de quelque façon. Pour le premier motif, les hommes ont coutume de révérer l'image du roi ; pour le second, son vêtement. Ils vénèrent ces objets comme le roi lui-même.
Donc, si nous parlons de la croix même sur laquelle le Christ a été cloué, on doit la révérer pour les mêmes motifs : et parce qu'elle nous présente la figure du Christ étendu sur elle, et aussi parce qu'elle a été touchée par ses membres et inondée de son sang. Pour ce double motif nous devons lui rendre le même culte de latrie qu'au Christ lui-même. C'est pourquoi nous invoquons la croix, et nous la prions comme le Crucifié en personne.
Mais s'il s'agit de l'effigie de la croix, faite de toute autre matière : pierre, bois, argent ou or, la croix n'est vénérée que comme image du Christ, à laquelle nous rendons un culte de latrie, au sens dont nous avons parlé à l'Article précédent.
Solutions
:
1. Dans l'intention et
l'opinion des infidèles, la croix est considérée comme un outrage pour le
Christ ; mais, quant à la réalisation de notre salut, on considère sa vertu
divine, qui a triomphé des ennemis, selon l'Apôtre (Col 2, 14) : "Il a
supprimé le billet de notre dette en le clouant à la croix. Il a dépouillé les
Principautés et les Puissances et les a traînées dans le triomphe de sa
victoire." Ce qui fait dire encore à S. Paul (1 Co 1, 18) : "Le
langage de la croix est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se
sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu."
2. Si la croix du Christ
n'a pas été unie personnellement au Verbe de Dieu, elle lui a été unie d'une
autre manière : par représentation et par contact. C'est pour ce seul motif
qu'on la révère.
3. Nous n'adorons pas
seulement la croix, mais aussi tout ce qui a été en contact avec les membres du
Christ. C'est pourquoi S. Jean Damascène écrit : "Le bois précieux,
sanctifié par le contact du corps sacré et du sang, doit être à juste raison
adoré ; de même les clous, les vêtements, la lance ; de même ses saintes
demeures comme la mangeoire, la grotte, etc." Cependant, ces objets ne
présentent pas l'image du Christ comme la croix, qui est appelée dans
l'Écriture " le signe du Fils de l'homme", et qui " apparaîtra
dans le ciel", comme il est dit en S. Matthieu (24, 30). C'est pourquoi
l'Ange dit aux saintes femmes (Mc 16, 6) : "Vous cherchez Jésus de
Nazareth qui a été crucifié", et non " qui a été percé de la
lance", mais " qui a été crucifié". Aussi vénérons-nous toute
représentation de la croix, en quelque matière qu'elle soit faite, mais non
l'image des clous ou de quelque autre objet.
Objections
:
1. On doit rendre les mêmes
honneurs au roi et à la mère du roi, puisqu'on lit (1 R 2, 19) : "Un trône
fut dressé pour la mère du roi, et elle s'assit à sa droite." Et S.
Augustin dit : "Celle qui est la mère de Dieu, la couche nuptiale du
Seigneur du ciel, la tente du Christ, est digne de se trouver là où il se
trouve lui-même." Or on rend au Christ un culte de latrie ; on doit donc
agir ainsi envers sa mère.
2. S. Jean Damascène écrit
: "L'honneur que l'on rend à la mère se reporte sur le fils." Mais le
Christ reçoit un culte de latrie. Donc sa mère aussi.
3. La mère du Christ lui fut plus intimement unie que ne fut la croix. Or on rend à celle-ci un culte de latrie. Donc à la mère du Christ aussi.
Cependant : la mère du Christ est une simple créature. Donc on ne doit pas lui rendre un culte de latrie.
Conclusion
:
Parce que le culte de latrie est dû à Dieu seul, on ne le doit à aucune créature, si nous vénérons la créature pour elle-même. Or, si les créatures insensibles ne peuvent être vénérées pour elles-mêmes, il en va autrement de la créature raisonnable. Aussi ne doit-on jamais rendre un culte de latrie à une simple créature raisonnable. Et puisque la Bienheureuse Vierge est une simple créature raisonnable, on ne lui doit pas un culte de latrie, mais seulement une vénération de dulie ; vénération plus haut qu'aux autres créatures, parce qu'elle est la mère de Dieu. C'est pourquoi le culte qu'on lui doit n'est pas un culte de dulie quelconque, mais d'hyperdulie.
Solutions
:
1. On ne doit pas à la mère
du roi le même honneur qu'au roi, mais seulement un honneur comparable en
raison d'une certaine excellence. C'est ce que signifient les textes allégués.
2. L'honneur se reporte sur
le fils parce que la mère est honorée à cause du fils. Mais il ne s'agit pas
ici de l'honneur rendu à l'image en tant que cet honneur se reporte sur le
modèle, car l'image en elle-même, considérée comme une réalité, ne mérite
aucune vénération.
3. La croix considérée en
elle-même n'est pas, nous l'avons vu, objet de vénération. Au contraire, la
Bienheureuse Vierge en elle-même, est digne de vénération. Donc la comparaison
ne vaut pas.
Objections
:
1. On ne doit rien faire
qui puisse être occasion d'erreur. Or, adorer les restes des morts semble se
rattacher à l'erreur des païens, qui rendaient un culte aux défunts.
2. Il est sot de vénérer un
objet insensible, ce que sont pourtant les restes des saints.
3. Un corps mort n'est pas de la même espèce que le corps vivant ; il n'est donc pas numériquement le même. Il apparaît donc qu'après la mort d'un saint, on ne doit pas adorer son corps.
Cependant : on lit dans le livre des Croyances ecclésiastiques : "Nous croyons que l'on doit vénérer très sincèrement les corps des saints, et principalement les restes des bienheureux martyrs, comme s'ils étaient les membres du Christ." Et plus loin : "Si quelqu'un contredit cette doctrine, il n'est pas chrétien, mais sectateur d'Eunomius et de Vigilantius."
Conclusion
:
S. Augustin écrit : "Si les vêtements et l'anneau d'un père sont d'autant plus chers aux enfants qu'ils aiment davantage leurs parents, on ne doit aucunement mépriser les corps qui nous sont encore beaucoup plus familiers et intimement unis que les vêtements que nous portons ; ils se rattachent en effet à la nature même de l'homme." Il est clair que celui qui aime quelqu'un vénère après sa mort ce qui reste de lui ; non seulement son corps et des parties de son corps, mais aussi des objets extérieurs, comme des vêtements. Il est donc évident que nous devons avoir de la vénération pour les saints de Dieu, qui sont les membres du Christ, les fils et les amis de Dieu et nos intercesseurs auprès de lui. Il est donc évident aussi que nous devons, en souvenir d'eux, vénérer dignement tout ce qu'ils nous ont laissé, et principalement leurs corps, qui furent les temples et les organes du
Saint-Esprit, habitant et agissant en eux, et qui doivent être configurés au corps du Christ par la résurrection glorieuse. C'est pourquoi Dieu lui-même glorifie comme il convient leurs reliques, par les miracles qu'il opère en leur présence.
Solutions
:
1. Ce fut le motif invoqué
par Vigilantius et rapporté par S. Jérôme dans le livre écrit contre lui :
"C'est un rite presque païen que nous voyons s'introduire sous prétexte de
religion. Ils adorent, en la baisant, je ne sais quelle poussière enfermée dans
un petit vase enveloppé dans un linge précieux." Contre quoi Jérôme écrit
: "Nous n'adorons pas les reliques des saints, ni non plus le soleil, la
lune ni les anges " d'une adoration de latrie. Mais nous honorons les
reliques des martyrs, afin d'adorer celui dont ils sont les martyrs ; nous
honorons les serviteurs afin que l'honneur rendu à ceux-ci rejaillisse sur le Seigneur."
Ainsi donc, en honorant les reliques des saints, nous ne tombons pas dans
l'erreur des païens qui rendaient aux morts un culte de latrie.
2. Nous n'adorons pas ce
corps insensible pour lui-même, mais à cause de l'âme qui lui fut unie et qui
jouit maintenant de Dieu, et à cause de Dieu, dont l'âme et le corps furent les
serviteurs.
3. Le corps mort d'un saint n'est pas identique numériquement à son corps vivant, lequel avait une forme différente : l'âme. Mais il est le même par identité de matière, laquelle sera de nouveau unie à l'âme, sa forme.
1. Est-il propre au Christ
d'être médiateur entre Dieu et les hommes ? - 2. Cela lui convient-il selon sa
nature humaine ?
Objections
:
1. De même que le prêtre,
le prophète paraît être un médiateur entre Dieu et les hommes, comme dit Moïse
(Dt 5, 5) : "je me tenais alors entre le Seigneur et vous." Mais être
prophète et prêtre n'est pas propre au Christ, donc être médiateur non plus.
2. Ce qui convient aux
anges, bons ou mauvais, ne peut être attribué en propre au Christ. Or il
convient aux bons anges d'être intermédiaires entre Dieu et les hommes, affirme
Denys. Cela convient aussi aux mauvais anges ou démons ; ils ont en effet
certains points communs avec Dieu comme l'immortalité, et certains en commun
avec les hommes, comme d'être sujets aux passions quant à l'âme, et donc
malheureux, d'après S. Augustin. Donc, être médiateur entre Dieu et les hommes
n'est pas propre au Christ.
3. La fonction du médiateur le fait intercéder auprès de l'un des extrêmes en faveur de l'autre. Mais S. Paul écrit (Rm 8, 26) : "L'Esprit Saint intercède pour nous auprès de Dieu par des gémissements inexprimables." Donc l'Esprit Saint est médiateur entre Dieu et les hommes, et cette fonction n'est pas propre au Christ.
Cependant : il est écrit (1 Tm 2, 5) " Il y a un seul médiateur entre Dieu et les hommes, l'homme Jésus Christ."
Conclusion
:
L'office de médiateur consiste à unir ceux entre lesquels il est médiateur, car les extrêmes sont unis par le milieu. Or, unir parfaitement les hommes à Dieu convient au Christ puisque, par lui, les hommes sont réconciliés avec Dieu, selon S. Paul (2 Co 5, 19) : "Dieu réconciliait le monde avec lui dans le Christ." C'est pourquoi le Christ seul, en tant que par sa mort il a réconcilié le genre humain avec Dieu, est le parfait médiateur entre Dieu et les hommes. C'est pourquoi l'Apôtres après avoir dit : "L'homme Jésus Christ est médiateur entre Dieu et les hommes " ajoute : "lui qui s'est livré pour le rachat de tous".
Rien n'empêche cependant que quelques autres soient appelés, sous un certain rapport, médiateurs entre Dieu et les hommes en tant qu'ils coopèrent à unir les hommes à Dieu de façon diapositive et subordonnée.
Solutions
:
1. Les prophètes et les prêtres de l'ancienne alliance étaient médiateurs entre Dieu et les hommes de cette façon diapositive et subordonnée, en tant qu'ils annonçaient et préfiguraient le médiateur véritable et parfait.
Quant aux prêtres de la nouvelle
alliance, ils peuvent être appelés médiateurs entre Dieu et les hommes parce
qu'ils sont les ministres du véritable médiateur, et qu'ils confèrent aux
hommes en son nom les sacrements du salut.
2. Les bons anges, remarque S. Augustin ne peuvent être appelés vraiment des médiateurs entre Dieu et les hommes : "Puisqu'ils ont en commun avec Dieu la béatitude et l'immortalité, mais n'ont rien de commun avec les hommes misérables et mortels, comment ne sont-ils pas plutôt éloignés des hommes et unis à Dieu, que placés comme intermédiaires entre les deux ? " Cependant Denys les appelle des intermédiaires parce que, selon le degré de leur nature, ils sont au-dessous de Dieu et au-dessus de l'homme. Et ils exercent l'office de médiateurs non pas d'une manière primordiale et perfective, mais ministérielle et dispositive, selon S. Matthieu (4, 11) " Les anges s'approchaient et ils le servaient " entendez le Christ.
Quant aux démons, ils ont en commun avec Dieu l'immortalité, et avec l'homme la misère." Et c'est pourquoi le démon immortel et malheureux s'interpose comme médiateur pour nous empêcher de parvenir à l'immortalité bienheureuse "I et pour nous conduire au malheur éternel. Il agit donc comme " un mauvais médiateur qui sépare des amis".
Le Christ, lui, a en commun avec
Dieu la béatitude, et avec l'homme la nature mortelle. C'est pourquoi " il
s'est interposé comme médiateur afin que, ayant passé par la mort, il nous
rendît immortels, nous qui étions mortels, et il nous en a donné la preuve dans
sa résurrection ; afin encore de nous rendre bienheureux, nous qui étions
misérables, lui qui n'a jamais abandonné la béatitude." Et c'est pourquoi
il est " le bon médiateur qui réconcilie les ennemis".
3. L'Esprit Saint étant en
toutes choses égal à Dieu, ne peut être appelé intermédiaire ou médiateur entre
Dieu et les hommes. Cela appartient au Christ seul qui, tout en étant égal au
Père sous le rapport de la divinité, lui est cependant inférieur sous le
rapport de l'humanité, nous l'avons dit plus haut'. Aussi, à propos de cette
parole de l'épître aux Galates (3, 20) : "Le Christ est médiateur",
lisons-nous dans la Glose : "Non pas le Père ni l'Esprit Saint." Et
si l'on dit que le Saint-Esprit interpelle pour nous, c'est en ce sens qu'il
nous pousse à interpeller.
Objections
:
1. Nous lisons chez S.
Augustin, : "Le Christ est une personne unique ; loin de nous la pensée de
dire que le Christ n'est pas un, n'est pas une seule substance, qu'il n'est pas
médiateur selon le plan divin, ou qu'il est Fils de Dieu seulement ou Fils de
l'homme." Or, si le Christ est fils de Dieu et de l'homme, ce n'est pas en
tant qu'homme, mais en tant que Dieu et homme. On ne doit donc pas dire non
plus qu'il est médiateur simplement en tant qu'homme.
2. Le Christ, en tant que
Dieu, rejoint le Père et le Saint-Esprit ; en tant qu'homme, il rejoint les
autres hommes. Précisément, puisque, en tant que Dieu, il rejoint le Père et le
Saint-Esprit, il ne peut sous ce rapport être médiateur ; aussi, à propos du
texte de l'Apôtre (1 Tm 2, 5) : "Médiateur entre Dieu et les hommes",
la Glose écrit : "En tant que Verbe, il n'est pas intermédiaire ; car il
est égal à Dieu, Dieu auprès de Dieu, le même Dieu unique." Mais le Christ
ne peut davantage être médiateur en tant qu'homme, à cause de son égalité avec
les autres hommes.
3. Le Christ est appelé médiateur en tant qu'il nous a réconciliés avec Dieu, en enlevant le péché qui nous séparait de Dieu. Or, le fait d'enlever le péché convient au Christ non pas en tant qu'homme, mais en tant que Dieu. Ce n'est donc pas en tant qu'homme que le Christ est médiateur, mais en tant que Dieu.
Cependant : S. Augustin écrit : "Ce n'est pas en tant que Verbe que le Christ est médiateur, car le Verbe, souverainement immortel et souverainement bienheureux, est loin des mortels malheureux." Mais il est médiateur en tant qu'homme.
Conclusion
:
Deux points sont à considérer dans un médiateur : la raison qui fait de lui un intermédiaire, et son office de liaison. L'intermédiaire, par sa nature même, est à distance des deux extrêmes ; il fait office de liaison en transmettant à l'un des extrêmes ce qui appartient à l'autre. Or, aucun de ces deux caractères ne convient au Christ en tant que Dieu, mais seulement en tant qu'homme. En tant que Dieu, en effet, il ne diffère du Père et du Saint-Esprit ni en nature ni en puissance dominatrice. De plus, le Père et le Saint-Esprit n'ont rien qui ne soit au Fils, en sorte que le Fils puisse transmettre à d'autres, et comme quelque chose venant d'autres que lui, ce qui appartient au Père et au Saint-Esprit. Mais il n'en est pas de même si l'on considère le Christ en tant qu'homme ; sous ce rapport, en effet, il est à distance de Dieu par nature, et des hommes par dignité de grâce et de gloire. De plus, il lui revient, comme homme, d'unir les hommes à Dieu en apportant aux hommes les préceptes et les dons de Dieu, et en satisfaisant et en intercédant pour les hommes auprès de Dieu. En toute vérité, le Christ est donc médiateur en tant qu'homme.
Solutions
:
1. Si l'on enlève au Christ
sa nature divine, on lui enlèvera par le fait même sa plénitude singulière de
grâce, qui lui convient en tant qu'il est " le Fils unique du Père",
comme dit S. Jean (1, 14). C'est cette plénitude qui le situe au-dessus de tous
les hommes, et lui permet d'avoir accès auprès de Dieu.
2. Le Christ, en tant que
Dieu est en tout égal au Père ; mais encore, dans sa nature humaine, il dépasse
les autres hommes. Et c'est pourquoi il est médiateur en tant qu'homme et non
en tant que Dieu.
3. Bien qu'il convienne au Christ, en tant que Dieu, d'enlever le péché par son autorité, il lui revient en tant qu'homme, de satisfaire pour le péché du genre humain ; et c'est à ce titre que le Christ est appelé médiateur entre Dieu et les hommes.
Nous venons d'étudier l'union entre Dieu et l'homme, puis ses conséquences. Il reste à examiner quelles ont été, dans la nature humaine qu'il s'est unie, les actions et les souffrances du Fils de Dieu incarné.
Cette étude comportera quatre grande parties : I. L'entrée du Fils de Dieu en ce monde (Q. 27-39). - II. Le déroulement de sa vie en ce monde (Q. 40-45). - III. Sa sortie de ce monde (Q. 45-52). - IV. Ce qui concerne son exaltation après cette vie (Q. 53-59).
Sur son entrée en ce monde, 4 autre points sont à étudier : 1. Sa conception (Q. 27-34). - 2. Sa nativité (Q. 35-36). - 3. Sa circoncision (Q. 37). - 4. Son baptême (Q. 38-39).
Sur sa conception il faut envisager : 1° La mère qui l'a conçu (Q. 27-30). - 2° Le mode de cette conception (Q. 31-33). - 3° La perfection de l'enfant ainsi conçu (Q. 34).
Enfin, au sujet de la mère du Christ, on examinera : I. Sa sanctification (Q. 27). - II. Sa virginité (Q. 28). - III. Ses fiançailles (Q. 29). - IV. Son annonciation, c'est-à-dire sa préparation à la conception (Q. 30).
1. La bienheureuse Vierge Mère
de Dieu a-t-elle été sanctifiée avant sa naissance ? - 2. A-t-elle été
sanctifiée avant son animation ? - 3. Cette sanctification a-t-elle supprimé
totalement en elle le foyer du péché ? - 4. Lui a-t-elle donné de ne jamais
pécher ? - 5. Lui a-t-elle procuré la plénitude de grâces ? - 6. Lui est-il
propre d'avoir été ainsi sanctifiée ?
Objections
:
1. S. Paul écrit (1 Co 15,
46) : "Ce n'est pas l'être spirituel qui paraît d'abord, c'est l'être
animal ; l'être spirituel vient ensuite." Mais c'est par la grâce
sanctifiante que l'homme naît spirituellement pour devenir fils de Dieu selon
S. Jean (1, 13) : "Ils sont nés de Dieu." Or la naissance hors du
sein maternel est une naissance animale. Donc la Vierge Marie n'a pas été
sanctifiée avant de naître du sein maternel.
2. S. Augustin écrit :
"La sanctification qui fait de nous le temple de Dieu n'appartient qu'à
ceux qui renaissent." Or, pour renaître, il faut d'abord être né.
3. Être sanctifié par la
grâce, c'est être purifié du péché originel et du péché actuel. Donc, si la
Bienheureuse Vierge avait été sanctifiée avant sa naissance, il s'ensuivrait qu'elle
fut purifiée alors du péché originel. Mais seul le péché originel pouvait lui
interdire l'entrée du Royaume céleste. Si donc elle était morte alors, il
semble qu'elle aurait franchi l'entrée du Royaume céleste. Cependant cela ne
pouvait se réaliser avant la passion du Christ, car selon l'épître aux Hébreux
(10, 19) : "C'est par son sang que nous avons l'assurance d'entrer dans le
sanctuaire." Il semble donc que la Bienheureuse Vierge n'a pas été
sanctifiée avant de naître.
4. Le péché originel se contracte par origine, comme le péché actuel par un acte. Or, tant que dure l'acte peccamineux, on ne peut être purifié du péché actuel. Donc, la Vierge ne pouvait être purifiée du péché originel tandis qu'elle était encore en acte d'origine, puisqu'elle se trouvait dans le sein de sa mère.
Cependant : l'Église célèbre la Nativité de la Bienheureuse Vierge. Or on ne célèbre de fête, dans l'Église, que pour un saint. Donc la Bienheureuse Vierge était sainte à sa naissance même. Elle avait donc été sanctifiée dans le sein de sa mère.
Conclusion
:
L'Écriture sainte ne nous apprend rien à ce sujet ; elle ne fait même pas mention de la naissance de Marie. Cependant S. Augustin, dans un sermon sur l'Assomption, établit de façon rationnelle qu'elle a été enlevée au ciel avec son corps, ce que l'Écriture ne nous révèle pas. De même peut-on établir de façon rationnelle qu'elle fut sanctifiée dès le sein de sa mère. En effet, on a de bonnes raisons de croire qu'elle a reçu des privilèges de grâce supérieurs à ceux de tous les autres hommes, elle qui a unique du Père, plein de grâce et de vérité " (Jn 1, 14). Aussi l'ange lui dit-il " Je vous salue Marie, comblée de grâce " (Lc 1, 28). Et nous voyons que le privilège de la sanctification dans le sein maternel a été accordé à certains hommes, à Jérémie, par exemple, à qui Dieu adresse ces paroles (1, 5) : "Avant de te former au sein maternel, je t'ai connu " ; et à Jean Baptiste dont il est dit (Lc 1, 15) : "Il sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère." Il est donc raisonnable de croire que la Bienheureuse Vierge fut sanctifiée avant de naître.
Solutions
:
1. Même chez la
Bienheureuse Vierge ce qui est animal a précédé ce qui est spirituel, car elle
a d'abord été conçue selon la chair, et ensuite sanctifiée selon l'esprit.
2. S. Augustin parle selon
la loi commune : on ne peut être régénéré par les sacrements avant d'être né.
Mais Dieu n'a pas lié sa puissance à cette loi des sacrements ; par privilège
spécial il peut conférer sa grâce à certains hommes avant leur naissance.
3. Si la Bienheureuse
Vierge a été purifiée du péché originel dans le sein de sa mère, ce fut quant à
la souillure personnelle ; elle n'a pas été soustraite à la peine qui
atteignait toute la nature humaine. C'est dire qu'elle n'aurait pu entrer au
paradis que par le sacrifice du Christ, comme les patriarches antérieurs à
celui-ci.
4. Le péché originel se
transmet par l'origine, en tant que celle-ci communique la nature humaine, qui
est atteinte en elle-même par le péché originel. Cela se produit quand le fruit
de la conception est doté d’une âme. Aussi rien n’empêche que le fruit de la
conception soit sanctifié après son animation ; ensuite s’il demeure dans le
sein maternel, ce n’est plus pour recevoir la nature humaine, mais un
perfectionnement de ce qu’il a déjà reçu.
Objections
:
1. On vient de le dire, la
Vierge Mère de Dieu a reçu plus de grâce que n'importe quel saint. Mais
certains ont été sanctifiés avant leur animation. Dieu dit à Jérémie (1, 5) :
"Avant que tu sois sorti du sein maternel, je t'ai sanctifié." Or
l'âme n'est pas infusée avant que le corps soit formé. Pareillement pour S.
Jean Baptiste, dont S. Ambroise affirme : "L'esprit de vie n'était pas encore
en lui que déjà l'Esprit Saint l'habitait." Donc, à plus forte raison, la
Bienheureuse Vierge a pu être sanctifiée avant son animation.
2. Il convenait, a dit S.
Anselme " que cette Vierge brillât d'une pureté telle qu'on ne peut en
concevoir une plus éclatante, hormis celle de Dieu". Aussi est-il dit dans
le Cantique des Cantiques (4, 7) : "Tu es toute belle, ma bien-aimée, et
il n'y a pas de tache en toi." Or, si la Bienheureuse Vierge n'avait
jamais été souillée par la contagion du péché originel, sa pureté eût été plus
grande. Il lui a donc été accordé que sa chair fut sanctifiée avant même d'être
dotée d'une âme.
3. On l'a dit plus haut, on
ne célèbre la fête que des saints. Or certaines Églises célèbrent la fête de la
Conception de la Bienheureuse Vierge. Il apparaît donc que Marie a été sainte
dans sa conception même et ainsi a été sanctifiée avant son animation.
4. Suivant l'Apôtre (Rm 11, 16), " si la racine est sainte, les branches le sont aussi". Or la racine des enfants, ce sont leurs parents. Donc la Bienheureuse Vierge a pu être sanctifiée en ses parents, avant d'avoir une âme.
Cependant : les événements de l'Ancien Testament préfigurent le Nouveau selon la 1ère épître aux Corinthiens (10, 11) : "Cela leur arrivait en figure." Mais le Psaume (47, 5) dit que " le Très-Haut a sanctifié son tabernacle " et cela paraît symboliser la sanctification de la Mère de Dieu, selon un autre Psaume (19, 6) : "Il a établi son tabernacle dans le soleil", et l'Exode (40, 31) dit au sujet de ce tabernacle : "Lorsque tout fut terminé, la nuée recouvrit le tabernacle du Témoignage, et la gloire du Seigneur le remplit." De même, la Bienheureuse Vierge n'a été sanctifiée qu'après l'achèvement de tout son être, corps et âme.
Conclusion
:
La sanctification de la Bienheureuse Vierge n'a pu s'accomplir avant son animation pour deux raisons :
1° La sanctification dont nous parlons désigne la purification du péché originel ; en effet, d'après Denys la sainteté est " la pureté parfaite". Or la faute ne peut être purifiée que par la grâce, et celle-ci ne peut exister que dans une créature raisonnable. C'est pourquoi la Bienheureuse Vierge n'a pas été sanctifiée avant que l'âme rationnelle lui ait été donnée.
2° Seule la créature raisonnable est susceptible de faute. Le fruit de la conception n'est donc sujet à la faute que lorsqu'il a reçu l'âme rationnelle. Si la Bienheureuse Vierge avait été sanctifiée, de quelque manière que ce fût, avant son animation, elle n'aurait jamais encouru la tache de la faute originelle. Ainsi elle n'aurait pas eu besoin de la rédemption et du salut apportés par le Christ, dont il est dit en S. Matthieu (1, 21) : "Il sauvera son peuple de ses péchés." Or il est inadmissible que le Christ ne soit pas " le sauveur de tous les hommes " (1 Tm 4, 10). Il reste donc que la sanctification de la Bienheureuse Vierge Marie s'est accomplie après son animation.
Solutions
:
1. Lorsque le Seigneur dit avoir connu Jérémie avant qu'il fût formé dans le sein maternel, c'est d'une connaissance de prédestination ; il ajoute même expressément qu'il l'a sanctifié non pas avant sa formation, mais " avant qu'il sortît du sein de sa mère".
Quant à l'affirmation de S.
Ambroise, que l'esprit de vie n'était pas encore en Jean Baptiste, quand il
avait déjà l'Esprit de grâce, l'esprit de vie désigne ici non pas l'âme qui
vivifie, mais l'air que l'on respire au-dehors. - On peut dire aussi qu'il
n'avait pas encore l'esprit de vie, c'est-à-dire l'âme, quant aux actes
visibles et achevés de celle-ci.
2. Si l'âme de la Bienheureuse
Vierge n'avait jamais été souillée par la contagion du péché originel, c'eût
été une atteinte à la dignité du Christ, qui est le Sauveur universel de tous
les hommes. Voilà pourquoi la pureté de la Bienheureuse Vierge est la plus
grande, mais après celle du Christ, qui n'avait pas besoin d'être sauvé
puisqu'il est le Sauveur universel. Car le Christ n'a nullement contracté le
péché originel ; mais il a été saint dans sa conception même, selon S. Luc (2,
35) : "Ce qui naîtra de toi sera saint, et on l'appellera Fils de
Dieu." La Bienheureuse Vierge, elle, a contracté le péché originel, mais
elle en a été purifiée avant de naître du sein maternel. C'est là ce que vise
le livre de Job (3, 9), où il est dit de la nuit du péché originel :
"Qu'elle attende la lumière", c'est-à-dire le Christ, " et
qu'elle ne voie pas le lever de l'aurore naissante", c'est-à-dire de la
Bienheureuse Vierge, qui à sa naissance fut indemne du péché originel, car,
d'après la Sagesse (7, 25), " rien de souillé n'est entré en elle".
3. Bien que l'Église
romaine ne célèbre pas la fête de la Conception de la Vierge, elle tolère la
coutume de certaines Églises qui la célèbrent. Mais, du fait qu'on célèbre la
fête de la Conception, il ne faut pas penser que la Bienheureuse Vierge a été
sainte dans sa conception. Toutefois, parce que l'on ignore à quel moment elle
a été sanctifiée, on célèbre, le jour même de sa conception, la fête de sa
sanctification.
4. Il y a deux sortes de
sanctification. L'une concerne la nature tout entière, qui sera délivrée de
toute corruption de péché et de peine. Cette sanctification se fera à la
résurrection. L'autre est la sanctification personnelle. Elle ne se transmet
pas au fruit engendré charnellement, car elle regarde non la chair, mais
l'esprit. Donc, si les parents de la Bienheureuse Vierge ont été purifiés du
péché originel, la Bienheureuse Vierge l'a néanmoins contracté, puisqu'elle a
été conçue selon la convoitise de la chair et par le commerce de l'homme et de
la femme, " Tout ce qui naît de ce commerce, écrit S. Augustin est chair
de péché."
Objections
:
1. Le " foyer de
péché", qui consiste en la rébellion des puissances inférieures contre la
raison, est une peine sanctionnant le péché originel. De même la mort et les
autres pénalités corporelles. Mais la Bienheureuse Vierge a subi ces dernières
pénalités. Pareillement le foyer du péché n'a pu être totalement détruit en
elle.
2. S. Paul écrit (2 Co 12,
9) : "Ma vertu trouve sa perfection dans la faiblesse", et il parle
là de la faiblesse du foyer de péché qui lui faisait sentir " l'aiguillon
de la chair". Or rien de ce qui touche à la perfection de la vertu ne doit
être enlevé à la Bienheureuse Vierge. La sanctification n'a don pas supprimé
complètement son foyer de péché
3. S. Jean Damascène déclare : "Chez la Bienheureuse Vierge survint le Saint-Esprit, qui la purifia avant qu'elle conçût le Fils de Dieu. Il ne peut s'agir que du " foyer", car elle n'a pas commis de péché, affirme S. Augustin. Donc la sanctification dans le sein de sa mère ne l'a pas entièrement purifiée du foyer de péché.
Cependant : il est écrit (Ct 4, 7) " T es toute belle, ma bien-aimée, et il n'y a pas d tache en toi." Or le foyer de péché est une tache au moins pour la chair. Il n'y en a donc pas eu chez la Bienheureuse Vierge.
Conclusion
:
Sur cette question on observe une grande diversité d'opinions. - Certains ont dit que le foyer de péché aurait été totalement supprimé chez la Bienheureuse Vierge par la sanctification qu'elle a reçue dans le sein de sa mère. - D'autres soutenaient que le foyer de péché lui serait resté, mais seulement pour autant qu'il rend difficile de faire le bien ; il lui aurait été enlevé en ce qui concerne le penchant au mal. - Selon d'autres, la Bienheureuse Vierge n'aurait plus eu le foyer de péché en tant qu'il est une corruption de la personne, qui pousse au mal et entrave le bien ; il lui serait demeuré en tant qu'il est une corruption de la nature d'où provient la transmission du péché originel à la descendance. - D'après certains enfin, le foyer pris en lui-même aurait subsisté chez la Bienheureuse Vierge lors de sa première sanctification, mais lié ; et au moment même de la conception du Fils de Dieu, il aurait été totalement supprimé.
Afin de pouvoir comprendre ce problème, il faut considérer ce qu'est le " foyer " : rien d'autre qu'une convoitise désordonnée de l'appétit sensible. Convoitise habituelle, car la convoitise actuelle constitue un véritable mouvement de péché. Or on appelle " désordonnée " la convoitise de sensualité lorsqu'elle s'oppose à la raison c’est-à-dire lorsqu'elle incline au mal ou fait obstacle au bien. Et c'est pourquoi l'inclination au mal ou l'obstacle au bien appartiennent à la raison même de " foyer". Aussi soutenir que ce foyer est demeuré chez la Bienheureuse Vierge sans l'incliner au mal, c'est vouloir concilier deux réalités opposées.
Pareillement, on semble aboutir à une contradiction si l'on admet chez la Bienheureuse Vierge la persistance du foyer en tant qu'il ressortit à la corruption de la nature, non à celle de la personne. Car, selon S. Augustin. c'est le désir sensuel qui transmet aux enfants le péché originel. Or la sensualité implique une convoitise déréglée qui ne se soumet pas totalement à la raison. Et c'est pourquoi, si le foyer était totalement enlevé en tant qu'il ressortit à la corruption de la personne, il ne pourrait pas subsister en tant qu'il ressortit à la corruption de la nature.
Il ne reste donc plus que cette alternative : ou bien le foyer a été complètement enlevé chez la Bienheureuse Vierge par sa première sanctification, ou bien il est demeuré, mais lié.
Voici comment expliquer que le foyer aurait été totalement enlevé chez elle : cela lui aurait été accordé en tant que, par l'abondance des grâces descendant sur elle, les puissances de son âme auraient été disposées de telle sorte que les puissances inférieures n'auraient jamais agi sans l'accord de sa raison. Nous avons dit qu'il en était ainsi chez le Christ, dont il est certain qu'il n'a pas eu le foyer de péché, et chez Adam avant le péché par l'effet de la justice originelle. A cet égard, la grâce de sanctification chez la Vierge aurait eu la même efficacité que la justice originelles. Et bien que cette position semble contribuer à la dignité de la Vierge Mère, elle porte atteinte sur un point à la dignité du Christ en ce que, hors de sa vertu, personne n'est délivré de la première condamnation. Sans doute, par une foi au Christ inspirée par l'Esprit, certains ont été délivrés, selon l'esprit, de cette condamnation ; cependant, la chair de personne ne pouvait en être délivrée qu'après l'incarnation du Christ. Car si quelqu'un devait être libéré, selon la chair, de cette condamnation, il semble que cette immunité devait apparaître en lui d'abord.
C'est pourquoi personne n'a pu bénéficier de l'immortalité corporelle avant que le Christ ait ressuscité dans son immortalité corporelle. Et de même il semble inadmissible de dire qu'avant la chair du Christ, qui fut sans péché, la chair de la Vierge sa mère ou de n'importe qui, aurait été exempte de ce foyer appelé " loi de la chair", ou " des membres".
C'est pourquoi il vaut mieux dire, semble-t-il, que la sanctification dans le sein de sa mère n'a pas délivré la Bienheureuse Vierge du foyer, dans ce qu'il y a d'essentiel ; il est demeuré, mais lié. Ce ne fut pas par un acte de sa raison, comme chez les saints, car dans le sein de sa mère elle n'avait pas l'usage de son libre arbitre. Cela est le privilège spécial du Christ. Ce fut par l'abondance de la grâce qu'elle reçut dans sa sanctification, et plus parfaitement encore par la providence divine qui préserva son appétit de tout mouvement désordonné. Mais ensuite, lorsqu'elle conçut la chair du Christ, dans laquelle devait resplendir en premier l'exemption de tout péché, on doit croire que celle-ci rejaillit de l'enfant sur la mère, et que le foyer fut totalement su primé. C'est ce qu'annonçait symboliquement Ezéchiel (43, 2) : "Voici que la gloire du Dieu d'Israël arrivait par la route de l'orient", c'est-à-dire par la Bienheureuse Vierge, " et la terre", c'est-à-dire la chair de celle-ci, " resplendissait de sa gloire", celle du Christ.
Solutions
:
1. De soi, la mort et les
autres pénalités corporelles n'inclinent pas au péché. Aussi le Christ, bien
qu'il les ait assumées, n'a-t-il pas assumé le foyer. Aussi encore, chez la
Bienheureuse Vierge qui devait être conforme à son Fils qui, de sa plénitude
lui donnait la grâce, le foyer fut-il d'abord lié, et ensuite supprimé. Mais
elle n'a pas été libérée de la mort et des autres pénalités.
2. La faiblesse de la chair
se rattache au foyer de péché. Chez les saints elle est bien l'occasion d'une
vertu parfaite, mais non une cause indispensable de perfection. Il suffit donc
d'attribuer à la Bienheureuse Vierge une vertu parfaite et une abondance de
grâce, sans mettre en elle toutes les occasions de perfection.
3. Le Saint-Esprit a
produit chez la Bienheureuse Vierge une double purification. La première la
préparait pour ainsi dire à concevoir le Christ, et elle a eu pour effet non
pas de lui enlever l'impureté d'une faute ou du foyer de péché, mais d'unifier
davantage son esprit et de la soustraire à la dispersion. C'est ainsi que l'on
parle de purification pour les anges chez lesquels, selon Denys, on ne trouve
aucune impureté. - Une autre purification a été accomplie en elle par le
Saint-Esprit au moyen de la conception du Christ, qui est l’œuvre du
Saint-Esprit. Et à cet égard on peut dire qu'il l'a purifiée totalement du
foyer.
Objections
:
1. On vient de le dire, ce
foyer de péché est demeuré en elle après sa première sanctification. Or le
mouvement du foyer, même s'il devance la raison, est un péché véniel, mais
" très léger " selon S. Augustin. Donc il y a eu chez la Bienheureuse
Vierge quelque péché véniel.
2. Sur ce texte de Luc (2,
35) : "Toi-même, une épée te transpercera l'âme", S. Augustin dit que
la Bienheureuse Vierge " à la mort du Seigneur douta, dans son
accablement". Mais douter de la foi est un péché.
3. Pour expliquer ce texte (Mt 12, 47) : "Voici dehors ta mère et tes frères qui te demandent", S. Jean Chrysostome nous dit : "Il est évident qu'ils n'agissaient que par vaine gloire." Et sur la parole : "Ils n'ont pas de vin " (Jn 2, 3) Chrysostome dit encore : "Elle voulait se concilier la faveur de son entourage et se mettre en vue grâce à son Fils. Peut-être même éprouvait-elle un sentiment humain, comme les frères de Jésus qui lui disaient : "Manifeste-toi au monde." " Et il ajoute un peu plus loin : "Elle n'avait pas encore sur Jésus l'opinion qu'il fallait." Il est évident que tout cela est du péché. Donc la Bienheureuse Vierge n'a pas été préservée de tout péché.
Cependant : voici ce que dit S. Augustin : "Quand il s'agit de péché, je ne veux pas, pour l'honneur du Christ, qu'il soit aucunement question de la Sainte Vierge Marie. C'est à cela que nous connaissons quel surcroît de grâce lui a été attribué pour vaincre totalement le péché, qu'elle a obtenu de concevoir et d'enfanter celui qui, à l'évidence, n'a jamais eu aucun péché."
Conclusion
:
Ceux que Dieu a choisis pour une tâche, il les prépare et les dispose pour qu'ils soient reconnus capables de cette tâche, selon S. Paul (2 Co 3, 6) : "Dieu nous a rendus capables d'être ministres de la nouvelle alliance." Or la Bienheureuse Vierge a été divinement choisie pour être la mère de Dieu. Aussi ne peut-on douter que Dieu, par sa grâce, l'ait rendue digne d'un tel honneur, selon la parole de l'ange (Lc 1, 30) : "Tu as trouvé grâce auprès de Dieu, voici que tu concevras, etc." Or elle n'aurait pas été la digne mère de Dieu si elle avait jamais péché.
D'abord parce que l'honneur des parents rejaillit sur les enfants, selon les Proverbes (17, 6) : "La gloire des enfants, c'est leur père." Aussi, à l'inverse, l'indignité de la mère aurait rejailli sur le Fils.
Ensuite, la Vierge avait avec le Christ une affinité sans pareille, puisqu'il avait reçu d'elle sa chair. Or il est écrit (2 Co 6, 15) : "Quelle complicité peut-il y avoir entre le Christ et Bélial ? "
Enfin le Fils de Dieu, qui est " Sagesse de Dieu " (1 Co 1, 24), a résidé en elle, d'une façon unique, non seulement dans son âme, mais dans son sein. Or il est écrit (Sg 1, 4) : "La Sagesse n'entrera pas dans une âme mauvaise ; elle n'habitera pas un corps esclave du péché."
Pour toutes ces raisons, il faut proclamer sans aucune réserve que la Bienheureuse Vierge n'a commis aucun péché actuel, ni mortel ni véniel, si bien que s'accomplit en elle la parole du Cantique (4, 7) : "Tu es toute belle, ma bien-aimée, et il n'y a pas de tache en toi."
Solutions
:
1. Si le foyer de péché a
subsisté chez la Vierge après la sanctification reçue dans le sein de sa mère,
il était cependant lié ; il ne pouvait donner naissance à aucun mouvement
désordonné qui eût devancé la raison. A cela contribuait la grâce de
sanctification, sans pourtant y suffire ; autrement, l'efficacité de cette
grâce eût été telle que dans l'appétit sensible de la Vierge aucun mouvement
n'aurait pu se produire sans être devancé par la raison ; et ainsi la Vierge
n'aurait pas eu de foyer de péché, contrairement à ce qu'on a dit,. Il faut
donc dire que la perfection de cette maîtrise venait de la providence divine,
qui ne permettait pas qu'un mouvement déréglé émanât du foyer de péché.
2. Cette parole de Siméon,
Origène et d'autres docteurs la rapportent à la douleur que la Bienheureuse
Vierge souffrit dans la passion du Christ. S. Ambroise dit que le glaive
symbolise " la prudence de Marie, informée du mystère céleste. Car la
parole de Dieu est vivante et vigoureuse, plus aiguë que le glaive le plus
tranchant". S. Basile écrit en effet : "La Bienheureuse Vierge,
auprès de la croix, regardait toutes choses ; après le témoignage de Gabriel,
après la connaissance inexprimable de la conception divine, après la grande
manifestation des miracles du Christ, son âme était incertaine." D'une
part elle le voyait souffrir ignominieusement, et d'autre part elle méditait
ses merveilles.
3. Ces paroles de
Chrysostome vont trop loin. On peut cependant les expliquer, en comprenant que
le Seigneur aurait réprimé dans la Vierge non pas un mouvement déréglé de vaine
gloire qui serait né en elle, mais ce qui pouvait être jugé tel par d'autres.
Objections
:
1. Cela paraît être un
privilège du Christ, selon S. Jean (1, 14) : "Nous l'avons vu, comme le Fils
unique du Père, plein de grâce et de vérité." Mais ce qui est propre au
Christ ne doit pas être attribué à quelqu'un d'autre. Donc la Bienheureuse
Vierge n'a pas reçu, dans sa sanctification, la plénitude de grâces.
2. A la plénitude et à la
perfection rien ne peut s'ajouter, parce que, dit Aristote " est parfait
ce à quoi rien ne manque". Mais la Vierge Marie a reçu dans la suite un
surcroît de grâce quand elle a conçu le Christ, car il lui fut dit (Lc 1, 35) :
"L'Esprit Saint viendra sur toi", et ensuite lorsqu'elle a été
enlevée dans la gloire. On voit donc qu'elle n'a pas reçu la plénitude de
grâces dans sa première sanctification.
3." Dieu ne fait rien en vain", dit Aristote. Or elle aurait eu certaines grâces pour rien, parce queue n'en aurait jamais usé, car on ne lit pas qu'elle ait enseigné, ce qui est un acte de la sagesse, ni qu'elle ait fait des miracles, ce qui est l'exercice d'un charisme. Elle n'a donc pas eu plénitude de grâces.
Cependant : l'Ange lui a dit (Lc 1, 28) " Salut, comblée de grâce." Ce que S. Jérôme commente ainsi : "Oui, pleine de grâce, car les autres n'ont reçu la grâce que de façon fragmentaire ; mais en Marie la plénitude de la grâce s'est répandue tout entière à la fois."
Conclusion
:
Plus on est proche du principe, en n'importe quel genre, plus on participe de son effet. Ainsi Denys dit-il que les anges qui sont tout près de Dieu participent des bontés divines plus que les hommes. Or le Christ est principe de la grâce : par sa divinité comme premier auteur ; par son humanité comme instrument : "La grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ " (Jn 1, 17). Or la Vierge Marie fut la plus proche du Christ selon l'humanité, parce qu'il a reçu d'elle la nature humaine. Et c'est pourquoi elle devait obtenir du Christ, plus que tous les autres, plénitude de grâce.
Solutions
:
1. Dieu donne à chacun la
grâce conforme à la tâche pour laquelle il l'a choisi. Et parce que le Christ
en tant qu'homme a été prédestiné et choisi pour être Fils de Dieu avec
puissance de sanctifier, il lui appartenait en propre d'avoir une telle
plénitude de grâce qu'elle rejaillirait sur tous selon la parole (Jn 1, 16) :
"De sa plénitude nous avons tous reçu." La Bienheureuse Vierge Marie
a obtenu une plénitude de grâce assez grande pour être la plus proche possible
de l'auteur de la grâce, au point de recevoir en elle celui qui est plein de
toute grâce ; et en l'enfantant elle a pour ainsi dire fait découler la grâce
vers tous.
2. Dans les êtres de la nature, il y a d'abord la perfection de la disposition de la matière à la forme, en ce sens que la matière est parfaitement disposée à recevoir la forme. Deuxièmement, il y a la perfection de la forme, qui est plus puissante, car la chaleur qui provient de la forme du feu est plus parfaite que celle qui disposait seulement à recevoir cette forme. Troisièmement, il y a la perfection de la fin ; c'est ainsi que le feu manifeste plus parfaitement ses qualités propres quand il est parvenu à son lieu propre.
Pareillement, chez la Bienheureuse Vierge, il y a eu une triple perfection de la grâce. La première était comme diapositive et la rendait capable d'être la mère du Christ ; ce fut la perfection de sa sanctification. Sa deuxième perfection de grâce est venue à la Bienheureuse Vierge de la présence du Fils de Dieu incarné dans son sein. La troisième perfection est celle de la fin, qu'elle possède dans la gloire.
Que la deuxième perfection soit plus puissante que la première, et la troisième que la deuxième, cela se manifeste quant à la libération du mal. Car l°, dans sa sanctification elle a été libérée de la faute originelle ; 2°, en concevant le Fils de Dieu elle a été totalement délivrée du foyer de convoitise ; 3° dans sa glorification elle a été délivrée de toute la misère humaine.
On retrouve cette progression dans
la relation au bien. Dans sa sanctification elle a obtenu la grâce l'inclinant
au bien ; ensuite, dans la conception du Fils de Dieu sa grâce a été consommée
allant jusqu'à la confirmer dans le bien ; enfin dans sa glorification a été
consommée la grâce qui lui donnait cette perfection où l'on jouit de tout bien.
3. Il n'y a aucun doute que
la Vierge a reçu, comme le Christ, selon un mode éminent, le don de sagesse, la
grâce des miracles et aussi la grâce de la prophétie. Cependant elle n'a pas
reçu toutes ces grâces, ni d'autres semblables, pour les exercer comme l'a fait
le Christ, mais selon ce qui convenait à sa condition. En effet, elle a usé du
don de sagesse dans sa contemplation, car " Marie gardait toutes ces
paroles, les méditant dans son coeur " (Lc 2, 19). Mais elle n'avait pas à
employer cette sagesse dans l'enseignement, car cela ne convenait pas aux
femmes, selon S. Paul (1 Tm 2, 12) : "je ne permets pas à la femme
d'enseigner." Quant aux miracles, il ne lui convenait pas d'en faire pendant
sa vie parce qu'à ce moment les miracles devaient servir à confirmer
l'enseignement du Christ, et c'est pourquoi faire des miracles convenait
seulement au Christ et à ses disciples, messagers de sa doctrine. Aussi est-il
dit de Jean Baptiste lui-même : "Il n'a fait aucun miracle " (Jn 10,
41), afin que tous fussent attentifs au Christ. Quant au charisme de prophétie,
Marie l'a exercé, comme on le voit dans son cantique : "Mon âme exalte le
Seigneur..."
Objections
:
1. On a dit a que la Vierge
a été sanctifiée ainsi pour être digne de devenir la mère de Dieu. Or cela lui
est propre.
2. Jérémie et Jean
Baptiste, dit-on, furent sanctifiés dans le sein maternel. Mais d'autres
semblent avoir été plus proches du Christ. Celui-ci est appelé spécialement
" fils de David, fils d'Abraham " (Mt 1, 1) parce qu'il leur avait
été spécialement promis. En outre, Isaïe l'a prophétisé de la façon la plus
claire. Puis les Apôtres ont vécu avec lui. Et pourtant l’Écriture ne nous dit
pas qu'ils ont été sanctifiés dans le sein maternel. Donc il ne convenait pas
non plus à Jérémie et à Jean Baptiste d'être ainsi sanctifiés.
3. Job dit de lui-même (31, 18 Vg) : "Dès mon enfance la miséricorde a grandi avec moi, elle est sortie avec moi du sein maternel." Nous ne disons pas pour autant qu'il a été sanctifié dans le sein de sa mère. Nous ne sommes donc pas tenus de le dire pour Jérémie et Jean Baptiste.
Cependant : il est écrit au sujet de Jérémie (1, 5) : "Avant que tu sois sorti du sein, je t'ai sanctifié", et au sujet de Jean Baptiste (Lc 1, 15) : "Il sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère."
Conclusion
:
S. Augustin semble avoir laissé planer un doute sur leur sanctification. Quant au tressaillement de Jean dans le sein de sa mère, " il a pu, écrit-il, être l'indice d'une si grande réalité " qu'une femme était la mère de Dieu, " que ses parents et non l'enfant reconnaîtraient. Voilà pourquoi l’Évangile ne dit pas l'enfant, dans le sein de sa mère, eut la foi, mais il tressaillit. Or, nous voyons tressaillir, outre les enfants, les animaux eux-mêmes. Ce qui est inhabituel, c'est que ce tressaillement s'est produit dans le sein. Ainsi - telle est la loi de tout miracle, - s'est-il produit divinement chez cet enfant, et non humainement, par lui. Même si ce petit avait eu par anticipation, dès le sein maternel, l'usage de la raison et de la volonté, au point de pouvoir déjà connaître, croire, consentir, - toutes opérations qui requièrent normalement un certain âge -, je pense que cet événement serait à classer parmi les miracles de la puissance divine."
Néanmoins l'Écriture déclare expressément que Jean Baptiste " sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère." De même pour Jérémie : "Avant que tu sois sorti du sein maternel, je t'ai sanctifié." Il faut donc affirmer, semble-t-il, qu'ils ont été sanctifiés dans le sein de leur mère, bien qu'ils n'y aient pas eu l'usage de leur libre arbitre. Sur cette question, soulevée par S. Augustin, on remarquera de même que les enfants sanctifiés par le baptême n'ont pas aussitôt l'usage du libre arbitre. - Et il ne faut pas croire qu'en dehors de Jérémie et de Jean Baptiste, d'autres, que l'Écriture ne mentionne pas, auraient reçu cette sanctification dans le sein maternel. Ces privilèges de la grâce, qui sortent de la loi commune, sont ordonnés à l'utilité d'autrui selon S. Paul (1 Co 12, 7) : "A chacun la manifestation de l'Esprit est donnée pour l'utilité de tous." Or cette sanctification n'en aurait aucune si elle était ignorée de l'Église.
Sans doute on ne peut assigner une raison aux desseins de Dieu. Pourquoi, en effet, ce don de la grâce est-il départi aux uns et non aux autres ? Il est possible toutefois d'indiquer un motif de convenance pour lequel Jérémie et Jean Baptiste ont été sanctifiés ainsi. Ce fut apparemment afin de préfigurer la sanctification que le Christ devait apporter. D'abord par sa passion, selon l'épître aux Hébreux (13, 12) : "Jésus, pour sanctifier le peuple par son sang, a souffert hors de la porte." Or cette passion, Jérémie l'a annoncée très clairement par ses oracles et ses actions mystérieuses et l'a figurée aussi de façon très expressive par ses propres souffrances. Ensuite il convenait de préfigurer la sanctification apportée aux hommes par le baptême du Christ : "Vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés " (1 Co 6, 11). Or c'est à ce baptême que Jean a préparé les hommes par le baptême qu'il administrait.
Solutions
:
1. La Bienheureuse Vierge,
élue par Dieu pour être sa mère, eut une plus grande grâce de sanctification
que Jean Baptiste et Jérémie, élus pour être des préfigurations partielles de
la sanctification du Christ. Nous en avons ce signe : à la Bienheureuse Vierge
il fut donné de ne jamais commettre aucun péché, ni mortel ni véniel. Aux
autres sanctifiés on croit qu'il fut accordé de ne pas pécher mortellement, par
protection de la grâce divine.
2. Il est vrai que, sous
d'autres rapporter des saints ont pu être unis au Christ plus étroitement que
Jean Baptiste et Jérémie. Mais, comme nous venons de le dire, si l'on envisage
la sanctification du Christ que ceux-ci ont figurée expressément, c’est eux qui
lui ont été le plus unis.
3. La miséricorde dont parle Job dans ce texte ne désigne pas la vertu infuse, mais seulement une inclination naturelle à l'acte de cette vertu.
1. La Mère de Dieu a-t-elle
été vierge en concevant le Christ ? - 2. Est-elle demeurée vierge en
l'enfantant ? - 3. L'est-elle demeurée après l'enfantement ? - 4. Avait-elle
fait voeu de virginité ?
Objections
:
1. Aucun enfant ayant père
et mère n'est conçu d'une vierge mère. Mais on ne dit pas que le Christ a eu
seulement une mère, mais aussi un père : "Son père et sa mère étaient dans
l'étonnement de ce qui se disait de lui " (Lc 1, 33). Et plus loin sa mère
lui dit : "Ton père et moi nous te cherchions, angoissés " (1, 48).
Donc le Christ n'a pas été conçu par une mère vierge.
2. Le début de S. Matthieu
prouve que le Christ fut le fils d'Abraham et de David par le fait que Joseph
descendait de David. Cette preuve ne vaudrait rien si Joseph n'avait pas été le
père du Christ. Il semble donc que la mère du Christ l'a conçu par l'union avec
S. Joseph et qu'ainsi elle n'a pas été vierge dans la conception du Christ.
3. Il est écrit (Ga 4, 4) :
"Dieu envoya son Fils, né d'une femme." Or ce terme de " femme
" dans le langage courant désigne l'épouse d'un homme.
4. Ce qui est de même
espèce requiert le même mode de génération, parce que la génération, comme tout
mouvement, est spécifiée par son terme. Or le Christ a été de même espèce que
nous, dit l'Apôtre (Ph 2, 7) : "Devenu semblable aux hommes et reconnu
comme un homme à son comportement." Puisque les autres hommes sont
engendrés par l'union de l'homme et de la femme, il semble que le Christ aussi
a été engendré de cette manière.
5. Toute forme naturelle a une matière qui lui est destinée, hors de laquelle elle ne peut exister. Or la matière de la forme humaine, c'est la semence du père et de la mère. Donc si le corps du Christ n'avait pas été conçu ainsi, il n'aurait pas été un vrai corps d'homme.
Cependant : il y a l'oracle d'Isaïe (7, 14) : "Voici que la Vierge concevra."
Conclusion
:
Il faut absolument confesser que la mère du Christ a conçu en restant vierge. Soutenir le contraire serait verser dans l'hérésie des ébionites et de Cérinthe, qui faisaient du Christ un homme ordinaire et attribuaient sa naissance à l'union des sexes.
Que le Christ ait été conçu d'une vierge, cela convient pour quatre motifs : 1° Pour sauvegarder la dignité de celui qui l'envoie. En effet, puisque le Christ est vraiment Fils de Dieu par nature, il ne convenait pas qu'il eût un autre père que Dieu, pour que la dignité de Dieu ne se reporte pas sur un autre.
2° Cela convenait à ce qui est le propre du Fils de Dieu, qui est envoyé. Il est le Verbe de Dieu. Or le verbe (la parole) est conçu sans aucune corruption de notre coeur ; au contraire, la corruption du coeur est incompatible avec la conception d'un verbe parfait. Parce que la chair a été assumée par le Verbe de Dieu pour être vraiment sa chair, il convenait qu'elle-même fût conçue sans aucune atteinte à l'intégrité de la mère.
3° Cela convenait à la dignité de l'humanité du Christ, où le péché ne pouvait trouver place, puisque c'est elle qui devait enlever le péché du monde selon la parole rapportée par S. Jean (1, 29) : "Voici l'Agneau de Dieu", l'être innocent, " qui enlève le péché du monde". Dans une nature déjà corrompue par l'acte conjugal, la chair n'aurait pu naître sans être imprégnée du péché originel. C'est pourquoi S. Augustin a pu écrire : "Une seule absence ici", dans le mariage de Marie et de Joseph, " celle des rapports conjugaux, car ils ne pouvaient s'accomplir dans la chair de péché, sans cette convoitise de la chair qui vient du péché et sans laquelle voulut être conçu celui qui devait être sans péché."
4° Cela convenait à cause de la fin même de l'incarnation du Christ, qui est de faire renaître les hommes en fils de Dieu " non d'un vouloir de chair ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu " (Jn 1, 13) c'est-à-dire par la puissance divine. Le modèle de cette renaissance devait se montrer dans la conception du Christ. S. Augustin l'affirme : "Il fallait que notre tête naquît, selon la chair, d'une vierge par un miracle insigne, pour montrer que ses membres devaient naître, selon l'esprit, de cette vierge qu'est l'Église."
Solutions
:
1. D'après S. Bède, " Joseph est appelé le père du Sauveur, non qu'il le fût vraiment, comme disent les photiniens, mais parce qu'il passait pour tel afin de sauvegarder la réputation de Marie." Ce qui fait dire à S. Luc (3, 23) : "On croyait Jésus fils de Joseph."
Ou bien, selon S. Augustin. Joseph
est appelé père du Christ de la même manière " qu'il est connu comme l'époux
de Marie, sans commerce charnel, par le lien même du mariage, ce qui l'unissait
plus étroitement au Christ que s'il l'avait adopté autrement. On devait
l'appeler le père du Christ non parce qu'il l'aurait engendré par une union
charnelle, mais parce qu'il aurait été le père de l'enfant qu'il aurait adopté,
même si son épouse ne l'avait pas mis au monde".
2. Selon S. Jérôme "
la généalogie du Sauveur est amenée jusqu'à Joseph d'abord parce que ce n'est
pas l'usage des Écritures de constituer une généalogie par les femmes. Ensuite
parce que Marie et Joseph étaient de la même tribu. Aussi était-il obligé par
la loi de l'épouser". Et comme dit S. Augustin " Il fallait faire
aboutir la série des générations jusqu'à Joseph pour ne pas déprécier, à propos
de ce mariage, le sexe masculin qui est le plus fort, et la vérité n'y perdrait
rien, puisque Joseph et Marie descendaient tous deux de David."
3. Comme dit la Glose,
" le mot "femme" désigne, selon l'usage des Hébreux, non celles
qui ont perdu leur virginité, mais toutes celles du sexe féminin".
4. Cet argument est valable
pour les êtres qui viennent à l'existence par des voies naturelles, du fait que
la nature, de même qu'elle est déterminée à produire un seul effet, est aussi
déterminée à le produire d'une seule façon. Mais la vertu surnaturelle de Dieu,
qui est infinie, n'est pas déterminée à produire un seul effet, ni à le
produire d'une façon particulière. Voilà pourquoi la puissance divine a pu
former le premier homme " de la glaise du sol " et le corps du Christ
du sein d'une vierge, sans intervention de l'homme.
5. Selon le Philosophe, la semence du mâle ne joue pas le rôle de matière dans la conception de l'être vivant. Elle en est seulement le principe actif ; c'est la femme seule qui fournit la matière de la conception. Aussi, du fait que la semence du mâle a fait défaut dans la conception du corps du Christ, il ne s'ensuit pas que ce corps n'ait pas eu la matière qui lui était due.
Mais à supposer que chez les
animaux la semence du mâle soit vraiment la matière de la conception, il est
évident que cette matière ne subsiste pas sous la même forme, mais qu'elle doit
se transformer. De même que Dieu a transformé la glaise du sol pour en faire le
corps d'Adam, de même a-t-il pu transformer la matière fournie par la mère pour
en faire le corps du Christ, même si ce n'était pas une matière suffisante pour
une conception naturelle.
Objections
:
1. S. Ambroise écrit :
"Celui qui a sanctifié, en vue de la naissance d'un prophète, un sein
étranger, c'est lui qui a ouvert le sein de sa propre mère pour en sortir
immaculé." Mais un sein ne peut s'ouvrir sans exclure la virginité.
2. Rien, dans le
mystère du Christ, ne devait faire paraître son corps comme imaginaire. Mais
qu'il puisse traverser des lieux clos, cela ne peut convenir qu'à un corps non
réel, mais imaginaire, du fait que deux corps ne peuvent coexister dans le même
lieu. Donc le corps du Christ ne pouvait sortir du sein maternel si celui-ci
demeurait fermé.
3. Comme dit S. Grégoire dans une homélie sur l'octave de Pâques, du fait qu'après sa résurrection le Seigneur a pénétré à travers les portes closes jusqu'à ses disciples " montre que son corps avait gardé sa nature et reçu une nouvelle gloire". Ainsi, traverser les lieux clos doit être attribué au corps glorieux. Or dans sa conception, le corps du Christ n'était pas glorieux mais passible car, selon l'Apôtre (Rm 8, 3), " le Christ avait une chair semblable à celle du péché". Il n'est donc pas sorti du sein de la Vierge resté fermé.
Cependant : on dit dans un discours du Concile d'Éphèse : "La nature, après l'enfantement, ne connaît plus de vierge. Mais la grâce a montré une mère qui enfante sans que sa virginité en souffre."
Conclusion
:
Sans aucun doute, il faut affirmer que la mère du Christ est demeurée vierge même en enfantant. Car le prophète ne dit pas seulement " Voici que la Vierge concevra", mais il ajoute " Elle enfantera un fils." Et l'on peut en donner trois raisons de convenance.
1° Cela convenait à ce qui est le propre de celui qui naîtrait, et qui est le Verbe de Dieu. Car non seulement le verbe est conçu dans notre coeur sans le corrompre, mais c'est aussi sans corruption qu'il sort du coeur. Aussi, pour montrer qu'il y avait là le corps du Verbe de Dieu en personne, convenait-il qu'il naquît du sein intact d'une vierge. On lit encore dans un discours du Concile d'Éphèse : "Celle qui engendre la chair seule cesse d'être vierge. Mais parce que le Verbe est né de la chair, il protège la virginité de sa mère, montrant par là qu'il est le Verbe... Car ni notre verbe, lorsqu'il est engendré, ne corrompt notre âme, ni Dieu, le Verbe substantiel, lorsqu'il choisit de naître, ne supprime la virginité."
2° Cela convient quant à l'effet de l'Incarnation. Car le Christ est venu pour enlever notre corruption. Aussi n'aurait-il pas été convenable qu'il détruisît par sa naissance la virginité de sa mère. Aussi S. Augustin dit-il " Il aurait été malheureux que l'intégrité fût détruite par la naissance de celui qui venait guérir la corruption."
3° Celui qui a prescrit d'honorer ses parents ne pouvait en naissant diminuer l'honneur de sa mère.
Solutions
:
1. Ce passage de S.
Ambroise commente la loi citée par l’Évangile (Lc 2, 23) : "Tout mâle qui
ouvre le sein maternel sera consacré au Seigneur." C'est ainsi, explique
Bède, " qu'on parle d'une naissance ordinaire ; il ne faudrait pas en
conclure que le Seigneur, après avoir sanctifié cette demeure en y entrant, lui
ait fait perdre, en en sortant, sa virginité". Aussi " ouvrir le sein
" ne signifie pas comme d'ordinaire que le sceau de la pudeur virginale
est brisé, mais seulement que l'enfant est sorti du sein de sa mère.
2. Tout en voulant attester
la réalité de son corps, le Christ a voulu aussi manifester sa divinité. C'est
pourquoi il a mêlé les prodiges avec l'humilité. Aussi, afin de montrer la
réalité de son corps, il naît d'une femme. Mais afin de montrer sa divinité, il
procède d'une vierge." Un tel enfantement convient à Dieu", chante S.
Ambroise dans un hymne de Noël.
3. Certains ont dit qu'à sa naissance le Christ avait pris la subtilité des corps glorieux, de même qu'en marchant sur la mer il a pris leur agilité.
Mais cela ne s'accorde pas avec ce
que nous avons précisé antérieurement. En effet, ces " dots", ou
qualités des corps glorieux, proviennent de ce que la gloire de l'âme rejaillit
sur le corps, comme nous le dirons plus loin en traitant des corps glorieux.
Mais nous avons dit plus haut que le Christ, avant la passion, permettait à sa
chair d'agir et de souffrir comme cela lui est propre, et que ce
rejaillissement de la gloire de l'âme sur le corps ne se produisait pas. Et
c'est pourquoi il faut dire que tout cela a été réalisé miraculeusement par la
vertu divine. Aussi S. Augustin dit-il : "Les portes closes n'ont pas été
un obstacle pour la masse du corps où se trouvait la divinité. Il a pu entrer
sans qu'elles s'ouvrent comme, en naissant, il avait laissé inviolée la
virginité de sa mère." Et Denys, écrit : "Le Christ produisait d'une
manière surhumaine ce qui appartient à l'homme. C'est ce que montrent une
vierge qui le conçoit surnaturellement, et une eau fluide qui supporte la
charge de ses pas terrestres."
Objections
:
1. On lit en S. Matthieu
(1, 18) " Avant que Joseph et Marie se fussent unis, elle se trouva
enceinte par l'action du Saint-Esprit." L'évangéliste n'aurait pas dit :
"Avant qu'ils se fussent unis " s'ils ne devaient pas le faire, car
personne ne dit de quelqu'un qui ne va pas déjeuner : "avant qu'il ne
déjeune". Il apparaît donc qu'à un moment donné la Bienheureuse Vierge
s'est unie charnellement à Joseph et qu'elle n'est donc pas demeurée vierge
après l'enfantement.
2. On trouve un peu plus
loin, dans les paroles adressées à Joseph par l'ange : "Ne crains pas de
prendre Marie ton épouse." Or les épousailles se consomment par l'union
charnelle. Il apparaît donc qu'à un certain moment, celle-ci est intervenue
entre Marie et Joseph.
3. On trouve un peu plus
loin " Il prit chez lui son épouse, et il ne la connut pas jusqu'au jour
où elle enfanta son fils premier-né." " Or ce mot "jusque"
désigne habituellement un délai après lequel on fait ce qu'on n'avait pas fait
jusqu'à ce moment Il." Et le Verbe " connaître " a ici un sens
charnel comme lorsqu'il est dit (Gn 4, 1)." Adam connut son épouse."
Il semble donc qu'après l'enfantement la Vierge a eu des rapports charnels avec
Joseph.
4. On ne peut appeler
" premier-né " que le fils suivi de plusieurs frères. S. Paul dit (Rm
8, 29) : "Il les a prédestiné à reproduire l'image de son Fils, pour qu'il
soit le premier-né d'une multitude de frères." Mais l'évangéliste (Lc 2,
7) appelle le Christ le - Premier-né " de sa mère. Elle a donc eu d'autres
fils après lui.
5. On lit (Jn 2, 5) :
"Après cela (le Christ) descendit à Capharnaüm ainsi que sa mère et ses
frères." Mais on appelle frères ceux qui sont nés du même lit. Il semble
donc que la Bienheureuse Vierge a eu d'autres fils après le Christ.
6. Nous lisons (Mt 25, 55) : "Il y avait là", près de la croix du Christ, " beaucoup de femmes venues de loin qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée pour le servir. Parmi elles étaient Marie Madeleine, Marie mère de Jacques et de Joseph et la mère des fils de Zébédée". Cette Marie appelée ici mère de Jacques et de Joseph semble être aussi la mère du Christ, car Jean nous dit (19, 25) : "Debout près de la croix se tenait Marie, sa mère." Il semble donc que la mère du Christ n'est pas demeurée vierge après l'enfantement de celui-ci.
Cependant : il est écrit dans Ézéchiel (44, 2) : "Cette porte sera fermée ; elle ne s'ouvrira point ; et l'homme n'y passera pas parce que le Seigneur Dieu d'Israël est entré par elle." S. Augustin explique ainsi ce texte : "Que signifie cette porte fermée dans la maison du Seigneur, sinon que Marie sera toujours intacte ? Et que "l'homme n'y passera pas" sinon que Joseph ne la connaîtra pas ? Que signifie : "Seul le Seigneur entre et sort par elle", sinon que le Saint-Esprit la fécondera et que le Seigneur des anges naîtra d'elle ? Et "elle sera fermée pour toujours", sinon que Marie est vierge avant l'enfantement, vierge dans l'enfantement et vierge après l'enfantement ? "
Conclusion
:
Il faut sans aucun doute rejeter l'erreur d'Helvidius, qui a osé dire que la mère du Christ, après l'avoir enfanté, a eu des rapports conjugaux avec Joseph et a engendré d'autres fils.
1° Cela porte atteinte à la perfection du Christ. Étant, selon sa nature divine, le fils unique du Père, comme étant parfait à tous égards, il convenait qu'il fût le fils unique de sa mère, son fruit très parfait.
2° Cette erreur fait injure au Saint-Esprit, car le sein virginal fut le sanctuaire où il forma la chair du Christ ; aussi aurait-il été indécent qu'il fût ensuite profané par une union avec l'homme.
3° Elle rabaisse la dignité et la sainteté de la Mère de Dieu, qui aurait paru très ingrate si elle ne s'était pas contentée d'un Fils pareil et si elle avait voulu perdre par une union chamelle la virginité qui s'était miraculeusement conservée en elle.
4° On devrait encore reprocher à Joseph la plus grande audace s'il avait essayé de souiller celle dont l'ange lui avait révélé qu'elle a conçu Dieu par l'opération du Saint-Esprit. C'est pourquoi il faut affirmer sans aucune réserve que la Mère de Dieu, qui était restée vierge en concevant et en enfantant, est encore restée perpétuellement vierge après avoir enfanté.
Solutions
:
1. Comme dit S. Jérôme
" Il faut comprendre que cette préposition, avant, bien qu'elle indique
souvent des faits postérieurs, montre parfois les faits qu'on avait placés
auparavant par la pensée ; et il n'est pas nécessaire que ces faits se
réalisent, parce que autre chose est intervenu pour empêcher ce projet de se
réaliser. Par exemple, si quelqu'un dit : "Avant de déjeuner dans le port,
j'ai navigué", on ne comprend pas qu'il a déjeuné au port après avoir
navigué, mais seulement qu'il avait l'intention de déjeuner au port."
Pareillement, l'évangéliste dit : "Avant qu'ils fussent unis, elle se
trouve enceinte par l'action du Saint-Esprit " non parce qu'ils se
seraient unis ensuite mais parce que, tandis qu'ils paraissaient devoir le
faire, ils ont été devancés par la conception due au Saint-Esprit, à cause de
quoi ils ne se sont pas unis dans la suite.
2. Comme dit S. Augustin.
la Mère de Dieu est appelée " épouse de Joseph en raison du premier
engagement des fiançailles avec celle qu'il n'avait pas connue ni ne devait
connaître charnellement". Comme dit S. Ambroise : "L'Écriture
n'affirme pas la perte de la virginité, mais le lien conjugal et la célébration
des noces."
3. Certains disent que dans ce texte " connaître " n'est pas à prendre au sens de l'union charnelle, mais concerne la connaissance qui éclaire l'esprit. En effet, S. Jean Chrysostome dit : "Avant que Marie eût enfanté, Joseph ne connut pas sa dignité, mais il la connut ensuite car, par son enfantement, elle devint plus belle et plus noble que tout l'univers parce que, celui que l'univers entier ne pouvait contenir, elle seule l'avait reçu dans le secret de ses entrailles."
Mais d'autres parlent de " connaissance " par la vue. De même que le visage de Moïse s'entretenant avec le Seigneur fut resplendissant de gloire au point que les fils d'Israël ne pouvaient plus le regarder, de même Marie, que l'éclat de la vertu du Très-Haut recouvrait de son ombre, ne pouvait être regardée par Joseph avant d'enfanter. Mais après l'enfantement, Joseph la connut à l'aspect de son visage et non par un contact charnel.
S. Jérôme, lui, concède qu'on doit
entendre cette " connaissance " dans son acception charnelle. Mais il
dit que " jusque", dans l'Écriture, peut s'entendre de deux façons.
Parfois il désigne un temps déterminé, par exemple (Ga 3, 19) : "La loi
fut ajoutée en vue des transgressions, jusqu'à la venue de la descendance à qui
était destinée la promesse." Mais parfois elle désigne un temps
indéterminé comme dans le Psaume (123, 2) : "Nos regards sont tournés vers
le Seigneur notre Dieu jusqu'à ce qu'il nous prenne en pitié", ce qui ne
doit pas se comprendre comme si, après avoir obtenu miséricorde, nos regards
devaient se détourner de Dieu. Et selon cette manière de parler on exprime
" ce dont on pourrait douter si ce n'était pas écrit, mais tout le reste
est confié à notre intelligence b". Et c'est en ce sens que l'évangéliste
dit que la Mère de Dieu " n'a pas été connue d'un homme jusqu'à son
enfantement, afin que nous comprenions bien plutôt qu'elle ne l'a pas été
après".
4. L'usage de la Sainte
Écriture est d'appeler premier-né non seulement celui qui a des frères après
lui, mais celui qui est né le premier." Autrement, s'il n'y a de
premier-né que lorsque des frères le suivent, la loi ne devait pas réclamer les
prémices avant une autre naissances." Il est évident que c'est faux,
puisque la loi prescrivait de racheter les premiers-nés dans le délai d'un
mois.
5. "Certains, dit S.
Jérôme supposent que les frères du Seigneur étaient les fils d'une première
épouse de Joseph. Mais nous, nous comprenons que les frères du Seigneur
n'étaient pas des fils de Joseph, mais des cousins germains du Sauveur, fils
d'une soeur de Marie, mère du Seigneur." En effet l'Écriture parle de
" frères " en quatre sens : "par la nature, la nation, la
parenté, l'affection". Aussi les frères du Seigneur sont-ils appelés ainsi
non selon la nature, car ils ne sont pas nés de la même mère, mais selon la
parenté, car ils sont du même sang que lui. Quant à Joseph, selon S. Jérôme il
semble plus croyable qu'il est resté vierge, car " l'Écriture ne dit pas
qu'il a eu une autre épouse, et un saint homme ne succombe pas à la
fornication".
6. Cette Marie " mère
de Jacques et de Joseph " ne doit pas être prise pour la mère du Seigneur,
car dans l'Évangile, celle-ci est habituellement signalée par sa dignité de
mère de Jésus. Tandis que cette Marie est identifiée comme l'épouse d'Alphée,
dont le fils est Jacques le Mineur, appelé frère du Seigneur.
Objections
:
1. Il est écrit (Dt 8, 14)
" Il n'y aura chez toi ni homme ni femme stérile." Or la stérilité
est une conséquence de la virginité. Donc observer la virginité était contraire
au précepte de la loi ancienne. Mais celle-ci demeurait en vigueur tant que le
Christ n'était pas né. Donc, à cette époque, la Bienheureuse Vierge ne pouvait
licitement faire voeu de virginité.
2. L'Apôtre déclare (1 Co
7, 25) : "Au sujet des vierges je n'ai aucun précepte du Seigneur, mais je
donne un conseil." Or la perfection des conseils devait commencer avec le
Christ, qui est " la fin de la loi " (Rm 10, 4). Il ne convenait donc
pas que la Vierge fit voeu de virginité.
3. L'Apôtre déclare (1 Tm 5, 12) : "Pour ceux qui font voeu de chasteté, non seulement le mariage, mais le désir du mariage est condamnable." Or, la mère du Christ n'a commis aucun péché condamnable, comme on l'a établi précédemment. Donc, puisqu'elle a été " fiancée " dit S. Luc (1, 27), il apparaît qu'elle n'avait pas fait voeu de virginité.
Cependant : S. Augustin, écrit " A l'annonce faite par l'Ange, Marie répond : "Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais pas d'homme ?" " Ce qu'elle n'aurait certainement pas dit si elle n'avait pas antérieurement consacré à Dieu sa virginité.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie, les oeuvres de perfection méritent plus de louanges quand elles sont solennisées par un voeu. Or, chez la Mère de Dieu, c'est la virginité qui devait avoir le plus d'éclat, comme cela apparat d'après nos arguments. Il convenait donc que sa virginité fût consacrée à Dieu par un voeu. Il est vrai qu'au temps de la loi il fallait pousser à la fécondité les femmes aussi bien que des hommes, parce que c'était par la descendance charnelle que se propageait le culte de Dieu, avant que le Christ naquit de ce peuple. Aussi ne croit-on pas que la Mère de Dieu, avant ses fiançailles avec Joseph, ait fait catégoriquement le voeu de virginité ; mais bien qu'elle en ait eu le désir, elle a remis sur ce point sa volonté à la décision de Dieu. Plus tard, quand elle eut pris un époux, comme l'exigeaient les moeurs du temps, elle fit avec lui voeu de virginité.
Solutions
:
1. Parce qu'il semblait
interdit par la loi de ne pas travailler à laisser une descendance sur terre,
la Mère de Dieu ne fit pas voeu de virginité sans réserve, mais sous la
condition que cela plairait à Dieu. Ensuite, sachant que cela lui plairait,
elle fit voeu de virginité avant l'annonciation.
2. De même que la plénitude
de la grâce fut parfaite dans le Christ, mais qu'une ébauche la précéda chez sa
mère, de même l'observation des conseils qui se fait par la grâce de Dieu, a
trouvé sa première perfection chez le Christ, mais avait en quelque sorte
commencé chez la Vierge sa mère.
3. La parole de S. Paul est à entendre de ceux qui ont voué la virginité d'une manière absolue. Ce n'était pas le cas de la Mère de Dieu avant ses fiançailles avec Joseph. Mais après ses fiançailles, en même temps que son époux et d'un commun accord, elle fit voeu de virginité.
1. Le Christ devait-il naître
d'une fiancée ? - 2. Y eut-il un vrai mariage entre Marie, mère du Seigneur, et
Joseph ?
Objections
:
1. Les fiançailles sont
ordonnées à l'acte du mariage. Mais la Mère du Seigneur n'a jamais voulu user
du mariage parce qu'elle aurait ainsi dérogé à sa virginité spirituelle.
2. Que le Christ soit né
d'une vierge, ce fut un miracle. Aussi S. Augustin écrit-il : "La vertu
même de Dieu a fait sortir les membres d'un enfant à travers le sein virginal
de sa mère inviolée, comme plus tard elle fera entrer les membres d'un adulte
par des portes closes. Si l'on en cherche une raison, la merveille s'évanouit ;
si l'on veut y trouver un exemple, ce n'est plus un cas unique." Mais les
miracles ont pour but de confirmer la foi et c'est pourquoi ils doivent être
évidents. Donc, puisque les fiançailles auraient obscurci ce miracle, il ne
semble pas que le Christ naquit d'une fiancée.
3. D'après S. Jérôme le
martyr S. Ignace donne de ces fiançailles le motif suivant : "Pour que son
enfantement soit caché au diable, parce que celui-ci le croirait engendré non
d'une vierge mais d'une épouse." Mais ce motif semble sans aucune valeur.
D'abord parce que le diable connaît, grâce à sa perspicacité, tout ce qui
concerne les corps. En outre, les démons ont plus tard quelque peu connu le Christ
par de nombreux signes évidents. On lit ainsi (Mc 1, 23) " Un homme
possédé de l'esprit impur s'écria "Que nous veux-tu, Jésus de Nazareth ?
Es-tu venu avant le temps pour nous perdre ? je sais qui tu es : le Saint de
Dieu." " Il ne parait donc pas que la Mère de Dieu ait été fiancée.
4. S. Jérôme indique un autre motif : "Pour qu'elle ne soit pas lapidée par les juifs comme adultère." Mais ce motif paraît sans valeur, car si elle n'avait pas été fiancée, elle n'aurait pas pu être condamnée pour adultère. Ainsi ne paraît-il pas rationnel que le Christ naquît d'une vierge fiancée.
Cependant : on lit chez S. Matthieu (1, 18) : "Marie, la mère de Jésus, était fiancée à Joseph." Et chez S. Luc (1, 26) : "L'ange Gabriel fut envoyé à Marie, une vierge fiancée à un homme appelé Joseph."
Conclusion
:
Il convenait que la vierge dont le Christ devait naître fût fiancée, à cause du Christ lui-même, à cause de sa mère et à cause de nous.
A cause du Christ pour quatre raisons. 1° Afin qu'il ne soit pas rejeté par les infidèles comme un enfant illégitime." Qu'aurait-on pu reprocher aux Juifs et à Hérode, demande S. Ambroise s'ils avaient persécuté un enfant apparemment né de l'adultère ? " - 2° Afin que l'on pût dresser la généalogie du Christ, selon l'usage, en ligne masculine. Ce qui fait dire à S. Ambroise : "Celui qui est venu dans le monde est décrit à la manière du monde. On recherche l'homme à qui doivent échoir, au Sénat ou dans les autres assemblées, les honneurs dus à une famille. C'est le même usage qu'attestent les Écritures, en recherchant toujours l'origine d'un homme." - 3° Afin de protéger le nouveau-né contre les attaques que le diable aurait lancées contre lui avec plus de violence. Et c'est pourquoi S. Ignace soutient qu'elle fut fiancée " afin que son enfantement fût caché au diable".
En outre, cela convenait à l'égard de la Vierge elle-même. 1° Elle échappait ainsi au châtiment " afin de ne pas être lapidée par les juifs comme adultère " selon S. Jérôme. - 2° Elle était ainsi protégée contre le déshonneur, ce qui fait dire à S. Ambroise : "Elle a été fiancée pour soustraire au stigmate infamant d'une virginité perdue celle dont la grossesse aurait semblé faire éclater la déchéance." - 3° " Pour montrer l'aide que lui apporta S. Joseph", dit S. Jérôme.
Cela convenait aussi en ce qui nous concerne.
1° Parce que le témoignage de Joseph atteste que le Christ est né d'une vierge, comme le remarque S. Ambroise : "Personne ne témoigne avec plus d'autorité de la pudeur d'une femme que son mari qui pourrait ressentir l'injure et venger l'affront s'il n'avait reconnu là un mystère." - 2° Parce que les propres paroles de la Vierge affirmant sa virginité en reçoivent plus de crédit. S. Ambroise le dit aussi : "Cela donne plus de poids aux paroles de Marie et enlève tout motif de mensonge. Car une vierge qui aurait été enceinte sans être mariée aurait voulu voiler sa faute par un mensonge. Fiancée, elle n'avait aucune raison de mentir puisque, pour les femmes, la fécondité est la récompense du mariage et le bienfait des noces." Ces deux motifs viennent confirmer notre foi. - 3° Pour enlever toute excuse aux vierges qui, par leur imprudence, n'évitent pas le déshonneur. Ce que dit encore S. Ambroise : "Il ne convenait pas de laisser aux vierges dont la conduite a mauvaise réputation le prétexte et l'excuse de voir diffamée jusqu'à la Mère du Seigneur." 4° Parce qu'il y avait là un symbole de toute l'Église qui, " bien que vierge, a été fiancée à un unique époux, le Christ", dit S. Augustin. - On peut encore ajouter une cinquième raison à ce que la Mère du Seigneur fût une vierge fiancée : en sa personne sont honorés et la virginité et le mariage, contre les hérétiques qui rabaissent l'un ou l'autre.
Solutions
:
1. Il faut croire
que la Bienheureuse Vierge Mère de Dieu a voulu se fiancer par une impulsion
secrète du Saint-Esprit. Comptant sur le secours divin pour n'avoir jamais à
s'unir charnellement, elle a cependant remis cela à la décision divine, si bien
que sa virginité n'a subi aucune atteinte.
2. Comme dit S. Ambroise,
" le Seigneur a préféré laisser certains mettre en doute son origine
plutôt que la pureté de sa mère. Il savait combien est délicate la pudeur d'une
vierge et fragile son renom de pureté, et il n'a pas jugé devoir établir la
vérité de son origine en faisant mal juger sa mère". Il faut pourtant
savoir que parmi les miracles de Dieu, certains sont de foi comme celui de
l'enfantement virginal et celui de la résurrection du Seigneur, et aussi celui
du sacrement de l'autel. Et c'est pourquoi le Seigneur a voulu qu'ils soient
plus cachés afin qu'on ait plus de mérite à y croire. Mais certains miracles
ont pour but de confirmer la foi, et ceux-là doivent être manifestes.
3. Comme dit S. Augustin,
le diable a par nature une grande puissance, mais celle-ci est empêchée par la
puissance divine. Et ainsi peut-on dire que si, par la puissance de sa nature,
le diable pouvait savoir que la Mère de Dieu n'avait pas été souillée mais
était demeurée vierge, Dieu l'empêchait de connaître le mode de l'enfantement divin.
Que par la suite le diable ait pu découvrir que Jésus était le Fils de Dieu,
cela ne s'y oppose pas, parce qu'il était temps alors pour le Christ de montrer
sa puissance contre le diable et de subir la persécution soulevée par celui-ci.
Aussi S. Léon dit-il : "Les mages trouvèrent Jésus petit comme un enfant,
ayant besoin de l'aide d'autrui, incapable de parler, bref ne différant en rien
de tous les autres enfants des hommes." Cependant S. Ambroise semble
appliquer cela plutôt aux membres du diable. En effet, après avoir donné ce
motif : de tromper le prince de ce monde, il ajoute : "Mais il a plus
encore trompé les princes de ce monde. Car la nature des démons parvient à
pénétrer même les choses cachées, mais ceux qui sont absorbés par les vanités
de ce monde ne peuvent connaître les réalités divines."
4. Selon la loi, le
châtiment des adultères, c'est-à-dire la lapidation était infligée non
seulement à la femme déjà fiancée ou mariée, mais encore à la vierge gardée
dans la maison paternelle en attendant le mariage. Aussi est-il écrit (Dt 22,
20) : "Si une jeune fille n'a pas été trouvé vierge, elle sera lapidée par
les gens de la cité et elle mourra, parce qu'elle a commis une infamie en
Israël, en se prostituant dans la maison de son père." Ou bien l'on peut
dire que la Bienheureuse Vierge était de la race d'Aaron, d'où sa parenté avec
Élisabeth notée par Luc (1, 36). Or la vierge de race sacerdotale, quand elle
se déshonorait, était mise à mort selon le Lévitique (21, 9) : "Si la
fille d'un prêtre est surprise à se prostituer et déshonore le nom de son père,
elle sera brûlée." Certains rattachent la parole de S. Jérôme à cette
lapidation pour déshonneur.
Objections
:
1. S. Jérôme dit que "
Joseph fut le gardien de Marie plutôt que son époux". Mais s'il y avait eu
un vrai mariage, Joseph aurait été vraiment son époux.
2. Sur le texte (Mt 1, 16)
: "Jacob engendra Joseph époux de Marie", S. Jérôme nous dit :
"Que ce terme d'époux n'évoque pas en toi l'idée de mariage. Souviens-toi
que c'est l'habitude des Écritures d'appeler épouses les fiancées." Or ce
qui fait le vrai mariage, ce ne sont pas les fiançailles, mais les noces. Il
n'y a donc pas eu mariage entre la Bienheureuse Vierge et Joseph.
3. On lit en S. Matthieu (1, 19) : "Joseph, son époux, parce qu'il était juste et ne voulait pas l'emmener " (dans sa maison pour une cohabitation constante, selon une Glose), " résolut de la répudier secrètement", c'est-à-dire de retarder la date des noces, explique S. Rémi d'Auxerre Donc, puisque les noces n'avaient pas été célébrées, il n'y avait pas encore de vrai mariage, d'autant plus qu'après avoir contracté mariage, il n'était plus permis de répudier son épouse.
Cependant : il y a l'affirmation de S. Augustin : "Il serait impie de croire que, d'après l'évangéliste, Joseph aurait refusé de prendre Marie pour épouse parce que, sans s'être unie à lui, elle aurait enfanté le Christ en restant vierge. Par cet exemple il est clairement manifesté aux fidèles mariés qu'ils peuvent demeurer de véritables époux et en mériter le nom tout en gardant la continence d'un commun accord, sans avoir de relations conjugales."
Conclusion
:
On appelle véritable le mariage ou union conjugale qui atteint sa perfection. Or il y a une double perfection pour un être : la première et la seconde. La première perfection d'un être consiste proprement dans sa forme, qui lui donne son espèce. La perfection seconde consiste dans l'opération par laquelle cet être atteint en quelque sorte sa fin. Or la forme du mariage consiste en l'union indissoluble des esprits, par laquelle chaque époux est tenu de garder une foi inviolable à son conjoint. Quant à la fin du mariage, elle est d'engendrer et d'élever des enfants. On les engendre par l'acte conjugal ; et ils sont élevés par les services que le père et la mère se rendent réciproquement pour nourrir leurs enfants.
Ainsi donc, en ce qui concerne la perfection première du mariage, il faut dire que l'union entre la Vierge Marie, mère de Dieu, et S. Joseph fut un mariage absolument véritable. Car l'un et l'autre ont consenti à l'union conjugale, mais non expressément à l'union charnelle, sauf sous condition : si Dieu le voulait. Aussi l'ange appelle-t-il Marie l'épouse de Joseph quand il dit à celui-ci (Mt 1, 20) : "Ne crains pas de prendre chez toi Marie ton épouse." Ce que S. Augustin explique ainsi : "Elle est appelée épouse en raison du premier engagement des fiançailles, elle qui n'avait connu et ne devait jamais connaître l'union charnelle."
Mais quant à la perfection seconde, laquelle s'accomplit par l'acte du mariage, si l'on entend celui-ci de l'union charnelle qui engendre les enfants, ce mariage n'a pas été consommé. Ce qui fait dire à S. Ambroise : "Ne sois pas ému si l’Écriture l'appelle souvent épouse : ce n'est pas pour lui enlever sa virginité, mais pour attester le lien du mariage et la célébration des noces." - Cependant ce mariage a eu aussi la perfection seconde quant à l'éducation de l'enfant, comme dit S. Augustin : "Tout le bien du mariage est accompli chez les parents du Christ : l'enfant, la fidélité et le sacrement. L'enfant, nous le reconnaissons en le Seigneur Jésus ; la fidélité en ce qu'il n'y eut aucun adultère ; le sacrement en ce qu'il n'y eut aucune séparation. Une seule chose est absente : l’union charnelle."
Solutions
:
1. S. Jérôme prend le mot
" époux " en l'entendant d'un mariage consommé.
2. S. Jérôme appelle "
noces " l'union nuptiale.
3. Comme dit S. Jean Chrysostome : La Bienheureuse Vierge fut fiancée à S. Joseph de telle manière qu'elle habitait déjà sa maison." Car si, chez la femme qui conçoit au domicile de son mari, la conception est estimée légitime, ainsi prête-t-on des relations suspectes à celle qui conçoit ailleurs." Et ainsi la réputation de la Bienheureuse Vierge n'aurait pas été suffisamment sauvegardée par ses fiançailles, si elle n'avait pas déjà habité la maison de Joseph. Aussi la parole " il ne voulait pas l'emmener " se comprend-elle mieux, puisqu'" il ne voulait pas la diffamer en public", plutôt que dans le fait de la conduire dans sa maison. Aussi l'évangéliste ajoute-t-il " qu'il voulait la répudier en secret". Bien quelle habitât la maison de Joseph à cause de l'engagement des fiançailles, il n'y avait pas encore eu la célébration solennelle des noces ; et c'est pourquoi il n'y avait pas eu de rapports conjugaux. Aussi, remarque Chrysostome, " l'évangéliste ne dit pas : avant d'être conduite dans la maison de l'époux, car elle y était déjà. En effet, la coutume des anciens était très souvent d'avoir chez eux leurs fiancées." Et c'est encore pour cela que l'ange dit à Joseph : "Ne crains pas de prendre Marie ton épouse", c'est-à-dire : "Ne crains pas de célébrer avec elle la solennité des noces."
Cependant, pour d'autres auteurs, elle n'avait pas encore été introduite dans la maison, elle n'était que fiancée. Mais la première explication s'harmonise mieux avec l'Évangile.
Il faut maintenant étudier en elle-même la conception du Sauveur. I. Quant à la matière a partir de laquelle son corps fut conçu (Q. 31). - II. Quant à l'auteur de cette conception (Q. 32). - III. Quant au mode et à son ordre (Q. 33).
1. Convenait-il de lui
annoncer ce qui allait se faire en elle ? - 2. Qui devait lui faire cette
annonce ? - 3. De quelle manière ? - 4. Dans quel ordre ?
Objections
:
1. Cette annonce paraissait
uniquement nécessaire pour obtenir son consentement. Mais celui-ci ne paraît
pas avoir été nécessaire ; car cette conception par une Vierge avait été
annoncée à l'avance par une prophétie de prédestination " qui s'accomplit
sans notre décision", dit une Glose sur S. Matthieu (1, 22). Donc une
telle annonciation n'était pas nécessaire.
2. La Bienheureuse Vierge
avait la foi en l'incarnation, foi sans laquelle personne ne pouvait être en
état de salut parce que, dit l'Apôtre aux Romains (3, 22), " la justice de
Dieu est donnée par la foi en Jésus Christ". Mais lorsque l'on croit
quelque chose avec certitude, on n'a pas besoin d'être instruit davantage. Donc
il n'était pas nécessaire à la Bienheureuse Vierge que l'incarnation du Fils de
Dieu lui soit annoncée.
3. De même que la Bienheureuse Vierge a conçu le Christ corporellement, ainsi toute âme sainte le conçoit spirituellement, ce qui fait dire à S. Paul (Ga 4, 19) : "Mes petits enfants, vous que j'enfante à nouveau jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous." Mais à ceux qui doivent concevoir le Christ spirituellement, une telle conception n'est pas annoncée. Il n'y avait donc pas à annoncer à la Bienheureuse Vierge qu'elle concevrait dans son sein le Fils de Dieu.
Cependant : on trouve en S. Luc (1, 31) que l'ange lui a dit : "Voici que tu concevras dans ton sein, et que tu enfanteras un fils."
Conclusion
:
Il convenait d'annoncer à la Bienheureuse Vierge qu'elle concevrait le Christ.
1° Pour suivre l'ordre qui convenait à cette union du Fils de Dieu avec la Vierge : que son esprit soit informé avant qu'elle le conçoive dans sa chair. Ce qui a fait dire à S. Augustin : "Marie fut plus heureuse de recevoir la foi au Christ que de concevoir la chair du Christ." Et il ajoute peu après : "Cette intimité maternelle n'aurait servi de rien à Marie, si elle n'avait eu plus de bonheur à porter le Christ dans son coeur que dans sa chair."
2° Pour lui permettre d'attester avec plus de certitude ce mystère quand elle en avait été instruite par Dieu.
3° Pour qu'elle offrît à Dieu les services volontaires de son dévouement, ce qu'elle fit avec promptitude en disant : "Voici la servante du Seigneur."
4° Pour montrer ainsi un certain mariage spirituel entre le Fils de Dieu et la nature humaine. Et voilà pourquoi l'annonciation demandait le consentement de la Vierge représentant toute la nature humaine.
Solutions
:
1. La prophétie de
prédestination s'accomplit sans que notre libre arbitre en soit cause, mais non
sans qu'il y consente.
2. La Bienheureuse Vierge
avait une foi expresse en l'Incarnation future. Mais son humilité l'empêchait
d'avoir une si haute idée d'elle-même. C'est pourquoi il fallait qu'elle en fût
instruite.
3. La conception
spirituelle du Christ qui se réalise par la foi est bien précédée d'une
annonciation par la prédication de la foi selon ce principe " la foi vient
de ce qu'on entend " (Rm 10, 17). Cependant cela ne nous donne pas la
certitude d'avoir la grâce, mais nous enseigne que la foi reçue par nous est la
vraie.
Objections
:
1. Les anges suprêmes sont
en relation immédiate avec Dieu, dit Denys. Mais la Mère de Dieu a été élevée
au-dessus de tous les anges. Il semble donc que le mystère de l'Incarnation
aurait dû lui être annoncé immédiatement par Dieu et non par un ange.
2. S'il fallait en cela
observer l'ordre commun selon lequel les mystères divins sont annoncés aux
hommes par les anges, c'est aussi par l'homme que les mystères divins sont
proposés à la femme. Car S. Paul dit (1 Co 14, 34) : "Que les femmes
gardent le silence dans l'église ; si elles veulent apprendre quelque chose,
qu'elles interrogent leurs maris à la maison." Il semble donc qu'à la
Bienheureuse Vierge le mystère de l'Incarnation aurait dû être annoncé par un
homme, étant donné surtout que S. Joseph, son époux, en avait été instruit par
un ange (Mt 1, 20).
3. Nul ne peut annoncer
comme il faut ce qu'il ignore. Or même les anges les plus élevés n'ont pas
connu pleinement le mystère de l'Incarnation ; aussi Denys dit-il qu'il faut
leur attribuer la question posée en Isaïe (63, 1) : "Qui est celui-ci qui
vient d'Édom ? " Il semble donc qu'aucun ange n'a pu annoncer comme il
faut la réalisation de l'Incarnation.
4. Les plus grandes nouvelles doivent être annoncées par les plus grands messagers. Mais le mystère de l'Incarnation est le plus grand de tous ceux qui ont été annoncés aux hommes par les anges. Il semble donc que, s'il devait être annoncé par un ange, celui-ci aurait dû appartenir à l'ordre le plus élevé. Or ce n'est pas le cas de Gabriel, qui appartient à l'ordre des archanges, lequel n'est pas le plus haut, mais l'avant-dernier ; aussi l'Église chante-t-elle : "Nous savons que l'archange Gabriel t'a parlé de la part de Dieu." Donc l'annonciation n'aurait pas dû, semble-t-il, être faite par l'ange Gabriel.
Cependant : il y a cette parole en S. Luc : "L'ange Gabriel fut envoyé par Dieu..."
Conclusion
:
Il convenait que le mystère de l'incarnation divine fût annoncé à la Mère de Dieu par un ange, et cela pour trois raisons.
1° Afin d'observer en cela aussi l'ordonnance divine selon laquelle les mystères divins parviennent aux hommes par l'intermédiaire des anges. Aussi Denys enseigne-t-il : "Au divin mystère de l'amour de Jésus pour les hommes, des anges d'abord furent initiés, et ensuite par eux la grâce de cette naissance nous fut communiquée. Ainsi donc le très divin Gabriel révéla à Zacharie que l'enfant qui naîtrait de lui serait le prophète Jean, et à Marie comment s'accomplirait en elle le mystère théarchique de l'ineffable formation de Dieu."
2° Cela convenait à la régénération du genre humain qui devait être accomplie par le Christ. Aussi Bède dit-il : "Il convenait, pour commencer la restauration de l'humanité, que Dieu envoie un ange à la Vierge qui devait être consacrée par l'enfantement de Dieu. Car la première cause de la perdition de l'humanité fut l'envoi à la femme, par le diable, du serpent qui devait la tromper par un esprit d'orgueil."
3° Cela convenait à la virginité de la Mère de Dieu. Aussi S. Jérôme dit-il : "Il est bien qu'un ange soit envoyé à la Vierge, parce que la virginité a toujours été apparrentée aux anges. Certes, vivre hors de la chair quand on est dans la chair, ce n'est pas une vie terrestre, mais céleste."
Solutions
:
1. La Mère de Dieu était
supérieure aux anges quant à la dignité à laquelle l'élevait le choix de Dieu.
Mais son état de vie la rendait alors inférieure aux anges. Parce que le Christ
lui-même, en raison de sa vie exposée à la souffrance, était " abaissé un
peu au-dessous des anges " (He 2, 9). Cependant, parce que le Christ était
à la fois voyageur et compréhenseur, il n'avait pas besoin d'être instruit des
mystères divins par les anges. Mais la Mère de Dieu, qui n'était pas encore
dans l'état des compréhenseurs, avait besoin d'apprendre par les anges qu'elle
concevrait Dieu.
2. Comme dit S. Augustin
c'est à juste titre que la Vierge Marie est considérée comme échappant à
certaines lois communes, " car ses conceptions ne se sont pas multipliées
et elle n'a pas vécu au pouvoir d'un mari, elle qui avait reçu du Saint-Esprit
le Christ dans son sein très pur." Et c'est pourquoi elle ne devait pas
être instruite du mystère de l'Incarnation par un homme, mais par un ange.
C'est pourquoi, en outre, c'est elle qui fut instruite la première, avant
Joseph, car elle le fut avant la conception, et Joseph après.
3. Comme le montre bien ce
texte de Denys, les anges ont eu connaissance du mystère de l'Incarnation. Leur
interrogation témoigne du désir qu'ils avaient d'apprendre plus parfaitement du
Christ les raisons de ce mystère, qui sont incompréhensibles pour tout esprit
créé. Ce qui fait dire à Maxime le Confesseur, : "Que les anges aient
connu par avance l'Incarnation, il ne faut pas en douter. Ce qui leur est
demeuré caché, c'est la mystérieuse conception du Seigneur et le mode suivant
lequel le Fils, tout entier dans le Père qui l'a engendré, pouvait aussi
demeurer tout entier en tous, et aussi dans un sein virginal."
4. Certains affirment que
Gabriel appartient à l'ordre suprême des anges, et c'est pourquoi S. Grégoire
écrit : "Il était digne du plus élevé des anges d'annoncer le plus élevé
des mystères." Mais on ne peut en conclure qu'il occupe le premier rang
par rapport à tous les ordres ; il est seulement le plus élevé par rapport aux
anges, car il appartient à l'ordre des archanges. L'Église l'appelle ainsi, et
S. Grégoire dit : "On appelle archanges les messagers des plus hauts
mystères." Il est donc plausible qu'il soit au sommet de l'ordre des
archanges et, dit S. Grégoire : "Son nom convient à son office, car
Gabriel signifie "force de Dieu"." C'est donc bien par la force
de Dieu que devait être annoncé celui qui, Seigneur de l'univers et puissant
dans le combat, venait pour vaincre les puissances mauvaises répandues dans
l'air.
Objections
:
1. Selon S. Augustin,
" la vision spirituelle est plus noble que la vision corporelle", et
surtout elle convient davantage pour un ange, car par une vision spirituelle on
voit l'ange dans sa substance, tandis que dans une vision corporelle on le voit
sous une forme corporelle d'emprunt. Il semble donc que l'ange de
l'Annonciation est apparu à la Vierge Marie dans une vision intellectuelle.
2. La vision en imagination
paraît aussi plus noble que la vision corporelle, de même que l'imagination est
une puissance supérieure au sens. Or " l'ange apparut en songe à Joseph
" (Mt 1, 20 et 2, 13) selon une vision de l'imagination. Il semble donc
qu'il aurait dû apparaître aussi à la Bienheureuse Vierge dans une vision de
l'imagination, et non dans une vision corporelle.
3. L'apparition corporelle d'une substance spirituelle ne peut que stupéfier ceux qui la voient, c'est pourquoi on chante : "La Vierge fut épouvantée par la lumière." Il ne convenait donc pas que cette annonce se fit par une vision corporelle.
Cependant : S. Augustin dans un sermon prête à la Bienheureuse Vierge ces paroles : "L'archange Gabriel vint à moi, le visage brillant, dans un vêtement éclatant, avec une démarche admirable." Mais cela ne peut appartenir qu'à une vision corporelle. C'est donc sous une forme corporelle que l'ange annonciateur apparut à la Mère de Dieu.
Conclusion
:
L'ange annonciateur apparut à la Mère de Dieu de façon corporelle. Cela convenait pour trois raisons.
1° Quant au contenu de son message. Il venait en effet annoncer l'incarnation du Dieu invisible. Aussi est-il approprié, pour dévoiler ce fait, qu'une créature invisible assume pour apparaître une forme visible. En outre, toutes les apparitions de l'Ancien Testament préfiguraient cette apparition du Fils de Dieu dans la chair.
2° Cela s'accordait avec la dignité de la Mère de Dieu, qui devait accueillir le Fils de Dieu non seulement dans son esprit mais dans ses entrailles. C'est pourquoi non seulement son esprit, mais encore ses sens corporels devaient être réconfortés par la vision de l'ange.
3° Cela convenait à la certitude du message. Nous appréhendons avec plus de certitude ce que nous avons sous les yeux. Aussi Chrysostome dit-il que l'ange ne s'est pas présenté à la Vierge dans son sommeil, mais de façon visible." Car, ayant à recevoir de l'ange une grande révélation, elle avait besoin d'une apparition solennelle avant un événement d'une telle importance."
Solutions
:
1. La vision intellectuelle
est supérieure à la vision par l'imagination ou par les sens si elle est seule.
Mais S. Augustin lui-même dit que la prophétie qui comporte à la fois vision
par l'intellect et vision par l'imagination est supérieure à la prophétie qui
comporte seulement l'une des deux. Or la Vierge n'a pas perçu seulement une
apparition corporelle, mais aussi une illumination intellectuelle. Aussi cette
apparition fut-elle plus noble. Elle l'aurait été davantage encore si la Vierge
avait vu l'ange lui-même dans sa substance par une vision intellectuelle. Mais
l'état de l'homme voyageur ne permettait pas de voir l'ange dans son essence.
2. L'imagination est une
puissance plus haut que le sens extérieur ; cependant, parce que le sens est le
principe de la connaissance humaine, c'est en lui que réside la plus grande
certitude, parce qu'il faut toujours que, dans la connaissance, les principes
soient le plus assurés. C'est pourquoi Joseph à qui l'ange est apparu dans son
sommeil n'a pas eu une apparition aussi excellente que la Bienheureuse Vierge.
3. Comme dit S. Ambroise : "Nous sommes troublés et hors de notre sens quand nous sommes saisis par la rencontre de quelque puissance supérieure." Et cela n'arrive pas seulement dans la vision corporelle mais aussi dans celle qui frappe l'imagination. Aussi est-il écrit (Gn 15, 12) : "Au coucher du soleil, une torpeur tomba sur Abraham et un grand effroi le saisit." Toutefois, ce trouble n'est pas tellement dangereux pour l'homme qu'il devienne nécessaire d'éviter toute apparition angélique. D'abord parce que, du fait que l'homme est soulevé au-dessus de lui-même, ce qui contribue à sa dignité, ses puissances inférieures sont affaiblies, et c'est ce qui produit son trouble ; ainsi, quand la chaleur naturelle se concentre au-dedans de nous, nos extrémités se mettent à trembler. Ensuite parce que, selon Origène, " l'ange qui apparaît connaît la nature humaine et s'empresse de remédier au trouble qu'il produit". C'est pourquoi l'ange a dit à Zacharie comme à Marie, après ce trouble : "Ne crains pas." Et c'est pourquoi, comme on le lit dans la vie de S. Antoine : "Le discernement est facile entre esprits bons et mauvais. Car si la joie succède à la crainte, nous savons que ce secours est venu du Seigneur, parce que la sécurité de l'âme indique la présence de la majesté divine. Mais si la terreur persiste, c'est que l'apparition vient de l'ennemi." L'émoi de la Vierge s'accordait bien avec sa pudeur virginale, parce que, selon S. Ambroise : "C'est le fait des vierges d'être troublées et intimidées chaque fois qu'un homme les aborde, de redouter tout entretien avec un homme."
Cependant, certains disent que la
Bienheureuse Vierge, étant accoutumée aux apparitions angéliques, ne fut pas
troublée par la vue de l'ange, mais par l'étonnement d'entendre tout ce que
l'ange lui disait, parce qu'elle n'avait pas une si haute idée d'elle-même.
Aussi l'évangéliste ne dit pas qu'elle fut troublée par la vue de l'ange, mais
par sa parole.
Objections
:
1. La dignité de la Mère de
Dieu dépend de l'enfant qu'elle conçoit. Mais on doit manifester la cause avant
son effet. Donc l'ange aurait dû annoncer à la Vierge la dignité de son enfant
avant de proclamer sa dignité en la saluant.
2. La preuve doit être
omise dans les matières qui ne soulèvent aucun doute, ou bien on doit commencer
par donner la preuve dans ce qui peut être douteux. Or l'ange semble avoir
annoncé d'abord ce dont la Vierge douterait, et qui lui ferait demander dans
son doute : "Comment cela se fera-t-il ? " Ensuite seulement il a
apporté une preuve, tirée de l'exemple d'Élisabeth et de la toute-puissance de
Dieu. Donc l'annonciation a été réalisée par l'ange dans un ordre peu
satisfaisant.
3. On ne prouve pas le plus par le moins. Mais l'enfantement par une vierge est un plus grand prodige que l'enfantement par une vieille femme. Donc la preuve donnée par l'ange pour faire admettre qu'une vierge concevrait était insuffisante.
Cependant : il est écrit (Rm 12, 1) " Tout ce qui vient de Dieu se fait avec ordre." Or, dit S. Luc, " l'ange fut envoyé par Dieu " pour porter l'annonce à Marie. Donc l'annonciation fut accomplie par l'ange de la façon la mieux ordonnée.
Conclusion
:
L'annonciation s'est accomplie dans un ordre bien adapté. En effet, l'ange avait un triple devoir concernant la Vierge.
1° Rendre son esprit attentif à considérer une si haute réalité. Il le fait en lui adressant une salutation nouvelle et insolite, car, observe Origène " si la vierge avait su qu'une parole semblable avait été adressée à quelqu'un d'autre, car elle avait la science de la loi, jamais une telle salutation ne l'eût apeurée par son étrangeté".
Dans cette salutation il a mentionné en premier lieu que la Vierge était digne de cette conception lorsqu'il a dit : "pleine de grâce". Il a révélé qui serait conçu en disant : "Le Seigneur avec toi " et il a annoncé d'avance l'honneur qui en découlait : "Tu es bénie entre toutes les femmes." 2° Il voulait l'instruire du mystère de l'Incarnation, qui allait s'accomplir en elle. Il l'a fait en annonçant d'avance la conception et l'enfantement : "Voici que tu concevras dans ton sein..." et en montrant le mode de la conception, lorsqu'il dit : "le Saint-Esprit viendra sur toi...".
3° Il voulait amener son esprit à consentir. Il le fait par l'exemple d'Élisabeth et un argument tiré de la toute-puissance divine.
Solutions
:
1. Rien n'est plus étonnant
pour un coeur humble que d'entendre proclamer sa supériorité. Mais l'étonnement
rend l'esprit particulièrement attentif. Et c'est pourquoi l'ange, voulant
rendre l'esprit de la Vierge attentif à entendre un si grand mystère, a
commencé par son éloge.
2. S. Ambroise dit expressément que la Bienheureuse Vierge n'a pas douté des paroles de l'ange. Il dit en effet : "Combien la réponse de la Vierge est plus mesurée que celle du prêtre ! Elle demande : "Comment cela se fera-t-il ?" Et lui réplique : "Comment le saurai-je ?" Il refuse de croire, en refusant de savoir. Mais elle ne doute pas que cela ait lieu, puisqu'elle demande comment cela pourra se faire."
Cependant S. Augustin semble dire
qu'elle a douté " A Marie qui doute de cette conception, l'ange affirme sa
possibilité." Mais un tel doute vient de l'étonnement plus que de
l'incrédulité. Et c'est pourquoi l'ange apporte une preuve non pour dissiper
l'incrédulité de Marie, mais plutôt pour mettre un terme à son étonnement.
3. Comme dit S. Ambroise " c'est pour cela que beaucoup de femmes stériles ont précédé " Marie, pour que l'on croie que la Vierge enfanterait. Et c'est pourquoi la conception d'une femme stérile chez Elisabeth est invoquée par l'ange non comme un argument contraignant, mais par manière d'exemple préfiguratif. Et c'est pourquoi, afin de confirmer cet exemple, l'ange ajoute un argument décisif tiré de la toute-puissance divine.
Il faut maintenant étudier en elle-même la conception du Sauveur. I. Quant à la matière a partir de laquelle son corps fut conçu (Q. 31). - II. Quant à l'auteur de cette conception (Q. 32). - III. Quant au mode et à son ordre (Q. 33).
1. La chair du Christ a-t-elle
été prise d'Adam ? - 2. A-t-elle été prise de David ? - 3. La généalogie du
Christ d'après les évangiles. - 4. Convenait-il que le Christ naisse d'une
femme ? - 5. Son corps a-t-il été formé du sang le plus pur de la Vierge ? - 6.
La chair du Christ a-t-elle existé chez les anciens patriarches selon un
élément déterminé ? - 7. La chair du Christ, chez les patriarches, fut-elle
sujette au péché ? - 8. Le Christ a-t-il payé la dîme comme étant présent dans
son aïeul Abraham ?
Objections
:
1. L'Apôtre a écrit (1 Co
15, 47) -." Le premier homme venu de la terre, est terrestre ; le second
homme, venu du ciel, est céleste." Or le premier homme est Adam et le
second, le Christ. Donc le Christ ne vient pas d'Adam, car il a une origine
différente.
2. La conception du Christ
a dû être hautement miraculeuse. Or former le corps de l'homme avec le limon de
la terre est un plus grand miracle que de le former avec une matière humaine
tirée d'Adam. Il ne convenait donc pas que le Christ ait tiré sa chair d'Adam,
et son corps n'aurait pas dû être formé de la masse du genre humain dérivée
d'Adam, mais d'une autre matière.
3." Le péché est entré dans le monde par un seul homme", Adam, parce que tous les hommes ont péché originellement du fait qu'ils existaient en lui, comme le montre S. Paul (Rm 5, 12). Mais si le corps du Christ avait été tiré d'Adam, lui-même aurait existé originellement en celui-ci quand il péchait. Donc il aurait contracté le péché originel, ce qui ne convenait pas à la pureté du Christ. Donc son corps n'a pas été formé avec une matière tirée d'Adam.
Cependant : il y a l'affirmation de l'Apôtre (He 2, 16) : "jamais le Fils de Dieu n'a assumé des anges, mais c'est la descendance d'Abraham qu'il a assumée." Or cette descendance a été tirée d'Adam. Donc le corps du Christ a été formé par une matière tirée d'Adam.
Conclusion
:
Le Christ a assumé la nature humaine pour la purifier de la corruption. Or cette nature humaine avait besoin de purification uniquement parce qu'elle avait été atteinte par l'origine viciée qu'elle tenait d'Adam. C'est pourquoi il convenait que le Christ prenne une chair dont la matière venait d'Adam, afin de guérir, en l'assumant, la nature humaine elle-même.
Solutions
:
1. Le second homme, le
Christ, est appelé céleste non quant à la matière de son corps, mais ou bien
quant à la puissance qui a formé son corps, ou même quant à sa divinité. Mais,
selon la matière, le corps du Christ était terrestre, comme le corps d'Adam.
On peut dire aussi que dans le
mystère de l'Incarnation non seulement on apprécie le miracle d'après la
matière de ce qui est conçu, mais davantage d'après le mode de la conception et
de l'enfantement, du fait qu'une vierge a conçu et enfanté.
3. Comme nous l'avons dit
plus haut, le corps du Christ existait en Adam selon sa substance corporelle,
en ce sens que sa matière a dérivé de celle d'Adam, mais non selon un principe
séminal, puisqu'elle n'a pas été conçue par le sperme d'un homme. Aussi le
Christ n'a-t-il pas contracté le péché originel, comme les autres hommes qui
descendent d'Adam par origine séminale.
Objections
:
1. S. Matthieu, en
composant sa généalogie, l'a conduite jusqu'à Joseph. Or Joseph n'était pas le
père du Christ, on l'a dit plus haut'. Il ne paraît donc pas que le Christ
descende de David.
2. Aaron était de la tribu
de Lévi (Ex 6, 16). Marie, mère du Christ, est appelée " parente
d'Élisabeth", qui est " fille d'Aaron " (Le 1, 5). Donc, puisque
David était de la tribu de Juda (Mt 1, 3), il apparaît que le Christ ne
descendait pas de David.
3. Il est écrit (Jr 22, 30) au sujet de Jéchonias : "Inscrivez cet homme : "Sans enfant" car nul de sa race ne réussira à siéger sur le trône de David." Donc le Christ ne descendait pas de Jéchonias, ni par conséquent de David, parce que S. Matthieu fait passer par Jéchonias la série des générations à partir de David.
Cependant : il est écrit (Rm 1, 3) : le Christ " est issu de la race de David selon la chair".
Conclusion
:
Le Christ est appelé spécialement le fils de deux anciens Pères : Abraham et David (Mt 1, 1), pour plusieurs raisons.
1° C'est à eux que la promesse du Christ a été adressée spécialement. Car il a été dit à Abraham (Gn 22, 38) : "Toutes les nations de la terre seront bénies dans ta descendance", ce que S. Paul (Ga 3, 6) applique au Christ : "Les promesses ont été faites au Christ et à sa descendance. L'Écriture ne dit pas : et à ses descendants, comme s'ils étaient plusieurs mais, comme à un seul : "et à sa descendance", c'est-à-dire au Christ." Quant à David, il lui a été dit (Ps 132, 11) : "C'est le fruit de tes entrailles que je mettrai sur ton trône." Voilà pourquoi le peuple juif, pour accueillir son roi avec honneur, criait : "Hosanna au fils de David ! " (Mt 21, 9).
2° Le Christ devait être roi, prophète et prêtre. Or Abraham fut prêtre, comme on le voit à ce que le Seigneur lui a dit (Gn 15, 9) : "Prends une génisse de trois ans, etc." Il fut aussi prophète selon cette parole (Gn 30, 7) : "Il est prophète et il intercédera pour toi." Quant à David il fut roi et prophète.
3° C'est avec Abraham qu'a commencé la circoncision (Gn 17, 10). Mais c'est surtout en David que s'est manifestée l'élection divine (1 S 13, 14) : "Le Seigneur s'est cherché un homme selon son coeur." Et c'est pourquoi le Christ est appelé très spécialement le fils de l'un et l'autre, pour montrer qu'il venait apporter le salut et aux Juifs de la circoncision, et aux païens bénéficiant de l'élection.
Solutions
:
1. C'était là l'objection
du manichéen Faustus : il voulait prouver que le Christ n'était pas fils de
David parce qu'il n'avait pas été conçu par Joseph, qui est le dernier terme de
la généalogie selon S. Matthieu. S. Augustin lui répond ainsi : "Puisque
le même évangéliste nous dit que l'époux de Marie était Joseph, que la mère du
Christ était vierge, et que le Christ est de la descendance de David, que
reste-t-il à croire, sinon que Marie n'était pas étrangère à la parenté de
David ; qu'elle n'est pas appelée en vain l'épouse de Joseph, à cause de
l'union de leurs âmes, bien qu'il n'ait pas eu avec elle de rapports charnels ;
et que si la série des générations est poussée jusqu'à Joseph, c'est par
considération pour la dignité du mari. Ainsi donc, nous croyons que Marie aussi
était de la parenté de David, parce que nous croyons les Écritures qui nous
disent l'un et l'autre : et que le Christ descend de David selon la chair, et
que Marie est sa mère sans qu'elle eût de commerce avec son époux, mais en
demeurant vierge." S. Jérôme dit en effet : "Joseph et Marie étaient
de la même tribu, et d'après la loi il était contraint de l'épouser, comme
étant sa parente. Et c'est pourquoi ils se font recenser à Bethléem, comme
étant issus de la même souche."
2. A cette objection S. Grégoire de Nazianze répond que, par décision divine, une race royale s'est unie à une race sacerdotale, afin que le Christ, qui est roi et prêtre, naisse selon la chair de l'une et de l'autre. C'est ainsi qu'Aaron, le premier grand prêtre de la loi ancienne, a pris une épouse dans la tribu de Juda : Élisabeth, fille d'Aminadab. Ainsi donc il a pu se faire que le père d'Élisabeth ait épousé une femme de la race de David, si bien que la Bienheureuse Vierge Marie, qui descendait de David, était la parente d'Élisabeth. Ou plutôt, inversement, le père de la Bienheureuse Vierge, descendant de David, aurait épousé une descendante d'Aaron.
Ou encore, selon S. Augustin si
Joachim, père de la Bienheureuse Vierge, était descendant d'Aaron, comme
l'hérétique Faustus l'affirmait d'après certains écrits apocryphes, il faut
croire que la mère de Joachim, ou encore son épouse, descendait de David. Ainsi
dirions-nous que, de toute façon, Marie descendait de David.
3. L'oracle de Jérémie,
selon S. Ambroise ne nie pas que Jéchonias aura des descendants, et ainsi le
Christ est de sa race". Et que le Christ ait régné, cela n'est pas
contraire à la prophétie, car il n'a pas été roi avec les honneurs du monde,
lui qui a dit (Jn 18, 36) : "Mon règne n'est pas de ce monde."
Objections
:
1. Il semble que la
généalogie du Christ ait été mal composée par les évangélistes. Car il est
écrit au sujet du Christ (Is 53, 8 Vg) : "Sa génération, qui la racontera
? " Il ne fallait donc pas la raconter.
2. Il est impossible à un
seul homme d'avoir deux pères. Or Matthieu dit : "Jacob engendra Joseph, époux
de Marie." Et S. Luc : "Joseph était fils d'Héli." Leurs
affirmations sont donc inconciliables.
3. Ils diffèrent sur
d'autres points. En effet, Matthieu, au début de son livre, commençant à
Abraham pour descendre jusqu'à Joseph, énumère quarante-deux générations. Luc
donne la généalogie du Christ après son baptême ; il commence au Christ et il
parcourt soixante-dix-sept générations, compte tenu des deux extrêmes. Il
apparaît donc qu'ils rapportent la généalogie du Christ d'une façon
inacceptable.
4. Il est écrit (2 R 8, 24)
que Joram engendra Ochozias, à qui succéda son fils Joas, à qui succéda son
fils Amazias. Ensuite régna son fils Azarias, appelé Ozias, à qui succéda
joathan son fils. Or S. Matthieu dit : "Joram engendra Ozias." Donc
il semble qu'il ait mal composé sa généalogie du Christ, puisqu'il y a omis les
noms de trois rois.
5. Tous ceux qui sont énumérés dans la généalogie du Christ ont eu des pères et des mères, et la plupart ont eu des frères, et S. Matthieu, dans sa généalogie du Christ, énumère trois mères seulement : Thamar, Ruth et l'épouse d'Urie. Il nomme les frères de Juda et de jéchonias, et aussi Pharès et Zara. Luc ne dit rien de tous ces gens. Donc il apparaît que les évangélistes ont mal organisé leur généalogie du Christ.
Cependant : il y a l'autorité de l'Écriture.
Conclusion
:
Selon S. Paul (2 Tm 3, 16) : "Toute, l’Écriture sainte est inspirée par Dieu." Or ce qui est fait par Dieu s'accomplit dans un ordre parfait selon cette parole (Rm 13, 1) : "Tout ce qui vient de Dieu est parfaitement ordonné." Donc la généalogie du Christ a été présentée par les évangélistes dans un ordre satisfaisant.
Solutions
:
1. Comme dit S. Jérôme,
Isaïe parle de la génération divine du Christ, tandis que Matthieu rapporte sa
génération humaine. Non qu'il explique le mode de l'Incarnation, qui est
inexplicable, mais il énumère les ancêtres desquels le Christ procède selon la
chair.
2. On a répondu de façon diverse à cette objection, soulevée par julien l'Apostat. Car certains, comme S. Grégoire de Nazianze, disent que les deux évangélistes nomment les mêmes personnages, mais sous des noms différents, comme ayant chacun deux noms. Mais cela ne tient pas, car Matthieu nomme un fils de David qui est Salomon, et Luc un autre qui est Nathan ; or nous voyons par les livres historiques (2 S 5, 14) qu'ils étaient frères.
Aussi d'autres ont soutenu que Matthieu a donné la généalogie réelle du Christ, et Luc sa généalogie légale, puisqu'il la commence en disant : "Il était, croyait-on, le fils de Joseph." Car certains juifs croyaient, à cause des péchés des rois de Juda, que le Messie ne naîtrait pas de David par les rois, mais par une autre branche de simples particuliers.
D'autres encore ont dit que Matthieu énumérait les pères charnels, et Luc, les pères spirituels, appelés pères à cause d'une dignité comparable.
Mais dans le livre Questions sur le Nouveau et l'Ancien Testament on répond : "Il ne faut pas comprendre que Luc fait de Joseph le fils d'Héli, mais que Héli et Joseph furent des ancêtres du Christ, descendant de David selon des lignes différentes." Aussi est-il dit du Christ (Lc 3, 23) : "On le croyait fils de Joseph", et que lui encore, le Christ, " était fils d'Héli". Cela veut dire que le Christ, pour la même raison qui le fait appeler fils de Joseph, peut être appelé fils d'Héli et de tous les descendants de David. L'Apôtre le dit (Rm 9, 5) : "C'est d'eux (les Juifs) que le Christ est né selon la chair."
S. Augustin propose une triple solution " Trois partis se présentent que l'évangéliste a pu adopter. Ou bien l'un d'eux a nommé le père qui a engendré Joseph, tandis que l'autre a désigné son grand-père maternel, ou l'un de ses parents les plus anciens. - Ou bien l'un était le père naturel de Joseph, et l'autre le père adoptif. - Ou bien, d'après la coutume des Juifs, lorsqu'un homme mourait sans enfants, l'un de ses proches épousait sa femme, et le fils qu'il engendrait était considéré comme celui du mort." Comme le dit ailleurs S. Augustin, c'était un genre d'adoption légale. Et ce dernier motif est le plus vrai. Il est avancé par S. Jérôme, et Eusèbe de Césarée assure qu'il a été donné par l'historien Jules l'Africain. Ils disent en effet que Nathan et Melchi avaient eu, à des époques différentes, d'une seule et même épouse nommée Estha, plusieurs enfants. Nathan, qui descendait de Salomon l'avait eue le premier pour épouse, et il mourut en laissant un seul fils du nom de Jacob. Après sa mort, sa veuve, que la loi n'empêchait pas d'épouser un autre homme, avait été épousée par Melchi qui était de la même tribu, mais non de la même lignée. Melchi en avait eu un fils, appelé Héli. C'est ainsi que, nés de deux pères différents, Jacob et Héli, ont été frères utérins. L'un d'eux, Jacob, son frère Héli étant mort sans enfants, épousa, conformément à la loi la femme de son frère et engendra Joseph, qui était son fils selon la nature mais qui, selon la disposition de la loi est devenu le fils d'Héli. Et voilà pourquoi Matthieu dit " Jacob engendra Joseph", tandis que Luc, qui suit la génération légale, ne dit d'aucun homme qu'il " engendra).
Et le Damascène a beau dire que la
Bienheureuse Vierge se rattachait à Joseph selon cette origine par laquelle son
père s'appelait Héli, puisqu'il dit qu'elle descendait elle-même de Melchi, il
faut croire aussi qu'elle est issue de Salomon, de quelque manière, par ces
anciens énumérés par Matthieu, dont on dit qu'il établit une généalogie selon
la chair, d'autant plus que, selon S. Ambroise, le Christ descend de Jéchonias.
3. Comme dit S. Augustin, " Matthieu avait cherché à suggérer le rôle royal du Christ, Luc son rôle sacerdotal. Aussi la généalogie de Matthieu symbolise-t-elle que le Christ s'est chargé de nos péchés " en tant que, par son origine charnelle, il a assumé la ressemblance de notre chair de péché. Dans la généalogie de Luc est symbolisée la purification de nos péchés, qui s'opère par le sacrifice du Christ." Et c'est pourquoi Matthieu énumère les générations dans un ordre descendant, et Luc dans un ordre ascendant." De là vient encore que " Matthieu fait Descendre Jésus de David par Salomon parce que c'est avec la mère de celui-ci que David a péché. Luc remonte vers David par Nathan car Dieu avait pardonné le péché de David par un prophète de ce nom."
Il en découle encore ceci : "Matthieu, voulant marquer que le Christ était descendu jusqu'à notre condition mortelle, a rappelé, dès le début de son évangile, sa généalogie descendante, d'Abraham jusqu'à Joseph, et jusqu'à la naissance du Christ lui-même. Quant à Luc, il a inséré sa généalogie non au début de son évangile mais après le baptême du Christ, et voici pourquoi : en plaçant sa généalogie au moment où Jean (1, 29) rend ce témoignage : "Voici celui qui enlève le péché du monde", Luc tenait surtout à ce que l'on considère le Christ comme le prêtre chargé d'effacer les péchés ; en suivant un ordre ascendant qui passe par Abraham pour aboutir à Dieu, il laissait entendre que c'est avec Dieu que, purifiés et pardonnés, nous sommes réconciliés.
" C'est ainsi à juste titre que Luc a indiqué, dans sa généalogie, l'ordre d'adoption, car c'est par adoption que nous sommes fils de Dieu, tandis que par la génération charnelle, le Fils de Dieu est devenu fils de l'homme. Luc a montré assez clairement que s'il a dit Joseph fils d'Héli, ce n'est pas parce que celui-ci l'avait engendré, mais parce qu'il l'avait adopté. Il l'a fait comprendre en nommant Adam lui-même "fils de Dieu", alors que Dieu l'a créé."
Le nombre de quarante se rapporte au temps de la vie présente, à cause des quatre parties du monde où nous menons cette vie sous le règne du Christ. Or quarante contient quatre fois dix, et le nombre dix lui-même résulte de l'addition des nombres qui vont de un à quatre. Le nombre dix pourrait aussi se rapporter au décalogue, le nombre quatre à la vie présente, ou encore aux quatre évangiles, selon lesquels le Christ règne en nous. Voilà pourquoi, remarque encore S. Augustin, : "Matthieu, pour mettre en valeur la personne royale du Christ, a énuméré quarante personnages, sans compter le Christ lui-même." Mais ce calcul ne se comprend que si, comme le veut S. Augustin, Jéchonias, qui vient à la fin de la deuxième série de quatorze générations, est le même que celui mentionné au début de la troisième série. D'après S. Augustin, cette double mention de Jéchonias signifie que " par lui s'est fait un détour vers les nations étrangères, quand il fut déporté à Babylone ; cela préfigurait que le Christ passerait des peuples circoncis aux nations des incirconcis".
S. Jérôme dit qu'il y a eu deux Joachim, ou Jéchonias, le père et le fils, qui figurent tous deux dans la généalogie du Christ, comme le prouve le nombre des générations que l'évangéliste répartit en trois séries de quatorze. Ce qui monte à quarante-deux personnes. Et ce nombre saint convient encore à la sainte Église. Car ce nombre vient de six, qui signifie le labeur de la vie présente, et de sept qui signifie le repos de la vie future, et six fois sept fait quarante-deux. En outre, quatorze, formé par l'addition de dix et de quatre peut se rattacher à la même signification attribuée à quarante, qui est le produit des mêmes chiffres par multiplication.
Quant au nombre employé par Luc
dans sa généalogie du Christ, il symbolise l'universalité des péchés." Car
dix, comme chiffre de la justice, apparaît dans les dix commandements de la
loi. Or le péché consiste à transgresser la loi. Mais le chiffre qui
transgresse dix, c'est onze." Or sept symbolise l'universalité "
parce que tout le temps se déroule selon le chiffre de sept jours". Sept
fois onze fait soixante-dix-sept. C'est ainsi que ce chiffre symbolise
l'universalité des péchés enlevés par le Christ.
4. Selon S. Jérôme " la race de l'impie Jézabel s'étant mêlée à celle de Joram, l'évangéliste en fait disparaître le souvenir jusqu'à la troisième génération pour qu'elle ne soit point placée dans la généalogie de la sainte Nativité." Et ainsi, dit Chrysostome, " autant Jéhu a été béni pour avoir exercé la vengeance sur la maison d'Achab et Jézabel, autant la maison de Joram a été maudite à cause de la fille de l'impie Achab et de Jézabel, si bien que ses enfants ont été retranchés du nombre des rois jusqu'à la quatrième génération, comme il est écrit (Ex 20, 5) : "Je punis le péché du père sur les enfants, jusqu'à la troisième et quatrième génération."
Il faut encore noter que d'autres
rois furent des pécheurs, parmi ceux qui figurent dans la généalogie du Christ,
mais leur impiété ne fut pas constante. Car, comme on le lit au livre des Questions
sur le Nouveau et l’Ancien Testament, " Salomon fut pardonné comme roi
par le mérite de son père, et Roboam par celui de son descendant Asa. Tandis
que l'impiété des trois rois dont nous parlions fut constante.
5. Comme dit S. Jérôme : "La généalogie du Sauveur ne comporte la mention d'aucune sainte femme, mais seulement de celles que blâme l'Écriture, pour faire comprendre que celui qui étant venu pour les pécheurs, descendant de pécheurs, effacerait les péchés de tous." C'est ainsi qu'on nomme Thamar qui est blâmée pour ses relations avec son beau-père ; Rahab, qui était une prostituée ; Ruth qui était une étrangère ; et Bethsabée, l'épouse d'Urie, qui commit l'adultère. Mais celle-ci n'est pas désignée par son nom mais par celui de son mari, pour indiquer qu'elle eut conscience de l'adultère et de l'homicide, tandis qu'on nomme son mari pour rappeler le souvenir du péché de David. Et Luc ne mentionne pas ces femmes parce qu'il veut présenter le Christ comme celui qui expie les péchés.
Matthieu mentionne les frères de Juda afin de montrer qu'ils appartiennent au peuple de Dieu, tandis qu'Ismaël, frère d'Isaac, et Ésaü, frère de Jacob, ont été séparés du peuple de Dieu, ce pourquoi la généalogie du Christ les omet. Si les frères de Juda sont mentionnés, c'est aussi pour exclure tout orgueil nobiliaire, car beaucoup des frères de Juda étaient fils de servantes, mais ils étaient tous à égalité patriarches et chefs de tribus. Pharès et Zara sont nommés ensemble, dit S. Ambroise parce qu'ils montrent les deux vies que doivent mener les peuples : selon la loi, symbolisée par Zara ; selon la foi, symbolisée par Pharès.
Quant aux frères de Jéchonias,
Matthieu les nomme parce que tous ont régné à diverses époques, ce qui ne
s'était pas produit avec les autres rois. Et c'est aussi parce qu'ils se
ressemblent dans leur iniquité et dans leur misère.
Objections
:
1. Le sexe masculin est
plus noble que le sexe féminin. Mais il convenait souverainement que le Christ
assume ce qui est parfait dans la nature humaine. Il apparaît donc qu'il
n'aurait pas dû prendre sa chair à la femme, mais plutôt à l'homme, comme Ève
fut formée à partir du côté d'Adam.
2. Celui qui est conçu par
la femme est enfermé dans son sein. Dieu qui " remplit le ciel et la terre
" (Jr 23, 24) ne peut donc s'enfermer dans ces étroites limites. Il semble
donc qu'il n'aurait pas dû être conçu par la femme.
3. Ceux qui sont conçus par la femme subissent une certaine impureté. Comme il est dit dans le livre de Job (25, 4) : "L'homme serait juste devant Dieu ? Il serait pur, l'enfant de la femme ? " Or le Christ est la Sagesse de Dieu, dont il est écrit (Sg 7, 24) : "Rien de souillé n'entre en elle." Il ne semble donc pas qu'il aurait dû prendre chair de la femme.
Cependant : il y a la parole de S. Paul (Ga 4, 4) : "Dieu envoya son Fils, né d'une femme."
Conclusion
:
Le Fils de Dieu aurait pu à son gré tirer sa chair humaine de n'importe quelle matière, mais il fut souverainement convenable qu'il prît chair de la femme.
1° Parce qu'ainsi la nature humaine tout entière a été ennoblie. Aussi S. Augustin dit-il : "Il fallait que la libération de l'homme apparaisse dans les deux sexes. Donc, puisque c'est l'humanité mâle qu'il convenait d'assumer, comme le sexe le plus honorable, il convenait que la libération du sexe féminin apparaisse du fait que cet homme naîtrait de la femme."
2° Parce que cela garantit la réalité de l'Incarnation. Aussi S. Ambroise dit-il : "Tu trouveras dans le Christ beaucoup de choses conformes à la nature, et beaucoup de choses qui la dépassent. Il était conforme à la condition naturelle qu'il fût dans le sein d'une femme. Mais il était au-dessus de cette condition qu'une vierge conçoive, qu'une vierge enfante. Afin que tu croies qu'il était Dieu, lui qui transformait la nature ; et qu'il était homme, lui qui naîtrait d'un être humain selon la nature." Et S. Augustin : "Si Dieu tout-puissant avait créé un homme je ne sais comment, mais non à partir d'un sein maternel, et qu'il l'eût présenté subitement à nos regards, n'aurait-il pas fortifié le sentiment d'une illusion ? On aurait cru qu'il n'avait aucunement assumé un homme réel. Et lui, qui produit tout de façon admirable, il aurait détruit l'oeuvre de sa miséricorde ? Au contraire, médiateur entre Dieu et l'homme, réunissant dans l'unité de sa personne l'une et l'autre nature, il a voulu surélever l'habituel par l'insolite, et atténuer l'insolite par l'habituel." 3° Parce que cela complète les diverses manières dont l'homme a été engendré. En effet, le premier homme a été tiré " du limon de la terre", sans le concours de l'homme ni de la femme. Ève a été tirée de l'homme sans l'intervention d'une femme. Les autres hommes sont engendrés à la fois par l’homme et par la femme. Un quatrième mode de production : être issu de la femme sans intervention de l'homme a été pour ainsi dire laissé au Christ comme lui appartenant en propre.
Solutions
:
1. Le sexe masculin est
plus noble que le sexe féminin ; c'est pourquoi le Christ a pris la nature
humaine avec le sexe masculin. Toutefois, afin que le sexe féminin ne soit pas
méprisé, il convenait que le Christ prenne chair d'une femme. C'est ce qui fait
dire à S. Augustin : "Ne vous méprisez pas vous-mêmes, hommes : le
Fils de Dieu a revêtu un homme. Ne vous méprisez pas vous-mêmes, femmes. le
Fils de Dieu est né d'une femme."
2. Comme dit S. Augustin contre Faustus qui employait cette objection : "La foi catholique croit que le Christ Fils de Dieu est né, selon la chair, d'une vierge ; mais elle n'entend aucunement l'enfermer dans le sein d'une femme comme s'il n'était pas ailleurs, comme s'il avait abandonné le gouvernement du ciel et de la terre, comme s'il s'était éloigné du Père. Mais c'est vous, manichéens, qui ne pouvez aucunement comprendre ces mystères, avec un coeur incapable de dépasser les images corporelles."
Et comme il dit ailleurs :
"Ces hommes ont un esprit incapable de se représenter autre chose que des
corps, dont aucun ne peut être tout entier partout, puisqu'il doit se trouver
différemment, dans ses parties innombrables, en divers endroits. La nature de
l'âme est bien différente de celle des corps. Et combien plus encore la nature
de Dieu, créateur de l'âme et du corps ! Lui, il peut être tout entier partout
sans qu'un lieu le contienne ; il peut venir dans un endroit sans s'éloigner de
celui où il était ; il sait qu'il peut s'en aller d'un lieu sans quitter celui
où il était venu."
3. Dans la conception de
l'homme par la femme il n'y a rien d'impur en tant que c'est l'oeuvre de Dieu,
comme il est dit dans les Actes (10, 15) : "Ce que Dieu a créé, garde-toi
de le déclarer impur." Cependant, il y a là une certaine impureté
provenant du péché, pour autant que toute conception s'accompagne de convoitise
charnelle dans l'union de l'homme et de la femme. Mais cela était absent de la
conception du Christ, nous l'avons montré. Si cependant il y avait là une
impureté, elle ne souillerait pas le Verbe de Dieu qui ne peut, en aucune
manière, subir de changement ou d'altération. D'où cette interrogation formulée
par S. Augustin : "Dieu parle, le créateur de l'homme : Qu'est-ce qui
t'émeut dans cette naissance ? je n'ai pas été conçu dans la convoitise
charnelle. La mère dont je devais naître, c'est moi qui l'ai créée. Si le rayon
de soleil peut dessécher les immondices des égoûts sans en être souillé,
combien plus la splendeur de la lumière éternelle peut-elle purifier ce qu'elle
irradie, sans être elle-même salie! "
Objections
:
1. On dit dans une collecte
" Seigneur, tu as voulu que ton Verbe prît chair dans le sein de la Vierge
Marie..." Mais la chair est autre chose que le sang. Donc le corps du
Christ n'est pas tiré du sang de la Vierge.
2. De même que la femme a été formée miraculeusement de l'homme, ainsi le corps du Christ a été formé miraculeusement de la Vierge. Mais on ne dit pas que la femme a été formée du sang de l'homme, mais plutôt de sa chair et de ses os, selon la Genèse (2, 23) : "Cette fois, celle-ci est chair de ma chair et os de mes os."
Il semble donc que le corps du
Christ non plus n'aurait pas dû être formé du sang de la Vierge, mais de sa
chair et de ses os.
3. Le corps du Christ était de la même espèce que les corps des autres hommes. Mais ceux-ci ne sont pas formés du sang le plus pur, mais du sperme et du sang menstruel. Il apparaît donc que le corps du Christ non plus ne fut pas conçu du sang le plus pur de la Vierge.
Cependant : S. Jean Damascène écrit " Le Fils de Dieu s'est édifié une chair animée par l'âme raisonnable, à partir du sang le plus chaste et le plus pur de la Vierge."
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut dans la conception du Christ, ce qui est conforme aux conditions de la nature, c'est qu'il soit né d'une femme ; ce qui dépasse la nature, c'est qu'il soit né d'une vierge. Or la condition naturelle dans la génération d'un animal, c'est que la femme fournisse la matière, et que le principe actif de la génération vienne du mari, comme le prouve Aristote. Or la femme qui conçoit des oeuvres de l'homme n'est pas vierge. Et c'est pourquoi le mode surnaturel consiste en ce que, dans cette génération-là, le principe actif a été la vertu divine ; mais le mode naturel consiste en ce que la matière de laquelle son corps a été conçu était semblable à celle que fournissent les autres femmes pour la conception de leur enfant. Or cette matière, selon le Philosophe, n'est pas un sang quelconque, mais le sang qu'une transformation ultérieure, due à la puissance génératrice de la mère, rend apte à la conception. C'est donc d'une telle matière que le corps du Christ fut conçu.
Solutions
:
1. Puisque la Bienheureuse
Vierge était de la même nature que les autres femmes, il s'ensuit qu'elle avait
de la chair et des os de même nature. Or la chair et les os des autres femmes
sont des parties en acte de leur corps, qui confèrent à celui-ci son intégrité
; et c'est pourquoi on ne peut rien en soustraire sans détruire ou diminuer le
corps. Le Christ, venant réparer ce qui était détruit, ne devait infliger ni
destruction ni diminution à l'intégrité de sa mère, nous l'avons déjà dit. Et
c'est pourquoi le Christ ne devait pas être formé de la chair ou des os de la
Vierge, mais de son sang, car celui-ci n'est pas encore une partie en acte du
corps, mais il est tout le corps en puissance, dit Aristote. Et c'est pourquoi
l'on dit qu'il a pris chair de la Vierge, non parce que la matière de son corps
aurait été de la chair en acte, mais du sang, qui est de la chair en puissance.
2. Comme nous l'avons dit
dans la première Partie, Adam avait été créé comme un principe de la nature
humaine. A ce titre il avait dans son corps de la chair et des os qui ne
rassortissaient pas à son intégrité personnelle mais seulement à sa fonction de
principe. Et c'est de cela que la femme a été formée, sans aucun dommage pour
lui. Mais dans le corps de la Vierge il n'y avait rien de tel qui eût permis la
formation du corps du Christ sans destruction du corps maternel.
3. La semence de la femme n'est pas apte à la génération ; c'est une semence imparfaite, et qui le demeure en raison de l'insuffisance de la puissance féminine. Et c'est pourquoi une telle semence n'est pas la matière nécessairement requise à la conception, selon le Philosophe. C'est pourquoi il n'y en eut pas dans la conception du Christ, d'autant plus que, tout imparfaite qu'elle soit, cette semence est émise, comme le sperme de l'homme, avec une certaine convoitise ; or, dans cette conception virginale, la convoitise ne pouvait avoir de place et c'est pourquoi S. Jean Damascène, écrit : "Le corps du Christ n'a pas été conçu par un processus séminal."
Quant au sang menstruel, il
contient une impureté naturelle, comme les autres superfluités que le corps
élimine parce qu'il n'en a pas besoin. La conception ne se fait pas avec ce
sang corrompu, mais avec un sang plus pur et plus parfait qu'une transformation
rend apte à cette fin. Néanmoins, dans la conception des autres hommes, ce
sang, pur par lui-même, conserve une certaine impureté due à la sensualité ;
car il n'est attiré dans le lieu propre à la génération que par l'union de l'homme
et de la femme. Mais cela n'a pas existé dans la conception du Christ. C'est en
effet par l'opération du Saint-Esprit que ce sang s'est amassé dans le sein de
la Vierge pour former le corps du Christ. Voilà pourquoi S. Jean Damascène a
écrit que le corps du Christ a été " formé du sang le plus pur et le plus
chaste de la Vierge".
Objections
:
1. S. Augustin dit que la
chair du Christ a existé chez Adam et Abraham " selon sa substance
corporelle". Mais celle-ci est quelque chose de déterminé. Donc la chair
du Christ existait chez Adam, Abraham et les autres ancêtres selon un élément
déterminé.
2. Il est écrit (Rm 1, 3)
que le Christ " est né de la semence de David selon la chair". Mais
la semence de David était en lui un élément déterminé. Donc le Christ existait
en David selon un élément déterminé et, au même titre, chez les autres pères.
3. Le Christ s'apparente au genre humain en tant qu'il a pris de lui sa chair. Or, si cette chair n'a pas existé en Adam selon un élément déterminé, il semble qu'elle n'ait aucune parenté avec le genre humain, qui descend d'Adam. Elle est plutôt apparentée à d'autres réalités d'où la matière de sa chair a été prise. Il apparaît donc que la chair du Christ a existé en Adam et d'autres pères selon un élément déterminé.
Cependant : selon S. Augustin de quelque manière que le Christ ait existé en Adam, Abraham et les autres pères, tous les autres hommes y ont existé aussi, mais la réciproque n'est pas vraie. Or les autres hommes n'ont pas existé en Adam et Abraham selon une matière déterminée, mais seulement selon leur origine, comme nous l'avons établi dans la première Partie. Donc le Christ non plus ni, pour la même raison, chez les autres patriarches.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut, la matière du corps du Christ, ce ne furent pas la chair et les os de la Bienheureuse Vierge, ni quoi que ce soit qui ait été en acte une partie de son corps, mais son sang qui est de la chair en puissance. Or tout ce qui était en la Sainte Vierge comme reçu de ses parents a été en acte une partie de son corps. Donc rien de tout cela ne fut la matière du corps du Christ. Et c'est pourquoi il faut dire que le corps du Christ n'a pas existé en Adam ni chez les autres pères selon un élément déterminé, en ce sens qu'une partie du corps d'Adam, ou d'un autre, pourrait être désignée avec précision comme devant fournir une matière déterminée pour former le corps du Christ ; il n'y a existé que par son origine, comme la chair des autres hommes. En effet, le corps du Christ se rattache au corps d'Adam et des autres patriarches par l'intermédiaire du corps de sa mère. Donc ce corps n'a pas existé dans les patriarches autrement que le corps de sa mère, qui n'a pas existé chez ses ancêtres selon une matière déterminée, pas plus que les corps des autres hommes, comme nous l'avons dit dans la première Partie.
Solutions
:
1. Lorsque l'on dit que le
Christ a existé en Adam selon sa substance corporelle, il ne faut pas le
comprendre en ce sens que le corps du Christ aurait existé en Adam comme une
substance corporelle ; mais que la substance corporelle du corps du Christ,
c'est-à-dire la matière qu'il a prise de la Vierge, a existé en Adam comme en
son principe actif, non comme dans son principe matériel. Ainsi, par la vertu
génératrice d'Adam, et de ses autres descendants jusqu'à la Bienheureuse
Vierge, cette matière a été préparée à recevoir le corps du Christ. Mais cette
matière ne fut pas formée dans le corps du Christ par une vertu séminale venue
d'Adam. Et c'est pourquoi l'on peut dire que le Christ a existé en Adam
originellement selon sa substance corporelle, mais non par raison séminale.
2. Bien que le corps du
Christ n'ait pas existé en Adam et chez les autres ancêtres par raison
séminale, le corps de la Bienheureuse Vierge, qui a été conçu par la semence
d'un homme, a été conçu ainsi. C'est pourquoi on peut dire que le Christ "
est né de la semence de David selon la chair", par l'intermédiaire de la
Bienheureuse Vierge et en raison de son origine.
3. La parenté du Christ
avec le genre humain consiste en une ressemblance spécifique. Or celle-ci ne
tient pas à la matière éloignée, mais à la matière prochaine, et selon le
principe actif qui engendre un être spécifiquement semblable à lui. Ainsi donc
la parenté du Christ avec le genre humain est suffisamment sauvegardée du fait
que le corps du Christ a été formé du sang de la Vierge, qui a son origine en
Adam et les autres patriarches. Peu importe pour cette parenté d'où vient la
matière du sang de la Vierge ; cela n'a pas d'importance non plus dans la
génération des autres hommes, comme nous l'avons dit dans la première Partie.
Objections
:
1. Il est écrit (Sg 7, 25)
de la Sagesse divine : "Rien de souillé ne s'introduit en elle",
c'est-à-dire dans le Christ qui est " Sagesse de Dieu " (1 Co 1, 24).
Donc la chair du Christ n'a jamais été souillée par le péché.
2. Le Damascène écrit :
"Le Christ a assumé les prémices de notre nature." Mais dans son
premier état la chair humaine n'était pas atteinte par le péché. Donc la chair
du Christ n'en a été atteinte ni en Adam ni chez les autres Pères.
3. S. Augustin dit : "La nature humaine a toujours eu, avec la blessure, le remède à la blessure." Or ce qui est infecté ne peut être le remède à la blessure, mais c'est cela plutôt qui a besoin de remède. Donc il y a toujours eu dans la nature humaine quelque chose de non infecté, d'où le corps du Christ a été ensuite formé.
Cependant : le corps du Christ ne se rattache à Adam et aux autres Pères que par l'intermédiaire de la Bienheureuse Vierge sa mère, dont il a pris chair. Mais le corps de la Bienheureuse Vierge fut conçu tout entier dans le péché originel, nous l'avons dit plus haut ; et ainsi même, selon qu'il a existé chez les Pères, il fut sujet au péché. Donc la chair du Christ, selon qu'elle a existé chez les Pères, a été sujette au péché.
Conclusion
:
Lorsque nous disons que le Christ, selon sa chair, a existé en Adam et les autres ancêtres, nous le comparons, lui ou sa chair, à Adam et aux autres ancêtres. Or il est évident que leur condition est différente de celle du Christ, car les ancêtres ont été soumis au péché, et le Christ en a été totalement indemne. Or dans cette comparaison il y a deux manières de se tromper. La première est d'attribuer au Christ ou à sa chair la condition qui fut celle des ancêtres, par exemple si nous disons que le Christ a péché en Adam parce qu'il a, d'une certaine manière, existé en lui. Ce qui est faux, parce qu'il n'a pas existé en Adam de telle sorte que le péché d'Adam parvienne jusqu'à lui, car il ne descend pas d'Adam selon la loi de la convoitise ou par raison séminale, nous l'avons dit.
On se trompe d'une autre manière si l'on attribue aux patriarches la condition du Christ ou de sa chair, en ce sens que la chair du Christ, selon qu'elle existait en lui, n'était pas sujette au péché, si bien qu'en Adam et les autres Pères il y aurait eu une partie du corps qui n'ait pas été sujette au péché, parce que postérieurement elle devait servir à former le corps du Christ, comme certains l'ont soutenu. Mais cela est impossible. D'abord parce que, comme on l'a vu à l'Article précédent, il n'y a pas eu chez Adam et les autres Pères un élément déterminé, qu'on pût distinguer du reste de la chair comme on distingue le pur de l'impur, nous l'avons dit aussi. Ensuite, c'est impossible parce que, la chair humaine étant atteinte par le péché du fait qu'elle est conçue par convoitise, elle est souillée tout entière par le péché. C'est pourquoi il faut dire que toute la chair des anciens pères fut sujette au péché, et qu'il n'y avait en elle aucune partie qui échappât au péché et dont, par la suite, le corps du Christ serait formé.
Solutions
:
1. Le Christ a assumé la
chair du genre humain non pas soumise au péché, mais purifiée de toute atteinte
de péché. Et c'est pourquoi rien de souillé ne s'introduit dans la Sagesse de
Dieu.
2. On dit que le Christ a
" assumé les prémices de notre nature " en ce sens qu'il en a revêtu
la condition première, c'est-à-dire qu'il a assumé une chair indemne de péché
comme celle de l'homme avant la chute. Mais on ne veut pas signifier par là que
cette chair du premier homme a toujours conservé cette pureté, comme si cette
chair d'un homme ordinaire devait demeurer indemne de péché jusqu'à la
formation du corps du Christ.
3. Avant le Christ il y
avait dans la nature humaine une blessure en acte : l'infection du péché
originel. Tandis que le remède à la blessure n'y était pas en acte, mais
seulement par la vertu de son origine, en tant que la chair du Christ devait
descendre de ces patriarches.
Objections
:
1. D'après l'Apôtre (He 7,
9), Lévi, arrière-petit-fils d'Abraham, a payé la dîme en la personne d'Abraham
parce que, lorsque celui-ci versa la dîme à Melchisédech, Lévi était présent
dans ses reins. Donc le Christ aussi a payé la dîme en la personne d'Abraham.
2. Le Christ est de la
descendance d'Abraham selon la chair qu'il a reçue de sa mère. Mais celle-ci a
payé la dîme dans la chair d'Abraham, donc le Christ au même titre.
3. Selon S. Augustin, " ce qui était soumis à la dîme dans la chair
d'Abraham, c'est ce qui avait besoin de guérison". Or ce qui avait besoin
de guérison, c'est toute chair sujette au péché. Et puisque c'était le cas de
la chair du Christ, nous l'avons dit à l'Article précédent, il apparaît qu'en Abraham
la chair du Christ a payé la dîme.
4. Cela ne semble en aucune manière déroger à la dignité du Christ. Car si le père d'un pontife paie la dîme à un prêtre, rien n'empêche son fils, qui est pontife, d'être supérieur au simple prêtre. Que le Christ ait payé la dîme en ce qu'Abraham l'a payée à Melchisédech, n'empêche pas le Christ d'être supérieur à Melchisédech.
Cependant : S. Augustin affirme : "Le Christ n'a pas payé la dîme en Abraham parce que sa chair n'a pas trouvé en celui-ci l'inflammation d'une blessure mais la matière d'un remède."
Conclusion
:
Selon la perspective de l'épître aux Hébreux, il faut dire que par sa présence dans les reins d'Abraham le Christ n'a pas payé la dîme. En effet, l'Apôtre prouve que le sacerdoce selon l'ordre de Melchisédech est supérieur au sacerdoce lévitique. Il en donne comme preuve qu'Abraham a payé la dîme à Melchisédech, alors que Lévi, à qui appartient le sacerdoce légal, était déjà dans ses reins. Si le Christ, lui aussi, avait payé la dîme en Abraham, son sacerdoce ne serait pas selon l'ordre de Melchisédech, mais d'une nature inférieure. Et c'est pourquoi il faut dire que le Christ n'a pas offert la dîme, comme Lévi, dans les reins d'Abraham.
En effet, celui qui acquitte la dîme garde neuf parts pour lui et donne la dixième ; cette dixième part est symbole de perfection, car elle est en quelque sorte le terme de tous les nombres qui vont jusqu'à dix. Celui qui paie la dîme atteste donc qu'il est imparfait par rapport au décimateur à qui il reconnaît la perfection. Or l'imperfection du genre humain vient du péché ; elle a besoin de la perfection de celui qui guérit le péché. Et guérir le péché est réservé au Christ, dont il est dit (Jn 1, 29) qu'il est " l'Agneau qui enlève le péché du monde".
Mais Melchisédech préfigurait le Christ comme le prouve l'Apôtre (He 7). Donc, du fait qu'Abraham a versé la dîme à Melchisédech, il avoue en figure que lui, qui a été conçu dans le péché, et avec lui tous ceux qui descendent de lui, pour ce motif qu'ils contracteraient le péché originel, ont besoin de la guérison apportée par le Christ. Or Isaac, Jacob, Lévi et tous les autres ont existé en Abraham comme devant descendre de lui non seulement selon leur substance corporelle, mais aussi selon la raison séminale par laquelle on contracte le péché originel. Et c'est pourquoi tous ont payé la dîme, c'est-à-dire ont préfiguré leur besoin d'être guéris par le Christ. Lui seul a existé en Abraham de telle façon qu'il ne descendrait pas de lui selon la raison séminale, mais selon la substance corporelle. Et c'est pourquoi il a préexisté en Abraham non comme ayant besoin de guérison, mais plutôt comme étant le remède à la blessure. Voilà pourquoi il n'a pas payé la dîme dans les reins d'Abraham.
Solutions
:
1. Cela répond à la
première objection.
2. Parce que la
Bienheureuse Vierge a été conçue dans le péché originel, elle a existé en
Abraham comme ayant besoin de guérison. Et c'est pourquoi elle y a payé la
dîme, comme descendant de lui par raison séminale. Il n'en est pas ainsi pour
le corps du Christ, on vient de le dire.
3. On dit que la chair du
Christ fut sujette au péché dans les anciens Pères selon la condition qu'elle
avait chez ces anciens qui ont payé la dîme. Mais non selon la condition
qu'elle eut comme existant en acte dans le Christ, qui n'a pas payé la dîme.
4. Le sacerdoce lévitique se transmettait selon l'origine charnelle. Aussi n'existait-il pas moins chez Abraham que chez Lévi. Aussi en payant la dîme à Melchisédech comme à son supérieur, Abraham montre-t-il que le sacerdoce de Melchisédech, en tant que celui-ci préfigure le Christ, est plus grand que le sacerdoce lévitique. Or le sacerdoce du Christ ne vient pas de l'origine charnelle, mais d'une grâce spirituelle. Aussi un pontife, dont le père aurait reconnu la supériorité d'un prêtre en lui offrant la dîme, peut-il lui-même demeurer supérieur à ce prêtre, non pas en raison de son origine charnelle, mais en vertu de sa grâce spirituelle, qu'il détient du Christ.
1. Le Saint-Esprit a-t-il été
le principe actif de la conception du Christ ? - 2. Peut-on dire que le Christ
a été conçu du Saint-Esprit ? - 3. Peut-on dire que le Saint-Esprit est père du
Christ selon la chair ? - 4. La Bienheureuse Vierge a-t-elle eu un rôle actif
dans la conception du Christ ?
Objections
:
1. Selon S. Augustin a,
" les oeuvres de la Trinité sont indivises, comme son essence". Or
c'est une oeuvre divine que réaliser la conception du Christ. Il apparaît donc
que cela ne doit pas s'attribuer au Saint-Esprit plus qu'au Père et au Fils.
2. S. Paul écrit (Ga 4, 4)
: "Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né d'une
femme", ce que S. Augustin explique ainsi : "Assurément il a été
envoyé par celui qui l'a fait naître " d'une femme. Mais l'envoi du Fils
est attribué surtout au Père, comme on l'a montré dans la première Partie. Donc
la conception selon laquelle il est né de la femme doit être attribuée surtout
au Père.
3. On lit dans les Proverbes (9, 1) : "La Sagesse s'est bâti une maison." Or la Sagesse de Dieu, c'est le Christ en personne selon S. Paul (1 Co 1, 24) : "Le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu." La maison de cette Sagesse est le corps du Christ qu'on appelle son temple d'après S. Jean (2, 21) : "Il disait cela du temple de son corps." Il apparaît donc que réaliser la conception du corps du Christ doit être surtout attribué au Christ et non au Saint-Esprit.
Cependant : S. Luc a cette affirmation (1, 35) : "L'Esprit Saint viendra sur toi."
Conclusion
:
La conception du corps du Christ est l'oeuvre de toute la Trinité. Cependant on l'attribue au Saint-Esprit pour trois raisons.
1° Cela convient au motif de l'Incarnation envisagé du côté de Dieu. En effet, l'Esprit Saint est l'amour du Père et du Fils, comme nous l'avons établi dans la première Partie. Or, que le Fils de Dieu ait assumé la chair dans un sein virginal, cela vient d'un très grand amour de Dieu : "Dieu a tellement aimé le monde, qu'il a donné son Fils unique " (Jn 3, 16).
2° Cela convient au motif de l'Incarnation envisagé du côté de la nature assumée. On veut dire par là que cette assomption de la nature humaine par le Fils de Dieu dans l'unité de sa personne ne vient pas de ses mérites mais uniquement de la grâce, laquelle est attribuée au Saint-Esprit : "Il y a diversité de grâces, mais c'est le même Esprit " (2 Co 12, 4). Ce qui fait dire à S. Augustin : "Le mode par lequel le Christ est né du Saint-Esprit nous fait comprendre la grâce de Dieu ; par elle l'homme, au moment même où sa nature a commencé d'exister, a été uni au Verbe de Dieu dans une si intime unité de personne que lui-même était identiquement Fils de Dieu."
3° Cela convient au terme de l'Incarnation, qui consiste en ce que cet homme, une fois conçu, était le Saint et le Fils de Dieu, deux effets que l'on attribue au Saint-Esprit. Car c'est par lui que les hommes deviennent fils de Dieu, selon l'Apôtre (Ga 4, 6) : "La preuve que vous êtes des fils, c'est que Dieu a envoyé dans nos coeurs l'esprit de son Fils qui crie : Abba ! Père ! " Et en outre il est " l'Esprit de sanctification " (Rm 2, 4). Donc, comme nous-mêmes sommes sanctifiés spirituellement par le Saint-Esprit pour devenir fils adoptifs de Dieu, ainsi le Christ a-t-il été conçu dans la sainteté par le Saint-Esprit pour être Fils de Dieu selon la nature divine. C'est ainsi que, selon une Glose, le début du texte de Paul : "Celui qui a été établi fils de Dieu avec puissance..." est éclairé par ce qui suit immédiatement : "selon l'Esprit qui sanctifie", c'est-à-dire par le fait qu'il est conçu de l'Esprit Saint. Et l'ange annonciateur, parce qu'il dit d'abord : "Le Saint-Esprit viendra sur toi " conclut : "C'est pourquoi l'être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu."
Solutions
:
1. Sans doute, l'oeuvre de
conception est commune à toute la Trinité ; cependant, suivant tel ou tel
aspect on peut l'attribuer à chacune des personnes. Ainsi l'on attribue au Père
l'autorité sur la personne de son Fils qui, par la conception, a assumé la
nature humaine ; au Fils, l'assomption même de la chair ; mais au Saint-Esprit
la formation du corps que le Fils a assumé. Le Saint-Esprit est en effet
l'Esprit du Fils, selon l'épître aux Galates (4, 6) : "Dieu a envoyé
l'Esprit de son Fils." De même que, dans la génération des autres hommes,
la force de l'âme contenue dans la semence forme le corps par l'intermédiaire
de l'esprit vital que renferme celle-ci, de même, la force de Dieu, qui est le
Christ selon S. Paul (1 Co 1, 24), a formé, par l'intermédiaire de l'Esprit
Saint, le corps qu'il a assumé. Et c'est ce que montrent encore les paroles de
l'ange : "L'Esprit Saint viendra sur toi " comme pour préparer et
former la matière du corps du Christ ; et " la force du Très-Haut",
c'est-à-dire le Christ, " te couvrira de son ombre". Selon S.
Grégoire, " la lumière divine incorporelle recevra en toi un corps humain
; car l'ombre naît d'une lumière et d'un corps". Le Très-Haut désigne ici
le Père, dont le Fils est la force.
2. Dans l'Incarnation, la
mission se rapporte à la personne qui l'assume et qui est envoyée par le Père.
La conception se rapporte au corps assumé par la personne, lequel est formé par
l'opération du Saint-Esprit. Et c'est pourquoi, bien que mission et conception
s'identifient dans le sujet, comme elles diffèrent en raison, envoyer est attribué
au Père, réaliser la conception est attribué au Saint-Esprit, mais assumer la
chair est attribué au Fils.
3. Comme dit S. Augustin
" la maison du Christ peut s'entendre en un double sens. Car la première
maison, c'est l'Église, qu'il a bâtie par son sang. Ensuite on peut appeler
maison son corps, de même que celui-ci est appelé un temple. L'oeuvre du
Saint-Esprit est l'oeuvre du Fils de Dieu à cause de leur unité de nature et de
volonté".
Objections
:
1. Sur ce texte (Rm 11, 36)
: "Tout est à partir de lui, par lui et en lui", la Glose de S.
Augustin remarque : "Il faut prendre garde qu'il ne dit pas "de
lui" (de ipso) mais "à partir de lui" (ex ipso). "A
partir de lui" sont le ciel et la terre, parce qu'il les a créés. Mais non
"de lui" parce qu'ils ne sont pas de sa substance." Mais
l'Esprit Saint n'a pas formé le corps de sa substance. On ne doit donc pas dire
que le Christ a été conçu " de " l'Esprit Saint.
2. Le principe actif par lequel un être est conçu se comporte comme la semence dans la génération. Mais ce n'a pas été le fait du Saint-Esprit dans la génération du Christ. S. Jérôme écrit : « Nous ne disons pas, comme certains le pensent avec une grande impiété, que le Saint-Esprit a tenu lieu de semence mais nous affirmons que le corps du Christ a été fait » ou formé « par la puissance ou la force du Créateur. » On ne doit donc pas dire que le Christ a été formé du Saint Esprit.
3. De deux êtres on ne peut en former un seul que s’ils se mélangent d’une certaine façon. Or le corps du Christ a été formé de la Vierge Marie. Soutenir que le Christ a été conçu du Saint Esprit, ce serait donc prétendre qu’il y a eu mélange entre lui et la matière fournie par la Vierge, ce qui est évidemment faux.
Cependant : Il y a cette phrase de saint Matthieu (1, 18) : « Avant qu’ils aient habité ensemble, Marie se trouva enceinte de l’Esprit Saint. »
Conclusion
:
La conception n’est pas seulement attribuée au corps du Christ mais au Christ lui-même, en raison de son corps. Or l’Esprit Saint a un double rapport avec le Christ. Avec le Fils de Dieu qui a été conçu, un rapport de consubstantialité ; mais avec son corps, un rapport de cause efficiente. La proposition « de » dans la phrase : « Le Christ a été conçu de l’Esprit Saint », exprime ces deux rapports comme lorsque nous disons : « Un homme procède de son père ». C’est donc avec raison que nous disons aussi que le Christ a été conçu de l’Esprit Saint, de telle sorte que son efficience se rapporte au corps assumé, et la consubstantialité à la personne qui assume.
Solutions
:
1. Le corps du Christ n’étant pas consubstantiel au Saint Esprit, on ne peut pas dire en rigueur de terme qu’il a été conçu du Saint Esprit, mais plutôt qu’il a été conçu en vertu de l’Esprit Saint, selon saint Ambroise : « Ce qui vient d’un être vient ou bien de sa substance, ou bien de sa puissance. De sa substance : ainsi le Fils procède du Père ; de sa puissance : ainsi toutes choses qui procèdent de Dieu. C’est en ce dernier sens que Marie a reçu dans son sein ce qui venait de l’Esprit Saint.
2. A ce sujet, il semble qu’il y ait une différence entre le texte attribué à Saint Jérôme et d’autres docteurs affirmant que le Saint Esprit a tenu lieu de semence dans la conception du Christ. Par exemple, saint Jean Chrysostome affirme : « Le Saint Esprit a précédé le Fils unique de Dieu qui allait entrer dans le sein de la Vierge. C’est ainsi que la divinité tenant lieu de semence, le Christ est né, selon son corps, dans la sainteté. » Et saint Jean Damascène : « La sagesse et la force de Dieu, comme une semence divine, ont couvert Marie de leur ombre. » Mais il est facile de résoudre cette divergence. Saint Jean Chrysostome et saint Jean Damascène comparent à la semence le Saint Esprit ou même le Fils qui est la force du Très-Haut, dans la mesure où cette semence représente une force active. Mais si par là on entendait une substance corporelle qui se transforme dans la conception, il faudrait nier avec saint Jérôme que l’Esprit Saint ait tenu lieu de semence.
3. Comme dit saint Augustin, ce n’est pas de la même manière que le Christ a été conçu ou est né de l’Esprit Saint et de la Vierge Marie. Celle-ci en a fourni la matière et le Saint Esprit en a été le principe actif. Un mélange n’avait donc rien à faire là.
Objections
:
1. Selon le Philosophe, le père est principe actif et la mère fournit la matière. Or la Vierge Marie est appelée mère du Christ à cause de la matière qu’elle lui a donné dans la conception. Il semble donc qu’on puisse appeler le Saint Esprit aussi son père, puisqu’il a été principe actif de sa conception.
2. L’esprit des saint est formé par le Saint Esprit ; de même le corps du Christ. Mais les autres saints, à cause de cette formation, sont appelés fils de la Trinité toute entière, et par conséquent du Saint Esprit. Il semble donc que le Christ doive être appelé fils du Saint Esprit en tant que son corps a été formé par celui-ci.
3. Dieu est appelé Père parce qu’il nous a faits, selon cette parole (Dt 23, 6) : « N’est-il pas ton père, ton créateur ? N'est-ce pas lui qui t'a façonné, formé et créé ? » Mais l'Esprit Saint a fait le corps du Christ, comme on l'a dit aux articles précédents. Donc l'Esprit Saint doit être appelé père du Christ, en raison du corps qu'il a formé.
Cependant : S. Augustin déclare : "le Christ n'est pas né fils du Saint-Esprit, mais fils de la Vierge Marie".
Conclusion
:
Les noms de père, de mère et de fils sont la conséquence d'une génération ; non pas génération quelconque, mais génération au sens propre d'êtres vivants, et surtout d'animaux. Nous ne disons pas, en effet, que le feu est fils du feu qui l'engendre, sinon peut-être par métaphore. Mais nous parlons ainsi des animaux, dont la génération est plus parfaite. Cependant, tout ce qu'engendrent les animaux n'est pas appelé fils. Comme dit S. Augustin, nous ne disons pas que le cheveu, qui vient de l'homme, soit fils de l'homme ; et nous ne disons pas non plus que l'homme qui naît soit fils de la semence, parce que ni le cheveu ne ressemble à l'homme, ni le nouveau-né de la semence ne ressemble à celle-ci, mais à l'homme qui engendre. Et si la ressemblance est parfaite, il y aura filiation parfaite aussi bien sur le plan humain que sur le plan divin. Aussi y a-t-il en l'homme une certaine ressemblance imparfaite en tant qu'il a été créé à l'image de Dieu, et en tant qu'il a été recréé selon la ressemblance de la grâce ; et c'est pourquoi des deux manières l'homme peut être appelé fils de Dieu : et parce qu'il a été créé à son image, et parce qu'il est venu à la ressemblance que donne la grâce.
Or il faut considérer que, lorsqu'un nom convient selon son sens parfait à un être, on ne doit pas le lui appliquer suivant les sens imparfaits qu'il comporte. Par exemple, Socrate étant un homme dans toute la propriété de cette raison d'homme, on ne devra pas dire de lui qu'il est un homme au sens où l'est un portrait, même à supposer que Socrate lui-même ressemble à un autre homme.
Or le Christ est Fils de Dieu selon une parfaite raison de filiation ; aussi, bien que selon la nature humaine il ait été créé et justifié, il ne doit être appelé Fils de Dieu ni en raison de la création ni en raison de la justification, mais seulement en raison de la génération éternelle qui fait de lui le Fils du Père seul. Et voilà pourquoi on ne doit l'appeler d'aucune manière ni Fils du Saint-Esprit, ni même Fils de toute la Trinité.
Solutions
:
1. Le Christ a été conçu de
la Vierge Marie qui lui fournissait la matière d'une ressemblance spécifique,
et c'est pourquoi on l'appelle son fils. Mais, en tant qu'homme, il a été conçu
du Saint-Esprit comme d'un principe actif, mais non selon la ressemblance
spécifique d'un fils à l'égard de son Père. Et c'est pourquoi le Christ n'est
pas appelé fils du Saint-Esprit.
2. Les hommes
spirituellement formés par le Saint-Esprit ne peuvent être appelés fils de Dieu
selon une raison parfaite de filiation ; et c'est pourquoi ils sont appelés
fils de Dieu selon une filiation imparfaite, en vertu de la ressemblance divine
que leur donne la grâce et qui vient de la Trinité tout entière. Mais, comme on
vient de le dire, le cas du Christ est différent.
3. La même réponse vaut
pour cette objection.
Objections
:
1. S. Jean Damascène écrit
" L'Esprit Saint venant sur la Vierge, l'a purifiée et lui a donné la
force de recevoir le Verbe de Dieu en même temps que de l'engendrer." Or
elle avait déjà par nature, comme toutes les femmes, la force passive
d'engendrer. Donc la vertu qu'il lui a donnée était active, et elle a joué un
rôle actif dans la conception du Christ.
2. Toutes les puissances de
l'âme végétative sont des puissances actives selon le Commentateur d'Aristote.
Or la puissance génératrice, tant du père que de la mère, est une puissance de
l'âme végétative. Il y a donc chez la femme comme chez l'homme une contribution
active à la conception de l'enfant.
3. Dans la conception, la femme fournit la matière à partir de laquelle le corps de l'enfant est formé par la nature. Mais la nature est un principe intrinsèque de mouvement. Il apparaît donc que précisément par la matière qu'elle a fournie à la conception du Christ, la Bienheureuse Vierge a été un principe actif.
Cependant : le principe actif de la génération est appelé raison séminale. Mais, dit S. Augustin, le corps du Christ " a été pris à cette seule matière corporelle du corps de la Vierge, selon le plan divin de sa conception et de sa formation, sans recours à une raison séminale humaine." Donc la Bienheureuse Vierge n'est pas intervenue activement dans la conception du corps du Christ.
Conclusion
:
Certains prétendent que, dans la conception du Christ, la Bienheureuse Vierge a agi activement de deux façons : par une force naturelle, et par une force surnaturelle.
Tout d'abord par une force naturelle. Ils avancent en effet que dans toute matière naturelle il y a un principe actif. Autrement, croient-ils, il n'y aurait pas de transformation naturelle. En cela ils se trompent. Car une transformation n'est pas seulement naturelle quand un principe intrinsèque est actif ; elle l'est encore quand ce principe n'est que passif. Le Philosophe le dit expressément : dans les corps lourds et légers, le principe du mouvement naturel n'est pas actif, mais uniquement passif. Et il n'est pas possible que la matière agisse pour se donner une forme à elle-même, puisqu'elle n'est pas en acte. Il est pareillement impossible qu'un être se meuve lui-même s'il ne se compose pas de deux parties, l'une motrice, l'autre mue, ce qui arrive seulement dans les êtres animés comme il est prouvé dans le même ouvrage.
En second lieu, d'après ces mêmes théologiens, la Vierge aurait agi par une force surnaturelle. Dans la conception, la mère fournirait non seulement une matière, le sang menstruel, mais aussi une semence qui, mêlée à celle de l'homme, aurait une vertu active dans la génération. Or, la Bienheureuse Vierge n'ayant produit aucune semence à cause de sa parfaite virginité, le Saint-Esprit lui aurait octroyé surnaturellement, dans la conception du Christ, la force active qu'exerce ordinairement la mère. Mais ce raisonnement ne tient pas. Car, dit Aristote, " tout être existe en vue de son opération". Or la nature n'aurait pas distingué les deux sexes pour l'oeuvre de la génération, si l'action du père n'était pas différente de celle de la mère. Dans la génération on distingue l'action de l'agent et celle du patient. Il reste donc que toute la force active vient du père, tandis que la mère n'est que principe passif. Et c'est la raison pour laquelle dans les plantes, où les deux forces, active et passive, sont mêlées, il n'y a pas de distinction entre mâle et femelle.
Donc, parce que la Bienheureuse Vierge n'a pas été chargée d'être le père du Christ, mais sa mère, il s'ensuit qu'elle n'a pas reçu de puissance active dans la conception du Christ. Car, si elle avait agi activement, elle aurait été le père du Christ ; si, comme certains le disent, elle n'avait rien fait, il s'ensuivrait que cette puissance active lui aurait été donnée pour rien. Il faut donc tenir que dans la conception du Christ, la Bienheureuse Vierge n'a exercé aucune activité, elle n'a fourni que la matière. Néanmoins, avant la conception, elle a été active en préparant la matière, pour qu'elle soit apte à la conception.
Solutions
:
1. Cette conception a
comporté trois privilèges : d'échapper au péché originel ; de venir non de
l'homme seul, mais de Dieu et de l'homme ; d'être une conception viriginale. Et
ces trois privilèges lui sont venus du Saint-Esprit. Du premier S. Jean
Damascène dit : "L'Esprit Saint, venant sur la Vierge, l'a purifiée",
c'est-à-dire qu'il l'a préservée de concevoir ayant le péché originel.
Relativement au deuxième il dit " Il lui a donné la force de recevoir le
Verbe de Dieu", c'est-à-dire de le concevoir. Et quant au troisième, il
dit : "en même temps que de l'engendrer", c'est-à-dire qu'en
demeurant vierge, elle puisse engendrer, non certes d'une manière active, mais
d'une manière passive, comme les autres mères qui tiennent cela de la semence
du père.
2. Chez la mère la
puissance génératrice est imparfaite, en regard de celle du père. Aussi, de
même que, dans les arts, l'art subalterne dispose la matière, tandis que l'art
supérieur, selon Aristote, imprime la forme ; de même, la vertu génératrice de
la femme prépare la matière, et la vertu active du mari communique la forme à
la matière préparée.
3. Nous venons de le dire, pour qu'une transformation soit naturelle, il n'est pas exigé qu'il y ait dans la matière un principe actif, mais seulement un principe passif.
1. Le corps du Christ a-t-il
été formé au premier instant de sa conception ? - 2. A-t-il été animé dès ce
premier instant ? - 3. A-t-il été assumé par le Verbe dès ce premier instant ?
- 4. Cette conception a-t-elle été naturelle ou surnaturelle ?
Objections
:
1. On lit en S. Jean (2,
20) : "Ce temple a été construit depuis quarante-six ans", ce que S.
Augustin explique ainsi : "Ce nombre convient parfaitement à la perfection
du corps du Christ." Et ailleurs : "Il n'est pas absurde de dire
qu'on a bâti en quarante-six ans le Temple qui préfigurait son corps, de sorte
qu'il y eut autant de jours pour la formation du corps du Seigneur qu'il y eut
d'années pour la construction du Temple." Le corps du Christ ne fut donc
pas parfaitement formé dès le premier instant de sa conception.
2. Sa formation exigeait un
mouvement local, le sang très pur de la Vierge ayant à passer de son corps dans
le lieu favorable à la génération. Or aucun corps ne peut se mouvoir localement
de façon instantanée, comme le prouve Aristote, parce que le temps du mouvement
se divise selon la division du mobile.
3. Le corps du Christ fut formé du sang le plus pur de la Vierge, comme on l'a établi plus haut.
Or ce sang n'a pu être au même
instant du sang et de la chair, car la même matière aurait alors existé en même
temps sous deux formes. Il y a donc eu un instant ultime où cette matière a
cessé d'être du sang, et un instant où elle a commencé à être de la chair. Mais
entre ces deux instants il y a un temps intermédiaire. Il s'ensuit que le corps
du Christ a été formé non instantanément, mais pendant un certain temps.
4. De même que la puissance qui fait grandir exige un temps déterminé pour agir, de même la puissance génératrice, car l'une comme l'autre est une puissance naturelle ressortissant à l'âme végétative. Mais le corps du Christ a grandi pendant un temps déterminé, comme celui des autres hommes, car on lit en S. Luc (2, 52) : "Il progressait en sagesse et en âge." Il semble donc qu'au même titre la formation de son corps, qui ressortit à la puissance génératrice, ne s'est pas réalisée instantanément mais dans le délai fixé pour cette formation chez les autres hommes.
Cependant : il y a cette affirmation de S. Grégoire : "A l'annonce de l'ange et à la venue de l'Esprit Saint, aussitôt que le Verbe est dans le sein de la Vierge, il devient chair."
Conclusion
:
Dans la conception du corps du Christ il faut envisager trois phases : 1) le mouvement local du sang vers le lieu de la génération ; 2) la formation du corps à partir de telle matière ; 3) la croissance qui l'amène à sa quantité parfaite.
C'est dans la phase intermédiaire que se réalise la raison de conception proprement dite ; la première phase ne fait qu'y préparer, et la troisième en est la conséquence.
La première phase n'a pu être instantanée parce que c'est contraire à la raison même de mouvement local chez n'importe quel corps, dont les parties n'entrent que successivement dans un lieu nouveau.
Pareillement la troisième phase est forcément successive, parce que la croissance ne peut se faire sans mouvement local, et aussi parce que cette croissance provient de la vertu de l'âme agissant dans le corps déjà formé, et qui ne peut agir que dans le temps.
Mais la formation même du corps, en quoi consiste principalement la conception, s'est produite en un instant pour un double motif. D'abord à cause de la vertu infinie de l'agent, c'est-à-dire du Saint-Esprit, par qui le corps du Christ est formé, nous l'avons dit récemment En effet, un principe actif peut disposer la matière d'autant plus rapidement que sa puissance est plus grande. Aussi l'agent d'une puissance infinie peut-il instantanément disposer la matière à la forme qui lui est due.
Ensuite cette formation a été instantanée du côté de la personne du Christ dont le corps se formait. Car il ne lui convenait pas d'assumer un corps humain qui n'aurait pas été formé. Mais, si la conception avait exigé un certain délai avant la formation complète, la conception n'aurait pu être attribuée tout entière au Fils de Dieu, car on ne la lui attribue qu'en raison de l'assomption d'un corps humain. Et c'est pourquoi, au premier instant où la matière s'est trouvée rassemblée et parvenait au lieu de la génération, le corps du Christ a été parfaitement formé et assumé. Et c'est ainsi que l'on peut dire que le Fils de Dieu lui-même a été conçu, - ce que l'on ne pourrait dire autrement.
Solutions
:
1. Les deux textes de S.
Augustin ne se rapportent pas uniquement à la formation du corps du Christ,
mais aussi à sa croissance jusqu'au temps de l'enfantement. Aussi le nombre de
jours indiqués amène à sa perfection le temps de neuf mois que le Christ a
passés dans le sein de la Vierge.
2. Le mouvement local en
question ne fait pas partie de la conception proprement dite, mais fi la
précède.
3. On peut fixer non pas
l'instant ultime où cette matière était encore du sang, mais la fin du temps
qui se relie sans aucun intervalle au premier instant où fut formée la chair du
Christ. Et cet instant fut aussi la fin du temps du mouvement local de la
matière jusqu'au lieu de la génération.
4. La croissance se fait
bien par la puissance de croissance de celui-là même qui grandit ; tandis que
la formation du corps se fait par la puissance génératrice non de celui qui est
engendré, mais de celui qui engendre par sa semence, dans laquelle opère la
vertu formatrice dérivée de l'âme du père. Or le corps du Christ n'a pas été
formé à partir d'une semence virile, nous l'avons dit, mais de l'opération du
Saint-Esprit. Il a donc fallu que cette formation soit digne du Saint-Esprit.
Mais la croissance du corps du Christ s'est faite par la puissance de l'âme du
Christ ; et puisque cette âme est de la même espèce que la nôtre, fi fallait
que son corps augmente de la même manière que ceux des autres hommes, pour
montrer la réalité de sa nature humaine.
Objections
:
1. Le pape S. Léon écrit à
Julien d'Éclane : "La chair du Christ n'était pas d'une autre nature que
la nôtre ; et son âme ne lui a pas été insufflée par un autre principe qu'à
nous." Mais l'âme des autres hommes ne leur est pas infusée au premier
moment de leur conception. Donc l'âme ne devait pas être infusée dans le corps
du Christ au premier instant de sa conception.
2. L'âme, comme toute forme
matérielle, requiert une quantité déterminée de matière. Or, au premier instant
de sa conception, le corps du Christ n'a pas eu autant de volume qu'en ont les
corps des autres hommes au moment de leur animation. Autrement, s'il avait
continué à se développer, ou bien il serait né trop tôt, ou bien il aurait été à
sa naissance plus gros que les autres enfants. La première hypothèse contredit
S. Augustin affirmant que le Christ est resté neuf mois dans le sein de sa
mère. La seconde contredit le pape S. Léon pour qui " les mages trouvèrent
l'enfant Jésus, qui ne différait en rien de l'ensemble des enfants des
hommes".
3. Partout où il y a un avant et un après, il y a forcément plusieurs instants. Mais, selon le Philosophe, la génération de l'homme requiert un avant et un après : il y a d'abord le vivant, ensuite l'animal et ensuite l'homme. Donc l'animation du Christ ne pouvait se réaliser au premier instant de sa conception.
Cependant : S. Jean Damascène nous dit : "C'est en même temps qu'il y a eu la chair, la chair du Verbe de Dieu, et la chair animée par une âme rationnelle et intellectuelle."
Conclusion
:
Pour que la conception soit attribuée au Fils de Dieu lui-même, comme nous le confessons quand nous disons dans le Symbole." Qui a été conçu du Saint-Esprit", nous devons dire que le corps même, pendant qu'il était conçu, était assumé par le Verbe de Dieu. Or nous avons montré plus haut que le Verbe de Dieu a assumé le corps par l'intermédiaire de l'âme, et l'âme par l'intermédiaire de l'esprit, c'est-à-dire de l'intellect. Aussi a-t-il fallu qu'au premier instant de sa conception le corps du Christ soit animé par une âme rationnelle.
Solutions
:
1. Le principe de
l'insufflation de l'âme peut être envisagé de deux côtés. D'une part, selon la
disposition du corps, et à cet égard l'âme n'a pas été insufflée au corps du
Christ autrement qu'aux corps des autres hommes. De même en effet qu'un homme
reçoit son âme aussitôt que son corps est formé, de même le Christ. Mais
d'autre part on peut envisager ce principe seulement par rapport au temps. Et
ainsi, parce que le corps du Christ fut parfaitement formé plus tôt que le
nôtre, c'est plus tôt aussi qu'il fut animé.
2. L'âme ne peut être
infusée que dans une matière ayant atteint un certain volume ; mais ce volume
admet une certaine latitude, il peut être plus ou moins grand. Le volume que le
corps possède quand l'âme lui est infusée est proportionnel au volume parfait
auquel il parviendra en grandissant, si bien que les corps des hommes destinés
à avoir une grande taille sont déjà plus volumineux au moment de leur animation.
La taille du Christ à l'âge parfait était dans un juste milieu, auquel était
proportionné le volume que son corps avait à l'époque où les corps des autres
hommes sont animés ; il était cependant plus petit au moment de son animation.
Cependant ce petit volume a été suffisant, comme chez les hommes de petite
taille, dont les corps sont animés malgré leur petit volume.
3. Ce que dit là le
Philosophe s'applique à la génération des autres hommes, parce que c'est de
façon progressive que leur corps se forme et se dispose à recevoir l'âme. Étant
d'abord imparfaitement disposé, il reçoit une âme imparfaite. Ensuite, quand il
est parfaitement disposé, il reçoit une âme parfaite. Mais le corps du Christ,
à cause de la puissance infinie de l'agent, fut instantanément disposé de façon
parfaite. Aussi reçut-il dès le premier instant une forme parfaite,
c'est-à-dire une âme rationnelles.
Objections
:
1. Ce qui n'existe pas ne
peut être assumé. Mais la chair du Christ a commencé d'exister par la
conception. Il apparaît donc qu'elle fut assumée par le Verbe de Dieu après
avoir été conçue.
2. Le Verbe de Dieu a
assumé la chair du Christ par l'intermédiaire de l'âme rationnelle. Mais c'est
au terme de la conception que la chair a reçu cette âme, et donc que celle-ci
fut assumée. Or, au terme de la conception, elle était déjà conçue. Donc elle
fut conçue d'abord, et assumée ensuite.
3. Chez tout être engendré, ce qui est imparfait précède dans le temps ce qui est parfait, comme le montre Aristote. Mais le corps du Christ est engendré. Donc, il n'est pas parvenu à l'ultime perfection, qui consiste dans l'union du Verbe de Dieu dès le premier instant de la conception ; la chair fut conçue d'abord, et assumée ensuite.
Cependant : S. Augustin nous dit " Tiens avec la plus grande fermeté et ne doute aucunement que la chair du Christ n'a pas été conçue dans le sein de la Vierge avant d'être prise par le Verbe."
Conclusion
:
Comme nous l'avons déjà dit, c'est au sens propre que Dieu s'est fait homme, mais nous ne disons pas au sens propre que l'homme est devenu Dieu. Parce que Dieu a assumé ce qui appartient à l'homme sans que cela ait d'abord existé comme subsistant par soi avant d'être pris par le Verbe. Or, si la chair du Christ avait été conçue avant d'être unie au Verbe, elle aurait eu à ce moment une hypostase autre que celle du Verbe de Dieu. Ce qui est contraire à la notion d'Incarnation, selon laquelle le Verbe de Dieu s'est uni à la nature humaine et à tous ses éléments dans l'unité de son hypostase ; et il ne convenait pas que le Verbe de Dieu détruise par son union l'hypostase préexistante de la nature humaine ou de l'un de ses éléments. C'est pourquoi il est contraire à la foi de soutenir que la chair du Christ a d'abord été conçue, et ensuite assumée par le Verbe de Dieu.
Solutions
:
1. Si la chair du Christ
n'avait pas été formée ou conçue en un instant, mais dans une succession de
temps, il faudrait choisir une de ces hypothèses : ou bien que le Verbe s'est
uni à ce qui n'était pas encore de la chair, ou bien que la conception de la
chair précéda son assomption. Or, puisque nous soutenons que la conception fut
instantanément parfaite, il s'ensuit que, dans cette chair, l'acte de la
conception et son résultat ont été simultanés. Et, selon S. Augustin :
"Nous disons que le Verbe de Dieu a été conçu par son union à la chair, et
que cette chair elle-même a été conçue par l'incarnation du Verbe."
2. Cela répond aussi à la
deuxième objection. Car c'est simultanément, quand cette chair a été conçue,
qu'elle reçoit conception et animation.
3. Dans le mystère de
l'Incarnation on n'envisage pas une montée, comme si une réalité préexistante
se haussait jusqu'à la dignité de l'union, selon la position de l'hérétique
Photin. On doit plutôt considérer l'Incarnation comme une descente, en tant que
le Verbe de Dieu a assumé l'imperfection de notre nature, selon sa parole en S.
Jean (6, 38. 51) : "je suis descendu du ciel."
Objections
:
1. Le Christ est appelé
fils de l'homme selon la conception de sa chair. Or il est véritablement et par
nature fils de l'homme comme il est véritablement et par nature le Fils de
Dieu. Donc sa conception fut naturelle.
2. Aucune créature ne
réalise une action miraculeuse. Mais la conception du Christ est attribuée à la
Bienheureuse Vierge, qui n'est qu'une créature ; car on dit que la Vierge a
conçu le Christ. Il apparaît donc que cette conception n'a pas été miraculeuse
mais naturelle.
3. Pour qu'une transformation soit naturelle il suffit que son principe passif soit naturel, comme on l'a vu plus haut. Mais le principe passif dans la conception du Christ a été naturel du côté de sa mère, on le voit par ce qui a été dit. Donc la conception du Christ fut naturelle.
Cependant : Denys écrit : "Le Christ faisait les actions de l'homme d'une manière surhumaine, et c'est ce que montre la Vierge qui conçoit surnaturellement."
Conclusion
:
Selon S. Ambroise," tu rencontreras dans ce mystère beaucoup de choses conformes à la nature, et beaucoup supérieures à la nature". En effet, si nous considérons la conception du côté de la matière fournie par la mère, tout est naturel. Mais si nous la considérons du côté de son principe actif, tout est miraculeux. Or, le jugement que l'on porte sur un être quelconque doit tenir compte de sa forme plus que de sa matière, et de l'agent plus que du patient. Il s'ensuit que la conception du Christ doit être dite absolument miraculeuse et surnaturelle, bien qu'elle soit naturelle à certains égards.
Solutions
:
1. Le Christ est dit fils
de l'homme au sens naturel en tant qu'il a une nature humaine véritable, par
laquelle il est fils d'homme, bien qu'il l'ait reçue miraculeusement. C'est
ainsi qu'un aveugle recouvrant la vue a bien une vision naturelle par la
puissance visuelle qu'il a reçue d'un miracle.
2. La conception est
attribuée à la Bienheureuse Vierge non parce qu'elle en serait le principe actif,
mais parce qu'elle a fourni la matière de la conception et que celle-ci s'est
accomplie dans son sein.
3. Un principe passif naturel suffit pour une transformation naturelle quand il est mû lui-même d'une manière naturelle et ordinaire par un principe qui lui est propre. Mais cela n'a pas lieu dans le cas envisagé. C'est pourquoi la conception du Christ ne peut pas être appelée purement naturelle.
1. Au premier instant de sa
conception, le Christ a-t-il été sanctifié par la grâce ? - 2. A-t-il eu alors
l'usage de son libre arbitre ? - 3. A-t-il pu alors mériter ? - 4. A-t-il alors
pleinement joui de la vision béatifique ?
Objections
:
1. Il est écrit (1 Co 15,
16) : "Ce qui vient en premier n'est pas le spirituel." Or la
sanctification de la grâce appartient au spirituel. Ce n'est donc pas aussitôt,
dès le premier instant de sa conception, que le Christ a reçu la grâce de la
sanctification, mais après un certain délai.
2. La sanctification implique
l'éloignement du péché, selon S. Paul (1 Co 6, 11) : "Et cela",
c'est-à-dire pécheurs, " vous l'avez été jadis. Mais vous avez été lavés,
vous avez été sanctifiés". Mais chez le Christ il n'y a jamais eu de
péché. Il ne lui convient donc pas d'être sanctifié par la grâce.
3. De même que tout a été fait par le Verbe de Dieu, ainsi, par le Verbe incarné ont été sanctifiés tous les hommes qui le sont, selon l'épître aux Hébreux (2, 11) : "Le sanctificateur et les sanctifiés ont tous même origine." Mais, selon S. Augustin a " le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, n'a pas été fait". Donc le Christ, par qui tous sont sanctifiés, n'a pas été sanctifié lui-même.
Cependant : il est écrit en S. Luc (1, 35) : "L'être saint qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu." Et en S. Jean (10, 36) : "Celui que le Père a sanctifié et envoyé dans le monde."
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut, l'abondance de la grâce qui sanctifie l'âme du Christ dérive de son union au Verbe, selon cette parole en S. Jean (1, 14) : "Nous avons vu sa gloire, gloire qu'il tient de son Père comme Fils unique plein de grâce et de vérité." Or nous venons de montrer que le corps du Christ a été animé et assumé dès le premier instant de sa conception par le Verbe de Dieu. Il s'ensuit qu'au premier instant de sa conception, le Christ a eu la plénitude de la grâce qui sanctifiait son âme et son corps.
Solutions
:
1. L'ordre présenté dans ce
texte par S. Paul concerne ceux qui progressent vers un état spirituel. Or dans
le mystère de l'Incarnation on envisage la descente de la plénitude divine dans
la nature humaine plutôt que la progression jusqu'à Dieu d'une nature humaine
préexistante. Et c'est pourquoi l'état spirituel de l'homme Christ fut parfait
dès le principe.
2. La sanctification
consiste en ce que quelque chose devient saint. Or on devient quelque chose non
seulement à partir d'un état contraire, mais aussi à partir d'un terme opposé
seulement par négation ou privation ; ainsi devient-on blanc à partir du noir,
mais aussi à partir du non-blanc. Nous, de pécheurs que nous étions, devenons
saints, et c'est ainsi que notre sanctification part du péché. Mais le Christ
en tant qu'homme est devenu saint parce qu'il n'a pas toujours eu cette
sainteté de la grâce ; cependant il n'est pas devenu saint après avoir été
pécheur parce qu'il n'a jamais eu de péché ; mais en tant qu'homme il est
devenu saint, de non saint qu'il était ; mais ce n'est pas à entendre à partir
d'une privation : c'est-à-dire qu'à un moment il aurait été homme sans être
saint ; mais d'une négation : c'est-à-dire que lorsqu'il n'était pas homme, il
n'avait pas de sainteté humaine. Et c'est pourquoi il est devenu à la fois
homme et homme saint. Ce qui fait dire à l'ange (Lc 1, 35) : "L'être saint
qui naîtra de toi." Parole que S. Grégoire explique ainsi : "Pour
distinguer de la nôtre la sainteté de Jésus, on dit qu'il naîtra saint. Nous,
nous devenons saints, nous ne naissons pas saints parce que nous sommes captifs
par la condition de notre nature corruptible. Lui seul est vraiment saint de
naissance, lui qui n'a pas été conçu dans une union charnelle."
3. Le Père ne réalise pas
la création du monde par son Fils de la même manière dont toute la Trinité
opère la sanctification des hommes par le Christ homme. Car le Verbe de Dieu a
la même vertu et la même opération que Dieu le Père ; aussi le Père n'agit-il
pas par le Fils comme par un instrument qui meut en étant mû, nous l'avons dit
plus haut. Tandis que l'humanité du Christ est à la fois sanctifiante et
sanctifiée.
Objections
:
1. Un être doit exister
avant d'agir. Or, user de son libre arbitre, c'est agir. L'âme du Christ ayant
commencé d'exister au premier instant de sa conception ainsi qu'on l'a il
paraît impossible qu'au premier instant de sa conception, il ait eu l'usage de
son libre arbitre.
2. L'usage du libre arbitre
consiste dans le choix. Or le choix doit être précédé par la délibération du
conseil ; car, selon le Philosophe " le choix est un désir de ce dont on a
délibéré". Il semble donc impossible qu'au premier instant de sa
conception, le Christ ait eu l'usage de son libre arbitre.
3. Le libre arbitre est une faculté de volonté et de raison, comme on l'a établi dans la première Partie ; ainsi son usage est un acte de volonté et de raison, c'est-à-dire d'intellect. Mais l'acte d'intellect présuppose un acte du sens, qui ne peut se produire sans une harmonie des organes qui ne semblent pas avoir existé au premier instant de la conception du Christ.
Cependant : voici une affirmation de S. Augustin : "Dès que le Verbe vint dans le sein de sa mère, il a vraiment gardé sa propre nature et il est devenu chair et homme parfait." Or un homme parfait a l'usage de son libre arbitre. Donc le Christ, au premier instant de sa conception, a eu l'usage de son libre arbitre.
Conclusion
:
Nous l'avons dit à l'Article précédent la nature humaine assumée par le Christ doit avoir la perfection spirituelle qu'elle n'a pas atteinte progressivement, mais qu'elle a possédée dès le début. Or la perfection ultime ne se trouve ni dans la puissance ni dans l'habitus, mais dans l'opération, aussi Aristote dit-il que celle-ci est l'acte second. C'est pourquoi il faut affirmer que le Christ, au premier instant de sa conception, eut cette opération de l'âme qui peut être instantanée. Telle est l'opération de la volonté et de l'intelligence en quoi consiste l'usage du libre arbitre. Car elle s'effectue soudainement et en un seul instant, avec plus de rapidité encore que la vision corporelle ; la raison en est que les actes de comprendre, de vouloir et de sentir ne sont pas des mouvements, c'est-à-dire " les actes d'un sujet imparfait " accomplis de façon successive, mais " les actes d'un sujet déjà parfait " selon Aristote. On en conclura donc que le Christ a eu l'usage du libre arbitre dès le premier instant de sa conception.
Solutions
:
1. Un être a toujours une
antériorité de nature par rapport à son activité, non une antériorité de temps,
mais au moment même où l'agent possède son être parfait, il commence d'agir, à
moins d'un obstacle. Ainsi le feu, en même temps qu'il est engendré, commence à
chauffer et à éclairer ; mais tandis qu'il ne chauffe que progressivement,
l'illumination est instantanée. Et l'usage du libre arbitre est une opération
de ce genre, on vient de le dire.
2. Le choix peut coïncider
avec le terme du conseil, ou délibération. Ceux qui ont besoin de délibérer
font leur choix aussitôt que, leur conseil achevé, ils ont la certitude du
choix à faire, et c'est pourquoi ils ne choisissent pas aussitôt. Cela montre
que la délibération n'est requise avant le choix que pour examiner ce qui est
incertain. Or le Christ, au premier instant de sa conception, comme il a eu la
plénitude de la grâce sanctifiante, a eu de même la plénitude de la vérité
comme il a eu celle de la grâce sanctifiante selon la parole de S. Jean :
"plein de grâce et de vérité". Aussi, ayant la certitude de toutes
choses, il a pu faire son choix instantanément.
3. L'intellect du Christ,
selon sa science infuse, pouvait comprendre même sans se tourner vers les
images, nous l'avons montré plus haut. Aussi pouvait-il y avoir en lui activité
de la volonté et de l'intellect sans activité sensible. Cependant il a pu y avoir
en lui une première opération du sens également, au premier instant de sa
conception, surtout pour le sens du toucher, sens par lequel l'enfant dans le
sein de sa mère éprouve des sensations avant même d'avoir reçu une âme
raisonnable, dit Aristote. Puisque le Christ, au premier instant de sa
conception, a eu une âme raisonnable, parce que son corps était déjà formé et
doté de ses organes, à beaucoup plus forte raison pouvait-il au même instant
exercer son sens du toucher.
Objections
:
1. Le libre arbitre a le
même rapport à l'égard du mérite ou du démérite. Mais le démon, au premier
instant de sa création, n'a pas pu pécher, ainsi qu'on l'a montré dans la
première Partie. Donc l'âme du Christ non plus, au premier instant de sa
création, qui fut le premier instant de la conception du Christ, n'a pas pu
mériter.
2. Ce que l'homme possède au premier instant de sa conception semble lui être naturel parce que c'est à cela que se termine sa génération naturelle.
Mais nous ne méritons pas par les
dons naturels, comme on l'a montré dans la deuxième Partie,. Il apparaît donc
que l'usage du libre arbitre, que le Christ a possédé en tant qu'homme au
premier instant de sa conception, n'a pas été méritoire.
3. Ce qu'on a mérité une seule fois, on l'a en quelque sorte acquis comme sien, et il semble ainsi qu'on ne peut plus le mériter, car personne ne mérite ce qui lui appartient. Donc, si le Christ avait mérité au premier instant de sa conception, il s'ensuivrait qu'il n'a rien mérité ensuite, ce qui est évidemment faux.
Cependant : S. Augustin affirme : "Le Christ n'a eu absolument rien, quant au mérite de l'âme, par où il puisse progresser." Or il aurait pu progresser en mérite s'il n'avait pas mérité au premier instant de sa conception. Donc, au premier instant de sa conception, le Christ a mérité.
Conclusion
:
On l'a dit plus haut le Christ, au premier instant de sa conception, fut sanctifié par la grâce. Or il y a une double sanctification : celle des adultes, qui se sanctifient par leurs propres actes, et celle des enfants, qui sont sanctifiés non par leur propre acte de foi, mais selon la foi de leurs parents ou de l'Église. La première de ces sanctifications est plus parfaite que la seconde, de même que l'acte est plus parfait que l'habitus, et ce qui est par soi plus que ce qui est par un autre. Donc, puisque la sanctification du Christ a été absolument parfaite, parce qu'il était sanctifié ainsi pour sanctifier les autres, il s'ensuit que lui-même a été sanctifié selon le propre mouvement de son libre arbitre. Mouvement qui est méritoire. En conséquence, le Christ a mérité au premier instant de sa conception.
Solutions
:
1. Non, le libre arbitre
n'est pas dans le même rapport avec le bien et avec le mal ; car il se porte
vers le bien par lui-même et selon sa nature, et vers le mal par déficience et
hors de sa nature. Comme dit le Philosophe." ce qui est contraire à la
nature est postérieur à ce qui lui est conforme ; parce que ce qui est
contraire à la nature est comme une brisure par rapport à ce qui lui est
conforme". Et c'est pourquoi le libre arbitre de la créature peut dès le
premier instant de sa création se mouvoir vers le bien en méritant, et non vers
le mal en péchant, du moins si la nature est intègre.
2. Ce que l'homme possède
au principe de sa création, selon le cours commun de la nature, il est naturel.
Cependant rien n'empêche qu'aussitôt créée une créature reçoive de Dieu quelque
bienfait de la grâce. Et c'est de cette manière que l'âme du Christ, au
principe de sa création a reçu la grâce qui lui permettrait de mériter. Pour
cette raison l'on dit que cette grâce, selon une certaine ressemblance, a été
naturelle à cet homme qu'était le Christ, selon S. Augustin.
3. Rien n'empêche de
posséder une même réalité en vertu de causes différentes. C'est ainsi que le
Christ a mérité la gloire de son immortalité dès le premier instant de sa
conception, et il a pu la mériter encore par ses actions et ses souffrances
postérieures. Non que cette gloire lui ait été due davantage, mais elle lui
était due pour de plus nombreux motifs.
Objections
:
1. Le mérite précède la récompense de même que la faute précède la peine.
Or, on vient de le dire à l'Article précédent, le Christ a mérité au premier
instant de sa conception. Puisque l'état de compréhenseur est la récompense
primordiale, il apparaît que le Christ n'en a pas joui dès le premier instant
de sa conception.
2. Le Seigneur a dit (Lc 24, 26) : "Ne fallait-il pas que le Christ souffrît et entrât ainsi dans sa gloire ? " Mais la gloire appartient à l'état de compréhenseur. Donc le Christ n'a pas été dans cet état dès le premier instant de sa conception, 3. Ce qui ne convient ni à l'homme ni à l'ange apparaît comme le propre de Dieu et ainsi ne convient pas au Christ en tant qu'homme. Mais être toujours bienheureux ne convient ni à l'homme ni à l'ange ; car s'ils avaient été créés dans la béatitude, ils n'auraient pas péché par la suite. Donc le Christ en tant qu'homme n'a pas été dans la béatitude au premier instant de sa conception.
Cependant : il y a le Psaume (65, 5) qui dit : "Bienheureux, celui que tu as choisi et assumé." Ce que la Glose a appliqué à la nature humaine du Christ, qui a été assumée par le Verbe de Dieu dans l'unité de sa personne. Mais c'est au premier instant de sa conception que la nature humaine a été assumée ainsi. Donc en ce même instant le Christ en tant qu'homme a été bienheureux, c'est-à-dire compréhenseur.
Conclusion
:
Comme le montraient les considérations précédentes', il ne convenait pas que le Christ, dans sa conception, reçoive la grâce à l'état habituel sans en exercer l'acte. Or il a reçu la grâce sans mesure, comme nous l'avons établi plus haut. Or la grâce du voyageur, puisqu'elle n'égale pas celle du compréhenseur, a une mesure moindre. Il est donc évident que le Christ, au premier instant de sa conception, a reçu non seulement autant de grâce que les compréhenseurs, mais même une grâce supérieure à celle de tous les bienheureux. Et puisque cette grâce n'a pas existé sans s'exercer en acte, il s'ensuit qu'il a eu en acte la vision bienheureuse : il a vu Dieu dans son essence plus clairement que n'ont pu le faire les autres créatures.
Solutions
:
1. Nous l'avons dit
précédemment le Christ n'a pas mérité la gloire de son âme, selon laquelle il
est appelé compréhenseur, mais la gloire de son corps, à laquelle il est
parvenu par sa passion.
2. Cela répond aussi à la
deuxième objection.
3. Il faut dire que le Christ, du fait qu'il fut Dieu et homme, a eu dans son humanité même cette supériorité sur toutes les autres créatures : d'avoir été bienheureux dès le début de sa conception.
Après avoir étudié la conception du Christ il faut traiter de sa naissance : I. Sa naissance elle-même (Q. 35) II. La manifestation du Christ à sa naissance (Q. 36).
1. La naissance
appartient-elle à la nature ou à la personne ? - 2. Faut-il attribuer au Christ
une autre naissance que sa naissance éternelle ? - 3. La Bienheureuse Vierge
est-elle la mère du Christ selon sa naissance temporelle ? - 4. Doit-elle être
appelée Mère de Dieu ? - 5. Le Christ est-il Fils de Dieu le Père et de la
Vierge-Mère selon deux filiations ? - 6. Le mode de sa naissance. - 7. Le lieu
de sa naissance. - 8. L'époque de sa naissance.
Objections
:
1. S. Augustin écrit :
"La nature éternelle et divine ne peut être conçue et naître de la nature
humaine que selon la réalité de cette nature." Donc, s'il convient à la
nature divine d'être conçue et de naître en raison de la nature humaine, cela
convient bien davantage à la nature humaine elle-même.
2. Selon Aristote, "
nature " dérive de " naître". Or ces dérivations de mots
correspondent à des ressemblances entre les réalités. Il semble donc que la
naissance se rattache à la nature plus qu'à la personne.
3. On ne parle de " naître " au sens propre, que pour ce qui commence d'exister par la naissance. Or ce qui commence d'exister par la naissance du Christ, ce n'est pas sa personne, c'est sa nature humaine. La naissance convient donc en propre à la nature, non à la personne.
Cependant : S. Jean Damascène écrit : "La naissance regarde l'hypostase, non la nature."
Conclusion
:
On peut attribuer la naissance à un être de deux façons : comme à un sujet, ou comme à un terme. Comme à un sujet, on l'attribue à ce qui naît. Or l'être qui naît, c'est proprement l'hypostase, non la nature. En effet, puisque naître, c'est être engendré, le but de la naissance est le même que celui de la génération : qu'un être existe. Or l'existence n'appartient proprement qu'à l'être subsistant ; à la forme non subsistante on attribue l'existence pour autant seulement que par elle un être existe. D'autre part, la personne ou hypostase possède tous les caractères de l'être subsistant, tandis que la nature se définit à la manière d'une forme en laquelle un être subsiste. Donc, si l'on veut désigner le véritable sujet de la naissance, il faudra attribuer celle-ci à la personne ou hypostase, non à la nature.
En revanche, si l'on pense au terme de la naissance, on attribuera celle-ci à la nature. Car le terme de la génération et de n'importe quelle naissance, c'est la forme. Or, la nature se définit à la manière d'une forme. Aussi la naissance est-elle définie par Aristote, une voie qui mène à la nature " - l'intention de la nature, en effet, vise la forme ou la nature de l'espèce.
Solutions
:
1. En Dieu l'identité entre
la nature et l'hypostase fait que parfois on parle de nature au sens de
personne. C'est la raison pour laquelle le texte allégué dit que la nature a
été conçue et est née : il faut l'entendre en ce sens que la personne du Fils a
été conçue et est née selon la nature humaine.
2. Quant aux dérivations de
mots, on remarquera que tout mouvement ou changement ne tire pas son nom du
sujet soumis au mouvement, mais du terme auquel il aboutit et qui lui donne son
espèce. Voilà pourquoi la " naissance " ne reçoit pas son nom de la
personne qui naît, mais de la " nature " à laquelle aboutit la
naissance.
3. En rigueur de termes, ce
n'est pas la nature qui commence d'exister, c'est plutôt la personne qui
commence d'exister dans une nature. Car, on vient de le voir, la nature est ce
par quoi un être existe, tandis que la personne est ce qui possède l'être
subsistant.
Objections
:
1." La naissance est
comme le mouvement d'une réalité qui n'existait pas avant de naître et à laquelle
le bienfait de la naissance donne d'exister." Or le Christ a existé de
toute éternité. Il n'a donc pas pu naître temporellement.
2. Ce qui est parfait en
soi n'a bas besoin de naissance. Or la personne du Christ a été parfaite de
toute éternité. Elle n'a donc pas eu besoin de naissance temporelle.
3. La naissance convient en
propre à la personne. Mais dans le Christ il n'y a qu'une seule personne. Donc
il n'y a en lui qu'une seule naissance.
4. S'il y avait eu deux naissances, le Christ serait né deux fois. Or cela est faux, car la naissance par laquelle il est né du Père ne souffre pas d'interruption, étant éternelle. Pour parler de " deux fois", il faudrait pourtant qu'il y ait eu interruption ; car on ne dit de quelqu'un qu'il a couru deux fois que s'il a interrompu sa course. Il semble donc que l'on ne doit pas poser dans le Christ une double naissance.
Cependant : avec S. Jean Damascène " nous confessons deux naissances du Christ ; l'une éternelle qui est du Père ; et l'autre qui a lieu dans les derniers temps, pour nous".
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit à l'Article précédent, la nature a le même rapport avec la naissance que le terme avec le mouvement ou changement. Or des termes divers appellent des mouvements divers, dit Aristote. Et dans le Christ il y a deux natures : l'une qu'il a reçue du Père, de toute éternité ; l'autre qu'il a reçue de sa mère, dans le temps. Il est donc nécessaire d'attribuer au Christ deux naissances : l'une par laquelle il est né éternellement du Père ; l'autre par laquelle il est né de sa mère dans le temps.
Solutions
:
1. Cette objection a été
soulevée par un hérétique appelé Félicien, et S. Augustin l'a résolue ainsi :
"Imaginons, comme plusieurs le veulent, qu'il y a dans le monde une âme
commune qui, par un mouvement inexplicable, vivifie tous les germes, de telle
manière qu'elle ne soit pas produite avec ce qui est engendré, mais qu'elle
donne elle-même la vie à ce qu'elle engendre. Cette âme commune, quand elle
sera parvenue dans le sein où elle doit former à son usage une matière
passible, composera une seule personne avec cette réalité, qui n'a pourtant pas
la même substance qu'elle ; de l'union de ces deux substances : l'âme commune
qui agit et la matière qui subit son action, résultera un seul homme. Et ainsi nous
dirons que l'âme naît de sa mère, non pas toutefois, qu'avant de naître, en ce
qui la concerne, elle n'ait pas existé du tout. De même donc, et d'une manière
bien plus sublime, le Fils de Dieu est né de sa mère en tant qu'homme, dans les
mêmes conditions qu'un esprit naît avec un corps ; ni l'esprit ni le corps ne
sont de même substance, mais de l'un et l'autre résulte une seule personne.
Toutefois, nous ne disons pas que le Fils de Dieu a commencé d'exister à partir
de ce moment, pour qu'on ne croie pas que la divinité est dans le temps. Nous
ne reconnaissons pas non plus que la chair du Fils de Dieu a existé de toute
éternité, pour qu'on ne pense pas que le Fils de Dieu n'avait pas pris un corps
humain réel, mais seulement une image de ce corps."
2. Cette objection, c'est
l'argument de Nestorius. S. Cyrille y répond de la façon suivante : "Nous
ne disons pas que le Fils de Dieu ait eu besoin nécessairement pour lui-même
d'une seconde naissance après celle qui vient du Père ; c'est faire preuve de
sottise et d'ignorance de soutenir que le Fils, antérieur à tous les siècles et
coéternel au Père, a eu besoin d'un commencement pour exister une seconde fois.
On dit qu'il est né selon la chair parce que, pour nous et pour notre salut, en
unissant à lui, de façon permanente, ce qui est humain, il a procédé de la
femme."
3. La naissance appartient
à la personne comme à son sujet, à la nature comme à son terme. Or un même
sujet peut être soumis à plusieurs changements, et ces changements varient
nécessairement selon leurs termes. Néanmoins, nous parlons ainsi, non parce que
la naissance éternelle serait un changement ou un mouvement, mais parce qu'on
la présente à la manière d'un changement ou d'un mouvement.
4. On peut dire que le
Christ est né deux fois, en raison de ses deux naissances. Comme le coureur qui
court à deux moments différents est dit courir deux fois, de même peut-on dire
que naître une fois dans l'éternité, et une fois dans le temps, qui désignent
tous deux une mesure de durée, diffèrent entre eux beaucoup plus que deux
moments du temps.
Objections
:
1. On l'a dit plus haut la
Bienheureuse Vierge Marie n'a rien opéré dans la génération du Christ par mode
de principe actif, elle a seulement fourni la matière. Mais cela ne semble pas
suffire pour qu'elle soit considérée comme mère, autrement le bois serait
appelé la mère du lit ou du banc. Il apparaît donc que la Bienheureuse Vierge
ne peut être appelée la mère du Christ.
2. Le Christ est né
miraculeusement de la Bienheureuse Vierge. Mais la génération miraculeuse ne
suffit pas à fonder la raison de maternité ou de filiation, car nous ne disons
pas qu'Ève est la fille d'Adam. Il semble donc que le Christ ne doit pas non
plus être appelé le fils de la Bienheureuse Vierge.
3. Il revient à la mère d'émettre sa semence. Mais, dit S. Jean Damascène : "Le corps du Christ n'a pas été formé par voie séminale, mais par l'action créatrice de l'Esprit Saint." Il semble donc que la Bienheureuse Vierge ne doit pas être appelée la mère du Christ.
Cependant : il y a ce texte de S. Matthieu (1, 18) : "Telle fut la génération du Christ. Marie sa mère était fiancée à Joseph."
Conclusion
:
La Bienheureuse Vierge est vraiment et au sens naturel la mère du Christ. On l'a dit déjà le corps du Christ n'a pas été apporté du ciel comme le prétendait l'hérétique Valentin, mais il a été pris de la Vierge mère, et formé de son sang le plus pur. Et cela seul est requis pour constituer la raison de mère, nous l'avons montré. Donc la Bienheureuse Vierge est vraiment la mère du Christ.
Solutions
:
1. On sait déjà que la
paternité, la maternité et la filiation ne se trouvent pas dans n'importe
quelle génération, mais seulement dans la génération des vivants. Lorsque des
êtres inanimés proviennent d'une matière, il n'en découle pas pour autant une
relation de maternité et de filiation, mais seulement dans la génération des
vivants, qui est appelée à proprement parler une naissance.
2. Selon S. Jean Damascène,
la naissance temporelle, par laquelle le Christ naquit pour notre salut, est
d'une certaine façon " conforme à la nôtre, puisqu'il est né homme, d'une
femme, et au temps requis après la conception ; mais elle dépasse la nôtre
parce qu'il n'est pas né d'une semence, mais du Saint-Esprit et de la Sainte
Vierge, par-dessus la loi de la conception". Ainsi, du côté de la mère,
cette naissance a été naturelle, mais du côté de l'opération du Saint-Esprit,
elle a été miraculeuse. La Bienheureuse Vierge est donc vraiment, et au sens
naturel, mère du Christ.
3. La semence de la femme
n'est pas nécessaire à la conception, vous l'avons vu. Elle n'est donc pas
requise à la maternité.
Objections
:
1. Au sujet des mystères
divins, il ne faut dire que ce qu'on trouve dans la Sainte Écriture. Or
celle-ci ne dit jamais que la Bienheureuse Vierge soit la mère ou la
génératrice de Dieu, mais qu'elle est " la mère du Christ (Mt 1, 8), ou la
mère de l'enfant " (Mt 2, 11. 19).
2. Le Christ est appelé
Dieu selon sa nature divine. Mais celle-ci n'a pas commencé d'exister par la
Vierge. Donc on ne doit pas appeler mère de Dieu la Bienheureuse Vierge.
3. Ce nom de Dieu est attribué à la fois au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Donc, si la Bienheureuse Vierge est la mère de Dieu, il s'ensuivrait qu'elle est la mère du Père et du Saint-Esprit, ce qui est absurde.
Cependant : on lit dans les chapitres de S. Cyrille approuvés par le Concile d'Éphèse : "Si quelqu'un ne confesse pas que l'Emmanuel est vraiment Dieu, et que, par suite, la Sainte Vierge est mère de Dieu, puisqu'elle a engendré selon la chair, la chair qui est devenue celle du Dieu Verbe, qu'il soit anathème."
Conclusion
:
On l'a dit ailleurs. Tout nom qui désigne une nature au concret peut représenter l'hypostase ou personne qui possède cette nature. Or, ainsi qu'on l'a montré, l'union de l'Incarnation s'étant faite dans la personne, il est clair que ce nom : "Dieu " peut représenter une personne ayant la nature humaine et la nature divine. C'est pourquoi tout ce qui convient à la nature divine et à la nature humaine peut être attribué à cette personne, qu'il s'agisse de noms désignant la nature divine, ou se rapportant à la nature humaine. Or, on dit d'une personne ou hypostase qu'elle est conçue et qu'elle naît, en raison de la nature où se produisent la conception et la naissance. Étant donné que dès le début de sa conception la nature humaine a été assumée par la personne divine, comme nous l'avons dit plus haut, il s'ensuit que l'on peut dire en toute vérité que Dieu a été conçu et est né de la Vierge. Or, on donne à une femme le titre de mère de tel enfant parce qu'elle l'a conçu et engendré. Aussi est-il logique que la Bienheureuse Vierge soit appelée en toute vérité mère de Dieu.
On ne pouvait nier, en effet, que la Bienheureuse Vierge est mère de Dieu que dans deux hypothèses. Ou bien parce que l'humanité aurait été le sujet de la conception et de la naissance, avant que cet homme ait été Fils de Dieu : c'est la position de Photin. Ou bien parce que l'humanité n'aurait pas été assumée dans l'unité de la personne ou hypostase du Verbe de Dieu : c'est la position de Nestorius. Mais l'une et l'autre position est erronée. Il est donc hérétique de nier que la Bienheureuse Vierge est la mère de Dieu.
Solutions
:
1. C'est l'objection de Nestorius. Voici comment on peut la résoudre ; Quoiqu'on ne trouve pas expressément dans l’Écriture que la Vierge soit la mère de Dieu, on y trouve pourtant explicitement que Jésus Christ est " le Dieu véritable " (1 Jn 5, 20) et que la Bienheureuse Vierge est " mère de Jésus Christ " (Mt 1, 18). Il résulte donc nécessairement des paroles de l'Écriture que la Vierge est mère de Dieu.
En outre, il est écrit (Rm 9, 5) :
"C'est des Juifs qu'est issu le Christ selon la chair, lequel est
au-dessus de tout, Dieu béni éternellement ! " Or, il n'est issu des juifs
que par l'intermédiaire de la Bienheureuse Vierge. Par conséquent, celui qui
" est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement " est véritablement
né de la Bienheureuse Vierge et l'a eue pour mère.
2. C'est là encore une
objection de Nestorius. Mais S. Cyrille la résout ainsi : "L'âme humaine
naît avec son propre corps et est considérée comme ne faisant qu'un avec lui ;
donc, si quelqu'un veut dire que la Vierge a engendré la chair sans avoir
engendré l'âme, il parle pour ne rien dire. Nous percevons quelque chose
d'analogue dans la génération du Christ ; car le Verbe de Dieu est né de la
substance de Dieu le Père ; mais parce qu'il a assumé la chair, il est
nécessaire de confesser qu'il est né d'une femme selon la chair." Il faut
donc affirmer que la Bienheureuse Vierge est appelée " mère de Dieu",
non pas qu'elle soit la mère de la divinité, mais parce qu'elle est la mère,
selon l'humanité, de la personne qui possède la divinité et l'humanité.
3. Ce nom de Dieu a beau
être attribué à la fois au Père, au Fils et au Saint-Esprit, tantôt il
représente la seule personne du Père, tantôt la seule personne du Fils, ou
celle du Saint-Esprit, comme nous l'avons montré ailleurs". Ainsi,
lorsqu'on dit : "La Bienheureuse Vierge est mère de Dieu", le nom
" Dieu " représente uniquement la personne du Fils incarné.
Objections
:
1. La naissance est cause
de filiation. Mais dans le Christ il y a deux naissances. Il y a donc aussi
deux filiations.
2. La filiation, qui est la
relation du fils à son père ou à sa mère, dépend en quelque manière de ce fils,
parce que l'être de la relation est de se trouver en rapport avec autre chose ;
si l'un des termes disparaît, l'autre disparaît aussi. Or la filiation
éternelle du Christ, en vertu de laquelle il est Fils de Dieu le Père, ne
dépend pas de sa mère, puisque rien d'éternel ne dépend d'un être temporel. Le
Christ n'est donc pas Fils de sa mère par une filiation éternelle. Ou bien donc
le Christ n'est d'aucune manière son fils, à l'encontre de ce qu'on vient
d'établir, ou bien il est son fils par une filiation temporelle. Il y a donc
dans le Christ deux filiations.
3. Dans la définition d'un terme relatif figure toujours l'autre, ce qui montre que chacun d'eux est spécifié par l'autre. Mais un seul et même être ne peut exister dans des espèces diverses. Il paraît donc impossible qu'une seule et même relation ait pour termes des extrêmes totalement divers. Or le Christ est le Fils du Père éternel et d'une mère temporelle ; ce sont là des termes totalement divers. Il apparaît donc que le Fils ne peut être le Fils du Père et de sa mère par la même relation. Il y a donc dans le Christ deux filiations.
Cependant : d'après S. Jean Damascène, on peut multiplier dans le Christ tout ce qui convient à la nature, mais non ce qui relève de sa personne. Or, la filiation appartient au premier chef à la personne, car c'est une propriété personnelle, comme on a pu le voir dans la première partie. Il n'y a donc dans le Christ qu'une seule filiation.
Conclusion
:
À ce sujet on a émis des opinions diverses. Certains, attentifs à la cause de la filiation, qui est la naissance, mettent dans le Christ deux filiations comme deux naissances. D'autres, attentifs au sujet de la filiation qui est la personne ou hypostase, mettent dans le Christ une seule filiation comme il n'y a qu'une seule hypostase ou personne.
En effet, l'unité ou la pluralité de la relation ne tient pas aux termes, mais à la cause ou au sujet. Car si elle tenait aux termes, il faudrait que tout homme ait en lui deux filiations. l'une se rapportant à son père, et l'autre à sa mère. Mais, à bien considérer, il apparaît que chacun est en rapport avec son père et sa mère par la même relation, à cause de l'unité de la cause. En effet, par une même naissance on naît de son père et de sa mère, si bien qu'on se rattache à tous deux par la même relation. Et il en est de même pour le maître qui dispense le même enseignement à de nombreux élèves, comme pour le seigneur qui gouverne divers sujets par le même pouvoir.
Au contraire, lorsque les causes diffèrent spécifiquement, les relations qu'elles produisent diffèrent aussi spécifiquement. Alors rien n'empêche que plusieurs relations de cette nature se trouvent dans le même sujet. C'est ainsi que le maître qui enseigne aux uns la grammaire, et à d'autres la logique, n'exerce pas le même magistère. Les relations d'un seul et même maître seront donc différentes avec des élèves différents, ou avec les mêmes, auxquels il donne des enseignements différents.
Il arrive parfois que l'on soit en relation avec plusieurs personnes pour des causes diverses, mais de même espèce ; on peut par exemple être père de divers fils en vertu d'actes divers de génération. En ce cas la paternité ne peut différer spécifiquement puisque les actes de générations sont de même espèce. Et parce que plusieurs formes de même espèce ne peuvent exister simultanément dans un même sujet, il est impossible qu'il y ait plusieurs paternités en celui qui a engendré plusieurs fils. Mais il en serait autrement si l'on était père de l'un par génération naturelle, et de l'autre par adoption.
Or, il est évident que ce n'est pas par une seule et même naissance que le Christ est né de son Père dans l'éternité, et de sa mère dans le temps. Ces naissances ne sont pas les mêmes spécifiquement. En se plaçant à ce point de vue, il faudrait donc dire qu'il y a dans le Christ des filiations diverses, l'une temporelle, l'autre éternelle. Mais, parce que le sujet de la filiation n'est pas la nature ou une partie de la nature, mais seulement la personne ou hypostase ; et parce qu'il n'y a dans le Christ pas d'autre hypostase ou personne que la personne éternelle, il ne peut y avoir en lui qu'une seule filiation : celle qui est dans sa personne éternelle. Toute relation que l'on applique à Dieu en fonction du temps ne pose rien de réel en Dieu. lui-même qui est éternel, mais seulement un être de raison, comme on l'a montré dans la première Partie. Voilà pourquoi la filiation qui met le Christ en rapport avec sa mère ne peut pas être une relation réelle, mais seulement une relation de raison.
Les deux opinions exposées plus haut ont donc chacune une part de vérité. Car, si l'on envisage les raisons parfaites de filiation, on dira qu'il y a deux filiations, puisqu'il y a deux naissances. Mais si l'on considère le sujet de la filiation, qui ne peut être que le suppôt éternel, il ne peut y avoir dans le Christ, comme relation réelle, que la filiation éternelle.
Toutefois, on donne au Christ le nom de fils relativement à sa mère, en vertu d'une relation que l'on conçoit simultanément avec celle qui unit sa mère à lui. Il en va de même pour Dieu, que l'on appelle Seigneur en vertu de la relation que l'on conçoit simultanément avec la relation réelle par laquelle la créature est soumise à Dieu. En Dieu, cette relation de domination n'est pas réelle, et pourtant Dieu est vraiment Seigneur, en vertu de la soumission réelle de la créature envers lui. Pareillement, le Christ est appelé réellement fils de la Vierge sa mère, en raison de la relation réelle de maternité entre elle et le Christ.
Solutions
:
1. La naissance temporelle causerait dans le Christ une filiation temporelle réelle, s'il y avait là un sujet capable de recevoir cette relation. Mais cela est impossible ; car le suppôt éternel ne peut lui-même recevoir une relation temporelle, on vient de le voir.
On ne peut pas dire non plus que le
Christ reçoit une filiation temporelle en raison de la nature humaine, de même
qu'il est sujet à une naissance temporelle ; car il faudrait que la nature
humaine soit d'une certaine manière sujette à la filiation, comme elle est,
d'une certaine manière sujette à la naissance ; lorsque l'on dit du nègre qu'il
est blanc en raison de ses dents, il faut que ses dents soient le sujet de la
blancheur. Or, la nature humaine ne peut d'aucune manière être le sujet de la
filiation, car cette relation regarde directement la personne.
2. La filiation éternelle
ne dépend pas d'une mère temporelle ; mais avec cette filiation éternelle on
conçoit un rapport temporel qui dépend de cette mère, et qui suffit pour
affirmer du Christ qu'il est fils de sa mère.
3. Comme dit Aristote,
" l'un et l'être s'engendrent réciproquement". Aussi parfois,
dans l'un des deux extrêmes en relation, la relation est un être réel, alors
qu'elle n'est dans l'autre extrême qu'un être de raison ; c'est le cas de la
science et de son objet, ainsi que le dit encore Aristote. Parfois aussi, dans
l'un des deux extrêmes en relation, il n'y a qu'une seule relation, alors que
du côté de l'autre on en compte un grand nombre. C'est ainsi que chez les
parents on trouve une double relation : l'une de paternité, l'autre de
maternité ; ces deux relations sont différentes spécifiquement, car c'est pour
des raisons différentes que le père et la mère sont principes de génération.
(En revanche, si c'était sous le même aspect que plusieurs individus seraient
principes d'une seule action, par exemple du halage d'un bateau, il n'y aurait
chez tous qu'une seule et même relation. ) Du côté de l'enfant, il n'existe
qu'une seule relation selon la réalité ; mais cette filiation est conçue comme
double par la raison, en tant qu'elle correspond aux deux relations que l'on
constate chez les parents, selon deux points de vue de l'esprit. Pareillement
donc, d'une certaine manière, il n'y a dans le Christ qu'une seule filiation
réelle, celle qui regarde le Père éternel ; et cependant on y conçoit aussi un
autre point de vue, temporel, celui qui regarde la mère temporelle.
Objections
:
1. La mort des hommes
dérive du péché des premiers parents (Gn 2, 17) : "Le jour où vous en
mangerez, vous mourrez certainement." De même aussi les douleurs de
l'enfantement (Gn 3, 16) : "Tu enfanteras tes fils dans la douleur."
Mais le Christ a voulu subir la mort. Il semble au même titre que son enfantement
a dû s'accompagner de douleurs.
2. La fin est
proportionnelle au principe. Or, la vie du Christ s'est achevée dans la douleur
(Is 53, 4) : "Il a vraiment porté nos douleurs." Il apparent donc que
même dans sa naissance il devait y avoir les douleurs de l'enfantement.
3. Dans le Protévangile de Jacques on voit des sages-femmes accourir à la naissance du Christ, qui semblent avoir été nécessaires à cause des douleurs de l'enfantement. Il semble donc que la Bienheureuse Vierge a enfanté dans la douleur.
Cependant : dans un sermon qu'on lui attribue, S. Augustin s'adresse ainsi à la Vierge Marie : "Tu n'as connu ni flétrissure en concevant, ni douleur en enfantant."
Conclusion
:
Les douleurs de l'enfantement sont causées par la distension des organes à travers lesquels l'enfant sort du sein de la mère. Or, nous avons dit précédemment que le Christ est sorti du sein de sa mère resté fermé, ce qui n'a imposé aucune violence aux organes. C'est pourquoi cet enfantement n'a comporté aucune douleur, ni aucune lésion physique. Au contraire, il y a eu là une très grande joie, du fait que l'homme Dieu est né dans le monde, selon la parole d'Isaïe (75, 1) : "La terre fleurira comme le lis, elle exultera dans la joie et la louange."
Solutions
:
1. Les douleurs de
l'enfantement sont chez la femme une conséquence de son union charnelle avec
l'homme. C'est ce que suggère la Genèse quand, après avoir dit (3, 16) "
Tu enfanteras dans la douleur", elle ajoute " Et l'homme te
dominera." Mais comme le remarque un sermon attribué à S. Augustin, sur
l'Assomption de la Vierge mère de Dieu a été exceptée de cette sentence :
"Ayant reçu le Christ sans la souillure du péché et sans l'abaissement
d'un commerce charnel avec l'homme, elle a engendré sans douleur, et sans
atteinte à son intégrité, et elle est demeurée dans une parfaite virginité. ,Et
si le Christ a subi la mort, c'est volontairement, afin de satisfaire pour nous
; il n'y fut point comme forcé par cette sentence, car lui-même n'était pas
astreint à la mort.
2. De même que le Christ en
mourant a détruit notre mort, ainsi, par sa douleur, nous a-t-il délivrés de
nos douleurs ; c'est pourquoi il a voulu mourir dans la souffrance. Mais les
douleurs de l'enfantement qu'aurait subies sa mère ne concernaient pas le
Christ qui venait satisfaire pour nos péchés. C'est pourquoi il n'a pas fallu
que sa mère l'enfante dans la douleur.
3. D'après S. Luc (2, 7),
la Bienheureuse Vierge elle-même " enveloppa de langes et posa dans une
mangeoire " l'enfant qu'elle venait de mettre au monde : ce qui montre la
fausseté du Protévangile de Jacques, livre apocryphe. Aussi S.
Jérôme, écrit-il : "Il n'y eut là aucune sage-femme, aucune activité de
commères, Marie fut à la fois la mère et la sage-femme. "Elle enveloppa
son enfant de langes et le posa dans une mangeoire" : cette phrase
condamne les extravagances des apocryphes."
Objections
:
1. Il est dit en Isaïe (2,
3) : "C'est de Sion que sortira la Loi, et la parole du Seigneur, de
Jérusalem." Mais le Christ est véritablement la Parole de Dieu. Il aurait
donc dût venir au monde à Jérusalem.
2. Selon S. Matthieu (2,
23), il était écrit du Christ : "On l'appellera Nazaréen", ce qui
vient de la prophétie d'Isaïe (11, 1) : "Une fleur montera de sa
tige", Nazareth en effet veut dire " fleur". Mais on tire son
nom surtout de son lieu de naissance. Il semble donc qu'il aurait dû naître à
Nazareth, où il avait été conçu et où il devait grandir.
3. Le Seigneur est venu en ce monde pour annoncer la foi en la Vérité, comme il le dit en S. Jean (18, 37) : "je suis né et je suis venu dans le monde afin de rendre témoignage à la vérité." Mais cette mission lui aurait été facilitée s'il était né dans la ville de Rome, qui tenait alors le monde sous sa domination. C'est ce qui faisait dire à S. Paul écrivant aux Romains (1, 8) : "Votre foi est annoncée à tout l'univers." On voit donc qu'il n'aurait pas dû naître à Bethléem.
Cependant : il est écrit dans Michée (5, 2) : "Et toi, Bethléem Éphrata, tu es toute petite parmi les chefs-lieux de Juda ; c'est de toi que sortira pour moi celui qui doit régner sur Israël."
Conclusion
:
Le Christ a voulu naître à Bethléem pour deux motifs. Le premier, c'est que " il est né de la race de David selon la chair " (Rm 1, 3). C'est à David qu'avait été faite une promesse spéciale au sujet du Christ (2 S 23, 1) : "Oracle de l'homme haut placé, du Messie du Dieu de Jacob." Et c'est pourquoi le Christ voulut naître à Bethléem, où David était né, afin de montrer par le lieu même de sa naissance l'accomplissement de la promesse qui lui avait été faite. C'est ce que souligne l'évangile disant (Lc 2, 4) : "Parce que Joseph était de la maison et de la famille de David."
Deuxième motif pour naître à Bethléem. Comme dit S. Grégoire : "Bethléem se traduit : Maison du pain. Or le Christ est celui qui a dit : "je suis le pain vivant, qui suis descendu du ciel." "
Solutions
:
1. De même que David est né à Bethléem, c'est Jérusalem qu'il a choisie pour établir le siège de sa royauté et y construire le temple de Dieu ; c'est ainsi qu'il choisit Jérusalem pour qu'elle soit une cité à la fois royale et sacerdotale. Or le sacerdoce du Christ et sa royauté se sont consommés surtout dans sa passion. Ainsi convenait-il que le Christ ait choisi Bethléem comme lieu de sa naissance, et Jérusalem comme lieu de sa passion.
Par là, en outre, le Christ a
confondu la vaine gloire des hommes qui s'enorgueillissent de naître dans des
villes réputées et cherchent à y être honorés. A l'inverse, le Christ a voulu naître
dans une cité sans gloire, et souffrir l'opprobre dans une cité illustre.
2. Le Christ voulut se
signaler par sa vie vertueuse, et non par son origine charnelle. C'est pourquoi
il voulut être élevé et formé dans la ville de Nazareth, tandis qu'il ne voulut
naître à Bethléem que comme un hôte de passage. Selon S. Grégoire : "Par
l'humanité qu'il avait assumée, il naissait comme à l'étranger, non selon sa
puissance, mais selon sa nature." Et, dit encore Bède, " il cherchait
une place à l'hôtellerie pour nous préparer de nombreuses demeures dans la
maison de son Père".
3. Comme il est dit dans un
sermon du Concile d'Éphèse : "Si le Christ avait choisi la grande cité de
Rome, on aurait attribué la conversion du monde au prestige de ses concitoyens.
S'il avait été le fils de l'Empereur, on aurait rattaché sa réussite à sa
puissance. Mais afin de faire reconnaître que sa divinité avait transformé le
monde, il choisit une mère très pauvre et une patrie plus pauvre encore."
Comme dit S. Paul (1 Co 1, 27) : "Dieu choisit ce qui est faible ici-bas
pour confondre ce qui est fort." C'est pourquoi, afin de montrer davantage
son pouvoir, c'est de Rome même, capitale du monde, qu'il fit la capitale de
son Église, en signe de victoire parfaite. De là devait se répandre la foi dans
le monde entier, selon cet oracle d'Isaïe (26, 8) : "Il humiliera la cité
altière. Elle sera foulée aux pieds par le pauvre", c'est-à-dire le
Christ, " par les pas des indigents", c'est-à-dire des Apôtres Pierre
et Paul.
Objections
:
1. Le Christ venait pour
rendre aux siens la liberté. Or il est né au temps de l'esclavage, où le monde
entier est recensé sur l'ordre d'Auguste, parce que soumis à l'impôt, selon S.
Luc (2, 1).
2. Ce n'est pas aux païens
qu'avait été promise la naissance du Christ, d'après S. Paul (Rm 9, 4) :
"Les promesses appartiennent à Israël." Mais le Christ est né à
l'époque où dominait en Judée un roi étranger : "Jésus étant né au temps
du roi Hérode " (Mt 2, 1).
3. Le temps de la présence du Christ dans le monde est comparé au jour parce qu'il est lui-même la lumière du monde ; ce qui lui fait dire (Jn 9, 4) : "Tant qu'il fait jour, il faut que j'accomplisse les oeuvres de celui qui m'a envoyé " Mais en été les jours sont plus longs qu'en hiver. Donc, puisqu'il est né au coeur de l'hiver, le huit des calendes de janvier (25 décembre), il apparat que l'époque de sa naissance était mal choisie.
Cependant : il y a cette parole de S. Paul (Ga 4, 4) : "Lorsqu'est venue la plénitude des temps, Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme, né sujet de la loi."
Conclusion
:
Il y a cette différence entre le Christ et les autres hommes que ceux-ci naissent soumis à la nécessité du temps, et que le Christ, comme Seigneur et Créateur de tous les temps, a choisi la date où il naîtrait, ainsi que sa mère et le lieu de sa naissance. Et parce que ce qui vient de Dieu est parfaitement ordonné et harmonieusement disposé, il s'ensuit que le Christ naîtrait au moment le mieux choisi.
Solutions
:
1. Oui, le Christ était venu pour nous ramener de l'état de servitude à l'état de liberté. Et c'est pourquoi, de même qu'il a adopté notre mortalité afin de nous ramener à la vie, de même, dit S. Bède " il a daigné s'incarner au moment où, dès sa naissance, il serait enregistré par le recensement de César et, pour notre libération, se soumettrait lui-même à la servitude."
De plus, à cette époque où l'univers entier vivait sous un seul prince, une paix parfaite régnait sur le monde. Et c'est pourquoi il convenait que le Christ naisse à cette époque, lui qui est " notre paix, faisant de deux peuples un seul " (Ep 2,14). Aussi, S. Jérôme dit-il : "Déroulons l'histoire ancienne : nous y trouvons que la discorde a régné dans le monde entier jusqu'à la vingt-huitième année de César Auguste ; mais à la naissance du Seigneur, toutes les guerres cessèrent", selon cette prédiction d'Isaïe (2, 4) : "Aucun peuple ne lèvera l'épée contre un autre."
En outre, il convenait que sa
naissance ait lieu au temps où un seul prince dominait le monde, puisque
lui-même venait " rassembler les siens dans l'unité, afin qu'il n'y ait
plus qu'un seul troupeau et un seul pasteur " (Jn 10, 16).
2. Le Christ a voulu naître
au temps d'un roi étranger, pour accomplir la prophétie de Jacob disant (Gn 50,
10) : "Le sceptre ne s'éloignera pas de Juda, ni le chef ne s'éloignera de
sa race, jusqu'à ce que vienne celui qui doit être envoyé." S. Jean
Chrysostome explique : "Tant que la nation juive fut régie par des rois
juifs, même pécheurs, les prophètes lui furent envoyés pour lui porter remède.
Mais, lorsque la loi de Dieu fut sous le pouvoir d'un roi inique, le Christ
naquit ; car le mal souverain et implacable appelait un médecin d'autant plus
habile."
3." Ce fut quand la lumière du jour commence à croître que le Christ a voulu naître m " pour montrer qu'il venait pour faire grandir les hommes dans la lumière divine, selon la prophétie (Lc 1, 79) : "Éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres et l'ombre de la mort." De même encore, il a choisi pour naître les rigueurs de l'hiver afin de souffrir pour nous, dès ce moment, dans sa chair.
1. La naissance du Christ
devait-elle être manifestée à tous ? -2. Devait-elle être manifestée à
quelques-uns ? - 3. A qui devait-elle être manifestée ? - 4. Devait-il se
manifester lui-même, ou plutôt par d'autres ? - 5. Par quels autres moyens
aurait-il dû se manifester ? - 6. L'ordre de ses manifestations. - 7. L'étoile
par laquelle sa naissance fut manifestée. - 8. L'adoration des mages qui ont
connu par l'étoile la naissance du Christ.
Objections
:
1. L'accomplissement doit
correspondre à la promesse. Or un Psaume (50, 3) promet ainsi l'avènement du
Christ : "Dieu viendra d'une façon manifeste." Or il est venu par sa
naissance charnelle. Il semble donc que cette naissance aurait dû être
manifeste pour le monde entier.
2. Paul écrit (1 Tm 1, 15)
: "Le Christ est venu en ce monde pour sauver les pécheurs." Mais
cela ne se réalise que dans la mesure où la grâce de Dieu se manifeste à eux
selon l'épître à Tite (2, 11) : "La grâce du Sauveur notre Dieu s'est
manifestée à tous les hommes, nous enseignant à renoncer à l'impiété et aux
convoitises mondaines pour que nous vivions en ce monde avec tempérance, piété
et justice." Il apparaît donc que la naissance du Christ aurait dû être
manifeste à tous.
3. Dieu est enclin par-dessus tout à faire miséricorde, selon le Psaume (145, 9) : "Ses miséricordes sont pour toutes ses oeuvres." Mais au second avènement, où la justice exercera son jugement, sa venue sera manifeste à tous selon S. Matthieu (25, 27) : "Comme l'éclair part de l'orient et brille jusqu'à l'occident, ainsi sera l'avènement du Fils de l'homme." Donc, à plus forte raison, le premier avènement, par lequel il est né charnellement dans le monde, doit être manifeste à tous.
Cependant : on lit dans Isaïe (45, 15) " Vraiment tu es un Dieu caché, Saint d'Israël, Sauveur." Et on y lit encore (53, 3) : "Son visage était comme caché et méprisé."
Conclusion
:
La naissance du Christ ne devait pas être manifestée communément à tous.
1° Parce que cela aurait empêché la rédemption des hommes, qui s'est réalisée par la croix du Christ, car, dit S. Paul (1 Co 2, 8), " s'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de gloire".
2° Parce que cela aurait diminué le mérite de la foi, par laquelle il était venu justifier les hommes selon cette parole (Rm 3, 22) : "La justice de Dieu est par la foi en Jésus Christ." Car si, à la naissance du Christ, des indices manifestes l'avaient révélé à tous, la foi aurait perdu sa raison d'être puisqu'elle est d'après l'épître aux Hébreux (11, 1) " la conviction des réalités qu'on ne voit pas".
3° Parce que cela aurait jeté le doute sur la réalité de son humanité. Aussi S. Augustin écrit-il : "S'il était passé directement de la petite enfance à la jeunesse, s'il n'avait pris aucune nourriture, aucun sommeil, n'aurait-il pas donné des armes à l'erreur ? N'aurait-on pas cru qu'il n'avait en rien assumé l'homme véritable ? En produisant tout par miracle, n'aurait-il pas détruit l'oeuvre de sa miséricorde ?
Solutions
:
1. Ce Psaume s'entend de la
venue du Christ pour le jugement, selon l'explication de ce passage par la
Glose.
2. Il fallait bien que tous
les hommes soient instruits pour leur salut de la grâce du Christ, non dès sa
naissance mais plus tard, au cours des temps, après qu'il aurait " opéré
le salut au milieu de la terre " (Ps 74, 12). Voilà pourquoi le Christ,
après sa passion et sa résurrection, a dit à ses disciples : "Allez,
enseignez toutes les nations." 3. Il est requis pour le jugement que
l'autorité du juge soit connue ; aussi faut-il que l'avènement du Christ pour
le jugement soit manifeste. Mais son premier avènement s'est fait pour le salut
de tous, qui s'obtient par la foi, laquelle a pour objet des réalités qu'on ne
voit pas. Et c'est pourquoi le premier avènement du Christ devait être caché.
Objections
:
1. On vient de le dire, il
convenait au salut de l'humanité que le premier avènement du Christ soit caché.
Mais le Christ est venu pour sauver tous les hommes, selon S. Paul (1 Tm 4, 10)
" Il est le Sauveur de tous les hommes, surtout des croyants." Donc
sa naissance n'aurait dû être manifestée à personne.
2. La future naissance du
Christ avait été manifestée à la Bienheureuse Vierge et à Joseph. Il n'était
donc pas nécessaire, après sa naissance, de manifester celle-ci à d'autres.
3. Le sage ne manifeste pas ce qui provoque du trouble et du dommage chez les autres. Or la manifestation de la naissance du Christ a provoqué du trouble selon S. Matthieu (2, 3) : "A cette nouvelle, Hérode fut troublé et tout Jérusalem avec lui." En outre, on sait le mal que cela fit à d'autres, car à cette occasion " Hérode fit massacrer à Bethléem et aux alentours, les enfants âgés de deux ans et au-dessous".
Cependant : la naissance du Christ n'aurait profité à personne si elle avait été cachée à tous. Mais il fallait que sa naissance soit profitable ; autrement il serait né pour rien. Il semble donc qu'elle devait être manifestée à quelques-uns.
Conclusion
:
Comme dit l'Apôtre (Rm 13, 1), " ce qui vient de Dieu est fait avec ordre". Or, c'est une loi de la sagesse divine que les dons de Dieu et les secrets de sa sagesse ne parviennent pas uniformément à tous. Ils sont d'abord communiqués directement à certains, et par leur intermédiaire les autres en bénéficient. Il en fut ainsi pour le mystère de la Résurrection : on lit dans les Actes (10, 40) : "Dieu a donné au Christ ressuscité de se faire voir, non à tout le peuple, mais aux témoins qu'il avait choisis d'avance." La même règle s'était imposée au sujet de la naissance du Christ : manifester celle-ci non pas à tous, mais à quelques-uns, par l'entremise desquels la connaissance en parviendrait aux autres hommes.
Solutions
:
1. Il aurait été également
préjudiciable au salut de l'humanité que la naissance de Dieu soit manifestée à
tous les hommes, ou qu'elle ne soit connue d'aucun. Dans les deux cas, la foi
disparaissait. Dans le premier, parce que cette naissance aurait été
entièrement manifeste ; dans le second, parce qu'elle n'aurait été connue par
personne dont on puisse entendre le témoignage ; car, suivant l'Apôtre (Rm 10,
17), " la foi vient de ce qu'on a entendu".
2. Marie et Joseph devaient
être instruits de la naissance du Christ parce qu'il leur revenait de montrer
du respect à l'enfant attendu, et de l'accueillir à sa naissance. Mais leur
témoignage, à cause de son caractère familial, n'aurait pas été reçu comme un
hommage à la grandeur du Christ. Il fallait donc que sa naissance soit
manifestée à des étrangers dont le témoignage ne pouvait être suspect.
3. Le trouble qui a suivi cette manifestation s'harmonise lui-même avec la naissance du Christ. D'abord parce que la dignité céleste du Christ s'y révèle, comme dit S. Grégoire : "A la naissance du roi du ciel, le roi de la terre se trouble : la grandeur humaine est confondue quand se découvre la dignité céleste."
Ensuite on y voyait préfiguré le pouvoir judiciaire du Christ. C'est ce qui fait dire à S. Augustin dans un sermon sur l'Épiphanie " Que sera le tribunal du Christ, si déjà le berceau d'un enfant a terrorisé les rois orgueilleux ? "
Enfin ce trouble symbolisait la destruction du règne des démons. Car, selon S. Léon, " Hérode n'est pas tellement troublé en lui-même que le démon en Hérode. Car Hérode voyait un homme terrestre là où le démon voyait Dieu. Et tous deux redoutaient un successeur à leur royauté : le démon un successeur céleste, Hérode un successeur terrestre". Mais cette crainte était superflue parce que le Christ n'était pas venu pour régner sur terre. Comme dit le pape S. Léon en s'adressant à Hérode : "Ton royaume ne suffit pas à contenter le Christ, et le maître du monde ne peut être enfermé dans les étroites limites de ton pouvoir."
Que les Juifs se soient troublés, alors qu'ils auraient dû se réjouir, cela tient, dit Chrysostome " à ce que des gens iniques ne pouvaient se réjouir de l'avènement du juste " ; ou bien, c'est parce qu'ils voulaient flatter Hérode qu'ils craignaient, car " la foule flatte plus qu'il n'est juste ceux dont elle subit la cruauté".
Et que des enfants aient été
massacrés par Hérode, cela n'a pas été à leur détriment, mais à leur avantage.
Car S. Augustin dit dans un sermon pour l'Épiphanie : "Ne croyez pas que
le Christ, venu afin de délivrer les hommes, n'a rien fait pour récompenser
ceux qui étaient massacrés pour lui, alors que sur la croix il priait pour ses
meurtriers."
Objections
:
1. Le Seigneur a ordonné à
ses disciples (Mt 10, 5) : "Ne prenez pas le chemin des païens",
parce qu'il voulait d'abord se manifester aux Juifs. Il était encore beaucoup
moins indiqué que la naissance du Christ soit révélée à des païens " qui
venaient d'Orient " (Mt 2, 1).
2. La manifestation de la
vérité divine doit se faire d'abord aux amis de Dieu, selon le livre de Job
(36, 33 Vg) : "Il l'annoncera à son ami." Mais les mages étaient des
ennemis de Dieu, selon ce texte (Lv 19, 31 Vg) : "N'allez pas vers les
mages et ne consultez pas les devins." La naissance du Christ n'aurait
donc pas dû être manifestée aux mages.
3. Le Christ était venu
délivrer le monde entier de la puissance du diable, aussi est-il dit en
Malachie (1, 11) : "Du levant au couchant, mon nom est grand parmi les
nations." Il ne devait donc pas se manifester seulement à l'orient, mais
aussi sur toute la terre.
4. Tous les sacrements de
l'ancienne loi préfiguraient le Christ. Or ils étaient dispensés par le
ministère des prêtres de cette loi. Il semble donc que la naissance du Christ
aurait dû être manifestée aux prêtres dans le Temple, plutôt qu'à des bergers
dans la campagne.
5. Le Christ est né d'une vierge mère, et c'était un tout-petit. Il aurait donc paru mieux de manifester sa naissance à des jeunes gens et à des vierges, plutôt qu'à des gens âgés et mariés comme Syméon et Anne.
Cependant : il y a cette parole du Christ (Jn 13, 18) : "je connais ceux que j'ai choisis." Or, ce qui se fait selon la sagesse de Dieu est bien fait. Donc ceux à qui a été manifestée la naissance du Christ ont été bien choisis.
Conclusion
:
Le salut qui devait être réalisé par le Christ concernait toutes les catégories d'hommes parce que, dit S. Paul (Col 3, 11), " dans le Christ Jésus il n’y a plus ni homme ni femme, ni païens ni Juifs, ni esclaves ni homme libre " et ainsi des autres différences. Et pour que cela soit préfiguré dans la naissance même du Christ il a été manifesté à des hommes de toutes conditions. Parce que, dit S. Augustin, " les bergers étaient des Israélites et les mages des païens. Les uns habitaient tout près, les autres venaient de loin. Les uns et les autres se rejoignirent en s'unissant à la pierre angulaire". Il y eut entre eux d'autres différences : les mages étaient sages et puissants, les bergers ignorants et grossiers. Il s'est aussi manifesté à des justes comme Syméon et Anne, et à des pécheurs comme les mages ; il s'est encore manifesté à des hommes et à des femmes, comme Anne, pour montrer que nulle condition humaine n'est exclue du salut du Christ.
Solutions
:
1. Cette manifestation de
la naissance du Christ fut comme les prémices de la manifestation plénière qui
se produirait plus tard." Et de même qu'à cette seconde manifestation la
grâce du Christ fut annoncée par le Christ et ses Apôtres d'abord aux Juifs et
ensuite aux païens ; de même les premiers à s'approcher du Christ furent les
bergers, qui étaient les prémices des juifs comme étant ses voisins ; et
ensuite les mages qui venaient de loin, eux qui furent les prémices des
nations", selon S. Augustin.
2. Comme dit encore S.
Augustin : "Si le manque de culture domine dans la rusticité des bergers,
l'impiété domine dans les sacrilèges des mages. Et pourtant, celui qui était la
pierre angulaire s'est adjoint les uns et les autres ; car il venait choisir ce
qui était ignorant pour confondre les sages, et appeler non les justes, mais
les pécheurs, afin qu'aucune grandeur ne pût s'enorgueillir et aucune faiblesse
désespérer." Toutefois, certains disent que les mages n'étaient pas des
magiciens, mais de savants astronomes, appelés " mages " par les
Perses ou les Chaldéens.
3. Selon S. Jean
Chrysostome, " les mages sont venus de l'orient parce que la foi a
commencé là où naît le jour, parce que la foi est la lumière des âmes". Ou
bien " parce que tous ceux qui viennent au Christ, viennent de lui et par
lui", dont Zacharie nous dit (6, 12 Vg) : "Voici un homme, Orient est
son nom." On dit qu'ils sont venus d'Orient, littéralement, c'est-à-dire
du fond de l'Orient, pour certains ; ou bien de régions proches de la Judée,
mais à l'orient de celle-ci. Cependant il est vraisemblable que certains signes
de la naissance du Christ sont apparus aussi dans d'autres parties du monde.
Ainsi de l'huile a jailli à Rome, et en Espagne apparurent trois soleils qui,
peu à peu, se réunirent en un seul.
4. Comme dit Chrysostome,
pour manifester la naissance du Christ, " l'ange n'est pas allé à
Jérusalem, et n'a pas appelé les scribes et les pharisiens, car ils étaient
corrompus et dévorés d'envie. Mais les bergers étaient sincères, pratiquant
l'ancien mode de vie des patriarches et de Moïse". De plus ces bergers
préfiguraient les docteurs de l'Église, à qui sont révélés les mystères du
Christ, qui échappaient aux Juifs.
5. Selon S. Ambroise,
" la naissance du Seigneur devait recevoir le témoignage non seulement des
bergers, mais aussi des vieillards et des justes", dont le témoignage, à
cause de leur justice, avait plus de crédit.
Objections
:
1." La cause qui agit
par soi est supérieure à celle qui agit par autrui", dit Aristote".
Mais le Christ a manifesté sa naissance par d'autres, ainsi aux bergers par des
anges, aux mages par une étoile. Il aurait donc dû bien davantage la manifester
par lui-même.
2. On lit (Si 20, 30) :
"Sagesse cachée et trésor ignoré, à quoi cela sert-il ? " Mais le
Christ, dès le début de sa conception a possédé pleinement le trésor de la
sagesse et de la grâce. Donc, s'il n'avait pas manifesté cette plénitude par
des oeuvres et des paroles, cette sagesse et cette grâce lui auraient été
données pour rien. Ce qui est inadmissible, car " Dieu ne fait rien en
vain " selon Aristote.
3. Dans le Protévangile de Jacques on lit que le Christ, dans son enfance, a fait beaucoup de miracles. Et l'on voit ainsi qu'il a manifesté sa naissance par lui-même.
Cependant : S. Léon dit que les mages trouvèrent l'enfant Jésus " qui ne différait en rien de l'ensemble des enfants des hommes". Mais les autres enfants ne se manifestent pas eux-mêmes. Il ne convenait donc pas que le Christ manifeste sa naissance par lui-même.
Conclusion
:
La naissance du Christ était ordonnée au salut des hommes, et ce salut s'obtient par la foi. Or la foi salutaire confesse la divinité et l'humanité du Christ. Il fallait donc manifester la naissance du Christ en montrant sa divinité sans nuire à la foi en son humanité. Cela s'est réalisé du fait que le Christ a montré en lui-même une naissance pareille à celle des faibles hommes, tandis qu'il a montré par l'intermédiaire des créatures de Dieu qu'il possédait la puissance de la divinité. Voilà pourquoi ce n'est pas par lui-même que le Christ a manifesté sa naissance, mais par d'autres créatures.
Solutions
:
1. En toute génération et
en tout mouvement, l'imparfait mène au parfait. Aussi le Christ a-t-il d'abord
été manifesté par d'autres créatures ; puis il s'est manifesté par lui-même
d'une manifestation parfaite.
2. Sans doute la sagesse
cachée est inutile. Cependant, il appartient au sage de se manifester lui-même
en temps opportun et non à n'importe quel moment." Tel se tait parce qu'il
n'a rien à répondre : tel autre se tait parce qu'il connaît le temps propice
" (Si 20, 6). Ainsi donc la donnée au Christ n'a pas été inutile, parce
qu'il s'est manifesté lui-même en temps opportun. Et le fait qu'il se cachait
au temps voulu est une preuve de sagesse.
3. Ce livre est un
apocryphe. Et S. Jean Chrysostome soutient que le Christ n'a pas fait de
miracle avant de changer l'eau en vin puisque S. Jean (2, 11) dit : "Tel
fut le commencement des signes de Jésus." En effet, " s'il avait
accompli des miracles dès le premier âge, les Israélites n'auraient eu besoin
de personne d'autre pour le leur manifester". Et cependant Jean Baptiste
déclare (Jn 1, 3) : "C'est pour qu'il soit manifesté à Israël que je suis
venu baptiser dans l'eau." " C'est donc avec raison que Jésus n'a pas
commencé à faire des miracles dès le premier âge. En effet, les juifs auraient
pensé que son incarnation était une illusion et, rongés d'envie, ils l'auraient
livré à la croix avant le temps fixé."
Objections
:
1. Les anges sont des
créatures spirituelles selon le Psaume (104, 4) : "Des esprits il fait ses
anges." Mais la naissance du Christ concernait sa chair, non sa substance
spirituelle. Elle ne devait donc pas être manifestée par des anges.
2. Les justes ont plus
d'affinités avec les anges qu'avec n'importe quelle créature, selon le Psaume
(34, 8) : "L'Ange du Seigneur campera à l'entour pour libérer ceux qui le
craignent." Mais ce ne sont pas des anges qui ont manifesté la naissance
du Christ aux justes que sont Syméon et Anne. Donc ce ne sont pas des anges qui
auraient dû la manifester aux bergers.
3. Il semble qu'elle
n'aurait pas dû non plus se manifester aux mages par une étoile. Car il semble
que ce soit une occasion d'erreur pour ceux qui croient que les astres
président à la naissance des hommes. Mais on doit éloigner des hommes les
occasions de pécher.
4. Pour qu'un signe manifeste quelque chose, il faut qu'il soit certain. Mais une étoile ne semble pas être un signe certain de la naissance du Christ.
Cependant : on lit (Dt 32, 4) : "Les oeuvres de Dieu sont parfaites." Or cette manifestation fut une oeuvre de Dieu. Donc elle fut réalisée par des signes appropriés.
Conclusion
:
La manifestation d'une vérité au moyen d'un syllogisme passe par des notions connues de celui à qui s'adresse cette manifestation. De même la manifestation au moyen de signes doit employer ceux qui sont familiers aux destinataires de cette manifestation. Or, il est évident que les justes sont intimement et ordinairement enseignés par une impulsion intérieure du Saint-Esprit, sans production de signes sensibles, c'est-à-dire par l'esprit de prophétie.
D'autres, adonnés à des activités corporelles, sont conduits par des moyens sensibles aux vérités intelligibles. Or les juifs étaient accoutumés à recevoir les réponses divines par l'entremise des anges, qui leur avaient aussi transmis la loi, comme le rappelle le livre des Actes (7, 53) : "Vous avez reçu la loi par le ministère des anges." Mais les païens, et surtout les astrologues, étaient accoutumés à observer le cours des étoiles ;. Et c'est pourquoi, aux justes, Syméon et Anne, la naissance du Christ a été manifestée par une impulsion intérieure du Saint-Esprit, selon S. Luc (2, 26) : "Il avait été divinement averti par l'Esprit Saint qu'il ne verrait pas la mort avant d'avoir vu le Christ du Seigneur." Aux bergers et aux mages, comme adonnés à des activités corporelles, la naissance du Christ a été manifestée par des apparitions visibles. Et parce que cette naissance n'était pas purement terrestre mais aussi, en un sens, céleste, c'est par des signes célestes qu'elle a été manifestée aux uns et aux autres, car selon S. Augustin, : "Les cieux sont habités par les anges et embellis par les astres ; c'est donc par les uns et les autres que les cieux racontent la gloire de Dieu."
Cela est logique : puisque les bergers étaient des juifs chez qui les apparitions d'anges étaient fréquentes, la naissance du Christ leur a été révélée par des anges ; quant aux mages, accoutumés à observer les corps célestes, elle leur fut manifestée par le signe de l'étoile. Comme dit S. Jean Chrysostome : "Par condescendance, Dieu a voulu les appeler par des signes qui leur étaient familiers." S. Grégoire découvre un autre motif : "Les Juifs, comme usant de la raison, devaient être avertis par la prédication d'un être raisonnable, l'ange. Mais les païens, qui ne savaient pas employer leur raison à connaître le Seigneur, sont conduits non par la parole, mais par des signes. Et de même que des prédicateurs annoncèrent aux païens le Seigneur qui avait pris la parole, de même des éléments muets le prêchèrent lorsqu'il ne parlait pas encore."
Il y a encore un autre motif donné par S. Augustin : "Abraham avait reçu la promesse d'une postérité innombrable, qui ne serait pas engendrée selon la chair, mais selon la fécondité de sa foi ; postérité que l'on comparait à la multitude des étoiles, pour faire espérer une descendance céleste." C'est pourquoi les païens " désignés par ces astres sont encouragés par le lever d'un astre nouveau " à rejoindre le Christ, par qui ils deviendront postérité d'Abraham.
Solutions
:
1. Ce qui de soi est caché
a besoin d'être manifesté, mais non ce qui, de soi, est manifesté. Or la chair
du nouveau-né était manifeste, mais sa divinité était cachée. Voilà pourquoi
cette naissance a été manifestée par des anges, qui sont les ministres de Dieu.
Et si l'ange est apparu dans la clarté, c'était pour montrer que le nouveau-né
était le resplendissement de la gloire du Père.
2. Les justes n'avaient pas
besoin d'une apparition visible des anges mais, à cause de leur perfection,
l'impulsion intérieure du Saint-Esprit leur suffisait.
3. L'étoile, en manifestant
la naissance du Christ, a supprimé toute occasion d'erreur. Comme dit S.
Augustin : "Aucun des astrologues n'a établi le destin des hommes par l'influence
des étoiles de telle façon qu'à la naissance d'un homme il affirmerait que
l'une d'elles aurait abandonné le tracé de son orbite pour se rendre auprès du
nouveau-né", comme c'est arrivé à l'étoile qui manifesta la naissance du
Christ. Et c'est pourquoi cette étoile n'a pas confirmé l'erreur de ceux qui
" estiment que le destin des hommes est lié à la disposition des astres au
moment de leur naissance, mais qui ne croient pas que cette disposition puisse
changer à la naissance d'un homme". Pareillement, dit S. Jean Chrysostome
" la tâche de l'astronomie n'est pas de connaître, d'après les étoiles,
quels sont les nouveaux-nés, mais de prédire leur avenir d'après les
étoiles". Les mages n'ont pas connu l'époque de la naissance afin de découvrir
l'avenir par le mouvement des étoiles à partir de cette naissance, mais plutôt
à l'inverse.
4. Selon S. Chrysostome : "Dans certaines Écritures apocryphes, on lit qu'une nation d'Extrême-Orient, proche de l'Océan, conservait un écrit attribué à Seth, sur cette étoile et les offrandes des mages. Cette nation observait attentivement l'apparition de cette étoile en postant douze veilleurs qui, à dates fixes, montaient de nuit sur la montagne. De là, par la suite, ils l'observèrent ayant pris la forme d'un enfant, et surmontée de l'image de la croix."
On peut encore dire : "Ces mages suivaient la tradition de Balaam, qui a dit (Nb 24, 17) : "Une étoile sortira de Jacob." Aussi, en voyant une étoile en dehors du cours ordinaire de l'univers, ils comprirent que c'était celle dont Balaam avait prophétisé qu'elle signalerait le roi des Juifs."
On peut dire aussi, avec S.
Augustin : "Ces mages ont appris, par un avertissement des anges",
que l'étoile annonçait la naissance du Christ. Et il semble probable que ces
anges " furent de bons anges, puisque les mages cherchaient leur salut
dans l'adoration du Christ". Enfin on peut dire avec S. Léon : "Outre
l'éclat qui frappait leur regard corporel, un rayon plus brillant encore de la
vérité pénétrait jusque dans leur coeur et les enseignait : ce qui se rattache
à la lumière de la foi."
Objections
:
1. La naissance du Christ
aurait dû être manifestée en premier à ceux qui étaient plus proches de lui et
qui le désiraient davantage, selon ce qui est écrit de la Sagesse (6, 13) :
"Elle devance ceux qui la désirent en se faisant connaître la
première." Or, ce sont les justes qui étaient les plus proches du Christ
par la foi, et qui désiraient le plus son avènement. S. Luc (2, 25) dit de Syméon
: "Il était un homme juste et craignant Dieu, attendant la délivrance
d'Israël." C'est donc à lui que devait être manifestée la naissance du
Christ, avant de l'être aux bergers et aux mages.
2. Selon S. Augustin les
mages étaient " les prémices des nations " qui devaient croire au
Christ. Mais d'abord, c'est " la totalité des nations qui entre dans la
foi", et ensuite " tout Israël sera sauvé " (Rm 11, 25). Donc la
naissance du Christ aurait dû être manifestée aux mages avant de l'être aux
bergers.
3. S. Matthieu (2, 16) nous dit : "Hérode envoya tuer à Bethléem et dans les environs tous les enfants de moins de deux ans, d'après le temps qu'il s'était fait préciser par les mages." Il semble donc que les mages n'ont trouvé le Christ que deux ans après sa naissance. On est choqué qu'il ait fallu un si long délai avant que la naissance du Christ soit manifestée aux païens.
Cependant : il est écrit (Dn 2, 21) : "C'est Dieu qui fait alterner périodes et temps." Aussi le temps où s'est manifestée la naissance du Christ paraît-il avoir été organisé de façon satisfaisante.
Conclusion
:
1° La naissance du Christ s'est manifestée d'abord aux bergers le jour même. Comme dit en effet S. Luc (2, 8. 15) " Il y avait aux environs des bergers qui passaient la nuit aux champs veillant la nuit sur leurs troupeaux... quand les anges les eurent quittés pour le ciel, ils se dirent entre eux : "Allons jusqu'à Bethléem". Ils y allèrent en hâte."
2° Les mages arrivèrent auprès du Christ treize jours après la naissance, jour où l'on célèbre l'Épiphanie. Car s'ils étaient venus après un an ou même deux, ils ne l'auraient pas trouvé à Bethléem, puisqu'il est écrit (Lc 2, 39) : "Après avoir tout accompli selon la loi du Seigneur", c'est-à-dire avoir offert l'enfant Jésus dans le Temple " ils retournèrent en Galilée dans leur ville de Nazareth".
3° La manifestation aux justes dans le Temple eut lieu le quarantième jour après la naissance du Christ (Lc 2, 12).
Et voici la raison de cet ordre. Les bergers symbolisaient les Apôtres et les autres Juifs croyants, auxquels la foi au Christ fut manifestée en premier, parmi lesquels, dit S. Paul (1 Co 1, 20), il n'y eut " pas beaucoup de puissants ni beaucoup de nobles". Ensuite la foi au Christ parvint à la plénitude des nations, préfigurée par les mages, et enfin à la plénitude des juifs, préfigurée par les justes. De là vient aussi que le Christ leur fut manifesté dans le temple des juifs.
Solutions
:
1. Selon l'apôtre (Rm 9,
30) : "Israël, qui cherchait une loi de justice, ne l'a pas atteinte
" ; mais les païens qui " ne cherchaient pas la justice " ont
généralement devancé les Juifs dans la justice de la foi. Pour figurer cela,
Syméon, " qui attendait la consolation d'Israël " n'a connu la
naissance du Christ que le dernier ; les mages et les bergers l'ont devancé,
alors qu'ils n'attendaient pas la naissance du Christ avec autant d'ardeur.
2. Sans doute, la plénitude
des nations est venue à la foi avant la masse des Juifs ; cependant, les
prémices de Juifs ont devancé dans la foi les prémices des nations. Aussi la
naissance du Christ a-t-elle été manifestée aux bergers avant de l'être aux
mages.
3. En ce qui concerne l'apparition de l'étoile aux mages, on constate une double opinion. Pour S. Jean Chrysostome et S. Augustin, l'étoile est apparue aux mages deux ans avant la naissance du Christ ; c'est alors que les mages, après avoir réfléchi et s'être préparés au voyage, arrivèrent auprès du Christ le treizième jour après sa naissance. Voilà pourquoi Hérode, aussitôt après le départ des mages, ordonna, quand il se vit joué par eux, de tuer les enfants de deux ans et au-dessous, car il se demandait si le Christ n'était pas né au moment où, d'après les mages, l'étoile était apparue.
D'après la seconde opinion,
l'étoile est apparue aussitôt que le Christ est né, et aussitôt qu'ils l'eurent
aperçue, les mages se mirent en route et, parcourant cette très longue distance
en treize jours, grâce à l'assistance spéciale de Dieu et aussi à la vélocité
de leurs dromadaires. Et je dis cela pour le cas où ils seraient venus du fond
de l'orient. Cependant, certains pensent qu'ils vinrent de la contrée toute
proche d'où était originaire Balaam, dont ils avaient adopté l'enseignement ;
cette contrée se trouvant à l'est du pays des Juifs, on dit qu'ils sont venus
de l'orient. En ce cas, Hérode n'a pas fait tuer les enfants aussitôt après le
départ des mages, mais au bout de deux ans. Soit parce que, dans l'intervalle,
il aurait gagné Rome pour se défendre contre une accusation ; soit que, agité
par la terreur d'autres dangers, il ait été momentanément détourné du projet de
ce massacre. Ou encore Hérode a pu croire que les mages, " trompés par la
vision d'une étoile imaginaire, n'avaient pas trouvé le nouveau-né qu'ils
cherchaient et auraient eu honte de revenir vers lui", comme le suppose S.
Augustin Et c'est pourquoi Hérode fit tuer non seulement les enfants de deux
ans, mais encore les plus jeunes, parce que, selon S. Augustin " il
craignait que cet enfant, servi par les astres, n'eût changé son aspect pour
paraître plus âgé ou moins âgé".
Objections
:
1. Il semble que l'étoile
apparue aux mages fut une des étoiles du ciel, car S. Augustin a dit :
"Tandis que Dieu est suspendu à un sein et qu'il est revêtu de misérables
langes, un nouvel astre répand du ciel sa clarté." L'étoile apparue aux
mages était donc véritablement une étoile du ciel.
2. S. Augustin dit encore :
"Aux bergers, ce sont les anges qui montrent le Christ ; aux mages c'est une
étoile. Aux uns et aux autres n'est-ce pas le langage des cieux qui se fait
entendre, puisque la langue des prophètes s'était tue ? " Mais les anges
qui apparurent aux bergers étaient de vrais anges célestes. Donc l'étoile des
mages était vraiment, elle aussi, une étoile du ciel.
3. Les étoiles qui ne sont pas au ciel mais dans l'air s'appellent des comètes, qui n'apparaissent pas à la naissance des rois, mais qui sont plutôt les présages de leur mort. Mais cette étoile désignait la naissance du roi, si bien que les mages demandent (Mt 2, 2) : "Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Car nous avons vu son étoile à l'orient." Donc il apparaît que c'était une étoile du ciel.
Cependant : S. Augustin le nie
" Ce n'était pas l'une des étoiles qui, depuis le début de la création, gardent l'ordre de leur course sous la loi du Créateur, mais c'est un astre nouveau apparu pour l'enfantement nouveau d'une vierge."
Conclusion
:
Comme le dit S. Jean Chrysostome, que cette étoile apparue aux mages n'ait pas été une étoile du ciel, de nombreux indices le manifestent.
1° Aucune autre étoile ne suit cette direction, car celle-ci se portait du nord au midi ; c'est en effet la situation de la Judée par rapport à la Perse, d'où les mages sont venus.
2° C'est évident quant au temps. Car non seulement cette étoile apparaissait la nuit, mais aussi en plein jour. Ce qui n'est au pouvoir d'aucune étoile, ni même de la lune.
3° Parfois elle se montrait et parfois elle se cachait. En effet, quand les mages entrèrent à Jérusalem elle se cacha ; ensuite, quand ils quittèrent Hérode, elle se montra.
4° Elle n'avait pas un mouvement continu, mais quand il fallait que les mages se mettent en marche, elle marchait, et quand ils devaient s'arrêter, elle s'arrêtait.
5° Elle ne montrait pas seulement l'enfantement de la Vierge en demeurant en l'air, mais aussi en descendant. On lit en effet (Mt 2, 9) : "L'étoile qu'avaient vue les mages à l'orient les précédait jusqu'à ce qu'elle s'arrêtât au-dessus du lieu où était l'enfant." Cela montre que la parole des mages : "Nous avons vu son étoile à l'orient " ne doit pas se comprendre comme si, eux-mêmes étant situés à l'orient, l'étoile leur apparut alors qu'elle se trouvait en Judée, mais en ce sens qu'ils la virent située à l'orient et qu'elle les précéda jusqu'en Judée ; bien que cela demeure encore douteux pour certains. Elle n'aurait pas pu indiquer distinctement la maison, si elle n'avait été voisine de la terre. Et comme Chrysostome le dit lui-même, ce n'est pas là le fait d'une étoile, mais d'une puissance raisonnable. Aussi apparaît-il que cette étoile était une vertu invisible qui aurait emprunté cette apparence.
Aussi certains disent-ils que le Saint-Esprit est apparu aux mages sous l'aspect d'une étoile, de même qu'il est descendu sur le Seigneur à son baptême sous l'aspect d'une colombe. D'autres disent que l'ange apparu aux bergers sous un aspect humain apparut aux mages sous l'aspect d'un étoile.
Cependant, il semble plus probable qu'elle a été une étoile créée à nouveau, non dans le ciel, mais dans l'air proche de la terre, et qu'elle se mouvait selon la volonté de Dieu. Aussi S. Léon a-t-il prêché : "Trois mages des pays de l'orient voient apparaître une étoile d'une clarté nouvelle : plus brillante, plus belle que les autres astres, elle attire aisément les regards et captive les coeurs de ceux qui l'observent ; ils comprennent d'emblée qu'un fait aussi insolite n'est pas sans portée."
Solutions
:
1. Dans la Sainte Écriture,
on dit parfois " le ciel " pour parler de l'air, ainsi : "Les
oiseaux du ciel et les poissons de la mer " (Ps 8, 9).
2. Les anges célestes, en
vertu de leur office doivent descendre jusqu'à nous, puisqu'ils sont "
envoyés pour le service " (He 1, 14). Mais les étoiles du ciel ne peuvent
changer de position. Aussi la comparaison ne vaut pas.
3. Cette étoile ne suivait
pas le mouvement des étoiles du ciel, ni non plus, par conséquent, le mouvement
des comètes, car celles-ci n'apparaissent pas durant le jour, ni ne modifient
leur cours ordinaire. Et pourtant le symbolisme que l'on attribue aux comètes
n'était pas complètement absent ici. Le royaume céleste du Christ, en effet,
" brisera et anéantira tous les royaumes de la terre, tandis que lui-même
subsistera toujours " (Dn 2, 44).
Objections
:
1. Il semble que la façon
dont les mages sont venus vénérer le Christ n'était pas ce qu'elle aurait dû
être. En effet, tout roi doit recevoir l'hommage de ses propres sujets. Or les
mages n'appartenaient pas au royaume des Juifs. Donc, lorsque la vue de
l'étoile leur fit connaître la naissance du roi des Juifs, il semble qu'ils
n'auraient pas dû venir l'adorer.
2. Il est sot, quand le roi
est vivant, d'annoncer un roi étranger. Mais le royaume de Judée avait Hérode
pour roi. Les mages ont donc agi sottement en annonçant la naissance d'un autre
roi.
3. Un renseignement venu du
ciel est plus sûr qu'un renseignement humain. Mais les mages étaient venus
d'orient en Judée, guidés par un renseignement venu du ciel. Ils ont donc agi
déraisonnablement, alors qu'une étoile les guidait, en cherchant un
renseignement humain par cette question : "Où est le roi des Juifs qui
vient de naître ? "
4. L'offrande de présents et les marques d'adoration ne sont dues qu'aux rois qui règnent déjà. Mais les mages n'ont pas trouvé le Christ décoré de la dignité royale. C'est donc sans raison qu'ils lui ont offert des présents et rendu des honneurs royaux.
Cependant : il y a l'oracle d'Isaïe (60, 3) : "Les nations marcheront vers ta lumière, et les rois vers la clarté de ton aurore." Or ceux qui sont conduits par la lumière divine ne se trompent pas. C'est donc sans erreur que les mages ont montré de la vénération envers le Christ.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, les mages sont les prémices des nations qui croient au Christ. En eux apparurent, comme en un présage, la foi et la dévotion des nations venues de loin vers le Christ. C'est pourquoi, de même que la dévotion et la foi des nations est préservée de l'erreur par l'inspiration du Saint-Esprit, de même faut-il croire que les mages, inspirés par l'Esprit Saint, ont agi sagement en rendant hommage au Christ.
Solutions
:
1. Comme dit S. Augustin :
"Alors que beaucoup de rois des Juifs étaient nés et étaient morts, les
mages n'ont cherché à en adorer aucun." " Ce n'est donc pas à un roi
des Juifs ordinaire que ces visiteurs, venus de loin et totalement étrangers à
ce royaume, pensaient devoir rendre de si grands honneurs. Mais le roi dont ils
avaient appris la naissance était tel qu'en l'adorant, ils ne doutaient
absolument pas d'obtenir le salut auprès de Dieu."
2. Cette annonce par les
mages préfigurait la constance des nations qui confesseraient le Christ jusqu'à
la mort. D'après S. Jean Chrysostome, en considérant le Roi à venir, ils ne
craignaient pas le roi présent. Ils n'avaient pas encore vu le Christ et déjà
ils étaient prêts à mourir pour lui.
3. Dans le même sermon pour l'Épiphanie, S. Augustin ajoute : "L'étoile qui avait guidé les mages jusqu'au lieu où l'enfant Dieu se trouvait avec sa mère vierge, pouvait les conduire jusqu'à la cité même de Bethléem où était né le Christ. Cependant elle se déroba jusqu'à ce que les Juifs eux-mêmes eussent rendu témoignage au sujet de la cité où devait naître le Christ." Et, comme dit S. Léon : "Rassurés par deux témoignages convergents, ils se mettent à chercher avec une foi plus ardente celui que leur manifestent et la clarté de l'étoile et l'autorité de la prophétie."
Selon S. Augustin, " eux-mêmes annoncent " aux Juifs la naissance du Christ, " et leur demandent " le lieu, " ils croient et ils cherchent, comme pour symboliser ceux qui marchent par la foi et désirent la claire vision". Quant aux juifs, qui leur indiquèrent le lieu de la naissance du Christ " ils ressemblèrent aux ouvriers qui bâtirent l'arche de Noé : ils fournirent aux autres le moyen d'échapper, mais eux-mêmes périrent dans le déluge. Alors que ceux qui enquêtaient écoutèrent et partirent, les savants parlèrent et restèrent, pareils aux bornes milliaires, qui indiquent la route, mais ne marchent pas".
Ce fut aussi par la volonté divine
que les mages, qui avaient perdu de vue l'étoile, se rendirent avec bon sens à
Jérusalem, cherchant dans la cité royale le roi qui venait de naître, afin que
la naissance du Christ soit annoncée publiquement pour la première fois à
Jérusalem, selon la prophétie d'Isaïe (2, 3) : "De Sion sortira la Loi, et
de Jérusalem la parole du Seigneur." En outre, l'empressement des mages
venus de loin condamnerait la paresse des juifs tout proches.
4. Selon S. Jean Chrysostome, " si les mages étaient venus chercher un roi de la terre, ils auraient été déçus ; car ils auraient supporté sans raison la fatigue d'un si long trajet". Mais, cherchant le roi du ciel, " quoique ne voyant rien en lui de la dignité royale, ils se contentèrent cependant du témoignage de l'étoile, et ils l'adorèrent". En effet, ils voient un homme et ils reconnaissent Dieu. Et ils offrent des présents accordés à la dignité du Christ." L'or, comme au grand Roi ; l'encens, qui sert dans les sacrifices divins, comme à Dieu ; la myrrhe, dont on embaume les corps des défunts, comme à celui qui doit mourir pour le salut des hommes." S. Grégoire dit encore : Nous apprenons par là " à offrir au Roi nouveau-né l'or", qui symbolise la sagesse, " lorsque nous resplendissons en sa présence de la lumière de la sagesse ; l'encens " qui exprime le don de soi dans la prière, " nous l'offrons quand, par l'ardeur de notre prière, nous exhalons devant Dieu une bonne odeur ; et la myrrhe, qui symbolise la mortification de la chair, nous l'offrons si nous mortifions nos vices charnels par l'abstinence".
I1 faut maintenant considérer la
circoncision du Christ. Or la circoncision est une profession de la loi à
observer selon l'épître aux Galates (5,3) : "je l'atteste à tout homme qui
se fait circoncire : il est tenu à l'observance de la loi." C'est
pourquoi, avec la circoncision a faut étudier les autres prescriptions de la
loi observées au sujet de Jésus enfant.
1. Sa circoncision. - 2.
L'imposition du nom de Jésus. - 3. Son oblation au Temple. - 4. La purification
de sa mère.
Objections
:
1. Lorsque survient la
réalité, la figure disparaît. Or la circoncision avait été prescrite à Abraham
en signe de l'alliance qui se ferait avec ses descendants (Gn 17). Or cette
alliance s'est accomplie par la naissance du Christ. Elle aurait donc dû cesser
aussitôt.
2." Toutes les actions
du Christ doivent nous instruire " si bien qu'on lit en S. Jean (13, 15) :
"Je vous ai donné l'exemple afin que, ce que je vous ai fait, vous le
fassiez vous-mêmes." Or, nous ne devons pas nous faire circoncire, selon
l'avertissement de S. Paul (Ga 5, 2) : "Si vous vous faites circoncire, le
Christ ne vous servira de rien." Donc il semble que le Christ non plus
n'aurait pas dû être circoncis.
3. La circoncision est ordonnée à remédier au péché originel. Or, on l'a vu, le Christ n'a pas contracté le péché originel. Donc il n'aurait pas dû être circoncis.
Cependant : il y a cette mention chez S. Luc (2, 21) : "Les huit jours écoulés, l'enfant fut circoncis."
Conclusion
:
Le Christ devait être circoncis pour plusieurs motifs.
1° Pour montrer la réalité de sa chair humaine contre le manichéisme qui lui attribuait un corps irréel ; contre Apollinaire, qui disait le corps du Christ consubstantiel à la divinité ; contre Valentin d'après qui le Christ avait apporté son corps du ciel.
2° Pour approuver la circoncision, jadis instituée par Dieu.
3° Pour prouver que le Christ était de la descendance d'Abraham, qui avait reçu le précepte de la circoncision.
4° Pour retirer aux Juifs une excuse de ne pas le recevoir, sous prétexte qu'il était incirconcis.
5° Pour nous recommander par son exemple la vertu d'obéissance. Aussi a-t-il été circoncis le huitième jour selon le précepte de la loi.
6° Puisqu’il était venu dans la ressemblance avec la chair du péché, pour qu'il ne repousse pas le remède qui purifiait ordinairement la chair du péché.
7° Pour délivrer les autres du fardeau de la loi, en portant ce fardeau lui-même, selon l'épître aux Galates (4, 4) : "Dieu a envoyé son Fils né sous la loi pour racheter ceux qui étaient sous la loi."
Solutions
:
1. La circoncision, en
dénudant le membre de la génération, signifiait que l'on dépouillait l'ancienne
génération. De cet ancien état de choses nous sommes libérés par la passion du
Christ. Et c'est pourquoi la vérité de cette figure ne fut pas pleinement
accomplie à la naissance du Christ, mais à sa passion, avant laquelle la
circoncision gardait son efficacité et son statut. Voilà pourquoi il convenait
que le Christ, en tant que fils d'Abraham, fût circoncis.
2. Le Christ a reçu la
circoncision à l'époque où elle était de précepte. Nous devons donc imiter son
action en observant ce qui est de précepte à notre époque car " il y a un
temps opportun pour tout", dit l'Ecclésiaste (8, 6). Et en outre, dit
Origène " si nous sommes morts avec la mort du Christ, et ressuscités avec
sa résurrection, de même sommes-nous circoncis spirituellement par le Christ.
Et c'est pourquoi nous n'avons pas besoin de circoncision charnelle". Et
c'est ce que S. Paul écrivait (Col 2, 11) : "En lui (le Christ) vous avez
été circoncis, d'une circoncision qui n'est pas de main d'homme, par l'entier
dépouillement de votre corps charnel, dans la circoncision du Christ."
3. Le Christ, par sa propre
volonté, a accepté notre mort, qui est l'effet du péché, alors qu'il n'avait en
lui aucun péché, pour nous délivrer de la mort et nous faire mourir
spirituellement au péché. Pareillement, il a accepté la circoncision qui est un
remède contre le péché originel, alors qu'il n'avait pas le péché originel,
pour nous libérer du joug de la loi et produire en nous la circoncision
spirituelle ; c'est-à-dire qu'il voulait, en acceptant la figure, accomplir la
réalité.
Objections
:
1. La réalité évangélique
doit correspondre à l'annonce prophétique. Or les prophètes avaient annoncé un
autre nom pour le Christ. Car on lit en Isaïe (7, 14) : "Voici que la
Vierge concevra et enfantera un fils> et on lui donnera le nom
d'Emmanuel." Et encore (8, 3) : "Appelle-le Prompt-Butin,
Proche-Pillage." Et encore (9, 6) : "On lui donnera comme nom :
Admirable, Conseiller, Dieu, Fort, Père du monde à venir, Prince de la paix
" Et Zacharie (6, 12) avait prédit : "Voici un homme dont le nom est
Orient " Il ne convenait donc pas de le nommer Jésus.
2. On lit dans Isaïe (42,
2) : "On te nommera d'un nom nouveau que la bouche du Seigneur
nommera." Or le nom de Jésus n'est pas un nom nouveau, car il avait été
donné à plusieurs personnages de l'Ancien Testament. On le voit même dans la
généalogie du Christ (Lc 3, 29).
3. Ce nom de Jésus signifie " salut", comme le montre cette parole (Mt 1, 21) : "Elle enfantera un fils, et elle lui donnera le nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés." Mais le salut par le Christ n'a pas été accordé seulement " aux circoncis, mais également aux incirconcis " (Rm 4, 11). Il était donc mal à propos de donner ce nom au Christ lors de sa circoncision.
Cependant : il y a l'autorité de la Sainte Écriture, où il est dit (Lc 2, 21) : "Quand fut écoulé le huitième jour, celui de la circoncision, l'enfant reçut le nom de Jésus."
Conclusion
:
Les noms doivent correspondre aux propriétés des choses. C'est évident pour les noms des genres et des espèces parce que, dit Aristote, " l'idée ou raison signifiée par le nom est la définition". qui désigne la nature propre de la chose.
Or le nom individuel que l'on donne à chaque homme est toujours justifié par une particularité de celui qui reçoit le nom. Soit d'une circonstance de temps, comme on donne à certains hommes le nom de certains saints fêtés le jour de leur naissance. Soit de la parenté, comme lorsque l'on donne à un fils le nom de son père ou d'un parent de celui-ci ; c'est ainsi que les proches de Jean Baptiste voulaient l'appeler " Zacharie du nom de son père", et non pas Jean " parce qu'il n'y avait personne dans sa parenté qui portait ce nom-là". Ou bien encore à partir d'un événement comme Joseph " appela son premier-né Manassé car, dit-il, Dieu m'a fait oublier toutes mes peines " (Gn 41, 51). Ou encore d'une caractéristique de celui que l'on nomme, comme on lit dans la Genèse (15, 25) : "Celui qui sortit le premier du sein de sa mère était roux et tout entier comme un manteau de poil, aussi fut-il appelé Esaü " qui se traduit par " roux".
Quant aux noms donnés par Dieu, ils signifient toujours un don gratuit de sa part. Ainsi dans la Genèse (17, 5) il est dit à Abraham : "Tu t'appelleras Abraham, car je t'ai établi père de nombreuses nations." Et en S. Matthieu (16, 18), il est dit à Pierre : "Tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon Église."
Le Christ en tant qu'homme avait reçu ce don gratuit de sauver tous les hommes ; c'est donc très justement qu'on l'a appelé du nom de Jésus, c'est-à-dire Sauveur ; l'ange avait annoncé ce nom d'avance non seulement à sa mère mais aussi à Joseph, qui allait être son père nourricier.
Solutions
:
1. Dans tous ces noms on retrouve la signification du nom de Jésus qui signifie le salut. Car en l'appelant " Emmanuel, ce qui se traduit : Dieu avec nous " on désigne la cause du salut qui est l'union de la nature divine à la nature humaine dans la personne du Fils de Dieu, union par laquelle Dieu serait avec nous, comme participant de notre nature. - En lui disant : "Appelle-le Prompt-Butin, Proche-Pillage", on désigne l'ennemi dont il nous a sauvés, le démon, dont il a enlevé les dépouilles, selon l'épître aux Colossiens (2, 15) : "Il a dépouillé les principautés et les puissances et les a livrées en spectacle."
Les noms : "Admirable, etc." expriment la voie et le terme de notre salut ; c'est en effet par le conseil et la force admirables de la divinité que nous sommes conduits à l'héritage du monde à venir, dans lequel sera la paix parfaite des fils de Dieu, avec Dieu lui-même comme Prince.
Quant à la parole." Voici un
homme dont le nom est Orient", elle se réfère elle aussi au mystère de
l'Incarnation, selon que " la lumière s'est levée dans les ténèbres pour
les coeurs droits " (Ps 112, 4).
2. Le nom de Jésus a pu
convenir à des personnages qui ont vécu avant le Christ, par exemple parce
qu'ils ont procuré un salut particulier et temporel. Mais si l'on envisage le
salut dans son sens spirituel et universel, ce nom est propre au Christ. Et c'est
dans ce sens qu'on l'appelle un nom nouveau.
3. Comme il est écrit (Gn
17), Abraham a reçu tout à la fois l'imposition de son nom par Dieu et le
précepte de la circoncision. Aussi, chez les Juifs, avait-on coutume de donner
leur nom aux enfants le jour même de leur circoncision, comme si auparavant les
enfants n'avaient pas encore atteint leur être parfait ; comme aujourd'hui
encore on donne un nom aux enfants quand on les baptise. Sur le texte des
Proverbes (4, 3) : "Je fus un fils pour mon père, un enfant tendre et
unique aux yeux de ma mère", la Glose donne ce commentaire :
"Pourquoi Salomon se désigne-t-il comme un enfant unique aux yeux de sa
mère, alors que l'Écriture nous affirme qu'il avait été précédé par un frère
utérin, sinon parce que ce frère, mort sans avoir porté de nom, est sorti de la
vie comme s'il n'avait jamais existé." Voilà pourquoi le Christ a reçu son
nom au moment où il a été circoncis.
Objections
:
1. Il semble étrange que
Jésus ait été offert au Temple. Car il est écrit (Ex 3, 2) : "Consacre-moi
tout premier-né qui ouvrira le sein de sa mère, parmi les fils d'Israël."
Mais le Christ est sorti du sein de sa mère sans l'ouvrir, Donc, en vertu de
cette loi il ne devait pas être offert dans le Temple.
2. On ne présente pas à
quelqu'un ce qui lui est toujours présent. Mais l'humanité du Christ a toujours
été suprêmement présente à Dieu puisqu'elle lui a toujours été unie dans
l'unité de personne. Elle n'avait donc pas à être présentée devant le Seigneur.
3. Le Christ est la victime
principale à laquelle toutes les victimes de l'ancienne loi se réfèrent, comme
les figures à la réalité. Mais une victime n'exige pas une autre victime. Il
n'a donc pas été normal qu'une autre victime soit offerte à la place du Christ.
4. Parmi les victimes légales, la principale était l'agneau qui était " le sacrifice perpétuel " (Nb 28, 3. 6). Voilà pourquoi le Christ aussi est appelé agneau par S. Jean (Jn 1, 28) : "Voici l'Agneau de Dieu " Il eût donc été juste d'offrir pour le Christ un agneau plutôt qu'" une paire de tourterelles ou deux jeunes colombes".
Cependant : il y a l'autorité de l’Écriture qui atteste ce fait (Lc 2, 22).
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, le Christ a voulu naître sous la loi afin de racheter tous ceux qui étaient sous la loi, et afin d'accomplir spirituellement dans ses membres la justification de la loi. Or, au sujet des nouveau-nés, la loi comportait deux préceptes. L'un, général, concernait toutes les naissances : au terme des jours de la purification de la mère, on devait offrir un sacrifice pour le fils ou la fille, prescrit par le Lévitique (12, 6). Et ce sacrifice avait pour but d'expier le péché dans lequel l'enfant avait été conçu et était né, et aussi de le consacrer en quelque sorte, parce qu'on le présentait alors au Temple pour la première fois. Et c'est pourquoi on faisait une offrande en holocauste, et une autre pour le péché.
L'autre précepte était spécial et ne visait que les premiers-nés, chez les animaux comme chez les hommes, car le Seigneur s'était réservé tout premier-né des fils d'Israël du fait que, pour libérer son peuple, " il avait frappé les premiers-nés de l’Égypte, hommes et bêtes", et ce commandement se trouve dans l'Exode (13, 2. 12). Cela préfigurait aussi le Christ " premier-né d'une multitude de frères " (Rm 8, 29).
Donc, parce que le Christ était né de la femme comme un premier-né et avait voulu être sous la loi, l'évangéliste Luc montre que ces deux préceptes ont été observés à son propos. D'abord ce qui concerne les premiers-nés, lorsqu'il dit : "Ils le portèrent à Jérusalem pour le présenter au Seigneur, selon qu'il est écrit dans la loi du Seigneur : "Tout mâle ouvrant le sein de sa mère sera consacré au Seigneur." " Puis, en ce qui concerne toutes les naissances, lorsqu'il dit : "Pour offrir en sacrifices, selon ce qui était dit dans la loi du Seigneur : "une paire de tourterelles ou deux jeunes colombes"."
Solutions
:
1. D'après Grégoire de
Nysse " le précepte de l'Exode paraît s'être accompli dans le Dieu incarné
d'une manière spéciale et différente des autres. Lui seul, en effet, a été
conçu d'une manière inexprimable et mis au monde d'une manière
incompréhensible. Il a ouvert le sein virginal de sa mère, sans que le mariage
l'eût préalablement défloré, car il gardait intact, même après l'enfantement,
le sceau de sa virginité". Les mots : "Il a ouvert le sein "
signifient donc que rien auparavant n'y était entré ni n'en était sorti. Le
terme de " mâle " indique " que le Christ n'a rien porté de la
faute de la femme", " lui à qui toute atteinte de la corruption
terrestre a été épargnée par la nouveauté de son enfantement sans tache".
2. Le Fils de Dieu "
s'est fait homme et a été circoncis dans sa chair, non pour lui-même, mais en
vue de nous faire dieux par sa grâce et de nous circoncire spirituellement ;
pareillement, c'est pour nous qu'il est présenté au Seigneur afin de nous
enseigner à nous présenter nous-mêmes à Dieu". Et cela s'est fait après la
circoncision du Christ pour montrer que " personne n'est digne d'être
regardé par Dieu, s'il n'est pas circoncis de ses vices".
3. Le Christ, qui était la
vraie victime, a voulu que les victimes prescrites par la loi fussent offertes
à sa place, afin que la figure se joignît à la réalité et fût approuvée par
elle : cela contredit ceux qui nient que le Christ, par l'Évangile, ait
proclamé ce Dieu de la loi. Car on ne doit pas croire, dit Origène " que
le Dieu bon aurait soumis son Fils à la loi de son ennemi, une loi qu'il
n'aurait pas accordée lui-même".
4. Le Lévitique (12, 6) " prescrit à ceux qui le peuvent d'offrir pour leur fils ou leur fille un agneau en même temps qu'une tourterelle ou une colombe", et que ceux qui n'ont pas les moyens d'offrir un agneau présentent deux tourterelles ou deux jeunes colombes. Donc le Seigneur " qui étant riche, s'est fait pauvre pour nous, afin de nous enrichir par sa pauvreté " (2 Co 8, 9), a voulu qu'on offre pour lui le sacrifice des pauvres, de même qu'à sa naissance il est enveloppé de langes et couché dans une mangeoire.
Néanmoins ces oiseaux ont une
portée figurative. En effet, la tourterelle qu'on entend sans cesse symbolise
la prédication de la profession de foi ; parce qu'elle est chaste, elle
symbolise la chasteté ; parce qu'elle est solitaire, elle symbolise la
contemplation. Quant à la colombe, animal doux et simple, elle symbolise la
douceur et la simplicité. En outre, c'est un animal grégaire si bien qu'elle
symbolise la vie active. Et c'est pourquoi une telle victime préfigurait la
perfection du Christ et de ses membres." Ces deux oiseaux à cause de leurs
gémissements symbolisent les pleurs actuels des saints ; mais la tourterelle,
qui est solitaire, symbolise les larmes secrètes de la prière ; et la colombe,
qui est grégaire symbolise les prières publiques de l'Église." Et chacun
de ces oiseaux est offert par paire, pour que la sainteté ne soit pas seulement
dans l'âme, mais aussi dans le corps.
Objections
:
1. On ne purifie que d'une
souillure. Mais chez la Bienheureuse Vierge, il n'y avait aucune souillure,
comme on l'a montré.
2. Il est prescrit dans le
Lévitique (12, 2) : "La femme qui, de la semence de l'homme, aura enfanté
un enfant mâle sera impure pendant sept jours." Et il est donc prescrit "
qu'elle n'entrera pas au sanctuaire jusqu'à ce que soient accomplis les jours
de sa purification". Mais la Bienheureuse Vierge a enfanté un garçon sans
avoir eu de relation chamelle.
3. La purification d'une souillure ne se fait que par la grâce. Or les sacrements de l'ancienne loi ne conféraient pas la grâce, mais la Vierge avait beaucoup mieux avec elle : l'auteur de la grâce.
Cependant : il y a l'autorité de l'Écriture qui affirme (Lc 2, 22) que " furent accomplis les jours de la purification de Marie, selon la loi de Moïse".
Conclusion
:
De même que la plénitude de la grâce découle du Christ sur sa mère, il convenait que la mère se modelât sur l'humilité de son fils car, dit S. Jacques (4, 6), " Dieu donne sa grâce aux humbles". C)est pourquoi, bien qu'il ne fût pas soumis à la loi, le Christ a cependant voulu subir la circoncision et les autres contraintes de la loi afin de donner l'exemple de L'humilité et de l'obéissance, d'approuver la loi et d'enlever aux Juifs l'occasion de le calomnier. Pour la même raison, il a voulu que sa mère aussi accomplît les observances de la loi, auxquelles pourtant elle n'était pas soumise.
Solutions
:
1. Bien que la Bienheureuse
Vierge n'ait eu aucune souillure, elle a voulu cependant accomplir l'observance
de la purification, non par nécessité, mais à cause du précepte de la loi. Et
c'est pourquoi l'évangéliste dit que les jours de sa purification furent
accomplis " selon la Loi " ; car, personnellement, elle n'avait pas
besoin de purification.
2. Moïse paraît avoir
choisi intentionnellement ses termes, afin d'excepter de la souillure la Mère
de Dieu, qui n'a pas enfanté " de la semence de l'homme". Il est donc
évident qu'elle n'était pas tenue d'accomplir ce précepte, mais qu'elle a
volontairement accompli l'observance de la purification, comme nous venons de
le dire.
3. Les sacrements de la loi ne purifient pas de la souillure de la faute, ce qui est l'oeuvre de la grâce ; ils ne pouvaient que préfigurer cette purification, en purifiant, d'une certaine manière charnelle, de la souillure qui consiste en une irrégularité, comme on l'a montré dans la deuxième Partie.
I1 faut maintenant étudier le baptême reçu par le Christ'. Et parce que le Christ a reçu le baptême de Jean, il faut étudier : I. Le baptême de Jean en général (Q. 38). - II. Le baptême reçu par le Christ (Q. 39).
1. Convenait-il à Jean de
baptiser ? - 2. Ce baptême venait-il de Dieu ? - 3. Conférait-il la grâce ? -
4. D'autres que le Christ devaient-ils le recevoir ? - 5. Ce baptême devait-il
cesser après avoir été reçu par le Christ ? - 6. Ceux qui avaient reçu le baptême
de Jean devaient-ils recevoir ensuite le baptême institué par le Christ ?
Objections
:
1. Tout rite sacramentel se
rattache à une loi. Or Jean n'a pas introduit de loi nouvelle. Il ne convenait
donc pas qu'il introduisît un rite nouveau.
2. Jean a été envoyé par
Dieu en témoignage comme prophète, selon le texte de S. Luc (1, 76) :
"Toi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très-Haut." Or, les
prophètes antérieurs au Christ n'ont pas établi de nouveau rite, mais
poussaient à observer les rites de la loi, comme faisait Malachie (3, 22) :
"Rappelez-vous la loi de Moïse, mon serviteur."
3. On n'ajoute pas à ce qui est déjà surabondant. Or les Juifs multipliaient les baptêmes, comme l'explique S. Marc (7, 3 Vg) : "Les pharisiens et les Juifs ne mangent pas sans s'être soigneusement lavé les mains ; lorsqu'ils reviennent du marché, ils ne mangent pas sans avoir pratiqué des ablutions. Ils pratiquent encore beaucoup d'autres observances traditionnelles, la purification des coupes, des cruches, des vases de bronze et des lits." Il était donc superflu que Jean baptise.
Cependant : il y a l'autorité de l'Écriture en S. Matthieu (3, 5), où, après avoir fait mention de la sainteté de S. Jean, elle ajoute que beaucoup allaient vers lui " et étaient baptisés dans le Jourdain".
Conclusion
:
Il convenait que Jean baptisât pour quatre raisons.
1° Il fallait que le Christ soit baptisé par lui afin de consacrer le baptême, dit S. Augustin.
2° Afin de manifester le Christ. Aussi Jean Baptiste lui-même déclare-t-il : "C'est afin que le Christ soit manifesté que moi je suis venu baptiser dans l'eau." Aux foules accourues vers lui, Jean annonçait le Christ, ce qu'il n'aurait pu faire aussi facilement s'il avait dû aller trouver chacun, dit S. Jean Chrysostome.
3° Afin d'accoutumer les hommes, par son baptême, à celui du Christ. S. Grégoire dit que Jean a baptisé " afin de remplir sa fonction de précurseur : sa naissance avait précédé celle du Seigneur ; de même son baptême préparait celui du Seigneur".
4° Afin de pousser les hommes à la pénitence et par là les préparer à recevoir dignement le baptême du Christ. Aussi Bède dit-il sur le même passage : "On peut comparer le profit que retirent les catéchumènes de l'enseignement de la foi avant leur baptême, au bien que procurait le baptême de Jean avant celui du Christ. Jean prêchait, en effet, la pénitence, annonçait le baptême du Christ, et attirait à la connaissance de la vérité qui s'est manifestée au monde ; pareillement les ministres du Christ, qui commencent par enseigner, réprouvent ensuite les péchés et en promettent la rémission dans le baptême du Christ."
Solutions
:
1. Le baptême de Jean
n'était pas par lui-même un sacrement, mais comme une sorte de sacramental disposant
au baptême du Christ ; aussi se rattachait-il quelque peu à la loi du Christ et
non à la loi de Moïse.
2. Jean ne fut pas
seulement un prophète mais, comme dit le Christ en S. Matthieu (11, 9), "
plus qu'un prophète". Il fut en effet le terme de la loi et le
commencement de l'Évangile. Il lui revenait donc d'amener les hommes, par sa
parole et par ses actes, à la loi du Christ plutôt qu'à l'observance de
l'ancienne loi.
3. Les ablutions (ou
baptêmes) des pharisiens étaient inutiles, car elles ne visaient qu'à purifier
la chair. Mais le baptême de Jean visait à purifier l'esprit, car il amenait
les hommes à la pénitence, comme nous venons de le montrer.
Objections
:
1. Aucune réalité
sacramentelle venant de Dieu ne porte le nom d'un homme. Ainsi le baptême de la
loi nouvelle n'est-il pas appelé baptême de Pierre ou de Paul, mais du Christ.
Or le baptême administré par Jean porte son nom, car on lit en S. Matthieu (21,
25) : "Le baptême de Jean, d'où venait-il ? Du ciel, ou des hommes ?
" Il ne pouvait donc venir de Dieu.
2. Tout enseignement
nouveau qui vient de Dieu doit être confirmé par des signes ; c'est pourquoi le
Seigneur a donné à Moïse le pouvoir d'en accomplir (Ex 4, 2) et on lit dans
l'épître aux Hébreux (2, 3) : "Notre foi, inaugurée par la prédication du
Seigneur, nous a été confirmée par ceux qui l'ont entendue, Dieu appuyant leur
témoignage par des signes et des prodiges." Or, on nous dit dans le
quatrième évangile (10, 41) : "Jean n'a fait aucun signe". Il semble
donc que son baptême ne venait pas de Dieu.
3. Les sacrements institués par Dieu sont prescrits par la Sainte Écriture. Mais ce n'est pas le cas du baptême de Jean, qui ne vient donc pas de Dieu.
Cependant : Jean Baptiste déclare lui-même, selon le quatrième évangile (1, 33) : "Celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau, c'est lui qui m'a dit : Celui sur qui tu verras l'Esprit, etc."
Conclusion
:
Dans le baptême de Jean on peut considérer deux réalités : le rite même du baptême, et l'effet du baptême. Le rite du baptême n'a pas été institué par les hommes mais par Dieu ; c'est Dieu qui, par une révélation intime du Saint-Esprit, a envoyé Jean baptiser. En revanche, l'effet de ce baptême venait de l'homme, car ce baptême ne produisait rien que l'homme ne puisse faire. Par suite, le baptême de Jean n'est pas venu de Dieu seul, sinon dans la mesure où Dieu agit dans l'homme.
Solutions
:
1. Par le baptême de la loi
nouvelle, les hommes sont baptisés intérieurement par le Saint-Esprit, ce qui
est l'oeuvre de Dieu seul. Mais par le baptême de Jean le corps seul était
purifié par l'eau. Voilà pourquoi Jean lui-même affirme (Mt 3, 11) : "Moi,
je vous baptise dans l'eau ; lui vous baptisera dans l'Esprit Saint."
Aussi le baptême administré par Jean porte-il son nom, car tout ce qui s'y
faisait était fait par lui. Mais le baptême de la loi nouvelle ne porte pas le
nom du ministre, car celui-ci ne produit pas l'effet principal du baptême, qui
est la purification intérieure.
2. L'enseignement et l'action
de Jean étaient tout entiers ordonnés au Christ, qui a confirmé par une
multitude de signes sa propre doctrine et celle de Jean. Si Jean avait fait des
miracles, les hommes lui auraient porté la même attention qu'au Christ. Pour
que les hommes s'attachent principalement au Christ, il n'a pas été accordé à
Jean de faire des miracles. Cependant, aux juifs qui lui demandaient pourquoi
il baptisait, il a confirmé sa mission par l'autorité de la Sainte Écriture en
disant (Jn 1, 19) : "je suis la voix qui crie dans le désert."
L'austérité de sa vie était encore une preuve de sa mission car, d'après S.
Jean Chrysostome, " c'était chose étonnante de voir dans un corps humain
une telle endurance".
3. Le baptême de Jean ne fut prévu par Dieu que pour durer peu de temps,
on a dit pourquoi à l'Article précédent. Aussi ne fut-il pas recommandé par
précepte promulgué pour tous dans la Sainte Écriture, mais par une révélation
intime de l'Esprit Saint, comme nous venons de le dire.
Objections
:
1. On lit en S. Marc (1, 4)
: "Jean baptisait dans le désert, et il prêchait un baptême de pénitence
pour la rémission des péchés." Or la pénitence et la rémission des péchés
requièrent la grâce. Donc le baptême de Jean conférait la grâce.
2. Ceux que Jean devait
baptiser confessaient leurs péchés, comme on le lit en Matthieu (3, 6) et Marc
(1, 5). Or la confession des péchés se fait en vue de leur pardon, qui se
réalise par la grâce. Le baptême de Jean conférait donc la grâce.
3. Le baptême de Jean était plus proche du baptême du Christ que la circoncision. Or la circoncision remettait le péché originel ; car, d’après Bède, " sous la loi, la circoncision apportait contre la blessure du péché originel le même remède de guérison salutaire que le baptême apporte maintenant au temps de la révélation de la grâce". Donc, à plus forte raison, le baptême de Jean apportait-il la rémission des péchés ; ce qui ne peut se faire sans la grâce.
Cependant : Jean Baptiste déclare en saint Matthieu (3, 11) : "Moi, je vous baptise dans l’eau, pour la pénitence." Ce que S. Grégoire explique ainsi : "Jean ne baptisa pas dans l'Esprit, mais dans l'eau, parce qu'il ne pouvait pas enlever les péchés." Or la grâce vient du Saint-Esprit, et c'est par elle que les péchés sont enlevés. Le baptême de Jean ne conférait donc pas la grâce.
Conclusion
:
On le sait par l'Article précédent, l'enseignement et l'action de Jean ne faisaient que préparer ceux du Christ. C'est ainsi que l'apprenti et l'ouvrier subalterne préparent une matière à recevoir la forme que lui donnera le maître d'oeuvre. Or la grâce devait être conférée aux hommes par le Christ, suivant cette parole de Jean l'évangéliste (1, 17) : "La grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ." Il en résulte que le baptême de Jean ne conférait pas la grâce, mais y préparait seulement. De trois manières : 1° par l'enseignement de Jean, qui amenait les auditeurs à la foi au Christ ; 2° en accoutumant les hommes au rite du baptême du Christ ; 3° par la pénitence, qui les préparait à recevoir l'effet du baptême du Christ.
Solutions
:
1. D'après Bède, le mot " baptême " peut se comprendre de deux façons. Ou bien c'est le baptême administré par Jean lui-même, lequel est un " baptême de pénitence " en ce sens qu'il incite à pratiquer la pénitence et constitue une protestation par laquelle on professait qu'on ferait pénitence. Le baptême du Christ est différent : ce baptême-là, qui remet les péchés, Jean ne pouvait pas le donner ; il ne faisait que le prêcher en disant : "Lui, il vous baptisera dans l'Esprit Saint."
On peut soutenir aussi que Jean prêchait le baptême de pénitence, c'est-à-dire le baptême qui conduit à la pénitence, laquelle conduit à son tour à la rémission des péchés.
Ou bien encore on peut suivre
l'opinion de S. Jérôme : "La grâce qui remet gratuitement les péchés est
donnée par le, baptême du Christ. Mais ce qui est achevé par l’Époux est
commencé par l'ami de l'Époux", c'est-à-dire Jean. Si donc " Jean
baptisait et prêchait le baptême de la pénitence pour la rémission des
péchés", cela ne veut pas dire qu'il achevait toute cette oeuvre de la
grâce ; mais il la commençait en y préparant les hommes.
2. Cette confession des
péchés ne se faisait pas pour obtenir immédiatement leur pardon par le baptême
de Jean, mais pour le recevoir par la pénitence qui suivait, et par le baptême
du Christ auquel cette pénitence préparait.
3. La circoncision avait
été instituée comme remède du péché originel. Mais le baptême de Jean n'avait
pas été institué à cette fin ; il ne faisait que préparer au baptême du Christ,
comme nous venons de le dire. Si les sacrements sont efficaces, c'est en vertu
de l'institution divine.
Objections
:
1. On l'a dit, Jean
baptisait pour que le Christ soit baptisé, selon S. Augustin. Mais ce qui est
propre au Christ ne doit pas convenir aux autres. Donc il ne fallait pas qu'un
autre reçoive le baptême de Jean.
2. Quiconque est baptisé ou
bien reçoit quelque effet du baptême, ou bien lui confère quelque qualité. Or,
personne ne pouvait rien recevoir du baptême de Jean, qui ne donnait pas la
grâce, nous venons de le dire. Et personne ne pouvait rien conférer au baptême
de Jean, sauf le Christ, qui " a sanctifié les eaux par le contact de sa
chair très pure". Donc le Christ seul devait recevoir le baptême de Jean.
3. Si d'autres recevaient ce baptême, ce n'était que pour se préparer à celui du Christ ; ainsi, de même que le baptême du Christ est administré à tous, grands et petits, païens et Juifs, il aurait convenu que tous reçoivent le baptême de Jean. Mais l'Écriture ne dit pas que celui-ci ait baptisé des enfants ni des païens car, selon S. Marc (1, 5), " tous les Israélites allaient à Jean et étaient baptisés par lui". Il semble donc que le Christ aurait dû être le seul à recevoir le baptême de Jean.
Cependant : on lit en S. Luc (3, 21) : "Une fois que tout le peuple eut été baptisé, Jésus fut baptisé lui aussi et pendant qu'il priait le ciel s'ouvrit."
Conclusion
:
D'autres que le Christ devaient être baptisés par Jean, pour deux motifs. D'abord, dit S. Augustin, " si le Christ seul avait reçu le baptême de Jean, il n'aurait pas manqué d'hommes pour dire que le baptême de Jean, reçu par le Christ, était supérieur à celui du Christ, reçu par les autres". Ensuite il fallait, comme nous l'avons dit, que les autres soient préparés par le baptême de Jean à recevoir le baptême du Christ.
1. Si le baptême de Jean a été institué, ce n'était pas seulement pour que le Christ soit baptisé, mais aussi pour d'autres motifs, comme nous l'avons dit à l'article premier. Pourtant, même si le baptême de Jean avait été institué uniquement pour cela, il aurait fallu éviter les inconvénients indiqués, en donnant ce baptême à d'autres.
2. Les autres hommes qui
venaient au baptême de Jean ne pouvaient rien conférer à ce baptême ; cependant
ils n'en recevaient pas la grâce, mais seulement le signe de la pénitence.
3. Puisque ce baptême était
"de pénitence" et que celle-ci ne convient pas aux enfants, il
n'était pas donné à ceux-ci. Quant aux païens, leur ouvrir le chemin du salut
était réservé au Christ " attente des nations " (Gn 49, 10 Vg). Et
lui-même a interdit aux Apôtres de prêcher l’Évangile aux païens avant sa
passion et sa résurrection. Aussi convenait-il beaucoup moins que Jean admette
des païens au baptême.
Objections
:
1. Il est écrit (Jn
1, 31) : "C'est pour qu'il soit manifesté à Israël que je suis venu
baptiser dans l'eau." Or, après son baptême, le Christ était suffisamment
manifesté : par le témoignage de Jean, par la descente de la colombe, par le
témoignage de la voix du Père. Il semble donc que le baptême de Jean n'aurait
pas dû continuer ensuite.
2. S. Augustin l'affirme :
"Le Seigneur a été baptisé du baptême de Jean, et celui-ci a pris
fin."
3. Le baptême de Jean préparait à celui du Christ. Or le baptême administré par le Christ a commencé aussitôt que celui-ci eut été baptisé, car, dit Bède, " c'est par le contact de sa chair très pure qu'il a conféré aux eaux la vertu de régénérer". Il apparaît donc que le baptême de Jean a pris fin aussitôt que le Christ l'eut reçu.
Cependant : il est écrit (Jn 3, 22) : "Jésus vint au pays de Judée... et il y baptisait. Jean aussi baptisait." Mais le Christ n'a baptisé qu'après avoir reçu le baptême. Il apparaît donc que Jean a continué ensuite de baptiser.
Conclusion
:
Le baptême de Jean ne devait pas prendre fin après que le Christ eut été baptisé.
1° Parce que, selon S. Jean Chrysostome, " si Jean avait cessé de baptiser après le baptême du Christ, on aurait pensé que c'était par jalousie ou par colère".
2° Parce que s'il avait cessé de baptiser au moment où le Christ baptisait, " il aurait accru la jalousie de ses disciples".
3° En continuant à baptiser, " il envoyait ses auditeurs au Christ".
4° Comme dit Bède " l'ombre de la loi ancienne demeurait encore, et le Précurseur ne devait pas cesser son ministère jusqu'à la manifestation de la vérité".
Solutions
:
1. Une fois baptisé, le
Christ n'était pas encore pleinement manifesté. Il était donc nécessaire que
Jean continue à baptiser.
2. On peut dire que, le
Christ une fois baptisé, le baptême de Jean a pris fin ; non aussitôt, mais
après l'emprisonnement du Précurseur. Ce qui fait dire à S. Jean Chrysostome :
"A mon sens, voici pourquoi la mort de Jean a été permise et pourquoi,
après sa disparition, le Christ s'est mis à prêcher abondamment : pour que tout
l'attachement de la foule se reporte sur le Christ, et qu'on ne soit plus
divisé par l'opinion que l'on avait de l'un et de l'autre."
3. Le baptême de Jean était
une préparation non seulement au baptême que le Christ devait recevoir, mais
aussi à ce que d'autres parviennent au baptême du Christ. Ce qui ne s'était pas
encore réalisé lorsque le Christ fut baptisé.
Objections
:
1. Jean n'était pas
inférieur aux Apôtres, puisqu'il est écrit de lui (Mt 11, 11) : "Parmi les
enfants des hommes, il ne s'en est pas levé de plus grand que Jean
Baptiste." Or ceux à qui les Apôtres avaient donné le baptême n'étaient
pas baptisé à nouveau, mais on se bornait à leur imposer les mains ; on dit en
effet dans les Actes (8, 16) de ceux qui " avaient été seulement baptisés
par Philippe au nom du Seigneur Jésus, que les Apôtres Pierre et Jean leur
imposaient les mains et ils recevaient le Saint-Esprit". Il semble donc
que ceux qui avaient été baptisés par Jean n'avaient pas dû recevoir le baptême
du Christ.
2. Les Apôtres ont reçu le
baptême de Jean, car quelques-uns avaient été ses disciples comme on le voit
dans le quatrième évangile (1, 37). Mais les Apôtres ne semblent pas avoir reçu
le baptême du Christ : "Jésus ne baptisait pas lui-même, mais seulement
ses disciples " (Jn 4, 2).
3. Celui qui est baptisé
est inférieur à celui qui baptise. Or nous ne lisons pas que Jean lui-même ait
reçu le baptême du Christ. Donc, bien moins encore ceux que Jean avait baptisés
ont-ils eu besoin du baptême du Christ.
4. On lit dans les Actes
(19, 1) : "Paul, ayant rencontré quelques disciples, leur dit :
"Avez-vous reçu le Saint-Esprit, quand vous avez cru ?" Ils lui
répondirent : "Nous n'avons même pas entendu dire qu'il y ait un
Saint-Esprit." Il dit : "Quel baptême avez-vous donc reçu ?" Et
ils répondirent : "Le baptême de Jean." Ils furent alors baptisés à
nouveau au nom du Seigneur Jésus Christ." Il semble donc qu'il avait fallu
les baptiser à nouveau parce qu'ils ignoraient l'Esprit Saint ; telle est
l'opinion de S. Jérôme dans un commentaire sur Joël et sa lettre " Sur
l'époux d'une seule femme u", et celle de S. Ambroise. Mais certains de
ceux qui reçurent le baptême de Jean avaient une pleine connaissance de la
Trinité. Ceux-là n'avaient donc pas à recevoir le baptême du Christ.
5. La parole de S. Paul (Rm 10, 8) : "Voici la parole de foi que nous prêchons " est ainsi commentée par une Glose de S. Augustin : "D'où vient à l'eau une vertu telle qu'en touchant le corps elle lave le coeur, sinon de l'efficacité de la parole, celle que l'on croit, non celle qui est prononcée ? " Cela montre bien que là vertu du baptême dépend da la foi. Or la forme du baptême de Jean signifiait la foi au Christ, en laquelle nous sommes baptisés ; Paul déclare en effet, d'après les Actes (19, 11) : "Jean a baptisé du baptême de pénitence, disant au peuple de croire en celui qui venait après lui, c'est-à-dire en Jésus." Il semble donc que ceux qui avaient reçu le baptême de Jean n'avaient pas besoin de recevoir celui de Jésus.
Cependant : S. Augustin nous dit " Ceux qui ont été baptisés du baptême de Jean, il fallait qu'ils soient baptisés du baptême du Christ."
Conclusion
:
Selon l'opinion du Maître des Sentences : "Ceux qui avaient reçu le baptême de Jean en ignorant l'existence du Saint-Esprit et en mettant leur espérance dans ce baptême, ont été baptisés ensuite du baptême du Christ. Quant à ceux qui n'avaient pas mis leur espoir dans ce baptême et qui croyaient au Père, au Fils et au Saint-Esprit, on ne les baptisa pas dans la suite ; mais ils reçurent l'Esprit Saint par l'imposition des mains que les Apôtres firent sur eux."
La première partie de cette opinion est vraie de multiples autorités la confirment.
La seconde partie est tout à fait déraisonnable. D'abord parce que le baptême de Jean ne conférait pas la grâce, ni n'imprimait de caractère ; il était seulement donné dans l'eau, comme Jean le dit lui-même en Matthieu (3, 11). La foi ou l'espérance que le baptisé avait dans le Christ ne pouvait donc pas suppléer à ce défaut. En second lieu parce que, si l'on omet dans un sacrement quelque chose de nécessaire, non seulement il faut suppléer ce qui a été omis, mais il faut tout recommencer. Or, le baptême du Christ exige nécessairement qu'il soit fait non seulement dans l'eau, mais aussi dans le Saint-Esprit, selon S. Jean (3, 5) : "Si quelqu'un ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint, il ne peut pas entrer dans le royaume de Dieu." Aussi, pour ceux qui, par le baptême de Jean, n'avaient été baptisés que dans l'eau, il ne fallait pas seulement suppléer ce qui manquait, en leur donnant l'Esprit Saint par l'imposition des mains, il fallait encore les baptiser à nouveau totalement dans l'eau et dans le Saint-Esprit.
Solutions
:
1. D'après S. Augustin " On a baptisé après Jean, parce qu'il ne donnait pas le baptême du Christ, mais le sien... Le baptême donné par Pierre, et celui qu'a pu donner judas était le baptême du Christ... Et c'est pourquoi si judas a célébré des baptêmes, on n'a pas rebaptisé..."
" Car la valeur du baptême
vient de celui par le pouvoir de qui il est donné, et non en fonction de celui
qui l’administre." C'est aussi la raison pour laquelle ceux qu'avait
baptisés le diacre Philippe, qui administrait le baptême du Christ, n'ont pas
été baptisés à nouveau, mais ont reçu des Apôtres l'imposition des mains ; de
même que ceux que les prêtres ont baptisés sont confirmés par les évêques.
2. S. Augustin écrit :
"Nous croyons que les disciples du Christ ont reçu soit le baptême de
Jean, comme quelques-uns le pensent, soit plus probablement le baptême du
Christ. Car il aurait bien pu administrer le baptême afin d'avoir des
serviteurs qui le donneraient à d'autres, lui qui a exercé le ministère de
l'humilité en leur lavant les pieds."
3. Comme dit S. Jean Chrysostome, " lorsque, à Jean qui lui dit : "C'est moi qui ai besoin d'être baptisé par toi", le Christ répond : "laisse maintenant", cela montre que, par la suite, le Christ baptisa Jean". Il ajoute : "Cela est écrit dans certains livres apocryphes."
Il est cependant certain, d'après
S. Jérôme, " que si le Christ devait être baptisé dans l'eau, Jean devait
l'être par le Christ dans l'Esprit".
4. Quant à ceux dont on
nous dit qu'ils furent baptisés à nouveau après le baptême de Jean, tout le
motif n'en est pas qu'ils ignoraient l'existence du Saint-Esprit, mais qu'ils
n'avaient pas reçu le baptême du Christ.
5. Comme écrit S. Augustin : "Nos sacrements sont des signes de la grâce présente, tandis que les sacrements de l'ancienne loi étaient les signes de la grâce future. Aussi, du fait même que Jean baptisait au nom de celui qui doit venir, nous devons comprendre qu'il n'administrait pas le baptême du Christ, qui est un sacrement de la loi nouvelle."
1. Le Christ devait-il être
baptisé ? - 2. Devait-il être baptisé du baptême de Jean ? - 3. L'âge auquel le
Christ reçut le baptême. - 4. Le lieu de ce baptême. - 5." Les cieux se
sont ouverts." - 6. L'apparition du Saint-Esprit sous forme de colombe. -
7. Cette colombe fut-elle un véritable animal ? - 8. Le témoignage de la voix
du Père.
Objections
:
1. Être baptisé, c'est être
lavé. Mais il ne convenait pas au Christ d'être lavé, puisqu'il n'y avait en
lui aucune impureté.
2. Le Christ a été
circoncis pour accomplir la loi. Mais le baptême ne faisait pas partie de la
loi. Donc le Christ ne devait pas être baptisé.
3. En chaque genre de mouvements, le premier moteur ne peut lui-même recevoir le mouvement qu'il imprime. Ainsi le ciel, qui est le premier agent d'altération, ne peut subir lui-même d'altération. Mais le Christ a été le premier à baptiser, selon cette parole (Jn 1, 33) : "Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre et demeurer, c'est lui qui baptise dans l'Esprit Saint." Mais il ne convenait pas que lui-même reçût le baptême.
Cependant : on lit (Mt 3, 13) : "Jésus arrive de la Galilée au Jourdain vers Jean, pour être baptisé par lui."
Conclusion
:
Il convenait que le Christ soit baptisé. 1° Selon S. Ambroise, " le Seigneur fut baptisé non pour être purifié mais pour purifier les eaux, afin que, purifiées par la chair du Christ, qui n'a pas connu le péché, elles aient le pouvoir de baptiser". Et, dit S. Jean Chrysostome " afin qu'il les laisse sanctifiées pour ceux qui seraient baptisés dans la suite".
2° Parce que, dit Chrysostome, " bien qu'il ne fût pas pécheur lui-même, il a pris une nature pécheresse et une chair semblable à la chair du péché. C'est pourquoi, bien qu'il n'eût pas besoin du baptême pour lui, la nature charnelle des autres en avait besoin". Et, dit S. Grégoire de Nazianze " le Christ fut baptisé afin d'engloutir dans l'eau le vieil Adam tout entier".
3° Il a voulu être baptisé, dit S. Augustin " parce qu'il a voulu faire ce qu'il a demandé à tous de faire". Et c'est ce qu'il dit lui-même (Mt 3, 15) : "C'est ainsi qu'il nous convient d'accomplir toute justice." " Car, déclare S. Ambroise la justice, c'est que l'on fasse le premier ce que l'on veut que les autres fassent, et qu'on les entraîne par son exemple."
Solutions
:
1. Le Christ n'a pas été
baptisé pour être purifié, mais pour purifier, on vient de le dire.
2. Le Christ ne devait pas
seulement accomplir les prescriptions de la loi ancienne, mais aussi inaugurer
ce que commande la loi nouvelle. Et c'est pourquoi il n'a pas voulu seulement
être circoncis, mais aussi être baptisé.
3. Le Christ a été le
premier à baptiser dans l'Esprit. Et ce n'est pas ainsi qu'il a été baptisé,
mais seulement dans l'eau.
Objections
:
1. Le baptême de Jean fut
un baptême de pénitence. Mais la pénitence ne convient pas au Christ, car il
n'eut aucun péché.
2. Le baptême de Jean, dit S. Chrysostome, a tenu le milieu entre le baptême des juifs et le baptême chrétien. Mais ce qui est au milieu est homogène à la nature des deux extrêmes. Donc, puisque le Christ n'a pas reçu le baptême juif, ni non plus son propre baptême, il semble que, à titre égal, il n’aurait pas dû recevoir le baptême de Jean.
Cependant : il est écrit (Mt 3, 13) : "Jésus arrive au Jourdain pour être baptisé par Jean".
Conclusion
:
Comme dit S. Augustin, " une fois baptisé, le Seigneur baptisait, mais non du baptême dont lui-même avait été baptisé". De ce fait, puisque lui-même baptisait de son baptême à lui, il s'ensuit qu'il n'a pas été baptisé de son baptême à lui, mais du baptême de Jean. Et c'est cela qui convenait.
1° A cause de ce qui caractérise le baptême de Jean, baptême non dans l'Esprit, mais dans l'eau seulement. Or, le Christ n'avait pas besoin d'un baptême dans l'Esprit, lui qui, dès le commencement de sa conception, fut rempli de la grâce du Saint-Esprit, comme on l'a montré précédemment Et tel est le motif donné par S. Chrysostome.
2° Selon Bède le Christ fut baptisé du baptême de Jean " afin d'approuver le baptême de Jean en le recevant lui-même".
3° Selon S. Grégoire de Nazianze, " Jésus est venu au baptême de Jean afin de sanctifier le baptême".
Solutions
:
1. Nous l'avons dit à l'Article précédent, le Christ a voulu recevoir le
baptême pour nous y inciter par son exemple. Aussi, pour rendre son imitation
plus efficace, il a voulu recevoir un baptême dont manifestement il n'avait pas
besoin, afin que les hommes s'approchent du baptême dont ils avaient besoin. Ce
qui fait dire à S. Ambroise - : "Que personne ne se dérobe au bain de la
grâce, quand le Christ ne s'est pas dérobé au bain de la pénitence."
2. Le baptême prescrit dans
la loi juive était seulement figuratif ; mais le baptême de Jean contenait déjà
une certaine réalité, en tant qu'il incitait les hommes à s'abstenir du péché ;
quant au baptême chrétien, il est efficace pour purifier du péché et pour
conférer la grâce. Or, le Christ n'avait pas besoin de recevoir la rémission
des péchés, puisqu'il n'avait pas de péché, ni de recevoir la grâce, puisqu'il
la possédait en plénitude. En outre, et pareillement, étant la vérité en
personne, ce qui était une simple figure ne lui convenait pas. Et c'est
pourquoi il lui convenait de recevoir le baptême placé entre le baptême juif et
le baptême chrétien, plutôt que l'un de ceux-ci.
3. Le baptême est un remède
spirituel. Or, plus on est parfait, moins on a besoin de remède. Aussi, du fait
même que le Christ est souverainement parfait, il convenait qu'il ne reçoive
pas le baptême le plus parfait, comme celui qui est en bonne santé n'a pas
besoin d'un traitement efficace.
Objections
:
1. Le Christ a été baptisé
pour inciter les autres, en leur donnant l'exemple, à se faire baptiser. Mais
il est louable pour les fidèles du Christ d'être baptisés non seulement avait
trente ans, mais dans la petite enfance. Il semble donc que le Christ n'aurait
pas dû être baptisé à l'âge de trente ans.
2. L'Écriture ne dit pas
que le Christ ait enseigné ou fait des miracles avant son baptême. Or, s'il
avait commencé plus tôt à enseigner, dès sa vingtième année ou même avant, cela
aurait été plus avantageux pour le monde. Donc, le Christ, qui était venu pour
le bien des hommes, aurait dû être baptisé avant l'âge de trente ans.
3. C'est surtout chez le
Christ qu'a dû se manifester la sagesse divine. Or, elle s'est manifestée chez
Daniel dans son enfance (Dn 13, 43) : "Le Seigneur suscita l'esprit saint
d'un jeune enfant nommé Daniel." Donc, à plus forte raison, le Christ
aurait dû être baptisé et se mettre à enseigner dans son enfance.
4. Le baptême est ordonné au baptême reçu par le Christ comme à sa fin. Or la fin est première dans l'ordre d'intention, mais dernière dans l'ordre d'exécution. Donc le Christ devait être baptisé par Jean soit le premier, soit le dernier.
Cependant : il y a le texte de Luc (3, 21) : "Il advint, une fois que tout le peuple eut été baptisé et au moment où Jésus, baptisé lui aussi, se trouvait en prière..." et plus loin : "Jésus, lors de ses débuts, avait environ trente ans."
Conclusion
:
Il est tout à fait convenable que le Christ ait été baptisé à trente ans.
1° Il a été baptisé pour commencer dès lors à enseigner et à prêcher. Ce qui requiert l'âge parfait, qui est trente ans. Aussi lit-on dans la Genèse (41, 46) que " Joseph avait, trente ans " quand il reçut le gouvernement de l’Égypte. Il est écrit également de David ( 2 S 5, 4) " qu'il avait trente ans quand il commença de régner". Ézéchiel aussi (1, 1) commença de prophétiser " à trente ans".
2° Selon S. Chrysostome, " après le baptême du Christ, la loi allait prendre fin. Et c'est pourquoi le Christ est venu au baptême à l'âge où l'on peut endosser tous les péchés ; ainsi, puisqu'il avait observé la loi, personne ne dirait qu'il l'avait abolie parce qu'il ne pouvait pas l'accomplir".
3° Le fait que le Christ est baptisé à l'âge parfait, nous donne à entendre que le baptême engendre des hommes parfaits, selon S. Paul (Ep 4, 13) : "Nous devons parvenir tous ensemble à ne faire plus qu'un dans la foi et la connaissance du Fils de Dieu, et à constituer cet homme parfait, dans la force de l'âge, qui réalise la plénitude du Christ." A cela semble se rattacher ce qui est propre au chiffre trente. Il est le produit de trois par dix ; trois évoque la foi en la Trinité ; et dix, l'accomplissement des préceptes de la loi : c'est en ces deux points que consiste la perfection de la vie chrétienne.
Solutions
:
1. Comme dit S. Grégoire de
Nazianze, le Christ n'a pas été baptisé " comme s'il avait besoin d'être
purifié... ou comme s'il eût été dangereux pour lui de retarder le baptême.
Mais pour tout autre, ce serait un grand danger de sortir de ce monde sans
avoir revêtu la robe d'immortalité", la grâce. Et s'il est bon de garder
sa pureté après le baptême, " il vaut mieux", dit le même auteur,
" recevoir parfois quelques taches que d'être entièrement démuni de la
grâce".
2. Le bien que le Christ
apporte aux hommes leur vient principalement de la foi et de l'humilité. Or,
pour l'une et l'autre, il importe que le Christ n'ait pas commencé à enseigner
dans son enfance ou son adolescence, mais à l'âge parfait. Pour la foi, parce
que la réalité de l'humanité du Christ se manifeste par la croissance de son
corps ; et pour que cette croissance ne soit pas tenue pour imaginaire, il n'a
pas voulu manifester sa sagesse ou sa force avant d'avoir atteint l'âge parfait
de son développement physique. Pour l'humilité, afin que personne, avant
d'avoir atteint l'âge parfait, n'ait la prétention de prendre un titre de supérieur
ni une fonction d'enseignement.
3. Le Christ était proposé
en exemple aux hommes en toutes choses. C'est pourquoi il devait montrer en lui
ce qui convient à tous selon la loi commune, et donc n'enseigner qu'à l'âge
parfait. Mais, dit S. Grégoire de Nazianze : "La loi commune n'est pas ce
qui arrive rarement, de même qu'une hirondelle ne fait pas le printemps".
Car il a été accordé à quelques-uns, par une disposition spéciale voulue par la
sagesse divine et contraire à la loi commune, de recevoir avant l'âge parfait
la fonction de gouverner ou d'enseigner, comme ce fut le cas pour Salomon,
Daniel et Jérémie.
4. Le Christ ne devait être
baptisé par Jean ni le premier, ni le dernier. Car, dit S. Chrysostome le
Christ était baptisé " pour confirmer la prédication et le baptême de
Jean, et pour recevoir le témoignage de celui-ci". Or, on n'aurait pas cru
au témoignage de Jean si d'abord beaucoup d'hommes n'avaient été baptisés par
lui. Et c'est pourquoi le Christ ne devait pas être baptisé le premier. Et non
plus le dernier. Car, ajoute le même auteur, " de même que le soleil
n'attend pas que décline l'étoile du matin, mais qu'il se lève tandis que
celle-ci poursuit sa course, et qu'il en efface l'éclat par sa lumière, de même
le Christ n'a pas attendu que Jean ait accompli sa course, mais est apparu
tandis que celui-ci continuait à enseigner et à baptiser "
Objections
:
1. La vérité doit
correspondre à la figure. Mais la préfiguration du, baptême fut le passage de
la mer Rouge, où les Égyptiens furent engloutis comme les péchés sont effacés
par le baptême. Il semble donc que le Christ aurait dû être baptisé dans la mer
plutôt que dans le Jourdain.
2." Jourdain " se
traduit par " descente". Mais dans le baptême on monte beaucoup plus
qu'on ne descend, aussi est-il écrit (Mt 3, 16) : "Jésus, aussitôt
baptisé, remonta de l'eau."
3. Lorsque les fils d'Israël passèrent le Jourdain, " ses eaux retournèrent en arrière " (Jos 3, 16. 17 ; Ps 114, 3. 5). Or les baptisés ne retournent pas en arrière, ils vont de l'avant. Il ne convenait donc pas que le Christ soit baptisé dans le Jourdain.
Cependant : il est écrit (Mc 1, 9) : "Jésus fut baptisé par Jean dans le Jourdain."
Conclusion
:
C'est en traversant le Jourdain que les fils d'Israël entrèrent dans la Terre promise. Or le baptême du Christ a ceci de particulier par rapport aux autres baptêmes, qu'il introduit dans le royaume de Dieu, symbolisé par la Terre promise. D'où ce texte de S. Jean (3, 5) : "Nul, s'il ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint, ne peut entrer dans le royaume de Dieu." A cela se rattache le fait qu'Élie a divisé les eaux du Jourdain avant d'être enlevé au ciel par un char de feu (2 R 2, 7), parce que, pour ceux qui traversent les eaux du baptême, le feu de l'Esprit Saint ouvre l'accès au ciel. Aussi convenait-il que le Christ fût baptisé dans le Jourdain.
Solutions
:
1. Le passage de la mer
Rouge préfigurait le baptême en ce que celui-ci efface les péchés. Mais le
passage du Jourdain le préfigurait en ce qu'il ouvre la porte du royaume
céleste, ce qui est l'effet principal du baptême, et qui n'est accompli que par
le Christ. Il convenait donc que le Christ soit baptisé dans le Jourdain plutôt
que dans la mer.
2. Il y a dans le baptême
une montée par le progrès de la grâce ; elle requiert la descente par
l'humilité, selon S. Jacques (4, 6) : "Aux humbles le Seigneur donne la
grâce." Et c'est à cette descente que se rapporte le nom de Jourdain.
3. Selon S. Augustin " de même que jadis les eaux du Jourdain sont retournées en arrière, de même, le Christ une fois baptisé, les péchés sont retourner en arrière".
Ou bien cela peut symboliser qu'à
l'opposé des eaux qui descendent, le fleuve des bénédictions se portait vers le
haut.
Objections
:
1. Les cieux doivent
s'ouvrir pour celui qui a besoin d'y entrer parce qu'il se trouve en dehors. Or
le Christ se trouvait toujours dans le ciel, selon la parole en S. Jean (3, 13)
: "Le Fils de l'homme, qui est dans le ciel..."
2. L'ouverture des cieux
peut s'entendre ou d'une manière spirituelle, ou d'une manière physique. On ne
peut l'entendre d'une manière physique, car les corps célestes sont
inaltérables et infrangibles selon le livre de Job (37, 18) : "C'est
peut-être toi qui as fabriqué les cieux, aussi solides que le bronze ? "
On ne peut l'entendre non plus d'une manière spirituelle, car aux regards du
Fils de Dieu, les cieux n'étaient pas fermés auparavant. C'est pourquoi il est
inexact de dire qu'après le baptême du Christ " les cieux se sont
ouverts".
3. Pour les fidèles le ciel s'est ouvert par la passion du Christ, selon l'épître aux Hébreux (10, 19) : "Nous avons confiance d'entrer dans le Saint des saints par le sang du Christ." C'est pourquoi même les baptisés du baptême du Christ, s'ils étaient morts avant sa passion, n'auraient pu entrer au ciel. Donc les cieux auraient dû s'ouvrir pendant sa passion et non après son baptême.
Cependant : il y a l'affirmation de Luc (3, 21) : "Au moment où Jésus, après son baptême, était en prière, le ciel s'ouvrit."
Conclusion
:
Nous l'avons dit. le Christ a voulu être baptisé pour consacrer par son baptême celui que nous recevrions. Aussi le baptême qu'il a reçu devait-il manifester ce qui ressortit à l'efficacité de notre baptême. A ce sujet trois points sont à considérer.
1° La vertu principale d'où le baptême tient son efficacité, et qui est une vertu céleste. C'est pourquoi, au baptême du Christ, le ciel s'est ouvert pour montrer que désormais une vertu céleste sanctifierait notre baptême.
2° Ce qui agit pour l'efficacité du baptême. C'est la foi de l'Église et du baptisé ; de là vient que les baptisés professent la foi et que le baptême est appelé " sacrement de la foi". Or, par la foi notre regard pénètre les mystères célestes qui dépassent le sens et la raison de l'homme. C'est pour symboliser cela que les cieux se sont ouverts après le baptême du Christ.
3° C'est spécialement par le baptême du Christ que nous est ouverte l'entrée du royaume céleste, que le péché avait fermée au premier homme. Aussi, au baptême du Christ, les cieux s’ouvrirent-ils afin de montrer que le chemin du ciel était ouvert aux baptisés.
D'autre part, après le baptême, pour que l'homme entre au ciel, la prière continuelle lui est nécessaire. Certes, par le baptême les péchés sont remis, mais il reste le foyer de convoitise qui nous attaque intérieurement, et le monde et les démons qui nous attaquent extérieurement. C'est pourquoi S. Luc dit nettement : "Au moment où Jésus, après son baptême, était en prière", parce que la prière est nécessaire aux fidèles après le baptême.
Ou bien on veut nous faire entendre que le fait même de l'ouverture du ciel aux croyants par le baptême, tient à la vertu de la prière du Christ. Aussi Matthieu (3, 16) écrit-il nettement : "Le ciel fut ouvert pour lui", c'est-à-dire " à tous à cause de lui", comme si un empereur disait à quelqu'un qui l'implore pour un autre : "Ce bienfait, je ne le donne pas à lui, mais à toi", c'est-à-dire " à cause de toi", selon le commentaire de S. Jean Chrysostome.
Solutions
:
1. Comme dit S. Jean
Chrysostome u, " de même que le Christ selon sa condition humaine a été
baptisé, quoiqu'il n'eût pas besoin de baptême pour lui-même ; de même, selon
cette condition humaine, les cieux se sont ouverts pour lui, mais selon sa
nature divine, il était toujours dans les cieux".
2. D'après S. Jérôme,
" les cieux s'ouvrirent pour le Christ baptisé, non par une ouverture
matérielle mais pour les yeux de son esprit, ces yeux avec lesquels Ézéchiel
aussi les vit ouverts, comme il le rapporte au début de son livre". Et S.
Jean Chrysostome le prouve en disant : "Si la créature (les cieux) s'était
brisée, on n'aurait pas dit : "les cieux lui furent ouverts", car ce
qui s'ouvre corporellement est ouvert pour tous." Aussi Marc (1, 10)
dit-il expressément : "Aussitôt, Jésus, remonta de l'eau, vit les cieux
s'ouvrir", comme si l'ouverture des cieux était en relation avec la vision
du Christ. Certains la ramènent à une vision physique, disant qu'autour du
Christ, au moment du baptême, il y eut une telle splendeur que les cieux
parurent ouverts. Cela peut encore se rattacher à une vision par l'imagination,
à la manière dont Ézéchiel vit les cieux ouverts ; car elle était formée dans
l'imagination du Christ par la vertu divine et la volonté rationnelle, pour
signifier que par le baptême l'entrée du ciel est ouverte aux hommes. On peut
encore la rattacher à une vision intellectuelle, en tant que le Christ vit,
quand le baptême venait d'être sanctifié, que le ciel est ouvert aux hommes ;
mais déjà avant son baptême, il avait vu que cela devait se réaliser.
3. La passion du Christ
ouvre le ciel aux hommes comme une cause universelle de l'ouverture des cieux.
Mais il faut encore appliquer cette cause universelle aux individus ; ce qui se
fait par le baptême, selon S. Paul (Rm 6, 3) : "Nous tous, qui avons été
baptisés dans le Christ, c'est dans sa mort que nous avons été baptisés."
Et c'est pourquoi l'on fait mention de l'ouverture des cieux au baptême du
Christ plutôt, que lors de sa passion. Ou bien, dit S. Jean Chrysostome :
"Au baptême du Christ, les cieux se sont seulement ouverts, mais c'est
plus tard qu'il a vaincu le tyran par la croix. Alors les portes n'étaient plus
nécessaires, le ciel ne devant plus être fermé. C'est pourquoi les anges ne
disent pas : "Ouvrez les portes" car elles étaient déjà ouvertes,
mais : "Enlevez les portes" (Ps 24, 7. 9)." Chrysostome donne
ainsi à entendre que les obstacles empêchant les âmes des défunts d'entrer au
ciel ont été totalement enlevés par la passion du Christ ; mais au baptême du
Christ, elles ont été ouvertes en ce sens que la route par laquelle les hommes
entreraient au ciel, avait déjà été montrée.
Objections
:
1. L'Esprit Saint habite
dans l'homme par la grâce. Mais l'homme Christ a eu la plénitude de la grâce
dès le principe de sa conception comme Fils unique du Père, on l'a dit plus
haut. Donc ce n'est pas au baptême que le Saint-Esprit devait lui être envoyé.
2. On dit que le Christ
" est descendu " dans le monde par le mystère de l'Incarnation, quand
" il s'est anéanti lui-même prenant condition d'esclave " (Ph 2, 7).
Mais le Saint-Esprit ne s'est pas incarné. Il n'est donc pas juste de dire que
le Saint-Esprit " est descendu sur lui".
3. Le baptême du Christ
devait, comme une sorte de prototype, montrer ce qui se passerait dans notre
propre baptême. Mais le nôtre ne comporte pas de mission visible du
Saint-Esprit. Donc le baptême du Christ, lui non plus, n'aurait pas dû en
comporter.
4. Le Saint-Esprit découle du Christ sur tous les autres hommes, selon S. Jean (1, 16) : "De sa plénitude nous avons tous reçu." Mais sur les Apôtres le Saint-Esprit n'est pas descendu sous la forme d'une colombe, mais sous la forme du feu. Il aurait donc dû en être de même au baptême du Christ.
Cependant : l'évangile (Lc 3, 22) est formel : "Le Saint-Esprit descendit sur lui sous une forme corporelle, pareil à une colombe."
Conclusion
:
Selon S. Jean Chrysostome, ce qui s'est accompli au sujet du Christ dans son baptême se rattache au mystère accompli en tous ceux qui devaient être baptisés ensuite. Or, tous ceux qui reçoivent le baptême du Christ reçoivent le Saint-Esprit, sauf s'ils ne sont pas sincères, selon cette parole du Baptiste (Mt 3, 11) : "C'est lui qui vous baptisera dans l’Esprit Saint." Et c’est pourquoi il convenait que celui-ci descende sur le Christ lors de son baptême.
Solutions
:
1. Pour S. Augustin, "
il est absolument ridicule de croire que le Christ avait déjà trente ans quand
il reçut l’Esprit Saint ; quand il vint au baptême, il était sans péché, il
n’était donc pas dans l’Esprit Saint. S’il est écrit de Jean qu’il sera rempli
du Saint-Esprit dès le sein de sa mère, que devons-nous dire du Christ homme,
dont la chair n’a pas été conçue charnellement, mais spirituellement ?... Alors
donc", dans le baptême, " il a daigné préfigurer son corps,
c'est-à-dire l'Église, en laquelle on reçoit le Saint-Esprit, spécialement au
moment du baptême "
2. Comme dit S. Augustin, si le Saint-Esprit est descendu sur le Christ sous une forme corporelle semblable à une colombe, ce n'est pas qu'on ait vu la substance même du Saint-Esprit, qui est invisible. Ce n'est pas non plus que cette créature visible ait été assumée dans l'unité de la personne divine ; car on ne dit pas que le Saint-Esprit est une colombe comme on dit que le Fils de Dieu est un homme, en raison de son union avec lui. Ce n'est pas davantage qu'on ait vu alors le Saint-Esprit sous la forme d'une colombe de la façon dont Jean a vu l'agneau immolé selon l'Apocalypse (5, 6). Car cette vision s'est faite en esprit, par les images spirituelles des corps, tandis que la colombe du baptême, personne n'a jamais douté qu'on l'ait vue de ses yeux. Le Saint-Esprit n'est pas apparu non plus sous l'apparence d'une colombe, ainsi qu'il est écrit (1 Co 10, 4) : "Le rocher était le Christ." Car ce rocher faisait partie de la création, mais on lui a donné le nom de Christ, qu'il préfigurait par sa manière d'agir. Mais cette colombe a existé soudainement pour exercer son symbolisme et a disparu ensuite, comme la flamme apparue à Moïse dans le buisson.
On dit donc que le Saint-Esprit est
descendu sur le Christ non en raison de son union avec la colombe, mais ou bien
en raison du symbolisme de la colombe elle-même à l'égard du Saint-Esprit, elle
qui est venue sur le Christ en descendant ; ou encore en raison de la grâce
spirituelle qui découle de Dieu sur la créature par une sorte de descente
spirituelle, selon S. Jacques (1, 17) : "Tout don excellent, toute
donation parfaite vient d'en haut et descend du Père des lumières."
3. Selon S. Jean
Chrysostome, " au début des communications spirituelles apparaissent
toujours des visions sensibles, au profit de ceux qui ne peuvent avoir aucune
intelligence de la nature incorporelle ; mais ensuite, si ces visions ne se
produisent plus, on accepte la foi parce qu'elles se sont produites un
jour". Et c'est pourquoi le Saint-Esprit est descendu visiblement sous une
apparence corporelle, afin que l'on crût dans la suite qu'il descend
invisiblement sur tous les baptisés.
4. Que le Saint-Esprit ait apparu sur le Christ à son baptême sous la forme d'une colombe, on peut en donner quatre raisons.
1° A cause de la disposition requise du baptisé qu'il ne vienne pas sans sincérité. Car, selon le livre de la Sagesse (1, 5) : "L'Esprit Saint, l'éducateur, fuit l'hypocrisie." La colombe est en effet un animal simple, sans ruse ni tromperie. Aussi nous est-il dit (Mt 10, 16) : "Soyez simples comme des colombes."
2° Pour symboliser les sept dons du Saint-Esprit par les caractéristiques de la colombe. Elle niche près des cours d'eau, et dès qu'elle voit l'épervier, elle plonge et s'échappe. Cela se rattache au don de la sagesse, par lequel les saints demeurent le long des eaux de la divine Écriture et échappent ainsi aux assauts du démon. - La colombe choisit les meilleurs grains. Cela se rattache au don de science, par lequel les saints choisissent pour leur nourriture les opinions saines. - La colombe nourrit les petits qui lui sont étrangers. Cela se rattache au don de conseil par lequel les saints nourrissent les hommes qui furent les petits du démon, c'est-à-dire ses imitateurs, par leur enseignement et leur exemple. - La colombe ne déchire pas avec son bec, ce qui se rattache au don d'intelligence, par lequel les saints ne pervertissent pas les opinions saines en les lacérant, comme font les hérétiques. - La colombe n'a pas de fiel, ce qui se rattache au don de piété, par lequel les saints évitent la colère déraisonnable. - La colombe fait son nid dans les anfractuosités des rochers. Cela se rattache au don de force, par lequel les saints font leur nid, c'est-à-dire mettent leur refuge et leur espoir dans les plaies et la mort du Christ. - La colombe gémit au lieu de chanter. Cela se rattache au don de crainte, par lequel les saints se plaisent à déplorer leurs péchés.
3° Le Saint-Esprit est apparu sous la forme d'une colombe pour indiquer l'effet propre du baptême, qui est la rémission des péchés et la réconciliation avec Dieu ; or la colombe est un animal plein de douceur. Et c'est pourquoi, note S. Jean Chrysostome " au déluge cet animal est apparu portant un rameau d'olivier et annonçant ainsi la tranquillité générale de tout l'univers ; et maintenant c'est encore la colombe qui apparaît au baptême du Christ, nous annonçant la délivrance".
4° Le Saint-Esprit est apparu ainsi pour désigner l'effet général du baptême, qui est de construire l'unité de l'Église. Comme dit S. Paul (Ep 5, 25) : "Le Christ s'est livré afin de se présenter à lui-même l'Église toute resplendissante, sans tache ni ride, en la purifiant par le bain d'eau dans la parole de vie." Et c'est pourquoi il convenait qu'au baptême l'Esprit-Saint se montrât sous la forme d'une colombe, animal aimable et social. Aussi, dans le Cantique (6, 8) est-il dit de l'Église : "Elle est unique, ma colombe."
Mais sur les Apôtres, c'est sous forme de feu que le Saint-Esprit est descendu, pour deux motifs. D'abord pour montrer la ferveur qui devait animer leur coeur pour prêcher partout le Christ au milieu des persécutions. Et c'est aussi pourquoi il est apparu sous forme de langues de feu. Aussi S. Augustin remarque-t-il : "Le Seigneur a rendu visible l'Esprit Saint de deux manières : par la colombe sur le Seigneur après son baptême ; par le feu sur les disciples réunis. Là nous est montrée la simplicité ; ici, la ferveur... La colombe enseigne à ceux qui sont sanctifiés par l'Esprit à ne pas employer la ruse ; et le feu enseigne à la simplicité qu'elle ne doit pas demeurer froide. Ne te laisse pas ébranler par la division des langues : reconnais l'unité dans la colombe."
Le deuxième motif, d'après
Chrysostome est, puisqu'il fallait pardonner les fautes, ce qui se fait dans le
baptême, " la douceur était nécessaire", et la colombe en était le
symbole. Mais, quand nous avons reçu la grâce, reste le temps du jugement,
figuré par le feu".
Objections
:
1. Dans une apparition, ce
que l'on voit n'a qu'une apparence de réalité. Mais S. Luc (3, 2) nous dit :
"L'Esprit Saint descendit sur lui sous une forme corporelle, pareil à une
colombe." Ce ne fut donc pas une colombe véritable, mais un semblant de
colombe.
2." La nature ne fait
rien en vain, ni Dieu", dit Aristote. Or cette colombe ne venant "
que pour symboliser et ensuite disparaître", dit S. Augustin. aurait été
inutilement une colombe véritable, parce que ce rôle pouvait être joué par un
simulacre de colombe. Elle n'a donc pas été un animal réel.
3. Les propriétés d'un être font connaître sa nature. Donc si cette colombe avait été un animal réel, ses propriétés auraient révélé la nature d'un animal réel, non les effets du Saint-Esprit.
Cependant : S. Augustin affirme " Nous ne prétendons pas dire que seul le Seigneur Jésus Christ eut un vrai corps et que l'Esprit Saint est apparu aux yeux des hommes sous une forme trompeuse. Nous croyons bien que ces deux corps étaient de vrais corps."
Conclusion
:
Comme nous l'avons déjà dit il ne convenait pas que le Fils de Dieu, qui est la Vérité du Père, emploie de faux semblants, et c'est pourquoi il n'a pas pris un corps irréel, mais un vrai corps. Et parce que le Saint-Esprit est appelé " l'Esprit de Vérité " (Jn 16, 13), lui-même aussi a formé une colombe véritable dans laquelle il apparaîtrait, bien qu'il ne l'ait pas assumée pour l'unir à sa personne. Aussitôt après les paroles citées plus haut, S. Augustin écrit : "Il ne fallait pas que le Fils de Dieu trompe les hommes ; de même il ne convenait pas que le Saint-Esprit les trompe. Mais, au Dieu tout-puissant, qui a fabriqué de rien la création universelle, il n'était pas difficile de former un vrai corps de colombe, sans l'aide d'autres colombes, pas plus qu'il ne lui avait été difficile de façonner un vrai corps dans le sein de Marie sans la semence d'un homme. Puisque la nature corporelle, aussi bien dans les entrailles d'une femme pour former un homme, que dans le monde pour former une colombe, obéit au commandement et à la volonté du Seigneur."
Solutions
:
1. On dit que l'Esprit
Saint est descendu sous l'apparence ou la ressemblance d'une colombe non pour
exclure sa réalité, mais pour montrer qu'il n'est pas apparu sous la forme de
sa substance.
2. Il n'était pas superflu
de former une colombe véritable, afin que le Saint-Esprit apparaisse en elle,
car précisément la réalité de la colombe symbolise la réalité de l'Esprit Saint
et de ses effets.
3. C'est de la même manière
que les propriétés de la colombe conduisent à découvrir et la nature de la
colombe et les effets du Saint-Esprit. Car, par le fait même que la colombe
possède de telles propriétés, il se trouve qu'elle symbolise le Saint-Esprit.
Objections
:
1. On dit du Fils et de
l'Esprit-Saint, du fait qu'ils sont apparus d'une manière sensible, qu'ils ont
été chargés d'une mission visible. Mais il ne convenait pas au Père d'être
envoyé, comme l'a montré S. Augustin. Donc il ne lui convenait pas non plus
d'apparaître.
2. La voix signifie le
verbe conçu dans le coeur. Mais le Père n'est pas le verbe. Il est donc étrange
qu'il se soit manifesté par une voix.
3. Le Christ homme n'a pas commencé d'être Fils de Dieu au baptême, comme certains hérétiques l'ont pensé ; il était Fils de Dieu dès le début de sa conception. C'est donc à sa naissance que la voix du Père aurait dû attester la divinité du Christ, plutôt qu'à son baptême.
Cependant : on lit en S. Matthieu (3, 17) : "Voici qu'une voix venue des cieux disait : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; en lui j'ai mis tout mon amour." "
Conclusion
:
Nous l'avons dit : dans le baptême du Christ devait se montrer tout ce qui s'accomplit dans notre baptême, dont il est le prototype. Or le baptême que reçoivent les fidèles est consacré par l'invocation et la vertu de la Trinité, selon S. Matthieu (28, 19) : "Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit." Et c'est pourquoi au baptême du Christ, dit S. Jérôme " c'est le mystère de la Trinité qui se manifeste. Car le Seigneur, dans sa nature humaine, est baptisé ; l'Esprit Saint descend sous l'aspect d'une colombe ; on entend la voix du Père rendant témoignage au Fils". Et c'est pourquoi il convenait que, dans ce baptême, le Père se manifeste par sa voix.
Solutions
:
1. La mission visible implique
que non seulement l'envoyé apparaisse, mais que l'envoyeur ait autorité. Et
c'est pourquoi du Fils et du Saint-Esprit, qui dépendent d'un autre, on ne dit
pas seulement qu'ils apparaissent, mais aussi qu'ils sont envoyés d'une manière
visible. Tandis que le Père, qui ne dépend pas d'un autre, peut bien
apparaître, mais non être envoyé de façon visible.
2. Le Père ne se fait connaître par une voix que comme l'auteur de cette voix, ou celui qui parle par elle. Et parce qu'il est propre au Père de produire le Verbe, ce qui est dire ou parler, il convient parfaitement que le Père se manifeste par la voix, laquelle signifie le Verbe. Il en résulte que la voix émise par le Père atteste la filiation du Verbe. Et de même que la forme de colombe, où se montre le Saint-Esprit, n'est pas la nature même de celui-ci ; de même que la forme d'homme, où se montre le Fils en personne n'est pas non plus la nature même du Fils de Dieu : de même encore cette voix n'appartient pas à la nature du Verbe, ou du Père, qui parlait. Le Seigneur le dit en S. Jean (5, 37) : "Vous n'avez jamais entendu la voix du Père, vous n'avez jamais vu sa figure." Par là, dit S. Jean Chrysostome, " Jésus les introduisant peu à peu dans une croyance philosophique, leur montre qu'il n'y a en Dieu ni voix ni figure, mais que Dieu est supérieur aux formes extérieures et à de telles paroles."
Et de même que la Trinité tout entière a formé la colombe, ainsi que la nature humaine assumée par le Christ, c'est elle aussi qui a formé cette voix.
Pourtant, le Père est seul à se
manifester dans la voix parce qu'il parle, de même que le Fils seul a assumé la
nature humaine, et ainsi le Saint-Esprit seul s'est manifesté dans la colombe,
comme le montre S. Augustin.
3. La divinité du Christ ne devait pas se manifester à tous dès sa naissance, mais plutôt se cacher sous les faiblesses de l'enfance. Mais dès qu'il est venu à l'âge parfait, où il lui fallait enseigner, faire des miracles et attirer à lui les hommes, c'est alors que sa divinité devait être manifestée par le témoignage du Père pour rendre son enseignement plus crédible. Aussi dit-il lui-même (Jn 5, 37) : "Le Père qui m'a envoyé, c'est lui qui rend témoignage de moi." Et cela surtout au baptême, par lequel les hommes renaissent en fils adoptifs de Dieu ; en effet, les fils adoptifs de Dieu sont constitués tels à la ressemblance de son Fils par nature, comme dit S. Paul (Rm 5, 29) : "Ceux que d'avance il a discernés, il les a aussi prédestinés à reproduire l'image de son Fils." Aussi, d'après S. Hilaire, le Saint-Esprit descendit sur Jésus après son baptême, et l'on entendit la voix du Père disant : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé". Ainsi " d'après ce qui se réalisait pleinement dans le Christ, nous apprendrions qu'après le baptême d'eau, le Saint-Esprit vole sur nous depuis les portes des cieux, et que nous devenons fils de Dieu en vertu de l'adoption déclarée par la voix du Père".
Nous venons d'étudier ce qui concerne l'entrée du Christ dans le monde, c'est-à-dire ses débuts. Il nous faut, à la suite, étudier ce qui concerne le déploiement de son activité.
I. Son genre de vie (Q. 40). - Il. Sa tentation (Q. 41). - III. Son enseignement (Q. 42). - IV. Ses miracles (Q. 43-44).
1. Devait-il mener la vie
solitaire, ou bien vivre parmi les hommes ? - 2. Devait-il mener une vie
austère en matière de nourriture, de boisson et de vêtements, ou bien vivre
comme tout le monde ? - 3. Devait-il vivre en ce monde en étant méprisé, ou
bien riche et honoré ? - 4. Devait-il vivre selon la loi.
Objections
:
1. La vie du Christ ne
devait pas seulement montrer qu'il était homme, mais aussi qu'il est Dieu. Mais
il ne convient pas que Dieu vive avec les hommes, comme il est écrit (Dn 2, 11)
: "Les dieux ne demeurent pas parmi les mortels " et Aristote écrit :
"Celui qui mène la vie solitaire, ou bien est une brute", s'il le
fait par sauvagerie, " ou bien est un dieu", s'il le fait pour
contempler la vérité. Donc il apparaît qu'il ne convenait pas au Christ de
vivre parmi les hommes.
2. Tant qu'il vivait dans
une chair mortelle, le Christ devait mener la vie la plus parfaite, qui est la
vie contemplative, comme on l'a montré dans la deuxième Partie. Or la solitude
convient souverainement à la vie contemplative selon Osée (2, 4) : "je la
conduirai au désert, et je parlerai à son coeur."
3. La vie du Christ devait être constante, car il devait toujours montrer ce qui est le meilleur. Or parfois il cherchait la solitude en s'éloignant de la foule, ce qui fait dire à Rémi d'Auxerre : "Le Seigneur avait trois refuges : la barque, la montagne et le désert ; il recourait à l'un d'eux chaque fois qu'il était pressé par la foule." Donc il aurait dû mener constamment la vie solitaire.
Cependant : il y a le texte de Baruch (3, 38 Vg) : "Après cela Dieu se fit voir sur la terre et vécut parmi les hommes."
Conclusion
:
Le genre de vie du Christ devait s'accorder avec la fin de l'Incarnation, selon laquelle il est venu dans le monde.
1° Il est venu d'abord pour manifester la vérité, comme il l'a dit lui-même (Jn 18, 37) : "je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité." C'est pourquoi il ne devait pas se cacher en menant la vie solitaire, mais se montrer en public en prêchant ouvertement. A ceux qui voulaient le retenir il a dit (Lc 4, 42) : "Il faut aussi que j'aille annoncer le règne de Dieu aux autres cités, car c'est pour cela que j'ai été envoyé."
2° Il est venu pour délivrer les hommes de leurs péchés : "Le Christ Jésus est venu en ce monde pour sauver les pécheurs " (1 Tm 1, 15). Et c'est pourquoi, dit S. Jean Chrysostome " le Christ aurait pu en demeurant au même endroit attirer à lui tous les auditeurs de sa prédication, mais il ne l'a pas fait ; il nous a donné l'exemple pour que nous allions à la recherche de ceux qui se perdent, comme le pasteur cherche la brebis perdue et le médecin vient auprès du malade".
3° Il est venu afin que " par lui nous ayons accès à Dieu " (Rm 5, 2). Et ainsi convenait-il que, vivant familièrement avec les hommes, il inspire à tous la confiance d'aller vers lui. On lit en S. Matthieu (9, 10) " Il arriva, comme il était à table dans la maison, que beaucoup de publicains et de pécheurs vinrent s'attabler avec lui et ses disciples." Ce que S. Jérôme commente ainsi : "Ils avaient vu un publicain converti de ses péchés à une vie meilleure, admis à la pénitence. Aussi eux-mêmes ne désespéraient-ils pas de leur salut."
Solutions
:
1. C'est par son humanité
que le Christ a voulu manifester sa divinité. Par suite, c'est en vivant avec
les hommes, (ce qui est le propre de l'homme), qu'il a manifesté à tous sa
divinité, en prêchant, en faisant des miracles, et en menant parmi les hommes
une vie innocente et juste.
2. Comme on l'a vu dans la deuxième Partie, la vie contemplative est meilleure absolument que la vie active qui ne comporte que des activités corporelles. Mais la vie ac r trois motifs. Parfois pour obtenir un repos physique.
D'après S. Marc (6, 31), " il
disait à ses disciples : "Venez à l'écart dans un désert et reposez-vous
un peu." Car les gens ne cessaient d'aller et venir, et on n'avait plus le
temps de manger". Parfois, c'était pour prier. S. Luc nous dit (6, 12) :
"En ces jours-là, il se retira dans la montagne pour prier, et il passait
la nuit à prier Dieu." Sur quoi S. Ambroise dit : "Le maître nous
façonne par son exemple aux préceptes de la vertu." Parfois il le faisait
pour enseigner à éviter la faveur humaine. Aussi, sur S. Matthieu (5, 1) :
"Voyant les foules, Jésus gravit la montagne", S. Jean Chrysostome
nous dit : "En siégeant non pas dans la ville et sur le forum, mais dans
la montagne et la solitude, il nous a enseigné à ne jamais agir par ostentation
et à nous éloigner de l'agitation, surtout lorsqu'il faut discuter de ce qui
est nécessaire au salut."
Objections
:
1. Le Christ a prêché la
perfection beaucoup plus que Jean Baptiste. Mais celui-ci a mené une vie
austère afin de provoquer les hommes par son exemple à la vie parfaite. S.
Matthieu (3, 4) nous dit " Il portait un vêtement de poils de chameau et
une ceinture de cuir autour des reins ; et il se nourrissait de sauterelles et
de miel sauvage." S. Jean Chrysostome commente ainsi ce verset : "Il
était étonnant de voir une telle endurance dans un corps humain, c'est ce qui
attirait le plus les Juifs." Il semble donc que cette austérité aurait
convenu bien davantage au Christ.
2. L'abstinence est
ordonnée à la continence, selon Osée (4, 10) : "Ils mangeront et ne seront
pas rassasiés ; ils se prostitueront, mais sans s'accroître." Or le Christ
a gardé lui-même la continence et a proposé aux autres de l'observer, lorsqu'il
dit (Mt 19, 12) : "Il y a des eunuques qui le sont volontairement en vue
du Royaume des cieux ; qui peut comprendre, qu'il comprenne ! " Il semble
donc que le Christ aurait dû lui-même, avec ses disciples, mener une vie
austère.
3. Il semble ridicule de commencer par mener une vie sévère pour en revenir vers lus de relâchement ; car en peut dire alors (Lc 14, 30) : "Cet homme a commencé par bâtir et n'a pas pu achever." Or le Christ a mené une vie très sévère après son baptême, demeurant au désert et jeûnant quarante jours et quarante nuits. Il ne semble pas normal qu'après une si grande rigueur, il soit revenu à la vie de tout le monde.
Cependant : il y a cette affirmation (Mt 11, 19) : "Le Fils de l'homme est venu, mangeant et buvant..."
Conclusion
:
On l'a dit à l'Article précédent, il était conforme au but de l'Incarnation que le Christ ne mène pas la vie solitaire, mais vive parmi les hommes. Or il convient souverainement que celui qui vit parmi d'autres se conforme à leur genre de vie, selon l'Apôtre (1 Co 9, 22) : "je me suis fait tout à tous." C'est pourquoi il était souverainement convenable que le Christ fasse comme tout le monde en matière de nourriture et de boisson. Aussi S. Augustin écrit-il : "On disait que Jean ne mangeait pas, ne buvait pas, parce qu'il ne se nourrissait pas comme les Juifs. Donc, si le Seigneur n'avait pas fait comme eux, on n'aurait pas dit de lui, par comparaison, qu'il était mangeur et buveur."
Solutions
:
1. Dans son genre de vie, le Seigneur a donné l'exemple de la perfection en tout ce qui se rapporte essentiellement au salut. Ce n'est pas le cas de l'abstinence dans la nourriture et la boisson, selon S. Paul (Rm 14, 17) : "Le règne de Dieu n'est pas dans le manger et le boire." Et sur la parole (Mt 11, 19) : "La sagesse de Dieu a été justifiée par ses enfants", S. Augustin donne ce commentaire : "Parce que les saints Apôtres ont compris que le règne de Dieu ne consiste pas dans le manger et le boire mais dans une parfaite égalité d'âme", eux que l'abondance n'enfle pas et que la disette ne déprime pas. Et il dit encore : "En tout cela ce n'est pas l'usage des biens qui est coupable, mais la sensualité de celui qui en use." Les deux façons de vivre sont licites et louables : qu'on observe l'abstinence en se séparant de la compagnie des hommes, ou que, dans leur société, on vive comme tout le monde. Et c'est pourquoi le Seigneur a voulu donner aux hommes l'exemple de ces deux genres de vie.
Quant au Baptiste, dit Chrysostome,
" il ne pouvait montrer autre chose que sa vie et sa justice ; tandis que
le Christ avait en outre le témoignage de ses miracles. Laissant donc à Jean le
prestige de son jeûne, il a suivi un chemin contraire : il a pris place à la
table des publicains, il y a mangé et il y a bu".
2. Comme les autres hommes
obtiennent par l'abstinence le pouvoir de garder la continence, de même le
Christ, en lui-même et en ses disciples, dominait la chair par la vertu de sa
divinité. Aussi comme il est écrit (Mt 9, 4) : "Les pharisiens et les
disciples de Jean jeûnaient, mais non les disciples du Christ " ; S. Bède
dit à ce propos : "Jean ne buvait ni vin ni boisson fermentée, parce que
l'abstinence augmente le mérite de celui qui ne trouvait aucune aide dans sa
nature. Mais le Seigneur, qui possédait par nature le pouvoir de remettre les
péchés, pourquoi aurait-il éloigné ceux qu'il était capable de rendre plus purs
que les abstinents ? "
3. Selon S. Jean Chrysostome, " pour que tu apprennes comme est grand le bienfait du jeûne, comment il est un bouclier contre le diable, et combien après le baptême il faut s'adonner non à l'intempérance mais au jeûne, lui-même a jeûné, non qu'il en eût besoin, mais pour nous former. Mais il n'a pas poussé son jeûne plus loin que Moïse et Élie, afin que son incarnation ne parût pas incroyable".
S. Grégoire donne cette explication mystique : "On observe le chiffre quarante dans le jeûne à l'exemple du Christ, parce que la vertu du décalogue atteint sa plénitude dans les quatre évangiles, car quatre fois dix donne quarante. Ou bien, c'est parce que nous subsistons grâce aux quatre éléments dans ce corps mortel, dont la volonté s'oppose aux préceptes du Seigneur que nous recevons du décalogue." Selon S. Augustin, " toute l'initiation à la sagesse, qui a pour but l'instruction de l'homme, consiste à distinguer le Créateur et la créature. Le Créateur, c'est la Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit. Quant aux créatures, il en est d'invisibles, comme l'âme. A l'invisible convient le chiffre trois, car il nous est prescrit d'aimer Dieu triplement : de tout notre coeur, de toute notre âme, et de tout notre esprit". Au visible, comme le corps, convient le chiffre quatre, à cause du chaud, du froid, de l'humide et du sec." Et le chiffre dix, qui suggère toute la connaissance, multiplié par quatre, chiffre de la complexion corporelle, donne le chiffre quarante. Voilà pourquoi l'on célèbre quarante jours le temps que nous passons dans les gémissements et l'affliction."
Et pourtant il n'a pas été anormal
qu'après avoir jeûné au désert, le Christ soit revenu à la vie ordinaire. Car
cela convenait au genre de vie selon laquelle on transmet le fruit de sa
contemplation, genre de vie qu'il a adopté pour vaquer d'abord à la
contemplation et ensuite descendre à l'action publique en vivant avec les
autres hommes. C’est ce qui fait dire à S. Bède : "Le Christ a
jeûné pour que tu ne te détournes pas du précepte. Il a mangé avec les pécheurs
pour qu'en voyant sa miséricorde tu reconnaisses son pouvoir."
Objections
:
1. Le Christ aurait dû
adopter la vie la plus souhaitable. Mais la plus souhaitable est celle qui tient
le milieu entre la richesse et la pauvreté. Car il est écrit (Pr 30, 8) :
"Ne me donne ni pauvreté ni richesse, mais seulement ce qui est nécessaire
pour vivre." Donc le Christ n'aurait pas dû mener une vie pauvre, mais une
vie modeste.
2. Les richesses
extérieures sont au service du corps, pour le nourrir et le vêtir. Mais le
Christ, sur ce point, a mené la vie ordinaire des gens qu'il fréquentait. Il
semble donc que même sur le chapitre des richesses et de la pauvreté, il aurait
dû mener la vie de tout le monde, et non pratiquer une pauvreté extrême.
3. Le Christ a proposé aux hommes avant tout un exemple d'humilité, lui qui a dit (Mt 11, 9) : "Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur." Mais c'est surtout en matière de richesses que l'humilité est recommandée, aussi S. Paul écrit-il (1 Tm 6, 17) : "Prescris aux riches de ce monde de ne pas juger de haut."
Cependant : on trouve en S. Matthieu (8, 20) : "Le Fils de l'homme n'a pas de lieu où reposer la tête." Comme s'il disait, selon S. Jérôme : "Pourquoi veux-tu me suivre pour les richesses et les profits du siècle, quand ma pauvreté est si grande que je n'ai pas le moindre petit asile, et que le toit qui m'abrite n'est pas à moi ? " Et sur cette parole (Mt 17, 26) : "Pour éviter de les scandaliser, va à la mer jeter l'hameçon", S. Jérôme écrit " Même dans son sens littéral, l'épisode édifie le lecteur : il découvre que la pauvreté du Seigneur était si grande qu'il n'a pas de quoi payer le tribut pour lui-même et son Apôtre."
Conclusion
:
Il convenait au Christ de mener une vie pauvre en ce monde.
1° Parce que cela s'accordait avec l'office de la prédication pour lequel il dit être venu (Mc 1, 38) : "Allons dans les bourgs et les cités voisines pour que j'y prêche, car c'est pour cela que je suis venu." Or il faut que les prédicateurs de la parole de Dieu, pour se consacrer totalement à la prédication, soient totalement affranchis du souci des affaires séculières. Cela est impossible à ceux qui possèdent des richesses. C'est pourquoi lorsqu'il envoie ses Apôtres prêcher, le Seigneur leur dit (Mt 10, 9) : "Ne possédez ni or ni argent." Et les Apôtres disent eux-mêmes (Ac 6, 2) - " Il ne faut pas que nous délaissions la parole de Dieu pour servir aux tables."
2° De même qu'il a assumé la mort corporelle pour nous conférer la vie spirituelle, de même a-t-il supporté la pauvreté corporelle pour nous accorder les richesses spirituelles, comme dit S. Paul (2 Co 8, 9) : "Vous connaissez la libéralité de notre Seigneur Jésus Christ qui pour nous s'est fait pauvre, de riche qu'il était, afin de nous enrichir par sa pauvreté."
3° Parce que, s'il avait possédé des richesses, on aurait pu attribuer sa prédication à la cupidité. Aussi S. Jérôme écrit-il que, si les disciples avaient eu des richesses " ils auraient semblé prêcher non pour le salut des hommes, mais pour le gain". Et le même motif aurait valu pour le Christ.
4° Afin que la vertu de sa divinité se montre d'autant mieux que sa pauvreté semblait l'abaisser davantage. ,Aussi est-il dit dans un sermon du Concile d'Ephèse : "Il a choisi tout ce qu'il y avait de pauvre et de vil, tout ce qu'il y avait de modeste et d'obscur, pour faire reconnaître que sa divinité avait transformé le monde. C'est pourquoi il a choisi une mère pauvre, et une patrie plus pauvre encore. Voilà ce que la crèche te fait comprendre."
Solutions
:
1. La surabondance de
richesses et la mendicité sont à éviter par ceux qui veulent vivre
vertueusement, en tant qu'elles sont des occasions de pécher, car l'abondance
de richesses est une occasion d'orgueil, tandis que la mendicité expose à
voler, à mentir ou même à se parjurer. Mais parce que le Christ n'était pas
capable de péché, il n'a pas évité ces extrêmes pour la même raison qui les
faisait éviter à Salomon, auteur des Proverbes. Cependant toute mendicité n'est
pas occasion de voler et de se parjurer, comme Salomon semble le sous-entendre
dans ce passage, mais seulement celle que l'on subit malgré soi, si bien que
l'on vole et que l'on se parjure pour l'éviter. Mais la pauvreté volontaire ne
présente pas ce danger, et c'est elle que le Christ a choisie.
2. On peut vivre comme tout
le monde en matière de nourriture et de vêtements non seulement en possédant
des richesses, mais aussi en recevant des riches le nécessaire. C'est ce qui
s'est produit pour le Christ. S. Luc nous dit en effet (8, 2. 3) que des femmes
suivaient le Christ " et l'aidaient de leurs ressources". Ainsi que
S. Jérôme Il l'écrit : "C'était un usage chez les Juifs, et personne n'eût
jugé coupable cette ancienne coutume, que des femmes prennent sur leur fortune
pour donner à leurs guides spirituels nourriture et vêtement. S. Paul rappelle
qu'il a rejeté cet usage parce qu'il aurait pu scandaliser chez les peuples
païens." Ainsi donc on pouvait suivre la manière commune de vivre sans se
charger d'un souci qui aurait entravé, comme la possession des richesses, la
tâche de la prédication.
3. Chez celui qui est
pauvre par nécessité, l'humilité n'est pas d'un grand mérite. Mais chez celui
qui pratique la pauvreté volontaire, comme le Christ, la pauvreté est elle-même
l'indice de la plus profonde humilité.
Objections
:
1. La loi prescrivait de ne
faire aucun travail le jour du sabbat, comme " Dieu qui, le septième jour,
s'était reposé de tout son travail " (Gn 2, 2). Mais le Christ a guéri un
homme le jour du sabbat et lui a ordonné d'emporter son grabat. Il apparaît
donc qu'il ne vivait pas conformément à la loi.
2. Selon les Actes (1, 1)
" Jésus se mit à agir et à enseigner". Et lui-même a enseigné (Mt 15,
11) que " tout ce qui entre dans la bouche ne souille pas l'homme",
ce qui est contraire au précepte de la loi qui déclarait impurs ceux qui
avaient mangé ou touché certains animaux, comme on le voit au chapitre 11 du
Lévitique. Il semble donc que le Christ ne vivait pas conformément à la loi.
3. On porte le même jugement sur celui qui accomplit une action et sur celui qui l'approuve, selon S. Paul (Rm 1, 32). Mais le Christ a été d'accord avec ses disciples qui enfreignaient la loi en arrachant des épis le jour du sabbat, car il les excusait, comme on le voit en S. Matthieu (12,1-8).
Cependant : Il y a cette parole du Seigneur en S. Matthieu (5, 17) : "Ne croyez pas que je sois venu abolir la Loi et les Prophètes", ce que S. Jean Chrysostome commente ainsi : "Le Christ a accompli la loi, d'abord en ne transgressant aucune de ses prescririons, ensuite en justifiant par la foi ce que la lettre de la loi ne pouvait pas faire."
Conclusion
:
Le Christ a mené une vie entièrement conforme aux préceptes de la loi. En signe de cela, il a voulu être circoncis, car la circoncision équivaut à professer qu'on accomplira la loi, selon S. Paul (Ga 5, 3) : "J'atteste à tout homme qui se fait circoncire qu'il est tenu d'accomplir toute la loi."
Or le Christ a voulu vivre conformément à la loi. 1° Pour approuver la loi ancienne. - 2° Pour, en l'observant, la porter en lui-même à sa consommation et à son terme, et se montrer lui-même comme étant la fin assignée à la loi. - 3° Pour enlever aux Juifs un prétexte à le calomnier. - 4° Afin de libérer les hommes de l'esclavage de la loi, selon cette parole (Ga 4, 5) : "Dieu a envoyé son Fils né sous la loi pour qu'il rachète ceux qui étaient sujets de la loi."
Solutions
:
1. Sur ce point, le Seigneur s'excuse de trois façons d'avoir transgressé la loi.
1° Le précepte de sanctifier le sabbat n'interdit pas un ouvrage divin, mais un ouvrage humain car, bien que Dieu ait cessé le septième jour de produire des créatures nouvelles, il est toujours à l'oeuvre pour la conservation et le gouvernement du monde. Or, faire des miracles était bien, de la part du Christ, une oeuvre divine. Aussi dit-il lui-même (Jn 5, 17) : "Mon Père est à l'oeuvre jusqu'à présent, et moi aussi."
2° Ce précepte n'interdisait pas les oeuvres nécessaires au salut, même à celui du corps. Aussi Jésus demanda-t-il (Lc 13, 15) : "Chacun de vous ne détache-t-il pas de la mangeoire son boeuf ou son âne pour le mener boire ? " Et il dit plus loin (14, 5) : "Lequel d'entre vous, si son âne ou son boeuf tombe dans un puits ne l'en retire pas le jour du sabbat ? " Or, il est évident que les miracles du Christ avaient pour but le salut du corps et de l'âme.
3° Ce précepte n'interdisait pas les oeuvres qui rassortissaient au culte divin. C'est pourquoi il dit (Mt 12, 5) : "Ne lisez-vous pas, dans la loi, qu'à chaque sabbat les prêtres, dans le Temple, enfreignent la loi du sabbat sans être coupables ? "
Il est donc évident que le Christ
ne violait pas le sabbat, bien que ce fût le reproche que les Juifs lui
faisaient faussement, d'après Jean (9, 16) : "Cet homme ne vient pas de
Dieu, puisqu'il n'observe pas le sabbat."
2. Par ces paroles, le
Christ a voulu montrer que l'homme n'est pas souillé dans son âme par certains
aliments en raison de leur nature, mais en raison de leur symbolisme. S.
Augustin écrit à ce sujet : "Si l'on nous demande au sujet du porc ou de
l'agneau, s'il est pur par nature, nous répondons que toute créature de Dieu
est bonne, mais en raison de leur symbolisme, l'agneau est pur, le porc est
impur."
3. Même les disciples qui, ayant faim, arrachaient des épis, étaient excusés d'enfreindre la loi, à cause de leur faim qui les y contraignait ; de même David n'avait pas transgressé la loi quand, poussé par la faim, il avait mangé les pains sacrés qui étaient interdits.
1. Était-il convenable que le
Christ fût tenté ? - 2. Le lieu de la tentation. - 3. Son moment. - 4. Le genre
et l'ordre des tentations.
Objections
:
1. Tenter, c'est faire une
expérience, ce qu'on ne fait que pour une chose inconnue. Mais la vertu du
Christ était connue des démons eux-mêmes, puisqu'on lit en S. Luc (4,41) :
"Il ne laissait pas les démons parler, parce qu'ils savaient qu'il était
le Christ." Donc il apparaît que la tentation du Christ ne se justifiait
pas.
2." Le Christ est
apparu afin de ruiner les oeuvres du démon " (1 Jn 3, 8). Mais ruiner ses
oeuvres est tout autre chose que les subir. Ainsi semble-t-il étrange que le
Christ ait subi la tentation démoniaque.
3. La tentation vient de la chair, du monde ou du démon. Mais Jésus, qui n'a été tenté ni par la chair ni par le monde, ne devait pas non plus l'être par le démon.
Cependant : il est écrit (Mt 4, 1) : "Jésus fut conduit par l'Esprit dans le désert, pour y être tenté par le diable."
Conclusion
:
C'est le Christ qui a voulu être tenté. 1° Pour nous fournir un secours contre la tentation. C'est ainsi que S. Grégoire nous dit : "Il n'était pas indigne de notre Rédempteur de vouloir être tenté, lui qui était venu pour être mis à mort ; de la sorte il vaincrait nos tentations par les siennes, comme il a triomphé de notre mort par la sienne."
2° Pour notre sauvegarde, afin que personne, si saint soit-il, ne se juge en sécurité et à l'abri de toute tentation. Aussi a-t-il voulu être tenté après le baptême, dit S. Hilaire. parce que " les tentations du diable s'acharnent surtout contre les sanctifiés, car c'est sur les saints qu'il désire le plus remporter la victoire". D'où la parole de l'Ecclésiastique (2, 1)." Mon fils, si tu entreprends de servir Dieu, demeure dans la justice et la crainte, et prépare ton âme à la tentation."
3° Pour nous donner l'exemple, c'est-à-dire nous apprendre comment vaincre les tentations du diable. S. Augustin écrit : "Le Christ s'offrit au démon pour être tenté, afin d'être le médiateur qui nous ferait surmonter nos tentations non seulement par son aide, mais aussi par son exemple."
4° Pour nous donner confiance en sa miséricorde : "Nous n'avons pas un grand prêtre incapable de compatir à nos faiblesses : il a été tenté en toutes choses, comme nous, à l'exception du péché " (He 4, 15).
Solutions
:
1. Selon S. Augustin,
" les démons ont connu le Christ dans la mesure où il l'a voulu, non par
le fait qu'il est la vie éternelle, mais par certains effets temporels de sa
puissance " qui leur faisait plus ou moins conjecturer qu'il était le Fils
de Dieu. Mais d'autre part, voyant en lui des signes de la faiblesse humaine,
ils n'en étaient pas sûrs. Et c'est pourquoi le démon a voulu le tenter. S.
Matthieu (4, 2) le signale en disant : "Quand il eut faim, le tentateur
s'approcha de lui." En effet, dit S. Hilaire, " le diable n'aurait
pas osé tenter le Christ, s'il n'avait pas reconnu ce qui est propre à l'homme
dans la faiblesse de la faim". Et cela se voit bien à la manière dont le
démon l'a tenté, en disant : "Si tu es le Fils de Dieu..." Ce que S.
Ambroise explique ainsi : "Que signifie cette entrée en matière, sinon
qu'il savait que le Fils de Dieu viendrait, mais sans se douter qu'il viendrait
dans la faiblesse du corps humain ? "
2. Oui, le Christ venait
ruiner les oeuvres du démon, non en agissant avec puissance mais plutôt en
souffrant de la part du démon et de ses membres, de façon à vaincre " non
par la puissance de Dieu mais par la justice " dit S. Augustin. Et c'est
pourquoi il faut distinguer, dans la tentation du Christ, ce qu'il a fait par
sa propre volonté, et ce qu'il a souffert du diable. Qu'il se soit présenté au
tentateur était volontaire. Aussi est-il écrit (Mt 4, 1) : "Jésus fut
conduit par l'Esprit dans le désert, pour y être tenté par le diable." S.
Grégoire explique qu'il faut l'entendre de l'Esprit Saint en ce sens que "
celui-ci le conduirait là où l'esprit malin le trouverait pour le tenter".
Mais c'est du diable qu'il souffrit d'être emporté soit sur le pinacle du
Temple, soit sur une haute montagne. Et il n'est pas étonnant, ajoute S.
Grégoire, " qu'il ait permis de le conduire sur la montagne à celui qui
permettrait aux membres de son corps de le crucifier". Et l'on comprend qu'il
ait été enlevé par le diable en ce sens qu'il n'a pas subi de contrainte, mais
qu'il le suivait " pour rejoindre le lieu de la tentation", dit
Origène " comme un athlète qui s'avance librement".
3. Selon l'Apôtre (He 4,
15) : "Le Christ voulut être tenté en toutes choses, mais sans
pécher." La tentation qui vient de l'ennemi peut être sans péché, car elle
n'est qu'une suggestion extérieure. La tentation qui vient de la chair ne peut
pas être sans péché parce qu'elle a pour cause le plaisir et la convoitise. Et,
dit S. Augustin, " il y a du péché lorsque la chair convoite contre
l'esprit". C'est pourquoi le Christ a bien voulu être tenté par l'ennemi,
mais non par la chair.
Objections
:
1. Le Christ a voulu être
tenté, on vient de le dire, pour nous donner l'exemple. Mais on doit proposer
l'exemple de façon manifeste, pour qu'il forme les intéressés. Le Christ
n'aurait donc pas dû être tenté dans le désert.
2. S. Jean Chrysostome dit
" que le diable s'obstine surtout à tenter ceux qu'il voit solitaires.
Aussi, à l'origine, a-t-il tenté la femme lorsqu'il l'a trouvée sans son
mari". Il apparaît ainsi qu'en allant au désert pour y être tenté, le
Christ s'est exposé à la tentation. Donc, puisque sa tentation est notre modèle,
il semble que nous devrions aussi aller au-devant des tentations. Ce qui semble
périlleux, puisque nous devons plutôt en éviter les occasions.
3. Pour la deuxième tentation, S. Matthieu (4, 5) nous dit : "Le diable emporta le Christ dans la cité sainte et le plaça sur le pinacle du Temple", qui n'était pas dans le désert. Donc celui-ci ne fut pas le seul lieu de la tentation.
Cependant : on lit en S. Marc (2, 13) " Jésus demeurait quarante jours et quarante nuits dans le désert, et il était tenté par Satan."
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit à l'Article précédent, le Christ s'est présenté volontairement au diable pour être tenté, de même qu'il devait se présenter volontairement à ses membres pour être mis à mort ; autrement le diable n'aurait pas pu l'aborder. Et le diable s'attaque davantage à celui qui est solitaire parce que, dit l'Ecclésiaste (4, 12), " là où un homme seul est vaincu, deux tiennent bon". Et c'est pourquoi le Christ s'en est allé au désert, comme sur un terrain de combat, pour y être tenté par le diable. Aussi S. Ambroise dit-il : "Jésus était conduit dans le désert à dessein pour provoquer le diable, car si celui-ci n'avait pas combattu, le Seigneur n'aurait pas vaincu." Il ajoute encore d'autres motifs : "Il l'a fait pour réaliser le mystère, en délivrant de l'exil Adam", qui avait été chassé du paradis dans le désert, " et pour donner l'exemple, en montrant que le diable jalouse ceux qui s'efforcent de progresser".
Solutions
:
1. C'est par la foi que le
Christ est proposé à nous tous en exemple, selon l'épître aux Hébreux (12, 2) :
"Fixons nos regards sur l'auteur de notre foi, qui la mène à sa
perfection." Or la foi " vient de ce qu'on entend " (Rm 10, 17),
non de ce qu'on voit ; au contraire, il est dit en S. Jean (20, 29) :
"Heureux ceux qui n'ont pas vu, et qui ont cru." Et c'est pourquoi,
pour nous servir d'exemple, la tentation du Christ n'avait pas besoin d'être
vue par les hommes, il suffisait qu'elle leur soit racontée.
2. Il y a deux sortes
d'occasions de tentation. L'une vient de l'homme, par exemple lorsque l'on
s'approche du péché en n'évitant pas les occasions de pécher. Et il faut éviter
de telles occasions, selon ce qui est dit à Lot (Gn 19, 17) : "Ne t'arrête
pas dans toute la région qui entoure Sodome." Une autre sorte d'occasion
vient du diable qui " jalouse ceux qui s'efforcent de progresser",
selon S. Ambroise. Et cette occasion-là, il ne faut pas l'éviter. Selon S. Jean
Chrysostome : "Le Christ n'est pas le seul à être conduit au désert par
l'Esprit, mais il y a aussi tous les fils de Dieu qui ont le Saint-Esprit. Car
ils ne se contentent pas de rester oisifs, mais l'Esprit Saint nous presse
d'entreprendre une grande oeuvre ; c'est cela, être au désert pour le démon,
car on n'y trouve pas l'injustice où le démon se complaît. Et de même, toute
oeuvre bonne est un désert pour la chair et le monde, parce qu'elle n'est pas
conforme à la volonté de la chair et du monde." Offrir au démon une telle
occasion de tentation est sans danger parce que le secours du Saint-Esprit,
auteur de toute oeuvre parfaite, triomphe des assauts du démon jaloux.
3. Pour certains, toutes
les tentations ont eu lieu au désert. Certains d'entre eux disent que le Christ
a été emmené dans la cité sainte en imagination, et non réellement. D'après
d'autres, la cité sainte elle-même, Jérusalem, serait le désert parce qu'elle
avait été abandonnée par Dieu. Mais cela n'est pas nécessaire. S. Marc dit
qu'au désert Jésus était tenté par le diable, mais il ne dit pas que ce fut
seulement au désert.
Objections
:
1. Nous avons vu plus haut
qu'il ne convenait pas au Christ de mener une vie austère. Mais qu'il n'ait
rien mangé pendant quarante jours et quarante nuits est d'une austérité extrême
car, dit S. Grégoire, " pendant ce temps il n'a pris absolument aucune
nourriture". Donc il semble qu'il n'aurait pas dû faire précéder sa
tentation d'un jeûne pareil.
2. On lit dans S. Marc (1,
13) " Il demeurait quarante jours et quarante nuits dans le désert, et il
était tenté par Satan." Or c'est pendant tout ce temps qu'il a jeûné. Il
apparaît donc que ce n'est pas après son jeûne, mais en même temps, qu'il fut
tenté par le diable.
3. D'après les textes, le Christ n'a jeûné qu'une seule fois. Mais il a été tenté plus d'une fois par le diable puisque S. Luc nous dit (4, 13) : "Après avoir épuisé tous les genres de tentation, le démon s'éloigna de lui pour un temps." De même que le jeûne n'a pas précédé cette deuxième tentation, il ne devait pas non plus précéder la première.
Cependant : on lit dans S. Matthieu (4, 2) : "Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim " ; et c'est alors que " le tentateur s'approcha de lui".
Conclusion
:
C'est à juste titre que le Christ voulut être tenté après son jeûne.
1° Pour l'exemple. Parce que, nous l'avons dit il s'impose à tous de se prémunir contre les tentations ; du fait que le Christ a jeûné avant la tentation, il nous a enseigné à nous armer par le jeûne contre la tentation, et c'est pourquoi l'Apôtre énumère les jeûnes parmi " les armes de la justice " (2 Co 6, 5. 7).
2° Pour montrer que le démon assaille de ses tentations ceux qui jeûnent comme ceux qui s'adonnent aux bonnes oeuvres. Et c'est pourquoi le Christ est tenté après son baptême et après son jeûne." Apprenez, dit S. Jean Chrysostome. quel est le bienfait du jeûne, quel bouclier il constitue contre le démon ; et puisque, après le baptême, il ne faut pas s'adonner au plaisir, mais au jeûne, le Christ a jeûné non parce qu'il en avait besoin, mais pour nous instruire."
3° Parce que son jeûne fut suivi de la faim qui donna au démon l'audace de l'attaquer, comme nous l'avons dit. Mais lorsque le Seigneur eut faim, dit S. Hilaire." ce ne fut pas l'effet sournois de l'inanition, mais l'abandon de l'homme à sa nature. Car le diable devait être vaincu non par Dieu mais par la chair". Aussi encore, dit S. Jean Chrysostome, " il n'est pas allé plus loin dans son jeûne que Moïse et Elie, pour ne pas rendre incroyable son incarnation".
Solutions
:
1. Il ne convenait pas au
Christ de mener une vie austère, pour se montrer semblable à ceux auxquels il
prêchait. Cependant nul ne doit assumer l'office de la prédication avant d'être
purifié et rendu parfait en vertu, à l'exemple du Christ, qui, selon les Actes
(1, 1) a " commencé par agir et enseigner". c'est pourquoi le Christ,
aussitôt après son baptême, a adopté une vie austère afin d'enseigner qu'on ne
doit aborder l'office de prêcher aux autres qu'après avoir dompté sa chair,
selon cette parole de S. Paul (1 Co 9, 7) : "Je châtie mon corps et je le
réduis en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois
moi-même réprouvé."
2. On peut comprendre ainsi le texte de S. Marc : "Jésus était dans le désert pendant quarante jours et quarante nuits", et c'est alors qu'il jeûna. La suite : "Et il était tenté par Satan " doit s'entendre non pendant quarante jours et quarante nuits, mais après, car S. Matthieu dit : "Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, ensuite il eut faim", ce qui a fourni au tentateur l'occasion de s'approcher. Aussi ce qui suit -." Et les anges le servaient " doit s'entendre comme un événement consécutif, du fait qu'il est dit en Matthieu : "Alors le diable le quitta", c'est-à-dire après la tentation " et voici que les anges s'approchèrent et ils le servaient". Quant à l'incise de Marc " et il était avec les bêtes sauvages", elle est là pour indiquer, selon Chrysostome v, la nature de ce désert : inaccessible aux hommes et rempli de bêtes sauvages.
Cependant, d'après le commentaire
de S. Bède, le Seigneur a été tenté pendant quarante jours et quarante nuits.
Mais il ne s'agit pas des tentations visibles racontées par Matthieu et Luc,
qui ont lieu évidemment après le jeûne, mais d'autres attaques que le Christ a
pu subir de la part du diable pendant ce temps de jeûne.
3. S. Ambroise dit que le
diable s'éloigna du Christ pour un temps, parce qu'ensuite " il ne viendra
plus le tenter mais le combattre ouvertement", c'est-à-dire au temps de la
Passion. Et cependant, par ce nouvel assaut, il semble tenter le Christ en lui
suggérant la tristesse et la haine de ses proches, comme il l'avait tenté au
désert pour le faire jouir par la gourmandise et mépriser Dieu par l'idolâtrie.
Objections
:
1. Il semble que
leur genre et leur ordre aient été mal adaptés. Car la tentation du diable
pousse à pécher. Mais, si le Christ avait soulagé sa faim corporelle en
changeant les pierres en pains, il n'aurait pas plus péché que lorsqu'il a
multiplié les pains, ce qui ne fut pas un moindre miracle, pour subvenir à la
faim de la multitude. Il semble donc qu'il n'y a eu là aucune tentation.
2. Aucun séducteur ne
cherche à persuader du contraire de ce qu'il veut obtenir. Mais le diable, en
plaçant le Christ sur le pinacle du Temple, visait à le tenter par l'orgueil ou
la vaine gloire. Donc il est absurde de l'inviter à se jeter en bas,
contrairement à l'orgueil et à la vaine gloire qui poussent toujours à monter.
3. Une tentation efficace
doit porter sur un seul péché. Mais dans la tentation sur la montagne, le démon
a suggéré deux péchés : la cupidité et l'idolâtrie. L'agencement de cette
tentation semble donc maladroit.
4. Les tentations sont
ordonnées au péché. Mais on a vu dans la deuxième Partie qu'il y a sept vices capitaux.
Or le diable n'a tenté que sur trois : la gourmandise, la vaine gloire et la
cupidité. Il semble donc que la méthode de cette tentation était insuffisante.
5. Après avoir triomphé de
tous les vices, l'homme est exposé à la tentation d'orgueil et de vaine gloire
parce que " l'orgueil s'insinue jusque dans les oeuvres bonnes pour les
détruire", dit S. Augustin. Il est donc malheureux que Matthieu
place en dernier la tentation de cupidité sur la montagne, et au milieu la
tentation de vaine gloire au Temple, d'autant plus que Luc suit l'ordre
inverse.
6. S. Jérôme dit que "
le propos du Christ fut de vaincre le diable par l'humilité, non par la
puissance". Il n'aurait donc pas dû le repousser de façon impérieuse et
sévère en lui disant " Arrière, Satan ! "
7. Le récit de l'évangile semble contenir des erreurs. Car il ne semble pas possible que le Christ ait été placé sur le pinacle du Temple sans que d'autres l'aient vu. Et il n'existe pas de montagne assez haute pour que, de son sommet, on puisse voir le monde entier et montrer au Christ tous les royaumes de la terre. Le récit de la tentation du Christ semble donc mal fait.
Cependant : il y a l'autorité de la Sainte Écriture.
Conclusion
:
Selon S. Grégoire " la tentation qui vient de l'ennemi se fait par mode de suggestion". Or, on ne peut pas suggérer quelque chose à tout le monde de la même manière, mais on suggère à chacun selon son penchant. Et c'est pourquoi le diable commence par tenter l'homme spirituel en lui proposant non des péchés graves, mais des péchés légers, à partir desquels il le conduira à des péchés plus graves. Aussi, dans son commentaire sur Job (39, 25) : "Il flaire de loin le combat, les appels des chefs et les clameurs de l'armée", S. Grégoire nous dit : "On a raison de dire que les chefs appellent et que l'armée pousse des clameurs. Car les premiers vices trompent l'âme et s'y insinuant sous des apparences de raison. Mais les vices innombrables qui suivent et qui entraînent l'âme à toutes sortes d'actions honteuses, se fondent dans une sorte de clameur bestiale."
Et le démon a observé cette tactique dans la tentation du premier homme. Car il a commencé par inquiéter son âme à propos du fruit de l'arbre défendu, en disant (Gn 3, 1) : "Pourquoi Dieu vous a-t-il prescrit de ne manger le fruit d'aucun arbre du paradis ? " Puis, il lui a suggéré de la vaine gloire, lorsqu'il a dit : "Vos yeux s'ouvriront." Enfin, il a poussé la tentation au comble de l'orgueil, quand il a dit : "Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal."
Et il a encore suivi le même ordre pour tenter le Christ. Car il l'a d'abord tenté sur ce que désirent, si peu que ce soit, les hommes spirituels : soutenir sa vie par la nourriture. Ensuite, il s'est avancé jusqu'à ce qui fait tomber les hommes spirituels : agir par ostentation, ce qui relève de la vaine gloire. Enfin, il a poussé la tentation jusqu'à ce qui n'appartient plus aux hommes spirituels, mais aux hommes charnels : la convoitise des richesses et de la gloire du monde, poussée jusqu'au mépris de Dieu. Et c'est pourquoi, s'il a dit dans les deux premières tentations : "Si tu es le Fils de Dieu", il ne le dit plus pour la troisième, car elle ne peut convenir aux hommes spirituels qui sont par adoption fils de Dieu, contrairement aux deux premières.
Ces tentations, le Christ les repousse par des textes de la loi, non par sa puissance divine." Par là même il honorait davantage l'homme et il punissait l'adversaire davantage, puisque l'ennemi du genre humain paraissait vaincu non par Dieu mais par l'homme", dit le pape S. Léon.
Solutions
:
1. Pourvoir aux nécessités
de la vie pour se sustenter n'est pas pécher par gourmandise ; mais ce qui peut
relever de ce vice, c'est que l'on agisse de façon désordonnée par désir de se
sustenter. Or, il est désordonné, lorsqu'on peut recourir à des moyens humains,
de vouloir obtenir de la nourriture par un miracle, pour le soutien du corps
seul. Aussi le Seigneur a-t-il procuré miraculeusement la manne aux fils
d'Israël, dans le désert, où l'on ne pouvait trouver de nourriture autrement.
Pareillement, le Christ a nourri miraculeusement les foules dans le désert où
elles ne pouvaient se procurer de nourriture autrement. Mais le Christ, pour
subvenir à sa faim, pouvait se pourvoir autrement qu'en faisant des miracles.
Il pouvait se nourrir comme faisait Jean Baptiste (Mt 3, 4) ou même en gagnant
des localités voisines. C'est pourquoi le démon escomptait que le Christ
pécherait si, pour subvenir à sa faim, il essaierait de faire des miracles,
alors qu'il ne serait qu'un homme.
2. Par abaissement
extérieur on cherche souvent la gloire qui nous élèvera dans le domaine des
biens spirituels. Aussi S. Augustin dit-il : "Remarquez-le : ce n'est pas
seulement dans l'éclat et la pompe des ornements extérieurs que peut se loger
la prétention, mais aussi dans les haillons crasseux."
3. Désirer les richesses et les honneurs du monde est un péché quand on le fait de façon désordonnée. Cela se manifeste surtout lorsque, pour les obtenir, on commet une action déshonnête. Et c'est pourquoi le démon ne s'est pas contenté de pousser à la convoitise de la richesse et des honneurs, mais il a engagé le Christ à l'adorer pour les obtenir, ce qui est un très grand crime, qui va contre Dieu. Et il n'a pas dit seulement : "Si tu m'adores", il a ajouté : "en te prosternant". Parce que, dit S. Ambroise " l'ambition comporte un péril intérieur : pour dominer les autres, elle commence par être esclave : elle se prodigue en courbettes pour recevoir des honneurs, et plus elle a de hautes visées, plus elle fait de bassesses".
Pareillement encore, dans les
tentations précédentes, le démon s'est efforcé d'amener du désir d'un péché à
un autre péché, par exemple du désir de nourriture à la vanité de faire des
miracles sans motif ; et du désir de la gloire il a essayé de conduire au péché
de tenter Dieu en se précipitant du haut du Temple.
4. Selon S. Ambroise,
" l'Écriture n'aurait pas dit que le diable s'était éloigné de lui après
avoir épuisé toutes sortes de tentation, si ces trois points ne renfermaient
pas toute la matière du péché. Car les causes des tentations sont les causes
des convoitises : la jouissance de la chair, l'espérance de la gloire et
l'avidité du pouvoir".
5. Comme dit S. Augustin :
"On ne sait pas quelle a été la première tentation : les royaumes de la
terre lui ont-ils été montrés tout d’abord, et a-t-il été ensuite placé sur le
pinacle du Temple ? Ou bien est-ce l'inverse ? Cependant c'est sans importance
pourvu qu'il soit bien évident que tout cela a eu lieu." Il semble que les
évangélistes n'ont pas suivi le même ordre parce que l'on peut parfois aller de
la vaine gloire à la cupidité, et parfois inversement.
6. Lorsque le Christ a subi
l'assaut de la tentation, quand le diable lui disait : "Si tu es le Fils
de Dieu, jette-toi en bas", il n'a pas été troublé et il n'a pas fait de
reproche au démon. Mais c'est quand celui-ci a usurpé l'honneur dû à Dieu en
disant : "je te donnerai tout cela si tu m'adores en te prosternant",
que le Christ s'est irrité et le repoussa en disant : "Arrière, Satan !
" pour que nous sachions à son exemple supporter avec magnanimité les
offenses qui nous sont faites, et ne pas même supporter d'entendre offenser
Dieu.
7. Selon S. Jean Chrysostome " le diable plaçait ainsi le Christ " sur le pinacle du Temple " pour le faire voir à tous ; mais lui, à l'insu du démon, s'arrangerait pour n'être vu de personne". Quant à la parole : "Il lui montra tous les royaumes du monde avec leur gloire", il ne faut pas l'entendre en ce sens " qu'il aurait vu les royaumes eux-mêmes, leurs cités, leur population, leur or et leur argent, mais les régions de la terre où se situait chaque royaume ou chaque cité... Le diable les désignait du doigt au Christ, et il présentait en paroles les honneurs et la situation de chaque royaume".
Ou bien, selon Origène " le démon lui montra comment lui-même, par des vices divers, régnait sur le monde".
1. Le Christ devait-il prêcher aux Juifs seulement ou bien aux païens aussi ? - 2. Dans sa prédication aurait-il dû éviter de heurter les Juifs ? - 3. Devait-il enseigner en public ou secrètement ? - 4. Devait-il enseigner seulement par la parole, ou aussi par l'écrit ?
Quant au temps où il a commencé à enseigner, on en a
parlé plus haut, en traitant de son baptême (Q. 39, a. 3).
Objections :
1. On lit en
Isaïe (49, 6) : "C'est trop peu que tu sois mon serviteur pour relever les
tribus d'Israël et ramener les survivants de Jacob ; je fais de toi la lumière
des nations pour que mon salut atteigne jusqu'aux extrémités de la terre."
Mais le Christ a apporté la lumière et le salut par son enseignement. Cela
semble donc trop peu qu'il n'ait prêché qu'aux Juifs et non aux païens.
2. Selon S.
Matthieu (7, 29), " il enseignait comme ayant autorité". Mais la
puissance de l'enseignement se montre dans l'instruction de ceux qui n'ont reçu
aucun enseignement, ce qui était le cas des païens. Aussi S. Paul écrit-il (Rm
15, 20) : "J'ai proclamé l'Évangile là où le nom du Christ n'avait pas
encore été prononcé, afin de ne pas construire sur les fondations d'un
autre." Donc, le Christ aurait dû bien davantage prêcher à la multitude
des païens.
3. Instruire plusieurs est plus utile que d'instruire un seul individu. Mais le Christ a instruit quelques païens, comme la Samaritaine (Jn 4, 7) et la Cananéenne (Mt 15, 22). Il semble donc que, bien davantage, le Christ aurait dû prêcher à la multitude des païens.
Cependant : le Seigneur déclare en S. Matthieu (15, 24) : "je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël." Mais on lit en S. Paul (Rm 10, 15) : "Comment prêcher, si l'on n'a pas été envoyé ? "
Réponse :
Il convenait que la prédication du Christ, par lui-même et par les Apôtres, fût adressée aux seuls Juifs pour commencer.
1° Afin de montrer que la venue du Christ accomplissait les promesses faites anciennement aux Juifs, mais non aux païens. Et S. Paul le dit bien (Rm 15, 8) : "J'affirme que le Christ Jésus a été ministre des circoncis", c'est-à-dire apôtre et prédicateur des juifs, " pour manifester la fidélité de Dieu, en accomplissant les promesses faites à leurs pères".
2° Cela prouvait que sa venue était voulue par Dieu car, dit S. Paul (Rm 13, 1), " tout ce qui vient de Dieu s'accomplit avec ordre". Or cet ordre nécessaire exigeait que l'enseignement du Christ fût d'abord proposé aux Juifs, qui étaient plus proches de Dieu par leur foi et leur culte monothéiste, pour être ensuite transmis par eux aux païens. C'est ainsi que, dans la hiérarchie céleste, les illuminations divines parviennent aux anges inférieurs par l'intermédiaire des anges supérieurs. Aussi, sur cette parole en S. Matthieu : "Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël", S. Jérôme fait-il ce commentaire : "Il ne dit pas cela parce qu'il n'aurait pas été envoyé aussi aux païens, mais parce qu'il l'a été d'abord à Israël." Aussi Isaïe (66, 19) avait-il écrit : "J'enverrai, parmi les sauvés", c'est-à-dire les Juifs, " vers les nations, auxquelles ils annonceront ma gloire.
3° Pour enlever aux Juifs un prétexte à calomnie. En effet, sur cette parole (Mt 15, 24), " N'allez pas chez les païens", S. Jérôme ; écrit " Il fallait annoncer la venue du Messie tout d'abord aux Juifs, pour qu'ils n'aient pas une juste excuse en disant qu'ils l'avaient rejeté parce qu'il avait envoyé ses Apôtres auprès des païens et des Samaritains."
4° Parce que le Christ a mérité le pouvoir et la domination sur les païens par la victoire de la croix. C'est pourquoi on lit dans l'Apocalypse (2, 26-28) : "Au vainqueur je donnerai pouvoir sur les nations... comme je l'ai reçu de mon Père." Et dans l'épître aux Philippiens (2, 8) : "Parce qu'il s'est fait obéissant jusqu'à la mort de la croix, Dieu l'a exalté pour qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse et que toute langue le proclame." C'est pourquoi, avant sa passion, le Christ n'a pas voulu prêcher aux païens son enseignement, mais après la passion, il a dit aux disciples (Mt 28, 19) : "Allez, enseignez toutes les nations." Cela explique ce qu'on lit en S. Jean (12, 20) : la Passion étant imminente, lorsque certains païens voulurent voir Jésus, celui-ci répondit : "Si le grain de froment ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruits." Et comme dit S. Augustin sur ce passage : "Ce grain était destiné à mourir, en sa personne, par l'incroyance des Juifs, et à se multiplier par la foi des nations païennes."
Solutions :
1. Le Christ
a été la lumière et le salut des païens par les disciples qu'il a envoyés leur
prêcher.
2. Faire quelque chose par d'autres montre une plus grande puissance que le faire par soi-même.
Et c'est pourquoi
la puissance divine du Christ s'est manifestée hautement du fait qu'il a
conféré à ses disciples une telle efficacité d'enseignement qu'ils
convertissaient à lui des païens qui n'avaient jamais entendu parler de lui. Or
la puissance de l'enseignement du Christ se mesure aux miracles par lesquels il
confirmait cet enseignement, à son efficacité de persuasion, et à l'autorité de
celui qui parle, parce qu'il s'exprimait comme ayant autorité sur la loi, quand
il disait : "Eh bien, moi, je vous dis..." Et sa puissance divine
s'est manifestée par la rectitude vertueuse où il vivait, sans aucun péché.
3. De même
que le Christ ne devait pas, dès le début, communiquer sa doctrine
indifféremment aux païens, de même il ne devait pas repousser totalement
ceux-ci, pour ne pas leur enlever l'espérance du salut. Et c'est pourquoi
quelques païens en particulier ont été accueillis à cause de l'éminence de leur
foi et de leur dévouement.
Objections :
1. S.
Augustin a dit : "Dans l'homme Jésus Christ, le Fils de Dieu s'est offert
à nous en modèle de vie." Mais nous devons éviter de scandaliser, non
seulement les fidèles mais aussi les infidèles, selon cette recommandation de
S. Paul (1 Co 10, 32) : "Ne scandalisez ni les Juifs, ni les païens, ni
l'Église de Dieu." Il semble donc que le Christ aussi, dans son
enseignement aurait dû éviter de heurter les Juifs.
2. Aucun sage
ne doit empêcher son oeuvre de réussir. Mais, du fait que Jésus troublait les
Juifs par son enseignement, il empêchait celui-ci de porter ses fruits. S. Luc
(11, 53) rapporte en effet que les pharisiens et les scribes, après avoir été
repris par lui, " se mirent à lui en vouloir terriblement et à le faire
parler sur une foule de choses, lui tendant des pièges pour surprendre ses
paroles et pouvoir l'accuser".
3. L'Apôtre conseille (1 Tm 5, 1) : "Ne rudoie pas le vieillard, honore-le comme un père." Or les prêtres et les chefs des Juifs étaient les anciens de ce peuple. Ils n'auraient donc pas dû recevoir de durs reproches.
Cependant : il était prophétisé en Isaïe (8, 14) que le Messie serait " un caillou qui fait tomber, et une pierre de scandale pour les deux dynasties d'Israël".
Réponse :
Le salut de la multitude doit passer avant la paix de quelques individus. C'est pourquoi, quand certains empêchent par leur perversité le salut du grand nombre, il ne faut pas craindre qu'un prédicateur ou un docteur les heurte afin de pourvoir au salut de la multitude. Or les scribes, les pharisiens et les chefs des Juifs empêchaient gravement le salut du peuple par leur malice, parce qu'ils s'opposaient à l'enseignement du Christ qui seul pouvait procurer le salut, et parce qu'ils corrompaient la vie du peuple par leur conduite mauvaise. Et c'est pourquoi le Seigneur, sans se laisser arrêter par leur scandale, enseignait publiquement la vérité et leur reprochait leurs vices. Et c'est pourquoi il est rapporté (Mt 15, 12. 14) que, les disciples de Jésus lui disant : "Sais-tu que les Juifs, en entendant cette parole, en sont scandalisés ? " Jésus répondit : "Laissez-les. Ce sont des aveugles conducteurs d'aveugles. Si un aveugle se fait le guide d'un aveugle, tous deux tombent dans un trou."
Solutions :
1. On doit
éviter de scandaliser quiconque pour ne donner à personne, par une action ou
une parole déplacée, une occasion de chute." Mais quand le scandale naît
de la vérité, il vaut mieux endurer le scandale qu'abandonner la vérité".
dit S. Grégoire.
2. En blâmant
publiquement les scribes et les pharisiens, le Christ n'a pas empêché mais
plutôt favorisé l'effet de son enseignement. Parce que, leurs vices étant
connus du peuple, celui-ci n'était guère détourné du Christ à cause des paroles
des scribes et des pharisiens, qui s'opposaient toujours à l'enseignement du
Christ.
3. Cette
parole de l'Apôtre doit s'entendre des " anciens " qui ne le sont pas
seulement par l'âge et l'autorité, mais qui sont aussi des vieillards par leur
dignité morale, selon les Nombres (11, 16) : "Rassemble-moi soixante-dix
des anciens d'Israël, que tu connais comme de vrais anciens du peuple."
Mais ceux qui font servir à la malice le prestige de la vieillesse en péchant
publiquement, il faut les condamner ouvertement et sévèrement comme l'a fait
Daniel (13, 52) : "Toi qui as vieilli dans le crime..."
Objections :
1. On lit que
le Christ a dit bien des choses à ses disciples en particulier, comme on le
voit dans le discours de la Cène. Aussi a-t-il dit (Mt 10, 27) : "Ce que
vous entendez à l'oreille dans votre chambre, proclamez-le sur les toits."
Donc il n'a pas tout enseigné en public.
2. On ne doit
exposer qu'aux parfaits les profondeurs de la sagesse, selon S. Paul (1 Co 2,
6) : "Nous parlons de sagesse parmi les parfaits." Mais
l'enseignement du Christ contenait une très profonde sagesse. Il ne fallait
donc pas le communiquer à la multitude imparfaite.
3. C'est pareil, de cacher une vérité en la taisant, ou en l'enveloppant de mots obscurs. Mais, pour les foules, le Christ dissimulait la vérité qu'il prêchait sous l'obscurité de ses paroles, car " il ne leur parlait pas sans paraboles " (Mt 13, 34). Donc, au même titre, il pouvait cacher la vérité par le silence.
Cependant : il y a cette parole du Christ lui-même (Jn 18, 20) : "je n'ai rien dit en secret."
Réponse :
Un enseignement peut être dissimulé de trois façons.
1° Par la volonté de l'enseignant qui ne désire pas manifester son enseignement à beaucoup, mais plutôt le cacher. Cela se produit de deux façons.
Parfois cela vient de ce que l'enseignant est envieux : parce qu'il veut dominer par sa science, il ne veut pas la communiquer à d'autres. Ce qui était impossible chez le Christ, car c'est en son nom que la Sagesse parle ainsi (Sg 7,13) : "je l'ai apprise sans arrière-pensée ; je la communique sans envie ; et je ne cache pas sa dignité." Mais parfois cela se produit à cause de l'immoralité de l'enseignement, dont S. Augustin nous dit : "Il y a certains maux que la pudeur humaine ne peut aucunement supporter. C'est pourquoi il est dit de la doctrine des hérétiques (Pr 9, 17) : "Les eaux dérobées sont les plus douces." Et c'est pourquoi le Seigneur demande (Mc 4, 21) : "Est-ce que la lampe", l'enseignement véritable et honorable, vient pour être mise sous le boisseau ?" "
Une deuxième façon d'être caché, pour un enseignement, c'est qu'on le propose à un petit nombre. Et de cette façon non plus, le Christ n'a rien enseigné en secret, parce qu'il a proposé sa doctrine ou bien à toute la foule, ou bien à tous ses disciples rassemblés. Aussi, S. Augustin remarque-t-il : "Parle-t-il dans le secret, celui qui parle devant tant de gens ? Surtout s'il parle à un petit nombre parce qu'il veut, par ceux-ci, instruire beaucoup de gens ? "
Il y a une troisième façon pour un enseignement d'être caché, qui tient à la manière d'enseigner. Et c'est ainsi que le Christ parlait aux foules de façon secrète, en employant des paraboles pour leur enseigner des mystères spirituels dont elles étaient incapables ou indignes. Et cependant il valait mieux pour elles d'entendre cette doctrine spirituelle ainsi, sous l'écorce des paraboles, que d'en être totalement privés. Cependant le Seigneur en expliquait la vérité claire et nue à ses disciples, qui la transmettraient à ceux qui en seraient capables, selon l'invitation de S. Paul (2 Tm 2, 2) : "Les enseignements que tu as entendus de moi en présence de nombreux témoins, confie-les à des hommes sûrs, capables de les transmettre à d'autres." Et cette conduite est symbolisée par l'ordre donnée aux fils d'Aaron d'envelopper les vases du sanctuaire, que les lévites porteraient enveloppés (Nb 4, 5).
Solutions :
1. Comme dit S. Hilaire en commentant la parole citée dans l'objection : "Nous ne lisons pas que le Seigneur avait l'habitude de faire des déclarations la nuit et de donner son enseignement dans les ténèbres, mais il parle ainsi parce que tout propos de lui est ténèbres pour les hommes charnels, que sa parole est obscurité pour les incroyants. C'est pourquoi ce qu'il a dit doit être annoncé parmi les incroyants avec la liberté de professer la foi."
Ou bien, selon S.
Jérôme i, il faut entendre cette proposition en ce que le Christ enseignait
dans un petit coin de Judée, comparativement au monde entier où la prédication
des Apôtres devait répandre son enseignement.
2. Dans son
enseignement, le Seigneur n'a pas manifesté aux foules toutes les profondeurs
de sa sagesse, ni même à ses disciples, auxquels il a dit (Jn 16, 12) :
"J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les
porter maintenant." Cependant, tout ce que sa Sagesse a jugé digne d'être
communiqué aux autres, il l'a proposé non en secret mais ouvertement, bien que
tous n'en aient pas eu l'intelligence. Ce qui fait dire à S. Augustin :
"Quand le Seigneur dit "J'ai parlé ouvertement", cela veut dire
Beaucoup m'ont entendu... Et d'ailleurs, ce n'était pas ouvertement car ils ne
comprenaient pas."
3. Comme nous l'avons dit à l'instant, le Seigneur parlait en paraboles aux foules parce qu'elles n'étaient ni dignes ni capables de saisir la vérité nue qu'il exposait aux disciples. Quant à l'affirmation qu'il ne leur parlait pas sans paraboles, il faut la comprendre selon S. Jean Chrysostome : cela ne concerne que ce discours précis car, d'autres fois, Jésus à enseigné beaucoup de choses sans paraboles.
Ou bien, selon S.
Augustin, on dit cela " non parce qu'il n'a jamais parlé en termes
propres, mais parce qu'il n'a développé presque aucun discours sans y avoir
employé de paraboles, bien qu'il y ait aussi donné certains enseignements en
termes clairs".
Objections :
1. L'écriture
a été inventée pour permettre de confier une doctrine à la mémoire en vue de
l'avenir. Or la doctrine du Christ doit durer pour toujours, comme il l'a dit
(Lc 21, 33) : "Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront
pas." Il semble donc que le Christ aurait dû confier sa doctrine à
l'écriture.
2. La loi
ancienne a précédé le Christ pour le préfigurer selon l'épître aux Hébreux (10,
1) : "La loi n'avait que l'ombre des biens à venir." Mais la loi
ancienne fut écrite par Dieu, selon l'Exode (24, 12) : "je te donnerai
deux tables de pierre, avec la loi et les commandements que j'ai écrits."
Il semble donc que le Christ aurait dû écrire sa doctrine.
3. Puisque le Christ était venu " éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres et l'ombre de la mort " (Lc 1, 79), il lui appartenait d'exclure les occasions d'erreur et d'ouvrir le chemin de la foi. Mais il l'aurait fait en écrivant son enseignement. En effet, selon S. Augustin, " souvent certains s'étonnent de ce que le Christ lui-même n'ait rien écrit, si bien qu'on est obligé de croire ceux qui ont écrit sur lui. Ces gens-là et surtout les païens se le demandent sans oser inculper le Christ ou blasphémer contre lui, et ils lui attribuent une sagesse très profonde, mais en le considérant comme un homme. Ils disent que ses disciples ont accordé à leur maître plus qu'il n'était, pour déclarer qu'il est le Fils de Dieu et le Verbe de Dieu par qui tout a été fait". Et il ajoute plus loin : "Ils semblent avoir été prêts à croire de lui ce qu'il aurait écrit de lui-même, non ce que d'autres en ont prêché à leur manière." Il semble donc que le Christ en personne aurait dû confier par écrit son enseignement.
Cependant : le canon des Écritures ne contient aucun livre qui aurait été écrit par le Christ.
Réponse :
Il convenait que le Christ n'ait pas mis par écrit son enseignement.
1° A cause de sa dignité. Plus un docteur est éminent, et plus le mode de son enseignement doit l'être. Et c'est pourquoi il convenait au Christ, comme au plus éminent des docteurs, de graver sa doctrine dans le coeur de ses auditeurs. C'est pourquoi il est dit en S. Matthieu (7, 29) : "Il les enseignait comme ayant autorité." Aussi, même chez les païens, Pythagore et Socrate, qui furent les plus éminents docteurs, ne voulurent rien écrire. En effet l'écriture n'est qu'un moyen ordonné, comme à sa fin, à graver la doctrine dans le coeur des auditeurs.
2° A cause de la supériorité de la doctrine du Christ, qui ne pouvait s'enfermer dans un texte comme il est dit en S. Jean (21, 25) " Jésus a fait encore beaucoup d'autres choses si on les rapportait en détail, je ne crois pas que le monde entier pourrait contenir les livres qu'il faudrait écrire." S. Augustin nous demande de " ne pas l'entendre en ce sens que le monde ne pourrait les loger, mais qu'ils dépassent la capacité des lecteurs". Mais si le Christ avait consigné par écrit sa doctrine, on penserait qu'on n'y trouve rien de plus profond que ce qui est dans la formulation écrite.
3° Le Christ n'a rien écrit afin que son enseignement parvienne à tous, à partir de lui, dans un certain ordre, c'est-à-dire que lui-même instruisait immédiatement ses disciples, qui ensuite ont instruit les autres par leur parole et par leurs écrits. Tandis que, si lui-même avait écrit, son enseignement serait parvenu immédiatement à tous. Il est dit de la Sagesse de Dieu (Pr 9, 3) " qu'elle a envoyé ses servantes inviter vers les hauteurs de la ville " à son festin.
Cependant il faut savoir, à la suite de S. Augustin que certains païens ont cru le Christ auteur de certains livres contenant des formules magiques pour ses miracles, alors que la discipline chrétienne condamne la magie." Et cependant, ceux qui affirment avoir lu de tels livres n'opèrent rien de ce qui, dans ces livres, fait leur admiration. Par le jugement de Dieu, ils poussent si loin leur erreur qu'ils affirment que ces livres portent une dédicace à Pierre et à Paul... parce qu'en plusieurs endroits ils ont vu des peintures qui les représentaient avec le Christ... il n'est pas surprenant qu'ils aient été induits en erreur par ces peintures mêmes. Car tout le temps que le Christ a vécu avec ses disciples dans sa chair mortelle, Paul n'était pas encore son disciple."
Solutions :
1. Comme le
dit S. Augustin : "Par rapport à tous les disciples qui sont ses membres,
le Christ est comme la tête. Aussi, puisque c'est eux qui ont écrit ce qu'il
avait montré et déclaré, on ne doit pas dire que ce n'est pas lui qui a écrit,
puisque ses membres ont consigné ce qu'ils ont appris sous la dictée de la
tête. Tout ce qu'il a voulu nous faire lire, au sujet de ses actions et de ses
paroles, il leur a commandé de l'écrire comme s'ils étaient ses mains."
2. Puisque la
loi ancienne était donnée sous des figures sensibles, il convenait aussi
qu'elle soit écrite avec des caractères visibles. Mais l'enseignement du
Christ, qui est la loi de l'Esprit de vie devait être écrit " non avec de
l'encre, mais par l'Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais
sur les tables de chair du coeur", dit S. Paul (2 Co 3, 3).
3. Ceux qui n'ont pas voulu croire les écrits des Apôtres sur le Christ n'auraient pas cru davantage au Christ écrivain, car ils pensaient que ses miracles étaient accomplis par des procédés magiques.
LES MIRACLES DU CHRIST
Nous étudierons : I. Leur ensemble (Q. 43). - II. Le détail des diverses catégories de miracles (Q. 44). - III. Le cas particulier de la Transfiguration (Q. 45).
1. Le Christ devait-il faire
des miracles ? - 2. Les a-t-il faits par une vertu divine ? - 3. A quel moment
a-t-il commencé d'en faire ? - 4. Ont-ils suffisamment montré sa divinité ?
Objections
:
1. Il aurait dû agir
conformément à ses paroles. Il a dit (Mt 16, 4) : "Cette génération
perverse et adultère demande un signe, et il ne lui en sera pas donné, sinon le
signe du prophète Jonas." 2. Si le Christ, lors de son second avènement,
doit venir " en grande puissance et majesté " (Mt 24, 30), dans son
premier avènement il vient dans la faiblesse selon Isaïe (53, 3) : "Homme
de douleurs, connaissant la faiblesse." Mais l'accomplissement des
miracles ressortit à la puissance plus qu'à la faiblesse. Donc il aurait été
bien qu'à son premier avènement il ne fit pas de miracles.
3. Le Christ est venu pour sauver les hommes par la foi, selon l'épître aux Hébreux (12,2) : "Celui qui est l'initiateur de la foi et qui la mène à son accomplissement, Jésus." Mais les miracles diminuent le mérite de la foi, aussi le Seigneur dit-il (Jn 4, 48) : "Si vous ne voyez pas des signes et des prodiges, vous ne croyez pas." Il semble donc que le Christ n'aurait pas dû faire de miracles.
Cependant : ce sont ses adversaires qui disent (Jn 11, 47) : "Qu'allons-nous faire ? Cet homme accomplit un grand nombre de miracles."
Conclusion
:
Dieu concède à l'homme de faire des miracles pour deux motifs. D'abord et à titre primordial pour confirmer la vérité que quelqu'un enseigne. En effet, les vérités de foi dépassent la raison humaine et ne peuvent être prouvées par des raisonnements humains ; elles doivent être prouvées par l'argument de la puissance divine, afin que, lorsqu'un homme accomplit des oeuvres que Dieu seul peut faire, on croie que ce qu'il dit vient de Dieu. Ainsi, lorsque quelqu'un présente une lettre marquée par le sceau royal, on croit que son contenu procède de la volonté royale.
Enfin, Dieu accomplit des miracles pour montrer la présence de Dieu dans l'homme par la grâce du Saint-Esprit : lorsqu'un homme accomplit les oeuvres de Dieu, on croit que Dieu habite en lui par la grâce. D'où cette parole (Ga 3, 5) : "Celui qui nous a donné l'Esprit Saint accomplit par nous des miracles."
Au sujet du Christ, il fallait manifester aux hommes ces deux vérités : que Dieu était en lui par la grâce, grâce d'union et non d'adoption ; et que sa doctrine surnaturelle venait de Dieu. Et c'est pourquoi il convenait au plus haut point qu'il fit des miracles. Aussi dit-il lui-même (Jn 10, 38) : "Si vous ne voulez pas me croire, croyez mes oeuvres." Et aussi (Jn 5, 36) : "Les oeuvres que mon Père m'a données à faire, c'est elles qui rendent témoignage de Moi."
Solutions
:
1. Cette parole du Christ :
"Il ne lui sera pas donné de signe, sinon celui du prophète Jonas "
signifie, d'après S. Jean Chrysostome, qu'alors " ils ne reçurent pas le
genre de signe qu'ils demandaient", c'est-à-dire un signe du ciel, "
mais non qu'il ne leur a donné aucun signe. Ou bien qu'il faisait des signes,
non pour eux qu'il savait de pierre, mais afin d'amender les autres". Et
c'est pourquoi ce n'est pas à eux, mais aux autres, que ces signes étaient
donnés.
2. Bien que le Christ soit
venu " dans la faiblesse de la chair", ce que manifestent ses
souffrances, il est cependant venu dans la force de Dieu. Ce qu'il allait
manifester par ses miracles.
3. Les miracles diminuent
le mérite de la foi dans la mesure où ils montrent la dureté de ceux qui ne
veulent pas croire ce qui est prouvé par la Sainte Écriture à moins qu'il ne
voient des miracles. Cependant, il valait mieux pour eux d'être convertis à la
foi, fût-ce par des miracles, que de demeurer entièrement dans l'infidélité. S.
Paul dit en effet (1 Co 14, 22) que " les miracles sont pour les
incrédules " afin qu'ils se convertissent à la foi.
Objections
:
1. La vertu divine est
toute-puissante. Mais il semble que le Christ, dans l'accomplissement de ses
miracles, n'était pas tout-puissant, car on lit dans S. Marc (6, 5) " Il
ne pouvait faire là", dans sa patrie, " aucun miracle".
2. Il n'appartient pas à
Dieu de prier. Mais le Christ priait parfois en faisant des miracles, comme on
le voit à la résurrection de Lazare (Jn 11, 41) et à la multiplication des
pains (Mt 14, 19).
3. Ce qui se fait par la vertu divine ne peut se faire en vertu d'une créature. Mais les miracles que Jésus faisait pouvaient se faire en vertu d'une créature ; aussi les pharisiens disaient-ils : "C'est par Béelzéboul, prince des démons, qu'il chasse les démons " (Lc 11, 15).
Cependant : le Seigneur dit (Jn 14, 10) : "C'est le Père, qui demeure en moi, qui fait toutes ces oeuvres."
Conclusion
:
Comme nous l'avons établi dans la première Partie, les vrais miracles ne peuvent s'accomplir que par la vertu divine, parce que Dieu seul peut changer l'ordre de la nature, ce qui relève de la raison de miracle. Aussi le pape S. Léon écrit-il que, le Christ ayant deux natures, l'une, la nature divine, " brille par les miracles " ; l'autre, la nature humaine, " est accablée par les outrages " et cependant " chacune agit en communication avec l'autre", parce que la nature humaine est l'instrument de la nature divine, et l'action humaine a reçu une vertu de la nature divine, nous l'avons dit plus haut.
Solutions
:
1. Cette façon de parler
" Il ne put faire aucun miracle " ne doit pas être rapportée à la
puissance absolue, mais à ce qui pouvait se faire de façon cohérente, car il
n'était pas cohérent d'accomplir des miracles parmi les incrédules. Aussi
ajoute-t-on : "Et il s'étonnait de leur incrédulité." C'est de la
même manière que Dieu dit (Gn 18, 17) : "je ne peux pas cacher à Abraham
ce que je vais faire", et aussi (Gn 19, 22) : "je ne puis rien faire
(contre Sodome) avant que tu n'y sois arrivé."
2. Voici ce que dit S. Jean
Chrysostome sur cette prière au moment de la multiplication des pains :
"Il fallait croire que le Christ vient du Père, et qu'il est égal à lui.
Et c'est pourquoi, afin de montrer l'un et l'autre, il fait ses miracles tantôt
avec puissance, tantôt en priant. C'est dans les miracles moindres qu'il
regarde vers le ciel, comme à la multiplication des pains ; dans les grands
miracles, qui viennent de Dieu seul, il agit avec puissance, ainsi quand il a
remis les péchés ou ressuscité les morts." Si l'on dit qu'à la
résurrection de Lazare " il leva les yeux vers le ciel", il l'a fait
non parce qu'il avait besoin d'appui, mais pour donner l'exemple. Aussi dit-il
: "J'ai parlé ainsi à cause de la foule qui m'entoure, afin qu'ils croient
que tu m'as envoyé."
3. Le Christ ne chassait
pas les démons de la façon dont agissait la vertu des démons. Car, par la vertu
des démons supérieurs, les démons sont bien chassés des corps, mais de telle
sorte qu'ils gardent leur pouvoir sur l'âme, car le démon n'agit pas contre son
règne. Tandis que le Christ chassait les démons du corps, mais bien davantage
de l'âme. Aussi a-t-il condamné le blasphème des pharisiens prétendant qu'il
chassait les démons par la vertu des démons : 1° Parce que Satan n'est pas
divisé contre lui-même. 2° Par l'exemple de ceux qui chassaient les démons par
l'Esprit de Dieu. 3° Parce qu'il ne pourrait chasser les démons s'il ne les
avait pas vaincus par la vertu divine. 4° Parce qu'il n'y avait dans ses
oeuvres ou dans leurs effets aucun accord entre lui et Satan, puisque Satan
cherchait à disperser ce que lui-même, le Christ, rassemblait.
Objections
:
1. Il semble que le Christ
n'a pas commencé de faire des miracles aux noces de Cana, en changeant l'eau en
vin. Car on lit dans le Protévangile de Jacques qu'il a fait beaucoup de
miracles dans son enfance, tandis qu'il a fait le miracle des noces de Cana
dans sa trentième ou trente-et-unième année. Ce n'est donc pas alors qu'il a
commencé à faire des miracles.
2. Le Christ faisait des
miracles par la vertu divine. Or celle-ci fut en lui dès le début de sa
conception, car il fut Dieu et homme dès ce moment. Il semble donc qu'il a fait
des miracles dès le début.
3. D'après S. Matthieu (4, 18) et S. Jean (1, 35) le Christ a commencé de rassembler ses disciples après son baptême et après sa tentation. Or les disciples se sont rassemblés autour de lui surtout à cause de ses miracles. Ainsi S. Luc (5, 4) raconte qu'il appela Pierre, stupéfait de la pêche miraculeuse. Il semble donc qu'il a fait d'autres miracles avant celui des noces de Cana.
Cependant : on lit en S. Jean (2, 11) : "Ce fut le commencement des miracles de Jésus à Cana de Galilée."
Conclusion
:
Le Christ a fait des miracles pour confirmer son enseignement, et pour montrer qu'il avait la puissance divine. Et c'est pourquoi, relativement au premier point, il ne devait pas faire de miracles avant d'avoir commencé à enseigner, et il ne devait pas enseigner avant d'être parvenu à l'âge parfait comme nous l'avons établit à propos de son baptême.
Quant au second point, il devait par ses miracles montrer sa divinité de telle manière que l'on crût à la réalité de son humanité. Et c'est pourquoi, selon S. Jean Chrysostome " il a eu raison de ne pas commencer à faire des miracles dès son premier âge, car on aurait estimé que son incarnation était irréelle, et on l'aurait livré à la croix avant le temps opportun".
Solutions
:
1. D'après la parole du
Baptiste (Jn 1, 31) : "je suis venu baptiser dans l'eau pour qu'il soit
manifesté en Israël", " il est évident, dit S. Jean Chrysostome que
les miracles accomplis par le Christ dans son enfance ne sont que mensonges et
inventions. Car si le Christ avait fait des miracles dans son premier âge, il
n'aurait pas été inconnu de Jean, et le reste de la foule n'aurait pas eu
besoin d'un maître pour le lui manifester".
2. La vertu divine agissait
dans le monde où c'était nécessaire pour le salut des hommes, but de
l'Incarnation. Et c'est pourquoi il a fait des miracles par la vertu de Dieu de
telle sorte que cela ne nuise pas à la foi en la réalité de sa chair.
3. Cela même est à l'éloge
des disciples, " qu'ils ont suivi le Christ alors qu'ils ne lui avaient vu
accomplir aucun miracle", dit S. Grégoire. Et, selon S. Jean Chrysostome :
"Il était surtout nécessaire de faire des miracles quand les disciples
étaient déjà rassemblés, dévoués, attentifs à tout ce qui se faisait. Aussi
ajoute-t-on (Jean 2, 11) : "Et ses disciples crurent en lui", non
parce qu'ils crurent alors pour la première fois, mais parce qu'alors ils
crurent avec plus de zèle et de perfection." Ou bien, explique S. Augustin
on appelle disciples " ceux qui le seraient plus tard".
Objections
:
1. Être Dieu et homme est
propre au Christ. Mais les miracles accomplis par le Christ ont été faits aussi
par d'autres. Il semble donc qu'ils ne suffisaient pas à montrer sa divinité.
2. Rien n'est plus grand
que la vertu divine. Mais certains ont fait de plus grands miracles que le
Christ, car il dit lui-même (Jn 14, 12) : "Celui qui croit en moi fera
lui-même les oeuvres que je fais, et il en fera de plus grandes." Il
semble donc que les miracles accomplis par Jésus n'ont pas été suffisants pour
montrer sa divinité.
3. Le particulier n'est pas suffisant pour montrer l'universel. Mais chaque miracle du Christ fut une oeuvre particulière. Donc aucun d'entre eux n'a pu manifester suffisamment la divinité du Christ, à laquelle il appartient de posséder un pouvoir universel sur toutes choses.
Cependant : il y a cette parole du Seigneur (Jn 5, 36) : "Les oeuvres que mon Père m'a données à faire, ce sont elles qui rendent témoignage de moi."
Conclusion
:
Il faut affirmer que les miracles du Christ étaient suffisants pour manifester sa divinité selon trois points de vue.
1° En raison de la nature spécifique de ces oeuvres, qui dépassaient la puissance de toute vertu créée et par conséquent ne pouvaient être accomplies que par la vertu divine. Et c'est pourquoi l'aveugle-né disait après sa guérison (Jn 9, 32) : "On n'a jamais entendu dire que quelqu'un ait rendu la vue à un aveugle de naissance. Si celui-ci ne venait pas de Dieu, il ne pourrait rien faire." 2° A cause de la façon d'accomplir ces miracles, en ce sens que Jésus les accomplissait comme par son propre pouvoir, sans prier, comme les autres. Aussi est-il écrit (Le 6, 19) : "Une vertu sortait de lui et les guérissait tous." Cela montre, dit S. Cyrille " qu'il ne recevait pas une vertu étrangère mais, puisqu'il était Dieu par nature, il montrait sa propre puissance sur les malades. Et c'est pourquoi il faisait d'innombrables miracles". Aussi, sur ces paroles (Mt 8, 16) : "D'un mot il chassait les esprits et il guérissait tous les malades", S. Jean Chrysostome - nous dit : "Remarquez quelle multitude de guérisons nous rapportent les évangélistes. Ils ne racontent pas chaque cure en détail, mais ils évoquent d'un mot une mer infinie de miracles." Et par là il montrait qu'il avait une puissance égale à celle du Père selon cette parole (Jn 5, 19. 21) : "Tout ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement... De même que le Père ressuscite les morts et leur donne la vie, ainsi le Fils de l'homme donne la vie à qui il veut." 3° En raison de la doctrine par laquelle il se disait Dieu : si elle n'avait pas été vraie, elle n'aurait pas été confirmée par des miracles dus à la puissance divine. D'où cette réflexion (Mc 1, 27) : "Quel est cet enseignement nouveau ? Il commande avec autorité aux esprits mauvais, et ceux-ci lui obéissent ! "
Solutions
:
1. C'était là l'objection des païens. Aussi S. Augustin écrit-il : "Une si grande majesté, disent-ils, n'est ni prouvée ni éclairée par des signes suffisants. Car cette expulsion de spectres", quand il chassait les démons, " cette guérison des malades, cette résurrection des morts, et tout le reste, c'est peu de chose pour Dieu". A cela S. Augustin répond : "Nous-mêmes reconnaissons que les prophètes ont fait des miracles semblables... Moïse et les autres prophètes ont prophétisé le Seigneur Jésus et lui ont donné une grande gloire... C'est pour cela que lui-même a voulu faire des miracles semblables, de peur qu'il n'eût semblé absurde qu'il ne fit point par lui-même ce qu'il avait fait par eux. Cependant il devait faire aussi des miracles qui lui fussent propres : naître de la Vierge, ressusciter d'entre les morts, monter au ciel. Celui qui estime que pour Dieu c'est peu de chose, j'ignore ce qu'il peut attendre de plus. Après s'être uni l'homme, aurait-il dû créer un autre monde pour que nous puissions croire que le monde a été fait par lui ? Mais il n'aurait pu faire en ce monde un monde supérieur ni égal à celui-ci. Et s'il avait fait un monde inférieur, on aurait encore trouvé que c'était peu de chose."
Mais ce que d'autres ont fait, le
Christ l'a fait d'une manière supérieure. Aussi, sur cette parole (Jn 15, 24) :
"Si je n'avais pas fait en eux ce que personne d'autre n'a fait...",
S. Augustin,, explique : "Parmi les oeuvres du Christ, aucune ne semble
plus grande que la résurrection des morts, et nous savons que les anciens
prophètes l'ont aussi accomplie... Cependant le Christ a fait certains miracles
que personne d'autre n'a faits. Mais on nous répond que d'autres en ont faits
que ni lui ni aucun autre n'ont faits. Cependant, qu'il ait guéri tant
d'infirmités, de maladies, de détresses humaines avec une telle puissance, on
ne lit cela d'aucun ancien. Car pour ne pas parler des guérisons individuelles
qu'il accordait à tous ceux qui se présentaient, Marc dit (6, 56) : "En
tout lieu où il pénétrait, villages, villes ou fermes, on mettait les malades
sur les places et le priait de les laisser toucher ne fût-ce que la frange de
son manteau, et tous ceux qui le touchaient étaient sauvés." Cela,
personne d'autre ne l'a fait en eux. On doit comprendre en effet qu'il a bien
dit "en eux". Ni "parmi eux", ni "devant eux",
mais bien "en eux", parce qu'il les a guéris. Et personne n'a fait en
eux de telles oeuvres, car si un autre homme a fait l'une ou l'autre, c'est
parce que lui-même les a faites ; mais lui-même les a faites sans que d'autres
les aient faites."
2. S. Augustin, expliquant ce texte de S. Jean, se demande : "Quelles sont ces oeuvres plus grandes " que doivent faire ceux qui croient en lui ? " Serait-ce que les malades, à leur passage, étaient guéris par leur ombre ? Que l'ombre guérisse, c'est un miracle plus grand que d'obtenir la guérison en touchant une frange de manteau. Néanmoins, quand le Christ parlait ainsi, il mettait en valeur les faits et les oeuvres de ses propres paroles. En effet, quand il a dit (Jn 14, 10) : "C'est le Père demeurant en moi qui fait ces oeuvres" de quelles oeuvres parlait-il, sinon de ses propres paroles ? Et le fruit de ses paroles, c'était la foi de ses disciples. Toutefois, lorsque ceux-ci annoncèrent l'Évangile, ceux qui crurent ne furent pas aussi peu nombreux qu'eux-mêmes : ce sont les nations qui ont cru."
" N'est-ce pas sur une parole de sa bouche que le riche se retira tout triste ? Et pourtant ce que ce seul homme n'avait pas fait après avoir entendu le Christ, de nombreux riches l'ont fait après avoir entendu les disciples. Voilà comment, prêché par des croyants, le Christ a fait des oeuvres plus grandes que lorsqu'il parlait lui-même. ' "
" Pourtant ceci encore nous
ébranle : ces oeuvres plus grandes, il les a faites par les Apôtres, et
pourtant il ne désignait pas seulement eux lorsqu'il disait : "Celui qui
croit en moi, fera aussi les oeuvres que je fais..." Écoute donc et
comprends ainsi : "Celui qui croit en moi, les oeuvres que je fais, il les
fera aussi." C'est moi qui fais d'abord, et ensuite c'est lui qui les
fera, car je fais qu'il les fasse." Quelles oeuvres sinon la justification
de l'impie ? C'est en lui, mais ce n'est pas sans lui que le Christ agit.
Certes, je dirai que c'est une oeuvre plus grande que la création du ciel et de
la terre, car le ciel et la terre passeront, mais le salut et la justification
des prédestinés dureront toujours. Mais dans les cieux les anges sont les
oeuvres du Christ. Est-ce qu'il n'accomplit pas des oeuvres plus grandes, celui
qui coopère avec le Christ pour sa propre justification ? Qu'on juge, si c'est
possible, si créer des justes est une oeuvre plus grande que de justifier des
impies ? Certes, si ces deux oeuvres demandent une égale puissance, la seconde
demande plus de miséricorde. Mais rien ne nous oblige à penser que, lorsque le
Christ dit : "Il fera des oeuvres plus grandes", cela concerne toutes
les oeuvres du Christ. Peut-être parlait-il seulement de celles qu'il faisait à
ce moment. Alors il disait des paroles de foi et, certes, proclamer des paroles
de justice, ce qu'il a fait sans nous, est une oeuvre moins grande que
justifier des impies, ce qu'il fait en nous, afin que nous le fassions à notre
tour."
3. Lorsque l'oeuvre particulière d'un agent lui est propre, elle prouve toute la vertu de cet agent. Ainsi, puisque raisonner est le propre de l'homme, un individu montre qu'il est un homme du fait qu'il raisonne sur n'importe quel sujet particulier. Pareillement, puisque faire des miracles par sa propre puissance appartient à Dieu seul, le fait que le Christ a accompli par sa propre puissance n'importe quel miracle montre suffisamment qu'il est Dieu.
1. Ses miracles sur les
substances spirituelles. - 2. Sur les corps célestes. - 3. Sur les hommes. - 4.
Sur les créatures dépourvues de raison.
Objections
:
1. Parmi les substances
spirituelles, les saints anges l'emportent sur les démons, parce que, dit S.
Augustin " les esprits pécheurs qui ont déserté la vie spirituelle sont
régis par les esprits justes et pieux". Mais l'Évangile ne dit pas que le
Christ ait fait des miracles concernant les bons anges. Il n'aurait donc pas dû
en faire concernant les démons.
2. Les miracles du Christ
étaient ordonnés à manifester sa divinité. Mais celle-ci n'avait pas à être
manifestée aux démons, parce que cela aurait empêché le mystère de sa passion,
selon S. Paul (2 Co 2, 8) : "S'ils l'avaient connu, ils n'auraient jamais
crucifié le Seigneur de gloire." Le Christ ne devait donc pas faire de
miracles sur les démons.
3. Les miracles du Christ
étaient ordonnés à la gloire de Dieu. C'est pourquoi S. Matthieu (9, 8) écrit :
"Les foules en voyant cela (le paralytique guéri par le Christ), furent
saisies de crainte et rendirent gloire à Dieu qui a donné aux hommes une telle
puissance." Mais il ne revient pas aux démons de glorifier Dieu, parce que
" la louange n'est pas belle dans la bouche du pécheur " (Si 15, 9).
Aussi, nous disent Marc (1, 34) et Luc (4, 41) " il ne permettait pas aux
démons de parler " de ce qui touchait à sa gloire. Il ne semble donc pas
bien ordonné qu'il ait fait des miracles sur les démons.
4. Les miracles du Christ étaient ordonnés au salut des hommes. Mais il est arrivé que des hommes aient souffert du dommage, lorsque le Christ en chassa les démons. Soit un dommage corporel, par exemple (Mc 9, 24) lorsque le démon, sur l'ordre du Christ, " poussa un grand cri et sortit de l'enfant en l'agitant avec violence et en le laissant inanimé", si bien que beaucoup disaient : "Il est mort." Soit du dommage pécuniaire, par exemple (Mt 8, 31) quand, à la prière des démons, le Christ envoya ceux-ci dans des porcs qu'ils précipitèrent dans la mer, de sorte que les habitants de cette région " lui demandèrent de quitter leur territoire". On voit donc les inconvénients de tels miracles.
Cependant : Zacharie (13, 2) avait prédit cela quand il disait : "J'ôterai du pays l'esprit impur."
Conclusion
:
Les miracles du Christ venaient à l'appui de la foi qu'il enseignait. Or, il devait se faire que, par la puissance de sa divinité, il détruirait le pouvoir des démons chez les hommes qui croiraient en lui, selon sa parole (Jn 12, 31) : "Maintenant, le prince de ce monde va être jeté dehors." Et c'est pourquoi il était bon que, entre autres miracles, il délivre les hommes esclaves du démon.
Solutions
:
1. De même que les hommes
devaient être délivrés par le Christ du pouvoir des démons, de même
devaient-ils être par lui associés aux anges, selon la parole de S. Paul (Col
1, 20) : "Pacifiant par le sang de sa croix ce qui est au ciel et ce qui
est sur terre." Et c'est pourquoi, concernant les anges, il ne convenait
pas de montrer aux hommes d'autres miracles que ceux de leurs apparitions, qui
se sont produites à sa naissance, à sa résurrection et à son ascension.
2. Selon S. Augustin :
"Le Christ s'est fait connaître aux démons autant qu'il l'a voulu ; et il
l'a voulu dans la mesure où il l'a fallu. Mais il s'est fait connaître à eux,
non comme aux saints anges par le fait qu'il est la vie éternelle, mais par
certains effets temporels de sa puissance." Et d'abord, en voyant le
Christ avoir faim après son jeûne, ils ont pensé qu'il n'était pas le Fils de
Dieu. C'est pourquoi, sur ce texte (Lc 4, 3) : "Si tu es le Fils de
Dieu..." S. Ambroise écrit : "Que signifie cette entrée en matière,
sinon qu'il savait que le Fils de Dieu viendrait ; mais il ne pensait pas qu'il
viendrait dans la faiblesse d'un corps." Mais plus tard, après avoir vu
ses miracles, il soupçonna par conjecture que le Christ était le Fils de Dieu.
Aussi, sur le texte de Marc (1, 24) : "je sais que tu es le Fils de
Dieu", S. Jean Chrysostome nous dit-il : "Il n'avait pas une connaissance
certaine et ferme de la venue de Dieu." Il savait cependant qu'il était
" le Messie promis dans la Loi", aussi Luc dit-il (4, 41) :
"Parce qu'ils savaient qu'il était le Messie." Mais, s'ils
reconnaissaient en lui le Fils de Dieu, c'était davantage un soupçon qu'une
certitude. Ce qui fait dire à Bède : "Les démons confessent le Fils de
Dieu et, comme on dit dans la suite, ils savaient qu'il était le Messie."
Parce que le diable, le voyant fatigué par le jeûne, comprit qu'il était
réellement un homme ; mais parce qu'il n'avait pu le vaincre par la tentation,
il se demandait s'il était le Fils de Dieu." Plus tard la puissance des
miracles lui fit comprendre, ou plutôt soupçonner, qu'il était le Fils de Dieu.
Donc, s'il persuada aux juifs de le crucifier, ce n'était pas parce qu'il ne
pensait pas qu'il était le Messie ou le Fils de Dieu, mais parce qu'il ne
prévit pas que lui-même serait condamné par sa mort. Car l'Apôtre dit (1 Co 2,
8) de ce mystère : "Nul des princes de ce monde ne l'a connu. Car s'ils
l'avaient connu, ils n'auraient jamais crucifié le Seigneur de gloire."
3. Le Christ n'a pas fait
le miracle d'expulser des démons dans leur intérêt, mais dans l'intérêt des
hommes afin que ceux-ci le glorifient. Et c'est pourquoi il leur interdisait de
publier ce qui aurait servi à sa propre louange. D'abord, pour donner
l'exemple. Selon S. Athanase : "il faisait taire le démon, bien que
celui-ci proclamât la vérité, pour nous habituer à ne pas attacher d'importance
à de tels propos, même s'ils semblent vrais. Il serait impie, en effet, quand
nous avons la divine Écriture, de nous faire instruire par le démon."
C'est dangereux, d'ailleurs, parce que les démons mêlent souvent des mensonges
à la vérité. - Ensuite, dit Chrysostome " il ne fallait pas permettre aux
démons d'usurper la gloire du ministère apostolique, et il ne convenait pas que
le mystère du Christ soit publié par une langue fétide, parce que "la
louange n'est pas belle dans la bouche des pécheurs" (Si 15, 9). - Enfin,
parce que, dit Bède il ne voulait pas attiser la haine des Juifs". Et
c'est aussi pourquoi " il ordonne aux Apôtres eux-mêmes de se taire à son
sujet, pour éviter que la révélation de sa majesté divine ne retarde l'échéance
de la Passion".
4. Le but spécial de la venue du Christ a été d'enseigner et de faire des miracles dans l'intérêt des hommes, principalement quant au salut de leur âme. Et c'est pourquoi il permit aux démons qu'il expulsait de nuire aux hommes, soit dans leur corps, soit dans leurs biens, en vue du salut de leur âme, c'est-à-dire pour leur instruction. S. Jean Chrysostome dit que le Christ " permit aux démons d'aller dans les porcs, non parce qu'il se serait plié à leur volonté, mais premièrement pour faire connaître la grandeur du dommage que les pièges du démon infligent aux hommes ; deuxièmement pour apprendre à tous qu'ils n'auraient rien osé faire aux porcs si lui-même n'y avait consenti ; troisièmement pour montrer que les démons auraient fait un mal plus grand aux hommes qu'à ces porcs, si les hommes n'avaient pas été secourus par la providence divine".
Et pour les mêmes motifs, il a
permis que l'enfant délivré des démons fût plus gravement affligé
momentanément, puisqu'il le délivra aussitôt de cette affliction. Cela montre,
selon Bède, " que souvent lorsque nous essayons, après nos péchés, de nous
convertir à Dieu, l'antique ennemi nous assaille par des ruses plus dangereuses
et nouvelles. Il agit ainsi soit pour inspirer la haine de la vertu, soit pour
se venger de la honte de son expulsion". En outre, l'enfant guéri a semblé
mort, d'après S. Jérôme " parce que c'est aux hommes guéris que l'on dit :
"Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu"
(Col 3, 3)".
Objections
:
1. Selon Denys, " il
ne convient pas à la providence divine de détruire la nature, mais de la
conserver". Or les corps célestes sont, par leur nature, indestructibles
et inaltérables, comme le prouve Aristote. Donc il ne convenait pas que le
Christ apporte aucun changement à l'ordre des corps célestes.
2. Le mouvement des astres
sert à marquer le cours du temps, selon la Genèse (2, 14) : "Qu'il y ait
des luminaires dans le firmament du ciel, et qu'ils servent de signes pour les
fêtes, les jours et les années." Tout changement dans le cours des astres
change donc la distinction et l'ordre des temps. Mais on ne lit nulle part que
cela ait été constaté par des astronomes qui, selon Isaïe (47, 13), "
contemplent les astres et comptent les mois". Il apparaît donc que le
Christ n'a opéré aucun changement dans le cours des astres.
3. Il convenait davantage au Christ de faire des miracles tandis qu'il vivait et enseignait, plutôt qu'au moment de sa mort parce que, dit S. Paul (2 Co 13, 4) " il a été crucifié en raison de sa faiblesse, mais il est vivant par la puissance de Dieu " selon laquelle il faisait ses miracles. Et aussi parce que ses miracles servaient à confirmer son enseignement. Mais on ne lit pas que, pendant sa vie, le Christ ait fait aucun miracle sur les astres. Bien au contraire, aux pharisiens qui lui demandaient " un signe du ciel " il a refusé (Mt 12, 38 et 16, 1). Il apparaît donc que, dans sa mort non plus, il n'aurait pas dû faire de miracle sur les astres.
Cependant : on lit en S. Luc (23, 44) " Les ténèbres s'étendirent sur la terre jusqu'à la neuvième heure, et le soleil s'obscurcit."
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut. les miracles du Christ devaient pouvoir suffire à montrer qu'il est Dieu. Or cela n'est pas montré avec autant d'évidence par des transformations de corps inférieurs, qui peuvent être actionnés par d'autres causes, que par une transformation du cours des astres, dont l'ordre immuable est fixé par Dieu seul. Et c'est ce que dit Denys : "Certaines perturbations dans l'ordre et le mouvement des astres ne peuvent avoir d'autre cause que l'intervention de celui qui crée tout et qui change tout par sa parole." Aussi convenait-il que le Christ fit aussi des miracles concernant les astres.
Solutions
:
1. De même qu'il est naturel
pour les corps inférieurs d'être mus par les corps célestes qui leur sont
supérieurs dans l'ordre de la nature, de même est-il naturel pour toute
créature de subir les changements que Dieu lui impose par sa volonté. Aussi S.
Augustin dit-il : "Dieu " qui a créé et constitué tous les êtres,
" ne fait rien de contraire à la nature, car la nature de chaque être,
c'est ce qu'il crée". Ainsi la nature des astres n'est pas détruite quand
leur cours est changé par Dieu, alors qu'elle serait détruite si elle était
changée par toute autre cause.
2. Le miracle accompli par le Christ n'a pas renversé l'ordre des temps. Car, pour certains, ces ténèbres, cet obscurcissement du soleil qui arriva au cours de la Passion, s'explique par le fait que le soleil a ramené à lui ses rayons, sans que se produise aucune modification dans les mouvements des astres qui mesurent le temps. C'est pourquoi S. Jérôme écrit : "Le grand luminaire retira ses rayons pour ne pas voir le Seigneur suspendu au gibet, ou pour priver de sa lumière des blasphémateurs impies."
Il ne faut pas comprendre cette rétraction comme si le soleil avait le pouvoir d'émettre ou de retirer ses rayons ; car il n'est pas libre d'émettre ses rayons, mais il le fait par nature, dit Denys. On dit que le soleil a retiré ses rayons en ce sens que la vertu divine empêchait ses rayons de parvenir jusqu'à la terre.
Origène dit qu'ils ont été arrêtés par des nuages : "Il faut comprendre que des nuages très obscurs et très étendus se sont amassés au-dessus de Jérusalem et de la Judée, et c'est ainsi que se sont produites des ténèbres profondes de la sixième à la neuvième heure. J'estime en effet que, comme les autres signes qui ont marqué la Passion, tels que le voile qui se déchire, la terre qui tremble, etc. ne se sont produits qu'à Jérusalem, il en est de même en ce cas ; ou bien si l'on veut que ces ténèbres se soient étendues davantage, ce serait à toute la terre de Judée, parce qu'il est dit (Lc 23, 44) : "Les ténèbres couvrirent toute la terre", et que cela peut s'entendre de la terre de Judée. C'est ainsi qu'Obadya dit à Élie (1 R 18, 10) : "Par le Seigneur qui est vivant il n'y a pas de nation ni de royaume où mon maître m'ait envoyé te chercher", alors qu'on l'avait évidemment cherché seulement dans les nations qui avoisinent la Judée."
Mais à ce sujet il vaut mieux se fier à Denys qui fut témoin oculaire. Il a vu que c'est arrivé parce que la lune s'est interposée entre le soleil et nous. Il écrit en effet dans sa lettre à Polycarpe : "De façon imprévisible", de l'Égypte où il se trouvait, dit-il, " nous voyions la lune passer devant le soleil". Et il note quatre miracles.
1° L'éclipse naturelle du soleil par interposition de la lune n'arrive qu'au moment où tous deux se rencontrent. Alors, pourtant, la lune était à l'opposite, puisqu'elle en était à son quinzième jour, où l'on célébrait la Pâque des Juifs.
2° C'était encore un miracle que la lune, qu'on voyait cachant le soleil au milieu du ciel à la sixième heure, soit apparue le soir à sa place, c'est-à-dire à l'Orient, à l'opposé du soleil. C'est pourquoi Denys écrit : "Nous l'avons revue (la lune) à partir de la neuvième heure " où elle s'est éloignée du soleil, ce qui a fait cesser les ténèbres ; " jusqu'à l'heure de vêpres, quand elle eût été ramenée surnaturellement dans une direction diamétralement opposée à celle du soleil". Ainsi voit-on clairement que le cours habituel des temps n'a pas été troublé, puisque c'est par la vertu divine que la lune s'approcha surnaturellement du soleil en dehors du temps normal, et qu'elle s'en éloigna pour revenir à son lieu propre en temps voulu.
3° Autre miracle. Une éclipse naturelle commence toujours à l'ouest pour finir à l'est ; et cela parce que la lune, selon son mouvement propre, qui va de l'ouest en est, est plus rapide que celui du soleil qui se fait d'est en ouest. Et c'est pourquoi la lune, venant à l'ouest, atteint le soleil et le dépasse, en allant vers l'est. Mais alors la lune avait déjà dépassé le soleil et en était distante d'environ la moitié du cercle, puisqu'elle se trouvait à l'opposé. Aussi fallait-il qu'elle revînt de l'est vers le soleil et l'atteignît d'abord dans sa partie orientale, en progressant vers l'ouest. Et c'est bien ce qu'écrit Denys : "Nous avons même vu l'éclipse elle-même commencer par l'est et gagner jusqu'à l'extrémité du soleil " parce qu'elle cacha le soleil entier, " puis revenir en arrière".
4° Dans une éclipse naturelle, le soleil commence à reparaître du côté par lequel il a commencé de s'obscurcir ; car la lune, en se plaçant devant le soleil, le dépasse par son mouvement naturel vers l'est ; et ainsi la partie occidentale du soleil, qu'elle a d'abord cachée, est aussi la première qu'elle découvre. Or, ce jour-là, la lune, revenant miraculeusement de l'est à l'ouest, n'a pas dépassé le soleil de façon à être plus à l'ouest que lui ; mais, après avoir atteint l'extrémité occidentale du soleil, elle retourna vers l'est ; et ainsi, la partie du soleil qu'elle avait cachée en dernier lieu fut aussi la première qu'elle découvrit. L'éclipse commença donc par la partie orientale du soleil, mais la lumière réapparut tout d'abord dans sa partie occidentale. Denys écrit en effet : "Puis nous vîmes la disparition et le retour de la lumière, non pas du même côté du soleil, mais du côté diamétralement opposé."
5° S. Jean Chrysostome" ajoute un autre miracle : "Les ténèbres durèrent trois heures, alors que l'éclipse du soleil ne dure qu'un moment, comme le savent les observateurs." On donne à entendre par là que la lune s'est attardée sous le soleil. A moins que cela ne veuille dire que la durée des ténèbres se compte de l'instant où le soleil a commencé à s'obscurcir jusqu'à celui où il a retrouvé tout son éclat.
Mais, dit Origène : "Contre ce
miracle, les fils de ce siècle objectent : "Comment aucun auteur, Grec ou
Barbare, n'a-t-il signalé un fait aussi étonnant ?" Et il répond qu'un
certain Phlégon " a écrit dans ses Chroniques que le fait s'est passé sous
le règne de l'empereur Tibère, mais sans signaler que c'était au moment de la
pleine lune". Ce silence peut donc s'expliquer par le fait que les
astronomes existant alors dans le monde n'avaient pas eu leur attention attirée
sur cette éclipse inopinée et attribuèrent cette obscurité à une perturbation
atmosphérique. Mais en Égypte où les nuages sont rares, à cause de la sérénité
du climat, Denys et ses compagnons furent amenés à faire sur cet
obscurcissement les observations que nous avons citées.
3. Il fallait que le Christ
montre par ses miracles sa divinité, alors qu'apparaissait surtout la faiblesse
de sa nature humaine. C'est pourquoi, à sa naissance, apparut dans le ciel une
étoile nouvelle. Aussi S. Maxime de Turin dit-il, dans un sermon de Noël :
"Si tu dédaignes la mangeoire, lève un peu les yeux et regarde dans le
ciel l'étoile nouvelle qui annonce au monde la naissance du Seigneur."
Mais dans sa passion, la faiblesse du Christ dans son humanité apparut plus
grande encore. Et c'est pourquoi il fallait que des miracles plus
extraordinaires se fassent voir concernant les principaux luminaires du monde.
Et, dit S. Jean Chrysostome : "Tel est le signe qu'il promettait de donner
quand il disait : "Cette génération perverse et adultère demande un signe,
et on ne lui en donnera pas d'autre que celui du prophète Jonas", qui
symbolisait la croix et la résurrection. En effet, ce signe était beaucoup plus
merveilleux, accompli au moment de sa crucifixion, que s'il avait encore
cheminé sur cette terre."
Objections
:
1. Chez l'homme, l'âme est
supérieure au corps. Or le Christ a fait beaucoup de miracles en faveur des
corps, mais on ne lit jamais qu'il ait fait des miracles en faveur des âmes.
Car, s'il a converti certains incrédules à la foi, cela n'a jamais été par
miracle, mais par des exhortations et la présentation de miracles extérieurs ;
de même on ne lit pas qu'il ait donné la sagesse à des fous.
2. On l'a dit, le Christ
faisait ses miracles par la puissance divine, dont le propre est d'agir
instantanément et sans aucune aide. Or le Christ n'a pas toujours guéri les
corps instantanément, car S. Marc (8, 22) raconte : "Prenant l'aveugle par
la main, Jésus le fit sortir de la ville. Après lui avoir mis de la salive sur
les yeux, et lui avoir imposé les mains, il lui demandait : "Aperçois-tu
quelque chose ?" Et l'autre, qui commençait à voir, répondit : "je
vois les gens, ils sont comme des arbres qui marchent." Après cela il lui
imposa de nouveau les mains sur les yeux, et l'homme vit clair, il fut rétabli
et il voyait tout clairement." Il est donc évident que la guérison n'a pas
été instantanée, mais qu'elle a été d'abord imparfaite et que la salive y a
contribué. Il apparaît donc que les miracles du Christ sur les hommes se
présentent mal.
3. Quand des effets ne sont
pas réciproques, il ne s'impose pas de les supprimer ensemble. Or la maladie
physique n'a pas toujours le péché pour cause, le Seigneur l'a dit lui-même (Jn
9, 2) : "Ni lui-même ni ses parents n'ont péché, pour que cet homme soit
né aveugle." Il ne fallait donc pas remettre les péchés aux hommes
cherchant une guérison physique, comme Jésus l'a fait pour un paralytique (Mt
9, 2) ; d'autant plus que la guérison physique, étant un effet moindre que la
guérison des péchés, ne peut constituer une preuve suffisante que le Christ
pouvait remettre les péchés.
4. Les miracles du Christ avaient pour but de confirmer son enseignement et d'attester sa divinité, on l'a dit plus haut. Mais nul ne doit empêcher ce qui est le but de son activité. Il parait donc incohérent que le Christ ait prescrit à ceux qu'il avait miraculeusement guéris, de ne le dire à personne, comme on le voit dans l'évangile (Mt 9, 30 ; Mc 8, 26). D'autant plus qu'il a prescrit à d'autres de publier les miracles dont ils avaient bénéficié ; ainsi lit-on (Mc 5, 19) qu'il dit à un homme qu'il avait délivré des démons : "Rentre chez toi, auprès des tiens, et annonce leur tout ce que Seigneur a fait pour toi."
Cependant : on lit (Mc 7, 37) " Il a bien fait toutes choses : il a rendu l'ouïe aux sourds, et la parole aux muets."
Conclusion
:
Les moyens ordonnés à une fin doivent lui être proportionnés. Or, si le Christ était venu dans le monde et enseignait, c'était pour sauver les hommes, selon ce texte de S. Jean (3, 17) : "Car le Fils de l'homme n'est pas venu dans le monde pour le juger, mais afin que par lui le monde soit sauvé." Et c'est pourquoi il était bon que le Christ guérisse miraculeusement certains hommes en particulier, afin de montrer qu'il est le Sauveur universel et spirituels.
Solutions
:
1. Les moyens ordonnés à la fin se distinguent de celle-ci. Or les miracles du Christ étaient ordonnés, comme à leur fin, au salut de la partie rationnelle, qui consiste en l'illumination de celle-ci par la sagesse, et en sa purification. Le premier de ces deux effets présuppose le second, car il est écrit (Sg 1, 4) : "La sagesse n'entrera pas dans une âme malfaisante et n'habitera pas un corps esclave du péché." Or justifier les hommes ne convenait qu'à ceux qui le veulent ; autrement on serait allé contre la notion de justice, qui implique la rectitude de la volonté et aussi contre la notion de nature humaine, qui doit être amenée au bien par son libre arbitre et non par la contrainte. Donc le Christ, par sa vertu divine, a justifié les hommes intérieurement, mais non malgré eux. Et cela n'est pas un miracle, mais c'est le but auquel sont ordonnés les miracles.
Semblablement aussi, par la vertu divine, le Christ a infusé la sagesse à des hommes simples qu’étaient ses disciples, car il leur a dit (Lc 21, 15) : "Moi, je vous donnerai une parole et une sagesse que tous vos adversaires ne pourront ni supporter ni contredire." L'illumination intérieure de cette sagesse n'est pas comptée parmi les miracles visibles, sinon par son effet extérieur, c'est-à-dire en tant qu'on voyait ces hommes, connus pour être ignorants et sans culture, parler avec tant de sagesse et de fermeté. Aussi dit-on dans les Actes (4, 13) : "Les juifs, voyant la constance de Pierre et de Jean, et sachant que ces hommes étaient des ignorants de condition modeste, étaient dans l'étonnement." Et cependant, ces effets spirituels, bien qu'ils se distinguent des miracles visibles, sont des témoignages à l'appui de l'enseignement et de la puissance du Christ selon l'épître aux Hébreux (2, 4) : le salut annoncé, " Dieu l'atteste par des signes, des prodiges, des miracles de toutes sortes, ainsi que par des communications d'Esprit Saint qu'il distribue à son gré".
Cependant, le Christ a fait quelques miracles concernant les âmes des hommes, surtout en agissant sur leurs puissances inférieures. Ainsi S. Jérôme sur ce texte (Mt 9, 9) : "Il se leva et le suivit", explique-t-il : "L'éclat et la majesté de la divinité cachée qui resplendissait même sur son visage humain avaient le pouvoir d'attirer à lui dès le premier regard." Et sur le texte (Mt 21, 12) : "Il chassait tous ceux qui vendaient et achetaient..." S. Jérôme encore nous dit : "De tous les miracles du Seigneur, celui-ci me paraît le plus étonnant : qu'un homme, alors méprisable, ait pu à coups de fouet chasser une telle multitude. C'est que ses yeux jetaient une flamme céleste et que la majesté divine brillait sur son visage." Et Origène dit aussi : "C'est là un plus grand miracle que de changer l'eau en vin, parce que là subsiste une matière inanimée, alors qu'ici il domine les esprits de milliers d'hommes." Et sur le texte de S. Jean (18, 6) : "Ils reculèrent et tombèrent sur le sol", S. Augustin écrit : "Un seul mot, sans aucune arme, a frappé, repoussé et renversé une troupe à la haine féroce et aux armes terribles, car Dieu était caché dans la chair." Et sur ce texte : "Jésus, passant au milieu d'eux, allait son chemin " (Lc 4, 30), S. Jean Chrysostome exprime la même idée : "Passer au milieu d'ennemis menaçants sans se laisser prendre, montrait l'éminence de sa divinité." Et sur cette notation (Jn 8, 59) : "Jésus se cacha et sortit du Temple", S. Augustin dit : "Il ne se cacha pas dans un recoin du Temple comme apeuré, derrière un mur ou une colonne, mais par la puissance divine il se rendit invisible à ses ennemis et sortit en passant au milieu d'eux."
De tout cela il ressort que le
Christ, quand il le voulut, changea les âmes des hommes, non seulement en les
justifiant et en y infusant la sagesse, ce qui est le but même des miracles,
mais aussi en agissant extérieurement par un attrait, une terreur ou une
stupéfaction, qui relèvent du miracle.
2. Le Christ était venu sauver le monde non seulement par la vertu divine, mais par le mystère de son incarnation. Et c'est pourquoi, dans la guérison des malades, non seulement il employait souvent la puissance divine en guérissant par mode de commandement, mais aussi en y ajoutant une action relevant de sa nature humaine. C'est pourquoi sur ce texte (Lc 4, 40) : "En imposant les mains à chacun, il les guérissait tous", S. Cyrille remarque : "Comme Dieu, il aurait pu chasser d'un mot toutes les maladies, mais il les touche tous pour montrer que sa chair est efficace pour y porter remède." Et sur ce texte de S. Marc (8, 23) : "Avoir mis de la salive sur les yeux de l'aveugle, il lui imposa les mains", S. Jean Chrysostome dit : "Il fait de la salive et il impose les mains à l'aveugle afin de prouver que la parole divine jointe à l'action, accomplit des merveilles ; car la main indique l'action, et la salive, la parole proférée par la bouche." Et sur le texte de S. Jean (9, 6) : "Il fit de la boue avec sa salive et enduisit de cette boue les yeux de l'aveugle", S. Augustin donne ce commentaire : "Il a fait de la boue avec sa salive, parce que le Verbe s'est fait chair." Ou encore, pour symboliser que c'était lui qui avait formé l'homme de la boue de la terre, selon S. Jean Chrysostome.
Il faut encore, au sujet des miracles du Christ, remarquer ceci : il accomplissait constamment des oeuvres absolument parfaites. Sur la remarque (Jn 2, 10) : "Tout homme sert d'abord le bon vin", S. Jean Chrysostome explique : "Les miracles du Christ sont tels qu'ils dépassent, en beauté et en utilité, les oeuvres de la nature." Pareillement, il conférait instantanément aux malades une santé parfaite. Sur cette phrase de S. Matthieu (8, 15) : "La belle-mère de Pierre se leva et se mit à les servir", S. Jérôme - souligne : "La santé que confère le Seigneur revient tout entière d'un seul coup."
Le cas de l'aveugle est spécial, et
le Christ a agi de façon opposée à cause de l'incroyance de cet homme, selon
Chrysostome. Ou bien, pour S. Bède " celui qu'il aurait pu guérir tout
entier d'un mot, il le guérit progressivement pour montrer la gravité de
l'aveuglement humain qui, péniblement et par degrés, revient à la lumière, et
afin de nous faire prendre garde à la grâce par laquelle se soutient chacun de
nos progrès vers la perfection".
3. Nous l'avons dit plus haut le Christ accomplissait des miracles par la vertu divine. Or " les oeuvres de Dieu sont parfaites " (Dt 32, 4). Mais une action n'est parfaite que si elle réalise sa fin. Or la fin de la guérison extérieure opérée par le Christ, c'est la guérison de l'âme. C'est pourquoi il ne convenait pas que le Christ guérisse un corps sans guérir aussi l'âme. Aussi sur cette parole (Jn 7, 23) : "J'ai guéri un homme tout entier le jour du sabbat", S. Augustin nous dit : "Il fut guéri pour avoir la santé dans son corps ; il crut pour avoir la santé dans son âme."
Au paralytique, il est dit spécialement : "Tes péchés te sont remis " parce que, dit S. Jérôme : "Par là, il nous est donné de comprendre que la plupart des infirmités corporelles sont l'effet de péchés ; et peut-être, si la rémission des péchés précède, c'est pour que, une fois disparues les causes de l'infirmité, la santé soit rétablie." Aussi est-il dit au paralytique guéri (Jn 5, 14) : "Ne pèche plus, de peur qu'il ne t'arrive quelque chose de pire", et S. Jean Chrysostome en conclut : "Nous apprenons que cette maladie avait été produite par le péché."
Pourtant, dit le même Père "
Autant l'âme vaut mieux que le corps, autant remettre le péché est une oeuvre
plus grande que guérir le corps. Mais parce que ce n'est pas manifeste, le
Christ accomplit l'oeuvre moindre, qui est visible, afin de montrer l'oeuvre
qui est la plus grande et la plus cachée."
4. Sur cette parole (Mt 9,
30) : "Prenez garde! Que personne ne le sache " S. Jean Chrysostome
commente : "Ce qui est dit là ne contredit pas ce qui est dit à un autre
(Lc 9, 60) : "Va et annonce la gloire de Dieu." Cela nous enseigne à
faire taire ceux qui veulent nous louer pour nous-mêmes. Mais si cette louange
est rapportée à la gloire de Dieu, nous ne devons pas l'interdire, mais au
contraire la prescrire."
Objections
:
1. Les bêtes sont
supérieures aux plantes. Or le Christ a fait des miracles sur les plantes, par
exemple quand le figuier s'est desséché sur son ordre (Mt 21, 19). Il semble
donc qu'il aurait dû faire des miracles sur les bêtes.
2. On n'inflige de
châtiment que pour une faute. Mais il n'y avait pas de faute chez le figuier où
le Christ ne trouva pas de fruits quand ce n'était pas la saison. Il est donc
choquant qu'il l'ait desséché.
3. L'eau et l'air son intermédiaires entre le ciel et la terre. Mais le Christ a fait des miracles dans le ciel, comme on l'a vu à l'article 2. Pareillement dans la terre quand, au moment de sa passion, celle-là a tremblé. Il semble donc qu'il aurait dû en faire aussi dans l'air et dans l'eau, en divisant la mer comme Moïse, ou même le Jourdain, comme Josué et Élie ; et aussi dans les airs, produire du tonnerre comme au Sinaï quand la loi fut donnée, et comme le fit Élie (1 R 18, 45).
4. Les oeuvres miraculeuses ressortissent à l'oeuvre du gouvernement du monde par la providence divine. Or cette oeuvre présuppose la création. Il paraît donc désordonné que le Christ, dans ses miracles, ait usé du pouvoir créateur, lorsqu’il a multiplié les pains. Les miracles sur les créatures irrationnelles semblent donc difficiles à admettre.
Cependant : le Christ est la "sagesse de Dieu" (1 Co 1, 24) dont il est dit (Sg 8, 1) "qu'elle dispose tout harmonieusement".
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut, les miracles du Christ étaient ordonnés à faire connaître que la vertu de la divinité était en lui pour procurer le salut des hommes. Or il appartient à la puissance divine que toute créature lui soit soumise. Et c'est pourquoi il fallait qu'il fasse des miracles sur toutes les catégories de créatures, et non seulement sur les hommes, mais aussi sur les créatures dépourvues de raison.
Solutions
:
1. Par leur genre, les
bêtes sont proches de l'homme, et c'est pourquoi elles ont été créées le même
jour que lui. Et ce n'est pas parce qu'il faisait beaucoup de miracles sur les
hommes qu'il aurait dû en faire sur les corps des bêtes, d'autant plus que,
pour la nature sensible et corporelle, les hommes sont pareils aux animaux,
surtout terrestres. Les poissons, du fait qu'ils vivent dans l'eau, sont plus
différents des hommes par nature, et c'est pourquoi il ont été créés un autre
jour. Le Christ a fait des miracles sur eux avec la pêche miraculeuse rapportée
par Luc (5, 4) et Jean (21, 6), et aussi avec le poisson que Pierre pêcha et
dans lequel il trouva une pièce d'un statère. Que des porcs se soient
précipités dans la mer, ce n'était pas l'effet d'un miracle divin, mais d'une
activité démoniaque permise par Dieu.
2. Selon S. Jean
Chrysostome, " lorsque le Seigneur agit ainsi sur des plantes ou des
bêtes, ne cherchez pas à savoir s'il était juste de dessécher le figuier, parce
que ce n'était pas la saison des fruits, car une telle recherche est de la
dernière démence", car en tout cela on ne trouve ni faute ni châtiment, "
mais contemple le miracle et admire son auteur". Et le Créateur ne fait
aucun tort au propriétaire, s'il use librement de sa créature pour le salut
d'autrui ; mais plutôt, dit S. Hilaire " nous trouvons là une preuve de la
bonté divine. En effet, quand il a voulu offrir un exemple du salut qu'il
apporte, il a exercé la puissance de sa vertu sur les corps humains ; mais là
où il fixait la norme de sa sévérité envers les obstinés, il révéla la figure
de l'avenir dans le dommage causé à cet arbre". Et surtout parce que c'est
un figuier : "Cet arbre étant gorgé d'eau, le miracle devait paraître
d'autant plus grand."
3. Même dans l'eau et dans l'air le Christ a fait des miracles qui convenaient à sa mission, par exemple quand on lit (Mt 8, 26) " Il commanda à la mer et aux vents, et il se fit un grand calme." Mais il ne lui convenait pas, à lui qui venait ramener toutes choses à la paix et à la tranquillité, de produire des perturbations dans l'air ou de diviser les eaux. D'où cette parole (He 12, 18) : "Vous ne vous êtes pas approchés d'une réalité palpable : feu ardent, tourbillon, ténèbres et tempête."
Cependant, au moment de la Passion
" le voile se déchira " (Mt 27, 51) pour montrer que les mystères de
la loi étaient dévoilés ; " les tombeaux s'ouvrirent " pour montrer que
par sa mort les morts recevaient la vie ; " la terre trembla et les
rochers se fendirent", pour montrer que les coeurs de pierre des humains
seraient attendris par sa Passion, et que par la vertu de sa Passion, le monde
entier allait s'améliorer.
4. La multiplication des pains ne s'est pas réalisée par mode de création, mais par addition d'une matière étrangère, convertie en pain. Ce qui fait dire à S. Augustin : "Comme il multiplie quelques grains en moissons, il a multiplié dans ses mains les cinq pains." Or il est évident que c'est par conversion que les grains se multiplient pour donner des moissons.
1. Convenait-il que le Christ
soit transfiguré ? - 2. La lumière de la Transfiguration est-elle la lumière de
gloire ? - 3. Les témoins de la Transfiguration. - 4. Le témoignage de la voix
du Père.
Objections
:
1. Il ne convient pas à un
corps réel mais à un corps imaginaire de changer en présentant diverses
figures. Or le corps du Christ n'était pas un corps imaginaire, mais un corps
réel on l'a établi plus haut. Il semble donc qu'il n'aurait pas dû se
transfigurer.
2. La " figure "
rentre dans la quatrième espèce de qualité, et la clarté, puisqu'elle est une
qualité sensible, dans la troisième. Donc, que le Christ ait été enveloppé de
clarté ne doit pas être appelé une " transfiguration".
3. Les corps glorieux ont quatre " dots " ou propriétés, comme on le verra plus loin. Le Christ ne devait donc pas plus se transfigurer en étant revêtu de clarté que par les autres propriétés.
Cependant : on lit dans l'évangile (Mt 17, 2) : "Jésus fut transfiguré " devant trois de ses disciples.
Conclusion
:
Le Seigneur, après avoir annoncé sa passion à ses disciples les avait engagés à suivre sa passion. Or, pour que quelqu'un marche avec assurance sur une route, il faut qu'il connaisse plus ou moins par avance le but du voyage, de même que l'archer ne lance pas bien la flèche s'il n'a pas vu la cible qu'il faut viser. C'est ainsi que Thomas disait (Jn 14, 5) : "Seigneur, nous ne savons pas où tu vas : comment pourrions-nous connaître le chemin ? " Et cela est particulièrement nécessaire quand la voie est difficile et escarpée, le trajet pénible, et la fin joyeuse. Or le Christ par sa passion est parvenu à obtenir la gloire non seulement de l'âme, gloire qu'il avait depuis le premier instant de sa conception, mais aussi du corps, comme il l'a dit (Lc 24, 26) : "Il fallait que le Christ souffrit cela et entrât ainsi dans sa gloire." C'est à elle qu'il conduit ceux qui suivent les traces de sa passion, selon la parole de S. Paul -." Il nous faut traverser bien des épreuves pour entrer dans le Royaume des cieux " (Ac 14, 21). Et c'est pourquoi il convenait qu'il montre à ses disciples sa gloire lumineuse, qui est sa transfiguration, à laquelle il configurera les siens, selon l'épître aux Philippiens (3, 24) " Il transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire." Si bien que Bède déclare : "Il a pourvu dans sa bonté à ce que ses disciples, ayant goûté peu de temps la contemplation de la joie définitive, soient capables de supporter plus courageusement l'adversité."
Solutions
:
1. S. Jérôme le dit bien :
"Que personne ne pense que le Christ", parce qu'il s'est transfiguré,
" ait perdu la figure et le visage qu'il avait auparavant, où qu'il ait
abandonné son corps réel pour prendre un corps spirituel ou aérien. Comment il
s'est transformé, l'évangéliste nous le dit : "Son visage resplendit comme
le soleil, ses vêtements devinrent blancs comme neige". Si l'on montre la
splendeur de son visage, si l'on décrit l'éclat de son vêtement, ce n'est pas
que la substance disparaisse, mais elle est transformée par la gloire".
2. La figure caractérise ce
qui limite le corps elle est en effet ce qui est inclus dans des limites. Et
c'est pourquoi tout ce qui concerne l'extérieur d'un corps semble appartenir
plus ou moins à la figure. Comme la couleur, la lumière d'un corps non
transparent s'observe à la surface de ce corps. C'est pourquoi on le dit
transfiguré quand il se revêt de clarté.
3. Parmi ces quatre
propriétés, la clarté seule est une qualité de la personne en elle-même ; les
autres propriétés ne se perçoivent que dans un acte, ou un mouvement,
c'est-à-dire une passion. Donc le Christ a présenté dans son corps quelques
indices de ces trois propriétés : l'agilité quand il a marché sur les eaux de
la mer ; la subtilité quand il est sorti du sein intact de la Vierge Marie ;
l'impassibilité quand il a échappé indemne aux mains des juifs qui voulaient le
précipiter d'une hauteur, ou le lapider. Cependant on ne le dit pas transfiguré
à cause de ces qualités ; on le dit uniquement à cause de la clarté qui
concerne l'aspect de sa personne même.
Objections
:
1. Sur Matthieu (17, 2) "
Il fut transfiguré devant eux", une glose de Bède nous dit : "Il
montra dans son corps mortel non l'immortalité, mais une clarté semblable à
l'immortalité future." Or la clarté de gloire est celle de l'immortalité.
Donc cette clarté que le Christ montra à ses disciples n'était pas la lumière
de gloire.
2. Sur Luc (9, 27) :
"Ils ne goûteront pas la mort avant d'avoir vu le règne de Dieu", la
glose interlinéaire précise : "C'est-à-dire la glorification du corps dans
une image représentant la béatitude future." Mais l'image d'une réalité
n'est pas la réalité elle-même. Donc cette clarté n'était pas celle de la
béatitude.
3. La lumière de gloire ne se trouve que dans le corps humain. Mais cette lumière de la Transfiguration n'apparut pas seulement dans le corps du Christ, mais aussi dans ses vêtements, et dans la nuée lumineuse qui recouvrit les disciples. Il semble donc que cette lumière n'était pas la lumière de gloire.
Cependant : sur " il fut transfiguré devant eux", S. Jérôme déclare : "Tel il sera au jugement, tel il apparut à ses Apôtres." Et sur " jusqu'à ce qu'ils voient le Fils de l'homme venir dans son règne " (Mt 16, 18), Chrysostome dit aussi : "Voulant montrer quelle est cette gloire dans laquelle il reviendra plus tard, il la leur révèle dans la vie présente, autant qu'il était possible de le leur apprendre, pour qu'ils ne se laissent pas accabler par la douleur de sa mort."
Conclusion
:
Cette clarté que le Christ a revêtue dans sa Transfiguration était la lumière de gloire quant à son essence, mais non quant à son mode d'être. En effet, la clarté du corps glorieux dérive de la clarté de l'âme, écrit S. Augustin. Et pareillement la clarté du corps du Christ transfiguré dérivait de sa divinité, dit le Damascène. et de la gloire de son âme.
Car si, dès le début de la conception du Christ, la gloire de son âme ne rejaillissait pas sur son corps, cela venait d'un plan divin, afin qu'il puisse accomplir les mystères de notre rédemption dans un corps passible, comme nous l'avons dit plus haut.
Mais cela n'enlevait pas au Christ le pouvoir de faire dériver sur le corps la gloire de l'âme. Et c'est ce qu'il a fait, quant à la lumière de gloire, dans la Transfiguration, mais d'une autre manière que dans un corps glorifié. Car, sur un corps glorifié la clarté rejaillit, venant de l'âme, comme une qualité qui affecte le corps d'une façon permanente. Aussi le resplendissement corporel dans un corps glorieux n'est-il par un miracle. Mais, dans la Transfiguration, la clarté a dérivé de sa divinité et de son âme sur son corps non comme une qualité permanente affectant le corps lui-même, mais plutôt par mode de passion transitoire, comme lorsque l'air est illuminé par le soleil. Aussi ce resplendissement qui apparut alors dans le corps du Christ, était-il miraculeux, comme sa marche sur les eaux. C'est pourquoi Denys écrit : "Le Christ opérait d'une manière surhumaine les actes propres à l'homme ; et c'est ce que montrent sa conception surnaturelle par la Vierge, et sa marche sur une eau liquide qui supporte le poids de ses pas matériels et terrestres."
Aussi ne faut-il pas dire, comme Hugues de Saint-Victor, que le Christ a revêtu les quatre propriétés des corps glorieux : la clarté dans la Transfiguration, l'agilité en marchant sur la mer, la subtilité en sortant du sein intact de la Vierge, et l'impassibilité à la Cène, quand il a donné son corps en nourriture sans qu'il soit divisé, car ces " dots", ou propriétés, désignent des qualités immanentes aux corps glorieux. Mais il a possédé miraculeusement ce qui relève de ces propriétés. Et c'est comparable, chez l'âme, à la vision par laquelle S. Paul vit Dieu dans un ravissement, comme nous l'avons montré dans la deuxième Partie.
Solutions
:
1. Cette phrase de Bède ne
prouve pas que la clarté du Christ n'était pas la lumière de gloire, mais
qu'elle n'était pas la clarté d'un corps glorieux, parce que son corps n'était
pas encore immortel. Car, de même que, grâce à une disposition spéciale de
Dieu, chez le Christ la gloire de l'âme ne rejaillissait pas sur le corps, il a
pu se faire par une disposition analogue qu'elle rejaillisse sur le corps
seulement quant à la clarté, et non quant à l'impassibilité.
2. On dit que cette clarté
a été une image, non pour nier qu'elle ait été une réelle clarté de gloire,
mais en ce sens qu'elle représentait cette perfection de la gloire en vertu de
laquelle le corps sera glorieux.
3. De même que la clarté qui enveloppait le corps du Christ transfiguré représentait la clarté future de son corps, ainsi la clarté de ses vêtements désigne la future clarté des saints, qui sera surpassée par celle du Christ, comme l'éclat de la neige est surpassé par la splendeur du soleil. Aussi S. Grégoire dit-il que les vêtements du Christ sont devenus resplendissants " parce que, au sommet de la clarté céleste, tous les saints adhéreront à lui, resplendissant de la lumière de justice. Car ses vêtements symbolisent les justes qu'il unira à lui", selon la parole d'Isaïe (49, 18) : "Ils sont tous comme une parure dont tu te vêtiras."
Quant à la nuée lumineuse, elle
symbolise la gloire du Saint-Esprit, ou " la naissance du Père "
selon Origène, par laquelle les saints seront protégés dans la gloire future.
Cependant elle peut aussi symboliser de façon vraisemblable la clarté du monde
renouvelé qui sera la tente des saints. Aussi, tandis que Pierre se dispose à
dresser des tentes, la nuée lumineuse recouvrit-elle les disciples.
Objections
:
1. On ne peut porter
témoignage que sur des faits connus. Mais quelle serait la gloire future, aucun
homme ne le savait encore par expérience, au moment de la transfiguration du
Christ, mais seulement les anges. Les témoins de la Transfiguration auraient
donc dû être des anges plutôt que des hommes.
2. Ce qui convient aux témoins
de la vérité, ce n'est aucune fiction, mais la vérité. Or Moïse et Élie
n'étaient pas présents réellement, mais pour l'imagination. C'est ce que dit
une Glose sur Luc (9, 30) : "Il y avait là Moïse et Élie... " :
"Il faut savoir que ni les corps ni les âmes de Moïse et d'Élie n'ont
apparu là, mais que ces corps ont été formés d'une créature d'emprunt. On peut
croire aussi que ce fut réalisé par le ministère des anges, qui figurèrent ces
deux personnages." Il semble donc que ce n'étaient pas des témoins
valables.
3. Il est écrit (Ac 10, 43)
que " tous les prophètes rendent témoignage " au Christ. Donc Moïse
et Élie n'auraient pas dû être les seuls témoins présents, mais aussi tous les
prophètes.
4. La gloire du Christ est promise à tous les fidèles, et par sa transfiguration lui-même a voulu attiser en eux le désir de cette gloire. Il n'aurait donc pas dû prendre seulement Pierre, Jacques et Jean comme témoins de sa transfiguration, mais tous les disciples.
Cependant : il y a l'autorité de l'Écriture évangélique.
Le Christ a voulu être transfiguré pour montrer sa gloire aux hommes et les provoquer à la désirer, comme nous l'avons dit à l'article premier. Or le Christ amène à la gloire de la béatitude éternelle non seulement les hommes qui ont existé après lui, mais aussi ceux qui l'ont précédé ; ainsi, tandis qu'il s'acheminait vers sa passion, " aussi bien les foules qui le suivaient que celles qui le précédaient criaient : Hosanna", selon Matthieu (21, 9), comme pour lui demander le salut. Et c'est pourquoi il était justifié que, parmi ses témoins, soient présents quelques-uns de ceux qui l'avaient précédé : Moïse et Elie, et de ceux qui le suivaient : Pierre, Jacques et Jean " pour que sur la parole de deux témoins le fait soit garanti " (Mt 18, 16).
Solutions
:
1. Le Christ, par sa
transfiguration, manifesta à ses disciples sa gloire corporelle, qui
n'intéresse que les hommes. Logiquement, ce n'est donc pas des anges, mais des
hommes qui sont appelés comme témoins.
2. La glose en question est
empruntée au livre Des Merveilles de la Sainte Écriture, qui n'a pas
d'autorité, étant attribué faussement à S. Augustin. Et c'est pourquoi il ne
faut pas s'appuyer sur cette glose. Car selon S. Jérôme : "Il faut
remarquer qu'aux scribes et aux pharisiens demandant des signes venus du ciel,
il les refusa. Ici, au contraire, pour fortifier la foi des Apôtres, il donne
un signe venu du ciel : Élie descend d'où il était monté, et Moïse remonte des
enfers." Ce n'est pas à comprendre comme si l'âme de Moïse aurait repris
son corps, mais son âme apparut au moyen d'un corps qu'elle aurait pris, comme
les anges lorsqu'ils apparaissent. Quant à Élie, il apparut avec son propre
corps venu non du ciel empyrée, mais du lieu supérieur où il avait été enlevé
dans un char de feu.
3. Comme dit Chrysostome, " Moïse et Élie entrent en scène pour de multiples raisons".
1° " Parce que les foules disaient qu'il était Élie, Jérémie ou l'un des prophètes, le Christ amène avec lui les chefs de file des prophètes, afin qu'au moins par là apparaisse la différence entre les serviteurs et le Seigneur."
2° " Parce que Moïse a donné la loi, tandis qu'Élie fut le zélateur de la gloire divine." Aussi, leur présence avec le Christ exclut la calomnie des Juifs " qui accusaient le Christ de transgresser la loi et de blasphémer en s'appropriant la gloire de Dieu".
3° " Afin de montrer qu'il a pouvoir sur la mort et sur la vie, et qu'il est juge des vivants et des morts, par le fait qu'il amène avec lui Moïse déjà mort, et Élie toujours vivant."
4° Parce que, selon S. Luc (9, 31), " ils parlaient avec lui de son départ qui devait s'accomplir à Jérusalem", c'est-à-dire de sa passion et de sa mort. Et c'est pourquoi, " afin de fortifier les coeurs de ses disciples à ce sujet", il met en scène ceux qui se sont exposés à la mort pour Dieu, car c'est en risquant la mort que Moïse s'est présenté devant le Pharaon, et Elie devant le roi Achab.
5° " Parce qu'il voulait inviter ses disciples à imiter la douceur de Moïse et le zèle d'Elie."
6° Cette raison est ajoutée par S.
Hilaire : afin de montrer que lui-même avait été annoncé par la loi, que donna
Moïse, et par les prophètes, dont le principal fut Élie.
4. Les profonds mystères ne
doivent pas être exposés à tous mais, par le moyen des supérieurs, parvenir aux
autres hommes en temps voulu. Et c'est pourquoi, dit S. Jean Chrysostome "
il prit les trois disciples les plus importants". Car Pierre " fut
éminent par l'amour qu'il portait au Christ", et aussi à cause du pouvoir
qui lui fut confié ; Jean par le privilège de l'amour dont le Christ l'aimait à
cause de sa virginité, et aussi à cause de la supériorité doctrinale de son
évangile. Jacques à cause de la primauté que lui conférerait son martyre. Et
cependant il leur interdit d'annoncer ce qu'ils avaient vu, de crainte, dit S.
Jérôme. que " à cause de son caractère prodigieux, l'événement ne soit
incroyable, et qu'après une si grande gloire, la croix ne soit scandale",
ou même qu'elle soit empêchée par le peuple ; " en sorte qu'ils soient les
témoins de ces événements spirituels seulement après avoir été remplis de
l'Esprit Saint".
Objections
:
1. Selon le livre de Job
(33, 14 Vg), " Dieu parle une fois et ne répète pas deux fois la même
chose". Mais au baptême, la voix du Père avait déjà donné cette
attestation.
2. Au baptême, en même
temps que la voix du Père, le Saint-Esprit avait été présent sous la forme
d'une colombe. Mais cela ne s'est pas produit à la Transfiguration.
L'attestation du Père n'y avait donc pas sa place.
3. Le Christ a commencé à
enseigner après son baptême. Et pourtant au baptême la voix du Père n'avait pas
engagé les hommes à l'écouter. Donc il n'aurait pas dû le faire à la
Transfiguration.
4. Il ne faut pas dire aux gens ce qu'ils ne peuvent porter, selon cette parole (Jn 16, 12) : "J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant." Or les disciples ne pouvaient pas supporter la voix du Père, car il est dit (Mt 17, 6) : "En l'entendant les disciples tombèrent la face contre terre et furent saisis de crainte." Donc la voix du Père n'aurait pas dû s'adresser à eux.
Cependant : il y a l'autorité de l'Écriture évangélique.
Conclusion
:
L'adoption des fils de Dieu se fait par une certaine image qui les rend conformes au Fils de Dieu par nature. Cela se fait d'une double manière, d'abord par la grâce du voyage, qui donne une conformité imparfaite. Ensuite par la gloire de la patrie qui donnera une conformité parfaite, selon ce que dit S. Jean (1 Jn 3, 2) : "Dès maintenant nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a pas encore paru. Nous savons que lorsque cela paraîtra, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est." Donc, parce que nous obtenons la grâce par le baptême, ce qui nous est montré dans la Transfiguration, c'est la clarté de la gloire future ; et c'est pourquoi, tant au baptême du Christ qu'à sa transfiguration, il convenait de manifester la filiation naturelle du Fils par le témoignage du Père, parce que lui seul a parfaitement conscience de cette génération parfaite, avec le Fils et l'Esprit Saint.
Solutions
:
1. Ce texte doit être
rapporté à la parole éternelle du Père par laquelle Dieu le Père a proféré le
Verbe unique qui lui est coéternel. Et pourtant on peut dire que, si Dieu a
rendu deux fois le même témoignage, ce n'est pas pour le même but mais pour
montrer les différents modes selon lesquels les hommes peuvent recevoir en
participation une ressemblance de la filiation éternelle.
2. Dans le baptême où fut
mis en lumière le mystère de la première régénération, c'est l'opération de la
Trinité tout entière qui fut montrée, du fait qu'il y avait là le Fils incarné,
que le Saint-Esprit apparut sous la forme d'une colombe, et que le Père fit
entendre sa voix. De même dans la Transfiguration, qui est le sacrement de la
seconde régénération, toute la Trinité apparut : le Père par sa voix, le Fils
en tant qu'homme, l'Esprit Saint dans la nuée lumineuse. Car, de même qu'au
baptême il donne l'innocence, symbolisée par la simplicité de la colombe, de
même à la résurrection il donnera à ses élus la lumière de gloire et le
rafraîchissement contre tout mal, dont la nuée lumineuse est la figure.
3. Le Christ était venu
donner effectivement la grâce, et promettre la gloire par sa parole. Et c'est
pourquoi il convenait d'engager les hommes à l'écouter lors de la
Transfiguration plutôt que lors du baptême.
4. Il était normal que les disciples soient terrifiés par la voix du Père et se prosternent pour montrer que la supériorité de la gloire ainsi manifestée dépasse toute convenance et toute capacité des mortels, selon cette parole de l'Exode (33, 20) : "L'homme ne peut pas me voir et vivre." S. Jérôme le dit aussi : "La fragilité ne soutient pas la vue d'une trop grande gloire." Mais le Christ guérit les hommes de cette fragilité quand il les introduit dans la gloire. C'est le sens de ce qu'il leur dit alors : "Levez-vous, soyez sans crainte."
I1 faut maintenant étudier comment le Christ est sorti du monde, c'est-à-dire : I. Sa passion (Q. 46-49). - II. Sa mort (Q. 50). - III. Son ensevelissement (Q. 51). - IV. La descente aux enfers (Q. 52).
L'étude de sa passion comporte trois parties : I. Sa passion en elle-même (Q. 46). - 2. La cause efficiente de sa passion (Q. 47-48). - 3. Le fruit de sa passion (Q. 49).
1. Était-il nécessaire que le
Christ souffrit pour délivrer les hommes ? - 2. Y avait-il une autre manière
possible de délivrer les hommes ? - 3. Cette manière était-elle la plus
appropriée ? - 4. Convenait-il que le Christ souffre sur la croix ? - 5. Le
caractère universel de sa passion. - 6. La douleur qu'il a endurée dans sa
passion fut-elle la plus grande ? - 7. Toute son âme a-t-elle souffert ? - 8.
Sa passion a-t-elle empêché la joie de la jouissance béatifique ? - 9. Le temps
de sa passion. - 10. Le lieu de sa passion. - 11. Convenait-il qu'il soit
crucifié avec des bandits ? - 12. La passion du Christ doit-elle être attribuée
à la divinité ?
Objections
:
1. Le genre humain ne
pouvait être libéré que par Dieu, selon Isaïe (45,21) : "N'est-ce pas moi,
le Seigneur ? Il n'y a pas d'autre Dieu que moi. Un Dieu juste et sauveur, il
n'y en a pas excepté moi." Or Dieu ne subit aucune nécessité, car cela
serait contraire à sa toute-puissance. Donc il n'était pas nécessaire que le
Christ souffrît.
2. Le nécessaire s'oppose
au volontaire. Or le Christ a souffert par sa propre volonté (Is 53, 7) :
"Il a souffert parce que lui-même l'a voulu." Sa souffrance n'était
donc pas nécessaire.
3. Il est dit dans le
Psaume (25, 10) : "Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et
vérité." Mais il ne semble pas nécessaire qu'il souffre, ni du côté de la
miséricorde divine, qui distribue gratuitement ses dons, si bien qu'elle remet
gratuitement les dettes sans exiger aucune satisfaction ; ni non plus du côté
de la justice divine, selon laquelle l'homme avait mérité la damnation
éternelle.
4. La nature angélique est supérieure à la nature humaine, comme le montre Denys. Mais le Christ n'a pas souffert pour restaurer la nature angélique, qui avait péché. Il n'était donc pas nécessaire non plus qu'il souffrît pour le salut du genre humain.
Cependant : il y a cette parole de S. Jean (3, 16) : "De même que Moïse à élevé le serpent dans le déserts il faut que le Fils de l'homme soit élevé, afin que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle." Ce qui s'entend de l'élévation du Christ en croix. Il apparaît donc que le Christ devait souffrir.
Conclusion
:
Selon l'enseignement d'Aristote, " nécessaire " se dit en plusieurs sens.
I. Au sens de ce qui, par sa nature, ne peut pas être autrement. En ce sens, il est évident que la souffrance du Christ n'était pas nécessaire, ni de la part de Dieu, ni de la part de l'homme.
II. Au sens où quelque chose est nécessaire du fait d'une cause extérieure. Si c'est une cause extérieure ou motrice, elle produit une nécessité de contrainte, par exemple si quelqu'un ne peut marcher à cause de la violence de celui qui le retient. Mais si la cause extérieure qui introduit la nécessité est une cause finale, l'acte sera dit nécessaire en raison de la fin, par exemple dans le cas où une fin ne peut être aucunement réalisée, ou ne peut l'être de façon appropriée, si telle autre fin n'est pas présupposée.
Donc la souffrance du Christ n'a pas été nécessaire d'une nécessité de contrainte, ni de la part de Dieu qui a décidé cette souffrance, ni de la part du Christ qui a souffert volontairement. Mais elle a été nécessaire en raison de la fin, ce qu'on peut comprendre à trois points de vue.
1° Par rapport à nous, qui avons été délivrés par la passion, selon la parole de S. Jean (3, 15) : "Il faut que le Fils de l'homme soit élevé, afin que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle."
2° Par rapport au Christ lui-même : par l'abaissement de sa passion, il a mérité la gloire de l'exaltation, comme il le dit en S. Luc (24, 26) : "Ne fallait-il pas que le Christ souffrît tout cela pour entrer dans la gloire ? "
3° Par rapport à Dieu : il fallait accomplir ce qu'il avait décidé touchant la passion du Christ prophétisée dans l'Écriture et préfigurée dans l'ancienne loi : "Le Fils de l'homme s'en va selon ce qui a été décidé", dit-il en S. Luc (22, 22) ; et encore (Lc 24, 44. 46) : "C'est là ce que je vous disais étant encore avec vous : il fallait que s'accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la loi de Moïse, les prophètes et les psaumes... Car il était écrit que le Christ devait souffrir, et ressusciter d'entre les morts le troisième jour."
Solutions
:
1. Cet argument procède de
la nécessité de contrainte du côté de Dieu.
2. Celui-ci procède de la
nécessité de contrainte du côté de l'humanité du Christ.
3. Que l'homme soit délivré
par la passion du Christ, cela convenait et à la justice et à la miséricorde de
celui-ci. A sa justice parce que le Christ par sa passion a satisfait pour le
péché du genre humain, et ainsi l'homme a été délivré par la justice du Christ.
Mais cela convenait aussi à la miséricorde parce que, l'homme ne pouvant par
lui-même satisfaire pour le péché de toute la nature humaine, comme nous
l'avons déjà dit Dieu lui a donné son Fils pour opérer cette satisfaction ; S.
Paul le dit (Rm 3, 24) : "Vous avez été justifiés gratuitement par sa
grâce, par la rédemption qui est dans le Christ Jésus, lui que Dieu a destiné à
servir d'expiation par la foi en son sang." Et cela venait d'une
miséricorde plus abondante que s'il avait remis les péchés sans satisfaction :
"Dieu qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a
aimés, alors que nous étions morts du fait de nos péchés, nous a vivifiés dans
le Christ " (Ep 2, 4).
4. Le péché de l'ange
n'était pas réparable comme celui de l'homme, nous l'avons montré dans la
première Partie.
Objections
:
1. Le Seigneur a dit (Jn
12, 24) " Si le grain de froment tombé en terre ne meurt pas, il reste
seul ; mais s'il meurt il porte beaucoup de fruit." Et S. Augustin
explique : "C'est lui-même qu'il désignait comme le grain." Donc,
s'il n'avait pas subi la mort, il n'aurait pas pu produire le fruit de notre
libération.
2. Le Seigneur a dit à son
Père (Mt 26, 42) " Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans que je la
boive, que ta volonté soit faite." La coupe dont il parle est celle de sa
passion. Donc la passion du Christ ne pouvait être esquivée, comme dit S.
Hilaire : "Si le calice ne peut pas passer loin de lui sans qu'il le
boive, c'est parce que nous ne pouvons être rachetés que par sa passion."
3. La justice de Dieu
exigeait que l'homme soit délivré du péché par la satisfaction que procurait la
passion du Christ. Mais le Christ ne pouvait transgresser sa propre justice,
car S. Paul dit (2 Tm 2, 13) : "Si nous devenons infidèles, lui demeure
fidèle, car il ne peut se renier lui-même". Or il se renierait s'il
reniait sa justice, puisqu'il est lui-même la justice. Il semble donc qu'il
aurait été impossible que l'homme ait été libéré autrement que par la passion
du Christ.
4. La foi ne peut comporter d'erreur. Mais les anciens pères ont cru que le Christ souffrirait. Il semble donc avoir été impossible que le Christ ne souffre pas.
Cependant : voici ce qu'écrit S. Augustin : "Ce moyen que Dieu a daigné choisir pour nous libérer : par le médiateur entre Dieu et les hommes, l'homme Jésus Christ, nous affirmons qu'il est bon et conforme à la dignité divine, et même nous montrerons que Dieu pouvait employer un autre moyen, car tous les êtres sont également soumis à sa puissance."
Conclusion
:
Possible et impossible peuvent s'entendre de deux façons différentes : ou bien simplement et absolument, ou bien en tenant compte d'une condition. A parler simplement et absolument, il était possible que Dieu délivre l'homme par un autre moyen que la passion du Christ " parce que rien n'est impossible à Dieu " (Lc 1, 37).
Mais si l'on se place dans une condition donnée, cela était impossible. En effet, il est impossible que la prescience de Dieu se trompe ou que sa volonté ou son plan soit annulé. Or, si l'on tient comme établi que la passion du Christ a été connue et préordonnée par Dieu, il n'était pas possible en même temps que le Christ ne souffre pas, ou que l'homme soit libéré autrement que par sa passion. Et l'argument est le même pour tout ce qui est su et ordonné préalablement par Dieu, comme on l'a vu dans la première Partie.
Solutions
:
1. A cet endroit, le
Seigneur parle en supposant la prescience et la préordination divine ; dans
cette hypothèse, le fruit du salut de l'humanité ne pouvait être obtenu que par
la passion du Christ.
2. Même réponse." Si
cette coupe ne peut passer sans que je la boive", c'est parce que tu l'as
ainsi disposé. Aussi le Seigneur ajoute-t-il " Que ta volonté se
fasse."
3. La justice de Dieu
dépend elle-même de la volonté divine, qui exige du genre humain satisfaction
pour le péché. Car si Dieu avait voulu libérer l'homme du péché sans aucune
satisfaction, il n'aurait pas agi contre la justice. Un juge ne peut sans léser
la justice remettre une faute ou une peine, car il est là pour punir la faute
commise contre un autre, soit un tiers, soit tout l'État, soit le chef qui lui
commande. Mais Dieu n'a pas de chef, il est lui-même le bien suprême et commun
de tout l'univers. C'est pourquoi, s'il remet le péché, qui a raison de faute
en ce qu'il est commis contre lui, il ne fait de tort à personne, pas plus
qu'un homme ordinaire qui remet, sans exiger de satisfaction, une offense
commise contre lui ; il agit alors avec miséricorde, non d'une manière injuste.
Et c'est pourquoi David demandait miséricorde en disant (Ps 51, 6) :
"Contre toi seul j'ai péché " comme pour dire : Tu peux me pardonner
sans injustice.
4. La foi de l'homme, et
aussi les Saintes Écritures qui l'établissent s'appuient sur la prescience et
la préordination divines. Aussi la nécessité qui découle des assertions de la
foi est-elle de même nature que la nécessité qui provient de la prescience et
de la volonté divines.
Objections
:
1. La nature, dans son
activité, imite les oeuvres divines, car elle est mue et réglée par Dieu. Mais
la nature n'emploie pas deux moyens là où elle peut agir par un seul. Puisque
Dieu aurait pu délivrer l'homme par sa seule volonté, il ne semble pas normal d'y
ajouter la passion du Christ pour le même but.
2. Ce qui se fait selon la
nature se fait mieux que par la violence, parce que, dit Aristote, " la
violence est une brisure ou une chute de ce qui est conforme à la nature".
Mais la passion du Christ entraîne sa mort violente. Donc le Christ aurait
délivré l'homme de façon plus appropriée par une mort naturelle que par la
souffrance.
3. Il semble tout à fait approprié que celui qui retient un butin par la violence et l'injustice en soit dépouillé par une puissance supérieure. Car, selon Isaïe (52, 3) : "Vous avez été vendus pour rien, vous serez rachetés sans argent." Mais le démon n'avait aucun droit sur l'homme, il l'avait trompé par le mensonge et le maintenait en esclavage par une sorte de violence. Il semble donc qu'il aurait été tout à fait approprié, pour le Christ, de dépouiller le diable par sa seule puissance, et sans endurer la passion.
Cependant : S. Augustin écrit : "Pour guérir notre misère, il n'y avait pas de moyen plus adapté " que la passion du Christ.
Conclusion
:
Un moyen est d'autant plus adapté à une fin qu'il procure à cette fin un plus grand nombre d'avantages. Or, du fait que l'homme a été délivré par la passion du Christ, celle-ci, outre la libération du péché, lui a procuré beaucoup d'avantages pour son salut.
1° Par elle, l'homme connaît combien Dieu l'aime et par là il est provoqué à l'aimer, et c'est en cet amour que consiste la perfection du salut de l'homme. Aussi S. Paul dit-il (Rm 5, 8) : "La preuve que Dieu nous aime, c'est que le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous."
2° Par la passion, le Christ nous a donné l'exemple de l'obéissance, de l'humilité, de la constance, de la justice et des autres vertus nécessaires au salut de l'homme. Comme dit S. Pierre (1 P 2, 21) : "Le Christ a souffert pour nous, nous laissant un modèle afin que nous suivions ses traces."
3° Le Christ, par sa passion, n'a pas seulement délivré l'homme du péché ; il lui a en outre mérité la grâce de la justification et la gloire de la béatitude, comme nous le dirons plus loin.
4° Du fait de la Passion, l'homme comprend qu'il est obligé de se garder pur de tout péché lorsqu'il pense qu'il a été racheté du péché par le sang du Christ, selon S. Paul (1 Co 6, 20) : "Vous avez été rachetés assez cher ! Glorifiez donc Dieu dans votre corps."
5° La Passion a conféré à l'homme une plus haute dignité : vaincu et trompé par le diable, l'homme devait le vaincre à son tour, ayant mérité la mort, il devait aussi, en mourant, la dominer elle-même, et S. Paul nous dit (1 Co 15, 57) : "Rendons grâce à Dieu qui nous a donné la victoire par Jésus Christ."
Et pour toutes ces raisons, il valait mieux que nous soyons délivrés par la passion du Christ plutôt que par la seule volonté de Dieu.
Solutions
:
1. La nature elle-même,
pour mieux accomplir son oeuvre, utilise parfois plusieurs moyens, par exemple
elle nous donne deux yeux pour voir. Et on pourrait citer d'autres exemples.
2. S. Jean Chrysostome
répond ainsi à cette objection : "Le Christ est venu afin de consommer non
sa propre mort, puisqu'il est la vie, mais celle des hommes. Il ne déposa pas
son corps par une mort qui aurait été naturelle, mais il accepte celle que lui
infligeaient les hommes. Si son corps avait été malade, et que le Verbe s'en
soit séparé à la vue de tous, il n'aurait pas été convenable que celui qui
avait guéri le corps des autres ait son corps épuisé par la maladie. Mais s'il
était mort sans aucune maladie, et qu'il ait caché son corps quelque part pour
se montrer ensuite, on ne l'aurait pas cru lorsqu'il aurait affirmé qu'il était
ressuscité. Comment la victoire du Christ sur la mort aurait-elle éclaté, si en
supportant la mort devant tous, il n'avait pas prouvé qu'elle était anéantie
par l'incorruption de son corps ? "
3. Le diable avait attaqué l'homme injustement ; cependant il était juste que l'homme, en raison de son péché, soit abandonné par Dieu à la servitude du diable. C'est pourquoi il convenait que l'homme soit libéré en justice, grâce à la satisfaction payée pour lui par le Christ dans sa passion.
Il convenait aussi, pour vaincre
l'orgueil du diable " qui fuit la justice et recherche la puissance",
que le Christ " vainque le démon et libère l'homme, non par la seule
puissance de la divinité, mais aussi par la justice et l'humilité de sa
passion", remarque S. Augustin.
Objections
:
1. La réalité doit répondre
à la figure. Mais dans tous les sacrifices de l'Ancien Testament qui ont
préfiguré le Christ, les animaux étaient mis à mort par le glaive, puis brûlés.
Il semble donc que le Christ ne devait pas mourir sur la croix, mais plutôt par
le glaive et par le feu.
2. Selon S. Jean Damascène
le Christ ne devait pas accepter des " souffrances dégradantes".
Mais la mort de la croix paraît avoir été souverainement dégradante et
ignominieuse. Comme il est écrit (Sg 2, 20) : "Condamnons-le à la mort la
plus honteuse."
3. On a acclamé le Christ en disant : "Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur " (Mt 21, 5). Or la mort de la croix était un supplice de malédiction, selon le Deutéronome (21, 23) : "Il est maudit de Dieu, celui qui est pendu au bois." Donc la crucifixion du Christ n'était pas acceptable.
Cependant : il est écrit (Ph 2, 3) " Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort, la mort sur une croix."
Conclusion
:
Il convenait au plus haut point que le Christ souffre la mort de la croix.
1° Pour nous donner un exemple de vertu. C'est ce qu'écrit S. Augustin" : "La Sagesse de Dieu assume l'humanité pour nous donner l'exemple d'une vie droite. Or une condition de la vie droite, c'est de ne pas craindre ce qui n'est pas à craindre... Or il y a des hommes qui, sans craindre la mort elle-même, ont horreur de tel genre de mort. Donc, que nul genre de mort ne soit à craindre par l'homme dont la vie est droite, c'est ce que nous a montré la croix de cet homme, car, entre tous les genres de mort, c'est le plus odieux et le plus redoutable."
2° Ce genre de mort était parfaitement apte à satisfaire pour le péché de notre premier père ; celui-ci l'avait commis en mangeant le fruit de l'arbre interdit, contrairement à l'ordre de Dieu. Il convenait donc que le Christ, en vue de satisfaire pour ce péché, souffre d'être attaché à l'arbre de la croix, comme pour restituer ce qu'Adam avait enlevé, selon le Psaume (69, 5) : "Ce que je n'ai pas pris, devrai-je le rendre ? " C'est pourquoi S. Augustin dit : "Adam méprise le précepte en prenant le fruit de l'arbre, mais tout ce qu'Adam avait perdu, le Christ l'a retrouvé sur la croix."
3° Comme dit S. Jean Chrysostome : "Le Christ a souffert sur un arbre élevé et non sous un toit, afin de purifier la nature de l'air. La terre elle-même a ressenti les effets de la Passion ; car elle a été purifiée par le sang qui coulait goutte à goutte du côté du Crucifié." Et à propos de ce verset de S. Jean (3, 4) : "Il faut que le Fils de l'homme soit élevé", il écrit r : "Par "fut élevé", entendons que le Christ fut suspendu entre ciel et terre, afin de sanctifier l'air, lui qui avait sanctifié la terre en y marchant."
4° " Par sa mort sur la croix, le Christ a préparé notre ascension au ciel", d'après Chrysostome,. C'est pourquoi il a dit lui-même (Jn 12, 32) : "Moi, lorsque j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tout à moi."
5° Cela convenait au salut de tout le genre humain. C'est pourquoi S. Grégoire de Nysse a pu dire : "La figure de la croix, où se rejoignent au centre quatre branches opposées, symbolise que la puissance et la providence de celui qui y est suspendu se répandent partout." Et S. Jean Chrysostome dit encore : "Il meurt en étendant les mains sur la croix ; de l'une il attire l'ancien peuple, de l'autre ceux qui viennent des nations."
6° Par ce genre de mort sont symbolisées diverses vertus, selon S. Augustin : "Ce n'est pas pour rien que le Christ a choisi ce genre de mort, pour montrer qu'il est le maître de la largeur et de la hauteur, de la longueur et de la profondeur " dont parle S. Paul (Ep 3, 18)." Car la largeur se trouve dans la traverse supérieure : elle figure les bonnes oeuvres parce que les mains y sont étendues. La longueur est ce que l'on voit du bois au-dessus de la terre, car c'est là qu'on se tient pour ainsi dire debout, ce qui figure la persistance et la persévérance, fruits de la longanimité. La hauteur se trouve dans la partie du bois située au-dessus de la traverse ; elle se tourne vers le haut, c'est-à-dire vers la tête du crucifié parce qu'elle est la suprême attente de ceux qui ont la vertu d'espérance. Enfin la profondeur comprend la partie du bois qui est cachée en terre ; toute la croix semble en surgir, ce qui symbolise la profondeur de la grâce gratuite." Et comme S. Augustin le dit ailleurs : "Le bois auquel étaient cloués les membres du crucifié était aussi la chaire d'où le maître enseignait."
7° Ce genre de mort répond à de très nombreuses préfigurations. Comme dit S. Augustin : "Une arche de bois a sauvé le genre humain du déluge. Lorsque le peuple de Dieu quittait l'Égypte, Moïse a divisé la mer à l'aide d'un bâton et, terrassant ainsi le pharaon, il a racheté le peuple de Dieu. Ce même bâton, Moïse l'a plongé dans une eau amère qu'il a rendue douce. Et c'est encore avec un bâton que Moïse a fait jaillir du rocher préfiguratif une eau salutaire. Pour vaincre Amalec, Moïse tenait les mains étendues sur son bâton. La loi de Dieu était confiée à l'arche d'Alliance, qui était en bois. Par là tous étaient, comme par degrés, amenés au bois de la croix."
Solutions
:
1. L'autel des holocaustes,
sur lequel on offrait les sacrifices d'animaux, était fait de bois (Ex 27, 1).
Et à cet égard la réalité correspond à la figure." Mais il ne faut pas
qu'elle y corresponde totalement, sinon la figure serait déjà la réalité",
remarque S. Jean Damascène. Toutefois, d'après Chrysostome." on ne l'a pas
décapité comme Jean Baptiste, ni scié comme Isaïe, pour qu'il garde dans la
mort son corps entier et indivis, afin d'enlever tout prétexte à ceux qui
veulent diviser l'Église". Mais au lieu d'un feu matériel, il y eut dans
l'holocauste du Christ le feu de la charité.
2. Le Christ a refusé de se
soumettre aux souffrances qui proviennent d'un défaut de science, de grâce, ou
même de force, mais non aux atteintes infligées de l'extérieur. Bien plus,
selon l'épître aux Hébreux (12, 2) " Il a enduré, sans avoir de honte, l'humiliation
de la croix."
3. Selon S. Augustin, le
péché est une malédiction, et par conséquent la mort et la mortalité qui
résultent du péché." Or la chair du Christ était mortelle, puisqu'elle
était semblable à une chair de péché." Et c'est ainsi que Moïse l'a
qualifiée de " maudite " ; de la même manière, l'Apôtre l'appelle
" péché " (2 Co 5, 21) : "Il a fait péché celui qui ne
connaissait pas le péché", c'est-à-dire qu'il lui a imposé la peine du
péché. Lorsque Moïse prédit du Christ qu'il est " maudit de Dieu",
" il ne marque donc pas une plus grande haine de la part de Dieu. Car, si
Dieu n'avait pas détesté le péché et, par suite, notre mort, il n'aurait pas
envoyé son Fils endosser et supprimer cette mort... Donc, confesser qu'il a
endossé la malédiction pour nous revient à confesser qu'il est mort pour
nous". C'est ce que dit S. Paul (Ga 3, 13) : "Le Christ nous a
rachetés de la malédiction de la loi en se faisant pour nous malédiction."
Objections
:
1. S. Hilaire écrit :
"Le Fils unique de Dieu, pour accomplir le mystère de sa mort, a attesté
qu'il avait consommé tous les genres de souffrances humaines lorsqu'il inclina
la tête et rendit l'esprit." Il semble donc qu'il a enduré toutes les
souffrances humaines.
2. Isaïe (52, 13) avait
prédit : "Voici que mon serviteur prospérera et grandira, il sera exalté
et souverainement élevé. De même, beaucoup ont été dans la stupeur en le
voyant, car son apparence était sans gloire parmi les hommes, et son aspect
parmi les fils des hommes." Or le Christ a été exalté en ce sens qu'il a
possédé toute grâce et toute science, ce qui a plongé dans la stupeur beaucoup
de ses admirateurs. Il semble donc qu'il a été sans gloire en endurant toutes
les souffrances humaines.
3. La passion du Christ, on l'a dit ' était ordonnée à libérer l'homme du péché. Or le Christ est venu délivrer les hommes de tous les genres de péché. Il semble donc qu'il devait supporter tous les genres de souffrances.
Cependant : nous savons par S. Jean (19, 32) que " les soldats brisèrent les jambes du premier, puis du second qui avaient été crucifiés avec Jésus ; mais venant à lui, ils ne lui rompirent pas les jambes". Le Christ n'a donc pas enduré toutes les souffrances humaines.
Conclusion
:
Les souffrances humaines peuvent être considérées à deux points de vue.
Tout d'abord selon leur espèce. De ce point de vue, il n'était pas nécessaire que le Christ les endure toutes. Beaucoup de ces souffrances sont, par leur espèce, opposées les unes aux autres, comme par exemple être dévoré par le feu ou submergé par l'eau. Nous n'envisageons ici, en effet, que les souffrances infligées de l'extérieur ; celles qui ont une cause intérieure, comme les infirmités corporelles, ne lui auraient pas convenu, nous l'avons déjà montré.
Mais, selon leur genre, le Christ les a endurées toutes, sous un triple rapport.
1° De la part des hommes qui les lui ont infligées. Il a souffert de la part des païens et des juifs, des hommes et des femmes, comme on le voit avec les servantes qui accusaient Pierre. Il a encore souffert de la part des chefs et de leurs serviteurs, et aussi de la part du peuple, comme l'avait annoncé le psalmiste (2, 1) : "Pourquoi ce tumulte des nations, ce vain murmure des peuples ? Les rois de la terre se soulèvent, les grands se liguent entre eux contre le Seigneur et son Christ." Il a aussi été affligé par tous ceux qui vivaient dans son entourage et sa familiarité, puisque Judas l'a trahi et que Pierre l'a renié.
2° Dans tout ce qui peut faire souffrir un homme. Le Christ a souffert dans ses amis qui l'ont abandonné ; dans sa réputation par les blasphèmes proférés contre lui ; dans son honneur et dans sa gloire par les moqueries et les affronts qu'il dut supporter ; dans ses biens lorsqu'il fut dépouillé de ses vêtements ; dans son âme par la tristesse, le dégoût et la peur ; dans son corps par les blessures et les coups.
3° Dans tous les membres de son corps. Le Christ a enduré : à la tête les blessures de la couronne d'épines ; aux mains et aux pieds le percement des clous ; au visage les soufflets, les crachats et, sur tout le corps, la flagellation. De plus il a souffert par tous ses sens corporels : par le toucher quand il a été flagellé et cloué à la croix ; par le goût quand on lui a présenté du fiel et du vinaigre ; par l'odorat quand il fut suspendu au gibet en ce lieu, appelé Calvaire, rendu fétide par les cadavres des suppliciés ; par l'ouïe, lorsque ses oreilles furent assaillies de blasphèmes et de railleries ; et enfin par la vue, quand il vit pleurer sa mère et le disciple qu'il aimait.
Solutions
:
1. Les paroles de S.
Hilaire visent tous les genres de souffrances endurées par le Christ, mais non
leurs espèces.
2. Cette comparaison ne
porte pas sur le nombre des souffrances et des grâces, mais sur leur grandeur.
Si le Christ a été élevé au-dessus de tous les hommes par les dons de la grâce,
il a été abaissé au-dessous de tous par l'ignominie de sa passion.
3. En ce qui concerne leur
efficacité, la moindre des souffrances du Christ aurait suffi pour racheter le
genre humain de tous les péchés ; mais si l'on considère ce qui convenait il
suffisait qu'il endure tous les genres de passion, comme on vient de le dire.
Objections
:
1. La douleur augmente avec
la violence et la durée de la souffrance. Mais certains martyrs ont enduré des
supplices plus terribles et plus prolongés que le Christ, par exemple S.
Laurent qui a été rôti sur un gril, ou S. Vincent dont la chair a été déchirée
par des crocs de fer. Il apparaît donc que la douleur du Christ dans sa passion
n'a pas été la plus grande.
2. La force de l'esprit
atténue la douleur, si bien que les stoïciens prétendaient que " la
tristesse ne s'introduit pas dans l'âme du sage". Et Aristote enseigne que
la vertu morale fait garder le juste milieu dans les passions. Or le Christ
possédait la force morale la plus parfaite. Il apparaît donc que sa douleur n'a
pas été la plus grande.
3. Plus le patient est
sensible, plus sa souffrance lui inflige de douleur. Or l'âme est plus sensible
que le corps, puisque le corps est sensible par elle. Et même, dans l'état
d'innocence Adam eut un corps plus sensible que le Christ, qui a assumé un
corps humain avec ses défauts de nature. Il apparaît donc que la douleur de
l'âme, chez celui qui souffre au purgatoire ou en enfer, ou même la douleur
d'Adam s'il avait souffert, aurait été plus grande que celle du Christ dans sa
passion.
4. Plus le bien que l'on
perd est grand, plus la douleur est grande. Mais l'homme, en péchant, perd un
plus grand bien que le Christ en souffrant, parce que la vie de la grâce est
supérieure à la vie naturelle. Et même, le Christ, qui a perdu la vie pour
ressusciter trois jours plus tard, a perdu moins que ceux qui perdent la vie
pour demeurer dans la mort. Il apparaît donc que la douleur du Christ ne fut
pas la pire des douleurs.
5. L'innocence de celui qui
souffre diminue sa douleur. Or le Christ a souffert innocemment selon Jérémie
(11, 19) : "Mais moi, je suis comme un agneau docile que l'on mène à
l'abattoir."
6. Dans le Christ il n'y avait rien de superflu. Mais la plus petite douleur du Christ aurait suffi pour obtenir le salut du genre humain, car elle aurait eu, en vertu de sa personne divine, une puissance infinie. Il aurait donc été superflu qu'il assume le maximum de douleurs.
Cependant : on lit dans les Lamentations (1, 12) cette parole attribuée au Christ : "Regardez et voyez s'il est une douleur comparable à ma douleur."
Conclusion
:
Nous l'avons déjà dit, à propos des déficiences assumées par le Christ : dans sa passion, le Christ a ressenti une douleur réelle et sensible, causée par les supplices corporels ; et une douleur intérieure, la tristesse, produite par la perception de quelque nuisance. L'une et l'autre de ces douleurs, chez le Christ, furent les plus intenses que l'on puisse endurer dans la vie présente. Et cela pour quatre raisons.
1° Par rapport aux causes de la douleur. La douleur sensible fut produite par une lésion corporelle. Elle atteignit au paroxysme, soit en raison de tous les genres de souffrances dont il a été parlé à l'Article précédent, soit aussi en raison du mode de la passion ; car la mort des crucifiés est la plus cruelle : ils sont en effet cloués à des endroits très innervés et extrêmement sensibles, les mains et les pieds. De plus le poids du corps augmente continuellement cette douleur ; et à tout cela s'ajoute la longue durée du supplice, car les crucifiés ne meurent pas immédiatement, comme ceux qui périssent par le glaive. - Quant à la douleur intérieure du coeur, elle avait plusieurs causes ; en premier lieu, tous les péchés du genre humain pour lesquels il satisfaisait en souffrant, si bien qu'il les prend à son compte en parlant dans le Psaume (22, 2) du " cri de mes péchés". Puis, particulièrement, la chute des juifs et de ceux qui lui infligèrent la mort, et surtout des disciples qui tombèrent pendant sa Passion. Enfin, la perte de la vie corporelle, qui par nature fait horreur à la nature humaine.
On peut mesurer l'intensité de la douleur à la sensibilité de celui qui souffre, dans son âme et dans son corps. Or le corps du Christ était d'une complexion parfaite, puisqu'il avait été formé miraculeusement par l'Esprit Saint. Rien n'est plus parfait que ce q s souffrants la tristesse intérieure, et même la douleur extérieure sont tempérées par la raison, en vertu de la dérivation ou rejaillissement des puissances supérieures sur les puissances inférieures. Or, chez le Christ souffrant, cela ne s'est pas produit, puisque, à chacune de ses puissances " il permit d'agir selon sa loi propre", dit S. Jean Damascène.
4° On peut enfin évaluer l'intensité de la douleur du Christ d'après le fait que sa souffrance et sa douleur furent assumées volontairement en vue de cette fin : libérer l'homme du péché. Et c'est pourquoi il a assumé toute la charge de douleur qui était proportionnée à la grandeur ou fruit de sa passion.
Toutes ces causes réunies montrent à l'évidence que la douleur du Christ fut la plus grande.
Solutions
:
1. Cette objection est
fondée sur une seule des causes de souffrance que nous avons énumérées : la
lésion corporelle qui cause la douleur sensible. Mais la douleur du Christ en
sa passion s'est accrue bien davantage en raison des autres causes, nous venons
de le dire.
2. La vertu morale n'atténue pas de la même façon la tristesse intérieure et la douleur sensible extérieure, car elle y établit un juste milieu, et c'est là sa matière propre. Or c'est la vertu morale qui établit le juste milieu dans les passions, nous l'avons montré dans la deuxième Partie non d'après une quantité matérielle, mais selon une quantité de proportion, de sorte que la passion n'outrepasse pas la règle de raison. Et parce qu'ils croyaient que la tristesse n'avait aucune utilité, les stoïciens la croyaient en désaccord total avec la raison ; par suite ils jugeaient que le sage devait l'éviter totalement. Il est pourtant vrai, comme le prouve S. Augustin, qu'une certaine tristesse mérite l'éloge lorsqu'elle procède d'un saint amour ; ainsi lorsque l'on s'attriste de ses propres péchés ou de ceux des autres ; la tristesse a aussi son utilité lorsqu'elle a pour but de satisfaire pour le péché, selon S. Paul (2 Co 7, 10) : "La tristesse selon Dieu produit un repentir salutaire que l'on ne regrette pas." Et c'est pourquoi le Christ, afin de satisfaire pour les péchés de tous les hommes, a souffert la tristesse la plus profonde, en mesure absolue, sans néanmoins qu'elle dépasse la règle de la raison.
Quant à la douleur extérieure des
sens, la vertu morale ne la diminue pas directement ; car cette douleur n'obéit
pas à la raison, mais elle suit la nature du corps. Cependant, la vertu morale
diminue indirectement la tristesse, par voie de rejaillissement des puissances
supérieures sur les puissances inférieures. Ce qui ne s'est pas produit chez le
Christ, nous l'avons dit.
3. La douleur de l'âme séparée appartient à l'état de damnation, qui dépasse tous les maux de cette vie, comme la gloire des saints en dépasse tous les biens. Lorsque nous disons que la douleur du Christ était la plus grande, nous ne voulons donc pas la comparer à celle de l'âme séparée.
D'autre part, le corps d'Adam ne
pouvait souffrir avant de pécher et de devenir ainsi mortel et passible ; et
ses souffrances furent alors moins douloureuses que celles endurées par le
Christ, nous venons d'en donner les raisons. Ces raisons montrent aussi que,
même si, par impossible, Adam avait pu souffrir dans l'état d'innocence, sa
douleur aurait été moindre que celle du Christ.
4. Le Christ s'est affligé non seulement de la perte de sa vie corporelle, mais aussi des péchés de tous les autres hommes. Sous cet aspect, sa douleur a dépassé celle que pouvait provoquer la contrition chez n'importe quel homme. Car elle avait sa source dans une sagesse et une charité plus grandes et augmentait en proportion. D'autre part, le Christ souffrait pour tous les péchés à la fois, selon Isaïe (53, 4) " Il a vraiment porté nos douleurs."
Quant à la vie corporelle, elle
était dans le Christ d'une dignité telle, surtout par la divinité qui se
l'était unie, qu'il souffrit davantage de sa perte, même momentanée, qu'un
homme ne peut souffrir en la perdant pour un grand laps de temps. Aussi,
remarque Aristote, le vertueux aime-t-il d'autant plus sa vie qu'il la sait
meilleure, mais il l'expose à cause du bien de la vertu. De même le Christ a
offert, pour le bien de la charité, sa vie qu'il aimait au plus haut point,
comme l'a dit Jérémie (12, 7 Vg) : "J'ai remis mon âme bien-aimée aux
mains de mes ennemis."
5. L'innocence diminue la
douleur de la souffrance quant au nombre, parce que le coupable souffre non
seulement de la peine, mais aussi quant à la coulpe, tandis que l'innocent
souffre uniquement de la peine. Toutefois cette douleur augmente en lui en raison
de son innocence, en tant qu'il saisit combien ce qu'il souffre est plus
injuste. C'est pourquoi les autres sont plus répréhensibles s'ils ne
compatissent pas à sa peine, selon Isaïe (57, 1) : "Le juste périt, et nul
ne s'en inquiète."
6. Le Christ a voulu
délivrer le genre humain du péché, non seulement par sa puissance, mais encore
par sa justice. C'est ainsi qu'il a tenu compte, non seulement de la puissance
que sa douleur tirait de l'union à, sa divinité, mais aussi de l'importance
qu'elle aurait selon la nature humaine, pour procurer une si totale
satisfaction
Objections
:
1. Si l'âme souffre en même
temps que le corps, c'est par accident, en tant qu'elle est l'acte de ce corps.
Or, elle n'est pas l'acte du corps dans toutes ses parties, car l'intellect
n'est l'acte d'aucun corps, écrit Aristote. Il semble donc que le Christ n'a
pas souffert selon toute son âme.
2. Chaque puissance de
l'âme pâtit de son objet propre. Mais l'objet de la partie supérieure de l'âme
consiste dans les idées éternelles, " qu'elle s'applique à contempler et à
consulter", dit S. Augustin. Or le Christ ne pouvait ressentir
aucune souffrance des idées éternelles, puisqu'elles ne lui étaient contraires
en rien.
3. Lorsque la passion
sensible va jusqu'à la raison, on le nomme une passion accomplie. Or il n'y eut
pas chez le Christ de passion parfaite, mais seulement, selon S. Jérôme une
" propassion". Aussi Denys écrit-il à S. Jean l'Évangéliste :
"Tu ne ressens les souffrances qui te sont infligées que dans la mesure où
tu les perçois."
4. La passion ou souffrance cause la douleur. Mais dans l'intellect spéculatif il n’y a pas de douleur parce que, selon Aristote, " on ne peut opposer aucune tristesse à la délectation qui naît de la contemplation". Le Christ n'a donc pas souffert, semble-t-il, selon toute son âme.
Cependant : il y a cette parole du Psaume (88, 4) mise sur les lèvres du Christ : "Mon âme est rassasiée de maux " qui, selon la Glose, " ne sont pas des vices, mais des douleurs par lesquelles l'âme compatit à la chair, ou aux maux du peuple en train de se perdre". Donc le Christ a souffert selon toute son âme.
Conclusion
:
Le tout se dit par rapport aux parties. On appelle les parties de l'âme ses puissances. Pour l'âme, pâtir tout entière, c'est pâtir selon son essence, ou selon toutes ses puissances.
Mais il faut remarquer que chaque puissance de l'âme peut pâtir d'une double manière : en premier lieu d'une souffrance qui lui vient de son objet propre ; la vue, par exemple pâtit d'un objet visible éblouissant. En second lieu, la puissance pâtit de la souffrance de l'organe où elle siège ; la vue pâtit si l'on touche l'oeil qui est son organe, par exemple si on le pique, ou s'il est affecté par la chaleur'
Donc, si l'on entend " toute l'âme " selon son essence, il est évident que l'âme du Christ a pâti ; car l'essence de l'âme est tout entière unie au corps, de telle sorte qu'elle est tout entière dans tout le corps et dans chacune de ses parties. Voilà pourquoi, lorsque le corps du Christ souffrait et allait être séparé de l'âme, toute son âme pâtissait.
Mais si l'on entend par " toute l'âme " toutes ses puissances, en parlant des passions propres à chacune d'elles, l'âme du Christ pâtissait selon toutes ses puissances inférieures ; car, dans chacune de ses puissances qui ont pour objet les réalités temporelles, il se trouvait une cause de douleur dans le Christ, ainsi que nous l'avons montré. Mais sous ce rapport, la raison supérieure, dans le Christ, n'a point pâti de la part de son objet, qui est Dieu, car Dieu n'était pas pour l'âme du Christ une cause de douleur, mais de délectation et de joie.
Cependant, si l'on considère la souffrance qui affecte une puissance du fait de son sujet, on peut dire que toutes les puissances de l'âme ont pâti. Car elles sont toutes enracinées dans l'essence de l'âme, et l'âme pâtit quand le corps, dont elle est l'acte, souffre.
Solutions
:
1. L'intellect, en tant que
puissance, n'est pas l'acte du corps ; c'est l'essence de l'âme qui en est
l'acte, et c'est en elle que s'enracine la puissance intellective, comme nous
l'avons vu dans la première Partie.
2. Cet argument se fonde
sur la souffrance ou passion qui vient de l'objet propre, selon laquelle la
raison supérieure, chez le Christ, n'a pas souffert.
3. La douleur est appelée
une passion accomplie, qui trouble l'âme, lorsque la souffrance de la partie
sensible va jusqu'à faire dévier la raison de la rectitude de son acte au point
qu'elle suit la passion et ne la dirige plus par son libre arbitre. Mais chez
le Christ la souffrance sensible n'est point parvenue jusqu'à la raison ; elle
ne l'a atteinte que par l'intermédiaire du sujet, comme nous venons de le
préciser.
4. L'intellect spéculatif
ne peut endurer ni douleur ni tristesse de la part de son objet. Celui-ci est
le vrai, considéré de façon absolue, et qui est la perfection de l'intellect.
La douleur ou sa cause peuvent toutefois l'atteindre de la manière exposée dans
la Réponse.
Objections
:
1. Il est impossible de souffrir et de se réjouir en même temps, puisque
la tristesse et la joie sont contraires l'une à l'autre. Mais l'âme du Christ
souffrait tout entière pendant sa passion, comme on l'a vu à l'Article
précédent. Il lui était donc impossible de jouir tout entière.
2. Aristote enseigne que la
tristesse violente empêche non seulement la délectation qui lui est directement
contraire, mais encore toute délectation et réciproquement. Or la douleur de la
passion du Christ a été la plus intense, on l'a vu plus haut et, de même, la
délectation de la jouissance béatifique est la plus intense, comme on l'a
établi dans la première section de la deuxième Partie. Il a donc été impossible
que l'âme du Christ tout entière ait souffert et joui en même temps.
3. La jouissance bienheureuse se rattache à la connaissance et à l'amour des réalités divines, dit S. Augustin. Or toutes les puissances de l'âme ne parviennent pas à connaître et à aimer Dieu. L'âme du Christ n'a donc pas joui tout entière de la vision béatifique.
Cependant : S. Jean Damascène écrit : "La divinité du Christ a permis à sa chair de faire et de souffrir ce qui lui était propre." Au même titre, la jouissance qui était propre à l'âme du Christ en tant que bienheureuse n'a pas été empêchée par sa passion.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit à l'Article précédent, on peut entendre " toute l'âme " ou selon son essence ou selon toutes ses puissances. Selon son essence, toute l'âme du Christ jouissait, en tant qu'elle est le siège de la partie supérieure de l'âme à laquelle appartient la jouissance de Dieu, de même que, réciproquement, la jouissance est attribuée à l'essence en raison de la partie supérieure de l'âme.
Mais, selon toutes ses puissances, l'âme ne jouissait pas tout entière ; ni directement, la jouissance ne pouvant être l'acte de chacune des parties de l'âme ; ni non plus par un rejaillissement de gloire, car, lorsque le Christ était voyageur sur cette terre, il n'y avait pas rejaillissement de gloire de la partie supérieure de son âme sur la partie inférieure, ni de l'âme sur le corps. Mais, réciproquement, la partie supérieure de l'âme du Christ, n'étant pas entravée dans son opération propre par la partie inférieure, il en résulte qu'elle a joui parfaitement de la vision bienheureuse tandis que le Christ souffrait.
Solutions
:
1. La joie de la vision
n'est pas directement contraire à la douleur de la passion, car l'une et
l'autre n'ont pas le même objet. Rien n'empêche, en effet, que des contraires
existent dans un même être quand ils ne portent pas sur un même objet. Ainsi la
joie de la vision peut appartenir à la partie supérieure de la raison par son
acte propre, et la douleur de la passion par le sujet qui la supporte. La
douleur de la passion appartient à l'essence de l'âme, du côté du corps dont
cette âme est la forme ; et la joie de la vision, du côté de la puissance dont
elle est le siège.
2. Cet enseignement du
Philosophe est vrai, en raison du rejaillissement qui se fait naturellement
d'une puissance de l'âme sur l'autre ; mais cela n'a pas eu lieu chez le
Christ, nous l'avons dit.
3. Cette objection est
valable pour la totalité de l'âme selon ses puissances.
Objections 1. Cette passion était préfigurée par l'immolation de l'Agneau pascal,
selon l'Apôtre (1 Co 5, 7) " Notre Agneau pascal, le Christ, a été
immolé." Mais l'Agneau pascal était immolé le quatorzième jour au soir,
comme le prescrit l'Exode (12, 6). Il apparaît donc que le Christ aurait dû
souffrir à ce moment. Or cela est évidemment faux, car c'est alors qu'il
célébra la Pâque avec ses disciples, selon S. Marc (14, 12) : "Ils
immolaient la Pâque, le premier jour des azymes." Et il n'a souffert que
le lendemain.
2. La passion du Christ est
appelée son exaltation, selon S. Jean (3, 14) : "Il faut que le Fils de
l'homme soit exalté." Or le Christ est désigné par Malachie (3, 20) comme
" le Soleil de justice". Il semble donc qu'il aurait dû souffrir à la
sixième heure (midi) où le soleil est le plus élevé. Tout au contraire, S. Marc
(15, 25) rapporte : "C'est vers la troisième heure qu'ils le
crucifièrent."
3. De même que le soleil
est le plus élevé chaque jour à midi, de même est-ce au solstice d'été qu'il
est le plus élevé chaque année. Le Christ aurait donc dû souffrir sa passion au
solstice d'été plutôt qu'à l'équinoxe de printemps.
4. Le monde a été éclairé par la présence du Christ : "Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde " (Jean 9, 5). Il convenait donc au salut du genre humain qu'il vive plus longtemps en ce monde, ce qui l'aurait fait mourir dans sa vieillesse et non dans sa jeunesse.
Cependant : on lit en S. Jean (13, 1) " Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père..." Et aussi (Jn 2, 4) : "Mon heure n'est pas encore venue." Ce que S. Augustin commente ainsi : "Dès qu'il eut accompli ce qu'il jugea suffisant, l'heure vint, non celle de la nécessité, mais celle de la volonté." Il a donc subi sa passion au moment approprié.
Conclusion
:
La passion du Christ était soumise à sa volonté, nous l'avons dit plus haut. Or sa volonté était régie par la sagesse divine qui, d'après l'Écriture (Sg 8, 1) dispose tout avec harmonie et douceur. Il faut donc dire que la passion du Christ a eu lieu au temps voulu. Aussi S. Augustin écrit-il : "Le Sauveur a accompli toutes choses aux lieux et temps appropriés."
Solutions
:
1. Certains pensent que Jésus a souffert le quatorzième jour de la lune, quand les juifs immolaient la Pâque. Ils s'appuient sur ces paroles de S. Jean (13, 18) : "Les Juifs n'entrèrent pas dans le prétoire " de Pilate le jour même de la Passion, " afin de ne pas se souiller mais de pouvoir manger la Pâque". Aussi S. Jean Chrysostome écrit-il : "C'est alors que les Juifs ont célébré la Pâque ; mais le Christ l'avait célébrée la veille, réservant son immolation pour le vendredi, alors que s'accomplirait la Pâque ancienne." Cette opinion s'accorde avec un autre texte de S. Jean (13, 1) : "Avant la fête de la Pâque, après le repas, le Christ lava les pieds de ses disciples."
Au contraire on lit dans Matthieu (26, 17) : "Le premier jour des azymes, les disciples vinrent trouver Jésus et lui dirent : "Où veux-tu que nous préparions le repas pascal ?" Or, le premier jour des azymes, remarque S. Jérôme " tombait le quatorzième jour du premier mois, lorsque l'on immolait l'agneau et que l'on était à la pleine lune". D'où il résulte que c'est le quatorzième jour de la lune que le Christ a célébré la Cène, et le quinzième qu'il a souffert. Et ceci est manifesté plus explicitement par ce que dit S. Marc (14, 12) : "Le premier jour des azymes, lorsqu'ils immolaient la Pâque..."
C'est pourquoi certains disent que le Christ mangea la Pâque avec ses disciples au jour voulu, c'est-à-dire le quatorzième, " montrant ainsi jusqu'au dernier jour qu'il ne s'opposait pas à la loi", observe S. Jean Chrysostome ; les Juifs, occupés à faire condamner le Christ, remirent au lendemain, malgré la loi, la célébration de la Pâque ; c'est la raison pour laquelle, le jour de la passion du Christ, ils ne voulurent pas entrer dans le prétoire, afin de ne pas se souiller et de pouvoir manger la Pâque.
Mais cela non plus ne s'accorde pas avec les paroles de S. Marc : "Le premier jour des azymes, lorsqu'ils immolaient la Pâque..." Donc le Christ et les Juifs ont célébré le même jour l'ancienne Pâque. Et comme dit S. Bède, " bien que le Christ, qui est notre Pâque, ait été crucifié le jour suivant, à savoir le quinzième du mois, ce fut toutefois dans la nuit où l'on immolait l'agneau qu'il livra son corps et son sang à ses disciples pour la célébration des saints mystères ; et que, pris et ligoté par les Juifs, il consacra le début de son immolation, c'est-à-dire de sa passion".
Lorsqu'on lit dans S. Jean : "Avant la fête de la Pâque", il faut entendre que ce fut le quatorzième jour du mois, qui était cette année-là un jeudi ; car c'était le quinzième jour de la me jour, mais la nourriture pascale, c'est-à-dire les pains azymes qui devaient être mangés par ceux qui étaient purs.
S. Jean Chrysostome donne une autre
explication : il dit que la Pâque peut s'entendre de toute la fête des Juifs,
qui durait sept jours.
2. Comme dit S. Augustin : "Ce fut aux environs de la sixième heure que le Christ fut livré pour être crucifié, dit S. Jean (19, 14). En effet, ce n'était pas la sixième heure, mais environ la sixième heure : la cinquième était passée, et la sixième commencée. Lorsque celle-ci s'acheva, le Christ étant en croix, l'obscurité se fit. Ce fut à la troisième heure que les Juifs demandèrent à grands cris la crucifixion du Seigneur. On peut donc dire en toute vérité qu'ils le crucifièrent quand ils poussèrent des cris. Afin qu'on ne décharge pas les juifs pour accuser les soldats d'avoir eu le dessein d'un tel crime, S. Marc écrit : "On était à la troisième heure lorsqu'ils le crucifièrent" faisant ainsi ressortir qu'on doit attribuer la crucifixion du Christ surtout à ceux qui avaient réclamé sa mort à la troisième heure." " Cependant certains veulent l'interpréter de la troisième heure du jour de la Parascève dont parle S. Jean (19, 14) : "C'était la Parascève de la Pâque, vers la sixième heure." Parascève se traduit "Préparation". La préparation de la vraie Pâque, célébrée dans la passion du Seigneur, a commencé à la neuvième heure de la nuit, lorsque tous les chefs des prêtres dirent (Mt 26, 66) "il mérite la mort !" C'est à partir de cette heure de la nuit jusqu'à la crucifixion que se compte la sixième heure de la Parascève, d'après S. Jean, et la troisième heure du jour, d'après S. Marc."
D'autres pensent toutefois que
cette divergence d'heures est due à une erreur de copiste chez les grecs, la
forme des chiffres trois et six étant presque semblable chez eux.
3. Selon le livre Questions
du Nouveau et de l'Ancien Testament, " le Seigneur voulut
racheter et restaurer le monde par sa passion à l'époque même où il l'avait
créé, c'est-à-dire à l'équinoxe : c'est à cette saison que le monde a commencé
et c'est alors que le jour augmente par rapport à la nuit car, par sa passion,
le Seigneur nous a conduits des ténèbres à la lumière". L'illumination
parfaite se produira au second avènement du Christ ; aussi, selon S. Matthieu
(24, 32), ce second avènement est-il comparé à l'été : "Lorsque les
rameaux du figuier deviennent tendres et que poussent les feuilles, vous savez
que l'été est proche. Ainsi vous, lorsque vous verrez tout cela, sachez que le
Fils de l'homme est proche, qu'il est à la porte." Et ce sera alors
l'exaltation suprême du Christ.
4. Le Christ a voulu subir
sa passion dans sa jeunesse pour trois motifs. 1° Pour mettre davantage son
amour en valeur, parce qu'il a donné sa vie pour nous dans l'état le plus
parfait. - 2° Parce qu'il ne convenait pas qu'apparaisse en lui une diminution
physique, pas plus que de la maladie, nous l'avons dit plus haut. - 3° Pour
montrer en lui par avance, en mourant et ressuscitant dans sa jeunesse, la
nature que posséderont les corps après la résurrection. Comme dit S. Paul (Ep
4, 13) : "Jusqu'à ce que nous soyons tous parvenus à l'unité de la foi et
de la connaissance du Fils de Dieu, à l'état d'homme fait, à la mesure de la
stature parfaite du Christ."
Objections
:
1. Le Christ a souffert
dans sa chair d'homme, qui a été conçue de la Vierge Marie à Nazareth et est
née à Bethléem. Ce n'était donc pas à Jérusalem, mais à Nazareth ou à Bethléem,
que le Christ devait souffrir.
2. La réalité doit
correspondre à la figure. Or les sacrifices de l'ancienne loi, qui
symbolisaient la Passion, étaient offerts dans le Temple. Il semble donc que le
Christ aurait dû souffrir dans le Temple, et non hors des portes de la ville.
3. Le remède doit s'adapter à la maladie. Or Adam n'a pas été enterré à Jérusalem, mais à Hébron, car on lit dans Josué (14, 15 Vg) : "Autrefois le nom d'Hébron était Qiryat-Arba ; Adam était le plus grand des Anaqim." Il semble donc que le Christ devait souffrir à Hébron, et non à Jérusalem.
Cependant : le Seigneur dit en S. Luc (13, 33) : "Il ne convient pas qu'un prophète meure hors de Jérusalem." Mais le Christ était prophète. Il convenait donc qu'il souffre à Jérusalem.
Conclusion
:
Selon S. Augustin, " le Seigneur a accompli toutes choses aux lieux et temps appropriés " parce que, si tous les temps sont en son pouvoir, il en est de même pour les lieux. C'est pourquoi, de même que le Christ a souffert au temps approprié, il a souffert au lieu qui convenait.
Solutions
:
1. Il convenait au plus haut point que le Christ souffre à Jérusalem.
1° Parce que c'était le lieu choisi par Dieu pour qu'on lui offre des sacrifices. Ces sacrifices figuratifs symbolisaient la passion du Christ, sacrifice véritable, selon S. Paul (Ep 5, 2) : "Il s'est livré lui-même comme une victime et une oblation d'agréable odeur." Selon S. Bède, " tandis qu'approchait l'heure de la passion, le Seigneur voulut s'approcher du lieu de la passion", c’est-à-dire de Jérusalem, où il arriva six jours avant la Pâque, le sixième jour de la lune, selon la loi, au lieu de son immolation.
2° La vertu de sa passion devant se répandre dans le monde entier, le Christ a voulu souffrir au centre de la terre habitable, à Jérusalem, car il est écrit (Ps 75, 12 Vg) : "Mon Roi dès l'origine a opéré le salut au milieu de la terre", à Jérusalem, centre du monde.
3° Ce lieu convenait au plus haut point à l'humilité du Christ, lui qui avait choisi le genre de mort le plus honteux, il ne devait pas refuser de souffrir la honte dans un lieu aussi fréquenté. C'est pourquoi S. Léon disait : "Celui qui avait assumé la condition de l'esclave choisit à l'avance Bethléem pour sa naissance, Jérusalem pour sa passion."
4° Il a voulu mourir à Jérusalem où
résidaient les chefs du peuple juif pour montrer qu'ils étaient responsables de
l'iniquité commise par ses meurtriers. D'où cette affirmation du livre des
Actes (4,27) : "Ils se sont ligués dans cette ville contre ton serviteur
Jésus, consacré par ton onction, Hérode et Ponce Pilate, avec les païens et les
peuples d'Israël."
2. Le Christ a souffert non pas dans le Temple ou dans la ville, mais hors des portes, pour trois raisons.
1° Pour que la réalité réponde à la figure. Car le taureau et le bouc, offerts dans le sacrifice le plus solennel pour l'expiation de tout le peuple, étaient brûlés hors du camp, selon la prescription du Lévitique (16, 27). Aussi lit-on dans l'épître aux Hébreux (13, 17) : "Les animaux dont le sang est porté par le grand prêtre dans le sanctuaire ont leur corps brûlé hors du camp. Et c'est pour cela que Jésus, afin de sanctifier le peuple par son sang, a souffert hors de la porte."
2° Afin de nous enseigner à quitter la vie du monde. On lit donc au même endroit : "Pour aller au Christ, sortons hors du camp en portant son opprobre."
3° D'après S. Jean Chrysostome :
"Le Seigneur n'a pas voulu souffrir sous un toit ni dans le Temple juif
pour empêcher les juifs d'accaparer ce sacrifice du salut en faisant croire
qu'il avait été offert seulement pour leur peuple. Aussi a-t-il souffert hors
de la ville, hors des remparts, pour vous faire savoir que ce sacrifice a été
offert pour tous, puisqu'il est l'oblation de toute la terre, et la
purification de tous."
3. A cette objection, il
faut répondre avec S. Jérôme : "Quelqu'un a soutenu que le Calvaire, ou
Lieu-du-Crâne, était celui où fut enterré Adam, et aurait été ainsi appelé
parce que la tête du premier homme y aurait été ensevelie. Interprétation
séduisante, qui flatte l'oreille du peuple, mais qui n'est pas exacte. En
effet, c'est en dehors de la ville, hors des portes, que se trouvent les lieux
où l'on tranchait la tête des condamnés, et ils ont pris le nom de
Lieu-du-Crâne, c'est-à-dire des décapités. C'est là que fut crucifié Jésus pour
que, là où précédemment se trouvait le champ des condamnés, se dresse
l'étendard du martyre. Quant à Adam, il fut enseveli près d'Hébron, comme on le
lit dans le livre de Josué." Le Christ devait être crucifié dans le
terrain commun des condamnés plutôt qu'auprès du tombeau d'Adam, pour montrer
que la croix du Christ guérissait non seulement le péché personnel d'Adam, mais
aussi le péché du monde entier.
Objections
:
1. Selon S. Paul (2 Co 6,
14) - " Quel rapport y a-t-il entre la justice et l'iniquité ? " Mais
le Christ " a été constitué pour nous justice venant de Dieu " (1 Co
1, 30), tandis que l'iniquité appartient aux bandits.
2. Ce texte (Mt 26, 35) :
"Quand il faudrait mourir avec toi, je ne te renierai pas " est ainsi
commenté par Origène : "Mourir avec Jésus qui mourait pour tous n'était
pas l'affaire des hommes." Et sur le texte de Luc (22, 33) : "je suis
prêt à aller avec toi et en prison et à la mort", S. Ambroise nous dit :
"La passion du Seigneur a des imitateurs, elle n'a pas d'égaux." Il
convenait donc encore moins que le Christ souffre en même temps que des
malfaiteurs.
3. On lit dans S. Matthieu (27, 44) : "Les bandits qui étaient en croix avec lui l'insultaient." Mais S. Luc rapporte que l'un d'eux disait au Christ : "Souviens-toi de moi, Seigneur, quand tu viendras régner." Il semble donc qu'en plus des bandits qui blasphémaient il y en avait un autre qui ne blasphémait pas. Il semble donc peu exact, de la part des évangélistes, de dire que le Christ a été crucifié avec des malfaiteurs.
Cependant : c'est une prophétie d'Isaïe (53, 12) : "Il a été compté parmi les criminels."
Conclusion
:
Les raisons pour lesquelles le Christ a été crucifié entre deux bandits ne sont pas les mêmes selon qu'on les regarde par rapport à l'intention des juifs, ou par rapport au plan divin.
Par rapport à l'intention des Juifs, S. Jean Chrysostome fait observer : "Ils crucifièrent deux bandits de part et d'autre", pour lui faire partager leur honte. Mais ce n'est pas ce qui s'est produit. Car on ne parle plus des bandits, tandis que la croix du Christ est honorée partout : les rois, déposant les diadèmes, prennent la croix : sur la pourpre, sur les diadèmes, sur les armes, sur l'autel, dans tout l'univers, brille la croix.
Par rapport au plan divin, le Christ a été crucifié avec des bandits pour trois raisons.
1° D'après S. Jérôme." de même que pour nous le Christ s'est fait malédiction sur la croix, il a été crucifié comme un criminel entre des criminels pour le salut de tous".
2° Selon S. Léon." deux bandits furent crucifiés, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche, pour que même le spectacle du gibet montre la séparation qui sera opérée entre tous les hommes au jour du jugement par le Christ". Et S. Augustin dit aussi : "Si tu fais attention, la croix elle-même est un tribunal ; le juge en effet siégeait au milieu, l'un des voleurs qui a cru a été libéré, l'autre qui a outragé le Seigneur a été condamné. Il manifestait déjà ce qu'il ferait un jour à l'égard des vivants et des morts en plaçant les uns à sa droite et les autres à sa gauche." 3° Selon S. Hilaire, " à sa droite et à sa gauche sont crucifiés deux bandits qui montrent que la totalité du genre humain est appelée au mystère de la passion du Seigneur. Le partage des fidèles et des infidèles se fait entre la droite et la gauche ; aussi le bandit placé à droite est-il sauvé par la justification de la foi".
4° Selon S. Bède, " les bandits crucifiés avec le Seigneur représentent ceux qui sous la foi et la confession du Christ subissent le combat du martyre ou embrassent une forme de vie plus austère. Ceux qui agissent pour la gloire éternelle sont figurés par le bandit de droite ; mais ceux qui agissent pour recevoir la louange des hommes imitent le bandit de gauche dans son esprit et dans ses actes".
Solutions
:
1. Le Christ n'était pas
tenu à la mort comme à un dû, mais il a subi la mort volontairement afin de
vaincre la mort par sa puissance. De même il n'avait pas mérité d'être placé
avec les bandits, mais il a voulu être compté avec des gens iniques afin de
détruire l'iniquité par sa puissance. Aussi S. Jean Chrysostome dit-il :
"Convertir le bandit sur la croix et l'introduire en paradis, ce ne fut
pas une oeuvre moins grande que de briser les rochers."
2. Il ne convenait pas que
d'autres souffrent avec le Christ pour la même cause, ce qui fait dire à
Origène : "Tous étaient pécheurs et tous avaient besoin qu'un autre meure
pour eux, mais non eux pour les autres."
3. D'après S. Augustin, " nous pouvons entendre que Matthieu a employé le pluriel pour le singulier, quand il a dit : "les bandits l'insultaient"".
Selon S. Jérôme " tous deux
ont blasphémé d'abord, puis, à la vue des miracles, l'un d'eux se mit à
croire".
Objections
:
1. S. Paul a dit (1 Co 2,
8) : "S'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de
gloire." Mais le Seigneur de gloire c'est le Christ selon sa divinité. La
passion du Christ doit donc lui être attribuée selon sa divinité.
2. Le principe du salut du
genre humain appartient à la divinité selon le Psaume (37, 39) : "Le salut
des justes vient du Seigneur." Si la passion du Christ ne se rattachait
pas à sa divinité, il semblerait donc qu'elle ne pouvait pas être fructueuse
pour nous.
3. Les juifs ont été punis pour le péché d'avoir tué le Christ, comme les meurtriers de Dieu lui-même, ce que montre la grandeur du châtiment. Or cela ne serait pas si la passion du Christ n'avait pas atteint sa divinité.
Cependant : S. Athanase écrit : "Le Verbe, demeurant Dieu par nature, est impassible." Mais ce qui est impassible ne peut souffrir. Donc la passion du Christ ne se rattachait pas à sa divinité.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, l'union de la nature humaine et de la nature divine s'est faite dans la personne, l'hypostase et le suppôt, mais les natures sont restées distinctes. Aussi, bien que l'hypostase ou la personne soit la même pour la nature divine et la nature humaine, les propriétés de chaque nature sont demeurées sauves. Et c'est pourquoi, d'après ce que nous avons établi plus haut, il faut attribuer la passion au suppôt de la nature divine, non pas en raison de cette nature qui est impassible, mais en raison de la nature humaine. C'est pourquoi on lit dans une lettre de S. Cyrille : "Si quelqu'un refuse de confesser que le Verbe de Dieu a souffert et a été crucifié dans sa chair, qu'il soit anathème ! " La passion du Christ appartient donc au suppôt de la nature divine, en raison de la nature passible qu'il a assumée, non en raison de la nature divine, qui est impassible.
Solutions
:
1. On dit que le Seigneur
de gloire a été crucifié, non en tant qu'il est Seigneur de gloire, mais en
tant qu'il était un homme passible.
2. On lit dans un sermon du
concile d'Éphèse : "La mort du Christ, parce qu'elle était celle de Dieu
" par l'union dans la personne, " a détruit la mort, parce que celui
qui souffrait était Dieu et homme. Car ce n'est pas la nature de Dieu, mais la
nature humaine, qui a été blessée, et les souffrances ne lui ont apporté aucun
changement".
3. Le même sermon ajoute : "Les juifs n'ont pas crucifié seulement un homme. C'est à Dieu même qu'ils se sont attaqués. Supposez un prince qui donne des instructions orales, et les consigne dans des lettres qu'il envoie à ses villes. Si un rebelle déchire la lettre, il sera condamné à mort non pour avoir déchiré du papier, mais pour avoir déchiré la parole impériale. Les juifs ne doivent donc pas se croire en sécurité comme s'ils n'avaient crucifié qu'un homme. Ce qu'ils voyaient, c'était comme le papier, mais ce qui y était caché, c'était le Verbe, la parole impériale, née de la nature divine, non proféré par la langue."
1. Le Christ a-t-il été mis à
mort par autrui ou par lui-même ? - 2. Pour quel motif s'est-il livré à la
Passion ? - 3. Est-ce le Père qui l'a livré à la Passion ? - 4. Convenait-il
qu'il souffre par la main des païens, ou plutôt des Juifs ? - 5. Ses meurtriers
l'ont-ils connu ? - 6. Le péché de ses meurtriers.
Objections
:
1. Le Christ lui-même dit
(Jn 10, 18) : "Personne ne me prend ma vie, c'est moi qui la donne."
Le Christ n'a donc pas été mis à mort par d'autres, mais par lui-même.
2. Ceux qui sont mis à mort
par d'autres s'éteignent peu à peu par l'affaiblissement de leur nature ; cela
se remarque surtout chez les crucifiés car, selon S. Augustin ils "
étaient torturés par une longue agonie". Mais ce ne fut pas le cas du
Christ car " poussant un grand cri, il expira " (Mt 27, 50). Le
Christ n'a donc pas été mis à mort par d'autres, mais par lui-même.
3. Être mis à mort, c'est mourir d'une mort violente et par suite, ce qui est violent s'opposant à ce qui est volontaire, mourir d'une mort subie contre son gré. Or, S. Augustin le fait observer, " l'esprit du Christ n'a pas quitté sa chair malgré lui, mais parce qu'il le voulut, quand il le voulut, et comme il le voulut". C'est donc par lui-même et non par autrui que le Christ a été mis à mort.
Cependant : le Christ annonçait en parlant de lui-même (Lc 18, 33) : "Après l'avoir flagellé, ils le tueront."
Conclusion
:
Il y a deux manières d'être cause d'un effet.
1° En agissant directement pour cela. C'est de cette manière que les persécuteurs du Christ l'ont mis à mort ; car ils lui ont fait subir les traitements qui devaient amener la mort, avec l'intention de la lui donner. Et la mort qui s'en est suivie a été réellement produite par cette cause.
2° Indirectement, en n'empêchant pas cet effet ; par exemple on dira qu'on mouille quelqu'un en ne fermant pas la fenêtre par laquelle entre la pluie. En ce sens, le Chr s écarté de son propre corps les coups qui lui étaient portés, mais a voulu que sa nature corporelle succombe sous ces coups, on peut dire que le Christ a donné sa vie ou qu'il est mort volontairement.
Solutions
:
1." Personne ne prend
ma vie", dit le Christ ; entendez : "sans que j'y consente", car
prendre, au sens propre du mot, c'est enlever quelque chose à quelqu'un contre
son gré et sans qu'il puisse résister.
2. Pour montrer que la passion qu'il subissait par violence ne lui arrachait pas son âme, le Christ a gardé sa nature corporelle dans toute sa force ; aussi, à ses derniers instants, a-t-il poussé un grand cri ; c'est là un des miracles de sa mort. D'où la parole de Marc (15, 39) : "Le centurion qui se tenait en face, voyant qu'il avait expiré en criant ainsi, déclara : "Vraiment cet homme était le Fils de Dieu !" "
Il y eut encore ceci d'admirable
dans la mort du Christ, qu'il mourut plus rapidement que les hommes soumis au
même supplice. On lit dans S. Jean (19, 32) qu'on " brisa les jambes
" de ceux qui étaient crucifiés avec le Christ " pour hâter leur mort
" : mais " lorsqu'ils vinrent à Jésus, ils virent qu'il était déjà
mort et ils ne lui rompirent pas les jambes". D'après S. Marc (15, 44),
" Pilate s'étonna qu'il fût déjà mort". De même que, par sa volonté,
sa nature corporelle avait été gardée dans toute sa vigueur jusqu'à la fin, de
même c'est lorsqu'il le voulut qu'il céda aux coups qu'on lui avait porté.
3. En mourant le Christ,
tout à la fois, a subi la violence et est mort volontairement, puisque la
violence faite à son corps n'a pu dominer celui-ci que dans la mesure où il l'a
voulu lui-même.
Objections
:
1. L'obéissance répond au
précepte. Or aucun texte ne nous dit que le Christ ait reçu la précepte de
souffrir.
2. On ne fait par
obéissance que ce que l'on accomplit sous la contrainte d'un précepte. Or le
Christ n'a pas souffert par contrainte mais volontairement.
3. La charité est une vertu supérieure à l'obéissance. Mais il est écrit que le Christ a souffert par charité (Ep 5, 2) : "Vivez dans l'amour, de même que le Christ nous a aimés et s'est livré lui-même pour nous." La passion du Christ doit donc être attribuée à la charité plus qu'à l'obéissance.
Cependant : il est écrit (Ph 2, 8) " Il s'est fait obéissant à son Père jusqu'à la mort."
Conclusion
:
Il est de la plus haute convenance que le Christ ait souffert par obéissance.
1° Parce que cela convenait à la justification des hommes : "De même que par la désobéissance d'un seul, beaucoup ont été constitués pécheurs, de même aussi, par l'obéissance d'un seul, beaucoup sont constitués justes " (Rm 5, 19).
2° Cela convenait à la réconciliation de Dieu avec les hommes." Nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils " (Rm 5, 10), c'est-à-dire en tant que la mort du Christ fut elle-même un sacrifice très agréable à Dieu : "Il s'est livré lui-même à Dieu pour nous en oblation et en sacrifice d'agréable odeur " (Ep 5, 2). Or l'obéissance est préférée à tous les sacrifices d'après l'Écriture (1 S 15, 22) : "L'obéissance vaut mieux que les sacrifices." Aussi convenait-il que le sacrifice de la passion du Christ eût sa source dans l'obéissance.
3° Cela convenait à la victoire par laquelle il triompha de la mort et de l'auteur de la mort. Car un soldat ne peut vaincre s'il n'obéit à son chef. Et ainsi l'homme Christ a obtenu la victoire en obéissant à Dieu : "L'homme obéissant remportera la victoire " (Pr 21, 28 Vg).
Solutions
:
1. Le Christ avait reçu de son Père le précepte de souffrir. On lit en effet en S. Jean (10, 18) : "J'ai le pouvoir de donner ma vie, et le pouvoir de la reprendre, tel est le commandement que j'ai reçu de mon Père."
S. Jean Chrysostome explique : "Ce n'est pas qu'il ait dû entendre ce commandement et qu'il ait eu besoin de l'apprendre, mais il a montré qu'il agissait volontairement, et il a détruit tout soupçon d'opposition à son Père."
Cependant, parce que la foi ancienne a atteint son terme avec la mort du Christ, puisqu'il a dit lui-même en mourant (Jn 19, 30) : "Tout est consommé", on peut comprendre que par sa passion le Christ a accompli tous les préceptes de la loi ancienne. Les préceptes moraux fondés sur le précepte de la charité, il les a accomplis en tant qu'il a souffert par amour pour son Père, d'après sa parole en S. Jean (14, 31) : "Pour que le monde sache que j'aime mon Père, et que j'agis comme mon Père me l'a ordonné, levez-vous, sortons d'ici " pour aller au lieu de la Passion ; et il a souffert également par amour du prochain, selon S. Paul (Ga 2, 20) " Il m'a aimé et s'est livré pour moi".
Quant aux préceptes cérémoniels de la loi, qui sont surtout ordonnés aux sacrifices et aux oblations, il les a accomplis par sa passion, en tant que tous les anciens sacrifices étaient des figures de ce vrai sacrifice que le Christ a offert en mourant pour nous. Aussi est-il écrit (Col 2, 16) : "Que personne ne vous critique sur la nourriture et la boisson, ou à cause des jours de fête ou des néoménies, qui ne sont que l'ombre des choses à venir, tandis que la réalité, c'est le corps du Christ", en ce sens que le Christ leur est comparé comme le corps à l'ombre.
Quant aux préceptes judiciaires de
la loi, qui ont surtout pour but de satisfaire aux dommages subis, le Christ
les a aussi accomplis par sa passion ; car, selon le Psaume (69, 5), " ce
qu'il n'a pas pris, il l'a rendu", permettant qu'on le cloue au bois à
cause du fruit que l'homme avait dérobé à l'arbre du paradis, contre le
commandement de Dieu.
2. L'obéissance implique
une contrainte à l'égard de ce qui est prescrit ; mais elle suppose aussi
l'acceptation volontaire à l'égard de l'accomplissement du précepte. Et telle
fut l'obéissance du Christ. La passion et la mort, considérées en elles-mêmes,
étaient opposées à sa volonté naturelle ; cependant il a voulu accomplir sur ce
point la volonté de Dieu d'après le Psaume (40, 9) : "Faire ta volonté,
mon Dieu, je l'ai voulu", ce qui lui a fait dire (Mt 26, 42) : "Si
cette coupe ne peut passer loin de moi sans que je la boive, que ta volonté
soit faite."
3. Que le Christ ait
souffert par charité et par obéissance, c'est pour une seule et même raison :
il a accompli les préceptes de la charité par obéissance, et il a été obéissant
par amour pour le Père lui donnait ces préceptes.
Objections
:
1. Il semble inique et
cruel qu'un innocent soit livré à la passion et à la mort. Or " Dieu est
fidèle et sans aucune iniquité " (Dt 32, 4). Donc il n'a pas livré le
Christ innocent à la passion et à la mort.
2. On n'est pas livré à la
mort par soi-même en même temps que par un autre. Or le Christ s'est livré
lui-même pour nous selon Isaïe (53, 12) : "Il s'est livré à la mort."
Donc il ne semble pas que Dieu le Père l'ait livré.
3. Judas est incriminé d'avoir livré le Christ aux Juifs, selon cette parole rapportée par S. Jean (6, 70) : ""L'un de vous est un démon." Jésus parlait de judas qui devait le livrer." De même encore les Juifs sont incriminés de l'avoir livré à Pilate, qui disait lui-même (Jn 18, 35) : "Ta nation et tes grands prêtres t'ont livré à moi." Pilate aussi " le livra pour qu'il soit crucifié " ( Jn 19, 16). Or, dit S. Paul (2 Co 6, 14), " il n'y a aucun rapport entre la justice et l'iniquité". Il semble donc que Dieu le Père n'a pas livré le Christ à la passion.
Cependant : il est écrit (Rm 8, 32) : "Dieu n'a pas épargné son Fils unique, mais il l'a livré pour nous tous."
Conclusion
:
Nous l'avons montré à l'Article précédent : le Christ a souffert volontairement, par obéissance à son Père. Aussi Dieu le Père a-t-il livré le Christ à la passion de trois façons.
1° Selon sa volonté éternelle, il a ordonné par avance la passion du Christ à la libération du genre humain, selon cette prophétie d'Isaïe (53, 6) : "Le Seigneur a fait retomber sur lui l'iniquité de nous tous." Et il ajoute : "Le Seigneur a voulu le broyer par la souffrance."
2° Il lui a inspiré la volonté de souffrir pour nous, en infusant en lui la charité. Aussi Isaïe ajoute-t-il " Il s'est livré en sacrifice parce qu'il l'a voulu." 3° Il ne l'a pas mis à l'abri de la passion, mais il l'a abandonné à ses persécuteurs. C'est pourquoi il est écrit (Mt 27, 46) que, sur la croix, le Christ disait : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? " Parce que, remarque S. Augustin Dieu a abandonné le Christ à ses persécuteurs.
Solutions
:
1. Il est impie et cruel de
livrer un homme innocent à la passion et à la mort contre sa volonté. Ce n'est
pas ainsi que le Père a livré le Christ, mais en lui inspirant la volonté de
souffrir pour nous. Par là on constate tout d'abord la sévérité de Dieu qui n'a
pas voulu remettre le péché sans châtiment, ce que souligne l'Apôtre (Rm 8, 32)
: "Il n'a pas épargné son propre Fils " ; et sa bonté en ce que
l'homme ne pouvant pas satisfaire en souffrant n'importe quel châtiment, il lui
a donné quelqu'un qui satisferait pour lui, ce que l'Apôtre a souligné ainsi :
"Il l'a livré pour nous tous." Et il dit (Rm 3, 25) : "Lui dont
Dieu a fait notre propitiation par son sang."
2. En tant que Dieu, le
Christ s'est livré lui-même à la mort par le même vouloir et la même action par
lesquels le Père le livra. Mais en tant qu'homme, le Christ s'est livré
lui-même, par un vouloir que son Père inspirait. Il n'y a donc aucune
opposition en ce que le Père a livré le Christ, et que celui-ci s'est livré
lui-même.
3. La même action se juge
diversement, en bien ou en mal, suivant la racine dont elle procède. En effet,
le Père a livré le Christ et le Christ s'est livré lui-même, par amour, et on
les en loue. Mais Judas a livré le Christ par cupidité, les Juifs par envie,
Pilate par crainte ambitieuse envers César, et c'est pourquoi on les blâme.
Objections
:
1. Par la mort du Christ,
les hommes devaient être libérés du péché, et il paraissait convenable que très
peu d'entre eux commettent le péché de le faire mourir. Or les Juifs ont commis
le péché, car c'est à eux que l'on attribue cette parole (Mt 21, 38) :
"Voici l'héritier, venez, tuons-le." Donc il aurait été convenable
que dans le péché du meurtre du Christ, les païens n'aient pas été impliqués.
2. La vérité doit
correspondre à la figure. Or les sacrifices figuratifs de l'ancienne loi
n'étaient pas offerts par les païens, mais par les juifs. Donc la passion du
Christ qui était le sacrifice véritable, n'aurait pas dû non plus être accompli
par les païens.
3. D’après S. Jean (5, 18), " les Juifs cherchaient à faire périr Jésus non seulement parce qu'il violait le sabbat, mais aussi parce qu'il appelait Dieu son Père, se faisant ainsi l'égal de Dieu". Mais cela paraissait s'opposer seulement à la loi des Juifs. Du reste eux-mêmes le disaient (Jn 19, 7) : "Selon notre loi il doit mourir, parce qu'il s'est fait Fils de Dieu." Il aurait donc été convenable que le Christ ait dû souffrir non de la part des païens, mais de celle des Juifs, et il semble que ceux-ci ont menti en disant : "Il ne nous est pas permis de mettre à mort quelqu'un " (Jn 18, 31) puisque beaucoup de péchés étaient punis de mort selon la loi, comme on le voit dans le Lévitique (20, 31).
Cependant : il y a cette parole du Seigneur lui-même (Mt 20, 19) : "Ils le livreront aux païens pour qu'il soit bafoué, flagellé et crucifié."
Conclusion
:
Les circonstances mêmes de la passion du Christ ont préfiguré l'effet de celle-ci. D'abord, elle a eu un effet salutaire sur les Juifs, dont beaucoup furent baptisés, d'après les Actes (2, 41 et 4, 42), dans la mort du Christ. Mais ensuite, par la prédication des Juifs, l'effet de la passion du Christ est passé aux païens. Et c'est pourquoi il convenait que le Christ commence à souffrir de la part des Juifs, et ensuite, les juifs le livrant aux païens, que sa passion soit achevée par ceux-ci.
Solutions
:
1. Afin de montrer
l'abondance de sa charité, à cause de laquelle il souffrait, le Christ en croix
a imploré le pardon de ses persécuteurs ; et c'est pour que le fruit de cette
prière parvienne aux Juifs et aux païens que le Christ a voulu souffrir de la
part des uns et des autres.
2. La passion du Christ a
été l'oblation d'un sacrifice en tant que, de son plein gré, il a subi la mort
par amour. Mais en tant que le Christ a souffert de la part de ses
persécuteurs, ce ne fut pas un sacrifice mais un péché infiniment grave.
3. Comme dit S. Augustin : "Les Juifs en disant : "Il ne nous est pas permis de mettre à mort quelqu'un", veulent dire que cela ne leur est pas permis à cause de la sainteté de la fête dont ils avaient commencé la célébration." Ou bien ils parlaient ainsi, d'après Chrysostome, parce qu'ils voulaient le mettre à mort non comme transgressent de la loi, mais comme ennemi public, parce qu'il s'était fait roi, ce dont il ne leur appartenait pas de juger. Ou bien parce qu'ils n'avaient pas le droit de crucifier, ce qu'ils désiraient, mais de lapider, ce qu'ils ont fait pour S. Étienne.
La meilleure réponse est que les
Romains, dont ils étaient les sujets, leur avaient enlevé le pouvoir de mettre
à mort.
Objections
:
1. D'après S. Matthieu (21,
38) " Les vignerons, en le voyant, dirent entre eux "Voici
l'héritier, venez, tuons-le." " S. Jérôme commente : "Par ces
paroles, le Seigneur prouve clairement que les chefs des juifs ont crucifié le
Fils de Dieu non par ignorance, mais par envie. Car ils ont compris qu'il est
celui à qui le Père avait dit par le prophète (Ps 2, 8) : "Demande-moi et
je te donnerai les nations en héritage." " Il semble donc qu'ils ont
connu qu'il était le Christ, ou le Fils de Dieu.
2. Le Seigneur dit (Jn 15,
24) : "Maintenant ils ont vu, et ils nous haïssent, moi et mon Père."
Or, ce qu'on voit, on le connaît clairement. Donc, les Juifs connaissant le
Christ, c'est par haine qu'ils lui ont infligé la passion.
3. On lit dans un sermon du concile d'Éphèse " Celui qui déchire une lettre impériale est traité comme s'il déchirait la parole de l'empereur et condamné à mort. Ainsi le juif qui a crucifié celui qu'il voyait sera châtié comme s'il avait osé s'attaquer au Dieu Verbe lui-même." Il n'en serait pas ainsi s'ils n'avaient pas su qu'il était le Fils de Dieu, parce que leur ignorance les aurait excusés. Il apparaît donc que les Juifs qui ont crucifié le Christ ont su qu'il est le Fils de Dieu.
Cependant : il y a la parole de S. Paul (1 Co 2, 8) : "S'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de gloire", et celle-ci de S. Pierre aux Juifs (Ac 3, 17) : "je sais que vous avez agi par ignorance, comme vos chefs " et le Seigneur sur la croix demande (Lc 23, 34) : "Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font."
Conclusion
:
Chez les Juifs, il y avait les grands et les petits.
Les grands, qui étaient leurs chefs, comme dit un auteur ont su " qu'il était le Messie promis dans la loi ; car ils voyaient en lui tous les signes annoncés par les prophètes ; mais ils ignoraient le mystère de sa divinité". Et c'est pourquoi S. Paul dit : "S'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de gloire."
Il faut cependant remarquer que leur ignorance n'excusait pas leur crime, puisque c'était en quelque manière une ignorance volontaire. En effet, ils voyaient les signes évidents de sa divinité ; mais par haine et jalousie, ils les prenaient en mauvaise part, et ils refusèrent de croire aux paroles par lesquelles il se révélait comme le Fils de Dieu. Aussi dit-il lui-même à leur sujet (Jn 15, 22) : "Si je n'étais pas venu, et si je ne leur avais pas parlé, ils n'auraient pas de péché ; mais maintenant ils n'ont pas d'excuse à leur péché." Et il ajoute : "Si je n'avais fait parmi eux les oeuvres que personne d'autre n'a faites, ils n'auraient pas de péché." On peut donc leur appliquer ce texte (Job 21, 14) : "Ils ont dit à Dieu : "Éloigne-toi de nous, nous ne voulons pas connaître tes chemins"."
Quant aux petits, c'est-à-dire les gens du peuple, qui ne connaissaient pas les mystères de l’Écriture, ils ne connurent pleinement ni qu'il était le Messie, ni qu'il était le Fils de Dieu. Car bien que quelques-uns aient cru en lui, la multitude n'a pas cru. Parfois elle se demanda si Jésus n'était pas le Messie, à cause de ses nombreux miracles et de l'autorité de son enseignement, comme on le voit chez S. Jean (7, 31). Mais ces gens furent ensuite trompés par leurs chefs au point qu'ils ne croyaient plus ni qu'il soit le Fils de Dieu ni qu'il soit le Messie. Aussi Pierre leur dit-il : "je sais que vous avez agi par ignorance, comme vos chefs " ; c'est-à-dire que ceux-ci les avaient trompés.
Solutions
:
1. Ces paroles sont attribuées aux vignerons, qui symbolisent les dirigeants du peuple. Et ceux-ci savaient bien qu'il était l'héritier, le connaissant comme le Messie promis dans la loi.
Mais cette réponse semble
contredite par les paroles du Psaume (2) : "Demande-moi, et je te donnerai
les nations en héritage", adressées au même personnage que celles-ci : "Tu
es mon Fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré." Donc, s'ils avaient su
que c'est à Jésus quéraient adressés ces mots : "Demande-moi..." ils
devaient par suite savoir qu'il était le Fils de Dieu. Chrysostome dit aussi à
cet endroit : "Ils savaient qu'il était le Fils de Dieu." Et sur la
parole : "Car ils ne savent pas ce qu'ils font", Bède précise :
"Il faut croire qu'il ne prie pas pour ceux qui ont compris qu'il était le
Fils de Dieu, mais qui ont préféré le crucifier plutôt que le confesser."
2. Avant de dire ces paroles, Jésus avait dit " Si je n'avais pas fait
parmi eux les oeuvres que personne d'autre n'a faites, ils n'auraient pas de
péché." Et il dit ensuite : "Mais maintenant ils ont vu, et ils ont
haï moi et mon Père." Cela montre que, voyant les oeuvres admirables du
Christ, ce fut par haine qu'ils ne le reconnurent pas comme le Fils de Dieu.
3. L'ignorance volontaire
n'excuse pas la faute, mais l'aggrave plutôt ; car elle prouve que l'on veut si
violemment accomplir le péché que l'on préfère demeurer dans l'ignorance pour
ne pas éviter le péché, et c'est pourquoi les Juifs ont péché comme ayant
crucifié le Christ non seulement comme homme, mais comme Dieu.
Objections
:
1. Le péché qui a une excuse
n'est pas le plus grave. Or le Seigneur lui-même a excusé le péché de ceux qui
l'ont crucifié, en disant : "Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce
qu'ils font."
2. Le Seigneur a dit à
Pilate (Jn 19, 11) : "Celui qui m'a livré à toi a commis un péché plus
grand." Or Pilate a fait crucifier Jésus par ses subordonnés. Il apparaît
donc que le péché de judas qui l'a livré était plus grand que celui des
exécuteurs.
3. Selon le Philosophe, " personne ne souffre d'injustice, s'il y consent", et comme il le dit au même endroit, " si nul ne souffre une injustice, nul ne la commet". Donc on ne commet pas d'injustice contre celui qui est consentant. Or on a vu que le Christ a souffert volontairement. Donc les bourreaux du Christ n'ont rien fait d'injuste, et ainsi leur péché n'est pas le plus grave.
Cependant : sur le texte de S. Matthieu (23, 32) : "Et vous, vous dépassez la mesure de vos pères", il y a ce commentaire de S. Jean Chrysostome : "En vérité, ils ont dépassé la mesure de leurs pères. Car ceux-là tuaient des hommes, et eux ils ont crucifié Dieu."
Conclusion
:
Nous l'avons dit à l'Article précédent, les chefs des juifs ont connu le Christ, et s'il y a eu chez eux de l'ignorance, elle fut volontaire et ne peut les excuser. C'est pourquoi leur péché fut le plus grave, que l'on considère le genre de leur péché ou la malice de leur volonté.
Quant aux " petits", aux gens du peuple, ils ont péché très gravement, si l'on regarde le genre de leur péché, mais celui-ci est atténué quelque peu à cause de leur ignorance. Aussi sur la parole : "Ils ne savent pas ce qu'ils font", Bède nous dit-il : "Le Christ prie pour ceux qui ne savaient pas ce qu'ils faisaient, ayant le zèle de Dieu, mais dépourvus de connaissance."
Beaucoup plus excusable fut le péché des païens qui l'ont crucifié de leurs mains, parce qu'ils n'avaient pas la science de la loi.
Solutions
:
1. Cette excuse du Seigneur
ne vise pas les chefs des Juifs, nous venons de le montrer, mais les petites
gens du peuple.
2. Judas a livré le Christ
non à Pilate mais aux chefs des prêtres, qui le livrèrent à Pilate selon cette
parole (Jn 18, 35) : "Ta nation et tes grands prêtres t'ont livré à
moi." Cependant le péché de tous ces gens fut plus grave que celui de
Pilate qui tua le Christ par peur de César ; et il fut plus grand que celui des
soldats qui crucifièrent le Christ sur l'ordre de leurs chefs, non par cupidité
comme judas, ni par envie et par haine comme les chefs des prêtres.
3. Le Christ a voulu sa passion, c'est vrai, comme Dieu l'a voulue, mais il n'a pas voulu l'action inique des juifs. Et c'est pourquoi les meurtriers du Christ ne sont pas excusés d'injustice. Et pourtant celui qui met à mort un homme ne fait pas tort seulement à cet homme, mais aussi à Dieu et à la société, comme du reste celui qui se tue, selon le Philosophe. Aussi
David condamna-t-il à mort celui qui n'avait pas craint de porter la main sur le Messie du Seigneur afin de le tuer, quoique celui-ci l'eût demandé (2 S 1, 6).
I1 faut maintenant étudier les effets de la passion du Christ. D'abord le mode de son efficacité (Q. 48). Ensuite ses effets proprement dits (Q. 49).
1. La passion du Christ
a-t-elle causé notre salut par mode de mérite ? - 2. Par mode de satisfaction ?
- 3. Par mode de sacrifice ? - 4. Par mode de rachat ? - 5. Est-il propre au
Christ d'être le Rédempteur ? - 6. A-t-il produit les effets de notre salut par
mode d'efficience ?
Objections
:
1. Les principes des
passions que l'on souffre ne sont pas en nous. Or, on ne reçoit du mérite ou de
la louange que pour ce dont le principe est en nous. Donc la passion du Christ
n'a rien opéré par mode de mérite.
2. Le Christ a mérité pour
lui et pour nous dès le début de sa conception, on l'a vu plus haut. Or il est
superflu de mériter de nouveau ce qu'on a déjà mérité auparavant.
3. La racine du mérite est la charité. Or la charité du Christ n'a pas progressé davantage pendant sa passion qu'auparavant. Il n'a donc pas plus mérité notre salut en souffrant qu'il ne l'avait mérité auparavant.
Cependant : sur ce texte (Ph 2, 9) " C'est pourquoi Dieu l'a exalté...", S. Augustin écrit : "L'humilité de la passion est ce qui mérite la gloire. La gloire est la récompense de l'humilité." Or le Christ a été glorifié en lui-même et aussi dans ses fidèles, comme il le dit lui-même (Jn 17, 10). Donc il apparaît que lui-même a mérité le salut de ses fidèles.
Conclusion
:
Nous l'avons dit précédemment, le Christ a reçu la grâce non seulement à titre individuel, mais aussi comme tête de l'Église, de telle façon que sa grâce rejaillisse de lui sur ses membres. Voilà pourquoi les actions du Christ ont pour ses membres aussi bien que pour lui les mêmes effets que les actions d'un homme en état de grâce en ont pour lui-même. Or, il est évident que tout homme en état de grâce qui souffre pour la justice mérite par le fait même le salut pour lui, d'après cette parole en S. Matthieu : "Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice." Il s'ensuit que le Christ par sa passion a mérité le salut non seulement pour lui, mais aussi pour tous ses membres.
Solutions
:
1. La passion, en tant que
telle, n'est pas méritoire, car elle a son principe à l'extérieur. Mais en tant
qu'on la supporte volontairement, elle a son principe à l'intérieur, et sous ce
rapport elle est méritoire.
2. Dès le début de sa
conception le Christ nous a mérité le salut éternel, mais, de notre part, il y
avait certains obstacles qui nous empêchaient d'obtenir l'effet des mérites
acquis précédemment ; aussi, pour écarter ces obstacles, a-t-il fallu que le
Christ souffre, comme on l'a dit plus haut.
3. La passion du Christ a
eu un effet que n'avaient pas produit ses mérites antérieurs, non pas en raison
d'une plus grande charité, mais en raison du genre d'action qui convenait à cet
effet, comme on l'a vu quand on a indiqué les motifs de la passion du Christ.
Objections
:
1. Celui qui a péché est
celui qui doit satisfaire, comme c'est évident pour les autres parties de la
pénitence ; car c'est à celui qui a péché qu'il appartient de se repentir et de
se confesser. Mais le Christ, selon S. Pierre (1 P 2, 22) " n'a pas commis
de péché". Il n'a donc pas satisfait par sa propre passion.
2. On n'opère aucune
satisfaction en commettant une plus grande offense. Or la plus grande offense
fut commise dans la passion du Christ, puisque ceux qui l'ont tué ont commis le
plus grave des péchés, comme on l'a vu plus haut Il semble donc que l'on ne
pouvait fournir de satisfaction à Dieu par la passion du Christ.
3. Toute satisfaction implique une certaine égalité avec la faute, puisque c'est un acte de justice. Or la passion du Christ ne peut égaler tous les péchés du genre humain. Le Christ, en effet, n'a pas souffert selon sa divinité, mais " selon sa chair", dit S. Pierre (1 P 4, 1). Et l'âme, qui est le siège du péché, est plus importante que la chair. Le Christ n'a donc pas satisfait pour nos péchés par sa passion.
Cependant : on attribue au Christ cette parole du Psaume (69, 5 Vg) : "Ce que je n'ai pas pris, je l'ai rendu." Or on ne rend pas si l'on ne satisfait pas intégralement. Il apparaît donc que le Christ, en souffrant, a parfaitement satisfait pour nos péchés.
Conclusion
:
On satisfait évidemment pour une offense, si l'on offre à l'offensé ce que celui-ci aime autant ou davantage qu'il n'a détesté l'offense. Or le Christ, en souffrant par charité et par obéissance, a offert à Dieu quelque chose de plus grand que ne l'exigeait la compensation de toutes les offenses du genre humain : 1° à cause de la grandeur de la charité en vertu de laquelle il souffrait ; 2° à cause de la dignité de la vie qu'il donnait comme satisfaction, parce que c'était la vie de celui qui était Dieu et homme ; 3° à cause de l'universalité de ses souffrances et de l'acuité de sa douleur, nous l'avons dit plus haut. Et c'est pourquoi la passion du Christ a été une satisfaction non seulement suffisante, mais surabondante pour les péchés du genre humain, selon S. Jean (1 Jn 2, 2) : "Il est lui-même propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier".
Solutions
:
1. La tête et les membres
forment comme une seule personne mystique ; aussi la satisfaction du Christ
s'étend-elle à tous les fidèles, comme à ses membres. De plus, en tant que deux
hommes sont unis dans la charité, l'un d'eux peut aussi satisfaire pour
l'autre, nous le dirons plus loin.
2. La charité du Christ
souffrant a surpassé la malice de ceux qui l'ont crucifié ; aussi la
satisfaction offerte par le Christ dans sa passion a-t-elle été plus grande que
l'offense que ses meurtriers ont commise en le tuant. C'est au point que la
passion du Christ a été une satisfaction suffisante et même surabondante pour
les péchés de ses meurtriers.
3. La dignité de la chair
du Christ n'est pas à estimer seulement d'après la nature de cette chair, mais
aussi d'après la personne qui l'a prise. En tant qu'elle était la chair de Dieu
elle possédait une dignité infinie.
Objections
:
1. La réalité doit
correspondre à la figure. Or, dans les sacrifices de l'ancienne loi, qui
étaient des figures du Christ, on n'offrait jamais de chair humaine. Au
contraire, les sacrifices humains étaient tenus pour abominables selon ce texte
du Psaume (106, 38) : "Ils ont répandu le sang innocent, le sang de leurs
fils et de leurs filles, qu'ils ont immolés aux idoles de Canaan." Il
semble donc que la passion du Christ n'est pas un sacrifice.
2." Le sacrifice
visible, dit S. Augustin est le sacrement, c'est-à-dire le signe sacré du
sacrifice invisible." Or la passion du Christ n'est pas un signe, elle est
plutôt symbolisée par d'autres signes.
3. Offrir un sacrifice, c'est faire du sacré, comme le mot même de sacrifice le montre. Or ceux qui ont tué le Christ n'ont pas fait quelque chose de sacré, mais ont agi avec une grande méchanceté. La passion du Christ fut donc un maléfice, un crime, plutôt qu'un sacrifice.
Cependant : il y a ce texte de S. Paul (Ep 5, 2) : "Il s'est livré lui-même à Dieu pour nous en oblation et en sacrifice d'agréable odeur."
Conclusion
:
Le sacrifice, au sens propre, désigne ce que l'on offre à Dieu pour lui rendre l'honneur qui lui est dû, en vue de l'apaiser. De là vient cette définition de S. Augustin : "Le vrai sacrifice est toute oeuvre qui contribue à nous unir à Dieu dans une sainte société, c'est-à-dire rapportée à ce bien suprême grâce auquel nous pouvons être véritablement heureux." Or le Christ " s'est offert lui-même pour nous dans sa passion " ; et cette oeuvre : supporter volontairement sa passion, fut souverainement agréable à Dieu, comme provenant de la charité. Il est donc évident que la passion du Christ fut un véritable sacrifice. Et comme S. Augustin le remarque un peu plus loin : "De ce vrai sacrifice les anciens sacrifices des saints étaient les signes multiples et variés, ne figurant que lui sous des formes nombreuses, de même qu'une seule chose se dit en beaucoup de mots pour la faire valoir au maximum et sans ennui." Il note aussi : "Il y a quatre choses à considérer en tout sacrifice : celui à qui on l'offre, celui qui l'offre, ce qu'on offre, ceux pour qui on l'offre. Or le seul, unique et véritable médiateur, qui nous réconcilie avec Dieu par le sacrifice de paix devait demeurer un avec celui à qui il offrait ce sacrifice, faire un en lui ceux pour qui il l'offrait, être le seul et le même qui offrait, et ce qu'il offrait."
Solutions
:
1. La réalité correspond à la figure dans une certaine mesure, mais non totalement, car la vérité dépasse forcément la figure. Aussi convenait-il que la figure du sacrifice où la chair du Christ est offerte pour nous, n'utilisât que la chair des animaux et non celle des hommes. La chair du Christ est le sacrifice le plus parfait. Voici pourquoi.
1° Appartenant à la nature humaine, elle est offerte à juste titre pour des hommes, et elle est consommée par eux sacramentellement. 2° Passible et mortelle, elle se prêtait à l'immolation. 3° Sans péché, elle était efficace pour purifier les péchés. 4° Étant la chair de l'offrant lui-même, elle était agréée de Dieu à cause de la charité de celui qui offrait sa chair.
C'est l'avis de S. Augustin :
"Qu'est-ce que les hommes pouvaient prendre et offrir pour eux-mêmes, de
plus adapté qu'une chair humaine ? Quoi de plus apte à l'immolation qu'une
chair mortelle ? Quoi d'aussi pur pour purifier les vices des mortels qu'une
chair née sans la corruption de la convoitise charnelle, dans un sein et d'un
sein virginal ? Qu'est-ce qui pouvait être offert et accepté avec plus de grâce
que la chair de notre sacrifice, devenu le corps de notre prêtre ? "
2. Dans ce texte S.
Augustin parle des sacrifices figuratifs visibles. En outre, la passion même du
Christ, bien que symbolisée par les autres sacrifices figuratifs, est à son
tour le signe d'une réalité que nous devons observer (1 P 4, 1) : "Le
Christ ayant souffert dans sa chair, armez-vous aussi de cette pensée : celui
qui a souffert dans sa chair a rompu avec le péché, afin de passer le temps
qu'il reste à passer dans la chair, non plus selon les convoitises des hommes,
mais selon la volonté de Dieu."
3. La passion, considérée
de la part de ceux qui ont tué le Christ fut un maléfice, un crime, mais de la
part du Christ qui a souffert par charité, elle fut un sacrifice. Aussi dit-on
que c'est le Christ lui-même qui l'a offert, et non pas ses meurtriers.
Objections
:
1. Nul n'achète ni ne rachète
ce qui n'a pas cessé de lui appartenir. Or les hommes n'ont pas cessé d'être à
Dieu : "Au Seigneur le monde et sa richesse, la terre et tous ses
habitants " (Ps 24, 1).
2. D'après S. Augustin,
" le démon devait être dominé par la justice du Christ". Mais la
justice exige que le ravisseur frauduleux du bien d'autrui en soit dépouillé,
parce que " la fraude et la ruse ne doivent profiter à personne "
ainsi que le dit le droit humain lui-même. Donc, puisque le diable a trompé
frauduleusement et asservi la créature de Dieu qu'est l'homme, il apparaît que
l'homme n'aurait pas dû être arraché à son pouvoir par mode de rachat.
3. Quiconque achète ou rachète un objet en verse le prix à celui qui le possédait. Or le Christ n'a pas versé le sang, prix de notre rédemption, au démon qui nous tenait captifs. Le Christ ne nous a donc pas rachetés par sa passion.
Cependant : S. Pierre écrit (1 P 1, 18) " Ce n'est pas avec de l'or ou de l'argent corruptible que vous avez été rachetés des vaines pratiques que vous teniez de vos pères, mais par le sang précieux du Christ, comme d'un agneau sans tache et sans souillure." Et S. Paul aux Galates (3, 13) : "Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi en se faisant pour nous malédiction." Or, si le Christ s'est fait pour nous malédiction, c'est en souffrant pour nous sur l'arbre de la croix, comme nous l'avons déjà dit. Donc il nous a rachetés par sa passion.
Conclusion
:
Par le péché l'homme avait contracté une double obligation.
1° Celle de l'esclavage du péché, car " celui qui pèche est esclave du péché " (Jn 8, 35), et " on est esclave de celui par qui on s'est laissé vaincre " (2 P 2, 19). Donc, parce que le démon avait vaincu l'homme en l'induisant à pécher, l'homme était soumis à l'esclavage du démon.
2° Quant à la responsabilité de la peine, l'homme était débiteur envers la justice divine. Et c'est là aussi un esclavage, car c'est un esclavage, que de subir ce qu'on ne veut pas, alors que l'homme libre dispose de lui-même comme il veut.
Donc, parce que la passion du Christ a été une satisfaction adéquate et surabondante pour le péché et pour la peine due par le genre humain, sa passion a été comme une rançon par laquelle nous avons été libérés de cette double obligation. Car la satisfaction offerte pour soi ou pour autrui, est comme une rançon par laquelle on rachète soi-même ou autrui du péché et de la peine, selon cette parole de Daniel (4, 24) : "Rachète tes péchés par des aumônes." Or, si le Christ a satisfait, ce n'est évidemment pas en donnant de l'argent ou quelque chose de semblable, mais en donnant pour nous ce qui était le plus précieux, c'est-à-dire lui-même. Et voilà pourquoi on dit que la passion du Christ est notre rachat et notre rédemption.
Solutions
:
1. L'homme appartient à Dieu de deux manières. 1° En tant qu'il est soumis à sa puissance. Et sous ce rapport, l'homme n'a jamais cessé d'appartenir à Dieu, selon le texte de Daniel (4, 29) : "Le Très-Haut domine sur le royaume des hommes, et il le donne à qui il veut." 2° L'homme appartient à Dieu en lui étant uni par la charité, dit S. Paul (Rm 8, 9) : "Qui n'a pas l'esprit du Christ ne lui appartient pas."
De la première manière, l'homme n'a
jamais cessé d'être à Dieu. De la deuxième manière, il l'a cessé par le péché.
Et c'est pourquoi, en tant qu'il a été libéré par le Christ qui satisfaisait en
souffrant pour lui, on dit qu'il a été racheté par la passion du Christ.
2. En péchant, l'homme
avait contracté une obligation envers Dieu et envers le démon. Quant à la
faute, il avait offensé Dieu et s'était soumis au démon, en lui cédant. Aussi,
en raison de la faute, il n'était pas devenu l'esclave de Dieu, mais il s'était
plutôt écarté de son service et il était tombé sous la servitude du démon, Dieu
le permettant avec justice à cause de l'offense commise contre lui. Mais quant
à la peine, c'est envers Dieu que l'homme s'était lié, comme envers son
souverain juge ; et envers le démon comme envers son bourreau, selon cette
parole de S. Matthieu (5, 25) : "De peur que ton adversaire ne te livre au
juge, et que le juge ne te livre à l'exécuteur", c'est-à-dire, selon S.
Jean Chrysostome, " à l'ange cruel du châtiment". Si le démon gardait
injustement sous son esclavage autant qu'il était en lui, l'homme trompé par sa
ruse et quant à la faute et quant à la peine, il était juste cependant que
l'homme souffre cela, car Dieu avait permis quant à la faute, et l'avait
prescrit quant à la peine. Voilà pourquoi la justice exigeait par rapport à
Dieu que l'homme soit racheté.
3. Pour libérer l'homme, le
rachat était requis par rapport à Dieu, non par rapport au démon. Le prix ne
devait donc pas en être payé au démon, mais à Dieu. Aussi ne dit-on pas que le
Christ a offert son sang, prix de notre rachat, au démon, mais à Dieu.
Objections
:
1. On dit dans le Psaume
(31, 6) " Tu m'as racheté, Seigneur, Dieu de vérité." Mais être
" Seigneur, Dieu de vérité " convient à toute la Trinité et n'est
donc pas propre au Christ.
2. Est rédempteur celui qui
verse le prix du rachat. Mais Dieu le Père a donné son Fils en rédemption pour
nos péchés selon le Psaume (111, 9) : "Le Seigneur à envoyé la rédemption
à son peuple", c'est-à-dire, pour la Glose, " le Christ qui donne la
rédemption aux captifs". Donc, non seulement le Christ, mais aussi Dieu le
Père nous a rachetés.
3. Non seulement la passion du Christ, mais celle des autres saints a été profitable à notre salut selon S. Paul (Col 1, 24) : "je me réjouis dans mes souffrances pour vous, et j'achève dans ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ, pour son corps qui est l'Église." Le Christ ne doit donc pas être seul à être appelé le Rédempteur, mais aussi les autres saints.
Cependant : il y a cette parole de S. Paul (Ga 3, 13) : "Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, en se faisant pour nous malédiction." Or, seul le Christ est devenu pour nous malédiction. Seul donc, il doit être appelé notre Rédempteur.
Conclusion
:
Pour un rachat, deux choses sont requises : l'acte de paiement et le prix à payer. Si, pour un rachat, on paie non avec son bien, mais avec le bien d'autrui, on n'est pas l'acheteur principal : c'est celui dont le bien a servi au paiement. Or, le prix de notre rédemption, c'est le sang du Christ ou sa vie corporelle, qui est dans le sang, et c'est le Christ lui-même qui l'a payé. Il s'ensuit que l'acte du paiement et le prix du paiement appartiennent immédiatement au Christ en tant qu'homme ; ils appartiennent aussi à la Trinité tout entière, comme à leur cause première et éloignée ; car la vie même du Christ appartenait à la Trinité, comme à son premier auteur, et c'est la Trinité qui a inspiré au Christ homme de souffrir pour nous. Voilà pourquoi il est propre au Christ, en tant qu'homme, d'être le Rédempteur d'une manière immédiate, mais la rédemption elle-même peut être attribuée à la Trinité comme à sa cause première.
Solutions
:
1. La Glose explique ainsi
ce texte " "Toi, Seigneur, Dieu de vérité, tu m'as racheté" :
cela s'est accompli lorsque le Christ a crié : "En tes mains, Seigneur, je
remets mon esprit." " Et ainsi la rédemption appartient immédiatement
au Christ homme, et à Dieu comme principe.
2. La rançon de notre
rachat, le Christ homme l'a payée, sans intermédiaire, mais sur l'ordre du
Père, auteur primordial.
3. Les souffrances des
saints profitent à l'Église, non par mode de rédemption, mais à titre
d'exhortation et d'exemple, comme dit S. Paul (2 Co 1, 6) : "Nous sommes
dans la détresse pour votre exhortation et votre salut."
Objections
:
1. La cause efficiente de
notre salut, c'est la grandeur de la puissance divine, d'après Isaïe (59, 1) :
"Non, la main du Seigneur n'est pas trop courte pour nous sauver." Or
le Christ, dit S. Paul (2 Co 13, 4), " a été crucifié en raison de sa
faiblesse". La passion du Christ n'a donc pas produit notre salut par
efficience.
2. Une cause corporelle
n'agit d'une manière efficiente que par contact. C'est ainsi que le Christ a
guéri le lépreux en le touchant, " afin de montrer, dit S. Jean
Chrysostome, que sa chair avait une vertu salutaire". Mais la passion du
Christ n'a pas pu être en contact avec tous les hommes. Donc elle n'a pas pu
opérer leur salut par efficience.
3. Le même homme ne peut pas agir à la fois par mode de mérite et par mode d'efficience, car celui qui mérite attend d'autrui sa réalisation. Or la passion du Christ a produit notre salut par mode de mérite. Elle ne l'a donc pas produit par efficience.
Cependant : on lit dans la première épître aux Corinthiens (1, 18) : "La parole de la croix, pour ceux qui se sauvent, est vertu de Dieu." Or la vertu de Dieu produit notre salut par efficience.
Conclusion
:
Il y a une double cause efficiente principale et instrumentale. La cause efficiente principale du salut des hommes est Dieu. Mais l'humanité du Christ, étant l'instrument de sa divinité, comme on l'a dit précédemment il s'ensuit que toutes les actions et souffrances du Christ agissent instrumentalement, en vertu de la divinité, pour le salut des hommes. A ce titre, la passion du Christ cause le salut des hommes par efficience.
Solutions
:
1. La passion du Christ,
par rapport à sa chair, convient à la faiblesse qu'il a prise ; mais, par
rapport à sa divinité, elle en retire une vertu infinie, d'après S. Paul (1 Co
1, 25) : "Ce qui est faiblesse en Dieu est plus fort que les hommes",
car la faiblesse du Christ, en tant qu'elle appartient à Dieu, possède une
puissance qui dépasse toute puissance humaine.
2. Quoique corporelle, la
passion du Christ est dotée cependant d'une puissance spirituelle en raison de
la divinité qui se l'est unie. Aussi obtient-elle son efficacité par un contact
spirituel c'est-à-dire par la foi et les sacrements de la foi, selon la parole
de S. Paul (Rm 3, 25) : "Dieu a destiné le Christ à servir de propitiation
par la foi en son sang."
3. Par rapport à sa divinité, la passion du Christ agit par mode de cause efficiente ; par rapport à la volonté de l'âme du Christ, elle agit par mode de mérite ; par rapport à la chair même du Christ, elle agit par mode de satisfaction, en tant que par elle nous sommes délivrés de l'obligation de la peine ; par mode de rachat ou rédemption, en tant que par elle nous sommes délivrés de l'esclavage de la faute ; par mode de sacrifice, en tant que par elle nous sommes réconciliés avec Dieu, comme on le dira à la question suivante.
1. Par la passion du Christ
sommes-nous délivrés du péché ? - 2. Sommes-nous délivrés de la puissance du
démon ? - 3. Sommes-nous délivrés de l'obligation du châtiment ? - 4.
Sommes-nous réconciliés avec Dieu ? - 5. Par elle, la porte du ciel nous
a-t-elle été ouverte ? 6. Est-ce par elle que le Christ a obtenu son exaltation
dans la gloire ?
Objections
:
1. Délivrer des péchés est
propre à Dieu, selon Isaïe (43, 25) : "C'est moi qui efface tes iniquités,
par égard pour moi." Or le Christ n'a pas souffert en tant que Dieu, mais
en tant qu'homme. Donc nous ne sommes pas délivrés du péché par sa passion.
2. Le corporel n'agit pas
sur le spirituel. Or la passion du Christ est corporelle, tandis que le péché
n'existe que dans l'âme, qui est une créature spirituelle. La passion du Christ
n'a donc pas pu nous purifier du péché.
3. Nul ne peut être délivré
du péché qu'il n'a pas commis, mais qu'il commettra dans la suite. Donc,
puisque beaucoup de péchés ont été commis après la passion du Christ et qu'il
s'en commet tous les jours, il apparaît que nous ne sommes pas délivrés du
péché par la passion du Christ.
4. Une fois posée la cause
suffisante pour produire un effet, rien d'autre n'est requis. Or, pour la
rémission des péchés, on requiert encore le baptême et la pénitence. Il semble
donc que la passion du Christ ne soit pas cause suffisante de la rémission des
péchés.
5. Il est écrit dans les Proverbes (10, 12) : "La charité couvre toutes les offenses." Et aussi (15, 27 Vg) : "Les péchés sont purifiés par la miséricorde et la foi." Or la foi a beaucoup d'autres objets, et la charité beaucoup d'autres motifs que la passion du Christ.
Cependant : il est écrit dans l'Apocalypse (1, 5) : "Il nous a aimés et il nous a lavés de nos péchés dans son sang."
Conclusion
:
La passion du Christ est la cause propre de la rémission des péchés de trois manières.
1° Par mode d'excitation à la charité ; car selon S. Paul (Rm 6, 8) : "La preuve que Dieu nous aime, c'est que dans le temps où nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous." Or, par la charité, nous obtenons le pardon des péchés, suivant cette parole (Lc 7, 47) : "Ses nombreux péchés lui ont été remis parce qu'elle a beaucoup aimé."
2° Par mode de rédemption. En effet, le Christ est notre tête. Par la passion qu'il a subie en vertu de son obéissance et de son amour, il nous a délivrés de nos péchés, nous qui sommes ses membres, comme si sa passion était le prix de notre rachat. C'est comme si un homme, au moyen d'une oeuvre méritoire accomplie par sa main, se rachetait du péché commis par ses pieds. Car, de même que le corps naturel est un, alors qu'il consiste en membres divers, l'Église tout entière, corps mystique du Christ, est comptée pour une seule personne avec sa tête, qui est le Christ.
3° Par mode d'efficience. La chair dans laquelle le Christ a souffert sa passion est l'instrument de sa divinité, et c'est en raison de sa divinité que ses souffrances et ses actions agissent dans la vertu divine, en vue de chasser le péché.
Solutions
:
1. Le Christ n'a pas
souffert en tant que Dieu ; cependant sa chair a été l'instrument de sa
divinité. De ce fait sa passion a eu, comme on vient de le dire, la vertu
divine de remettre les péchés.
2. La passion du Christ est
corporelle ; cependant elle reçoit une vertu spirituelle de la divinité à
laquelle sa chair a été unie comme instrument. Par cette vertu la passion du
Christ est cause de la rémission des péchés.
3. Par sa passion le Christ
nous a délivrés de nos péchés par mode de causalité : elle institue en effet la
cause de notre libération, cause par laquelle peuvent être remis, à tout
moment, n'importe quels péchés, présents ou futurs ; comme un médecin qui
ferait un remède capable de guérir n'importe quelle maladie, même dans
l'avenir.
4. La passion du Christ,
nous venons de le dire, est comme la cause préalable de la rémission des
péchés. Il est pourtant nécessaire qu'on l'applique à chacun, pour que ses
propres péchés soient effacés. Cela se fait par le baptême, la pénitence et les
autres sacrements, qui tiennent leur vertu de la passion du Christ, comme on le
dira plus loin.
5. C'est aussi par la foi
que la passion du Christ nous est appliquée, afin que nous en percevions les
fruits, d'après S. Paul (Rm 9, 25) : "Dieu a destiné le Christ à servir de
propitiation par la foi en son sang." Or, la foi par laquelle nous sommes
purifiés du péché, n'est pas la foi informe, qui peut subsister même avec le
péché, mais la foi informée par la charité ; la passion du Christ nous est donc
appliquée non seulement quant à l'intelligence, mais aussi quant à
l'affectivité. Et de cette manière encore, c'est par la vertu de la passion du
Christ que les péchés sont remis.
Objections
:
1. On n'a aucun pouvoir si l'on ne peut l'exercer sans la permission d'un autre. Or, c'est le cas du démon, comme on le voit dans le livre de Job : ce n'est qu'après en avoir reçu de Dieu le pouvoir que le démon a frappé Job, d'abord dans ses biens, puis dans son corps. On lit aussi (Mt 8, 31) que les démons n'ont pu entrer dans les porcs qu'avec la permission du Christ.
Donc le démon n'a jamais eu de
pouvoir sur les hommes. Et ainsi on ne peut pas dire que par la passion du
Christ nous avons été libérés de la puissance du démon.
2. Le démon exerce son
pouvoir sur les hommes par ses tentations et par ses vexations corporelles. Or,
il continue, après la passion du Christ, à exercer ce pouvoir sur les hommes.
Donc nous n'avons pas été libérés de son pouvoir par la passion du Christ.
3. La vertu de la passion du Christ dure perpétuellement d'après l'épître aux Hébreux (10, 14) : "Par une seule oblation il a rendu parfaits pour toujours ceux qui ont été sanctifiés." Or les hommes ne sont pas délivrés en tous lieux du pouvoir du démon, car en beaucoup de parties du monde il y a encore des idolâtres ; et ils n'en sont pas non plus délivrés pour toujours, car au temps de l'Antéchrist le démon exercera sa puissance au maximum pour nuire aux hommes, car " il viendra par l'opération de Satan, au milieu de toutes sortes de miracles, de signes, de prodiges mensongers, et avec toutes les tromperies du mal " (2 Th 2, 9). Il semble donc que la passion du Christ n'a pas délivré le genre humain de la puissance du démon.
Cependant : le Seigneur dit en S. Jean (12, 31) à l'approche de la passion : "Maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors ; et moi, quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tout à moi." Or le Christ a été élevé de terre par la passion de la croix. C'est donc par elle que le démon a été dépouillé de son pouvoir sur les hommes.
Conclusion
:
Au sujet du pouvoir que le diable exerçait sur les hommes avant la passion du Christ, trois points de vue entrent en ligne de compte.
1° Celui de l'homme qui, par son péché, a mérité d'être livré au pouvoir du péché, dont la tentation l'avait dominé. - 2° Celui de Dieu que l'homme avait offensé en péchant, et qui en vertu de la justice l'avait abandonné au pouvoir du diable. - 3° Celui du démon qui, par sa volonté très perverse, empêchait l'homme d'atteindre son salut.
Or, 1° l'homme a été délivré du pouvoir du démon par la passion du Christ en tant que celle-ci est cause de la rémission des péchés. - 2° Elle nous a délivrés du pouvoir du démon en tant qu'elle nous a réconciliés avec Dieu, comme on le verra tout à l'heure. - 3° Elle nous a délivrés du pouvoir du démon en tant que celui-ci a dépassé la mesure du pouvoir que Dieu lui avait accordé, en complotant la mort du Christ, qui n'avait pas mérité la mort, puisqu'il était sans péché. Ce qui fait dire à S. Augustin : "Le démon a été vaincu par la justice de Jésus Christ, parce qu'il l'a tué, bien qu'il n'ait rien trouvé en lui qui mérite la mort. Dès lors il est juste que les débiteurs retenus par lui soient libérés, puisqu'ils mettent leur confiance en celui que le démon a mis à mort sans aucun droit."
Solutions
:
1. On ne dit pas que le
démon a eu pouvoir sur les hommes au point qu'il aurait pu leur nuire sans la
permission de Dieu. Mais il lui était permis en toute justice de nuire aux
hommes qu'il avait amenés, en les tentant, à lui obéir.
2. Encore maintenant le
démon peut, avec la permission de Dieu, tenter les hommes dans leurs âmes, et
les tourmenter dans leurs corps ; cependant ils trouvent dans la passion du
Christ un remède préparé pour qu'ils se protègent contre les assauts de
l'ennemi en évitant d'être entraînés dans le désastre de la mort éternelle.
Avant la passion du Christ, tous ceux qui résistaient au démon le pouvaient
grâce à leur foi en la passion du Christ, quoique cette passion ne fût pas
accomplie. Sur un point cependant, personne n'avait pu échapper au pouvoir du démon
en ne descendant pas aux enfers. Mais après la passion du Christ et grâce à sa
vertu, les hommes peuvent en être préservés.
3. Dieu permet au démon de
tromper les hommes quant à certaines personnes, certains temps et certains
lieux, selon le dessein caché de ses jugements. Toujours, cependant, par la
passion du Christ, les hommes trouvent un remède préparé pour se protéger
contre les fourberies du démon, même au temps de l'Anti-Christ. Mais si
quelques-uns négligent d'employer ce remède, cela n'enlève rien à l'efficacité
de la passion du Christ.
Objections
:
1. Le principal châtiment
du péché, c'est la damnation éternelle. Or ceux qui étaient damnés en enfer
pour leurs péchés n'ont pas été délivrés par la passion du Christ, car en enfer
il n'y a pas de rédemption.
2. A ceux qui ont été
délivrés de leur obligation à la peine, on ne doit pas en imposer une autre. Or
on impose aux pénitents une peine satisfactoire. Donc la passion du Christ n'a
pas délivré de l'obligation du châtiment.
3. La mort est le châtiment du péché selon S. Paul (Rm 6, 23) : "Le salaire du péché, c'est la mort." Or après la passion du Christ les hommes continuent à mourir. Donc par la passion du Christ les hommes n'ont pas été délivrés de l'obligation du châtiment.
Cependant : il y a la prophétie d'Isaïe (53, 4) : "Vraiment il a pris nos maladies, il a porté lui-même nos douleurs."
Conclusion
:
Par la passion du Christ nous avons été libérés de l'obligation de la peine de deux manières. 1° Directement : la passion du Christ a été une satisfaction adéquate et surabondante pour les péchés de tout le genre humain. Or, dès que la satisfaction adéquate est fournie, l'obligation de la peine est enlevée. - 2° Indirectement : la passion du Christ est la cause de la rémission du péché, sur lequel se fonde l'obligation de la peine.
Solutions
:
1. La passion du Christ
obtient son effet sur ceux à qui elle est appliquée par la foi et la charité,
et par les sacrements de la foi. Et c'est pourquoi les damnés en enfer, qui ne
sont pas unis de cette manière à la passion du Christ, ne peuvent percevoir ses
effets.
2. Nous l'avons déjà dit d,
pour obtenir les effets de la passion du Christ, il faut que nous lui soyons
configurés sacramentellement." Nous avons été ensevelis avec lui par le
baptême dans la mort", dit S. Paul (Rm 6, 4). C'est pourquoi on n'impose
aucune peine satisfactoire aux baptisés, car ils sont totalement libérés par la
satisfaction du Christ. Mais étant donné que " le Christ est mort une
seule fois pour nos péchés", selon S. Pierre (1 P 3, 18), l'homme ne peut
une seconde fois être configuré au Christ par le sacrement de baptême. Il faut
donc que ceux qui pèchent après le baptême soient configurés au Christ
souffrant par une pénalité ou par une souffrance qu'ils subissent en eux-mêmes.
Cependant cette peine suffit, tout en étant beaucoup moindre que ne le
réclamait le péché, à cause de la satisfaction du Christ q-. ii agit avec elle.
3. Si la satisfaction du
Christ a ses effets en nous, c'est en tant que nous sommes incorporés au
Christ, comme les membres à leur tête, ainsi qu'on vient de le dire. Or il faut
que les membres soient conformes à la tête. Le Christ a eu d'abord la grâce
dans l'âme, tout en ayant un corps passible, et il est parvenu à la gloire de
l'immortalité par le moyen de la passion. De même nous, qui sommes ses membres,
sommes libérés de toute obligation de peine par sa propre passion. Cependant,
nous recevons d'abord dans l'âme l'Esprit des fils d'adoption, qui nous marque
pour l'héritage de la gloire immortelle, tandis que nous avons maintenant un
corps passible et mortel ; puis, configurés aux souffrances et à la mort du
Christ, nous sommes conduits à la gloire immortelle, selon l'Apôtre (Rm 8, 17)
: "Si nous sommes enfants de Dieu, nous sommes aussi ses héritiers,
héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ ; à condition toutefois que nous
souffrions avec lui pour être glorifiés avec lui."
Objections
:
1. Il n'y a pas de
réconciliation entre amis. Or Dieu nous a toujours aimés : "Tu aimes tout
ce qui existe et tu ne hais rien de ce que tu as fait " (Sg 11, 25).
2. La même réalité ne peut
être à la fois principe et effet ; c'est pourquoi la grâce, qui est principe de
mérite n'est pas méritoire. Or l'amour de Dieu est le principe de la passion du
Christ, comme le montre S. Jean (3, 16) : "Dieu a tant aimé le monde qu'il
a donné son Fils unique." Il ne semble donc pas que par la passion du
Christ nous avons été réconciliés avec Dieu de telle sorte qu'il ait commencé
de nous aimer à nouveau.
3. La passion du Christ a été accomplie par les meurtriers du Christ qui, de ce fait, ont gravement offensé Dieu. La passion est donc pour Dieu un motif d'indignation plus que de réconciliation.
Cependant : il y a cette parole de S. Paul (Rm 5, 10) : "Nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils."
Conclusion
:
La passion du Christ est la cause de notre réconciliation avec Dieu sous deux rapports : 1° En tant qu'elle écarte le péché, par lequel les hommes sont constitués ennemis de Dieu, selon le livre de la Sagesse (14, 9) : "Dieu déteste également l'impie et son impiété", et selon le Psaume (5, 7) : "Tu hais tous les malfaisants." 2° En tant qu'elle est un sacrifice souverainement agréable à Dieu. Car l'effet propre du sacrifice, c'est de nous rendre Dieu favorable. Ainsi un homme pardonne une offense commise contre lui, à cause d'un service agréable qu'on lui rend. Aussi est-il écrit (1 S 26, 19) : "Si c'est le Seigneur qui t'excite contre moi, qu'il soit apaisé par l'odeur d'un sacrifice." Et pareillement, que le Christ ait souffert volontairement, ce fut un si grand bien que Dieu, à cause de ce si grand bien trouvé dans la nature humaine, s'est apaisé au sujet de toute offense du genre humain, pour tous ceux qui s'unissent de la manière qu'on a indiquée au Christ qui a souffert.
Solutions
:
1. Dieu aime dans tous les
hommes la nature que lui-même a faite. Mais il les hait quant à la faute
commise contre lui, selon l'Ecclésiastique (12, 6) : "Le Très-Haut a les
pécheurs en haine."
2. On ne dit pas que le
Christ nous a réconciliés avec Dieu en ce sens qu'il aurait commencé de nous
aimer à nouveau, puisqu'il est écrit dans Jérémie (31, 3) : "je t'ai aimé
d'un amour éternel." C'est parce que la passion du Christ a supprimé toute
cause de haine, aussi bien en enlevant le péché qu'en le compensant par un bien
plus agréable.
3. Si les meurtriers du
Christ étaient des hommes, de même le Christ mis à mort. Or la charité du
Christ souffrant a été plus grande que l'iniquité des meurtriers. Et c'est
pourquoi la passion du Christ a été plus puissante pour réconcilier Dieu avec
tout le genre humain que pour provoquer sa colère.
Objections
:
1. Il est écrit (Pr 11, 18)
: "A qui sème la justice, la récompense est assurée." Mais la
récompense de la justice, c'est l'entrée dans le royaume céleste. Donc il
apparaît que les saints patriarches, qui ont accompli des oeuvres de justice,
auraient obtenu assurément l'entrée dans le royaume céleste, même sans la
passion du Christ. Elle n'est donc pas la cause qui a ouvert la porte du
royaume céleste.
2. Avant la passion du
Christ, Élie fut enlevé au ciel (2 R 2, 11). Mais l'effet ne précède pas la
cause. Il apparaît donc que l'ouverture de la porte du ciel n'est pas l'effet
de la passion du Christ.
3. On lit en S. Matthieu
(3, 16) qu'au baptême du Christ " les cieux se sont ouverts". Mais
son baptême a précédé la passion.
4. On lit en Michée (2, 13) : "Il monte, frayant le chemin devant eux." Mais frayer le chemin du ciel est identique à en ouvrir la porte. Il semble donc que la porte du ciel nous a été ouverte non par la passion du Christ, mais par son ascension.
Cependant : il est écrit (He 10, 19) : "Nous avons l'assurance d'entrer au sanctuaire " c'est-à-dire au ciel, " par le sang du Christ".
Conclusion
:
La fermeture d'une porte est un obstacle qui empêche les gens d'entrer. Or les gens étaient empêchés d'entrer dans le royaume céleste par le péché, parce que, dit Isaïe (35, 8) : "On appellera cette voie la voie sacrée, et l'impur n'y passera pas." Le péché qui empêche d'entrer dans le royaume du ciel est de deux sortes : 1° L'un est le péché commun à toute la nature humaine : c'est le péché du premier père. Par ce péché l'entrée du royaume céleste était fermée à tout homme. Aussi lit-on dans la Genèse (3, 24) qu'après le péché du premier homme " Dieu plaça un Chérubin avec un glaive de feu tournoyant pour garder le chemin de l'arbre de vie". - 2° L'autre est le péché spécial à chaque personne : c'est le péché que chaque homme commet par son acte personnel.
Or, par la passion du Christ non seulement nous avons été délivrés du péché commun à toute la nature humaine et quant à la faute, et quant à l'obligation de la peine, lui-même en payant le prix à notre place ; mais encore nous sommes délivrés des péchés individuels de chacun de ceux qui communient à sa passion par la foi et la charité, et par les sacrements de la foi, on l'a dit Et c'est pourquoi la passion du Christ nous a ouvert la porte du royaume céleste. C'est ce que dit l'Apôtre (He 9, 11. 12) : "Le Christ, survenu comme grand prêtre des biens à venir, entra une fois pour toutes dans le sanctuaire par son sang, nous ayant acquis une rédemption éternelle." Et cela est symbolisé au livre des Nombres (35, 25 s. ) : L'homicide " demeurera là", dans la ville de refuge, " jusqu'à ce que meure le grand prêtre consacré par l'huile sainte " ; après la mort de celui-ci, il pourra retourner dans sa maison.
Solutions
:
1. Les saints patriarches,
en accomplissant des oeuvres de justice, ont mérité d'entrer dans le royaume
céleste par leur foi en la passion du Christ, selon l'épître aux Hébreux (11,
33) : "Les saints, par la foi, ont vaincu des royaumes, ils ont pratiqué
la justice." C'est aussi par cette foi que chacun d'eux était purifié de
ses péchés en ce qui regarde leur purification strictement personnelle.
Néanmoins, la foi ni la justice de personne ne suffisait pour enlever
l'obstacle produit par la culpabilité de toute la race humaine ; cet obstacle
n'a été enlevé que par la rançon du sang du Christ. Aussi, avant la passion du
Christ, personne ne pouvait entrer dans le royaume céleste en obtenant la
béatitude éternelle, qui consiste en la jouissance plénière de Dieu.
2. Élie fut enlevé dans le
ciel de l'air, non dans le ciel empyrée qui est le lieu des bienheureux. De
même Énoch, qui a été enlevé dans le paradis terrestre où l'on croit qu'il vit
avec Élie jusqu'à l'avènement de l'Anti-Christ.
3. Comme nous l'avons dit
plus haut lorsque le Christ eut été baptisé, les cieux s'ouvrirent, non pas
pour le Christ lui-même, à qui le ciel était toujours ouvert, mais pour
signifier que le ciel s'ouvre à ceux qui sont baptisés du baptême du Christ,
lequel tient son efficacité de la Passion.
4. Par sa passion, le
Christ nous a mérité l'entrée du royaume céleste et en a écarté l'obstacle,
mais par son ascension, il nous a introduits dans la possession de ce royaume.
Voilà pourquoi Michée écrit " Il monte, frayant le chemin devant
eux."
Objections
:
1. Comme la connaissance de
la vérité, la sublimité est propre à Dieu, selon le Psaume (113, 4) : "Le
Seigneur domine tous les peuples, sa gloire s'élève au-dessus des cieux."
Or le Christ, en tant qu'homme, a eu la connaissance de toute vérité, non pas
en raison d'un mérite antérieur, mais en vertu de l'union même entre Dieu et
l'homme, selon la parole de S. Jean (1, 14) : "Nous avons vu sa gloire,
qu'il tient de son Père, comme Fils unique, plein de grâce et de vérité."
Le Christ n'a donc pas reçu non plus son exaltation du mérite de sa passion,
mais uniquement en raison de l'union hypostatique.
2. Comme on l'a vu plus
haut c'est dès le premier instant de sa conception que le Christ a mérité pour
lui-même. Or sa charité n'a pas été plus grande au temps de la Passion qu'elle
ne l'était auparavant. Donc, la charité étant le principe du mérite, il semble
que le Christ n'a pas plus mérité son exaltation glorieuse qu'il ne l'avait
méritée auparavant.
3. La gloire du corps résulte de la gloire de l'âme, dit S. Augustin. Or, par sa passion, le Christ n'a pas mérité l'exaltation glorieuse de son âme. Car celle-ci fut bienheureuse dès le premier instant de sa conception. Il n'a donc pas non plus mérité par sa passion l'exaltation glorieuse de son corps.
Cependant : il est écrit (Ph 2, 8) " Le Christ s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la croix ; et c'est pourquoi Dieu l'a exalté."
Conclusion
:
Le mérite comporte une certaine égalité de justice. Selon S. Paul (Rm 4, 4), " à celui qui travaille, le salaire est imputé comme un dû". Si quelqu'un, par une volonté injuste s'attribue plus qu'il ne lui est dû, il est juste qu'on lui enlève même ce qui lui était dû : "Celui qui vole une brebis en rendra quatre", prescrit l'Exode (22, 1). En ce cas l'on dit qu'il le mérite, pour autant que l'on punit ainsi sa volonté injuste. De même encore, celui qui, par volonté de justice, se retranche ce qu'il devait avoir, mérite quelque chose de plus en récompense de son acte de justice. C'est pourquoi, d'après S. Luc (14, 11) " Qui s'abaisse sera élevé."
Or le Christ, dans sa passion, s'est abaissé au-dessous de sa dignité, de quatre manières : 1° Quant à sa passion et à sa mort, qui ne lui étaient pas dues. - 2° Quant au lieu, car son corps a été déposé dans le sépulcre, et son âme est descendue aux enfers. - 3° Quant à la confusion et aux opprobres qu'il a subis. - 4° Quant au fait qu'il a été livré à un pouvoir humain, selon ce qu'il dit à Pilate (Jn 19, 4) : "Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi, s'il ne t'avait été donné d'en haut."
Et c'est pourquoi, par sa passion, le Christ a mérité d'être exalté dans la gloire, de quatre manières également : Quant à sa résurrection glorieuse ; aussi est-il dit dans le Psaume (139, 2) : "Tu as connu mon abaissement", c'est-à-dire l'humilité de ma passion, " et ma résurrection". - 2° Quant à son ascension au ciel, qui fait dire à S. Paul (Ep 4, 9) : "Il est d'abord descendu dans les parties inférieures de la terre ; lui qui est descendu, c'est lui qui monte au-dessus de tous les cieux." - 3° Quant à sa session à la droite du Père et à la manifestation de sa propre divinité, selon Isaïe (52, 13) : "Il grandira, il sera exalté, souverainement élevé ; beaucoup ont été dans la stupeur en le voyant, tant son apparence parmi les hommes était sans gloire." Comme dit la lettre aux Philippiens (2, 8) : "Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et la mort sur la croix ; et c'est pourquoi Dieu l'a exalté et lui a donné le nom qui est au-dessus de tous les noms", c'est-à-dire qu'il doit être nommé Dieu par tous, et que tous doivent lui rendre hommage comme à Dieu. Et c'est ce que Paul dit ensuite : "Afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et dans les enfers." - 4° Quant au pouvoir judiciaire ; car il est écrit dans Job (36, 17 Vg) " Ta cause a été jugée comme celle d'un impie tu recevras toute cause et tout jugement."
Solutions
:
1. Le principe du mérite
est dans l'âme, et le corps est l'instrument de l'acte méritoire. C'est
pourquoi la perfection de l'âme du Christ, qui est au principe du mérite, ne
devait pas être acquise en lui par voie de mérite, comme la perfection du
corps, qui fut le sujet de sa passion et a été par là l'instrument du mérite
lui-même.
2. Par ses mérites
antérieurs, le Christ a mérité l'exaltation glorieuse de son âme, dont la
volonté était informée par la charité et les autres vertus. Mais, dans sa
passion, il a mérité l'exaltation glorieuse de son corps par mode de
récompense. Il était juste, en effet, que son corps, qui avait été soumis à la
passion par charité, reçut sa récompense dans la gloire.
3. C'était par une économie divine que, chez le Christ, la gloire de son âme ne rejaillissait pas sur son corps avant la passion. Ainsi obtiendrait-il avec plus d'honneur la gloire de son corps, quand il l'aurait méritée par sa passion. Quant à la gloire de son âme, il ne convenait pas de la retarder, car son âme était unie immédiatement au Verbe, et, de ce fait, elle devait être comblée de gloire par le Verbe lui-même. Le corps, au contraire, était uni au Verbe par l'intermédiaire de l'âme.
1. Convenait-il au Christ de
mourir ? - 2. Par la mort sa divinité a-t-elle été séparée de sa chair ? - 3. Sa
divinité a-t-elle été séparée de son âme ? - 4. Durant les trois jours de sa
mort, le Christ est-il resté homme ? - 5. Y avait-il identité numérique entre
son corps mort et son corps vivant ? - 6. Sa mort a-t-elle contribué à notre
salut ?
Objections
:
1. Le premier principe dans
un genre donné ne reçoit aucune altération de ce qui est contraire à ce genre ;
le feu, par exemple, ne peut jamais être froid, parce qu'il est le principe de
la chaleur. Or. le Fils de Dieu est la source et le principe de toute
vie, d'après le psaume (36, 10) : "En toi est la source de la vie."
Donc il ne convenait pas au Christ de mourir.
2. La mort est pire que la
maladie, car la maladie est le chemin qui mène à la mort. Or, il ne convient
pas au Christ d'être affecté d'une maladie, dit S. Jean Chrysostome. Il ne
convenait donc pas non plus au Christ de mourir.
3. Le Seigneur déclare (Jn 10, 10) : "je suis venu pour qu’ils aient la vie et qu'ils l'aient avec surabondance." Or, le contraire d'une qualité ne peut produire celle-ci. Il semble donc qu'il ne convenait pas au Christ de mourir.
Cependant : on lit en S. Jean (11, 50) " Il est bon qu'un seul homme meure pour le peuple, et que toute la nation ne périsse pas." Cette sentence,, Caïphe l'a prononcée de façon prophétique, l'Évangéliste l'atteste.
Conclusion
:
Il convenait au Christ de mourir pour cinq raisons : 1° Satisfaire pour le genre humain qui était condamné à la mort à cause du péché, selon la Genèse (2, 17) : "Le jour où vous mangerez du fruit de l'arbre, vous mourrez de mort." Or, c'est bien satisfaire pour un autre, que de se soumettre à la peine qu'il a méritée. C'est pourquoi le Christ a voulu mourir, afin de satisfaire pour nous en mourant : "Le Christ est mort une seule fois pour nos péchés " (1 P 3, 18) 2.
2° Prouver la réalité de la nature qu'il avait prise ; car, comme l'écrit Eusèbe, " si, après avoir vécu avec les hommes, il s'était échappé subitement, en disparaissant et en évitant la mort, tous l'auraient pris pour un fantôme".
3° Nous délivrer, en mourant, de la crainte de la mort ; aussi est-il écrit (He 2, 14) : Il a participé avec nous " à la chair et au sang, afin de détruire par sa mort celui qui détenait l'empire de la mort, le démon, et de libérer ceux qui, par peur de la mort, étaient pour toute leur vie soumis à la servitude".
4° Nous donner l'exemple, en mourant corporellement à la " similitude du péché", c'est-à-dire à la pénalité, de mourir spirituellement au péché, comme dit S. Paul (Rm 6, 10) : "S'il est mort au péché, il est mort une seule fois ; et s'il vit, il vit pour Dieu ; ainsi vous, estimez-vous morts au péché et vivants pour Dieu."
5° Montrer, en ressuscitant des morts, la vertu par laquelle il a triomphé de la mort, et nous inculquer l'espoir de ressusciter des morts." Si l'on prêche que le Christ est ressuscité des morts, comment quelques-uns parmi vous disent-ils qu'il n'y a pas de résurrection des morts ? " (1 Co 15,12).
Solutions
:
1. Le Christ est source de
la vie en tant que Dieu, mais non en tant qu'homme. Or, s'il est mort, c'est en
tant qu'homme et non en tant que Dieu. Aussi S. Augustin écrit-il : "Il
faut exclure que le Christ ait subi la mort, comme s'il avait perdu la vie en
tant qu'il est la vie elle-même ; s'il en était ainsi, la source de la vie
aurait tari. Il a donc subi la mort en raison de la nature humaine qu'il avait
prise spontanément ; mais il n'a pas perdu la puissance de la nature divine,
par laquelle il vivifie toutes choses."
2. Si le Christ n'a pas
subi une mort provenant de la maladie, c'est qu'il ne voulait pas paraître
mourir par nécessité, par faiblesse de nature ; mais il a souffert une mort qui
lui était imposée de l'extérieur et à laquelle il s'est soumis spontanément
pour montrer que sa mort était volontaire.
3. De soi, le contraire
d'une qualité ne saurait produire celle-ci, mais parfois on trouve la
production accidentelle d'une qualité par son contraire ; le froid, par
exemple, peut accidentellement réchauffer. C'est de cette manière que le Christ
nous a conduits à la vie par sa mort, puisque par sa mort il a détruit notre
mort ; pareillement, celui qui subit une peine pour un autre écarte la peine
que celui-ci devait subir.
Objections
:
1. Le Seigneur, attaché à
la croix, s'est écrié ; " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?
" (Mt 27, 46). Ce que S. Ambroise commente ainsi : "Il a crié comme
un homme que sa séparation de la divinité allait faire mourir ; car, la divinité
étant exempte de mort, la mort ne pouvait se produire que si la divinité se
retirait ; et la vie, c'est la divinité." Il semble donc qu'à la mort du
Christ, sa divinité a été séparée de sa chair.
2. Enlevez l'intermédiaire,
et les termes qu'il unissait se séparent. Or, la divinité a été unie à la chair
par l'intermédiaire de l'âme, on l'a vue. A la mort du Christ, son âme ayant
été séparée de sa chair, il s'ensuit que sa divinité a été aussi séparée de sa
chair.
3. La puissance vivificatrice de Dieu est plus forte que celle de l'âme. Or, le corps du Christ ne pouvait mourir que si son âme en était séparée. Il y avait donc encore moins de raison qu'il meure, si sa divinité n'en était pas séparée.
Cependant : ce qui appartient à la nature humaine ne se dit du Fils de Dieu qu'en raison de l'union, comme on l'a montré. Or, on attribue au Fils de Dieu ce qui convient au corps du Christ après la mort, par exemple d'avoir été enseveli, comme on le voit dans le symbole de foi où l'on dit que le Fils de Dieu " a été conçu, est né de la Vierge, a souffert, est mort et a été enseveli". Le corps du Christ, à la mort, n'a donc pas été séparé de la divinité.
Conclusion
:
Ce que Dieu concède par grâce, il ne le reprend jamais sans qu'il y ait eu faute : "Les dons de Dieu et son appel sont sans repentance " (Rm 11, 29). Or, la grâce d'union, en vertu de laquelle la divinité a été unie à la chair du Christ dans la même personne, dépasse de beaucoup la grâce d'adoption, en vertu de laquelle nous sommes sanctifiés ; elle est même plus permanente, de sa nature, parce que cette grâce est ordonnée à une union personnelle, tandis que la grâce d'adoption est ordonnée à une union d'affection. Et pourtant, nous voyons que la grâce d'adoption n'est jamais perdue sans une faute. Puisqu'il n'y a eu aucun péché dans le Christ, il a été impossible que l'union de sa divinité à sa chair ait été dissoute. Et c'est pourquoi la chair du Christ ayant été unie au Fils de Dieu dans la même personne et hypostase avant la mort, elle lui est demeurée unie même après la mort. Comme le remarque S. Jean Damascène après la mort du Christ l'hypostase de la chair du Christ n'a pas été autre que l'hypostase du Verbe de Dieu.
Solutions
:
1. Il ne faut pas rapporter l'abandon du Christ sur la croix à une rupture de l'union personnelle, mais à ce fait que Dieu le Père a exposé le Christ à la passion ; abandonner, ici, n'a pas d'autre signification que celle de ne pas protéger contre les persécuteurs.
Ou bien encore, comme le note S.
Augustin, le Christ se dit abandonné, eu égard à la prière où il disait :
"Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi ! "
2. Le Verbe de Dieu s'est
uni à la chair par l'intermédiaire de l'âme, en ce sens que la chair appartient
par l'âme à la nature humaine, que le Fils de Dieu voulait assumer ; mais non
en ce sens que l'âme serait l'intermédiaire qui relie entre elles la divinité
et la chair. La chair doit à l'âme d'appartenir à la nature humaine, même après
que l'âme en a été séparée ; car le cadavre conserve, en vertu du plan divin,
un ordre à la résurrection. Aussi l'union de la divinité à la chair n'a-t-elle
pas été détruite.
3. L'âme du Christ possède
la vertu de vivifier le corps à titre de principe formel ; aussi, tant qu'elle
est présente et unie formellement au corps, est-il nécessaire que celui-ci soit
vivant. Mais la divinité possède la vertu de vivifier non à titre de principe
formel, mais comme cause efficiente ; la divinité, en effet, ne peut être forme
du corps ; aussi n'est-il pas nécessaire que la chair soit vivante tant que
dure son union à la divinité, car Dieu n'agit point par nécessité, mais par
volonté.
Objections
:
1. Le Seigneur dit (Jn 10,
18) " Personne ne m'enlève mon âme, mais je la donne de moi-même ; j'ai le
pouvoir de la donner et j'ai le pouvoir de la reprendre." Or, le corps ne
peut livrer son âme en se séparant d'elle, car l'âme n'est pas soumise au
pouvoir du corps, mais c'est plutôt l'inverse. Par suite, c'est au Christ,
comme Verbe de Dieu, qu'il appartient de donner son âme. Or, c'est là s'en
séparer. Par la mort du Christ, son âme a donc été séparée de la divinité.
2. S. Athanase écrit :
"Maudit celui qui ne confesse pas que tout l'homme assumé par le Fils de Dieu
a été repris ou libéré pour ressusciter des morts le troisième jour." Mais
tout l'homme ne pouvait pas être repris s'il n'avait pas été séparé quelque
temps du Verbe de Dieu. Or, l'homme en sa totalité est composé d'âme et de
corps. Il y a donc eu une séparation momentanée entre la divinité d'une part,
et le corps et l'âme d'autre part.
3. C'est par son union à
l'homme tout entier que le Fils de Dieu mérite le nom d'homme. Donc, si l'union
entre son âme et son corps étant dissoute, le Verbe de Dieu était demeuré uni à
l'âme, il s'ensuivrait qu'on aurait pu donner le nom d'âme au Fils de Dieu. Or,
cela est faux ; car, l'âme étant forme du corps, il en résulterait que le Verbe
de Dieu aurait été forme du corps, ce qui est impossible. A la mort du Christ,
son âme a donc été séparée du Verbe de Dieu.
4. Lorsque l'âme et le corps sont séparés l'un de l'autre, il n'y a plus une seule hypostase, mais deux. Donc, si le Verbe de Dieu est demeuré uni tant au corps qu'à l'âme du Christ, séparés tous deux l'un de l'autre par la mort, il paraît s'ensuivre que le Verbe de Dieu, aussi longtemps qu'a duré la mort du Christ, a eu deux hypostases. Ce qui est inadmissible. Après la mort du Christ, son âme n'est donc pas demeurée unie au Verbe.
Cependant : S. Jean Damascène écrit : "Bien que le Christ soit mort comme homme, et que sa sainte âme se soit séparée de son corps non soumis à la corruption, sa divinité est demeurée inséparable de l'un et de l'autre, de son âme et de son corps."
Conclusion
:
L'âme est unie au Verbe de Dieu d'une manière plus immédiate et plus prochaine que le corps ; car le corps est uni au Verbe de Dieu par l'intermédiaire de l'âme, nous l'avons déjà dit. Donc, puisque le Verbe de Dieu n'a pas été, à la mort, séparé du corps, il a été encore moins séparé de l'âme. Aussi, de même que l'on attribue au Fils de Dieu ce qui appartient au corps séparé de l'âme, à savoir qu'" il a été enseveli", de même dit-on dans le Symbole qu'" il est descendu aux enfers", parce que son âme, séparée du corps, y est descendue.
Solutions
:
1. S. Augustin, commentant
ce texte de S. Jean se demande, puisque le Christ est " Verbe, âme et
chair, en vertu de quel principe il a livré son âme ; comme Verbe, comme âme,
ou comme chair ? " Et il répond : "Si l'on prétend que c'est comme
Verbe, il s'ensuit qu'à un moment son âme a été séparée du Verbe ; ce qui est
faux, car la mort a séparé le corps de l'âme ; mais je ne dis pas que l'âme a
été séparée du Verbe. Si l'on affirme au contraire que l'âme s'est livrée
elle-même ; il en résulte que l'âme a été séparée d'elle-même : ce qui est
absurde." Il reste donc que " la chair elle-même a livré son âme et
l'a reprise ensuite, non par sa propre puissance, mais par la puissance du
Verbe qui habitait dans la chair " ; car, on vient de le dire, par la mort
la divinité du Verbe n’a pas été séparée de la chair.
2. Ces paroles ne
signifient pas que l'homme tout entier, c'est-à-dire toutes ses composantes, a
é repris, comme si le Verbe de Dieu avait quitté par la mort les deux
composantes de la nature humaine. Mais que la totalité de la nature qui avait
été assumée avait été réintégrée dans la résurrection en vertu de l'union
rétablie entre le corps et l'âme.
3. Le Verbe de Dieu, en
raison de son union avec la nature humaine, n'est pas une nature humaine, mais
un homme, ce qui veut dire qu'il possède la nature humaine. Or, l'âme et le
corps sont des parties essentielles de la nature humaine. Aussi, à cause de
l'union du Verbe avec l'un et l'autre, il ne s'ensuit pas que le Verbe de Dieu
soit une âme ou un corps, mais qu'il existe en ayant une âme et un corps.
4. D'après S. Jean
Damascène " au fait qu'à la mort du Christ l'âme a été séparée de la
chair, l'hypostase unique ne s'est pas trouvée divisée en deux hypostases ; car
le corps et l'âme du Christ ont existé au même titre dès le principe dans
l'hypostase du Verbe ; et dans la mort, quoique divisés l'un et l'autre, ils
sont restés chacun avec la même et unique hypostase du Verbe. est pourquoi la
même et unique hypostase du Verbe est demeurée l'hypostase et du Verbe, et de
l'âme, et du corps. jamais en effet ni l'âme, ni le corps n'ont eu d'hypostase
propre en dehors de l'hypostase du Verbe, car il y eut toujours une seule
hypostase, celle du Verbe ; il n'y en eut jamais deux."
Objections
:
1. S. Augustin écrit :
"Telle était cette union qu'elle ferait Dieu homme, et l'homme Dieu."
Or, cette union n'a pas cessé par la mort. Il semble donc que par la mort le
Christ n'a pas cessé d'être homme.
2. D'après le Philosophe,
" tout homme est son intelligence " ; aussi, après la mort de S.
Pierre par exemple, nous adressons-nous à son âme en disant : "S. Pierre,
priez pour nous." Or, après la mort, le Fils de Dieu n'a pas été séparé de
son âme intellectuelle. Donc, pendant les trois jours de sa mort, le Fils de
Dieu est resté homme.
3. Tout prêtre est homme. Or, pendant ces trois jours, le Christ est demeuré prêtre ; autrement, il n'aurait pas été vrai de dire avec le Psaume (110, 4) : "Tu es prêtre pour toujours." Donc, le Christ est resté homme pendant les trois jours de sa mort.
Cependant : enlevez le genre supérieur, le genre inférieur disparaît. Or, l'être vivant et animé est supérieur à l'animal ou à l'homme. L'animal est en effet une substance animée sensible. Pendant les trois jours de sa mort, le corps du Christ, ayant cessé d'être vivant et animé, il s'ensuit qu'il n'était plus homme.
Que le Christ ait été vraiment mort est un article de foi. Il en résulte que toute affirmation qui va contre la réalité de la mort du Christ est une erreur contre la foi. Aussi est-il dit dans la lettre synodale de S. Cyrille : "Si quelqu'un ne confesse pas que le Verbe de Dieu a souffert, a été crucifié et a goûté la mort dans sa chair, qu'il soit anathème." Or, pour que la mort d'un homme ou d'un animal soit réelle, il importe que par la mort on cesse d'être homme ou animal ; en effet, la mort d'un homme ou d'un animal provient de la séparation de l'âme, élément qui complète l'idée d'homme ou d'animal. Et voilà pourquoi affirmer que le Christ, pendant les trois jours de sa mort, a été homme, en parlant d'une manière simple et absolue, est erroné. On peut dire cependant que le Christ, pendant ces trois jours, a été " un homme mort".
Néanmoins, certains ont soutenu que le Christ avait été un homme durant ces trois jours ; s'il est vrai qu'ils ont avancé une proposition erronée, on ne peut les incriminer d'erreur dans la foi. Ainsi, Hugues de Saint-Victor a prétendu que le Christ, pendant les trois jours de sa mort, avait été homme, parce qu'il pensait que l'âme constituait l'homme ; ce qui est faux, ainsi que nous l'avons montré dans la première Partie.
Le Maître des Sentences a soutenu la même opinion, mais pour une autre raison ; il a cru que l'union de l'âme et du corps n'était pas impliquée dans l'idée d'homme, mais qu'il suffisait pour être homme d'avoir une âme et un corps, unis ou non entre eux ; cela aussi est faux d'après ce que nous avons prouvé dans la première Partie', et ce que nous avons dit plus haut sur le mode d'union.
Solutions
:
1. Le Verbe de Dieu a pris
une âme et une chair qu'il s'est unies ; ce fut donc cette union avec le Verbe
qui a fait Dieu homme, et l'homme Dieu. Or, cette union n'a pas cessé
d'exister, comme si le Verbe s'était séparé de l'âme ou de la chair ; ce qui a
cessé d'exister, pourtant, c'est l'union de la chair et de l'âme.
2. On dit que l'homme est
son intelligence : non pas que l'intelligence soit tout l'homme, mais
l'intelligence est sa partie principale, et en elle se trouve virtuellement
toute l'ordonnance de l'homme : ainsi le chef de la cité est appelé parfois
toute la cité, parce qu'en lui se trouve tout le gouvernement de la ville.
3. L'homme est prêtre en
raison de son âme, qui reçoit le caractère de l'ordre ; aussi, par la mort,
l'homme ne perd-il pas son caractère sacerdotal. Et beaucoup moins encore, le
Christ, source de tout le sacerdoce.
Objections
:
1. Le Christ est mort
vraiment, comme meurent les autres hommes. Or, au point de vue numérique, le
corps de n'importe quel autre homme n'est pas purement et simplement le même,
lorsqu'il est vivant et lorsqu'il est mort ; car il intervient là une
différence essentielle. Le corps du Christ non plus n'est donc pas purement et
simplement le même, au point de vue numérique.
2. D'après le Philosophe,
ce qui est divers spécifiquement l'est aussi numériquement. Or, le corps du
Christ vivant et du Christ mort a été divers spécifiquement. Comme dit
Aristote, l'oeil ou la chair d'un mort ne sont appelés tels que d'une manière
équivoque. Le corps du Christ vivant et du Christ mort ne fut donc pas le même
purement et simplement, au point de vue numérique.
3. La mort est une corruption. Or, ce qui est soumis à une corruption substantielle n'existe plus après qu'il a été corrompu, puisque la corruption est un passage de l'être au non-être. Le corps du Christ n'est donc pas demeuré le même numériquement après la mort, puisque la mort est une corruption substantielle.
Cependant : S. Athanase écrit : "Le corps qui a été circoncis, qui a bu et mangé, qui a souffert, qui a été cloué à la croix, était le corps du Verbe impassible et incorporel ; c'est le même qui a été déposé dans le sépulcre." Or le corps qui a été circoncis et cloué à la croix, c'est le corps vivant du Christ ; et le corps qui a été déposé dans le sépulcre, c'est son corps mort. Donc le corps qui avait été vivant est le même que celui qui était mort.
Conclusion
:
L'expression " purement et simplement " a deux sens : 1° Celui d'" absolument " ; d'après le Philosophe, " purement et simplement équivaut à : sans qu'on y ajoute rien". En ce sens, le corps du Christ mort et vivant, est demeuré le même purement et simplement, au point de vue numérique. Car un être demeure le même purement et simplement au point de vue numérique lorsqu'il a le même suppôt. Or, le corps du Christ, vivant et mort, a eu le même suppôt ; car, vivant et mort, il n'a eu d'autre hypostase que celle du Verbe, nous l'avons montré plus haut. Et c'est en ce sens que parle S. Athanase dans le texte cité en sens contraire.
2° Celui de " tout à fait " ou de " totalement". De la sorte, le corps du Christ, mort et vivant, ne fut pas purement et simplement le même, au point de vue numérique ; car il ne fut pas tout à fait le même, puisque la vie fait partie de l'essence du corps vivant ; en effet, c'est un attribut essentiel et non accidentel ; d'où il résulte que le corps qui cesse d'être vivant ne demeure pas tout à fait le même.
Si l'on disait que le corps du Christ mort est demeuré totalement le même, il s'en suivrait qu'il n'aurait pas été soumis à la corruption, je veux dire à la corruption de la mort : c'est là l'hérésie des gaïanites, ainsi que le rapporte S. Isidore, et comme on le trouve dans les Décrets. D'après S. Jean Damascène " le mot de corruption a deux significations : tout d'abord la séparation de l'âme et du corps, et autres choses semblables ; en second
lieu, la dissolution complète d'un être en ses éléments". Par suite, dire que le corps du Seigneur était, au sens de Julien et de Gaïen, incorruptible selon le premier mode de corruption, avant la résurrection, est une chose impie ; car le corps du Christ ne nous aurait pas été consubstantiel, il ne serait pas mort en toute vérité, et nous ne serions pas sauvés réellement. Mais, suivant la seconde signification du mot corruption, le corps du Christ n'a pas été soumis à la corruption.
Solutions
:
1. Le corps mort d'un
homme, quel qu'il soit, ne demeure pas uni à une hypostase permanente, comme le
corps mort du Christ. Aussi le corps mort d'un homme ne reste-t-il pas le même
purement et simplement, mais d'une manière toute relative : il conserve la même
matière, mais non la même forme. Or, le corps du Christ demeure le même
purement et simplement, à cause de l'identité du suppôt, comme on vient de le
dire.
2. L'identité numérique se
prend du suppôt, l'identité spécifique se prend de la forme. Là où le suppôt
subsiste dans une seule nature, il est nécessaire que l'unité spécifique étant
détruite, l'unité numérique disparaisse également. Mais l'hypostase du Verbe de
Dieu subsiste en Ceux natures : il s'ensuit que dans le Christ le corps peut ne
pas conserver l'unité. spécifique, propre à la nature humaine ; l'unité
numérique demeure pourtant, en raison du suppôt du Verbe de Dieu.
3. La corruption et la mort
ne conviennent pas au Christ en raison du suppôt, qui donne l'unité numérique,
mais en raison de la nature qui, elle, peut se trouver sous les états différents
de vie ou de mort.
Objections
:
1. La mort est la privation
de la vie ; or, une privation, n'étant rien, ne peut avoir aucune puissance
active. Elle n'a donc pu avoir aucun effet pour notre salut.
2. La passion du Christ a
produit notre salut par mode de mérite. La mort du Christ n'a pu agir de cette
manière ; car, à la mort, l'âme est séparée du corps ; et c'est elle qui est
principe de mérite.
3. Ce qui est corporel ne peut-être cause de ce qui est spirituel. Or, la mort du Christ a été corporelle. Elle n'a donc pu être cause spirituelle de notre salut.
Cependant : S. Augustin écrit : "Une seule mort de notre Sauveur", sa mort corporelle, " a été salutaire pour nos deux morts à nous", la mort de l'âme et la mort du corps.
Conclusion
:
On peut parler de la mort du Christ de deux manières : pendant qu'elle est en devenir et quand elle est achevée. La mort est en devenir lorsque, par une souffrance naturelle ou violente, on s'achemine vers la mort : parler de cette manière de la mort du Christ, c'est parler de sa passion. A ce point de vue, la mort du Christ est cause de notre salut de la façon que nous avons dit plus haut à propos de la passion.
La mort du Christ est achevée lorsqu’on l'envisage après la séparation du corps et de l'âme. Et c'est ainsi que nous en parlons présentement. Or, sous cet aspect, la mort du Christ ne peut pas être cause de notre salut par mode de mérite, elle ne l'est que par mode d'efficience ; par la mort, en effet, la divinité n'a pas été séparée de la chair du Christ ; aussi tout ce qui a rapport à la chair du Christ, même séparée de son âme, nous a-t-il été salutaire en vertu de la divinité qui lui était unie.
Or, lorsque l'on considère un effet en tant que tel, on y découvre une ressemblance avec sa cause. Aussi, parce que la mort est la privation de la vie, l'effet de la mort du Christ visera à écarter ce qui peut-être contraire à notre salut : la mort de l'âme et la mort du corps. Et voilà pourquoi l'on dit que la mort du Christ a détruit en nous la mort de l'âme, produite par notre péché, selon S. Paul (Rm 4,25) : "Il s'est livré " à la mort " à cause de nos péchés". Et la mort du Christ a aussi détruit la mort du corps produite par la séparation de l'âme : "La mort a été engloutie dans la victoire " (1 Co 15, 54).
Solutions
:
1. La mort du Christ a
produit notre salut, en vertu de la divinité qui lui était unie, et non pas au
seul titre de la mort.
2. Considérée dans son
achèvement, la mort du Christ n'a pas produit notre salut par mode de mérite ;
mais elle l'a pourtant produite par mode d'efficience, on vient de le dire.
3. La mort du Christ a été corporelle ; mais ce corps a été l'instrument de la divinité qui lui était unie ; il agissait par sa vertu, même étant mort.
1. Convenait-il au Christ d'être enseveli ? - 2. Le mode de
son ensevelissement. - 3. Dans le sépulcre son corps s'est-il décomposé ? - 4.
Combien de temps est-il resté dans le sépulcre ?
Objections :
1. Le Psaume
(88, 5) dit du Christ : "Il est devenu comme un homme sans secours, libre
parmi les morts." Or, dans le tombeau, les corps des morts sont enfermés ;
ce qui est contraire à leur liberté. Il semble donc qu'il ne convenait pas
d'ensevelir le corps du Christ.
2. Tout ce
qui arrivait au Christ devait nous être salutaire. Or que le Christ ait été
enseveli ne semble avoir aucun rapport avec notre salut.
3. Dieu est élevé au-dessus des cieux. Il est donc choquant qu'il soit enseveli dans la terre. Or ce qui convient au Christ mort est attribué à Dieu, en raison de l'union hypostatique. Il est donc choquant que le Christ ait été enseveli.
Cependant : le Seigneur dit de la femme qui l'avait oint (Mt 26,10) : "Elle a fait une bonne oeuvre à mon égard " ; et il ajoute : "En répandant ce parfum sur mon corps, elle l'a fait en vue de mon ensevelissement."
Réponse :
Il convenait que le Christ soit enseveli : 1° Afin de prouver la réalité de sa mort : en effet, on ne met un corps au tombeau, que si l'on est certain de la réalité de la mort. Aussi lit-on dans S. Marc (15, 44) que Pilate, avant de permettre que le Christ soit enseveli, s'assura, par une enquête soigneuse, qu'il était bien mort.
2° Afin de donner par sa résurrection du sépulcre, l'espoir de ressusciter par lui à ceux qui sont dans le tombeau, d'après ce texte de S. Jean (5, 28) : "Tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront la voix du Fils de l'homme, et ceux qui l'auront entendue vivront."
3° Afin de donner l'exemple à ceux qui par la mort du Christ meurent spirituellement aux péchés, c'est-à-dire à " ceux qui sont protégés contre les perturbations des hommes " (Ps 31, 21). Aussi S. Paul dit-il (Col 3, 3) : "Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ." De là vient que les baptisés, qui par la mort du Christ meurent aux péchés, sont comme ensevelis avec le Christ par l'immersion, d'après cette parole : "Nous avons été ensevelis avec le Christ dans la mort par le baptême " (Rm 6, 4).
Solutions :
1. Le Christ
enseveli a montré qu'il était resté libre parmi les morts, en ce que le tombeau
n'a pu l'empêcher d'en sortir par la résurrection.
2. De même
que la mort du Christ a opéré notre salut de façon efficiente, de même son
ensevelissement. Aussi S. Jérôme écrit-il : "Nous ressuscitons par
l'ensevelissement du Christ." Le texte d'Isaïe (53, 9 Vg) : "Il
donnera les impies pour sa sépulture", la Glose l'interprète de cette
manière : "Il donnera à Dieu son Père les nations qui étaient sans pitié ;
car il les a acquises par sa mort et son ensevelissement."
3. Il est dit
dans un sermon du concile d'Éphèse : "De tout ce qui sauve les hommes,
rien ne fait insulte à Dieu, car cela montre non qu'il est passible, mais qu'il
est clément." Et dans un autre sermon du même concile on lit : "Dieu
ne se juge insulté par rien de ce qui est occasion de salut pour les hommes. Et
toi, garde-toi de tenir la nature de Dieu pour si vile qu'elle ait pu être
exposée jamais à l'insulte."
Objections :
1. Son
ensevelissement répond à sa mort. Or, le Christ a subi la mort la plus infâme,
d'après cette parole : "Condamnons-le à la mort la plus honteuse "
(Sg 2, 29). Il semble donc incohérent qu'on ait offert au Christ une sépulture
honorable, puisqu'il a été mis au tombeau par des notables, comme Joseph
d'Arimathie, " noble décurion " d'après S. Marc (15, 43 Vg), et
Nicodème, " prince des Juifs " selon S. Jean (3, 1).
2. On
n'aurait pas dû, en faveur du Christ, donner un exemple de prodigalité. C'est
ce que semble avoir fait " Nicodème venu porter un mélange de myrrhe et
d'aloès d'environ cent livres " (Jn 19, 39), d'autant plus que d'après S.
Marc (14, 8), " une femme avait par avance oint son corps en vue de la
sépulture".
3. Il ne
convient pas qu'un fait comporte des éléments contradictoires. Or, d'un côté,
l'ensevelissement du Christ fut simple, puisque Joseph " enveloppa le
corps dans un linceul propre " (Mt 27, 59) " et non dans l'or, les
gemmes et la soie", dit S. Jérôme. Et d'un autre côté, il semble avoir été
fastueux, en tant qu'on a enseveli le Christ avec des aromates.
4. D'après S. Paul (Rm 15, 4), " tout ce qui se trouve dans l'Écriture a été écrit pour notre instruction". Mais on trouve dans les évangiles des détails sur la sépulture du Christ qui semblent n'avoir aucun rapport avec notre instruction : qu'il a été enseveli dans un jardin, dans un sépulcre neuf qui ne lui appartenait pas, et taillé dans le roc...
Cependant : il est prédit dans Isaïe (11, 10 Vg) : "Son sépulcre sera glorieux."
Réponse :
On peut indiquer trois raisons qui justifient la manière dont le Christ a été enseveli : - 1° Confirmer la foi en sa mort et sa résurrection. - 2° Louer la piété de ceux qui l'ont enseveli : "C'est avec louange, écrit S. Augustin qu'on , mentionne dans l’Évangile ceux qui ont pris soin d'envelopper et d'ensevelir avec sollicitude et honneur le corps du Christ descendu de la croix." - 3° Instruire par ce mystère ceux qui sont ensevelis avec le Christ dans la mort.
Solutions :
1. Dans la
mort du Christ se manifestent sa patience et sa constance, et cela d'autant
plus que sa mort a été ignominieuse. Mais dans son ensevelissement honorable se
montre la vertu du Christ mourant, qui, même après sa mort, a été enseveli avec
honneur contre l'intention de ses meurtriers ; en cette sépulture se trouve
aussi symbolisée la dévotion des fidèles, qui se mettraient au service du
Christ mort.
2. D'après S.
Augustin en disant qu'" on a enseveli Jésus selon la coutume des
Juifs", S. Jean " nous avertit qu'en ces sortes de devoirs rendus aux
morts il faut suivre les usages de chaque nation. Or, c'était la coutume des
Juifs d'oindre d'aromates divers les corps des morts, afin de les conserver
plus longtemps intacts". Ailleurs, S. Augustin remarque que " dans de
tels cas ce n'est pas l'usage, mais la passion de celui qui en use, qui est
coupable " ; et il ajoute : "Ce qui pour d'autres est le plus souvent
un opprobre est, pour une personne divine ou pour un prophète, le signe d'un
très grand honneur." La myrrhe et l'aloès, en effet, à cause de leur
amertume, symbolisent la pénitence, par laquelle on conserve en soi le Christ
sans la corruption du péché. Et le parfum des aromates est le symbole d'une
bonne renommée.
3. La myrrhe
et l'aloès furent employés pour le corps du Christ, afin de le garder à l'abri
de la corruption, ce qui paraissait une nécessité. Cela nous montre que nous
pouvons user de certains remèdes coûteux afin de conserver notre corps. Mais,
si l'on a enveloppé le corps du Christ, ce fut par décence, et en de telles
circonstances il faut nous contenter de choses simples. Cependant, S. Jérôme
apporte une raison mystique : "Celui-là enveloppe Jésus dans un linceul
propre, qui le reçoit dans un coeur pur." De là vient, d'après S. Bède,
que " l'usage s'est établi dans l'Église de célébrer le sacrifice de
l'autel, non pas sur des linges de soie ou de couleur, mais sur des linges de
lin, comme le corps du Christ avait été enseveli dans un linge blanc".
4. Le Christ est enseveli " dans un jardin " afin de symboliser que par sa mort et sa sépulture nous sommes libérés de la mort que nous avons encourue par le péché d'Adam commis dans le jardin du paradis.
Comme dit S. Augustin : "Si le Sauveur est déposé dans un tombeau étranger, c'est parce qu'il était mort pour le salut des autres ; or, le tombeau est la demeure de la mort." - Par là aussi on peut mesurer le degré de la pauvreté acceptée pour nous par le Christ. Car celui qui durant sa vie n'avait pas eu de maison est enfermé aussi après sa mort dans un tombeau étranger et sa nudité est recouverte par le linceul de Joseph d'Arimathie.
Selon S. Jérôme, il est déposé dans un " tombeau neuf", " pour éviter qu'après la résurrection, s'il y avait eu d'autres cadavres dans le tombeau, on crût que c'était l'un d'entre eux qui était ressuscité. Le tombeau neuf peut aussi symboliser le sein virginal de Marie". - Autre symbolisme : par la sépulture du Christ, nous sommes " renouvelés", la mort et la corruption étant détruites.
Le Christ a été enfermé dans un tombeau " taillé dans le roc", afin que, " s'il avait été construit en pierres, qu'on ne puisse pas dire, écrit S. Jérôme qu'on avait dérobé le Christ en enlevant les fondements du tombeau". Aussi la " grande pierre", qui fut roulée devant le tombeau, " prouve-t-elle que le sépulcre n'aurait pu être ouvert sans l'aide de plusieurs hommes "." Pareillement, si le Christ avait été enseveli en terre, on aurait pu prétendre : ils ont fouillé la terre et ils ont dérobé le corps", note S. Augustin. - A ce dernier détail du tombeau taillé dans le roc, S. Hilaire trouve un sens mystique : "Par la doctrine des Apôtres, le Christ est introduit dans le coeur dur des païens, entamé par la prédication, coeur non taillé et nouveau, jadis impénétrable à la crainte de Dieu. Et, parce que rien, sauf lui, ne doit plus pénétrer dans notre coeur, une pierre est roulée devant l'entrée.
Comme l'observe
aussi Origène, " ce n'est point par hasard qu'il est écrit que Joseph
enveloppa le corps du Christ dans un linceul blanc, le déposa dans un sépulcre
neuf et roula une grande pierre ; car tout ce qui touche au corps du Christ,
est pur, nouveau et aussi très grand".
Objections :
1. Il est
vraisemblable que dans le sépulcre le corps du Christ a été réduit en
poussière. Car c'est là, comme de mourir, une peine du péché du premier père.
Il a été dit au premier homme après son péché : "Tu es poussière et tu
retourneras en poussière." Or le Christ a subi la mort pour nous délivrer
d'elle. Son corps devait donc aussi être réduit en poussière, afin de nous
délivrer de la décomposition.
2. Le corps
du Christ était de même nature que le nôtre. Or, notre corps, aussitôt après la
mort, commence à se décomposer et est soumis à la corruption ; car, tandis que
se dissipe la chaleur naturelle, survient une chaleur étrangère qui produit la
corruption. Il semble donc qu'il en fut de même pour le corps du Christ.
3. On l'a dit, le Christ a voulu être enseveli pour donner aux hommes l'espoir qu'ils ressusciteraient aussi du tombeau. Il a donc dû aussi être réduit en poussière, afin de donner à tous l'espoir qu'ils en ressusciteraient.
Cependant : il est écrit dans le Psaume (16, 10) : "Tu ne permettras pas à ton Saint de voir la corruption", ce que S. Jean Damascène entend de la corruption qui se produit par le retour aux éléments naturels.
Réponse :
Il ne convenait pas au corps du Christ de se corrompre ou d'être réduit en poussière, de quelque manière que ce fût. La corruption d'un corps provient de la faiblesse de sa nature, qui ne peut plus le maintenir dans son unité. Or, nous l'avons dit ' la mort du Christ ne devait pas être causée par la faiblesse de sa nature, car on aurait pu croire que cette mort n'était pas volontaire. Aussi a-t-il voulu mourir non pas de maladie, mais par la Passion à laquelle il s'était offert spontanément. Et c'est pourquoi le Christ, afin d'éviter que l'on attribue sa mort à la faiblesse de sa nature, n'a pas voulu que son corps se corrompe, ou soit réduit en ses éléments, de quelque manière que ce fût. Afin de montrer sa vertu divine, il a voulu au contraire que son corps demeure sans corruption. S. Jean Chrysostome remarque : "Pour les hommes, s'ils agissent avec vaillance durant leur vie, leurs actions leur sourient ; mais avec leur mort tout disparaît. Dans le Christ, ce fut tout l'opposé. Car, avant la croix, tout est triste et faible ; mais dès qu'il a été crucifié, tout devient éclatant. Reconnais que ce n'est pas un pur homme qui a été crucifié."
Solutions :
1. N'ayant
pas été soumis au péché, le Christ n'était nullement tenu de mourir ni d'être
réduit en poussière. Toutefois, c'est volontairement qu'il a subi la mort à
cause de notre salut, pour les raisons que nous avons exposées. Mais, si son
corps avait été soumis à la corruption ou réduit en cendres, cela aurait plutôt
tourné au détriment de notre salut : n'aurait-on pas pensé qu'il n'y avait pas
en lui de vertu divine ? C'est en son nom que parle le Psalmiste (30, 10) en
s'écriant : "Quelle utilité y a-t-il dans mon sang, si je descends dans la
corruption ? " C'est comme s'il disait : "Si mon corps se corrompt,
l'utilité du sang que j'ai versé sera perdue."
2. Par sa
nature passible, le corps du Christ était apte à se corrompre ; mais cette
corruption, il ne la méritait pas ; car c'est par le péché qu'on la mérite.
Toutefois, la vertu divine a préservé le corps du Christ de la corruption, de
même qu'elle l'a ressuscité.
3. Si le
Christ est ressuscité du sépulcre, c'est par la vertu divine, qui ne connaît
aucune limite. Voilà pourquoi il suffisait qu'il ressuscitât du tombeau pour
prouver aux hommes que, par la vertu divine, ils ressusciteraient, non
seulement de leurs sépulcres, mais aussi de n'importe quelles cendres.
Objections :
1. Le Christ
a dit lui-même " Comme Jonas fut dans le ventre du poisson trois jours et
trois nuits, ainsi le Fils de l'homme sera dans le sein de la terre trois jours
et trois nuits " (Mt 12, 40).
2. S.
Grégoire écrit : "De même que Samson enleva les portes de Gaza au milieu
de la nuit, c'est aussi au milieu de la nuit que le Christ enleva les portes de
l'enfer et ressuscita." Il n'est donc pas resté dans le sépulcre deux
nuits entières.
3. Par la mort du Christ la lumière a triomphé des ténèbres. Or, la nuit appartient aux ténèbres, tandis que le jour appartient à la lumière. Il aurait donc mieux valu que le Christ demeurât dans le sépulcre deux jours et une nuit, plutôt que deux nuits et un jour.
Cependant : S. Augustin écrit : "Du soir de la sépulture à l'aube de la résurrection se sont écoulées trente six-heures, c’est-à-dire une journée complète entre deux nuits entières."
Réponse :
Le temps où le Christ a demeuré au tombeau symbolise les effets de sa mort. Or, nous l'avons dit, par la mort du Christ nous sommes libérés d'une double mort, la mort de l'âme et la mort du corps ; ces deux morts sont symbolisées par les deux nuits que le Christ a passées au tombeau. Quant à sa mort, elle ne venait pas du péché, mais elle avait été acceptée par amour ; elle ressemblait donc au jour et non à la nuit ; aussi est-elle symbolisée par le jour complet que le Christ a passé dans le sépulcre. Il convenait donc que le Christ demeurât dans le tombeau un jour et deux nuits.
Solutions :
1. S.
Augustin écrit : "Certains ignorent le mode de parler des Écritures ; ils
ont voulu compter pour une nuit les trois heures durant lesquelles, de sexte à
none, le soleil s'est obscurci ; et pour un jour, les trois autres heures
durant lesquelles le soleil a été rendu à la terre, c'est-à-dire de none à son
coucher. Vient ensuite la nuit du samedi ; si on la compte avec son jour, on
obtient comme total deux nuits et deux jours. Au samedi succède la nuit du
dimanche, jour où le Seigneur ressuscita. Mais, même ainsi, on n'obtient pas le
compte des trois jours et des trois nuits. On ne peut le trouver que si,
d'après la manière de parler des Écritures, on admet que le tout est compris
dans la partie." Il faut donc prendre une nuit et un jour pour un jour
naturel. De cette façon, le premier jour comprend la fin du vendredi, où le
Christ est mort et a été enseveli ; le deuxième jour est entier avec ses
vingt-quatre heures de nuit et de jour ; quant à la nuit suivante, elle fait
partie du troisième jour." Les premiers jours du monde étaient comptés de
la lumière à la nuit, à cause de la future chute de l'homme ; mais les trois
jours du tombeau sont comptés des ténèbres à la lumière à cause de la
restauration de l'homme."
2. Comme
l'observe S. Augustin, le Christ ressuscita au matin, alors que la lumière
apparaît déjà, mais qu'il reste encore un peu des ténèbres de la nuit. Aussi S.
Jean (20, 1) écrit-il à propos des femmes : "Elles vinrent au tombeau
tandis qu'il y avait encore des ténèbres." A cause de ces ténèbres, S.
Grégoire écrit que le Christ ressuscita en pleine nuit, non pas juste au
milieu, mais au cours de la nuit ; car l'aube peut-être appelée une partie de
la nuit ou une partie du jour, à cause de son union avec la nuit et avec le
jour.
3. Dans la mort du Christ, la lumière (désignée par un seul jour) a prévalu pour autant qu'elle a écarté les ténèbres de deux nuits, c'est-à-dire de notre double mort, nous l'avons dit dans la réponse.
1. Convenait-il au Christ de
descendre aux enfers ? - 2. En quel enfer est-il descendu ? - 3. A-t-il été
tout entier dans les enfers ? - 4. Y a-t-il séjourné quelque temps ? - 5.
A-t-il délivré de l'enfer les saints patriarches ? - 6. A-t-il délivré de
l'enfer des damnés ? - 7. A-t-il délivré les enfants morts avec le seul péché
originel ? - 8. A-t-il délivré les hommes du purgatoire ?
Objections
:
1. S. Augustin écrit :
"Nulle part, dans les Écritures, je n'ai pu trouver ce mot employé dans un
sens favorable." Or, l'âme du Christ n'est pas descendue en un lieu
mauvais, pas plus que les âmes des justes. Le Christ n'est donc pas descendu
aux enfers.
2. Il ne pouvait y
descendre avec sa nature divine, qui est tout à fait immuable ; il ne le
pouvait qu'avec la nature qu'il avait assumée. Or, ce que le Christ a fait ou
souffert dans cette nature est ordonné au salut des hommes. Celui-ci ne paraît
pas exiger qu'il descende aux enfers, puisque, par la passion qu'il avait subie
en ce monde, il nous avait délivrés de la faute et de la peine, comme on l'a
prouvé'.
3. Par la mort du Christ, son âme a été séparée de son corps, qui a été déposé dans le sépulcre, on vient de le voir. Comment le Christ serait-il descendu aux enfers avec son âme seulement ? L'âme étant incorporelle ne peut se mouvoir d'un mouvement local ; ce mouvement est propre au corps, comme le démontre Aristote. Or, descendre implique un mouvement corporel.
Cependant : on dit dans le Symbole : "Il est descendu aux enfers." Et S. Paul écrit (Ep 4, 9) : "S'il est monté, qu'est-ce à dire, sinon qu'il est d'abord descendu dans les régions inférieures de la terre ? " Ce que la Glose entend des " enfers".
Conclusion
:
Il convenait que le Christ descende aux enfers pour plusieurs raisons : 1° Afin de nous arracher à la peine qu'il était venu supporter, d'après Isaïe (53, 4) : "En vérité, il a pris nos maladies et porté lui-même nos douleurs." Or, par le péché, l'homme avait mérité non seulement la mort du corps, mais aussi la descente aux enfers. Donc, si le Christ devait mourir pour nous délivrer de la mort, il convenait aussi qu'il descende aux enfers, afin de nous préserver d'y descendre nous-mêmes. De là cette parole d'Osée (13, 14) : "je serai ta mort, ô mort ; je serai ta destruction, ô enfer ! "
2° Puisqu'il avait vaincu le démon par sa passion, il convenait qu'il aille délivrer ceux que celui-ci détenait captifs en enfer, selon Zacharie (9, 11 Vg) : "Toi aussi, dans le sang de ton alliance tu as retiré les captifs de la fosse." Et S. Paul : "Dépouillant les principautés et les puissances, il les a emmenées triomphalement " (Col 2, 15).
3° De même qu'il avait montré son pouvoir en vivant et en mourant sur terre, il lui convenait de montrer aussi son pouvoir dans les enfers en les visitant et en y répandant la lumière. Aussi le Psalmiste s écrie-t-il (24, 7) : "Élevez vos portes, ô princes " ; et la Glose commente : "Princes de l'enfer, renoncez à la puissance en vertu de laquelle vous déteniez jusqu'à présent les hommes dans l'enfer " ; et ainsi, " au nom de Jésus tout genou fléchit", non seulement " dans les cieux", mais aussi " dans les enfers", selon S. Paul (Ph 2, 10).
Solutions
:
1. Le nom d'enfers évoque
le mal de peine, mais non le mal de faute. Il convenait donc que le Christ
descende dans les enfers, non comme si lui-même portait la dette de la peine,
mais pour délivrer ceux qui l'avaient contractée.
2. La passion du Christ est
comme la cause universelle du salut des hommes, tant vivants que morts. Or.
pour appliquer une cause universelle à des effets particuliers, il faut une
action spéciale. Aux vivants, la vertu de la passion du Christ est appliquée
par le moyen des sacrements qui nous configurent à la passion du Christ ; aux
morts, elle a été appliquée par la descente du Christ aux enfers. Aussi est-ce
à dessein que Zacharie écrit (9, 11) qu'il a " retiré les captifs de la
fosse, dans le sang de son alliance", c'est-à-dire par la vertu de sa
passion.
3. L'âme du Christ n'est
pas descendue aux enfers à la manière des corps, mais à la manière dont les
anges se meuvent, ce dont nous avons traité dans la première Partie.
Objections
:
1. Il est dit par la bouche
de la Sagesse divine (Si 24, 45 Vg) : "je pénétrerai toutes les parties
inférieures de la terre." Or, parmi ces parties inférieures de la terre,
on compte aussi l'enfer des damnés (Psaume 63, 10 Vg) : "Ils entreront
dans les lieux inférieurs de la terre." Donc le Christ, qui est la Sagesse
de Dieu, est descendu aussi jusqu'à l'enfer des damnés.
2. De plus, S. Pierre dit
(Ac 2, 24) : "Dieu a ressuscité le Christ, le délivrant des douleurs de
l'enfer ; car il était impossible qu'il y soit retenu." Or, il n'y a pas
de douleurs dans l'enfer des patriarches ; il n'y en a pas non plus dans
l'enfer des enfants, qui ne sont pas punis de la peine du sens à cause du péché
actuel, mais seulement de la peine du dam à cause du péché originel. Donc le
Christ est descendu dans l'enfer des damnés, ou même au purgatoire, où les
hommes sont punis de la peine du sens pour leurs péchés actuels.
3. S. Pierre écrit (1 P 3,
19) : "Le Christ est venu par l'esprit pour prêcher à ceux qui étaient
retenus en prison et qui avaient été autrefois incrédules." S. Athanase
interprète ce texte de la descente du Christ aux enfers. Il dit en effet :
"Le corps du Christ fut mis au tombeau, quand lui-même alla prêcher aux
esprits qui étaient en prison, comme dit S. Pierre." Il est évident d'autre
part, que les incrédules se trouvaient dans l'enfer des damnés. Le Christ y est
donc descendu.
4. S. Augustin écrit :
"Si la Sainte Écriture avait dit que le Christ était venu dans le sein
d'Abraham, sans nommer l'enfer et ses douleurs, je m'étonnerais qu'on ose
affirmer qu'il est descendu aux enfers. Mais des témoignages évidents
mentionnent l'enfer et ses douleurs ; aussi n'y a-t-il aucune raison de croire
que le Sauveur y soit venu sinon pour délivrer de ces douleurs." Or, le
lieu de douleurs, c'est l'enfer des damnés.
5. S. Augustin enseigne encore qu'en descendant aux enfers le Christ " a délié tous les justes qui y étaient attachés par le péché originel". Or, parmi ceux-ci, se trouvait aussi Job qui dit de lui-même (17, 16 Vg) : "Tout ce qui est à moi descendra au plus profond de l'enfer." Le Christ aussi est donc descendu au plus profond de l'enfer.
Cependant : de l'enfer des damnés il est dit dans Job (10, 21) : "Avant que j'aille, sans en revenir, à la terre ténébreuse et couverte de l'ombre de la mort, où il n'y a aucun ordre, mais où habite une horreur éternelle." Or, dit S. Paul (2 Co 6, 14) : "Il n'y a rien de commun entre la lumière et les ténèbres." Donc le Christ, qui est la lumière, n'est pas descendu dans l'enfer des damnés.
Conclusion
:
On peut se trouver dans un lieu de deux manières.
1° D'abord, par l'effet qu'on y produit. De cette manière, le Christ est descendu dans chacun des enfers ; mais de façon différente. Car, dans l'enfer des damnés, il est descendu pour les confondre de leur incrédulité et de leur malice. A ceux qui étaient détenus dans le purgatoire, il a donné l'espoir d'obtenir la gloire ; quant aux saints patriarches qui étaient retenus dans les enfers à cause du seul péché originel, il leur a donné la lumière de la gloire éternelle.
2° En second lieu par son essence, et de cette manière l'âme du Christ n'est descendue que dans les enfers où les justes étaient retenus, afin de visiter aussi, dans leur lieu même et par son âme, ceux qu'il visitait intérieurement par sa divinité en leur accordant sa grâce. C'est ainsi que, en se trouvant en l'une seulement des parties de l'enfer, il a fait rayonner d'une certaine façon son action dans l'enfer entier, de même qu'en souffrant en un seul lieu de la terre il a libéré par sa passion le monde tout entier.
Solutions
:
1. Le Christ, qui est la
Sagesse de Dieu, " a pénétré toutes les parties inférieures de la
terre", non pas en les parcourant toutes localement avec son âme, mais en
étendant à toutes en quelque sorte l'effet de sa puissance. Néanmoins, il n'a
communiqué sa lumière qu'aux seuls justes. Aussi l'Ecclésiastique ajoute-t-il :
"J'illuminerai tous ceux qui espèrent dans le Seigneur."
2. On distingue deux sortes
de douleurs. L'une est celle de la peine que souffrent les hommes pour un péché
actuel : "Les douleurs de l'enfer m'ont enveloppé", dit le Psaume
(18, 6). - L'autre est celle qui est causée par le délai de la gloire que l'on
espère : "L'espérance qui est différée afflige l'âme", disent les
Proverbes (13, 18). C'est cette douleur que ressentaient les saints patriarches
en enfer ; et pour la décrire S. Augustin dit : "Ils priaient le Seigneur
en le suppliant avec larmes." En descendant aux enfers, le Christ a mis un
terme à ces deux douleurs, mais diversement. Car à la douleur des peines il a
mis fin en en préservant les patriarches, comme un médecin coupe court à une
maladie dont il préserve par un remède. Quant aux douleurs causées par le
retard de la gloire, il en a délivré sur-le-champ, en accordant la gloire aux
patriarches.
3. Certains rapportent le texte de S. Pierre à la descente du Christ aux enfers, et le commentent de la façon suivante : "A ceux qui étaient retenus en prison", c'est-à-dire en enfer, " par l'esprit", à savoir son âme, " le Christ est venu prêcher, à eux qui autrefois avaient été incrédules". Aussi S. Jean Damascène écrit : "Il a évangélisé ceux qui étaient en enfer comme il avait porté la bonne nouvelle à ceux qui se trouvaient sur la terre", non pas certes pour convertir des incrédules à la foi, mais " pour confondre les incrédules". Car cette prédication elle-même ne peut pas être autre chose que la manifestation de sa divinité, manifestation faite à ceux qui étaient en enfer, et produite par la descente pleine de puissance du Christ aux enfers.
Cependant S. Augustin fournit une
meilleure explication dans une lettres : il ne rapporte pas le texte de S.
Pierre à la descente du Christ aux enfers, mais à l'action de sa divinité,
qu'il a exercée depuis le début du monde. Le sens du passage devient le suivant
: "A ceux qui étaient retenus en prison", c'est-à-dire à ceux qui
vivaient dans un corps mortel, qui est comme une prison de l'âme, " par
l'esprit " de sa divinité, " il est venu prêcher", au moyen
d'inspirations intérieures, et aussi d'avertissements extérieurs donnés par la
bouche des justes ; " à ceux-là il a prêché, à eux qui autrefois avaient
été incrédules", lors de la prédication de Noé, " tandis qu'ils se
reposaient sur la patience de Dieu", qui différait le châtiment du déluge
; aussi S. Pierre ajoute-t-il : "Aux jours de Noé, pendant qu'on
construisait l'arche."
4. Le sein d'Abraham peut
se considérer sous deux aspects : 1°Sous celui du repos que l'on goûtait là
sans aucune peine sensible ; à ce point de vue, le nom d'enfer ne lui convient
pas et il n'y a là aucune douleur. 2° Sous celui de privation de la gloire
escomptée ; à ce point de vue, le sein d'Abraham évoque l'idée d'enfer et de
douleur. Aussi cette expression du sein d'Abraham désigne-t-elle le repos des
bienheureux ; on ne lui donne plus le nom d'enfer ; et on ne parle plus
maintenant de douleurs à son sujet.
5. D'après S. Grégoire :
"Ce sont les lieux supérieurs de l'enfer que Job appelle le plus profond
de l'enfer. Comparée, en effet, à la hauteur du ciel, toute atmosphère est un enfer
ténébreux ; comparée à la hauteur de cette atmosphère, la terre, qui se trouve
au-dessous, peut-être appelée un enfer et un lieu profond ; comparée à la
hauteur de cette terre, les lieux de l'enfer qui sont au-dessus de tous les
autres réceptacles de l'enfer peuvent aussi être désignés par l'expression : le
plus profond de l'enfer.
Objections
:
1. L'une des composantes du
Christ, son corps, n'a pas été dans les enfers.
2. De plus, on ne peut
donner le nom de " tout " à ce dont les parties sont séparées l'une
de l'autre. Or, on le sait, après la mort, le corps et l'âme, qui sont les
composantes de la nature humaine, ont été séparés l'un de l'autre dans le
Christ, et c'est seulement après la mort que le Christ est descendu dans les
enfers. Il n'a donc pas pu y être tout entier.
3. D'ailleurs, on dit exister tout entier dans un lieu l'être dont aucune partie n'existe ailleurs. Or, le Christ avait hors de l'enfer son corps, qui se trouvait dans le sépulcre, et sa divinité, qui était partout. Il ne fut donc pas tout entier dans les enfers.
Cependant : S. Augustin écrit : "Le Fils était tout entier chez le Père, tout entier dans le ciel, sur la terre, dans le sein de la Vierge, tout entier sur la croix, tout entier en enfer, tout entier dans le paradis où il a introduit le bon larron."
Conclusion
:
On a noté dans la première Partie que les noms masculins se rapportent à l'hypostase ou personne ; les noms neutres à la nature. A la mort du Christ, si son âme fut séparée de son corps, ni son âme ni son corps ne furent pourtant séparés de la personne du Fils de Dieu, nous l'avons montré plus haut. C'est pourquoi, pendant les trois jours de sa mort, le Christ fut tout entier dans le sépulcre, car toute sa personne s'y trouva par le corps qui lui était uni. Et, pareillement, il fut tout entier dans les enfers, car toute sa personne s'y trouva en raison de l'âme qu'il s'était unie. De même aussi le Christ était tout entier partout, en raison de sa nature divine.
Solutions
:
1. Le corps du Christ, qui
était alors dans le sépulcre, n'était pas une composante de sa personne
incréée, mais de la nature qu'il avait assumée. Aussi, que le corps du Christ
n'ait pas été dans les enfers, cela n'exclut pas que le Christ y était tout
entier, mais cela prouve que tout ce qui appartient à la nature humaine ne s'y
trouvait pas.
2. La totalité de la nature
humaine est constituée par l'union de l'âme et du corps ; mais non la totalité
de la personne divine. Aussi, quand l'union de l'âme et du corps a été rompue
par la mort, le Christ est-il demeuré tout entier, mais la nature humaine n'est
pas restée dans sa totalité.
3. La personne du Christ
est tout entière dans chaque lieu, mais elle n'y est pas totalement ; car elle
n'est circonscrite par aucun lieu. Même tous les lieux pris ensemble ne peuvent
pas enfermer son immensité. Mais c'est bien plutôt la personne du Christ
elle-même qui, par son immensité, enferme toutes choses. Il n'y a que les
réalités qui sont corporellement dans leur lieu et qui sont circonscrites par
lui, dont on puisse dire que, si elles sont tout entières quelque part, aucune
de leurs parties ne se trouve ailleurs. Or, tel n'est pas le cas de Dieu. Aussi
S. Augustin affirme-t-il ; " Ce n'est pas en raison de la diversité des
temps ou des lieux que nous disons le Christ tout entier partout, comme si
maintenant il était tout entier ici, et ensuite tout entier autre part ; mais
il est tout entier partout et toujours."
Objections
:
1. Si le Christ est
descendu aux enfers, ce fut pour libérer les hommes. Or, cette libération s'est
faite aussitôt, dans sa descente même. k( Il est facile de
relever subitement le pauvre en présence de Dieu", dit l'Ecclésiastique
(11, 22 Vg). Il semble donc que le Christ n'a pas prolongé son séjour dans les
enfers.
2. S. Augustin s'écrie :
"Sans aucun retard, au commandement du Seigneur et Sauveur, tous les
verrous de fer se sont brisés." Aussi est-il dit, à l'adresse des anges
qui accompagnaient le Christ : "Enlevez vos portes, ô princes " (Ps
24, 7). Or, le Christ est descendu pour briser les verrous des enfers. Le
Christ n'a donc pas séjourné dans les enfers.
3. S. Luc (23, 43) rapporte que le Christ sur la croix a annoncé au bon larron : "Aujourd'hui, tu seras avec moi dans le paradis." Il est donc clair que le Christ fut dans le paradis le jour même. Or, ce ne fut pas avec son corps, qui avait été mis au tombeau, mais avec son âme, qui était descendue dans les enfers. Il semble ainsi que le Christ ne séjourna pas dans les enfers.
Cependant : S. Pierre dit (Ac 2, 24) " Dieu l'a ressuscité, en brisant les douleurs de l'enfer, parce qu'il était impossible qu'il y soit retenu." Il semble donc que le Christ a demeuré dans les enfers jusqu'à l'heure de la résurrection.
Conclusion
:
Pour prendre sur lui nos peines, le Christ a voulu que son corps soit déposé dans le sépulcre, et aussi que son âme descende aux enfers. Or, son corps est demeuré dans le sépulcre pendant un jour entier et deux nuits, afin de prouver la réalité de sa mort. Par conséquent, il faut croire que son âme a demeuré dans les enfers juste aussi longtemps, afin que simultanément son âme soit tirée des enfers et son corps du tombeau.
Solutions
:
1. En descendant aux
enfers, le Christ a délivré aussitôt les saints qui s'y trouvaient ; à la
vérité, il ne les a pas emmenés immédiatement du lieu de l'enfer, mais il les a
illuminés de la lumière de sa gloire dans les enfers mêmes. Et pourtant il
convenait que son âme demeure dans les enfers aussi longtemps que son corps
restait dans le sépulcre.
2. Les verrous de l'enfer,
ce sont les obstacles qui empêchaient les saints patriarches de sortir des
enfers, en raison de la faute du premier père. Ces verrous, le Christ les a
brisés par la vertu de sa passion et de sa mort, aussitôt qu'il fut descendu
aux enfers. Toutefois, il a voulu y demeurer quelque temps, pour le motif que
venons de dire.
3. La parole du Seigneur au
bon larron est à entendre non du paradis terrestre et corporel, mais du paradis
spirituel, où se trouvent tous ceux qui jouissent de la gloire divine. Aussi le
bon larron, en ce qui concerne le lieu, est-il descendu aux enfers avec le
Christ, afin d'être avec lui, ainsi qu'il lui avait été promis : "Tu seras
avec moi dans le paradis." Toutefois, en ce qui regarde la récompense, il
fut au paradis, car il jouissait là de la divinité du Christ, comme les autres
saints.
Objections
:
1. S. Augustin écrit :
"Chez les justes qui étaient dans le sein d'Abraham, je n'ai pas encore
trouvé quel bienfait le Christ leur aurait apporté en descendant aux enfers ;
car je ne vois pas qu'il se soit jamais retiré d'eux quant à la présence béatifiante
de sa divinité." Or, il leur aurait apporté un grand bienfait, s'il les
avait délivrés des enfers.
2. Personne n'est retenu dans les enfers sinon pour un péché. Or, durant leur vie, les saints patriarches avaient été justifiés de leur péché par la foi au Christ. Ils n'avaient donc pas besoin d'être libérés par la descente du Christ aux enfers. 3. Si l'on écarte la cause, on supprime l'effet. Mais la cause de la descente aux enfers est le péché, qui avait été écarté, nous l'avons dit, par la passion du Christ. Les saints patriarches n'ont donc pas été ramenés des enfers par le Christ qui y était descendu.
Cependant : S. Augustin dit que lorsque le Christ est descendu aux enfers, " il en a brisé la porte et les verrous de fer, et il a délivré tous les justes qui s'y trouvaient enchaînés par le péché originel".
Conclusion
:
On vient de le dire lors de sa descente aux enfers, le Christ a agi en vertu de sa passion. Par sa passion, il a libéré le genre humain non seulement du péché, mais aussi de l'obligation de la peine, nous l'avons montré plus haut. Les hommes étaient astreints à l'obligation de la peine d'une double manière : 1° à cause du péché actuel, que chacun commet personnellement ; 2° à cause du péché de toute la nature humaine, qui, dit S. Paul (Rm 5, 12), passe du premier père chez tous les hommes, par voie d'origine. La peine de ce péché originel, c'est la mort corporelle et la perte de la vie de gloire, comme on le voit dans la Genèse (2, 17 ; 3, 3) ; car l'homme que Dieu avait menacé de mort, s'il venait à pécher, il l'a chassé du paradis après le péché. Et c'est pourquoi, en descendant aux enfers, le Christ, par la vertu de sa passion, a délivré les saints de cette contrainte en raison de laquelle ils étaient exclus de la vie de gloire, de sorte qu'ils ne pouvaient voir Dieu par essence, ce qui constitue la parfaite béatitude de l'homme, comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie. Or, les saints patriarches étaient retenus dans les enfers parce que l'entrée dans la vie de gloire ne leur était pas ouverte à cause du péché du premier père. Et ainsi, en descendant aux enfers, le Christ en a délivré les saints patriarches. C'est ce qu'avait dit le prophète Zacharie (9, 11 Vg) : "Toi, c'est dans le sang de ton alliance, que tu as retiré les captifs de la fosse sans eau." Et S. Paul écrit (Col 2, 15) : "Dépouillant les principautés et les puissances, le Christ les a emmenées." La Glose commente en disant que " le Christ a dépouillé les principautés et les puissances de l'enfer, et, ayant enlevé Abraham, Isaac, Jacob et les autres justes, les a emmenés au ciel loin de ce royaume de ténèbres".
Solutions
:
1. Dans le texte cité, S. Augustin s'élève contre ceux qui croyaient que, avant la venue du Christ, les anciens justes avaient été soumis dans les enfers à des peines douloureuses. Aussi un peu auparavant avait-il écrit : "Certains prétendent qu'aux anciens justes avait été aussi concédé le bienfait d'être délivrés des douleurs, lorsque le Seigneur était venu dans les enfers. Mais, comment entendre qu'Abraham, dans le sein duquel le saint pauvre Lazare avait été reçu, aurait subi ces douleurs, moi je ne le vois pas." Voilà pourquoi, quand S. Augustin ajoute ensuite " qu'il n'a pas encore trouvé quel bienfait la descente du Christ aux enfers avait pu apporter aux anciens justes", il faut l'entendre d'une délivrance de peines douloureuses.
Toutefois, le Christ leur a procuré
l'acquisition de la gloire et, par conséquent, les a délivrés de la douleur
qu'ils ressentaient de la voir retardée. Cependant, l'espoir qu'ils avaient de
posséder cette gloire leur donnait une grande joie, d'après cette parole en S.
Jean (3, 56) : "Abraham, votre père, exulta à la pensée de voir mon
jour." Et voilà pourquoi S. Augustin continue : "je ne vois pas qu'il
se soit jamais retiré d'eux quant à la présence bienfaisante de sa divinité
" ; avant l'arrivée du Christ, en effet, ils étaient bienheureux en
espérance, quoique sans l'être parfaitement en réalité.
2. Durant leur vie, les
saints patriarches ont été libérés, par la foi au Christ, de tout péché, aussi
bien originel qu'actuel ; ils ont été libérés aussi de l'obligation à la peine
due pour leurs péchés actuels, mais non de la peine due pour le péché originel,
qui les excluait de la gloire, tant que n'était pas acquitté le prix de la
rédemption humaine. Pareillement, maintenant, les fidèles du Christ sont
délivrés, par le baptême, de la peine due pour leurs péchés actuels ; quant à
la peine due pour le péché originel, ils ne sont plus condamnés à être exclus
de la gloire, mais ils demeurent pourtant encore soumis à la nécessité de
mourir d'une mort corporelle, car ils sont renouvelés selon l'esprit, mais pas
encore selon la chair, selon le mot de S. Paul (Rm 8, 10) : "Le corps est
mort, à cause du péché ; mais l'esprit est vivant, à cause de la
justification."
3. Aussitôt que le Christ
eut subi la mort, son âme descendit aux enfers et communiqua le fruit de sa
passion aux saints qui y étaient enfermés. Cependant, ils ne sont pas sortis de
ce lieu tant que le Christ est demeuré dans les enfers, car la présence même du
Christ les comblait de gloire.
Objections
:
1. Isaïe écrit (24, 22) :
"Ils seront réunis en groupe dans la fosse et enfermés là dans une prison
; après de nombreux jours, ils seront visités." Comme l'explique S. Jérôme
, Isaïe parle ici des damnés qui ont adoré " la milice du ciel". Il
semble donc que, lorsque le Christ est descendu aux enfers, même les damnés ont
été visités. Ce qui devait être pour leur libération.
2. Ce texte de Zacharie (3,
11 Vg) : "Toi, c'est dans le sang de ton alliance que tu as retiré les
captifs de la fosse sans eau", la Glose le commente ainsi : "Tu as
délivré ceux qui étaient tenus captifs dans les prisons où aucune miséricorde ne
les rafraîchissait, cette miséricorde à laquelle faisait appel le riche de
l'Évangile." Or, seuls les damnés sont enfermés dans les prisons sans
aucune miséricorde. Donc le Christ en a délivré quelques-uns de l'enfer.
3. La puissance du Christ n'est pas moindre dans l'enfer qu'en ce monde ; car, de part et d'autre, le Christ a opéré par la puissance de sa divinité. Or, dans ce monde, il a délivré certains hommes de toutes sortes d'état. Donc, dans l'enfer aussi, il a libéré certains hommes de la damnation.
Cependant : il est dit dans Osée (13, 14) : "je serai ta mort, ô mort, ta destruction, ô enfer! " La Glose ajoute : "En emmenant les élus et en y laissant les réprouvés." Or, seuls, les réprouvés sont dans l'enfer des damnés. Donc, par la descente du Christ aux enfers, personne n'a été libéré de l'enfer des damnés.
Conclusion
:
On vient de le voir, en descendant aux enfers, le Christ a opéré en vertu de sa passion.
Aussi sa descente aux enfers n'a-t-elle apporté le fruit de la délivrance qu'à ceux qui avaient été unis à la passion du Christ par la foi jointe à la charité, qui en est la forme et qui enlève les péchés. Or, ceux qui se trouvaient dans l'enfer des damnés ou bien n'avaient possédé la foi d'aucune manière, comme les infidèles, ou bien, s'ils avaient possédé la foi, n'avaient eu aucune conformité avec la charité du Christ souffrant. Ils n'avaient donc pas été purifiés de leurs péchés. Telle est la raison pour laquelle la descente du Christ aux enfers ne leur a pas apporté la délivrance de leur obligation à la peine de l'enfer.
Solutions
:
1. Lors de la descente du Christ aux enfers, tous ceux qui se trouvaient dans quelque partie de l'enfer ont été d'une certaine façon visités ; les uns pour leur consolation et leur délivrance ; les autres pour leur condamnation et leur confusion ; ceux-ci sont les damnés. Aussi Isaïe ajoute-t-il dans le texte cité (24, 23) : "La lune rougira et le soleil sera confondu."
On peut aussi rapporter ce texte
d'Isaïe à la visite que recevront les damnés au jour du jugement, non pour être
délivrés, mais pour être condamnés davantage encore, selon le mot de Sophonie
(1, 12)." je visiterai les hommes qui croupissent sur leurs ordures."
2. Le commentaire de la
Glose : "Là, aucune miséricorde ne les rafraîchissait", doit s'entendre
du rafraîchissement que donne la délivrance parfaite ; car les saints
patriarches ne pouvaient être délivrés de ces prisons de l'enfer avant
l'arrivée du Christ.
3. Ce ne fut pas à cause de
l'impuissance du Christ que des âmes n'ont pas été délivrées de chacun des
états où elles pouvaient se trouver dans les enfers, comme des hommes ont été
délivrés de chacun des états où ils se trouvaient en ce monde ; mais ce fut à
cause de la différence de leurs conditions. Car les hommes, tant qu'ils vivent,
peuvent se convertir à la foi et à la charité, étant donné que durant cette vie
ils ne sont pas confirmés dans le bien ou dans le mal comme ils le seront après
leur sortie de ce monde.
Objections
:
1. Les enfants morts avec
le péché originel n'étaient détenus dans les enfers que pour ce péché originel.
De même que les anciens patriarches. Mais on vient de voir que ceux-ci ont été
libérés des enfers par le Christ. Donc pareillement les enfants.
2. S. Paul écrit (Rm 5, 15)
: "Si, par la faute d'un seul, beaucoup sont morts, à plus forte raison la
grâce de Dieu et ses dons ont-ils abondé en un plus grand nombre dans la grâce
d'un seul homme : Jésus Christ." Or, c'est à cause du péché du premier
père que les enfants morts avec le seul péché originel sont détenus dans les
enfers. Donc, à plus forte raison, ont-il été délivrés par la grâce du Christ.
3. De même que le baptême agit en vertu de la passion, de même la descente du Christ aux enfers, comme il est clair par ce que l'on vient de dire. Or, par le baptême, les enfants sont délivrés du péché originel et de l'enfer. Donc, pareillement, ils sont délivrés par la descente du Christ aux enfers.
Cependant : l'Apôtre écrit (Rm 3, 25) : "Dieu a exposé le Christ comme instrument de propitiation par la foi en son sang." Or, les enfants qui étaient morts avec le seul péché originel n'avaient participé d'aucune manière à la foi dans le Christ. Ils n'ont donc pas perçu le fruit de la propitiation du Christ, en vue d'être délivrés par lui de l'enfer.
Conclusion
:
La descente du Christ aux enfers n'a apporté la délivrance qu'à ceux qui étaient unis par la foi et la charité à sa passion ; c'est en effet par elle seulement que la descente du Christ était libératrice. Or, les enfants qui étaient morts avec le péché originel n'étaient nullement unis à la passion du Christ par la foi et par l'amour. La foi, ils n'avaient pu l'avoir en propre, puisqu'ils n'avaient pas eu l'usage de leur libre arbitre ; et ils n'avaient pas non plus été purifiés du péché originel par la foi de leurs parents, ni par quelque sacrement de la foi. C'est pour cela que la descente du Christ aux enfers n'a pas délivré les enfants qui s'y trouvaient.
D'ailleurs, si les saints patriarches ont été délivrés des enfers, c'est qu'ils ont été admis à la gloire de la vision divine. Or, à cette gloire personne ne peut parvenir que par la grâce, d'après S. Paul (Rm 6, 23) : "La vie éternelle est une grâce de Dieu." Puisque les enfants morts avec le péché originel, n'ont pas reçu la grâce, ils n'ont pas été libérés des enfers.
Solutions
:
1. Si les saints
patriarches encouraient encore la contrainte du péché originel en tant qu'elle
concerne la nature humaine, cependant par la foi au Christ ils avaient été
délivrés de toute souillure du péché. Aussi étaient-ils capables de cette
délivrance que le Christ a apportée en descendant aux enfers. Mais, on vient de
le montrer, il n'en était pas de même pour les enfants.
2. Lorsque l'Apôtre écrit
que " la grâce de Dieu a abondé en un plus grand nombre", ce plus
grand nombre ne doit pas, être pris comparativement, comme si les hommes sauvés
par la grâce du Christ étaient plus nombreux que les hommes damnés par le péché
d'Adam ; mais il faut l'entendre d'une manière absolue, comme si S. Paul disait
que la grâce d'un seul, le Christ, a abondé en beaucoup d'hommes, de même que
le péché d'un seul, Adam, est parvenu a beaucoup d'hommes aussi. Or le péché
d'Adam a atteint seulement ceux qui étaient nés d'Adam d'une manière charnelle
et par voie séminale. Pareillement, la grâce du Christ parvient seulement à
ceux qui sont devenus ses membres par une régénération spirituelle. Ce qui
n'est pas le cas des enfants morts avec le péché originel.
3. Le baptême est conféré
en cette vie, où l'on peut passer de la faute à la grâce ; mais la descente du
Christ aux enfers n'eut d'effet sur les âmes que dans l'au-delà, où un tel
passage à la grâce n'est plus possible. Aussi les enfants sont-ils libérés du
péché originel par le baptême, mais non par la descente du Christ aux enfers.
Objections
:
1. S. Augustin écrit :
"Des témoignages évidents mentionnent l'enfer avec ses douleurs ; il n'y a
aucun motif de croire que le Sauveur y soit venu, sinon pour délivrer de ces
douleurs. Mais a-t-il délivré tous ceux qu'il y a trouvés, ou seulement ceux
qu'il a jugé dignes de cette faveur, je le cherche encore. Il est pourtant
indubitable que le Christ est venu dans les enfers et qu'il a octroyé le
bienfait de la délivrance à ceux qui s'y trouvaient dans les douleurs."
Or, ainsi qu'on l'a vu il n'a pas accordé ce bienfait aux damnés. En
dehors d'eux, il n'y a, pour souffrir ces peines, que ceux qui sont au
purgatoire. Donc le Christ a délivré les âmes du purgatoire.
2. La présence du Christ
n'aurait pas eu moins d'effet que ses sacrements. Or, par les sacrements du
Christ, les âmes sont délivrées du purgatoire ; surtout par le sacrement de
l'eucharistie, on le montrera plus loin. Donc à plus forte raison, par la
présence même du Christ qui était descendu aux enfers, les âmes ont été
délivrées du purgatoire.
3. Tous ceux qu'il a guéris en cette vie, le Christ les a guéris totalement, ainsi que l'écrit S. Augustin. Le Seigneur lui-même le dit aussi (Jn 7, 23) : "J'ai sauvé totalement cet homme le jour du sabbat." Or, ceux qui se trouvaient dans le purgatoire, le Christ les a délivrés de l'obligation à la peine du dam, qui les excluait de la gloire. Il les a donc aussi libérés de la peine du purgatoire.
Cependant : S. Grégoire écrit : "Après avoir franchi les portes de l'enfer, notre Créateur et Rédempteur en a ramené les âmes des élus ; il ne souffre donc pas que nous allions dans les lieux où il est déjà descendu, pour libérer d'autres âmes." Or, il souffre que nous allions dans le purgatoire. En descendant dans les enfers, il n'a donc pas délivré les âmes du purgatoire.
Conclusion
:
Nous l'avons déjà dit à plusieurs reprises. la descente du Christ aux enfers a produit la délivrance en vertu de sa passion. Or, cette passion ne possède pas une vertu temporaire et transitoire, mais une vertu éternelle : "Par une seule oblation, il a parfait pour toujours les sanctifiés " (He 10, 14). Et ainsi, il est clair que la passion du Christ n'a pas eu alors plus d'efficacité qu'elle n'en a maintenant. Voilà pourquoi ceux qui étaient à ce moment dans l'état où sont maintenant les âmes du purgatoire n'ont pas été délivrés du purgatoire par la descente du Christ aux enfers. Si, toutefois, certaines âmes se sont alors trouvées dans la condition où sont actuellement les âmes qui sont délivrées du purgatoire, rien ne s'oppose à ce qu'elles aient été libérées du purgatoire par la descente du Christ aux enfers.
Solutions
:
1. Du texte de S. Augustin
on ne peut conclure que tous ceux qui se trouvaient dans le purgatoire en ont
été délivrés, mais que cette faveur a été octroyée à quelques-uns d'entre eux,
c'est-à-dire à ceux qui étaient déjà suffisamment purifiés, ou même à ceux qui
avaient mérité durant leur vie, par leur foi et leur dévotion à la mort du
Christ, d'être libérés de la peine temporelle du purgatoire, lorsque le Christ
descendrait aux enfers.
2. La vertu du Christ agit
dans les sacrements par mode de guérison et d'expiation. Le sacrement de
l'eucharistie libère donc l'homme du purgatoire autant qu'elle est un sacrifice
satisfactoire pour le péché. Or, la descente du Christ aux enfers n'a pas été
satisfactoire. Elle agissait pourtant en vertu de la passion, qui, a été
satisfactoire, ainsi qu'on l'a vu plus haut ; mais la passion n'était elle-même
satisfactoire qu'en général ; sa vertu devait être appliquée aux hommes par des
moyens particuliers et spéciaux à chacun d'entre eux. Il n'était donc pas
nécessaire que la descente du Christ aux enfers les libère tous du purgatoire.
3. Les faiblesses, dont le Christ guérissait simultanément les hommes en cette vie, étaient personnelles et propres à chacun d'eux. Mais l'exclusion de la gloire de Dieu était une déficience générale qui atteignait toute la nature humaine. Aussi rien n'empêche que ceux qui étaient dans le purgatoire aient été délivrés par le Christ de cette peine qu'est l'exclusion de la gloire, sans être libérés de l'obligation à la peine du purgatoire, qui est personnelle à chacun. Les saints patriarches, au contraire, ont été libérés, avant l'arrivée du Christ, de leurs peines personnelles, mais non de la peine commune, comme on l'a dit plus haut.
L'EXALTATION DU
CHRIST
1. Sa résurrection (Q. 53-56). - II. Son ascension (Q. 57). - III. Sa session à la droite du Père (Q. 58). - IV. Son pouvoir judiciaire (Q. 59).
SA RÉSURRECTION
L'étude de la résurrection considérera : 1° La résurrection en elle-même. (Q. 53) - 2° Les qualités du Christ ressuscité (Q. 54). - 3° La manifestation de la résurrection (Q. 55). - 4° La causalité de la résurrection (Q. 56).
1. Sa nécessité. - 2. Au troisième jour. - 3. Dans quel
ordre elle s'est accomplie. - 4. Sa cause.
Objections :
1. S. Jean
Damascène écrit : "Pour un être vivant, la résurrection c'est le fait de
se relever quand son corps s'était dissous ou était tombé." Or. le Christ
n'est pas tombé par le péché, ni son corps ne s'est dissous, on vient de le
montrer. Il ne lui convient donc pas
au sens propre de ressusciter.
2. Ressusciter,
c'est être promu à un état plus élevé. Car c'est surgir, et surgir implique un
mouvement vers le haut. Or, le corps du Christ, après la mort, est demeuré uni
à la divinité, et il ne pouvait pas monter plus haut. Il ne lui convenait donc
pas de ressusciter.
3. Tout ce qui touche l'humanité du Christ est ordonné à notre salut. Or, la passion du Christ suffisait pleinement à notre salut, puisque par elle nous sommes délivrés de la peine et de la faute, on l'a montré. Il n'était donc pas nécessaire que le Christ ressuscite d'entre les morts.
Cependant : on lit dans S. Luc (24, 46) : "Il fallait que le Christ souffre et ressuscite d'entre les morts."
Réponse :
Qu'il ait été nécessaire que le Christ ressuscite, on peut en donner cinq raisons :
1° La glorification de la justice divine. Il lui convient en effet d'exalter ceux qui s'humilient à cause de Dieu, d'après S. Luc (1, 52) : "Il a déposé les puissants de leur trône, et il a élevé les humbles." Le Christ s'étant humilié jusqu'à la mort de la croix par charité et par obéissance à Dieu, il fallait que Dieu l'exalte jusqu'à la résurrection glorieuse. C'est en sa personne que le Psalmiste dit (139, 2) : "Tu as connu", c'est-à-dire tu as approuvé, " ma chute", c'est-à-dire mon humiliation et ma passion, " et aussi ma résurrection", c'est-à-dire ma glorification dans la résurrection : ces explications du Psaume sont de la Glose.
2° L'instruction de notre foi. Par la résurrection notre foi en la divinité du Christ se trouve confirmée car, dit S. Paul (2 Co 13,4) : "Quoiqu'il ait été crucifié en raison de sa faiblesse, il vit cependant par la vertu de Dieu." Aussi dit-il encore (1 Co 15, 14) : "Si le Christ n'est pas ressuscité, vaine est notre prédication, vaine aussi notre foi." Et le Psalmiste (30, 10) affirme : "Quelle utilité y a-t-il dans mon sang", c'est-à-dire dans l'effusion de mon sang, " tandis que je descends", comme par une échelle de malheurs, " dans la corruption ?". Comme s'il disait : Il n'y a aucune utilité." Si, en effet, je ne ressuscite pas aussitôt et que mon corps se corrompe, explique la Glose, je ne l'annoncerai à personne, je ne gagnerai personne."
3° Le relèvement de notre espérance. En voyant ressusciter le Christ, qui est notre tête, nous espérons ressusciter nous aussi. Aussi est-il écrit (1 Co 15, 12) : "Si l'on prêche que le Christ est ressuscité, comment certains parmi vous disent-ils qu'il n'y a pas de résurrection des morts ? " Et Job (19, 25) assurait : "je sais", par la certitude de la foi, " que mon Rédempteur", le Christ, " est vivant", ressuscité d'entre les morts ; aussi " au dernier jour me lèverai-je de terre ; telle est l'espérance qui est fixée dans mon coeur".
4° La formation morale des fidèles. S. Paul écrit (Rm 6, 4) - " Le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père ; de même, nous, marchons dans une vie renouvelée." Et il ajoute : "Le Christ ressuscité des morts ne meurt plus ; de même vous, croyez que vous êtes morts au péché et vivants pour Dieu."
5° L'achèvement de notre salut. Si en mourant il a supporté les maux afin de nous en délivrer, en ressuscitant il a été glorifié afin de nous pousser vers le bien, suivant cette parole (Rm 4, 25) : "Il s'est livré pour nos péchés, et il a ressuscité pour notre justification."
Solutions :
1. Le Christ n'est pas tombé par le péché, et pourtant il est tombé par la mort ; car, si le péché est une chute par rapport à la justice, la mort en est une par rapport à la vie. Aussi peut-on considérer comme dit par le Christ cette parole de Michée (7, 8) : "Ne te réjouis pas à mon sujet, ô mon ennemie, parce que je suis tombé ; car je me relèverai."
De même aussi le
corps du Christ ne s'est pas dissous comme s'il avait été réduit en poussière ;
cependant on peut appeler dissolution la séparation de l'âme et du corps.
2. La
divinité était unie à la chair du Christ, après sa mort, d'une union
personnelle ; elle ne l'était pas d'une union de nature, selon laquelle l'âme
est unie au corps comme une forme afin de constituer la nature humaine. Voilà
pourquoi, en s'unissant de nouveau à l'âme, le corps du Christ a été promu a un
état plus élevé dans l'ordre de la nature, mais non pas plus élevé dans l'ordre
de la personne.
3. La passion
du Christ a accompli notre salut, à proprement parler, en écartant les maux qui
s'y opposaient ; mais la résurrection l'a accompli en ouvrant la série des
biens dont elle est le modèle.
Objections :
1. Les
membres doivent se conformer à leur tête. Or nous, qui sommes les membres du
Christ, nous ne ressuscitons pas le troisième jour après notre mort, mais notre
résurrection est retardée jusqu'à la fin du monde. Il semble donc que le Christ,
notre tête, n'aurait pas dû ressusciter le troisième jour, mais que sa
résurrection aurait dû être retardée jusqu'à la fin du monde.
2. S. Pierre
dit (Ac 2, 24) : "Il était impossible que le Christ fût détenu par l'enfer
" et par la mort. C'est donc le jour même de sa mort que le Christ aurait
dû ressusciter, et non le troisième jour. D'autant plus que la Glose citée à
l'article précédent remarque : "Il n'y aurait eu aucune utilité dans
l'effusion du sang du Christ, s'il n'était ressuscité aussitôt."
3. Le jour commence au lever du soleil, dont la présence cause le jour. Or, le Christ est ressuscité avant le lever du soleil. On lit, en effet, en S. Jean (20, 1) : "Le premier jour après le sabbat, Marie-Madeleine vint le matin au tombeau, alors qu'il faisait encore sombre." Et pourtant, le Christ était déjà ressuscité, car S. Jean ajoute : "Et elle vit la pierre roulée de devant le tombeau." Le Christ n'est donc pas ressuscité le troisième jour.
Cependant : il est prédit en S. Matthieu (20, 19) : "Ils livreront le Fils de l'homme aux païens afin de le bafouer, de le flageller et de le crucifier, et il ressuscitera le troisième jour."
Réponse :
On vient de le dire, la résurrection du Christ était nécessaire à l'instruction de notre foi.
Or, notre foi porte sur la divinité et sur l'humanité du Christ ; comme nous l'avons montré il ne suffit pas de croire à l'une sans croire à l'autre. C'est pourquoi, afin de confirmer la foi en la réalité de la divinité du Christ, il a fallu qu'il ressuscite promptement, et que sa résurrection ne soit pas différée jusqu'à la fin du monde. D'autre part, afin de confirmer la foi en la réalité de son humanité et de sa mort, il était nécessaire qu'il y ait un intervalle de temps entre la mort et la résurrection. Si, en effet, il avait ressuscité aussitôt après sa mort, il aurait pu sembler que sa mort n'était pas réelle, et que, par conséquent, sa résurrection ne l'était pas non plus. Or, pour manifester la réalité de la mort du Christ, il suffisait que sa résurrection soit retardée jusqu'au troisième jour ; il n'est pas possible, en effet, que durant ce laps de temps un homme qui paraît mort continue à vivre sans donner des signes de vie.
Le fait que le Christ est ressuscité le troisième jour souligne aussi la perfection du nombre trois ; c'est le nombre de toute réalité, puisqu'" il a un commencement, un milieu et une fin", selon Aristote.
Ce fait offre aussi un autre symbolisme : par son unique mort corporelle, qui a été lumière en raison de la justice, le Christ a détruit nos deux morts, celle du corps et celle de l'âme, qui sont ténébreuses en raison du péché ; et c'est pourquoi le Christ est demeuré dans la mort pendant un jour entier et deux nuits, remarque S. Augustin Ce fait montre encore que par la résurrection du Christ une troisième période commençait. La première s'était déroulée avant la loi, la seconde se place sous la réalité de la foi, le troisième allait se dérouler sous la grâce.
Avec la résurrection du Christ a commencé aussi une troisième époque pour les saints. La première se situait sous les figures de la loi, la seconde sous la réalité de la foi, la troisième se placera dans l'éternité de la gloire, que le Christ a inaugurée en ressuscitant.
Solutions :
1. La tête et
les membres sont conformes en nature, mais non en puissance ; car la puissance
de la tête est plus forte que celle des membres. Aussi, pour démontrer
l'excellence de la puissance du Christ, convenait-il que le Christ ressuscite
le troisième jour, tandis que notre résurrection est retardée jusqu'à la fin du
monde.
2. Toute
détention implique une violence. Or, le Christ n'était nullement détenu par la
mort, mais il restait " libre parmi les morts". S'il est demeuré
quelque temps dans la mort, ce ne fut donc pas comme un détenu, mais de son
plein gré, aussi longtemps qu'il le jugea nécessaire à l'instruction de notre
foi. Or, ce qui se fait après un bref intervalle est dit se produire tout de
suite.
3. On l'a remarqué plus haut le Christ est ressuscité au point du jour, quand la lumière commence à paraître, afin de symboliser que par sa résurrection il nous introduisait à la lumière de la gloire ; pareillement, il est mort lorsque le jour s'approchait du soir et des ténèbres, afin de montrer que par sa mort il détruisait les ténèbres de la faute et de la peine. On dit toutefois qu'il a ressuscité le troisième jour, en prenant le mot " jour " dans le sens de jour naturel comprenant un es ace de vingt-quatre heures. D'après S. Augustin," la nuit jusqu'au matin où la résurrection du Seigneur s'est manifestée appartient au troisième jour. Dieu a dit en effet : "Que la lumière sorte des ténèbres", afin que la grâce du Nouveau Testament et par la participation à la résurrection du Christ nous comprenions le sens de cette parole (Ep 5, 8) : "Vous avez été jadis ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur." Par là il nous suggère en quelque sorte que le jour tire de la nuit son commencement. Les premiers jours du monde étaient comptés de la lumière à la nuit, à cause de la future chute de l'homme ; mais les trois jours du tombeau sont comptés des ténèbres à la lumière, à cause de la restauration de l'homme."
Et ainsi il est
clair que, même si le Christ avait ressuscité au milieu de la nuit, on pourrait
dire encore qu'il a ressuscité le troisième jour, en l'entendant du jour
naturel. Mais, étant donné qu'il a ressuscité au point du jour, on peut dire
qu'il a ressuscité le troisième jour, même en le comprenant du jour solaire,
puisque déjà le soleil commençait à éclairer l'atmosphère. - Aussi S. Marc (16,
2) dit-il que les femmes vinrent au tombeau " lorsque le soleil était déjà
levé " ; ce qui ne contredit pas le mot de S. Jean : "Alors qu'il
faisait encore sombre " ; car, observe S. Augustin, " quand le jour
se lève, les ténèbres disparaissent peu à peu, à mesure que monte la lumière.
Quant à la précision de S. Marc : "Lorsque le soleil était déjà
levé", il ne faut pas l'entendre comme si le soleil lui-même avait déjà
paru au-dessus de l'horizon, mais comme près de se lever pour ces régions.
Objections :
1. Dans
l'Ancien Testament, Élie et Elisée ont ressuscité des morts. Comme l'affirme
l'épître aux Hébreux (11, 35) : "Des femmes ont retrouvé leurs morts
ressuscités par eux." Pareillement, le Christ avant sa passion a
ressuscité trois morts. Donc il n'est pas le premier des ressuscités.
2. Entre
autres miracles qui se sont produits lors de la passion du Christ, S. Matthieu
raconte (7, 52) : "Les tombeaux s'ouvrirent, et de nombreux corps de
saints qui étaient morts ressuscitèrent."
3. Par sa résurrection le Christ est cause de notre résurrection, comme par sa grâce il est cause de notre grâce, car il est dit en S. Jean (1, 16) : "De sa plénitude nous avons tous reçu." Or, avant le Christ, certains avaient reçu la grâce, par exemple les saints patriarches de l'Ancien Testament. Certains sont donc aussi parvenus à la résurrection corporelle avant le Christ.
Cependant : sur le texte (1 Co 15, 20) " Le Christ est ressuscité d'entre les morts, premier de ceux qui dorment", la Glose explique : "C'est lui qui est ressuscité en premier, comme il convenait à sa dignité."
Réponse :
La résurrection est le retour de la mort à la vie. Or, on peut être arraché à la mort de deux manières : 1° en commençant à mener sa vie dans les mêmes conditions que jadis, après avoir subi la mort : 2° en étant délivré non seulement de la mort, mais même de la nécessité, et, qui plus est, de la possibilité de mourir. Et telle est la vraie et parfaite résurrection ; car, aussi longtemps que l'on vit soumis à la nécessité de mourir, on demeure dominé en quelque façon par la mort : "Le corps est mort à cause du péché " (Rm 8, 10). De même, pouvoir être, ce n'est être que d'une manière relative, c'est-à-dire en puissance. Par où il est clair que la résurrection en vertu de laquelle on est arraché seulement à la mort actuelle est une résurrection imparfaite.
Ainsi donc, si l'on parle de résurrection parfaite, le Christ est le premier des ressuscités ; car, en ressuscitant, lui-même est parvenu le premier à la vie pleinement immortelle, selon l'épître aux Romains (6, 9) : "Le Christ, ressuscité des morts, ne meurt plus." Mais, si l'on parle de résurrection imparfaite, certains autres ont ressuscité avant le Christ, afin de montrer à l'avance, comme dans un symbole, sa résurrection à lui.
Solutions :
1. Par là se
trouve résolue la première objection ; car ceux qui ont été ressuscités dans
l'Ancien Testament, ou ceux qui ont été ressuscités par le Christ sont revenus
à la vie, mais pour mourir de nouveau.
2. Au sujet de ceux qui ont ressuscité avec le Christ, on constate une double opinion. Certains affirment qu'ils sont revenus à la vie pour ne plus mourir ; ce leur eût été en effet un plus grand tourment de mourir une seconde fois que de ne pas ressusciter. En ce sens, il faut entendre avec S. Jérôme, qu'" ils ne ressuscitèrent pas avant la résurrection du Seigneur". Aussi l'Évangéliste écrit-il : "Ils sortirent de leurs tombeaux après la résurrection du Christ et vinrent dans la cité sainte, où ils apparurent à beaucoup."
Mais, en citant cette opinion, S. Augustin remarque : "je sais que, d'après certains, lors de la mort du Christ Seigneur, la résurrection telle qu'elle nous est promise pour la fin aurait déjà été accordée à quelques justes. Pourtant, si ces justes ne se sont pas de nouveau endormis en laissant une seconde fois leurs corps, comment comprendre que le Christ soit le premier-né d'entre les morts, puisqu'un si grand nombre l'ont précédé dans cette résurrection ? On répondra peut-être que l'Évangéliste parle par anticipation : les tombeaux se seraient ouverts au moment du tremblement de terre, pendant que le Christ était suspendu à la croix, tandis que les corps des justes ne seraient pas ressuscités à cet instant, mais seulement après la résurrection du Christ. Il reste alors une difficulté : comment S. Pierre aurait-il pu affirmer devant les Juifs qu'il fallait appliquer non à David mais au Christ la prédiction que sa chair ne verrait pas la corruption, pour ce motif que le tombeau de David était encore parmi eux ? Les aurait-il convaincus, si le corps de David ne s'était plus trouvé dans le tombeau ? Car, même si David était ressuscité auparavant et peu de temps après sa mort, et que sa chair n'ait pas vu la corruption, son tombeau pouvait néanmoins subsister. Par ailleurs, il semble dur que David n'ait pas été parmi les justes ressuscités, si cette résurrection leur est déjà donnée pour l'éternité, puisque le Christ est acclamé comme descendant de David. En outre, comment soutenir ce que l'épître aux Hébreux (11, 40) dit des anciens justes : "Ils ne seront pas conduits sans nous à leur consommation finale", s'ils avaient déjà été établis dans l'incorruptibilité de la résurrection qui nous est promise pour la fin comme notre perfection dernière ? "
Ainsi donc, S.
Augustin semble être d'avis que les justes ont ressuscité pour mourir de
nouveau. De ce sentiment se rapproche ce qu'écrit S. Jérôme : "Comme
Lazare, beaucoup de corps de saints ont ressuscité pour prouver la résurrection
du Seigneur." Toutefois, ailleurs il laisse la chose en doute. En fin de
compte, les arguments de S. Augustin paraissent beaucoup plus efficaces.
3. Ce qui a
précédé l'arrivée du Christ fut une préparation à sa venue ; de même la grâce
est une disposition à la gloire. C'est pourquoi, tout ce qui appartient à la
gloire, soit de l'âme, comme la jouissance parfaite de Dieu, soit du corps,
comme la résurrection glorieuse, devait d'abord se produire dans le Christ,
auteur de la gloire. Mais il convenait que la grâce soit d'abord en ceux qui
étaient ordonnés au Christ.
Objections :
1. Lorsque
l'on est ressuscité par un autre, on ne saurait être la cause de sa
résurrection. Or le Christ a été ressuscité par Dieu, dit S. Pierre (Ac 2, 24)
: "Dieu l'a ressuscité, brisant les douleurs de l'enfer." Et S. Paul
(Rm 8, 11) : "Dieu qui a ressuscité Jésus Christ d'entre les morts rendra
aussi la vie à nos corps mortels."
2. On ne mérite pas et on ne demande pas à un autre ce dont on est soi-même la cause. Or, par sa passion, le Christ a mérité sa résurrection ; comme dit S. Augustin n, " l'humilité de la Passion mérite la gloire de la Résurrection". Lui-même a demandé aussi à son Père de le ressusciter : "Toi, Seigneur, s'écrie le Psalmiste (41, 11), aie pitié de moi et ressuscite-moi." Il n'a donc pas été cause de sa résurrection.
Cependant : le Seigneur dit (Jn 10, 17) : "Personne ne m’enlève la vie ; mais moi-même je la dépose et de nouveau je la prends." Or, ressusciter n’est pas autre chose que prendre de nouveau sa vie. Il semble donc que le Christ a ressuscité par sa propre vertu.
Réponse :
On l'a déjà noté, la mort n'a séparé la divinité ni de l'âme du Christ, ni de son corps. L'âme du Christ mort, aussi bien que son corps, peut donc être considérée à un double point de vue : ou au titre de la divinité, ou au titre de la nature créée elle-même. Au titre de la divinité qui lui était unie, le corps du Christ a repris l'âme qu'il avait déposée et son âme a repris le corps qu'elle avait quittée. Et c'est ce que S. Paul (2 Co 13, 4) déclare du Christ : "S'il a été crucifié en raison de l'infirmité de sa chair, le Christ vit par la vertu de Dieu."
Mais si nous considérons le corps et l'âme du Christ mort selon la vertu de la nature créée, ils ne pouvaient pas se réunir l'un à l'autre, mais il a fallu que le Christ soit ressuscité par Dieu.
Solutions :
1. La vertu
divine du Père et du Fils et leur action sont les mêmes ; ces deux propositions
s'impliquent l'une l'autre, que le Christ ait été ressuscité par la vertu du
Père, ou qu'il ait ressuscité par sa propre vertu.
2. C'est
comme homme et non comme Dieu que le Christ a demandé par la prière et mérité
sa résurrection.
3. Selon sa nature créée, le corps n'est pas plus puissant que l'âme du Christ ; il l'est pourtant selon la vertu divine. L'âme, à son tour, selon son union à la divinité, est plus puissante que le corps selon sa nature créée. Voilà pourquoi le corps et l'âme se sont repris mutuellement l'un l'autre selon la vertu divine, mais non selon la vertu de la nature créée.
1. Après la résurrection, le
Christ a-t-il eu un corps véritable ? - 2. Son corps était-il glorieux ? -3.
Est-il ressuscité avec l'intégrité de son corps ? -4. Les cicatrices que l'on
voyait sur son corps.
Objections
:
1. Un corps véritable ne
peut-être simultanément avec un autre dans le même lieu. Or, après la résurrection
le corps du Christ s'est trouvé simultanément avec un autre dans le même lieu,
car il est entré chez ses disciples " les portes étant fermées", dit
S. Jean (20, 26). Il semble donc qu'après la résurrection le Christ n'a pas eu
un corps véritable.
2. Un corps véritable ne peut disparaître à la vue de ceux qui le regardent, sauf s'il se corrompt. Or, d'après S. Luc (24, 31), " le corps du Christ a disparu aux yeux des disciples " qui le regardaient. 3. Tout véritable corps a un aspect déterminé. Or, le corps du Christ, d'après S. Marc (16, 12), a apparu aux. disciples " sous un autre aspect". Il semble donc que le Christ, après sa résurrection, n'a pas eu un corps humain véritable.
Cependant : d'après S. Luc (24, 37), lorsque le Christ apparut aux disciples, ceux-ci " furent troublés et effrayés, car ils croyaient voir un esprit", comme s'il n'avait pas un corps véritable, mais imaginaire. Pour écarter cette erreur, le Christ lui-même ajoute ensuite ; " Touchez et voyez ; car un esprit n'a ni chair, ni os, comme vous voyez que j'en ai." Le Christ n'a donc pas eu un corps imaginaire, mais un corps véritable.
Conclusion
:
Selon S. Jean Damascène, " ne se relève que ce qui est tombé". Or, le corps du Christ est tombé par la mort, parce que son âme qui était la perfection formelle du corps, en a été séparée. Il a donc fallu pour que la résurrection du Christ soit véritable, que le même corps soit de nouveau uni à la même âme. Et parce que la réalité de la nature du corps vient de sa forme, il s'ensuit que le corps du Christ, après la résurrection, a été un corps véritable et a eu la même nature que précédemment. Si le corps du Christ avait été imaginaire, sa résurrection n'aurait été qu'apparente et non pas réelle.
Solutions
:
1. Ce ne fut pas par un miracle, mais par suite des conditions de la gloire, comme le soutiennent certains, que le corps du Christ, après la résurrection, entra chez les disciples les portes étant closes, et se trouva simultanément avec un autre corps dans le même lieu. Était-ce en vertu d'une propriété qui lui était inhérente ? On en discutera plus loin, en traitant de la résurrection en général. Pour notre propos, il suffit de dire que ce n'est pas en raison de la nature du corps, mais plutôt en raison de la divinité qui lui était unie, que ce corps, tout en étant véritable, est entré chez les disciples les portes closes. Aussi S. Augustin rapporte-t-il que certains se demandent : "Si c'était un corps, si c'était le même corps qui avait été pendu à la croix et qui était ressuscité, comment a-t-il pu entrer portes closes ? " Et il répond : "Si vous comprenez comment, ce n'est plus un miracle. La foi commence là où la raison fait défaut " Ailleurs il écrit : "A la masse du corps où se trouvait la divinité les portes closes n'ont pas opposé d'obstacle. Car il put entrer sans les ouvrir, celui dont la naissance avait laissé inviolée la virginité de sa mère."
S. Grégoire exprime les mêmes
pensées dans son homélie pour l'octave de Pâques.
2. On l'a dit précédemment
le Christ est ressuscité à la vie immortelle de la gloire. Or, telle est la
condition du corps glorieux qu'il soit " spirituel " comme l'écrit S.
Paul (1 Co 15, 44) c'est-à-dire soumis à l'esprit. Pour que le corps soit
entièrement soumis à l'esprit, il est requis que toute action du corps soit
soumise à la volonté de l'esprit. D'après le Philosophe la vision s'explique
par l'action de l'objet visible sur la vue. C'est pourquoi quiconque a un corps
glorifié possède en son pouvoir d'être vu ou de ne pas être vu, à son gré. Ce
pouvoir, le Christ l'a eu non seulement par sa condition de corps glorieux,
mais aussi en vertu de sa divinité ; par cette divinité il peut se faire que
même les corps non glorieux échappent miraculeusement aux regards ; ce fut le
privilège de S. Barthélemy qui pouvait miraculeusement, à son gré, être vu ou
non." Donc, si le Christ disparut aux yeux des disciples, ce ne fut pas
parce que son corps fut détruit ou dissous en des éléments invisibles, mais
parce qu'il cessa, par la volonté du Christ, d'être vu, soit qu'il restât
présent, soit même qu'il se fût éloigné rapidement grâce à l'agilité, propriété
du corps glorieux.
3. Comme le remarque Sévérien " personne ne doit penser que le Christ, par sa résurrection, ait changé l'aspect de son visage". Ce qu'il faut entendre de ses traits ; car, dans le corps du Christ formé par le Saint-Esprit, il n'y avait rien de désordonné ou de difforme qui dût être rectifié à la résurrection. Pourtant, quand il ressuscita, le Christ reçut la gloire de la clarté. Aussi Sévérien ajoute-t-il : "Toutefois son aspect a changé, lorsque de mortel il est devenu immortel ; c’est-à-dire qu'il a acquis un visage de gloire, mais non qu'il a perdu la réalité de son visage."
Néanmoins, ce n'est pas sous son
aspect glorieux qu'il apparut à ses disciples. Mais, comme il était en son
pouvoir que son corps fût vu ou non, de même dépendait-il de sa volonté que son
aspect produisît dans les yeux de ceux qui le voyaient une forme glorieuse ou
non, ou même une forme intermédiaire, ou n'importe quelle autre forme. Il
suffit d'ailleurs d'une très légère modification que l'on change d'aspect aux
yeux de quelqu’un.
Objections
:
1. Les corps glorieux sont
brillants." Les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur
Père " (Mt 13, 43). Or, les corps brillants tombent sous le regard parce
qu'ils sont lumineux, non parce qu'ils sont colorés. Le corps du Christ ayant
été vu avec les couleurs de jadis, il semble donc ; qu'il n'a pas été glorieux.
2. Un corps glorieux est
incorruptible. Or, le corps du Christ ne semble pas avoir été incorruptible. On
pouvait le toucher : "Touchez et voyez", dit le Christ lui-même (Lc
24, 39) ; mais, d'après S. Grégoire " ce qui se touche doit
nécessairement se corrompre, et ce qui ne se corrompt pas ne peut se
toucher". Le corps du Christ n'a donc pas été glorieux.
3. D'après S. Paul (1 Co 15, 36), le corps glorieux n'est pas animal, mais spirituel. Or le corps du Christ semble avoir eu encore la vie animale, puisque d'après S. Luc (24, 41) et S. Jean (21, 9) le Christ a mangé et bu avec ses disciples. Il semble donc que le corps du Christ n'a pas été glorieux.
Cependant : l'Apôtre écrit (Ph 3, 21) " Le Christ transfigurera notre corps de misère, le rendant semblable à son corps de gloire."
Conclusion
:
Le corps du Christ ressuscité fut glorieux. On peut en donner trois raisons :
1° La résurrection du Christ est le modèle et la cause de la nôtre, comme le montre S. Paul (1 Co 15, 12). Or, les saints, à la résurrection, auront un corps glorieux (1 Co 15, 43) " Il est semé dans l'ignominie ; il ressuscitera dans la gloire." La cause l'emportant sur l'effet et le modèle sur la copie, à plus forte raison le corps du Christ ressuscité a-t-il été glorieux.
2° Par l'humilité de sa passion, le Christ a mérité la gloire de sa résurrection. Aussi lui-même disait-il (Jn 12, 27) : "Maintenant, mon âme est troublée", ce qui a trait à la Passion. Et il ajoutait : "Père, glorifie ton nom", par quoi il demandait la gloire de la résurrection.
3° Nous l'avons dit précédemment', l'âme du Christ a été glorieuse dès le début de sa conception grâce à la jouissance parfaite de la divinité. Or, nous l'avons vu, c'est par un dessein providentiel que dans le Christ la gloire n'a pas rejailli de l'âme sur le corps, afin qu'il accomplisse par sa passion le mystère de notre rédemption. C'est pourquoi, lorsque ce mystère de la passion et de la mort du Christ fut accompli, aussitôt l'âme fit rejaillir sa gloire sur le corps qu'elle avait repris à la résurrection ; et c'est ainsi que le corps est devenu glorieux.
Solutions
:
1. Tout ce qui est reçu
dans un sujet l'est selon le mode de ce sujet. S. Augustin remarque que, la
gloire du corps dérivant de l'âme, l'éclat ou la clarté du corps glorieux s'accorde
avec la couleur naturelle à ce corps ; c'est ainsi que le verre de telle ou
telle teinte reçoit des rayons du soleil une lumière qui varie suivant sa
teinte. On vient de dire qu'il est au pouvoir de l'homme glorifié que son corps
soit vu ou non ; il dépend pareillement de lui que sa clarté frappe ou non les
regards. Tout corps glorifié peut donc être vu suivant sa propre couleur, sans
aucune clarté. Et telle est la manière dont le Christ apparut à ses disciples
après la résurrection.
2. Un corps est palpable,
non seulement en raison de sa résistance, mais aussi en raison de sa densité.
Selon qu'il est raréfié ou dense, un corps est lourd ou léger, chaud ou froid ;
ces qualités contraires, et d'autres encore sont les principes de corruption
des corps élémentaires. Il en résulte que le corps palpable au toucher de
l'homme est naturellement corruptible. Mais un corps qui résiste au toucher et
n'offre pas ces qualités, objets propres du sens du toucher, le corps céleste,
par exemple, n'est pas palpable. Or, après la résurrection, le corps du Christ
par sa nature était vraiment composé d'éléments et possédait en lui ces
qualités perceptibles au toucher. Il était donc naturellement palpable, et,
s'il n'avait eu que sa nature de corps humain, il aurait aussi été corruptible.
Mais il possédait quelque chose d'autre qui le rendait incorruptible, non pas
une nature de corps céleste, comme le prétendent quelques-uns, ainsi qu'on le
verra mieux plus loin,,, mais la gloire qui rejaillissait de l'âme bienheureuse
; car, " Dieu a fait l'âme d'une nature si puissante, écrit S. Augustin,
que de la parfaite plénitude de sa béatitude rejaillit sur le corps la
plénitude de la santé, C'est-à-dire une force d'incorruptibilité". Et
c'est pourquoi, d'après S. Grégoire : "Le corps du Christ, après la
résurrection, se montre d'une même nature, mais d'une gloire différentes."
3. Comme dit S. Augustin :
"Après la résurrection, notre Sauveur a eu une chair spirituelle, quoique
véritable ; il a pris avec ses disciples de la nourriture et de la boisson, non
par nécessité, mais en vertu du pouvoir qu'il avait de le faire." De son
côté, S. Bède, remarque : "Ce n'est pas de la même manière que la terre
assoiffée et le rayon d'un soleil brûlant absorbent l'eau : l'une, c'est par
besoin, l'autre, c'est par puissance." Donc, si le Christ a pris de la
nourriture, après la résurrection, ce n'est pas par nécessité, mais pour
montrer la nature de son corps ressuscité. Il ne s'ensuit donc pas que ce corps
ait été un corps animal, qui aurait eu besoin de se nourrir.
Objections
:
1. La chair et le sang font
partie de l'intégrité du corps humain. Le Christ ne semble pas les avoir eus,
car il est dit (1 Co 15, 50)." La chair et le sang ne posséderont pas le
royaume de Dieu." Or, le Christ est ressuscité dans la gloire du royaume
de Dieu. Il semble donc qu'il n'a eu ni chair ni sang.
2. Le sang est une des
quatre humeurs. Si donc le Christ a eu du sang, pour la même raison il a eu les
autres humeurs, qui causent la corruption dans le corps des animaux. Par suite,
le corps du Christ aurait été corruptible, ce qui est inadmissible. Le Christ
n'a donc pas eu de chair et de sang.
3. Le corps du Christ ressuscité est monté au ciel. Or, certaines Églises conservent comme une relique un peu de sang du Christ. Son corps n'est donc pas ressuscité dans l'intégrité de toutes ses parties.
Cependant : le Seigneur dit en parlant à ses disciples après la résurrection (Lc 24, 39) : "Un esprit n'a ni chair, ni os, comme vous voyez que j'en ai."
Conclusion
:
On vient de le dire, le corps du Christ, à la résurrection, " s'est montré d'une même nature, mais d'une gloire différente". Or, tout ce qui appartient à la nature du corps humain, s'est trouvé intégralement dans le corps du Christ ressuscité. Il est évident qu'à la nature du corps humain appartiennent les chairs, les os, le sang, etc. Aussi tout cela s'est-il trouvé dans le corps du Christ ressuscité, et même intégralement, sans aucune diminution ; autrement, si tout ce qui était tombé par la mort n'avait pas été réintégré, il n'y aurait pas eu de résurrection parfaite. De là vient que le Seigneur a fait cette promesse à ses fidèles, d'après S. Matthieu (10, 30) : "Les cheveux de votre tête sont tous comptés." Et encore d'après S. Luc (21, 18) : "Pas un cheveu de votre tête ne périra."
Dire que le corps du Christ n'a pas eu la chair, les os, et les autres parties naturelles au corps humain relève de l'erreur d'Eutychès, évêque de Constantinople, qui prétendait que " notre corps, à la résurrection glorieuse, sera impalpable et plus subtil que le vent et l'air ; et que le Seigneur, après avoir réconforté le coeur des disciples qui le touchaient, avait rendu subtil tout ce que l'on pouvait toucher en lui". S. Grégoire combat cette erreur, car le corps du Christ, après la résurrection, n'a pas été changé : "Le Christ ressuscité d'entre les morts désormais ne meurt plus " (Rm 6, 9). Aussi Eutychès, à sa mort, a-t-il rétracté son opinion. S'il est faux, en effet, que le Christ ait reçu lors de sa conception un corps d'une autre nature, par exemple, un corps céleste, comme l'affirmait Valentin, il est bien plus faux encore que lors de sa résurrection il ait repris un corps d'une autre nature ; il a repris alors pour une vie immortelle le corps qu'il avait assumé pour une vie mortelle lors de sa conception.
Solutions
:
1. La chair et le sang dont
parle S. Paul désigne non leur nature physique, mais, d'après S. Grégoire, la
faute dont ils sont le siège, ou encore, d'après S. Augustin, la corruption à
laquelle ils sont soumis ; celui-ci écrit, en effet : "Il n'y aura là ni
corruption ni mortalité de la chair et du sang." Par conséquent, la chair,
dans sa réalité physique, possédera le royaume de Dieu, selon le mot du Seigneur
en S. Luc : "Un esprit n'a point de chair ni d'os, comme vous voyez que
j'en ai " ; mais la chair sujette à la corruption n'entrera pas dans ce
royaume ; aussi S. Paul ajoute-t-il aussitôt après le texte cité dans la
première objection : "La corruption ne possédera pas
l'incorruptibilité."
2. S. Augustin continue
dans le même traité ; " Peut-être, à l'occasion du sang, notre
contradicteur insistera-t-il pour nous embarrasser en disant : "Si le sang
s'est trouvé dans le corps du Christ ressuscité, pourquoi pas aussi la
pituite", c'est-à-dire le flegme ? "Pourquoi pas le fiel jaune",
c'est-à-dire la bile ? "Pourquoi pas le fiel noir", c'est-à-dire
l'humeur noire ? La science médicale elle-même ne nous atteste-t-elle pas que
la nature de la chair résulte de ces quatre humeurs ? Qu'on ajoute tout ce que
l'on voudra, pourvu qu'on évite d'y mettre la corruption ; autrement l'on
corromprait la santé et la pureté de sa foi. La puissance divine est capable
d'enlever de cette nature visible et palpable des corps les qualités qu'il lui
plaît, et de laisser celles qu'il veut, de sorte que l'aspect demeure sans
aucune souillure (de la corruption), que le mouvement subsiste sans aucune
fatigue, que le pouvoir de se nourrir existe sans aucun besoin de
nourriture."
3. Puisque tout le sang qui
a coulé du corps du Christ appartenait à la réalité de la nature humaine, il a
ressuscité avec le corps du Christ. La raison est la même pour toutes les
autres parties du corps qui appartiennent à la réalité et à l'intégrité de la
nature humaine. Quant au sang que certaines Églises gardent comme une relique,
il n'a pas coulé du côté du Christ, mais miraculeusement, dit-on, d'une image
du Christ qu'on avait frappée.
Objections
:
1. Il est écrit (1 Co 15,
32) : "Les morts ressuscitent incorruptibles." Or, les cicatrices et
les blessures impliquent une corruption et une déficience. Il ne convenait donc
pas que le Christ, auteur de la résurrection, ressuscite avec ses cicatrices.
2. Le corps du Christ est
ressuscité dans on intégrité, on l’a dit précédemment. Or, les ouvertures des
plaies sont contraires à l’intégrité du corps dont elles rompent la continuité.
Il ne convenait donc pas que dans le corps du Christ demeurent les ouvertures
de ses plaies ; certaines traces de ces blessures suffisaient pour qu’on y
croie, comme Thomas à qui il fut dit (Jn 20, 29) : "Parce que tu as vu,
Thomas, tu as cru."
3. Selon S. Jean Damascène, " après la résurrection, le Christ a présenté certaines particularités, qu'il possédait non pas naturellement, mais selon un dessein providentiel, afin de certifier que le corps qui avait souffert était le même qui était ressuscité, par exemple les cicatrices". L'effet cesse avec la cause. Il semble donc que, lorsque les disciples furent certains de la résurrection, le Christ n'aurait plus eu de cicatrices. Mais il ne convenait pas à l'immortalité de la gloire que le Christ assume ce qui ne demeurerait pas, toujours en lui. Il semble donc qu'à la résurrection il ne devait pas reprendre son corps avec ses cicatrices.
Cependant : il y a la parole du Christ à Thomas (20, 27) : "Mets ton doigt ici, et vois mes mains ; avance ta main et mets-la dans mon côté."
Conclusion
:
Il convenait que l'âme du Christ à la résurrection reprenne son corps avec ses cicatrices pour plusieurs raisons :
1° A cause de la gloire du Christ lui-même. S. Bède écrit que, si le Christ a gardé ses cicatrices, ce n'est pas par impuissance de les guérir, mais " pour faire connaître à jamais le triomphe de sa victoire". Aussi S. Augustin fait-il cette remarque : "Sans doute, dans le royaume de Dieu, verrons nous dans les corps des martyrs les cicatrices des blessures qu'ils ont reçues pour le nom du Christ. Car ce ne sera pas chez eux une difformité, mais un honneur ; et en eux resplendira une beauté qui ne sera pas celle du corps, tout en étant dans le corps, mais celle de la vertu."
2° Pour raffermir les coeurs de ses disciples au sujet " de la foi en sa résurrection b".
3° " Pour montrer constamment à son Père, en suppliant pour nous, quel genre de mort il avait subi pour l'humanité."
4° " Pour insinuer à ceux qu'il rachetait par sa mort, avec quelle miséricorde il les avait aidés, en mettant sous leurs yeux les marques de sa mort même."
5° Enfin, " pour faire connaître, au jour du jugement, combien juste sera la condamnation portée". Aussi, comme l'observe S. Augustin, : "Le Christ savait pourquoi il conservait dans son corps ses cicatrices. Il les a montrées à Thomas, qui ne voulait pas croire à moins de les toucher et de les voir ; il les montrera aussi un jour à ses ennemis et leur dira en les convainquant par sa vérité : "Voilà l'homme que vous avez crucifié ; voyez les blessures que vous lui avez faites ; reconnaissez le côté que vous avez percé ; car c'est par vous et pour vous qu'il a été ouvert, pourtant vous n'avez pas voulu y croire." "
Solutions
:
1. Les cicatrices qui sont
restées dans le corps du Christ n'impliquent ni corruption ni déficience, mais
marquent le plus haut comble de gloire ; car elles sont comme des traces de sa
vertu, et une beauté spéciale apparaîtra aux emplacements de ces blessures.
2. L'ouverture des plaies
implique une solution de continuité dans le corps du Christ ; néanmoins tout
cela est compensé par un plus grand éclat de gloire. Donc, si le corps est
moins intègre, il est plus parfait. Quant à Thomas, non seulement il a vu les
blessures, mais il les a touchées, car, dit le pape S. Léon d, " il lui
suffisait, pour sa foi personnelle, de voir ; mais il a travaillé pour nous en
touchant ce qu'il voyait".
3. Le Christ a voulu que les cicatrices de ses blessures demeurent dans son corps non seulement pour rendre certaine la foi de ses disciples, mais aussi pour les raisons que l'on a dites. Ces raisons montrent que les cicatrices resteront toujours dans son corps. S. Augustin écrit : "je crois que le corps du Seigneur se trouve dans le ciel tel qu'il était au moment de son ascension." Et S. Grégoire écrit à son tour : "Si quelque chose a pu changer dans le corps du Christ après la résurrection, c'est que, contrairement à la doctrine véridique de S. Paul, le Seigneur après la résurrection est retourné à la mort. Qui oserait l'affirmer, sinon l'insensé qui nierait que la chair est vraiment ressuscitée ? " Il est donc évident que les cicatrices que le Christ a montrées sur son corps après la résurrection n'ont jamais, dans la suite, disparu de ce corps.
1. La résurrection du Christ
devait-elle être manifestée à tous, ou seulement à quelques personnes en
particulier ? - 2. Aurait-il convenu qu'il ressuscite à la vue de ses disciples
? - 3. Après sa résurrection aurait-il dû continuer à vivre avec ses disciples
? - 4. Convenait-il qu'il apparaisse à ses disciples sous un autre visage - 5.
Devait-il manifester sa résurrection par des preuves ? - 6. Ces preuves
ont-elles été suffisantes ?
Objections
:
1. A un péché public est
due une peine publique, selon la 1ère lettre à Timothée (5,20). - " Les
pécheurs, reprends-les devant tous." Aussi, à un mérite public est due
pareillement une récompense publique. Or, d'après S. Augustin, "
l'éclat de la résurrection récompense l'humilité de la passion". Donc,
puisque la passion du Christ a été montrée à tous, car il avait souffert
publiquement, il semble que la gloire de la résurrection devait aussi être
manifestée à tous.
2. Comme la passion du
Christ, sa résurrection est ordonnée à notre salut, selon S. Paul (Rm 4, 25) :
"Il est ressuscité pour notre justification." Or, ce qui concerne
l'utilité commune doit être signalé à tous. Il en est donc de même de la
résurrection.
3. Ceux à qui a été dévoilée la résurrection du Christ en ont été ensuite les témoins ; aussi, lit-on dans les Actes (3, 15) : "Nous sommes les témoins de celui que Dieu a ressuscité d'entre les morts." Ce témoignage, ils l'ont rendu en prêchant publiquement. Or, la prédication est interdite aux femmes, d'après S. Paul (1 Co 14, 34) : "Que les femmes se taisent dans les assemblées", et encore (1 Tm 2, 18) : "je ne permets pas à la femme d'enseigner." Ce fut donc mal à propos que la résurrection du Christ a été manifestée aux femmes, avant de l'être à tous en général.
Cependant : on lit dans les Actes (10, 40) : "Dieu l'a ressuscité le troisième jour et l'a manifesté non à tout le peuple, mais aux témoins que Dieu avait désignés d'avance."
Conclusion
:
Parmi les réalités connues, les unes le sont en vertu d'une loi commune de la nature, d'autres par un don de la grâce, comme ce qui est révélé par Dieu. Or, telle est la loi qui préside, d'après Denys, à ces révélations : c'est que Dieu les fasse connaître immédiatement aux êtres supérieurs et par leur intermédiaire aux êtres inférieurs, ainsi qu'on le voit dans la hiérarchie des êtres célestes. D'autre part, ce qui appartient à la gloire future dépasse la connaissance commune des hommes, d'après Isaïe (64, 4) : "L'oeil n'a pas vu, ô Dieu, en dehors de toi, ce que tu as préparé à ceux qui t'attendent." Il s'ensuit que ces réalités ne peuvent être connues que par une révélation divine, dit l'Apôtre (1 Co 2, 10) : "C'est Dieu qui nous l'a révélé par son esprit." Donc, parce que le Christ a eu une résurrection glorieuse, cette résurrection n'a pas été dévoilée à tout le peuple, mais seulement à certains, dont le témoignage l'a portée à la connaissance de tous.
Solutions
:
1. La passion du Christ s'est accomplie dans un corps qui avait encore une nature passible. Or, cette nature passible avait été connue de tous, suivant la loi commune. C'est pourquoi la Passion a pu être montrée immédiatement à tout le peuple. Mais la résurrection du Christ s'est faite " par la gloire du Père", dit l'Apôtre (Rm 6, 4). Aussi a-t-elle été manifestée immédiatement, non à tous, mais à certains'
Qu'on impose une peine publique aux
pécheurs publics, il faut l'entendre des peines de la vie présente. De même, il
faut récompenser publiquement les mérites publics, afin de stimuler les autres.
Tandis que les peines et les récompenses de la vie future ne sont pas révélées
publiquement à tous, mais spécialement à ceux que Dieu a désignés d'avance.
2. La résurrection du
Christ intéresse le salut commun de tous ; elle est donc parvenue à la
connaissance de tous. Elle n'a pourtant pas été montrée à tous immédiatement,
mais à certains, par qui l'attestation en parviendrait à tous.
3. On ne permet pas à la femme d'enseigner publiquement dans l'église ; mais il lui est permis d'instruire en particulier sous forme d'admonition privée. Voilà pourquoi, dit S. Ambroise : "On envoie la femme à ceux qui sont de la maison", mais on ne la délègue pas pour porter au peuple le témoignage de la résurrection.
Ainsi donc, le Christ est apparu d'abord aux femmes, afin que la femme, qui la première avait porté à l'homme le principe de la mort, fût la première aussi à proclamer les débuts du Christ ressuscité dans la gloire. Aussi S. Cyrille écrit-il : "La femme, qui avait été jadis l'instrument de la mort, a perçu et annoncé, la première, le mystère de la vénérable résurrection. Toutes les femmes ont donc reçu l'absolution de leur honte et ont rompu avec la malédiction."
Cela montre aussi que, à cause de
leur sexe, les femmes ne souffriront aucun dommage au point de vue de l'état de
gloire ; mais si elles font preuve d'une plus grande charité, elles jouiront
d'une plus grande gloire dans la vision divine. Car les femmes, qui avaient
aimé plus étroitement le Seigneur, puisqu'elles n'avaient pas quitté le
sépulcre comme les disciples, furent les premières à voir le Seigneur
ressuscitant dans la gloire.
Objections
:
1. Il appartenait,
en effet, aux disciples d'attester la résurrection du Christ (Ac 4, 33) :
"Avec grande puissance, les Apôtres rendaient témoignage à la résurrection
de Jésus Christ, notre Seigneur." Or, le témoignage oculaire est le plus
certain. Il convenait donc que les disciples voient directement la résurrection
du Christ.
2. Afin d'avoir une foi
certaine, les disciples ont assisté à l'ascension du Christ, selon les Actes
(1, 9) : "Sous leurs regards, il s'éleva." Or, pareillement, il est
nécessaire d'avoir une foi certaine à la résurrection du Christ. Il semble donc
que le Christ aurait dû ressusciter sous les yeux des disciples.
3. La résurrection de Lazare était un signe de la résurrection du Christ. Or, le Seigneur a ressuscité Lazare sous les yeux de ses disciples. Il semble donc que le Christ aurait dû lui aussi ressusciter à leurs yeux.
Cependant : on lit en S. Marc (16, 9) " Le Seigneur étant ressuscité le matin du premier jour après le sabbat apparut d'abord à Marie Madeleine." Or, Marie Madeleine ne l'a pas vu ressusciter ; mais tandis qu'elle le cherchait dans le sépulcre, elle entendit l'ange lui dire : "Il est ressuscité, il n'est pas ici." Donc personne ne l'a vu ressusciter.
Conclusion
:
Selon S. Paul (Rm 10, 1) : "Ce qui vient de Dieu se fait avec ordre." Or, l'ordre institué par Dieu exige que ce qui dépasse les hommes leur soit révélé par les anges, comme le montre Denys. Le Christ ressuscité n'est pas revenu à la vie que connaissent ordinairement les hommes, mais il est entré dans une vie immortelle et conforme à Dieu, selon l'épître aux Romains (Rm 6, 10) : "Ce qui vit, vit pour Dieu." C'est pourquoi la résurrection même du Christ ne devait pas être directement vue par les hommes, mais leur être annoncée par les anges. Aussi S. Hilaire écrit-il : "L'ange est le premier annonciateur de la résurrection afin d'être le messager de la volonté du Père pour proclamer la résurrection."
Solutions
:
1. Les Apôtres ont pu
attester la résurrection du Christ même comme témoins oculaires ; car ils ont
vu de leurs yeux celui auquel ils croyaient, le Christ, vivant après la
résurrection, alors qu'ils avaient vu sa mort. Mais, s'il est vrai que l'on ne
parvient à la vision bienheureuse que par l'audition de la foi, les hommes ne
sont parvenus également à la vision du Christ que par ce qu'ils en avaient
d'abord entendu de la part des anges.
2. L'ascension du Christ ne
dépassait pas la connaissance commune des hommes quant à son point de départ,
mais seulement quant à son point d'arrivée. Et c'est pourquoi les disciples ont
pu voir l'ascension du Christ à son point de départ, lorsqu'il s'est élevé de
terre ; mais ils ne le virent pas à son point d'arrivée, car ils n'assistèrent
pas à son accueil dans le ciel. Mais la résurrection du Christ dépassait la
connaissance commune quant à son point de départ : lorsque l'âme du Christ est
revenue des enfers et que son corps est sorti du sépulcre fermé ; et quant à
son point d'arrivée : lorsque le Christ a acquis la vie glorieuse. La
résurrection ne devait donc pas se faire de manière à être vue par des hommes.
3. Lazare a été ressuscité
pour revenir à la vie qu'il avait menée précédemment, et cette vie ne dépasse
pas la connaissance commune des hommes. C'est pourquoi la comparaison ne vaut
pas.
Objections
:
1. Le Christ apparut à ses
disciples après la résurrection pour leur donner la certitude de la foi en sa
résurrection et apporter la consolation à leurs âmes troublées, d'après S. Jean
(20, 20) : "Les disciples furent dans la joie à la vue du Seigneur."
Or, leur certitude et leur consolation auraient été bien plus grandes s'il leur
avait offert une présence continuelle.
2. Le Christ ressuscité
d'entre les morts n'est pas monté aussitôt au ciel, mais seulement " après
quarante jours " (Ac 2, 3). Or, durant ce temps intermédiaire, il ne
pouvait être mieux à sa place que là où ses disciples étaient tous rassemblés.
3. Le jour même de sa
résurrection, le Christ apparut cinq fois, d'après S. Augustin : "1. aux
femmes près du tombeau ; 2. aux femmes sur leur chemin de retour du tombeau ;
3. à S. Pierre ; 4. aux deux disciples qui allaient au bourg d'Emmaüs ; 5. à
plusieurs à Jérusalem lorsque S. Thomas n'était pas là." Il semble donc
aussi que le Christ aurait dû apparaître au moins plusieurs fois les autres
jours, jusqu'à son ascension.
4. Avant sa passion, le Christ avait dit à ses disciples (Mt 26, 32) : "Lorsque je serai ressuscité, je vous précéderai en Galilée." Après la résurrection, l'ange et le Seigneur lui-même font aux femmes la même annonce. Et pourtant, auparavant, à Jérusalem, le Christ apparut aux regards des disciples le jour même de la résurrection, comme on vient de le dire, et aussi huit jours après, ainsi qu'on le lit en S. Jean (20, 26). Il ne semble donc pas qu'après la résurrection, le Christ ait vécu avec ses disciples, comme cela convenait.
Cependant : S. Jean écrit que, " huit jours après", le Christ apparut à ses disciples. Il n'a donc pas vécu continuellement avec eux.
Conclusion
:
Au sujet de la résurrection du Christ, deux choses devaient être claires pour les disciples : la réalité même de la résurrection, et la gloire du ressuscité. Pour montrer la réalité de la résurrection, il a suffit qu'il leur apparaisse plusieurs fois, qu'il leur parle familièrement, qu'il mange et boive, et qu'il les invite à le toucher. C'est pour manifester la gloire du ressuscité, qu'il n'a pas voulu vivre continuellement avec eux, comme il l'avait fait jadis, car ils auraient pu croire qu'il était revenu à la même vie qu'auparavant. Aussi, d'après S. Luc (24, 44), leur dit-il : "Telles sont les paroles que je vous adressais lorsque j'étais encore avec vous." Certes, il leur était maintenant présent corporellement ; jadis, outre cette présence corporelle, il avait avec eux une ressemblance : comme eux il était mortel. Aussi S. Bède commente-t-il ces paroles de la manière suivante : "Lorsque j'étais encore dans la chair mortelle en laquelle vous êtes. Il était, en effet, ressuscité dans la même chair, mais il n'avait plus leur mortalité."
Solutions
:
1. Les apparitions
fréquentes du Christ suffisaient à rendre les disciples certains de la réalité
de la résurrection ; mais une vie continuelle avec eux auraient pu les induire
en erreur en leur faisant croire qu'il était revenu à la vie d'autrefois. Quant
à la consolation que pouvait leur apporter sa présence continuelle, c'est pour
une autre vie qu'il l'a promise par ces paroles conservées en S. Jean (16, 22)
: "je vous verrai de nouveau ; votre coeur se réjouira, et votre joie,
personne ne vous l'enlèvera."
2. Si le Christ n'a pas
vécu continuellement avec ses disciples, ce n'est pas parce qu'il jugeait qu'il
lui convenait mieux d'être ailleurs, mais parce qu'il estimait que cela était
préférable pour instruire ses disciples, pour le motif que nous venons de dire.
Quant aux lieux où il a pu se trouver corporellement durant cet intervalle, ils
sont inconnus ; car la Sainte Écriture ne nous fournit aucune donnée à ce
sujet, et c'est en tout lieu que s'exerce sa domination.
3. Le Christ apparut plus
fréquemment le premier jour parce qu'il fallait donner aux disciples plus de
preuves afin de faire accepter la foi à la résurrection dès le premier moment.
Mais, dès qu'ils l'eurent acceptée, il n'y avait plus à les instruire par
d'autres apparitions fréquentes, eux qui étaient maintenant établis dans la
certitude. Aussi l'Évangile ne nous rapporte-t-il, après le premier jour, que
cinq autres apparitions. Selon S. Augustin, après les cinq premières
apparitions, il leur apparut : "6. quand S. Thomas le vit ; 7. au bord du
lac de Tibériade, lors de la pêche ; 8. sur la montagne de Galilée, d'après S.
Matthieu ; 9. selon S. Marc, lorsqu'ils prirent avec lui leur dernier repas,
car ils ne devaient plus vivre avec lui sur cette terre ; 10. le même jour, non
plus ici-bas, mais dans la nuée où il s'élevait puisqu'il montait au ciel.
Cependant, comme le reconnaît S. Jean (20, 30 ; 21, 25), toutes les apparitions
ne nous sont pas décrites. Les rapports du Christ avec ses disciples furent
fréquents avant son ascension", et cela en vue de leur consolation ; aussi
S. Paul rapporte-t-il (1 Co 15, 6) : "Il apparut à plus de cinq cents
frères réunis ; il apparut ensuite à Jacques." Apparitions dont l’Évangile
ne fait pas mention.
4. Ce texte : "Lorsque je serai ressuscité je vous précéderai en Galilée", S. Jean Chrysostome le commente ainsi : "Pour leur apparaître, il ne s’en va pas dans une région lointaine, mais il demeure dans son propre pays et presque dans les mêmes régions " où il avait vécu avec eux le plus longtemps." Ils pourraient ainsi se convaincre que celui qui avait été crucifié était aussi le même qui était ressuscité." Pareillement " il leur dit qu’il va en Galilée, pour les délivrer de la crainte des juifs".
"Ainsi donc, d'après S. Ambroise. le Seigneur avait prescrit à ses disciples d'aller le voir en Galilée, mais puisque la peur les tenait enfermés dans le Cénacle, il vint d'abord lui-même à leur rencontre ; ce n'est pas là une transgression de sa promesse, mais bien plutôt une anticipation due à sa bonté. Plus tard, quand leurs âmes eurent été réconfortées, ils gagnèrent la Galilée." Rien n'empêche non plus de dire que dans le Cénacle ils étaient peu nombreux, mais qu'ils étaient bien plus sur la montagne." Car, explique Eusèbe deux Évangélistes, S. Luc et S. Jean, écrivent que le Christ apparut à Jérusalem à onze disciples seulement, mais les deux autres disent que l'ange et le Sauveur ont ordonné non seulement aux onze, mais à tous les disciples et à tous les frères, de se rendre en hâte en Galilée." C'est d'eux que parle S. Paul quand il écrit : "Ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères réunis." " La vraie solution est donc que le Christ a été vu une ou deux fois d'abord à Jérusalem par les disciples qui s'y cachaient, afin de les consoler ; en Galilée au contraire au contraire, ce n'est ni en secret, ni une fois ou deux, mais dans un grand déploiement de puissance qu'il s'est montré vivant après sa passion par de nombreux signes, comme l'atteste S. Luc dans les Actes."
Avec S. Augustin on pourrait dire
que "l'annonce de l'ange et du Seigneur", qu'il les précéderait en
Galilée, " est à prendre comme une prophétie. Galilée, en effet, signifie
"transmigration" ; par où il faut entendre que la grâce du Christ
émigrerait du peuple d'Israël aux païens ; ceux-ci n'ajouteraient pas foi à la
prédication des Apôtres si le Seigneur lui-même ne préparait les voies dans le
coeur des hommes ; c'est là ce que signifient ces mots : "Il vous
précédera en Galilée." Galilée a aussi le sens de "révélation" ;
il ne faut plus alors l'entendre du Christ dans sa forme d'esclave, mais dans
la forme où il est égal à son Père ; cette forme, il l'a promise à ceux qui l'aiment
; et il nous a précédés là où il ne nous a pas abandonnés en nous
précédant".
Objections
:
1. Ne peut apparaître
réellement que ce qui existe. Or le Christ n'a eu qu'un seul visage. Donc, s'il
est apparu sous d'autres traits, ce ne fut pas une apparition réelle, mais
simulée. Ce qui est inadmissible, car d'après S. Augustin " si le Christ
trompe, il n'est plus la vérité ; or, le Christ est la vérité". Il semble donc
que le Christ n'a pas dû apparaître aux disciples sous un autre visage.
2. Pour apparaître sous un
autre visage que le sien, il faut que des prodiges captivent les yeux des
spectateurs. Or, des prodiges, opérés par magie, ne conviennent pas au Christ,
d'après S. Paul (2 Co 10, 25) : "Qu'y a-t-il de commun entre le Christ et
Bélial ? "
3. Notre foi est certifiée par la Sainte Écriture mais la foi des disciples à la résurrection a été certifiée par les apparitions du Christ. Or, dit S. Augustin dans sa lettre à S. Jérôme, " si l'on accepte un seul mensonge dans la Sainte Écriture, toute autorité en est ruinée". Pareillement, si le Christ, dans une seule de ses apparitions, apparut à ses disciples autrement qu'il n'était, tout ce que les disciples ont vu dans le Christ après la résurrection en sera infirmé : ce qui est inadmissible. Le Christ n'a donc pas dû apparaître sous un autre visage.
Cependant : il est écrit (Mc 16, 12) " Ensuite, le Christ apparut sous un autre aspect à deux de ses disciples qui s'en allaient à la campagne."
Conclusion
:
On vient de le dire la manifestation de la résurrection du Christ revêt le mode de la révélation des réalités divines. Or, les réalités divines sont connues des hommes suivant la diversité de leurs dispositions. Car ceux qui ont l'esprit bien disposé perçoivent ces réalités dans leur vérité ; mais ceux qui ont des dispositions contraires les perçoivent avec un mélange de doute ou d'erreur ; en effet, " livré à ses seules forces, l'homme ne perçoit pas les réalités divines", dit S. Paul (1 Co 2, 14). C'est pourquoi, après la résurrection, le Christ apparut sous son propre visage à ceux qui étaient disposés à croire ; mais à ceux qui n'avaient qu'une foi tiède il apparut sous un autre ; aussi disaient-ils (Lc 24, 21) : "Nous espérions que c'était lui qui rachèterait Israël." Selon S. Grégoire " il s'est montré corporellement tel qu'il était dans leur esprit ; dans leur coeur, en effet, il était encore comme un étranger loin de la foi, aussi feignit-il d'aller plus loin", comme s'il était vraiment un voyageur.
Solutions
:
1. D'après S. Augustin
" tout ce que nous simulons n'est pas mensonge ; il n'y a mensonge que
lorsque nous simulons ce qui n'a aucune réalité. Donc, lorsque nos simulations
ont un sens, ce ne sont pas des mensonges, mais des symboles ; autrement tout
ce que les sages, les saints, ou même Dieu ont exprimé sous une forme figurée
sera tenu pour mensonge ; car, selon le sens ordinaire, il n'y a pas de vérité
dans ces symboles. A l'instar de ces simulations parlées, des faits peuvent
être pris sans aucun mensonge pour symboliser une réalité". On vient de
dire que c’est précisément le cas ici.
2. Au témoignage encore de
S. Augustin, " le Seigneur pouvait transformer sa chair de manière à lui
donner un visage différent de celui qu'on avait coutume de lui voir ; c'est
ainsi qu'avant sa passion il s'était transfiguré sur la montagne, au point que
sa face brillait comme le soleil. Mais ce ne fut pas le cas ici. Ce n'est pas
en effet sans raison que nous pouvons attribuer à Satan le fait que leurs yeux
n'ont pas reconnu Jésus". Aussi S. Luc écrit-il (24, 16) : "Leurs
yeux étaient empêchés de le reconnaître."
3. L'objection porterait si
les disciples n'avaient pas été ramenés, de cette apparence d'un visage
étranger, à reconnaître le véritable visage du Christ. Comme dit S. Augustin :
"Le Christ a permis que leurs yeux soient ainsi empêchés jusqu'au mystère
du pain, pour que la participation à l'unité de son corps écarte l'obstacle par
lequel l'ennemi les empêchait de reconnaître le Christ." Aussi S. Luc
ajoute-t-il que " leurs yeux s'ouvrirent et ils le reconnurent" ; ils
ne marchaient pas auparavant les yeux fermés, mais il y avait comme un voile ou
comme un brouillard qui ne leur permettait pas de reconnaître ce qu'ils voyaient.
Objections
:
1. S. Ambroise écrit :
"Enlève les preuves, là où tu cherches la foi." Or, au sujet de la
résurrection du Christ, ce qu'on cherche, c'est la foi. Les preuves ne
sauraient donc trouver place ici.
2. S. Grégoire remarque :
"La foi n'a pas de mérite là où la raison humaine fournit des
arguments." Or, il n'appartenait pas au Christ d'affaiblir le mérite de la
foi. Donc il ne lui convenait pas de confirmer sa résurrection par des preuves.
3. Le Christ est venu dans le monde pour procurer aux hommes le bonheur. Il dit lui-même en S. Jean (10, 10) : "je suis venu pour qu'ils aient la vie, et qu'ils l'aient en surabondance." Or, en offrant des preuves, il semble que l'on mette obstacle au bonheur des hommes : "Bienheureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru", dit le Christ lui-même (Jn 20, 19). Selon toute apparence, le Christ n'aurait donc pas dû manifester sa résurrection par des preuves.
Cependant : il est écrit (Ac 1, 3) : "Le Christ apparut à ses disciples durant quarante jours, leur donnant beaucoup de preuves et leur parlant du royaume de Dieu."
Conclusion
:
Il y a deux sortes de preuves : tout d'abord n'importe quelle " raison qui fait foi en matière douteuse " ; puis le signe sensible qui est donné pour manifester une vérité, et c'est ainsi qu'Aristote emploie parfois dans ses livres le mot de preuve. Si l'on entend le mot de preuve dans le premier sens, le Christ n'a pas démontré à ses disciples sa résurrection par des preuves. Car une telle argumentation aurait dû procéder de certains principes ; si ces principes n'avaient pas été connus des disciples, ils ne leur auraient rien manifesté ; de l'inconnu, en effet, on ne peut rien tirer de connu ; mais si ces principes leur étaient connus, c'est qu'ils ne dépassaient pas la vertu humaine et, en ce cas, ils n'avaient aucune efficacité pour établir la foi en la résurrection, car la résurrection dépasse la raison humaine. Or, il est nécessaire, dit Aristote que les principes soient toujours du même genre que la conclusion. - En revanche, le Christ a prouvé sa résurrection aux disciples par l'autorité de la Sainte Écriture qui, elle, est le fondement de la foi, lorsqu'il a dit, d'après S. Luc (24, 44) " Il faut que s'accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la Loi, les Psaumes et les Prophètes."
Si l'on entend le mot de preuve dans le second sens, on peut dire que le Christ a manifesté sa résurrection par des preuves, car il a montré par des signes évidents qu'il était vraiment ressuscité. Aussi le grec, là où nous avons : "beaucoup de preuves", porte le mot tekmèrion, qui veut dire " signe manifeste pour prouver".
Ces signes de la résurrection, le Christ les a montrés à ses disciples pour deux motifs : 1° Parce que leur coeur n'était pas disposé à accepter facilement la foi en la résurrection ; aussi leur dit-il lui-même (Lc 24, 25) : "Ô insensés et lents à croire ! " Et encore (Mc 16, 14) : "Il leur reprocha leur incrédulité et leur dureté de coeur." - 2° Afin qu'à la suite de ces signes leur témoignage soit rendu plus efficace, selon cette parole de S. Jean (1 Jn 1, 1) : "Ce que nous avons vu, ce que nous avons entendu, ce que nous avons touché, voilà ce dont nous sommes témoins."
Solutions
:
1. S. Ambroise dans son
texte parle des preuves que trouve la raison humaine ; on vient de le voir, ces
preuves n'ont pas de valeur pour démontrer les vérités de foi.
2. Le mérite de la foi
vient de ce que l'homme croit, sur l'ordre de Dieu, ce que son esprit ne voit
pas. La preuve, qui fait voir par la science ce qui est proposé à la foi, est
donc seule à exclure le mérite, et c'est le cas de la raison démonstrative.
Mais le Christ n'apporte pas de raisons de cette sorte pour manifester sa
résurrection.
3. On vient de le dire, le
mérite de la béatitude, causé par la foi, n'est totalement exclu que si l'homme
ne veut croire que ce qu'il voit ; mais si, à la vue de certains signes, on
croit ce que l'on ne voit pas, la foi n'est pas rendue totalement vaine, ni son
mérite non plus ; S. Thomas, par exemple, à qui il a été dit : "Parce que
tu m'as vu, tu as cru", a vu une chose et en a cru une autre : il a vu les
blessures et il a cru Dieu. Mais la foi qui ne requiert pas de tels secours
pour croire est plus parfaite. Aussi, pour blâmer le manque de foi chez
certains, le Seigneur dit-il (Jn 4, 48) : "Si vous ne voyez pas des signes
et des prodiges, vous ne croyez pas." Et, de ce point de vue, on peut
comprendre que ceux qui ont le coeur assez docile pour croire en Dieu, même
lorsqu'ils ne voient pas de signes, sont heureux en comparaison de ceux qui ne
croient que s'ils en voient.
Objections
:
1. Après sa résurrection,
le Christ n'a rien fait voir à ses disciples que les anges en apparaissant aux
hommes n'aient montré ou n'aient pu montrer eux-mêmes ; car les anges se sont
présentés fréquemment sous une forme humaine et ils ont parlé, vécu et mangé
avec eux, comme s'ils avaient été des hommes véritables, par exemple, dans la
Genèse (18), les anges qu'Abraham a reçus dans son hospitalité, et dans le
livre de Tobie (5, 5), l'ange qui a conduit et ramené celui-ci. Pourtant, les
anges n'ont pas de corps véritable qui leur soit uni naturellement. Or, cela
est requis pour une résurrection. Les preuves que le Christ a présentées à ses
disciples n'ont donc pas été suffisantes pour manifester sa résurrection.
2. Le Christ a eu une
résurrection glorieuse, c'est-à-dire qu'il a possédé une nature humaine en même
temps que la gloire. Or, le Christ a manifesté à ses disciples certains signes
qui semblent contraires à la nature humaine, comme de "disparaître à leurs
yeux " (Lc 24, 31), ou d'entrer auprès d'eux "les portes closes"
(Jn 20, 19. 26). D'autre part, certaines actions semblent contraires à la
gloire, comme de manger et de boire (Lc 24, 43 ; Ac 1, 4 ; 10, 41), et de
porter les cicatrices de ses blessures (Jn 20, 20. 27). Il semble donc que ces
signes n'aient pas été suffisants ni appropriés pour éveiller la foi en sa
résurrection.
3. Le corps du Christ
n'était pas tel après la résurrection qu'il puisse être touché par un mortel,
aussi dit-il lui-même à Madeleine (Jn 20, 17) : "Ne me touche pas, car je
ne suis pas encore remonté vers mon Père." Il ne lui convenait donc pas de
se donner à toucher à ses disciples, afin de manifester la réalité de sa
résurrection.
4. Parmi les propriétés du
corps glorifié, la principale semble être la clarté. Or, cette clarté, il ne la
montre par aucune preuve dans la résurrection.
5. Les anges, donnés comme témoins de la résurrection, ne sont pas présentés de la même manière par les évangélistes. D'après S. Matthieu, l'ange est assis sur la pierre qu'on a roulée près du monument ; d'après S. Marc, l'ange se trouve à l'intérieur du sépulcre, et c'est là qu'il fut aperçu par les femmes qui y étaient entrées. Ces deux évangélistes ne parlent que d'un seul ange ; S. Jean nous dit qu'il y en avait deux assis ; S. Luc, qu'il y en avait deux debout. Les témoignages de la résurrection semblent donc insuffisants.
Cependant : le Christ qui est la Sagesse de Dieu " a tout disposé d'une façon suave " et harmonieuse (Sg 8, 1).
Conclusion
:
Le Christ a manifesté sa résurrection d'une double manière : par des témoignages et par des preuves ou signes. Et chacune de ces manifestations a été suffisante en son genre.
En effet, pour prouver sa résurrection à ses disciples le Christ a usé de deux sortes de témoignages, dont aucun ne peut être rejeté. Le premier est le témoignage des anges qui ont annoncé aux femmes la résurrection, ce qu'on voit chez tous les évangélistes. - L'autre est le témoignage des Écritures que lui-même a proposées pour prouver sa résurrection (Lc 24, 25-44).
Les preuves aussi furent suffisantes pour établir que sa résurrection était réelle, et glorieuse. Qu'elle soit réelle, il le montra, en ce qui concerne son corps, sous trois aspects. Il montre, en effet : 1° que c'était un corps réel et résistant, et non pas un corps imaginaire ou éthéré comme l'air. C'est pourquoi il donna son corps à toucher en disant : "Touchez et voyez ; un esprit n'a ni chair, ni os, comme vous voyez que j'en ai " ; - 2° que c'était un corps humain ; le Christ présenta à ses disciples son visage véritable, qu'ils pouvaient voir de leurs yeux ; - 3° que c'était aussi le même corps individuel qu'il avait auparavant ; car il leur fit constater les cicatrices de ses blessures ; aussi leur dit-il (Lc 24, 38) : "Voyez mes mains et mes pieds, c'est bien moi."
Que sa résurrection soit réelle, il le montra d'autre part, en ce qui concerne l'âme qu'il a de nouveau unie à son corps, par des actions de chacune des trois vies ; 1° la vie végétative, en mangeant et en buvant avec ses disciples (Lc 24, 30. 43) ; - 2° la vie sensitive, en répondant aux questions de ses disciples et en saluant ceux qui étaient présents ; - 3° la vie intellectuelle, en conversant avec les disciples et en expliquant les Écritures.
Et, pour que rien ne manque à cette manifestation, il révéla aussi qu'il possédait la nature divine, en faisant un miracle, celui de la pêche, et plus tard en montant au ciel sous leurs yeux ; car il est dit (Jn 3, 13) : "Personne ne monte au ciel si ce n'est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est dans le ciel."
Quant à la gloire de sa résurrection, le Christ la montra à ses disciples en entrant auprès d'eux, "portes closes" ; d'après S. Grégoire, "le Seigneur offrit à toucher la chair qu'il avait introduite, portes closes, afin de prouver qu'après la résurrection son corps avait une autre gloire, tout en gardant la même nature". De même, c'était une propriété de la gloire " de disparaître subitement à leurs yeux " (Lc 24, 31). Il montrait par là qu'il avait le pouvoir d'être vu ou non ; ce qui est, on l'a dit, l'une des prérogatives du corps glorieux.
Solutions
:
1. Chacune des preuves ne suffit pas à manifester la résurrection du Christ. Cependant, toutes prises ensemble manifestent parfaitement la résurrection du Christ, surtout à cause du témoignage de l'Écritures des paroles des anges et de l'affirmation du Christ lui-même, confirmée par des miracles. Or, les anges, dans leurs apparitions, n'affirmaient pas qu'ils étaient des hommes, tandis que le Christ affirmait être un homme réel.
Et si les anges ont mangé des aliments,
c'est d'une autre manière que le Christ ; les corps pris par les anges
n'étaient pas des corps vivants ou animés, il n'y avait pas de véritable
manducation, bien que les aliments aient été vraiment broyés et soient passés à
l'intérieur du corps qu'ils avaient pris ; aussi l'ange dit-il à Tobie (12, 8)
: "Quand j'étais avec vous, je paraissais manger et boire vraiment avec
vous ; or moi, j'use d'une nourriture invisible." Mais, parce que le corps
du Christ était réellement animé, il a mangé réellement. Comme dit S. Augustin
" ce n'est pas le pouvoir, mais le besoin de manger qui est enlevé aux
corps des ressuscités". Aussi, d'après S. Bède "le Christ a
mangé par puissance et non par indigence".
2. On l'a dit dans la
Réponse, certaines preuves étaient apportées par le Christ pour démontrer la
réalité de sa nature humaine, d'autres pour faire éclater la gloire du
Ressuscité. Or, la condition de la nature humaine, considérée en elle-même,
dans on état présent, s’oppose à la condition de la gloire, selon S. Paul (1 Co
15, 43) : "Le corps est semé dans la faiblesse, il ressuscitera dans la
puissance." Voilà pourquoi ce qui tend à montrer la condition de la gloire
semble s’opposer à la nature, prise non pas d’une manière absolue, mais dans
son état présent, et réciproquement. Aussi S. Grégoire écrit-il : "Le
Seigneur a montré deux choses admirables, qui, pour la raison humaine, sont
contraires entre elles : après la résurrection, il a prouvé que son corps était
incorruptible et que, pourtant, il pouvait être touché."
3. Selon S. Augustin, en disant à Madeleine : "Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père", le Seigneur a voulu figurer dans cette femme l'Église des païens qui n'a cru au Christ qu'après son ascension vers son Père. Ou encore Jésus a voulu que l'on crût en lui, c'est-à-dire qu'on le touchât spirituellement, parce que lui-même et son Père ne sont qu'un. D'une certaine façon, le Christ monte vers son Père par les sens intimes de celui qui progresse jusqu'à le reconnaître égal au Père. Or, Madeleine croyait encore en lui d'une manière charnelle, elle qui le pleurait comme on pleure un homme. On lit ailleurs que Marie toucha le Christ, quand en même temps que les autres femmes, elle " s'approcha et embrassa ses pieds". Comme dit Séverin "cela ne fait pas de difficulté ; dans le premier cas, il s'agit d'une préfiguration de la grâce divine ; dans le second cas, Jésus refuse le contact d'une femme, au plan de la nature humaine".
Ou bien encore, écrit S. Jean
Chrysostome, " cette femme voulait continuer à vivre avec le Christ comme
avant la passion. Dans sa joie, elle ne concevait rien de grand, bien que la
chair du Christ, en ressuscitant, fût devenue d'une condition beaucoup plus
haut". Et c'est pourquoi le Christ lui dit : "je ne suis pas encore
monté vers mon Père". comme s'il disait : "Ne pense pas que je mène
encore une vie terrestre. Si tu me vois sur terre, c'est que je ne suis pas
encore monté vers mon Père, mais le moment est proche où je vais monter."
Aussi ajoute-t-il : "je monte vers mon Père et votre Père."
4. Comme l'écrit aussi S. Augustin " le Seigneur est ressuscité avec une chair dotée de clarté : mais il n'a pas voulu apparaître à ses disciples avec cette clarté, car leurs yeux ne pouvaient la fixer. Si, en effet, avant qu'il meure pour nous et qu'il ressuscite, ses disciples n'ont pu soutenir sa vue lors de sa transfiguration sur la montagne, à plus forte raison quand sa chair fut glorifiée !".
Il faut aussi se rappeler qu'après
la résurrection le Seigneur voulait surtout prouver son identité avec celui qui
était mort. Or, c'eût été un grand obstacle que de leur montrer la clarté de
son corps. Aucune modification ne contribue, en effet, à révéler la diversité
des choses comme le changement d'aspect ; car les sensibles communs, parmi
lesquels se trouvent l'un et le multiple, le même et le divers, relèvent
surtout de la vue. Avant la passion, au contraire, pour détourner les disciples
de mépriser la faiblesse de sa passion, le Christ cherchait à leur manifester
la gloire de sa majesté. Or, cette gloire, rien ne la fait mieux connaître que
la clarté du corps. Voilà pourquoi le Christ a prouvé à ses disciples sa gloire
avant la passion, par la clarté, mais après la résurrection, par d'autres
indices.
5. D'après S. Augustin encore : "Nous pouvons entendre qu'il n'y a eu qu'un seul ange vu par les femmes, selon S. Matthieu et S. Marc, au moment où elles entrèrent dans le sépulcre, c'est-à-dire dans la chambre qui le précédait. Là, elles ont aperçu un ange assis sur la pierre roulée d'auprès du tombeau, dit S. Matthieu ; assis à droite, selon S. Marc. Puis, en regardant le lieu où gisait le corps du Seigneur, elle virent deux autres anges, qui étaient d'abord assis, selon S. Jean, et qui ensuite, après s'être levés, se tinrent debout, selon S. Luc."
1. La résurrection du Christ
est-elle la cause de notre résurrection ? - 2. Est-elle la cause de notre
justification ?
Objections
:
1. Dès qu'une cause
suffisante est posée, son effet suit immédiatement. Donc, si la résurrection du
Christ est la cause suffisante de la résurrection des corps, tous les morts ont
dû ressusciter aussitôt après cette résurrection.
2. La cause de la
résurrection des morts, c'est la justice divine, afin que les corps soient
récompensés ou punis en même temps que les âmes, de même qu'ils ont communié
dans le même mérite ou dans le péché. C'est l'opinion de Denys et aussi de S.
Jean Damascène. Or, même si le Christ n'était pas ressuscité, la justice de
Dieu se serait accomplie nécessairement. Les morts seraient donc ressuscités,
même si le Christ n'était pas ressuscité. Sa résurrection n'est donc pas la
cause de la résurrection des morts.
3. Si elle était la cause
de la résurrection des corps, elle en serait ou la cause exemplaire, ou la
cause efficiente, ou la cause méritoire. Elle n'en est pas la cause exemplaire,
car c'est Dieu qui produira la résurrection des corps, selon le Christ en S.
Jean (5, 21) : "Le Père ressuscite les morts " ; or, Dieu n'a pas
besoin de regarder un modèle hors de lui. - Elle n'en est pas non plus la cause
efficiente ; car la cause efficiente agit uniquement par contact spirituel ou
corporel ; or, il est manifeste que la résurrection du Christ n'a pas de
contact corporel avec les morts qui ressuscitent, à cause de la distance dans
le temps et dans l'espace ; ni non plus de contact spirituel, puisque ce
contact se fait par la foi et la charité et que même les infidèles et les
pécheurs ressuscitent. - Elle n'en est pas enfin la cause méritoire ; car le
Christ ressuscité n'est plus voyageur et par suite, ne se trouve plus en état
de mérite. - Ainsi, la résurrection du Christ ne semble être d'aucune manière
la cause de notre résurrection.
4. La mort étant une privation de la vie, détruire la mort n'est pas autre chose que ramener la vie, ce que fait la résurrection. Or, en mourant le Christ a détruit notre mort. C'est donc la mort du Christ et non sa résurrection qui est la cause de notre résurrection.
Cependant : sur ce texte (1 Co 15, 12) : "Si l'on prêche que le Christ est ressuscité des morts..." la Glose remarque : "Le Christ est la cause efficiente de notre résurrection."
Réponse. Aristote dit : "Ce qui est premier dans un genre est cause de tout ce qui en fait partie." Or, dans l'ordre de notre résurrection, ce qui est premier c'est la résurrection du Christ, on l'a vu plus haut. Il faut donc que la résurrection du Christ soit la cause de notre résurrection. L'Apôtre écrit (1 Co 15, 20) : "Le Christ est ressuscité d'entre les morts, prémices de tous les dormants ; car si la mort a été causée par un seul homme, c'est aussi par un seul homme qu'est causée la résurrection des morts."
Et cela est conforme à la raison. Le principe de la vie des hommes, c'est le Verbe de Dieu, dont il est dit dans le Psaume (36, 10) : "En toi est la source de la vie." Aussi lui-même déclare-t-il en S. Jean (5, 21) : "Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, le Fils vivifie ceux qu'il veut." Or, l'ordre naturel institué par Dieu dans les choses veut que chaque cause agisse d'abord sur l'être qui lui est le plus proche et, par cet être, sur les plus éloignés ; par exemple, le feu chauffe d'abord l'air qui est tout près de lui et, par l'air, les corps qui sont plus distants ; Dieu lui-même illumine en premier lieu les substances qui sont le plus rapprochées de lui, et, par elles, éclaire celles qui sont le plus éloignées de lui, selon Denys. C'est pourquoi le Verbe de Dieu a d'abord conféré la vie immortelle au corps qui lui était uni par nature et, par lui, il opère la résurrection de tous les autres hommes.
Solutions
:
1. On vient de le dire, la
résurrection du Christ est cause de notre résurrection par la vertu du Verbe.
Or, le Verbe agit par sa volonté. Il n'est donc pas nécessaire que l'effet
produit le soit immédiatement, mais qu'il soit réalisé dans les conditions voulues
par le Verbe de Dieu ; c'est ainsi que nous sommes d'abord conformes au Christ
souffrant et mourant en cette vie passible et mortelle, et que nous acquérons
ensuite la ressemblance de sa résurrection.
2. La justice de Dieu est
la cause première de notre résurrection ; mais la résurrection du Christ en est
la cause secondaire et comme instrumentale. Il est vrai que la vertu de la
cause principale n'est jamais déterminée à se servir de tel ou tel instrument ;
mais du fait qu'elle agit par tel instrument, cet instrument est cause de
l'effet produit. Ainsi donc, la justice divine, considérée en elle-même, n'est
pas tenue de causer notre résurrection par la résurrection du Christ ; elle
aurait pu, en effet, comme on l'a fait remarquer plus haut nous délivrer par un
autre moyen que par la Passion et la Résurrection. Mais, étant donné qu'elle a
décrété de nous délivrer de cette façon, il est évident que la résurrection du
Christ est cause de notre résurrection.
3. A proprement parler, la résurrection du Christ n'est pas cause méritoire de notre résurrection ; mais elle en est la cause efficiente et la cause exemplaire. Elle en est tout d'abord la cause efficiente : l'humanité du Christ, selon laquelle il est ressuscité, est d'une certaine manière l'instrument de sa divinité et agit par sa vertu, ainsi qu'on l'a montré plus haut. Voilà pourquoi tout ce que le Christ a fait ou souffert dans son humanité nous étant salutaire par la vertu de sa divinité, comme on l'a prouvé précédemment, la résurrection du Christ est aussi la cause efficiente de notre résurrection par la vertu divine, dont le propre est de rendre la vie aux morts. Cette vertu atteint par sa présence tous les lieux et tous les temps, et son contact suffit pour qu'il y ait véritable efficience. Par suite, on vient de le dire, la cause primordiale de la résurrection des hommes est la justice divine, en vertu de laquelle le Christ a le pouvoir de faire le jugement, en tant que Fils de l'homme ; et la vertu efficiente de sa résurrection s'étend non seulement aux bons, mais aussi aux méchants, qui sont soumis à son jugement.
Parce que le corps du Christ était
uni personnellement au Verbe, sa résurrection est la première dans le temps ;
elle est aussi, dit la Glose, "la première en dignité et en
perfection". Or, ce qui est le plus parfait est toujours le modèle
qu'imite à sa manière ce qui est moins parfait. Aussi la résurrection du Christ
est-elle la cause exemplaire de notre résurrection. Et cela est nécessaire, non
pas du côté de celui qui cause la résurrection, car il n'a pas besoin de
modèle, mais du côté de ceux qui ressuscitent, car les ressuscités doivent être
conformes à cette résurrection du Christ, d'après S. Paul (Ph 3, 21) : "Il
transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire."
La causalité efficiente de la résurrection du Christ s'étend à la résurrection
tant des bons que des méchants ; néanmoins, sa causalité exemplaire n'atteint
que les bons ; ceux-ci sont rendus conformes à la filiation du Christ, dit S.
Paul (Rm 8, 29).
4. Au point de vue de
l'efficience, qui dépend de la vertu divine, la mort du Christ comme aussi sa
résurrection est d'une manière générale cause de la destruction de la mort tout
autant que de la restauration de la vie. Pourtant, au point de vue de la causalité
exemplaire, la mort du Christ, étant la privation de la vie mortelle qu'il
menait, est cause de la destruction de notre mort ; mais sa résurrection étant
l'inauguration de sa vie immortelle, est la cause de la restauration de notre
vie. Toutefois la passion du Christ offre en outre un caractère spécial comme
on l'a dit plus haut elle est cause méritoire.
Objections
:
1. D'après S. Augustin,
" les corps ressuscitent par l'économie humaine du Christ, mais les âmes
ressuscitent par la substance de Dieu". Or, la résurrection du Christ ne
concerne pas la substance de Dieu, mais relève de l'économie humaine. La
résurrection du Christ, tout en étant la cause de la résurrection des corps, ne
semble donc pas être la cause de la résurrection des âmes.
2. Le corps ne peut agir
sur l'esprit. Or, la résurrection du Christ regarde son corps abattu par la
mort. La résurrection du Christ n'est donc pas la cause de la résurrection des
âmes.
3. Parce que la résurrection du Christ est la cause de la résurrection des corps, " tous les corps, ressusciteront", selon S. Paul (1 Co 15, 51) : "Tous, nous ressusciterons." Mais les âmes de tous les hommes ne ressusciteront pas, car certains " iront au supplice éternel " (Mt 25, 46).
La résurrection du Christ n'est
donc pas la cause de la résurrection des âmes.
4. La résurrection des âmes se fait par la rémission des péchés. Or, c'est là l'effet de la passion du Christ, d'après l'Apocalypse (1, 5) : "Il nous a lavés de nos péchés dans son sang." Donc c'est la passion du Christ qui est la cause de la résurrection des âmes, bien plus que sa résurrection.
Cependant : l'Apôtre écrit (Rm 4, 25) " Le Christ est ressuscité pour notre justification", et la justification n'est rien d'autre que la résurrection des âmes. Et sur ce texte du Psaume (30, 6) : "Vers le soir, il y aura des pleurs", la Glose écrit : "La résurrection du Christ est la cause de notre résurrection : celle de notre âme dans la vie présente, celle de notre corps dans l'avenir."
Conclusion
:
On vient de le voir la résurrection du Christ agit par la vertu de la divinité. Cette vertu s'étend non seulement à la résurrection des corps, mais aussi à la résurrection des âmes ; car c'est Dieu qui fait que l'âme vit par la grâce et que le corps vit par l'âme. C'est pourquoi la résurrection du Christ possède, d'une manière instrumentale, une vertu efficiente, non seulement pour la résurrection des corps, mais aussi pour la résurrection des âmes.
Pareillement, elle est aussi cause exemplaire par rapport à la résurrection des âmes, car nous devons aussi être conformes par notre âme au Christ ressuscité, selon S. Paul (Rm 6, 4) : "Le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père ; de même, nous aussi, nous devons marcher dans une vie nouvelle. Ressuscité d'entre les morts, le Christ ne meurt plus ; de même, nous aussi, nous devons nous considérer comme morts au péché, afin que, de nouveau, nous vivions par lui."
Solutions
:
1. Lorsque S. Augustin
écrit que la résurrection des âmes se fait par la substance de Dieu, il faut
l'entendre d'une participation ; les âmes deviennent, en effet, bonnes et
justes, en participant de la bonté divine, et non pas en participant d'une
créature quelconque. Aussi, après avoir dit : "Les âmes ressuscitent par
la substance de Dieu", S. Augustin ajoute-t-il : "L'âme devient
bienheureuse en participant de Dieu, mais non en participant d'une âme
sainte." Quant à nos corps, ils deviennent glorieux en participant de la
gloire du corps du Christ.
2. La causalité efficiente
de la résurrection du Christ atteint les âmes, non pas par la vertu propre du
corps ressuscité lui-même, mais par la vertu de la divinité, à laquelle il est
personnellement uni.
3. La résurrection des âmes
ressortit au mérite, et le mérite est un effet de la justification ; mais la
résurrection des corps est ordonnée à la peine ou à la récompense, qui sont
l'effet de la sentence du juge. Or, il appartient au Christ non de justifier
tous les hommes, mais de les juger tous. C'est pourquoi, s'il ressuscite tous
les corps, il ne ressuscite pas toutes les âmes.
4. Deux facteurs concourent à la justification des âmes : la rémission de la faute et la nouveauté de vie par la grâce. Quant à la causalité efficiente, qui vient de la vertu divine, la passion du Christ, et aussi sa résurrection, sont causes de la justification sous ses deux aspects. Mais au point de vue de la causalité exemplaire, la passion et la mort du Christ sont la cause propre de la rémission de la faute qui nous fait mourir au péché ; et la résurrection du Christ est la cause d'une vie nouvelle ; car cette vie nouvelle s'exerce par la grâce ou la justice. Aussi S. Paul écrit-il (Rm 4, 25) que le Christ " a été livré " à la mort pour enlever " nos péchés ; et qu'il est ressuscité pour notre justification". Mais la passion du Christ est aussi cause méritoire, nous l'avons dit.
1. Convenait-il que le Christ monte au ciel ? - 2. Selon
quelle nature l'ascension lui convenait-elle ? - 3. Est-il monté par sa propre
puissance ? - 4. Est-il monté au-dessus de tous les cieux corporels ? - 5.
Est-il monté au-dessus de toutes les créatures spirituelles ?- 6. Les effets de
l'Ascension.
Objections :
1. D'après le
Philosophe, "les réalités les plus parfaites possèdent leur bien sans se
mouvoir". Or, le Christ tient le rang le plus élevé ; car, selon sa nature
divine, il est le souverain bien, et selon sa nature humaine, il est au sommet
de la gloire. L'ascension étant un mouvement, il ne convenait pas que le Christ
monte au ciel.
2. Tout mouvement se fait en vue d'un bien meilleur. Or, le Christ n'eut pas une meilleure existence au ciel que sur la terre, car il n'a rien acquis au ciel, ni pour son âme, ni pour son corps.
Il semble donc que
le Christ ne devait pas monter au ciel.
3. Le Fils de
Dieu a pris la nature humaine pour notre salut. Mais il aurait été plus
salutaire pour les hommes qu'il vive toujours avec nous sur la terre. Il le
déclare lui-même à ses disciples (Lc 17, 22) : "Des jours viennent où vous
désirerez voir un seul des jours du Fils de l'homme, et vous ne le verrez
pas." Il semble donc qu'il ne convenait pas au Christ de monter au ciel.
4. Selon S. Grégoire le corps du Christ n'a subi aucun changement après sa résurrection. Or, ce n'est pas immédiatement après la résurrection qu'il est monté au ciel, puisque le Seigneur dit lui-même aussitôt après sa résurrection (Jn 20, 17) : "je ne suis pas encore monté vers mon Père." Il semble donc qu'il ne devait pas davantage monter au ciel quarante jours plus tard.
Cependant : le Seigneur l'affirme (Jn 20, 17) : "je monte vers mon Père et votre Père."
Réponse :
Le lie doit être proportionné à ce qui y réside. Le Christ, par sa résurrection, a commencé une vie immortelle et incorruptible. Or, le lieu où nous habitons est celui de la génération et de la corruption, mais le ciel est celui de l’incorruption. Il ne convenait donc pas qu’après sa résurrection le Christ demeure sur la terre ; mais bien au contraire, il fallait qu’il mont au ciel.
Solutions :
1. La réalité
la plus parfaite qui possède son bien sans se mouvoir est Dieu lui-même. Il
est, en effet, absolument immuable (Ml 3, 6) : "Moi, le Seigneur, je ne
change pas." Or, d'après S. Augustin, toute créature est de quelque
manière soumise au changement. La nature prise par le Fils de Dieu étant
demeurée toujours une nature créée, nous l'avons dit il n'y a pas
d'inconvénient à lui attribuer quelque mouvement.
2. L'ascension
du Christ au ciel ne lui a rien procuré de ce qui appartient à l'essence de la
gloire, soit du corps, soit de l'âme ; elle lui a donné toutefois un lieu
honorable, ce qui constitue un supplément accidentel de gloire. Non que son
corps ait rien acquis des corps célestes, ni de leur perfection, ni de leur
conservation, mais il a obtenu uniquement un lieu plus honorable. Or, cela
contribuait de quelque façon à sa gloire. De fait, le Christ a éprouvé de la
joie ; non pas qu'il ait commencé de s'en réjouir pour la première fois, au
moment où il est monté au ciel ; mais il s'en est réjoui d'une nouvelle manière
comme d'une réalité qui arrive à son achèvement. Aussi, ce verset du Psaume
(16, 11) : "Délices éternelles à ta droite", la Glose le commente en
ces termes : "La dilatation et la joie s'empareront de moi lorsque je
serai assis à ton côté, loin des regards des hommes."
3. L'ascension a retiré aux fidèles la présence corporelle du Christ ; cependant, par sa divinité, le Christ reste toujours présent parmi eux. Aussi dit-il lui-même en S. Matthieu (28, 20) : "Voici que je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles." Celui " qui est monté aux cieux, dit S. Léon n'abandonne pas ceux qu'il a adoptés." Mais l'ascension du Christ qui nous a privés de sa présence corporelle, nous a été plus utile que ne l'aurait été cette présence elle-même, pour les raisons suivantes :
1° Elle augmente notre foi, qui a pour objet ce qu'on ne voit pas. Le Seigneur lui-même dit en S. Jean (16, 8) que l'Esprit Saint, lorsqu'il sera venu, " convaincra le monde au sujet de la justice", la justice " de ceux qui auront cru", remarque S. Augustin : "car la comparaison des fidèles avec les infidèles est par elle-même la condamnation de ces derniers". Aussi le Seigneur ajoute-t-il : "je vais au Père, et vous ne me verrez plus." S. Augustin reprend : "Bienheureux ceux qui ne voient pas et qui croient. Ce sera donc par notre justice que le monde sera condamné, car vous croirez en moi sans me voir."
2° Elle relève notre espérance. Le Seigneur déclare (Jn 14, 3) : "Lorsque je m'en serai allé et que je vous aurai préparé une place, je reviendrai et je vous prendrai avec moi, afin que là où je suis, vous y soyez aussi." Et le Christ, en emmenant au ciel la nature humaine qu'il avait prise, nous a donné l'espoir d'y parvenir, car " partout où sera le corps s'assembleront les aigles " (Mt 24, 28). Et Michée (2, 13) avait prophétisé " Il monte en frayant le chemin devant eux."
3° Elle dirige vers les réalités célestes l'affection de notre charité : "Recherchez les choses d'en haut, où le Christ demeure assis à la droite de Dieu ; affectionnez-vous aux choses d'en haut, et non à celles de la terre " (Col 3, 1). Car, d'après S. Matthieu, " où est ton trésor, là aussi est ton coeur". L'Esprit Saint étant l'amour qui nous ravit vers les réalités du ciel, le Seigneur dit aux disciples (Jn 16, 7) : "Il vous est bon que je m'en aille car, si je ne m'en vais pas, le Défenseur ne viendra pas à vous ; mais si je m'en vais, je vous l'enverrai." Ce que S. Augustin commente ainsi : "Vous ne pouvez saisir l'Esprit Saint tant que vous persistez à connaître le Christ selon la chair. Lorsque le Christ se fut éloigné corporellement, non seulement l'Esprit Saint, mais encore le Père et le Fils leur furent présents spirituellement."
4° Au Christ
ressuscité pour la vie immortelle il convenait d'être dans un lieu céleste ;
toutefois, il a retardé son ascension afin de prouver la réalité de sa
résurrection. Aussi lit-on dans les Actes (1, 3) : "Après sa passion, il
se montra vivant à ses disciples, leur en donnant des preuves nombreuses
pendant quarante jours." La Glose fournit plusieurs explications de ce
texte : "Ayant subi la mort pendant quarante heures, il a voulu pendant
quarante jours confirmer qu'il était vivant. Par ces quarante jours, on peut
aussi entendre le temps du monde présent durant lequel le Christ vit avec son
Église ; l'homme est composé en effet de quatre éléments, et il est instruit à
ne pas transgresser les dix commandements."
Objections :
1. On lit
dans le Psaume (47, 6) " Dieu monte au milieu des acclamations", et
dans le Deutéronome (33, 26) : "Il chevauche les cieux pour te
secourir." Or, ces paroles sont appliquées à Dieu avant même l'incarnation
du Christ. Il convenait donc au Christ de monter au ciel en tant que Dieu.
2. Celui qui
monte au ciel est celui-là même qui en est descendu, selon cette parole (Jn 3,
13) : "Personne ne monte au ciel, sinon celui qui en est descendu",
et selon S. Paul (Ep 4, 10) : "Celui qui est descendu, c'est celui-là même
qui monte." Or, le Christ est descendu du ciel non comme homme, mais comme
Dieu. C'est donc en tant que Dieu qu'il y est monté.
3. Par son ascension, le Christ monte vers le Père. Or, ce n'est pas comme homme qu'il est parvenu à l'égalité avec le Père ; il dit en effet (Jn 14, 28) -." Le Père est plus grand que moi." Il semble donc que le Christ est monté au ciel en tant que Dieu.
Cependant : sur l'épître aux Éphésiens (4, 9) : "Que signifie : Il est monté, sinon qu'il était d'abord descendu", la Glose remarque : "Il est évident que c'est selon son humanité que le Christ est monté et descendu."
Réponse :
L'expression " en tant que " peut servir à désigner deux choses : soit la condition de celui qui monte, soit la cause de l'ascension.
Si elle désigne la condition de celui qui monte, le fait de monter ne peut convenir au Christ selon la condition de la nature divine. Tout d'abord, parce que rien, où l'on puisse monter, n'est plus élevé que la divinité. Ensuite, parce que l'ascension est un mouvement local, lequel ne convient pas à la nature divine, qui est immobile et n'a pas de lieu. Mais de cette manière au contraire l'ascension convient au Christ en tant qu'homme, car la nature humaine est contenue dans un lieu et peut être soumise au mouvement. Voilà pourquoi, dans ce sens, on peut dire que le Christ est monté au ciel en tant qu'homme, mais non en tant que Dieu.
Par contre, si l'expression " en tant que " désigne la cause de l'ascension, le Christ étant aussi monté au ciel par la vertu de sa divinité, mais non par celle de sa nature humaine, il faut dire que le Christ est monté au ciel non en tant qu'homme, mais en tant que Dieu. Aussi S. Augustin écrit-il : "C'est par ce qu'il tenait de nous que le Fils de Dieu a été suspendu à la croix, mais c'est par ce qu'il tenait de lui qu'il est monté aux cieux."
Solutions :
1. Les
témoignages invoqués s'appliquent prophétiquement à Dieu, en tant qu'il devait
s'incarner. Toutefois, on peut dire que si le fait de monter n'appartient pas
en propre à Dieu, cela peut du moins lui convenir par métaphore. On dit en
effet que Dieu "monte dans le coeur de l'homme " lorsque ce coeur se
soumet à Dieu et s'humilie devant lui. Ainsi dit-on métaphoriquement de Dieu
qu'il s'élève au-dessus d'une créature lorsqu'il se la soumet.
2. Celui qui monte au ciel est celui-là même qui en descend. S. Augustin écrit en effet : "Qui est celui qui descend ? L'Homme-Dieu. Qui est celui qui monte ? Le même Homme-Dieu."
Toutefois deux sortes de descentes sont attribuées au Christ. L'une par laquelle il est descendu du ciel. On l'attribue à l'Homme-Dieu en tant que Dieu. Cette descente est à entendre, non selon un mouvement local, mais selon " l'anéantissement par lequel, étant dans la forme de Dieu, il a pris celle d'un esclave " (Ph 2, 7). Il s'est anéanti, non pas en perdant sa plénitude, mais en prenant notre petitesse. Pareillement, on dit qu'il est descendu du ciel, non parce qu'il a quitté le ciel, mais parce qu'il a pris une nature terrestre dans l'unité de sa personne.
L'autre descente
est celle par laquelle, " il est descendu dans les parties inférieures de
la terre" (Ep 4, 9). Il s'agit ici d'une descente locale. Elle convient
donc au Christ en tant qu'homme.
3. On dit que
le Christ est monté vers son Père pour autant qu'il est monté s'asseoir à sa
droite. Or, cela convient au Christ et selon sa nature divine, et selon sa
nature humaine, ainsi qu'on l'exposera dans la question suivante.
Objections :
1. On lit en
S. Marc (16, 9) : "Après avoir parlé à ses disciples, le Seigneur Jésus
fut enlevé au ciel", et dans les Actes des Apôtres (1, 9) : "Il fut
élevé en leur présence et une nuée le déroba à leurs regards." Or, ce qui
est pris et enlevé est mû par un autre. Ce n'est donc pas par sa propre
puissance, mais par celle d'un autre, que le Christ a été porté au ciel.
2. Le corps
du Christ était un corps terrestre comme le nôtre. Or, il est contraire à la
nature d'un corps terrestre d'être élevé en l'air, et aucun mouvement ne peut
venir de la propre puissance de ce qui est mû contre sa nature. Le Christ ne
s'est donc pas élevé au ciel par sa propre puissance.
3. La puissance propre du Christ est la puissance divine. Mais ce mouvement de montée ne pouvait venir de la puissance divine parce que, celle-ci étant infinie, l'ascension aurait dû être instantanée. Mais alors le Christ n'aurait pas pu "s'élever dans le ciel sous les regards de ses disciples", comme on le lit dans les Actes. Le Christ n'est donc pas monté au ciel par sa propre puissance.
Cependant : Isaïe (63, 1) prophétise au sujet du Christ : "Il est magnifique dans son vêtement, et il s'avance dans la grandeur de sa force." Et S. Grégoire remarquer : "Il est dit d'Élie qu'il est monté au ciel dans un char ; c'est pour montrer avec évidence que celui qui n'est qu'un homme avait besoin d'un secours étranger. Quant à notre Rédempteur, il ne s'est élevé ni dans un char, ni avec l'aide des anges : lui qui a fait toutes choses, il a été porté au-dessus de toutes choses par sa propre puissance."
Réponse :
Il y a dans le Christ deux natures, la nature divine et la nature humaine. On peut entendre la puissance propre du Christ selon l'une et l'autre nature. Selon sa nature humaine, on peut aussi entendre une double puissance du Christ : l'une naturelle, qui procède des principes de la nature ; il est évident que, par cette puissance, le Christ ne pouvait s'élever dans le ciel. L'autre puissance dans la nature humaine du Christ est la vertu de la gloire ; c'est selon cette puissance que le Christ est monté au ciel.
Certains cherchent la raison de cette puissance dans une " quinte essence", la lumière. Celle-ci, affirment-ils, entre dans la composition du corps humain, et c'est par elle que les éléments contraires s'harmonisent dans l'unité. Il en résulte que, dans l'état présent de la vie mortelle, la nature des éléments prédomine dans le corps humain et, suivant cette prédominance de la nature des éléments, le corps humain se trouve attiré en bas par sa puissance. Mais, dans l'état de gloire, ce sera la nature céleste qui prédominera ; aussi est-ce suivant l'inclination et la puissance de cette nature que le corps du Christ et celui des saints sont portés au ciel. On a déjà discuté cette opinion dans la première Partie et elle sera exposée avec plus de développement dans le traité de la résurrection générale.
Cette opinion étant rejetée, d'autres trouvent la source de cette puissance du côté de l'âme glorifiée, dont le rejaillissement glorifiera le corps, ainsi que le déclare S. Augustin. La soumission du corps glorieux à l'âme bienheureuse sera telle, dit encore S. Augustin, que "le corps sera à l'instant même là où le voudra l'esprit ; et l'esprit ne voudra rien qui ne puisse lui convenir, non plus qu'au corps". Or, nous l'avons établi ' il convenait au corps glorieux et immortel d'être dans un lieu céleste. Aussi est-ce par la puissance de l'âme qui le voulait, que le corps du Christ est monté au ciel.
De même que le corps devient glorieux en participant de l'âme, " de même en participant de Dieu, l'âme devient bienheureuse", remarque S. Augustin. C'est pourquoi la première cause de l'ascension du Christ au ciel est la vertu divine. Ainsi donc, si le Christ est monté au ciel, c'est par sa propre puissance ; tout d'abord, par la puissance divine ; en second lieu, par la puissance de l'âme glorifiée qui meut le corps comme elle le veut.
Solutions :
1. Bien que
le Christ ait été ressuscité par le Père, on dit cependant qu'il est ressuscité
par sa propre puissance, parce que la puissance du Père et celle du Fils est la
même. Pareillement, le Christ est monté au ciel par sa propre puissance,
quoiqu'il ait été élevé et pris par le Père.
2. L'objection
montre que sa propre puissance, par laquelle le Christ est monté au ciel, n'est
pas celle qui est naturelle à sa nature humaine, mais celle de sa vertu divine,
et aussi celle qui appartient à son âme bienheureuse. Il est vrai que le fait
de monter vers les hauteurs est contraire à la nature du corps humain dans son
état présent, où notre corps n'est pas entièrement soumis à l'esprit ; mais
cette ascension ne sera ni un acte contraire à la nature du corps glorieux, ni
un acte de violence, puisque toute la nature du corps glorieux est parfaitement
soumise à l'esprit.
3. Bien que
la puissance divine soit infinie et opère d'une manière infinie, en ce qui
dépend de celui qui agit, l'effet de sa vertu est reçu dans les choses selon
leur capacité et selon le plan de Dieu. Or, le corps n'est pas capable de
changer de lieu instantanément ; car il faut qu'il se mesure à l'espace et,
comme le prouve Aristote, ce sont les divisions de l'espace qui divisent le
temps. Aussi n'est-il pas nécessaire que le corps mû par Dieu le soit
instantanément ; il l'est avec la rapidité que Dieu lui assigne.
Objections :
1. On dit
dans le Psaume (11, 4) " Le Seigneur est dans son temple saint, il a son
trône dans les cieux." Or. ce qui est dans le ciel n'est pas au-dessus des
cieux. Le Christ n'est donc pas monté au-dessus de tous les cieux.
2. Deux corps
ne peuvent être situés en un même lieu, comme le prouve Aristote. Or, un corps
ne peut se déplacer d'une extrémité à l'autre sans passer par le milieu. Il
semble alors que le Christ ne pouvait monter au-dessus des cieux sans que le
ciel lui-même fût divisé. Ce qui est impossible.
3. Il est dit
dans les Actes (1, 9) : "Une nuée le déroba à leurs yeux." Mais les
nuées ne peuvent monter au-dessus du ciel. Le Christ n'est donc pas monté
au-dessus de tous les cieux.
4. Nous croyons que le Christ demeure pour toujours là où il est monté. Or, ce qui est contre nature ne peut exister toujours ; car ce qui est conforme à la nature ne se trouve réalisé que le plus souvent et dans la plupart des cas seulement. Étant donné qu'il est contraire à la nature qu'un corps céleste soit élevé au-dessus des cieux, il semble donc que le Christ ne s'est pas élevé au-dessus des cieux.
Cependant : S. Paul écrit (Ep 4, 10) " Le Christ s'est élevé au-dessus de tous les cieux afin de tout accomplir."
Réponse :
Plus certains corps participent d'une manière parfaite de la bonté divine, plus ils sont supérieurs à l'ordre corporel qui est un ordre local. Aussi remarque-t-on que les corps qui réalisent le plus de forme appartiennent à un ordre naturellement plus élevé, comme l'enseigne le Philosophe ; c'est en effet par la forme qu'un corps participe de l'être divin, dit encore Aristote. Or, un corps participe plus de la bonté divine par la gloire que tout autre corps naturel par la forme de sa nature. Et, parmi les corps glorieux, il est évident que le corps du Christ est le plus resplendissant de gloire. Il lui convenait donc éminemment d'être établi au-dessus de tous les corps. Voilà pourquoi sur ce verset (Ep 4, 8) : "Il s'est élevé dans les hauteurs", la Glose précise " par le lieu et la dignité".
Solutions :
1. Le trône
de Dieu est dans le ciel, non que celui-ci le renferme, mais c'est plutôt ce trône
qui contient le ciel. Aussi, bien loin que quelque partie du ciel lui soit
supérieure, doit-il se trouver lui-même au-dessus de tous les cieux comme dit
le Psaume (8, 2 Vg) " Ô Dieu, ta gloire s'est élevée au-dessus de tous les
cieux."
2. Il n'est
pas dans la nature d'un corps de subsister avec un autre en un même lieu.
Cependant, Dieu peut faire par un miracle que deux corps existent simultanément
dans un même lieu. Ainsi a-t-il fait que " le corps du Christ sorte du
sein fermé de la Bienheureuse Vierge " et que ce corps vienne vers les
disciples " portes closes", remarque S. Grégoire. Il en résulte que
le corps du Christ peut être simultanément avec un autre corps dans un même
lieu ; non pas en vertu de ses propriétés naturelles, mais grâce à la vertu
divine qui l'aide et qui produit cet effet.
3. La nuée
n'a pas fourni au Christ, lors de son ascension, une aide semblable à celle
d'un véhicule. Elle apparut comme un signe de la divinité, de même que la
gloire du Dieu d'Israël s'était montrée dans une nuée au-dessus du tabernacle.
4. Le corps
glorieux, en vertu des principes de sa nature, n'a pas le pouvoir d'être dans
le ciel ou au-dessus du ciel. Ce pouvoir lui vient de l'âme bienheureuse dont
il reçoit sa gloire. Et de même que le mouvement du corps glorieux vers les
hauteurs n'est pas violent, de même son repos. Donc, rien ne s'oppose à ce que
ce repos dure toujours.
Objections :
1. On ne peut
comparer des réalités dépourvues de raison commune. Or le lieu n'est pas
attribué pour la même raison aux corps et aux créatures spirituelles, on l'a
prouvé dans la première Partie. On ne peut donc pas dire, semble-t-il, que le
corps du Christ est monté au-dessus de toute créature spirituelle.
2. D'après S.
Augustin,,, " l'esprit surpasse tout corps". Or la réalité la plus
noble doit occuper le lieu le plus élevé. Il semble donc que le Christ n'est
pas monté au-dessus de toutes les créatures spirituelles.
3. Dans tout lieu il y a un corps, puisque le vide n'existe pas dans la nature. Donc, si aucun corps n'obtient une place plus élevée que l'esprit dans l'ordre des corps naturels, il n'y aura aucun lieu au-dessus de toute créature spirituelle. Le corps du Christ n'a donc pu s'élever au-dessus de ces créatures.
Cependant : l'Apôtre écrit (Ep 1, 20) : "Il l'a établi au-dessus de toute principauté, de toute autorité, de toute puissance, de toute domination et de tout ce qui peut se nommer, non seulement dans le siècle passé, mais encore dans le siècle à venir."
Réponse :
Une réalité doit occuper un lieu d'autant plus élevé qu'elle est plus parfaite, que ce lieu lui soit dû par mode de contact corporel comme pour les corps, ou par mode de contact spirituel comme pour les substances spirituelles. De ce fait, les réalités spirituelles ont droit à occuper un lieu céleste qui est le lieu suprême, parce que ces substances sont les plus élevées dans l'ordre des substances. Or le corps du Christ, si l'on considère la condition de sa nature corporelle, est inférieur aux substances spirituelles. Mais si l'on considère la dignité de l'union par laquelle il est personnellement uni à Dieu, il surpasse en dignité toutes les substances spirituelles. Aussi, pour le motif que nous avons dit, lui convient-il d'occuper un lieu plus élevé, au-dessus de toute créature, même spirituelle. Voilà pourquoi S. Grégoire dit : "Celui qui a fait toutes choses a été porté au-dessus de toutes par sa propre puissance."
Solutions :
1. Ce n'est
pas pour la même raison que l'on attribue un lieu aux substances corporelles et
aux substances spirituelles. Cependant, dans les deux cas, il reste que le lieu
le plus élevé est attribué à la réalité la plus digne.
2. Cette
objection ne considère le corps du Christ que selon la condition de sa nature
corporelle, et non selon les exigences de l'union hypostatique.
3. Cette
comparaison peut s'entendre de deux manières. Si l'on ne prête attention qu'aux
lieux matériels, il n'y en a pas un qui soit tellement élevé qu'il surpasse la
dignité de la substance spirituelle ; en ce sens l'objection est valable. Mais
si l'on examine la dignité de ceux à qui l'on attribue un lieu, il convient au
corps du Christ de se trouver au-dessus des créatures spirituelles.
Objections :
1. Le Christ
a été cause de notre salut en tant qu'il l'a mérité. Or, par son ascension il
ne nous a rien mérité. Cette ascension appartient en effet à la récompense de
son exaltation ; or, le mérite et la récompense ne sont pas identiques, pas
plus que le chemin n'est le but. Il semble donc que l'ascension du Christ n'a
pas été la cause de notre salut.
2. Si
l'ascension du Christ est cause de notre salut, cela doit surtout se vérifier
comme cause de notre propre ascension. Or, celle-ci nous est garantie par la
passion du Christ : "Nous avons par le sang du Christ libre accès dans le
sanctuaire " (He 10, 19). L'ascension du Christ ne semble donc pas avoir
été la cause de notre salut.
3. Le salut qui nous est conféré par le Christ est éternel." Mon salut demeurera à jamais", dit Isaïe (51, 6). Or, le Christ n'est pas monté au ciel pour y rester toujours." Ce Jésus que vous avez vu monter au ciel en reviendra de la même manière", lit-on dans les Actes (1, 11). Et il est écrit aussi qu'il s'est montré sur terre après son ascension à beaucoup de saints, comme à S. Paul (Ac 9). L'ascension du Christ n'a donc pas été la cause de notre salut.
Cependant : le Christ déclare en S. Jean (16, 7) : "Il vous est utile que je m'en aille", c'est-à-dire que je m'éloigne de vous par l'ascension.
Réponse :
L'ascension du Christ est la cause de notre salut de deux façons : tout d'abord par rapport à nous ; puis par rapport au Christ lui-même.
Par rapport à nous, l'ascension du Christ est cause de notre salut : grâce à elle, en effet, notre esprit se tourne vers lui. Ainsi qu'on vient de le voir, l'ascension est utile : 1° à notre foi ; 2° à notre espérance ; 3° à notre charité. 4° En outre, notre respect pour le Christ s'augmente, car nous ne le considérons plus comme un homme terrestre, mais comme Dieu. Aussi l'Apôtre écrit-il (2 Co 5, 16) : "Si nous avons connu le Christ selon la chair", c'est-à-dire, d'après la Glose, selon une chair mortelle qui nous faisait penser qu'il n'était qu'un homme, " à présent, nous ne le connaissons plus comme tel".
Par rapport au Christ lui-même, l'ascension est cause de notre salut.
1° Il nous a préparé la voie pour monter au ciel, comme il le dit en S. Jean (14, 2) : "je vais vous préparer une place " ; et ainsi que l'écrit Michée (2, 13) : "Il est monté en ouvrant le chemin." Il est en effet notre chef, et là où le chef a passé, il faut que passent les membres. Aussi le Christ affirme-t-il (Jn 14, 3) : "Il faut que là où je suis, vous soyez aussi." La preuve en est que les âmes des saints qu'il avait libérées de l'enfer, il les a conduites au ciel, comme le chante le Psaume (68, 19) : "En montant au ciel, il a emmené captive la captivité." Ceux qui avaient été faits captifs par le démon, il les a emmenés avec lui au ciel, comme en un lieu étranger à la nature humaine, captifs d'une bonne capture, puisqu'il les a acquis par la victoire.
2° De même que le grand prêtre de l'Ancien Testament entrait dans le sanctuaire afin de se tenir devant Dieu et de représenter le peuple, ainsi le Christ " est entré au ciel afin d'intercéder pour nous " (He 7, 25). Sa présence même, par la nature humaine qu'il a introduite au ciel, est en effet une intercession pour nous. Dieu, qui a exalté de la sorte la nature humaine du Christ, aura aussi pitié de ceux pour lesquels le Fils de Dieu a assumé la nature humaine.
3° Le Christ siégeant ainsi dans les cieux comme Dieu et Seigneur, envoie de là-haut les biens divins aux hommes." Il s'est élevé au-dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses " (Ep 4, 10), de les remplir " de ses dons", explique la Glose.
Solutions :
1. L'ascension
du Christ est la cause de notre salut, non par mode de mérite, mais par mode
d'efficience, comme nous l'avons montré pour la résurrection.
2. La passion
du Christ est au sens propre la cause de notre ascension au ciel, en écartant
le péché qui nous en fermait l'entrée, et par mode de mérite. Et l'ascension du
Christ est la cause directe de la nôtre, parce qu'elle l'a commencée dans notre
chef, auquel il faut que ses membres soient unis.
3. Le Christ, qui est monté une seule fois au ciel, a acquis à jamais pour lui et pour nous le droit et la dignité d'y résider. Toutefois, il n'y a aucune dérogation à cette dignité, si le Christ, pour quelque motif, descend parfois corporellement, c'est-à-dire en vertu d'une apparition quelconque. Le contraire ressort de ce que l'Apôtre dit de lui-même (1 Co 15, 8) afin de confirmer la foi en la résurrection - " Et il apparut aussi à moi, qui suis comme le dernier de tous, comme l'avorton." Du moins, cette vision ne témoignerait pas en faveur de la résurrection si S. Paul n'avait pas vu le vrai corps du Christ.
1. Convient-il que le Christ
siège à la droite du Père ? - 2. Cela lui convient-il en tant que Dieu ? - 3.
Selon sa nature humaine ? - 4. Cela lui est-il propre ?
Objections
:
1. La droite et la gauche
se distinguent par des positions corporelles. Or, rien de corporel ne convient
à Dieu ; car "Dieu est esprit " (Jn 4, 24).
2. Quand un homme est assis
à la droite d'un autre, celui-ci est assis à sa gauche. Donc, si le Christ est
assis à la droite du Père, il s'ensuit que le Père est assis à la gauche du
Fils. Ce qui est inadmissible.
3. Être assis et être debout s'opposent. Or, S. Étienne dit (Ac 7, 55) : "Voici, je vois les cieux ouverts et le Fils de l'homme debout à la droite de Dieu." Il semble donc que le Christ n'est pas assis à la droite du Père.
Cependant : on lit en S. Marc (16, 19) " Après avoir parlé à ses disciples, le Seigneur Jésus monta au ciel, et il est assis à la droite de Dieu."
Conclusion
:
Sous le nom de "session" nous pouvons considérer deux choses : le fait de demeurer, d'après S. Luc (24, 49) - " Asseyez-vous (sedete) à Jérusalem " ; et aussi le pouvoir royal ou judiciaire, selon les Proverbes (20, 8) : "Le roi, siégeant au tribunal, dissipe tout mal de son regard." Il convient au Christ de s'asseoir à la droite du Père dans les deux sens. Tout d'abord, il y goûte le repos, en tant qu'il demeure éternellement incorruptible dans la béatitude du Père, que l'on signifie par sa droite : "A ta droite, éternité de délices ! " (Ps 16, 11). Aussi S. Augustin écrit-il : "Il est assis à la droite du Père : il siège ou il est assis ; entendez qu'il habite, comme nous disons d'un homme : il a siégé dans ce pays pendant trois ans. Ainsi donc, croyez que le Christ habite à la droite de Dieu le Père ; car il est bienheureux, et le nom de sa béatitude est la droite du Père."
Le Christ siège aussi à la droite de Dieu le Père parce qu'il règne avec lui et tient de lui son pouvoir judiciaire, comme celui qui siège à la droite du roi l'assiste en régnant et en jugeant avec lui. D'après S. Augustin : "Par la droite, entendez le pouvoir que cet homme, pris par Dieu, a reçu pour venir juger, lui qui était venu d'abord pour être jugé."
Solutions
:
1. D'après S. Jean
Damascène " ce n'est pas au sens local que nous parlons de la droite de
Dieu. Comment celui qui n'a pas de limite aurait-il une droite, entendue en ce
sens ? Il n'y a que les êtres ayant des limites qui possèdent une droite et une
gauche. La droite du Père, c'est la gloire et l'honneur de la divinité".
2. La seconde objection
prend au sens matériel " s'asseoir à la droite". Aussi S. Augustin
dit-il. "Si l'on entend dans un sens corporel que le Christ est
assis à la droite du Père, celui-ci sera à la gauche du Christ. Mais là (dans
la béatitude éternelle) tout est à la droite, car il n'y a aucune misère."
3. Comme l'écrit S.
Grégoire : "Siéger ou s'asseoir est l'attitude du juge, se tenir debout
celle du combat ou du secours. S. Étienne, étant encore dans la peine du
combat, a vu debout celui qui venait à son secours. Mais celui-là même, S. Marc
nous le décrit après son ascension comme étant assis ; car, après la gloire de
son ascension, il apparaîtra à la fin comme juge."
Objections
:
1. Le Christ, en tant que
Dieu, est la droite même du Père. Or, on ne peut à la fois être la droite de
quelqu'un et être assis à sa droite. Le Christ, en tant que Dieu, n'est donc
pas assis à la droite du Père.
2. D'après S. Marc (16, 19)
" le Seigneur Jésus fut enlevé au ciel et s'est assis à la droite de
Dieu". Or, ce n'est pas comme Dieu que le Christ est monté au ciel. Donc
ce n'est pas non plus comme Dieu qu'il est assis à la droite de Dieu.
3. En tant que Dieu, le Christ est égal au Père et au Saint-Esprit. Donc, si le Christ, comme Dieu est assis à la droite du Père, pour la même raison le Saint-Esprit sera assis à la droite du Père et du Fils, et le Père à la droite du Fils et du Saint-Esprit. Ce qui n'est écrit nulle part.
Cependant : S. Jean Damascène écrit : "La droite du Père, c'est la gloire et l'honneur de la divinité, en laquelle le Fils de Dieu existe avant les siècles, comme Dieu et en tant qu'il est consubstantiel au Père."
Conclusion
:
A partir de ce qui précède par le nom de " droite " on peut entendre, d'après S. Jean Damascène, la gloire de la divinité ; d'après S. Augustin, la béatitude du Père ; d'après S. Augustin encore, le pouvoir judiciaire. Par contre, la " session " désigne, ainsi qu'on l'a dit, soit le séjour, soit la dignité royale ou judiciaire." Siéger à la droite du Père", ce n'est donc rien d'autre que de posséder, comme le Père, la gloire de la divinité, la béatitude et le pouvoir judiciaire ; et cela d'une manière immuable et royale. Or, c'est là un privilège qui convient au Fils en tant que Dieu. Par suite, il est évident que le Christ, en tant que Dieu, est assis à la droite du Père. Toutefois, la préposition " à", qui est transitive, n'implique qu'une distinction personnelle et un ordre d'origine, non un degré de nature ou de dignité ; car, dans les personnes divines, il n'y a pas de degré, ainsi qu'on l'a prouvé dans la première Partie.
Solutions
:
1. Si le Fils de Dieu est
appelé la droite du Père, c'est par appropriation, de la même manière qu'il est
appelé aussi la puissance du Père. Mais la droite du Père, suivant les trois
sens signalés, est quelque chose de commun aux trois personnes.
2. En montant au ciel, le
Christ, comme homme, a été admis aux honneurs divins : c'est ce que désigne le
mot de session. Pourtant, ces honneurs divins conviennent au Christ comme Dieu,
non en vertu d'une faveur mais en vertu de son origine éternelle.
3. On ne peut dire d'aucune
façon que le Père est assis à la droite du Fils et du Saint-Esprit ; car le
Fils et le Saint-Esprit tirent leur origine du Père, et non réciproquement.
Mais du Saint-Esprit on peut dire vraiment qu'il est assis à la droite du Père
et du Fils, selon les trois sens que nous avons donnés. Toutefois, à parler par
appropriation, on réserve la session au Fils, parce qu'on lui attribue l'égalité,
selon cette parole de S. Augustin : "Dans le Père est l'unité, dans le
Fils l'égalité, dans le Saint-Esprit l'harmonie entre l'unité et
l'égalité."
Objections
:
1. D'après S. Jean
Damascène, "la droite du Père c'est la gloire et l'honneur de la
divinité". Or, l'honneur et la gloire de la divinité ne conviennent pas au
Christ en tant qu'homme. Il semble donc que le Christ, en tant qu'homme, ne
siège pas à la droite du Père.
2. D'ailleurs, siéger à la
droite d'un roi n'est-ce pas exclure la sujétion ? Or, le Christ en tant
qu'homme demeure "soumis au Père" (1 Co 15, 23). Il semble donc que
le Christ en tant qu'homme ne soit pas à la droite du Père.
3. Ce texte (Rm 8, 34) : "Qui est à la droite de Dieu". la Glose le commente ainsi : "Égal au Père en honneur divin ou dans les biens les meilleurs de Dieu." Quant au texte de l'épître aux Hébreux (1, 3) : "Il siège au ciel à la droite de Dieu", la Glose l'entend ainsi : "Il possède l'égalité avec le Père, au-dessus de toutes choses par le lieu et par la dignité." Or, il ne convient pas au Christ en tant qu'homme d'être l'égal de Dieu. Lui-même l'affirme en S. Jean (14, 28) : "Le Père est plus grand que moi." Il semble donc qu'il ne convient pas au Christ en tant qu'homme de siéger à la droite du Père.
Cependant : S. Augustin déclare " Par la droite de Dieu entendez le pouvoir que cet homme, assumé par Dieu, a reçu pour venir juger, lui qui était venu pour être jugé."
Conclusion
:
On vient de le dire : la " droite du Père " signifie ou la gloire de la divinité elle-même, ou sa béatitude éternelle, ou son pouvoir judiciaire et royal. La préposition " à " désigne l'accès à la droite du Père ; par quoi on entend, nous l'avons vu. une conjonction entre des réalités et aussi une certaine distinction entre elles. Or, cela peut exister de trois manières : 1° Il peut y avoir conjonction entre les natures et distinction entre les personnes. C'est ainsi que le Christ, en tant que Fils de Dieu, est assis à la droite du Père ; car il possède la même nature que le Père. Aussi tous les sens que l'on a déclarés plus haut conviennent-ils essentiellement au Fils comme au Père ; et c'est là être à égalité avec le Père.
2° La grâce d'union implique, au contraire, la distinction de nature et l'unité de personne. Et c'est ainsi que le Christ, en tant qu'homme, est Fils de Dieu et, par conséquent, est assis à la droite du Père ; l'expression " en tant que", toutefois ne désigne pas la condition de la nature, mais l'unité de suppôt, nous l'avons expliqué plus haut.
3° L'accès à la droite du Père peut s'entendre selon la grâce habituelle : cette grâce est plus abondante chez le Christ que chez les autres créatures, en tant que la nature humaine est elle-même, chez le Christ, dans un état de béatitude plus parfait que chez les autres créatures, et sur toutes ces créatures elle exerce un pouvoir royal et judiciaire.
Ainsi donc, si l'expression " en tant que " désigne la condition de la nature, le Christ, en tant que Dieu, est assis à la droite de Dieu, c'est-à-dire à égalité avec le Père. Mais le Christ, en tant qu'homme, est assis à la droite du Père en ce sens qu'il participe à des biens plus importants que les autres créatures ; il jouit, en effet, d'une béatitude plus parfaite, et possède le pouvoir judiciaire. - Mais si l'expression " en tant que " désigne l'unité de suppôt, le Christ, en tant qu'homme, est pareillement assis à la droite du Père ; il a droit à des honneurs égaux ; les honneurs dus au Père, nous les accordons, en effet, au Fils de Dieu avec la nature qu'il a prise, ainsi qu'on l'a dit précédemment.
Solutions
:
1. Selon les conditions de
sa nature, l'humanité du Christ n'a pas droit à la gloire ou aux honneurs de la
divinité ; elle n'y a droit qu'en raison de la personne à laquelle elle est
unie. Aussi S. Jean Damascène ajoute-t-il : "Dans la gloire de la
divinité, le Fils de Dieu, qui existe avant les siècles comme Dieu et en tant
qu'il est consubstantiel au Père, siège avec sa chair associée à sa gloire ;
car c'est d'une seule et même adoration que toute créature adore une seule et
même personne avec sa chair."
2. Si l'expression "en
tant que" désigne la condition de la nature, le Christ, en tant qu'homme,
est soumis au Père ; et, à ce point de vue, il ne convient pas au Christ de
siéger à la droite du Père dans l'égalité parfaite avec lui. Mais il lui
convient seulement de siéger à la droite du Père en ce sens qu'il possède
au-dessus de toute créature l'excellence de la béatitude et le pouvoir judiciaire.
3. Être égal au Père
n'appartient pas à la nature humaine du Christ, mais uniquement à la personne
qui a pris cette nature. Toutefois, participer aux biens les plus éminents de
Dieu, suivant un mode qui dépasse celui de toutes les créatures, convient à la
nature elle-même qui a été prise par le Christ.
Objections
:
1. L'Apôtre écrit (Ep 2, 6)
: "Dieu nous a ressuscités et nous a fait siéger dans le ciel avec le
Christ Jésus." Or, il n'est pas propre au Christ de ressusciter. Par
suite, il ne lui est pas propre non plus d'être assis à la droite de Dieu.
2. D'après S. Augustin
" pour le Christ, siéger à la droite du Père, c'est habiter dans sa
béatitude". Or, cela convient à beaucoup d'autres.
3. Le Christ lui-même
déclare dans l'Apocalypse (3, 21) : "Le vainqueur, je lui donnerai de
siéger avec moi sur mon trône ; comme moi aussi j'ai vaincu et je siège avec
mon père sur son trône." Or, le Christ siège à la droite du Père par le
fait qu'il est assis sur son trône. Donc, les vainqueurs siègent pareillement à
la droite du Père.
4. Le Seigneur dit en S. Matthieu (20, 23) "Siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne m'appartient pas de vous le donner ; mais ce sera pour ceux pour qui mon Père l'a préparé." Or, si cela n'avait pas été vraiment préparé pour quelques-uns, cette promesse aurait été vaine. Siéger à la droite du Père ne convient donc pas au Christ seul.
Cependant : il est écrit dans l'épître aux Hébreux (1, 13) : "Auquel des anges a-t-il jamais été dit : "Siège à ma droite" ?" c'est-à-dire, comme l'interprète la Glose " Participe à mes biens les plus éminents", ou " Sois mon égal en divinité." Comme s'il disait " Cela n'a jamais été dit à personne." Donc, à plus forte raison, ne convient-il à personne d'autre qu'au Christ d'être assis à la droite du Père.
Conclusion
:
On vient de l'expliquer le Christ siège à la droite du Père en ce sens que selon sa nature divine il est égal au Père, et que selon sa nature humaine il possède les biens divins plus excellemment que toutes les autres créatures. Or, l'un et l'autre privilèges conviennent au Christ seul.
Donc il n'appartient à nul autre qu'au Christ, ange ou homme, de siéger à la droite du Père.
Solutions
:
1. Le Christ étant notre
tête, ce qui lui est conféré nous est aussi attribué en lui. Voilà pourquoi,
lui-même étant déjà ressuscité, l'Apôtre écrit que Dieu nous a d'une certaine
façon ressuscités avec lui, et pourtant nous ne sommes pas encore ressuscités
en personne, mais nous ressusciterons un jour : "Celui qui a ressuscité
Jésus d'entre les morts rendra aussi la vie à nos corps mortels " (Rm 8,
11). C'est suivant la même manière de parler que l'Apôtre écrit encore :
"Il nous fait siéger avec lui dans le ciel", car le Christ, qui est notre
tête, siège dans le ciel.
2. La droite symbolisant la
béatitude divine, siéger à la droite ne signifie pas simplement être dans la
béatitude, mais posséder la béatitude avec une puissance dominatrice, et d'une
manière pour ainsi dire propre et naturelle. Or, cela convient uniquement au
Christ et nullement à une autre créature. - On peut dire néanmoins que tout
saint qui est parvenu à la béatitude " est établi à la droite de Dieu
" ; aussi est-il écrit en S. Matthieu (25, 33) : "Le Fils de l'homme
mettra les brebis à sa droite."
3. Le " trône "
symbolise le pouvoir judiciaire que le Christ tient de son Père ; ainsi est-il
écrit qu'il " siège sur le trône de son Père". Mais les autres
saints, c'est du Christ qu'ils tiennent ce pouvoir ; et, en ce sens, on dit
pareillement qu'ils " siègent sur le trône du Christ", suivant S.
Matthieu (19, 28) : "Vous siégerez, vous aussi, sur douze trônes, pour
juger les douze tribus d'Israël."
4. D'après S. Jean Chrysostome " Ce lieu", c'est-à-dire la droite du Père où il siège, " est envié non seulement de tous les hommes, mais aussi des anges". Car S. Paul l'assigne comme la prérogative du Fils unique, quand il écrit : "Auquel des anges a-t-il jamais été dit : "Siège à ma droite" ? " Le Seigneur a donc parlé non comme à des hommes qui devaient siéger à sa droite, mais par condescendance envers ceux qui lui adressaient une prière. Car ils ne cherchaient qu'une chose : être auprès de lui avant tous les autres.
On peut répondre aussi que les fils de Zébédée demandaient d'avoir la préséance sur les autres en participant au pouvoir judiciaire du Christ. Ils ne demandaient donc pas d'être assis à la droite ou à la gauche du Père, mais à la droite ou à la gauche du Christ.
1. Le pouvoir judiciaire doit-il être attribué au Christ ? -2. Ce pouvoir convient-il au Christ en tant qu'homme ? - 3. Le Christ l'a-t-il obtenu par ses mérites ? - 4. Son pouvoir judiciaire est-il universel par rapport à toutes les affaires humaines ? - 5. Outre le jugement que le Christ exerce dans le temps présent, faut-il attendre qu'il exerce un autre jugement universel dans les temps à venir ? - 6. Le pouvoir judiciaire du Christ s'étend-il même aux anges ?
Quant à l'exécution du jugement
final, il sera plus à propos d'en traiter quand nous étudierons la fin du
monde. Pour le moment, il suffit que nous parlions de ce qui touche à la
dignité du Christ.
Objections
:
1. Le jugement appartient
au maître, selon S. Paul (Rm 14, 4) : "Qui es-tu, toi, pour juger le
serviteur d'autrui ? " Or, être maître des créatures est commun à toute la
Trinité. Le pouvoir judiciaire ne doit donc pas être attribué spécialement au
Christ.
2. On lit dans Daniel (7,
9) : "L'Ancien des jours est assis", et un peu plus loin : "Le
tribunal est constitué et les livres sont ouverts." Or, l'Ancien des jours
désigne le Père, puisque, d'après S. Hilaire "dans le Père se trouve
l'éternité". Le pouvoir judiciaire doit donc être attribué au Père plutôt
qu'au Christ.
3. Il appartient de juger à celui qui accuse. Or cela est du ressort du Saint-Esprit, car le Seigneur dit en S. Jean (16, 8) : "Lorsque le Saint-Esprit viendra, il accusera le monde, à propos du péché, de la justice et du jugement." Le pouvoir judiciaire appartient donc au Saint-Esprit plutôt qu'au Christ.
Cependant : il est écrit dans les Actes (10, 42) au sujet du Christ : "C'est lui qui est établi par Dieu juge des vivants et des morts."
Conclusion
:
Trois qualités sont requises pour prononcer un jugement : 1° Le pouvoir de contraindre les sujets. Aussi est-il dit dans l'Ecclésiastique (7, 6) -." Ne cherche pas à devenir juge, si tu n'es pas capable d'extirper l'injustice." 2° Le zèle de la droiture, afin de rendre les jugements, non par haine ou par envie, mais par amour de la justice, selon les Proverbes (3, 12) : "Dieu châtie ceux qu'il aime, et comme un père se complaît en son fils." 3° La sagesse, qui sert à établir le jugement, selon l'Ecclésiastique (10, 1) : "Le juge sage jugera son peuple." Les deux premières qualités sont nécessaires avant le jugement. Mais la troisième est proprement celle qui concourt à établir le jugement ; la norme même du jugement, en effet, c'est la loi de la sagesse ou de la vérité selon laquelle on juge.
Le Fils étant la " Sagesse engendrée", la Vérité qui procède du Père et le représente parfaitement, il s'ensuit que le pouvoir judiciaire est attribué en propre au Fils de Dieu. Aussi S. Augustin écrit-il : "Telle est cette Vérité immuable qu'on appelle justement la loi de tous les arts, et l'art de l'Artiste tout-puissant. Nous et toutes les âmes raisonnables, nous jugeons avec rectitude et selon la vérité des choses qui nous sont inférieures ; ainsi seule la Vérité elle-même juge de nous, quand nous lui sommes unis. De la Vérité elle-même personne ne juge, pas même le Père ; car elle ne lui est pas inférieure. Aussi ce que le Père juge, c'est par elle qu'il le juge." Et il conclut : "Le Père ne juge personne, mais il a livré tout jugement à son Fils."
Solutions
:
1. Cet argument prouve que
le pouvoir judiciaire est un privilège commun à toute la Trinité ; et cela est
vrai. Néanmoins, le pouvoir judiciaire est attribué au Fils, en vertu d'une
appropriation, on vient de le dire.
2. D'après S. Augustin
l'éternité est attribuée au Père à titre de principe, car elle-même implique
dans sa notion cette idée de principe. S. Augustin dit aussi en ce même endroit
que le Fils est " l'art du Père". Ainsi donc l'autorité nécessaire
pour juger est attribuée au Père, en tant qu'il est le principe du Fils ; mais
la raison même de jugement est attribuée au Fils qui est l'art et la sagesse du
Père ; par suite, le Père a tout fait par son Fils en tant que celui-ci est son
art, et il jugera aussi toutes choses par son Fils en tant que celui-ci est sa
sagesse et sa vérité. Cela est signifié dans Daniel : on y lit d'abord (7, 9) :
"L'Ancien des jours est assis " ; puis : "Le Fils de l'homme
parvint jusqu'à l'Ancien des jours et il lui donna la puissance, l'honneur et
la royauté " (7, 13). Par là on donne à entendre que l'autorité requise
pour juger réside dans le Père, de qui le Fils a reçu pouvoir de juger.
3. D'après S. Augustin. si
le Christ déclare que le Saint-Esprit accusera le monde à propos du péché,
" c'est comme s'il disait : lui-même répandra dans vos coeurs la charité ;
car, une fois la crainte chassée, vous aurez la liberté d'accuser". Ainsi
donc, le jugement est attribué au Saint Esprit, non quant à la notion de
jugement, mais pour les dispositions affectives que le jugement implique de la
part des hommes.
Objections
:
1. S. Augustin dit :
"Le jugement est attribué au Fils en tant qu'il est la loi même de la
vérité suprême." Or, c'est là une prérogative du Christ en tant que Dieu.
Le pouvoir judiciaire ne convient donc pas au Christ en tant qu'homme.
2. Le rôle du pouvoir
judiciaire est de récompenser ceux qui agissent bien, et de punir les méchants.
Mais la récompense des bonnes oeuvres, c'est la béatitude éternelle qui n'est
donnée que par Dieu." C'est en participant de Dieu, et non d'une âme
sainte, que l'âme devient bienheureuse", remarque S. Augustin. Il semble
donc que le pouvoir judiciaire ne convienne pas au Christ en tant qu'homme,
mais en tant que Dieu.
3. C'est au pouvoir judiciaire du Christ qu'il revient de juger les pensées secrètes des coeurs, selon S. Paul (1 Co 4, 8) : "Ne jugez de rien avant le temps, jusqu'à ce que vienne le Seigneur ; il mettra en lumière ce qui est caché dans les ténèbres et manifestera les desseins des coeurs." Or, cela appartient seulement à la puissance divine, d'après Jérémie (17, 9) : "Le coeur de l'homme est dépravé et insondable : qui le connaîtra ? Moi, le Seigneur, qui sonde les coeurs et éprouve les reins, et cela pour rendre à chacun selon sa conduite." Le pouvoir judiciaire convient donc au Christ, non en tant qu'homme, mais en tant que Dieu.
Cependant : on lit en S. Jean (5, 27) " Le Père lui a donné le pouvoir de juger parce qu'il est le Fils de l'homme."
Conclusion
:
S. Jean Chrysostome semble penser que le pouvoir judiciaire appartient au Christ, non en tant qu'homme, mais seulement en tant que Dieu. Voici comme il présente les paroles de S. Jean : "Le Père lui a donné le pouvoir de juger. N'en soyons pas étonnés parce qu'il est le Fils de l'homme." Et il commente : "Ce n'est pas, en effet, parce qu'il est homme qu'il a reçu le pouvoir de juger ; mais, s'il est juge, c'est qu'il est le Fils de Dieu ineffable. Cette prérogative du Christ dépassant le pouvoir de l'homme, le Seigneur lui-même écarte cette objection en ajoutant : "Ne vous étonnez point parce qu'il est le Fils de l'homme ; car lui-même est aussi le Fils de Dieu." Et le Christ prouve son affirmation par les effets de la résurrection en ajoutant : "L'heure vient où tous ceux qui sont dans les sépulcres entendront la voix du Fils de Dieu." "
Toutefois, bien que le pouvoir de juger réside en Dieu tout d'abord, les hommes reçoivent de lui un pouvoir judiciaire envers tous ceux qui sont soumis à leur juridiction. Aussi lit-on dans le Deutéronome (1, 16) "Jugez ce qui est juste " ; et ensuite : "Car la sentence est à Dieu " ; c'est en effet par l'autorité de Dieu que vous jugez. Or, nous avons dit précédemment que le Christ, même dans sa nature humaine, est le chef de l'Église tout entière, et que Dieu a mis toutes choses sous ses pieds. Il lui appartient donc, même dans sa nature humaine, d'avoir le pouvoir judiciaire. Aussi convient-il d'entendre ainsi le passage de l'Évangile rapporté plus haut : "Le pouvoir de juger a été donné au Christ parce qu'il est le Fils de l'homme", non pas certes en raison de sa nature, autrement tous les hommes auraient ce pouvoir, comme l'objecte S. Jean Chrysostome. Mais ce pouvoir, le Christ le possède en vertu de la grâce capitale qu'il a reçue dans sa nature humaine.
Le pouvoir judiciaire convient de la sorte au Christ selon sa nature humaine pour trois raisons :
1° A cause de sa communauté et de son affinité avec les autres hommes. Or, Dieu agit par l'intermédiaire des causes secondes parce qu'elles sont plus proches des effets qu'il produit. Ainsi juge-t-il les hommes par le Christ-Homme, afin que son jugement leur soit plus indulgent." Nous n'avons pas un grand prêtre incapable de compatir à nos infirmités, dit l'épître aux Hébreux (4, 15) ; pour nous ressembler, il les a toutes éprouvées, hormis le péché. Approchons-nous donc avec assurance du trône de sa grâce."
2° Comme on le lit dans S. Augustin : "Au jugement dernier, lors de la résurrection des morts, Dieu ressuscite les corps par le Fils de l'homme, comme il ressuscite les âmes par le même Christ, en tant qu'il est le Fils de Dieu."
3° D'après S. Augustin encore, " il est juste que ceux qui doivent être jugés voient leur juge. Or, ceux qui doivent être jugés ce sont à la fois les bons et les méchants. Il faut donc que dans le jugement la forme de l'esclave soit montrée aux méchants comme aux bons, et que la forme de Dieu soit réservée aux seuls bons."
Solutions
:
1. Le jugement relève de la
vérité comme de sa règle propre ; mais il relève aussi de l'homme qui est
pénétré de vérité, car celui-ci ne fait qu'un, en quelque sorte, avec la
vérité, étant comme une loi et une justice vivantes. Aussi S. Augustin
invoque-t-il dans son commentaire, cité dans l'objection, ce mot de l'Apôtre (1
Co 2, 15) : "L'homme spirituel juge toutes choses." Or l'âme du
Christ a été plus unie à la vérité et en a été plus remplie que toutes les
autres créatures, selon S. Jean (1, 14) : "Nous l'avons vu plein de grâce
et de vérité." Il convient donc éminemment à l'âme du Christ de juger
toutes choses.
2. Dieu seul peut rendre
les âmes bienheureuses par la participation de lui-même. Mais il appartient au
Christ de conduire les âmes à la béatitude comme chef et comme auteur de leur
salut, selon l'épître aux Hébreux (2, 10) : "Celui qui avait amené à la
gloire un grand nombre de fils devait rendre parfait, à force de souffrances,
l'auteur de leur salut."
3. Par soi, Dieu seul a le
pouvoir de connaître et de juger les pensées secrètes des coeurs. Cependant, en
vertu du rejaillissement de sa divinité sur son âme, il convient également au
Christ de connaître et de juger les desseins secrets des coeurs, comme nous
l'avons établi plus haut en parlant de la science du Christ. C'est ainsi que
l'Apôtre écrit (Rm 2, 16) : "Ce jour-là, Dieu jugera les pensées secrètes
des hommes par Jésus Christ."
Objections
:
1. Le pouvoir judiciaire
relève de la dignité royale selon les Proverbes (20, 8) : "Le roi assis
sur le trône de la justice dissipe tout mal par son regard." Or, le Christ
a reçu la dignité royale en dehors de tout mérite, car elle lui convient du
fait même qu'il est fils unique de Dieu, aussi est-il dit dans S. Luc (1, 33) :
"Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père, et il régnera
éternellement sur la maison de Jacob." Le Christ n'a donc pas obtenu le
pouvoir judiciaire par ses mérites.
2. On vient de le dire, le
pouvoir judiciaire convient au Christ en tant qu'il est notre chef. Or, la
grâce capitale du Christ ne lui appartient pas à cause de ses mérites, mais
elle est la conséquence de son union personnelle entre la nature divine et la
nature humaine, selon S. Jean (1, 14. 16) " Nous avons contemplé sa
gloire, gloire qu'il tient de son Père comme Fils unique plein de grâce et de
vérité, et de sa plénitude nous avons tous reçu", ce qui fait appel à la
notion de chef. Il semble donc que le Christ n'a pas obtenu le pouvoir
judiciaire par ses mérites.
3. L'Apôtre écrit (1 Co 2, 15) - " L'homme spirituel juge de toutes choses." Or, l'homme devient spirituel par la grâce, et celle-ci ne provient pas des mérites, " sinon la grâce ne serait plus la grâce " (Rm 2, 8). Il apparaît donc que le pouvoir judiciaire ne convient ni au Christ, ni à personne par mérite, mais seulement par grâce.
Cependant : on lit dans Job (36, 17, Vg) : "Ta cause a été jugée comme celle de l'impie ; tu recevras le jugement de toutes causes." Et S. Augustin écrit : "Il siégera comme juge, lui qui a été soumis à un juge ; il condamnera les vrais coupables, lui qui a été faussement déclaré coupable."
Conclusion
:
Rien n'empêche qu'une seule et même qualité soit attribuée à quelqu'un à des titres divers. Ainsi, la gloire des corps ressuscités était-elle due au Christ non seulement eu égard à sa divinité et à la gloire de son âme, mais aussi en vertu du mérite acquis par l'abaissement de sa passion. Pareillement, il faut dire que le pouvoir judiciaire appartient tout ensemble au Christ-Homme en raison de sa personne divine, de sa dignité de chef et de la plénitude de sa grâce habituelle ; toutefois, il l'a aussi reçu en vertu de ses mérites. C'est ainsi que, selon la justice de Dieu, celui-là devait être établi juge, qui avait lutté et vaincu pour la justice de Dieu et qui avait été jugé injustement. Ainsi dit-il lui-même dans l'Apocalypse (3, 22) : "J'ai vaincu et je me suis assis sur le trône de mon Père." Le trône symbolise ici le pouvoir judiciaire, selon le Psaume (9, 5) : "Il est assis sur un trône, et il rend la justice."
Solutions
:
1. La première objection
entend le pouvoir judiciaire en tant qu'il est dû au Christ à cause de l'union
elle-même au Verbe de Dieu.
2. La seconde objection
l'entend selon que ce pouvoir relève de la grâce capitale.
3. Celle-ci le considère
par rapport à la grâce habituelle qui parfait l'âme du Christ. Néanmoins, bien
que le pouvoir judiciaire revienne au Christ à ces divers titres, cela
n'empêche pas qu'il lui soit dû en vertu de ses mérites.
Objections
:
1. Quelqu'un du milieu de
la foule ayant dit au Christ (Lc 13, 13) : "Ordonne à mon frère qu'il
partage avec moi l'héritage", le Seigneur lui répondit : "Homme, qui
m'a établi pour être votre juge et pour faire vos partages ? " Il ne porte
donc pas de jugement sur toutes les affaires humaines.
2. Nul ne porte de jugement
que sur ce qui lui est soumis. Or, " nous ne voyons pas encore que toutes
choses soient soumises " au Christ (He 2, 8). Le Christ n'a donc pas le
pouvoir d'exercer son jugement sur toutes les affaires humaines.
3. Selon S. Augustin il ressortit au jugement divin que, en ce monde, les bons soient tantôt dans l'affliction, tantôt dans la prospérité ; et les mauvais de même. Mais il en était ainsi même avant l’incarnation du Christ. Donc tous les jugements de Dieu concernant les affaires humaines ne ressortissent pas au pouvoir judiciaire du Christ.
Cependant : il est dit en S. Jean (5, 12) " Le Père a donné tout jugement au Fils."
Conclusion
:
Si l'on parle du Christ selon sa nature divine, il est évident que tout jugement appartient au Fils : de même en effet que le Père a fait toutes choses par son Verbe, ainsi juge-t-il tout par lui.
Mais si l'on parle du Christ selon sa nature humaine, il est également manifeste que toutes choses sont soumises à son jugement, et cela pour trois raisons :
1° A cause de la relation particulière qui existe entre l'âme du Christ et le Verbe de Dieu ; si, en effet, " l'homme spirituel juge de tout " (1 Co 2, 15) en tant que son esprit est uni au Verbe de Dieu, à plus forte raison l'âme du Christ, qui est remplie par la vérité du Verbe de Dieu, porte-t-elle un jugement sur toutes choses.
2° Le mérite de la mort du Christ le montre aussi : "Le Christ est mort et ressuscité afin d'être le Seigneur des vivants et des morts " (Rm 14, 9). Et tel est le motif pour lequel il juge tous les hommes. Aussi S. Paul ajoute-t-il aussitôt : "Nous comparaîtrons tous au tribunal du Christ." Et Daniel (7, 14) avait déjà dit " Il lui a été donné pouvoir, honneur et royauté et tous les peuples, toutes les tribus, toutes les langues le serviront." 3° On le voit encore si l'on considère le rapport des réalités humaines à la fin du salut de l'homme. En effet, à celui qui a la charge du principal, on confie aussi l'accessoire. Or, les réalités humaines sont toutes ordonnées à cette fin : la béatitude ; cette béatitude, c'est le salut éternel, et les hommes y sont admis ou rejetés par le jugement du Christ, comme on le lit en S. Matthieu (25, 21). Il est donc évident que toutes les réalités humaines sont soumises au pouvoir judiciaire du Christ.
Solutions
:
1. Le pouvoir judiciaire,
on l'a vu, relève de la dignité royale. Or, bien qu'établi roi par Dieu, le
Christ n'a pas voulu, pendant qu'il vivait sur la terre, administrer
temporellement un royaume terrestre. Ainsi dit-il lui-même en S. Jean (18, 36)
: "Ma royauté ne vient pas de ce monde." Pareillement, le Christ, qui
venait conduire les hommes à Dieu, n'a pas voulu exercer le pouvoir judiciaire
sur les réalités temporelles. Voilà pourquoi S. Ambroise écrit : "C'est à
bon droit que le Christ rejette les biens terrestres, lui qui était descendu
sur terre à cause des biens divins. Et il n'a pas daigné se faire juge des litiges
et arbitre des fortunes, lui qui a la faculté d'être juge des vivants et des
morts et l'arbitre des mérites."
2. Toutes les réalités sont
soumises au Christ en raison du pouvoir qu'il a reçu de son Père sur toutes
choses." Tout pouvoir, dit-il, m'a été donné au ciel et sur la terre
" (Mt 28, 18). Cependant, tout ne lui est pas soumis dès maintenant, en ce
qui concerne la réalisation de son pouvoir ; celle-ci n'aura lieu que plus
tard, lorsque le Christ accomplira sa volonté sur tous en sauvant les uns et en
punissant les autres.
3. Avant l'Incarnation, les
jugements sur les hommes étaient rendus par le Christ en tant que Fils de Dieu.
A ce pouvoir judiciaire, l'âme du Christ qui lui est personnellement unie
participe grâce à l'Incarnation.
Objections
:
1. Après la dernière
distribution des récompenses et des peines, il est inutile d'instituer un autre
jugement. Or, cette distribution se fait dans le temps présent ; car selon S.
Luc (23, 49), le Seigneur a déclaré au larron en croix : "Aujourd'hui, tu
seras avec moi dans le paradis " ; et S. Luc rapporte aussi (16, 22) :
"Le riche, après sa mort, fut enseveli dans l'enfer." Il est donc
inutile d'attendre le jugement final.
2. D'après une version, on lit dans le livre de Nahum (1, 9) : "Dieu ne jugera pas deux fois la même cause." Or, le jugement de Dieu s'exerce dans le temps quant au temporel et au spirituel.
Il ne semble donc pas qu'il faille
attendre un autre jugement final.
3. La récompense et le châtiment correspondent au mérite et au démérite. Mais ceux-ci ne concernent le corps que dans la mesure où celui-ci est l'instrument de l'âme. Donc, ce n'est pas par l'intermédiaire de l'âme que la récompense ou le châtiment sont dus au corps. Pour que l'homme soit récompensé ou puni dans son corps, il n'est donc pas requis d'autre jugement final en dehors de celui par lequel les âmes sont maintenant punies ou récompensées.
Cependant : le Seigneur dit en S. Jean (12, 48) : "La parole que je vous ai dit, c'est elle qui vous jugera au dernier jour." Au dernier jour, il y aura donc un jugement en dehors du jugement rendu présentement.
Conclusion
:
Un jugement ne peut être définitivement rendu sur une réalité changeante avant qu'elle ait atteint sa consommation. Ainsi une activité, quelle quelle soit, ne peut être définitivement jugée avant d'être achevée en elle-même et dans son effet ; beaucoup d'actions semblent en effet utiles, alors que leurs conséquences les dénoncent comme nuisibles. Pareillement, sur un homme, on ne peut prononcer aucun jugement définitif avant que sa vie soit terminée ; il peut en effet, de multiples façons, passer du bien au mal et inversement, ou du bien au mieux, ou du mal au pire. Aussi l'Apôtre affirme-t-il (He 9, 27) : "Il est établi que les homme meurent une fois ; après quoi ils sont jugés."
Toutefois, si la vie temporelle de l'homme s'achève en elle-même par la mort, elle demeure encore, de quelque manière, dépendante de ce qui la suivra. L'homme, en effet, peut se survivre 1° Dans la mémoire des autres hommes. Or, parfois à tort, tel ou tel conserve une bonne ou une mauvaise réputation. - 2° Dans ses enfants qui sont comme quelque chose du père." Si le père meurt c'est comme s'il n'était pas mort ; car il laisse après lui quelqu'un qui lui ressemble " (Si 30, 4). Cependant, beaucoup d'hommes bons ont de mauvais fils, et inversement. - 3° Dans les conséquences de ses actes. Ainsi, par l'imposture d'Arius et des autres mauvais guides, l'infidélité se répand-elle jusqu'à la fin du monde. Et jusqu'alors aussi, la foi progresse à cause de la prédication des Apôtres - 4° Dans son corps. Celui-ci est parfois enseveli avec honneur, parfois aussi laissé sans sépulture ; et quelquefois même, réduit en poussière, il disparaît complètement. - 5° Dans des réalités où l'homme a mis son affection, comme par exemple en certains biens temporels, dont les uns finissent rapidement, et d'autres durent plus longtemps.
Or, tout cela est soumis à l'appréciation du jugement divin. Et voilà pourquoi l'on ne Peut, sur toutes ces choses, porter de jugement définitif et public tant que le cours de ce temps se poursuit. Il suit de là qu'un jugement final est nécessaire : tout ce qui appartient à chaque homme, en quelque manière que ce soit, sera alors jugé d'une façon définitive et manifeste.
Solutions
:
1. Certains ont pensé qu'avant le jour du jugement les âmes des saints n'étaient pas récompensées dans le ciel, ni les âmes des damnés punies en enfer. Or, cela semble faux. L'Apôtre écrit en effet (2 Co 5, 6) : "Nous avons bon courage et nous préférons nous exiler de ce corps pour aller vivre avec le Seigneur " ; comme il ressort des versets suivants, ce n'est plus là " marcher par la foi, mais selon la claire vision". C'est là voir Dieu dans son essence, ce qui est l'objet même de la vie éternelle, d'après S. Jean (17, 3). Il est donc évident que les âmes séparées des corps sont dans la vie éternelle.
Et c'est pourquoi il faut soutenir
qu'après la mort, l'homme, pour tout ce qui touche à l'âme, obtient un statut
immuable ; par suite, en ce qui concerne la récompense de l'âme, il n'est pas
nécessaire de retarder davantage le jugement. Quant aux choses humaines qui
restent soumises à la marche du temps, et ne sauraient cependant être
étrangères au jugement de Dieu, elles doivent à la fin du temps être appelées
de nouveau en jugement. Bien que l'homme n'ait pas mérité ni démérité au sujet
de ces choses, elles concourent cependant de quelque manière à sa récompense ou
à sa peine. Il est donc nécessaire que tout cela soit apprécié dans un jugement
final(,.
2." Dieu ne jugera pas
deux fois la même cause", à savoir sous le même rapport. Mais il n'est pas
impossible que Dieu juge deux fois la même cause sous des points de vue divers.
3. La récompense du corps
ou son châtiment dépend de la récompense ou du châtiment de l'âme. Cependant,
l'âme n'étant soumise au changement qu'accidentellement et à cause du corps,
aussitôt qu'elle est séparée du corps elle possède un statut immuable et reçoit
son jugement. Le corps, au contraire, demeure soumis au changement jusqu'à la
fin du temps. Il faut donc qu'il reçoive alors sa récompense ou son châtiment
dans le jugement final.
Objections
:
1. Les anges, tant bons que
mauvais, ont été jugés au commencement du monde, lorsque les uns sont tombés
par le péché et que les autres ont été confirmés dans la béatitude. Or, ceux
qui ont été jugés n'ont plus besoin d'autre jugement. Le pouvoir judiciaire du
Christ ne s'étend donc pas aux anges.
2. Un même être ne peut à
la fois juger et être jugé. Or, les anges viendront avec le Christ pour juger,
comme on le dit en S. Matthieu (25, 31) : "Le Fils de l'homme viendra dans
sa majesté et avec tous ses anges." Les anges ne doivent donc pas être
jugés par le Christ.
3. En outre, les anges sont plus parfaits que les autres créatures. Donc, si le Christ est non seulement le juge des hommes, mais encore celui des anges, par la même raison il sera le juge de toutes les créatures. Or, cela semble faux, puisque c'est le propre de la providence de Dieu. On lit dans Job (34, 13) : "Qui lui a remis le gouvernement de la terre ? Qui lui a confié l'univers ? " Le Christ n'est donc pas le juge des anges.
Cependant : l'Apôtre écrit (1 Co 6, 3) " Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? " Mais les saints ne pourront juger que par l'autorité du Christ. Le Christ a donc, avec plus de raison encore, un pouvoir judiciaire sur les anges.
Conclusion
:
Les anges sont soumis au pouvoir judiciaire du Christ non seulement selon sa nature divine, mais encore en raison de sa nature humaine. Trois motifs le mettent en évidence :
1° L'union étroite entre Dieu et la nature que le Christ a assumée. Car, dit l'épître aux Hébreux (2, 16) : "Ce n'est pas des anges qu'il se charge, mais de la postérité d'Abraham." C'est pourquoi l'âme du Christ plus qu'aucun ange fut remplie de la vérité du Verbe de Dieu. Aussi, comme le remarque Denys l'âme du Christ illumine-t-elle les anges. D'où il suit qu'elle a le pouvoir de les juger.
2° En raison de l'abaissement de sa passion, la nature humaine du Christ mérite d'être élevée au-dessus des anges, de sorte que, selon la parole de S. Paul (Ph 2, 10), " au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur la terre et dans les enfers". C'est pourquoi le pouvoir judiciaire du Christ s'étend même aux anges, bons et mauvais. En signe de quoi il est dit dans l'Apocalypse (7, 11) : "Tous les anges se tenaient autour de son trône."
3° La mission que les anges exercent auprès des hommes dont le Christ est le chef, d'une manière spéciale. Aussi lit-on (He 1, 14) : "Tous sont des esprits au service de Dieu, envoyés en ministère pour ceux qui reçoivent l'héritage du salut."
Les anges sont soumis au jugement du Christ à trois titres divers :
1° Dans la répartition de leurs charges. Cette répartition se fait aussi par le Christ-Homme : "Les anges étaient à son service " (Mt 4, 11), et les démons lui demandaient d'être envoyés dans un troupeau de porcs (Mt 8, 31).
2° Dans les autres récompenses accidentelles que reçoivent les bons anges, à savoir la joie qu’ils éprouvent du salut des hommes, selon le mot du Seigneur en S. Luc (15, 10) : "Il y aura de la joie parmi les anges de Dieu pour un seul pécheur qui fait pénitence." Et aussi dans les peines accidentelles que subissent les démons et qui font leurs tourments ici-bas ou dans l'enfer. Cela même, en effet, appartient encore au Christ-Homme, puisqu'on lit dans S. Marc (1, 24) qu'un démon s'écria : "Qu'y a-t-il entre nous et toi, Jésus de Nazareth ? Es-tu venu pour nous perdre ? " 3° Dans la récompense essentielle des bons anges, qui est la vie éternelle, et dans la peine essentielle des démons, qui est la damnation éternelle. Mais ce jugement a été porté depuis l'origine du monde par le Christ, en tant qu'il est le Verbe de Dieu.
Solutions
:
1. Cette objection est
prise du jugement relatif à la récompense essentielle et à la peine principale.
2. D'après S. Augustin,
bien que " l'être spirituel juge de toutes choses", il est toutefois
jugé par la vérité elle-même. C'est pourquoi les anges, tout en exerçant un
jugement du fait qu'ils sont des créatures spirituelles, sont néanmoins jugés par
le Christ en tant qu'il est le Verbe.
3. Le pouvoir judiciaire du Christ s'étend non seulement aux anges, mais au gouvernement de toute la création. Au témoignage de S. Augustin les êtres inférieurs sont régis par Dieu selon un certain ordre, au moyen des créatures supérieures. L'âme du Christ qui est au-dessus de toute créature régit donc toutes choses. Aussi l'Apôtre écrit-il aux Hébreux (2, 5) : "Ce n'est pas à des anges que Dieu a soumis le monde terrestre à venir " ; comme l'explique la Glose, " le monde est soumis à celui dont nous parlons : au Christ".
Et voilà la raison pour laquelle Dieu n'a remis à aucun autre le gouvernement de la terre. Car c'est un seul et même être qui est à la fois Dieu et homme : le Seigneur Jésus Christ. Ce que nous avons dit sur le mystère de son Incarnation suffit présentement.
Après l'étude des mystères du Verbe incarné doit venir celle des sacrements de l'Église, car c'est du Verbe incarné qu'ils tiennent leur efficacité. Cette étude comprend premièrement le traité général des sacrements (Q. 60-65), deuxièmement les traités concernant chaque sacrement en particulier.
Le traité des sacrements en général examine les cinq points suivants : 1° l'essence du sacrement (Q. 60) ; 2° la nécessité des sacrements 61) ; 3° les effets des sacrements 62-63) ; 4° leur cause (Q. 64) ; 5° leur nombre 65).
Cette étude se divise en huit articles : - 1. Le
sacrement entre-t-il dans le genre du signe ? - 2. Tout signe d'une réalité
sacrée est-il un sacrement ? - 3. Le sacrement est-il signe d'une réalité
unique ou de plusieurs ? - 4. Le signe sacramentel est-il une chose sensible ?
- 5. Requiert-il une chose sensible déterminée ? - 6. Le sacrement requiert-il
une signification opérée par des paroles ? - 7. Les sacrements requièrent-ils
des paroles déterminées ? - 8. Peut-on ajouter ou enlever quelque chose à ces
paroles ?
Objections :
1. Il semble
que non, car sacrement s'apparente à l'action de sacrer, comme médicament à
celle de remédier ; c'est là une dérivation rattachée à la causalité plutôt
qu'à la signification.
2. Sacramentum se dit d'une chose cachée ; ainsi dans le livre de Tobie (12, 7) : "Il est bon de cacher le secret (Vg : sacramentum) du roi " ; et dans l'épître aux Éphésiens (3, 9) : "L'économie du mystère (Vg : sacramentum) caché depuis l'origine des siècles, en Dieu...". Mais le fait d'être caché est contraire à la notion même de signe, que
S. Augustin définit
ainsi : "Ce qui, au-delà de l'image qu'il apporte aux sens, fait connaître
quelque chose d'autre."
3. L'action de jurer est appelée parfois sacramentum, car on lit dans les Décrets de Gratien : "Les enfants qui n'ont pas l'âge de raison ne doivent pas jurer ; et celui qui aura juré une fois ne sera plus témoin ni admis au sacramentum", c'est-à-dire au serment. Mais le serment ne se rattache pas à la raison de signe. Il semble donc que le sacrement n'entre pas dans le genre du signe.
Cependant : S. Augustin affirme que " le sacrifice visible est le sacrement du sacrifice invisible", en ce sens qu'il en est le signe sacré.
Réponse :
Tous les êtres ordonnés, même sous des rapports divers, à une seule et même réalité, peuvent lui emprunter leur nom. C'est ainsi que la santé, qui se trouve dans l'animal, permet d'appeler sain non seulement l'animal qui la possède, mais le remède qui la produit, le régime qui la conserve, l'urine qui en présente les signes.
De même on peut d'abord appeler sacrement une chose ayant en soi une sainteté cachée, et alors sacrement équivaut à secret sacré ; mais on peut encore appeler sacrement ce qui est ordonné à cette sainteté, comme cause, ou comme signe, ou sous tout autre rapport. Or, en ce moment nous parlons des sacrements à ce point de vue particulier : comme impliquant le rapport de signe. A ce point de vue le sacrement se classe donc dans le genre signe.
Solutions :
1. La
médecine est cause efficiente de la santé ; tous les dérivés du mot médecine
impliquent donc référence à ce même et unique agent premier, et c'est pourquoi
le mot de médicament exprime la causalité. Tandis que la sainteté, cette
réalité sacrée d'où le sacrement tire son nom, n'est pas signifiée par mode de
cause efficiente, mais plutôt de cause formelle ou finale. C'est pourquoi le
mot sacrement n'implique pas toujours causalité.
2. Cette
objection porte selon que sacrement équivaut à secret sacré. Or on ne parle pas
seulement du secret de Dieu mais aussi de celui du roi, comme étant sacré et
sacrement. C'est parce que, pour les anciens, on appelait saint ou sacro-saint
tout ce qu'il était interdit de violer, comme les remparts de la cité et les
personnes constituées en dignité. C'est pourquoi ces secrets, divins ou
humains, qu'on ne peut violer en les révélant à tous, sont appelés sacrés ou
sacrements.
3. Le serment
lui aussi, a quelque rapport aux réalités sacrées : il est une attestation
faite au nom d'une réalité sacrée ; on peut donc l'appeler sacrement, en un
sens différent de celui où nous parlons maintenant des sacrements ; il n'y a
pas là équivoque mais analogie, c'est-à-dire rapports divers à un seul et même
être, ici la réalité sacrée.
Objections :
1. Il ne le
semble pas car toutes les créatures sensibles sont des signes de réalités
sacrées, comme dit S. Paul (Rm 1, 20) : "Les perfections invisibles de
Dieu se font connaître par ses créatures." Et pourtant on ne peut dire que
toutes les choses sensibles sont des sacrements.
2. Tous les
faits de l'ancienne loi figuraient le Christ qui est bien une réalité sacrée,
puisqu'il est " le Saint des saints". Car " tout leur arrivait
en figure " selon S. Paul (1 Co 10, 11), qui dit encore : "C'est
l'ombre de ce qui doit venir ensuite. La réalité est au Christ " (Col 2,
17). Et cependant toutes les actions des Pères de l'Ancien Testament, toutes
les cérémonies de la loi ne sont pas des sacrements, sauf cas particuliers
traités dans la deuxième Partie.
3. Sous la loi nouvelle également, bien des choses jouent ce rôle de signes d'une réalité sacrée, sans pourtant qu'on les appelle des sacrements : par exemple l'aspersion d'eau bénite, la consécration de l'autel, etc. Donc tout signe d'une réalité sacrée n'est pas un sacrement.
Cependant : la définition est adéquate au défini. Or certains définissent le sacrement comme le signe d'une réalité sacrée, et le texte de S. Augustin cité plus haut appuie cette définition.
Réponse :
On ne donne des signes proprement dits qu'aux hommes, car c'est leur condition de parvenir à ce qu'ils ignorent au moyen de ce qu'ils connaissent. Aussi appelle-t-on sacrement, à proprement parler, ce qui est le signe d'une réalité sacrée intéressant les hommes ; de telle sorte qu'à proprement parler on appelle sacrement, dans le sens où nous traitons ici des sacrements, ce qui est le signe d'une réalité sacrée, en tant qu'elle est sanctifiante pour les hommes.
Solutions :
1. Les
créatures sensibles signifient quelque chose de sacré, c'est vrai, car elles
manifestent la sagesse et la bonté divines en tant qu'elles sont sacrées en
elles-mêmes, mais non en tant qu'elles servent à notre sanctification. C'est
pourquoi on ne peut les appeler des sacrements au sens où nous en parlons ici.
2. Certains
faits de l'Ancien Testament signifiaient la sainteté du Christ en tant qu'il
est saint en lui-même. Mais d'autres signifiaient sa sainteté en tant que
sanctifiante pour nous ; ainsi l’immolation de l'agneau pascal signifiait
l'immolation du Christ par laquelle nous avons été sanctifiés. Ce sont ceux-là
seuls qu'on appelle sacrements de l'ancienne loi.
3. On
qualifie une chose d'après ce qui lui est attribué à titre de fin et
d'achèvement. Or c'est la perfection qui est la fin, ce n'est pas la
disposition. Les choses auxquelles se rapporte l'objection signifient seulement
la disposition à la sainteté et ne portent pas le nom de sacrement. On réserve
ce nom à ce qui signifie la sainteté comme complètement constituée dans son
sujet humain.
Objections :
1. Il semble
que le sacrement ne soit signe que d'une seule réalité, car un signe qui
signifie plusieurs choses est un signe ambigu qui prête à l'erreur : tels sont
les noms équivoques. Mais la religion chrétienne doit rejeter toute cause
d'erreur, selon l'exhortation de S. Paul (Col 2, 8) : "Veillez à ce que
personne ne vous séduise par la philosophie et par une vaine tromperie."
2. On vient
d'établir que le sacrement signifie une réalité sacrée en tant qu'elle cause la
sanctification des hommes. Mais leur sanctification, d'après l'épître aux
Hébreux (13, 12), n'a qu'une seule cause, le sang du Christ : "Jésus a
souffert hors de la ville pour sanctifier le peuple par son sang."
3. On vient de le dire le sacrement signifie proprement la sanctification arrivée à son achèvement, à sa fin. Mais la fin de la sanctification, selon l'épître aux Romains (6, 22), c'est la vie éternelle : "Vous avez votre fruit pour la sanctification, et la fin c'est la vie éternelle."
Cependant : dans le sacrement de l'autel une double réalité est signifiée : le corps véritable du Christ et son corps mystique, selon S. Augustin cité dans les Sentences de Prosper.
Réponse :
Nous venons de le dire : on appelle sacrement à proprement parler ce qui est ordonné à signifier notre sanctification. Or on peut distinguer trois aspects de notre sanctification : sa cause proprement dite, qui est la passion du Christ ; sa forme, qui consiste dans la grâce et les vertus ; sa fin ultime, qui est la vie éternelle. Les sacrements signifient tout cela.
Un sacrement est donc un signe qui remémore la cause passée, la passion du Christ ; manifeste l'effet de cette Passion en nous, la grâce ; et qui prédit la gloire future.
Solutions :
1. Un signe
est ambigu et prête à l'erreur quand il signifie plusieurs choses qui ne sont
pas ordonnées entre elles. Mais quand il signifie plusieurs choses unifiées par
un certain ordre de rapports, il est un signe non ambigu, mais parfaitement
déterminé. C'est ainsi que le nom d'homme signifie l'âme et le corps, comme
éléments constitutifs de la nature humaine. De même le sacrement signifie trois
réalités unifiées par un certain ordre de rapports.
2. Le
sacrement, en signifiant une réalité qui sanctifie, signifie forcément du même
coup son effet, qui est compris dans la cause sanctifiante en tant que telle.
3. Il suffit,
pour la notion de sacrement, que celui-ci signifie la perfection essentielle
qu'est la forme et il n'est pas besoin qu'il signifie seulement cette
perfection qu'est la fin.
Objections :
1. Il semble
que ce ne soit pas toujours le cas. Car, selon Aristote,. ," tout effet
est signe de sa cause". Mais s'il y a des effets sensibles, il y a aussi
des effets intelligibles, comme la science, effet de la démonstration. Il n'y a
donc pas que des signes sensibles. Or, nous l'avons dit, il suffit, pour
constituer la notion de sacrement, du signe d'une chose sacrée, en tant que par
elle l'homme est sanctifié. Il n'est donc pas nécessaire que le sacrement soit
une chose sensible.
2. Les
sacrements concernent le culte et le règne de Dieu, auxquels les choses
sensibles sont étrangères, car il est dit en S. Jean (4, 24) : "Dieu est
esprit, et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et en vérité." Et
S. Paul (Rm 14, 17) : "Le royaume de Dieu n'est pas affaire de nourriture
et de boisson."
3. S. Augustin prétend que " les choses sensibles sont les moindres de tous les biens : l'homme peut s'en passer et vivre vertueusement". Tandis que les sacrements, nous le verrons, sont nécessaires au salut.
Cependant : on connaît la phrase de S. Augustin : "La parole se joint à l'élément, et voilà le sacrement." Or, il s'agit bien dans cette phrase d'un élément sensible : l'eau. Donc des réalités sensibles sont requises aux sacrements.
Réponse :
La sagesse divine pourvoit à chaque être selon son mode : "elle dispose tout harmonieusement " dit le livre de la Sagesse (8, 1). Et en S. Matthieu (25, 15) : "Il donne à chacun à la mesure de ses forces." Or, il est dans la nature de l'homme de parvenir à la connaissance des choses intelligibles au moyen des choses sensibles. Et le signe est le moyen de parvenir à la connaissance d'autre chose. Aussi, puisque les choses sacrées que les sacrements doivent signifier sont des biens spirituels et intelligibles par lesquels l'homme se sanctifie, c'est au moyen de choses sensibles que la signification sacramentelle sera pleinement accomplie. C'est ainsi encore que la divine Écriture présente les réalités spirituelles au moyen de comparaisons tirées des choses sensibles. Les sacrements requièrent donc des choses sensibles, comme Denys le prouve de son côté.
Solutions :
1. Tout être
reçoit son nom et sa définition à titre premier de ce qui lui convient immédiatement
et par soi, non de ce qui lui convient par autrui. Or, l'effet sensible est
capable par lui-même de conduire à la connaissance d'autre chose, car c'est
immédiatement et par soi que l'effet sensible se manifeste à l'homme, chez qui
toute connaissance est d'origine sensible. Au contraire, les effets
intelligibles ne sont capables de conduire à la connaissance d'autre chose que
dans la mesure où ils sont déjà manifestés eux-mêmes par le moyen de choses
sensibles. C'est pourquoi on appelle signe, immédiatement et à titre premier,
les choses offertes aux sens. S. Augustin le dit : "Le signe est ce qui,
au-delà de l'image qu'il apporte aux sens, fait connaître quelque chose
d'autre." Ainsi les effets intelligibles n'ont valeur de signe que dans la
mesure où ils sont eux-mêmes connus par des signes proprement dits. C'est par
ce biais que des choses d'elles-mêmes inaccessibles aux sens peuvent être
appelées sacrements, comme nous le verrons.
2. Évidemment,
si l'on regarde les choses sensibles dans leur nature propre, elles ne se
rapportent pas au culte ou au règne de Dieu. Elles n'y ont rapport que dans la
mesure où elles sont signes de ces réalités spirituelles en quoi consiste le
règne de Dieu.
3. De même S.
Augustin parle ici des choses sensibles prises dans leur nature propre, non en
tant qu'elles servent à signifier les biens spirituels, qui sont les plus
précieux.
Objections :
1. Il semble
que non, car, on vient de le voir, on emploie dans les sacrements des choses
sensibles pour leur signification. Or, rien n'empêche diverses choses sensibles
d'avoir une signification identique. C'est ainsi que la Sainte Écriture emploie
pour désigner Dieu diverses métaphores : rocher, lion, soleil, etc. Il semble
donc que des choses diverses pourraient convenir pour le même sacrement et que
des choses déterminées ne sont pas requises.
2. Le salut
de l'âme est plus nécessaire que la santé du corps. Or, pour les remèdes
matériels destinés à la santé du corps, on peut employer une chose à défaut
d'une autre. A beaucoup plus forte raison, dans les sacrements qui sont des
remèdes spirituels destinés au salut de l'âme, pourra-t-on prendre une chose à
défaut d'une autre.
3. Il ne convient pas que le salut de l'homme soit restreint par la loi divine et surtout par la loi du Christ qui est venu sauver tous les hommes. Or, sous le régime de la loi de nature, la pratique des sacrements ne requérait pas des choses déterminées : on employait celles qu'on voulait. C'est ce qu'on voit dans la Genèse (28, 20), où Jacob s'engage envers Dieu par le voeu de lui offrir des dîmes et des sacrifices pacifiques. Il semble donc que, surtout dans la loi nouvelle, l'homme ne doit pas être contraint par l'obligation d'employer pour les sacrements des choses déterminées.
Cependant : le Seigneur a dit (Jn 3, 5) " Si quelqu'un ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu."
Réponse :
On peut considérer deux aspects dans la pratique des sacrements : le culte divin et la sanctification de l'homme. Le premier point de vue regarde l'homme dans ses rapports avec Dieu. Le second, à l'inverse, regarde Dieu dans ses rapports avec l'homme. Personne n'est chargé de fixer des règles dans ce qui dépend du pouvoir d'un autre, mais seulement dans ce qui est en son pouvoir. Donc puisque la sanctification de l'homme est au pouvoir de Dieu, qui sanctifie, l'homme n'est pas juge de ce qu'il doit employer pour sa sanctification, et c'est à l'institution divine de le déterminer. C'est pourquoi, dans les sacrements de la nouvelle loi qui sanctifient les hommes, selon la parole de S. Paul (1 Co 6, 11) : "Vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés", les choses qu'on y emploie doivent être déterminées par l'institution divine.
Solutions :
1. Il est
vrai que la même réalité peut être signifiée par des signes divers. Mais
déterminer quel signe doit servir à cette signification, cela regarde l'auteur
de cette sanctification. Or, c'est Dieu qui nous signifie des réalités
spirituelles par des choses sensibles dans les sacrements, et par des
expressions métaphoriques dans l’Écriture. Donc, de même que le Saint-Esprit a
décidé l'emploi de métaphores déterminées pour signifier des réalités
spirituelles dans tel passage de l'Écriture, de même c'est l'institution divine
qui doit déterminer pour tel ou tel sacrement l'emploi des choses chargées de
signification.
2. Les choses
sensibles possèdent en elles-mêmes par un don de la nature les vertus qui les
rendent bonnes pour la santé du corps. Si deux d'entre elles possèdent la même
vertu, peu importe donc qu'on emploie l'une ou l'autre. Tandis qu'elles ne sont
ordonnées à la sanctification par aucune vertu naturelle contenue en elles,
mais seulement par institution divine. Il a donc fallu que Dieu déterminât
quelles choses sensibles on emploierait dans les sacrements.
3. A des
temps différents, selon S. Augustin, conviennent des sacrements différents,
comme aussi on emploie des formes verbales différentes (présent, passé ou futur)
pour signifier des temps différents. Sous la loi de nature une inspiration
intérieure, sans nulle loi imposée du dehors, portait les hommes à honorer Dieu
; de même une inspiration intérieure déterminait quelles choses sensibles
employer à ce culte. Mais la promulgation d'une loi extérieure fut ensuite
rendue nécessaire parce que les péchés des hommes avaient obnubilé cette loi de
nature, et aussi afin que la grâce du Christ qui sanctifie le genre humain, fût
signifiée d'une façon plus expressive. Il fut donc nécessaire de déterminer
quelles choses les hommes emploieraient dans les sacrements. La voie du salut
n'en est pas resserrée, car les sacrements ne requièrent que des choses
usuelles, ou du moins que l'on peut facilement se procurer.
Objections :
1. Il ne
semble pas car, selon S. Augustin : "Les sacrements matériels sont-ils
autre chose, pour ainsi dire, que des paroles visibles ? " En ce cas,
ajouter des paroles aux choses sensibles requises par les sacrements
consisterait à ajouter des paroles à des paroles, ce qui est superflu.
2. Le
sacrement est un être qui est un. Comment constituer un être qui soit un en
unissant des êtres de genres disparates ? Les choses sensibles étant des
produits de la nature, et les paroles des produits de la raison, il semble que
les sacrements ne requièrent pas qu'on ajoute des paroles aux choses sensibles.
3. Les sacrements de la loi nouvelle ont succédé aux sacrements de la loi ancienne : à l'abolition de ceux-ci, ceux-là ont été institués, dit S. Augustin. Mais les sacrements de l'ancienne loi ne nécessitaient aucune formule verbale. Les sacrements de la loi nouvelle ne doivent pas en comporter non plus.
Cependant : l'Apôtre nous dit (Ep 5, 25) : "Le Christ a aimé l'Église et s'est livré pour elle afin de la sanctifier en la purifiant dans le bain d'eau que la parole de vie accompagne." Et S. Augustin : "La parole se joint à l'élément, et voilà le sacrement."
Réponse :
Les sacrements, nous l'avons vu, sont employés à la sanctification de l'homme comme étant des signes. Nous pouvons tirer de là trois considérations montrant chacune une convenance à ce que des paroles viennent s'adjoindre aux choses sensibles.
1° On peut envisager dans les sacrements la cause qui sanctifie : c'est le Verbe incarné auquel le sacrement se conforme en ce qu'il joint le " verbe " à la chose sensible ; ainsi dans le mystère de l'Incarnation, le Verbe de Dieu est-il uni à une chair sensible.
2° On peut envisager l'homme qu'il s'agit de sanctifier par les sacrements. L'homme est un composé d'âme et de corps, auquel s'adapte parfaitement le remède sacramentel qui, par la chose visible, touche le corps, et, par la parole, devient un objet de foi pour l'âme. Aussi, le texte : "Déjà vous êtes purs à cause de la parole... (Jn 15, 3) " inspire-t-il à S. Augustin cette réflexion : "D'où vient à l'eau une si grande vertu qu'elle touche le corps et lave le coeur ? Ne lui vient-elle pas de la parole qui opère non parce qu'elle est dite, mais parce qu'elle est crue ? " 3° On peut envisager la signification sacramentelle proprement dite. S. Augustin remarque que " chez les hommes, les paroles occupent la première place entre les autres signes", parce qu'on peut en tirer des combinaisons variées pour leur faire signifier les diverses conceptions de l'esprit ; aussi est-ce par elles que nous pouvons le plus distinctement exprimer nos conceptions. Pour la perfection de la signification sacramentelle, il était donc nécessaire que la signification des choses sensibles fût précisée par des paroles. C'est ainsi que l'eau peut également signifier l'ablution puisqu'elle est liquide, ou le rafraîchissement puisqu'elle est froide. Mais lorsqu'on dit : "je te baptise " il devient évident que dans le baptême on se sert de l'eau pour signifier la purification spirituelle.
Solutions :
1. C'est par
analogie que les choses visibles des sacrements sont appelées des paroles : en
tant qu'elles participent d'une certaine valeur de signification qui se trouve
à titre premier dans les paroles proprement dites, nous venons de le dire.
C'est pourquoi il n'y a pas redoublement superflu de paroles lorsqu'on ajoute
des paroles aux choses sensibles, parce que les unes précisent la signification
des autres, comme nous l'avons dit.
2. Sans
doute, les paroles et les choses sensibles appartiennent à des genres
disparates en ce qui regarde leur nature de choses. Mais elles se rejoignent
dans la raison de signe qui d'ailleurs se trouve plus parfaitement réalisée dans
les paroles que dans les autres moyens d'expression, nous venons de le dire.
Paroles et choses, jointes dans le sacrement, constituent donc quelque chose
d'un, à la manière d'une forme et d'une matière dans la mesure où les paroles
achèvent la signification des choses. Par choses, d'ailleurs, on entend aussi
bien les actions sensibles : ablution, onction, etc. car la raison de signe se
réalise en elles de la même façon que dans les choses proprement dites.
3. Comme le dit S. Augustin, autres doivent être les sacrements d'une réalité présente et autres les sacrements d'une réalité à venir. Les sacrements de la loi ancienne : "le Seigneur te bénisse, etc." soit par les sujets de ces sacrements, comme on lit au Deutéronome (26, 3) : "(Tu diras au prêtre) : Je déclare aujourd'hui devant le Seigneur ton Dieu, etc."
Objections :
1. Il ne
semble pas car, d'après le Philosophe " Les mots ne sont pas les mêmes
chez tous." Mais le salut que l'on demande par les sacrements est le même
chez tous. Des paroles déterminées ne sont donc pas requises dans les
sacrements.
2. Les
sacrements requièrent des paroles en tant que celles-ci sont significatives au
premier chef, nous venons de le dire. Mais il arrive que la même chose soit
signifiée par des paroles différentes ; des paroles déterminées ne sont donc
pas requises.
3. Ce qui déforme une chose change son espèce. Mais certains déforment les paroles en les prononçant ; on ne croit pourtant pas que l'effet des sacrements en soit empêché. Sans quoi les ignorants et les bègues qui administrent les sacrements les rendraient fréquemment nuls. C'est donc que les sacrements ne requièrent pas des paroles déterminées.
Cependant : le Seigneur a prononcé des paroles déterminées en consacrant le sacrement de l'eucharistie, lui qui a dit (Mt 26, 26) : "Ceci est mon corps." De même, il a donné ordre à ses disciples de baptiser sous forme verbale déterminée (Mt 28, 19) : "Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit."
Réponse :
On vient de le voir : dans le sacrement, les paroles se comportent à la façon d'une forme et les choses sensibles à la façon d'une matière. Or, dans tout ce qui est composé de matière et de forme, le principe de détermination est du côté de la forme, laquelle est en quelque sorte la fin et le terme de la matière. Aussi ce qui est requis tout d'abord et à titre de principe pour qu'une chose existe, c'est une forme déterminée ; car une matière déterminée n'est requise que pour être proportionnée à la forme déterminée. Puisque les sacrements requièrent des choses sensibles déterminées qui s'y comportent comme une matière, ils requièrent bien davantage une forme verbale déterminée.
Solutions :
1. Selon S.
Augustin " la parole opère dans les sacrements, non parce qu'elle est
dite", c'est-à-dire non pas selon le son extérieur du mot, " mais
parce qu'elle est crue " c'est-à-dire selon le sens des paroles auquel la
foi s'attache. Et c'est ce sens qui est le même pour tous, malgré la diversité
des sons. Un tel sens peut donc s'exprimer dans les paroles de n'importe quelle
langue ; le sacrement ne s'en réalise pas moins.
2. Sans
doute, en toute langue, la même chose peut être signifiée par des mots divers.
Cependant il y a toujours un mot que cette langue emploie de préférence et plus
communément pour signifier telle chose. Et c'est ce mot qu'on doit affecter à
la signification sacramentelle. De même pour les choses sensibles : on affecte
à la signification sacramentelle celles qu'on emploie le plus communément pour
l'acte qui signifie l'effet du sacrement. Ainsi, comme on emploie communément
de l'eau pour l'ablution corporelle, signe d'ablution spirituelle, c'est de
l'eau qu'on prend comme matière du baptême.
3. Celui qui déforme les paroles sacramentelles, s'il le fait exprès, semble bien ne pas avoir l'intention de faire ce que fait l'Église, et vraisemblablement le sacrement ne se réalise pas.
Dans le cas d'erreur ou de lapsus linguae, si cette déformation va jusqu'à détruire entièrement le sens de la phrase, il ne semble pas que le sacrement se réalise. Cela arrive surtout quand cette altération atteint le commencement du mot, par exemple, si au lieu de " in nomine Patris", on dit " in nomine Matris". Mais si cette corruption ne détruit pas entièrement le sens de la phrase, le sacrement se réalise néanmoins. Cela arrive surtout quand l'altération atteint la désinence, par exemple si on dit : "in nomine Patrias et Filias". Sans doute ces mots ainsi défigurés n'ont pas de signification en vertu d'une institution quelconque, mais on concède qu'ils en ont une selon que l'usage s'en accommode. Et c'est pourquoi, malgré le changement pour l'oreille, le sens demeure le même.
Ce qu'on a dit sur
la différence entre la déformation située au début ou à la fin d'un mot
s'explique du fait que, chez nous, le changement du début d'un mot change sa
signification, ce qui n'est pas le cas pour le changement d'une désinence. Mais
chez les Grecs il y a aussi, des changements au début du mot dans la
conjugaison des verbes. Cependant, plus qu'à la place de l'altération, c'est à
son importance qu'il faut prendre garde ; car, soit au commencement soit à la
fin du mot, elle peut être assez légère pour ne pas détruire le sens des paroles
ou, au contraire, assez importante pour le détruire. Mais le premier cas se
produit plus facilement du côté du début, et le second cas du côté de la fin.
Objections :
1. Il semble qu'il
ne soit pas permis d'ajouter aux paroles qui constituent la forme des
sacrements. En effet, ces paroles sacramentelles ne sont pas moins essentielles
que les paroles de la Sainte Écriture. Or, on lit dans le Deutéronome (4,2) :
"Vous n'ajouterez rien à la parole que je vous dis et vous n'en
retrancherez rien." Et dans l'Apocalypse (22, 18) : "J'atteste à
quiconque entend les paroles de la prophétie de ce livre : si quelqu'un y
ajoute, Dieu ajoutera sur lui les plaies qui ont été décrites dans ce livre ;
et si quelqu'un en retranche, Dieu retranchera sa part du livre de vie."
Il ne doit donc pas être permis non plus d'ajouter ou de retrancher dans la
forme des sacrements.
2. Les
paroles se comportent dans les sacrements à la façon d'une forme, nous l'avons
dit. Mais toute addition ou soustraction dans une forme varie son espèce de
même que dans les nombres, selon Aristote. Donc il apparaît que si l'on ajoute
ou si l'on retranche quelque chose dans la forme du sacrement, celui-ci ne sera
plus le même.
3. La forme des sacrements requiert, outre un nombre déterminé de syllabes, que les mots soient émis dans un ordre déterminé et par un discours continu. Si ajouter ou retrancher des paroles ne détruit pas la vérité du sacrement, il devrait en être de même lorsqu'on les prononce dans un ordre différent, ou de façon discontinue.
Cependant : tous ne mettent pas les mêmes paroles dans les formules sacramentelles. Ainsi les Latins baptisent sous cette forme : "je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit." et les Grecs avec celle-ci : "Que le serviteur du Christ N. soit baptisé, au nom du Père, etc." Et pourtant les uns et les autres confèrent vraiment le sacrement. Il est donc permis d'ajouter ou de retrancher dans les formules sacramentelles.
Réponse :
Au sujet de tous ces changements qui peuvent se produire dans les formules sacramentelles, il faut faire intervenir deux considérations.
1° L'intention de celui qui prononce ces paroles est requise au sacrement, comme nous le verrons plus loin. C'est pourquoi, s'il a l'intention, par cette addition ou ce retranchement, d'introduire un nouveau rite, non agréé par l'Église, le sacrement ne semble pas réalisé, car le ministre ne semble pas avoir l'intention de faire ce que fait l'Église.
2° Il faut considérer la signification des paroles. En effet, les paroles opèrent dans les sacrements selon le sens qu'elles offrent, nous l'avons dit Il faut donc se demander si le changement en question supprime ce sens exigé, car, en ce cas, il est évident que la vérité du sacrement est supprimée. Or, si l'on retranche un élément essentiel dans la forme sacramentelle, il est évident que le sens des paroles disparaît. Ainsi, selon Didyme : "Si quelqu'un a bien l'intention de baptiser, mais omet un de ces noms (ceux du Père, ou du Fils, ou du Saint-Esprit) le baptême ne s'accomplira pas." Tandis que si l'on retranche un élément qui n'appartient pas à la substance de la forme, cette soustraction ne supprime pas le sens requis, ni, par suite, l'accomplissement du sacrement. Ainsi dans la forme de l'eucharistie : Hoc est enim corpus meum, l'omission de enim ne supprime pas le sens requis des mots, et par conséquent n'empêche pas le sacrement de s'accomplir, bien que, peut-être, l'auteur de l'omission commette un péché par négligence ou par irrévérence.
De même pour ce qui est des additions. On peut ajouter quelque chose qui détruise le sens requis ; si l'on dit, par exemple, selon la formule arienne du baptême : "je te baptise au nom du Père qui est supérieur, et du Fils qui est moindre", une addition de ce genre détruit la vérité du sacrement. Mais si l'addition n'enlève pas le sens requis, elle ne fait pas disparaître la vérité du sacrement. Et peu importe que cette addition ait lieu au commencement, au milieu ou à la fin. Si l'on dit, par exemple : "je te baptise au nom de Dieu Tout-Puissant, et du Fils son unique engendré, et du Saint-Esprit Paraclet " il y aura vraiment baptême. Semblablement si l'on disait : "je te baptise au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ; et que la Sainte Vierge te soit en aide " il y aura vraiment baptême. Mais si l'on disait : "je te baptise au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, et de la Sainte Vierge Marie " peut-être n'y aurait-il pas baptême. Car S. Paul a dit (1 Co 1, 13) : "Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ? Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ? " Cependant, pour que cette adjonction du nom de la Vierge rende le baptême invalide, il faudrait qu'on ait entendu par là baptiser au nom de la Sainte Vierge de la même façon qu'au nom de la Trinité par lequel le baptême est consacré ; un tel sens serait, en effet, contraire à la vraie foi et par suite supprimerait la vérité du sacrement. Mais si, au lieu d'ajouter " et au nom de la Sainte Vierge " pour signifier que le nom de la Sainte Vierge opérerait quelque chose dans le baptême, on l'ajoute simplement pour assurer au baptisé le bénéfice de son intercession afin qu'il conserve la grâce baptismale, on ne fait pas disparaître l'effet du sacrement.
Solutions :
1. On n'a pas
le droit d'ajouter quelque chose aux paroles de la Sainte Écriture pour leur
apporter un sens nouveau ; mais s'il s'agit d'expliquer la Sainte Écriture, on
voit que les professeurs y ajoutent bien des paroles. Seulement, on n'a pas le
droit d'y ajouter ces paroles en prétendant qu'elles appartiennent à
l'intégrité du texte : ce serait une falsification. Il en serait de même pour
les sacrements si l'on affirmait faussement que quelque chose appartient à
l'intégrité essentielle de la forme sacramentelle.
2. Les
paroles appartiennent à la forme du sacrement en raison du sens qu'elles
signifient. Toute addition ou soustraction de paroles qui n'ajoute ou ne
retranche rien au sens requis ne détruit pas l'espèce du sacrement.
3. Si l'arrêt des paroles est assez important pour suspendre l'intention de celui qui les prononce, le sens du sacrement disparaît et par conséquent sa vérité. Mais elle ne disparaît pas quand l'interruption est trop brève pour annuler l'intention de celui qui parle et le sens de ses paroles. De même pour un changement dans l'ordre des mots. S'il détruit le sens de la phrase, le sacrement ne s'accomplit pas ; un cas évident est celui d'une négation précédant ou suivant la parole significative. Mais si cette transposition n'est pas de nature à changer le sens de la phrase, elle ne détruit pas la vérité du sacrement, car, selon la remarque d'Aristote, " les noms et les verbes, même transposés, gardent leur signification ".
Quatre questions : 1. Les sacrements sont-ils nécessaires
au salut de l'homme ? - 2. Étaient-ils nécessaires dans l'état qui a précédé le
péché ? - 3. Étaient-ils nécessaires dans l'état qui a suivi le péché et
précédé le Christ ? - 4. Étaient-ils nécessaires après la venue du Christ ?
Objections :
1. Il semble
que non, puisque S. Paul affirme (1 Tm 4, 8) : "L'activité corporelle a
peu d'utilité." Mais les sacrements engagent une activité corporelle
puisqu'ils sont constitués par la signification de choses sensibles
accompagnées de paroles. Ils ne sont donc pas nécessaires au salut.
2. Il a été
dit à S. Paul (2 Col 2, 9) : "Ma grâce te suffit." Elle ne suffirait
pas si les sacrements étaient nécessaires au salut.
3. Une fois posée la cause efficace, rien d'autre n'est nécessaire à la réalisation de l'effet. Mais la passion du Christ est cause efficace de notre salut, car S. Paul affirme (Rm 5, 10) : "Si, lorsque nous étions ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, à plus forte raison, maintenant que nous sommes réconciliés, serons-nous sauvés en sa vie." Les sacrements ne sont donc pas requis au salut des hommes.
Cependant : S. Augustin écrit : "On ne peut unir des hommes en aucune confession religieuse, vraie ou fausse, sans les assembler par une communauté d'insignes, c'est-à-dire de sacrements visibles." Mais il est nécessaire au salut des hommes que ceux-ci soient unis en une seule confession de la vraie religion. Les sacrements sont donc nécessaires au salut des hommes.
Réponse :
Les sacrements sont nécessaires au salut de l'homme pour trois raisons. La première se tire de la condition de la nature humaine : il lui est propre de s'acheminer par le corporel et le sensible au spirituel et à l'intelligible. Or, il appartient à la providence divine de pourvoir à chaque être selon le mode de sa condition. La sagesse divine agit donc harmonieusement en conférant à l'homme les secours du salut sous des signes corporels et sensibles qu'on appelle les sacrements.
La deuxième raison se tire de l'état de fait où se trouve l'homme : en péchant, il s'est soumis par sa sensibilité aux choses corporelles. Or, on doit appliquer le remède à l'endroit du mal. Il convenait donc que Dieu se servit de signes corporels pour administrer à l'homme un remède spirituel qui, présenté à découvert, serait inaccessible à un esprit livré aux intérêts corporels.
La troisième raison se tire du goût prépondérant de l'homme pour les occupations corporelles. L'en retirer totalement serait trop dur, aussi lui propose-t-on dans les sacrements des activités corporelles qui l'habituent salutairement à éviter des activités superstitieuses - c'est-à-dire le culte des démons - ou, en général, les activités pécheresses qui lui nuisent de toute façon.
Ainsi, par l'institution des sacrements, l'homme est instruit au moyen du sensible d'une façon adaptée à sa nature ; il s'humilie par le recours au corporel dont il reconnaît ainsi la domination ; enfin, les salubres activités sacramentelles le gardent des actions nuisibles.
Solutions :
1. Certes,
l'activité corporelle, entant que corporelle, n'est guère utile ; mais la
pratique des sacrements n'est pas purement corporelle ; elle est spirituelle
dans sa signification et dans son efficacité.
2. La grâce
divine est cause pleinement efficace du salut. Mais Dieu donne la grâce aux
hommes selon le mode adapté à leur nature. C'est pourquoi les sacrements sont
nécessaires à l'obtention de la grâce.
3. La passion
du Christ est cause pleinement efficace du salut de l'homme. Mais il ne
s'ensuit pas que les sacrements ne sont pas nécessaires au salut ; au
contraire, ils opèrent en vertu de la passion du Christ, et c'est par eux que
celle-ci est comme mise à la portée des hommes, selon l'épître aux Romains (6,
3) : "Nous tous qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, c'est dans sa
mort que nous avons été baptisés."
Objections :
1. Il semble
que, même avant le péché, les sacrements furent nécessaires à l'homme,
puisqu'ils sont nécessaires, avons-nous dit pour obtenir la grâce. Or l'homme
avait besoin de la grâce dans l'état d'innocence, nous l'avons vu dans la
première Partie. Donc, même en cet état, les sacrements étaient nécessaires.
2. Les
sacrements sont nécessaires à l'homme selon la condition de sa nature d'homme,
nous venons de le dire. Mais celle-ci est la même avant comme après le péché,
il semble donc que l'homme avait besoin des sacrements.
3. Le mariage est un sacrement d'après l'épître aux Éphésiens (5, 32) : "Ceci est un grand sacrement. je parle, moi, du Christ et de l'Église." Mais on voit dans la Genèse (2, 22) que le mariage a été institué avant le péché originel. Les sacrements étaient donc nécessaires à l'homme avant le péché originel.
Cependant : la médecine n'est nécessaire qu'au malade : "Les gens bien portants n'ont pas besoin du médecin" (Mt 9, 12). Mais les sacrements sont des médecines spirituelles qu'on emploie contre les blessures du péché.
Réponse :
Dans l'état d'innocence qui précéda le péché originel les sacrements ne furent pas nécessaires. On peut en donner comme raison le bon ordre qui régnait dans cet état où le supérieur dominait l'inférieur et ne dépendait de lui en aucune façon ; car, de même que l'âme rationnelle était soumise à Dieu, les puissances inférieures étaient soumises à l'âme rationnelle, et le corps à l'âme. Il eût été contraire à cet ordre que l'âme fût perfectionnée soit quant à la science, soit quant à la grâce, par un moyen corporel tel que les sacrements. C'est pourquoi, dans l'état d'innocence, l'homme n'avait pas besoin de sacrements, non seulement en tant qu'ils sont ordonnés à guérir le péché, mais aussi en tant qu'ils sont ordonnés à la perfection de l'âme.
Solutions :
1. Sans doute
l'homme, dans l'état d'innocence, avait besoin de la grâce ; toutefois, il
n'avait pas à l'obtenir par des signes sensibles, mais de façon spirituelle et
invisible.
2. Avant
comme après le péché la nature de l'homme est la même ; mais l'état de cette
nature n'est pas le même. Car après le péché l'âme, même dans sa partie la plus
haute, a besoin pour sa perfection de recourir aux choses sensibles, ce qui ne
s'imposait pas à l'homme dans l'état d'innocence.
3. Le mariage
fut institué dans l'état d'innocence non en tant qu'il est sacrement, mais en
tant qu'il répond à un office naturel. Cependant, par voie de conséquence, il
symbolisait, un mystère à venir relativement au Christ et à l'Église, comme
toutes les figures qui ont précédé le Christ.
Objections :
1. Il semble
que non. Car nous avons vu que les sacrements servent à appliquer aux hommes la
passion du Christ. Celle-ci est donc comme leur cause. Donc les sacrements
n'ont pas dû exister avant la venue du Christ.
2. Les
sacrements doivent s'adapter à l'état du genre humain, comme le montre S.
Augustin Mais l'état du genre humain n'a pas changé après le péché jusqu'à la
réparation opérée par le Christ. Donc les sacrements n'ont pas dû changer non
plus ; ainsi la loi de Moïse n'a pas dû instituer de nouveaux sacrements outre
ceux de la loi de nature.
3. Plus on s'approche de ce qui est parfait, plus on doit y ressembler. Mais la perfection du salut de l'homme a été réalisée par le Christ, et les sacrements de l'ancienne loi étaient plus proches du Christ que les sacrements antérieurs à la loi. Les sacrements de la loi devraient donc être les plus semblables aux sacrements du Christ. Or, on constate le contraire puisqu'il était prédit que le sacerdoce du Christ serait selon l'ordre de Melchisédech et non selon l'ordre d'Aaron (He 7, 11). L'institution des sacrements antérieurs au Christ semble donc avoir été mal organisée.
Cependant : selon S. Augustin " les premiers sacrements célébrés et observés en vertu de la loi étaient les précurseurs du Christ à venir". Mais il était nécessaire au salut de l'homme que la venue du Christ fût annoncée à l'avance. Il était donc nécessaire qu'avant le Christ certains sacrements fussent établis.
Réponse :
Les sacrements sont nécessaires au salut de l'homme à titre de signes sensibles des réalités invisibles par lesquelles l'homme est sanctifié. Or nul ne peut être sanctifié après le péché, si ce n'est par le Christ " que Dieu a établi d'avance comme auteur de la propitiation par la foi en son sang pour la manifestation de sa justice... pour se montrer juste en justifiant celui qui s'attache à la foi en Jésus Christ" (Rm 3, 25-26). C'est pourquoi, avant la venue du Christ, il fallait déjà des signes visibles par lesquels l'homme professerait sa foi en la venue future du Sauveur. Ce sont ces signes qu'on appelle sacrements. Ainsi est-il évident que l'institution de certains sacrements s'imposait avant la venue du Christ.
Solutions :
1. La passion
du Christ est la cause finale des anciens sacrements, en ce sens qu'ils ont été
institués pour la symboliser. Or, la cause finale, si elle ne vient pas la
première dans le temps, est première dans l'intention de celui qui agit. Il n'y
a donc pas d'illogisme à ce que des sacrements aient existé avant la passion du
Christ.
2. On peut
envisager à deux points de vue l'état où s'est trouvé le genre humain après le
péché et avant le Christ. Si l'on considère le régime de la foi, cet état est
toujours demeuré identiquement le même, car les hommes étaient justifiés par la
foi en la venue future du Christ. Mais on peut aussi le considérer selon
différents degrés dans le péché et dans une connaissance du Christ plus ou moins
explicite. Car, avec le déroulement du temps, le péché prit sur l'homme un
empire croissant et obscurcit à tel point sa raison que les préceptes de la loi
naturelle ne suffisaient plus pour le faire vivre vertueusement, et il fallut
déterminer des préceptes en établissant une loi positive, et, outre cela,
certains sacrements de la foi. Il fallait aussi qu'avec le progrès du temps, la
connaissance de foi s'explicitât davantage. S. Grégoire dit en effet : "La
connaissance divine s'accrut avec le progrès du temps." C'est pourquoi il
fut encore nécessaire, dans la loi ancienne, de déterminer des sacrements de la
foi dans le Christ à venir ; c'était le déterminé succédant à l'indéterminé ;
en effet, avant la loi, on n'avait pas prescrit à l'homme d'une façon arrêtée
quels sacrements pratiquer. La loi le fit et c'était nécessaire par suite de
l'obscurcissement de la loi naturelle et afin de rendre plus précise la
signification de la foi.
3. Le
sacrement de Melchisédech qui exista avant la loi, ressemble davantage au
sacrement de la loi nouvelle quant à la matière, puisque, nous dit la Genèse
(14, 18), "il offrit du pain et du vin", et que le sacrifice de la
loi nouvelle consiste lui aussi dans l'oblation du pain et du vin. Mais les
sacrements de la loi mosaïque ressemblaient davantage à la réalité signifiée
par nos sacrements, c'est-à-dire à la passion du Christ : on le voit avec
l'agneau pascal et les rites analogues. Autrement, si les mêmes apparences
sacramentelles s'étaient perpétuées à travers les époques successives, on
aurait pu croire à la continuation d'un même sacrement.
Objections :
1. Il semble
que non, car lorsque la réalité apparent, la figure doit disparaître. Mais
"la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ" (Jn 1, 17). Les
sacrements étant signe ou figures de la réalité, il semble qu'après la passion
du Christ, les sacrements n'auraient pas dû exister.
2. Les
sacrements consistent en certains éléments, nous l'avons montré plus haut. Or,
l'Apôtre affirme (Ga 4,3. 7) : "Lorsque nous étions enfants, nous servions
sous les éléments du monde". Mais maintenant " la plénitude des temps
est arrivée" et nous ne sommes plus enfants. Il semble donc que nous ne
devons plus servir Dieu sous les éléments de ce monde, en pratiquant des
sacrements corporels.
3. "En Dieu, il n'y a ni changement ni ombre de vicissitude" (Jc 1, 17). Mais cela entraîne un changement dans la volonté divine, si elle offre maintenant, au temps de la grâce, des sacrements différents de ceux qu'elle proposait avant le Christ pour la sanctification des hommes. Il semble donc qu'après le Christ d'autres sacrements n'auraient pas dû être institués.
Cependant : S. Augustin nous dit " Les sacrements de l'ancienne loi ont été abolis parce qu'accomplis ; et d'autres ont été institués, d'une plus grande vertu, d'une meilleure utilité, d'une pratique plus facile, en nombre plus restreint."
Réponse :
De même que les anciens Pères ont été sauvés par la foi dans le Christ à venir, ainsi sommes-nous sauvés par la foi au Christ qui, maintenant, est né et a souffert. Les sacrements sont des signes professant cette foi qui justifie. Or, il faut des signes différents pour signifier des réalités futures, des réalités passées ou des réalités présentes." On énonce différemment la même chose selon qu'elle est à faire ou déjà faite, dit S. Augustin c'est ainsi que les mots même "qui souffrira" ou "qui a souffert" n'ont pas le même son." C'est pourquoi il faut, dans la loi nouvelle, pour signifier les actions du Christ déjà accomplies, des sacrements différents de ceux de l'ancienne loi qui annonçaient des réalités à venir.
Solutions :
1. Selon
Denys l'état de la loi nouvelle tient le milieu entre l'état de la loi ancienne
dont les figures se réalisent dans la loi nouvelle ; et l'état de la gloire,
dans lequel toute la vérité se manifestera à découvert et complètement. C'est
pourquoi dans ce dernier état, il n'y aura plus aucun sacrement. Mais
présentement, tant que nous connaissons " par miroir et obscurément",
selon S. Paul (1 Co 13, 12), il nous faut passer par des signes sensibles pour
arriver aux réalités spirituelles : ce qui concorde avec la définition des
sacrements.
2. Ce sont
les sacrements de l'ancienne loi que l'Apôtre appelle " des éléments
infirmes et indigents " parce qu'ils ne contenaient ni ne causaient la
grâce. Aussi dit-il que les usagers de ces sacrements " servaient Dieu
sous les éléments du monde " car ces éléments n'étaient que cela. Mais nos
sacrements contiennent et causent la grâce.
3. On n'accuse pas un maître de maison d'être capricieux parce qu'il donne à ses gens des ordres différents suivant les saisons. De même si, après la venue du Christ, Dieu institue des sacrements différents de ceux qui existaient sous la loi, cela ne met en lui aucun changement, car les uns convenaient à une grâce qu'il s'agissait de préfigurer, les autres conviennent à une grâce qu'il faut montrer comme présente.
Il faut étudier maintenant l'effet des sacrements. Premièrement, leur effet principal, qui est la grâce (Q. 62) ; deuxièmement leur effet secondaire, qui est le caractère (Q. 63).
Au sujet de la grâce, six
questions : 1. Les sacrements de la loi nouvelle sont-ils cause de la grâce ? -
2. La grâce sacramentelle ajoute-t-elle quelque chose à la grâce des vertus et
des dons ? - 3. Les sacrements contiennent-ils la grâce ? - 4. Y a t-il en eux
une vertu pour causer la grâce ? - 5. Cette vertu des sacrements découle-t-elle
de la passion du Christ ? - 6. Les sacrements de l'ancienne loi causaient-ils
la grâce ?
Objections
:
1. Il semble que les
sacrements ne sont pas cause de la grâce. Signe et cause ne s'identifient pas,
car la raison de signe convient davantage à l'effet. Or le sacrement est signe
de la grâce, il n'en est donc pas cause.
2. Nul être corporel ne
peut agir sur une réalité spirituelle car " l'agent est plus noble que le
patient " dit S. Augustin. Mais le sujet de la grâce, c'est l'âme de
l'homme, qui est chose spirituelle. Les sacrements ne peuvent donc causer la
grâce.
3. Ce qui appartient en propre à Dieu ne doit pas être attribué à une créature. Mais causer la grâce appartient en propre à Dieu, selon le Psaume (84,12) : "Le Seigneur donnera la grâce et la gloire." Les sacrements étant des créatures - paroles et choses créées - on ne voit pas qu'ils puissent causer la grâce.
Cependant : S. Augustin affirme que l'eau baptismale " touche le corps et lave le coeur". Or le coeur n'est lavé que par la grâce. C'est donc que l'eau baptismale cause la grâce, et de même les autres sacrements de l'Église.
Conclusion
:
Il est impossible de le nier : les sacrements de la loi nouvelle, de quelque façon, causent la grâce. Il est manifeste, en effet, que, par les sacrements de la loi nouvelle, l'homme est incorporé au Christ ; l'Apôtre le dit pour le baptême (Ga 3, 27) : "Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ." Or, l'homme n'est fait membre du Christ que par la grâce.
Certains disent pourtant que les sacrements ne sont pas cause de la grâce en ce qu'ils opéreraient un effet réel, mais en ce sens que Dieu, lorsqu'on a usé des sacrements, produit la grâce dans l'âme. Ils donnent l'exemple d'un homme qui, sur la présentation d'un jeton de plomb reçoit cent francs, en vertu d'une ordonnance royale ; non que ce jeton ait une efficacité quelconque pour procurer cette somme, la seule cause en est la volonté du roi. S. Bernard dit en ce sens : "De même que l'investiture est donnée à un chanoine par le livre, à un abbé par la crosse, à un évêque par l'anneau, ainsi les divers partages de grâces sont-ils conférés par les sacrements."
Mais, à y bien regarder, une telle explication ne s'élève pas au-dessus de la raison de signe. Le jeton de plomb n'est qu'un signe de l'ordonnance royale selon laquelle on doit donner de l'argent au porteur de ce signe ; de même, le livre est un signe de canonicat conféré. A s'en tenir à cette explication, les sacrements de la loi nouvelle ne seraient rien de plus que des signes de la grâce, tandis que d'après l'enseignement des Pères, on doit tenir que les sacrements de la nouvelle loi non seulement signifient, mais causent la grâce.
Il faut donc parler autrement et distinguer deux sortes de cause efficiente : la cause principale et la cause instrumentale. La cause principale opère par la vertu de sa forme, dont son effet est une ressemblance : c'est ainsi que le feu, en vertu de sa chaleur, rend chaud. Au titre de cette causalité principale, aucun être ne peut causer la grâce, hormis Dieu, parce que la grâce n'est pas autre chose qu'une certaine ressemblance de la nature divine reçue en participation, selon la parole de S. Pierre (2 P 1,4) : "Il nous a donné de grandes et précieuses promesses pour que nous soyons participants de la nature divine." La cause instrumentale, elle, n'agit pas par la vertu de sa forme propre mais seulement par le mouvement que lui imprime l'agent principal. Aussi l'effet de la cause instrumentale ne ressemble-t-il pas à l'instrument, mais à l'agent principal : le lit ne ressemble pas à la hache, mais au projet contenu dans l'esprit de l'artisan. Et c'est ainsi que les sacrements de la loi nouvelle causent la grâce : sous l'influence d'une ordination divine ils sont offerts aux hommes pour causer en eux la grâce. Ainsi s'explique la parole de S. Augustin : "Toutes ces choses - il s'agit des sacrements apparaissent et disparaissent ; mais la vertu, c'est-à-dire Dieu, qui opère par elles, demeure en permanence." Et c'est là ce qu'on appelle proprement un instrument : ce par quoi quelqu'un opère. Ainsi s'exprime l'épître à Tite (3, 5 : "Il nous a sauvés par le bain de régénérations."
Solutions
:
1. Sans doute, la cause principale
ne peut être dite proprement le signe de son effet, celui-ci fût-il caché, et
elle-même fût-elle sensible et apparente. Mais la cause instrumentale, pourvu
qu'elle soit apparente, peut être dite signe d'un effet caché ; car elle n'est
pas seulement cause, elle est encore de quelque manière un effet, en tant
qu'elle est mue par l'agent principal. Ainsi les sacrements de la loi nouvelle
sont-ils à la fois des causes et des signes ; d'où cet adage : "Ils
réalisent ce qu'ils représentent." Il en ressort aussi qu'ils ont
parfaitement raison de sacrement en tant qu'ils ordonnent à quelque chose de
sacré non seulement par mode de signe, mais encore par mode de cause.
2. L'instrument a une double action : une action instrumentale selon laquelle il opère non par sa vertu propre, mais par la vertu de l'agent principal ; et aussi une action propre qui lui revient en vertu de sa forme propre, comme il revient à la hache de couper en raison de son tranchant, tandis qu'il lui revient de faire un lit en tant qu'elle est l'instrument de l'idée artistique. Toutefois, elle n'accomplit son action instrumentale qu'en exerçant son action propre : c'est en coupant qu'elle fait le lit.
De même les sacrements corporels :
par leur opération propre exercée à l'égard du corps qu'ils touchent, ils
effectuent leur opération instrumentale, qui procède de la puissance divine, et
qui atteint l'âme. Ainsi l'eau du baptême, en lavant le corps, selon sa vertu
propre, lave l'âme selon qu'elle-même est instrument de la vertu divine, car l'âme
et le corps constituent un seul être. Ainsi s'explique la parole de S. Augustin
: "Elle touche le corps et lave le coeur."
3. Cet argument porterait
si l'on voulait attribuer aux sacrements, à l'égard de la grâce, une causalité
principale qui, en effet, appartient en propre à Dieu comme nous venons de le
dire.
Objections
:
1. Il ne le semble pas. En
effet, par la grâce des vertus et des dons, l'âme est pleinement perfectionnée
quant à son essence et quant à ses puissances, nous l'avons montré dans la
deuxième Partie. Mais la grâce est ordonnée à la perfection de l'âme. La grâce
sacramentelle ne peut donc ajouter quoi que ce soit à la grâce des vertus et des
dons.
2. Les défauts de l'âme ont
les péchés pour cause. Mais tous les péchés sont efficacement exclus par la
grâce des vertus et des dons, puisque tout péché s'oppose à une vertu. La grâce
sacramentelle étant ordonnée à enlever les défauts de l'âme ne peut donc
ajouter quoi que ce soit à la grâce des vertus et des dons.
3. Toute addition ou soustraction dans les formes les fait changer d'espèce, d'après Aristote Donc, si la grâce sacramentelle ajoute quelque chose à la grâce des vertus et des dons, il s'ensuit que le mot grâce est employé de façon équivoque ; alors on ne nous apprend rien de sûr lorsqu'on affirme que les sacrements causent la grâce.
Cependant : si la grâce sacramentelle n'ajoute pas quelque chose à la grâce des vertus et des dons, c'est inutilement que les sacrements sont conférés à ceux qui ont les dons et les vertus. Mais il n'y a rien d'inutile dans les oeuvres de Dieu. Il semble donc que la grâce sacramentelle ajoute quelque chose à la grâce des vertus et des dons.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie la grâce considérée en elle-même, en tant qu'elle participe d'une certaine ressemblance avec l'être divin, perfectionne l'essence de l'âme. Et de même que les puissances de l'âme découlent de son essence, ainsi de la grâce découlent certaines perfections pour les puissances de l'âme ; ce sont les vertus et les dons qui perfectionnent les puissances en vue de leurs actes. Or les sacrements sont ordonnés à certains effets spéciaux nécessaires dans la vie chrétienne ; ainsi le baptême est ordonné à une régénération spirituelle par laquelle l'homme meurt aux vices et devient membre du Christ ; cet effet est une réalité spéciale, différente des actes des puissances de l'âme ; et la même raison vaut pour les autres sacrements. Donc si les vertus et les dons ajoutent à la grâce prise en général une certaine perfection ordonnée de façon déterminée aux actes propres des puissances, de même la grâce sacramentelle ajoute à la grâce prise en général, ainsi qu'aux vertus et aux dons, un certain secours divin pour l'obtention de la fin du sacrement. De cette façon, la grâce sacramentelle ajoute quelque chose à la grâce des vertus et des dons.
Solutions
:
1. La grâce des vertus et
des dons perfectionne pleinement l'essence et les puissances de l'âme quant à
la bonne disposition générale des actes de l'âme : mais la grâce sacramentelle
est nécessaire à certains effets spéciaux que la vie chrétienne requiert.
2. Les vertus et les dons
excluent pleinement les vices et les péchés pour le présent et pour l'avenir,
c'est-à-dire qu'ils retiennent l'homme de pécher. Mais quant aux péchés passés,
si l'acte est écoulé la culpabilité demeure, et l'homme trouve contre eux un
remède spécifique dans les sacrements.
3. La grâce sacramentelle
se trouve avec la grâce en général dans le rapport d'espèce à genre. Or, le
terme d'animal n'est pas équivoque du fait qu'on l'applique à l'animal en
général et à l'homme ; ainsi il n'y a pas d'équivoque à employer le même terme
de grâce pour désigner la grâce prise en général et la grâce sacramentelle.
Objections
:
1. Il semble que
non, car le contenu est dans le contenant. Or, la grâce n'est pas dans le
sacrement : ni comme un sujet, car le sujet de la grâce, c'est un esprit et non
un corps ; ni comme un vase, car selon la définition d'Aristote, "
un vase est un lieu mobile " et être dans le lieu ne peut pas être le fait
d'un accident comme la grâce.
2. Les sacrements sont
ordonnés à faire parvenir la grâce aux hommes. Mais la grâce, étant un
accident, ne peut passer de sujet en sujet. Si elle était dans les sacrements,
ce serait donc pour rien.
3. Le spirituel, fût-il dans le corporel, n'y est pas contenu ; l'âme n'est pas contenue dans le corps, elle le contient plutôt. La grâce, être spirituel, ne doit donc pas être contenue dans le sacrement, être corporel.
Cependant : Hugues de Saint-Victor affirme : "Le sacrement, en vertu de sa sanctification, contient la grâce invisible."
Il y a mainte façon pour une chose d'être dans une autre. Ainsi la grâce est dans les sacrements de deux façons. D'abord comme dans un signe, car le sacrement est signe de la grâce. Elle y est aussi comme dans une cause. Car le sacrement de la loi nouvelle est cause instrumentale de la grâce, nous l'avons dit. Aussi la grâce est-elle dans le sacrement de la loi nouvelle, non pas sous la forme spécifique ainsi que l'effet se trouve dans la cause univoque ; ni même selon une forme modifiée et permanente qui se proportionnerait à tel effet, à la façon dont les effets se trouvent dans les causes supérieures, ainsi que, par exemple, tous les vivants produits par la génération se trouvent dans le soleil. Mais la grâce se trouve dans les sacrements selon une certaine vertu instrumentale qui est une réalité en devenir et inachevée dans son être naturel, vertu que l'on étudiera à l'aerticle suivant.
Solutions
:
1. On ne dit pas que la
grâce est dans le sacrement comme dans son sujet ; on ne dit pas non plus
qu'elle y soit comme dans un vase, en entendant ce mot d'un lieu ; on donne à
ce mot le sens d'instrument d'une oeuvre à faire, sens qu'il a dans le texte
d'Ézéchiel (9, 1) : "Chacun tient en main un vase (un instrument) de
destruction."
2. Certes, l'accident ne
passe pas de sujet en sujet. Cependant, par l'instrument, il passe en quelque
façon de la cause au sujet ; il ne se trouve pas en l'un et l'autre selon le
même mode, mais en chacun selon un mode approprié à sa raison propre.
3. L'être spirituel qui
existe d'une façon achevée dans un autre être le contient, au lieu d'être
contenu par lui. Mais la grâce se trouve dans le sacrement selon une existence
en devenir et inachevée. Il n'y a donc pas de contradiction à dire que le
sacrement contient la grâce.
Objections
:
1. C'est impossible, car
une vertu productrice de grâce est une vertu spirituelle. Or il ne peut y avoir
de vertu spirituelle dans un corps ; ce ne peut être une vertu propre, parce
que la vertu propre découle de l'essence de la chose et ne peut dont lui être
supérieure ; ni une vertu qu'il recevrait d'un autre, car ce qui est reçu par
un être y existe selon le mode de celui qui le reçoit. Donc il ne peut y avoir
dans les sacrements une vertu qui cause la grâce.
2. Tout ce qui est se
ramène à un genre de l'être et à une degré du bien. Mais on peut parcourir tous
les genres sans trouver où y loger cette vertu sacramentelle. On ne peut
davantage le ramener à un degré de bien. Elle ne se range pas parmi les biens
moindres, puisque les sacrements sont nécessaires au salut ; ni parmi les biens
intermédiaires tels que les puissances de l'âme, car celles-ci sont des
puissances naturelles ; ni parmi les biens suprêmes, puisqu'eue n'est ni la
grâce ni une vertu de l'âme. Il n'existe donc dans les sacrements aucune vertu
productrice de grâce.
3. S'il y a une telle vertu
dans les sacrements, elle n'est causée en eux que par Dieu et par voie de
création. Mais alors il est choquant qu'une créature aussi noble cesse
d'exister une fois que le sacrement est accompli.
4. Un être unique ne peut exister dans plusieurs êtres disparates. Les sacrements sont constitués par le concours de réalités disparates les paroles et les choses ; or dans un sacrement ne peut y avoir qu'une seule vertu. Il n'y a donc aucune vertu dans les sacrements.
Cependant : S. Augustin demande : "Quelle est donc cette puissance de l'eau, assez forte pour toucher le corps et laver le coeur ? " Et S. Bède déclare " Le Seigneur, en touchant les eaux de sa chair très pure, leur a conféré une puissance de régénération."
Conclusion
:
Pour ceux qui réduisent les sacrements à ne causer la grâce que par une sorte de concomitance, il n'y a pas en eux de vertu qui joue un rôle efficace dans la production du sacrement. Il y a seulement une vertu divine qui se rend présente au rendez-vous du sacrement et opère l'effet sacramentel.
Mais si l'on tient que le sacrement est cause instrumentale de la grâce, il faut nécessairement poser du même coup dans le sacrement l'existence d'une certaine vertu instrumentale pour amener l'effet sacramentel. Et cette vertu se proportionne à l'instrument. Elle se trouve donc, avec la vertu constituée et achevée qui appartient à un être, dans le même rapport que l'instrument avec l'agent principal. Car l'instrument, nous le savons, n'opère que sous la motion de l'agent principal, tandis que celui-ci opère par lui-même. C'est pourquoi la vertu de l'agent principal a un être stable et achevé dans sa nature ; quant à la vertu instrumentale, son être passe d'un terme à l'autre, c'est un être en devenir, de même que le mouvement est l'acte en devenir issu de l'agent pour aboutir au patient.
Solutions
:
1. Certes, une vertu
spirituelle ne peut exister dans un être corporel par mode d'être stable et
achevé. Mais rien n'interdit l'existence, dans un corps, d'une vertu
spirituelle si celle-ci est instrumentale ; car un corps peut être mû par une
substance spirituelle à engager un effet spirituel. C'est ainsi qu'il y a dans
la parole sensible une puissance spirituelle capable d'éveiller l'intelligence
humaine, du fait que cette parole procède d'une conception de l'âme. C'est de
cette manière qu'une puissance spirituelle existe dans les sacrements, en tant
que Dieu les ordonne à un effet spirituel.
2. Le mouvement, étant un
acte imparfait, ne se range proprement dans aucune catégorie, mais se ramène à
la catégorie où l'on range l'acte parfait ; c'est ainsi que le mouvement
d'altération se réduit au genre qualité. Ainsi la vertu instrumentale n'est-elle
à proprement parler dans aucune catégorie, mais on la réduit au genre et à
l'espèce de la vertu parfaite.
3. De même que la vertu
instrument acquise à l'instrument du fait qu'il est l'agent principal, de même
le sacrement ri vertu spirituelle de sa bénédiction par le Christ et de sa mise
en usage par le ministre. C'est l’explication de S. Augustin dans une homélie
sur l’Épiphanie " Il ne faut pas s'étonner si nous disons que l'eau,
substance corporelle, atteint l'âme pour la purifier. Oui, elle l'atteint, et
elle pénètre tous les replis de la conscience. Car si l'eau est déjà subtile et
souple par nature, la bénédiction du Christ la rend plus subtile encore, et
elle traverse comme une fine rosée les principes vitaux les plus profonds, et
jusqu'aux dernières retraites de l'âme."
4. La même puissance de
l'agent principal se retrouve à l'état instrumental dans tous les instruments
ordonnés en vue de l'effet, puisqu'il y a entre eux unité d'ordre. Ainsi la
puissance sacramentelle se retrouve-t-elle dans les paroles et dans les choses
puisque et choses constituent un seul sacrement.
Objections
:
1. Il semble que non, car
si les sacrements ont une vertu, c'est pour causer la grâce, vie spirituelle de
l'âme. Mais, selon S. Augustin : "Le Verbe, en tant qu'il existait dès le
principe en Dieu, vivifie les âmes ; en tan. qu'il est incarné, il vivifie les
corps." Donc, puisque la passion du Christ appartient au Verbe en tant
qu'il est incarné, elle ne peut causer la vertu des sacrements.
2. La vertu des sacrements
dépend de la foi car pour S. Augustin le Verbe de Dieu accomplit le sacrement
" non parce qu'il est dit, mais parce qu'il est cru". Mais notre foi
ne se limite pas à la passion du Christ, elle vise aussi les Centres mystères
de son humanité et aussi, au premier chef, sa divinité. Il paraît donc que les
sacrements ne tiennent pas leur vertu spécialement le la passion du Christ.
3. Les sacrements sont ordonnés à la justification hommes, selon S. Paul (1 Co 6, 11) : "Vous avez été lavés et vous avez été justifiés." Mais on attribue la justification à la résurrection, à preuve l'épître aux Romains (4, 25) : "Il est ressuscité en vue de notre justification." Les sacrements semblent donc tenir leur vertu plutôt de la résurrection du Christ que de sa passion.
Cependant : on lit dans la Glose (sur Rm 5, 14) : "Les sacrements, par lesquels l'Église est sauvée, jaillirent du côté du Christ endormi sur la croix."
Conclusion
:
Le sacrement opère, pour causer la grâce, par mode d'instrument, nous l'avons dit. Mais il y a deux sortes d'instruments : séparé, comme le bâton ; conjoint, comme la main. C'est par l'intermédiaire de l'instrument conjoint qu'on meut l'instrument séparé : le bâton est mû par la main. La cause efficiente principale de la grâce est Dieu lui-même, pour qui l'humanité du Christ est un instrument conjoint, et le sacrement un instrument séparé. C'est pourquoi il faut que la vertu salutaire découle de la divinité du Christ par son humanité jusqu'aux sacrements.
La grâce sacramentelle paraît ordonnée surtout à deux fins : supprimer les défauts des péchés passés (car si leur acte est écoulé, leur culpabilité demeure) ; et en outre perfectionner l'âme en ce qui regarde le culte de Dieu selon l'observance de la vie chrétienne. Il est évident, d'après ce que nous avons dit antérieurement que c'est surtout la passion du Christ qui nous a délivrés de nos péchés par manière d'efficience, de mérite, mais aussi de satisfaction. De même encore est-ce par sa passion que le Christ a inauguré le régime cultuel de la religion chrétienne en " s'offrant lui-même en offrande et en victime à Dieu", dit l'épître aux Éphésiens (5, 2). Il est donc évident que les sacrements de l'Église tiennent spécialement leur vertu de la passion du Christ ; c'est la réception des sacrements qui nous met en communication avec la vertu de la passion du Christ. L'eau et le sang jaillis du côté du Christ en croix symbolisent cette vérité, l'eau se rapporte au baptême et le sang à l'eucharistie, car ce sont les sacrements les plus importants.
Solutions
:
1. Le Verbe, comme existant
dès le principe en Dieu, vivifie les âmes à titre d'agent principal : sa chair
et les mystères qui s'y sont accomplis opèrent instrumentalement pour la vie de
l'âme. Sur la vie du corps, ils agissent non seulement à titre instrumental,
mais encore par une certaine exemplarité, nous l'avons dit.
2." Par la, foi, le
Christ habite en nous", dit l'épître aux Éphésiens (3, 17). C'est pourquoi
la vertu du Christ nous est unie par la foi. La vertu de remettre les péchés
ressortit d'une façon spéciale à sa passion. Les hommes sont donc délivrés de
leurs péchés spécialement par la foi à sa passion, selon l'épître aux Romains
(3, 25) : "Dieu l'a établi comme moyen de propitiation par la foi en son
sang." C'est pourquoi la vertu des sacrements, ordonnée à la destruction
du péché, vient surtout de la foi à la passion du Christ.
3. Si la justification est
attribuée à la résurrection, c'est parce que le terme auquel elle mène est la
nouveauté de vie établie par la grâce. Mais elle est attribuée à la passion
comme à son origine, car le pardon de la faute est fruit de la passion.
Objections
:
1. Il le semble
bien, car, on vient de le voir', les sacrements de la loi nouvelle tiennent
leur efficacité de la foi à la passion du Christ. Mais cette foi a existé dans
la loi ancienne comme elle existe dans la loi nouvelle : "Nous avons le
même esprit de foi " dit S. Paul (2 Co 4, 13). Puisque les sacrements de
la loi nouvelle confèrent la grâce, les sacrements de la loi ancienne la
conféraient aussi.
2. Il n'y a de
sanctification que par la grâce. Mais les hommes se sanctifiaient par les
sacrements de la loi ancienne, car il est dit dans le Lévitique (8, 31) :
"Lorsque Moïse eut sanctifié Aaron et ses fils et leurs vêtements..."
3." Sous la loi, la circoncision fournissait le même secours de guérison contre la blessure du péché originel que le baptême au temps de la révélation de la grâce", dit S. Bède. Mais aujourd'hui le baptême confère la grâce. La circoncision la conférait donc. Il en va de même pour les autres sacrements de la loi ; car si le baptême est la porte des sacrements de la loi nouvelle, la circoncision était la porte des sacrements de la loi ancienne. Ce qui fait dire à l'Apôtre (Ga 5, 3) : "J'atteste à quiconque se fait circoncire qu'il est tenu d'observer toute la loi."
Cependant : il est écrit dans l'épître aux Galates (4, 9) : "Est-ce que vous revenez à des éléments infirmes et indigents ? " c'est-à-dire, explique la Glose, " à la loi qui est appelée infirme parce queue ne justifie pas parfaitement". Mais la grâce justifie parfaitement. Donc les sacrements de la loi ancienne ne conféraient pas la grâce.
Conclusion
:
On ne peut soutenir que les sacrements de la loi ancienne conféraient la grâce justifiante par eux-mêmes, c'est-à-dire par leur vertu propre car, en ce cas, la passion du Christ n'aurait pas été nécessaire, selon l'épître aux Galates (2, 21) : "Si la justice vient de la loi, le Christ est mort pour rien." Mais on ne peut pas soutenir non plus que les sacrements de la loi ancienne tenaient de la passion du Christ la vertu de conférer la grâce justifiante. On vient de le voir v, nous sommes mis en communication avec la vertu de la passion du Christ par le moyen de la foi et des sacrements, de façon différente toutefois ; car la conjonction au moyen de la foi est réalisée par un acte de l'âme, la conjonction au moyen des sacrements est réalisée par l'emploi de choses extérieures. Or, ce qui est temporellement postérieur peut très bien agir avant d'exister réellement, à condition d'être antérieur dans l'acte de l'âme ; c'est ainsi que la fin, temporellement postérieure, meut celui qui agit en tant qu'elle est appréhendée et désirée par lui. Mais, s'il s'agit de moyens extérieurs, ceux qui n'existent pas encore sont sans effets. C'est ainsi que la cause efficiente ne peut, comme la cause finale, agir en étant postérieure dans l'existence selon l'ordre de succession chronologique. Il en ressort donc avec évidence que la passion du Christ, cause de la justification des hommes, produit bien une vertu justifiante pour les sacrements de la loi nouvelle, mais non pour ceux de la loi ancienne.
Cependant, les anciens Pères étaient justifiés comme nous par la foi à la passion du Christ. Or, les sacrements de la loi ancienne étaient comme des protestations de cette foi, en tant qu'ils signifiaient la passion du Christ et ses effets. Il est donc clair que les sacrements de la loi ancienne n'avaient en eux aucune vertu capable de conférer la grâce justifiante ; ils se bornaient à signifier la foi par laquelle on était justifié.
Solutions
:
1. Les anciens Pères
avaient foi en la passion future du Christ ; celle-ci pouvait les justifier en
tant qu'elle existait dans leur âme à titre de représentation. Mais nous, nous
avons foi en la passion du Christ qui nous est antérieure et qui peut donc
justifier en outre lorsque nous employons, à titre de moyens objectifs, les
réalités sacramentelles, comme nous venons de le dire.
2. Cette sanctification
était en figure ; on les disait sanctifiés en ce sens qu'ils étaient députés au
culte divin selon le régime rituel de la loi ancienne qui, tout entier, était
ordonné à figurer la passion du Christ.
3. Sur la circoncision, il y a eu diverses opinions. On a dit qu'elle ne conférait pas la grâce et se bornait à enlever le péché. Mais c'est impossible, car l'homme n'est justifié du péché que par la grâce. "Vous avez été justifiés gratuitement par sa grâce", dit S. Paul (Rm 3, 24).
Aussi d'autres ont-ils soutenu que la circoncision conférait la grâce quant à ses effets destructeurs de la faute, mais non quant à ses effets positifs. Cela encore est faux car, par la circoncision, les enfants recevaient la faculté de parvenir à la gloire, ultime effet positif de la grâce. En outre, dans l'ordre de la causalité formelle, les effets positifs sont antérieurs par nature aux effets privatifs, bien que ce soit l'inverse dans l'ordre de la causalité matérielle ; car la forme n'exclut la privation qu'en informant le sujet.
C'est pourquoi d'autres ont dit que la circoncision conférait bien la grâce quant à cet effet positif qui rend digne de la vie éternelle, mais non pour ce qui est de réprimer la convoitise poussant au péché. J'ai partagé quelque temps cette manière de voir. Mais si l'on y regarde de plus près, on remarque que cette réponse n'est pas encore la vraie, car la plus petite grâce peut résister à n'importe quelle convoitise et mériter la vie éternelle.
La meilleure réponse est donc que la circoncision, comme les autres sacrements de la loi ancienne, était signe de la foi justifiante, ce qui fait dire à S. Paul (Rm 4, 11) : "Abraham reçut le signe de la circoncision comme le sceau de la justice obtenue par la foi." La grâce était donc conférée dans la circoncision en tant qu'elle était signe de la passion future du Christ, comme on le verra plus loin.
1. Les sacrements
produisent-ils dans l'âme un caractère ? - 2. Quelle est l'essence de ce caractère
? - 3. De qui est-il l'empreinte ? - 4. Quel est le sujet dans lequel il réside
? - 5. Est-il indélébile ? - 6. Tous les sacrements impriment-ils un caractère
?
Objections
:
1. Il semble que
non, car le mot caractère semble signifier un signe distinctif. Or, les membres
du Christ sont distingués des autres hommes par la prédestination éternelle,
qui ne met rien de réel dans les prédestinés, mais seulement en Dieu qui
prédestine, comme nous l'avons établi dans la première Partie. S. Paul (2 Tm 2,
19) dit en effet : "Le fondement solide posé par Dieu demeure, portant en
guise de sceau : Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent."
2. Le caractère est un
signe distinctif. Mais S. Augustin définit le signe : "Ce qui, au-delà de
l'image qu'il fournit aux sens, fait connaître quelque chose d'autre." Or,
il n'y a rien dans l'âme qui fournisse une image aux sens.
3. Si le fidèle est distingué de l'infidèle par le sacrement de la loi nouvelle, il en était de même par les sacrements de la loi ancienne. Mais ceux-ci n'imprimaient pas de caractère dans l'âme, d'où leur appellation par l'Apôtre (He 9, 10) d'" ordonnances charnelles". Il semble donc que les sacrements de la loi nouvelle eux non plus n'impriment pas de caractère.
Cependant : selon l'Apôtre (2 Co 1, 21) : "Celui qui nous a oints, c'est Dieu, qui nous a aussi marqués d'un sceau et a donné comme gage le Saint-Esprit dans nos coeurs." Mais tout ce que le caractère implique, c'est justement l'impression d'un sceau. Il semble donc que Dieu, par les sacrements, nous imprime son caractère.
Conclusion
:
Comme on l'a montré plus haut, les sacrements de la loi nouvelle sont ordonnés à une double fin : remédier aux péchés et parfaire l'âme en vue du culte de Dieu tel qu'il convient au rite de la vie chrétienne. Or tous ceux que l'on députe à une fonction précise, il est d'usage de les marquer par un signe approprié ; ainsi, dans l'antiquité, les soldats enrôlés au service militaire portaient certains caractères sur leur corps, du fait qu'ils étaient députés à un service corporel. Aussi, puisque les hommes
sont députés par les sacrements au service spirituel du culte de Dieu, il est logique que ces sacrements marquent les fidèles d'un certain caractère spirituel. D'où la parole de S. Augustin : "Supposons un soldat qui, pris de peur, a fui le combat, reniant ainsi le caractère imprimé dans son corps ; s'il a recouru ensuite à la clémence du chef, obtenu son pardon à force de prières et retourne au combat, maintenant que cet homme est libre, qu'il s'est amendé, va-t-on lui renouveler son caractère, alors qu'il suffit de le reconnaître et de l'approuver ? Les sacrements du Christ seraient-ils moins profondément imprimés que cette marque corporelle ? "
Solutions
:
1. Concédons que les
fidèles du Christ sont députés à la récompense de la gloire future par le sceau
de la prédestination divine ; mais ils sont députés, aux actes qui conviennent
à l'état présent de l'Église par un certain sceau spirituel, imprimé en eux,
que l'on nomme le caractère.
2. Le caractère imprimé
dans l'âme a raison de signe en tant qu'imprimé par un sacrement sensible ; car
on connaît qu'un homme est marqué du caractère baptismal à ce qu'il a été lavé
par l'eau perceptible aux sens. Mais on peut aussi appeler caractère ou sceau,
par métaphore, tout ce qui sert à configurer ou à distinguer, même s'il ne
s'agit pas d'un signe sensible ; c'est ainsi que l'Apôtre nomme le Christ
figure ou caractère de la substance du Père (He 1, 3).
3. Ainsi qu'on l'a dit
précédemment, les sacrements de l'ancienne loi n'avaient pas en eux-mêmes le
pouvoir spirituel de produire un effet spirituel. C'est pourquoi ces sacrements
n'exigeaient pas un caractère spirituel : la circoncision corporelle, que
l'Apôtre appelle un sceau (Rm 4, 11) était un signe pleinement suffisant.
Objections
:
1. Il ne semble pas que le
caractère soit une puissance spirituelle. En effet, " caractère "
semble synonyme de " figure", si bien que dans le passage de l'épître
aux Hébreux (1, 3), où le Christ est appelé " figure de la substance
" du Père, le grec porte character au lieu de " figure".
Mais la figure rentre dans la quatrième espèce de qualité ; elle diffère donc
de la puissance qui est de la deuxième espèce.
2." La divinité
bienheureuse, dit Denys,, reçoit le baptisé à la participation d'elle-même et
lui confère cette participation par sa propre lumière comme par un signe."
Ainsi le caractère semble-t-il être une sorte de lumière. Mais la lumière
appartient à la troisième espèce de qualité. Le caractère n'est donc pas une
puissance, puisque celle-ci appartient à la deuxième espèce de qualité.
3. Certains définissent le
caractère " un signe sacré de la communion dans la foi et de l'ordination
sainte, conféré par le pontife". Mais le signe est dans le genre de la
relation, et non dans le genre de la puissance.
4. La puissance a raison de cause et de principe, d'après Aristote Mais le signe, qui entre dans la définition du caractère, s'apparente plutôt à la raison d'effet. Le caractère n'est donc pas une puissance spirituelle.
Cependant : au dire d'Aristote " Il y a trois choses dans l'âme : la puissance, l'habitus et la passion." Or, le caractère n'est pas une passion, car la passion disparaît vite, alors que le caractère est indélébile comme nous le dirons plus loin. De même, il n'est pas un habitus, car il n'est pas d'habitus qui soit indéterminé au bien ou au mal ; or, le caractère est indéterminé, car certains en usent bien, d'autres mal, ce qui n'arrive pas dans les habitus ; car personne ne fait mauvais usage de l'habitus vertueux, et personne ne fait bon usage de l'habitus vicieux. Il reste donc que le caractère est une puissance.
Conclusion
:
Les sacrements de la loi nouvelle, nous l'avons vu impriment un caractère en tant qu'ils députent les hommes au culte de Dieu tel qu'il convient au rite de la religion chrétienne. Aussi, après avoir dit que " Dieu, par l'impression d'un certain signe, donne au baptisé une participation de lui-même", Denys ajoute-t-il : "Il le parfait ainsi en le faisant divin et transmetteur du divin." Or, le culte divin consiste à recevoir des choses divines ou à les transmettre à autrui. Mais, pour chacun de ces offices, une puissance est nécessaire, puissance active pour transmettre, puissance passive pour recevoir. C'est pourquoi le caractère comporte une puissance spirituelle ordonnée au culte divin.
Il faut bien savoir cependant que cette puissance spirituelle est instrumentale, ainsi qu'on l'a dit pour la vertu contenue dans les sacrements. Car posséder le caractère sacramentel revient aux ministres de Dieu ; mais d'après le Philosophe " le ministre se comporte à la manière d'un instrument". Et comme la vertu qui est dans les sacrements ne rentre que par réduction dans un genre déterminé, car elle est quelque chose d'instable par soi, et d'inachevé ; ainsi le caractère n'est pas proprement dans un genre ou une espèce, mais il se ramène à la deuxième espèce de qualité.
Solutions
:
1. La figure termine pour
ainsi dire la quantité. Elle n'existe donc à proprement parler que dans l'ordre
corporel ; on n'en parle que par métaphore dans l'ordre spirituel. Mais un être
est toujours rangé dans un genre ou dans une espèce par ce qu'on lui attribue
en propre. Le caractère ne peut donc être dans la quatrième espèce de la
qualité, en dépit de certaines opinions.
2. Il n'y a dans la
troisième espèce de qualité que des passions sensibles ou des qualités
sensibles. Or le caractère n'est pas une lumière sensible. Il n'est donc pas de
la troisième espèce de qualité où certains ont voulu le mettre.
3. La relation qu'implique
le mot signe doit être fondée sur une réalité. Or la relation de ce signe
qu'est le caractère ne peut avoir pour fondement immédiat l'essence de l'âme,
car elle conviendrait alors par nature à toute âme. Il faut donc admettre en
l'âme quelque chose qui fonde une telle relation : et c'est l'essence du
caractère. Aussi ne faut-il pas qu'il soit dans le genre de la relation comme
certains l'ont prétendu.
4. Le caractère a raison de
signe si on le rapporte au sacrement sensible qui l'imprime ; mais, considéré
en lui-même, il a raison de principe de la façon qu'on a dite.
Objections
:
1. Il ne semble pas que le
caractère sacramentel soit l'empreinte du Christ. On lit en effet dans l’épître
aux Éphésiens (4, 30) : "Ne contrastez pas le Saint-Esprit de Dieu dans
lequel vous avez été marqués d'un signe." Mais l'impression d'un signe est
impliquée dans le mot de caractère. Il faut donc attribuer le caractère
sacramentel au Saint-Esprit plutôt qu'au Christ.
2. Le caractère a raison de
signe. Il est signe de la grâce que confère le sacrement. Mais la grâce est
infusée dans l'âme par la Trinité tout entière ; d'où la parole du Psaume (84,
12) : "La grâce et la gloire, c'est le Seigneur qui les donne." Il ne
semble donc pas que le caractère sacramentel doive être attribué spécialement
au Christ.
3. Si quelqu'un reçoit un caractère, c'est pour être distingué des autres. Mais c'est la charité qui distingue les saints d'avec les autres hommes, car selon S. Augustin " elle seule distingue entre les fils du royaume et les fils de perdition " ; c'est aussi pourquoi l'on dit que les fils de perdition portent le caractère de la bête, comme il est écrit dans l'Apocalypse (13, 16). Or la charité n'est pas appropriée au Christ, mais plutôt au Saint-Esprit, selon l'épître aux Romains (5, 5) : "La charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné", - ou même au Père selon la 2ème épître aux Corinthiens (13, 13) : "La grâce de notre Seigneur Jésus Christ et la charité de Dieu..." Donc, semble-t-il, le caractère sacramentel ne doit pas être attribué au Christ.
Cependant : certains donnent cette définition du caractère : "Le caractère est une marque distinctive imprimée par le Caractère éternel dans l'âme rationnelle selon qu'il est image, configurant la trinité créée à la Trinité créatrice et recréatrice, et distinguant les fidèles de ceux qui ne sont pas configurés selon la condition stable de la foi." Mais le Caractère éternel, c'est le Christ lui-même qui est, selon l'épître aux Hébreux (1, 3) : "le rayonnement de la gloire, et la figure (ou caractère) de la substance du Père." C'est donc au Christ que l'on doit attribuer en propre le caractère sacramentel.
Conclusion
:
Comme on l'a montré plus haut, le caractère est proprement un sceau qui désigne une chose ordonnée à une fin déterminée ; ainsi, c'est par un caractère que le denier est désigné pour servir au commerce, et les soldats sont marqués d'un caractère qui les députe au service militaire. Or le fidèle est député à deux choses. D'abord et à titre principal à la jouissance de la gloire, et pour cela, il est marqué du sceau de la grâce ; c'est ce que dit Ézéchiel (9, 4) : "Marque d'un Tau le front des hommes qui gémissent et qui souffrent", et de même l'Apocalypse (7, 3) : "Ne nuisez pas à la terre, ni aux arbres, jusqu'à ce que nous ayons marqué au front les serviteurs de notre Dieu." En second lieu, chaque fidèle est député à recevoir ou à donner aux autres ce qui concerne le culte de Dieu ; et c'est là le rôle propre du caractère sacramentel. Or, tout le rite de la religion chrétienne découle du sacerdoce du Christ. C'est pourquoi il est évident que le caractère sacramentel est spécialement caractère du Christ, au sacerdoce de qui les fidèles sont configurés selon les caractères sacramentels ; et ceux-ci ne sont pas autre chose que des sortes de participations du sacerdoce du Christ, qui découlent du Christ même.
Solutions
:
1. L'Apôtre parle ici de
cette configuration par laquelle on est député à la gloire future. Cette
configuration est l'oeuvre de la grâce, et elle est attribuée au Saint-Esprit,
car le Saint-Esprit est amour, et c'est par amour que Dieu nous fait ces dons
gratuits, ce qui ressortit à la raison de grâce. Aussi S. Paul écrit-il (1 Co
12, 4) : "Les grâces sont diverses, mais l'Esprit est le même."
2. Le caractère sacramentel
est réalisé par rapport au signe extérieur et il est signe par rapport à
l'effet ultime. On peut donc attribuer quelque chose au caractère de deux
façons. Ou bien sous la raison de signe ; en ce sens il est le signe de la
grâce invisible que confère le sacrement. Ou bien sous sa raison propre de
caractère ; en ce sens, il est un signe configurant au chef qui possède
l'autorité souveraine sur la tâche à laquelle on est député ; par exemple, les
soldats qui sont députés au combat sont marqués de la marque du chef, et lui
sont ainsi comme configurés. De même, ceux qui sont députés au culte chrétien
dont le souverain est le Christ, reçoivent un caractère qui les configure au
Christ ; il est donc bien proprement caractère du Christ.
3. Le caractère établit une
distinction par rapport à une fin à laquelle est ordonné celui qui reçoit ce
caractère, nous l'avons dit ; c'est en vue du combat que le caractère militaire
distingue le soldat du roi d'avec le soldat ennemi. De même, le caractère des
fidèles est ce qui distingue les fidèles du Christ d'avec les esclaves du
démon, soit en vue de la vie éternelle, soit en vue du culte de l'Église
présente ; le premier rôle est rempli par la charité et la grâce - c'est ce que
démontre l'objection - le second, par le caractère sacramentel. Si bien qu'à
l'opposé, on peut entendre par " caractère de la bête " ou bien une
malice obstinée qui députe à la peine éternelle, ou bien la profession d'un
culte illicite.
Objections
:
1. Il semble que le
caractère ne réside pas dans les puissances de l'âme. Car on dit que le
caractère est une disposition à la grâce. Or celle-ci a pour sujet l'essence de
l'âme, comme on l'a dit dans la deuxième Partie.
2. Une puissance de l'âme
ne peut être le sujet que d'un habitus ou d'une disposition. Or, le caractère,
on l'a dit, n'est pas un habitus ou une disposition, mais plutôt une puissance
qui n'a pas d'autre sujet que l'essence de l'âme. Donc il semble que le
caractère ne réside pas dans une puissance de l'âme, mais plutôt dans son
essence.
3. Les puissances de l'âme rationnelle se divisent en puissance de connaissance et puissance appétitive. Mais on ne peut dire que le caractère soit seulement dans une puissance de connaissance, ni seulement dans une puissance appétitive. On ne peut dire non plus qu'il soit dans les deux à la fois, car un même accident ne peut avoir des sujets divers. Il semble donc que le sujet du caractère soit l'essence de l'âme, plutôt qu'une de ses puissances.
Cependant : selon la définition du caractère que nous avons citée plus haut, le caractère est imprimé en l'âme rationnelle selon qu'il est une image. Si l'on voit une image de la Trinité dans l'âme, c'est selon ses puissances. Le caractère existe donc dans les puissances de l'âme.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, le caractère est un certain sceau par lequel l'âme est désignée pour recevoir ou transmettre aux autres ce qui concerne le culte divin. Or, le culte divin consiste en certains actes, et ce sont les puissances de l'âme qui sont proprement ordonnées aux actes comme l'essence à l'existence. Le caractère n'a donc pas pour sujet l'essence de l'âme, mais l'une de ses puissances.
Solutions
:
1. Pour attribuer son sujet
à un accident, on tient compte de la disposition prochaine que cet accident
produit, non d'une disposition éloignée ou indirecte. Or, le caractère dispose
l'âme de façon directe et prochaine à l'accomplissement du culte divin. Et
parce que le culte n'est accompli dignement qu'avec le secours de la grâce, car
" ceux qui adorent Dieu doivent l'adorer en esprit et en vérité " (Jn
4, 24), il s'ensuit que la libéralité divine accorde la grâce à ceux qui
reçoivent le caractère, pour leur permettre de remplir dignement les fonctions
auxquelles ils sont députés. Pour désigner le sujet du caractère, il faut donc
tenir compte des actes relatifs au culte divin, plutôt que de la grâce.
2. L'essence de l'âme est
le sujet de la puissance naturelle qui découle des principes de l'essence. Or,
le caractère n'est pas une puissance de cette sorte, mais une certaine
puissance spirituelle survenant du dehors. Aussi, de même que l'essence de
l'âme, principe de la vie naturelle de l'homme, est perfectionnée par la grâce
qui donne à l'âme la vie spirituelle, de même la puissance naturelle de l'âme
est perfectionnée par cette puissance spirituelle qu'est le caractère. Si en
effet l'habitus et la disposition appartiennent aux puissances de l'âme, c'est
qu'elles sont ordonnées aux actes dont les puissances sont les principes ; et
pour la même raison, tout ce qui est ordonné à l'acte doit être attribué à la
puissance.
3. Comme nous venons de le
dire, le caractère est ordonné au culte divin, lequel est une protestation de
foi par des signes extérieurs. Il faut donc que le caractère soit dans cette
puissance connaissante de l'âme où réside la foi.
Objections
:
1. Il ne semble pas. Un
accident est en effet d'autant mieux fixé en son sujet qu'il est plus parfait.
Or, la grâce est plus parfaite que le caractère qui s'ordonne à elle comme à
une fin ultérieure. Or la grâce est détruite par le péché. Donc à plus forte
raison le caractère.
2. Par le caractère, on est
député au culte divin, on vient de le dire ; mais certains passent du culte
divin à un culte contraire par l'apostasie de la foi. Ces gens-là semblent donc
bien perdre le caractère sacramentel.
3. Lorsque la fin disparaît, ce qui est ordonné à la fin doit aussi disparaître sous peine de subsister pour rien. Ainsi, après la résurrection, il n'y aura plus de mariage, car la génération, fin du mariage, aura disparu. Or le culte extérieur, fin du caractère, ne subsistera pas dans la patrie où l'on ne fera rien par figure, mais selon une vérité sans ombre. Donc le caractère sacramentel ne subsiste pas perpétuellement en l'âme, et ainsi n'y est pas imprimé de façon indélébile.
Cependant : S. Augustin écrit : "Les sacrements chrétiens ne son pas moins profondément imprimés, que la marque corporelle du service militaire." Or ce caractère militaire n'est pas renouvelé, mais il est " reconnu et approuvé " en celui qui, après une faute, mérite le pardon de son chef. Donc le caractère sacramentel non plus ne peut être effacé.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, les sacrements de la loi nouvelle ont un double objet : le remède au péché et le culte divin. Or il est commun à tous les sacrements de fournir un remède contre le péché du fait qu'ils confèrent la grâce. Mais tous les sacrements ne sont pas ordonnés directement au culte divin ; il est évident, par exemple, que le sacrement de pénitence, qui délivre l'homme du péché, ne lui fournit rien de nouveau pour le culte divin, mais le rétablit dans son état premier.
Or, un sacrement peut se rapporter au culte divin de trois façons différentes : 1° dans l'action sacramentelle elle-même, 2° en lui fournissant des ministres ou agents, 3° en lui fournissant des bénéficiaires. Le sacrement qui concerne le culte divin dans l'action sacramentelle elle-même, c'est l'eucharistie en quoi consiste comme en son principe le culte divin, du fait qu'elle est le sacrifice de l'Église ; et ce sacrement n'imprime pas de caractère en l'homme, car il ne l'ordonne pas à agir ou à recevoir ultérieurement dans l'ordre sacramentel, étant plutôt, selon Denys, "la fin et la consommation de tous les sacrements". Cependant il contient le Christ lui-même, qui n'a pas le caractère, mais toute la plénitude du sacerdoce.
Ensuite, le sacrement qui se rapporte au culte divin pour lui fournir des ministres, c'est l'ordre, qui députe certains hommes à donner les sacrements.
Enfin, le sacrement qui se rapporte au culte divin pour lui fournir des bénéficiaires, c’est le baptême, car il donne à l'homme le pouvoir de recevoir les autres sacrements de l'Église ; aussi le nomme-t-on la porte de tous les autres sacrements. A cela aussi est ordonnée d'une certaine façon la confirmation, comme nous le verrons en son lieu.
Ainsi trois sacrements impriment un caractère le baptême, la confirmation et l'ordre.
Solutions
:
1. Par tous les sacrements
l'homme est fait participant du sacerdoce du Christ, en ce sens qu'il en reçoit
quelque effet ; mais tous les sacrements ne le députent pas au culte en qualité
de membre actif ou passif du sacerdoce du Christ. Or, c'est cela qui est requis
pour qu'un sacrement imprime un caractère.
2. Par tous les sacrements
l'homme est sanctifié en tant que la sainteté comporte la purification du
péché, oeuvre de la grâce. Mais, d'une façon plus spéciale, par certains
sacrements qui impriment un caractère, l'homme est sanctifié par une
consécration, en ce sens qu'il est député au culte divin ; de même que les
objets inanimés sont dits sanctifiés par une semblable députation.
3. Bien que le caractère soit déjà réalité et encore sacrement, tout ce qui est tel n'est pas nécessairement caractère. Nous verrons plus loin, à propos des divers sacrements, ce qui est en eux déjà réalité et encore sacrement.
Il faut maintenant étudier la
cause des sacrements, qu'il s'agisse de la cause souveraine ou qu'il s'agisse
de la cause ministérielle. Dix questions se posent - 1. Dieu est-il seul à
réaliser l'effet intérieur du sacrement ? - 2. L'institution des sacrements
a-t-elle Dieu seul pour auteur ? - 3. Le pouvoir du Christ sur les sacrements.
- 4. Le Christ pouvait-il communiquer à d'autres son pouvoir sur les sacrements
? - 5. Les mauvais peuvent-ils avoir un pouvoir ministériel sur les sacrements
? - 6. Les mauvais pèchent-ils en administrant les sacrements ? - 7. Les anges
peuvent-ils être ministres des sacrements ? - 8. L'intention du ministre
est-elle requise dans les sacrements ? - 9. Une foi droite est-elle requise au
point qu'un infidèle ne puisse donner les sacrements ? - 10. L'intention droite
est-elle requise ?
Objections
:
1. Il semble que Dieu ne
soit pas seul à réaliser l'effet intérieur du sacrement mais que cela appartienne
aussi au ministre. Car cet effet intérieur consiste à purifier l'homme de ses
péchés et à l'illuminer par la grâce. Or il appartient aux ministres de
l'Église de " purifier, illuminer et parfaire", selon l'enseignement
de Denys.
2. Dans l'administration
des sacrements, certains suffrages sont présentés à Dieu sous forme de prières.
Mais les prières des justes ont plus de chance d'être exaucées par Dieu que les
prières du premier venu, comme il est dit en S. Jean (9, 31) : "Si
quelqu'un rend hommage à Dieu et fait sa volonté, Dieu l'exaucera." Il
semble donc que l'on bénéficie davantage du sacrement si on le reçoit d'un
ministre vertueux. Donc le ministre aussi réalise l'effet intérieur et pas
seulement Dieu.
3. L'homme est plus digne qu'une chose inanimée, et cependant il y a des choses inanimées qui concourent à l'effet intérieur : "L'eau touche le corps et lave le coeur", dit S. Augustin. Donc, l'homme concourt à l'effet intérieur, et pas seulement Dieu.
Cependant : il est dit dans l'épître aux Romains (8, 33) : "C'est Dieu qui justifie." Puisque l'effet intérieur de tous les sacrements est la justification, on voit que Dieu seul réalise l'effet intérieur du sacrement.
Conclusion
:
Il y a deux façons de réaliser un effet : en qualité d'agent principal ou en qualité d'instrument. Selon la première manière, c'est Dieu seul qui réalise l'effet intérieur du sacrement. C'est parce que Dieu seul pénètre dans l'âme où réside l'effet du sacrement, et un être ne peut agir directement là où il n'est pas. C'est aussi parce qu'il appartient à Dieu seul de produire la grâce, qui est l'effet intérieur du sacrement, nous l'avons dit dans la deuxième Partie. En outre, le caractère, effet intérieur de certains sacrements, est une vertu instrumentale dérivant de l'agent principal qui est Dieu. Mais, de la seconde manière, c'est-à-dire en agissant en qualité de ministre, l'homme peut réaliser l'effet intérieur du sacrement ; car le ministre et l'instrument ont la même définition : l'action de l'un et de l'autre s'exerce à l'extérieur et aboutit à un effet intérieur sous la motion de l'agent principal qui est Dieu.
Solutions
:
1. La purification qui est
attribuée aux ministres de l'Église n'est pas la purification du péché ; on dit
que les diacres purifient parce qu'ils écartent les impurs de l'assemblée des
fidèles, ou parce qu'ils les préparent par de saintes admonitions à la
réception des sacrements. De même, on dit que les prêtres illuminent le peuple
saint, non parce qu'ils infusent la grâce, mais parce qu'ils administrent les
sacrements de la grâce, comme le montre Denys au même endroit.
2. Les prières prononcées dans l'administration des sacrements ne sont pas adressées à Dieu de la part d'une personne privée, mais de la part de toute l’Église, dont les prières sont agréables à Dieu : "Si deux parmi vous s'accordent sur la terre, quelque chose qu'ils demandent, ils l'obtiendront de mon Père", est-il dit en S. Matthieu (18, 19). D'ailleurs, rien n'empêche que la dévotion d'un juste concoure à ce résultat. Mais ce qui est proprement l'effet du sacrement n'est pas obtenu par la prière de l'Église ou du ministre, mais par le mérite de la passion du Christ, dont la vertu agit dans les sacrements, nous l'avons déjà dit d. Aussi l'effet du sacrement n'est-il pas rendu meilleur parce que le ministre est meilleur.
Cependant un bien annexe peut être
obtenu au bénéficiaire du sacrement par la dévotion du ministre ; cependant ce
n'est pas le ministre qui le réalise, mais celui-ci en obtient de Dieu la
réalisation.
3. Les choses inanimées ne concourent à l'effet intérieur qu'en qualité d'instruments, on l'a dit. De même les hommes n'y concourent qu'en qualité de ministres, on vient de le dire aussi.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car
c'est la Sainte Écriture qui nous fait connaître les institutions divines. Mais
il est certains éléments des rites sacramentels dont on ne trouve nulle mention
dans la Sainte Écriture, ainsi le saint chrême avec lequel on donne la
confirmation et l'huile dont on oint les prêtres, et bien d'autres paroles ou
gestes dont on use dans les sacrements.
2. Les sacrements sont des
signes. Or les choses sensibles ont une signification naturelle ; et l'on ne
peut pourtant pas dire que Dieu se complaise en certaines significations plutôt
qu'en d'autres, car il approuve tout ce qu'il a fait. Il semble au contraire
que ce soit le propre des démons d'être attirés par des signes pour produire
certains effets, suivant la parole de S. Augustin : "Comme les démons
s'insinuent dans des créatures qui ne sont pas leur ouvrage mais l'ouvrage de
Dieu, ils sont alléchés par des attraits conformes au goût de chacun ; ce n'est
pas l'attrait de l'animal pour la nourriture, mais de l'esprit pour les
signes." Il semble donc inutile de faire intervenir l'institution divine
dans les sacrements.
3. Les Apôtres ont été sur terre les vicaires de Dieu ; c'est pourquoi l'Apôtre écrit (2 Co 2, 10) : "Car pour moi le don que j'ai fait - si tant est que j'aie donné quelque chose - c'est par considération pour vous et en tenant la place du Christ", c'est-à-dire comme si le Christ avait fait ce don lui-même. Il semble donc que les Apôtres et leurs successeurs puissent instituer de nouveaux sacrements.
Cependant : c'est celui qui donne à une institution sa force et sa vertu qui est l'auteur de cette institution ; on le voit chez ceux qui instituent des lois. Mais la vertu du sacrement vient de Dieu seul, nous venons de le montrer Donc Dieu seul peut instituer le sacrements.
Conclusion
:
C'est à titre d'instrument, on l'a vu que les sacrements réalisent des effets spirituels. Or, l'instrument tient sa vertu de l'agent principal. Il y a deux agents, dans le cas du sacrement : celui qui l'institue, et celui qui use du sacrement déjà institué en l'appliquant à produire son effet. Mais la vertu du sacrement ne peut pas venir de celui qui ne fait qu'en user, car il n'agit ainsi qu'à la façon d'un ministre. Il reste donc que la vertu du sacrement lui vienne de celui qui l'a institué. La vertu du sacrement ne venant que de Dieu, il en résulte que Dieu seul a institué les sacrements.
Solutions
:
1. Les éléments du rite
sacramentel qui sont d'institution humaine ne sont pas nécessaires au
sacrement, mais contribuent à la solennité dont on l'entoure pour exciter
dévotion et respect en ceux qui les reçoivent. Quant aux éléments nécessaires
au sacrement, ils ont été institués par le Christ lui-même.. qui es t à la
fois. Dieu et homme ; et s'ils ne nous sont pas tous révélés dans les Écritures,
l'Église cependant les a reçus de l'enseignement ordinaire des Apôtres ; c'est
ainsi que S. Paul écrit (1 Co 11, 34) : "Pour les autres points, je les
réglerai lors de ma venue".
2. Les choses sensibles ont
par leur nature une certaine aptitude à signifier des effets spirituels ; mais
cette aptitude encore indéterminée est précisée par l'institution divine qui
lui donne une signification particulière. C'est ce qu'entend Hugues de
Saint-Victor lorsqu'il dit que "le sacrement signifie en vertu de
l'institution". Cependant Dieu a choisi certaines réalités de préférence à
d'autres pour les significations sacramentelles, non qu'il limite son action à
ces seules réalités, mais afin que la signification soit mieux adaptée.
3. Les Apôtres et leurs
successeurs sont les vicaires de Dieu pour le gouvernement de cette Église qui
est constituée par la foi et les sacrements de la foi. Aussi, de même qu'ils ne
peuvent constituer une autre Église, ils ne peuvent transmettre une autre foi,
ni instituer d'autres sacrements ; c'est " par les sacrements qui
coulèrent du côté du Christ crucifié " que l'Église du Christ a été
constituée.
Objections
:
1. Il semble que le Christ,
en tant qu'homme, avait le pouvoir de produire l'effet intérieur des
sacrements. En effet, S. Jean Baptiste a déclaré (Jn 1, 33) : "Celui qui
m'a envoyé baptiser dans l'eau m'a dit : "Celui sur qui tu verras
descendre et demeurer l'Esprit, c'est celui-là qui baptise dans l'Esprit
Saint." " Mais baptiser dans l'Esprit Saint c'est conférer
intérieurement la grâce de l'Esprit Saint. Or, l'Esprit Saint est descendu sur
le Christ en tant qu'homme ; car en tant que Dieu c'est lui-même qui donne
l'Esprit Saint. Le Christ, comme homme, avait donc le pouvoir de produire
l'effet intérieur des sacrements.
2. Notre Seigneur a dit (Mt
9, 6) : "Sachez que le Fils de l'homme a le pouvoir sur terre de remettre
les péchés." Or la rémission des péchés est l'effet intérieur du
sacrement.
3. L'institution des
sacrements appartient à celui qui est l'agent principal dans la production de
leur effet intérieur. Or, il est évident que c'est le Christ qui a institué les
sacrements.
4. Nul ne peut produire
l'effet du sacrement sans conférer le sacrement, à moins qu'il ne produise cet
effet par sa vertu propre. Or le Christ, en dehors du rite sacramentel, en a
produit l'effet, comme on peut le voir pour Madeleine à qui il a dit (Luc 7,
48) : "Tes péchés te sont remis."
5. L'être par la vertu duquel agit le sacrement, est l'agent principal qui produit l'effet intérieur. Or les sacrements tiennent leur vertu de la passion du Christ et de l'invocation de son nom, d'après S. Paul (1 Co 1, 13) : "Paul est-il mort pour vous, ou bien avez-vous été baptisés au nom de Paul ? "
Donc le Christ en tant qu'homme produit l'effet intérieur du sacrement.
Cependant : S. Augustin enseigne que " dans les sacrements, c'est la vertu divine qui produit secrètement le salut". Or la vertu divine appartient au Christ non en tant qu'il est homme, mais en tant qu'il est Dieu.
Conclusion
:
Le Christ produit l'effet intérieur des sacrements en tant qu'il est Dieu et en tant qu'il est homme, mais de façon différente dans les deux cas.
En tant que Dieu, il agit dans les sacrements à titre d'auteur souverain. En tant qu'homme, il en opère les effets intérieurs de façon méritoire et aussi par mode d'efficience, mais alors il s'agit seulement d'une efficience instrumentale. On a vu en effets que la passion du Christ, qu'il a soufferte en sa nature humaine, est cause de notre justification et en la méritant et en la réalisant effectivement, cela non par mode d'agent principal, comme un auteur souverain, mais à la façon d'un instrument, en tant que son humanité est l'instrument de sa divinité, nous l'avons déjà dit.
Cependant, parce qu'elle est l'instrument conjoint à la divinité dans l'unité d'une seule personne, cette humanité possède une sorte de primauté et de causalité à l'égard des, instruments séparés que sont les ministres de l'Église. C'est pourquoi, de même que le Christ, en tant que Dieu, a un pouvoir souverain sur les sacrements, de même, en tant qu'homme, il a un pouvoir de ministre principal, ou pouvoir d'excellence. Ce pouvoir consiste en quatre prérogatives :
1° En ce que c'est le mérite et la vertu de sa passion qui agissent dans les sacrements, on l'a dit.
2° C'est par la foi que nous entrons en communication avec la vertu de sa passion, car "c'est lui que Dieu a établi d'avance comme moyen de propitiation par la foi en son sang" (Rm 3, 25), - foi que nous professons par l'invocation du nom du Christ ; c'est pourquoi le fait que les sacrements sont consacrés au nom du Christ relève du pouvoir d'excellence qu'il exerce sur les sacrements.
3° C'est de leur institution par le Christ qu'ils tiennent leur vertu. Il appartient donc à l'excellence du pouvoir du Christ que celui qui a donné aux sacrements leur vertu ait pu les instituer.
4° Comme la cause ne dépend pas de son effet, mais bien plutôt l'effet de sa cause, il appartient à l'excellence du pouvoir du Christ qu'il ait pu produire l'effet des sacrements sans accomplir le rite sacramentel extérieur.
Solutions
:
La réponse aux objections et à
l'argument en sens contraire est ainsi évidente, car il y a du vrai des deux
côtés, on vient de le dire.
Objections
:
1. Il semble que le
Christ ne pouvait pas communiquer à ses ministres le pouvoir qu'il avait sur
les sacrements. En effet, S. Augustin raisonne ainsi m : "S'il le pouvait
et s'il ne l'a pas voulu, c'est qu'il était jaloux de son pouvoir." Mais
il n'y avait aucune jalousie dans le Christ en qui résidait toute la plénitude
de la charité. Donc, puisque le Christ n'a pas communiqué son pouvoir à des
ministres, c'est qu'il ne le pouvait pas.
2. A propos de cette parole
en S. Jean (14, 12) : "Il fera de plus grandes choses", S. Augustin
écrit : "je l'affirme hautement, c'est une plus grande chose " de
justifier un homme " que de créer le ciel et la terre". Mais le Christ
ne pouvait communiquer à ses disciples le pouvoir de créer le ciel et la terre.
Il ne pouvait donc leur communiquer celui de justifier un impie. Donc, puisque
la justification de l'impie s'accomplit par le pouvoir que le Christ exerce
dans les sacrements, il semble qu'il ne pouvait communiquer ce pouvoir à des
ministres.
3. Il revient au Christ comme tête de l'Église que la grâce découle de lui jusqu'aux autres hommes selon S. Jean (1, 16) : "De sa plénitude, nous avons tous reçu." Mais cela 'n'était pas communicable à d'autres, sans quoi l'Église serait un monstre, ayant plusieurs têtes. Il apparaît donc que le Christ n'a donc pu communiquer son pouvoir à des ministres.
Cependant : sur cette parole de S. Jean Baptiste (Jn 1, 31) : "Et moi, je ne le connaissais pas", S. Augustin écrit : "Il ne savait pas que le Seigneur lui-même aurait le pouvoir baptismal et se le réserverait." Jean Baptiste ne l'aurait pas ignoré si un pouvoir de cette sorte était incommunicable.
Donc le Christ a pu communiquer ce pouvoir à ses ministres.
Conclusion
:
Le Christ avait un double pouvoir sur les sacrements, nous venons de le dire : un pouvoir souverain qui lui appartient en tant qu'il est Dieu. Et ce pouvoir ne pouvait être communiqué à aucune créature, pas plus que l'essence divine. Il avait un autre pouvoir, celui d'excellence, qui lui appartient en tant qu'il est homme. Ce pouvoir-là, il pouvait le communiquer à des ministres, en leur donnant une telle plénitude de grâce que leur mérite aurait produit les effets des sacrements, qu'à l'invocation de leurs noms les sacrements auraient été sanctifiés, qu'ils auraient pu eux-mêmes instituer des sacrements et, sans les rites sacramentels, conférer l'effet des sacrements par leur seul commandement. L'instrument conjoint peut en effet transmettre d'autant mieux sa vertu à l'instrument séparé qu'il est lui-même plus puissant, comme la main à l'égard du bâton.
Solutions
:
1. Ce n'est pas par
jalousie que le Christ s'est abstenu de communiquer son pouvoir d'excellence
aux ministres de l'Église, mais pour l'utilité des fidèles, afin qu'ils ne
mettent pas leur espoir en l'homme, et qu'il n'y ait pas de multiples
catégories de sacrements d'où naîtrait la division dans l'Église ; comme il
arriva pour ceux qui disaient : "Moi, je suis à Paul. Et moi, à Apollos,
et moi à Céphas " (1 Co 1, 12).
2. Cette objection se
réfère au pouvoir d'autorité souveraine qui appartient au Christ selon qu'il
est Dieu. Mais, comparé aux pouvoirs des autres ministres, le pouvoir
d'excellence, lui aussi, peut être appelé souveraineté. Aussi, sur ce mot de la
1ère épître aux Corinthiens (1, 13), " le Christ est
divisé", la Glose enseigne " qu'il pouvait donner autorité sur le
baptême à ceux qu'il a chargés de ce ministère".
3. Pour éviter qu'il y ait
plusieurs têtes dans l'Église, le Christ n'a pas voulu communiquer à des
ministres son pouvoir d'excellence. D'ailleurs, s'il l'avait communiqué, il
serait lui-même tête à titre principal, et les autres seulement de façon
secondaire et dérivée.
Objections
:
1. Cela paraît impossible,
car les sacrements de la loi nouvelle ont pour but de purifier du péché et de
conférer la grâce. Mais les méchants, étant impurs, ne peuvent pas purifier les
autres de leurs péchés : "Qu'est-ce qu'un impur pourrait bien purifier ?
" dit l'Ecclésiastique (34,4). De plus, n'ayant pas la grâce, ils ne
sauraient la conférer, puisqu'on ne donne que ce que l'on a.
2. Toute la vertu des
sacrements découle du Christ, on l'a dit q. Mais les méchants sont séparés du
Christ ; car ils n'ont pas la charité qui unit les membres à la tête :
"Celui qui demeure dans la charité, demeure en Dieu et Dieu en lui "
(1 Jn 4, 16).
3. Si l'un des éléments requis dans les sacrements vient à manquer, le sacrement n'est pas réalisé ; par exemple s'il manque la forme ou la matière requise. Mais le ministre requis pour le sacrement, c'est celui qui n'est pas souillé par le péché selon le Lévitique (31, 17) : "Tout homme de ta race, dans toutes les familles, qui aura contracté une souillure, n'offrira pas le pain à son Dieu, et n'accédera pas à son ministère." Donc, si le ministre est un mauvais, rien ne se produit dans le sacrement.
Cependant : sur ce passage de S. Jean (1, 33) : "Celui sur qui tu verras l'Esprit, etc.", S. Augustin écrit : "Qu'est-ce que S. Jean Baptiste ignorait dans le Christ ? Que le Seigneur posséderait et se réserverait le pouvoir souverain sur le baptême, mais en transmettrait le ministère aux bons comme aux mauvais. Que peut te faire un ministre mauvais quand le Seigneur est bon ? "
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit,. les ministres de l'Église agissent instrumentalement dans les sacrements car, d'une certaine façon, la définition du ministre est identique à celle de l'instrument. Or, comme nous l'avons vu, l'instrument n'agit pas selon sa forme ou sa vertu propres, mais selon une vertu qui appartient à celui qui le meut. C'est pourquoi il est accidentel à l'instrument comme instrument d'avoir telle forme ou telle vertu, en dehors de ce qui est requis à sa raison d'instrument ; ainsi est-il indifférent que le corps du médecin soit sain ou malade, car il n'est que l'instrument de l'âme en qui réside l'art médical ; peu importe que le conduit par où l'eau passe soit, en argent ou en plomb. Aussi les ministres de l'Église peuvent-ils conférer les sacrements, même s'ils sont mauvais.
Solutions
:
1. Si les ministres de
l'Église purifient de leurs péchés les hommes qui s'approchent des sacrements,
et s'ils leur confèrent la grâce, ce n'est pas par leur vertu, mais c'est le
Christ qui, par son pouvoir, réalise ces effets en utilisant ses ministres
comme instruments. Aussi le résultat produit en ceux qui reçoivent les
sacrements ne les fait-il pas ressembler aux ministres, mais les configure au
Christ.
2. Par la charité, les
membres du Christ sont unis à leur chef pour recevoir de lui la vie, car "
celui qui n'aime pas demeure dans la mort " (1 Jn 3. 14). Mais on peut
agir à l'aide d'un instrument privé de vie et qui soit séparé quant à
l'appartenance corporelle, pourvu qu'il soit conjoint par la motion qu'on lui
imprime ; l'artiste n'agit pas de la même façon avec sa main et avec une hache.
Ainsi donc le Christ agit dans les sacrements avec les bons comme avec des
membres vivants, avec les mauvais comme avec des instruments privés de vie.
3. Une chose peut être requise de deux façons dans le sacrement. 1° Elle est requise comme absolument nécessaire ; et alors, si elle vient à manquer, le sacrement n'est pas réalisé : s'il manque, par exemple, la forme requise ou la matière requise.
2° Mais une chose peut encore être
requise dans le sacrement pour une raison de bienséance ; c'est à ce titre que
la bonté des ministres est requise.
Objections
:
1. Il semble que non, car
on est le ministre de Dieu par les oeuvres de charité, comme on est son
ministre dans les sacrements ; c'est pourquoi on lit dans l'épître aux Hébreux
(13, 16) : "Ne négligez pas la bienfaisance, ni la solidarité : car Dieu
est favorable à de tels sacrifices." Mais les mauvais ne pèchent pas en se
faisant les ministres de Dieu dans les oeuvres de charité ; au contraire il
faut le leur conseiller selon cette parole de Daniel (4, 24) : "Écoute mon
conseil : rachète tes péchés par des aumônes." Donc il semble que les
mauvais ne pèchent pas en administrant les sacrements.
2. Quiconque se solidarise
avec le pécheur est lui-même coupable de péché, car selon l'épître aux Romains
(1, 32) : "Sont dignes de mort, non seulement ceux qui commettent des
péchés mais aussi ceux qui approuvent ceux qui les commettent." Si les
ministres mauvais pèchent en administrant les sacrements, ceux qui reçoivent
d'eux les sacrements se solidarisent avec eux dans le péché. Ils pécheraient
donc également, ce qui semble absurde.
3. Il semble que jamais la conscience ne puisse se trouver dans une impasse, car l'homme serait alors acculé au désespoir. Mais c'est ce qui se produirait si les mauvais péchaient en administrant les sacrements, car parfois ils pécheraient aussi en ne les administrant pas, par exemple alors que leur charge les y oblige. S. Paul dit en effet (1 Co 9, 16) : "Malheur à moi si je n'évangélise pas car l'obligation m'en incombe." Parfois aussi ils pécheraient par leur abstention en présence d'un péril : par exemple, si on apporte un enfant en danger de mort à un pécheur pour qu'il le baptise. Il n'est donc pas possible que les mauvais pèchent en administrant les sacrements.
Cependant : Denys enseigne qu'" aux mauvais il n'est pas même permis de toucher les symboles", c'est-à-dire les signes sacramentels ; et, dans sa lettre à Démophile, il écrit : "Un tel homme", c'est-à-dire un pécheur " est bien audacieux d'imposer les mains dans des rites sacerdotaux ; il n'a ni crainte ni pudeur à poursuivre des actions divines sans la divinité ; il croit que Dieu ignore ce que lui-même connaît bien au dedans de lui ; il pense tromper par l'emploi d'un nom mensonger celui qu'il appelle son Père, et ses infamies immondes - je ne puis pas dire ses prières - il ose les proférer sur les signes divins, en se montrant semblable au Christ".
Conclusion
:
On pèche par action en agissant " non selon ce qu'il faut", dit Aristote. Or, on l'a vu , il convient que les ministres des sacrements soient des justes, car les ministres doivent se conformer à Dieu selon ces paroles du Lévitique (19, 16) : "Vous serez saints, car je suis saint " et de l'Ecclésiastique (10, 2) : "Tel est le chef du peuple, et tels ses ministres." Il est donc certain que les mauvais qui se présentent comme ministres de Dieu et de l'Église pèchent en dispensant les sacrements. Et parce que ce péché est une irrévérence à l'égard de Dieu, qu'il souille les sacrements pour autant que le pécheur en a le pouvoir (car, de soi, les sacrements ne sauraient être souillés) : il en résulte qu'un tel péché, par nature, est mortel.
Solutions
:
1. Les oeuvres de charité
ne sont pas sanctifiées par une consécration, mais ce sont elles qui
contribuent à la sainteté d'une vie juste, comme étant des éléments de la
justice. C'est pourquoi l'homme qui se montre le ministre de Dieu dans les
oeuvres de charité est sanctifié davantage s'il est déjà juste, et il est
préparé à la sainteté s'il est pécheur. Tandis que les sacrements comportent en
eux-mêmes une certaine sanctification par une consécration mystique ; le
ministre doit donc avoir d'abord la sainteté d'une vie juste pour être accordé
à son ministère. Il agit donc de façon discordante et il pèche s'il accède dans
l'état de péché à un tel ministère.
2. Celui qui s'approche des
sacrements les reçoit du ministre de l'Église, non pas en tant que celui-ci est
tel ou tel, mais en tant qu'il est ministre de l'Église. C'est pourquoi, aussi
longtemps que l'Église lui laisse son ministère, celui à qui il donne le
sacrement ne se met pas en communion avec son péché, mais en communion avec
l'Église qui le présente comme son ministre. Mais si l'Église ne le supporte
plus, par exemple si elle le dégrade, l'excommunie ou le suspend, on pèche
lorsqu'on reçoit de lui un sacrement, car on entre en communion avec son péché.
3. Celui qui est dans
l'état de péché mortel n'est pas contraint de pécher de toute façon si, par sa
charge, il lui incombe de distribuer les sacrements, car il peut se repentir de
son péché, puis administrer licitement. Il n'est d'ailleurs pas inconcevable
qu'il soit perplexe, c'est-à-dire contraint à pécher, à supposer qu'il veuille
demeurer dans son péché. Dans le cas de nécessité absolue cependant, il ne
pécherait pas en baptisant là où un laïc pourrait baptiser. Car il est évident
alors, qu’il ne se présenterait pas comme le ministre de l'Église, mais qu'il
viendrait en aide à celui qui est pris par la nécessité. Il n'en est pas de
même pour les autres sacrements, qui ne sont pas aussi nécessaires que le
baptême, comme on le verra plus loin.
Objections
:
1. Cela paraît possible,
car tout ce qu'un ministre supérieur peut faire, un ministre inférieur le peut
: tous les pouvoirs du diacre, le prêtre les possède, mais non inversement. Or,
dans l'organisation de la hiérarchie, selon Denys, les anges sont supérieurs à
n'importe quels hommes. Donc, puisque les hommes peuvent administrer les
sacrements, à plus forte raison les anges.
2. Dans le ciel, les saints
deviennent semblables aux anges, d'après l'Évangile (Mt 22, 30). Mais certains
saints du ciel peuvent administrer les sacrements, puisque le caractère
sacramentel est indélébile, on l'a dit. Il semble donc que les anges peuvent
administrer les sacrements.
3. Comme on l'a dit le diable est le chef des mauvais, qui sont ses membres. Or, les mauvais peuvent administrer les sacrements. Donc, les démons aussi.
Cependant : l'épître aux Hébreux (5, 1) enseigne : "Tout grand prêtre, pris d'entre les hommes, est établi en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu." Or, les anges, bons ou mauvais, ne sont pas pris d'entre les hommes. Ils ne sont donc pas établis ministres dans les relations avec Dieu, c'est-à-dire dans les sacrements.
Conclusion
:
Nous avons vu que toute la vertu des sacrements découle de la passion du Christ, qui est le fait du Christ en tant qu'homme. Ce sont les hommes qui ont la même nature que lui, et non les anges. C'est en raison de sa passion précisément qu'il est dit "abaissé un moment au-dessous des anges", comme le montre l'épître aux Hébreux (2, 9). C'est donc aux hommes et non aux anges qu'il appartient de dispenser les sacrements et d'en être les ministres.
Il faut noter cependant que Dieu, s'il n'a pas lié sa vertu aux sacrements au point de ne pouvoir sans eux conférer l'effet sacramentel, n'a pas davantage lié sa vertu aux ministres de l'Église, au point de ne pouvoir donner aux anges celle d'administrer les sacrements. Et, parce que les bons anges sont des messagers de vérité, si un ministère sacramentel était accompli par de bons anges, on devrait le tenir pour authentique, car il serait indubitable que cela s'est fait de par la volonté divine ; c'est ainsi que certains temples ont été consacrés par le ministère des anges, dit-on. Mais si des démons, qui sont esprits de mensonge, se donnaient comme ministres d'un sacrement, on ne devrait pas tenir leur ministère pour valable.
Solutions
:
1. Ce que les hommes font
sous un mode inférieur, c'est-à-dire au moyen de sacrements sensibles qui sont
proportionnés à leur nature, les anges, ministres supérieurs, le font sous un
mode supérieur " en purifiant, illuminant et perfectionnant " de
façon invisible.
2. Les saints dans le ciel
sont semblables aux anges en ce qu'ils participent de la même gloire divine,
non en ce qu'ils posséderaient une même nature. Par suite ils ne leur sont pas
semblables dans leurs relations avec les sacrements.
3. Si les mauvais peuvent
être les ministres des sacrements, ce n'est pas parce que leur méchanceté fait
d'eux les membres du diable. Aussi, de ce que le diable est leur chef, on ne
peut pas conclure qu'il ait plus de pouvoir qu'eux sur les sacrements.
Objections
:
1. Elle ne semble pas
nécessaire à l'accomplissement du sacrement, car le ministre agit dans les
sacrements en qualité d'instrument. Or, l'accomplissement de l'action ne répond
pas à l'intention de l'instrument, mais à celle de l'agent principal.
L'intention du ministre n'est donc pas requise pour l'accomplissement du
sacrement.
2. Aucun homme ne peut connaître l'intention d'un autre. Si l'intention du ministre était requise pour l'accomplissement du sacrement, celui qui s'y présente ne pourrait savoir s'il l'a vraiment reçu. Ainsi il ne pourrait être certain de son salut, étant donné surtout que certains sacrements sont nécessaires au salut, comme on le verra plus loin. L'intention ne se sépare pas de l'attention. Mais parfois les ministres du sacrement pensent à autre chose et ne font pas attention à ce qu'ils disent et à ce qu'ils font. Et, en ce cas, comme il y aurait défaut d'intention, le sacrement ne s'accomplirait pas.
Cependant : les oeuvres accomplies hors de toute intention sont le produit du hasard. Mais on ne peut dire cela de l'opération sacramentelle ; celle-ci requiert donc l'intention du ministre.
Conclusion
:
Quand un être est capable de plusieurs réalisations possibles, il faut faire intervenir un principe de détermination qui le limitera à l'oeuvre unique qu'il s'agit de produire.
Les actions sacramentelles peuvent avoir une portée multiple ; ainsi l'ablution de l'eau dans le baptême peut avoir pour raison d'être la propreté ou la santé corporelle, le jeu, etc. Il faut donc faire intervenir l'intention de celui qui fait l'ablution pour déterminer celle-ci à un seul effet qui sera celui du sacrement. Et cette intention est exprimée par les paroles prononcées dans l'administration des sacrements, telles que : "je te baptise au nom du Père, etc."
Solutions
:
1. L'instrument inanimé n'a
pas d'intention à l'égard de l'effet ; ce qui en tient lieu c'est le mouvement
que lui imprime l'agent principal. Mais l'instrument animé, tel que le
ministre, n'est pas seulement mû ; il se meut encore lui-même, en tant que par
sa volonté il meut ses membres pour leur faire produire l'oeuvre à faire. Son
intention est donc requise pour qu'il se soumette lui-même à l'agent principal,
c’est-à-dire pour qu'ait l'intention de faire ce que fait le Christ et
l'Église.
2. Ici, deux opinions sont en présence. Certains exigent du ministre l'intention mentale sans laquelle le sacrement n'est pas accompli. Cependant, ce défaut d'intention de la part du ministre est suppléé : chez les enfants qui ne désirent pas le baptême, par le Christ qui baptise invisiblement ; et chez les adultes qui désirent le baptême, par leur foi et leur dévotion. Mais si cette opinion se soutient assez bien en ce qui concerne l'effet dernier, c'est-à-dire la justification, en ce qui concerne l'effet intermédiaire qui est " déjà réalité et encore sacrement", c'est-à-dire le caractère, on ne peut admettre que la dévotion du sujet puisse suppléer ; car le caractère n'est jamais imprimé en dehors du sacrement.
C'est pourquoi d'autres ont une
position meilleure : ils disent que le ministre du sacrement agit comme
représentant de l'Église tout entière dont il est le ministre ; les paroles
qu'il prononce expriment l'intention de l'Église, qui suffit pleinement à
l'accomplissement du sacrement, pourvu que ni le ministre ni le sujet ne
manifestent extérieurement une intention contraire.
3. Celui qui pense à autre
chose n'a pas l'intention actuelle ; il a pourtant l'intention habituelle qui
suffit à l'accomplissement du sacrement. Par exemple, un prêtre qui vient
donner le baptême a l'intention de faire, en baptisant, ce que fait l'Église.
Si par la suite sa pensée est entraînée d'un autre côté, le sacrement est
accompli en vertu de l'intention première. Certes, le ministre du sacrement doit
s'appliquer consciencieusement à avoir l'intention actuelle ; mais ce n'est pas
entièrement au pouvoir de l'homme et il a beau vouloir fermement être attentif,
il se met à penser à autre chose, comme dit le Psaume (40, 13) " Mon coeur
m'a abandonné".
Objections
:
1. La foi du ministre
semble nécessaire au sacrement. Car, nous venons de le dire, son intention est
nécessaire à l'accomplissement du sacrement. Mais "la foi dirige
l'intention", selon S. Augustin.
2. Si un ministre de
l'Église n'a pas la vraie foi, il est hérétique. Mais les hérétiques,
semble-t-il ne peuvent conférer les sacrements." Toutes les oeuvres des
hérétiques, écrit S. Cyprien sont charnelles, vaines et fausses, si bien que
nous ne devons ratifier aucun de leurs actes." Et S. Léon affirme :
"Sans aucun doute, cette aberration très cruelle et très folle a éteint
toute la lumière des sacrements célestes dans l'Église d'Alexandrie ; l'offrande
du sacrifice est interrompue ; elle a cessé, la consécration du chrême ; et
dans les mains parricides des impies se sont dérobés tous les mystères."
Une vraie foi, chez le ministre est donc nécessaire au sacrement.
3. Ceux qui n'ont pas la vraie foi semblent être séparés de l'Église par l'excommunication. S. Jean écrit dans sa deuxième épître (10) : "Si quelqu'un vient à vous sans vous apporter cette doctrine, ne le recevez pas dans votre maison et ne le saluez même pas" ; et S. Paul à Tite (3, 10) : "Quant à l'hérétique, après un premier et un second avertissement, éloigne-le de toi." Mais l'excommunié ne peut pas conférer les sacrements de l'Église, étant séparé de l'Église, au ministère de qui est confiée la distribution des sacrements.
Cependant : S. Augustin soutient en face des donatistes : "Souvenez-vous que les moeurs des méchants ne peuvent nuire aux sacrements de Dieu ni en les rendant nuls ni en les rendant moins saints."
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut parce que le ministre agit instrumentalement dans les sacrements, il n'agit pas par sa vertu propre, mais par la vertu du Christ. Or, on met la foi d'un homme, de même que sa charité, au compte de sa vertu propre. Aussi, de même que la charité du ministre n'est pas requise pour l'accomplissement du sacrement, puisque les pécheurs peuvent administrer les sacrements comme nous venons de le voir la foi n'est pas davantage requise ; et un infidèle peut procurer un vrai sacrement du moment que toutes les autres conditions nécessaires sont réalisées.
Solutions Il peut arriver que la foi d'un homme soit défaillante sur un point,
mais non sur la vérité du sacrement qu'il administre. Par exemple, si un homme
croit que le serment est illicite en toute circonstance, tout en croyant que le
baptême est le moyen efficace du salut. L'infidélité, en ce cas, n'empêche pas
d'avoir l'intention de conférer le sacrement. Mais supposons que le ministre
n'ait pas la foi, précisément au sujet du sacrement dont il célèbre le rite :
fi ne croit pas que l'action extérieure qu'il accomplit soit suivie d'aucun
effet intérieur ; malgré cela, il n'ignore pas que l'Église catholique a
l'intention, en accomplissant cette action extérieure de produire le sacrement
; il peut donc, en dépit de son incroyance, avoir l'intention de faire ce que
fait l'Église, tout en croyant que cela ne sert de rien. Une telle intention
suffit pour le sacrement, car, nous l'avons vu le ministre du sacrement agit
comme représentant de toute l'Église dont la foi supplée ce qui manque à la
sienne.
2. Certains hérétiques administrent les sacrements sans observer la forme de l'Église ; ceux-là ne confèrent ni le sacrement ni l'effet du sacrement. D'autres observent la forme de l'Église ; ils confèrent le sacrement, mais non l'effet du sacrement. A condition qu'ils soient séparés de l'Église de façon patente, car dans ce cas celui qui reçoit d'eux le sacrement pèche par le fait même, et c'est cela qui l'empêche d'obtenir l'effet du sacrement. C'est ce qui explique la parole de S. Augustin : "Tiens avec pleine certitude et ne doute aucunement que ceux qui ont reçu le baptême hors de l'Église, s'ils ne reviennent pas à l'Église, le baptême achève leur perdition." C'est en ce sens qu'il faut également interpréter la parole de S. Léon : "Toute la lumière des sacrements est éteinte dans l'Église d'Alexandrie." Il l'entend de l'effet du sacrement, mais non du rite sacramentel lui-même.
Quant à S. Cyprien, il croyait que
les hérétiques ne pouvaient pas conférer les sacrements. Mais, sur ce point son
opinion n'est pas suivie. Comme le dit S. Augustin : "Le martyr Cyprien ne
voulait pas reconnaître le baptême donné chez les hérétiques ou les
schismatiques ; mais il a accumulé de si grands mérites, jusqu'à obtenir le
triomphe du martyre, que sa charité éclatante dissipe cette ombre légère ; et
ce qu'il pouvait y avoir à émonder sur ce point a été retranché par la faux de
la souffrance."
3. La puissance
d'administrer les sacrements relève du caractère spirituel qui est indélébile,
nous l'avons montré. Aussi, du fait qu'un homme est suspendu, excommunié ou
même dégradé par l'Église, il ne perd pas le pouvoir de conférer le sacrement,
mais la permission d'user de ce pouvoir. Cet homme confère donc le sacrement
mais, ce faisant, il pèche. Et celui qui reçoit le sacrement d'un tel ministre
pèche de son côté, et ne reçoit pas l'effet du sacrement, à moins d'être excusé
par l'ignorance.
Objections
:
1. Il semble que
l'intention droite du ministre est requise à l'accomplissement du sacrement.
Car, d'après ce qui a été dit l'intention du ministre doit se conformer à
l'intention de l'Église. Mais celle-ci est toujours droite. Une intention
droite de la part du ministre est donc nécessairement requise à
l'accomplissement du sacrement.
2. L'intention perverse est
pire que l'intention de s'amuser. Mais l'intention de s'amuser annule le
sacrement, par exemple dans le cas d'un baptême administré par jeu. A plus
forte raison par conséquent, l'intention perverse annule-t-elle le sacrement, par
exemple si l'on baptise quelqu'un afin de le tuer ensuite.
3. L'intention perverse vicie toute l'oeuvre selon la parole de Notre Seigneur : "Si ton oeil est mauvais, tout ton corps est dans les ténèbres " (Lc 11, 34). Mais les sacrements du Christ ne peuvent être viciés par la méchanceté des hommes, dit S. Augustin. Donc, s'il y a intention perverse du ministre, il apparaît qu'il n'y a pas vrai sacrement.
Cependant : l'intention perverse relève de la malice du ministre et nous savons que celle-ci n'annule pas le sacrement. Donc l'intention perverse non plus.
Conclusion
:
L'intention du ministre peut être perverse de deux façons. 1° A l'égard du sacrement lui-même ; par exemple, on ne veut pas conférer le sacrement, mais agir par plaisanterie ; une telle perversion détruit la vérité du sacrement, surtout si l'intention est extérieurement manifeste.
2° L'intention du ministre peut être perverse à l'égard de ce qui suivra le sacrement ; par exemple, si un prêtre veut baptiser une femme pour abuser d'elle, ou s'il consacre le corps du Christ pour en faire un poison. Comme ce qui est premier ne dépend pas de ce qui est postérieur, la vérité du sacrement n'est pas détruite par cette intention perverse. Mais en ayant une pareille intention le ministre commet un péché grave.
Solutions
:
1. L'intention de l'Église
est droite quant à la réalisation et quant à l'usage du sacrement. Mais si la
première rectitude est réalisatrice du sacrement, la seconde est seulement
cause de mérite. Ainsi le ministre qui conforme son intention à celle de
l'Église quant au premier point et non quant au second, réalise le sacrement
mais n'en retire pas de mérite.
2. L'intention de s'amuser
ou de plaisanter exclut même la première rectitude de l'intention, celle qui
réalise le sacrement. Par conséquent, la comparaison avec l'intention perverse
ne porte pas.
3. L'intention perverse ne pervertit que l'oeuvre de son auteur, non celle d'un autre. L'intention perverse du ministre ne pervertit dans l'action sacramentelle que ce qui est l'oeuvre du ministre, non ce qui est l'oeuvre du Christ dont il est le ministre. C'est comme si un intendant avait une mauvaise intention en distribuant aux pauvres des aumônes que son maître lui aurait prescrites avec une intention droite.
Quatre questions : - 1. Y a-t-il
sept sacrements ? - 2. Leur ordre réciproque. - 3. Leur hiérarchie. - 4.
Sont-ils tous nécessaires au salut ?
Objections
:
1. Il semble qu'il ne doit
pas y en avoir sept, car ils tiennent leur efficacité de la vertu divine qui
est une, et de la vertu de la passion du Christ, qui est une aussi. Car, selon
l'épître aux Hébreux (10, 14) : "Par une oblation unique, il a rendu
parfaits pour toujours ceux qui sont sanctifiés." Il ne devrait donc y
avoir qu'un seul sacrement.
2. Le sacrement est fait
pour remédier au défaut du péché, qui est double : la peine et la faute. Deux
sacrements suffiraient donc.
3. Les sacrements sont des
actions de la hiérarchie ecclésiastique comme on le voit dans Denys. Mais,
comme il le dit lui-même, la hiérarchie a trois actions : purifier, illuminer
et parfaire. Il ne doit donc y avoir que trois sacrements.
4. D'après S. Augustin, les
sacrements de la loi nouvelle sont moins nombreux que ceux de la loi ancienne.
Or, il n'y avait dans la loi ancienne aucun sacrement correspondant à la
confirmation et à l'extrême-onction. Donc ceux-ci ne doivent pas compter non
plus parmi les sacrements de la loi nouvelle.
5. La luxure n'est pas le plus grave des péchés, nous l'avons montré dans la deuxième Partie : Puisqu'on n'a pas institué de sacrement pour remédier aux autres péchés, il était inutile d'instituer le mariage pour combattre la luxure.
Cependant : Les
sacrements semblent être plus de sept. Car on appelle sacrements des signes
sacrés. Mais il y a dans l'Église bien d'autres réalités saintes exprimées par
des signes sensibles, comme l'eau bénite, la consécration de l'autel, etc.
7. Selon Hugues de
Saint-Victor, les sacrements de la loi ancienne furent les oblations, les dîmes
et les sacrifices. Mais le sacrifice de l'Église est un sacrement :
l'eucharistie. Donc les oblations et les dîmes, elles aussi, doivent être
appelées des sacrements.
8. Il y a trois catégories de péché : originel, mortel et véniel. Mais le baptême est dirigé contre le péché originel, et contre le péché mortel il y a la pénitence. Il devrait donc y avoir un sacrement, outre les sept que l'on connaît, dirigé contre le péché véniel.
Conclusion
:
Les sacrements de l'Église ont un double objet, avons-nous dite : perfectionner l'homme en ce qui concerne le culte divin réglé par la religion de la vie chrétienne, et présenter un remède contre le mal du péché. Le nombre de sept sacrements se justifie à ces deux points de vue. En effet la vie spirituelle a une certaine ressemblance avec la vie corporelle, selon la ressemblance générale du corporel avec le spirituel. Or, la vie corporelle comporte un double achèvement : l'un personnel, l'autre relatif à toute la communauté sociale où vit la personne, car l'homme, par sa nature, est un animal social.
Relativement à lui-même, l'homme est achevé de deux façons dans sa vie corporelle : d'une façon essentielle, en acquérant un achèvement de sa vie ; d'une façon accidentelle, en écartant les obstacles à la vie, tels que les maladies et autres maux de même genre.
D'une façon essentielle et directe, la vie corporelle atteint son achèvement selon trois modes.
1° Par la génération qui inaugure l'existence et la vie de l'homme ; ce qui en tient lieu dans sa vie spirituelle, c'est le baptême, régénération spirituelle, selon l'épître à Tite (3, 5) : "Par le bain de régénération..."
2° Par la croissance qui fait atteindre à l'homme sa taille et sa force parfaites ; ce qui en tient lieu dans la vie spirituelle, c'est la confirmation où l'on reçoit le Saint-Esprit pour être fortifié. D'où cette parole aux disciples, une fois baptisés : "Demeurez dans la ville jusqu'à ce que vous soyez revêtus de la force d'en-haut " (Luc 24, 49).
3° Par la nutrition, qui conserve dans l'homme la vie et la force ; ce qui en tient lieu dans la vie spirituelle, c'est l'eucharistie. Comme dit Notre Seigneur en S. Jean (6, 54) : "Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous."
Et ce serait suffisant si l'homme avait, au corporel et au spirituel, une vie qui ne souffre aucune atteinte. Mais, comme il est sujet à l'infirmité corporelle et à l'infirmité spirituelle, qui est le péché, il lui faut un traitement contre cette infirmité. Celui-ci est double : il y a cette guérison qui rend la santé, et ce qui en tient lieu dans la vie spirituelle, c'est la pénitence, selon la parole du Psaume (41, 5) : "Guéris mon âme, car j'ai péché contre toi " ; et il y a ce rétablissement de la vigueur première qu'on obtient par un régime et un exercice appropriés ; ce qui en tient lieu dans la vie spirituelle, c'est l'extrême-onction qui enlève les séquelles du péché et rend l'homme prêt pour la gloire finale. Aussi, selon l'épître de S. Jacques (5, 15) -." Et s'il a commis des péchés, ils lui seront pardonnés."
Relativement à toute la communauté, l'homme est perfectionné de deux façons. D'abord, du fait qu'il reçoit le pouvoir de gouverner la multitude et d'exercer des fonctions publiques. Ce qui correspond à cela dans la vie spirituelle, c'est le sacrement de l'ordre, puisque, d'après l'épître aux Hébreux (7, 27), les prêtres n'offrent pas des victimes pour eux seulement, mais aussi pour le peuple.
Ensuite, à l'égard de la propagation de l'espèce, l'homme est perfectionné par le mariage tant dans la vie corporelle que dans la vie spirituelle, du fait que ce n'est pas là seulement un sacrement, mais d'abord un office naturel.
C'est encore ainsi que se justifie le nombre des sacrements, selon qu'ils sont dirigés contre le défaut du péché ; le baptême est dirigé contre le manque de vie spirituelle ; la confirmation contre la faiblesse de l'âme qui se trouve chez les nouveau-nés ; l'eucharistie contre la fragilité de l'âme en face du péché ; la pénitence contre le péché actuel commis après le baptême ; l’extrême-onction contre les séquelles du péché qui n'ont pas été suffisamment enlevées par la pénitence, du fait de la négligence ou de l'ignorance ; l'ordre contre la désorganisation de la multitude ; le mariage est un remède à la fois contre la convoitise personnelle et contre la diminution de la multitude causée par la mort.
Enfin, certains justifient le nombre des sacrements en les adaptants aux vertus, et aux défauts produits par les péchés et leurs châtiments. Selon ces théologiens, à la foi correspond le baptême, dirigé contre la faute originelle ; à l'espérance, l'extrême-onction dirigée contre la faute vénielle ; à la charité, l'eucharistie dirigée contre la blessure de malice ; à la prudence, l'ordre dirigé contre la blessure d'ignorance ; à la justice, la pénitence dirigée contre le péché mortel ; à la tempérance, le mariage dirigé contre la convoitise ; à la force, la confirmation dirigée contre la blessure de faiblesse.
Solutions
:
1. Un même agent principal
emploie des instruments divers pour produire divers effets, en harmonie avec l'oeuvre
à faire. De même la vertu divine et la passion du Christ opèrent en nous par
des sacrements divers comme par divers instruments.
2. La faute et la peine
diffèrent selon l'espèce en tant qu'il y a des espèces diverses de fautes et de
peines ; et elles différent encore selon les états et les positions diverses
des hommes. C'est cela qui a obligé à multiplier les sacrements, nous venons de
le dire.
3. Dans les actions
hiérarchiques, on considère les agents, les bénéficiaires et les actions. Les
agents sont les ministres de l'Église, que concerne le sacrement de l'ordre.
Les bénéficiaires sont ceux qui s'approchent des sacrements, et ils sont
produits par le mariage. Quant aux actions, elles consistent à purifier,
illuminer et perfectionner. Mais la purification, considérée isolément, ne peut
être un sacrement de la loi nouvelle, qui confère la grâce ; elle n'est le fait
que de sacramentaux : la catéchèse et l'exorcisme préparatoires au baptême.
Selon Denys la purification et l'illumination réunies sont le fait du baptême
et, secondairement, en raison de la rechute, sont le fait de la pénitence et de
l'extrême-onction. Enfin, le perfectionnement, quant à la vertu qui est comme
la perfection de la forme, ressortit à la confirmation ; et quant à l'obtention
de la fin, ressortit à l'eucharistie.
4. Dans le sacrement de
confirmation on reçoit la plénitude du Saint-Esprit pour être fortifié ; par
l'extrême-onction, on est rendu prêt à recevoir la gloire sans délai. Mais ni
l'une ni l'autre ne convient à l'ancienne alliance. C'est pourquoi, dans la loi
ancienne, il ne pouvait rien y avoir qui correspondit à ces deux sacrements.
Cette absence n'empêche pas les sacrements anciens d'avoir été plus nombreux à
cause de la diversité des sacrifices et des cérémonies.
5. Il a fallu employer
contre la convoitise charnelle un remède spécial, au moyen d'un sacrement ;
d'abord parce que cette convoitise corrompt la nature et pas seulement la
personne ; ensuite à cause de son impétuosité qui submerge la raison.
6. L'eau bénite et les
autres choses consacrées ne sont pas appelées des sacrements, parce qu'elles ne
conduisent pas jusqu'à l'effet du sacrement qui est l'obtention de la grâce.
Mais ce sont là des dispositions aux sacrements qui opèrent en écartant un
obstacle ; c'est ainsi que l'eau bénite est dirigée contre les pièges du démon
et contre les péchés véniels ; ou encore en produisant une certaine capacité à
l'égard de l'accomplissement et de la réception des sacrements ; c'est ainsi
que, par révérence pour l'eucharistie, on consacre l'autel et les vases qu'on y
emploie.
7. Aussi bien dans la loi
de nature que dans la loi mosaïque, les oblations et les dîmes n'avaient pas
pour seule fin l'entretien des ministres du culte et des pauvres, mais encore
une préfiguration ; c'est à cause de celle-ci qu'elles étaient des sacrements.
Mais aujourd'hui elles ont perdu leur symbolisme figuratif, c'est pourquoi
elles n'ont plus rang de sacrement.
8. L'infusion de la grâce
n'est pas requise à l'effacement du péché véniel. C'est pourquoi, puisque tout
sacrement de la loi nouvelle produit une infusion de grâce, aucun n'est
institué directement contre le péché véniel, que certains sacramentaux comme
l'eau bénite et les rites analogues suffisent à enlever. Certains affirment
pourtant que l'extrême-onction est dirigée contre le péché véniel. Mais nous
traiterons cette question en son lieu.
Objections
:
1. L'énumération qui
précède ne présente pas un ordre satisfaisant. Car l'Apôtre dit (1 Co 15, 46) :
"Ce qui est animal vient en premier, et ensuite ce qui est
spirituel." Or, tandis que le mariage engendre l'homme selon la génération
animale, le baptême le réengendre, par une seconde génération, spirituelle
cette fois. Le mariage doit donc passer avant le baptême dans l'énumération des
sacrements.
2. Le sacrement de l'ordre
confère le pouvoir d'être agent dans les actions sacramentelles. Mais l'agent
précède son action. L'ordre doit donc avoir le premier rang, avant le baptême
et les autres sacrements.
3. L'eucharistie est une
nourriture spirituelle, et la confirmation est définie par analogie avec la
croissance. Mais la nourriture étant cause de la croissance, doit la précéder.
Donc l'eucharistie précède la confirmation.
4. La pénitence prépare l'homme
à l'eucharistie ; elle doit donc la précéder comme la préparation précède le
plein accomplissement.
5. Le plus proche de la fin ultime est ce qui vient en dernier. L'extrême-onction est, de tous les sacrements, le plus proche de la béatitude, notre fin ultime. C'est donc à elle de clore la liste des sacrements.
Cependant : tout le monde range habituellement les sacrements dans l'ordre adopté à l'Article précédent.
Conclusion
:
On peut facilement justifier l'ordre des sacrements d'après ce que nous avons dit. Car, de même que l'unité précède la multiplicité, les sacrements ordonnés à la perfection personnelle précèdent naturellement ceux qui sont ordonnés à la perfection du groupe. C'est pourquoi l'on range en tout dernier lieu l'ordre et le mariage ; et si l'on met le mariage après l'ordre, c'est parce qu'il réalise moins parfaitement la notion de vie spirituelle à laquelle les sacrements sont ordonnés.
Parmi les sacrements ordonnés à la perfection personnelle, ceux qui sont ordonnés essentiellement à la perfection de la vie spirituelle passent par nature avant ceux qui n'y sont ordonnés qu'accidentellement, c'est-à-dire pour écarter les suites nuisibles d'un accident survenu. Les derniers sacrements sont donc la pénitence et l'extrême-onction, et celle-ci qui consomme la guérison, est rangée après la pénitence qui l'inaugure.
Parmi les trois autres sacrements, évidemment le baptême, régénération spirituelle, vient en premier ; la confirmation vient ensuite, qui est ordonnée à procurer une force spirituelle pleinement possédée ; on nomme en dernier lieu l'eucharistie, ordonnée à l'achèvement final.
Solutions
:
1. Le mariage, en tant
qu'ordonné à la vie animale, est un office naturel. Mais en tant qu'il comporte
quelque spiritualité, il est un sacrement ; et comme il est celui des
sacrements qui en comporte le moins, on le met en fin de liste.
2. Avant d'agir, il faut
être en pleine possession de son être. C'est pourquoi les sacrements qui
achèvent l'être personnel viennent avant le sacrement de l'ordre par lequel on
est établi dans l'office de perfectionner les autres.
3. La nourriture précède la
croissance pour la causer, elle la suit également pour conserver à l'homme
toute la corpulence et toute la force à laquelle la croissance l'a fait
parvenir. C'est pourquoi on peut mettre l'eucharistie avant la confirmation,
avec Denys, ou après, avec le Maître des Sentences.
4. Cet argument serait
juste si la pénitence était nécessaire pour préparer à l'eucharistie. Or, cela
n'est pas, car un homme indemne de péché mortel n'a pas besoin de se préparer
par la pénitence à la réception de l'eucharistie. On voit donc que la pénitence
ne prépare à l'eucharistie que par accident, c'est-à-dire dans l'hypothèse du
péché. Comme il est dit dans l'Écritures : "Toi, Seigneur, Dieu des
justes, tu n'as pas imposé de pénitence aux justes."
5. Nous avons expliqué pour
quelle raison l'extrême-onction occupe la dernière place parmi les sacrements
ordonnés à la perfection personnelle.
Objections
:
1. Il semble que
l'eucharistie ne soit pas le plus important des sacrements, car, dit Aristote
le bien commun est plus important que le bien d'un seul. Le mariage est ordonné
au bien commun de l'espèce humaine réalisé par la génération, et l'eucharistie
est ordonnée au bien propre de celui qui la reçoit. Donc celle-ci n'est pas le
plus important des sacrements.
2. Les sacrements conférés
par un ministre supérieur semblent les plus dignes. La confirmation et l'ordre
sont conférés exclusivement par l'évêque qui est supérieur à un simple prêtre,
lequel confère l'eucharistie. Ces deux sacrements sont donc plus importants que
l'eucharistie.
3. Les sacrements sont
d'autant plus importants qu'ils ont plus d'efficacité. Les sacrements qui
impriment un caractère : le baptême, la confirmation et l'ordre, sont donc plus
importants que l'eucharistie qui n'en imprime pas.
4. L'être dont d'autres êtres dépendent semble plus important qu'eux. Mais l'eucharistie dépend du baptême, car on ne peut recevoir l'eucharistie si l'on n'est baptisé. Le baptême est donc plus important que l'eucharistie.
Cependant : Denys affirme : "On voit qu'aucune fonction sacramentelle n'est achevée sans la très sainte eucharistie. Ce sacrement est donc le plus important, celui qui achève tous les autres."
Conclusion
:
En thèse absolue, l'eucharistie est le plus important de tous les sacrements. Cela se manifeste de trois façons.
1° En raison du contenu de ce sacrement l'eucharistie contient substantiellement le Christ lui-même, tandis que les autres sacrements ne contiennent qu'une vertu instrumentale reçue du Christ en participation, nous l'avons montré plus haut ; or, en tout domaine, l'être par essence est plus important que l'être participé.
2° Cela se voit par la connexion interne de l'organisme sacramentel, car tous les autres sacrements sont ordonnés à celui-ci comme à leur fin. En effet, il est évident que le sacrement de l'ordre a pour fin la consécration de l'eucharistie. Le sacrement de baptême est ordonné à la réception de l'eucharistie, et il est perfectionné par la confirmation, qui empêche de se soustraire, par crainte, à un si grand sacrement. Puis, la pénitence et l'extrême-onction préparent l'homme à recevoir dignement le corps du Christ. Le mariage aussi rejoint ce sacrement, au moins par son symbolisme, en tant qu'il représente la conjonction du Christ et de l'Église, dont l'union est figurée par le sacrement de l'eucharistie. D'où la parole de l'Apôtre (Ep 5, 23) : "Ce sacrement (le mariage) est grand. Je parle, moi, du Christ et de l'Église."
3° Cette supériorité de l'eucharistie apparaît dans les rites sacramentels. Car l'administration de presque tous les sacrements se consomme dans l'eucharistie, comme le remarque Denys (argument en sens contraire) ; ainsi voit-on les nouveaux ordonnés communier et aussi les nouveaux baptisés s'ils sont adultes.
Quant aux autres sacrements, on peut les hiérarchiser selon de multiples points de vue. Au point de vue de la nécessité, le baptême est le plus important des sacrements ; au point de vue de la perfection, c'est l'ordre ; et la confirmation se situe entre les deux. Quant à la pénitence et à l'extrême-onction, ils appartiennent à une catégorie inférieure par rapport aux précédents, parce que, nous l'avons dit ils sont ordonnés à la vie chrétienne non pas essentiellement, mais par accident, c'est-à-dire pour remédier à un défaut survenu. Dans cette catégorie, toutefois, l’extrême-onction se rapporte à la pénitence comme la confirmation au baptême ; c'est-à-dire que si la pénitence est plus nécessaire, l'extrême-onction confère une perfection plus haute.
Solutions
:
1. Le mariage est ordonné
au bien commun corporel. Mais le bien commun spirituel de toute l'Église réside
substantiellement dans le sacrement de l'eucharistie lui-même.
2. L'ordre et la
confirmation députent les fidèles du Christ à des fonctions spéciales qui se
rattachent à la fonction du prince. C'est pourquoi l'administration de ces deux
sacrements est réservée à l'évêque qui, dans l'Église, est comme le prince.
Mais le sacrement de l'eucharistie ne députe à aucune fonction, étant plutôt la
fin de toutes les fonctions, nous venons de le dire.
3. Le caractère sacramentel
est, nous l'avons dit une certaine participation du sacerdoce du Christ. Aussi
le sacrement qui unit à l'homme le Christ lui-même est-il plus digne que le
sacrement qui imprime le caractère du Christ.
4. Cet argument porte si on
se place au point de vue de la nécessité. Ainsi le baptême est le plus
important des sacrements en tant qu'il est le plus nécessaire. De même l'ordre
et la confirmation jouissent d'une certaine prééminence en raison de celui qui
les administre, et le mariage en raison de son symbolisme : car rien n'empêche
un être qui n'est pas purement et simplement le plus digne, d'être le plus
digne à un point de vue particulier.
Objections
:
1. Tous les sacrements sont
nécessaires au salut. En effet, ce qui n'est pas nécessaire est superflu, et
aucun sacrement n'est superflu, car Dieu ne fait rien en vain.
2. De même que Notre
Seigneur a dit du baptême (Jn 3, 5) : "Nul, s'il ne renaît de l'eau et de
l'Esprit Saint, ne peut entrer dans le royaume de Dieu", de même a-t-il
dit de l'eucharistie (Jn 6, 54) : "Si vous ne mangez la chair du Fils de
l'homme et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous."
L'eucharistie est donc un sacrement aussi nécessaire que le baptême.
3. On peut être sauvé sans le sacrement de baptême, pourvu que ce soit la nécessité et non le mépris de la religion qui ait exclu le sacrement comme on le verra plus loin. Mais il est vrai pour n'importe quel sacrement que le mépris de la religion est un obstacle au salut. C'est donc à un titre égal que tous les sacrements sont nécessaires au salut.
Cependant : les enfants sont sauvés par le seul baptême, sans qu'il soit besoin des autres sacrements.
Conclusion
:
La qualification de " nécessaire " à l'égard de la fin - et telle est la nécessité dont il s'agit ici - peut être attribuée de deux façons.
On peut appeler nécessaire ce sans quoi on ne peut obtenir la fin ; ainsi la nourriture est nécessaire à la vie humaine. C'est là quelque chose d'absolument nécessaire à la fin. Mais on appelle aussi nécessaire ce sans quoi on n'obtient pas la fin aussi commodément ; c'est ainsi qu'un cheval est nécessaire au voyage. Ce n'est pas là quelque chose d'absolument nécessaire à la fin.
Trois sacrements sont nécessaires au premier sens : deux pour l'individu, le baptême absolument, la pénitence en raison d'un péché mortel commis après le baptême. Le sacrement de l'ordre est nécessaire de la même façon, mais pour l'Église, car "où il n'y a pas de chef, la communauté s'écroule", constatent les Proverbes (11, 14). Quant aux autres sacrements, ils ne sont nécessaires qu'au second sens : car la confirmation achève, pour ainsi dire le baptême, et l'extrême onction achève la pénitence ; quant au mariage, il conserve la communauté de l'Église en renouvelant ses membres.
Solutions
:
1. Pour qu'un être ne soit
pas superflu il suffit qu'il soit nécessaire au premier ou au second des sens
que nous avons distingués ; c'est ainsi que tous les sacrements sont
nécessaires, on vient de le dire.
2. Il faut entendre cette
parole de Notre Seigneur de la manducation spirituelle et non pas seulement de
la manducation sacramentelle ; c'est l'explication de S. Augustin.
3. Le mépris de n'importe quel sacrement est un obstacle au salut, mais il n'y a pas mépris du fait qu'on ne s'inquiète pas de recevoir un sacrement qui n'est pas nécessaire au salut. Autrement tous ceux qui ne reçoivent pas le sacrement de l'ordre et qui ne contractent pas mariage, mépriseraient ces sacrements.
Il faut maintenant étudier les sacrements les uns après les autres en ce qu'ils ont de propre : le baptême d'abord, puis la confirmation, l'eucharistie, la pénitence, l'extrême-onction, l'ordre et le mariage. Au sujet du baptême, nous étudierons : 1° Le baptême lui-même (Q. 66-69). - 2° Les rites qui y préparent (Q. 70-72).
Sur le baptême lui-même nous considérerons : I. La nature du sacrement (Q. 66). - Il. Son ministre (Q. 67). - III. Ceux qui le reçoivent (Q. 68). - IV. Ses effets (Q. 69).
1. Qu'est-ce que le baptême ?
est-ce l'ablution ? - 2. L'institution de ce sacrement. - 3. L'eau en est-elle
la matière propre ? - 4. Faut-il de l'eau pure ? - 5. La forme : "Moi, je
te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit " convient-elle à
ce sacrement ? - 6. Pourrait-on baptiser sous cette forme " Moi, je te
baptise au nom du Christ ? " - 7. L'immersion est-elle nécessaire au
baptême ? 8. Faut-il une triple immersion ? - 9. Le baptême peut-il être
réitéré ? - 10. La liturgie du baptême. - 11. Les différentes sortes de
baptême. - 12. Comparaison entre ces baptêmes.
Objections
:
1. L'ablution du corps
passe et le baptême demeure. Donc le baptême n'est pas l'ablution elle-même,
mais plutôt, comme dit le Damascène, " une régénération, un sceau, une
sauvegarde, une illumination".
2. Hugues de Saint-Victor
dit que "le baptême c'est l'eau sanctifiée par la parole de Dieu pour
laver nos fautes". Mais l'eau n'est pas l'ablution elle-même, c'est plutôt
l'ablution qui est l'usage qu'on fait de l'eau.
3. S. Augustin dit : "La parole s'ajoute à l'élément pour faire le sacrement." Or ici l'élément c'est l'eau ; le baptême est donc l'eau elle-même, et non pas l'ablution.
Cependant : il est écrit (Si 34, 25) " Celui qui se lave après avoir touché un mort et de nouveau le touche, que lui sert son ablution ? " Il semble donc que le baptême soit l'ablution elle-même.
Conclusion
:
Dans le baptême, trois choses sont à considérer : ce qui est seulement signe (sacramentum tantum), ce qui est à la fois réalité et signe (res et sacramentum) ; ce qui est seulement réalité (res tantum). Ce qui n'est que sacrement, est quelque chose de visible et d'extérieur, signe d'un effet intérieur : c'est bien cela qui constitue le sacrement. Or ici, ce qui se présente aux sens, c'est l'eau elle-même, et l'usage qu'on en fait, c'est-à-dire l'ablution. C'est pourquoi certains ont pris l'eau elle-même pour le sacrement. Tel semble être le sens des mots d'Hugues de Saint-Victor. qui définit tout sacrement : "un élément matériel", et le baptême : "de l'eau".
Mais cela n'est pas vrai. Puisque les sacrements de la loi nouvelle opèrent une certaine sanctification, le sacrement se réalise là où se réalise cette sanctification. Or ce n'est pas dans l'eau que se réalise cette sanctification ; l'eau ne possède qu'une vertu sanctifiante instrumentale, qui n'est pas permanente, mais qui s'écoule dans l'homme, sujet de la sanctification proprement dite. Ce n'est donc pas dans l'eau que s'accomplit le sacrement, mais dans l'application de cette eau à l'homme, c'est-à-dire dans l'ablution. Aussi le Maître des Sentences dit-il que " le baptême est une ablution extérieure du corps, accomplie avec les paroles prescrites".
Quant à ce qui est à la fois réalité et sacrement, c'est le caractère baptismal : réalité signifiée par l'ablution extérieure, et par là même signe sacramentel de la justification intérieure. Celle-ci dans ce sacrement, est seulement réalité signifiée et non point signe.
Solutions
:
1. Ce qui est réalité et sacrement le caractère ; et ce qui est réalité seulement : la justification intérieure, sont deux effets permanents ; mais si le caractère demeure et ne peut être effacé, la justification intérieure demeure et peut se perdre. Le Damascène a donc défini le baptême non quant à son élément extérieur, qui est sacrement seulement, mais quant à son effet intérieur.
Deux des définitions qu'il a données s'appliquent au caractère : le "sceau" et la " sauvegarde", parce que de soi le caractère, qu'on appelle aussi " sceau", garde l'âme dans le bien. - Deux autres définitions s'appliquent à la réalité ultime du sacrement : elle est une " régénération", en ce que par le baptême l'homme commence la vie nouvelle de la justice ; et une " illumination " : ce qui s'entend spécialement de la foi par laquelle l'homme reçoit la vie spirituelle, selon le mot d'Habacuc (2, 4) : "Le juste vit de la foi." Or le baptême est une profession de foi : c'est pourquoi on l'appelle " sacrement de la foi".
De même Denys défini le baptême par
rapport aux autres sacrements, quand il dit qu'il est "comme le principe
des plus saintes prescriptions de l'action sacrée, qui donne à notre âme les
dispositions capables de les recevoir". Et par rapport à la gloire
céleste, qui est la fin générale de tous les sacrements, quand il ajoute que le
baptême ouvre le chemin qui nous fait monter jusqu'au repos du ciel. Et encore
par rapport au principe de la vie spirituelle, quand il l'appelle " la
transmission de notre sacrée et très divine régénération".
2. Nous venons de le dire :
il n'est pas nécessaire de suivre sur ce point l'opinion d'Hugues de
Saint-Victor. - On peut cependant l'entendre correctement en disant que le
baptême est l'eau, parce que l'eau est le principe matériel du baptême. Ce
serait alors définir le baptême par sa cause.
3. Si l'union de la parole
à l'élément sensible constitue le sacrement, celui-ci se réalise non pas dans
l'élément lui-même, mais dans l'homme à qui l'on applique cet élément sous
forme d'ablution. Et c'est ce que signifient les paroles qui s'ajoutent à
l'élément : "Je te baptise, etc."
Objections
:
1. Il semble que le baptême
fut institué après la passion du Christ, car la cause précède son effet : or
c'est la passion du Christ qui agit dans les sacrements de la loi nouvelle. La
passion du Christ a donc précédé l'institution des sacrements de la loi
nouvelle, et particulièrement l'institution du baptême, puisque l'Apôtre dit
(Rm 6, 3) : "Nous tous qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, c'est
en sa mort que nous avons été baptisés."
2. Les sacrements de la loi
nouvelle tiennent leur efficacité du commandement du Christ. Or le Christ a
donné à ses disciples l'ordre de baptiser après sa passion et sa résurrection,
en disant (Mt 28, 19) : "Allez, enseignez toutes les nations, baptisez-les
au nom du Père, etc." Il semble donc que c'est après la passion du Christ
que le baptême fut institué.
3. Le baptême est un sacrement nécessaire, on l'a dit plus haut ; aussi semble-t-il que dès son institution, les hommes étaient obligés de le recevoir. Or, avant la passion du Christ, les hommes n'étaient pas obligés au baptême, puisque la circoncision, à laquelle a succédé le baptême, gardait encore toute sa valeur. Il semble donc que le baptême n'a pas été institué avant la passion du Christ.
Cependant : S. Augustin dit : "C'est par l'immersion du Christ dans l'eau que l'eau lave tous nos péchés." Mais cela se fit avant la Passion. Donc le baptême a été institué avant la Passion.
Conclusion
:
On l'a dit plus haut. les sacrements tiennent de leur institution le pouvoir de conférer la grâce. Il semble donc qu'un sacrement est institué au moment où il reçoit le pouvoir de produire son effet. Or le baptême a reçu ce pouvoir lors du baptême du Christ. C'est donc alors vraiment que le baptême a été institué, quant au sacrement lui-même.
Mais l'obligation de recevoir ce sacrement ne fut imposée aux hommes qu'après la Passion et la résurrection. D'abord parce que la passion du Christ mit fin aux sacrements figuratifs, que remplacent le baptême et les autres sacrements de la loi nouvelle. Puis parce que le baptême configure l'homme à la passion et à la résurrection du Christ, en le faisant mourir au péché et renaître à une vie nouvelle dans la justice. Aussi fallait-il que le Christ souffre et ressuscite avant que soit imposée aux hommes la nécessité de se configurer à sa mort et à sa résurrection.
Solutions
:
1. Même avant la passion du
Christ, le baptême tenait son efficacité de cette passion, en tant qu'il la
préfigurait. Cependant c'était autrement que les sacrements de la loi ancienne
: ceux-ci n'étaient que des figures ; mais le baptême tenait sa vertu
justificatrice du Christ lui-même, de qui la passion elle-même tient son
pouvoir salutaire.
2. Il ne fallait pas que le
Christ contraigne les hommes à observer des figures multiples, puisqu'il venait
par sa vérité abolir les figures en les accomplissant. Aussi avant sa passion,
il n'a pu faire un précepte du baptême qu'il avait institué, mais il a voulu
que les hommes s'accoutument peu à peu à en faire usage et cela surtout pour le
peuple juif, dont tous les actes étaient figuratifs, dit S. Augustin. Mais
après sa passion et sa résurrection, ce n'est pas seulement aux Juifs, mais
aussi aux païens, qu'il imposa par son commandement l'obligation du baptême en
disant : "Allez, enseignez toutes les nations..."
3. Les sacrements ne sont obligatoires
que quand ils sont l'objet d'un précepte. Or on l'a dit, cela n'eut pas lieu
avant la Passion. Par conséquent, ce que le Seigneur dit à Nicodème (Jn 3, 5) :
"Nul, s'il ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint, ne peut entrer dans le
royaume de Dieu", semble viser l'avenir plus que le présent.
Objections
:
1. Il semble que non, car
le baptême, selon Denys et le Damascène a le pouvoir d'illuminer. Or cela
convient surtout au feu. Donc le baptême devrait se faire dans le feu plutôt
que dans l'eau, et d'autant plus que Jean Baptiste, en annonçant le baptême du
Christ, dit : "Il vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu " (Mt
3, 11).
2. Le baptême signifie
l'ablution des péchés ; mais on peut laver avec d'autres liquides que l'eau :
avec le vin, l'huile, etc. Donc on pourrait aussi s'en servir pour le baptême,
et l'eau n'est pas la matière propre du baptême.
3. Les sacrements de
l'Église, on l'a vu, ont coulé du côté du Christ fixé à la croix. Or il en
coula non seulement de l'eau, mais aussi du sang. Il semble donc qu'on puisse
baptiser aussi avec du sang. Et cela semble convenir davantage à l'effet du
baptême, puisque l'Apocalypse dit (1, 5) : "Il nous a lavés de nos péchés
en son sang."
4. S. Augustin et Bède
disent que " par le contact de sa chair très pure le Christ a conféré aux
eaux le pouvoir de régénérer et de purifier". Mais toutes les eaux ne sont
pas en communication avec l'eau du Jourdain que le Christ a touchée avec sa
chair. N'importe quelle eau ne peut donc pas servir au baptême, et par
conséquent ce n'est pas l'eau, comme telle, qui est la matière propre du
baptême.
5. Si l'eau comme telle était la matière propre du baptême, il ne serait pas nécessaire de la soumettre à d'autres rites, avant de s'en servir pour le baptême. Mais on exorcise et on bénit l'eau qui doit servir au baptême solennel. Il semble donc que l'eau en tant que telle n'est pas la matière propre du baptême.
Cependant : le Seigneur dit (Jn 3, 5) "Nul, s'il ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint, ne peut entrer dans le royaume de Dieu."
Conclusion
:
Par l'institution divine, l'eau est la matière propre du baptême. Et cela est plein de convenances. 1° La nature du baptême, c'est de nous engendrer à la vie spirituelle ; et cela convient absolument à l'eau : les germes, d'où naissent tous les vivants, plantes et animaux, sont humides, au point que certains philosophes ont fait de l'eau le principe de toutes choses.
2° Les propriétés de l'eau conviennent aux effets du baptême. Par l'humidité, elle lave ; et par là elle est apte à signifier et à causer l'ablution des péchés. Sa fraîcheur tempère l'excès de chaleur, et par là elle peut apaiser le feu de la convoitise. Elle est transparente et peut recevoir la lumière, et par là elle convient au baptême qui est " le sacrement de la foi".
3° L'eau peut convenablement représenter les mystères du Christ par lesquels nous sommes justifiés. Comme le dit S. Jean Chrysostome : "Quand nous plongeons la tête dans l'eau, c'est comme un tombeau dans lequel le vieil homme est enseveli, il y est plongé et y disparaît ; ensuite c'est un homme nouveau qui renaît."
4° L'eau est une matière commune et abondante ; elle convient donc à un sacrement aussi nécessaire, puisqu'on peut facilement la trouver partout.
Solutions
:
1. L'illumination appartient au feu comme à son principe actif Or celui qui est baptisé ne devient pas source de lumière, mais il est illuminé par la foi qui vient " de l'audition " de la Parole (Rm 10, 17). L'eau convient donc au baptême plus que le feu.
Quant à ce que dit Jean Baptiste
" Il vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu", cela peut
s'entendre, avec S. Jérôme, de l'Esprit Saint qui apparut sur les disciples
sous la forme de langues de feu ; - ou avec S. Jean Chrysostome de la
tribulation qui purifie les péchés et apaise la convoitise ; - ou, comme dit S.
Hilaire." ceux qui ont été baptisés dans l'Esprit Saint, il reste encore à
recevoir la purification finale dans le feu du jugement".
2. Le vin et l'huile ne
servent pas aussi communément que l'eau pour les ablutions. Et ils ne lavent
pas aussi parfaitement, car ils laissent après eux une odeur, ce qui n'est pas
le cas de l'eau. De plus on ne les trouve pas aussi communément et aussi
abondamment que l'eau.
3. Du côté du Christ l'eau
coula pour nous laver, le sang pour nous racheter. Aussi le sang se
rapporte-t-il à l'eucharistie, et l'eau au baptême. Celui-ci cependant tient sa
puissance purificatrice de la vertu du sang du Christ.
4. La vertu du Christ s'est
transmise à toutes les eaux, non à cause d'une continuité locale, mais à cause
de leur communauté spécifique. Comme dit S. Augustin,, " la bénédiction
qui a jailli du baptême du Sauveur, s'est répandue comme un fleuve spirituel,
et a rempli le lit de tous les fleuves et les profondeurs de toutes les
sources".
5. La bénédiction de l'eau
n'est pas nécessaire au baptême, mais elle appartient à une solennité qui sert
à exciter la dévotion des fidèles et à empêcher que la ruse du démon ne fasse
obstacle à l'effet du baptême.
Objections
:
1. Il semble que
non, car l'eau que nous connaissons n'est pas de l'eau pure ; cela est évident
pour l'eau de mer, à laquelle sont mélangés beaucoup d'éléments terrestres,
comme le montre Aristote. Et cependant on peut s'en servir pour le baptême.
Donc l'eau pure n'est pas requise pour le baptême.
2. Dans la célébration
solennelle du baptême, on mélange du chrême à l'eau. Mais cela corrompt la
pureté et la simplicité de l'eau.
3. L'eau qui a coulé du
côté du Christ fixé à la croix était, on l'a dit, la figure du baptême.
Mais il semble que ce n'était pas de l'eau pure, car dans un corps mixte, comme
était le corps du Christ, les éléments ne sont pas à l'état pur.
4. L'eau de lessive n'est
pas de l'eau pure, puisqu'elle a des propriétés opposées à celles de l'eau,
comme de chauffer et de dessécher. Et cependant on peut s'en servir pour le
baptême, comme des eaux thermales qui passent par des veines sulfureuses, de
même que la lessive est filtrée sur de la cendre.
5. L'eau de rose est produite par la distillation des roses, et les autres eaux chimiques par la distillation de certains corps. Mais il semble qu'on puisse s'en servir pour le baptême, comme des eaux de pluie, produites par condensation des vapeurs. Et comme ces eaux ne sont pas pures et sans mélange, il semble donc que l'eau pure et sans mélange n'est pas requise pour le baptême.
Cependant : on vient de dire que la matière propre du baptême est l'eau. Mais il n'y a que de l'eau sans mélange à être spécifiquement de l'eau. Donc l'eau pure et sans mélange est de toute nécessité requise pour le baptême.
Conclusion
:
L'eau peut perdre sa pureté et sa simplicité de deux façons : par mélange avec un autre corps, ou par altération. Et l'un et l'autre peut être naturel ou artificiel. Mais l'art est moins puissant que la nature : la nature donne la forme substantielle, ce que l'art ne peut pas faire. Aussi toutes les formes artificielles sont accidentelles, sauf si l'art fait agir un agent approprié sur la matière correspondante, comme le feu sur le combustible. C'est ainsi que certains animaux naissent de matières en décomposition.
Toute modification artificielle de l'eau, soit par mélange, soit par altération, n'en change donc pas la nature. Aussi peut-on s'en servir pour le baptême, à moins que l'eau ne soit mélangée à un corps en si petite quantité que le composé serait autre chose que de l'eau ; la boue par exemple est de la terre plutôt que de l'eau, et le vin coupé est du vin plus que de l'eau.
Mais les changements naturels peuvent parfois modifier l'espèce de l'eau ; cela se produit quand l'eau devient, par la nature, élément d'un corps mixte : ainsi l'eau, changée en jus de raisin, est du vin, et n'a plus les caractères spécifiques de l'eau. Parfois aussi la nature peut produire des changements qui ne modifient pas l'espèce, qu'il s'agisse d'altération, comme pour l'eau chauffée par le soleil, ou de mélange, comme l'eau de rivière troublée par le mélange de parcelles de terre.
Par conséquent l'eau, quelle qu'elle soit, quelque changement qu'elle ait subi, qui n'a pas perdu sa nature d'eau, peut servir pour le baptême. Mais si elle l'a perdue, on ne peut s'en servir.
Solutions
:
1. Les changements que
subit l'eau de mer, ou les eaux que l'on rencontre communément, ne sont pas
tels qu'ils changent la nature de l'eau. Par conséquent, on peut s'en servir
pour le baptême.
2. Le mélange de chrême ne
change pas la nature de l'eau. Il en est de même pour l'eau de cuisson des
viandes, ou autres préparations semblables, à moins que les matières qui ont
ainsi cuit dans l'eau n'y soient tellement dissoutes que le liquide ainsi
obtenu soit moins de l'eau qu'une substance étrangère ; on pourra en juger à sa
consistance. Cependant si de cette gelée on peut extraire de l'eau limpide, on
pourra s'en servir pour le baptême, ainsi qu'on peut le faire avec l'eau
exprimée de la boue, bien qu'on ne puisse pas baptiser avec de la boue.
3. L'eau qui a coulé du
côté du Christ suspendu à la croix ne fut pas une humeur lymphatique, comme
l'ont dit certains auteurs. On ne pourrait en effet conférer le baptême avec un
tel liquide, non plus qu'avec du sang, du vin, un suc de plante quelconque. Ce
fut de l'eau pure, sortant miraculeusement du corps mort, comme le sang, pour
prouver la vérité du corps du Seigneur, contre l'hérésie des manichéens :
l'eau, un des quatre éléments, montrait que le corps du Christ était vraiment
composé des quatre éléments, et le sang montrait qu'il était composé de quatre
humeurs.
4. On peut employer pour le
baptême l'eau de lessive, et l'eau des bains sulfureux ; ces eaux ne sont ni
artificiellement ni naturellement incorporées à des corps mixtes, mais elles
reçoivent seulement quelques modifications pour être passées à travers certains
corps.
5. L'eau de rose est un suc
extrait de la rose ; on ne peut donc s'en servir pour le baptême, ni, pour la
même raison, des eaux chimiques ou du vin. Il n'en est pas de même des eaux de
pluie, qui sont produites par la condensation des vapeurs nées de l'eau, et ne
renferment qu'une très faible proportion de liquides venant des corps mixtes ;
ceux-ci d'ailleurs, sous l'action de la nature qui est plus puissante que
l'art, sont lors de cette condensation réduits en eau véritable, ce que l'art
ne saurait faire. Aussi l'eau de pluie ne garde aucune propriété des corps
mixtes ; on n'en peut dire autant de l'eau de rose et des eaux chimiques.
Objections
:
1. Il semble que non, car
une action doit être attribuée à l'agent principal plutôt qu'au ministre. Or,
dans le sacrement, le ministre agit comme un instrument, mais l'agent principal
du baptême est le Christ, comme il est dit en S. Jean (1, 33) : "Celui sur
qui tu verras l'Esprit descendre et se reposer, c'est lui qui baptise." Il
ne convient donc pas que le ministre dise : "je te baptise", et
d'autant moins que dans le mot baptizo (je baptise) le pronom ego (moi)
est sous-entendu, il est donc superflu de l'ajouter.
2. Il n'est pas nécessaire
que celui qui exerce une activité quelconque fasse mention expresse de
l'activité qu'il exerce ; ainsi celui qui enseigne n'a pas besoin de dire :
"je vous enseigne." Or le Seigneur a donné en même temps l'ordre de
baptiser et celui d'enseigner, quand il a dit (Mt 28, 19) : "Allez,
enseignez toutes les nations, etc." Il n'est donc pas nécessaire que dans
la forme du baptême on fasse mention de l'acte du baptême.
3. Parfois le baptisé
n'entend pas les paroles, par exemple si c'est un sourd ou un petit enfant. Il
est donc inutile de lui adresser la parole : "Lorsqu'on ne t'écoute pas,
garde tes discours " (Si 32, 6 Vg). Il ne convient donc pas de dire :
"je te baptise " en s'adressant à celui que l'on baptise.
4. Il peut arriver que
plusieurs personnes soient baptisées en même temps par plusieurs ministres,
comme lorsque les Apôtres baptisèrent le même jour trois mille personnes, et un
autre jour cinq mille (Ac 2, 41 ; 4, 4). La forme du baptême ne devrait donc
pas se limiter au singulier ("je te baptise "), mais on devrait
pouvoir dire : "Nous vous baptisons."
5. Le baptême tient sa
vertu de la passion du Christ. Or, c'est sa forme qui fait du baptême un rite
saint. Il semble donc que la forme du baptême devrait faire mention de la
passion du Christ.
6. Le nom désigne les
propriétés de la chose. Mais les propriétés personnelles des personnes divines
sont au nombre de trois, nous l'avons dit dans la première Partie. On ne
devrait donc pas dire : "Au nom du Père, et du Fils et du
Saint-Esprit", mais bien " aux noms".
7. La personne du Père n'est pas désignée seulement par le nom de Père, mais aussi par celui d'Innascible et de Générateur ; le Fils est désigné aussi par les noms de Verbe, d'Image, d'Engendré ; le Saint-Esprit peut être aussi désigné par les noms de Don et d'Amour, de Celui qui procède. Il semble donc qu'on pourrait employer ces noms pour conférer le baptême.
Cependant : le Seigneur a dit (Mt 28, 19) : "Allez, enseignez toutes les nations, et baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit."
Conclusion
:
Le baptême est consacré par sa forme, dit S. Paul (Ep 5, 26) : "Il l'a purifiée par le bain d'eau avec la parole de vie." Et S. Augustin : "Le baptême est consacré par les paroles évangéliques." Il faut donc que la forme exprime la cause du baptême.
Or cette cause est double : l'une, la cause principale d'où il tient sa vertu, c'est la sainte Trinité ; l'autre, instrumentale, c'est le ministre qui confère le rite sacramentel. La forme du baptême doit donc faire mention de l'une et de l'autre. On désigne le ministre quand on dit : "je te baptise", et la cause principale, quand on dit : "Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit." Ainsi cette formule convient bien au baptême.
Solutions
:
1. Une action est attribuée à l'instrument comme à l'agent immédiat, et à l'agent principal comme à celui par la vertu duquel agit l'instrument. Aussi la forme du baptême désigne-t-elle justement le ministre dans l'exercice de son rôle, quand on dit : "je te baptise", et d'ailleurs le Seigneur lui-même a attribué aux ministres l'action du baptême, en disant : "Baptisez-les, etc." - La cause principale, par la vertu de laquelle est donné le sacrement, est désignée quand on dit : "Au nom du Père, etc.", car le Christ ne baptise pas sans le Père et sans l'Esprit Saint.
Les Grecs n'attribuent pas au ministre l'acte du baptême, pour éviter l'erreur des anciens qui attribuaient au baptiseur la vertu du baptême, et disaient : "Moi je suis de Paul et moi de Céphas " (1 Co 1, 12). C'est pourquoi ils disent : "Que le serviteur du Christ un tel soit baptisé au nom du Père, etc." Et comme ces mots expriment l'acte posé par le ministre, avec l'invocation de la Trinité, c'est un vrai sacrements.
L'addition du pronom ego dans
notre formule n'appartient pas à la substance de la forme, mais n'est là que
pour exprimer plus fortement l'intention.
2. L'homme peut se laver
dans l'eau pour bien des raisons ; il faut donc que la formule sacramentelle
détermine le sens de cette ablution. Cela ne se ferait pas en disant : "Au
nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit", car nous devons tout faire au
nom des trois Personnes (Col 3, 17). Donc si l'acte même du baptême n'est pas
exprimé, soit à notre façon, soit à celle des Grecs, le baptême n'est pas
valide, d'après une décrétale d'Alexandre III : "Si l'on plonge trois fois
un enfant dans l'eau au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, Amen, sans
dire : je te baptise au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, Amen, -
l'enfant n'est pas baptisé."
3. Les paroles employées
dans la formule sacramentelle sont prononcées non seulement pour signifier,
mais aussi pour produire ce qu'elles signifient, puisqu'elles tiennent leur
efficacité de la Parole " par qui tout a été fait " (Jn 1, 3). Aussi
convient-il de les adresser non seulement aux hommes, mais aussi à des
créatures insensibles, comme lorsqu'on dit : "je t'exorcise, créature du
sel."
4. Plusieurs ministres ne peuvent pas baptiser en même temps un seul sujet ; car les actions se multiplient avec les agents qui les accomplissent intégralement. S’il y avait ensemble deux ministres, un muet qui ne pourrait proférer les paroles, et un manchot qui ne pourrait pas faire les gestes, ils ne pourraient pas se mettre à deux pour baptiser, l’un prononçant les paroles, et l’autre faisant les gestes.
Si la nécessité l’exige, on peut baptiser en même temps plusieurs personnes ; chacune d’elles ne recevra qu’un seul baptême. Mais il faudra alors dire " Je vous baptise." Et cela ne change pas la forme : "vous " n’est pas autre chose que " toi et toi". Mais quand on dit " nous", ce n'est pas la même chose que " moi et moi", mais bien " moi et toi". Et cela serait changer la forme.
On la changerait aussi en disant :
"je me baptise." C'est pourquoi personne ne peut se baptiser
soi-même. Aussi le Christ lui-même a-t-il voulu être baptisé par Jean.
5. La passion du Christ est
cause principale par rapport au ministre, elle n'est pourtant que cause
instrumentale par rapport à la sainte Trinité. Aussi fait-on mention de la
Trinité plutôt que de la passion du Christ.
6. Bien qu'il y ait trois
noms personnels pour les trois Personnes, il n'y a pourtant qu'un seul nom
essentiel. Or la puissance divine qui agit dans le sacrement, appartient à
l'essence. C'est pourquoi on dit " au nom " (singulier), et non pas
" aux noms " (pluriel).
7. De même que l'eau est
employée pour le baptême parce qu'on s'en sert le plus communément pour les
ablutions, de même pour désigner les trois personnes divines dans la forme du
baptême, on emploie les noms qui servent le plus communément à les désigner
dans telle langue donnée. Et si on se servait d'autres noms, il n'y aurait pas
baptême.
Objections
:
1. C'est vraisemblable, car
notre baptême est un comme notre foi est une. Mais on lit dans les Actes (8,
12) : "Hommes et femmes étaient baptisés au nom de Jésus Christ."
Donc maintenant encore on peut baptiser au nom du Christ.
2. Selon S. Ambroise :
"En disant : le Christ, vous nommez aussi le Père qui l'a oint, et le Fils
lui-même qui a été oint, et le Saint-Esprit en qui il a été oint." Mais on
peut donner le baptême au nom de la Trinité. Donc aussi au nom du Christ.
3. Le pape Nicolas répondant à une consultation des Bulgares, dit : "Ceux qui ont été baptisés au nom de la sainte Trinité, ou même seulement au nom du Christ, comme on le lit dans les Actes des Apôtres, ne doivent pas être rebaptisés, car, comme dit S. Ambroise, c'est une seule et même chose." Or il faudrait les rebaptiser si, ayant été baptisés sous cette forme, ils n'avaient pas reçu le baptême. Le baptême peut donc être administré au nom du Christ avec cette formule : "je te baptise au nom du Christ."
Cependant : le pape Gélase II écrit à l'évêque Gaudentius : "Si ceux qui habitent dans le voisinage de Votre Dilection déclarent qu'ils ont été baptisés seulement au nom du Seigneur, sans aucune hésitation, quand ils viendront à la foi catholique, vous les baptiserez au nom de la Trinité." - Et Didyme dit : "Il peut arriver que quelqu'un ait l'esprit assez dérangé pour baptiser en omettant un des noms susdits " - c'est-à-dire d'une des trois Personnes, - " ce baptême sera invalide".
Conclusion
:
On l'a dit ci-dessus, les sacrements tiennent leur efficacité de l'institution du Christ. C'est pourquoi, si l'on omet une des conditions posées par le Christ pour tel sacrement, celui-ci perd toute son efficacité, à moins d'une disposition spéciale du Christ, qui n'a pas lié sa puissance aux sacrements. Or le Christ a institué que le baptême serait donné sous l'invocation de la Trinité. Par conséquent, tout ce qui manque à la totalité de cette invocation ruine l'intégrité du baptême.
Qu'on n'objecte pas que le nom d'une Personne suppose le nom d'une autre, comme le nom du Père laisse entendre le nom du Fils ; ni que celui qui ne désigne qu'une seule Personne peut avoir des trois une foi correcte. Car le sacrement requiert une forme sensible, aussi bien qu'une matière sensible ; aussi l'intelligence de la Trinité ou la foi en elle ne suffisent-elles pas à la perfection du sacrement si la Trinité n'est pas exprimée de façon sensible par des mots. Aussi au baptême du Christ, qui fut à l'origine de l'institution de notre baptême, la Trinité s'est fait connaître à nos sens : le Père par la voix, le Fils en sa nature humaine, l'Esprit Saint par la colombe.
Solutions
:
1. C'est par une révélation
spéciale du Christ que, dans la primitive Église, les Apôtres baptisaient au
nom du Christ, pour que ce nom, odieux aux juifs et aux païens, soit mis en
honneur, du fait que le Saint-Esprit était donné au baptême à l'invocation de
ce nom.
2. S. Ambroise nous
explique pourquoi il convenait que cette dispense fût donnée dans la primitive
Église : dans le nom du Christ on entend toute la Trinité. Et par là on gardait
au moins dans son contenu intellectuel l'intégrité de la forme que Jésus avait
donnée dans l’Évangile.
3. Le pape Nicolas s'appuie
sur les deux autorités précédentes. Par conséquent sa réponse s'explique par
les deux solutions ci-dessus.
Objections
:
1. C'est vraisemblable car,
dit S. Paul (Ep 4, 5) " Il n'y a qu'une seule foi, un seul baptême."
Mais l'usage courant, en bien des régions, est de baptiser par immersion. Il
semble donc qu'on ne peut baptiser autrement.
2. L'Apôtre dit aux Romains (6, 3) : "Nous tous qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, c'est dans sa mort que nous avons été baptisés, car nous avons été ensevelis avec lui par le baptême en sa mort." Mais cela se fait par l'immersion. Car Chrysostome,, sur ces mots de
S. Jean (3, 5) : "Nul, s'il ne
tenait de l'eau et de l'Esprit Saint", dit : "Quand nous plongeons la
tête dans l'eau, c'est comme un tombeau dans lequel le vieil homme est
enseveli, il y est plongé et y disparaît ; ensuite c'est un homme nouveau qui
renaît." Il semble donc que l'immersion soit nécessaire au baptême.
3. Si l'on pouvait baptiser sans immerger tout le corps, il suffirait également de verser de l'eau sur n'importe queue partie du corps. Mais cela ne convient pas, puisque le péché originel, contre lequel principalement est donné le baptême, n'est pas localisé dans une partie du corps seulement. Il semble donc que l'immersion est requise pour le baptême, et que la seule infusion ne suffit pas.
Cependant : il est écrit (He 10, 22) : "Approchons-nous de lui avec un coeur sincère, le coeur purifié des souillures d'une conscience mauvaise, et le corps lavé dans une eau pure."
Conclusion
:
Dans le sacrement de baptême, on emploie l'eau sous forme d'ablution pour signifier la purification intérieure du péché. Mais l'ablution dans l'eau peut se faire non seulement par immersion, mais aussi par aspersion ou effusion. Aussi, bien qu'il soit plus sûr de baptiser par immersion, puisque tel est l'usage commun, on peut aussi baptiser par aspersion, ou par effusion, selon le mot d'Ézéchiel (36, 25) : "je verserai sur vous une eau pure", et comme on dit aussi que baptisa S. Laurent.
Et cela peut se faire surtout en cas de nécessité ; soit à cause du grand nombre des candidats au baptême, comme on dit dans les Actes (2, 41 ; 4, 4) qu'un jour trois mille personnes reçurent le baptême, et un autre jour cinq mille. Ou bien si l'eau n'est pas assez abondante, ou si le ministre n'est pas assez robuste pour soutenir le baptisé, ou à cause de la faiblesse du baptisé que l'immersion pourrait mettre en péril de mort. Il faut donc dire que l'immersion n'est pas nécessaire au baptême.
Solutions
:
1. Ce qui n'est
qu'accidentel ne change pas la nature d'une chose. De soi, le baptême requiert
l'ablution du corps avec de l'eau : c'est pourquoi on appelle le baptême "
bain " : "La purifiant dans le bain d'eau avec la parole de vie
" (Ep 5, 26). Mais que cette ablution se fasse de telle ou telle manière,
cela est accidentel au baptême. Aussi la diversité des usages en cette matière
ne ruine-t-elle pas l'unité du baptême.
2. L'immersion signifie de
façon plus expressive la sépulture du Christ ; aussi est-elle la manière de
baptiser la plus commune et la plus recommandable. Mais dans les autres
manières de baptiser, cette sépulture est représentée d'une façon ou d'une
autre bien que moins expressément ; et de quelque façon que se fasse
l'ablution, le corps de l'homme, au moins en partie, est recouvert d'eau, comme
le corps du Christ fut mis sous la terre.
3. La partie principale du corps, surtout par rapport aux membres extérieurs, c'est la tête, où siègent tous les sens, internes et externes. C'est pourquoi, si l'on ne peut verser de l'eau sur tout le corps, soit par pénurie d'eau, soit pour quelque autre raison, c'est sur la tête qu'il faut répandre l'eau, comme sur la partie où se manifeste le principe de la vie animale.
Bien que les organes de la génération soient les transmetteurs du péché originel, ce ne sont pas Ces organes qu'il faut laver, mais plutôt la tête, car le baptême ne met pas fin à la transmission du péché originel par la génération, mais il délivre l'âme de la tache et de la culpabilité du péché qu'elle encourt. Il faut donc laver de préférence la partie du corps où se manifestent les opérations de l'âme.
Dans l'ancienne loi cependant, le
remède contre le péché originel avait été institué dans l'organe de la
génération, car celui qui devait ôter le péché originel était encore à naître
de la race d'Abraham, dont la foi était signifiée par la circoncision.
Objections
:
1. Il semble qu'elle
soit nécessaire. En effet S. Augustin dit dans un sermon aux néophytes :
"On a eu raison de vous plonger trois fois dans l'eau, puisque c'est au
nom de la Trinité que vous avez été baptisés. On a eu raison aussi puisque vous
avez reçu le baptême au nom de Jésus Christ qui est ressuscité des morts le
troisième jour. Cette immersion répétée trois fois, par laquelle vous avez été
ensevelis avec le Christ dans le baptême, est la figure de la sépulture du
Seigneur." Mais il paraît nécessaire au baptême que la Trinité y soit
exprimée, et que le néophyte soit configuré à la sépulture du Christ. Il semble
donc que la triple immersion soit nécessaire au baptême.
2. Les sacrements tiennent
leur efficacité du commandement du Christ. Mais cette triple immersion se fait
sur l'ordre du Christ. Le pape Gélase écrit en effet à l'évêque Gaudentius :
"Le précepte évangélique, donné par Jésus Christ lui-même, le Seigneur
Dieu et notre Sauveur, nous ordonne de baptiser au nom de la Trinité, et même
par une triple immersion." Ainsi, comme il est nécessaire de baptiser au
nom de la Trinité, il semble bien que la triple immersion soit également
nécessaire pour le baptême.
3. Si la triple immersion n'est pas nécessaire au baptême, le sacrement, semble-t-il, sera conféré dès la première immersion. Si donc on en ajoute une deuxième et une troisième, on paraît baptiser une deuxième et une troisième fois : ce qui ne convient pas. Une seule immersion ne suffit donc pas pour le baptême, mais les trois sont nécessaires.
Cependant : S. Grégoire écrit à l'évêque Léandre : "Il n'y a rien de répréhensible à plonger un enfant dans l'eau baptismale trois fois ou une seule, car trois immersions signifient la trinité des Personnes, mais une seule peut signifier l'unité de la divinité."
Conclusion
:
Nous l'avons dit le baptême requiert de soi l'ablution dans l'eau, qui est nécessaire au sacrement ; mais la façon dont se fait cette ablution est accidentelle au sacrement. Aussi, selon l'autorité de S. Grégoire citée ci-dessus, il est, de soi, également licite de pratiquer une ou trois immersions : l'unique immersion signifie l'unité de la mort du Christ et l'unité de la divinité ; la triple immersion signifie les trois jours de la sépulture du Christ et la trinité des Personnes.
Mais pour diverses raisons, la législation de l'Église a établi tantôt l'une, tantôt l'autre. Au début de l'Église naissante, certains avaient des idées fausses sur la Trinité, pensant que le Christ était un homme ordinaire, qui, surtout par sa mort, avait mérité d'être appelé Fils de Dieu et Dieu ; aussi ne baptisaient-ils pas au nom de la Trinité, mais seulement en mémoire de la mort du Christ, et par une seule immersion. Mais cela fut réprouvé dans la primitive Église ; ainsi on lit dans les Canons des Apôtres : "Si un prêtre ou un évêque baptise non par une triple immersion, mais par une seule, comme, dit-on, font certains "dans la mort du Seigneur", qu'il soit déposé, car le Seigneur n'a pas dit : "Baptisez en ma mort", mais. au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit"." Plus tard se répandit l'erreur de certains schismatiques et hérétiques qui rebaptisaient, comme S. Augustin le rapporte des donatistes. Aussi, pour écarter leur erreur, le concile de Tolède décida qu'il n'y aurait qu'une seule immersion : "Pour éviter le scandale du schisme ou la pratique d'une doctrine hérétique, nous nous en tiendrons à une immersion simple."
Mais puisque cette raison n'existe plus, la triple immersion est la pratique commune pour le baptême. Aussi, en baptisant autrement, on pécherait gravement, car on n'observerait pas le rite de l'Église. Néanmoins le baptême serait valide.
Solutions
:
1. La Trinité est comme l'agent principal du baptême. La ressemblance de l'agent s'imprime dans l'effet par la forme et non par la matière. Ainsi la Trinité est-elle représentée dans le baptême par les paroles qui constituent la forme. Il n'est pas nécessaire que la Trinité soit représentée par l'usage qu'on fait de la matière ; si elle l'est, c'est pour rendre la signification plus expressive.
De même une seule immersion suffit à signifier la mort du Christ. Les trois jours de la sépulture n'étaient pas nécessaires à notre salut ; même s'il n'était resté qu'un seul jour dans la mort ou dans le tombeau, cela aurait suffi pour achever notre rédemption. Mais, comme on l'a dit plus haut, ces trois jours ont pour but de manifester la réalité de la mort.
Donc, ni du point de vue de la
Trinité, ni de celui de la Passion, la triple immersion n'est nécessaire au
sacrement.
2. Si le pape Pélage a
compris que le Christ avait prescrit la triple immersion, c'est par analogie
avec la formule baptismale qu'il a prescrite : "Au nom du Père, et du Fils
et du Saint-Esprit." Mais comme on vient de le dire, on ne peut pas
employer le même argument sur la forme et sur l'usage de la matière.
3. On a dit plus haut que l'intention est requise peur le baptême. Ainsi l'intention du ministre de l'Église, qui entend donner par une triple immersion un seul baptême, ne fait-elle qu'un seul baptême. Ainsi S. Jérôme dit-il : "Bien que le sujet soit baptisé " c'est-à-dire immergé, " trois fois, en l'honneur du mystère de la Trinité, il n'y a cependant qu'un seul baptême".
Cependant, si à chaque immersion il
y avait l'intention de donner un baptême, en répétant à chacune les paroles de
la forme, il pécherait en ce qui dépend de lui, comme baptisant plusieurs fois.
Objections
:
1. Le baptême a été
institué pour nous purifier de nos péchés. Le baptême devrait donc être
renouvelé, et d'autant plus que la miséricorde du Christ dépasse la faute de
l'homme.
2. Jean Baptiste fut plus
qu'un autre loué par le Christ, qui a dit de lui (Mt 11, 11) : "Parmi les
enfants des femmes, nul n'a été plus grand que Jean Baptiste." Mais ceux
qui avaient été baptisés par lui étaient rebaptisés, comme nous voyons dans les
Actes (19, 5) que Paul rebaptisa ceux qui avaient reçu le baptême de Jean. A
plus forte raison faut-il rebaptiser ceux qui ont été baptisés par des
hérétiques ou des pécheurs.
3. Le Concile de Nicée a
décidé qu'il fallait baptiser ceux qui venaient à l'Église de la secte des
paulianistes et des cataphrygiens. Il semble que le même motif joue pour les
autres hérétiques. Donc ceux qui ont été baptisés par les hérétiques doivent
être rebaptisés.
4. Le baptême est
nécessaire au salut. Or il y a des baptisés dont le baptême est douteux. Il
faut donc les rebaptiser.
5. L'eucharistie est un sacrement plus parfait que le baptême. Mais on peut recevoir plusieurs fois l'eucharistie. Donc et à plus forte raison on peut renouveler le baptême.
Cependant : S. Paul dit (Ep 4, 5) : "Une seule foi et un seul baptême."
Conclusion
:
Le baptême ne peut pas être renouvelé.
1° Il est une sorte de renaissance spirituelle, puisque par lui on meurt à la vie passée pour commencer à mener une vie nouvelle : "Personne, à moins d'être né à nouveau de l'eau et de l'Esprit Saint, ne peut voir le royaume de Dieu " (Jn 3, 5). Mais chaque homme ne naît qu'une fois. Aussi le baptême ne peut-il être renouvelé, pas plus que la génération charnelle. Et S. Augustin, sur ce mot en S. Jean : "Peut-on entrer à nouveau dans le sein de sa mère et en ressortir ? " ajoute : "Tu dois comprendre la naissance spirituelle comme Nicodème a compris la naissance charnelle. On ne peut rentrer dans le sein maternel, on ne peut non plus retourner au baptême."
2° " Nous sommes baptisés dans la mort du Christ " (Rm 6, 3), par laquelle nous mourons au péché et ressuscitons pour une vie nouvelle. Or le Christ est " mort au péché une fois pour toutes" (v. 10), et c'est pourquoi le baptême ne peut être réitéré. L'épître aux Hébreux (6, 6) dit de certains qui voulaient se faire rebaptiser " qu'ils crucifient à nouveau le Fils de Dieu pour eux-mêmes". Et la Glose ajoute : "L'unique mort du Christ a consacré un baptême unique."
3° Le baptême imprime un caractère qui est ineffaçable, et qui est conféré avec une sorte de consécration. Or dans l'Église les consécrations ne se renouvellent pas, et le baptême non plus." Le caractère militaire ne se donne pas deux fois", dit S. Augustin et il ajoute : "Le sacrement du Christ n'est pas moins permanent que cette marque corporelle, et nous voyons que les apostats eux-mêmes ne perdent pas le baptême, puisqu'on ne les rebaptise pas quand ils reviennent par la pénitence."
4° Le baptême nous est donné surtout pour nous libérer du péché originel. Et comme le péché originel ne se renouvelle pas, le baptême non plus n'a pas à être renouvelé : "Comme par la faute d'un seul la condamnation s'est étendue à tous les hommes, ainsi par la justice d'un seul vient pour tous les hommes la justification qui donne la vie " (Rm 5, 18).
Solutions
:
1. Le baptême agit par la
vertu de la passion du Christ. Aussi, comme les péchés qui sont venus après
elle n’enlèvent rien à la puissance de la passion du Christ, ils n’enlèvent non
plus rien au baptême au point qu’il faille le renouveler. Mais la pénitence
supprime le péché qui faisait obstacle à l’effet du baptême.
2. Sur ce mot de S. Jean
(1, 33) : "Moi, je ne le connaissais pas", S. Augustin dit :
"Voilà que l’on baptise après que Jean a baptisé, et on ne baptise pas
après qu'un homicide a baptisé. C'est que Jean a donné son baptême à lui, et
l'homicide a donné le baptême du Christ ; le sacrement est si saint que même
l'homicide qui l'administre ne peut le souiller."
3. Les pauliens et les
cataphrygiens ne baptisaient pas au nom de la Trinité. S. Grégoire écrit à
l'évêque Quirice : "Les hérétiques qui ne sont pas baptisés au nom de la
Trinité, comme les bonosiens et les cataphrygiens", qui partageaient
l'erreur des pauliens, " ceux-ci qui ne croient pas à la divinité du
Christ", ne voyant en lui qu'un homme ordinaire, " et ceux-là",
les cataphrygiens, " dont l'esprit perverti croit que le Saint-Esprit est
un homme (Montan), quand ils reviennent à la sainte Église, ils sont baptisés,
parce que ce n'est pas un baptême, ce que, dans l'hérésie, ils ont reçu sans
l'invocation de la sainte Trinité". Mais on lit dans les Croyances
ecclésiastiques : "Si ceux qui ont été baptisés chez les hérétiques
qui baptisent au nom de la sainte Trinité viennent à la foi catholique, qu'on
les reçoive comme déjà baptisés."
4. Une décrétale
d'Alexandre III dit : "Ceux dont on doute s'ils ont été baptisés, qu'on
les baptise en disant d'abord : "Si tu es baptisé, je ne te rebaptise pas
; mais si tu n'est pas baptisé, je te baptise, etc." Cela n'est pas
recommencer, puisqu'on ne sait pas si cela a déjà été fait."
5. Le baptême et
l'eucharistie représentent tous deux la mort et la passion du Seigneur, mais
chacun à sa manière. Le baptême rappelle la mort du Christ parce qu'il fait
mourir avec le Christ pour naître à une vie nouvelle. Mais le sacrement de
l'eucharistie rappelle la mort du Christ en nous présentant le Christ lui-même
en sa passion comme notre repas pascal, d'après S. Paul (1 Co 5, 7-8) :
"Le Christ notre Pâque a été immolé, prenons donc part au festin." Et
de même que l'homme ne naît qu'une fois, mais mange souvent, ainsi on ne donne
qu'une seule fois le baptême, mais plus d'une fois l'eucharistie.
Objections
:
1. Il semble que le rite
employé par l'Église dans la célébration du baptême ne soit pas satisfaisant.
En effet, S. Jean Chrysostome dit : "Les eaux du baptême ne seraient
jamais capables de purifier les croyants de leurs péchés, si elles n'avaient
été sanctifiées par le contact du corps du Seigneur." Or cela s'est
produit le jour du baptême du Christ, que nous célébrons le jour de
l’Épiphanie. Le baptême solennel devrait donc être conféré à la fête de
l'Épiphanie, plutôt qu'à la vigile de Pâques ou à celle de la Pentecôte.
2. Le même sacrement ne
doit pas comporter l'usage de plusieurs matières. Mais la matière du baptême
est l'ablution dans l'eau. Il ne convient donc pas de faire au baptisé une
double onction d'huile sainte, d'abord sur la poitrine, puis sur les épaules,
et une troisième de chrême sur le sommet de la tête.
3." Dans le Christ
Jésus, il n'y a ni homme ni femme, ni barbare ni Scythe " (Ga 3, 28 ; Col
3, 11), ni aucune différence de cette sorte. A plus forte raison la diversité
des vêtements n'a-t-elle rien à faire dans la foi chrétienne. Il ne convient
donc pas de donner une robe blanche aux nouveaux baptisés.
4. Le baptême peut être valide sans toutes les cérémonies que nous venons de dire. Elles paraissent donc superflues, et il ne semble pas convenable qu'elles aient été introduites par l'Église dans le rite du baptême.
Cependant : l’Église est dirigée par l'Esprit Saint, qui ne fait rien de contraire à l'ordre.
Conclusion
:
Dans le baptême, certains éléments sont nécessaires au sacrement, et d'autres n'ont pour but que de lui donner une certaine solennité. Ce qui est nécessaire au sacrement, c'est la forme, qui désigne sa cause principale ; le ministre, qui est la cause instrumentale ; et l'usage de la matière, l'ablution dans l'eau, qui en désigne l'effet principal. Toutes les autres cérémonies dont l'Église se sert dans le rite du baptême ont pour objet de lui donner une certaine solennité.
Mais on les pratique pour trois raisons : 1° Pour exciter la dévotion des fidèles et leur respect pour le sacrement. S'il n'y avait qu'une simple ablution dans l'eau, sans solennité, certains croiraient facilement qu'il ne s'agit que d'une ablution ordinaire.
2° Pour instruire les fidèles. En effet, les gens simples, qui n'étudient pas dans les livres, ont besoin d'être instruits par des signes sensibles, comme des images ou d'autres moyens semblables. Ainsi les rites sacramentels les instruisent, ou les poussent à chercher les vérités que signifient ces signes sensibles. Et comme il nous faut connaître, à propos du baptême, outre l'effet principal, d'autres choses encore, il convenait que celles-ci soient représentées par des signes extérieurs.
3° Les oraisons, bénédictions, etc. , font obstacle à la puissance des démons, qui cherchent à empêcher les effets du sacrement.
Solutions
:
1. Le jour de l'Épiphanie,
le Christ a reçu le baptême de Jean ; mais ce n'est pas ce baptême-là que
reçoivent les fidèles mais celui du Christ. Celui-ci tient son efficacité de la
passion du Christ, comme dit S. Paul (Rm 6, 3) : "Nous tous qui avons été
baptisés dans le Christ Jésus, c'est dans sa mort que nous avons été
baptisés", - et du Saint-Esprit, comme dit S. Jean (3, 5) : "Si l'on
ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint..." C'est pourquoi le baptême
solennel est conféré dans l'Église durant la veillée pascale, quand on commémore
l'ensevelissement du Seigneur et sa résurrection, et c'est pourquoi c'est après
sa résurrection que le Seigneur a donné à ses disciples le précepte de
baptiser. Et à la vigile de la Pentecôte, quand commencent les solennités du
Saint-Esprit ; aussi voit-on que les Apôtres ont baptisé trois mille personnes
le jour de la Pentecôte où ils avaient reçu le Saint-Esprit.
2. L'emploi de l'eau dans le baptême appartient à la substance du sacrement, mais l'emploi de l'huile ou du chrême sert pour lui donner une certaine solennité. Le catéchumène est oint d'huile sur la poitrine et sur les épaules " comme un athlète de Dieu", dit S. Ambroise parce que c'était la coutume des pugilistes." Ou bien, dit Innocent III le catéchumène est oint sur la poitrine, pour qu'il reçoive le don du Saint-Esprit, rejette l'erreur et l'ignorance, et reçoive la vraie foi, car le juste vit de la foi ; entre les épaules, pour qu'il revête la grâce du Saint-Esprit, se dépouille de la négligence et accomplisse des oeuvres saintes, de sorte que le sacrement de la foi lui donne dans le coeur la pureté des pensées, et sur les épaules la force des travaux."
Mais après le baptême, dit Raban
Maur " il est aussitôt signé sur la tête par le prêtre avec le saint
chrême, accompagné d'une oraison, pour qu'il puisse participer au règne du
Christ et recevoir du Christ le nom de chrétien". Ou, dit S. Ambroise,
l'huile parfumée est répandue sur la tête, " parce que la sagesse du sage
est sur sa tête, et pour qu'il soit prêt à rendre raison de sa foi à qui le lui
demande".
3. On remet au baptisé un
vêtement blanc, non pas qu'il ne lui soit plus permis de porter d'autres
vêtements, mais en signe de la glorieuse résurrection à laquelle le baptême
fait renaître, et pour désigner la pureté de vie qu'il doit garder après le
baptême, selon le mot de S. Paul : "que nous marchions dans une vie
nouvelle " (Rm 6, 4).
4. Tous ces rites qui
appartiennent à la solennité du sacrement, bien qu'ils ne soient pas
nécessaires à celui-ci, ne sont pas pour autant superflus, car, nous venons de
le dire, ils contribuent à sa perfection.
Objections
:
1. Il semble malheureux de
distinguer trois baptêmes, car l'Apôtre dit (Ep 4, 5) : "Une seule foi, un
seul baptême." Donc il ne doit pas y avoir trois baptêmes.
2. Le baptême est un
sacrement, on l'a établi plus haut. Mais seul le baptême d'eau est un
sacrement. Il ne faut donc pas poser deux autres baptêmes.
3. S. Jean Damascène énumère plusieurs autres sortes de baptêmes. Il ne faut donc pas en poser seulement trois.
Cependant : au passage de l'épître aux Hébreux sur " la doctrine des baptêmes", la Glose ajoute : "L'auteur emploie le pluriel, car il y a le baptême d'eau, le baptême de pénitence et le baptême de sang."
Conclusion
:
Comme on l'a dit, le baptême d'eau tire son efficacité de la passion du Christ, à laquelle l'homme est configuré par le baptême ; et au-delà, comme de sa cause première, de l'Esprit Saint. Mais si l'effet dépend de la cause première, la cause domine son effet, et n'en dépend pas.
Aussi, en dehors du baptême d'eau, on peut recevoir l'effet du sacrement de la passion du Christ en tant qu'on se conforme à lui en souffrant pour lui ; c'est ce que dit l'Apocalypse (7, 14) : "Ceux-ci sont venus de la grande épreuve, ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l'Agneau."
Pour la même raison, on peut aussi recevoir l'effet du baptême par la vertu du Saint-Esprit, non seulement sans le baptême d'eau, mais même sans le baptême de sang : quand le coeur est mû par le Saint-Esprit à croire en Dieu et à se repentir de son péché. C'est pourquoi on dit aussi " baptême de pénitence". C'est de lui que parle Isaïe quand il dit (4, 4) : "Quand le Seigneur aura lavé les souillures des filles de Sion, et purifié Jérusalem du sang qui est au milieu d'elle, par l'esprit de jugement et par l'esprit de feu."
Ces deux autres baptêmes sont donc appelés baptêmes parce qu'ils suppléent au baptême. Ainsi parle S. Augustin : "Que le martyre remplace quelquefois le baptême, le bienheureux Cyprien en trouve un argument qui n'est pas sans poids, dans le larron qui n'était pas baptisé, et à qui il a été dit : "Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis." En y réfléchissant de plus en plus, je trouve que ce n'est pas seulement la souffrance subie pour le nom du Christ qui peut suppléer au défaut de baptême, mais aussi la foi et la conversion du coeur, si le manque de temps empêche de célébrer le mystère du baptême."
Solutions
:
1. Les deux autres baptêmes
(de sang et d'esprit) sont inclus dans le baptême d'eau, qui tient son
efficacité de la passion du Christ. L'unité du baptême n'est donc pas atteinte.
2. Comme on l'a dit plus
haut, le sacrement est essentiellement signe. Ce que les deux autres baptêmes
ont de commun avec le baptême d'eau, ce n'est pas la raison de signe, mais
l'effet du baptême. Aussi ne sont-ils pas des sacrements.
3. Le Damascène parle des
baptêmes figuratifs. Ainsi le déluge, qui fut le signe de notre baptême, en ce
sens que les fidèles sont sauvés dans l'Église et y trouvent le salut, comme
" un petit nombre de personnes furent sauvées dans l'arche " (1 P 3,
20). - Ou le passage de la mer Rouge, qui signifie notre baptême, en ce sens
qu'il nous délivre de la servitude du péché ; ainsi l'Apôtre dit que "
tous furent baptisés dans la nuée et dans la mer " (1 Co 10, 2). - Ou
encore les ablutions diverses de la loi ancienne, préfigurant notre baptême qui
nous purifie de nos péchés. - Ou aussi le baptême de Jean, qui préparait au
baptême chrétien.
Objections
:
1. Il semble que le
baptême de sang ne soit pas le plus important. En effet, le baptême d'eau
imprime un caractère, ce que ne fait pas le baptême de sang. Donc le baptême de
sang n'est pas supérieur au baptême d'eau.
2. Le baptême de sang n'a
aucune valeur sans le baptême de l'esprit qui consiste dans la charité. S. Paul
dit en effet (1 Co 13, 3) : "Quand je livrerais mon corps aux flammes, si
je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien." Mais le baptême de
l'esprit vaut sans le baptême de sang, puisque les martyrs ne sont pas les
seuls à être sauvés. Le baptême de sang n'est donc pas le principal.
3. Le baptême d'eau tient son efficacité de la passion du Christ, à laquelle, comme on l'a dit répond le baptême de sang. Mais la passion du Christ elle-même tient sa vertu de l'Esprit Saint." Le sang du Christ, qui par le Saint-Esprit s'est offert lui-même pour nous, purifiera notre conscience de ses oeuvres mortes " (He 9, 14). Donc le baptême de l'esprit est supérieur au baptême de sang, et le baptême de sang n'est pas le principal.
Cependant : S. Augustin, comparant entre eux ces baptêmes, dit : "Le baptisé confesse sa foi devant l'évêque, le martyr devant le persécuteur. Après cette confession, l'un est arrosé d'eau, l'autre de sang ; l'un par l'imposition des mains du pontife reçoit le Saint-Esprit, l'autre devient le temple du Saint-Esprit."
Conclusion
:
Comme on l'a dit à l'Article précédent, l'effusion de sang pour le Christ et l'action intérieure de l'Esprit Saint sont appelées des " baptêmes " parce qu'elles produisent l'effet du baptême d'eau ; et le baptême d'eau tient son efficacité de la passion du Christ et du Saint-Esprit, nous l'avons dit. Or ces deux causes agissent en chacun de ces trois baptêmes, mais d'une façon tout à fait supérieure dans le baptême de sang.
Car la passion du Christ opère dans le baptême d'eau où elle est représentée symboliquement ; dans le baptême d'esprit ou de pénitence elle agit par un mouvement du coeur (qu'elle suscite) ; mais dans le baptême de sang, elle agit par l'imitation des oeuvres elles-mêmes. Pareillement, la vertu du Saint-Esprit agit dans le baptême d'eau par sa vertu qui y est cachée, et dans le baptême de pénitence par la conversion du coeur ; mais dans le baptême de sang elle agit par la plus intense ferveur de l'amour et de l'attachement, selon le mot de l'Évangile (Jn 15, 13) - " Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis."
Solutions
:
1. Le caractère est à la
fois réalité et sacrement. Mais si nous donnons la prééminence au baptême de
sang, ce n'est pas sous la raison de sacrement, c'est quant à l'effet du
sacrement.
2. Répandre son sang n'a
pas de valeur si cela se fait sans charité. Aussi le baptême de sang implique
le baptême d'esprit, mais l'inverse n'est pas vrai, et cela prouve sa
supériorité.
3. Le baptême de sang tient sa supériorité non seulement de la passion du Christ, mais aussi de l'action du Saint-Esprit.
1. Est-ce au diacre qu'il
appartient de baptiser ? - 2. Est-ce au prêtre ou seulement à. Un laïc peut-il
conférer le baptême ? -4. Une femme peut-elle le faire ? -5. Un non-baptisé
peut-il conférer le baptême ? - 6. Plusieurs ministres peuvent-ils baptiser en
même temps un seul et même sujet ? - 7. Est-il nécessaire que quelqu'un reçoive
le baptisé au sortir des fonts ? - 8. Celui-ci qui reçoit ainsi le baptisé
est-il tenu de l'instruire ?
Objections
:
1. Le Seigneur impose en
même temps le devoir de prêcher et celui de baptiser (Mt 28, 19) : "Allez,
enseignez toutes les nations, les baptisant, etc.". Or la prédication de
l’Évangile relève de l'office du diacre. Il semble donc qu'il lui appartienne
aussi de baptiser.
2. D'après Denys a le
diacre est le ministre de la purification. Mais c'est par le baptême surtout
que se fait la purification des péchés, selon S. Paul (Ep 5, 26) : "Il
purifie (l'Église) dans le bain avec la parole de vie." Il appartient donc
au diacre de baptiser.
3. On lit de S. Laurent que, étant diacre, il fit de nombreux baptêmes. Il appartient donc aux diacres de baptiser.
Cependant : le pape Gélase dit " Nous ordonnons que les diacres gardent le rang qui leur est propre", et plus loin : "Qu'ils n'aient pas l'audace de baptiser en l'absence de l'évêque ou du prêtre, à moins que, ceux-ci étant trop éloignés, une extrême nécessité ne les y pousse."
Conclusion
:
De même que, d'après Denys, les propriétés des ordres célestes et leurs fonctions nous sont connues par les noms qu'ils portent, de même aussi les noms des ordres ecclésiastiques nous font connaître le rôle de chacun d'eux.
Or le nom de diacre signifie "serviteur" ; c'est-à-dire qu'il n'appartient pas aux diacres de donner les sacrements à titre principal et en vertu de leur charge, mais ils doivent assister les ministres supérieurs dans l’administration des sacrements. Ainsi il n'appartient pas au diacre de baptiser en vertu de sa charge, mais seulement d'assister et de servir les supérieurs dans la collation de ce sacrement et des autres. Ainsi Isidore dit-il : "Il appartient au diacre d'assister et de servir les prêtres dans toutes leurs fonctions sacramentelles, c'est-à-dire dans le baptême, le chrême, la patène et le calice."
Solutions
:
1. Il appartient au diacre
de lire l'évangile dans l'église, et de prêcher sur l'évangile par mode de
catéchisme. Aussi Denys dit-il que le diacre a pouvoir sur les impurs, parmi
lesquels il compte les catéchumènes. Mais enseigner, c'est-à-dire expliquer
l'Évangile, est la fonction propre de l'évêque, dont l'activité a pour effet de
"perfectionner", comme dit encore Denys ; et perfectionner, c'est la
même chose qu'instruire. Il ne s'ensuit donc pas que les diacres aient la
charge de baptiser.
2. Denys dit que le baptême
est non seulement une purification, mais aussi une illumination. Il dépasse
donc la charge du diacre, à qui il ne revient que de purifier, soit en écartant
les impurs, soit en les préparant à recevoir le sacrement.
3. Parce que le baptême est
un sacrement de première nécessité, on permet aux diacres de baptiser en cas
d'urgence et en l'absence des ministres supérieurs. C'est le sens de l'autorité
de Gélase alléguée ci-dessus, et c'est ainsi que S. Laurent baptisa étant
diacre.
Objections
:
1. Comme on l'a dit à l'Article précédent, c'est le même commandement qui
impose la charge d'enseigner et celle de baptiser. Mais enseigner, qui est
"perfectionner" est une fonction épiscopale. Il semble donc que
baptiser le soit aussi.
2. Par le baptême l’homme
est incorporé au peuple chrétien ; or c’est là l’office du prince seul. Mais
dans l’Église, les princes sont les évêques, qui tiennent la place des Apôtres
dont il est dit (Ps 45, 17) : "Tu les établiras princes sur toute la
terre." Il semble donc que le baptême revienne à l’évêque seul.
3. Isidore dit : "Il appartient à l’évêque de consacrer les basiliques, d’oindre les autels et de faire le chrême ; c’est lui aussi qui distribue les ordres ecclésiastiques et bénit les vierges sacrées." Mais le sacrement de baptême est bien supérieur à tous ces rites. A plus forte raison donc appartient-il à l'évêque seul.
Cependant : Isidore dit : "Il est reconnu que le baptême n'a été confié qu'aux prêtres."
Conclusion
:
Les prêtres sont consacrés pour faire le sacrement du corps du Christ, comme on l'a dit plus haut. Ce sacrement est le signe de l'unité de l'Église, selon S. Paul (1 Co 10, 17) : "Tout en étant plusieurs, nous ne faisons qu'un seul pain et un seul corps, car nous participons tous à un seul pain et à un seul calice." Mais c'est le baptême qui nous fait participer à l'unité de, l'Église et nous donne le droit d'approcher de la table du Seigneur. Par conséquent, puisqu'il appartient au prêtre de consacrer l'eucharistie, et que c'est à cela qu'est ordonné principalement le sacerdoce, il appartient au prêtre, comme son office propre, de baptiser ; car c'est au même qu'il appartient d'opérer le tout et d'en organiser les parties.
Solutions
:
1. Le Seigneur a confié aux
Apôtres et aux évêques qui tiennent leur place la double mission d'enseigner et
de baptiser, mais à des titres différents. Le Christ leur a confié la charge
d'enseigner pour qu'ils l'exercent par eux-mêmes, comme leur fonction
principale. Aussi les Apôtres eux-mêmes ont-ils dit : "Il ne convient pas
que nous laissions la parole de Dieu pour servir aux tables " (Ac 6, 2).
Mais il a confié aux Apôtres la charge de baptiser pour qu'ils l'exercent par
d'autres ; aussi l'Apôtre dit-il (1 Co 1, 17) : "Le Christ ne m'a pas
envoyé baptiser, mais prêcher l'Évangile." La raison en est que dans le
baptême le mérite et la sagesse du ministre ne font rien, à la différence de
l'enseignement, nous l'avons montré plus haut On en trouve un signe dans le
fait que le Seigneur " ne baptisait pas lui-même, mais c'étaient ses disciples
" (Jn 4, 2). - Et cela n'exclut pas que les évêques puissent baptiser : ce
que peut un pouvoir inférieur, le supérieur peut aussi le faire. Et l'Apôtre au
même endroit dit qu'il a baptisé quelques personnes.
2. Dans toute communauté, les affaires de moindre importance sont laissées aux fonctions inférieures, mais les plus importantes sont réservées aux supérieurs, comme dit l'Écriture (Ex 18, 22) : "Ils porteront devant toi les litiges les plus importants, et eux-mêmes ne jugeront que les choses de moindre importance." Et ainsi dans une ville, les fonctionnaires subalternes ont la charge du petit peuple ; mais les premiers dignitaires prennent soin de ce qui regarde les classes supérieures.
Or le baptême ne nous donne que le
dernier rang dans le peuple chrétien. Sa collation appartient donc aux chefs
subalternes de l'Église, qui tiennent la place des soixante-douze disciples du
Christ.
3. Comme on l'a dit plus
haut, le sacrement de baptême est le plus important quant à la nécessité ; mais
s'il s'agit de la perfection, d'autres sont plus importants et sont réservés à
l'évêque.
Objections
:
1. Baptiser, on vient de le
dire, appartient proprement à l'ordre sacerdotal. Mais les fonctions d'un ordre
ne peuvent pas être confiées à celui qui n'a pas cet ordre. Il semble donc
qu'un laïc, qui n'a pas reçu les ordres, ne peut pas baptiser.
2. Baptiser est davantage
que d'accomplir les autres rites sacramentels du baptême, comme le catéchisme,
les exorcismes et la bénédiction de l'eau. Or ceux-ci ne peuvent être accomplis
par les laïcs, mais bien par les seuls prêtres. Il semble donc qu'à plus forte
raison les laïcs ne peuvent pas baptiser.
3. Si le baptême est un sacrement absolument nécessaire, la pénitence aussi. Mais un laïc ne peut absoudre au for sacramentel. Il ne peut donc pas davantage baptiser.
Cependant : le pape Gélase et S. Isidore,, disent qu'en cas d'urgence on autorise généralement les laïcs chrétiens à baptiser.
Conclusion
:
Il appartient à la miséricorde de celui qui veut que tous les hommes soient sauvés, de permettre à l'homme, en ce qui est nécessaire au salut, de trouver facilement un moyen de salut. Or, parmi tous les autres sacrements, le baptême par lequel l'homme renaît à la vie spirituelle est de la plus haute nécessité ; les enfants n'ont pas d'autre moyen d'être sauvés, et les adultes ne peuvent recevoir que par le baptême la pleine rémission de la faute et de la peine.
Aussi pour que l'homme ne risque pas d'être privé d'un moyen aussi nécessaire, il a été établi que la matière du baptême soit une matière commune, l'eau, que n'importe qui peut trouver ; et que le ministre du baptême soit aussi n'importe quel homme, même s'il n'est pas ordonné, pour que l'impossibilité de recevoir le baptême ne prive pas l'homme du salut.
Solutions
:
1. Si le baptême est
réservé à l'ordre sacerdotal, c'est pour une raison de convenance et de
solennité ; mais cela n'appartient pas nécessairement au sacrement. Donc, si un
laïc baptise en dehors du cas de nécessité, il pèche assurément, mais il
confère cependant le sacrement, et celui qu'il a ainsi baptisé n'a pas à être
rebaptisé.
2. Ces sacramentaux
appartiennent à la solennité du baptême, mais ne lui sont pas nécessaires. Par
conséquent, un laïc ne peut ni ne doit les administrer, mais seulement le
prêtre, à qui est réservé le baptême solennel.
3. La pénitence n'est pas
aussi nécessaire que le baptême, puisque la contrition peut suppléer au défaut
d'absolution sacerdotale. Celle-ci d'ailleurs ne libère pas de toute la peine,
et ne peut être appliquée aux petits enfants. Il n'en va donc pas de même pour
le baptême, dont l'effet ne peut être remplacé par rien d'autre.
Objections
:
1. On lit dans un concile
de Carthage : "Que la femme, si docte et sainte soit-elle, n'ait pas
l'audace d'enseigner les hommes dans l'assemblée chrétienne, ou de
baptiser." Or en aucun cas il n'est permis à une femme d'enseigner
publiquement, selon S. Paul (1 Co 14, 35) " Il est inconvenant pour une
femme de prendre la parole dans l'assemblée." Il semble donc qu'en aucune
façon il n'est permis à une femme de baptiser.
2. Baptiser est la fonction
d'un supérieur : c'est pourquoi il faut demander le baptême aux prêtres qui ont
charge d'âmes. Mais cette supériorité n'appartient pas à la femme, selon S.
Paul (1 Tm 2, 12) : "je ne permets pas à la femme d'enseigner, ni de
prendre autorité sur l'homme, mais qu'elle lui soit soumise." Donc une
femme ne peut baptiser.
3. Dans la régénération spirituelle l'eau semble remplacer le sein maternel, comme dit S. Augustin à propos du texte de S. Jean (3, 4) : "Est-ce que l'homme peut entrer à nouveau dans le sein de sa mère et renaître ? " Et celui qui baptise tient plutôt le rôle du père. Mais ce rôle ne convient pas à la femme. Donc la femme ne peut baptiser.
Cependant : le pape Urbain II enseigne : "A la question que m'a posée Votre Dilection, voici ma réponse : Il y a baptême quand en cas de nécessité, une femme a baptisé un enfant au nom de la Trinité."
Conclusion
:
C'est le Christ qui baptise à titre de cause principale, selon ce mot de S. Jean (1, 33) : "Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre et se reposer, c'est lui qui baptise." Or l'épître aux Colossiens (3, 11) dit que " dans le Christ il n'y a ni homme ni femme". Donc, de même qu'un laïc de sexe masculin peut baptiser, comme ministre du Christ, une femme peut le faire aussi.
Cependant, comme " le chef de la femme c'est l'homme, et le chef de l'homme c'est le Christ " (1 Co 11, 3), une femme ne doit pas baptiser si un homme est là, pas plus qu'un laïc ne peut baptiser en présence d'un clerc, ni un clerc en présence d'un prêtre. Mais celui-ci peut baptiser en présence de l'évêque, car le baptême appartient à l'office du prêtre.
Solutions
:
1. La femme ne peut pas
enseigner en public ; elle peut cependant en privé donner quelque instruction
ou quelque conseil. De même il ne lui est pas permis de donner le baptême
public et solennel, mais elle peut baptiser en cas de nécessité.
2. Lorsque le baptême est
célébré solennellement et selon toutes les règles, il doit être conféré par un
prêtre qui a charge d'âmes, ou par son délégué. Mais cela n'est pas requis en
cas de nécessité, et alors une femme peut baptiser.
3. Dans la génération charnelle, l'homme et la femme agissent selon la vertu propre de leur sexe ; la femme ne peut donc être principe actif de la génération, mais seulement principe passif Mais dans la génération spirituelle, ni l'un ni l'autre n'agit selon sa vertu propre, ils ne sont que les instruments de la vertu du Christ. Ainsi l'homme et la femme peuvent également baptiser en cas de nécessité.
Si cependant une femme baptise en
dehors du cas de nécessité, il ne faudrait pas rebaptiser, comme on l’a dit au
sujet du laïc. Elle pécherait cependant, ainsi que ceux qui coopéreraient à ce
baptême, soit en recevant d’elle le baptême, soit en lui présentant quelqu’un à
baptiser.
Objections
:
1." personne ne donne
ce qu’il n’a pas." Mais un non-baptisé n’a pas le baptême. Donc il ne peut
pas le conférer.
2. Celui qui confère le
baptême le fait en tant que ministre de l’Église. Mais celui qui n’est pas
baptisé n’appartient en aucune façon à l'Église, ni en réalité, ni par le
sacrement. Il ne peut donc conférer le sacrement de baptême.
3. Donner un sacrement c'est plus que le recevoir. Or le non-baptisé ne peut recevoir les autres sacrements. A plus forte raison ne peut-il en donner aucun.
Cependant : S. Isidore dit : "Le pontife romain juge que ce n'est pas le ministre du baptême, mais l'Esprit de Dieu qui donne la grâce du baptême, même si celui qui baptise est un païen." Mais on n'appelle pas païen un baptisé. Donc un non-baptisé peut conférer le sacrement de baptême.
Conclusion
:
S. Augustin a laissé cette question sans la trancher. Il dit : "C'est une autre question de savoir si même ceux qui n'ont jamais été chrétiens peuvent donner le baptême ; il faut se garder ici de toute affirmation téméraire, sans l'autorité d'un saint concile assez considérable pour une matière aussi importante."
Mais plus tard, l'Église a déterminé que les non-baptisés, Juifs ou païens, peuvent conférer le sacrement de baptême, pourvu qu'ils le fassent selon la forme de l'Église. Ainsi le pape Nicolas I répond aux Bulgares : "Vous dites que dans votre patrie beaucoup de gens ont été baptisés par quelqu'un dont vous ne savez pas s'il est chrétien ou païen. S'ils ont été baptisés au nom de la Trinité, vous n'avez pas à les rebaptiser." Mais si la forme de l'Église n'a pas été observée, il n'y a pas de baptême. C'est ainsi qu'il faut comprendre la lettre de Grégoire à l'évêque Boniface : "Ceux que vous dites avoir été baptisés par des païens " - c'est-à-dire sans observer la forme de l'Église -, " nous vous ordonnons de les baptiser de nouveau au nom de la Trinité."
Et en voici la raison : de même que du côté de la matière n'importe quelle eau suffit pour la validité du sacrement, de même aussi, du côté du ministre, n'importe quel homme suffit. Par conséquent, même un non-baptisé peut baptiser en cas de nécessité. Ainsi deux non-baptisés peuvent se baptiser l'un l'autre, le premier baptisant le second et étant ensuite baptisé par lui ; tous deux recevraient non seulement le sacrement, mais ses effets. Cependant, s'ils le faisaient en dehors de toute nécessité, ils pécheraient tous les deux, le baptiseur et le baptisé ; et par là ils empêcheraient l'effet du sacrement, bien que le sacrement lui-même subsiste.
Solutions
:
1. L'homme qui baptise
apporte seulement son ministère extérieur ; mais c'est le Christ qui baptise
intérieurement, lui qui peut se servir de tout homme pour tout ce qu'il voudra.
Aussi ceux qui ne sont pas baptisés peuvent-ils baptiser, car, comme dit le
pape Nicolas, ce n'est pas leur baptême qu'ils donnent, mais celui du Christ.
2. Celui qui n'est pas
baptisé n'appartient à l'Église ni réellement, ni sacramentellement, mais il
peut lui appartenir par l'intention et par la conformité de son action, s'il a
l'intention de faire ce que fait l'Église, et si, en donnant le baptême, il
observe la forme dont se sert l'Église. Il agit ainsi comme ministre du Christ,
qui n'a pas lié sa puissance à ceux qui sont baptisés, pas plus qu'aux
sacrements.
3. Les autres sacrements ne
sont pas aussi nécessaires que le baptême. C'est pourquoi on accorde à un
non-baptisé de baptiser plutôt que de recevoir les autres sacrements.
Objections
:
1. La multitude contient
l'unité, mais la réciproque n'est pas vraie. Aussi semble-t-il, que ce qu'un
seul peut faire, plusieurs peuvent le faire aussi, mais non l'inverse ; ainsi
plusieurs peuvent tirer un bateau qu'un seul ne pourrait pas tirer. Mais un
homme seul peut baptiser ; donc plusieurs aussi peuvent baptiser ensemble le
même sujet.
2. Il est plus difficile à
un agent unique d'agir sur plusieurs sujets qu'à plusieurs agents d'agir sur un
seul sujet. Donc, et à plus forte raison, plusieurs peuvent baptiser en même
temps un seul sujet.
3. Le baptême est un sacrement d'absolue nécessité. Mais en certains cas il semble nécessaire que plusieurs se mettent ensemble pour baptiser un même sujet. Par exemple si un petit enfant était en danger de mort, et qu'il y eût là deux hommes dont l'un serait muet et l'autre n'aurait pas de mains ou de bras, alors il faudrait que le mutilé prononce les paroles et que le second accomplisse le baptême. Il semble donc que plusieurs peuvent baptiser en même temps un seul sujet.
Cependant : un seul agent n'exerce qu'une seule action. Donc, si plusieurs baptisaient un seul sujet, il s'ensuivrait qu'il y aurait, plusieurs baptêmes, contrairement à l'épître aux Éphésiens (4, 5) : "une seule foi, un seul baptême".
Conclusion
:
La vertu du sacrement de baptême lui vient principalement de sa forme, que l'Apôtre (Ep 5, 26) appelle " la parole de vie". Il faut donc examiner, au cas où plusieurs ministres baptiseraient en même temps un seul sujet, quelle forme ils emploieraient.
S'ils disaient : "Nous te baptisons au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit", certains tiennent qu'il n'y aurait pas alors de baptême, parce que ce ne serait pas observer la forme de l'Église, qui est celle-ci : "je te baptise, etc." Mais cette raison est à écarter, étant donné la forme dont se servent les Grecs. Ils pourraient dire en effet : "Le serviteur de Dieu N. est baptisé..." qui est la formule grecque, formule beaucoup plus éloignée de la nôtre que celle qui dirait : "Nous te baptisons..."
Mais il faut remarquer que cette formule "Nous te baptisons..." exprime l'intention de plusieurs de concourir à un baptême unique. Et cela semble aller contre la notion même de ministère : en effet l'homme ne baptise que comme ministre du Christ et comme tenant sa place. Aussi, comme il n'y a qu'un seul Christ, il faut aussi qu'il n'y ait qu'un seul ministre qui représente le Christ. C'est ce que dit précisément S. Paul : "Un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême." Ainsi l'intention contraire semble exclure le sacrement de baptême.
Si les ministres disaient tous les deux : "je te baptise...", l'un et l'autre exprimerait son intention de conférer lui-même individuellement le baptême. Ce qui pourrait arriver dans les cas où tous les deux en se querellant voudraient conférer le baptême au même sujet. Dans ce cas, il est évident que celui qui prononcerait les paroles le premier donnerait le sacrement de baptême, et que l'autre, quel que soit son droit à baptiser, s'il voulait quand même prononcer les paroles, devrait être puni comme rebaptiseur.
Mais si tous les deux, exactement en même temps, prononçaient les paroles, et immergeaient ou aspergeaient le sujet, ils devraient être punis pour ce rite insolite, mais non pour avoir réitéré le baptême. Chacun en effet aurait l'intention de baptiser quelqu'un qui ne l'est pas, et chacun, pour ce qui est de lui, baptiserait. Et ils ne donneraient pas deux sacrements, mais le Christ, qui seul baptise intérieurement, conférerait par tous deux un seul sacrement.
Solutions
:
1. Cette raison vaut pour
les causes qui agissent par leur vertu propre. Or les hommes ne baptisent pas
par leur vertu propre, mais par la vertu du Christ, qui, étant un, accomplit
son oeuvre par un seul ministre.
2. En cas de nécessité, un
seul ministre pourrait baptiser plusieurs sujets avec cette formule : "je
vous baptise...", par exemple dans l'imminence d'une catastrophe ou d'une
exécution, qui ne laisserait pas le temps de les baptiser les uns après les
autres. Et ce ne serait pas modifier la forme qu'emploie l'Église, car le
pluriel n'est que le singulier répété, et d'autant plus que le Christ a dit au
pluriel ; " Baptisez-les, etc." - Mais il n'en va pas de même du
baptiseur et du baptisé : car le Christ, qui baptise à titre principal, est un
; tandis que par le baptême plusieurs deviennent un dans le Christ.
3. Comme on l'a dit plus haut, l'intégrité du baptême consiste dans la forme des paroles et l'usage de la matière. Par conséquent, ne baptisent ni celui qui ne prononce que les paroles, ni celui qui ne fait qu'immerger. C'est pourquoi, si l'un prononce les paroles, et que l'autre immerge, aucune forme ne conviendrait. On ne pourrait pas dire : "je te baptise", parce que le premier n'immerge pas et donc ne baptise pas. Et l'on ne pourrait pas dire non plus : "Nous te baptisons", puisque ni l'un ni l'autre ne baptiserait.
Quand deux auteurs ont écrit chacun
une partie d'un livre et qu'ils disent : "Nous avons écrit ce livre",
ce n'est pas une expression propre, mais une synecdoque qui prend le tout pour
la partie.
Objections
:
1. Notre baptême est
consacré par le baptême du Christ et s'y conforme. Or le Christ après son
baptême n'a été tiré de l'eau par personne, mais, comme dit S. Matthieu (3,
16), " après son baptême Jésus sortit aussitôt de l'eau". Il semble
donc que dans le baptême des autres, il n'est pas nécessaire que quelqu'un soit
là pour faire sortir des fonts le baptisé.
2. Comme on l'a dit le
baptême est une régénération spirituelle. Mais la génération charnelle ne
requiert qu'un principe actif, qui est le père, et un principe passif, qui est
la mère. Or dans le baptême, selon S. Augustin, le baptiseur tient lieu de
père, et l'eau baptismale de mère. Il n'est donc pas requis qu'un autre encore
reçoive le baptisé au sortir de la fontaine sacrée.
3. Dans les sacrements de l'Église rien ne doit prêter à rire. Mais il semble dérisoire que des adultes qui peuvent se tenir eux-mêmes et sortir tout seuls des fonts, soient soutenus par quelqu'un. Il ne semble donc pas nécessaire, surtout dans le baptême des adultes, que quelqu'un reçoive le baptisé au sortir des fonts.
Cependant : Denys a dit : "Les prêtres reçoivent le baptisé et le confient à son parrain, responsable de son éducation."
Conclusion
:
La régénération spirituelle opérée par le baptême est comparable à la génération chamelle, dit S. Pierre (1 P 2, 2) : "Comme des enfants nouveau-nés, désirez le pur lait spirituel." Or dans la génération chamelle le nouveau-né a besoin d'une nourrice et d'un éducateur. Aussi dans la génération spirituelle du baptême, faut-il quelqu'un qui assume les fonctions de la nourrice et de l'éducateur, pour former celui qui est novice dans la foi et l'instruire des choses de la foi et de la vie chrétienne. Les supérieurs ecclésiastiques ne peuvent s'en charger, absorbés qu'ils sont par le soin de la communauté, alors que les petits enfants et les néophytes réclament des soins tout particuliers. Il faut donc que quelqu'un reçoive le baptisé au sortir de la piscine sacrée, comme pour l'instruire et le protéger. C'est ce que dit Denys : "Nos maîtres divins", - c'est-à-dire les Apôtres, - " ont pensé et décidé d'admettre les enfants, à condition que les parents de l'enfant confient leur fils à quelque pédagogue instruit dans les choses divines, pour qu'il vive sous sa conduite, sous la garde d'un père spirituel chargé de son salut".
Solutions
:
1. Si le Christ a été
baptisé, ce n'est pas pour sa propre régénération, mais pour régénérer les
autres. Après le baptême, il n'avait donc pas besoin d'un maître, comme s'il
avait été un petit enfant.
2. La génération charnelle
ne requiert absolument que le père et la mère ; mais pour faciliter
l'accouchement, et pour l'éducation de l'enfant, il faut une sage-femme, une
nourrice et un pédagogue. Dans le baptême, ces fonctions sont assurées par
celui qui retire l'enfant du baptistère. Il n'est donc pas absolument
nécessaire au sacrement, mais en cas de nécessité un seul ministre peut
baptiser dans l'eau.
3. Ce n'est pas à cause de sa faiblesse corporelle que le baptisé est reçu par son parrain au sortir de la fontaine sacrée, mais à cause de sa faiblesse spirituelle.
Objections
:
1. Personne ne peut
instruire, s'il n'est lui-même instruit. Mais on prend souvent comme parrains
des gens simples et sans instruction. Le parrain n'est donc pas tenu
d'instruire son filleul.
2. Un fils est mieux
instruit par son père que par un étranger, car c'est de son père, dit le
Philosophe, que le fils reçoit l'être, la nourriture et l'instruction. Donc, si
le parrain doit instruire son filleul, il conviendrait que le père selon la
chair fût plutôt qu'un autre le parrain de son fils, mais cela est interdit par
le droit.
3. Plusieurs maîtres instruisent mieux qu'un seul. Si le parrain est obligé d'instuire son filleul, il faudrait donc qu'il y eût plusieurs parrains plutôt qu'un seul. Mais c'est le contraire que prescrit le pape Léon : "Qu'il n'y ait pas plusieurs parrains à recevoir l'enfant au sortir du baptême, mais qu'il n'y en ait qu'un seul, homme ou femme."
Cependant : S. Augustin dit : "Vous, hommes et femmes, qui avez reçu des fils au baptême, je vous avertis avant tout d'avoir à vous considérer comme responsables devant Dieu de ceux qu'on vous a vus recevoir au sortir de la fontaine sacrée."
Conclusion
:
Chacun est tenu de remplir la charge qu'il accepte. Or nous avons dit que celui qui reçoit quelqu'un au sortir des fonts assume la charge de précepteur. Il est donc obligé de prendre soin de lui, si c'est nécessaire, comme cela arrive en des temps ou des lieux où des néophytes sont élevés parmi les infidèles. Pourtant, s'ils sont élevés parmi des chrétiens catholiques, les parrains peuvent s'estimer libérés de ce soin, en présumant que leurs filleuls sont instruits soigneusement par leurs parents. Mais si d'une façon ou d'une autre ils se rendaient compte qu'il n'en est pas ainsi, ils seraient tenus de s'employer de leur mieux au salut de leurs enfants spirituels.
Solutions
:
1. S'il y avait quelque danger, il faudrait que ce soit quelqu'un " d'instruit dans les choses divines", comme dit Denys qui reçoive le néophyte au sortir de la fontaine sacrée. Mais si ce danger n'existe pas, parce que les enfants sont élevés dans un milieu catholique, n'importe qui peut être admis à cette fonction, car tout le monde connaît ce qui appartient à la foi et à la vie chrétienne.
Et cependant un non-baptisé ne peut
être parrain, comme l'a déclaré un concile de Mayence, bien qu'il puisse
baptiser ; car le ministre est indispensable au sacrement, mais non le parrain,
nous l'avons dit.
2. De même qu'il y a une
génération spirituelle différente de la génération charnelle, il doit aussi y
avoir une autre éducation, selon l'épître aux Hébreux (12, 9) : "Nous
avons eu nos pères selon la chair comme éducateurs et nous les respectons ;
combien plus devons-nous nous soumettre au Père des esprit pour avoir la vie ?
Il faut donc, à moins que la nécessité n'exige le contraire, que le père
spirituel ne soit pas le même que le père selon la chair."
3. Il y aurait confusion dans l'éducation s'il n'y avait pas un unique éducateur principal. C'est pourquoi dans le baptême, il ne doit y avoir qu'un seul parrain principal. D'autres cependant peuvent être admis comme auxiliaires.
1. Tous les hommes sont-ils
tenus de recevoir le baptême ? - 2. Peut-on être sauvé sans le baptême ? - 3.
Le baptême doit-il être retardé ? - 4. Faut-il baptiser les pécheurs ? - 5.
Faut-il imposer des oeuvres satisfactoires aux pécheurs qu'on a baptisés ? - 6.
La confession des péchés est-elle requise ? - 7. L'intention est-elle requise
chez le baptisé ? - 8. La foi est-elle requise ? - 9. Faut-il baptiser les
enfants ? - 10. Faut-il baptiser les enfants des Juifs malgré leurs parents ? -
11. Faut-il baptiser les enfants qui sont encore dans le sein de leur mère ? -
12. Faut-il baptiser les fous et les déments ?
Objections
:
1. Le Christ n'est pas venu
resserrer pour les hommes le chemin du salut. Mais avant la venue du Christ les
hommes pouvaient être sauvés sans le baptême. Donc ils le peuvent encore après
sa venue.
2. Le baptême, semble-t-il,
a été institué surtout comme remède contre le péché originel. Mais celui qui a
été baptisé, n'ayant plus le péché originel, ne peut plus le transmettre à ses
enfants. Il ne semble donc pas qu'il faille baptiser les enfants des baptisés.
3. Le baptême nous est donné pour nous purifier du péché par la grâce. Mais cela, ceux qui sont sanctifiés dès le sein de leur mère l'obtiennent sans le baptême. Ils ne sont donc pas tenus de recevoir le baptême.
Cependant : on lit en S. Jean (3, 5) " Si l'on ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint, on ne peut entrer dans le royaume de Dieu", et dans le livre des Croyances ecclésiastiques : "Nous croyons qu'il n'y a de chemin de salut que pour les baptisés."
Conclusion
:
Les hommes sont tenus de prendre les moyens sans lesquels leur salut est impossible. Or il est évident que nul ne peut trouver le salut que par le Christ ; aussi l'Apôtre dit-il (Rm 5, 12) : "De même que par la faute d'un seul ce fut la condamnation pour tous les hommes, de même par la justice d'un seul, c'est pour tous les hommes la justification qui donne la vie." Or le baptême est donné pour que, régénéré par lui, on soit incorporé au Christ en devenant un de ses membres ; c'est ce que dit S. Paul (Ga 3, 27) : "Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ." Il est donc évident que tous sont tenus au baptême, et que sans lui il ne saurait y avoir de salut pour les hommes.
Solutions
:
1. Jamais les hommes ne purent être sauvés, même avant la venue du Christ, s'ils ne devenaient membres du Christ, car " il n'y a aucun autre nom qui ait été donné aux hommes par lequel nous devions être sauvés " (Ac 4, 12). Avant la venue du Christ les hommes étaient incorporés au Christ par la foi à sa venue future, foi dont le " sceau " était la circoncision (Rm 4, 11). Avant l'institution de la circoncision, c'était par la foi seule, dit S. Grégoire, que les hommes étaient incorporés au Christ, foi accompagnée d’offrandes et de sacrifices, par lesquels les anciens Pères professaient leur foi.
Mais depuis la venue du Christ,
c’est encore par la foi que les hommes sont incorporés au Christ (Ep 3, 17) :
"Le Christ habite dans vos coeurs par la foi." Mais la foi à une
réalité présente s’exprime par un signe autre que celui qui la manifestait
quand cette réalité était encore à venir ; de même que c’est par des mots
différents que l’on exprime le présent, le passé et le futur. Ainsi, bien que le
sacrement de baptême lui-même n'ait pas toujours été nécessaire au salut, la
foi, dont le baptême est le sacrement, a toujours été indispensable.
2. Comme on l'a dit dans la
deuxième Partie, ceux qui sont baptisés sont renouvelés spirituellement par le
baptême, mais leur corps reste soumis à la vétusté du péché, dit S. Paul (Rm 8,
10) : "Le corps est mort à cause du péché, mais l'esprit vit à cause de la
justification." Et S. Augustin en conclut que " n'est pas baptisé
tout ce qui est dans l'homme". Or il est évident que par la génération
charnelle l'homme n'engendre pas selon l'esprit, mais selon la chair. Par
conséquent les enfants des baptisés naissent avec le péché originel. Aussi
ont-ils besoin d'être baptisés.
3. Ceux qui sont sanctifiés
dans le sein de leur mère reçoivent sans doute la grâce qui les purifie du
péché originel, mais ils n'en reçoivent pas pour autant le caractère qui les
configurerait au Christ. Par conséquent, si maintenant encore il y avait des
enfants qui soient sanctifiés dans le sein maternel, il serait nécessaire de
les baptiser, pour que, en recevant le caractère, ils soient conformés aux
autres membres du Christ.
Objections
:
1. Le Seigneur dit (Jn 3,
5) : "Nul, s'il ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint, ne peut entrer
dans le royaume de Dieu." Mais ceux-là seuls sont sauvés qui entrent dans
le royaume de Dieu. Personne donc ne peut être sauvé sans le baptême, qui
régénère dans l'eau et l'Esprit Saint.
2. On lit dans le livre des
Croyances ecclésiastiques : "Nous croyons qu'aucun catéchumène,
fut-il mort dans les bonnes oeuvres, ne peut obtenir la vie éternelle, excepté
dans le cas du martyre, en lequel est accompli tout le sacrement du
baptême." Mais si quelqu'un pouvait être sauvé sans le baptême, ce serait
précisément le cas des catéchumènes qui ont les bonnes oeuvres, et qui semblent
avoir la foi qui agit par la charité. Par conséquent personne ne peut être
sauvé sans le baptême.
3. Comme on l'a dit plus haut le sacrement de baptême est nécessaire au salut. Or le nécessaire est " ce sans quoi une chose ne peut être". Il semble donc que personne ne peut sans le baptême obtenir le salut.
Cependant : S. Augustin dit : "Certains ont pu recevoir le bienfait de la sanctification invisible en dehors des sacrements visibles ; mais la sanctification visible que réalise le sacrement visible, peut être donnée sans la sanctification invisible, mais alors elle ne sert de rien." Comme le sacrement de baptême appartient à la sanctification visible, il semble que sans le sacrement de baptême on puisse obtenir le salut par la sanctification invisible.
Conclusion
:
Il y a deux façons de ne pas être baptisé. D'une part, ne l'être ni de fait ni de désir ; c'est le cas de ceux qui ne sont pas baptisés et ne veulent pas l'être. Et c'est manifestement mépriser le sacrement, au moins chez ceux qui ont l'usage du libre arbitre. Ceux à qui le baptême fait défaut de cette façon ne peuvent parvenir au salut, puisque ni sacramentellement, ni spirituellement, ils ne sont incorporés au Christ qui seul peut nous sauver.
D'autre part, on peut n'être pas baptisé de fait, mais en avoir le désir. C'est le cas de celui qui désire être baptisé, mais qui par accident est surpris par la mort avant d'avoir pu recevoir le baptême. Celui-là, sans avoir reçu de fait le baptême, peut parvenir au salut, à cause du désir du baptême, qui procède de la foi " qui agit par la charité", et par laquelle Dieu, dont la puissance n'est pas liée aux sacrements visibles, sanctifie intérieurement l'homme. Ainsi S. Ambroise dit-il de Valentinien qui mourut catéchumène : "Celui que je devais régénérer, je l'ai perdu, mais lui n'a pas perdu la grâce qu'il avait demandée."
Solutions
:
1. Comme dit l'Écriture (1
S 16, 7) " Les hommes voient ce qui paraît, mais Dieu regarde les
coeurs." Or celui qui désire être régénéré par le baptême dans l'eau et
l'Esprit Saint est régénéré de coeur, mais non de corps ; comme dit l'Apôtre
(Rm 2, 29), " la circoncision du coeur est dans l'esprit et non dans la
lettre ; c'est elle qui sera louée non par les hommes, mais par Dieu".
2. Personne ne parvient à
la vie éternelle s'il n'est absous de toute faute et de toute peine. Cette
absolution totale est donnée dans la réception du baptême, et dans le martyre. Aussi
dit-on que le martyre accomplit tout le sacrement du baptême, en tant qu'il
libère entièrement de la faute et de la peine. Donc, si un catéchumène a le
désir du baptême (autrement il ne mourrait pas dans les bonnes oeuvres, qui ne
peuvent exister sans la foi, qui agit par la charité), et si ce catéchumène
vient à mourir, il ne parvient pas aussitôt à la vie éternelle, mais il subira
la peine de ses péchés passés : "Pourtant il sera sauvé comme à travers le
feu " (1 Co 3, 15).
3. Si l'on dit que le sacrement
de baptême est nécessaire au salut, c'est que l'homme ne peut être sauvé s'il
ne le possède au moins par sa volonté, et Dieu tient cette volonté pour une
chose faite.
Objections
:
1. Le pape Léon dit :
"Le pontife romain a fixé deux époques, Pâques et la Pentecôte, où il
serait légalement permis de baptiser. Nous engageons donc Votre Dilection à ne
pas ajouter d'autres jours à cette prescription." Il ne faut donc baptiser
personne immédiatement, mais différer le baptême jusqu'aux époques susdites.
2. On lit dans les actes
d'un concile d'Agde : "Si les Juifs, que leur infidélité fait souvent
revenir à leur vomissement, désirent se mettre sous la loi de l'Église
catholique, qu'ils restent pendant huit mois avec les catéchumènes à l'entrée
de l'église ; et si l'on voit qu'ils viennent avec une intention pure, on les
jugera dignes de la grâce du baptême." On ne doit donc pas donner
immédiatement le baptême, mais il faut attendre quelque temps.
3. On lit dans Isaïe (27, 9) : "Tout le fruit, c'est que disparaisse le péché." Mais le péché disparaîtrait plus complètement, ou du moins serait diminué, si l'on différait le baptême. D'abord, parce que ceux qui pèchent après le baptême commettent une faute plus grave : "Quel châtiment plus grave pensez-vous que méritera celui qui aura tenu pour profane le sang de l'alliance dans lequel il a été sanctifié ?" (He 10, 29), c'est-à-dire le baptême ? Ensuite le baptême efface les péchés passés, mais non les péchés futurs ; par conséquent, plus on retardera le baptême, plus il remettra de péchés. On doit donc, semble-t-il, le différer longtemps.
Cependant : il est écrit (Si 5, 7) : "Ne tarde pas à te convertir au Seigneur, et ne diffère pas de jour en jour." Mais la parfaite conversion à Dieu est le fait de ceux qui sont régénérés dans le Christ par le baptême. Il ne faut donc pas remettre celui-ci de jour en jour.
Conclusion
:
Ici il faut distinguer selon que les candidats au baptême sont des enfants ou des adultes. Si ce sont des enfants, il ne faut pas différer le baptême, d'abord parce qu'il n'y a pas à attendre chez eux une instruction plus avancée ou une conversion plus complète ; ensuite à cause du danger de mort, puisque pour eux il n'y a pas d'autre remède que le sacrement de baptême.
Quant aux adultes, ils peuvent avoir le secours du seul baptême de désir, comme nous l'avons dit à l'Article précédent. Par conséquent, il ne faut pas leur conférer le sacrement dès leur conversion, mais il faut leur imposer un certain délai. D'abord par prudence, pour que l'Église ne se laisse pas tromper par ceux qui viendraient avec des sentiments feints (1 Jn 4, 1) : "Ne vous fiez pas à tout esprit, mais éprouvez les esprits, pour voir s'ils viennent de Dieu." Pour les candidats au baptême, cette épreuve consistera à examiner leur foi et leur conduite pendant un certain temps. - Ensuite, cela est nécessaire pour le profit des candidats eux-mêmes ; ils ont besoin de quelque délai pour être pleinement instruits de la foi, et pour s'exercer aux devoirs de la vie chrétienne. - Enfin cela est nécessaire pour le respect que nous devons aux sacrements ; si les candidats sont admis au baptême lors des solennités majeures de Pâques et de la Pentecôte, ils reçoivent le sacrement avec plus de dévotion.
Ce délai peut être supprimé pour deux raisons. D'abord quand ceux qui doivent être baptisés paraissent parfaitement instruits dans la foi et aptes au baptême ; ainsi Philippe baptise immédiatement l'eunuque, et Pierre, Corneille et ses compagnons (Ac 8, 36 et 10, 47). - Ensuite en cas de maladie ou de danger de mort. Aussi le pape Léon Il, dit-il : "Ceux que pressent le danger de mort, la maladie, un siège, la persécution ou le naufrage, doivent être baptisés en tout temps." Si pourtant quelqu'un qui attend l'époque fixée par l'Église est surpris par la mort et empêché de recevoir le baptême, il est sauvé, comme nous l'avons dit "à travers le feu". Et il y aurait cependant péché à différer le baptême au-delà du temps fixé par l'Église, sans raison et sans autorisation des supérieurs ecclésiastiques. Mais ce péché peut comme les autres être effacé par la contrition qui tient lieu du baptême, nous l'avons dit.
Solutions
:
1. Cette prescription du
pape Léon de s'en tenir pour l'administration du baptême aux deux jours de fête
doit s'entendre, comme on l'a dit, " hors du péril de mort", qui est
toujours à craindre pour les enfants.
2. Cette mesure concernant
les juifs a été prise pour la sécurité de l'Église, afin qu'ils ne corrompent
pas la foi des simples au cas où il ne seraient pas pleinement convertis. Et
cependant, comme on l'ajoute, " si durant le délai prescrit ils tombent
malades et courent quelque danger, il faut les baptiser".
3. Par la grâce qu'il
confère, le baptême non seulement remet les péchés passés, mais empêche aussi
d'en commettre à l'avenir. Et que les hommes ne pèchent pas, c'est cela qu'il
faut considérer ; que leurs fautes soient moins graves, ou même que leurs
péchés soient lavés, cela est secondaire, selon ce que dit S. Jean : "Mes
petits enfants, je vous écris cela pour que vous ne péchiez pas. Mais si
quelqu'un a péché, nous avons un avocat auprès du Père, Jésus Christ le juste ;
lui-même est la propitiation pour nos péchés " (1 Jn 2, 1-2).
Objections
:
1. On lit dans Zacharie
(13, 1) : "En ce jour-là, il y aura une source ouverte à la maison de
David et aux habitants de Jérusalem, pour laver le péché et la souillure",
ce qui s'entend de la fontaine baptismale. Il semble donc qu'il faut donner le
sacrement de baptême même aux pécheurs.
2. Le Seigneur dit (Mt 9,
12) : "Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin du médecin, mais
les malades." Les malades, ce sont les pécheurs. Et comme le remède que
donne ce médecin spirituel, le Christ, c'est le baptême, il semble qu'il faut
donner aux pécheurs le sacrement de baptême.
3. Aucun secours spirituel ne doit être refusé aux pécheurs. Mais les pécheurs baptisés sont aidés spirituellement par le caractère baptismal, qui est une disposition à la grâce ; il semble donc qu'il faut donner aux pécheurs le sacrement de baptême.
Cependant : S. Augustin dit : "Celui qui t'a créé sans toi ne te justifiera pas sans toi." Mais le pécheur, qui n'a pas la volonté bien disposée, ne coopère pas à l'oeuvre de Dieu. Donc lui donner le baptême ne servirait pas à sa justification.
Conclusion
:
On peut être pécheur de deux façons. D'abord à cause de la souillure d'une faute passée. A ceux qui sont pécheurs en ce sens il faut conférer le baptême, qui a été institué précisément pour nous purifier de la souillure du péché,, comme dit S. Paul (Ep 5, 2) : "La purifiant, - l'Église dans le bain d'eau avec la parole de vie."
Mais on peut aussi être pécheur par la volonté de pécher et le propos de demeurer dans le péché. A ceux qui sont pécheurs en ce sens il ne faut pas conférer le baptême. D'abord parce que le baptême nous incorpore au Christ (Ga 3, 27) : "Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ." Or, aussi longtemps qu'on a la volonté de pécher, on ne peut être uni au Christ (2 Co 6, 14) : "Qu'y a-t-il de commun entre la justice et l'iniquité ? " Aussi S. Augustin dit-il que " nul homme, en possession du libre arbitre, ne peut commencer une vie nouvelle sans se repentir de l'ancienne". - Ensuite, parce qu'il ne doit y avoir rien d'inutile dans les oeuvres du Christ et de l'Église. Or est inutile ce qui n'atteint pas la fin à laquelle il est destiné. Et personne ne peut avoir la volonté de pécher et en même temps être purifié du péché, ce qui est le but du baptême : ce serait contradictoire. - Enfin, parce qu'il ne doit y avoir aucune fausseté dans les signes sacramentels. Or un signe est faux quand la chose signifiée n'y correspond pas. Mais quand un homme se présente à l'ablution baptismale, cela signifie qu'il se dispose à la purification intérieure. Or ce n'est pas le cas pour celui qui a le propos de demeurer dans son péché. Il est donc clair qu'à des pécheurs de cette sorte on ne doit pas administrer le baptême.
Solutions
:
1. Ce texte doit s'entendre
des pécheurs qui ont la volonté de sortir de leur péché.
2. Le médecin des âmes, le Christ, agit de deux façons. D'abord, à l'intérieur et par lui-même, et c'est ainsi qu'il prépare la volonté de l'homme à vouloir le bien et détester le mal. D'autre part, il agit par ses ministres, en employant extérieurement les sacrements, et ainsi il agit en achevant à l'extérieur ce qu'il a commencé à l'intérieur.
Aussi le baptême ne doit-il être
administré qu'à celui qui présente quelque signe de conversion intérieure, de
même qu'on ne donne de médicaments corporels qu'au malade en qui apparaît
quelque signe de vie.
3. Le baptême est le
sacrement de la foi. Or la foi informe ne suffit pas au salut, et elle n'en est
pas le fondement ; il y faut la foi formée, " qui agit par la
charité", dit S. Augustin. Ainsi le baptême ne peut pas non plus donner le
salut, si l'on garde la volonté de pécher, qui exclut la forme de la foi. - Et
l'impression du caractère baptismal ne peut disposer à la grâce aussi longtemps
qu'apparaît la volonté de péché, car, dit S. Jean Damascène : "Dieu ne
force personne à la vertu."
Objections
:
1. Il appartient à
la justice divine de punir tout péché - "Toutes les actions, Dieu les
citera en jugement" (Qo 12, 14). Mais on impose des oeuvres satisfactoires
aux pécheurs en punition de leurs fautes passées. Il semble donc qu'il faut
imposer des oeuvres satisfactoires aux pécheurs qui reçoivent le baptême.
2. Les oeuvres
satisfactoires exercent à la justice les pécheurs nouvellement convertis, et
leur évitent les occasions de rechute, car "la satisfaction supprime les
causes du péché et ne laisse pas entrer le péché". Mais cela est
extrêmement nécessaire aux nouveaux baptisés. Il semble donc qu'il faut leur
imposer des oeuvres satisfactoires.
3. Il n'est pas moins nécessaire de satisfaire à Dieu qu'aux hommes. Si les nouveaux baptisés ont causé quelque dommage à leur prochain, on doit leur enjoindre de le réparer. Donc il faut aussi leur enjoindre de satisfaire envers Dieu par des oeuvres de pénitence.
Cependant : sur ce texte (Rm 11, 29) "Les dons de Dieu et son appel sont sans repentance", S. Ambroise dit : "La grâce de Dieu ne demande dans le baptême ni gémissements ni lamentations, ni une oeuvre quelconque, mais la foi seule, et elle pardonne tout gratuitement."
Conclusion
:
L'Apôtre dit aux Romains (6, 3) " Nous tous, qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, c'est dans sa mort que nous avons été baptisés ; nous avons été ensevelis avec lui par le baptême en sa mort." Ainsi par le baptême l'homme est incorporé à la mort même du Christ. Or, d'après ce qui a été dit plus haut, il est clair que la mort du Christ a satisfait suffisamment pour les péchés, " non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier" (1 Jn 2, 2). Par conséquent, à celui qui est baptisé, quelles que soient ses fautes, on ne doit imposer aucune satisfaction, car ce serait faire injure à la passion et à la mort du Christ, comme si elles ne suffisaient pas à satisfaire pleinement pour les péchés des baptisés.
Solutions
:
1. S. Augustin dit :
"L'effet du baptême est d'incorporer les baptisés au Christ comme ses
membres." Donc la peine même du Christ a satisfait pour les péchés des
baptisés, comme la peine d'un membre peut satisfaire pour le péché d'un autre
membre. Aussi Isaïe dit-il (53, 4) " Il a vraiment porté nos maladies, il
s'est chargé de nos iniquités."
2. Les néophytes doivent
être exercés à pratiquer la justice, mais par des oeuvres faciles, et non par
des oeuvres douloureuses, " pour les conduire comme par le lait d'un
exercice facile jusqu'à une haute perfection", dit la Glose sur le Psaume
(131, 2) : "comme un enfant sevré près de sa mère...". Aussi le
Seigneur exempta de jeûner ses disciples récemment convertis (Mt 9, 14). Et
c'est ce que dit S. Pierre (1 P 2, 2) : "Comme des nouveau-nés désirez le
lait, pour qu'il vous fasse grandir pour le salut."
3. Restituer le bien mal
acquis, et réparer les torts commis envers le prochain, c'est abandonner le
péché, puisque c'est un péché de retenir le bien d'autrui et de ne pas se
réconcilier avec le prochain. C'est pourquoi il faut enjoindre aux nouveaux
baptisés de réparer envers le prochain, comme on leur enjoint d'abandonner le
péché. Mais il n'y a pas à leur imposer une peine quelconque pour les péchés
passés.
Objections
:
1. On lit en S. Matthieu
(3, 6) que " beaucoup de gens étaient baptisés par Jean dans le Jourdain,
confessant leurs péchés". Il semble donc qu'à plus forte raison ceux qui
se font baptiser du baptême du Christ doivent confesser leurs péchés.
2. On lit dans les
Proverbes (28, 13) : "Celui qui cache ses fautes ne prospérera pas ; mais
celui qui les avoue et les quitte, obtiendra miséricorde." Mais on se fait
baptiser pour obtenir le pardon de ses péchés. Donc ceux qui se font baptiser
doivent confesser leurs péchés.
3. La pénitence est requise avant le baptême, suivant cette parole des Actes (2, 38) : "Faîtes pénitence et que chacun de vous se fasse baptiser." Mais la confession est une partie de la pénitence. Il semble donc qu'elle est requise avant le baptême.
Cependant : c'est avec des larmes que nous devons confesser nos péchés : "Il faut repasser dans son coeur toute cette multiplicité de péchés et les pleurer", dit S. Augustin. Mais S. Ambroise dit que " la grâce de Dieu ne demande dans le baptême ni gémissements ni lamentations". Ceux qui vont être baptisés ne doivent donc pas confesser leurs péchés.
Conclusion
:
Il y a deux façons de confesser ses péchés. L'une est intérieure et s'adresse à Dieu. Celle-là est requise avant le baptême : l'homme doit se souvenir de ses péchés et les regretter, " car personne, dit S. Augustin , ne peut commencer une vie nouvelle s'il ne se repent de l'ancienne".
L'autre confession est extérieure et se fait au prêtre. Celle-là n'est pas requise avant le baptême. D'abord parce que cette confession, qui s'adresse à la personne du ministre, appartient au sacrement de pénitence, qui n'est pas exigé avant le baptême, "porte de tous les sacrements". - Puis cette confession extérieure se fait au prêtre pour qu'il absolve le pénitent de ses péchés et lui impose des oeuvres satisfactoires ; mais, on l'a dit ci-dessus, il ne faut pas en imposer aux baptisés. - Enfin, cette confession détaillée faite à un homme a quelque chose de pénible, à cause de la honte qu'on a de s'accuser. Et il ne faut imposer au baptisé aucune peine extérieure.
Par conséquent, on ne demande pas aux baptisés une confession détaillée de leurs péchés ; mais il suffit de la confession générale qu'ils font quand, selon le rite de l'Église, ils renoncent à Satan et à toutes ses oeuvres. Aussi la Glose dit-elle que le baptême de Jean donne aux catéchumènes l'exemple de confesser leurs péchés et de promettre une vie meilleure.
Pourtant si, par dévotion, certains voulaient confesser leurs péchés, il faudrait entendre leur confession, non pas pour leur imposer une pénitence, mais pour leur donner, contre leurs fautes coutumières, une formation à la vie spirituelle.
Solutions
:
1. Le baptême de Jean ne
remettait pas les péchés, mais c'était un baptême de repentance. C'est pourquoi
ceux qui venaient le recevoir faisaient bien de confesser leurs péchés, pour
recevoir une pénitence proportionnée. Mais le baptême du Christ, dit S.
Ambroise, ne comporte pas de pénitence extérieure. Le cas n'est donc pas le
même.
2. L'aveu intérieur fait à
Dieu, et même la confession extérieure générale suffisent pour que les baptisés
puissent être mis dans la voie droite et obtenir miséricorde. Mais, nous
l'avons dit, une confession extérieure détaillée n'est pas requise.
3. La confession est une
partie de la pénitence sacramentelle, laquelle, nous venons de le dire, n'est
pas requise avant le baptême ; mais ce qui est requis c'est la vertu de la
pénitence intérieure.
Objections
:
1. Le baptisé, dans le
sacrement, n'a que le rôle de patient. Or l'intention est requise, non chez le
patient, mais chez l'agent.
2. Si l'on omet un élément
essentiel au baptême, il faut que le sujet soit rebaptisé, comme si l'on omet
l'invocation de la Trinité. Mais il ne semble pas qu'il faille rebaptiser celui
qui n'avait pas l'intention de recevoir le baptême. Autrement, comme on ne peut
être certain de l'intention, n'importe qui pourrait demander à être rebaptisé à
cause de son défaut d'intention. Il ne semble donc pas que l'intention de
recevoir le sacrement soit requise chez le baptisé.
3. Le baptême est donné contre le péché originel. Or, on contracte le péché originel à la naissance, sans aucune intention. De même, semble-t-il, le baptême ne requiert pas l'intention de la part du baptisé.
Cependant : selon le rite de l'Église, les catéchumènes affirment publiquement qu'ils demandent à l'Église le baptême. Par là ils affirment leur intention de recevoir ce sacrement.
Conclusion
:
Par le baptême, on meurt à l'ancienne vie de péché pour commencer une vie nouvelle : "Nous avons été ensevelis avec le Christ par le baptême en sa mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts, nous aussi nous marchions dans une vie nouvelle " (Rm 6, 4). Or, pour mourir à sa vie ancienne, il faut, dit S. Augustin, chez l'homme qui dispose de son libre arbitre, la volonté de regretter le passé ; de même est requise la volonté de commencer la vie nouvelle dont le principe est la réception même du sacrement. Par conséquent, il est requis du baptisé qu'il ait la volonté, ou l'intention, de recevoir le sacrement.
Solutions
:
1. Dans la justification
opérée par le baptême, la passivité n'est pas contrainte, mais volontaire.
Aussi l'intention de recevoir ce qui est donné là est-elle requise.
2. Si un adulte n'avait pas
eu l'intention de recevoir le sacrement, il faudrait le rebaptiser. Si l'on
n'en était pas certain, il faudrait dire : "Si tu n'es pas baptisé, je te
baptise."
3. Le baptême est donné non
seulement contre le péché originel, mais aussi contre le péché actuel qui
provient de la volonté et de l'intention.
Objections
:
1. Le baptême a été
institué par le Christ. Mais le Christ, en prescrivant la forme du baptême,
suppose la foi avant le baptême (Mc 16, 16) : "Celui qui croira et sera
baptisé sera sauvé." Il semble donc que sans la foi il ne peut y avoir de
baptême.
2. Rien n'est inutile dans
les sacrements de l'Église. Mais selon le rite de l'Église, on interroge sur sa
foi celui qui s'approche du baptême, quand on lui demande : "Crois-tu en Dieu,
le Père tout-puissant ?" Il semble donc que la foi est requise pour le
baptême.
3. Le baptême requiert
l'intention de recevoir le sacrement. Mais cette intention n'est possible
qu'avec une foi droite, puisque le baptême est le sacrement de la foi droite ;
car c'est par lui que les hommes sont incorporés au Christ, dit S. Augustin ,
et cela n'est possible qu'avec une foi droite : "le Christ habite dans vos
coeurs par la foi " (Ep 3, 17). Il semble donc que celui qui n'a pas la
vraie foi ne peut recevoir le sacrement de baptême.
4. L'infidélité est le plus grave des péchés, comme on l'a montré dans la deuxième Partie. Mais il ne faut pas baptiser ceux qui demeurent dans le péché. Ni non plus, donc, ceux qui persistent dans l'infidélité.
Cependant : S. Grégoire écrit à l'évêque Quirice : "Les anciennes décisions des Pères nous ont appris que ceux qui dans l'hérésie ont été baptisés au nom de la Trinité, s'ils reviennent à l'Église, doivent être reçus dans le sein de la Mère Église par l'onction du chrême, ou par l'imposition des mains, ou seulement par la profession de foi." Il n'en serait pas ainsi si la foi était nécessairement requise pour recevoir le baptême.
Conclusion
:
Comme il ressort de ce que nous avons dit baptême produit dans l'âme deux effets, le caractère et la grâce. Aussi une condition peut-elle être nécessaire pour le baptême à double titre. Il y a d'une part ce qui est nécessaire à la réception de la grâce, effet ultime du sacrement. Et dans ce sens, la foi est nécessaire pour le baptême, car, comme dit S. Paul (Rm 3, 22) : "la justice de Dieu est par la foi en Jésus Christ".
Il y a d'autre part ce qui est requis nécessairement pour l'impression du caractère baptismal. Et à ce titre la foi du baptisé n'est pas requise nécessairement pour le baptême, pas plus que la foi de celui qui baptise, pourvu que soient remplies les autres conditions nécessaires au sacrement. Car le sacrement n'est pas l'oeuvre de la justice de l'homme, ni de celui qui le donne, ni de celui qui le reçoit, mais il est l'oeuvre de la puissance de Dieu.
Solutions
:
1. Le Seigneur parle ici du
baptême comme du moyen de conduire les hommes au salut par la grâce
sanctifiante, ce qui est impossible sans la vraie foi. Aussi dit-il
expressément : "Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé."
2. L'intention de l'Église est de baptiser les hommes pour les purifier de leurs péchés, selon la parole d'Isaïe (27, 9) : "Tout le fruit, c'est le pardon de leurs péchés." Aussi elle ne veut, pour ce qui est d'elle, donner le baptême qu'à ceux qui ont la vraie foi, sans laquelle il n'y a pas de rémission des péchés. Aussi interroge-t-elle ceux qui viennent au baptême, pour leur demander s'ils croient.
Mais si quelqu'un reçoit le baptême
en dehors de l'Église et sans avoir la vraie foi, le sacrement n'est pas utile
à son salut. Aussi S. Augustin dit-il : "Comparer l'Église au paradis nous
apprend que les hommes peuvent, même en dehors d'elle, recevoir son baptême,
mais que sans elle nul ne peut recevoir ni garder le salut de la
béatitude."
3. Même sans avoir la vraie
foi aux autres articles, on peut avoir la vraie foi à l'égard du sacrement de
baptême ; ainsi rien n'empêche qu'on puisse avoir l'intention de recevoir le
baptême. Et même si l'on n'a pas une idée juste de ce sacrement, il suffit pour
le recevoir d'avoir l'intention générale de recevoir le baptême tel que le
Christ l'a institué et tel que l'Église le donne.
4. De même qu'il ne faut
pas conférer le sacrement de baptême à celui qui ne veut pas sortir de ses
autres péchés, de même en va-t-il de celui qui ne veut pas abandonner
l'infidélité. Pourtant si on le leur confère, l'un et l'autre reçoivent le
sacrement, mais sans profit pour leur salut.
Objections
:
1. Chez celui qui reçoit le
baptême est requise, comme on l'a dit l'intention de recevoir le sacrement. Or
les enfants, qui n'ont pas l'usage de leur libre arbitre, ne peuvent avoir
cette intention. Il semble donc qu'ils ne peuvent pas recevoir le sacrement de
baptême.
2. Le baptême, comme on l'a
dit plus haut, est le sacrement de la foi. Mais les enfants n'ont pas la foi,
puisqu'elle consiste, dit S. Augustin " dans la volonté de ceux qui
croient". On ne peut pas dire non plus qu'ils sont sauvés par la foi des
parents, puisque parfois les parents sont infidèles, et que leur infidélité
pourrait perdre leurs enfants. Il semble donc que les enfants ne peuvent pas
être baptisés.
3. S. Pierre dit (1 P 3, 21) : "Le baptême qui sauve les hommes, ce n'est pas l'ablution des souillures du corps, mais la demande à Dieu d'une bonne conscience." Or la conscience des enfants ne peut être ni bonne ni mauvaise, puisqu'ils n'ont pas l'usage de la raison. Il ne convient pas non plus de les interroger, puisqu'ils ne comprennent pas. Donc il ne faut pas les baptiser.
Cependant : Denys affirme : "Nos chefs divins (les Apôtres) ont jugé bon d'admettre les enfants au baptême."
Conclusion
:
L'Apôtre dit aux Romains (5, 17) : "Si par le péché d'un seul la mort a régné par un seul (c'est-à-dire par Adam) à plus forte raison ceux qui reçoivent l'abondance de la grâce et du don et de la justice, régneront-ils dans la vie par un seul, Jésus Christ." Or les enfants, par le péché d'Adam, contractent le péché originel : on le voit à ce qu'ils sont soumis à la mortalité qui, par le péché du premier homme, est passée à tous les autres, dit l'Apôtre au même endroit. Aussi, et à plus forte raison, les enfants peuvent-ils par le Christ recevoir la grâce qui les fera régner dans la vie éternelle. Mais le Seigneur lui-même a dit (Jn 3, 5) : "Nul, s'il n'est rené de l'eau et de l'Esprit Saint, ne peut entrer dans le royaume de Dieu." Aussi est-il nécessaire de baptiser les enfants ; puisqu'à leur naissance ils encourent par Adam leur condamnation, il faut qu'en renaissant ils reçoivent du Christ leur salut.
Il convient aussi de baptiser les enfants pour que, nourris dès l'enfance dans la vie chrétienne, ils y persévèrent avec plus de fermeté, selon ce que disent les Proverbes (22, 6) : "Le jeune homme, une fois engagé dans sa voie, ne la quittera pas, même devenu vieux." Et c'est la raison que donne Denys dans le texte cité.
Solutions
:
1. La régénération
spirituelle opérée par le baptême ressemble à la génération charnelle en ceci :
dans le sein maternel les enfants ne se nourrissent pas eux-mêmes, mais sont
alimentés par la nourriture que prend leur mère ; ainsi les enfants qui n'ont
pas l'usage de la raison, comme s'ils étaient dans le sein de la Mère Église,
reçoivent-ils le salut, non par eux-mêmes, mais par les actes, de l'Église."
La Mère Église, dit S. Augustin, prête aux enfants sa bouche maternelle pour
qu'ils soient abreuvés des saints mystères, puisqu'ils ne peuvent encore croire
pour la justice avec leur propre coeur, ni confesser la foi pour le salut avec
leur propre bouche. Mais si l'on a raison de les appeler fidèles parce qu'ils
professent d'une certaine manière leur foi par la bouche de ceux qui les
portent, pourquoi ne les appellerait-on pas aussi pénitents, puisque par la
bouche de ceux qui les portent on les entend renoncer au diable et au monde ?
" Et pour la même raison, on peut dire qu'ils ont l'intention de recevoir
le baptême, non pas certes par un acte d'intention personnelle, puisqu'il leur
arrive parfois de s'y opposer et de pleurer, mais par l'acte de ceux qui les
présentent.
2. S. Augustin écrit à Boniface : "Dans l'Église du Sauveur les petits enfants croient par les autres, de même que c'est par les autres qu'ils ont contracté les péchés qui sont remis dans le baptême." Leur salut n'est pas empêché par l'infidélité de leurs parents puisque, dit encore S. Augustin écrivant au même Boniface, "les petits enfants sont présentés pour recevoir la grâce spirituelle, moins par ceux dont les mains les portent (qui pourtant eux aussi les présentent, s'ils sont fidèles), que par toute la société des saints et des fidèles. On a raison de croire qu'ils sont offerts par tous ceux qui le veulent et dont la charité les admet à la communion du Saint-Esprit".
Et si des parents infidèles s'efforcent d'initier ces enfants au culte des démons après leur baptême, cette infidélité ne nuit pas aux enfants. Car, dit S. Augustin, "une fois engendrés par la volonté des autres, l'enfant ne peut ensuite être pris dans, les liens de l'iniquité d'autrui, selon la parole d'Ézéchiel (18, 4) : "Comme l'âme du père est à moi, ainsi l'âme du fils ; l'âme qui pèche, c'est elle qui mourra." Et si l'enfant a contracté en Adam la souillure dont la grâce du sacrement devait le libérer, c'est parce qu'il ne vivait pas encore d'une vie personnelle".
Mais la foi d'un seul, ou plutôt la
foi de toute l'Église, sert à l'enfant par l'opération du Saint-Esprit qui fait
l'unité de l'Église et par qui les biens de chacun sont communs à tous les
autres.
3. De même qu'à son baptême
l'enfant croit non d'une foi personnelle, mais par une foi des autres, de même
il est interrogé, non lui-même, mais en la personne des autres, et ceux qui
sont interrogés confessent la foi de l'Église en son nom ; il est agrégé à
cette foi par le sacrement de la foi. Quant à la "bonne conscience",
l'enfant l'acquiert en lui-même, non pas encore en acte, mais en habitus, par
la grâce sanctifiante.
Objections
:
1. On doit sauver un homme
du danger de la mort éternelle plus encore que du danger de la mort temporelle.
Or si un enfant est en danger de mort temporelle, on doit lui porter secours,
même si par méchanceté ses parents s'y opposaient. A plus forte raison faut-il
donc, malgré leurs parents, préserver du danger de la mort éternelle les
enfants qui sont fils d'infidèles.
2. Les fils d'esclaves sont
esclaves et au pouvoir de leurs maîtres. Mais les juifs et tous les autres
infidèles sont esclaves des rois et des princes. Les princes peuvent donc, sans
aucune injustice, faire baptiser les enfants des juifs et ceux de leurs autres
esclaves infidèles.
3. Un homme appartient à Dieu, de qui il tient son âme, plus qu'à son père de qui il tient son corps. Il n'y a donc pas d'injustice à enlever à leurs parents selon la chair les enfants des infidèles pour les consacrer à Dieu par le baptême.
Cependant : on lit dans les décrétales ce canon d'un concile de Tolède : "Quant aux Juifs, le saint concile a décrété que désormais personne ne doit être amené à la foi par violence ; ce n'est pas malgré eux qu'il faut les sauver, mais de leur plein gré, pour que reste entière la forme de la justice."
Conclusion
:
Les enfants qui sont fils d'infidèles ont l'usage de la raison, ou ils ne l'ont pas. S'ils l'ont, ils commencent à pouvoir disposer d'eux-mêmes en ce qui est de droit divin et de droit naturel. Ils peuvent donc, de leur propre volonté et malgré leurs parents, se faire baptiser, tout comme ils peuvent contracter mariage, et c'est pourquoi on peut licitement les exhorter et les inviter à recevoir le baptême.
Mais s'ils n'ont pas encore l'usage de la raison, ils sont, de droit naturel, sous la tutelle de leurs parents, aussi longtemps qu'ils ne peuvent pas se gouverner eux-mêmes. Ainsi dit-on que sous la loi ancienne les enfants étaient sauvés par la foi de leurs parents. Ce serait donc contraire à la justice naturelle que de baptiser ces enfants contre le gré de leurs parents, comme de baptiser malgré lui un homme qui a l'usage de la raison. Il serait de plus dangereux de baptiser les enfants des infidèles, car ils retourneraient facilement à l'infidélité, à cause de l'affection naturelle qu'ils ont pour leurs parents. Par conséquent, ce n'est pas l'habitude de l'Église de baptiser les enfants des infidèles malgré leurs parents.
Solutions
:
1. Il n'est pas permis
d'arracher quelqu'un à la mort corporelle au mépris du droit civil ; par
exemple on n'a pas le droit d'arracher à la mort par violence celui qui a été
condamné à mort par le juge. De même, il n'est pas permis, pour préserver un
enfant du danger de la mort éternelle, de violer l'ordre du droit naturel qui
le met sous la tutelle de son père.
2. Les juifs sont les
esclaves des princes, mais d'un esclavage purement civil, qui n'exclut pas
l'ordre du droit naturel ou du droit divin.
3. L'homme est ordonné à
Dieu par sa raison, qui lui permet de le connaître. Par conséquent avant
d'avoir l'usage de la raison, l'enfant, d'après l'ordre de la nature, est
ordonné à Dieu par la raison de ses parents, aux soins desquels la nature l'a
soumis. C'est en suivant leurs décisions qu'il faut agir envers lui dans les
choses divines.
Objections
:
1. Le don du Christ est
plus efficace pour notre salut que ne l'est le péché d'Adam pour notre
damnation, dit S. Paul (Rm 5, 15). Mais les enfants sont, dès le sein de leur
mère, condamnés à cause du péché d'Adam. Donc, et à plus forte raison,
peuvent-ils être sauvés par le don du Christ, ce que fait le baptême. On peut
donc baptiser les enfants dans le sein de leur mère.
2. L'enfant dans le sein de
sa mère est quelque chose d'elle. Mais si l'on baptise la mère, tout ce qui est
d'elle sera baptisé aussi. Il semble donc que si l'on baptise la mère, l'enfant
qui est dans son sein sera baptisé aussi.
3. La mort éternelle est
pire que la mort corporelle. Mais de deux maux il faut choisir le moindre.
Donc, si un enfant dans le sein de sa mère ne peut être baptisé, il vaudrait
mieux ouvrir la mère et en extraire l'enfant pour le baptiser, plutôt que de
laisser l'enfant mourir sans baptême et aller à la mort éternelle.
4. Il arrive parfois qu'une partie seulement de l'enfant vienne d'abord, comme on le lit à propos de Thamar (Gn 38, 27) : "Lorsqu'elle accoucha, un des enfants étendit la main ; la sage-femme y attacha un fil écarlate en disant : "Celui-ci est le premier." Mais l'enfant retira sa main, et l'autre sortit." Mais il arrive en pareil cas qu'il y ait péril de mort. Il semble donc qu'il faille baptiser la partie qui se présente, alors que l'enfant est encore dans le sein maternel.
Cependant : S. Augustin écrit "Personne ne peut renaître qui ne soit né d'abord." Mais le baptême est une renaissance spirituelle. On ne peut donc baptiser quelqu'un avant qu'il sorte du sein maternel.
Conclusion
:
Il est nécessaire au baptême que le corps du baptisé soit en quelque façon lavé dans l'eau, puisque le baptême, comme on l'a dit, est une ablution. Mais le corps d'un enfant, avant qu'il sorte du sein maternel, ne peut en aucune façon être lavé dans l'eau. A moins qu'on n'aille dire que l'ablution baptismale, qui lave le corps de la mère, atteint l'enfant qu'elle porte en son sein. Mais cela ne peut se faire, d'abord parce que l'âme de l'enfant, que le baptême est destiné à sanctifier, est distincte de l'âme de sa mère, - puis parce que le corps d'un enfant animé est déjà formé, et donc distinct du corps de sa mère. Ainsi le baptême que reçoit la mère ne rejaillit pas sur l'enfant. Aussi S. Augustin écrit-il contre julien : "Si le foetus appartenait au corps de la mère au point d'être considéré comme une partie d'elle-même, on ne baptiserait pas l'enfant dont la mère a été baptisée en cas de danger de mort au cours de sa grossesse. Comme néanmoins on baptise l'enfant, c'est donc que, même dans le sein de sa mère, il n'appartient pas au corps de celle-ci."
Ainsi reste-t-il qu'en aucune manière on ne peut baptiser les enfants qui sont encore dans le sein maternel.
Solutions
:
1. Les enfants dans le sein
de leur mère ne sont pas encore venus à la lumière pour partager la vie des
autres hommes. Aussi ne peuvent-ils être soumis à l'action de ceux-ci pour
recevoir par leur ministère les sacrements qui leur donneraient le salut. Mais
ils peuvent être soumis à l'action de Dieu, pour qui ils sont vivants, et par
privilège recevoir la grâce de la sanctification, comme cela se voit pour les
saints qui furent sanctifiés dans le sein de leur mère.
2. Les organes internes de
la mère sont quelque chose d'elle par la continuité et l'union d'une partie
matérielle avec le tout. Mais l'enfant dans le sein de sa mère est quelque
chose d'elle par le lien qui attache l'un à l'autre deux corps distincts. Le
cas n'est donc pas le même.
3. On ne doit pas faire le
mal pour qu'en sorte le bien", dit S. Paul (Rm 3, 8). Il n'est donc pas
permis de tuer la mère pour baptiser son enfant. Cependant, si la mère est
morte et que l'enfant vive encore dans son sein, il faut l'ouvrir pour baptiser
l'enfant.
4. A moins qu'il y ait
péril de mort, il faut attendre, pour donner le baptême, que l'enfant soit
entièrement sorti. S'il y avait danger de mort imminente, et que sorte la
première la tête, qui est le siège du sentiment, il faudrait baptiser l'enfant.
Et il n'y aurait pas à le rebaptiser ensuite, s'il vient à naître entièrement.
Il faudrait faire de même, en cas de péril imminent, quelle que soit la partie
du corps qui se présente. Cependant, comme la perfection de l'homme ne réside
en aucune partie comme dans la tête, certains tiennent qu'à cause du doute il
faut, l'accouchement achevé, et quelle que soit la partie du corps qui a reçu
l'eau, que l'enfant soit baptisé ainsi " Si tu n'es pas baptisé, je te
baptise."
Objections
:
1. La réception du baptême
requiert, comme on l'a dit, l'intention du sujet. Mais les fous et les déments,
qui sont privés de l'usage de la raison, ne peuvent avoir une intention réglée.
Ils ne doivent donc pas être baptisés.
2. C'est par la raison que
l'homme est supérieur aux animaux. Mais les fous et les déments n'ont pas
l'usage de la raison, et parfois même on ne peut attendre, comme chez l'enfant
qu'elle s'éveille en eux. Il semble donc que, comme on ne baptise pas les
animaux, on ne doit pas non plus baptiser les fous et les déments.
3. L'usage de la raison est plus étroitement lié par la folie ou la démence que par le sommeil. Mais on n'a pas l'habitude de donner le baptême aux gens qui dorment. On ne doit donc pas non plus le donner aux déments et aux fous.
Cependant : S. Augustin dit de l'un de ses amis qu'on le baptisa alors qu'il était dans un état désespéré. Et cependant ce baptême fut efficace. On doit donc quelquefois donner le baptême à ceux qui n'ont pas l'usage de la raison.
Conclusion
:
Au sujet des fous et des déments, il faut distinguer. Certains sont dans cet état depuis leur naissance, n'ont pas d'intervalles lucides, et aucun usage de la raison n'apparaît en eux. En ce qui concerne le baptême, il faut en juger comme des enfants, que l'on baptise dans la foi de l'Église.
Il y en a d'autres qui, après avoir été sains d'esprit, sont tombés dans la folie. Il faut en juger selon la volonté qu'ils avaient exprimée alors qu'ils étaient sains d'esprit. S'ils ont alors manifesté la volonté de recevoir le baptême, on doit le leur donner dans leur état de folie ou démence, même si maintenant ils y contredisent. Si au contraire, ils n'ont manifesté, alors qu'ils étaient sains d'esprit, aucune volonté de recevoir le baptême, il ne faut pas les baptiser.
Certains sont fous ou déments depuis leur naissance, mais ont cependant des intervalles lucides pendant lesquels ils peuvent user droitement de leur raison. Si alors ils veulent être baptisés, on peut les baptiser, même s'ils sont retombés dans leur démence, et même on le doit, s'ils sont en danger de mort ; sinon il vaut mieux attendre un moment de lucidité pour qu'ils puissent recevoir le sacrement avec plus de dévotion. Mais si, dans leurs intervalles de lucidité, ils ne manifestent aucune intention de recevoir le baptême, il ne faut pas les baptiser quand ils retombent dans leur état.
D'autres enfin, même s'ils ne sont pas absolument sains d'esprit, ont cependant assez de raison pour pouvoir penser à leur salut et comprendre la vertu du sacrement. Il faut juger de ceux-ci comme de ceux qui sont sains d'esprit, et que l'on baptise de leur plein gré, et non malgré eux.
Solutions
:
1. Les déments qui n'ont
jamais eu et n'ont pas l'usage de la raison sont baptisés en vertu de
l'intention de l'Église, comme on l'a dit au sujet des enfants. Ceux qui ont eu
quelque temps l'usage de la raison, ou qui l'ont maintenant, sont baptisés
selon leur propre intention, qu'ils ont maintenant ou qu'ils ont eue quand ils
étaient sains d'esprit.
2. Les fous et les déments
sont privés de l'usage de la raison accidentellement, à cause de quelque
obstacle provenant des organes corporels et non pas, comme les animaux, parce
qu'ils n'auraient pas une âme raisonnable. Le cas n'est donc pas le même.
3. Ceux qui dorment ne doivent être baptisés qu'en danger de mort imminente. Et dans ce cas on doit les baptiser si auparavant ils ont manifesté le désir de recevoir le baptême, comme on l'a dit des fous. C'est ce que S. Augustin raconte de son ami qui fut baptisé sans le savoir, à cause du danger de mort.
1. Le baptême enlève-t-il tous
les péchés ? - 2. Le baptême délivre-t-il de toute peine ? - 3. Le baptême
enlève-t-il les maux de cette vie ? - 4. Le baptême confère-t-il la grâce et
les vertus ? - 5. Les effets des vertus conférées par le baptême. - 6. Même les
petits enfants reçoivent-ils au baptême la grâce et les vertus ? - 7. Le
baptême ouvre-t-il aux baptisés la porte du royaume des cieux ? - 8. Le baptême
produit-il un effet égal chez tous les baptisés ? - 9. La " fiction "
empêche-t-elle l'effet du baptême ? - 10. Quand la fiction disparaît, le
baptême obtient-il son effet ?
Objections
:
1. Le baptême est comme une
régénération spirituelle, qui correspond à la génération charnelle. Mais par la
génération charnelle, l'homme ne contracte que le péché originel. Donc le
baptême n'efface que le péché originel.
2. La pénitence suffit à
remettre les péchés actuels. Mais la pénitence est exigée chez les adultes,
avant le baptême (Ac 2, 38) : "Faites pénitence, et que chacun de vous
soit baptisé." Donc le baptême ne joue aucun rôle dans la rémission des
péchés actuels.
3. Des maladies différentes réclament des remèdes différents, dit S. Jérôme : "Ce qui guérit le talon ne peut pas guérir l'oeil." Mais le péché originel, que remet le baptême, est d'un autre genre que le péché actuel. Donc ce ne sont pas tous les péchés qui sont remis par le baptême.
Cependant : Ézéchiel dit (36, 25) : "je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifiés de toutes vos souillures."
Conclusion
:
L'Apôtre dit aux Romains (6, 3)
" Nous tous qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, c'est dans sa mort que nous avons été baptisés." Et plus loin (6, 11) il conclut : "Aussi vous-mêmes regardez-vous comme morts au péché et vivant pour Dieu en Jésus Christ notre Seigneur." Cela montre que par le baptême l'homme meurt à la vétusté du péché, et commence à vivre dans la nouveauté de la grâce. Or tout péché appartient à cette vétusté passée. Tout péché, par conséquent, est effacé par le baptême.
Solutions
:
1. Comme dit l'Apôtre (Rm
5, 15), le péché d'Adam n'a pas autant de puissance que le don du Christ, que
nous recevons par le baptême, " car le jugement a été porté à cause d'une
seule faute pour la condamnation, mais la grâce apporte la justification de
beaucoup de fautes". Aussi, dit S. Augustin, " la génération de la
chair n'entraîne que le péché originel, mais la régénération par l'Esprit remet
non seulement le péché originel, mais aussi les fautes volontaires".
2. Aucun péché ne peut être
remis que par la vertu de la passion du Christ, dit l'Apôtre (He 9,22) :
"Sans effusion de sang il n'y a pas de rémission." Aussi le mouvement
de la volonté humaine ne suffirait pas à remettre la faute sans la foi en la
passion du Christ et le propos d'y participer, soit en recevant le baptême,
soit en se soumettant aux clefs de l'Église. Ainsi, quand un adulte repentant
vient au baptême, il obtient sans doute la rémission de tous ses péchés par le
désir du baptême, mais il l'obtient plus parfaitement par sa réception réelle.
3. Il s'agit dans cette
objection de remèdes particuliers. Mais le baptême agit en vertu de la passion
du Christ, qui est le remède universel pour tous les péchés ; aussi le baptême
remet-il tous les péchés.
Objections
:
1. L'Apôtre écrit (Rm 13,
1) : "Ce qui vient de Dieu est bien ordonné." Mais la faute n'est
remise en ordre que par le châtiment, dit S. Augustin. Le baptême n'enlève donc
pas la peine méritée par les fautes passées.
2. L'effet du sacrement a
quelque ressemblance avec le sacrement lui-même, puisque les sacrements de la
loi nouvelle réalisent ce qu'ils signifient, comme on l'a dit plus haut. Mais
si l'ablution baptismale a quelque ressemblance avec la purification d'une
souillure, elle semble n'en avoir aucune avec la remise d'une peine. Donc le
baptême n'enlève pas la peine.
3. Une fois sa peine remise, l'homme ne mérite plus de châtiment, et il serait injuste de le punir. Donc, si le baptême remet la peine, il serait injuste de pendre après le baptême le brigand qui aurait auparavant commis un homicide. Ainsi le baptême relâcherait la rigueur de la justice humaine, ce qui ne convient pas. Le baptême ne remet donc pas la peine.
Cependant : sur la parole de S. Paul (Rm 11, 29) : "Les dons de Dieu et son appel sont sans repentance", S. Ambroise dit : "La grâce de Dieu dans le baptême remet tout gratuitement."
Conclusion
:
Nous l'avons déjà dit le baptême nous incorpore à la passion et à la mort du Christ ; comme dit S. Paul (Rm 6, 8) : "Si nous sommes morts avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui." Cela montre que tout baptisé participe à la passion du Christ pour y trouver un remède, aussi bien que s'il avait souffert et était mort lui-même. Or la passion du Christ, nous l'avons dit est une satisfaction suffisante pour tous les péchés de tous les hommes. Ainsi le baptisé est libéré de la peine qu'il devait acquitter pour ses péchés, comme si lui-même avait pleinement satisfait pour tous ses péchés.
Solutions
:
1. Puisque le baptisé participe
à la peine de la passion du Christ, au titre de membre du Christ, comme si
lui-même avait enduré cette peine, c'est par la peine de la passion du Christ
que ses péchés sont remis en ordre.
2. L'eau lave, mais elle
rafraîchit aussi. Et ainsi ce rafraîchissement signifie la rémission de la
peine, comme l'ablution signifie que l'âme est lavée de ses péchés.
3. Dans les châtiments
infligés par la justice humaine, on ne doit pas considérer seulement la peine
que le coupable a méritée devant Dieu, mais aussi la dette qu'il a contractée
envers les hommes, qui ont été lésés et scandalisés par son péché. Ainsi, bien
qu'un assassin soit par le baptême libéré de toute peine devant Dieu, il
demeure cependant lié devant les hommes, qu'il doit édifier en subissant son
châtiment comme il les a scandalisés par sa faute. Cependant le prince pourrait
par miséricorde lui remettre sa peine.
Objections
:
1. Selon l'Apôtre (Rm 5,
15), le don du Christ est plus puissant que le péché d'Adam. Mais par le péché
d'Adam, dit l'Apôtre au même endroit, " la mort est entrée dans le
monde", et après elle, toutes les autres peines de la vie présente. A plus
forte raison, par conséquent, le don du Christ reçu au baptême doit-il libérer
l'homme des peines de la vie présente.
2. Le baptême, on l'a dit
plus haut remet la faute originelle et la faute actuelle. Et il remet le péché
actuel de telle sorte qu'il libère de toute la peine qui lui était due. Donc il
libère aussi des peines de la vie présente, qui sont le châtiment du péché
originel.
3. Si l'on supprime la cause, ses effets disparaissent. Mais la cause des peines de cette vie, c'est le péché originel, que le baptême supprime. Donc les peines de cette vie ne devraient pas subsister.
Cependant : sur la parole de S. Paul (Rm 6, 6) : "Que le corps du péché soit détruit", la Glose dit : "Le baptême a pour effet de crucifier le vieil homme et de détruire le corps du péché : non pas que la convoitise mêlée à la chair vivante et née avec elle, soit aussitôt consumée et n'existe plus, mais, présente en l'homme à sa naissance, elle ne peut plus lui nuire après sa mort." Pour la même raison, les autres peines de la vie ne sont pas enlevées par le baptême.
Conclusion
:
Le baptême a la puissance d'enlever les peines de la vie présente ; cependant il ne les enlève pas en cette vie, mais c'est par sa vertu que les justes en seront libérés à la résurrection, " quand ce corps mortel revêtira l'immortalité " (1 Co 15, 54). Et il est raisonnable qu'il en soit ainsi.
D'abord, parce que l'homme est incorporé au Christ par le baptême et devient ainsi l'un de ses membres. Il convient donc que ce qui s'est passé pour la tête se passe aussi pour les membres. Or, si le Christ a été depuis sa conception plein de grâce et de vérité, il a eu cependant un corps passible qui par sa passion et sa mort est ressuscité à la vie glorieuse. Ainsi le chrétien reçoit-il par le baptême la grâce en son âme, alors qu'il a un corps passible, dans lequel il peut souffrir pour le Christ ; mais à la fin il ressuscitera pour une vie impassible. Aussi l'Apôtre dit-il (Rm 8, 11) : "Celui qui a ressuscité Jésus Christ d'entre les morts rendra aussi la vie à nos corps mortels à cause de son Esprit qui habite en nous." Et plus loin (v. 17) : "Nous sommes les héritiers de Dieu et les cohéritiers du Christ, si toutefois nous souffrons avec lui pour être glorifiés avec lui."
De plus, cela convient aussi pour l'exercice de la vie spirituelle : c'est en luttant contre la convoitise et les autres faiblesses que l'homme recevra la couronne de la victoire. Aussi sur ce mot de S. Paul (Rm 6, 6) : "Pour que soit détruit le corps du péché", la Glose dit : "Si après le baptême l'homme vit encore dans la chair, il garde la convoitise qu'il doit combattre, et vaincre avec l'aide de Dieu." C'est ce que figure cette parole (Jg 3, 1-2) : "Voici les nations que le Seigneur a laissées pour éprouver par elles Israël, et pour qu'ensuite leurs fils apprennent à combattre les ennemis et qu'ils gardent l'habite combat."
Enfin cela convient aussi pour que les hommes ne viennent pas au baptême en vue d’obtenir l'impassibilité dans la vie présente, plutôt que la gloire de la vie éternelle. C'est ce que dit l'Apôtre (1 Co 15, 19) : "Si nous n’avons d'espérance dans le Christ que pour cette vie seulement, nous sommes les plus malheureux des hommes."
Solutions
:
1. Sur le verset de
l'épître aux Romains (6, 6) : "Pour que nous ne soyons plus les esclaves
du péché", la Glose dit : "De même que celui qui s'empare d'un ennemi
très cruel ne le tue pas sur le champ, mais le laisse vivre quelque temps dans
la honte et la douleur, ainsi le Christ a commencé par enchaîner la peine du
péché, et l'anéantira dans la vie future."
2. La Glose dit encore sur
le même passage " La peine du péché est double, celle de la géhenne et
celle de cette vie. Celle de la géhenne, le Christ l'a totalement détruite, de
sorte que les baptisés et ceux qui font vraiment pénitence ne puissent plus
l'éprouver. Mais celle de cette vie, il ne l'a pas supprimée totalement, et la
faim, la soif, la mort sont toujours là. Mais il a renversé leur royaume et
leur puissance", c'est-à-dire que l'homme ne doit plus les craindre,
" et au dernier jour, enfin, il les exterminera totalement".
3. Comme il a été dit dans
la deuxième Partie, le péché originel s'est répandu de telle façon que c'est
d'abord la personne qui a infecté la nature, puis la nature qui a infecté la
personne. Le Christ à l'inverse répare d'abord ce qui appartient à la personne,
puis plus tard et chez tous en même temps, il réparera ce qui appartient à la
nature. Ainsi la coulpe du péché originel, et même la peine de la privation de
la vision de Dieu, qui concernent la personne, sont aussitôt remises par le
baptême. Mais les peines de la vie présente, comme la mort, la faim, la soif et
le reste, concernent la nature, parce qu'elles dérivent des principes qui la
constituent en tant qu'elle est déchue de la justice originelle. C'est pourquoi
ces défauts ne disparaîtront que dans l'ultime réparation de la nature par la
résurrection glorieuse.
Objections
:
1. On l'a dit plus haut les
sacrements de la loi nouvelle " produisent ce qu'ils signifient".
Mais l'ablution baptismale signifie que l'âme est purifiée de ses fautes, non
qu'elle est informée par la grâce et les vertus. Il semble donc que le baptême
ne confère pas à l'homme la grâce et les vertus.
2. Ce que l'on a déjà reçu,
on n'a plus besoin de le recevoir une seconde fois. Mais certains viennent au
baptême qui ont déjà la grâce et les vertus : ainsi lit-on dans les Actes (10,
1-2) " qu'il y avait à Césarée un homme nommé Corneille, centurion dans la
cohorte italique, religieux et craignant Dieu", à qui pourtant Pierre a
donné le baptême. Ce n'est donc pas le baptême qui donne la grâce et les
vertus.
3. La vertu est un habitus, c'est-à-dire une qualité qui disparaît difficilement, qui fait agir facilement et avec plaisir. Or, même après le baptême, l'homme reste enclin au mal, qui fait perdre la vertu, et il éprouve de la difficulté pour le bien, qui est l'acte de la vertu. Donc le baptême ne lui donne pas la grâce et les vertus.
Cependant : l'Apôtre écrit à Tite (3, 5-6) : "Il nous a sauvés par le bain de la régénération", c'est-à-dire par le baptême, " et en nous renouvelant dans l'Esprit Saint, qu'il a répandu sur nous en abondance", c'est-à-dire explique la Glose, " pour la rémission des péchés et l'abondance des vertus". Ainsi dans le baptême nous sont données la grâce de l'Esprit Saint et l'abondance des vertus.
Conclusion
:
Comme dit S. Augustin. le baptême a pour effet d'incorporer les baptisés au Christ comme ses membres. Or, de la tête qui est le Christ découle en tous ses membres la plénitude de la grâce et de la vertu, comme dit S. Jean (1, 16) : "De sa plénitude nous avons tous reçu." Il est donc évident que par le baptême on reçoit la grâce et les vertus.
Solutions
:
1. Si l'eau du baptême
signifie par l'ablution la purification de la faute et par le rafraîchissement
la remise de la peine, elle signifie par sa clarté naturelle la splendeur de la
grâce et des vertus.
2. Comme on l'a dit plus
haut. on reçoit la rémission des péchés avant le baptême, si l'on a
implicitement ou explicitement le désir du baptême ; et cependant la réception
réelle du baptême procure une rémission plus complète, en ce sens qu'elle
libère de toute la peine. Ainsi, même avant le baptême, Corneille et ceux qui
sont dans le même cas, reçoivent la grâce et les vertus par la foi au Christ et
le désir, implicite ou explicite, du baptême ; ils reçoivent dans le baptême
une abondance plus grande de grâce et de vertus. Aussi sur ce verset du Psaume
(22, 2) : "Il me conduit près des eaux rafraîchissantes", la Glose
dit : "Dans le baptême, il m'a conduit par un accroissement de vertus et
d'oeuvres bonnes." 3. Si les baptisés gardent de la difficulté pour le
bien et de l'inclination au mal, ce n'est pas que l'habitus des vertus fasse
défaut, mais c'est à cause de la convoitise, que le baptême ne supprime pas.
Cependant elle est diminuée par le baptême, en sorte qu'elle ne règne plus en
maîtresse ; de même cette difficulté et cette inclination sont diminuées elles
aussi, pour que l'homme ne soit pas écrasé par elles.
Objections
:
1. On ne donne le baptême
aux adultes que s'ils ont la foi, selon S. Marc (16, 16) : "Celui qui
croira et sera baptisé sera sauvé." Mais c'est la foi qui incorpore au
Christ (Ep 3, 17) : "Le Christ habite dans vos coeurs par la foi."
Ainsi personne n'est baptisé qui ne soit déjà incorporé au Christ, et cette
incorporation n'est donc pas l'effet du baptême.
2. C'est l'enseignement qui
illumine les âmes, selon S. Paul (Ep 3, 5) : "A moi, le moindre de tous
les saints, a été accordée cette grâce d'illuminer tous les fidèles, etc."
Mais l'enseignement précède le baptême avec la catéchèse. Il n'est donc pas
l'effet du baptême.
3. La fécondité est le fait de celui qui engendre. Or, par le baptême on est engendré spirituellement. Donc le baptême n'a pas pour effet la fécondité.
Cependant : S. Augustin dit que le baptême a pour effet d'incorporer au Christ les baptisés. Denys n attribue au baptême l'illumination. Et sur ce verset du Psaume (23, 2) : "Il me conduit près des eaux rafraîchissantes", la Glose ajoute," L'âme du pécheur, stérilisée par la sécheresse, est fécondée par le baptême."
Conclusion
:
Par le baptême on est régénéré pour la vie spirituelle, qui est proprement la vie des fidèles du Christ, comme dit l'Apôtre (Ga 2, 20) : "Ce que je vis maintenant dans la chair, je le vis dans la foi au Fils de Dieu." Mais il n'y a de vie que pour les membres qui sont unis à la tête d'où ils reçoivent le sens et le mouvement. Il est donc nécessaire que par le baptême on soit incorporé au Christ comme un de ses membres.
Mais de la tête naturelle dérivent dans les membres le sens et le mouvement ; de même, de la tête spirituelle, qui est le Christ, dérivent dans ses membres un sens spirituel, la connaissance de la vérité, et un mouvement spirituel, l'impulsion de la grâce. Aussi S. Jean dit-il (1, 14-16) : "Nous l'avons vu, plein de grâce et de vérité, et de sa plénitude nous avons tous reçu." Il s'ensuit que le Christ illumine les baptisés pour qu'ils connaissent la vérité, et qu'en leur infusant la grâce il leur donne la fécondité des bonnes oeuvres.
Solutions
:
1. Les adultes qui croient
au Christ avant le baptême lui sont incorporés spirituellement ; quand ensuite
ils reçoivent le baptême, ils sont incorporés d'une certaine façon
corporellement, c'est-à-dire par le sacrement visible, sans le désir duquel ils
n'auraient pas pu être incorporés, même spirituellement.
2. Le docteur n'éclaire pas
du dehors par le ministère du catéchisme. Mais c'est Dieu qui illumine
au-dedans les baptisés, en préparant leur coeur à recevoir la doctrine de
vérité, selon S. Jean (6,45) : "Il est écrit : Tous seront enseignés par
Dieu."
3. La fécondité qu'on met
parmi les effets du baptême, c'est la fécondité qui fait produire de bonnes
actions, et non celle qui permet d'engendrer les autres au Christ, dit l'Apôtre
(1 Co 4, 15) : "C'est moi qui vous ai engendrés à Jésus Christ par
l'Évangile."
Objections
:
1. Il semble que
non, car on ne peu avoir la grâce et les vertus sans la foi et la charité Mais
la foi, dit S. Augustin, réside dans la volonté des croyants, et de même la
charité réside dans la volonté de ceux qui aiment. Comme les enfants n'ont pas
l'usage de leur volonté, ils n'ont ni la foi ni la charité. Ils ne reçoivent
donc pas au baptême la grâce et les vertus.
2. Sur ce mot en S. Jean
(14, 12) " Il fera de plus grandes choses", S. Augustin dit que faire
un juste d'un impie, " le Christ le fait en lui, mais non pas sans
lui". Mais l'enfant, qui n'a pas l'usage de son libre arbitre, ne peut
coopérer avec le Christ à sa justification, parfois même il s'y oppose de
toutes ses forces. Il n'est donc pas justifié par la grâce et les vertus.
3. S. Paul écrit (Rm 4, 5)
: "Celui qui ne fait aucune oeuvre, mais qui croit en celui qui justifie
l'impie, sa foi lui est imputée à justice, selon le décret de la grâce de
Dieu." Mais l'enfant n'est pas " croyant en celui qui justifie
l'impie". Il ne reçoit donc ni la grâce qui justifie, ni les vertus.
4. Ce que motive une intention charnelle ne peut avoir un effet spirituel. Or parfois des enfants sont présentés au baptême pour une intention charnelle, c'est-à-dire pour qu'ils soient guéris physiquement. Ils ne reçoivent donc pas l'effet spirituel de la grâce et des vertus.
Cependant : S. Augustin dit : "En renaissant, les petits enfants meurent au péché qu'ils ont contracté en naissant. Et par là leur convient aussi cette parole (Rm 6, 4) : "Par le baptême nous avons été ensevelis avec lui dans la mort." " Et il ajoute " Afin que comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous aussi nous marchions dans une vie nouvelle." Mais cette vie nouvelle, c'est celle de la grâce et des vertus. Donc les enfants reçoivent au baptême la grâce et les vertus.
Conclusion
:
Quelques anciens ont enseigné que le baptême ne donne pas aux enfants la grâce et les vertus, mais qu'il leur imprime le caractère du Christ, en vertu duquel, une fois parvenus à l'âge parfait, ils recevront la grâce et les vertus.
Mais cela est faux, pour deux raisons. D'abord parce que les enfants, comme les adultes, deviennent par le baptême membres du Christ ; ils doivent donc recevoir du chef l'influx de la grâce et des vertus. - De plus, parce qu'à ce compte les enfants morts après le baptême ne pourraient pas parvenir à la vie éternelle, puisque " la grâce de Dieu, c'est la vie éternelle " (Rm 6, 23). Il ne leur servirait de rien pour le salut d'avoir été baptisés.
La cause de cette erreur fut que ces docteurs ne surent pas distinguer l'habitus et l'acte. Voyant que les enfants sont incapables de faire les actes des vertus, ils crurent qu'après le baptême ils n'avaient aucunement les vertus. Mais cette impuissance à agir provient chez les enfants non de l'absence de l'habitus, mais d'un empêchement corporel, de même que ceux qui dorment, bien qu'ils aient l'habitus des vertus, sont empêchés par le sommeil d'en faire les actes.
Solutions
:
1. La foi et la charité
résident dans la volonté de l'homme, mais si ces habitus et ceux des autres
vertus requièrent la puissance de la volonté, qui existe chez les enfants, les
actes des vertus requièrent l'acte de la volonté, qui n'existe pas chez les
enfants. C'est en ce sens que S. Augustin dit : "Ce qui fait du petit
enfant un croyant, ce n'est pas encore la foi qui réside en la volonté du
croyant, mais bien déjà le sacrement de la foi", qui cause l'habitus de la
foi.
2. S. Augustin dit, que
" personne sans le vouloir ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint".
Cela ne s'entend que des adultes. C'est des adultes aussi qu'il faut entendre
que " le Christ ne justifie pas l'homme sans lui". Que les petits
enfants qu'on apporte au baptême s'y opposent de toutes leurs forces, "
cela, dit S. Augustin. ne leur est pas imputé, parce qu'ils ignorent tellement
ce qu'ils font qu'on doit les considérer comme ne le faisant pas."
3. S. Augustin dit "
Aux petits enfants la Mère Église prête les pieds des autres pour qu'ils
viennent, le coeur des autres pour qu'ils croient, la langue des autres pour
qu'ils affirment leur foi." Ainsi les enfants croient, non par un acte
propre, mais par la foi de l'Église, qui leur est communiquée. Et c'est par la
vertu de cette foi que la grâce et les vertus leur sont conférées.
4. L'intention charnelle
des parents qui présentent au baptême leurs enfants ne fait aucun tort à
ceux-ci, pas plus que la faute d'un homme ne peut nuire à un autre s'il n'y
consent. Aussi S. Augustin écrit-il : "Ne te trouble pas si certains
présentent des enfants au baptême, non parce qu'ils croient que la grâce
spirituelle les fera renaître pour la vie éternelle, mais parce qu'ils pensent
que ce remède leur gardera ou leur rendra la santé du corps. Si l'on n'a pas
présenté ces enfants avec l'intention qu'ils soient régénérés, cela ne les
empêchera pas de l'être."
Objections
:
1. Ce qui est déjà ouvert
n'a pas besoin de l'être à nouveau. Or la porte du royaume des cieux a été
ouverte par la passion du Christ : "Après cela, je vis une porte grande
ouverte dans les cieux " (Ap 4, 1). Ce n'est donc pas l'effet du baptême,
de nous ouvrir la porte du royaume des cieux.
2. Le baptême possède son
efficacité depuis son institution. Or certains ont été baptisés du baptême du
Christ avant la Passion, et ceux-là, s'ils étaient morts, n'auraient pas trouvé
le ciel ouvert, puisque personne n'y entra avant le Christ, suivant le mot de
Michée (2, 13) : "Il est monté en leur ouvrant la route." Ce n'est donc
pas l'effet du baptême d'ouvrir la porte des cieux.
3. Les baptisés restent encore sujets à la mort et aux autres peines de la vie présente, comme on l'a dit plus haut. Mais l'entrée du royaume des cieux n'est pas ouverte à celui qui est encore soumis à un châtiment, comme c'est le cas de ceux qui sont en purgatoire. Ce n'est donc pas un effet du baptême d'ouvrir la porte du royaume des cieux.
Cependant : sur ce mot de S. Luc (3, 21) : "Les cieux s'ouvrirent", la Glose dit : "Ceci nous montre la puissance du baptême : la porte des cieux s'ouvre pour quiconque sort du baptême."
Conclusion
:
Ouvrir la porte des cieux, c'est enlever l'obstacle qui empêche d'y entrer. Cet obstacle, c'est la faute et la peine qui lui est due. Or on a montré que le baptême remet absolument tous les péchés, et toutes les peines. Par conséquent, il a pour effet d'ouvrir le royaume des cieux.
Solutions
:
1. Le baptême ouvre au
baptisé la porte du royaume des cieux parce qu'il l'incorpore à la passion du
Christ et lui en applique la vertu.
2. Quand la passion du
Christ n'était pas encore accomplie en réalité, mais n'existait que dans la foi
des croyants, le baptême, de la même façon, ouvrait la porte du ciel, non en
réalité, mais en espérance. Les baptisés qui mouraient alors attendaient avec
une espérance certaine l'entrée au royaume des cieux.
3. Si le baptisé reste
sujet à la mort et aux peines de la vie présente, c'est à cause, non de sa
culpabilité personnelle, mais de l'état de la nature. Aussi rien ne l'empêche
d'entrer dans le royaume des cieux quand la mort sépare l'âme de son corps :
par là il a payé sa dette à la nature.
Objections
:
1. L'effet du baptême est
de remettre les fautes. Or le baptême remet plus de péchés chez les uns que
chez les autres : chez les enfants il ne remet que le péché originel, mais chez
les adultes il remet aussi les péchés actuels, qui sont nombreux chez les uns,
moins nombreux chez les autres. Donc les effets ne sont pas les mêmes chez
tous.
2. Le baptême nous donne la
grâce et les vertus. Mais après le baptême, certains paraissent avoir une grâce
plus abondante et une vertu plus parfaite que d'autres baptisés. Donc le
baptême n'a pas chez tous le même effet.
3. La grâce perfectionne la
nature, comme la forme perfectionne la matière. Mais la matière reçoit la forme
à la mesure de sa capacité. Comme certains baptisés, même des enfants, ont une
capacité naturelle plus grande que d'autres, il semble que ceux-là reçoivent
une grâce plus abondante que d'autres.
4. Certains trouvent dans le baptême non seulement la santé de l'âme, mais aussi celle du corps : on le voit chez Constantin que le baptême guérit de sa lèpre. Mais tous les malades ne trouvent pas dans le baptême la santé du corps. Le baptême n'a donc pas le même effet chez tous.
Cependant : il est écrit (Ep 4, 5) : "Une seule foi, un seul baptême." Mais une même cause ne peut produire qu'un même effet. Donc le baptême a chez tous le même effet.
Conclusion
:
L'effet du baptême est double. L'un qui est essentiel, l'autre qui est accidentel.
L'effet essentiel est celui pour lequel le baptême a été institué : la naissance à la vie spirituelle. Aussi, comme tous les enfants sont dans la même disposition à l'égard du baptême, puisqu'ils sont baptisés non dans leur foi propre, mais dans la foi de l'Église, ils reçoivent tous au baptême un effet égal. Quant aux adultes, qui apportent au baptême leur foi personnelle, ils n'ont pas tous les mêmes dispositions, et viennent au baptême, les uns avec plus, les autres avec moins de dévotion. Aussi les uns reçoivent-ils plus, les autres moins de cette grâce de renouvellement ; bien que, par soi, le feu répande une chaleur égale pour tous, ceux qui en approchent davantage en reçoivent plus de chaleur.
L'effet accidentel du baptême est celui pour lequel le baptême n'a pas été ordonné, mais qui est l'oeuvre miraculeuse de la puissance divine dans le baptême. Sur cette parole de S. Paul (Rm 6, 6) : "Pour que nous ne soyons plus esclaves du péché...", la Glose a dit : "Sans un miracle ineffable du Créateur, le baptême n'a pas pour résultat d'éteindre absolument la loi du péché qui est dans nos membres." Et ces effets-là, tous les baptisés ne les reçoivent pas également, même s'ils s'approchent avec une égale dévotion, car ces effets sont distribués suivant le plan de la providence divine.
Solutions
:
1. La moindre grâce
baptismale est suffisante pour effacer tous les péchés. Si le baptême remet
plus de péchés chez les uns, moins de péchés chez les autres, cela ne tient pas
à une plus grande efficacité, mais à la disposition du sujet : le baptême remet
en chacun tout le péché qu'il y trouve.
2. Si l'on voit chez les
baptisés une grâce plus ou moins grande, cela peut tenir à deux raisons. D'abord
parce que l'on reçoit dans le baptême une grâce plus grande à cause de sa plus
grande dévotion, comme on vient de le dire. Puis, même si tous reçoivent une
grâce égale, ils ne l'utilisent pas tous également, mais l'un en profite avec
plus de zèle, tandis que l'autre, par sa négligence, manque à la grâce de Dieu.
3. Les diverses capacités
des hommes ne viennent pas d'une différence de l'âme qui est renouvelée par le
baptême - puisque tous les hommes, qui appartiennent à une seule espèce, ont
tous la même forme -, mais de la diversité des corps. Il en va autrement pour
les anges, qui différent en espèce. Aussi les dons gratuits sont-ils donnés aux
anges selon la diversité de leurs capacités naturelles. Mais ce n'est pas le
cas pour les hommes.
4. La santé du corps n'est
pas de soi un effet du baptême, mais une oeuvre miraculeuse de la providence
divine.
Objections
:
1. L'Apôtre affirme (Ga 3,
27) "Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le
Christ." Or tous ceux qui reçoivent le baptême du Christ sont baptisés
dans le Christ. Donc tous revêtent le Christ. Et c'est là recevoir le fruit du
baptême. Ainsi la fiction n'empêche pas l'effet du baptême.
2. La puissance divine, qui
agit dans le baptême, est capable de tourner vers le bien la volonté humaine.
Mais l'effet d'une cause efficiente ne peut être empêché par cela même qu'elle
peut supprimer. La fiction ne peut donc empêcher l'effet du baptême.
3. L'effet du baptême est la grâce, à laquelle s'oppose le péché. Mais il y a beaucoup d'autres péchés plus graves que la fiction, dont on ne dit pourtant pas qu'ils empêchent l'effet du baptême. Donc la fiction n'empêche pas non plus l'effet du baptême.
Cependant : on lit dans la Sagesse (1, 5) : "L'Esprit Saint qui nous éduque, fuit le simulateur (fictum)." Mais l'effet du baptême vient de l'Esprit Saint. La fiction empêche donc l'effet du baptême.
Conclusion
:
Comme dit S. Jean Damascène " Dieu ne force pas l'homme à la justice." Aussi, pour que le baptême justifie un homme, il faut que sa volonté embrasse et le baptême et ses effets ; et l'on parlera de " fiction " quand cette volonté s'oppose au baptême ou à ses effets. Selon S. Augustin , on peut parler aussi de fiction de quatre manières : d'abord quand le baptisé n'a pas la foi, alors que le baptême est " le sacrement de la foi " ; - puis quand il méprise le sacrement lui-même ; - puis quand il célèbre ce sacrement sans observer les rites de l'Église ; - enfin quand il s'y présente sans dévotion. - Il est donc évident que la fiction empêche l'effet du baptême.
Solutions
:
1." Être baptisé dans
le Christ " peut s'entendre de deux façons." Dans le Christ "
veut dire " en conformité avec le Christ". Alors, tous ceux qui sont
baptisés dans le Christ, se conformant à lui par la foi et la charité, revêtent
le Christ par la grâce. - Dans un autre sens on dira que quelqu'un est baptisé
dans le Christ s'il reçoit le sacrement du Christ. Et ainsi tous les baptisés
le revêtent en étant configurés à lui par le caractère, mais non de cette
conformité qui vient de la grâce.
2. Quand Dieu change la
volonté de l'homme en la faisant passer du mal au bien, l'homme ne vient pas au
baptême avec fiction. Mais Dieu ne le fait pas toujours et le sacrement n'a pas
pour but de transformer la fiction en sincérité, mais de justifier celui qui se
présente sans aucune fiction.
3. On appelle fictus (simulateur)
celui qui exprime une intention qu'il n'a pas. Or celui qui vient au baptême
montre par là même qu'il a la vraie foi au Christ, qu'il respecte le sacrement,
qu'il veut se conformer à l'Église, et sortir du péché. Aussi, quel que soit le
péché auquel on veut rester attaché tout en s'approchant du baptême, c'est s'en
approcher avec fiction, c'est-à-dire sans dévotion. Cela s'entend du péché
mortel, qui est contraire à la grâce, mais non du péché véniel. C'est ainsi que
le mot de "fiction" englobe n'importe quel péché.
Objections
:
1. Une oeuvre morte,
c'est-à-dire sans charité, ne peut jamais revivre. Mais celui qui vient au
baptême avec fiction reçoit le sacrement sans charité. Par conséquent ce
sacrement ne pourra jamais être vivifié de sorte qu'il puisse produire la grâce.
2. La fiction paraît être
plus puissante que le baptême, puisqu'elle en empêche l'effet. Mais le plus
fort ne peut être détruit par le plus faible. Par conséquent, le péché de
fiction ne peut être détruit par le baptême que la fiction elle-même empêche.
Et ainsi le baptême ne produit pas son effet, qui est la rémission de tous les
péchés.
3. Il peut arriver qu'un homme s'approche du baptême avec fiction, et qu'après le baptême, il commette de nombreux péchés. Ces péchés ne sont pas enlevés par le baptême, qui efface les fautes passées, mais non les fautes à venir. Par conséquent le baptême ne produira jamais son effet, qui est la rémission de tous les péchés.
Cependant : S. Augustin dit : "Le baptême retrouve son efficacité salutaire, lorsqu'une confession sincère fait disparaître cette fiction qui, aussi longtemps que le coeur persévérait dans la malice et le sacrilège, empêchait l'ablution des péchés."
Conclusion
:
Comme on l'a dit plus haut le baptême est une régénération spirituelle. Or, quand un être est engendré, il reçoit en même temps la forme et l'effet de cette forme, à moins qu'il n'y ait un obstacle ; mais dès que cet obstacle est écarté, la forme de l'être engendré produit son effet. Par exemple un corps lourd, dès sa génération, est attiré vers le bas, à moins qu'un obstacle ne l'arrête ; dès que cet obstacle est écarté, il commence à tomber. De même, quand un homme est baptisé, il reçoit le caractère, comme une forme, et il reçoit l'effet propre de cette forme, la grâce qui remet tous les péchés. Mais cet effet peut être empêché par la fiction. Aussi, dès que celle-ci est écartée par la pénitence, il est certain que le baptême produit aussitôt son effet.
Solutions
:
1. Le baptême est l'oeuvre
de Dieu, et non de l'homme. Par conséquent il n'est pas une oeuvre morte chez
celui qui se fait baptiser avec fiction et sans charité.
2. Ce n'est pas le baptême
qui enlève la fiction, mais la pénitence. Une fois la fiction écartée, le
baptême enlève toute la faute et toute la peine des péchés commis avant le
baptême, et même des péchés commis dans le baptême. Aussi S. Augustin dit-il :
"Hier est pardonné, et tout ce qui reste est pardonné, et l'heure même et
le moment qui précèdent le baptême, et le moment du baptême. C'est après
seulement que l'on commence à redevenir coupable." Et ainsi le baptême et
la pénitence concourent tous deux à produire l'effet du baptême, mais le
baptême comme la cause directe, la pénitence comme une cause accidentelle, qui
écarte les obstacles.
3. Le baptême n'a pas pour effet d'effacer les péchés futurs, mais seulement les péchés présents ou passés. Aussi, la fiction disparue, les péchés qui ont suivi le baptême sont remis sans doute, mais par la pénitence, et non par le baptême. Aussi la peine qu'ils ont méritée n'est-elle pas entièrement remise, comme l'était celle des péchés commis avant le baptême.
I1 faut étudier maintenant les rites préparatoires au baptême. D'abord un rite préparatoire qui a précédé le baptême : la circoncision (Q. 70).
Ensuite les rites préparatoires qui accompagnent le baptême : le catéchisme et l'exorcisme (Q. 71)
1. A-t-elle préparé et
préfiguré le baptême ? - 2. Son institution. - 3. Son rite. - 4. Son effet.
Objections
:
1. Toute figure ressemble à
ce qu'elle représente. Or la circoncision n'a aucune ressemblance avec le
baptême. Il semble donc qu'elle n'était pas une préparation et une figure du
baptême.
2. L'Apôtre dit, en parlant
des anciens Pères (1 Co 10, 2) : "Tous ont été baptisés dans la nuée et
dans la mer " ; mais il ne dit pas qu'ils aient été baptisés dans la
circoncision. Ainsi la protection de la colonne de nuée et le passage de la mer
Rouge ont été, plus que la circoncision, une préparation et une figure du
baptême.
3. On a dit plus haut que le baptême de Jean préparait au baptême du Christ. Donc, si la circoncision a été une préparation et une figure du baptême, il semble que le baptême de Jean a été superflu ; ce qui est inadmissible. La circoncision n'est donc pas une préparation et une figure du baptême.
Cependant : l'Apôtre écrit (Col 2,11-13) : "Vous avez été circoncis d'une circoncision qui n'a pas été faite de main d'homme par le dépouillement de votre corps de chair, mais de la circoncision de Jésus Christ par votre ensevelissement avec lui dans le baptême."
Conclusion
:
Le baptême est appelé " sacrement de la foi " parce qu'il comporte une profession de foi, et que par lui l'homme est agrégé à la société des croyants. Or, notre foi est la même que celle des anciens Pères, dit S. Paul (2 Co 4, 13) : "C'est animés du même esprit de foi que nous croyons." Mais la circoncision était comme une profession de foi ; aussi par la circoncision les anciens étaient-ils incorporés à la communauté des croyants. Ainsi est-il évident que la circoncision était une préparation et une figure du baptême, puisque, pour les anciens Pères, tout était une figure de l'avenir (1 Co 10, 11), de même que leur foi avait l'avenir pour objet.
Solutions
:
1. La circoncision
ressemblait au baptême quant à son effet spirituel. De même que la circoncision
enlève à l'homme une petite membrane de chair, de même le baptême dépouille
l'homme de ses moeurs charnelles.
2. La protection de la
colonne de nuée et le passage de la mer Rouge furent bien des figures de notre
baptême, puisque par le baptême nous renaissons de l'eau, symbolisée par la mer
Rouge, et de l'Esprit Saint, signifié par la colonne de nuée. Mais ces deux
figures n'étaient pas, comme la circoncision, une profession de foi. Aussi
n'étaient-elles que des figures, et non des sacrements. Mais la circoncision
était un sacrement, préparatoire au baptême. Cependant son rite extérieur
figurait le baptême de façon moins expressive que les autres symboles ; aussi
l'Apôtre fait-il mention de ceux-ci plutôt que de la circoncision.
3. Le baptême de Jean fut
une préparation au baptême du Christ quant au geste extérieur. Mais la
circoncision l'avait été quant à la profession de foi requise au baptême.
Objections
:
1. On vient de dire que la
circoncision était comme une profession de foi. Mais depuis le péché du premier
homme personne ne put jamais être sauvé que par la foi à la passion du Christ,
selon l'épître aux Romains (3, 25) : "C'est lui que Dieu a montré comme
victime de propitiation par son sang au moyen de la foi." Donc, c'est
aussitôt après le péché du premier homme que la circoncision aurait dû être
instituée, et non pas au temps d'Abraham.
2. Par la circoncision
l'homme s'engageait à observer la loi ancienne, comme par le baptême il
s'engage à observer la loi nouvelle. Aussi l'Apôtre dit-il (Ga 5, 3) : "je
l'atteste à tout homme qui se fait circoncire : il est tenu d'observer la loi
tout entière." Mais ce n'est pas au temps d'Abraham, que fut mise en
vigueur l'observation de la loi, ce fut plutôt au temps de Moïse. Donc il ne
convenait pas d'instituer ce sacrement au temps d'Abraham.
3. La circoncision fut la
figure et la préparation du baptême. Mais le baptême est offert à tous les
peuples (Mt 28, 19) : "Allez, enseignez toutes les nations et
baptisez-les." La circoncision n'aurait donc pas dû être instituée comme
un rite à observer par le seul peuple juif, mais bien par tous les peuples.
4. La circoncision charnelle doit correspondre à la circoncision spirituelle, comme la figure à la réalité. Mais la circoncision spirituelle que donne le Christ convient indifféremment aux deux sexes, puisque, dit l'épître aux Galates (3, 2) : "Dans le Christ Jésus, il n'y a ni homme ni femme." Donc il ne convenait pas d'instituer la circoncision, qui n'est applicable qu'aux hommes.
Cependant : nous lisons dans la Genèse (17, 10), que la circoncision fut instituée par Dieu, dont les oeuvres sont parfaites.
Conclusion
:
Comme on vient de le dire, la circoncision préparait au baptême parce qu'elle était une profession de foi au Christ, foi que nous professons aussi au baptême. Mais parmi les anciens Pères, Abraham fut le premier à recevoir la promesse du Christ à venir, quand il lui fut dit (Gn 22, 18) : "Dans ta race seront bénies toutes les tribus de la terre." Il fut aussi le premier à se séparer de la société des infidèles pour obéir à l'ordre de Dieu qui lui disait (Gn 12, 1) : "Sors de ton pays et de ta famille." Il convenait donc que la circoncision fût instituée en Abraham.
Solutions
:
1. Immédiatement après le
péché du premier homme, la science personnelle d'Adam, qui avait été plus
parfaitement instruit des choses de Dieu, maintenait assez de foi et de raison
naturelle chez l'homme pour qu'il ne soit pas nécessaire d'instituer pour les
hommes des signes de la foi et du salut, et chacun témoignait de sa foi à sa
guise par des signes qui la manifestaient. Mais à l'époque d'Abraham la foi
avait diminué, et beaucoup d'hommes inclinaient à l'idolâtrie. De plus, la
raison naturelle avait été obscurcie par les progrès de la convoitise, jusqu'à
commettre des péchés contre nature. Aussi était-ce alors et non plus tôt qu'il
convenait que fût instituée la circoncision, comme profession de foi, et comme
remède à la convoitise charnelle.
2. Les observances légales ne devaient être imposées qu'une fois le peuple rassemblé, puisque la loi est ordonnée au bien public, comme on l'a dit dans la deuxième Partie. Pourtant il fallait que le peuple des croyants fût rassemblé par quelque signe sensible, nécessaire, comme dit S. Augustin. pour rassembler les hommes en quelque religion que ce soit. Il fallait donc instituer la circoncision avant de donner la loi.
Mais les Patriarches qui vécurent
avant la loi instruisirent leur famille des choses divines sous forme
d'exhortation paternelle. Aussi le Seigneur dit-il d'Abraham (Gn 18, 19) :
"je sais qu'il ordonnera à ses fils et à sa maison après lui de garder la
voie du Seigneur."
3. Le baptême contient en
lui la perfection du salut, auquel Dieu appelle tous les hommes, selon S. Paul
(1 Tm 2, 4) : "Il veut que tous les hommes soient sauvés." Aussi le
baptême est-il offert à tous les peuples. Mais la circoncision ne comportait
pas cette perfection du salut ; elle ne faisait que le signifier comme devant
s'accomplir par le Christ, qui naîtrait du peuple juif Aussi est-ce à ce seul
peuple que la circoncision a été donnée.
4. La circoncision a été
instituée comme le signe de la foi d'Abraham, qui crut à la promesse qu'il
serait le père du Christ. Aussi convient-elle aux seuls mâles. De plus le péché
originel, contre lequel la circoncision était spécialement instituée, se
transmet par le père et non par la mère, comme on l'a dit dans la deuxième Partie.
Mais le baptême contient la vertu du Christ qui est la cause universelle du
salut de tous les hommes, et la rémission de tous les péchés.
Objections
:
1. La circoncision, on l'a
dite est une profession de foi. Mais la foi réside dans les facultés de
connaissance, dont les opérations se manifestent surtout dans la tête. Ainsi le
signe de la circoncision devait-il se faire sur la tête plutôt que sur l'organe
de la génération.
2. Nous prenons, pour les
sacrements, les matières qui sont d'un usage courant, comme l'eau pour laver et
le pain pour nourrir. Mais pour couper, on se sert plus communément de couteaux
de fer que de couteaux de pierre. On ne devait donc pas se servir de couteaux
de pierre pour la circoncision.
3. Comme le baptême, la circoncision a été instituée comme remède du péché originel. Mais maintenant on ne retarde pas le baptême jusqu'au huitième jour, pour que les enfants ne risquent pas la damnation à cause du péché originel, s'ils mouraient sans baptême. Il ne fallait donc pas fixer la circoncision au huitième jour, mais il fallait tantôt l'avancer tantôt aussi la retarder.
Cependant : sur ce mot de S. Paul (Rm 4, 11) : "Il reçut le signe de la circoncision", la Glose détermine comme il a été dit le rite de la circoncision.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, la circoncision est un signe de foi institué par Dieu, " dont la sagesse est sans limites " (Ps 147, 5). Or c'est l'oeuvre de la sagesse de déterminer ce qui convient. Donc il faut accorder que le rite de la circoncision fut ce qu'il devait être.
Solutions
:
1. Il était convenable que
la circoncision se fasse dans l'organe de la génération. D'abord parce qu'elle
était le signe de la foi par laquelle Abraham crut que le Christ naîtrait de sa
race. Puis parce qu'elle était le remède au péché originel, qui se transmet par
la génération. Enfin parce qu'elle avait pour but de diminuer la convoitise
charnelle, qui réside surtout dans ces organes, à cause de l'intensité de la
délectation charnelle.
2. Le couteau de pierre
n'était pas nécessaire à la circoncision. Aussi on ne voit pas que le
commandement divin ait prescrit cet instrument, et les Juifs ne s'en servaient
pas communément pour la circoncision. Cependant on voit que certaines
circoncisions fameuses ont été opérées avec un couteau de pierre ; ainsi on lit
dans l'Exode (4, 25) que " Séphora prit une pierre tranchante et circoncit
le prépuce de son fils " et en Josué (5, 2) : "Fais-toi des couteaux
de pierre, et circoncis de nouveau les enfants d'Israël." Par là on
signifiait que la circoncision spirituelle était l'oeuvre du Christ, de qui il
est dit : "La pierre était le Christ " (1 Co 10, 4).
3. Le huitième jour avait été fixé pour la circoncision, d'abord à cause du mystère signifié par là : c'est au huitième âge du monde, l'âge de la résurrection, que le Christ, comme si c'était le huitième jour, achèvera la circoncision spirituelle, quand il délivrera les élus, non seulement de toute faute, mais aussi de tout châtiment. Puis, à cause de la fragilité de l'enfant avant le huitième jour, si bien que le Lévitique dit, au sujet des animaux eux-mêmes (22, 27) : "Un boeuf, une brebis ou une chèvre, quand ils naîtront, resteront huit jours sous la mamelle de leur mère ; après le huitième jour, ils pourront être offerts au Seigneur."
D'autre part, le huitième jour était prescrit absolument par le précepte, en sorte que l'on ne pouvait sans faute laisser passer le huitième jour, même si c'était le sabbat, selon le mot de l'évangile (Jn 7, 23) : "On circoncit le huitième jour, pour ne pas violer la loi de Moïse." Mais ce n'était pas nécessaire au sacrement, et ceux qui n'avaient pas été circoncis le huitième jour pouvaient l'être plus tard.
D'après certains le danger de mort
pouvait faire devancer le huitième jour. Mais ce n'est attesté ni par
l'autorité de l’Écriture, ni par la coutume des Juifs ; il vaut donc mieux
dire, avec Hugues de Saint-Victor, qu'aucune nécessité n'autorisait à devancer
le huitième jour. Aussi sur ce texte des Proverbes (4, 3) : "J'étais le
fils unique de ma mère", la Glose remarque que l'autre fils de Betsabée
n'était pas compté, parce que, mort avant le huitième jour, il n'avait pas
encore reçu de nom, et par conséquent n'avait pas été circoncis (cf. 2 R 12,
18).
Objections
:
1. Il semble queue ne
conférait pas la grâce qui justifie, car l'Apôtre écrit aux Galates (2, 21) :
"Si la justice vient de la loi, le Christ est donc mort pour rien",
c'est-à-dire sans raison. Mais la circoncision était une obligation de cette
loi qu'il fallait accomplir, selon cette parole (Ga 5, 3) : "je déclare à
tout homme qui se fait circoncire qu'il est tenu d'accomplir toute la
loi." Donc si la circoncision confère la justice, " le Christ est
mort pour rien", c'est-à-dire sans raison. Ce qui est inadmissible. La
circoncision ne donnait donc pas la grâce qui justifie du péché.
2. Avant l'institution de
la circoncision, la foi seule suffisait pour la justification, comme dit S.
Grégoire : "Ce que peut pour nous l'eau du baptême, la foi seule le
faisait pour les petits enfants chez les anciens." Mais la puissance de la
foi n'a pas été diminuée par le précepte de la circoncision. C'est donc la foi
seule qui justifiait les petits enfants, et non la circoncision.
3. On lit dans Josué (5,
5-6) : "Tout le peuple qui était né dans le désert pendant quarante ans,
n'avait pas été circoncis." Donc, si la circoncision enlevait le péché
originel, il semble que tous ceux qui moururent dans le désert, aussi bien les
petits enfants que les adultes, furent damnés. Et l'on peut faire la même
objection pour les enfants qui mouraient avant le huitième jour, puisque comme
on l'a dit la circoncision ne devait pas être avancée.
4. Seul le péché empêche
l'entrée au royaume des cieux. Mais même les circoncis ne pouvaient, avant la
passion du Christ, entrer dans le royaume des cieux. Par conséquent la
circoncision ne les justifiait pas de leur péché.
5. Le péché originel n'est pas remis sans les péchés actuels : "Il est impie, dit S. Augustin de n'attendre de Dieu qu'un demi-pardon." Mais on ne voit nulle part que la circoncision ait remis les péchés actuels. Donc elle ne remettait pas non plus le péché originel.
Cependant : S. Augustin dit : "Dès que la circoncision fut établie dans le peuple de Dieu comme le signe de la justice par la foi, elle fut capable de sanctifier les petits enfants et de les purifier de l'antique péché originel, comme le baptême, dès qu'il fut institué, fut capable de renouveler l'homme."
Conclusion
:
Tout le monde s'accorde à dire que la circoncision remettait le péché originel. Certains cependant disent qu'il ne conférait pas la grâce, mais qu'elle ne faisait que remettre le péché. Ainsi le Maître des Sentences et la Glose sur Romains (4, 11). Mais cela est impossible, puisque le péché n'est remis que par la grâce, selon ce mot (Rm 3, 24) : "justifiés gratuitement par la grâce de Dieu, etc."
Aussi d'autres ont-ils dit que la circoncision conférait la grâce, mais seulement en tant que celle-ci remet la faute, mais non dans ses effets positifs. - C'était pour ne pas être obligé de dire que la grâce reçue dans la circoncision suffisait pour accomplir les commandements de la loi, et qu'ainsi la venue du Christ était inutile. Mais cette opinion non plus ne peut se soutenir. D'abord parce que la circoncision donnait aux petits enfants la possibilité de parvenir en temps voulu à la gloire ; or celle-ci est l'ultime effet positif de la grâce. De plus parce que, dans l'ordre de la causalité formelle, les effets positifs précèdent naturellement les effets privatifs (bien que ce soit l'inverse dans l'ordre de la causalité matérielle), car la forme n'exclut la privation qu'en informant le sujet.
Aussi d'autres encore ont-ils dit que la circoncision conférait la grâce, même pour l'un de ses effets positifs, qui est de rendre digne de la vie éternelle, mais non pour tous ses effets, parce queue ne suffisait pas à réprimer le foyer de la convoitise, ni même à observer tous les commandements de la loi. Et cela fut autrefois mon opinion m. - Mais en y regardant de plus près, il apparaît que cela non plus n'est pas vrai. Car la moindre grâce est capable de résister à n'importe quelle convoitise, et d'éviter le péché mortel qui se commet en transgressant les commandements de la loi, car la plus petite charité aime Dieu plus que la cupidité n'aime des milliers de pièces d'or et d'argent (Ps 119, 72).
Aussi faut-il dire que la circoncision conférait la grâce avec tous ses effets, mais autrement que ne fait le baptême. Le baptême confère la grâce par sa vertu propre, qu'il possède au titre d'instrument de la passion du Christ, déjà réalisée. Mais la circoncision conférait la grâce parce qu'elle était signe de la foi à la passion future : l'homme qui recevait la circoncision professait qu'il embrassait cette foi, l'adulte pour lui-même, et un autre pour les enfants. Aussi l'Apôtre dit-il (Rm 4, 11) : "Abraham reçut le signe de la circoncision comme sceau de sa justification par la foi." C'est-à-dire que la justice venait de la foi signifiée par la circoncision, et non de la circoncision qui la signifiait.
Et parce que le baptême, au contraire de la circoncision, opère comme un instrument en vertu de la passion du Christ, le baptême imprime un caractère qui nous incorpore au Christ, et il donne une grâce plus abondante que la circoncision, car une réalité présente est plus efficace qu'une simple espérance.
Solutions
:
1. Cet argument vaudrait si
la justice provenait de la circoncision autrement que par la foi à la passion
du Christ.
2. Avant l'institution de
la circoncision, la foi au Christ à venir justifiait aussi bien les enfants que
les adultes, et il en fut de même ensuite. Mais auparavant aucun signe
manifestant cette foi n'était requis, car les croyants n'étaient pas encore
séparés des infidèles et réunis dans le culte du seul vrai Dieu. Il est
probable cependant que les parents fidèles adressaient certaines prières à Dieu
pour leurs enfants nouveau-nés, ou leur donnaient quelque bénédiction, surtout
en cas de danger de mort ; c'était là comme le sceau de leur foi, de même que
les adultes offraient pour eux-mêmes des prières et des sacrifices.
3. Au désert, le peuple était excusé de ne pas observer le précepte de la circoncision, soit parce qu'on ne savait jamais quand il faudrait lever le camp, soit, comme dit S. Jean Damascène, parce que, vivant à l'écart des autres peuples, il n'avait pas besoin d'un signe pour s'en distinguer. Cependant, dit S. Augustin , ceux qui négligeaient le commandement par mépris étaient coupables de désobéissance.
Il semble qu'aucun incirconcis ne
mourut dans le désert, puisque le Psaume (105, 37) dit : "Il n'y avait pas
de malades dans leurs tribus." Il semble que seuls sont morts au désert
ceux qui avaient été circoncis en Égypte. Si cependant quelques incirconcis
moururent, il en fut d'eux comme de ceux qui moururent avant l'institution de
la circoncision. Et c'est ce qu'il faut entendre aussi des enfants qui, au
temps de la loi, mouraient avant le huitième jour.
4. La circoncision effaçait
le péché originel dans ses conséquences pour la personne, mais elle laissait
subsister l'empêchement d'entrer dans le ciel, qui tenait à la nature tout
entière, et que fit disparaître la passion du Christ. C'est pourquoi le baptême
lui-même, avant la passion du Christ, n'introduisait pas dans le Royaume, et la
circoncision, si elle avait subsisté après la passion du Christ, aurait
introduit dans le Royaume.
5. Quand les adultes étaient circoncis, ils recevaient la rémission, non seulement du péché originel, mais aussi des péchés actuels, mais non au point d'être libérés de toute peine due à ceux-ci, comme fait le baptême qui confère une grâce plus abondante.
1. Le catéchisme doit-il
précéder le baptême ? -2. L'exorcisme doit-il précéder le baptême ? - 3. Ce qui
se fait dans l'exorcisme a-t-il une efficacité ou seulement valeur de signe ? -
4. Est-ce le prêtre qui doit catéchiser et exorciser les candidats au baptême ?
Objections
:
1. Le baptême fait renaître
l'homme à la vie spirituelle. Mais on reçoit la vie avant de recevoir
l'enseignement. Donc l'homme n'a pas à être catéchisé avant d'être baptisé.
2. Le baptême est conféré
non seulement aux adultes, mais aussi aux enfants, qui ne peuvent recevoir
aucun enseignement, du fait qu'ils n'ont pas l'usage de la raison. Il est donc
ridicule de les catéchiser.
3. Dans le catéchisme le catéchumène confesse sa foi. Mais les enfants ne peuvent confesser leur foi, ni par eux-mêmes ni par un autre, parce que personne ne peut engager autrui, et parce que l'on ne peut savoir si l'enfant, arrivé à l'âge voulu, donnera son assentiment à cette foi. Le catéchisme ne doit donc pas précéder le baptême.
Cependant : Raban Maur affirme " Avant le baptême, il faut catéchiser le candidat, afin que le catéchumène reçoive les premiers rudiments de la foi."
Conclusion
:
Le baptême, nous l'avons dit. est le " sacrement de la foi", puisqu'il est une profession de foi chrétienne. Mais pour recevoir la foi, il faut en être instruit, selon S. Paul (Rm 10, 14) : "Comment croire en celui dont on n'a pas entendu parler ? Et comment entendre sans prédicateur ? " Aussi convient-il que le baptême soit précédé par le catéchisme. Et c'est pourquoi le Seigneur, donnant aux disciples l'ordre de baptiser, leur commande d'enseigner avant de baptiser, quand il dit (Mt 28, 19) : "Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant, etc."
Solutions
:
1. La vie de la grâce, qui
nous régénère, présuppose la vie de la nature raisonnable, qui permet à l'homme
de recevoir l'instruction.
2. La Mère Église, nous
l'avons dit, prête aux petits enfants les pieds des autres pour qu'ils viennent
au baptême, et leur coeur pour qu'ils croient ; elle leur prête aussi les
oreilles des autres pour qu'ils entendent, et leur intelligence pour qu'ils
soient instruits par les autres. Il faut donc les catéchiser de même qu'il faut
les baptiser.
3. Celui qui répond pour
l'enfant baptisé : "je crois", ne prédit pas que l'enfant croira une
fois arrivé à l'âge adulte ; autrement, il dirait : "Il croira." Mais
il professe au nom de l'enfant la foi de l'Église, foi à laquelle celui-ci est
associé, dont le sacrement lui est conféré, et à laquelle il s'engage par un
autre. Car il n'y a pas d'inconvénient à ce qu'on soit engagé par un autre en
ce qui est nécessaire au salut. De même, le parrain qui répond pour l'enfant
promet qu'il donnera tous ses soins pour que l'enfant garde sa foi. Mais cela
ne suffirait as dans le cas d'adultes jouissant de leur raison.
Objections
:
1. L'exorcisme est destiné aux
énergumènes, c'est-à-dire aux possédés. Mais tous les catéchumènes ne sont pas
possédés. L'exorcisme ne doit donc pas précéder le baptême.
2. Aussi longtemps que
l'homme est dans le péché, le démon a pouvoir sur lui, puisque " celui qui
commet le péché est esclave du péché " (Jn 8, 34). Mais le baptême efface
le péché. Il n'y a donc pas lieu d'exorciser ceux qui vont être baptisés.
3. L'eau bénite a été instituée pour écarter la puissance du démon. Il n'y a donc pas à utiliser pour cela ces autres remèdes que sont les exorcismes.
Cependant : le pape Célestin dit " Que ce soient des petits enfants, ou des jeunes gens qui se présentent au sacrement de la régénération, qu'ils n'approchent pas de la fontaine de vie avant que l'esprit immonde ait été chassé loin d'eux par les exorcismes et les exsudations des clercs."
Conclusion
:
Quiconque veut accomplir sagement une oeuvre, commence par écarter les obstacles qui s'y opposent : "Défrichez vos jachères, dit Jérémie (4, 3), et ne semez pas dans les épines." Le diable est l'ennemi du salut des hommes, salut que le baptême leur assure, et il a un certain pouvoir sur les hommes parce qu'ils sont sous l'empire du péché, originel ou actuel. Il convient donc avant le baptême de chasser les démons par les exorcismes, pour qu'ils ne fassent pas obstacle au salut de l'homme.
C'est cette expulsion que signifie l'exsufflation. La bénédiction, avec l'imposition des mains, ferme au démon expulsé le chemin du retour. Le sel mis dans la bouche, et la salive dont on touche le nez et les oreilles, signifient que les oreilles reçoivent la foi, que les narines en approuvent le parfum, et que la bouche le confesse. Quant à l'onction d'huile, elle signifie la force de l'homme pour lutter contre les démons.
Solutions
:
1. On appelle énergumènes
ceux qui souffrent en eux-mêmes d'une action extérieure du démon. Et bien que
tous ceux qui s'approchent du baptême ne soient pas l'objet de telles vexations
corporelles, cependant tous les non-baptisés sont soumis au pouvoir du démon,
au moins à cause du péché originel.
2. L'ablution baptismale
délivre l'homme du pouvoir du démon, en tant que celui-ci l'empêche de parvenir
à la gloire. Mais les exorcismes en délivrent en tant qu'il empêche de recevoir
le sacrement.
3. L'eau bénite est employée contre les attaques du démon qui viennent de l'extérieur, mais l'exorcisme est dirigé contre celles qui viennent du dedans ; aussi appelle-t-on énergumènes, c'est-à-dire " travaillés intérieurement", ceux qu'on exorcise.
On peut dire encore ceci : de même
que la pénitence est un second remède contre le péché, puisque le baptême ne se
renouvelle pas, ainsi l'eau bénite est un second remède contre les attaques du
démon, puisque les exorcismes du baptême ne se renouvellent pas.
Objections
:
1. Si un enfant meurt après
les exorcismes, et avant le baptême, il n'obtient pas le salut. Mais l'effet
des rites sacramentels est ordonné au salut de l'homme (Mc 16,16) : "Celui
qui croira et sera baptisé sera sauvé." Donc les exorcismes n'ont aucun
effet, et ne sont que des signes.
2. Pour le sacrement de la
foi nouvelle, deux choses seulement sont requises : qu'il soit signe, et qu'il
soit cause, comme on l'a dit plus haut. Par conséquent si les exorcismes
avaient quelque efficacité, chacun d'eux serait un sacrement.
3. Puisque l'exorcisme
prépare au baptême, si l'exorcisme a quelque effet, celui-ci prépare à l'effet
du baptême. Mais la disposition précède nécessairement la forme parfaite,
puisque la forme n'est reçue que dans une matière déjà disposée. Il
s'ensuivrait donc que personne ne pourrait recevoir l'effet du baptême sans
avoir auparavant reçu les exorcismes, ce qui est manifestement faux. Les
exorcismes n'ont donc aucun effet.
4. Certains exorcismes se font avant le baptême, d'autres après, comme l'onction faite par le prêtre sur la tête du baptisé. Mais ce qui se fait après le baptême n'a, semble-t-il, aucune efficacité, puisque alors l'effet du baptême lui-même serait imparfait. Donc les exorcismes qui se font avant le baptême n'ont aucune efficacité eux non plus.
Cependant : S. Augustin dit : "On souffle sur les petits enfants et on les exorcise, pour chasser d'eux la puissance hostile du diable qui a trompé l'homme." Comme l'Église ne fait rien d'inutile, ces exsudations ont pour effet de chasser la puissance du démon.
Conclusion
:
Certains disent que les exorcismes n'ont aucune efficacité, et ne sont que des signes. Mais cela est évidemment faux, puisque l'Église, dans les exorcismes, use de paroles impératives pour chasser la puissance du démon, par exemple quand elle dit : "Donc, diable maudit, sors de cet homme, etc."
Il faut donc dire que ces rites ont une certaine efficacité, mais différente de celle du baptême lui-même. Car le baptême donne à l'homme la grâce par la pleine rémission de ses fautes. Mais les rites de l'exorcisme écartent un double obstacle qui s'oppose à la réception de la grâce du salut. De ces obstacles, l'un est extérieur : c'est le démon qui s'efforce d'empêcher le salut de l'homme. Cet obstacle est écarté par l'exsufflation, qui repousse le pouvoir du démon, comme le montre l'autorité alléguée de S. Augustin, pour qu'il n'empêche pas de recevoir le sacrement. Mais le pouvoir du démon sur l'homme subsiste par la tache du péché et la dette de la peine, aussi longtemps que le baptême ne les a pas enlevées. C'est pourquoi S. Cyprien dit : "Sache que la malice du démon peut se maintenir jusqu'à l'eau salutaire, mais le baptême écarte toute malice."
L'autre obstacle est intérieur, en ce sens que, imprégnés par le péché originel, nos sens sont fermés à la réception des mystères du salut. Aussi Raban Maur dit-il : "Par la salive symbolique et le toucher du prêtre, la sagesse et la puissance de Dieu opèrent le salut des catéchumènes en ouvrant leurs narines pour qu'elles perçoivent le parfum de la connaissance de Dieu, en ouvrant leurs oreilles pour qu'elles écoutent les commandements de Dieu, en ouvrant leur sens pour qu'ils y répondent du fond du coeur."
Solutions
:
1. Les rites de l'exorcisme n'enlèvent pas la faute dont l'homme sera puni après la mort, ils enlèvent seulement les obstacles à la rémission de cette faute par le sacrement. Aussi l'exorcisme sans le baptême n'a-t-il aucune valeur après la mort.
Prévôtin dit que les enfants qui
ont reçu l'exorcisme, et qui mourraient avant le baptême, souffriront de
ténèbres moins profondes. Mais cela ne paraît pas être vrai, car ces ténèbres
sont la privation de la vision de Dieu, laquelle ne comporte pas de plus ou de
moins.
2. Il est essentiel au
sacrement de produire son effet principal, la grâce, qui remet la faute ou
supplée à quelque défaut. Mais cela, les exorcismes ne le font pas ; ils ne
font que supprimer les obstacles. Aussi ne sont-ils pas des sacrements, mais
seulement des sacramentaux.
3. La disposition qui suffit pour recevoir la grâce baptismale, c'est la foi et l'intention, celle du baptisé s'il est adulte, celle de l'Église si c'est un petit enfant. Mais les rites de l'exorcisme sont ordonnés à la disparition des obstacles, et on peut sans eux obtenir l'effet du baptême.
Il ne faut pourtant pas les omettre
hors le cas de nécessité. Et alors, le péril passé, il faut les suppléer, pour
que soit gardée l'uniformité du baptême. Et cette suppléance après le baptême
n'est pas inutile, car de même que l'effet du baptême peut être empêché avant
qu'on le reçoive, il peut l'être aussi après qu'on l'aura reçu.
4. Des cérémonies qui
suivent le baptême, certaines sont non seulement des signes mais aussi des
causes : ainsi l'onction sur la tête, qui est destinée à conserver la grâce
baptismale. D'autres ne sont que des signes, sans efficacité : par exemple le
vêtement blanc, qui signifie la vie nouvelle.
Objections
:
1. Le rôle du ministre,
selon Denys est de s'occuper des " impurs". Or les catéchumènes, qui
sont instruits ou catéchisés, et les énergumènes, que purifient les exorcismes,
sont au nombre des impurs, dit encore Denys. Donc le catéchisme et les
exorcismes appartiennent à l'office des ministres, non des prêtres.
2. Les catéchumènes sont
instruits des vérités de la foi par la Sainte Écriture, qui est lue à l'église
par les ministres : les lecteurs font les lectures de l'Ancien Testament, les
diacres et les sous-diacres celles du Nouveau. Ainsi appartient-il aux
ministres de catéchiser. - De même l'exorcisme appartient aux ministres.
Isidore écrit : "L'exorciste doit retenir par coeur les exorcismes, et
imposer les mains sur les énergumènes et les catéchumènes au cours de la
cérémonie." Il n'appartient donc pas au prêtre de catéchiser et
d'exorciser.
3. Catéchiser, c'est enseigner, et enseigner, c'est perfectionner. Or cela est réservé aux évêques, selon Denys. Cela n'appartient donc pas au prêtre.
Cependant : le pape Nicolas écrit : "Les prêtres de chaque église peuvent faire le catéchisme à ceux qui doivent être baptisés." Et S. Grégoire : "Quand les prêtres, par la grâce de l'exorcisme, imposent les mains aux croyants, que font-ils d'autre que de chasser le démon ?"
Conclusion
:
Le ministre est par rapport au prêtre comme l'agent secondaire et instrumental par rapport à l'agent principal ; c'est ce qu'indique le nom même de ministre. Or l'agent secondaire, en produisant l'oeuvre, n'agit pas en dehors de l'agent principal. Et plus l'oeuvre est excellente, plus l'agent principal a besoin d'agents de haute qualité. Or c'est une oeuvre plus haute pour le prêtre de conférer le sacrement lui-même que de préparer au sacrement. Aussi les ministres supérieurs, qu'on appelle diacres, coopèrent avec le prêtre dans l'administration même des sacrements ; comme dit Isidore " Il appartient au diacre d'assister les prêtres et de les servir en tout ce qui se fait dans les sacrements du Christ, c'est-à-dire le baptême, le chrême, la patène, et le calice." Mais les ministres inférieurs coopèrent avec le prêtre en tout ce qui prépare au sacrement, les lecteurs pour le catéchisme, les exorcistes pour les exorcismes.
Solutions
:
1. Les ministres exercent
sur les impurs une action ministérielle et quasi instrumentale, mais le prêtre
exerce l'action principale.
2. Les lecteurs et les
exorcistes sont chargés d'enseigner et de catéchiser, non à titre principal,
mais comme étant au service du prêtre.
3. Il y a diverses sortes d'instruction. L'une est destinée à convertir à la foi, et Denys l'attribue à l'évêque ; mais elle peut revenir à n'importe quel prédicateur, ou même à n'importe quel fidèle. - Une autre enseigne les rudiments de la foi et la manière de recevoir les sacrements ; elle incombe secondairement aux ministres, et principalement aux prêtres. - Une autre encore enseigne à vivre chrétiennement, et celle-là revient aux parrains. La quatrième enfin enseigne les profondeurs des mystères de la foi et la perfection de la vie chrétienne. Et celle-là, d'office, appartient aux évêques.
1. La confirmation est-elle un
sacrement ? - 2. Sa matière. - 3. Est-il nécessaire au sacrement que le chrême
ait été consacré par l'évêque ? - 4. Sa forme. - 5. Imprime-t-elle un caractère
? - 6. Le caractère de la confirmation suppose-t-il le caractère baptismal ? -
7. Confère-t-elle la grâce ? - 8. A qui convient-il de recevoir ce sacrement ?
- 9. Sur quelle partie du corps ? - 10. Faut-il quelqu'un pour tenir le
confirmand ? - 11. Ce sacrement est-il donné seulement par l'évêque ? - 12. Son
rite.
Objections
:
1. Il semble que non. Les sacrements, comme on l'a dit plus haut tiennent leur efficacité de l'institution divine. Mais on ne lit nulle part que le Christ ait institué la confirmation.
Elle n'est donc pas un sacrement.
2. Les sacrements de la loi
nouvelle ont été préfigurés dans la loi ancienne, selon l'Apôtre (1 Co 10, 2) :
"Tous ont été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer ; tous ont
mangé le même aliment spirituel, et tous ont bu la même boisson
spirituelle." Mais la confirmation n'a pas été préfigurée dans l'Ancien
Testament, elle n'est donc pas un sacrement.
3. Les sacrements ont été
ordonnés au salut des hommes. Mais on peut obtenir le salut sans la
confirmation, puisque les enfants baptisés qui meurent sans la confirmation
sont sauvés. La confirmation n'est donc pas un, sacrement.
4. Tous les sacrements de l'Église conforment l'homme au Christ, auteur des sacrements. Mais la confirmation ne peut conformer l'homme au Christ, dont on ne lit pas qu'il ait été confirmé.
Cependant : le pape Melchiade écrit aux évêques d'Espagne : "Quant au point sur lequel vous désirez être instruit par nous, à savoir quel est le plus grand sacrement, l'imposition des mains par les évêques ou le baptême, sachez que l'un et l'autre sont de grands sacrements."
Conclusion
:
Les sacrements de la loi nouvelle sont ordonnés à produire des effets spéciaux de grâce. Par conséquent, là où se rencontre un effet spécial de grâce, il y a un sacrement spécial. Mais les choses sensibles et corporelles sont à l'image des réalités spirituelles et intelligibles, et ce qui se passe dans la vie corporelle nous permet de comprendre les particularités de la vie spirituelle. Or, visiblement, il y a dans la vie corporelle une perfection spéciale quand l'homme arrive à l'âge adulte et peut accomplir parfaitement les actes de l'homme, comme dit l'Apôtre (1 Co 13, 11) : "Quand je suis devenu homme, j'ai abandonné ce qui était enfantin." Aussi, après le mouvement de la génération qui donne la vie corporelle, y a-t-il celui de la croissance qui conduit à l'âge parfait. Ainsi l'homme reçoit la vie spirituelle par le baptême, qui est une génération spirituelle, et dans la confirmation il reçoit pour ainsi dire l'âge adulte dans la vie spirituelles.
Aussi le pape Melchiade écrit-il : "Le Saint-Esprit, qui est descendu sur les eaux du baptême pour notre salut, nous accorde dans la fontaine baptismale la plénitude de l'innocence, et dans la confirmation l'accroissement de la grâce. Dans le baptême nous naissons à la vie ; après le baptême, nous sommes affermis." Il est donc visible que la confirmation est un sacrement spécial.
Solutions
:
1. Sur l'institution de ce sacrement, il y a trois opinions. Certains ont soutenu que ce sacrement n'a été institué ni par le Christ, ni par les Apôtres, mais plus tard, au cours des temps, par un concile. D'autres au contraire disent qu'il a été institué par les Apôtres. - Mais cela ne peut être, car instituer un nouveau sacrement relève du pouvoir d'excellence qui n'appartient qu'au Christ.
Aussi faut-il dire que c'est le
Christ qui a institué ce sacrement, non en le conférant, mais en le promettant,
comme il dit en S. Jean (16, 7) : "Si je ne m'en vais pas, le Paraclet ne
viendra pas à vous ; mais si je m'en vais, je vous l'enverrai." Et cela
parce que ce sacrement nous donne la plénitude de l'Esprit Saint, qui ne devait
pas être donnée avant la résurrection et l'ascension du Christ, comme dit S.
Jean (7, 39) : "L'Esprit n'avait pas encore été donné, parce que Jésus
n'avais pas encore été glorifié."
2. La confirmation est le
sacrement de la plénitude de la grâce ; aussi ne pouvait-elle avoir d'équivalent
dans l'ancienne loi, puisque " la loi n'a rien conduit à la perfection
" (He 7, 19).
3. Comme on l'a dit plus
haut, tous les sacrements sont en quelque façon nécessaires au salut ; mais il
en est certains sans lesquels le salut est impossible, et d'autres qui servent
à rendre ce salut plus parfait. C'est en ce sens que la confirmation est
nécessaire au salut : on peut se sauver sans elle, pourvu qu'on ne l'ait pas
refusée par mépris du sacrement.
4. Ceux qui reçoivent la
confirmation, sacrement de la plénitude de la grâce, sont conformés au Christ
en ce que lui-même, dès le premier instant de sa conception, fut "plein de
grâce et de vérité " (Jn 1, 14). Cette plénitude fut manifestée au
baptême, lorsque " le Saint-Esprit descendit sur lui sous une forme
corporelle " (Lc 3, 22) ; aussi S. Luc (4, 1) dit-il que "Jésus,
rempli du Saint-Esprit, s'éloigna du Jourdain". Mais il ne convenait pas à
la dignité du Christ, qui est l'auteur des sacrements, de recevoir d'un
sacrement la plénitude de la grâce.
Objections
:
1. Il semble que le chrême
n'est pas une matière qui convienne à ce sacrement. Celui-ci, on vient de le
dire, a été institué par le Christ quand il a promis l'Esprit Saint à ses
disciples. Mais il leur a envoyé l'Esprit Saint sans aucune onction de chrême.
Et les Apôtres eux-mêmes conféraient ce sacrement par la seule imposition des
mains, sans onction ; les Actes (8, 17) disent que " les Apôtres
imposaient les mains sur les baptisés, et ceux-ci recevaient le
Saint-Esprit." Donc le chrême n'est pas la matière de ce sacrement,
puisque la matière est nécessaire au sacrement.
2. Comme on l'a dit plus
haute, la confirmation est en quelque sorte l'achèvement du baptême ; elle doit
donc lui ressembler comme la perfection ressemble à ce qui est perfectible. Or
la matière du baptême est un élément simple, l'eau. Le chrême, composé d'huile
et de baume, est donc une matière qui ne convient pas au sacrement.
3. L'huile est utilisée
comme matière de ce sacrement, pour oindre. Mais on peut faire une onction avec
n'importe quelle huile, par exemple l'huile de noix, ou de toute autre origine.
Ce n'est donc pas la seule huile d'olive qui doit être employée pour ce
sacrement.
4. On a dit que l'eau a été choisie pour matière du baptême parce qu'on la trouve facilement partout. Mais l'huile d'olive ne se trouve pas partout, et encore moins le baume. Ainsi le chrême, composé d'huile et de baume, n'est-il pas une matière qui convienne à ce sacrement.
Cependant : S. Grégoire dit : "Que les prêtres ne se permettent pas de signer avec le saint chrême le front des enfants qui viennent d'être baptisés." Donc le chrême est la matière de ce sacrement.
Conclusion
:
Le chrême est la matière qui convient à ce sacrement. Comme on l'a dit ce sacrement donne la plénitude du Saint-Esprit pour la force spirituelle qui convient à l'âge adulte. Mais arrivé à l'âge adulte, l'homme commence à entrer par son activité en communication avec les autres -, jusque-là il vivait isolément et pour lui seul. Or la grâce du Saint-Esprit est signifiée par l'huile ; on dit du Christ qu'il a été "oint d'une huile d'allégresse " (Ps 45, 8), à cause du Saint-Esprit dont il a été rempli. Ainsi l'huile consacrée est la matière de ce sacrement. On y mêle du baume, à cause de la force pénétrante de son parfum, qui se répand sur les autres. Aussi l'Apôtre dit-il (2 Co 2, 15) : "Nous sommes la bonne odeur du Christ." Et bien qu'il y ait beaucoup d'autres matières odoriférantes, on a choisi celle-ci à cause de l'excellence de son parfum, et parce qu'elle communique l'incorruptibilité. Aussi l'Ecclésiastique dit-il (24, 21 Vg) : "Mon parfum est celui d'un baume sans mélange."
Solutions
:
1. Le Christ, à cause du pouvoir qu'il a sur les sacrements, a donné aux Apôtres la réalité de ce sacrement, c'est-à-dire la plénitude de l'Esprit Saint, sans le signe sacramentel, parce que, dit S. Paul (Rm 8, 23) : "Ils ont reçu les prémices de l'Esprit Saint."
Néanmoins quand les Apôtres reçurent le Saint-Esprit sous forme sensible, il y eut là quelque chose de conforme à la matière de ce sacrement. Si le Saint-Esprit descendit sur eux sous la forme sensible du feu, cela a quelque analogie avec le symbolisme de l'huile, avec cette différence que le feu est doué de force active, et l'huile, qui est la matière et l'aliment du feu, de force passive. Et ceci encore était assez convenable, puisque la grâce du Saint-Esprit devait arriver jusqu'aux autres par les Apôtres. - Le Saint-Esprit descendit aussi sur les Apôtres sous forme de langues. Et cela a quelque analogie avec le symbolisme du baume : les langues expriment la communication aux autres par la parole, le baume l'exprime par l'odeur ; et les Apôtres étaient remplis de l'Esprit Saint comme docteurs de la foi, et les autres fidèles comme les ouvriers de ce qui se rattache à l'édification de l'Église.
De même, lorsque les Apôtres imposaient les mains, ou même seulement prêchaient, la plénitude de l'Esprit Saint descendait sur les fidèles sous des signes visibles, comme elle était descendue à l'origine sur les Apôtres. Ainsi Pierre dit-il (Ac 11, 15) : "Lorsque j'eus commencé à parler, l'Esprit Saint descendit sur eux, comme sur nous au commencement." Aussi, n'était-il pas nécessaire d'employer la matière sensible d'un sacrement, quand Dieu donnait miraculeusement des signes sensibles.
Cependant les Apôtres se servaient
généralement de chrême en administrant ce sacrement, quand ces signes sensibles
ne se produisaient pas. Denys dit en effet : "Il y a une opération
perfective que nos chefs " - c'est-à-dire les Apôtres -, " appellent
l'hostie du chrême".
2. Le baptême nous est
donné pour que nous recevions purement et simplement la vie spirituelle ; aussi
une matière toute simple lui suffit-elle. Mais ce sacrement est donné pour que
nous recevions la plénitude du Saint-Esprit, dont l'opération est multiple,
comme dit la Sagesse (7, 22) : "Il y a en elle un Esprit unique et
multiforme", et S. Paul (1 Co 12, 4) : "Les dons sont divers, mais
l'Esprit est unique." Il convient donc que la matière du sacrement soit
composée.
3. Les propriétés de l'huile, qui symbolisent le Saint-Esprit, se trouvent dans l'huile d'olive plus que dans n'importe quelle huile. Et l'olivier lui-même, au feuillage toujours vert, symbolise la force et la miséricorde du Saint-Esprit.
De plus, c'est cette huile qu'on
appelle proprement huile, et que l'on emploie de préférence là où on peut la
trouver. D'autres liquides qui lui ressemblent s'appellent aussi huile, et on
ne les utilise que pour remplacer l'huile d'olive là où elle fait défaut. Aussi
c'est celle-là seule dont on se sert pour ce sacrement et pour certains autres.
4. Le baptême est un
sacrement absolument nécessaire, aussi sa matière doit-elle se trouver partout.
Quant à ce sacrement, qui n'est pas aussi nécessaire, il suffit que sa matière
puisse être transportée facilement en tous les points du monde.
Objections
:
1. Cela ne paraît pas
nécessaire. Car le baptême, qui remet tous les péchés, n'est pas moins efficace
que la confirmation. Mais, bien que l'on consacre l'eau baptismale avant le
baptême, cette consécration n'est pas nécessaire au sacrement, puisqu'on peut
s'en passer en cas de nécessité. Il n'est donc pas non plus nécessaire à ce
sacrement que le chrême ait été consacré par l'évêque.
2. On ne doit pas consacrer
deux fois la même chose. Mais la matière d'un sacrement est consacrée dans la
collation même du sacrement, par les paroles de la forme sacramentelle, comme dit
S. Augustin : "La parole se joint à l'élément, et le sacrement est
fait." Donc il ne faut pas consacrer le chrême avant d'administrer le
sacrement.
3. Toute consécration sacramentelle est destinée à donner la grâce. Mais une matière sensible, faite d'un mélange d'huile et de baume, n'est pas capable de recevoir la grâce. Il ne faut donc pas lui donner une consécration.
Cependant : le pape Innocent dit " Quand les prêtres baptisent, qu'on leur permette d'oindre les baptisés avec le chrême qui a été consacré par l'évêque ; mais ils ne doivent pas signer le front avec cette huile, ce qui est réservé à l'évêque, lorsqu'il donne le Paraclet", ce qui se fait dans la confirmation. Il est donc requis pour ce sacrement que la matière ait été auparavant consacrée par l'évêque.
Conclusion
:
Comme on l'a dit plus haut, toute la vertu sanctificatrice des sacrements découle du Christ. Or il faut considérer que le Christ lui-même s'est servi de certains sacrements, le baptême et l'eucharistie, qui comportent un élément matériel ; et c'est le fait même que le Christ en a fait usage, qui a donné à cette matière l'aptitude à constituer un sacrement." jamais, dit S. Jean Chrysostome, les eaux du baptême n'auraient pu purifier les croyants de leurs péchés, si elles n'avaient été sanctifiées par le contact du corps du Seigneur." De même, le Seigneur lui-même " prit du pain, et le bénit... et pareillement la coupe " (Mt 26, 26-27 ; Lc 22, 19-20). Et c'est pourquoi il n'est pas nécessaire à ces sacrements que la matière en soit d'abord bénite : la bénédiction du Christ y suffit. Et si l'on y fait quelque bénédiction, celle-ci appartient à la solennité du sacrement, et non à sa nécessité.
Mais le Christ ne s'est pas servi d'onctions visibles, pour ne pas porter préjudice à l'onction invisible par laquelle il a été " oint de préférence à ses compagnons " (Ps 45, 8). Par conséquent, et le chrême et l'huile des malades doivent être bénits avant de servir au sacrement.
Solutions
:
1. On vient d'y répondre.
2. Les deux consécrations
du chrême ne répondent pas au même but. Un instrument reçoit deux fois la vertu
instrumentale : d'abord quand il reçoit sa forme d'instrument, puis quand il
est mû par l'agent principal. Ainsi la matière du sacrement a besoin d'une
double sanctification, l'une qui en fait la matière propre du sacrement,
l'autre qui lui fait produire son effet.
3. La matière corporelle,
comme on l'a dit plus haut, est capable de recevoir la grâce non pas comme
sujet, mais comme instrument. Et c'est pour cela que la matière du sacrement
est consacrée, soit par le Christ lui-même, soit par l'évêque, qui tient dans
l'Église la place du Christ.
Objections
:
1. La forme de ce sacrement
ne semble pas bien adaptée. Elle dit : "je te marque du signe de la croix,
et je te confirme avec le chrême du salut, au nom du Père, et du Fils et du
Saint-Esprit. Amen." Car c'est du Christ et des Apôtres que vient l'usage
des sacrements. Or le Christ n'a pas institué cette forme, et l'on ne voit pas
que les Apôtres en aient usé. Elle ne convient donc pas à ce sacrement.
2. Puisque le sacrement est
le même pour tous, sa forme doit être aussi la même ; toute chose en effet
tient son unité, comme son être, de sa forme. Mais la forme en question n'est
pas en usage partout, puisque certains disent : "je te confirme avec le
chrême de la sanctification." Elle n'est donc pas celle qui convient à ce
sacrement.
3. Ce sacrement doit ressembler au baptême, comme la perfection ressemble à ce qui doit être perfectionné, comme on l'a dit plus haut". Mais la forme du baptême ne mentionne pas l'empreinte du caractère, ni la croix du Christ, bien que le baptême nous fasse mourir avec le Christ, dit l'Apôtre (Rm 6, 3) ; et elle ne fait pas mention non plus de l'effet salutaire, bien que le baptême soit nécessaire au salut. De plus la forme du baptême n'exprime qu'un seul acte, et désigne la personne du ministre par ces mots : "je te baptise." C'est le contraire que l'on voit dans la forme en question. Celle-ci ne convient donc pas à ce sacrement.
Cependant : il y a l'autorité de l'Église, qui se sert communément de cette forme.
Conclusion
:
Cette forme convient au sacrement. De même que la forme d'un être naturel lui donne son espèce, ainsi la forme sacramentelle doit contenir tout le caractère spécifique du sacrement. Comme il ressort de ce qui a été dit plus haut, ce sacrement donne le Saint-Esprit pour nous fortifier dans le combat spirituel. Trois choses sont donc nécessaires dans ce sacrement, et elles sont contenues dans la forme en question. D'abord la cause qui confère cette plénitude de force spirituelle, c'est la Trinité sainte, qu'expriment les mots : "Au nom du Père, etc." - Ensuite, cette force spirituelle elle-même, communiquée à l'homme pour son salut par le sacrement d'une matière visible. Elle est indiquée par ces mots : "je te confirme avec le chrême du salut." - Enfin le signe donné au combattant, comme dans les combats corporels les soldats sont marqués des insignes de leur chef. Et c'est pourquoi on dit : "je te marque du signe de la croix", cette croix par laquelle, dit S. Paul, " notre Roi a triomphé (Col 2, 15)."
Solutions
:
1. Comme on l'a dit plus haut, l'effet de ce sacrement, c'est-à-dire la plénitude de l'Esprit, a été quelquefois donné par le ministère des Apôtres, sous des signes visibles accomplis miraculeusement par Dieu, qui peut sans le sacrement donner l'effet du sacrement. Et alors ni la matière ni la forme de ce sacrement n'étaient nécessaires.
Parfois aussi les Apôtres
conféraient ce sacrement comme étant les ministres des sacrements. Et alors ils
se servaient de matière et de forme selon les ordres du Christ. Les Apôtres en
effet observaient dans la collation des sacrements des rites qui n'ont pas été
rapportés dans les Écritures présentées à tous. Ainsi Denys dit-il " qu'il
n'est pas juste que ceux qui interprètent les Écritures tirent du secret, pour
les présenter à tous, les invocations consécratoires " - c'est-à-dire les
paroles qui constituent les sacrements -, " ni qu'ils révèlent leur sens
mystique ni les merveilles que Dieu opère par elles ; mais que notre saint
enseignement les transmette sans pompe", c’est-à-dire en secret. Aussi
l'Apôtre dit-il, au sujet de la célébration de l'eucharistie (1 Co 11, 34) :
"je réglerai le reste à mon retour."
2. La sainteté est cause du
salut. Il revient donc au même de dire " chrême du salut " et "
chrême de sanctification".
3. Le baptême nous régénère à la vie spirituelle individuelle. Aussi la forme baptismale ne mentionne-t-elle que l'acte qui sanctifie l'homme en lui-même. Mais ce sacrement est ordonné à sanctifier l'homme non seulement en lui-même, mais en tant qu'il est exposé à une lutte extérieure.
Aussi on ne fait pas mention seulement de la sanctification intérieure, quand on dit : "je te confirme du chrême du salut", - mais aussi du signe par lequel l'homme est marqué à l'extérieur, comme de l'étendard de la croix, pour la lutte spirituelle extérieure, ce qui est exprimé quand on dit : "je te marque du signe de la croix." Le mot même de baptême, qui signifie ablution, peut indiquer en même temps la matière, qui est l'eau avec laquelle on est lavé, et l'effet salutaire. Mais le mot " confirmer " n'exprime pas tout cela ; il a donc fallu ajouter ces précisions.
On a dit plus haut, que le mot
" je " n'est pas nécessaire à la forme du baptême, parce qu'il est
compris dans le verbe à la première personne. On l'ajoute cependant pour
exprimer l'intention. Ce qui est moins nécessaire dans la confirmation, qui,
comme on le dira plus bas'. n'est conféré que par des ministres supérieurs.
Objections
:
1. Il semble que non, car
le caractère implique un signe distinctif Mais le sacrement de confirmation ne
distingue pas les fidèles des païens, puisque cela est fait par le baptême ; ni
les confirmés des autres fidèles, puisque ce sacrement est ordonné au combat
spirituel, qui s'impose à tous. Ce sacrement n'imprime donc pas un caractère.
2. On a dit plus haut que
le caractère est une puissance spirituelle. Or une puissance spirituelle ne
peut être qu'active ou passive. Dans les sacrements, la puissance active est
conférée par le sacrement de l'ordre ; la puissance passive, ou réceptive, par
le sacrement de baptême. Ainsi le sacrement de confirmation n'imprime pas de
caractère.
3. La circoncision, qui est une marque corporelle, n'imprime pas de caractère spirituel. Mais dans ce sacrement on imprime une marque corporelle quand le confirmé est marqué avec le chrême du signe de la croix sur le front. Donc ce sacrement non plus n'imprime pas un caractère spirituel.
Cependant : tout sacrement qui n'est pas réitéré imprime un caractère. Mais ce sacrement ne se réitère pas, dit Grégoire : "Quant à celui qui a été confirmé de nouveau par le pontife, cette réitération est interdite." Donc la confirmation imprime un caractère.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, le caractère est une puissance spirituelle ordonnée à certains actes sacrés. Or nous avons dit que, si le baptême est comme une naissance spirituelle à la vie chrétienne, la confirmation est la croissance spirituelle qui amène l'homme à l'âge adulte dans la vie spirituelle. Or, il est visible, par l'analogie de la vie corporelle, que l'activité de l'homme à sa naissance, et celle qui lui convient quand il est parvenu à l'âge adulte, sont différentes. Aussi le sacrement donne-t-il à l'homme le pouvoir d'accomplir certaines actions sacrées autres que celles dont le baptême lui donne le pouvoir. Dans le baptême, il reçoit le pouvoir de faire ce qui concerne son salut personnel, en tant qu'il vit pour lui-même ; mais dans la confirmation, il reçoit le pouvoir de faire ce qui concerne la lutte spirituelle contre les ennemis de la foi. On le voit par l'exemple des Apôtres qui, avant de recevoir la plénitude du Saint-Esprit, étaient au cénacle, "persévérant dans la prière " (Ac 1, 13) ; mais ensuite ils en sortirent, et ne craignirent pas de confesser publiquement leur foi, même devant les ennemis de la foi chrétienne.
Il est donc évident que la confirmation imprime un caractère.
Solutions
:
1. Le combat spirituel
contre les ennemis invisibles est le fait de tous les baptisés. Mais combattre
contre les ennemis visibles, c'est-à-dire contre les persécuteurs de la foi, en
confessant le nom du Christ, est le fait des confirmés, qui ont été conduits
spirituellement jusqu'à l'âge adulte, selon S. Jean (1 Jn 2, 14) : "je
vous écris, jeunes gens, parce que vous êtes forts, et que la parole de Dieu
demeure en vous, et que vous avez vaincu le malin." Ainsi le caractère de
la confirmation est un signe qui distingue non les fidèles des infidèles, mais
ceux qui ont grandi spirituellement de ceux que S. Pierre appelle (1 P 2, 2)
" des enfants nouveau nés".
2. Tous les sacrements sont
des protestations de foi. Par conséquent, si le baptisé reçoit le pouvoir
spirituel de protester sa foi en recevant les autres sacrements, le confirmé
reçoit le pouvoir de confesser la foi du Christ publiquement, et comme en vertu
de sa charge.
3. Les sacrements de
l'ancienne loi sont appelés " justice de la chair " (He 9, 10), parce
qu'ils n'avaient aucune efficacité intérieure ; c'est pourquoi la circoncision
imprimait un signe dans le corps seul et non dans l'âme. Mais la confirmation,
qui est un sacrement de la loi nouvelle, imprime, en même temps qu'une marque
corporelle, un caractère spirituel.
Objections
:
1. Il semble que
non, car le sacrement de confirmation est ordonné à la confession publique de
la foi au Christ. Or beaucoup, même avant le baptême, ont confessé publiquement
la foi au Christ, en répandant leur sang pour elle. Le caractère de la
confirmation ne présuppose donc pas le caractère du baptême.
2. On ne dit pas des
Apôtres qu'ils aient été baptisés ; et même on dit que le Christ " ne
baptisait pas lui-même, mais c'étaient ses disciples " (Jn 4, 2). Et
cependant il furent ensuite confirmés par la venue du Saint-Esprit. Par
conséquent d'autres peuvent pareillement être confirmés avant le baptême.
3. On lit dans les Actes (10, 44) : "Pierre parlait encore, quand le Saint-Esprit descendit sur tous ceux qui écoutaient la parole, et on les entendait parler en langues". Et ensuite " il ordonna de les baptiser". Donc d'autres peuvent pareillement être confirmés avant le baptême.
Cependant : Raban Maur dit : "En dernier lieu, par l'imposition des mains du Souverain Prêtre, le baptisé reçoit le Paraclet afin d'être fortifié par le Saint-Esprit pour proclamer sa foi".
Conclusion
:
Le caractère de la confirmation présuppose nécessairement le caractère du baptême, au point que si un non-baptisé était confirmé, il ne recevrait rien, mais il faudrait à nouveau le confirmer après son baptême. La raison en est que, comme nous l'avons dit. la confirmation est au baptême comme la croissance est à la génération. Or il est manifeste que nul ne peut atteindre l'âge adulte s'il n'est pas déjà né. Et pareillement, si l'on n'a pas d'abord été baptisé, on ne peut recevoir le sacrement de confirmation.
Solutions
:
1. La puissance divine
n'est pas liée aux sacrements. Un homme peut donc, sans le sacrement de
confirmation, recevoir la force spirituelle pour confesser publiquement la foi
du Christ, comme on peut recevoir la rémission des péchés sans le baptême.
Cependant, comme personne ne reçoit l'effet du baptême sans le désir du
baptême, personne non plus ne reçoit l'effet de la confirmation sans le désir
de celle-ci ; et cela, on peut l'avoir avant d'être baptisé.
2. Sur la parole du
Seigneur (Jn 13, 10) : "Celui qui a pris un bain n'a besoin que de se
laver les pieds." S. Augustin dit : "Nous comprenons que Pierre et
les autres disciples du Christ avaient été baptisés, soit du baptême de Jean,
comme le pensent quelques-uns, soit, ce qui est plus croyable, du baptême du
Christ. Car il n'a pas refusé d'exercer ce ministère du baptême, pour avoir des
serviteurs par qui il pourrait baptiser les autres."
3. Ceux qui entendaient la
prédication de Pierre reçurent miraculeusement l'effet de la confirmation, mais
non le sacrement. Or, nous avons dit que l'effet de la confirmation peut être
reçu avant le baptême, mais non le sacrement de la confirmation. Ainsi, de même
que l'effet de la confirmation, qui est la force spirituelle, présuppose
l'effet du baptême, qui est la justification, de même le sacrement de
confirmation présuppose le sacrement de baptême.
Objections
:
1. Il semble que ce
sacrement ne confère pas la grâce sanctifiante. Celle-ci est dirigée contre le
péché. Mais ce sacrement, comme on l'a dit, ne se donne qu'aux baptisés, qui
sont purifiés du péché. Donc il ne confère pas la grâce sanctifiante.
2. Ce sont les pécheurs
surtout qui ont besoin de la grâce sanctifiante pour être justifiés. Donc, si
ce sacrement donne la grâce, il semble qu'il faudrait le donner à ceux qui sont
en état de péché. Mais cela n'est pas vrai.
3. Dans la grâce sanctifiante, il n'y a pas d'espèces différentes, puisqu'elle est ordonnée à un effet unique. Mais deux formes de la même espèce ne peuvent coexister dans le même sujet. Puisque la grâce sanctifiante est donnée à l'homme dans le baptême, il semble donc que le sacrement de confirmation, qui n'est administré qu'aux baptisés, ne confère pas la grâce sanctifiante.
Cependant : le pape Melchiade dit " Aux fonts baptismaux l'Esprit Saint donne la plénitude de l'innocence ; dans la confirmation il donne l'augmentation de la grâce."
Conclusion
:
Dans ce sacrement, nous l'avons dit l'Esprit Saint est donné aux baptisés pour les fortifier, comme il le fut aux Apôtres le jour de la Pentecôte (Ac 2, 2), et aux baptisés par l'imposition des mains des Apôtres (Ac 8, 17). Or on a montré dans la première Partie que la mission ou le don du Saint-Esprit est toujours liée à la grâce sanctifiante. Il est donc manifeste que la confirmation donne cette grâce.
Solutions
:
1. La grâce sanctifiante
remet le péché, mais elle a aussi d'autres effets, car elle suffit à faire
monter les hommes par tous les degrés jusqu'à la vie éternelle. Aussi a-t-il
été dit à S. Paul (2 Co 12, 9) : "Ma grâce te suffit", et il a dit de
lui-même (1 Co 15, 10) : "La grâce de Dieu m'a fait ce que je suis."
La grâce sanctifiante est donc donnée non seulement pour remettre les fautes,
mais aussi pour augmenter et affermir la justice. Et c'est ainsi qu'elle est
donnée dans ce sacrement.
2. Comme son nom l'indique,
ce sacrement est destiné à " confirmer " ce qu'il a trouvé dans
l'âme. Aussi ne faut-il pas le donner à ceux qui n'ont pas la grâce. Et c'est
pourquoi, comme on ne le donne pas aux non-baptisés, on ne doit pas non plus le
donner aux adultes pécheurs, à moins qu'ils n'aient recouvré la grâce par la
pénitence. Ainsi un concile d'Orléans dit-il : "Que ceux qui se présentent
à la confirmation viennent à jeun, et qu'on les avertisse de se confesser
auparavant, pour qu'ils soient purs pour recevoir le don du Saint-Esprit."
Ainsi ce sacrement achève l'effet de la pénitence, comme celui du baptême ; la
grâce reçue dans ce sacrement donne au pénitent une rémission plus entière de
son péché. Et si un adulte se présente à la confirmation avec un péché dont il
n'a pas conscience, ou même s'il n'a pas la contrition parfaite, la grâce reçue
dans ce sacrement lui remettra son péché.
3. Comme nous l'avons dit ,
la grâce sacramentelle ajoute à la grâce sanctifiante prise en général la
puissance de réaliser l'effet spécial auquel est ordonné le sacrement. Par
conséquent, si l'on considère la grâce reçue dans ce sacrement en ce qu'elle a
de commun, ce sacrement ne confère pas une autre grâce que celle du baptême, il
augmente celle qui existait déjà. Mais si on la considère en ce qu'elle a de
spécial, qui est surajouté à la grâce du baptême, elle n'est pas de la même
espèce que celle-ci.
Objections
:
1. Il semble que ce
sacrement ne doit pas être donné à tous. En effet, il confère une certaine
supériorité. Mais la supériorité ne convient pas à tous.
2. Ce sacrement fait
grandir l'homme spirituellement jusqu'à l'âge adulte. Mais il y a opposition
entre l'âge adulte et l'enfance. Donc les enfants au moins ne doivent pas le
recevoir.
3. Le pape Melchiade dit :
"Après le baptême nous sommes confirmés pour le combat." Mais le
combat ne convient pas aux femmes, à cause de la fragilité de leur sexe. Donc
aux femmes non plus on ne doit pas donner ce sacrement.
4. Le pape Melchiade dit : "A ceux qui vont bientôt passer, suffisent les bienfaits de la régénération, mais à ceux qui doivent vivre est nécessaire le bienfait de la confirmation. La confirmation arme et équipe ceux qui restent pour les luttes et les combats de ce monde. Quant à celui qui après le baptême arrive à la mort sans tache et avec l'innocence qu'il a reçue, il est confirmé par la mort, puisque après la mort il ne peut plus pécher." Donc ce sacrement ne doit pas être administré aux mourants. Et ainsi il ne doit pas être donné à tous.
Cependant : les Actes (2, 2-4) disent que le Saint-Esprit " remplit toute la maison", qui symbolise l'Église, et ensuite on ajoute que " tous furent remplis de l'Esprit Saint." Mais c'est pour recevoir cette plénitude que ce sacrement est donné ; il faut donc l'administrer à tous ceux qui sont dans l'Église.
Conclusion
:
Nous avons dit que ce sacrement conduit l'homme spirituellement à l'âge parfait. Or il est dans l'intention de la nature que tous ceux qui naissent corporellement arrivent à l'âge parfait ; mais cela est parfois empêché par la corruptibilité du corps qui est prévenu par la mort. A plus forte raison il est dans l'intention de Dieu, - et la nature l'imite en participant de cette intention -, de conduire tous les êtres à leur perfection ; aussi est-il écrit (Dt 32, 4) que " toutes les oeuvres de Dieu sont parfaites." Mais l'âme, sujet de cette naissance et de cet âge adulte au plan spirituel, est immortelle ; elle peut donc dans la vieillesse recevoir la naissance spirituelle, comme dans la jeunesse et même dans l'enfance parvenir à l'âge adulte ; car l'âge du corps ne fait aucun tort à l'âme. Par conséquent il faut administrer à tous ce sacrement.
Solutions
:
1. Ce sacrement confère une
certaine supériorité, non pas la supériorité d'un homme sur un autre, comme le
sacrement de l'ordre ; mais la supériorité d'un homme par rapport à lui-même ;
ainsi le même homme, devenu adulte, possède une certaine supériorité par
rapport à ce qu'il était dans son enfance.
2. Comme on l'a dit l'âge
du corps ne fait aucun tort à l'âme. Ainsi, même dans l'enfance, l'homme peut
recevoir la perfection de l'âge spirituel dont parle la Sagesse (4, 8) :
"La vieillesse honorable n'est pas celle que donnent de longs jours, elle
ne se mesure pas au nombre des années." C'est ainsi que de nombreux
enfants, grâce à la force du Saint-Esprit qu'ils avaient reçue, ont lutté
courageusement et jusqu'au sang pour le Christ.
3. S. Jean Chrysostome dit
que " pour les combats de ce monde on recherche la qualité de l'âge, de la
beauté ou de la naissance, et c'est pourquoi on les interdit aux esclaves et
aux femmes, aux vieillards et aux enfants. Mais dans les combats pour le ciel,
le stade est ouvert à tous sans distinction de personne, d'âge ou de
sexe". Et ailleurs : "Devant Dieu, même le sexe féminin livre
bataille ; beaucoup de femmes ont avec un courage viril combattu dans la milice
spirituelle. Et dans la lutte du martyre, certaines ont égalé les hommes par la
force de l'homme intérieur ; certaines même ont été plus courageuses que les
hommes." Par conséquent les femmes aussi doivent recevoir ce sacrement.
4. Comme on l'a dit, l'âme,
sujet de l'âge spirituel, est immortelle. Donc, les mourants doivent recevoir
ce sacrement, pour qu'à la résurrection ils apparaissent avec la perfection
dont parle S. Paul (Ep 4, 13) : "jusqu'à ce que nous parvenions à l'état
d'homme parfait, à la mesure de la pleine stature du Christ." C'est
pourquoi Hugues de Saint-Victor dit : "Il serait très périlleux que
quelqu'un sorte de cette vie sans la confirmation." Non parce qu'il serait
damné, sauf le cas de mépris, mais parce qu'il serait privé de cette
perfection. Aussi les enfants qui meurent confirmés reçoivent-ils une gloire
plus grande, comme ici-bas ils obtiennent une grâce plus abondante. L'autorité
citée se comprend en ce sens que la confirmation n'est pas nécessaire aux
mourants pour affronter le combat de la vie présente.
Objections
:
1. Il semble que ce sacrement ne doit pas être donné sur le front. Nous l'avons dit il est l'achèvement du baptême. Mais le baptême est donné à l'homme sur tout le corps.
Donc ce sacrement ne doit pas être
donné à l'homme seulement sur le front.
2. Ce sacrement est donné
pour la force spirituelle. Mais la force spirituelle réside surtout dans le
coeur. Donc ce sacrement devrait être donné sur le coeur plutôt que sur le
front.
3. Ce sacrement est donné à l'homme pour qu'il confesse librement la foi du Christ. Mais " c'est en confessant de bouche que l'on parvient au salut " (Rm 10, 10). Donc ce sacrement devrait être donné sur la bouche plutôt que sur le front.
Cependant : Raban Maur écrit : "Le baptisé est marqué du chrême par le prêtre sur le sommet de la tête, mais par l'évêque sur le front."
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, dans ce sacrement l'homme reçoit l'Esprit Saint pour être fort dans le combat spirituel, et confesser courageusement la foi du Christ même au milieu des adversaires de la foi. Aussi convient-il qu'il soit marqué avec le chrême du signe de la croix sur le front, et cela pour deux raisons. D'abord parce qu'il est marqué du signe de la croix comme le soldat est marqué du signe de son chef, signe qui doit être apparent et visible. Or, de toutes les parties du corps humain, c'est certainement le front qui est le plus visible, puisqu'il n'est presque jamais couvert. Ainsi le confirmé reçoit l'onction de chrême sur le front, pour manifester ouvertement qu'il est chrétien, comme les Apôtres, qui d'abord cachés au cénacle, se montrèrent publiquement après avoir reçu le Saint-Esprit.
En second lieu, parce qu'il y a deux choses qui empêchent l'homme de confesser librement le nom du Christ, la crainte et la honte. Or l'une et l'autre se manifestent particulièrement sur le front, à cause du voisinage de l'imagination, et parce que les esprits animaux montent directement du coeur au front ; de là vient que " les honteux rougissent et que les peureux pâlissent", dit Aristote. Aussi le confirmé est-il marqué du chrême sur le front, pour que ni la crainte ni la honte ne l'empêchent de confesser le nom du Christ.
Solutions
:
1. Par le baptême, nous
renaissons à la vie spirituelle, qui est le fait de l'homme tout entier. Mais
la confirmation nous fortifie pour le combat, dont il nous faut porter le signe
sur le front, comme en un lieu bien visible.
2. Le principe de la force
est dans le coeur, mais le signe de la, force apparaît sur le front, comme il est
dit dans Ézéchiel (3, 8) : "Voici que j'ai rendu ton front plus dur que
leur front." C'est pourquoi l'eucharistie, qui fortifie l'homme au-dedans
de lui-même, est en relation avec le coeur, selon ce mot du Psaume (104, 15) :
"Le pain fortifie le coeur de l'homme." Mais le sacrement de
confirmation est nécessaire comme signe de notre force envers les autres. Aussi
est-il donné sur le front.
3. Ce sacrement est donné
en vue d'une confession libre, et non pour une confession pure et simple, car
cela se fait aussi dans le baptême. Donc il ne doit pas être administré sur la
bouche, mais sur le front, où apparaissent les signes des passions qui
empêchent cette libre confession.
Objections
:
1. Il semble que celui qui
est confirmé ne doive pas être tenu par quelqu'un. Ce sacrement est conféré non
seulement aux enfants, mais aussi aux adultes. Or ceux-ci peuvent se tenir
seuls. Il est donc ridicule qu'ils soient tenus par un autre.
2. Celui qui est déjà
membre de l'Église a libre accès au prince de l'Église, c'est-à-dire à
l'évêque. Mais ce sacrement, comme on l'a dit n'est donné qu'aux baptisés, qui
sont déjà membres de l'Église. Il semble donc que pour recevoir ce sacrement,
ils n'ont pas besoin qu'un autre les présente à l'évêque.
3. Ce sacrement est donné en vue de la force spirituelle, qui est plus vigoureuse chez les hommes que chez les femmes, suivant ce mot des Proverbes (31, 10) : "Qui trouvera une femme forte ? " Donc au moins une femme ne doit pas tenir un homme pour la confirmation.
Cependant : le pape Innocent dit : "Si l'un des deux époux a reçu au sortir des fonts, ou tenu pour le chrême, le fils ou la fille d'une autre famille,..." Donc, comme il est nécessaire que quelqu'un aide le baptisé à sortir de la fontaine sacrée, de même quelqu'un doit-il tenir celui qui reçoit le sacrement de confirmation.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, ce sacrement est donné à l'homme pour le fortifier dans la lutte spirituelle. Or, de même que le nouveau-né a besoin d'un éducateur qui lui apprenne à se comporter dans la vie, selon l'épître aux Hébreux (12, 9) : "Nous avons eu pour maîtres nos pères selon la chair et nous les respections", - de même, ceux qui sont enrôlés pour le combat ont besoin d'instructeurs qui les exercent au métier des armes ; aussi dans les guerres d’ici-bas établit-on des généraux et des centurions pour commander les autres. Et c'est pourquoi aussi celui qui reçoit ce sacrement est tenu par un autre, qui doit pour ainsi dire l'exercer au combat.
Pareillement, comme ce sacrement, nous l'avons dit, confère à l'homme la perfection de l'âge adulte, celui qui s'approche pour le recevoir est soutenu par un autre, comme étant encore, spirituellement, un faible enfant.
Solutions
:
1. Bien que le confirmé
soit adulte corporellement, il ne l'est pas encore spirituellement.
2. Bien que le baptisé soit
devenu membre de l'Église, il n'est pas encore inscrit dans la milice
chrétienne. Aussi est-il présenté à l'évêque, comme au chef de cette armée, par
un autre qui est déjà inscrit dans la milice chrétienne. Car celui qui n'est
pas encore confirmé ne peut tenir un autre pour la confirmation.
3. Comme dit l'épître aux
Galates (3, 28) " dans le Christ Jésus il n'y a ni homme ni femme".
Cela ne change donc rien si c'est un homme ou une femme qui tient le
confirmand.
Objections
:
1. Il semble que ce n'est
pas l'évêque seul qui peut conférer ce sacrement. S. Grégoire écrit à l'évêque
Januarius : "Il nous est revenu que certains ont été scandalisés de ce que
nous avons interdit aux prêtres d'oindre de chrême les baptisés. Sans doute
nous avons suivi l'antique usage de notre Église ; mais s'il en est que cela
contraste trop, nous accordons qu'en l'absence de l'évêque, les prêtres aussi
puissent oindre de chrême les baptisés même sur le front." Pourtant ce qui
appartient nécessairement au sacrement ne peut être modifié pour éviter le
scandale. Il semble donc qu'il ne soit pas nécessaire à ce sacrement d'être
conféré par l'évêque.
2. Le sacrement de baptême
paraît avoir plus d'efficacité que le sacrement de confirmation, puisque le
baptême opère la pleine rémission des péchés, et quant à la faute et quant à la
peine, ce que ne fait pas la confirmation. Mais un simple prêtre peut, par son
office, conférer le sacrement de baptême, et, en cas de nécessité, n'importe
qui, même s'il n'est pas dans les ordres, peut baptiser. Il n'est donc pas
nécessaire que la confirmation soit conférée par l'évêque.
3. Le sommet de la tête, qui, selon les médecins, est le siège de la raison, de cette raison particulière qu'on appelle cogitative, est plus noble que le front, qui est le siège de l'imagination. Mais un simple prêtre peut oindre de chrême les baptisés sur le sommet de la tête. A plus forte raison peut-il les marquer de chrême sur le front, ce qui est le rite de ce sacrement.
Cependant : le pape Eusèbe dit : "Le sacrement de l'imposition des mains doit être tenu en grande vénération, parce qu'il ne peut être conféré que par les grands prêtres. Au temps des Apôtres on ne lit pas et on ne sait pas qu'il ait été administré par d'autres que les Apôtres eux-mêmes ; et jamais il ne peut et ne doit l'être que par ceux qui tiennent leur place. Si l'on osait faire autrement, que cet acte soit tenu pour nul et sans effet, et on ne le comptera jamais parmi les sacrements de l'Église. Il est donc nécessaire que ce sacrement, appelé ici sacrement de l'imposition des mains, soit conféré par l'évêque.
Conclusion
:
En toute oeuvre le dernier achèvement est réservé à l'art ou à la puissance la plus haute ; par exemple les ouvriers inférieurs préparent les matériaux, et c'est un artiste supérieur qui donne la forme. Mais c'est au mettre qu'est réservé l'usage, qui est la fin de l'oeuvre d'art ; ainsi la lettre, qui est écrite par un secrétaire, est signée par son maître.
Les fidèles du Christ sont une oeuvre divine, selon cette parole (1 Co 3, 9) : "Vous êtes l'édifice de Dieu " ; ils sont aussi comme " une lettre écrite par l'Esprit Saint", dit encore S. Paul (2 Co 3, 2). Or le sacrement de confirmation est l'ultime consommation du baptême. Par le baptême l'homme est construit comme une demeure spirituelle, il est écrit comme une lettre spirituelle ; mais le sacrement de confirmation consacre au Saint-Esprit cette maison déjà construite, et scelle du signe de la croix cette lettre déjà écrite. Et c'est pourquoi la collation de ce sacrement est réservée aux évêques, qui détiennent dans l'Église le pouvoir souverain, comme dans la primitive Église la plénitude de l'Esprit Saint était donnée par l'imposition des mains des Apôtres (Ac 8, 14), dont les évêques sont les successeurs. Aussi le pape Urbain I dit-il : "Tous les fidèles doivent après le baptême recevoir le Saint-Esprit par l'imposition des mains de l'évêque, pour devenir parfaits chrétiens."
Solutions
:
1. Le pape a dans l'Église
la plénitude du pouvoir, qui lui permet de confier aux ordres inférieurs
certaines des fonctions qui reviennent aux ordres supérieurs. C'est ainsi qu'il
accorde à des prêtres de conférer les ordres mineurs, ce qui relève du pouvoir
épiscopal. C'est en vertu de ce pouvoir souverain que le bienheureux pape
Grégoire a permis à de simples prêtres d'administrer la confirmation, jusqu'à
ce que le scandale ait cessé.
2. Le sacrement de baptême
est plus efficace que la confirmation pour écarter le mal, parce qu'il est une
génération spirituelle, c'est-à-dire un passage du non-être à l'être. Mais la
confirmation est plus efficace pour faire progresser dans le bien, puisqu'elle
est une croissance spirituelle qui fait passer de l'être imparfait jusqu'à
l'être parfait. Et c'est pourquoi ce sacrement est confié à un ministre plus
digne.
3. Raban Maur dit que
" le baptisé est marqué du chrême sur le sommet de la tête par le prêtre,
et par l'évêque sur le front, pour que la première onction signifie la descente
du Saint-Esprit sur lui comme sur une demeure qui doit être consacrée à Dieu,
et que la seconde onction montre que la grâce septiforme du même Esprit Saint
vient à l'homme avec toute la plénitude de la sainteté, de la science et de la
vertu". Cette onction est donc réservée aux évêques, à cause de sa plus
grande efficacité, et non à cause de la supériorité de la partie du corps qui
la reçoit.
Objections
:
1. Il semble que le rite de
ce sacrement n'est pas ce qu'il doit être. Le sacrement de baptême est plus
nécessaire que celui-ci, comme on l'a dit ;. Mais on réserve le baptême pour
certaines époques, Pâques et Pentecôte. On doit donc aussi fixer pour la
confirmation un temps déterminé.
2. Ce sacrement requiert la
dévotion du ministre et du sujet, comme le baptême. Mais pour le baptême on
n'exige pas que celui qui le reçoit et celui qui le confère soient à jeun. Il
semble donc hors de propos qu'un concile d'Orléans ait statué que l'on soit à
jeun pour être confirmé, et un concile de Meaux que les évêques soient à jeun
pour donner le Saint-Esprit par l'imposition des mains.
3. Le Chrême, comme on l'a dit a, est le signe de la plénitude du Saint-Esprit. Mais la plénitude du Saint-Esprit a été donnée aux fidèles du Christ le jour de la Pentecôte. Donc le chrême devrait être préparé et bénit le jour de la Pentecôte plutôt que le jeudi saint.
Cependant : tel est l'usage de l'Église, qui est gouvernée par l'Esprit Saint.
Conclusion
:
Le Seigneur a fait cette promesse à ses fidèles (Mt 18, 20) : "Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux." Aussi faut-il tenir fermement que les décisions de l'Église sont dirigées par la sagesse du Christ. Par conséquent il est certain que les rites que l'Église observe dans ce sacrement comme dans les autres sont ce qu'ils doivent être.
Solutions
:
1. Le pape Melchiade dit
que " ces deux sacrements, - baptême et confirmation, - sont si
étroitement unis que, sauf danger de mort, on ne doit pas les séparer et que
l'un ne peut régulièrement être administré sans l'autre". Les dates
prévues sont donc les mêmes pour la célébration solennelle du baptême et pour
la confirmation. Mais comme celle-ci n'est donnée que par les évêques, qui ne
sont pas toujours là quand les prêtres baptisent, il a fallu, dans la pratique
courante, renvoyer à d'autres temps la confirmation.
2." Les malades et
ceux qui sont en danger de mort ne sont pas touchés par cette défense",
lit-on dans les statuts du concile de Meaux. Ainsi, à cause de la multitude des
fidèles et des dangers qui les menaçaient, on admet que ce sacrement, qui ne
peut être donné que par les évêques, puisse être donné ou reçu même par ceux
qui ne sont pas à jeun ; car, un seul évêque, surtout dans un grand diocèse, ne
pourrait suffire à confirmer tout le monde, si le temps lui était mesuré. Mais
là où cela peut être commodément observé, il est plus convenable que le
ministre et le sujet soient à jeun.
3. D'après un concile tenu sous le pape Martin, "il était permis de consacrer le chrême en tout temps". Mais comme le baptême solennel, qui requiert l'usage du chrême, est conféré durant la vigile pascale, il a été sagement ordonné que l'évêque bénirait le chrême deux jours avant, afin qu'il puisse être distribué dans le diocèse. - De plus, ce jour convient assez à la bénédiction de la matière des sacrements, puisque c'est le jour où fut institué le sacrement de l'eucharistie, auquel sont ordonnés tous les autres sacrements.
L’ordre normal des choses nous invite à étudier maintenant le sacrement d'eucharistie. 1° le sacrement en tant que tel (Q. 73) ; 2° sa matière (Q. 74-77) ; 3° sa forme (Q. 78) ; 4° ses effets (Q. 79) ; 5° ceux qui reçoivent ce sacrement (Q. 80-81) ; 6° son ministre (Q. 82) ; 7° son rite (Q. 83).
1. L'eucharistie est-elle un
sacrement ? - 2. Est-elle un seul sacrement ou plusieurs ? - 3. Est-elle
nécessaire au salut ? - 4. Ses noms. - 5. Son institution. - 6. Ses figures.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
deux sacrements ne doivent pas avoir la même fin, puisque tout sacrement est
capable de produire son effet. Si la perfection est le but de la confirmation
comme de l'eucharistie, selon Denys, il semble que l'eucharistie n'est pas un
sacrement, puisque la confirmation en est déjà un, comme nous venons de le
voir.
2. Dans tout sacrement de
la loi nouvelle, l'objet visible proposé aux sens produit l'effet invisible du
sacrement. Ainsi l'ablution d'eau produit, nous l'avons vue, et le caractère
sacramentel et l'ablution spirituelle. Mais les espèces du pain et du vin, qui
sont proposées aux sens dans ce sacrement, ne produisent ni le vrai corps du
Christ en lui-même (qui est réalité et signe) ni le corps mystique (qui est
réalité seulement) dans l'eucharistie. Il semble donc que l'eucharistie
n'est pas un sacrement de la loi nouvelle.
3. Les sacrements de la loi nouvelle qui ont une matière sont pleinement réalisés dans l'usage de cette matière : ainsi le baptême dans l'ablution, et la confirmation dans la consignation avec le chrême. Donc, si l'eucharistie était un sacrement, elle se réaliserait dans l'usage de la matière, et non dans sa consécration. Or cela est évidemment faux puisque la forme de ce sacrement consiste dans les paroles qu'on prononce en consacrant sa matière, comme on le verra plus loin e. L'eucharistie n'est donc pas un sacrement.
Cependant : on dit dans une collecte " Votre sacrement que voici puisse-t-il ne pas nous rendre coupables de peine".
Conclusion
:
Les sacrements de l'Église ont pour fin de soutenir l'homme dans sa vie spirituelle ; or la vie spirituelle s'harmonise à la vie corporelle, du fait que les réalités corporelles portent la ressemblance des réalités spirituelles. Il est bien évident que la vie corporelle, si elle requiert la génération par quoi l'homme reçoit la vie, et la croissance par quoi l'homme est conduit à la perfection de sa vie, requiert aussi la nourriture par quoi l'homme est conservé en vie. Par conséquent, de même que la vie spirituelle a requis le baptême, qui est génération spirituelle, et la confirmation, qui est croissance spirituelle, de même elle a requis le sacrement d'eucharistie, qui est nourriture spirituelle.
Solutions
:
1. Il y a deux espèces de
perfection. L'une est dans l'homme lui-même, il y est amené par la croissance,
et telle est la perfection qui revient à la confirmation. L'autre est obtenue
par l'homme du fait qu'on lui ajoute un élément extérieur qui le conserve, par
exemple, de la nourriture, un vêtement, etc. Telle est la perfection qui
revient à l'eucharistie, réfection spirituelle.
2. L'eau du baptême ne
cause pas d'effet spirituel par elle-même, mais à cause de la vertu du
Saint-Esprit qui se trouve en elle. Aussi S. Jean Chrysostome sur le texte de
S. Jean (5, 4) : "L'ange du Seigneur par moment...", fait-il ce
commentaire : "Dans les baptisés ce n'est pas l'eau toute seule qui opère
: mais celle-ci, lorsqu'elle a reçu la grâce du Saint-Esprit, efface tous les
péchés". La vertu du Saint-Esprit est dans le même rapport avec l'eau du
baptême que le véritable corps du Christ avec les espèces du pain et du vin ;
ainsi les espèces du pain et du vin ne produisent-elles aucun effet sinon par
la vertu du véritable corps du Christ.
3. On appelle sacrement ce
qui contient quelque chose de sacré. Et une chose peut être sacrée de deux
façons : en elle-même, absolument, ou bien par relation à autre chose. Or il y
a cette différences, entre l'eucharistie et les autres sacrements qui ont une
matière sensible, que l'eucharistie contient quelque chose de sacré en
elle-même, absolument, à savoir le Christ lui-même ; tandis que l'eau du
baptême contient quelque chose de sacré par relation à autre chose,
c'est-à-dire qu'elle contient une vertu capable de sanctifier l'âme ; et il en
est de même pour le chrême et les éléments analogues. C'est pourquoi le
sacrement de l'eucharistie est pleinement réalisé dans la consécration même de
la matière, tandis que les autres sacrements ne sont pleinement réalisés que
dans l'application de la matière à l'homme qu'il s'agit de sanctifier. De là
résulte une autre différence : dans le sacrement de l'eucharistie, ce qui est
réalité et signe réside dans la matière elle-même, mais ce qui est réalité
seulement, c'est-à-dire la grâce conférée, réside en celui qui reçoit
l'eucharistie. Dans le baptême, au contraire, l'un et l'autre résident dans le
sujet du sacrement : le caractère, qui est réalité et signe, la grâce de la
rémission des péchés, qui est réalité seulement. On retrouve la même structure
dans les autres sacrements.
Objections
:
1. Il semble que
l'eucharistie ne soit pas un seul sacrement mais plusieurs. Car on dit dans une
collecte : "Qu'ils nous purifient, Seigneur, les sacrements que nous avons
consommés", en référence à la réception de l'eucharistie. Celle-ci n'est
donc pas un seul sacrement, mais plusieurs.
2. Il est impossible,
lorsqu'on multiplie le genre, que l'espèce ne soit pas multipliée : qu'il n'y
ait qu'un seul homme en plusieurs animaux. Mais on a vu, que le signe joue le
rôle de genre dans le sacrement ; et puisqu'il y a dans l'eucharistie plusieurs
signes, à savoir le pain et le vin, il apparaît par conséquent qu'il y a là
plusieurs sacrements.
3. Ce sacrement, on vient de le voir, est pleinement réalisé dans la consécration de la matière ; mais ce sacrement comporte double consécration de matière ; c'est donc un sacrement double.
Cependant : l'Apôtre dit (1 Co 10, 17) " Tous, si nombreux que nous soyons, nous ne formons qu'un seul pain et un seul corps, nous qui prenons part à un seul pain et à une seule coupe." Ce texte établit clairement que l'eucharistie est le sacrement de l'unité ecclésiale ; or le sacrement ressemble à la réalité dont il est le signe ; donc l'eucharistie est un sacrement unique.
Conclusion
:
Selon Aristote, on attribue l'unité non seulement à ce qui possède une unité matérielle par indivision ou continuité, mais encore à ce qui possède une unité d'intégrité et de perfection ; ainsi dit-on " une " maison et " un " homme. Cette unité de perfection est celle d'un être qui rassemble intégralement tous les éléments requis à sa fin. Un homme est complet s'il rassemble tous les membres nécessaires à l'opération de l'âme. Une maison est complète si elle comporte toutes les parties nécessaires pour qu'on puisse y habiter. C'est en ce sens que ce sacrement est un, car il est ordonné à la réfection spirituelle, qui ressemble à la réfection corporelle. Or celle-ci réclame deux choses : la nourriture, qui est l'aliment sec, et la boisson, qui est l'aliment humide. De même, deux choses concourent à l'intégrité de ce sacrement : la nourriture spirituelle et la boisson spirituelle, selon la parole de Notre Seigneur en S. Jean (6, 56) : "Ma chair est vraiment nourriture et mon sang est vraiment boisson 8." Si ce sacrement comporte une pluralité du côté de la matière, il est donc un du côté de la forme et de la perfection.
Solutions
:
1. Dans la même collecte on
parle d'abord au pluriel : "Qu'ils nous purifient, les sacrements que nous
avons consommés", et on ajoute ensuite au singulier : "Votre
sacrement, que voici, puisse-t-il ne pas nous rendre coupables de peine "
pour montrer que si ce sacrement, à un certain point de vue, est multiple, il
est pourtant un, en définitive.
2. Le pain et le vin, pris
matériellement, constituent plusieurs signes, mais, pris formellement et du
côté de la perfection finale, ils n'en font qu'un, en tant qu'ils aboutissent à
accomplir une seule réfection.
3. De ce que ce sacrement
comporte une double consécration de matière, tout ce qu'on peut déduire, c'est
que, du côté de la matière, il est multiple, comme on l'a vu.
Objections
:
1. Il apparaît que ce
sacrement est nécessaire au salut. Car le Seigneur dit en S. Jean (6, 54) :
"Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et si vous ne buvez son
sang, vous n'aurez pas la vie en vous." Or c'est dans ce sacrement qu'on
mange la chair du Christ et qu'on boit son sang. Sans ce sacrement l'homme ne
peut donc avoir le salut de la vie spirituelle.
2. Ce sacrement est un
aliment spirituel. Or l'aliment corporel est nécessaire au salut du corps. Donc
ce sacrement est nécessaire lui aussi au salut spirituel.
3. Le baptême est le sacrement de la passion du Seigneur, sans laquelle il n'est pas de salut. Il en est de même de l'eucharistie, car l'Apôtre dit (1 Co 11, 26) : "Chaque fois que vous mangerez ce pain et que vous boirez cette coupe, vous proclamerez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne." Donc, si le baptême est nécessaire au salut, ce sacrement l'est aussi.
Cependant : S. Augustin a écrit : "Ne vous imaginez pas que les tout-petits ne peuvent avoir la vie, eux qui n'ont pas reçu le corps et le sang du Christ."
Conclusion
:
Dans ce sacrement il faut considérer deux choses : le sacrement lui-même et la réalité du sacrement. Or on vient de voir que la réalité de ce sacrement est l'unité du corps mystique, sans laquelle il ne peut y avoir de salut ; car personne ne peut accéder au salut hors de l'Église, de même que dans le déluge il n'y avait pas de salut hors de l'arche de Noé, qui figure l'Église, dit S. Pierre (1 P 3, 20). Or on a vu précédemment que la réalité d'un sacrement peut être obtenue avant la réception rituelle de ce sacrement, du fait même qu'on aspire à le recevoir. Par conséquent on peut obtenir le salut avant de recevoir ce sacrement du fait qu'on y aspire, de même qu'avant le baptême, si l'on aspire au baptême, comme nous l'avons dit.
Il y a cependant une différence et elle porte sur deux points. Premièrement, le baptême est le principe de la vie spirituelle et la porte des sacrements ; tandis que l'eucharistie est comme la consommation de la vie spirituelle et la fin de tous les sacrements, nous l'avons déjà dit. En effet, les sanctifications procurées par tous les sacrements préparent à recevoir ou à consacrer l'eucharistie. Par conséquent la réception du baptême est nécessaire à l'inauguration de la vie spirituelle, tandis que la réception de l'eucharistie est nécessaire à sa consommation, mais non à sa possession pure et simple : il suffit pour cela de la posséder dans l'aspiration qui nous y porte. C'est ainsi que la fin est possédée par le désir et l'intention. L'autre différence vient de ce que, par le baptême, on est ordonné à l'eucharistie. Par conséquent, du fait que les enfants sont baptisés, ils sont ordonnés par l'Église à l'eucharistie. Et, de même qu'ils croient par la foi de l'Église, par son intention ils désirent l'eucharistie et en reçoivent la réalité. Mais ils ne sont pas ordonnés au baptême par un sacrement antérieur, et c'est pourquoi, avant la réception du baptême, les enfants ne possèdent aucunement la réalité du baptême en y aspirant : cela est réservé aux adultes. Ils ne peuvent donc recevoir la réalité du sacrement sans recevoir extérieurement le sacrement. Par conséquent l'eucharistie n'est pas nécessaire au salut de la même façon que le baptême.
Solutions
:
1. En commentant la parole
de S. Jean : "Cette nourriture et cette boisson " (de sa chair et de
son sang), S. Augustin donne cette explication : "Notre Seigneur veut
faire entendre par là la société de son corps et de ses membres, qui est
l'Église dans les saints prédestinés, appelés et justifiés, et dans ses
fidèles." Aussi, comme il le dit dans sa lettre à Boniface (sur le texte
de l'épître aux Corinthiens : "La coupe de bénédiction ") :
"Personne ne doit aucunement hésiter à admettre que tout fidèle participe
au corps et au sang du Seigneur quand, par le baptême, il devient membre du
corps du Christ ; et on ne doit pas le juger étranger à la communion de ce pain
et de cette coupe, même s'il quitte ce monde avant de manger ce pain et de
boire cette coupe, lui qui est établi dans l'unité du corps du Christ."
2. Il y a cette différence,
entre l'aliment corporel et l'aliment spirituel, que l'aliment corporel est
transformé en la substance de celui qui s'en nourrit. Par conséquent l'aliment
corporel ne peut servir à la conservation de la vie s'il n'est pas réellement
consommé. Mais l'aliment spirituel transforme en lui-même celui qui le mange,
selon S. Augustin qui attribue au Christ cette parole, : "Tu ne me changes
pas en toi, comme tu fais pour la nourriture de ta chair, mais c'est toi qui
seras changé en moi." Quelqu'un peut donc être assimilé au Christ et lui
être incorporé par une aspiration purement intérieure même sans recevoir ce
sacrement. Le cas de l'aliment corporel n'est donc pas comparable.
3. Le baptême est le
sacrement de la mort et de la passion du Christ en tant que l'homme est
régénéré dans le Christ en vertu de sa passion. Tandis que l'eucharistie est le
sacrement de la passion du Christ en tant que l'homme est rendu parfait par son
union au Christ dans la passion. Par suite, comme le baptême est appelé
sacrement de la foi, laquelle est le fondement de la vie spirituelle,
l'eucharistie est appelée sacrement de la charité, laquelle est le lien de la
perfection selon l'épître aux Colossiens (3, 14).
Objections
:
1. Il paraît illogique que
ce sacrement soit désigné par plusieurs noms, car les noms doivent correspondre
aux réalités qu'ils désignent. Ce sacrement est un, nous l'avons vu ; il ne
doit donc pas être désigné par plusieurs noms.
2. Il n'est pas à propos de
faire connaître l'espèce par ce qui est commun à tout le genre. Mais
l'eucharistie est un sacrement de la loi nouvelle. Or il est commun à tous ces
sacrements que la grâce soit conférée par eux, ce que signifie le nom d'"
eucharistie", synonyme de " bonne grâce". En outre, tous les
sacrements nous apportent un remède dans le voyage de la vie présente : telle
est la signification du nom de " viatique". Puis, dans tous les
sacrements s'accomplit quelque chose de sacré, ce que signifie le nom de "
sacrifice " ; et tous les sacrements établissent une communication des
fidèles entre eux, ce que signifie le nom grec de " synaxe", ou le
nom latin de " communion". Par conséquent tous ces noms ne sont pas
logiquement appropriés à ce sacrement.
3. Hostie est synonyme de sacrifice. Puisque le nom de sacrifice ne peut lui convenir en propre, de même le nom d'" hostie".
Cependant : il y a l'usage des fidèles.
Conclusion
:
Ce sacrement a une triple signification : la première à l'égard du passé, en tant qu'il commémore la passion du Seigneur, qui fut un véritable sacrifice, nous l'avons vu ; et à ce point de vue il est appelé un sacrifice.
Il a une deuxième signification à l'égard de la réalité présente, qui est l'unité ecclésiale à laquelle les hommes s'agrègent par ce sacrement ; et à ce titre on l'appelle communion ou synaxe ; en effet, selon S. Jean Damascène, "on le nomme ainsi parce que c'est lui qui nous unit au Christ, nous fait participer à sa chair et à sa divinité, et c'est lui qui nous relie, nous met en communication les uns avec les autres".
Ce sacrement a une troisième signification à l'égard de l'avenir, en tant qu'il préfigure la jouissance de Dieu dans la patrie. A ce titre, il est appelé viatique parce qu'il nous donne ici-bas la voie pour y parvenir ; à ce titre encore il est appelé eucharistie, c'est-à-dire bonne grâce, parce que " la grâce de Dieu c'est la vie éternelle", selon l'épître aux Romains (6, 23) ; ou encore parce qu'il contient réellement le Christ, qui possède la grâce en plénitude. On l'appelle encore en grec métalepsis, c'est-à-dire assomption, parce que, selon S. Jean Damascène, "par lui nous assumons la divinité du Fils".
Solutions
:
1. Rien n'empêche que le
même être porte plusieurs noms, selon des propriétés ou des effets divers.
2. Ce qui est commun à tous
les sacrements est attribué à celui-ci par antonomase, à cause de son
excellence.
3. Ce sacrement est appelé
sacrifice en tant qu'il représente la passion même du Christ, et il est appelé
hostie en tant qu'il contient le Christ lui-même, qui est une victime salutaire
selon l'épître aux Éphésiens (5, 2).
Objections
:
1. Il semble que non, car,
selon le Philosophe, "nous sommes nourris des mêmes éléments qui nous font
exister." Or. par le baptême, qui est une régénération spirituelle, nous
avons reçu l'existence spirituelle, selon Denys. Nous sommes donc nourris par
le baptême également, et il n'était pas nécessaire d'instituer ce sacrement
comme une nutrition spirituelle.
2. Par ce sacrement les
hommes sont unis au Christ comme les membres à la tête. Mais le Christ est tête
de tous les hommes, même de ceux qui ont existé depuis l'origine du monde, nous
l'avons vu. Il ne fallait donc pas différer l'institution de ce sacrement
jusqu'à la Cène du Seigneur.
3. Ce sacrement est appelé
le mémorial de la passion du Seigneur, comme il est dit en S. Luc (22, 19) :
"Faites cela en mémoire de moi." Mais la mémoire regarde les
événements passés. Ce sacrement n'aurait donc pas dû être institué avant la
passion du Christ.
4. C'est par le baptême que nous sommes ordonnés à l'eucharistie, laquelle ne doit être donnée qu'aux baptisés. Mais le baptême, comme on le voit au dernier chapitre de S. Matthieu (19), fut institué après la passion et la résurrection du Christ. On ne peut donc pas justifier que ce sacrement ait été institué avant la passion.
Cependant : ce sacrement a été institué par le Christ dont il est dit en S. Marc (7, 17) " Il a bien fait toutes choses."
Conclusion
:
Il est très logique que ce sacrement ait été institué à la Cène, où le Christ eut son dernier entretien avec ses disciples.
1° En raison du contenu de ce sacrement. C'est le Christ lui-même qui est contenu sacramentellement dans l'eucharistie. C'est pourquoi, au moment où le Christ, sous son aspect naturel, allait quitter ses disciples, il se légua à eux sous son aspect sacramentel, de même qu'en l'absence de l'empereur on offre son image à la vénération de ses sujets. Ce qui fait dire à Eusèbe : "Puisque, relativement au corps assumé par l'incarnation, il devait être ôté de leurs yeux et emporté au ciel, il était nécessaire qu'au jour de la Cène le Christ consacrât pour nous le sacrement de son corps et de son sang, afin qu'on honore continuellement par mode de mystère ce qui était offert une seule fois en rançon."
2° Parce que, sans la foi à la passion du Christ, le salut a toujours été impossible, selon l'épître aux Romains (3, 25)." Celui que Dieu a présenté comme propitiateur par la foi en son sang..." Il fallait donc qu'il y eût en tout temps chez les hommes quelque chose qui représentât la passion du Seigneur dont, sous l'Ancien Testament, la principale figure sacramentelle était l'agneau pascal, ce qui fait dire à S. Paul (1 Co 5, 7) : "Le Christ, notre agneau pascal, a été immolé." Cette figure a été remplacée dans le Nouveau Testament par le sacrement d'eucharistie, qui commémore la passion passée comme l'agneau pascal avait préfiguré la passion future. C'est pourquoi il a été logique qu'à l'approche de la passion, le premier sacrement ayant été célébré, un nouveau sacrement fût institué. D'où la parole de S. Léon : "Pour que les ombres disparaissent devant le corps, l'antique observance est éliminée par le nouveau sacrement ; l'hostie disparaît devant l'hostie ; le sang est enlevé par le sang, et la fête légale, en étant changée, est accomplie."
3° Parce que les paroles suprêmes, particulièrement lorsqu'elles sont prononcées par des amis qui s’en vont, s’imposent davantage à la mémoire, surtout parce qu'alors nous portons à nos amis une affection plus ardente. En effet, ce qui nous touche davantage s'imprime plus profondément dans le coeur. Et donc, parce que, selon la parole du pape S. Alexandre, " il ne peut y avoir de sacrifice plus grand que celui du corps et du sang du Christ et aucune oblation n'est supérieure", afin que ce sacrement fût tenu en plus grande vénération, le Seigneur l'institua au moment de quitter ses disciples. C'est ce que dit S. Augustin : "Le Sauveur, pour mettre plus fortement en valeur la profondeur de ce mystère, voulut l'imprimer le dernier dans les coeurs et dans la mémoire de ses disciples, qu'il allait quitter pour subir sa passion.
Solutions
:
1. Nous sommes nourris par
les mêmes éléments qui nous font exister, mais ils ne nous sont pas fournis de
la même façon. Car les éléments qui nous font exister nous sont fournis par la
génération. Les mêmes éléments, en tant qu'ils nous alimentent, nous sont
fournis par la manducation. Ainsi, comme nous sommes régénérés dans le Christ
par le baptême, de même nous mangeons le Christ par l'eucharistie.
2. L'eucharistie est le
sacrement parfait de la passion du Seigneur, en tant qu'elle contient le Christ
dans sa passion. Elle n'a donc pu être instituée avant l'incarnation. Mais
alors sa place était tenue par ces sacrements qui se bornaient à préfigurer la
Passion.
3. Ce sacrement fut
institué à la Cène pour être dans l'avenir le mémorial de la passion du
Seigneur, une fois que celle-ci serait accomplie. C'est pourquoi il dit
expressément : "Toutes les fois que vous ferez cela " en parlant de
l'avenir.
4. L'institution répond à
l'ordre d'intention. Or le sacrement d'eucharistie, quoiqu'il soit postérieur
au baptême dans sa réception, est cependant premier en intention. Il devait
donc être institué le premier. Ou bien on peut répondre que le baptême était
déjà, d'une certaine façon, institué dans le baptême du Christ, si bien que
quelques-uns avaient déjà été baptisés du baptême du Christ, comme on le lit en
S. Jean (3, 22).
Objections
:
1. Il semble que non. Car
le Christ est appelé prêtre selon l'ordre de Melchisédech (Ps 110, 4), et cela
parce que Melchisédech a préfiguré le sacrifice du Christ en offrant du pain et
du vin (Gn 14, 18). Or, si l'on transfère le nom d'un être à un autre, c'est
pour exprimer la ressemblance qui existe entre eux. Il semble donc que
l'oblation de Melchisédech fut la meilleure figure de ce sacrement.
2. Le passage de la mer
Rouge fut une préfiguration du baptême (1 Co 10, 2) : "Tous furent
baptisés dans la nuée et dans la mer." Mais l'immolation de l'agneau
pascal a précédé le passage de la mer Rouge ; la manne, au contraire, l'a
suivi, comme l'eucharistie suit le baptême. La manne est donc une figure plus
éloquente de ce sacrement.
3. La plus puissante vertu de ce sacrement, c'est qu'il nous introduit dans le royaume des cieux, comme un viatique. Mais ce qui a le mieux préfiguré cette vertu, c'est le sacrement de l'Expiation, lorsque le grand prêtre entrait une fois par an, avec le sang, dans le saint des saints, comme le prouve S. Paul dans l'épître aux Hébreux (9, 7). Il semble donc que ce sacrifice préfigura l'eucharistie de façon plus expressive que l'agneau pascal.
Cependant : S. Paul écrit (1 Co 5, 5) " Le Christ, notre agneau pascal, a été immolé ; festoyons donc avec les azymes de la sincérité et de la vérité."
Conclusion
:
Dans ce sacrement, nous pouvons considérer trois choses : ce qui est sacrement seul, et c'est le pain et le vin ; ce qui est réalité et sacrement, et c'est le véritable corps du Christ ; et ce qui est réalité seule : c'est l'effet de ce sacrement.
Or, en ce qui concerne le sacrement seul, la plus claire figure en fut l'oblation de ce sacrement par Melchisédech, qui offrit du pain et du vin. Mais pour ce qui est du Christ en sa passion, qui est contenu dans ce sacrement, tous les sacrifices de l'Ancien Testament l'ont préfiguré, et principalement le sacrifice de l'Expiation, qui était le plus solennel. Enfin, quant à l'effet, sa principale figure fut la manne qui, dit la Sagesse (16, 20), " avait en soi la douceur de tous les goûts", de même que la grâce de ce sacrement restaure l'âme selon tous ses besoins.
Mais l'agneau pascal préfigurait le sacrement d'eucharistie selon ces trois aspects : quant au premier, parce qu'on le mangeait avec des pains azymes selon le précepte de l'Exode (12, 8) : "Ils mangeront les chairs et les pains azymes." Selon le second, parce qu'il était immolé le quatorzième jour du mois par toute l'assemblée des enfants d'Israël, et c'était là une figure de la passion du Christ, qui est appelé agneau à cause de son innocence. Enfin, quant à l'effet c'est par le sang de l'agneau que les enfants d'Israël furent protégés contre l'ange exterminateur et délivrés de la servitude d’Égypte. C'est pourquoi l'agneau pascal est donné comme la principale figure de ce sacrement, puisqu'il le représente sous tous ses aspects.
Solutions
:
Et cela donne la réponse aux Objections.
Il faut ensuite étudier la matière de ce sacrement. 1° Ce qui détermine cette matière (Q. 74). 2° La conversion du pain et du vin au corps du Christ (Q. 75). 3° Le mode selon lequel le corps du Christ existe dans ce sacrement (Q. 76). 4° Les accidents du pain et du vin qui subsistent dans ce sacrement (Q. 77).
1. Le pain et le vin
sont-ils la matière de ce sacrement ? - 2. Une quantité déterminée est-elle
requise à la matière de ce sacrement ? - 3. La matière de ce sacrement est-elle
le pain de froment ? - 4. Est-ce le pain azyme, ou le pain fermenté ? - 5. La
matière de ce sacrement est-elle le vin de la vigne ? - 6. Faut-il y mêler de
l'eau ? - 7. L'eau est-elle nécessaire ? - 8. La quantité d'eau à mettre.
Objections
:
1. Il apparaît que non. Car
ce sacrement doit représenter la passion du Christ plus parfaitement que ne
faisaient les sacrements de la loi ancienne. Or ceux-ci avaient pour matière
des chairs d'animaux, qui représentent la passion du Christ de façon plus vive
que le pain et le vin. Ce sacrement devrait donc avoir pour matière des chairs
d'animaux, plutôt que le pain et le vin.
2. Ce sacrement doit se
célébrer partout. Mais en beaucoup de régions on ne trouve pas de pain de
froment, et dans quelques-unes on ne trouve pas de vin. Le pain et le vin ne
sont donc pas la matière idoine de ce sacrement.
3. Ce sacrement s'adresse aux biens portants et aux malades. Mais le vin est nuisible à certains malades. Il semble donc que le vin ne doive pas être la matière de ce sacrement.
Cependant : le pape Alexandre Ier dit : "Que dans les oblations sacramentelles on n'offre pour le sacrifice que du pain et du vin mêlé d'eau."
Conclusion
:
Sur la matière de ce sacrement, on a commis de multiples erreurs. Certains, appelés artotyrites, au dire de S. Augustin " offrent " dans ce sacrement "du pain et du fromage, sous prétexte que les oblations célébrées par les premiers hommes le furent avec des produits de la terre et des brebis." D'autres, les cataphrygiens et les pépuziens, " célèbrent leur eucharistie, paraît-il, en faisant du pain avec du sang de petits enfants, qu'ils tirent de tout leur corps par de petites piqûres, et qu'ils mêlent à la farine". D'autres, appelés aquariens, sous prétexte de sobriété, n'offrent dans ce sacrement que de l'eau.
Toutes ces erreurs et d'autres du même genre sont éliminées par le fait que le Christ a institué ce sacrement sous l'espèce du pain et du vin, comme on le voit au chapitre 26 de S. Matthieu. Donc le pain et le vin sont la matière idoine de ce sacrement. Et cela s'explique
1° Quant à l'usage de ce sacrement, qui consiste en sa manducation. De même qu'on prend de l'eau, dans le sacrement de baptême où l'on pratique une ablution de l'âme, parce que les ablutions du corps se font généralement avec de l'eau ; de même dans ce sacrement, où l'on pratique une manducation spirituelle, on prend du pain et du vin qui sont les aliments habituels de l'homme.
2° Quant à la passion du Christ, dans laquelle le sang est séparé du corps ; c'est pourquoi, dans ce sacrement qui est le mémorial de la passion du Seigneur, on prend séparément le pain comme sacrement du corps, et le vin comme sacrement du sang.
3° Quant à l'effet considéré en chacun de ceux qui consomment le pain et le vin eucharistiques ; comme le note S. Ambroise : "Ce sacrement sert à la protection du corps et de l'âme ; et c'est pourquoi le corps du Christ est offert sous l'espèce du pain pour le salut du corps, le sang est offert sous l'espèce du vin pour le salut de l’âme " car le Lévitique dit (17, 14) : "L'âme de la chair est dans le sang."
4° Quant à l'effet de l'eucharistie à l'égard de toute l’Église, qui est constituée de divers fidèles " comme le pain est fait de divers grains et comme le vin coule de diverses grappes 4 " selon la Glose sur ce passage (1 Co 10, 17) : "Tous, si nombreux que nous soyons, nous ne formons qu'un seul corps...".
Solutions
:
1. Bien que les chairs
d'animaux mis à mort représentent plus vivement la passion du Christ, elles
sont moins appropriées à l'usage fréquent de ce sacrement et à son symbolisme
d'unité ecclésiastique.
2. Bien que le blé ou le
vin ne soient pas produits dans toutes les régions, on peut les transporter
facilement partout, autant que c'est nécessaire pour l'usage qu'on en fait dans
ce sacrement. Et si l'un des deux manque, on ne doit pas consacrer l'un sans
l'autre, parce que ce ne serait pas alors un sacrement complètement achevé.
3. Le vin pris en petite
quantité ne peut guère incommoder un malade. Pourtant, si on craint qu'il fasse
mal, il n'est pas nécessaire que tous ceux qui reçoivent le corps du Christ
reçoivent aussi son sang, comme on le verra plus loin.
Objections
:
1. Il semble qu'une
quantité déterminée de pain et de vin est requise à la matière de ce sacrement.
Car les effets de la grâce ne sont pas moins bien réglés que les effets de la
nature. Or, dit Aristote : "Tous les éléments de la nature ont une limite
fixée, une mesure de grandeur et de croissance." Donc à bien plus forte
raison, dans ce sacrement appelé eucharistie c'est-à-dire " bonne
grâce", est requise une quantité déterminée de pain et de vin.
2. Le Christ n'a pas donné
à ses ministres un pouvoir tel qu'ils puissent exposer au ridicule la foi et
ses sacrements (2 Co 10, 8) : "Dieu nous a donné pouvoir pour
l'édification et non pour la destruction." Mais le sacrement serait exposé
au ridicule si un prêtre voulait consacrer tout le pain qu'on vend au marché et
tout le vin qui est à la cave. Il ne peut donc le faire.
3. Si quelqu'un baptise dans la mer, la forme du baptême ne sanctifie pas toute l'eau de la mer, mais seulement l'eau qui lave le corps du baptisé. Donc dans ce sacrement, on ne peut consacrer une quantité superflue de pain et de vin.
Cependant : beaucoup est le contraire de peu, grand est le contraire de petit, mais il n'y a pas une quantité de pain et de vin si petite qu'on ne puisse la consacrer. De même donc, il n'y a pas une quantité si grande qu'on ne puisse la consacrer.
Conclusion
:
Certains ont dit qu'un prêtre ne peut consacrer une quantité illimitée de pain ou de vin : par exemple tout le pain qui se vend au marché ou tout le vin qui est dans le tonneau. Mais cela ne semble pas vrai. Car, dans tous les êtres qui comportent une matière, la mesure qui détermine la matière se prend par relation à la fin. C'est ainsi qu'on fait une scie avec du fer, pour que cette scie soit capable de couper. Or la fin de ce sacrement, c'est l'usage qu'en font les fidèles. Ainsi faut-il que la quantité de matière, dans ce sacrement, soit déterminée par rapport à l'usage des fidèles. Mais il est impossible de le déterminer par rapport à l'usage des fidèles qui se présentent maintenant. Autrement, un prêtre ayant peu de paroissiens ne pourrait pas consacrer beaucoup d'hosties. Il s'ensuit donc que la matière de ce sacrement se détermine par rapport à l'usage des fidèles, sans aucune autre considération. Or le nombre des fidèles n'est pas mesuré. Aussi ne peut-on dire que la quantité de matière, dans ce sacrement, est déterminée.
Solutions
:
1. La matière de tout être
naturel reçoit une quantité déterminée par rapport à une forme déterminée. Mais
le nombre des fidèles, qui règle l'usage de ce sacrement, n'est pas déterminé.
Le cas n'est donc pas le même.
2. Le pouvoir des ministres
de l'Église est ordonné à deux fins : 1° à l'effet propre du sacrement ; 2° à
la fin de cet effet, et la seconde fin ne supprime pas la première. Donc si un
prêtre a l'intention de consacrer le corps du Christ en vue d'une fin mauvaise,
pour le tourner en dérision ou pour en confectionner un poison, il pèche parce
que son intention vise une fin mauvaise. Néanmoins, à cause du pouvoir qui lui
a été conféré, il consacre validement.
3. Le sacrement de baptême
s'accomplit dans l'usage de la matière ; c'est pourquoi la forme du
baptême ne sanctifie pas plus d'eau qu'on n'en emploie. Mais le sacrement
d'eucharistie s'accomplit dans la consécration de la matière. Par conséquent la
comparaison ne vaut pas.
Objections
:
1. Il apparaît que non. Car
l'eucharistie est le mémorial de la passion du Seigneur. Or le pain d'orge
s'accorde mieux à la passion du Seigneur, parce qu'il est plus grossier, et en
outre le Seigneur en a nourri les foules sur la montagne (Jn 6, 9). Le pain de
froment n'est donc pas la matière propre de ce sacrement.
2. C'est la forme
extérieure, chez les êtres produits par la nature, qui permet de reconnaître
leur espèce. Mais il y a certaines céréales qui ressemblent extérieurement au
froment, comme l'engrain et l'épeautre dont, en certains endroits, on fait du
pain pour l'usage de ce sacrement. Le pain de froment n'en est donc pas la
matière propre.
3. Le mélange détruit
l'espèce. Mais on ne trouve guère de farine de froment qui soit pure de tout
mélange, à moins qu'on ne trie les grains avec grand soin. Il ne semble donc
pas que le pain de froment soit la matière propre de ce sacrement.
4. La dissolution d'un être change son espèce. Mais certains consacrent avec du pain en décomposition qui, de ce fait, ne se présente plus comme du pain de froment. Il semble donc qu'un tel pain ne soit pas la matière propre de ce sacrement.
Cependant : ce sacrement contient le Christ qui se compare au grain de froment, lorsqu'il dit (Jn 12, 24) : "Si le grain de froment tombé en terre, ne meurt pas, il reste seul." Donc le pain de froment est la matière de ce sacrement.
Conclusion
:
Nous l'avons déjà dit, on prend pour l'usage des sacrements telle matière que les hommes emploient le plus communément pour cet usage. Entre toutes les sortes de pain, les hommes usent plus communément du pain de froment, car les autres sortes de pain semblent avoir été employées à défaut de celui-là. C'est pourquoi on croit que le Christ a institué ce sacrement sous l'espèce de ce pain. En outre, c'est là le pain le plus fortifiant, et à ce titre c'est la matière la mieux adaptée à signifier l'effet de ce sacrement. C'est pourquoi la matière propre de ce sacrement est le pain de froment.
Solutions
:
1. Le pain d'orge convient
pour symboliser la dureté de la loi ancienne, tant à cause de la dureté de ce
pain que parce que, dit S. Augustin, " le grain de l'orge, qui est
recouvert d'une balle très résistante, symbolise la loi, dans laquelle
l'aliment vital de l'âme était enveloppé dans des signes corporels ; elle
symbolise aussi le peuple lui-même qui n'était pas encore dépouillé de ces
désirs charnels qui adhèrent à son coeur comme la balle adhère au grain."
Or ce sacrement se rattache au joug du Christ, qui est suave, à la vérité
rendue désormais manifeste, et au peuple spirituel. Le pain d'orge ne serait
donc pas une matière appropriée à ce sacrement.
2. Celui qui engendre, engendre un être de même espèce. Il y a cependant parfois une dissemblance entre celui qui engendre et celui qui est engendré, quant aux accidents, et cela soit à cause de la matière engendrée qui est différente, soit à cause des déficiences de la vertu générative.
Par conséquent, s'il y a des
céréales qui peuvent être engendrées par une semence de froment (comme de la
fleur de froment peut naître de grain semé dans des terres pauvres) le pain
fabriqué avec une telle céréale peut être la matière de ce sacrement. Mais le
cas ne semble pas réalisé avec de l'orge, de l'épeautre, ou même de l'engrain,
qui est, de toutes les céréales, la plus semblable au grain de froment. La
ressemblance extérieure, chez ces céréales, semble signifier une parenté plutôt
qu'une identité d'espèces. Ainsi la ressemblance extérieure entre le chien et
le loup prouve qu'ils sont d'espèces voisines mais non identiques. Par
conséquent, avec de telles céréales, qui ne peuvent aucunement naître d'une
semence de froment, on ne peut fabriquer du pain qui soit la matière exigée
pour ce sacrement.
3. Un léger mélange ne
change pas l'espèce, car ce qui est en petite quantité est comme absorbé par ce
qui est en plus grande quantité. Par conséquent si une autre céréale est
mélangée en faible proportion à une quantité très supérieure de froment, on
pourra en fabriquer du vrai pain, qui est la matière de ce sacrement. Mais si
le mélange est en plus grande proportion, par exemple à égalité ou à peu près,
un tel mélange change l'espèce, et le pain ainsi fabriqué ne sera pas la
matière exigée pour ce sacrement.
4. Parfois le pain est si
corrompu que la nature du pain disparaît. Si la consistance, le goût, la
couleur disparaissent ou que d'autres accidents soient changés, on ne peut avec
une telle matière produire le corps du Christ. Parfois, la décomposition n'est
pas assez avancée pour détruire l'espèce, mais la matière est sur le point de
se décomposer, ce que décèle un changement de saveur. Avec un tel pain on peut
produire le corps du Christ, mais celui qui le fait commet un péché par
irrévérence envers le sacrement. Quant à l'amidon, qui vient d'un froment
profondément altéré, il ne semble pas que du pain fait avec ce produit puisse
être transformé au corps du Christ, bien que certains affirment le contraire.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
nous devons, en célébrant ce sacrement, nous conformer à ce que le Christ a
institué. Or il semble que le Christ a institué ce sacrement avec du pain fermenté
car, comme on le voit au livre de l'Exode (12, 15), les Juifs, conformément à
la loi, ne commençaient à user de pain azyme que le jour de la Pâque, qui se
célébrait le quatorzième jour du mois. Or le Christ a institué ce sacrement à
la Cène qu'il célébra " avant le jour de la fête pascale" dit S. Jean
(13, 1). Donc nous devons à notre tour célébrer ce sacrement avec du pain
fermenté.
2. Les prescriptions
légales ne doivent plus être observées sous le régime de la grâce. Mais l'usage
de pains azymes était une cérémonie légale, comme on le voit bien dans l'Exode.
Dans ce sacrement de la grâce nous ne devons donc pas employer de pains azymes.
3. Comme on l'a vu plus
haut, l'eucharistie est le sacrement de la charité, comme le baptême est le
sacrement de la foi. Mais la ferveur de la charité est symbolisée par le
levain, comme le montre bien la Glose sur le texte de S. Matthieu (13, 33) :
"Le royaume des cieux est semblable à du levain..." Ce sacrement doit
donc être fait avec du pain levé.
4. Être azyme ou fermenté, pour du pain, ce sont des accidents qui ne changent pas l'espèce. Or dans le baptême on ne tient aucun compte des accidents divers qui affectent l'eau, par exemple que celle-ci soit salée ou douce, chaude ou froide. De même dans ce sacrement on ne doit pas tenir compte de ce que le pain est ou azyme ou fermenté.
Cependant : la décrétale sur la célébration de la messe punit le prêtre qui " s'est permis de célébrer la messe avec du pain fermenté et une coupe de bois".
Conclusion
:
Au sujet de la matière de ce sacrement on peut envisager deux points de vue : celui de la nécessité, et celui de la convenance. Ce qui est nécessaire, on l'a vu, c'est que le pain soit fait avec du froment, sans quoi le sacrement n'est pas accompli. Or il n'est pas nécessaire au sacrement que ce pain soit azyme ou fermenté : l'un ou l'autre permet une consécration valide. Mais ce qui est convenable, c'est que chacun observe le rite de son Église dans la célébration du sacrement. Or, sur ce point, les Églises ont des coutumes divergentes. Ainsi S. Grégoire écrit k : "L'Église romaine offre des pains azymes parce que le Seigneur a pris une chair très pure. Mais certaines Églises offrent du pain fermenté parce que le Verbe du Père s'est revêtu de chair, de même que le ferment est mêlé à la farine." Ainsi, de même que le prêtre de l'Église latine pèche s'il célèbre avec du pain fermenté, de même le prêtre de l'Église grecque qui célébrerait avec du, pain azyme, parce qu'il bouleverse le rite de son Église. Cependant la coutume de célébrer avec du pain azyme est plus justifiée.
1° A cause de l'institution du Christ, qui a institué ce sacrement "le premier jour des azymes " selon S. Matthieu (26, 17), S. Marc et S. Luc, alors que rien de fermenté ne devait demeurer dans les maisons des juifs, comme le prescrit l'Exode (12, 15.19).
2° Parce que le pain est proprement le sacrement du corps du Christ, qui a été conçu dans la pureté, plus qu'il n'est le sacrement de sa divinité comme on l'établira plus loin.
3° Parce que cela convient mieux à la sincérité des fidèles, qui est requise pour qu'ils s'approchent de ce sacrement, selon la parole de S. Paul (1 Co 5, 7) : "Le Christ, notre agneau pascal, a été immolé. Aussi nous devons festoyer avec les azymes de la sincérité et de la vérité."
Cependant la coutume des Grecs n'est pas dénuée de raison : à cause du symbolisme que signale S. Grégoire, et pour repousser l'hérésie des nazaréens qui mêlaient les observances légales à l'Évangile
Solutions
:
1. Comme on le voit dans
l'Exode (12, 7.18), la solennité pascale commençait au soir du quatorzième
jour, et c'est alors que le Christ, après l'immolation de l'agneau pascal, a
institué ce sacrement. C'est pourquoi ce même jour est donné par S. Jean comme
précédant le jour de la Pâque, tandis que les trois autres évangélistes
l'appellent le " premier jour des azymes", lorsqu'on ne trouvait plus
rien de fermenté dans les maisons des Juifs, comme nous venons de le dire. Nous
avons signalé cela plus longuement au traité de la passion du Seigneur.
2. Ceux qui consacrent avec
du pain azyme n'ont pas l'intention d'observer les cérémonies de l'ancienne
loi, mais de se conformer à l'institution du Christ. Par conséquent, ils ne
" judaïsent " pas. Autrement, ceux qui emploient du pain fermenté judaïseraient
également. Car les Juifs offraient pour les prémices des pains fermentés.
3. Le levain symbolise la
charité à cause de certains de ses effets, parce qu'il donne au pain plus de
goût et plus de volume. Mais il symbolise la corruption à cause de sa nature
même.
4. Parce que le ferment est
un principe de décomposition et qu'avec du pain corrompu on ne peut consacrer
validement ce sacrement, nous l'avons vu, la différence entre le pain azyme et
le pain fermenté a plus d'importance que la différence entre l'eau chaude et
l'eau froide pour le baptême. Car la corruption introduite par le levain
pourrait être poussée si loin qu'elle empêcherait la consécration
sacramentelle.
Objections
:
1. Il apparaît que non.
Comme l'eau est la matière du baptême, ainsi le vin est-il la matière de ce
sacrement. Mais on peut célébrer le baptême avec n'importe quelle eau. On peut
donc consacrer ce sacrement avec du vin de grenades, de mûres, etc. D'autant
plus qu'il y a des pays où la vigne ne pousse pas.
2. Le vinaigre est une
espèce de vin, car il est tiré de la vigne, selon S. Isidore n. Mais on ne peut
consacrer ce sacrement avec du vinaigre. Il semble donc que le vin de la vigne
n'est pas la matière propre de ce sacrement.
3. De la vigne on tire non seulement du vin clarifié, mais du verjus et du moût. Pourtant il ne semble pas qu'on puisse consacrer ce sacrement avec de tels produits. On lit en effet dans les actes du Concile in Trullo : "Nous avons appris que, dans certaines Églises, des prêtres joignent du raisin au vin de l'oblation, et distribuent au peuple ce mélange. Nous prescrivons qu'aucun prêtre n'agisse plus ainsi à l'avenir." Et le pape Jules Ier réprimande des prêtres qui, dans le sacrement de la coupe du Seigneur, offrent du vin fait de raisin pressé. Il semble donc que le vin de la vigne n'est pas la matière propre de ce sacrement.
Cependant : de même que le Seigneur s'est comparé au grain de froment, il s'est comparé à la vigne lorsqu'il dit (Jn 15, 1) : "je suis la vraie vigne." Mais seul le pain de froment est la matière de ce sacrement, nous l'avons vu. Donc seul le vin de la vigne est la matière propre de ce sacrement.
Conclusion
:
C'est seulement avec le vin de la vigne qu'on peut consacrer ce sacrement.
1° A cause de l'institution du Christ, qui a institué ce sacrement avec du vin de la vigne : c'est chose claire d'après ce qu'il dit lui-même touchant l'institution de ce sacrement (Mt 26, 29) " je ne boirai plus de ce fruit de la vigne."
2° Nous l'avons déjà dit, on prend comme matière des sacrements ce qui, au sens propre et dans l'usage universel, a telle nature. Or on donne proprement le nom de vin au liquide tiré de la vigne. Les autres liquides ne sont appelés vins que par une certaine ressemblance avec le vin de la vigne.
3° Parce que le vin de la vigne convient davantage à l'effet de ce sacrement, qui est la joie spirituelle, car il est écrit (Ps 104, 15) : "Le vin réjouit le coeur de l'homme."
Solutions
:
1. Ces liquides ne sont pas
appelés du vin au sens propre du terme, mais par suite d'une certaine
ressemblance. Et, dans les pays où la vigne ne pousse pas, l'on peut toujours
transporter du vrai vin en quantité suffisante pour célébrer ce sacrement.
2. Le vin devient du
vinaigre en se décomposant, si bien que le vinaigre ne peut redevenir du vin,
dit Aristote. Aussi, de même qu'on ne peut consacrer ce sacrement avec du pain
complètement décomposé, on ne peut pas davantage le consacrer avec du vinaigre.
On peut cependant le consacrer avec du vin qui tourne à l'aigre, comme avec du
pain qui est en train de se corrompre, quoique celui qui agisse ainsi commette
un péché, nous l'avons vu.
3. Le verjus est du vin en
train de se faire, il n'a donc pas la nature du vin, et pour cette raison on ne
peut consacrer le sacrement avec ce produit. Le moût a déjà la nature du vin,
car sa douceur atteste qu'il est déjà digéré " ce qui est un achèvement
produit par la chaleur naturelle", dit Aristote. Par conséquent on peut
consacrer ce sacrement avec du moût. Mais on ne doit pas mélanger des raisins
naturels à ce sacrement, car alors il y aurait autre chose que du vin. Il est
en outre interdit d'offrir dans le calice du moût qui vient d'être exprimé du
raisin, car cela est inconvenant à cause de l'impureté du moût. Cela peut se
faire toutefois en cas de nécessité. Car le pape Jules Ier ajoute :
"Si c'est nécessaire, qu'on presse une grappe dans le calice."
Objections
:
1. Il apparaît que non, car
le sacrifice du Christ fut préfiguré par l'oblation de Melchisédech. Or la
Genèse (14, 18) ne dit pas que celui-ci ait offert autre chose que du pain et
du vin. Il semble donc qu'on ne doive pas ajouter de l'eau dans ce sacrement.
2. Autant de sacrements,
autant de matières. Mais l'eau est déjà la matière du baptême. On ne doit donc
pas l'employer comme matière de l'eucharistie.
3. Le pain et le vin sont la matière de ce sacrement. Mais on n'ajoute rien au pain. Pas davantage ne doit-on ajouter quoi que ce soit au vin.
Cependant : le pape Alexandre Ier écrit : "Dans les oblations sacramentelles qui sont offertes au Seigneur à la messe, qu'on offre du pain seulement, et du vin mêlé d'eau."
Conclusion
:
On doit mêler de l'eau au vin qui est offert dans ce sacrement.
1° A cause de l'institution. On croit en effet avec de bonnes raisons que le Seigneur a institué ce sacrement avec du vin mêlé d'eau selon la coutume du pays. C'est pourquoi il est écrit dans les Proverbes (9, 5) : "Buvez le vin que j'ai mêlé pour vous."
2° Parce que cela convient à la représentation de la passion du Seigneur. Ce qui fait dire au pape Alexandre Ier : "On ne doit pas offrir dans le calice du vin seul ou de l'eau seule, mais un mélange des deux, car nous lisons dans le récit de la Passion que l'un et l'autre ont jailli de son côté."
3° Parce que cela convient pour symboliser l'effet de ce sacrement, qui est l'union au Christ du peuple chrétien car, comme dit le pape Jules Ier " nous voyons que l'eau signifie le peuple, et que le vrai vin signale le sang du Christ. Donc, lorsque l'eau est mêlée au vin dans le calice, le peuple est uni au Christ".
4° Parce que cela répond à l'effet ultime de ce sacrement, qui est l'entrée dans la vie éternelle. D'où la parole de S. Ambroise : "L'eau coule dans le calice et jaillit en vie éternelle."
Solutions
:
1. Comme S. Ambroise le dit
au même endroit, si le sacrifice du Christ a été symbolisé par l'oblation de
Melchisédech, il a encore été symbolisé par l'eau qui, dans le désert, a jailli
du rocher, selon la parole de S. Paul (1 Co 10, 4) : "Ils buvaient au
rocher spirituel qui les suivait."
2. L'eau est employée dans
le baptême pour laver. Dans l'eucharistie, elle est employée pour rafraîchir,
selon la parole (Ps 23, 2) : "Il m'a conduit auprès des eaux
rafraîchissantes."
3. Le pain est fait avec de
l'eau et de la farine. Par conséquent, lorsqu'on mêle de l'eau au vin, ni le
pain ni le vin ne se trouvent sans mélange d'eau.
Objections
:
1. Il semble que oui. Car
S. Cyprien écrit à Cecilius : "Ainsi la coupe du Seigneur, ce n'est pas
l'eau seule, ni le vin seul, mais le mélange des deux, de même que le corps du
Seigneur ne peut être la farine seule, mais tous les deux " (la farine et
l'eau). Or le mélange de l'eau à la farine est nécessaire à ce sacrement. Il en
est donc de même pour le mélange de l'eau au vin.
2. Dans la passion du
Seigneur, dont ce sacrement est le mémorial, il est sorti de son côté non seulement
du sang, mais encore de l'eau. Mais le vin, qui est le symbole du sang, est
nécessaire à ce sacrement. Il en est donc de même pour l'eau.
3. Si l'eau n'était pas nécessaire à ce sacrement, on pourrait y mettre n'importe quelle eau ; ainsi on pourrait y mettre de l'eau de roses ou n'importe quelle eau analogue, ce que l'usage de l’Église n'admet pas. L'eau est donc nécessaire à ce sacrement.
Cependant : S. Cyprien dit ceci : "Si l'un de nos prédécesseurs, par ignorance ou par simplicité, n'a pas observé cette règle " de mêler de l'eau au vin dans le sacrement, "on peut pardonner à sa simplicité". Ce qui serait impossible si l'eau était nécessaire à ce sacrement, comme le sont le vin et le pain. Le mélange d'eau n'est donc pas nécessaire au sacrement.
Conclusion
:
On doit juger un signe d'après ce qu'il signifie. L'adjonction d'eau au vin a pour but de signifier la participation des fidèles à ce sacrement, en ce que l'eau mélangée au vin symbolise le peuple uni au Christ, nous venons de le voir. Et cela même, que de l'eau ait jailli du côté du Christ crucifié, a la même signification ; car l'eau signifie la purification des péchés, qui a été accomplie par la passion du Christ. Or on a vu plus haut que ce sacrement est accompli dans la consécration de la matière. Tandis que l'usage qu'en font les fidèles n'est pas nécessaire au sacrement, car il n'est qu'une conséquence du sacrement. Il s'ensuit donc que le mélange d'eau n'est pas nécessaire au sacrement.
Solutions
:
1. Lorsque S. Cyprien parle
ici d'impossibilité, il faut l'entendre d'une simple impossibilité de
convenance. Ainsi sa comparaison porte sur ce qu'on doit faire, mais elle
n'engage pas une nécessité ; car l'eau est essentielle au pain, mais non au
vin.
2. L'effusion de sang
appartenait directement à la passion du Christ. En effet, il est naturel que
d'un corps humain blessé il jaillisse du sang. Mais l'effusion d'eau ne fut pas
une conséquence nécessaire de la passion. Elle servait à signaler un effet de
la passion, qui est de laver les péchés et de refroidir l'ardeur de la
concupiscence. C'est pourquoi l'eau n'est pas offerte à part du vin, dans ce
sacrement, comme le vin est offert séparément du pain. Mais l'eau est offerte
mêlée au vin pour montrer que le vin, de soi, appartient à ce sacrement, comme
en faisant nécessairement partie, tandis que l'eau n'est offerte que comme un
élément ajouté au vin.
3. Parce que le mélange
d'eau au vin n'est pas nécessaire au sacrement, peu importe 3 au point de vue
de la nécessité, qu'on mélange au vin n'importe quelle eau, soit naturelle,
soit artificielle comme l'eau de roses. Cependant, pour des raisons de
convenance à l'égard du sacrement, on pécherait en offrant une eau qui ne
serait pas naturelle et véritable. Car ce qui a coulé du côté de Jésus crucifié
c'est de l'eau véritable et non pas, comme certains l'ont dit, de la lymphe.
Cela, afin de montrer que le corps du Christ était vraiment composé des quatre
éléments ; de même l'effusion du sang montrait que son corps était composé des
quatre humeurs, dit Innocent III. Mais puisque le mélange de l'eau et de la
farine est nécessaire à ce sacrement, comme constituant la substance du pain,
si à la farine on mêle de l'eau de roses, ou tout liquide autre que de l'eau
véritable, on ne pourrait consacrer le sacrement avec ce pain qui ne serait pas
du vrai pain.
Objections
:
1. Il semble qu'il faudrait
mettre de l'eau en grande quantité. De même que le sang a coulé du côté du
Christ de façon visible, de même l'eau. Ce qui a permis à S. Jean de dire (19,
25) : "Celui qui l'a vu en rend témoignage." Mais l'eau ne peut se
trouver de façon visible dans ce sacrement si elle n'y est mise en grande
quantité.
2. Un peu d'eau mélangée à
beaucoup de vin perd sa nature propre, et ce qui disparaît ainsi n'existe plus.
C'est donc pareil de mettre dans ce sacrement un peu d'eau ou pas du tout. Mais
il n'est pas permis de n'en pas mettre du tout. Il n'est donc pas permis d'en
mettre un peu seulement.
3. S'il suffisait d'en mettre un peu, il serait donc suffisant de jeter une goutte d'eau dans tout un tonneau. Mais cela paraît ridicule. Il ne suffit donc pas d'en mettre en petite quantité.
Cependant : on lit dans la décrétale sur la célébration de la messe : "Dans vos régions s'est développé un abus funeste. Dans la célébration du sacrifice on met plus d'eau que de vin, alors que, selon la coutume raisonnable de l'Église universelle, on doit mettre plus de vin que d'eau."
Conclusion
:
Au sujet de l'eau mêlée au vin, une décrétale d'Innocent III reconnaît l'existence de trois opinions.
Pour certains, l'eau ajoutée au vin demeure telle quelle, une fois le vin converti au sang. Mais cette opinion ne peut tenir parce que, dans le sacrement de l'autel, après la consécration, il n'y a plus rien que le corps et le sang du Christ. Car, dit S. Ambroise : "Avant la bénédiction on nomme une autre nature, après la bénédiction c'est le corps du Christ qui est ici désigné." Autrement on ne pourrait adorer l'oblation. C'est pourquoi, selon d'autres auteurs, de même que le vin est converti au sang, de même l'eau est convertie en l'eau qui a coulé du côté du Christ. Mais on ne peut dire cela raisonnablement, car en ce cas on consacrerait l'eau à part du vin, de même qu'on consacre séparément le pain et le vin. Et c'est pourquoi, comme Innocent III le professe lui-même, la troisième opinion est la mieux fondée, selon laquelle l'eau est convertie au vin, et le vin au sang. Or cela ne peut se produire que si on met de l'eau en quantité assez petite pour qu'elle soit convertie au vin. Par conséquent il est toujours plus sûr de mettre peu d'eau, surtout si le vin est faible. Car si l'on mettait tellement d'eau que le vin en perdrait sa nature, le sacrement ne pourrait être accompli. Aussi le pape Jules Ier réprimande-t-il ceux qui " gardent toute l'année un linge imbibé de moût et qui, au moment du sacrifice, font l'offrande avec de l'eau dans laquelle ils ont trempé ce linge".
Solutions
:
1. Il suffit pour la
signification de ce sacrement que l'eau soit visible au moment où on la met
dans le vin. Mais il n'est pas requis qu'elle reste sensible après le mélange.
2. Si on ne mettait pas
d'eau du tout, on évacuerait complètement la signification de ce sacrement.
Mais lorsque l'eau se convertit au vin, cela signifie que le peuple est
incorporé au Christ.
3. Si l'on mettait de l'eau dans le tonneau, cela ne servirait pas à la signification sacramentelle. Il faut mettre de l'eau dans le vin au moment même de la célébration sacramentelle.
1. Dans ce sacrement
le corps du Christ est-il présent en toute vérité, ou bien par mode de figure,
ou comme dans un signe ? - 2. La substance du pain et du vin subsiste-t-elle
dans ce sacrement après la consécration ? - 3. La substance du pain et du vin,
après la consécration de ce sacrement, est-elle anéantie ou se résout-elle en
une matière préexistante ? - 4. Le pain peut-il être converti au corps du
Christ ? - 5. Les accidents du pain et du vin subsistent-ils dans ce sacrement
après la consécration ? - 6. Après la consécration, la forme substantielle du
pain subsiste-t-elle dans ce sacrement ? - 7. Cette conversion se fait-elle
instantanément ? - 8. Cette proposition est-elle vraie : "A partir du pain
devient le corps du Christ " ?
Objections
:
1. Il est écrit en S. Jean
(6, 54.61.64) que lorsque le Seigneur eut dit : "Si vous ne mangez pas la
chair du Fils de l'homme et si vous ne buvez pas son sang", etc."
beaucoup de disciples, en l'entendant, dirent : cette parole est dure". Et
il leur répliqua : "C'est l'esprit qui vivifie. La chair ne sert de
rien." Comme s'il disait, explique S. Augustin : "Comprenez
spirituellement mes paroles. Le corps que vous voyez ce n'est pas lui que vous
allez manger, et vous ne boirez pas le sang que vont répandre mes bourreaux. Je
vous ai confié un mystère. Compris spirituellement, il vous vivifiera, alors
que la chair ne sert de rien."
2. Le Seigneur dit en S.
Matthieu (28, 20) " Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la
consommation du monde", ce que S. Augustin explique ainsi : "Le
Christ est au ciel jusqu'à la fin du monde ; et pourtant le Seigneur, qui est
la Vérité, est avec nous ici-bas. Car le corps dans lequel il a ressuscité doit
être en un seul lieu ; mais sa vérité a été répandue partout." Le corps du
Christ n'est donc pas dans ce sacrement en toute vérité mais seulement comme un
signe.
3. Aucun corps ne peut-être
simultanément en plusieurs lieux, puisque c'est impossible à l'ange lui-même, car,
pour la même raison, il pourrait être partout. Mais le corps du Christ est un
vrai corps, et il est au ciel. Il ne peut donc se trouver en vérité dans le
sacrement de l'autel, mais seulement comme dans un signe.
4. Les sacrements de l'Église ont pour fin l'utilité des fidèles. Or selon S. Grégoire e, Notre Seigneur reproche à l'officier royal (Jn 4, 48) de " rechercher la présence corporelle du Christ". En outre, c'était leur attachement à cette présence corporelle qui empêchait les Apôtres de recevoir le Saint-Esprit.
C'est ce que dit S. Augustin sur le texte (Jn 16, 7) : "Si je ne m'en vais pas, le Paraclet ne viendra pas à vous." Le Christ n'est donc pas dans le sacrement de l'autel par présence corporelle.
Cependant : S. Hilaire dit : "On ne peut mettre en doute la vérité de la chair et du sang du Christ. C'est affirmé par la déclaration du Seigneur et par notre foi : sa chair est vraiment une nourriture et son sang est vraiment une boisson." Et S. Ambroise : "De même que le Seigneur Jésus Christ est vraiment le Fils de Dieu, de même c'est sa vraie chair que nous mangeons, et son vrai sang qui est une boisson."
Conclusion
:
Que le vrai corps du Christ et son sang soient dans le sacrement, les sens ne peuvent le saisir, mais seulement la foi qui s'appuie sur l'autorité divine. Aussi le texte de S. Luc (22, 19) : "Ceci est mon corps, qui sera livré pour vous " est commenté ainsi par S. Cyrille 9 : "Ne doutez pas que ce soit vrai, mais plutôt recevez les paroles du Sauveur dans la foi : puisqu'il est la vérité, il ne ment pas."
1° Or cela s'accorde à la perfection de la loi nouvelle. Car les sacrifices de la loi ancienne ne contenaient qu'en figure ce vrai sacrifice de la passion du Christ, selon ce que dit l'épître aux Hébreux (10, 1) : "La loi a l'ombre des biens à venir, non l'image même des réalités." Il fallait donc que le sacrifice de la loi nouvelle, institué par le Christ, eût quelque chose de plus, c'est-à-dire qu'il contint le Christ en sa passion, non seulement par mode de signification ou de figure, mais bien en vérité réelle. Et c'est pourquoi ce sacrement, parce qu'il contient réellement le Christ lui-même est, au dire de Denys " celui qui achève tous les autres sacrements", dans lesquels on trouve seulement une participation de la vertu du Christ.
2° Cela convient à la charité du Christ : c'est par charité qu'il a pris, pour notre salut, un vrai corps de même nature que le nôtre. Et parce que la propriété essentielle de l'amitié, selon Aristote, est " qu'on partage la vie de ses amis", il nous a promis pour récompense sa présence corporelle : "Là où sera le corps, dit-il (Mt 24, 28), là se rassembleront les aigles." En attendant toutefois, il ne nous a pas privés de sa présence corporelle pour le temps de notre pèlerinage, mais, par la vérité de son corps et de son sang, il nous unit à lui dans ce sacrement. Ce qui lui fait dire (Jn 6, 57) : "Qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui." Ce sacrement est ainsi le signe de la suprême charité et le réconfort de notre espérance, puisqu'il opère une si intime union entre le Christ et nous.
3° Cette présence réelle ressortit à la perfection de la foi, qui doit être aussi ferme à l'égard de l'humanité du Christ qu'à l'égard de sa divinité, comme il l'a dit (Jn 14, 1) : "Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi." Or la foi porte sur des réalités invisibles : de même que le Christ nous présente invisiblement sa divinité, de même, en ce sacrement, nous présente-t-il sa chair sous un mode invisible.
Certains, négligeant toutes ces considérations, ont professé que le corps et le sang du Christ ne se trouvent dans ce sacrement que comme le signifié se trouve dans le signe. Cette position est à rejeter comme hérétique, car elle contredit les paroles du Christ. C'est pourquoi Bérenger, initiateur de cette erreur, fut ensuite contraint de la rétracter et de confesser la vraie foi.
Solutions
:
1. Les hérétiques dont on
vient de parler ont trouvé l'occasion de leur erreur justement dans le texte
allégué par l'objectant. Mais ils ont mal compris les paroles de S. Augustin.
Lorsque celui-ci disait : "Vous ne mangerez pas ce corps que vous
voyez", il ne voulait pas nier la vérité du corps du Christ, mais
seulement affirmer qu'on ne le mangerait pas sous le même aspect où les
disciples le voyaient. Lorsqu'il ajoute : "je vous ai confié un mystère.
Compris spirituellement, il vous vivifiera", il ne veut pas dire que le
corps du Christ n'est dans ce sacrement que par une signification mystique :
"spirituellement " veut dire invisiblement et par la vertu de
l'esprit. C'est pourquoi, commentant l'évangile de S. Jean à propos de la
parole (6, 64) : "La chair ne sert de rien", il donne cette
explication : "Sans doute, elle ne sert de rien à la manière dont ils
l'ont comprise. Car ils ont compris qu'il fallait manger une chair pareille à
celle qu'on arrache d'un cadavre, ou qu'on vend à la boucherie ; ils ne l'ont
pas compris sous le mode où un esprit peut-être nourri. Que l'esprit vienne se
joindre à la chair, alors la chair sert beaucoup, car si la chair ne servait de
rien, le Verbe ne se serait pas fait chair pour habiter parmi nous."
2. Cette parole de S.
Augustin et bien d'autres paroles semblables doivent s'entendre du corps du
Christ tel qu'il est vu dans son apparence propre, selon le sens où lui-même
dit (Mt 26, 11) : "Mais moi, vous ne m'aurez pas toujours." Cependant
il se trouve de manière invisible sous les apparences de ce sacrement, partout
où celui-ci est réalisé.
3. Le corps du Christ ne
s'y trouve pas de la manière dont un corps se trouve dans le lieu avec lequel
ses dimensions coïncident, mais selon un mode spécial, qui est propre à ce
sacrement. C'est pourquoi nous disons que le corps du Christ se trouve sur
divers autels non pas comme en des lieux divers mais comme dans le sacrement.
Bien que le sacrement soit dans le genre signe, nous n'entendons pas que le
Christ s'y trouve uniquement comme dans un signe ; nous entendons que le Christ
est là, encore une fois, selon le mode propre à ce sacrement.
4. Cet argument envisage la
présence du corps du Christ en tant qu'il est présent selon le mode propre à un
corps, c'est-à-dire selon qu'il est visible sous son apparence propre.
L'objection ne vaut pas pour une présence spirituelle, c'est-à-dire invisible,
selon le mode et les propriétés d'un esprit. Aussi S. Augustin dit-il :
"Si vous comprenez spirituellement les paroles du Christ au sujet de sa
chair, elles sont pour vous esprit et vie ; si vous les comprenez
charnellement, elles sont bien encore esprit et vie, mais pas pour vous."
Objections
:
1. On lit dans S. Jean
Damascène " Parce que la pain et le vin sont l'aliment habituel de
l'homme, il leur a uni sa divinité et en a fait son corps et son sang." Et
plus loin : "Le pain auquel nous communions n'est pas du simple pain, mais
du pain uni à la divinité." Or on ne peut unir que deux réalités existant
en acte. Donc le pain et le vin coexistent dans ce sacrement avec le corps et
le sang du Christ.
2. Il faut qu'il y ait une
ressemblance entre les sacrements de l’Église. Or, dans les autres sacrements,
la substance de la matière subsiste ainsi dans le baptême la substance de
l'eau, et dans la confirmation la substance du chrême. La substance du pain et
du vin subsiste donc dans l'eucharistie.
3. On emploie du pain et du vin dans ce sacrement en tant qu'ils signifient l'unité de l’Église puisque " un seul pain est fait d'une multitude de grains, et un seul vin d'une multitude de grappes", dit S. Augustin. Or cette signification appartient à la substance même du pain et du vin. Donc leur substance demeure dans ce sacrement.
Cependant : S. Ambroise écrit : "Bien qu'on voie la forme extérieure du pain et du vin, on doit croire qu'après la consécration il n'y a pas autre chose que la chair et le sang du Christ."
Conclusion
:
Certains auteurs ont soutenu qu'après la consécration, la substance du pain et du vin subsiste dans ce sacrement. Mais cette position ne peut tenir.
1° Parce qu'elle supprime la vérité de ce sacrement, pour laquelle il est nécessaire que le vrai corps du Christ existe dans ce sacrement. Or il n'y est pas avant la consécration. Et une chose ne peut se trouver là où elle n'était pas précédemment, sinon par changement de lieu, ou parce qu'une autre réalité est transformée en elle. Ainsi, dans une maison, le feu ne peut apparaître que si on l'y apporte ou si on l'y allume. Or il est évident que le corps du Christ ne commence pas à se trouver dans ce sacrement par suite d'un transfert local. D'abord parce qu'il s'ensuivrait qu'il cesserait de se trouver au ciel : un être qu'on transfère localement ne parvient à un nouveau lieu que s'il quitte le lieu précédent. Ensuite parce que tout corps transféré localement doit traverser tous les points intermédiaires, ce qu'on ne peut soutenir ici. Enfin parce qu'il est impossible qu'un seul mouvement, affectant un seul corps localement transféré, aboutisse simultanément à divers lieux ; or le corps du Christ, sous ce sacrement, commence d'exister simultanément en plusieurs lieux. On est donc obligé d'admettre que le corps du Christ ne peut commencer d'exister sous ce sacrement autrement que parce que la substance du pain est convertie en ce corps. Or, lorsqu'un être est converti en un autre, il ne subsiste plus, une fois la conversion accomplie. On est donc réduit à admettre, pour sauvegarder la vérité de ce sacrement, que la substance du pain ne peut subsister après la consécration.
2° Cette thèse contredit la forme de ce sacrement, qui consiste à dire : "Ceci est mon corps." Ce ne serait pas vrai si la substance du pain y subsistait, car jamais la substance du pain n'est le corps du Christ. Il faudrait plutôt dire : "Ici est mon corps."
3° C'est contraire à la vénération due à ce sacrement, car il y aurait là une substance créée, à laquelle on ne pourrait accorder l'adoration de latrie.
4° Ce serait contraire au rite de l'Église, selon lequel on ne peut manger le corps du Christ après avoir pris une nourriture corporelle ; alors qu'il est permis, après avoir mangé une hostie consacrée, d'en manger une autre
Pour toutes ces raisons, il faut éviter cette thèse comme hérétique.
Solutions
:
1. Dieu a uni au pain et au
vin sa divinité, c'est-à-dire la vertu divine, non pas pour que le pain et vin
subsistent dans ce sacrement, mais pour qu'il en fasse son corps et son sang.
2. Dans les autres
sacrements, il n'y a pas, comme dans celui-ci, présence réelle du Christ. C'est
pourquoi la substance de la matière demeure dans les autres sacrements, mais non
dans celui-ci.
3. Les espèces qui
subsistent dans ce sacrement, comme on le verra plus loin, suffisent à assurer
sa signification : car c'est aux accidents qu'on reconnaît la nature de la
substance.
Objections
:
1. Tout être corporel doit
être quelque part. Mais on vient de voir que la substance du pain, qui est
quelque chose de corporel, ne subsiste pas dans ce sacrement, et l'on ne voit
pas un autre lieu où elle puisse se trouver. Elle n'existe donc plus après la
consécration. C'est qu'elle est ou bien anéantie ou bien réduite à une matière
préexistante.
2. Le point de départ de
tout changement ne subsiste pas, sinon peut-être dans la puissance matérielle.
Ainsi, quand l'air devient du feu, la forme de l'air ne subsiste que dans la
puissance matérielle ; de même quand le blanc devient noir. Dans ce sacrement,
la substance du pain et du vin joue le rôle d'un point de départ, le corps et
le sang du Christ sont comme un point d'arrivée. Car S. Ambroise affirme :
"Avant la bénédiction, on lui donne le nom d'une autre nature ; après la
bénédiction, on l'appelle corps." Donc, une fois accomplie la
consécration, la substance du pain et du vin ne subsiste pas, sinon peut-être
en tant qu'elle est réduite à sa matière préalable.
3. De deux propositions contradictoires, l'une est forcément vraie. Or celle-ci est fausse : "Une fois accomplie la consécration, la substance du pain et du vin est quelque chose." Donc cette proposition est vraie : "La substance du pain et du vin n'est rien."
Cependant : S. Augustin a dit : "Dieu n'est pas cause de la tendance au non-être." Mais ce sacrement est accompli par la vertu divine. Donc, dans ce sacrement, la substance du pain et du vin n'est pas anéantie.
Conclusion
:
Parce que la substance du pain et du vin ne subsiste pas dans ce sacrement, certains auteurs, jugeant impossible que la substance du pain et du vin se convertisse au corps et au sang du Christ, ont supposé que, par la consécration, la substance du pain et du vin se résout en la matière préexistante, ou bien est anéantie. La matière préexistante en laquelle peuvent se résoudre les corps mixtes, ce sont les quatre éléments ; car il ne peut y avoir résolution en la matière première, celle qui est sans forme, parce que la matière ne peut exister sans une forme. Puisque, après la consécration, rien ne subsiste sous les espèces du pain et du vin, que le corps et le sang, il faudra dire que les éléments, en quoi s'est réduite la substance du pain et du vin, s'en vont par un mouvement local. Mais ce mouvement serait perçu par nos sens.
De même la substance du pain et du vin subsiste jusqu'au dernier instant de la consécration. Or, au dernier instant de la consécration, la substance du corps et du sang du Christ est déjà là, de même que la forme engendrée apparaît dès le dernier instant de la génération. On ne peut donc trouver aucun instant où la matière préexistante soit là. Car on ne peut dire que la substance du pain ou du vin se résolve progressivement en la matière préexistante, ou qu'elle sorte progressivement du lieu occupé par les espèces. Car, si cela commençait de se produire au dernier instant de la consécration, il y aurait en même temps, sous une partie de l'hostie, le corps du Christ à côté de la substance du pain, hypothèse que nous avons éliminée'. Et si ce changement graduel commençait avant la consécration, il faudrait admettre qu'à un certain moment il n'y aurait dans une partie de l'hostie, ni la substance du pain ni le corps du Christ. Ce qui est absurde.
Nos auteurs eux-mêmes se sont rendu compte de ces difficultés. Aussi ont-ils posé le second terme de l'alternative : l'anéantissement. Mais cela aussi est impossible. Car on ne peut admettre aucun mode selon lequel le vrai corps du Christ commence à être dans ce sacrement, sinon par la conversion du pain en ce corps ; mais cette conversion est supprimée si l'on admet soit l'anéantissement du pain, soit sa résolution en la matière préexistante. De même encore on ne trouve rien qui puisse être cause d'une telle résolution ou annihilation dans le sacrement, car l'effet du sacrement est signifié par la forme. Or les paroles qui constituent cette forme : "Ceci est mon corps", ne signifient rien de tel. La thèse de ces auteurs est donc évidemment fausse.
Solutions
:
1. La substance du pain et
du vin, une fois la consécration accomplie, ne subsiste ni sous les espèces
sacramentelles ni ailleurs. Il ne s'ensuit pas qu'elle soit anéantie ; elle est
convertie au corps du Christ. De même, lorsque l'air se transforme en feu, il
n'est plus là et il n'est pas ailleurs ; il ne s'ensuit pas qu'il soit anéanti.
2. La forme qui est au
point de départ ne se convertit pas en une autre forme, mais une forme en
remplace une autre dans le même sujet ; la première forme ne subsiste donc que
dans la puissance de la matière. Or ici la substance du pain est convertie au
corps du Christ, nous l'avons vu. Donc l'objection ne vaut pas.
3. Après la consécration,
c'est émettre une proposition fausse que de dire : "La substance du pain
est quelque chose." Mais ce en quoi la substance du pain a été convertie,
est bien quelque chose. Donc la substance du pain n'est pas anéantie.
Objections
:
1. La conversion est une
espèce du genre changement. Mais en tout changement, il faut qu'il y ait un
sujet, lequel est d'abord en puissance et ensuite en acte. Comme dit Aristote :
"Le mouvement est l'acte de ce qui existe en puissance." Mais on ne
peut trouver aucun sujet commun à la substance du pain et à celle du corps du
Christ. Car il est dit dans les Catégories d'Aristote que, par
définition, la substance n'a pas de sujet. Il n'est donc pas possible que toute
la substance du pain soit convertie au corps du Christ.
2. La forme à laquelle
aboutit la conversion commence d'exister dans la matière qui supportait la
forme précédente ; ainsi, lorsque l'air est converti en un feu qui n'existait
pas d'abord, la forme du feu commence d'exister dans la matière de l'air ; de
même, lorsque l'aliment est converti en un homme qui n'existait pas d'abord, la
forme de l'homme commence d'exister dans la matière de l'aliment. Donc, si le
pain est converti au corps du Christ, il est nécessaire que la forme du corps
du Christ commence d'exister dans la matière du pain, ce qui est évidemment
faux. Le pain ne se convertit donc pas en la substance du corps du Christ.
3. Lorsque deux réalités sont essentiellement opposées, jamais l'une ne devient l'autre : ainsi la blancheur ne devient jamais noirceur, mais le sujet de la blancheur devient sujet de la noirceur, selon Aristote. Or, de même que deux formes contraires sont essentiellement opposées, puisqu'elles se posent en principes de la différence formelle ; de même deux matières déterminées sont essentiellement opposées, puisqu'elles se posent en principes de l'opposition matérielle. Il est donc impossible que cette matière déterminée du pain devienne cette matière par laquelle le corps du Christ est individualisé. Et ainsi il est impossible que la substance de ce pain soit convertie en la substance du corps du Christ.
Cependant : Eusèbe d'Émèse affirme : "Tu ne dois pas juger inouï et impossible que des éléments terrestres et mortels soient convertis en la substance du Christ."
Conclusion
:
Comme on l'a vu plus haut, puisqu'il y a dans ce sacrement le vrai corps du Christ et qu'il ne commence pas d'y être par un mouvement local ; puisqu'en outre, nous l'avons montré, le corps du Christ n'est pas là comme dans un lieu : on est bien obligé d'affirmer qu'il commence à y être par conversion de la substance du pain en lui.
Certes, cette conversion n'est pas semblable aux conversions naturelles, mais elle est totalement surnaturelle, accomplie par la seule vertu de Dieu. Ce qui fait dire à S. Ambroise : "Il est clair que la Vierge engendra hors des lois de la nature. Et ce que nous consacrons, c'est le corps né de la Vierge. Pourquoi donc chercher si les lois de la nature ont été observées à l'égard de ce corps, puisque c'est en dehors de l'ordre naturel que le Seigneur Jésus a été enfanté par la Vierge ? " Pour commenter le texte (Jn 6, 64) : "Les paroles que je vous ai dites " au sujet de ce sacrement " sont esprit et vie", S. Chrysostome expliquer : "Elles sont spirituelles, n'ayant rien de charnel, ni aucune logique naturelle, mais elles sont affranchies de toute nécessité terrestre et de ces lois qui règnent ici-bas."
Car il est évident que tout agent agit en tant qu'il est en acte. Or tout agent créé est déterminé dans son acte, puisqu'il appartient à un genre et à une espèce déterminés. L'action de tout agent créé se porte donc sur un acte déterminé. Ce qui détermine un être quelconque dans son existence actuelle, c'est sa forme. Donc aucun agent naturel ou créé ne peut agir que pour changer une forme. C'est pourquoi toute conversion qui s'opère selon les lois de la nature est une conversion formelle. Mais Dieu est l'acte infini, nous l'avons vu dans la première Partie. Aussi son action atteint-elle toute la profondeur de l'être. Il peut donc accomplir non seulement une conversion formelle, c'est-à-dire obtenir que des formes se remplacent dans un même sujet ; mais il peut produire une conversion de tout l'être, c'est-à-dire dans laquelle toute la substance de ceci se convertisse en toute la substance de cela.
Et c'est ce qui se produit, par la vertu divine, dans ce sacrement. Car toute la substance du pain est convertie en toute la substance du corps du Christ, et toute la substance du vin en toute la substance du sang du Christ. Cette conversion n'est donc pas formelle mais substantielle. Elle ne figure pas parmi les diverses espèces de mouvements naturels, mais on peut l'appeler " transsubstantiation", ce qui est son nom propres.
Solutions :
1. Cette objection vaut
pour le changement formel, car il est propre à la forme d'exister dans la
matière ou dans le sujet. Mais elle ne porte pas dans le cas d'une conversion
de toute la substance. Aussi, comme cette conversion substantielle importe un certain
ordre entre les substances dont l'une se convertit en l'autre, elle est comme
dans son sujet dans chacune de ces substances, à la manière des relations
d'ordre et de nombre.
2. Cette objection, elle
aussi, vaut pour la conversion formelle, ou mutation, car il est nécessaire,
nous venons de le concéder". que la forme existe dans la matière ou dans
le sujet. Mais elle ne porte pas dans le cas d'une conversion de toute la
substance, puisqu'on ne peut y admettre aucun sujet.
3. Par la vertu d'un agent
fini on ne peut ni changer- une forme en une autre, ni une matière en une
autre. Mais par la vertu de l'agent infini, dont l'action s'étend à tout
l'être, une telle conversion peut se réaliser, car les deux formes et les deux
matières ont quelque chose de commun : l'appartenance à l'être. Et ce qu'il y a
d'être dans l'une, l'auteur de l'être peut le convertir en ce qu'il y a d'être
dans l'autre, en supprimant ce qui les distinguait.
Objections
:
1. Enlevez l'être
antérieur, vous enlevez par le fait même l'être qui vient ensuite. Or la
substance est essentiellement antérieure à l’accident, comme le montre
Aristote. Puisque, la consécration une fois accomplie, la substance du pain ne
subsiste pas dans ce sacrement, il apparaît que ses accidents ne peuvent pas
subsister.
2. Dans le sacrement de
vérité il ne peut y avoir de tromperie. Or c'est par les accidents que nous
jugeons de la substance. Il semble que le jugement humain serait trompé si,
tandis que les accidents subsisteraient, la substance du pain ne subsistait
pas. Cela est donc incompatible avec ce sacrement.
3. Bien que notre foi ne
soit pas soumise à la raison, elle n'est cependant pas contre elle, mais
au-dessus d'elle, comme on l'a dit au début de cet ouvrage. Or notre raison
tire son origine de la connaissance sensible. Notre foi ne doit donc pas être
contre les sens. C'est pourtant ce qui arrive lorsque nos sens jugent qu'il y a
là du pain tandis que notre foi croit qu'il y a là la substance du corps du
Christ. Il ne convient donc pas à ce sacrement que les accidents du pain,
objets des sens, subsistent, et que la substance du pain ne subsiste pas.
4. Ce qui subsiste, une fois la conversion accomplie, semble être le sujet de ce changement. Donc, si les accidents du pain subsistent une fois la conversion accomplie, il semble que ces accidents mêmes soient le sujet de la conversion. Ce qui est impossible car " il n'y a pas d'accident de l'accident". Donc, dans ce sacrement, les accidents du pain et du vin ne doivent pas subsister.
Cependant : S. Augustin dit : "Sous l'apparence du pain et du vin, que nous voyons, nous honorons des réalités invisibles, c'est-à-dire la chair et le sang."
Conclusion
:
Ce qui apparaît aux sens, une fois la consécration faite, c'est-à-dire tous les accidents du pain et du vin, tout cela subsiste. C'est raisonnablement que la divine providence agit ainsi.
1° Les hommes n'ont pas coutume de manger la chair et de boire le sang de l'homme, mais cela leur inspire de l'horreur ; c'est pourquoi la chair et le sang du Christ nous sont offerts sous les espèces des substances dont nous usons le plus souvent, et qui sont le pain et le vin.
2° C'est pour que ce sacrement ne soit pas exposé aux moqueries des infidèles, ce qui arriverait si nous mangions notre Seigneur sous son aspect propre.
3° C'est pour que, consommant invisiblement le corps et le sang de notre Seigneur, nous augmentions le mérite de notre foi.
Solutions
:
1. Comme il est dit au
livre Des Causes, l'effet dépend davantage de la cause première
que la cause seconde. C'est pourquoi la vertu de Dieu, qui est la cause
première de tout, peut faire que des êtres postérieurs subsistent après la
disparition des êtres antérieurs.
2. Dans ce sacrement, il
n'y a aucune tromperie : les accidents discernés par notre connaissance
sensible existent là réellement. Et l'intellect qui a la substance pour objet
propre, selon Aristote, est préservé de toute tromperie par la foi.
3. Cet argument répond aussi
à la troisième objection. Car la foi ne s'oppose pas au sens, mais elle
concerne des réalités auxquelles le sens n'atteint pas.
4. Cette conversion n'a pas
de sujet à proprement parler, nous l'avons dit. Mais les accidents qui
subsistent ont une certaine apparence de sujet.
Objections
:
1. Nous venons de voir que,
la consécration une fois accomplie, les accidents subsistent. Mais puisque le
pain est un être artificiel, sa forme elle-même est un accident. Elle subsiste
donc après la consécration.
2. La forme du corps du
Christ, c'est son âme, car celle-ci est définie par Aristote comme "
l'acte d'un corps naturel ayant la vie en puissance". Mais on ne peut pas
soutenir que la forme substantielle du pain se convertisse en l'âme du Christ.
Il paraît donc que cette forme substantielle subsiste après la consécration.
3. L'opération propre d'un être découle de sa forme substantielle. Mais ce qui subsiste dans ce sacrement garde sa valeur nutritive et a toutes les vertus du pain ; c'est donc que la forme substantielle du pain subsiste après la consécration.
Cependant : la forme substantielle du pain appartient à la substance du pain. Or on a vu que la substance du pain se convertit au corps du Christ. Donc la forme substantielle du pain ne subsiste pas.
Conclusion
:
Selon certains auteurs, après la consécration subsisteraient non seulement les accidents du pain, mais encore sa forme substantielle. C'est impossible.
1° Parce que si la forme substantielle subsistait, c'est que, seule, la matière du pain aurait été convertie au corps du Christ. Et, par conséquent, cette conversion n'aurait pas pour terme le corps tout entier du Christ, mais sa matière seule. C'est contraire à la forme du sacrement où l'on dit " Ceci est mon corps."
2° Si la forme substantielle du pain subsistait, ce serait ou bien dans la matière ou bien séparément de la matière. La première hypothèse est impossible. Car si cette forme substantielle subsistait dans la matière du pain, c'est qu'alors toute la substance du pain subsisterait, et nous avons vu le contraires. Et elle ne peut subsister dans une autre matière, car la forme propre n'existe que dans la matière propre. Si la forme substantielle subsistait séparément de la matière, c'est qu'elle serait déjà une forme intelligible en acte et même un intellect, car tel est le cas de toutes les formes séparées de la matière.
3° Ce serait incompatible avec ce sacrement. Car les accidents du pain y subsistent pour que ce soit en eux qu'on voie le corps du Christ, et non pas sous son aspect propre, nous venons de le voir.
C'est pourquoi on doit dire que la forme substantielle du pain ne subsiste pas.
Solutions
:
1. Rien n'empêche qu'on
puisse fabriquer artificiellement un être dont la forme n'est pas accidentelle
mais substantielle : ainsi peut-on produire artificiellement des grenouilles et
des serpents. Car l'art ne produit pas une telle forme par sa vertu propre,
mais par la vertu des principes naturels. C'est de cette façon que le boulanger
produit la forme substantielle du pain par la vertu du feu, qui cuit une
matière confectionnée avec de la farine et de l'eau.
2. L'âme est la forme du
corps, elle lui confère toute la hiérarchie de son être parfait, c'est-à-dire
l'être existant, l'être corporel, l'être animé et ainsi de suite. La forme du
pain se convertit donc en la forme du corps du Christ selon que cette forme lui
donne l'être corporel, mais non selon qu'elle lui donne d'être animé par telle
âme,
3. Parmi les opérations du
pain, certaines lui appartiennent en raison de ses accidents, comme d'affecter
nos sens. Et l'on constate des opérations de ce genre dans les espèces du pain
après la consécration, à cause des accidents eux-mêmes, qui subsistent. Mais
d'autres opérations appartiennent au pain, soit en raison de sa matière, comme
sa conversion en un autre être ; soit en raison de sa forme substantielle,
comme l'opération qui découle de son espèce, par exemple qu'il " fortifie
le coeur de l'homme". Et ce sont de telles opérations que l'on constate
dans ce sacrement, non pas à cause de la forme ou de la matière qui
subsisterait, mais parce que ces opérations sont miraculeusement accordées aux
accidents eux-mêmes, comme on le verra plus loin.
Objections
:
1. Dans cette conversion il
y a d'abord la substance du pain, et ensuite la substance du corps du Christ.
Ces deux êtres n'occupent donc pas le même instant, mais deux instants différents.
Or entre deux instants il y a toujours un temps intermédiaire. Il faut donc que
cette conversion se déroule selon la succession du temps qui occupe
l'intervalle entre le dernier instant où il y a là du pain et le premier
instant où il y a là le corps du Christ.
2. Dans toute conversion il
y a le devenir et son résultat. Mais ceux-ci ne sont pas simultanés, car ce qui
devient n'est pas ; et ce qui est devenu existe désormais. Dans cette
conversion, il y a donc un avant et un après. par conséquent elle n'est pas
instantanée, mais progressive.
3. S. Ambroise dit que ce sacrement " est accompli par la parole du Christ". Or la parole du Christ est faite de mots qui se succèdent. Cette conversion se fait donc progressivement.
Cependant : cette conversion est accomplie par la vertu infinie, à qui il appartient d'opérer d'un seul coup.
Conclusion
:
Un changement peut être instantané pour trois motifs.
D'abord à cause de la forme qui est le terme du changement. S'il s'agit d'une forme qui comporte du plus ou du moins, comme la santé, le sujet s'en empare progressivement. Et parce que la forme substantielle ne comporte pas de plus et de moins, elle est introduite d'un seul coup dans la matière.
Puis à cause du sujet, qui peut-être préparé graduellement à la réception de la forme ; c'est ainsi que l'eau devient chaude progressivement. Mais quand le sujet lui-même est en disposition ultime à recevoir la forme, il la reçoit d'un seul coup : par exemple lorsqu'un corps diaphane est subitement éclairé.
Enfin à cause de l'agent, lorsqu'il est d'une puissance infinie, si bien qu'il peut disposer aussitôt la matière à la forme. Ainsi S. Marc rapporte-t-il que, lorsque le Christ eut dit : "Ephpheta, c'est-à-dire ouvre-toi, aussitôt les oreilles de cet homme s'ouvrirent et sa langue fut déliée."
Or la conversion eucharistique est instantanée à ce triple titre.
1° Parce que le terme de cette conversion est la substance du corps du Christ, qui ne comporte pas de degrés.
2° Parce que cette conversion ne suppose pas de sujet, ni par conséquent une préparation progressive.
3° Parce qu'elle est accomplie par la puissance infinie de Dieu.
Solutions
:
1. Certains ne concèdent pas absolument qu'entre deux instants il y ait toujours un intervalle de temps. A leur avis cela se trouve entre deux instants qui se réfèrent au même mouvement, mais non entre deux instants qui se réfèrent à des mouvements différents. Ainsi, entre l'instant qui mesure la fin du repos et l'instant qui mesure le début du mouvement, il n'y a pas de temps intermédiaire. Mais c'est là une erreur. Car l'unité du temps et de l'instant, ou leur pluralité, ne se prend pas selon des mouvements quelconques, mais selon le premier mouvement du ciel, qui est la mesure de tout mouvement et de tout repos.
Aussi d'autres concèdent-ils l'existence de cet intervalle dans le temps qui mesure le mouvement dépendant du mouvement du ciel. Or il y a des mouvements qui ne dépendent pas du mouvement du ciel et ne sont pas mesurés par lui : on l'a vu dans la première Partie pour les mouvements des anges. Entre deux instants correspondant aux mouvements de ce genre, il n'y a pas de temps intermédiaire. Mais cela n'a rien à voir ici. Car bien que cette conversion, prise en elle-même, n'ait aucun rapport avec le mouvement du ciel, elle est l'effet d'une émission de paroles, nécessairement mesurée par le mouvement du ciel. Il y a donc nécessairement un temps intermédiaire entre deux instants marqués par cette conversion.
C'est pourquoi, selon certains auteurs, le dernier instant où il y a du pain et le premier instant où il y a le corps du Christ sont bien deux par rapport aux réalités mesurées, mais ne sont qu'un par rapport au temps qui les mesure ; ainsi, lorsque deux lignes se rejoignent, il y a bien deux points à l'égard des deux lignes, mais il n'y a qu'un point si l'on considère le lieu où elles se rejoignent. Mais la comparaison ne vaut pas. Car l'instant et le temps, dans des mouvements particuliers, n'est pas une mesure intrinsèque, comme la ligne et le point pour les corps ; c'est une mesure extrinsèque, comme le lieu pour les corps.
D'autres encore disent alors que c'est le même instant en réalité, divers seulement pour la raison. Mais il s'ensuivrait que des êtres opposés coexisteraient réellement. Car la diversité de raison ne change rien à la réalité.
Il faut donc dire que cette
conversion, comme nous l'avons dit, est accomplie par les paroles du Christ que
le prêtre prononce ; ainsi le dernier instant de l'émission des paroles est le
premier instant où le corps du Christ existe dans le sacrement ; et pendant
tout le temps qui précède, la substance du pain est là. Dans ce temps, il ne
faut pas considérer un instant qui précéderait immédiatement le dernier, car le
temps n'est pas composé d'instants qui se suivent, comme Aristote l'a établi.
Par conséquent, on peut bien considérer un instant où le corps du Christ est
là, mais on ne peut pas admettre un instant dernier où il y ait la substance du
pain : on peut admettre seulement un temps arrivant à son terme. Il en est de
même dans les changements naturels, comme le montre encore Aristote.
2. Dans les changements
instantanés, le devenir et son résultat sont simultanés, comme sont simultanés
l'illumination active et l'illumination passive. Dans ces cas, le résultat est
attribué à ce qui existe déjà, et le devenir à ce qui n'existait pas
auparavant.
3. Cette conversion, on
vient de le dire, se fait au dernier instant de l'émission des paroles ; c'est
alors en effet que s'achève la signification des paroles, qui est efficace dans
la forme des sacrements. Il ne s'ensuit donc pas que cette conversion soit
progressive.
Objections
:
1. Tout être à partir
duquel un autre devient, est cela même qu'il devient, mais non réciproquement.
Nous disons en effet qu'à partir du blanc vient le noir, et que le blanc
devient noir ; et nous pouvons bien dire que l'homme devient noir, nous ne
disons pourtant pas qu'à partir de l'homme vient le noir, remarque Aristote.
Donc, s'il est vrai qu'à partir du pain devient le corps du Christ, il sera
vrai de dire que le pain devient le corps du Christ. Ce qui apparaît faux, car
le pain n'est pas le sujet de ce devenir, il en est plutôt un terme. C'est donc
une affirmation fausse de dire qu'à partir du pain devient le corps du Christ.
2. Le devenir a pour terme
l'être ou l'être-fait. Mais jamais ne sera vraie l'une de ces propositions :
"Le pain est le corps du Christ", ou " Le pain est devenu corps
du Christ", ou même " Le pain sera le corps du Christ." Donc
celle-ci non plus n'est pas vraie : "A partir du pain devient le corps du
Christ."
3. Tout être, à partir
duquel devient un autre être, se dit réciproquement de l'être qui devient à
partir de lui. Mais cette proposition paraît fausse : "Le pain se
convertit au corps du Christ", car cette conversion semble plus
miraculeuse que la création. Et pourtant, dans la création, on ne dit pas que
le non-être se convertisse en l'être. Il apparaît donc que cette proposition,
elle aussi, est fausse : "A partir du pain devient le corps du
Christ."
4. L'être à partir duquel devient un autre être, peut-être ce même être. Mais cette proposition est fausse : "Le pain peut être le corps du Christ." Donc celle-ci aussi est fausse : "A partir du pain devient le corps du Christ."
Cependant : S. Ambroise a dit " Lorsque survient la consécration, à partir du pain devient le corps du Christ."
Conclusion
:
Cette conversion du pain au corps du Christ a quelque chose de commun avec la création et avec les transformations naturelles, mais elle en diffère à d'autres égards.
Ces trois devenirs ont en commun l'ordre des termes : après ceci, voici cela. Dans la création, il y a l'être après le non-être ; dans ce sacrement, il y a le corps du Christ après la substance du pain ; dans la transformation naturelle il y a le blanc après le noir, ou le feu après l'air ; c'est-à-dire que ces différents termes ne sont pas simultanés.
Entre la conversion qui nous occupe et la création, il y a ceci de commun : dans l'une comme dans l'autre, pas de sujet unissant les deux termes extrêmes, contrairement à ce qui se passe dans les transformations naturelles.
La conversion eucharistique rejoint sur deux points la transformation naturelle, mais diversement. D'abord, dans toutes deux, l'un des extrêmes aboutit à l'autre : le pain se convertit au corps du Christ, l'air se transforme en feu ; tandis que, dans la création, le non-être ne se convertit pas en être. Mais ce passage se réalise différemment dans les deux cas. Dans notre sacrement, c'est toute la substance du pain qui aboutit à tout le corps du Christ, tandis que, dans la transformation naturelle, la matière de l'un épouse la forme de l'autre après avoir quitté la forme précédente.
Autre point commun entre conversion eucharistique et transformation naturelle : dans les deux changements subsiste un élément identique, ce qu'on ne trouve pas dans la création. Mais cela se produit différemment : dans la transformation naturelle, ce qui subsiste identique c'est la matière ou le sujet ; dans ce sacrement, ce qui demeure identique ce sont les accidents.
Ces distinctions nous montrent comment approprier notre langage aux différents cas. Puisque dans aucun cas les termes extrêmes ne coexistent, on ne pourra jamais attribuer l'un à l'autre par le verbe être employé au présent. Car nous ne disons pas : le non-être est l'être, ni : le pain est le corps du Christ, ni : l'air est le feu, ni : le blanc est le noir.
Mais à cause de l'ordre de succession des termes, nous pouvons dans tous les cas, employer la locution " à partir de " qui signifie l'ordre. Nous pouvons en effet, dire en toute vérité et propriété : à partir du non-être vient l'être ; à partir du pain vient le corps du Christ ; à partir de l'air vient le feu ; à partir du blanc vient le noir. Comme, dans la création, l'un des termes n'aboutit pas à l'autre, nous ne pouvons pas, à son sujet, employer le mot de conversion et dire par exemple : le non-être se convertit en l'être. C'est un mot, en revanche, que nous pouvons employer pour ce sacrement comme pour une transformation naturelle. Mais comme, dans ce sacrement, toute la substance est changée en toute une substance différente, cette conversion s'appelle proprement une transsubstantiation.
En outre, puisque nous ne trouvons aucun sujet à cette conversion, des expressions qui sont vraies lorsqu'on parle d'une transformation naturelle, à cause de la communauté de sujet, ne peuvent être admises pour parler de cette conversion. Et d'abord il est évident que le pouvoir de passer au terme opposé découle de ce qu'il y a un sujet ; c'est pourquoi nous disons : le blanc peut être noir, ou : l'air peut être feu. Mais cette seconde proposition est moins juste que la première. Car le sujet du blanc, où se trouve la puissance à la noirceur, c'est toute la substance du blanc, le blanc n'en est pas une partie ; tandis que le sujet de la forme de l'air en est une partie ; lorsque nous disons que l'air peut être le feu, cela est vrai à l'égard d'une partie de l'air, en parlant par synecdoque. Mais dans la conversion eucharistique comme dans la création, parce qu'il n'y a aucun sujet, on ne dit pas que l'un des termes puisse être l'autre, que le non-être puisse être l'être, ou que le pain puisse être le corps du Christ. Et pour la même raison on ne peut dire à proprement parler que " avec du non-être, on fait de l'être", ou : "avec le pain on fait le corps du Christ", parce que la préposition " avec " évoque une cause consubstantielle, et cette consubstantialité des termes dans les transformations naturelles tient à la communauté du sujet qui les réunit. Pour la même raison on ne concède pas que le pain sera ou deviendra le corps du Christ ; de même qu'on ne concède pas, à propos de la création, que le non-être sera ou deviendra l'être, alors que ce langage est vrai quand il concerne les transformations naturelles, en raison de leur sujet, ainsi quand nous disons : le blanc devient noir, ou le blanc sera noir.
Mais parce que, dans ce sacrement, une fois la conversion opérée, il y a quelque chose qui subsiste identique, savoir les accidents du pain, comme on l'a vu, on peut admettre quelques-unes de ces expressions selon une certaine ressemblance. Ainsi : le pain est le corps du Christ, ou bien : le pain sera le corps du Christ, avec le pain sera le corps du Christ, ou bien : avec le pain on fait le corps du Christ. C'est qu'alors le mot de pain ne désigne pas la substance du pain mais, d'une façon globale, ce qui est contenu sous les espèces du pain, sous lesquelles se trouve d'abord la substance du pain et ensuite le corps du Christ.
Solutions
:
1. L'être à partir duquel
un autre être procède peut désigner à la fois le sujet avec un des termes de la
transformation, comme lorsqu'on dit : à partir du blanc vient le noir. Mais
parfois on ne désigne qu'un seul des opposés, ou termes extrêmes, comme
lorsqu'on dit : à partir du matin vient le jour. Et alors on ne peut pas
accorder que l'un devienne l'autre, que " le matin devienne le jour".
Et c'est encore le cas dans notre propos ; on dira à juste titre : "à
partir du pain devient le corps du Christ", mais on ne dira pas à juste
titre : "le pain devient le corps du Christ " sinon, comme on l'a
dit, selon une certaine ressemblance.
2. L'être à partir duquel
devient quelque chose sera parfois cet être même, à cause du sujet que cela
implique. Aussi, puisque, dans la conversion eucharistique, il n'y a aucun
sujet, on ne peut faire le même raisonnement.
3. Dans cette conversion il
y a plus de choses difficiles que dans la création. Dans la création cela seul
est difficile : que quelque chose devienne à partir du non-être. Cela tient au
mode de production propre à la cause première, qui ne présuppose rien à son
action. Mais dans la conversion eucharistique, il y a non seulement cette
difficulté que tout ceci se convertisse en tout cela, en quoi rien ne subsiste
de ce qui précédait, ce qui ne tient au mode commun de production d'aucune
cause. Mais il y a encore cette difficulté : que les accidents demeurent quand
la substance a disparu, et beaucoup d'autres difficultés dont on traitera plus
loin. Cependant on emploie le terme de conversion au sujet de l'eucharistie, et
non au sujet de la création, comme on vient de le voir.
4. Comme on l'a vu aussi dans la Réponse, la puissance regarde le sujet, et on ne trouve pas de sujet dans la conversion eucharistique. C'est pourquoi on ne concède pas que le pain puisse être le corps du Christ : car cette conversion ne se fait pas par la puissance passive de la créature, mais seulement par la puissance active du Créateur.
1. Le Christ est-il
tout entier dans ce sacrement ? - 2. Le Christ est-il tout entier dans chacune
des deux espèces ? - 3. Le Christ est-il tout entier sous chaque partie des
espèces ? - 4. Les dimensions du corps du Christ sont-elles tout entières dans
ce sacrement ? - 5. Le corps du Christ est-il dans ce sacrement comme dans un
lieu ? - 6. Le corps du Christ est-il déplacé lorsque l'on déplace l'hostie ou
la coupe après la consécration ? - 7. Le corps du Christ, tel qu'il est sous ce
sacrement, peut-il être vu par un oeil au moins glorifié ? - 8. Le vrai corps
du Christ subsiste-t-il dans ce sacrement quand il apparaît miraculeusement
sous l'apparence d'un enfant ou d'un morceau de chair ?
Objections
:
1. Le Christ commence à
exister dans ce sacrement par la conversion du pain et du vin comme on l'a vu.
Mais il est évident que le pain et le vin ne peuvent se convertir ni en la
divinité du Christ ni en son âme. Donc, puisque le Christ est composé de trois
substances, la divinité, l'âme et le corps, comme nous l'avons vu, il apparaît
que le Christ n'est pas tout entier dans ce sacrement.
2. Le Christ est dans ce
sacrement selon ce qui convient pour restaurer les fidèles, et qui consiste
dans la nourriture et la boisson, nous l'avons vu. Or, le Seigneur dit en S.
Jean (6, 56) : "Ma chair est vraiment nourriture et mon sang est vraiment
boisson." Donc, seuls la chair et le sang du Christ sont contenus dans ce
sacrement. Mais le corps du Christ comporte bien d'autres parties : les nerfs,
les os, etc. Donc le Christ n'est pas contenu tout entier dans ce sacrement.
3. Un corps d'une qualité supérieure ne peut pas être contenu tout entier dans la mesure d'une plus petite quantité. Mais la mesure du pain et du vin consacrés est beaucoup plus petite que la mesure propre du corps du Christ. Il n'est donc pas possible que le Christ se trouve tout entier dans ce sacrement.
Cependant : S. Ambroise affirme " Dans ce sacrement, il y a le Christ."
Conclusion
:
Il faut absolument professer, selon la foi catholique, que le Christ tout entier est dans ce sacrement. Mais on doit savoir que ce qui appartient au Christ se trouve dans ce sacrement de deux façons : d'une façon, comme en vertu du sacrement ; d'une autre façon, en vertu de la concomitance naturelle.
En vertu du sacrement, il y a sous les espèces sacramentelles le terme direct de la conversion subie par la substance préexistante du pain et du vin, en tant que cette conversion est signifiée par les paroles de la forme, qui sont efficaces dans ce sacrement comme dans les autres, ainsi lorsqu'on dit : "Ceci est mon corps " ou : "Ceci est mon sang."
En vertu de la concomitance naturelle, il y a dans ce sacrement ce qui, dans la réalité, est uni au terme de cette conversion. Si deux choses sont unies réellement, partout où l'une se trouve réellement, l'autre doit se trouver aussi. C'est seulement par une opération mentale qu'on peut discerner les choses qui sont unies dans la réalité.
Solutions
:
1. Puisque la conversion du pain et du vin n'a pas pour terme la divinité ni l'âme du Christ, il s'ensuit que sa divinité ou son âme ne se trouvent pas dans ce sacrement en vertu du sacrement, mais en vertu de la concomitance réelle'. Car la divinité n'a jamais abandonné le corps queue a assumé dans l'Incarnation ; partout donc où se trouve le corps du Christ, sa divinité s'y trouve forcément aussi. Par conséquent, dans ce sacrement, la divinité du Christ accompagne forcément son corps. C'est pourquoi on lit dans le Symbole d'Éphèse : "Nous devenons participants du corps et du sang du Christ ; ce n'est pas comme recevant une chair ordinaire, ou comme des hommes sanctifiés et unis au Verbe par une unité morale, mais comme recevant une chair vraiment vivifiante et devenue la propre chair du Verbe."
Quant à l'âme, elle fut réellement
séparée du corps, nous l'avons vu. Par conséquent, si l'on avait célébré ce
sacrement pendant les trois jours où le Christ demeura dans la mort, l'âme n'y
aurait pas été présente, ni en vertu du sacrement, ni en vertu de la concomitance
réelle. Mais parce que " le Christ ressuscité des morts ne meurt plus
" (Rm 6, 9), son âme est toujours réellement unie à son corps. Et par
conséquent, dans ce sacrement, le corps du Christ se trouve en vertu du
sacrement, et son âme en vertu de la concomitance réelle.
2. C'est en vertu du
sacrement que sont contenus dans l'eucharistie, quant aux espèces du pain, non
seulement la chair mais le corps tout entier du Christ, c'est-à-dire les os,
les nerfs et tout le reste. Et cela se voit à la forme du sacrement où l'on ne
dit pas : "Ceci est ma chair", mais : "Ceci est mon corps."
Par conséquent, lorsque le Seigneur dit, en S. Jean (6, 56) : "Ma chair
est vraiment nourriture", la chair est mise là pour le corps tout entier
parce que, dans l'usage des hommes, c'est la chair qui paraît plus propre à la
manducation, car les hommes se nourrissent ordinairement de la chair des
animaux, et non pas de leurs os ou des autres choses semblables.
3. Comme on l'a vu, après
la conversion du pain au corps du Christ ou du vin en son sang, les accidents
du pain et du vin subsistent. Il en découle évidemment que les dimensions du
pain et du vin ne sont pas converties aux dimensions du corps du Christ, mais
qu'il y a conversion de substance à substance. Ainsi, c'est la substance du
corps du Christ ou de son sang qui est dans ce sacrement en vertu du sacrement,
mais non les dimensions du corps ou du sang du Christ. Il est donc évident que
le corps du Christ est dans ce sacrement par mode de substance et non par mode
de quantité. Or la totalité propre à la substance est contenue indifféremment
dans une quantité grande ou petite : ainsi toute la nature de l'air se trouve
dans une grande ou une petite quantité d'air, et toute la nature de l'homme
dans un homme petit aussi bien que dans un homme grand. Donc toute la substance
du corps et du sang du Christ est contenue dans ce sacrement après la
consécration, comme avant la consécration y était contenue la substance du pain
et du vin.
Objections
:
1. Ce sacrement à pour fin
le salut des fidèles, non pas en vertu des espèces mais en vertu de ce qu'elles
contiennent ; parce que les espèces existaient même avant la consécration, qui
donne à ce sacrement sa vertu. Donc, si rien n'est contenu sous une espèce qui
ne soit contenu dans l'autre, et si le Christ tout entier est contenu sous
chacune, il apparaît que l'une des deux est superflue.
2. On a vu h que sous le
nom de " chair " sont contenues toutes les autres parties du corps,
comme les os, les nerfs, etc. Mais le sang est une des parties du corps humain,
comme le montre Aristote. Donc, si le sang du Christ est contenu sous l'espèce
du pain comme y sont contenues aussi les autres parties du corps, on ne devrait
pas consacrer le sang séparément, pas plus qu'on ne consacre séparément aucune
autre partie du corps.
3. Ce qui est déjà accompli ne peut se faire une seconde fois. Or le corps du Christ a déjà commencé à exister dans ce sacrement par la consécration du pain. Il est donc impossible qu'il commence à y exister de nouveau par la consécration du vin. Ainsi le corps du Christ ne sera pas contenu sous l'espèce du vin ; ni, par conséquent, le Christ tout entier. Donc le Christ tout entier n'est pas contenu sous chaque espèce.
Cependant : au sujet du " calice", la Glose dit (sur 1 Co 11, 25) que sous chacune des deux espèces, c'est-à-dire du pain et du vin, on reçoit la même chose. Il apparaît ainsi que le Christ tout entier est sous chacune des deux espèces.
Conclusion
:
Il faut affirmer en toute certitude, en vertu de l'exposé précédent, que sous chacune des deux espèces sacramentelles il y a le corps du Christ tout entier, mais différemment dans les deux cas. Car sous les espèces du pain, il y a le corps du Christ en vertu du sacrement, et son sang en vertu de la concomitance réelle, comme on vient de le voir k au sujet de son âme et de sa divinité. Sous les espèces du vin, il y a le sang du Christ en vertu du sacrement, et son corps en vertu de la concomitance réelle, ainsi que son âme et sa divinité, du fait que maintenant le sang du Christ n'est pas séparé de son corps, comme il l'avait été au moment de sa passion et de sa mort. Par conséquent, si l'on avait alors célébré l'eucharistie, le corps du Christ aurait existé sans son sang sous les espèces du pain et, sous les espèces du vin, son sang sans son corps, comme il existait dans la réalité.
Solutions
:
1. Bien que le Christ tout entier se trouve sous chacune des deux espèces, ce n'est pas en vain.
1° Parce que cela sert à représenter la passion du Christ, dans laquelle son sang fut séparé de son corps. C'est pourquoi, dans la forme de la consécration du sang, on mentionne l'effusion de celui-ci.
2° Cela convient à l'usage de ce sacrement, pour qu'on présente séparément aux fidèles le corps du Christ en nourriture et son sang en boisson.
3° Quant aux effets du sacrement.
On a vu plus haut que le corps nous est donné pour la santé du corps, le sang
pour la santé de l'âme.
2. Dans la passion du
Christ, dont ce sacrement est le mémorial, les autres parties du corps ne
furent pas séparées les unes des autres, comme ce fut le cas pour le sang, mais
le corps demeura entier, selon la prescription de l'Exode (12, 46) : "Vous
ne briserez aucun de ses os." C'est pourquoi dans ce sacrement on consacre
le sang à part du corps, ce qu'on ne fait pas pour les autres parties de ce
corps.
3. Comme on vient de le
voir, le corps du Christ ne se trouve pas sous l'espèce du vin en vertu du
sacrement, mais en vertu de la concomitance réelle. Donc, par la consécration
du vin, le corps du Christ n'est pas là de lui-même, mais par concomitance.
Objections
:
1. Ces espèces peuvent se
diviser à l'infini. Donc, si le Christ était tout entier sous n'importe quelle
partie des espèces, il s'ensuivrait qu'il serait présent une infinité de fois
dans ce sacrement. Ce qui est absurde, car l'infini est incompatible non
seulement avec la nature mais encore avec la grâce.
2. Le corps du Christ,
étant un corps organisé, a des parties dont les distances sont déterminées ;
qu'il y ait une distance déterminée de chacune des parties à l'égard des
autres, comme d'un oeil à l'autre oeil et de l'oeil à l'oreille, cela appartient
à la notion même d'un corps organisé. Mais cela deviendrait impossible si le
Christ tout entier se trouvait sous chaque partie des espèces, car il faudrait
alors que chaque partie se trouve sous chaque partie ; et, à ce compte il
faudrait que là où serait une partie, l'autre y soit aussi. Il n'est donc pas
possible que le Christ tout entier se trouve sous chaque partie de l'hostie, ou
du vin contenu dans le calice.
3. Le corps du Christ garde toujours la vraie nature d'un corps et n'est jamais changé en esprit. Or il est essentiel à la notion de corps qu'il soit une " quantité ayant position", selon Aristote. Mais il appartient à la notion d'une telle quantité que les parties diverses existent en diverses parties de l'espace. Il est donc impossible, on le voit, que le Christ tout entier soit présent sous chaque partie des espèces.
Cependant : S. Augustin dit : "Chacun reçoit le Christ Seigneur ; et dans chaque fragment il est tout entier, il n'est pas amenuisé dans chacun, mais en chacun il se présente tout entier."
Conclusion
:
On vient de voir que dans ce sacrement se trouve la substance du corps du Christ en vertu du sacrement, et la quantité déterminée par les dimensions en vertu de la concomitance réelle. Aussi le corps du Christ est-il dans ce sacrement par mode de substance, c'est-à-dire selon le mode dont la substance se trouve sous les dimensions. Mais il ne s'y trouve pas par mode de dimensions, c'est-à-dire selon le mode où les dimensions d'un corps occupent les dimensions de l'espace. Or il est clair que la nature de la substance est tout entière sous n'importe quelle partie des dimensions dans lesquelles elle est contenue ; ainsi, sous n'importe quelle partie de l'air il y a toute la nature de l'air, et sous n'importe quelle partie de pain il y a toute la nature du pain. Et cela indifféremment, que les dimensions soient divisées en acte, comme lorsqu'on divise l'air ou qu'on coupe le pain ; ou qu'elles soient indivisées en acte, divisibles seulement en puissance. Il est donc clair que le Christ tout entier est sous chaque partie des espèces du pain, même quand l'hostie demeure entière, et non seulement lorsqu'elle est rompue, selon l'opinion de certains, qui prennent pour exemple l'image reflétée dans le miroir, qui apparaît une dans le miroir entier, mais qui apparaît multipliée dans chacune des parties du miroir, lorsqu'on brise celui-ci. Le cas n'est pas du tout comparable. Car la multiplication de ces images se produit dans le miroir brisé à cause des diverses réflexions qui viennent frapper les divers fragments du miroir. Or ici il n'y a qu'une seule consécration, en vertu de laquelle le corps du Christ se trouve dans le sacrement.
Solutions
:
1. Le nombre est une
conséquence de la division. Par conséquent, aussi longtemps que la quantité
demeure indivisée en acte, ni la substance d'aucune chose n'est multipliée sous
ses dimensions propres, ni le corps du Christ sous les dimensions du pain. Par
conséquent il n'est pas non plus multiplié à l'infini, mais autant de fois que
le pain est partagé.
2. Cette distance
déterminée des parties dans un corps organisé se fonde sur ses dimensions. La
nature même de la substance précède déjà ces dimensions. Et parce que la
conversion de la substance du pain a directement pour terme la substance du
corps du Christ, selon le mode de laquelle le corps du Christ est proprement et
directement dans ce sacrement, cette distance des parties existe bien dans le
vrai corps du Christ ; cependant celui-ci ne se rattache pas à ce sacrement
selon cette distance, mais selon le mode de sa substance, comme on l'a vu.
3. Cet argument est tiré de
la nature que le corps possède selon ses dimensions. Or on a vu que le corps du
Christ ne se rattache pas à ce sacrement en raison des dimensions de la
quantité, mais en raison de la substance, comme on l'a vu.
Objections
:
1. On a vu que tout le
corps du Christ est contenu sous chaque partie de l'hostie consacrée. Mais
jamais les dimensions de la quantité ne sont contenues à la fois dans un tout
et dans chacune de ses parties. Il est donc impossible que toutes les
dimensions du corps du Christ soient contenues dans ce sacrement.
2. Il est impossible que
deux dimensions coexistent, même si l'une est séparée tandis que l'autre est
dans un corps naturel, comme le montre Aristote r. Mais dans ce sacrement
subsiste la dimension du pain : c'est là une évidence sensible. Il n'y a donc
pas ici les dimensions du corps du Christ.
3. Si deux dimensions inégales sont superposées, la plus grande déborde la plus petite. Mais les dimensions du corps du Christ sont beaucoup plus grandes que les dimensions de l'hostie consacrée, quelle que soit la dimension considérée. Donc, s'il y a dans ce sacrement les dimensions du corps du Christ en même temps que les dimensions de l'hostie consacrée, les dimensions du corps du Christ s'étendront bien au-delà de la quantité de l'hostie.
Celle-ci pourtant n'est pas séparée de la substance du corps du Christ. Donc la substance du corps du Christ sera dans ce sacrement même en dehors des espèces du pain. Ce qui est inadmissible, puisque la substance du corps du Christ ne se trouve dans ce sacrement que par la consécration du pain, comme on l'a vu,. Il est donc impossible que toute la quantité du corps du Christ soit dans ce sacrement.
Cependant : les dimensions d'un corps ne se séparent pas réellement de sa substance. Or, dans ce sacrement, il y a toute la substance du corps du Christ, nous l'avons déjà vu. Donc toutes les dimensions du corps du Christ sont dans ce sacrement.
Conclusion
:
On l'a vu, ce qui appartient au Christ se trouve dans ce sacrement de deux façons : en vertu du sacrement et en vertu de la concomitance naturelle. En vertu du sacrement, les dimensions du corps du Christ ne sont pas dans ce sacrement. Car, en vertu du sacrement, il y a dans ce sacrement ce qui est le terme directement atteint par la conversion. La conversion qui se produit dans ce sacrement a pour terme direct la substance du corps du Christ et non ses dimensions. Cela est évident du fait que les dimensions du pain demeurent les mêmes après la consécration, tandis que seule la substance du pain a disparu. Mais comme la substance du corps du Christ n'est pas réellement dépouillée de ses dimensions et des autres accidents, il s'ensuit qu'en vertu de la concomitance réelle, il y a dans ce sacrement toutes les dimensions du corps du Christ, comme tous ses autres accidents.
Solutions
:
1. Le mode d'existence
d'une chose se détermine selon ce qui lui est essentiel, et non selon ce qui
lui est accidentel. Ainsi un corps est saisi par la vue selon qu'il est blanc
et non selon qu'il est doux, bien que le même corps soit blanc et doux. Donc la
douceur est saisie par la vue selon le mode de la blancheur, et non selon le
mode de la douceur. En vertu de ce sacrement, il y a sur l'autel la substance
du corps du Christ, tandis que ses dimensions s'y trouvent par mode de
concomitance et comme par accident. Donc les dimensions du corps du Christ ne
se trouvent pas dans ce sacrement selon leur mode propre, si bien que le tout
serait dans le tout et chaque partie dans chaque partie, mais par mode de
substance, et la nature de la substance est d'être tout entière dans le tout et
tout entière dans chaque partie.
2. Deux dimensions ne
peuvent, selon l'ordre naturel, coexister dans le même être de telle façon que
toutes deux s'y trouvent selon leur mode propre de dimensions. Mais dans ce
sacrement la dimension du pain se trouve selon son mode propre, c'est-à-dire
selon une certaine mesure déterminée. Tandis que la dimension du corps du
Christ est là par mode de substance, nous venons de le voir.
3. Les dimensions du corps
du Christ ne sont pas dans le sacrement selon le mode d'une mesure déterminée,
qui est le mode propre - la quantité, selon lequel la quantité la plus grande
s'étend au-delà de la plus petite ; mais elles s'y trouvent selon le mode qu'on
vient de signaler.
Objections
:
1. Exister quelque part en
étant limité ou entouré est une manière particulière d'exister dans un lieu. Or
le corps du Christ est dans ce sacrement comme limité, parce qu'il est là où
sont les espèces du pain et du vin, et non pas dans un autre endroit de
l'autel. Il apparaît aussi qu'il y est comme entouré, parce qu'il est contenu
sous la surface de l'hostie, de telle façon qu'il ne la déborde pas et n'en est
pas débordé. Donc le corps du Christ est dans ce sacrement comme dans un lieu.
2. Le lieu des espèces du
pain n'est pas vide, car la nature ne souffre pas le vide. Or il n'y a pas ici
la substance du pain, on l'a vu, mais seulement le corps du Christ. Donc le
corps du Christ remplit ce lieu. Mais tout ce qui remplit un lieu s'y trouve
localement. Donc le corps du Christ est localement dans ce sacrement.
3. On a vu que le corps du Christ est dans ce sacrement avec ses dimensions et tous ses accidents. Mais exister dans le lieu c'est un accident du corps, aussi le lieu est-il énuméré parmi les neuf catégories d'accidents. Donc le corps du Christ est localement dans ce sacrement.
Cependant : il faut que le lieu et l'être localisé soient égaux, comme le montre Aristote. Mais le lieu où se trouve ce sacrement est beaucoup plus petit que le corps du Christ. Donc le corps du Christ n'est pas dans ce sacrement comme dans un lieu.
Conclusion
:
On a vu que le corps du Christ n'est pas dans ce sacrement selon le mode propre aux dimensions, mais davantage selon le mode de la substance.
Or tout corps localisé est dans le lieu selon le mode des dimensions, en tant qu'il est mesuré par le lieu selon ses dimensions. On en conclut que le corps du Christ n'est pas dans ce sacrement comme dans un lieu, mais par mode de substance, c'est-à-dire de la façon dont la substance est contenue par les dimensions. La substance du corps du Christ remplace dans ce sacrement la substance du pain. Donc, de même que la substance du pain n'était pas sous ses propres dimensions localement mais par mode de substance, il en est de même pour la substance du corps du Christ. Mais la substance du corps du Christ n'est pas soumise à ces dimensions, comme l'était la substance du pain. C'est pourquoi celle-ci, en raison de ses dimensions, était là localement parce qu'elle se rattachait à ce lieu par l'intermédiaire de ses propres dimensions. Tandis que la substance du corps du Christ se rattache au lieu par l'intermédiaire de dimensions qui lui sont étrangères. Si bien que, inversement, les dimensions propres du corps du Christ se rattachent à ce lieu par l'intermédiaire de la substance. Ce qui est contraire à la notion de corps localisé. Donc, d'aucune manière, le corps du Christ n'est localement dans ce sacrement.
Solutions
:
1. Le corps du Christ n'est
pas dans ce sacrement comme limité. Car alors il ne serait pas ailleurs que sur
cet autel où l'on consacre telle eucharistie. Tandis qu'il se trouve au ciel
sous son aspect propre, et sur nombre d'autres autels sous l'aspect
sacramentel. Semblablement, il est clair qu'il n'est pas dans ce sacrement
comme entouré, parce qu'il n'est pas là selon la mesure de ses dimensions
propres, nous venons de le voir. Qu'il ne se trouve pas hors de la surface du
sacrement ou en un autre endroit de l'autel, cela ne tient pas à ce qu'il soit
là comme limité et entouré, mais à ce qu'il commence d'être là par la
consécration et le conversion du pain et du vin, comme on l'a vu plus haut.
2. Le lieu où se trouve le
corps du Christ n'est pas vide. Et pourtant il n'est pas, à proprement parler,
rempli par la substance du Christ, qui n'est pas là localement, on vient de le
voir. Mais il est rempli par les espèces sacramentelles qui peuvent remplir le
lieu soit à cause de leurs dimensions naturelles, soit en vertu d'un miracle,
de même qu'elles subsistent miraculeusement par mode de substance.
3. Les accidents du corps
du Christ se trouvent dans ce sacrement, comme on l'a vu, selon la concomitance
réelle. C'est pourquoi on trouve dans ce sacrement les accidents du corps du
Christ qui lui sont intrinsèques. Or exister dans le lieu est un accident qui
se rattache à une contenance extrinsèque. Par conséquent on ne doit pas dire
que le Christ est dans ce sacrement comme dans un lieu.
Objections
:
1. Aristote dit que "
lorsque nous nous mouvons, tout ce qu'il y a en nous se meut". Ce qui est
vrai même de la substance spirituelle de l'âme. Or le Christ est dans ce
sacrement, comme on l'a vu. Le Christ est donc déplacé lorsque l'on déplace ce
sacrement.
2. La vérité doit
correspondre à la figure. Or il est prescrit dans l'Exode (12, 10), au sujet de
l'agneau pascal qui était la figure de ce sacrement : "Vous n'en laisserez
rien jusqu'au matin." Donc, même si ce sacrement est conservé jusqu'au
lendemain, le corps du Christ n'y sera plus. Ainsi, il n'est pas dans ce
sacrement de telle façon qu'il ne puisse se déplacer.
3. Si le corps du Christ persiste dans ce sacrement même le lendemain, au même titre il persistera pendant tout le temps qui suit, car on ne peut pas dire qu'il cesserait d'y être lorsque les espèces cesseraient, parce que l'être du corps du Christ ne dépend pas de ces espèces. Or le Christ ne persiste pas dans ce sacrement pendant tout le temps à venir. Par conséquent il cesse d'être sous ce sacrement dès le lendemain, ou bien après peu de temps. Et ainsi il apparaît que le Christ, dans ce sacrement, est capable de se déplacer.
Cependant : il est impossible que le même être soit à la fois en mouvement et en repos, parce qu'alors les contraires seraient vrais en même temps dans le même sujet. Mais le corps du Christ est en repos dans le ciel où il réside. Il ne peut donc pas être déplacé dans ce sacrement.
Conclusion
:
Lorsqu'un être est un par son sujet et multiple par son mode d'être, rien n'empêche qu'il se déplace selon un certain point de vue et que, selon un autre point de vue, il demeure immobile ; ainsi, pour un corps, autre chose est d'être blanc, autre chose est d'être grand, si bien qu'il peut se mouvoir dans sa blancheur et demeurer immobile en grandeur. Or le Christ n'a pas le même mode d'être en lui-même et dans le sacrement ; car par cela même que nous le disons exister dans le sacrement, nous signifions un certain rapport qui l'affecte à l'égard de ce sacrement. Donc, selon cet être sacramentel, le Christ ne se meut localement que par accident et non immédiatement de lui-même. Car le Christ n'est pas dans ce sacrement comme dans un lieu, on l'a déjà dit. Or ce qui n'est pas dans un lieu ne se meut pas immédiatement et de soi-même dans le lieu, mais seulement par rapport au mouvement de l'être dans lequel il se trouve.
Semblablement, il ne se meut pas non plus de lui-même, selon l'être qu'il a dans le sacrement, par un changement quelconque, par exemple en cessant d'être dans ce sacrement. Car ce qui, de soi, possède un être indéficient ne peut être un principe de déficience ; mais lorsqu'un autre être disparaît, cet être cesse d'exister en lui ; ainsi Dieu, à qui il appartient d'être indéficient et immortel, cesse-t-il d'être dans une créature corruptible du fait que cette créature corruptible cesse d'exister. De la même manière, puisque le Christ a un être indéficient et incorruptible, il ne cesse pas d'exister dans le sacrement parce que lui-même cesserait d'exister, ni même parce qu'il subirait un mouvement local, ce qui est évident par ce que nous avons dit : il ne cesse d'exister dans ce sacrement que parce que les espèces de ce sacrement cessent d'être.
Il est donc clair que le Christ, à parler absolument, se trouve dans ce sacrement sans aucune mobilité.
Solutions
:
1. Cet argument vaut pour
le mouvement par accident, par lequel, lorsque nous nous déplaçons, se déplace
ce qui est en nous. Mais il en va différemment des êtres qui,
d'eux-mêmes, peuvent exister dans un lieu, comme les corps, et des êtres qui,
d'eux-mêmes, ne peuvent exister dans un lieu, comme les formes et les
substances spirituelles. C'est à ce mode qu'on peut ramener ce que nous disions
du Christ : qu'il peut se mouvoir par accident selon l'être qu'il a dans ce
sacrement, où il ne se trouve pas comme dans un lieu.
2. C'est en vertu de cet
argument que pour certains le corps du Christ ne subsisterait pas dans ce
sacrement lorsqu'on le réserve pour le lendemain. S. Cyrille les réfute ainsi :
"Ils déraisonnent, ceux qui prétendent que la bénédiction sacramentelle
perd sa vertu sanctifiante si des restes subsistent pour le lendemain. Car le
corps sacro-saint du Christ ne subira pas de changement, mais la vertu de la
bénédiction et la grâce vivifiante est permanente en lui." De même que
toutes les autres consécrations subsistent sans changer, tant que subsistent
les choses consacrées, et c'est pourquoi on ne les renouvelle pas. - Mais bien
que la vérité corresponde à la figure, pourtant la figure peut ne pas coïncider
entièrement avec la vérité.
3. Le corps du Christ
persiste dans ce sacrement non seulement jusqu'au lendemain mais même ensuite,
tant que subsistent les espèces sacramentelles. Lorsque celles-ci
disparaissent, le corps du Christ cesse de s'y trouver ; ce n'est pas qu'il
dépende d'elles, mais c'est parce que la relation du corps du Christ à l'égard
de ces espèces est supprimée. C'est de cette façon que Dieu cesse d'être le
Seigneur d'une créature, lorsque celle-ci disparaît.
Objections
:
1. Ce qui empêche notre
oeil de voir le corps du Christ existant dans ce sacrement, ce sont les espèces
sacramentelles qui le voilent. Mais rien ne peut empêcher un oeil glorifié de
voir tous les corps tels qu'ils sont. Donc un oeil glorifié peut voir le corps
du Christ tel qu'il est dans ce sacrement.
2. Les corps glorieux des
saints seront " rendus semblables au corps glorieux du Christ " (Ph
3, 2 1). Mais l'oeil du Christ se voit lui-même tel qu'il est dans ce
sacrement. Donc, au même titre, n'importe quel oeil glorifié peut le voir.
3. Les saints, à la résurrection générale, seront " comme les anges " (Lc 20, 36). Mais les anges voient le corps du Christ tel qu'il est dans ce sacrement, puisque l'on constate que même les démons lui manifestent du respect et le redoutent. Donc, au même titre, un oeil glorifié peut le voir tel qu'il est dans ce sacrement.
Cependant : un être qui demeure le même ne peut être vu simultanément par un même observateur sous des espèces diverses. Or l'oeil glorifié voit toujours le Christ tel qu'il est sous son espèce propre, selon la parole d'Isaïe (33, 17) : "Ils verront le roi dans sa gloire." Il apparaît donc qu'il ne voit pas le Christ tel qu'il est sous l'espèce de ce sacrement.
Conclusion
:
Il y a deux sortes d'yeux : l'oeil du corps, ou oeil proprement dit, et l'oeil de l'intelligence, appelé ainsi par métaphore. Or aucun oeil corporel ne peut voir le Christ tel qu'il est dans ce sacrement. D'abord parce qu'un corps se rend visible en modifiant l'air intermédiaire par ses accidents. Or les accidents du corps du Christ se trouvent dans ce sacrement par l'intermédiaire de la substance, si bien que ces accidents n'ont de rapport immédiat ni avec ce sacrement ni avec les corps qui l'entourent. Par conséquent, ils ne peuvent modifier le milieu de façon à pouvoir être vus par un oeil corporel.
Ensuite, parce que, comme on l'a vu, le corps du Christ se trouve dans ce sacrement par mode de substance. Or la substance, en tant que telle, n'est pas visible pour l'oeil du corps, et ne donne prise à aucun organe des sens, ni à l'imagination, mais à l'intelligence seule, dont l'objet est l'essence des choses, dit Aristote. Aussi, à proprement parler, le corps du Christ, selon le mode d'être qu'il a dans ce sacrement, n'est perceptible ni aux sens ni à l'imagination, mais à l'intellect seul, qu'on peut appeler un oeil spirituel.
Mais il est perçu diversement par divers intellects. Car le mode d'être qui affecte le Christ dans ce sacrement est entièrement surnaturel ; il est donc visible, de soi, pour un intellect surnaturel, c'est-à-dire pour l'intellect divin ; par suite il est visible pour l'intellect bienheureux, soit de l'ange soit de l'homme, qui voit les réalités surnaturelles dans la vision de l'essence divine, selon une clarté participée de l'intellect divin. L'intellect de l'homme voyageur ne peut percevoir le corps du Christ, comme les autres réalités surnaturelles, que par la foi. Mais l'intellect angélique lui-même, par sa capacité naturelle, est incapable de le contempler. Donc les démons ne peuvent pas, par leur intellect, voir le Christ dans ce sacrement, sinon par la foi ; une foi à laquelle leur volonté ne consent pas, mais ils y sont contraints par l'évidence des signes selon la parole de S. Jacques (2, 19) : "Les démons croient, et ils tremblent."
Solutions
:
1. Notre oeil corporel est
empêché par les espèces sacramentelles de voir le corps du Christ qui existe
sous ces apparences, non seulement parce qu'elles le recouvrent, ainsi que nous
sommes empêchés de voir ce qui est recouvert d'un voile corporel ; mais parce
que le corps du Christ est en rapport avec le milieu qui entoure ce sacrement
non pas par l'intermédiaire de ses propres accidents, mais par l'intermédiaire
des espèces sacramentelles.
2. L'oeil corporel du
Christ se voit lui-même existant sous le sacrement ; mais il ne peut voir le
mode d'être qui est sous le sacrement, ce qui est l'affaire de l'intellect.
Cependant on ne peut parler ici de ressemblance avec un autre oeil glorieux,
car l'oeil du Christ, lui, est sous le sacrement et aucun oeil glorieux ne lui
ressemble à cet égard.
3. L'ange bon ou mauvais ne
peut rien voir avec les yeux du corps, mais seulement avec l'oeil de son
intelligence. C'est pourquoi l'argument ne peut s'appliquer au cas de l'oeil
humain, comme nous venons de le montrer.
Objections
:
1. Nous avons vu que le
corps du Christ cesse de se trouver dans ce sacrement quand les espèces
sacramentelles cessent d'exister. Mais lorsque apparaît de la chair ou un
enfant, les espèces sacramentelles disparaissent. Donc le corps du Christ n'est
pas vraiment là.
2. Partout où se trouve le
corps du Christ, c'est ou bien sous son aspect propre ou bien sous l'aspect
sacramentel. Mais quand se produisent de telles apparitions, il est évident que
le Christ n'est pas là sous son aspect propre, car dans ce sacrement est
contenu le Christ tout entier, qui demeure intégralement sous la forme avec
laquelle U est monté au ciel ; alors que ce qui apparaît miraculeusement dans
ce sacrement est vu tantôt comme un peu de chair, tantôt comme un petit enfant.
Il est évident, en outre, qu'il n'est pas là sous l'aspect sacramentel,
c'est-à-dire sous les espèces du pain ou du vin. Il semble donc que le corps du
Christ n'est là d'aucune façon.
3. Le corps du Christ commence d'exister sous ce sacrement, nous l'avons dit plus haut, par la consécration et la conversion. Mais la chair ou le sang qui apparaissent miraculeusement ne sont pas consacrés ni convertis au vrai corps et au vrai sang du Christ. Sous ces espèces miraculeuses il n'y a donc ni le corps ni le sang du Christ.
Cependant : lorsque se produit une apparition de ce genre, on rend à ce qui apparaît ainsi les mêmes hommages qu'à ce qui se montrait auparavant. Or on n'agirait pas de la sorte si le Christ n'était pas vraiment présent, car c'est à lui que nous rendons l'hommage de latrie. Donc, même lorsque se produit une telle apparition, c'est le Christ qui est dans ce sacrement.
Conclusion
:
Une apparition de ce genre se produit de deux façons ; parfois on voit par miracle dans ce sacrement de la chair, ou du sang, ou même un enfant.
Car quelquefois cela se produit chez les voyants, dont les yeux sont impressionnés de la même façon que s'ils voyaient de la chair, du sang ou un enfant objectivement et de l'extérieur, sans qu'aucune modification se soit produite dans le sacrement. C'est ce qui semble arriver quand le sacrement se manifeste à un seul témoin sous une apparence de chair ou d'enfant, tandis que les autres continuent à le voir sous l'apparence du pain, ou quand le même témoin le voit un moment sous une apparence de chair ou d'enfant, et ensuite sous l'apparence du pain. Il n'y a pas là cependant d'illusion, comme en produisent les prestiges des magiciens, car c'est Dieu qui forme dans l'oeil du voyant cette apparence, pour symboliser une vérité, c'est-à-dire pour manifester que le corps du Christ existe vraiment dans ce sacrement ; c'est ainsi que le Christ est apparu aux disciples marchant vers Emmaüs, sans les rendre victimes d'une illusion. Car S. Augustin écrit : "Lorsque l'image que nous formons a une valeur significative, elle n'est pas un mensonge mais un symbole de la vérité." Et parce que, dans ce cas, il n'y a aucune modification dans le sacrement, il est évident que le Christ ne cesse pas d'exister dans ce sacrement, lorsque se produit une apparition de ce genre.
Il arrive aussi parfois qu'une telle apparition ne consiste pas seulement dans une modification produite chez les voyants, mais la forme qu'ils voient a une existence réelle. Il semble que ce soit le cas quand tout le monde voit le sacrement sous cette forme, et cela non pas pour un moment mais pendant un long espace de temps. En ce cas, prétendent certains, c'est l'aspect propre du corps du Christ qui se manifeste. Peu importe que parfois on ne voie pas le Christ tout entier, mais une partie de sa chair ; ou encore qu'on le voie non sous l'aspect d'un homme jeune, mais avec la ressemblance d'un enfant. Car il est au pouvoir d'un corps glorieux, comme on le verra plus loin, d'être vu par un oeil non glorifié soit en totalité soit en partie, soit sous l'aspect qui lui est propre, soit sous une ressemblance étrangère.
Mais cela semble inadmissible. D'abord parce que le corps du Christ ne peut être vu sous son aspect propre que dans un seul lieu où il est contenu comme dans des limites. Aussi puisque c'est au ciel qu'on le voit et qu'on l'adore, ce n'est pas sous son aspect propre qu'il est vu dans ce sacrement. - Ensuite parce que le corps glorieux, qui apparaît comme il veut, après son apparition disparaît quand il veut, selon S. Luc (24, 3 1) : "Le Seigneur disparut aux yeux des disciples." Or, ce qui apparaît sous l'aspect de la chair, dans ce sacrement, demeure longtemps ainsi. Bien plus, on lit parfois qu'il a été enfermé et, par la décision de nombreux évêques, mis en réserve dans un ciboire ; façon de faire qui serait impie, s'adressant au Christ sous son aspect propre.
Il faut donc dire qu'ici les dimensions antérieures subsistent, tandis que d'autres accidents tels que la figure, la couleur, etc. sont miraculeusement modifiés pour faire apparaître de la chair, du sang, ou même un enfant. Et, comme nous l'avons dit plus haut, il n'y a pas là d'illusion, car cela se fait " en figure d'une vérité", c'est-à-dire pour montrer par cette apparition miraculeuse que dans ce sacrement se trouvent vraiment le corps et le sang du Christ. Ainsi est-il clair que les dimensions demeurent, qui sont les fondements des autres accidents, comme on le montrera plus loin : c'est ainsi que le corps du Christ demeure vraiment dans ce sacrement.
Solutions
:
1. Lorsqu'une telle
apparition se produit, tantôt les espèces subsistent totalement en elles-mêmes,
et tantôt subsistent seulement selon ce qui est principal en elles, on vient de
le voir.
2. Dans ces apparitions,
nous le savons, on ne voit pas l'aspect propre du Christ, mais un aspect formé
miraculeusement soit dans l'oeil des témoins, soit encore dans les dimensions
sacramentelles elles-mêmes, on vient de le dire.
3. Les dimensions du pain et du vin consacrés subsistent, tandis qu'il se produit miraculeusement une modification qui affecte, à côté d'elles, les autres accidents, on vient de le dire.
1. Les accidents qui
subsistent sont-ils privés de sujet ? - 2. La quantité est-elle le sujet des
autres accidents ? - 3. Ces accidents peuvent-ils modifier un corps extérieur ?
- 4. Peuvent-ils se dissoudre ? - 5. Peuvent-ils engendrer une autre réalité ?
- 6. Peuvent-ils nourrir ? - 7. La fraction du pain consacré. - 8. Peut-on
mélanger un liquide au vin consacré ?
Objections
:
1. Il ne doit y avoir ni
désordre ni fausseté dans ce sacrement de vérité. Mais que des accidents
existent sans sujet, c'est contraire à l'ordre établi par Dieu dans la nature.
En outre, cela aboutit à une certaine fausseté puisque les accidents sont des
signes qui révèlent la nature du sujet. Dans ce sacrement il n'y a donc pas
d'accidents sans sujet.
2. Même un miracle ne peut
faire qu'une chose soit séparée de sa définition, ou qu'à une chose convienne
la définition d'une autre, par exemple qu'un homme, tout en restant homme, soit
un animal sans raison. Car il s'ensuivrait que les contradictoires
coexisteraient puisque, selon Aristote " la définition, c'est cela même
que signifie le nom de la chose". Or il appartient à la définition de
l'accident d'exister dans un sujet, et à la définition de la substance de
subsister par elle-même en dehors d'un sujet. Il est donc impossible que, même
miraculeusement, les accidents soient sans sujet dans ce sacrement.
3. L'accident est individué
par son sujet. Donc, si les accidents demeurent sans sujet dans ce sacrement
ils ne seront pas individuels mais universels. Ce qui est évidemment faux, car
alors ce seraient des accidents intelligibles et non plus des accidents
sensibles.
4. La consécration de ce sacrement ne confère aux accidents aucune composition nouvelle. Mais, avant la consécration, ils n'étaient composés ni de matière et de forme, ni d'existence et d'essence. Donc, même après la consécration, ils ne sont composés selon aucun de ces modes de composition. Mais c'est impensable parce qu'ils seraient alors plus simples que les anges, tandis qu'au contraire ces accidents sont des accidents sensibles. Ces accidents ne demeurent donc pas sans sujet dans ce sacrement.
Cependant : S. Grégoire dit que " les espèces sacramentelles sont les attributs de ces réalités qui existaient auparavant, c'est-à-dire du pain et du vin". Et ainsi, puisque la substance du pain et du vin ne demeure pas, il semble que ces espèces existent sans sujet.
Conclusion
:
Les accidents du pain et du vin, que les sens appréhendent dans ce sacrement comme subsistant après la consécration, n'ont pas pour sujet la substance du pain et du vin, qui ne subsiste pas, comme on l'a vu. Ils n'ont pas non plus pour sujet leur forme substantielle, qui ne subsiste pas ; et subsisterait-elle que, selon Boèce " elle ne pourrait être un sujet". En outre, il est évident que ces accidents n'ont pas pour sujet la substance du corps et du sang du Christ, car la substance d'un corps humain ne peut aucunement être affectée de ces accidents ; en outre, il est impossible que le corps du Christ, qui existe dans la gloire et l'impassibilité, soit altéré de façon à recevoir des qualités de ce genre.
Certains prétendent qu'ils ont pour sujet l'air ambiant. Mais c'est impossible aussi. 1° Parce que l'air ne peut recevoir de tels accidents. 2° Parce que de tels accidents ne sont pas dans le même lieu que l'air ; au contraire, le déplacement de ces espèces chasse l'air. 3° Parce que " les accidents ne passent pas d'un sujet à l'autre", c'est-à-dire que le même accident déterminé ne peut pas, après avoir existé dans un sujet, exister ensuite dans un autre. En effet, l'accident reçoit sa détermination individuelle du sujet qui le supporte. Il est donc impossible qu'en gardant la même unité déterminée il soit tantôt dans un sujet, tantôt dans un autre. 4° Parce que, l'air n'étant pas dépouillé de ses accidents propres, il aurait en même temps ses accidents propres et des accidents étrangers. Et l'on ne peut pas dire que cela soit réalisé miraculeusement en vertu de la consécration, car les paroles de la consécration ne signifient rien de tel ; or elles ne réalisent que ce qu'elles signifient.
On est donc contraint d'admettre que, dans ce sacrement, les accidents subsistent sans sujet. Ce qui peut être produit par la vertu divine. Car, puisque l'effet dépend davantage de la cause première que de la cause seconde, Dieu, qui est la cause première de la substance et de l'accident, peut par sa vertu infinie conserver dans l'être un accident dont la substance a été enlevée, alors que cette substance le conservait dans l'être comme étant sa cause propre. C'est ainsi que Dieu peut produire d'autres effets des causes naturelles en se passant de ces causes naturelles ; par exemple, il a formé un corps humain dans le sein de la Vierge " sans la semence d'un homme".
Solutions
:
1. Rien n'empêche qu'un
être soit ordonné selon la loi commune de la nature, alors que, cependant, son
contraire est ordonné selon un privilège spécial de la grâce, comme c'est
évident lorsque des morts ressuscitent ou que des aveugles recouvrent la
lumière. Dans l'ordre humain, on voit bien que des concessions sont faites à
certains individus par privilège spécial en dehors de la loi commune. Et ainsi,
bien qu'il soit conforme à l'ordre commun que l'accident existe dans le sujet,
cependant, pour une raison spéciale, selon l'ordre de la grâce, les accidents
existent dans ce sacrement sans avoir de sujet, pour les raisons que nous avons
fait valoir plus haut.
2. L'être n'étant pas un
genre, l'être (l'" exister ") lui-même ne peut être l'essence soit de
la substance soit de l'accident. La définition de la substance n'est donc pas :
"l'être qui par soi existe sans sujet", ni celle de l'accident ;
" l'être qui existe dans un sujet". Mais à la quiddité, ou essence de
la substance, " il appartient d'avoir l'exister non pas dans un sujet
" ; à la quiddité, ou essence de l'accident, " il appartient d'avoir
l'exister dans un sujet". Or, dans ce sacrement, s'il est accordé aux
accidents d'exister sans sujet, ce n'est pas par la vertu de leur essence, mais
par la vertu divine qui les soutient. C'est pourquoi ils ne cessent pas
d'être des accidents, car on ne les prive pas de leur définition d'accident et
on ne leur attribue pas la définition de la substance.
3. De tels accidents ont
acquis leur être individuel dans la substance du pain et du vin. Lorsque
celle-ci est convertie au corps et au sang du Christ, ils subsistent par la
vertu divine comme accidents doués de l'être individuel qu'ils possédaient
précédemment. Ils ne cessent donc pas d'être singuliers et sensibles.
4. De tels accidents, tant
que demeurait la substance du pain et du vin, n'avaient pas l'existence par
eux-mêmes, pas plus que les autres accidents ; mais c'est à eux que leur
substance devait d'être telle ; c'est ainsi que la neige est blanche par la
blancheur. Mais après la consécration, les accidents qui subsistent ont
l'existence. Ils sont donc composés d'existence et d'essence, comme on l'a vu
dans la première Partie, au sujet des anges. Et avec cela, ils sont composés
comme ayant des parties quantitatives.
Objections
:
1." Il n'y a pas
d'accident de l'accident", car aucune forme ne peut être sujet, puisque
être sujet est une propriété de la matière. Mais la quantité est un accident.
Elle ne peut donc être le sujet d'autres accidents.
2. La quantité est
individuée par la matière, et il en est ainsi des autres accidents. Donc, si la
quantité du pain ou du vin demeure individuée selon l'être qu'elle possédait
antérieurement, dans lequel elle se maintient, les autres accidents eux aussi
demeurent au même titre individués selon l'être qu'ils possédaient antérieurement
dans la substance. Ils ne sont donc pas dans la quantité comme dans un sujet,
puisque tout accident est individué par son sujet.
3. Entre les divers
accidents du pain et du vin qui subsistent après la consécration, le rare et le
dense sont eux aussi appréhendés par les sens. Or ils ne peuvent exister dans
une quantité qui existerait en dehors de la matière. Car le rare est ce qui a
peu de matière sous de grandes dimensions, et le dense, ce qui a beaucoup de
matière sous de petites dimensions, comme le montre Aristote. Il apparaît donc
que la quantité ne peut être le sujet des accidents qui subsistent dans ce
sacrement.
4. La quantité séparée du sujet semble être la quantité mathématique. Or celle-ci n'est pas le sujet des qualités sensibles. Puisque les accidents qui subsistent dans ce sacrement sont sensibles, il apparaît donc qu'ils ne peuvent, dans ce sacrement, avoir pour sujet la quantité du pain et du vin, qui subsiste après la consécration.
Cependant : les qualités ne sont divisibles que par accident, c'est-à-dire en raison de leur sujet. Or, les qualités qui subsistent dans ce sacrement sont divisées par la division de leur quantité, ce dont nos sens ont l'évidence. Donc la quantité est le sujet des accidents qui subsistent dans ce sacrement.
Conclusion
:
On est contraint d'affirmer que tous les accidents qui subsistent dans ce sacrement ont, en guise de sujet, la quantité du pain et du vin, laquelle subsiste. En effet : 1° Il apparaît aux sens qu'une certaine quantité existe ici comme colorée et affectée d'autres accidents. Et en ces matières les sens ne se trompent pas.
2° La première disposition de la matière est la quantité mesurée par les dimensions. C'est pourquoi Platon a donné le " grand " et le " petit " comme étant les premières différences de la matière. Et puisque le premier sujet est la matière, il s'ensuit que tous les autres accidents se réfèrent au sujet par l'intermédiaire de la quantité déterminée par les dimensions : de même dit-on que la surface est le premeir sujet de la couleur ; c’est pourquoi certains ont donné les dimensions comme constituant les substances des corps, selon Aristote. Et parce que, alors qu'on a enlevé le sujet, les accidents demeurent selon l'être qu'ils possédaient antérieurement, il s'ensuit que tous les accidents demeurent fondés sur la quantité.
3° Puisque le sujet est le principe d'individuation des accidents, il faut que ce que l'on donne comme sujet de certains accidents soit de quelque manière leur principe d'individuation. Car il appartient à la raison d'individu de ne pouvoir exister en plusieurs êtres. Ce qui arrive de deux façons. Ou bien parce qu'il n'est pas dans sa nature d'exister dans quelque être que ce soit : c'est ainsi que les formes immatérielles séparées, subsistant par elles-mêmes dans l'être, sont aussi individuées par elles-mêmes. Ou bien parce qu'il est naturel à une forme substantielle ou accidentelle d'exister dans un sujet,, mais non dans plusieurs, comme cette blancheur qui est dans ce corps. En ce qui concerne le premier point (exister ou non dans un sujet), la matière est le principe d'individuation de toutes les formes engagées ; car, puisque ces formes, autant qu'il leur appartient, existent naturellement dans un être comme dans leur sujet, du fait que l'une d'elles est reçue dans la matière qui n'est pas dans un autre être, désormais cette forme, douée d'une telle existence, ne peut plus exister ailleurs. À l'égard du second point (ne pas exister dans plusieurs êtres), il faut dire que le principe d'individuation est la quantité déterminée par ses dimensions. En effet il est naturel à un être d'exister dans un seul sujet du fait que celui-ci est indivisé en soi-même et divisé de tous les autres. Or la division échoit à la substance en raison de la quantité, dit Aristote. Et c'est pourquoi la quantité déterminée par les dimensions est précisément un certain principe d'individuation, en tant que des formes numériquement diverses existent dans des parties diverses de la matière. Donc la quantité a précisément par elle-même une certaine individuation ; ainsi nous pouvons imaginer plusieurs lignes de même espèce, différentes par la position qui entre dans la notion d'une telle quantité ; il convient en effet à la dimension d'être une " quantité ayant position". C'est pourquoi la quantité peut-être le sujet des autres accidents, plutôt que l'inverse.
Solutions
:
1. L'accident ne peut par
lui-même être le sujet d'un autre accident ; parce qu'il n'existe pas par
lui-même. Mais selon qu'il existe dans un autre être, un accident est appelé le
sujet d'un autre, en tant qu'un accident est reçu dans le sujet par
l'intermédiaire d'un autre ; c'est ainsi qu'on dit de la surface qu'elle est le
sujet de la couleur. Donc, quand la vertu divine accorde à un accident
d'exister par lui-même, il peut encore par lui-même être le sujet d'un autre
accident.
2. Les autres accidents,
même selon l'existence qu'ils avaient dans la substance du pain, étaient
individués par l'intermédiaire de la quantité, comme on vient de le voir. Et
c'est pourquoi la quantité est le sujet des autres accidents demeurant dans ce
sacrement, plutôt que l'inverse.
3. Le rare et le dense sont
des qualités conférées aux corps du fait qu'ils ont beaucoup ou peu de matière
sous les dimensions. De même aussi que tous les autres accidents découlent des
principes de la substance. Et de même que, lorsque la substance est retirée, la
vertu divine conserve les autres accidents ; de même, lorsque la matière est
retirée, la vertu divine conserve les qualités qui accompagnent la matière, comme
le rare et le dense.
4. La quantité mathématique
ne fait pas abstraction de la matière intelligible, mais de la matière
sensible, selon Aristote. Or la matière est dite sensible du fait
qu'elle est le sujet de qualités sensibles. Par conséquent, il est évident que
la quantité déterminée par la dimension qui subsiste sans sujet dans ce
sacrement, n'est pas la quantité mathématique.
Objections
:
1. Il est prouvé par le
Philosophe que les formes qui existent dans la matière viennent de formes
matérielles et non de formes séparées, parce que le semblable produit une
action semblable à lui. Mais les espèces sacramentelles sont des espèces sans
matière, puisque, comme nous l'avons vu, elles subsistent sans sujet. Elles ne
peuvent donc modifier une matière extérieure en lui donnant une nouvelle forme.
2. Lorsque cesse l'action
de l'agent premier, l'action de l'instrument cesse nécessairement ; ainsi
lorsque le forgeron se repose, le marteau ne bouge pas. Mais toutes les formes
accidentelles agissent comme des instruments en vertu de la forme substantielle
qui joue le rôle d'agent principal. Puisque, dans ce sacrement, la forme
substantielle du pain et du vin ne subsiste pas, comme on l'a vu plus haut, il
apparaît que les formes accidentelles qui subsistent ne peuvent agir pour
modifier une matière extérieure.
3. Aucun être n'agit au-delà de son espèce, car l'effet ne peut être supérieur à la cause. Mais toutes les espèces sacramentelles sont des accidents. Elles ne peuvent donc modifier une matière extérieure, au moins à l'égard de sa forme substantielle.
Cependant : si ces espèces ne pouvaient modifier les corps extérieurs, elles ne pourraient être perçues par les sens, car la perception consiste en ce que le sens est modifié par le sensible, selon Aristote.
Conclusion
:
Puisque tout être agit selon qu'il est un être en acte, il s'ensuit que tout être est dans la même relation avec son agir qu'avec son être. Puisque, selon ce qui précède, la vertu divine accorde aux espèces sacramentelles de subsister dans l'être qu'elles possédaient lorsque existait encore la substance du pain et du vin, il s'ensuit qu'elles conservent encore leur agir. Et c'est pourquoi toute l'action qu'elles pouvaient exercer lorsque la substance du pain et du vin existait encore, elles peuvent aussi l'exercer lorsque la substance du pain et du vin se convertit au corps et au sang du Christ. Il n'est donc pas douteux quelles peuvent modifier les corps extérieurs.
Solutions
:
1. Les espèces
sacramentelles, bien qu'elles soient des formes existant sans matière, gardent
cependant le même être qu'elles avaient antérieurement dans la matière. C'est
pourquoi, selon leur être, elles sont assimilées aux formes qui existent dans
la matière.
2. L'action de la forme
accidentelle dépend de l'action de la forme substantielle, comme l'être de
l'accident dépend de l'être de la substance. Et par conséquent, de même que la
vertu divine accorde aux espèces sacramentelles de pouvoir exister sans
substance, de même elle leur accorde d'agir sans forme substantielle, par la
vertu de Dieu de qui, comme premier agent, dépend toute action d'une forme,
qu'elle soit substantielle ou accidentelle.
3. La modification qui
atteint la forme substantielle ne provient pas de la forme substantielle
immédiatement, mais par l'intermédiaire des qualités actives et passives qui
agissent en vertu de la forme substantielle. Or, dans les espèces
sacramentelles, cette vertu instrumentale est conservée par la vertu divine
telle qu'elle existait avant la consécration. Et par conséquent, les espèces
sacramentelles peuvent agir instrumentalement sur la forme substantielle ;
c'est ainsi qu'un être peut agir au-delà de son espèce, non par sa vertu
propre, mais par la vertu de l'agent principal.
Objections
:
1. Un être se dissout par
la séparation de la forme d'avec la matière. Mais la matière du pain ne
subsiste pas dans ce sacrement, comme on l'a vu. Donc ces espèces ne peuvent se
dissoudre.
2. Aucune forme ne se
dissout sinon par accident, lorsque le sujet s'est dissous ; si bien que les
formes subsistantes par elles-mêmes sont incorruptibles, comme c'est évident
pour les substances spirituelles. Mais les espèces sacramentelles sont des
formes sans sujet. Donc elles ne peuvent se dissoudre.
3. Si elles se dissolvent, ce sera naturellement ou miraculeusement. Mais ce ne peut être naturellement, car on ne peut ici désigner un sujet de la dissolution, qui demeurerait une fois la dissolution terminée. De même ce ne sera pas miraculeusement ; car les miracles qui se produisent dans ce sacrement se font en vertu de la consécration, par laquelle les espèces sacramentelles sont conservées ; le même être ne peut causer à la fois la conservation et la dissolution. Donc, en aucune manière, les espèces sacramentelles ne peuvent se dissoudre.
Cependant : les sens perçoivent que des hosties consacrées pourrissent et se dissolvent.
Conclusion
:
La dissolution est " un mouvement de l'être vers le non-être". Or on a vu plus haut r que les espèces sacramentelles gardent le même être qu'elles avaient auparavant, quand la substance du pain et du vin existait. C'est pourquoi, de même que l'être de ces accidents pouvait se dissoudre lorsque la substance du pain et du vin existait, de même peut-il se dissoudre lorsque cette substance s'en va.
Ces accidents pouvaient alors se dissoudre de deux façons : par soi et par accident. Par soi, par exemple lorsque les qualités s'altéraient ou que la quantité augmentait ou diminuait. Il ne pouvait s'agir de ce mode d'augmentation ou de diminution qui est réservé aux corps animés. Les substances du pain et du vin ne pouvaient augmenter ou diminuer que par addition ou division : car, selon Aristote, par division une dimension se dissout et en donne deux ; par addition, à l'inverse, deux dimensions en donnent une seule. C'est de cette manière, évidemment, que peuvent se dissoudre ces accidents après la consécration, car la dimension qui subsiste peut subir une division aussi bien qu'une addition ; et puisqu'elle est le sujet de qualités sensibles, elle peut encore être le sujet de leur altération, par exemple si la couleur ou la saveur du pain ou du vin est changée.
Ces espèces peuvent encore se dissoudre par accident, à cause de la dissolution du sujet. Et elles peuvent se dissoudre de cette façon même après la consécration. Bien que le sujet, en effet, ne subsiste pas, l'être que ces accidents possédaient dans le sujet subsiste cependant, et c'est un être propre et conforme au sujet. C'est pourquoi cet être peut être dissous par un agent contraire, de la manière dont se dissolvait la substance du pain et du vin ; et d'ailleurs celle-ci ne se dissolvait qu'à la suite d'une altération portant sur des accidents.
Il faut cependant distinguer entre ces deux modes de dissolution. Car, comme le corps et le sang du Christ remplacent dans ce sacrement la substance du pain et du vin, s'il se produisait une modification telle, du côté des accidents, qu'elle ne suffirait pas à la dissolution du pain et du vin, une telle modification ne fait pas disparaître de ce sacrement le corps et le sang du Christ. Soit que la modification se fasse du côté de la qualité, par exemple lorsque la couleur ou la saveur du pain ou du vin est légèrement modifiée ; ou bien du côté de la quantité, comme lorsqu'on divise le pain ou le vin de telle façon que la nature du pain ou du vin peut être sauvegardée dans les parties qui résultent de cette division. Mais, si la modification était telle que la substance du pain et du vin en auraient été dissoutes, le corps et le sang du Christ ne subsistent pas sous ce sacrement. Et cela aussi bien du côté des qualités, comme lorsque la couleur, la saveur et les autres qualités du pain ou du vin sont tellement modifiées que la nature du pain ou du vin ne peut d'aucune manière subsister après cette modification ; soit encore du côté de la quantité, par exemple si le pain est réduit en poussière, ou le vin divisé en parties si petites que désormais les espèces du pain et du vin ne subsistent plus.
Solutions
:
1. Il appartient
essentiellement à la dissolution d'enlever l'existence de la chose envisagée.
Donc, en tant que l'être d'une forme existe dans la matière, il s'ensuit que la
dissolution sépare la forme de la matière. Mais si cet être, sans exister dans
la matière, était cependant semblable à l'être qui existe dans la matière, il
pourrait être supprimé par dissolution, même en dehors de l'existence de la
matière : c'est ce qui arrive dans ce sacrement, comme nous l'avons fait voir.
2. Bien que les espèces
sacramentelles soient des formes existant en dehors de la matière, elles ont
cependant l'être qu'elles avaient auparavant dans la matière.
3. Cette dissolution des
espèces n'est pas miraculeuse mais naturelle. Cependant elle présuppose le
miracle qui s'est produit dans la consécration, c'est-à-dire que ces espèces
sacramentelles gardent sans sujet l'être qu'elles avaient antérieurement dans
le sujet ; c'est ainsi qu'un aveugle, à qui la vue est rendue par un miracle,
voit de façon naturelle.
Objections
:
1. Tout ce qui est engendré
est engendré à partir d'une matière. A partir de rien, rien n'est engendré,
quoique dans la création quelque chose soit fait à partir de rien. Mais les
espèces sacramentelles n'ont aucune matière qui les supporte, sinon le corps du
Christ qui n'est pas susceptible de changement. Il apparaît donc que les
espèces sacramentelles ne peuvent donner naissance à rien.
2. Les êtres qui
n'appartiennent pas au même genre ne peuvent naître l'un de l'autre, car la
ligne ne peut naître de la blancheur. Mais l'accident et la substance diffèrent
par le genre. Puisque les espèces sacramentelles sont des accidents il apparaît
qu'aucune substance ne peut naître d'elles.
3. Si une substance corporelle naît des espèces sacramentelles, elle ne sera pas dépourvue d'accidents. Donc, si une substance corporelle naît des espèces sacramentelles, il faudra qu'un accident donne naissance à la substance et à l'accident, que deux êtres divers naissent d'un seul, ce qui est impossible. Il est donc impossible que les espèces sacramentelles donnent naissance à une substance corporelle.
Cependant : on voit sensiblement que les espèces sacramentelles peuvent donner naissance à des êtres nouveaux : de la cendre si on les brûle ; des vers si elles pourrissent ; de la poussière si on les broie.
Conclusion
:
" La dissolution d'un être donne naissance à un autre être", dit Aristote. Il est donc nécessaire que les espèces sacramentelles donnent naissance à un autre être lorsqu'elles se dissolvent, ce qui leur arrive, nous venons de le voir. Or elles ne se dissolvent pas de façon à disparaître entièrement comme si elles étaient réduites à rien, mais il est manifeste qu'un être sensible les remplace.
Comment elles peuvent donner naissance à un autre être, il est difficile de le voir. Car il est évident que le corps et le sang du Christ, qui s'y trouvent véritablement, ne peuvent donner naissance à rien, puisqu'ils sont incorruptibles. Si la substance du pain ou du vin, ou leur matière, subsistait dans ce sacrement, il serait facile de déterminer que c'est eux qui donnent naissance à cet être sensible qui prend leur place, comme certains l'ont prétendu". Mais c'est faux, selon les principes que nous avons posés.
C'est pourquoi certains ont affirmé que ce qui naît ne provient pas des espèces sacramentelles, mais de l'air ambiant. Ce qui apparaît impossible pour bien des raisons. 1° Parce que l'être nouveau naît d'un être qu'on a vu précédemment s'altérer et se dissoudre. Or aucune altération ou dissolution n'est apparue précédemment dans l'air ambiant qui, ainsi, ne donne pas naissance à des vers ou à de la cendre. 2° Parce que la nature de l'air n'est pas telle qu'il puisse donner naissance à autre chose par de telles altérations. 3° Parce qu'il peut arriver que des hosties consacrées soient brûlées ou pourrissent en grande quantité, et il ne sera pas possible qu'une si grand quantité de matière terrestre naisse de l'air, sinon par un très important et très notable épaississement de cet air. 4° Parce que le même phénomène peut arriver aux corps solides environnants, par exemple à du fer ou des pierres : or ceux-ci demeurent entiers après cette naissance. Cette explication ne peut donc se soutenir car elle contredit les évidences sensibles.
C'est pourquoi d'autres ont affirmé que dans cette dissolution des espèces se produit un retour de la substance du pain et du vin, et qu'alors cette substance revenue donne naissance aux cendres, aux vers, etc. Mais cette explication n'est pas possible. D'abord parce que, si la substance du pain et du vin a été convertie au corps et au sang, comme on l'a vu, elle ne pourrait revenir que si le corps et le sang du Christ se reconvertissaient en la substance du pain et du vin, ce qui est impossible ; de même, si l'air se convertit en feu, l'air ne peut revenir que si le feu se reconvertit en air. Mais si la substance du pain ou du vin était anéantie, elle ne pourrait revenir, car ce qui tombe dans le néant ne revient pas dans le même être, numériquement identique, sauf peut-être à dire que la substance revient parce que Dieu crée entièrement une substance nouvelle au lieu de la première. Ensuite, cette solution paraît impossible parce qu'on ne peut fixer le moment où la substance du pain reviendrait. Car il est évident, d'après tout ce que nous avons dit, que, tant que subsistent les espèces du pain et du vin, subsistent le corps et le sang du Christ, qui ne coexistent pas dans ce sacrement, nous l'avons vu, avec la substance du pain et du vin. Donc la substance du pain et du vin ne peut revenir tandis que les espèces du pain et du vin subsistent. Et semblablement lorsqu'elles disparaissent ; car désormais la substance du pain et du vin subsisterait sans accidents propres, ce qui est impossible. A moins qu'on ne dise peut-être qu'au dernier instant de la dissolution des espèces revient non pas la substance du pain et du vin, car cet instant est celui-là même où les substances engendrées commencent d'exister ; mais la matière du pain et du vin, comme créée de nouveau, serait dite revenir à proprement parler. En ce sens, l'explication ci-dessus pourrait se soutenir.
Mais il ne semble pas rationnel de dire que quelque chose arrive miraculeusement dans ce sacrement, sinon précisément par la consécration en vertu de laquelle il n'est pas question qu'une matière soit créée ou revienne. Il semble donc qu'il vaut mieux dire ceci : C'est la consécration qui accorde miraculeusement à la quantité du pain et du vin d'être le premier sujet des formes qui viendront ensuite. Tel est le propre de la matière. Et c'est pourquoi, par voie de conséquence, il est accordé à cette quantité tout ce qui est attribuable à la matière.
Et c'est pourquoi tout ce qui pourrait naître de la matière du pain si elle existait, tout cela peut naître de cette quantité du pain et du vin, non pas par un nouveau miracle, mais en vertu du miracle antérieur.
Solutions
:
1. Bien qu'il n'y ait pas
là de matière pour donner naissance à un être nouveau, la quantité joue le rôle
de matière, on vient de le voir.
2. Ces espèces
sacramentelles sont bien des accidents, mais elles ont l'acte et la vertu de la
substance, nous venons de le dire.
3. La quantité du pain et
du vin garde sa nature propre et reçoit miraculeusement la vertu et la
propriété de la substance. C'est pourquoi elle peut aboutir à l'une et à
l'autre, c'est-à-dire à la substance et à la dimension.
Objections
:
1. S. Ambroise affirme :
"Ce pain n'est pas destiné au corps. Mais il est le pain de la vie
éternelle, qui soutient la substance de notre âme." Or tout ce qui nourrit
est destiné au corps. Donc ce pain ne nourrit pas. Et le même argument vaut
pour le vin.
2. Comme dit Aristote :
"Nous sommes nourris par les éléments qui composent notre être." Or
les espèces sacramentelles sont des accidents dont l'homme n'est pas constitué,
car l'accident n'est pas une partie de la substance. Il apparaît donc que les
espèces sacramentelles ne peuvent nourrir.
3. Aristote dit aussi : "L'aliment nourrit en tant qu'il est une certaine substance, et il fait croître en tant qu'il est une certaine quantité." Mais les espèces sacramentelles ne sont pas une substance. Elles ne peuvent donc pas nourrir.
Cependant : S. Paul, parlant de ce sacrement, écrit (1 Co 11, 21) : "L'un a faim tandis que l'autre est ivre." Sur quoi la Glose : "Il désigne ceux qui, après la célébration du mystère sacré et la consécration du pain et du vin, récupéraient leurs oblations et, sans en faire part aux autres, les consommaient tout seuls, si bien même qu'ils s'enivraient." Or cela ne pouvait arriver si les espèces sacramentelles n'étaient pas nourrissantes. Donc les espèces sacramentelles nourrissent.
Conclusion
:
Cette question ne présente pas de difficultés, maintenant que nous avons résolu la précédente. L'aliment nourrit, selon Aristote, du fait qu'il se convertit en la substance de celui qui est nourri. Or nous avons dit que les espèces sacramentelles peuvent se convertir en une substance engendrée à partir d'elles. Pour les mêmes raisons par lesquelles elles peuvent se convertir en cendres ou en vers, elles peuvent se convertir au corps humain. C'est pourquoi il est évident qu'elles nourrissent.
Certains disent bien qu'elles ne nourrissent pas vraiment, en se convertissant au corps humain, mais qu'elles restaurent et confortent par une certaine influence sur les sens ; c'est ainsi qu'un homme est conforté par l'odeur de la nourriture et enivré par l'odeur du vin. Mais nos sens montrent que c'est faux. Une telle réfection ne suffit pas à l'homme, dont le corps, soumis à une déperdition constante, a besoin d'être restauré. Et pourtant un homme pourrait se soutenir longtemps s'il consommait en grande quantité des hosties et du vin consacrés.
De même, on ne peut admettre la position de certains, pour qui les espèces sacramentelles nourrissent par la forme substantielle du pain et du vin, qui subsiste. D'abord parce que nous avons vu qu'elle ne subsiste pas. Ensuite parce que nourrir n'est pas l'acte de la forme mais plutôt de la matière, qui prend la forme de celui qui se nourrit, tandis qu'elle perd sa forme primitive. C'est pourquoi, dit Aristote, l'aliment au commencement est dissemblable, à la fin semblable.
Solutions
:
1. On peut dire qu'après la
consécration ce sacrement contient du pain à un double titre. D'abord, il y a
les espèces du pain, qui gardent le nom de la substance antérieure : c'est
ainsi que parle S. Grégoire. Ou bien on peut appeler pain le corps même du Christ,
qui est le pain mystique " qui descend du ciel". Lorsque S. Ambroise
dit que " ce pain n'est pas destiné au corps", il prend le pain en ce
second sens : en effet le corps du Christ n'est pas converti au corps de
l'homme mais il restaure son âme. Il n'est pas question ici de pain au premier
sens.
2. Les espèces
sacramentelles, bien qu'elles n'appartiennent pas aux éléments qui constituent
le corps, se convertissent cependant en eux, on vient de le voir.
3. Les espèces
sacramentelles, bien que n'étant pas une substance, ont cependant la vertu de
la substance, nous l'avons dit.
Objections
:
1. Selon Aristote, les
corps sont dits frangibles à cause d'une disposition déterminée de leurs pores.
Ce qu'on ne peut attribuer aux espèces sacramentelles ; celles-ci ne peuvent
donc être rompues.
2. La rupture d'un corps
produit un son. Mais les espèces sacramentelles ne sont pas sonores, car
Aristote dit que le corps sonore est un corps dur ayant une surface légère. Donc
les espèces sacramentelles ne sont pas rompues.
3. Être mangé, rompu ou mâché revient au même. Mais c'est le vrai corps du Christ qui est mangé, selon le texte de S. Jean (6, 55.57) : "Celui qui mange ma chair et boit mon sang, etc." C'est donc le corps du Christ qui est rompu et mâché. Aussi est-il dit dans la confession de foi de Bérenger : "Je reconnais avec la sainte Église romaine, je professe de coeur et de bouche que le pain et le vin placés sur l'autel sont, après la consécration, le vrai corps et le vrai sang du Christ, qui sont en vérité maniés et rompus par les mains des prêtres, et broyés par les dents des fidèles." La fraction ne doit donc pas être attribuée aux espèces sacramentelles.
Cependant : la fraction se fait par division de la quantité. Mais ici on ne rompt aucun être doué de quantité, sinon les espèces sacramentelles. Car ce n'est ni le corps du Christ - qui est incorruptible -, ni la substance du pain - qui ne subsiste pas -. Ce sont donc les espèces du pain qui sont rompues.
Conclusion
:
De multiples opinions ont été émises à ce sujet par les vieux auteurs. Certains ont dit que dans ce sacrement il n'y avait pas de fraction réelle, mais seulement fraction apparente. Cette position ne tient pas car, dans ce sacrement de vérité, les sens ne sont pas trompés en ce qui est soumis à leur jugement : tel est le cas de la fraction, par laquelle un seul être en devient plusieurs, ce qui rentre dans le cas des sensibles communs, pour Aristote.
Aussi d'autres ont-ils dit qu'il y avait là une vraie fraction, sans aucune substance. Mais cela aussi contredit la constatation des sens. Car on voit dans ce sacrement un être doué de quantité, qui existe dans l'unité, partagé ensuite en nombreux fragments ; c'est donc cela qui doit être le sujet de la fraction.
Mais on ne peut pas dire que le vrai corps du Christ soit lui-même rompu. D'abord parce qu'il est incorruptible et impassible. Ensuite parce qu'il est tout entier sous chaque partie, comme on l'a vu : ce qui s'oppose par définition à ce qu'il soit rompu.
Il faut donc dire finalement que la fraction, de même que les autres accidents, a pour sujet la quantité. Et comme les espèces sacramentelles sont le signe du vrai corps du Christ, ainsi la fraction de ces espèces est le signe de la passion du Seigneur, qui est accomplie dans le vrai corps du Christ.
Solutions
:
1. De même que le rare et
le dense subsistent dans les espèces sacramentelles comme on l'a déjà dit, de
même y subsiste la porosité et par conséquent la frangibilité.
2. La densité accompagne la
dureté. C'est pourquoi, du fait que la densité subsiste dans les espèces
sacramentelles, la dureté y demeure aussi, et donc la sonorité.
3. Ce qui est mangé sous
son aspect propre, c'est cela même qui sous le même aspect est rompu et mâché.
Or le corps du Christ n'est pas mangé sous son aspect propre, mais sous son
aspect sacramentel. Aussi sur le texte de S. Jean : "La chair ne sert de
rien", S. Augustin fait-il cette remarque : "Ceci est à entendre de
ceux qui comprenaient charnellement. Ils comprenaient la chair de la manière
dont elle est déchirée sur un cadavre ou vendue à la boucherie." Voilà
pourquoi ce n'est pas en lui-même que le corps du Christ est rompu, mais sous
son aspect sacramentel. C'est ainsi qu'il faut entendre la confession de foi de
Bérenger : la fraction et le broiement des dents se réfèrent à l'aspect
sacramentel sous lequel se trouve vraiment le corps du Christ.
Objections
:
1. Tout liquide mélangé à
un autre reçoit la qualité de celui-ci. Mais aucun liquide ne peut recevoir la
qualité des espèces sacramentelles, parce que ces accidents existent en dehors
de tout sujet, comme on l'avu. Il apparaît donc que nul liquide ne peut être
mélangé aux espèces sacramentelles du vin.
2. Si un liquide est
mélangé à ces espèces, il faut qu'il en résulte un seul être. Mais on ne peut
faire un seul être ni en mélangeant un liquide, qui est une substance, avec les
espèces sacramentelles, qui sont des accidents ; ni en mélangeant un liquide
avec le sang du Christ, car celui-ci, en raison de son incorruptibilité,
n'admet ni addition ni diminution. Donc aucun liquide ne peut être mêlé au vin
consacré.
3. Si un liquide est mêlé
au vin consacré, il semble que lui-même deviendra consacré, comme de l'eau
ordinaire qu'on mélange à de l'eau bénite devient elle-même bénite. Mais le vin
consacré est le vrai sang du Christ. Donc le liquide lui-même, qu'on mélange,
serait le sang du Christ. Et ainsi le sang du Christ serait produit autrement que
par la consécration, ce qui est inadmissible. Donc on ne peut mélanger aucun
liquide au vin consacré.
4." Si de deux êtres l'un est totalement corrompu, il n'y aura pas de mélange", dit Aristote. Mais le mélange d'un liquide quelconque semble corrompre les espèces sacramentelles du vin, de telle sorte que le sang du Christ cesse d'y exister. D'abord parce que le grand et le petit sont des différences de la quantité et la diversifient, comme le blanc et le noir diversifient la couleur. Ensuite parce que le liquide mélangé, ne rencontrant pas d'obstacle, se répand dans tout le mélange ; et ainsi le sang du Christ cesse d'y exister, car il ne coexiste ici avec aucune autre substance. Donc aucun liquide ne peut être mélangé au vin consacré.
Cependant : les sens constatent avec évidence qu'on peut mélanger au vin un autre liquide, aussi bien après la consécration qu'avant celle-ci.
Conclusion
:
La vraie solution de ce problème découle de tout ce qui précède. On a vu déjà que les espèces qui subsistent dans ce sacrement, de même qu'elles reçoivent en vertu de la consécration le mode d'exister de la substance, reçoivent semblablement son mode d'agir et de pâtir. C'est-à-dire qu'elles peuvent agir et pâtir exactement comme ferait la substance si elle était présente. Or il est évident que si la substance du vin était là on pourrait y mélanger un autre liquide.
Cependant ce mélange aurait des effets divers, selon la nature du liquide et selon sa quantité. Si en effet on mélangeait un liquide en telle quantité qu'il pût se répandre dans tout le vin, le mélange serait total. Ce qui résulte du mélange de deux êtres n'est ni l'un ni l'autre des composants, mais l'un et l'autre aboutissent à une troisième réalité, composée des deux premières. Il s'ensuivrait donc que le vin existant précédemment ne subsisterait pas, si le liquide qu'on y mêle était d'une autre espèce : par exemple, si on y mélangeait de l'eau, l'espèce du vin serait détruite et on aurait un liquide d'une autre espèce. Mais, si le liquide ajouté était de la même espèce, par exemple si on mêlait du vin au vin, la même espèce demeurerait, mais non le même vin dans son individualité. C'est ce que montrerait la diversité des accidents, par exemple si un vin était blanc et l'autre rouge.
Mais si le liquide ajouté était en si petite quantité qu'il ne pût se répandre partout, on n'aurait pas un mélange de tout le vin, mais seulement d'une de ses parties. Celle-ci ne demeurerait pas la même dans son identité individuelle à cause du mélange d'une matière extérieure. Il demeurerait cependant de la même espèce, non seulement si ce peu de liquide était de la même espèce, mais même s'il était d'une autre espèce : car une goutte d'eau mélangée à beaucoup de vin épouse l'espèce du vin, selon le Philosophe.
Or il est évident, par tout ce qui précède, que le corps et le sang du Christ subsistent dans ce sacrement aussi longtemps que les espèces demeurent dans leur identité individuelle, car ce qui est consacré c'est ce pain et ce vin. Donc, si l'on fait un mélange avec un liquide quelconque, mais en si grande quantité que ce liquide atteigne tout le vin, qui sera entièrement mêlé et par conséquent changera d'individualité, le sang du Christ ne subsistera pas. Mais si l'on ajoute une assez petite quantité pour qu'elle ne puisse pas se répandre partout mais seulement dans une partie des espèces, le sang du Christ cessera d'être sous cette partie du vin consacré et subsistera sous le reste.
Solutions
:
1. Innocent III dit dans
une décrétale : "Les accidents eux-mêmes semblent affecter le vin qu'on
ajoute : car si l'on a ajouté de l'eau, elle prend la saveur du vin. Il arrive
donc que les accidents changent le sujet, comme il arrive que le sujet change
les accidents. La nature s'efface devant le miracle et sa vertu opère au-dessus
de son action accoutumée." Mais il ne faut pas entendre cette parole comme
si le même accident, dans l'individualité qu'il avait dans le vin avant la
consécration, se retrouvait ensuite dans le vin ajouté ; mais un tel changement
se fait par l'action. Car les accidents du vin qui subsistent gardent l'action
de la substance, selon ce que nous venons de dire, et c'est ainsi qu'en le
transformant ils affectent le liquide ajouté.
2. Le liquide ajouté au vin
consacré ne se mêle aucunement à la substance du sang du Christ. Il se mêle
cependant aux espèces sacramentelles ; de telle sorte toutefois qu'après le
mélange ces espèces se dissolvent, soit en totalité, soit en partie, selon le
mode qu'on a déterminé x au sujet des êtres qui peuvent naître de ces espèces.
Et si elles se dissolvent en totalité, il n'y a plus de question, car alors le
tout sera homogène. Si elles ne se dissolvent que partiellement, il y aura bien
une seule dimension selon la continuité de la quantité, mais non pas une seule
selon le mode d'être, car si une seule partie est sans sujet, l'autre existera
dans un sujet ; de même que, si un corps est constitué de deux métaux, il y
aura un seul corps au point de vue de la quantité, mais non selon la nature
spécifique.
3. Comme le dit Innocent
III dans la décrétale alléguée plus haut : "Si, après la consécration, on
met d'autre vin dans le calice, cet autre vin ne devient pas du sang et ne se
mêle pas au sang ; mais mêlé aux accidents du premier vin, il entoure de tous
côtés le corps qui s'y trouve caché, sans mouiller ce corps ainsi
entouré." Cela doit s'entendre quand on ne mélange pas une telle quantité
de liquide ajouté que le sang du Christ cesse d'exister sous le tout. Alors en
effet on dit qu'il est entouré de tous côtés parce qu'il toucherait le sang du
Christ non pas selon ses dimensions propres, mais selon les dimensions
sacramentelles sous lesquelles il est contenu. Il n'en va pas de même pour
l'eau bénite, parce que la bénédiction ne change rien à la substance de l'eau,
comme fait la consécration pour le vin.
4. Certains ont affirmé que, si petit que soit le mélange de liquide étranger, la substance du sang du Christ cessera d'exister sous l'ensemble. Et cela pour la raison introduite dans l'objection. Mais cette raison n'est pas contraignante. Car le grand et le petit ne diversifient pas la quantité dans son essence mais dans la détermination de sa mesure.
Pareillement, le liquide ajouté peut être en si petite quantité qu'il ne puisse se répandre dans le tout, à cause de sa petitesse et non seulement de ses dimensions ; car bien que celles-ci soient sans sujet, elles font obstacle à l'autre liquide, comme ferait la substance si elle était là, selon ce qu'on vient de déterminer.
1. Quelle est la
forme de ce sacrement ? - 2. La forme de la consécration du pain est-elle
appropriée ? - 3. La forme de la consécration du sang est-elle appropriée ? -
4. La vertu de ces deux formes. - 5. La vérité de leur langage. - 6. Les
relations entre les deux formes.
Objections
:
1. Il semble que "
Ceci est mon corps " et " Ceci est la coupe de mon sang " ne
soit pas la forme de ce sacrement. En effet ces paroles semblent appartenir à
la forme par laquelle le Christ a consacré son corps et son sang. Mais le
Christ a d'abord béni le pain qu'il avait pris en mains et il a dit ensuite :
"Prenez et mangez : ceci est mon corps " (Mt 26, 26). Et il a fait de
même pour le calice. Les paroles en question ne sont donc pas la forme du
sacrement.
2. Eusèbe dit que le prêtre
invisible convertit en son corps des créatures visibles en disant :
"Prenez et mangez, ceci est mon corps." C'est donc toute cette phrase
qui paraît appartenir à la forme du sacrement. Et le même argument vaut pour
les paroles qui se rapportent au sang.
3. Dans la forme du baptême
on exprime la personne du ministre et son acte, en disant : "Moi, je te
baptise." Mais dans les paroles en question il n'est fait aucune mention
ni de la personne du ministre, ni de son acte. Donc elles ne sont pas la forme
sacramentelle appropriée.
4. La forme sacramentelle est suffisante pour accomplir entièrement le sacrement. C'est pourquoi l'on peut parfois accomplir le sacrement de baptême en se contentant de prononcer les paroles de la forme, et en omettant toutes les autres paroles. Donc, si les paroles en question sont la forme de ce sacrement, il apparaît qu'on pourrait parfois accomplir ce sacrement en se contentant de prononcer les paroles en question et en omettant toutes les autres paroles que la messe comporte. Cependant cela paraît faux, car, si l'on omettait ces autres paroles, les paroles en question s'entendraient de la personne du prêtre qui les prononce, et pourtant le pain et le vin ne sont pas convertis au corps et au sang du prêtre. Les paroles en question ne sont donc pas la forme de ce sacrement.
Cependant : S. Ambroise affirme : "La consécration se fait par les mots et les paroles du Seigneur Jésus. Car tout ce qu'on dit d'autre rend gloire à Dieu, sert à prier pour le peuple, pour les rois, pour tous. Lorsque l'on accomplit le sacrement, le prêtre n'emploie plus ses propres paroles, il emploie celles du Christ. C'est donc la parole du Christ qui accomplit ce sacrement."
Conclusion
:
Ce sacrement diffère des autres en deux points. D'abord en ce qu'il est achevé dans la consécration de la matière, tandis que les autres s'achèvent dans l'usage de la matière consacrée. Ensuite parce que, dans les autres sacrements, la consécration de la matière consiste seulement en une bénédiction d'où la matière consacrée reçoit à titre d'instrument une vertu spirituelle qui, par le ministre, - lequel est un instrument animé, - peut atteindre jusqu'aux instruments inanimés. Tandis que, dans ce sacrement, la consécration de la matière consiste en une conversion miraculeuse de la substance, que Dieu seul peut accomplir. C'est pourquoi le ministre en accomplissant ce sacrement n'a pas d'autre action que d'émettre des paroles.
Et parce que la forme doit être appropriée à la réalité sacramentelle, la forme de ce sacrement diffère de celles des autres sacrements en deux points. Le premier, c'est que les formes des autres sacrements se rapportent à l'emploi de la matière, par exemple le baptême ou la chrismation ; tandis que la forme de ce sacrement se rapporte uniquement à la consécration de la matière, qui consiste dans la transsubstantiation, lorsqu'on dit : "Ceci est mon corps " ou : "Ceci est la coupe de mon sang." La deuxième différence, c'est que les formes des autres sacrements sont émises au nom personnel du ministre, soit en le désignant comme exerçant un acte, quand il dit : "je te baptise " ou " je te confirme " ; ou à l'impératif, comme on dit dans le sacrement de l'ordre : "Recevez le pouvoir... " ; ou par mode déprécatoire, comme on dit dans le sacrement de l'extrême-onction : "Que par cette onction et notre intercession..." Tandis que la forme de ce sacrement est émise à la place du Christ lui-même qui parle ; on donne ainsi à entendre que, dans l'accomplissement de ce sacrement, le ministre ne fait rien d'autre que de proférer les paroles du Christ.
Solutions
:
1. A ce sujet il y a de nombreuses opinions. Certains ont dit que le Christ, qui avait un pouvoir d'excellence sur les sacrements, réalisa ce sacrement sans aucune forme verbale, et qu'ensuite il émit les paroles par lesquelles les autres prêtres consacreraient ensuite. Tel paraît le sens de ces mots d'Innocent III - " On peut vraiment dire que le Christ réalisa par la vertu divine et ensuite exprima la forme sous laquelle ses successeurs béniraient." Mais cette opinion est expressément contraire aux termes de l’Évangile, selon lesquels le Christ " bénit", bénédiction qui fut faite avec des paroles. Le texte d'Innocent III exprime donc plutôt une opinion personnelle qu'une définition.
Certains ont encore prétendu que cette bénédiction fut faite avec des paroles que nous ignorons. Mais cela non plus ne tient pas. Car la bénédiction consécratoire se fait maintenant par le récit de ce qui s'est passé alors. Donc, si ce n'est pas ces paroles qui ont accompli la consécration, elles ne l'accompliraient pas davantage maintenant.
Et c'est pourquoi d'autres ont avancé que cette bénédiction a été accomplie avec les mêmes paroles que maintenant, mais que le Christ les a proférées deux fois. Une première fois tout bas, pour consacrer. Une deuxième fois ouvertement, pour instruire. Mais cela non plus ne tient pas. Car le prêtre consacre en proférant ces paroles non pas en tant que prononcées par le Christ dans une bénédiction secrète, mais en tant que proférées publiquement. Donc, comme ces paroles tirent toute leur force de leur émission par le Christ, il apparaît que le Christ lui aussi a consacré en les proférant ouvertement.
C'est pourquoi d'autres ont dit que
les Évangélistes, dans leur récit, n'ont pas toujours observé l'ordre des
événements : S. Augustin le montre. Il faut donc comprendre que l'ordre réel
des événements peut être rétabli ainsi : "Prenant du pain, il le bénit en
disant : "Ceci est mon corps" et ensuite il le rompit et le donna à
ses disciples." Mais on peut dégager le même sens des paroles de
l'Évangile, sans rien y changer. Car ce participe " en disant "
signale une certaine simultanéité des paroles prononcées avec ce qui précède.
Et il n'est pas nécessaire d'entendre cette simultanéité seulement avec la
dernière parole prononcée, comme si le Christ avait prononcé ces paroles-là
quand il donna l'eucharistie à ses disciples. Mais on peut l'entendre avec tout
ce qui précède. Le sens serait alors : "Tandis qu'il bénissait, rompait et
donnait à ses disciples, il dit ces paroles : "Prenez, etc." "
2. Ces paroles " Prenez et mangez " désignent l'usage de la matière consacrée, qui n'appartient pas nécessairement à ce sacrement, comme on l'a vu. C'est pourquoi ces paroles n'appartiennent pas à la substance de la forme.
Cependant, parce que l'usage de la
matière consacrée appartient à une certaine perfection du sacrement, de même
que l'opération n'est pas la première, mais la seconde perfection d'un être,
toutes ces paroles expriment l'entière perfection de ce sacrement. Ainsi Eusèbe
a-t-il compris que le sacrement est accompli avec ces paroles, quant à sa
première et à sa seconde perfection.
3. Dans le sacrement de
baptême, le ministre exerce un certain acte concernant l'usage de la matière,
qui appartient à l'essence du sacrement, ce qui n'est pas le cas dans
l'eucharistie, si bien que la comparaison ne vaut pas.
4. Certains ont dit que ce sacrement ne peut être accompli si l'on prononce les paroles en question en omettant les autres, surtout celles du canon de la messe. Mais cela est évidemment faux. D'abord, d'après les paroles de S. Ambroise citées dans l'argument en sens contraire. Ensuite parce que le canon de la messe n'est pas le même chez tous et a varié avec le temps, ayant reçu des adjonctions de divers auteurs.
Il faut donc soutenir que si le
prêtre ne disait que les paroles en question, avec l'intention d'accomplir ce
sacrement, celui-ci serait réalisé, parce que l'intention ferait comprendre que
ces paroles sont prononcées au nom du Christ, même si ce n'était pas signalé
par le récit des paroles précédentes. Cependant ce prêtre pécherait gravement,
comme n'observant pas le rite de l'Église. Le cas n'est pas le même dans le
baptême, qui est le sacrement indispensable, tandis que si l'eucharistie fait
défaut, on peut y suppléer par la manducation spirituelle, dit S. Augustin.
Objections
:
1. La forme de ce sacrement
doit exprimer son effet. Mais l'effet qui s'accomplit dans la consécration du
pain, c'est la conversion de la substance du pain au corps du Christ, qui
s'exprime mieux par le verbe devenir que par le verbe être. On devrait donc
dire dans la forme de ce sacrement : "Ceci devient mon corps."
2. S. Ambroise nous dit :
"La parole du Christ accomplit ce sacrement. Quelle parole du Christ ?
Celle par qui tout a été fait : le Seigneur a ordonné et les cieux et la terre
furent créés." La forme de ce sacrement aurait donc été mieux appropriée,
formulée à l'impératif, ce qui ferait dire : "Que ceci soit mon
corps."
3. Le sujet de cette phrase
concerne ce qui est converti, de même que son attribut concerne le terme de la
conversion. Mais, de même que nous avons établi le terme de la conversion, qui
est le corps du Christ, nous en avons établi le sujet, qui n'est autre que le
pain. Donc, de même qu'on met un nom du côté de l'attribut, de même doit-on en
mettre un du côté du sujet, ce qui ferait dire " Ce pain est mon
corps."
4. De même que le terme de
la conversion est d'une nature déterminée, puisque c'est le corps, de même il
appartient à une personne déterminée. Pour déterminer cette personne on devrait
donc dire : "Ceci est le corps du Christ."
5. Dans les paroles de la forme, on ne doit rien mettre qui n'appartienne à sa substance. C'est donc à tort que dans certains livres on a introduit la conjonction " car " qui n'appartient pas à la substance de la forme.
Cependant : le Seigneur a employé cette forme pour consacrer, comme on le voit en S. Matthieu (26, 26).
Conclusion
:
Cette forme de consécration du pain est parfaitement appropriée. On a vu en effet que cette consécration consiste en la conversion de la substance du pain au corps du Christ. Or il faut que la forme du sacrement signifie ce qui se réalise dans le sacrement. Par conséquent la forme de la consécration du pain doit signifier précisément la conversion du pain au corps du Christ. On peut en considérer trois éléments : la conversion elle-même, son point de départ et son point d'arrivée.
La conversion peut être considérée à deux points de vue : dans son devenir et dans son résultat. Or dans cette forme on devait signifier la conversion non pas dans son devenir mais dans son résultat. D'abord parce que cette conversion n'est pas successive, nous l'avons vu, mais instantanée. Or, dans les changements instantanés, le devenir est identique à son résultat. Ensuite, parce que les formes sacramentelles signifient l'effet du sacrement de la même façon que les formes artificielles révèlent l'effet de l'art. La forme artificielle est la ressemblance de l'effet ultime auquel se porte l'intention de l'artiste. C'est ainsi que la forme de l'art dans l'âme du constructeur est la forme de la maison construite, comme principe de son action ; et par voie de conséquence, c'est la forme de la construction. Ainsi, dans cette forme sacramentelle, doit s'exprimer la conversion dans son résultat, vers quoi se porte l'intention.
Et parce que cette forme signifie la conversion dans son résultat, il faut qu'elle signifie les termes de la conversion tels qu'ils se trouvent dans ce résultat. Alors le point d'arrivée a la propre nature de sa substance ; mais le point de départ ne subsiste pas selon sa substance, mais seulement selon les accidents qui le proposent à la connaissance sensible, qui peut les discerner. Il est donc approprié de désigner le point de départ de la conversion par un pronom démonstratif rapporté aux accidents sensibles qui y subsistent. Quant au point d'arrivée, il est exprimé par le nom signifiant la substance de l'être auquel aboutit la conversion, lequel est tout le corps du Christ et non pas seulement sa chair, nous l'avons vu. Par conséquent cette forme est tout à fait appropriée : "Ceci est mon corps."
Solutions
:
1. Ce n'est pas le devenir
mais son résultat qui est le dernier effet de cette consécration, nous venons
de le dire. C'est donc plutôt le résultat qui doit être exprimé par la forme.
2. La parole de Dieu a
opéré dans la création du monde, et elle opère encore dans cette consécration,
mais différemment. Car ici elle opère sacramentellement, c'est-à-dire selon sa
puissance de signification. Et c'est pourquoi il faut dans cette parole
signifier le dernier effet de la consécration par le verbe être au mode
indicatif et au temps présent. Mais dans la création du monde la parole divine
opère par sa seule efficacité, laquelle est commandée par sa sagesse. C'est
pourquoi dans la création du monde la parole du Seigneur s'exprime par un verbe
à l'impératif, selon la Genèse (1, 3) : "Que la lumière soit, et la
lumière fut."
3. Lorsque la conversion
est réalisée, le terme de départ ne garde pas la nature de sa substance, comme
le terme d'arrivée. Par conséquent la comparaison ne vaut pas.
4. L'adjectif " mon
" qui inclut la démonstration de la première personne, celle de celui qui
parle, exprime suffisamment la personne du Christ au nom de qui ces paroles
sont prononcées, comme on l'a vu.
5. Cette
conjonction",car " est ajoutée à cette forme selon l'usage de
l’Église romaine, hérité de l'apôtre S. Pierre. Et cela pour marquer la
continuité avec les paroles précédentes ; c'est pourquoi elle n'appartient pas
plus à la forme que les paroles qui la précèdent.
Objections
:
1. De même que le pain est
converti au corps du Christ par la vertu de la consécration, ainsi le vin au
sang du Christ, comme on l'a vu. Mais dans la forme de la consécration du pain,
le corps du Christ est désigné directement et l'on n'ajoute rien d'autre. Il
n'est donc pas approprié dans cette forme de désigner le sang du Christ
indirectement, et d'ajouter comme attribut direct " le calice " en
disant : "Ceci est la coupe de mon sang."
2. Les paroles prononcées
dans la consécration du pain ne sont pas d'une plus grande efficacité que
celles qui sont prononcées dans la consécration du vin, puisque ce sont dans
les deux cas des paroles du Christ. Mais dès qu'on a dit : "Ceci est mon
corps", la consécration du pain est achevée. Donc, dès qu'on a dit :
"Ceci est la coupe de mon sang", la consécration du sang est achevée.
Et par conséquent toutes les paroles qui suivent ne paraissent pas appartenir à
la substance de la forme ; d'autant plus qu'elles ne concernent que les
propriétés de ce sacrement.
3. La nouvelle alliance
semble relever de l'inspiration intérieure comme on le voit du fait que S.
Paul, dans l'épître aux Hébreux (8, 6. 10) cite ces paroles de Jérémie (31, 31.
33) : "J'accomplirai avec la maison d'Israël une alliance nouvelle en
mettant mes lois dans leurs esprits." Or le sacrement agit à l'extérieur
d'une façon visible. Il ne convient donc pas de dire, dans la forme du
sacrement : "de la nouvelle alliance".
4. On dit que quelque chose
est nouveau quand il est près du commencement de son être. Mais ce qui est
éternel n'a pas de commencement de son être. Il est donc illogique de dire :
"nouvelle et éternelle alliance", car cela semble impliquer
contradiction.
5. Il faut enlever aux
hommes les occasions d'erreur, selon la parole d'Isaïe (57, 4) : "Enlevez
tout obstacle du chemin de mon peuple". Mais certains se sont égarés,
estimant qu'il y avait seulement dans ce sacrement une présence mystique du
corps et du sang du Christ. Il ne convient donc pas de mentionner dans cette
forme " mystère de foi".
6. On a vu plus haut que,
si le baptême est le sacrement de la foi, l'eucharistie est le sacrement de la
charité. Dans cette forme on aurait mieux fait de mentionner la charité plutôt
que la foi.
7. Tout ce sacrement, à
l'égard du corps comme à l'égard du sang, est le mémorial de la passion du
Seigneur, selon S. Paul (1 Co 11, 26) : "Chaque fois que vous mangerez ce
pain et que vous boirez ce calice, vous annoncerez la mort du Seigneur."
Il ne fallait donc pas faire mention de la passion du Christ et de ses effets
dans la formule de consécration du sang, quand elle ne figure pas dans celle du
corps. D'autant plus que, selon S. Luc (22, 19), le Seigneur a dit : "Ceci
est mon corps, qui sera livré pour vous."
8. La passion du Christ, on
l'a vu n, a profité à tous, par sa pleine suffisance radicale. Quant à son
efficacité effective, elle a profité à beaucoup. Il fallait donc dire "
qui sera répandu pour tous " ou " pour beaucoup " sans ajouter
" pour vous".
9. Les paroles par lesquelles on accomplit ce sacrement tiennent leur efficacité de l'institution du Christ. Mais aucun évangéliste ne rapporte que le Christ ait dit toutes ces paroles. Cette forme de consécration du vin n'est donc pas celle qui convient.
Cependant : l'Église, instruite par les Apôtres, emploie cette forme dans la consécration du vin.
Conclusion
:
Deux opinions se sont manifestées au sujet de cette forme. Certains ont dit que seules les paroles : "Ceci est la coupe de mon sang " appartiennent à la substance de cette forme, et non les paroles qui suivent. Mais cela paraît illogique, car les paroles qui suivent sont des déterminations de l'attribut, qui est le sang du Christ, et par conséquent elles appartiennent à l'intégrité de la phrase.
C'est pourquoi d'autres disent, avec plus de raison, que tout ce qui suit appartient à la substance de la forme jusqu'à ce qui vient ensuite : "Toutes les fois que vous ferez cela...", phrase qui concerne l'usage du sacrement, si bien qu'elle n'appartient pas à la substance de la forme. Et c'est pourquoi le prêtre prononce toutes ces paroles de la même façon et en accomplissant le même rite, c'est-à-dire en tenant le calice en mains. Même, dans S. Luc (22, 20), les paroles qui suivent sont placées au milieu des premières, puisqu'on y dit : "Cette coupe est la nouvelle alliance dans mon sang."
Il faut donc affirmer que toutes ces paroles appartiennent à la substance de la forme ; mais les premières paroles : "Ceci est la coupe de mon sang " signifient précisément la conversion du vin au sang, de la manière qu'on a dite à propos de la consécration du pain ; et les paroles qui suivent désignent la vertu du sang répandu dans la passion, vertu qui opère dans ce sacrement. Cette vertu a un triple effet. Premièrement et principalement elle nous fait obtenir l'héritage éternel, selon l'épître aux Hébreux (10, 19) : "Nous avons un accès assuré au sanctuaire par son sang." Et pour désigner cela on dit : "de la nouvelle et éternelle alliance". Deuxièmement elle nous fait obtenir la justification gratuite, qui est le fruit de la foi (Rm 3, 25) : "Dieu l'a destiné à être, par son propre sang, moyen de propitiation grâce à la foi, afin qu'il soit juste et cause de justice pour qui a la foi en Jésus Christ." Et à cet égard on ajoute : "mystère de la foi". Troisièmement, cette vertu du sang écarte les obstacles à l'héritage éternel et à la justification, qui sont les péchés, selon l'épître aux Hébreux (9, 14) : "Le sang du Christ purifiera nos consciences des oeuvres mortes", c'est-à-dire des péchés. Et à cet égard on ajoute : "qui pour vous et pour beaucoup sera répandu en rémission des péchés".
Solutions
:
1. Lorsqu'on dit : "Ceci est la coupe de mon sang", c'est une expression figurée, que l'on peut comprendre de deux façons. D'abord par métonymie, le contenant étant pris pour le contenu, ce qui donne ce sens : "Voici mon sang contenu dans la coupe." On fait mention de celui-ci parce que le sang du Christ est consacré dans ce sacrement en tant qu'il est la boisson des fidèles, ce qui n'est pas impliqué dans la notion de sang ; il a donc fallu que ce sang fût désigné par le vase dont on se sert pour boire.
On peut entendre aussi cette phrase
comme comportant une métaphore : la coupe fait comprendre par comparaison qu'il
s'agit ici de la passion du Christ, laquelle enivre à la manière d'un calice
selon les Lamentations (3, 15) : "Il m'a comblé d'amertumes, il m'a enivré
d'absinthe", si bien que le Seigneur lui-même appelle sa passion un calice
lorsqu'il dit (Mt 26, 39) : "Que ce calice passe loin de moi." Le
sens est alors : "Voici le calice de ma passion." On fait mention de
celle-ci en consacrant le sang à part du corps, parce que c'est la passion qui
a séparé le sang du corps.
2. Puisque, comme on l'a
vu, le sang consacré à part représente explicitement la passion du Christ,
c'est dans la consécration du sang qu'on fait mention de l'effet de la passion
du Christ, plutôt que dans la consécration du corps qui est le sujet de la
passion. Ceci est encore signifié dans cette parole du Seigneur " qui sera
livré pour vous", comme s'il disait " qui pour vous sera soumis à la
passion".
3. Le testament consiste à
disposer d'un héritage. Or Dieu a disposé que l'héritage céleste serait donné
aux hommes par la vertu du sang de Jésus-Christ. Car dit l'épître aux Hébreux
(9, 16) : "Là où il y a testament, il est nécessaire qu'intervienne la
mort du testateur." Or le sang du Christ a été donné aux hommes de deux
façons. D'abord en figure, ce qui appartient à l'ancienne alliance. C'est
pourquoi l'Apôtre conclut ainsi le même passage : "De là vient que la
première alliance elle-même n'a pas été inaugurée sans effusion de sang."
C'est évident si l'on se souvient de l'Exode (24, 19) : "Moïse, après
avoir lu tout le dispositif de la loi, aspergea tout le peuple en disant :
Voici le sang de l'alliance que le Seigneur a conclue avec vous." Ensuite
le sang du Christ a été donné aux hommes dans sa réalité, ce qui revient à la
nouvelle alliance. C'est ce que S. Paul dit avant le texte précédemment cité :
"C'est pour cela que le Christ est le médiateur d'une nouvelle alliance
afin que, la mort étant intervenue, ceux qui ont été appelés reçoivent la
promesse de l'héritage éternel". On dit donc ici : "le sang de la
nouvelle alliance", parce qu'il nous est donné désormais en réalité et non
plus en figure. C'est pourquoi on ajoute " qui sera répandu pour
vous". - Quant à l'inspiration intérieure, elle procède de la vertu du
sang selon que nous sommes justifiés par la passion du Christ.
4. Cette alliance est
nouvelle en raison du don qui en est fait ; on l'appelle éternelle tant en
raison de la préordination éternelle de Dieu qu'en raison de l'héritage éternel
qui est réglé par ce testament. En outre, la personne même du Christ, dont le
sang règle ce testament, est éternelle.
5. On parle ici de "
mystère " non pas pour exclure la vérité mais pour signaler qu'elle est
cachée. Car le sang du Christ, précisément, se trouve dans ce sacrement d'une
façon cachée ; et c'est d'une façon cachée qu'elle fut préfigurée dans l'Ancien
Testament.
6. On l'appelle "
mystère de foi " au sens d'objet de foi. Effectivement, que le sang du
Christ se trouve réellement dans ce sacrement, la foi seule nous le garantit.
En outre, la passion du Christ elle-même nous justifie par la foi. Quant au
baptême, on l'appelle " le sacrement de la foi " parce qu'il est une
protestation de foi. Et notre sacrement est le " sacrement de la charité
" en tant qu'il la signifie et la produit.
7. Comme on l'a vu, le sang
consacré à part du corps représente d'une façon plus expressive la passion du
Christ. C'est pourquoi dans la consécration du sang en fait mention de la
passion du Christ et de ses effets, plutôt que dans la consécration du corps.
8. Le sang de la passion du
Christ n'a pas seulement d'efficacité chez les juifs élus, auxquels avait été
donné le sang de l'ancienne alliance, mais encore chez les païens ; ni
seulement chez les prêtres qui accomplissent ce sacrement ou chez les autres
qui le reçoivent, mais encore chez ceux pour qui il est offert. C'est pourquoi
le Seigneur dit expressément " pour vous", les Juifs, " et pour
beaucoup", c'est-à-dire pour les païens ; ou bien " pour vous",
qui mangez, " et pour beaucoup " pour qui il est offert.
9. Le but des évangélistes n'était pas de transmettre les formes des sacrements qui, dans la primitive Église, devaient rester cachées, comme dit Denys. Mais ils ont écrit pour tisser l'histoire du Christ.
Et cependant presque tous ces mots
peuvent se retrouver dans divers passages de l'Écriture. Car l'expression :
"Ceci est la coupe " se trouve chez S. Luc (22, 20) et chez S. Paul
(1 Co 11, 25). On trouve dans S. Matthieu (26, 28) : "Ceci est mon sang de
la nouvelle alliance, qui sera répandu pour beaucoup en rémission des
péchés." Les paroles ajoutées : "éternelles " et " mystère
de foi", viennent de la tradition du Seigneur, qui est parvenue à l'Église
par l'intermédiaire des Apôtres, selon ce que dit S. Paul (1 Co
11, 23) : "J'ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis."
Objections
:
1. S. Jean Damascène dit :
"C'est par la seule vertu de l'Esprit Saint que se fait la conversion du
pain au corps du Christ." Mais la vertu du Saint-Esprit est une vertu
incréée. Ce sacrement n'est donc accompli par aucune vertu créée qui se
trouverait dans ces paroles.
2. Les oeuvres miraculeuses
ne se font pas par une vertu créée, mais par la seule vertu divine, comme on
l'a vu dans la première Partie. Or la conversion du pain et du vin au corps et
au sang du Christ n'est pas une oeuvre moins miraculeuse que la création du
monde, ou même que la formation du corps du Christ dans le sein de la Vierge,
qui n'ont pu être accomplies par aucune vertu créée. Donc ce sacrement n'est
pas davantage consacré par une vertu créée résidant dans ces paroles.
3. Ces paroles ne sont pas simples mais composées de beaucoup d'éléments ; et elles ne sont pas proférées simultanément, mais successivement. Or, en étudiant cette conversion, nous avons vu qu'elle est instantanée : il faut donc qu'elle se fasse par une vertu simple, et ce ne peut être par la vertu de ces paroles.
Cependant : S. Ambroise écrit : "S'il y a une telle vertu dans la parole du Seigneur jésus pour que ce qui n'existait pas commence à exister, combien plus efficace est-elle pour faire que ce qui était existe et soit changé en autre chose ? Et ainsi, ce qui était du pain avant la consécration est désormais le corps du Christ après la consécration, parce que la parole du Christ change la créature."
Conclusion
:
Certains ont prétendu qu'il n'existe aucune vertu créée, pour accomplir la transsubstantiation, dans les paroles que nous avons étudiées, pas plus que dans les autres formes sacramentelles, ni dans ces sacrements eux-mêmes pour produire les effets de ces sacrements. Position, comme on l'a dit, qui contredit aux affirmations des Pères et déroge à la dignité des sacrements de la loi nouvelle. Aussi, comme ce sacrement est plus digne que les autres, nous l'avons vu aussi v, il s'ensuit que, dans les paroles constituant la forme de ce sacrement, il y a une vertu créée pour produire la conversion de ce sacrement ; vertu instrumentale, cependant, comme dans les autres sacrements. Car, puisque ces paroles sont prononcées à la place du Christ, elles reçoivent, par son ordre, une vertu instrumentale dérivée de lui, de même que toutes ses actions et paroles possèdent instrumentalement une vertu porteuse de salut, comme on l'a vu précédemment.
Solutions
:
1. Lorsqu'on dit que seule
la vertu du Saint-Esprit convertit le pain au corps du Christ, on n'exclut pas
la vertu instrumentale qui se trouve dans la forme de ce sacrement. Ainsi,
lorsqu'on dit que seul l'artisan fabrique un couteau on n'exclut pas la vertu
de son marteau.
2. Aucune créature ne peut
accomplir des oeuvres miraculeuses à titre d'agent principal. Mais elle peut
les accomplir instrumentalement ; c'est ainsi que le lépreux a été guéri
précisément par le contact de la main du Christ. C'est de cette manière que les
paroles convertissent le pain au corps du Christ. Cela n'a pu se produire dans
la conception par laquelle le corps du Christ a été formé, parce que rien ne
pouvait recevoir du corps du Christ une vertu instrumentale pour former ce même
corps. Dans la création, d'autre part, il n'y avait pas de terme qui pût servir
de point de départ à l'action instrumentale de la créature. L'argument par
similitude ne vaut donc pas ici.
3. Ces paroles qui
réalisent la consécration opèrent sacramentellement. C'est pourquoi la vertu de
conversion qui se trouve dans les formes de ces sacrements dépend de leur
signification, qui se termine lorsqu'on prononce le dernier mot. Aussi est-ce
au dernier instant de l'émission des paroles que celles-ci sont en possession
de leur vertu, mais en relation avec les paroles qui précèdent. Et cette vertu
est simple en raison de la signification, bien qu'il y ait une certaine
complexité dans la teneur extérieure des paroles prononcées.
Objections
:
1. Lorsque l'on dit :
"Ceci est mon corps", " ceci " est un démonstratif qui
désigne la substance. Mais d'après ce que nous avons vu, lorsque l'on profère
ce pronom " ceci", la substance présente est encore celle 'du pain,
puisque la transsubstantiation ne s'opère qu'au dernier instant de l'émission
des paroles. Mais cette proposition est fausse : "Le pain est le corps du
Christ." Donc celle-ci aussi est fausse : "Ceci est mon corps."
2. Le pronom " ceci
" adresse sa démonstration aux sens. Mais les espèces sensibles qui
existent dans ce sacrement ne sont ni le corps du Christ lui-même, ni les
accidents du corps du Christ. Donc " Ceci est mon corps " ne peut
être une proposition vraie.
3. Ces paroles, comme on vient de le voir, réalisent par leur signification la conversion du pain au corps du Christ. Mais la cause réalisatrice d'un effet précède cet effet. Donc la signification de ces paroles est comprise avant que se réalise la conversion du pain au corps du Christ. Mais, avant la conversion, " Ceci est mon corps " est une proposition fausse. Il faut donc juger qu'elle est fausse absolument. Et le même argument vaut pour cette proposition : "Ceci est la coupe de mon sang, etc."
Cependant : ces paroles sont proférées au nom du Christ, qui dit de lui-même (Jn 14, 6) " je suis la Vérité."
Conclusion
:
Autour de ce problème les opinions se sont multipliées. Certains ont dit que dans la proposition " Ceci est mon corps", le mot " ceci " comporte une démonstration pensée et non exercée, car toute cette proposition est prise matériellement, puisqu'elle est proférée par mode de récit. En effet le prêtre rapporte que le Christ a dit : "Ceci est mon corps."
Mais cette position ne tient pas. Car, à ce compte, les paroles ne s'appliqueraient pas à la matière corporelle présente, et ainsi le sacrement ne se réaliserait pas. Car S. Augustin écrit : "La parole se joint à l'élément et voilà le sacrement." D'ailleurs cette solution n'évite pas totalement la difficulté de notre problème : les mêmes arguments valent pour ces paroles prononcées la première fois par le Christ ; car il est évident qu'alors elles n'étaient pas employées matériellement, mais pour leur valeur de signification. Il faut donc dire que, même quand elles sont proférées par le prêtre, elles sont employées pour leur valeur de signification et non matériellement. Et il n'y a pas à objecter que le prêtre les profère par manière de récit, comme dites par le Christ. Car, à cause de la vertu infinie du Christ (de même qu'au contact de sa chair la vertu d'opérer une nouvelle naissance n'a pas atteint seulement les eaux touchées par le Christ mais toutes les eaux de la terre, et cela pour tous les siècles à venir), de même aussi, parce que ces paroles ont été émises par le Christ, elles ont obtenu une vertu consécratoire, quel que soit le prêtre qui les prononce, comme si le Christ les proférait présentement.
C'est pourquoi d'autres ont avancé que le mot " ceci", dans cette proposition, adresse sa démonstration non pas aux sens mais à l'intellect. Le sens de " Ceci est mon corps " serait : "Ce qui est signifié par ceci est mon corps."
Mais cela non plus ne peut tenir. Car puisque, dans les sacrements, est produit ce qui est signifié, cette forme ne ferait pas que le corps du Christ soit dans ce sacrement d'une façon réelle, mais seulement par mode de signe. Ce qui est hérétique, nous l'avons dit précédemment.
Et c'est pourquoi d'autres ont soutenu que le mot " ceci " adresse sa démonstration aux sens, mais que cette démonstration doit se comprendre non pas pour l'instant où ce mot est prononcé, mais pour le dernier instant de la proposition. Ainsi, lorsque quelqu'un dit : "Maintenant, je me tais", l'adverbe " maintenant " indique l'instant qui suivra immédiatement le prononcé de la proposition. Le sens est : "Aussitôt après avoir dit ces paroles, je me tais."
Mais ceci encore est insoutenable. Car, à ce compte, le sens de la proposition serait : "Mon corps est mon corps." Or ce n'est pas l'objet de cette proposition, car les choses existaient ainsi même avant l'émission des paroles. Tel n'est donc pas le sens de cette proposition.
Il faut donc parler autrement. Comme on l'a vue, cette proposition a la vertu de réaliser la conversion du pain au corps du Christ. C'est pourquoi elle est dans le même rapport avec les autres propositions qui n'ont qu'une vertu significative et non réalisatrice, que la conception de l'intellect pratique, qui est réalisatrice, avec la conception de notre intellect spéculatif, qui est tirée du réel. Car " les mots sont les signes des idées", selon Aristote. C'est pourquoi, de même que la conception de l'intellect pratique ne présuppose pas la réalité queue conçoit mais la réalise, ainsi la vérité de notre proposition ne présuppose pas la réalité mais la produit. Tel est le rapport qui existe entre le verbe de Dieu et les réalités produites par ce verbe. Or cette conversion ne s'accomplit pas graduellement mais instantanément, comme on l'a vue. Il faut donc entendre cette proposition selon le dernier instant de l'émission des paroles ; non pas que l'on présuppose du côté du sujet ce qui est le terme de la conversion, c'est-à-dire que le corps du Christ soit le corps du Christ ; ni même cela qui existait avant la conversion, c'est-à-dire du pain ; mais ce qui est commun aux deux., comme contenu à la manière d'un genre commun à ces deux termes sous ces espèces. En effet, ces paroles ne font pas que le corps du Christ soit le corps du Christ, ni que le pain soit le corps du Christ ; mais que ce qui est contenu sous ces espèces, qui était d'abord du pain, soit le corps du Christ. C'est pourquoi, explicitement, le Seigneur n'a pas dit : "Ce pain est mon corps", ce qui serait conforme à l'interprétation de la deuxième thèse ; ni : "Ce corps est mon corps", ce qui serait conforme à l'interprétation de la troisième, mais, d'une façon indéterminée : "Ceci est mon corps", sans mettre aucun nom du côté du sujet, mais seulement un pronom qui signifie la substance d'une façon globale, sans qualité, c'est-à-dire sans forme déterminée.
Solutions
:
1. Le mot " ceci
" désigne la substance, mais sans déterminer de nature particulière, on
vient de le dire.
2. Le pronom " ceci
" ne montre pas les accidents eux-mêmes, mais la substance contenue sous
les accidents, laquelle était d'abord du pain et est ensuite le corps du
Christ. Car si ces accidents n'informent pas celui-ci, ils le contiennent
cependant.
3. La signification de
cette proposition est comprise préalablement à la réalité signifiée selon
l'ordre de nature, comme la cause est naturellement antérieure à l'effet, mais
non selon l'ordre du temps, car cette cause coexiste avec son effet. Et cela
suffit pour que cette proposition soit vraie.
Objections
:
1. De même que le corps du
Christ commence à exister dans ce sacrement par la consécration du pain, de
même le sang commence à exister par la consécration du vin. Donc, si les
paroles de la consécration du pain produisaient leur effet avant la
consécration du vin, il s'ensuivrait que dans ce sacrement on produirait le
corps du Christ privé de sang. Ce qui est inadmissible.
2. Un sacrement unique ne
comporte qu’un seul achèvement. C'est pourquoi, bien que le baptême comporte
une triple immersion, la première immersion n'obtient pas son effet avant que
la troisième soit terminée. Mais tout ce sacrement ne fait qu'un seul
sacrement, comme on l'a vu plus haut. Donc les paroles consécratoires du pain
n'obtiennent pas leur effet sans les paroles sacramentelles qui consacrent le
vin.
3. Dans la forme de consécration du pain, déjà, il y a plusieurs paroles, dont les premières ne produisent leur effet que lorsque la dernière a été prononcée, comme on l'a vu. Donc, en vertu du même raisonnement, les paroles qui consacrent le corps du Christ n'ont d'effet que lorsqu'on a prononcé les paroles qui consacrent le sang du Christ.
Cependant : aussitôt dites les paroles de consécration du pain, on offre l'hostie consacrée à l'adoration des fidèles. On ne le ferait pas s'il n'y avait pas là le corps du Christ, car ce serait de l'idolâtrie. Donc les paroles de la consécration du pain obtiennent leur effet avant que soient prononcées les paroles de la consécration du vin.
Conclusion
:
Certains docteurs anciens ont prétendu que ces deux formes, celles de la consécration du pain et du vin, s'attendent l'une l'autre pour agir, de telle façon que la première n'accomplit pas son effet avant que la seconde soit prononcée.
Mais cela est insoutenable. Car, comme on l'a vu, il est requis pour que la proposition : "Ceci est mon corps " soit vraie, à cause du verbe au présent, que la réalité signifiée coexiste dans le temps avec la signification même de la proposition. Autrement, si l'on devait attendre pour l'avenir la réalisation de ce qui est signifié, on emploierait un verbe au futur et non au présent on ne dirait pas : "Ceci est mon corps", mais " Ceci sera mon corps." Or la signification de cette proposition est achevée aussitôt qu'est achevée l'émission de ces paroles. C'est pourquoi il faut que la réalité signifiée soit aussitôt présente, car elle est l'effet de ce sacrement ; autrement la proposition ne serait pas vraie. Cette thèse est contredite en outre par le rite de l'Église, qui adore le corps du Christ aussitôt après l'émission des paroles.
C'est pourquoi il ne faut pas dire que la première forme attend la seconde pour agir, mais qu'elle a son effet aussitôt.
Solutions
:
1. C'est de ce raisonnement
qu'est née l'erreur de ceux qui ont avancé la thèse susdites. Il faut donc
comprendre que, après la consécration du pain, il y a là le corps du Christ en
vertu du sacrement, et le sang en vertu de la concomitance réelle. Mais
ensuite, après la consécration du vin, il y a là, inversement, le sang du
Christ en vertu du sacrement et le corps du Christ en vertu de la concomitance
réelle. Si bien que le Christ tout entier est présent sous chacune des deux
espèces, comme on l'a déjà dit.
2. Ce sacrement est un par
sa perfection, comme on l'a vu en commençant, c'est-à-dire en tant qu'il est
constitué de deux choses : de nourriture et de boisson qui, toutes deux,
possèdent par soi-même leur perfection. Tandis que les trois immersions du
baptême sont ordonnées à un seul effet. C'est pourquoi la comparaison ne vaut
pas.
3. Les diverses paroles qui se trouvent dans la forme consécratoire du pain constituent la vérité d'une seule proposition ; ce qui n'est pas le cas pour les paroles des diverses formes. C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.
1. Ce sacrement
confère-t-il la grâce ? - 2. L'effet de ce sacrement est-il l'obtention de la
gloire, ? - 3. L'effet de ce sacrement est-il la rémission du péché mortel ? -
4. Le péché véniel est-il remis par ce sacrement ? - 5. Toute la peine du péché
est-elle remise par ce sacrement ? - 6. Ce sacrement préserve-t-il des péchés
futurs ? - 7. Ce sacrement profite-t-il à d'autres qu'à ceux le consomment ? -
8. Ce qui empêche l'effet de ce sacrement.
Objections
:
1. Ce sacrement est une
nourriture spirituelle. Or on ne donne de nourriture qu'au vivant. Puisque la
vie spirituelle est constituée par la grâce, ce sacrement ne convient qu'à
celui qui a déjà la grâce. La grâce n'est donc pas conférée par ce sacrement,
en tant qu'il donnerait la grâce première. Semblablement, il ne la donne pas
davantage en tant qu'il augmenterait la grâce ; car la croissance spirituelle
appartient, on l'a vu a, au sacrement de confirmation. La grâce n'est donc pas
conférée par ce sacrement.
2. Ce sacrement est employé
comme une réfection spirituelle. Mais la réfection spirituelle semble se
rattacher davantage à l'utilisation de la grâce qu'au don de la grâce. Il
apparaît donc que la grâce n'est pas conférée par ce sacrement.
3. Comme on l'a vu plus haut, dans ce sacrement " le corps du Christ est offert pour le salut du corps et le sang pour le salut de l'âme". Mais ce n'est pas le corps qui est sujet de la grâce : c'est l'âme, comme on l'a montré dans la deuxième Partie. Donc, au moins à l'égard du corps, la grâce n'est pas conférée par ce sacrement.
Cependant : le Seigneur dit en S. Jean (6, 52) : "Le pain que je donnerai, c'est ma chair, pour la vie du monde." Mais la vie spirituelle est donnée par la grâce. Donc la grâce est conférée par ce sacrement.
Conclusion
:
L'effet de ce sacrement doit être considéré : 1° et à titre de principe à partir de ce qui est contenu dans ce sacrement, et qui est le Christ. Celui-ci, venant visiblement dans le monde, a apporté au monde la vie de la grâce (Jn 1, 17) : "La grâce et la vérité a été faite par Jésus-Christ." Et de même, venant sacramentellement dans l'homme, il produit la vie de la grâce, selon cette parole (Jn 6, 58) : "Celui qui me mange vivra par moi." Ce qui fait dire à S. Cyrille : "Le Verbe de Dieu vivifiant, s'unissant à la chair qui lui est propre, la rend vivifiante à son tour. Il convenait donc qu'il s'unisse d'une certaine façon à nos corps par sa chair sacrée et son sang précieux, que nous recevons pour une bénédiction vivifiante, dans le pain et le vin."
2° On considère l'effet de ce sacrement à partir de ce qui est représenté par ce sacrement, et c'est, comme on l'a vu, la passion du Christ. Et c'est pourquoi ce sacrement opère dans l'homme l'effet que la passion du Christ a opéré dans le monde.
D'où cette parole de Chrysostome commentant S. Jean (19, 34) : "Aussitôt il jaillit du sang et de l'eau " : "Puisque c'est de là que les saints mystères tirent leur principe, lorsque tu t'approches de la coupe redoutable, c'est comme si tu t'approchais du côté du Christ pour y boire." D'où cette parole du Seigneur lui-même, en S. Matthieu (26, 28) : "Ceci est mon sang, qui sera répandu pour vous, en rémission des péchés."
3° On considère l'effet de ce sacrement à partir du mode selon lequel ce sacrement nous est donné ; or il est donné par mode de nourriture et de boisson. Aussi tout l'effet que la nourriture et la boisson matérielle produisent à l'égard de la vie matérielle - sustenter, accroître, réparer et délecter - tout cela, ce sacrement le fait à l'égard de la vie spirituelle. Ainsi S. Ambroise : "Ceci est le pain de la vie éternelle, qui fortifie la substance de notre âme." Et Chrysostome, commentant S. Jean : "Il se présente à nous, qui désirons le toucher, le manger et l'embrasser." Si bien que le Seigneur dit lui-même (Jn 6, 56) : "Ma chair est vraiment nourriture et mon sang est vraiment boisson."
4° On considère l'effet de ce sacrement à partir des espèces sous lesquelles ce sacrement est donné. D'où cette parole de S. Augustin : "Notre Seigneur a présenté son corps et son sang dans ces éléments qui, à partir d'une multitude, sont réduits à l'unité car l'un", le pain, " est une seule masse faite de multiples grains ; l'autre", le vin, " est un seul liquide fait de multiples grappes". Et il dit ailleurs : "Ô mystère de bonté, ô signe d'unité, ô lien de charité ! "
Et puisque le Christ et sa passion sont cause de la grâce, et que la réfection spirituelle et la charité ne peuvent exister sans la grâce : de tout ce qu'on vient de dire il apparaît avec évidence que ce sacrement confère la grâce.
Solutions
:
1. On doit dire que ce
sacrement possède par lui-même la vertu de conférer la grâce ; car personne ne
possède la grâce avant la réception de ce sacrement à moins qu'il ne l'ait reçu
par un certain voeu, soit par lui-même, comme les adultes, soit par le voeu de
l'Église, comme les tout-petits, ainsi qu'on l'a dit plus haut. Aussi
revient-il à l'efficacité de sa vertu, au moins par le voeu qu'on en a, qu'on
obtienne la grâce par laquelle on est vivifié spirituellement. Il reste donc
que, lorsque le sacrement est reçu réellement, la grâce est augmentée et la vie
spirituelle perfectionnée. Mais c'est autrement que par le sacrement de
confirmation, dans lequel la grâce est augmentée et perfectionnée pour nous
faire tenir bon contre les assauts extérieurs des ennemis du Christ. Tandis
que, par notre sacrement, la grâce est augmentée et la vie spirituelle
perfectionnée pour que l'homme soit parfait en lui-même, par union à Dieu.
2. Ce sacrement confère la
grâce d'une façon spirituelle, avec la vertu de charité. Aussi le Damascène
compare-t-il ce sacrement à la braise de la vision d'Isaïe. Car " la
braise n'est pas du bois ordinaire, mais du bois uni au feu : c'est ainsi que
le pain de la communion n'est pas du pain 6rditaire, mais du pain uni à la
divinité". Comme le dit S. Grégoire : "L'amour de Dieu n'est pas
oisif ; car, s'il existe, il fait de grandes choses." Aussi ce sacrement,
autant que cela dépend de sa vertu, non seulement confère l'habitus de la grâce
et de la vertu, mais encore l'excite à produire son acte, comme dit S. Paul (2
Co 5, 14) : "La charité du Christ nous presse." De là vient que, par
la vertu de ce sacrement, l'âme est spirituellement restaurée, du fait qu'elle
est délectée et d'une certaine manière enivrée par la douceur de la bonté
divine, selon la parole du Cantique (5, 1) : "Mangez, mes amis, et buvez ;
et enivrez-vous, mes bien-aimés."
3. Parce que les sacrements
opèrent le salut qu'ils signifient, on dit, selon une certaine assimilation,
que, dans ce sacrement, " le corps est offert pour le salut du corps, et
le sang pour le salut de l'âme", bien que l'un et l'autre opèrent pour le
salut de tous deux, puisque le Christ tout entier est sous chacun d'eux, comme
on l'a vu. Et bien que le corps ne soit pas sujet immédiat de la grâce,
cependant l'effet de la grâce rejaillit sur le corps ; puisque, présentement, "
nous faisons de nos membres des armes pour la justice de Dieu " (Rm 6, 13)
et que, dans l'avenir, notre corps partagera l'incorruption et la gloire de
l'âme.
Objections
:
1. L'effet est proportionné
à sa cause. Mais ce sacrement convient aux voyageurs, d'où son nom de "
viatique". Donc, puisque les voyageurs ne sont pas encore capables de
posséder la gloire, il apparaît que ce sacrement ne cause pas l'obtention de la
gloire.
2. La cause suffisante
étant posée, l'effet est posé. Mais beaucoup reçoivent ce sacrement, qui ne
parviendront jamais à la gloire, comme le montre S. Augustin. Ce sacrement
n'est donc pas cause de l'obtention de la gloire.
3. Un être plus grand n'est pas produit par un être moindre. Car rien n'agit au-delà de son espèce. Mais c'est chose moindre de recevoir le Christ sous une apparence étrangère, ce qui a lieu dans ce sacrement, que de jouir de lui sous son apparence propre, ce qui est le fait de la gloire. Donc ce sacrement ne cause pas l'obtention de la gloire.
Cependant : il est dit en S. Jean (6, 52) : "Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement." Mais la vie éternelle est la vie de la gloire. L'effet de ce sacrement est donc l'obtention de la gloire.
Conclusion
:
On peut considérer dans ce sacrement d'une part ce dont il tient son effet, c'est-à-dire le Christ en personne, qu'il contient, et sa passion, qu'il représente. Et d'autre part ce par quoi il produit son effet, c'est-à-dire l'usage du sacrement et les espèces sacramentelles. Et à ce double point de vue, il revient à ce sacrement de causer l'obtention de la vie éternelle. En effet le Christ en personne, par sa passion, nous a ouvert l'accès de la vie éternelle : "Il est médiateur de la nouvelle alliance pour que, par l'intermédiaire de sa mort, ceux qui sont appelés reçoivent l'éternel héritage promis " (He 9, 15). C'est pourquoi on dit, dans la forme de ce sacrement : "Ceci est la coupe de mon sang, de la nouvelle et éternelle alliance." De même encore, la réfection produite par la nourriture spirituelle, et l'unité signifiée par les espèces du pain et du vin, sont bien possédées présentement, mais de manière imparfaite, alors qu'elles seront possédées de manière parfaite dans l'état de gloire. Aussi S. Augustin dit-il, sur le texte de S. Jean (6, 56) : "Ma chair est vraiment une nourriture " : "Puisque les hommes demandent à la nourriture et à la boisson de n'avoir plus faim ni soif, en vérité cela n'est accordé que par cette nourriture et cette boisson qui rendent ceux qui les consomment immortels et incorruptibles dans la société des saints, où il y aura la paix, et une unité complète et parfaite."
Solutions
:
1. La passion du Christ, en
vertu de quoi ce sacrement opère, est bien cause suffisante de la gloire, mais
non pas à ce point que par elle nous soyons introduits aussitôt dans la gloire
: il faut d'abord " que nous souffrions avec lui", pour ensuite
" être glorifiés avec lui " (Rm 8, 17). De la même façon ce sacrement
ne nous introduit pas aussitôt dans la gloire, mais il nous donne la force de
parvenir à la gloire. Et c'est pourquoi il est appelé " viatique".
Ceci est figuré au 1er livre des Rois (19, 8), où l'on raconte
qu'Élie " mangea et but, et il marcha, dans la force procurée par cette
nourriture, pendant quarante jours et quarante nuits, jusqu'à l'Horeb, la
montagne de Dieu".
2. La passion du Christ ne
produit pas son effet chez ceux qui ne se comportent pas envers elle comme ils
le doivent ; de même, ce sacrement ne procure pas la gloire à ceux qui ne le
reçoivent pas comme il faut. Ce qui fait dire à S. Augustin : "Le
sacrement est une chose, et la vertu du sacrement en est une autre. Beaucoup
participent à l'autel et y trouvent la mort. Mangez donc spirituellement le
pain du ciel : présentez-vous à l'autel avec innocence." Il n'y a donc pas
à s'étonner si ceux qui ne gardent pas l'innocence n'obtiennent pas l'effet de
ce sacrement.
3. Si l'on mange le Christ
sous une apparence étrangère, cela tient à la notion même du sacrement, qui
agit comme une cause instrumentale. Or rien n'empêche une cause instrumentale
de produire un effet qui la dépasse, comme on l'a montré plus haut.
Objections
:
1. On dit dans une oraison
: "Que ce sacrement lave nos crimes." Mais les " crimes "
désignent les péchés mortels. Donc les péchés mortels sont lavés par ce
sacrement.
2. Ce sacrement agit par la
vertu de la passion du Christ, de même que le baptême. Mais nous avons vu que
les péchés mortels sont remis par le baptême. Ils le sont donc aussi par ce
sacrement ; d'autant plus qu'on dit, dans la forme de ce sacrement : "Qui
sera répandu pour la multitude, en rémission des péchés."
3. On vient de voir que la grâce est conférée par ce sacrement. Mais c'est par la grâce que l'homme est justifié des péchés mortels, selon S. Paul (Rm 3, 24) : "Nous avons été justifiés gratuitement par sa grâce." Donc les péchés mortels sont remis par ce sacrement.
Cependant : on lit dans la 1ère aux Corinthiens (11, 29) : "Celui qui mange et boit indignement mange et boit son propre jugement." Or la Glose dit à cet endroit que " celui qui mange et boit indignement, c'est celui qui est dans le crime, ou qui se comporte sans respect ; et celui-là mange et boit son propre jugement, c'est-à-dire sa damnation". Donc celui qui est dans le péché mortel, du fait qu'il reçoit ce sacrement, accumule sur lui-même les péchés, plus qu'il n'obtient la rémission de son péché.
Conclusion
:
On peut considérer la vertu de ce sacrement en se plaçant à deux points de vue. On peut considérer le sacrement en lui-même. A ce point de vue, ce sacrement a la vertu qu'il faut pour remettre n'importe quels péchés, en vertu de la passion du Christ, qui est la source et la cause de la rémission des péchés.
Mais on peut se placer à un autre point de vue et considérer ce sacrement par rapport à celui qui le reçoit, selon qu'on trouve en lui, ou non, obstacle à percevoir l'effet de ce sacrement. Or quiconque a conscience d'un péché mortel possède en lui-même un obstacle à percevoir l'effet de ce sacrement, parce qu'il n'est pas un sujet adapté à ce sacrement ; d'une part, parce que spirituellement il n'a pas la vie, et ainsi il ne doit pas prendre une nourriture spirituelle, ce qui n'appartient qu'à un vivant ; d'autre part, parce qu'il ne peut pas s'unir au Christ, - ce que réalise ce sacrement -, aussi longtemps qu'il est attaché au péché mortel. C'est pourquoi il est dit, au livre des Croyances ecclésiastiques : "Si l'âme est attachée au péché, la réception de l'eucharistie la charge plus qu'elle ne la purifie." Par conséquent, chez celui qui reçoit l'eucharistie avec la conscience d'un péché mortel, ce sacrement n'opère pas la rémission du péché.
Ce sacrement peut toutefois opérer la rémission du péché de deux façons. D'abord lorsqu'il n'est pas reçu effectivement, mais par voeu : c'est le cas de l'homme qui reçoit la justification première de son péché. Ensuite, lorsqu'il est reçu par un homme en péché mortel, mais qui n'a pas conscience de son péché et n'y est pas attaché. Peut-être en effet que, tout d'abord, il n'avait pas été suffisamment contrit ; mais, venant avec dévotion et respect, il obtiendra par ce sacrement la grâce de la charité, qui rendra parfaites sa contrition et la rémission de son péchés.
Solutions
:
1. Nous demandons "
que ce sacrement lave nos crimes". Ou bien il s'agit de ceux dont nous
n'avons pas conscience, selon la parole du Psaume (19, 13) : "Purifie-moi,
Seigneur, des fautes qui me sont cachées " ; ou bien nous demandons que la
contrition devienne parfaite en nous pour la rémission de nos péchés ; ou bien
encore nous prions pour obtenir la force d'éviter les crimes.
2. Le baptême est une
génération spirituelle, qui est un passage du non-être spirituel à l'existence
spirituelle ; et il est donné par mode d'ablution. Aussi, à ces deux points de
vue, il n'est pas illogique qu'un homme vienne au baptême avec la conscience du
péché mortel. Mais, par l'eucharistie, l'homme absorbe le Christ par mode de
nourriture spirituelle ; ce qui ne convient pas à celui dont ses péchés font un
mort. C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.
3. La grâce est cause
suffisante de la rémission du péché mortel ; toutefois elle ne remet
effectivement le péché mortel que lorsqu'elle est donnée au pécheur pour la
première fois. Or ce n'est pas ainsi qu'elle est donnée dans ce sacrement. Par
conséquent, l'argument ne porte pas.
Objections
:
1. Ce sacrement, dit S.
Augustin, est " le sacrement de la charité". Mais les péchés véniels
ne sont pas contraires à la charité, comme on l'a vu dans la deuxième Partie.
Puisque le contraire est enlevé par son contraire, il apparaît donc que les
péchés véniels ne sont pas remis par ce sacrement.
2. Si les péchés véniels
étaient remis par ce sacrement, la même raison pour laquelle un seul est remis
ferait que tous le seraient. Mais il n'apparaît pas que tous soient remis ;
autrement il arriverait souvent qu'on n'aurait aucun péché véniel, ce qui
s'oppose à la parole de S. Jean (1 Jn 1, 8) : "Si nous disons que nous
n'avons pas de péché, nous nous trompons nous-même." Donc aucun péché
véniel n'est remis par ce sacrement.
3. Les contraires s'excluent réciproquement. Mais les péchés véniels n'interdisent pas de recevoir ce sacrement, car la parole en S. Jean (6, 59) : "Si quelqu'un en mange, il ne mourra jamais " est ainsi commentée par S. Augustin " Approchez-vous de l'autel dans l'innocence pourvu que les péchés, fussent-ils quotidiens, ne soient pas mortels." Donc les péchés véniels, eux non plus, ne sont pas ôtés par ce sacrement.
Cependant : Innocent III dit que ce sacrement " détruit le péché véniel et préserve des péchés mortels".
Conclusion
:
On peut considérer deux choses dans ce sacrement : le sacrement lui-même, et la " réalité " du sacrement.
Et des deux côtés on voit que ce sacrement possède une vertu pour la rémission des péchés véniels. Car ce sacrement se prend sous l'aspect d'un aliment nourrissant. Or la nutrition procurée par l'aliment est nécessaire au corps pour restaurer ce que perd quotidiennement par l'action de la chaleur naturelle. Et, sur le plan spirituel, il se produit en nous, quotidiennement, une déperdition due à l'ardeur de la convoitise, par les péchés véniels qui diminuent la ferveur de la charité, comme on l'a montré dans la deuxième Partie. C'est pourquoi il appartient à ce sacrement de remettre les péchés véniels. Aussi S. Ambroise dit-il qu'on mange ce pain quotidien " pour remédier à la faiblesse quotidienne".
Quant à la " réalité " de ce sacrement, c'est la charité, dont ce sacrement excite non seulement l'habitus, mais l'acte : c'est par là que les péchés véniels sont effacés. Il est donc évident que les péchés véniels sont remis par la vertu de ce sacrement.
Solutions
:
1. Les péchés véniels, bien
qu'ils ne s'opposent pas à la charité quant à son habitus, s'opposent cependant
à la charité quant à la ferveur de son acte, qui est excitée par ce sacrement.
C'est pour ce motif qu'il enlève les péchés véniels.
2. Il ne faut pas entendre
cette parole de S. Jean en ce sens qu'il serait impossible, à aucun moment, de
n'avoir à se reprocher aucun péché véniel, mais en ce sens que même les saints
ne passent pas la vie présente sans commettre de péchés véniels.
3. La charité, que donne ce
sacrement, a plus de force que les péchés véniels ; car la charité, par son
acte, enlève les péchés véniels, et cependant ceux-ci ne peuvent totalement
empêcher l'acte de la charité. Et le même raisonnement vaut pour ce sacrement.
Objections
:
1. Par ce sacrement,
l'homme reçoit en lui l'effet de la passion du Christ, on l'a dit a, de même
que par le baptême. Mais par le baptême l'homme reçoit la rémission de toute la
peine, en vertu de la passion du Christ, qui a suffisamment satisfait pour tous
les péchés, comme on l'a montré plus haut. Il apparaît donc que, par ce
sacrement, l'homme reçoit rémission de toute la dette de peine.
2. Le pape Alexandre dit :
"Il ne peut rien y avoir dans les sacrifices de plus grand que le corps et
le sang du Christ." Mais par les sacrifices de l'ancienne loi l'homme
satisfaisait pour ses péchés, car il est écrit dans le Lévitique (4 et 5) :
"Si un homme a péché, qu'il offre (ceci ou cela) pour son péché, et son
péché lui sera remis." Donc, à bien plus forte raison, ce sacrement
vaut-il pour la remise de toute la peine.
3. Il est évident que, par ce sacrement, quelque chose est acquitté de la dette de peine ; c'est pourquoi on enjoint à certains, comme satisfaction, de faire célébrer des messes pour eux-mêmes. Mais la raison pour laquelle une partie de la peine est remise vaut aussi pour le reste, puisque la vertu du Christ, qui est contenue dans ce sacrement, est infinie. Il apparaît donc que, par ce sacrement, toute la peine est enlevée.
Cependant : à ce compte, on ne devrait imposer à personne aucune autre peine, comme on fait pour celui qui vient de recevoir le baptême.
Conclusion
:
Ce sacrement est tout ensemble sacrifice et sacrement. Mais il a raison de sacrifice en tant qu'il est offert ; et il a raison de sacrement en tant qu'il est mangé. Et c'est pourquoi il produit l'effet du sacrement en celui qui mange, tandis qu'il produit l'effet du sacrifice en celui qui offre, ou en ceux pour qui il est offert.
Donc, si on le considère en tant que sacrement, il a un double effet : l'un directement, en vertu du sacrement ; l'autre en vertu d'une certaine concomitance, comme on l'a dit au sujet de ce qui est contenu dans le sacrements. En vertu du sacrement, il produit directement cet effet pour lequel il a été institué. Or, il n'a pas été institué en vue de satisfaire, mais pour produire une nutrition spirituelle par union au Christ et à ses membres, de même que la nourriture s'unit à celui qui est nourri. Mais, parce que cette unité se fait par la charité, dont la ferveur nous obtient la rémission non seulement de la faute, mais encore de la peine, il s'ensuit que, par voie de conséquence, grâce à une certaine concomitance qui accompagne l'effet principal, on obtient rémission de la peine ; non sans doute de la peine entière, mais selon la mesure de sa dévotion et de sa ferveur.
En tant qu'elle est sacrifice, au contraire, l'eucharistie a une puissance satisfactoire. Mais dans la satisfaction on considère davantage le sentiment de l'offrant que la quantité de l'oblation. Aussi le Seigneur dit-il en S. Luc (21, 4), au sujet de la veuve qui avait offert deux piécettes, qu'elle " a donné plus que tout le monde". Aussi, bien que cette oblation de l'eucharistie, quant à sa quantité, suffise à satisfaire pour toute la peine, cependant elle a valeur satisfactoire à l'égard de ceux pour qui elle est offerte, ou même à l'égard de ceux qui l'offrent, selon la quantité de leur dévotion, et non pour toute la peine.
Solutions
:
1. Le sacrement de baptême
est directement ordonné à la rémission de la faute et de la peine, mais non
l'eucharistie ; car le baptême est donné à l'homme comme mourant avec le Christ
; l'eucharistie lui est donnée comme devant être nourri et perfectionné par le
Christ. La comparaison n'est donc pas valable.
2. Les autres sacrifices et
oblations n'opéraient pas la rémission de toute la peine, ni selon la valeur de
la chose offerte, comme c'est le cas dans notre sacrifice ; ni selon la
dévotion de l'homme, à cause de laquelle il arrive, ici aussi, que toute la
peine n'est pas ôtée.
3. Si, par ce sacrement,
une partie seulement de la peine est ôtée et non la peine tout entière, cela ne
vient pas d'une insuffisance de la vertu du Christ, mais d'une insuffisance de
dévotion chez l'homme.
Objections
:
1. Beaucoup, qui prennent
comme il faut ce sacrement, tombent ensuite dans le péché. Cela n'arriverait
pas si ce sacrement préservait des péchés futurs. L'effet de ce sacrement n'est
donc pas de préserver des péchés futurs.
2. L'eucharistie est "
le sacrement de la charité", on l'a déjà dite. Mais il n'apparaît pas que
la charité préserve des péchés futurs. Car celui qui a possédé une fois la
charité peut la perdre par le péché, comme on l'a établi dans la deuxième
Partie. Il apparaît donc que ce sacrement non plus ne préserve pas l'homme du
péché.
3. L'origine du péché en nous est " la loi du péché, qui est dans nos membres " (Rm 7, 23). Mais l'atténuation de ce foyer de convoitise qu'est la loi du péché n'est pas donnée comme l'effet de ce sacrement mais plutôt du baptême. Préserver des péchés futurs n'est donc pas l'effet de ce sacrement.
Cependant : le Seigneur dit en S. Jean (6, 50) : "Tel est le pain qui descend du ciel, que celui qui en mange ne meurt pas." Cela ne peut évidemment pas s'entendre de la mort corporelle. Il faut donc comprendre que ce sacrement préserve de la mort spirituelle, qui est le péché.
Conclusion
:
Le péché est comme la mort spirituelle de l'âme. On est donc préservé du péché futur à la manière dont le corps est préservé de la mort future. Cela se fait de deux façons. D'abord en ce que la nature de l'homme est fortifiée intérieurement contre les forces intérieures de destruction ; c'est ainsi qu'on est préservé de la mort par la nourriture et les remèdes. Ensuite parce qu'on est protégé contre les attaques extérieures ; et c'est ainsi qu'on est préservé par les armes dont on protège son corps.
Notre sacrement préserve du péché de ces deux façons. Car d'abord, du fait qu'il unit au Christ par la grâce, il fortifie la vie spirituelle de l'homme à la manière d'un aliment spirituel et d'un remède spirituel, selon cette parole du Psaume (104, 15) : "Le pain fortifie le coeur de l'homme." Et S. Augustin dit : "Approche sans crainte, c'est du pain, non du poison."
Puis, en tant que ce sacrement est un signe de la passion du Christ, par quoi les démons ont été vaincus, il repousse toute attaque des démons. D'où cette parole de Chrysostome : "Nous quittons cette table comme des lions, en soufflant le feu, devenus redoutables au démon."
Solutions
:
1. L'effet de ce sacrement
est reçu dans l'homme selon sa condition d'homme, comme il arrive pour
n'importe quelle cause active, dont l'effet est reçu dans une matière selon le
mode de cette matière. Or l'homme, dans son état de voyageur, est dans une
condition telle que son libre arbitre peut s'incliner au bien ou au mal 13.
Aussi, bien que ce sacrement, autant qu'il dépend de lui, ait la vertu de
préserver du péché, il n'enlève pourtant pas à l'homme la possibilité de
pécher.
2. La charité aussi, autant
qu'il dépend d'elle, préserve l'homme du péché : "L'amour du prochain ne
fait pas le mal " (Rm 13, 10). Mais, à cause de l'inconstance du libre
arbitre, il arrive qu'on pèche après avoir eu la charité ; de même après avoir
reçu ce sacrement.
3. Bien que ce sacrement ne
soit pas directement ordonné à l'atténuation du foyer, il l'atténue cependant
en vertu d'une certaine conséquence, en tant qu'il accroît la charité. Car, dit
S. Augustin : "L'accroissement de la charité est la diminution de la
convoitise." Et, directement, ce sacrement confirme le coeur de l'homme
dans le bien. Par là encore, l'homme est préservé du péché.
Objections
:
1. Ce sacrement est du même
genre que les autres, puisqu'on le comprend dans la même énumération. Or, les
autres sacrements ne profitent qu'à ceux qui les reçoivent. Ainsi le baptisé
seul reçoit l'effet du baptême. Donc ce sacrement, lui aussi, ne profite qu'à
celui qui le consomme.
2. L'effet de ce sacrement
est l'obtention de la grâce et de la gloire, et la rémission de la faute, au
moins vénielle. Donc, si ce sacrement produisait un effet chez d'autres que
ceux qui le consomment, il pourrait arriver que quelqu'un obtienne et la grâce,
et la gloire, et la rémission de la faute, sans avoir rien fait ni rien subi
lui-même, parce qu'un autre aurait consommé ou offert ce sacrement.
3. Multipliez la cause, et vous multipliez l'effet. Donc, si ce sacrement profitait à d'autres qu'à ceux qui le consomment, il s'ensuivrait qu'il profiterait davantage à quelqu'un, si beaucoup le consommaient en mangeant beaucoup d'hosties consacrées à une seule messe. Or, telle n'est pas la coutume de l'Église, à savoir que beaucoup communient pour le salut de quelqu'un. Il n'apparaît donc pas que ce sacrement profite à un autre qu'à celui qui le consomme.
Cependant : dans la célébration de ce sacrement, on prie beaucoup pour les autres. Ce serait en vain si ce sacrement ne profitait pas à d'autres. Donc il ne profite pas seulement à ceux qui le consomment.
Conclusion
:
Comme on l'a déjà dit, ce sacrement n'est pas seulement sacrement, il est encore sacrifice. Car en tant que, dans ce sacrement, la passion du Christ est rendue présente, par laquelle le Christ " s'est offert à Dieu en victime " (Ep 5, 2), il a raison de sacrifice. Mais en tant que, dans ce sacrement, la grâce est invisiblement donnée sous une apparence visible, il a raison de sacrement. Ainsi donc, ce sacrement profite à ceux qui le consomment et par mode de sacrement, et par mode de sacrifice, car il est offert pour tous ceux qui le consomment ; en effet on dit dans le canon de la messe : "Quand nous recevrons, en communiant ici à l'autel, le Corps et le Sang infiniment saints de ton Fils, puissions-nous tous être comblés des grâces et des bénédictions du ciel " Mais aux autres, qui ne le consomment pas, il profite par mode de sacrifice, en tant qu'il est offert pour leur salut ; aussi dit-on, au canon de la messe : "Souviens-toi, Seigneur, de tes serviteurs et de tes servantes... pour qui nous t'offrons, ou qui t'offrent eux-mêmes ce sacrifice de louange pour eux et pour tous les leurs, afin d'obtenir leur propre rédemption, la sécurité et le salut dont ils ont l'espérance." Et le Seigneur a manifesté ce double profit lorsqu'il a dit en S. Matthieu (26, 28) : "qui pour vous " qui le consommez, " et pour beaucoup " d'autres, " sera répandu en rémission des péchés".
Solutions
:
1. Ce sacrement l'emporte
sur les autres en ce qu'il est sacrifice. Par conséquent la comparaison ne vaut
pas.
2. La passion du Christ
profite bien à tous en tant queue est suffisante et pour la rémission de la
faute, et pour l'obtention de la grâce et de la gloire, mais elle ne produit
son effet qu'en ceux qui s'unissent à la passion du Christ par la foi et la
charité ; de même ce sacrifice, qui est le mémorial de la passion du Seigneur,
ne produit son effet qu'en ceux qui sont unis à ce sacrement par la foi et la
charité. Ce qui fait dire à S. Augustin : "Offre-t-on le corps du Christ,
sinon pour ceux qui sont membres du Christ ? " Aussi, au canon de la
messe, ne prie-t-on pas pour ceux qui sont hors de l'Église. Quant aux autres,
il leur profite plus ou moins, selon la mesure de leur dévotion.
3. Consommer l'eucharistie
ressortit à sa raison de sacrement ; mais l'offrir ressortit à sa raison de
sacrifice. Et c'est pourquoi, du fait qu'un homme, ou même plusieurs,
consomment le corps du Christ, cela n'augmente pas le secours que d'autres
peuvent en recevoir. De même aussi, le fait qu'un prêtre consacre, à la même
messe, un plus grand nombre d'hosties, ne multiplie pas l'effet de ce
sacrement, parce qu'il n'y a jamais qu'un seul sacrifice. Car il n'y a pas plus
de vertu dans un grand nombre d'hosties consacrées que dans une seule, puisque,
dans toutes ou dans une seule, il n'y a jamais que le Christ tout entier. Et
c'est pourquoi, si quelqu'un, au cours d'une seule messe, consomme beaucoup
d'hosties consacrées, il ne participera pas à une plus grande efficacité du
sacrement ; tandis qu'en un plus grand nombre de messes, l'oblation du
sacrifice est multipliée. Et c'est pourquoi l'efficacité du sacrifice et du
sacrement est alors multipliées.
Objections
:
1. Commentant S. Jean (6,
59) " Vos pères, ont mangé la manne", S. Augustin dit : "Mangez
spirituellement le pain du ciel, présentez-vous à l'autel avec innocence ;
pourvu que les péchés, fussent-ils quotidiens, ne soient pas mortels." Il
en ressort que les péchés véniels, appelés ici quotidiens, n'empêchent pas la
manducation spirituelle. Mais ceux qui mangent spirituellement perçoivent
l'effet de ce sacrement. Donc les péchés véniels n'empêchent pas l'effet de ce
sacrement.
2. En outre, ce sacrement
n'a pas une moindre vertu que le baptême. Mais, on l'a dit plus haut, seule la
" fiction " empêche l'effet du baptême, et les péchés véniels n'y ont
pas de rapport, car, selon le livre de la Sagesse (1, 5) " L'Esprit-Saint,
qui nous instruit, fuira l'homme menteur " ; et l'Esprit Saint n'est
cependant pas mis en fuite par les péchés véniels. Donc l'effet de ce
sacrement, lui non plus, n'est pas empêché par les péchés véniels.
3. Rien de ce qui est écarté par l'action d'une cause ne peut empêcher l'effet de cette cause. Mais les péchés véniels sont ôtés par ce sacrement. Ils n'empêchent donc pas son effet.
Cependant : le Damascène dit : "Que le feu du désir qui est en nous, accru par l'ardeur qui vient de cette braise", c'est-à-dire de ce sacrement, " brûle nos péchés et illumine nos coeurs, pour que nous soyons transformés en feu et déifiés par la participation au feu divin". Mais le feu de notre désir, c'est-à-dire de notre amour, est empêché par les péchés véniels, qui empêchent la ferveur de la charité, comme on l'a établi dans la deuxième Partie. Donc les péchés véniels empêchent l'effet de ce sacrement.
Conclusion
:
On peut prendre les péchés véniels à deux points de vue : selon qu'ils sont passés, ou selon qu'ils sont actuellement commis. Au premier point de vue, les péchés véniels n'empêchent aucunement l'effet de ce sacrement. Car il peut arriver que quelqu'un, après avoir commis de nombreux péchés véniels, s'approche avec dévotion de ce sacrement et en obtienne pleinement l'effet.
Au second point de vue, les péchés véniels n'empêchent pas totalement, mais partiellement, l'effet de ce sacrement. Car, nous l'avons dit, l'effet de ce sacrement n'est pas seulement l'obtention de la grâce habituelle ou de la charité, mais aussi une certaine réfection actuelle de douceur spirituelle. Or celle-ci est empêchée si quelqu'un s'approche de ce sacrement avec une âme distraite par les péchés véniels. Mais cela n'empêche pas l'accroissement de la grâce habituelle ou de la charité.
Solutions
:
1. Celui qui s'approche de ce sacrement avec un péché véniel actuel, le mange spirituellement d'une façon habituelle, mais non actuelle. Par conséquent, il perçoit l'effet habituel de ce sacrement, mais non son effet actuel.
2 Le baptême n'est pas ordonné,
comme ce sacrement, à l'effet actuel, c'est-à-dire à la ferveur de la charité.
Car le baptême est une régénération spirituelle, par laquelle on acquiert la
perfection première, qui est un habitus ou une forme ; tandis que ce sacrement
est une manducation spirituelle, qui comporte une délectation actuelle.
3. Cet argument vaut pour les péchés véniels passés, qui sont ôtés par ce sacrement.
Il faut ensuite étudier l'usage, ou manducation de ce sacrement. D'abord en général (Q. 80) ; ensuite nous verrons comment le Christ a usé de ce sacrement (Q. 81).
1. Y a-t-il deux
manières de manger ce sacrement : sacramentellement et spirituellement ? 2. Le
manger spirituellement convient-il seulement à l'homme ? - 3. Le manger sacramentellement
convient-il seulement à l'homme juste ? - 4. Le pécheur commet-il un péché en
le mangeant sacramentellement ? - 5. La gravité de ce péché. - 6. Doit-on
repousser le pécheur qui vient à ce sacrement ? - 7. La pollution nocturne
empêche-t-elle de recevoir ce sacrement ? - 8. Doit-il être reçu seulement par
ceux qui sont à jeun ? - 9. Doit-on le proposer à ceux qui n'ont pas l'usage de
la raison ? - 10. Faut-il le recevoir quotidiennement ? - 11. Est-il permis de
s'en abstenir entièrement ? - 12. Est-il permis de recevoir le corps du Christ
sans recevoir son sang ?
Objections
:
1. Le baptême est une
régénération spirituelle, selon la parole du Seigneur en S. Jean (3, 5) :
"Si quelqu'un ne tenait pas de l'eau et de l'Esprit Saint..." De
même, ce sacrement est une nourriture spirituelle. Aussi le Seigneur dit-il à
son sujet (Jn 6, 64) : "Les paroles que je vous ai dites sont esprit et
vie." Mais à l'égard du baptême on ne distingue pas un double mode,
sacramentel et spirituel. Cette distinction ne doit donc pas être employée non
plus au sujet de notre sacrement.
2. Deux réalités, dont
l'une est en vue de l'autre, ne doivent pas être distinguées comme appartenant
à des espèces différentes, car l'une reçoit de l'autre son espèce. Mais la
manducation sacramentelle s'ordonne à la manducation spirituelle comme à sa
fin. On ne doit donc pas distinguer en les opposant manducation sacramentelle
et manducation spirituelle.
3. Deux êtres, dont l'un ne peut exister sans l'autre, ne peuvent être distingués par opposition. Mais il apparaît que nul ne peut manger spirituellement s'il ne mange aussi sacramentellement ; autrement les Pères de l'ancienne loi auraient mangé spirituellement ce sacrement. En outre, la manducation sacramentelle serait inutile si l'on pouvait, sans elle, obtenir la manducation spirituelle. Il est donc illogique de distinguer deux manducations, l'une sacramentelle et l'autre spirituelle.
Cependant : le texte de S. Paul (1 Co 11, 29) : "Celui qui mange et boit indignement, etc." est ainsi commenté par la Glose : "Nous disons qu'il y a deux manières de manger : l'une est sacramentelle, et l'autre spirituelle."
Conclusion
:
Dans la manducation de ce sacrement, deux choses sont à considérer : le sacrement en lui-même, et son effet. Nous avons déjà parlé des deux. La manière parfaite de manger ce sacrement est celle où on le reçoit de telle façon qu'on perçoit son effet. Mais il arrive parfois, nous l'avons dit, qu'on soit empêché de percevoir l'effet de ce sacrement ; et cette manière de le manger est imparfaite. Puisque la différence entre le parfait et l'imparfait est un principe de division, la manducation sacramentelle, par laquelle on consomme le sacrement sans obtenir son effet, est distinguée, par opposition, de la manducation spirituelle par laquelle on perçoit l'effet de ce sacrement, lequel unit spirituellement au Christ par la foi et la charité.
Solutions
:
1. Même à l'égard du baptême et des autres sacrements on emploie une distinction semblable, car certains reçoivent seulement le sacrement, tandis que d'autres reçoivent en outre la " réalité " du sacrement. Il y a cependant une différence, car, du fait que les autres sacrements s'accomplissent dans l'emploi de la matière, recevoir le sacrement est l'accomplissement même du sacrement. Tandis que l'eucharistie s'accomplit dans la consécration de la matière, si bien que l'usage, qu'il soit sacramentel ou spirituel, est consécutif au sacrement.
D'autre part, dans le baptême
aussi, et dans les autres sacrements qui impriment un caractère, ceux qui
reçoivent le sacrement obtiennent toujours un effet spirituel qui est le
caractère, ce qui n'arrive pas dans l'eucharistie. Par conséquent, dans l'eucharistie,
l'usage sacramentel se distingue davantage de l'usage spirituel que dans le cas
du baptême.
2. La manducation
sacramentelle qui produit la manducation spirituelle ne se distingue pas de
celle-ci par opposition, mais elle y est incluse. La manducation sacramentelle,
qu'on distingue par opposition de la manducation spirituelle, est celle qui
n'atteint pas son effet ; c'est ainsi que l'être imparfait qui n'atteint pas à
la perfection de l'espèce se distingue par opposition de l'être achevé.
3. Comme on l'a dit déjà, un homme peut percevoir l'effet du sacrement s'il possède celui-ci par voeu, bien qu'il ne le reçoive pas en réalité.
C'est ainsi que certains sont
baptisés du " baptême d'Esprit", à cause de leur désir du baptême,
avant d'être baptisés du baptême d'eau ; et de même, certains mangent
spirituellement ce sacrement avant de le consommer sacramentellement. Mais cela
arrive de deux façons. La première vient du désir de manger le sacrement
lui-même ; c'est ainsi qu'on dit qu'ils sont baptisés, ou qu'ils mangent
spirituellement, mais non sacramentellement, ceux qui désirent recevoir ces
sacrements depuis qu’ils sont institués. L'autre manière est figurative. C'est
ainsi, d'après S. Paul, que les Pères de l'ancienne loi " ont été baptisés
dans la nuée et dans la mer Rouge " et que " ils ont mangé la
nourriture spirituelle et bu la boisson spirituelle " (1 Co 10, 2).
Cependant la manducation sacramentelle n'est pas inutile ; car la réception
même du sacrement produit l'effet du sacrement avec plus de plénitude que le
simple désir, comme on l'a vu plus haut à propos du baptême.
Objections
:
1. La parole du Psaume (78,
25) " L'homme a mangé le pain des anges " est ainsi commentée par la
glose : "C'est-à-dire le corps du Christ, qui est vraiment la nourriture
des anges." Mais il n'en serait pas ainsi si les anges ne mangeaient pas
spirituellement le Christ.
2. S. Augustin écrite :
"Le Seigneur veut nous faire entendre que cette nourriture et cette
boisson est la société de son corps et de ses membres, qui est l'Église dans
les prédestinés." Mais les hommes ne sont pas seuls à appartenir à cette
société. Les saints anges aussi. Donc les saints anges mangent spirituellement
l'eucharistie.
3. S. Augustin dit : "Il faut manger spirituellement le Christ, parce qu'il dit lui-même (Jn 6, 57) : "Celui qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui." " Or cela ne convient pas seulement aux hommes, mais aussi aux saints anges, dans lesquels le Christ demeure par la charité, et eux en lui. Il apparent donc que la manducation spirituelle n'est pas réservée aux hommes, mais appartient aussi aux anges.
Cependant : S. Augustin écrit " Mangez spirituellement le pain pris à l'autel, approchez-vous de l'autel avec innocence." Mais il n'appartient pas aux anges de s'approcher de l'autel, comme pour y prendre quelque chose. Il n'appartient donc pas aux anges de manger spirituellement l'eucharistie.
Conclusion
:
Ce sacrement contient bien le Christ lui-même, non pas sous son aspect propre, mais sous l'aspect du sacrement. On peut donc manger spirituellement le Christ lui-même de deux manières. Selon la première, on mange le Christ selon qu'il existe sous son aspect propre. C'est selon cette manière que les anges mangent spirituellement le Christ lui-même, en tant qu'ils lui sont unis par la jouissance de la charité parfaite et par la vision à découvert (c'est le pain que nous espérons manger dans la patrie), non par la foi, qui nous unit à lui ici-bas.
On peut manger spirituellement le Christ d'une seconde manière, en tant qu'il existe sous les espèces sacramentelles : c'est-à-dire en tant qu'on croit au Christ, avec le désir de manger ce sacrement. Et cela n'est pas seulement manger spirituellement le Christ, mais encore manger spirituellement ce sacrement. Cela n'appartient pas aux anges. C'est pourquoi, s'il est vrai que les anges mangent spirituellement le Christ, il ne leur convient pas de manger spirituellement ce sacrement.
Solutions
:
1. La manducation du Christ
dans ce sacrement est ordonnée, comme à sa fin, à la jouissance de la patrie :
c'est ainsi que les anges jouissent de lui. Et puisque les moyens ordonnés à la
fin découlent de cette fin, il s'ensuit que la manducation du Christ par
laquelle nous le recevons dans ce sacrement découle en quelque sorte de la
manducation par laquelle les anges jouissent du Christ dans la patrie. Et pour
cette raison on dit que l'homme mange " le pain des anges " : parce
que ce pain est, à titre premier et originel, celui des anges, qui jouissent de
lui sous son aspect propre ; d'une façon seconde et dérivée, il est le pain des
hommes, qui reçoivent le Christ sous ce sacrement.
2. A la société du corps
mystique appartiennent et les hommes et les anges ; mais les hommes par la foi,
et les anges par la vision à découvert. Or les sacrements sont proportionnés à
la foi, par laquelle on voit la vérité " dans un miroir et d'une manière
obscure". Et c'est pourquoi, dans le régime actuel, à parler en rigueur de
termes, ce n'est pas aux anges mais aux hommes qu'il appartient de manger
spirituellement ce sacrement.
3. Le Christ demeure dans
les hommes, selon leur état présent, par la foi ; mais il demeure dans les
anges bienheureux par la vision à découvert. Et c'est pourquoi le cas est
différent, comme on vient de le dire.
Objections
:
1. S. Augustin écrit "
A quoi bon préparer tes dents et ton ventre ? Crois, et tu manges. Car croire
en lui, c'est manger le pain vivant." Mais le pécheur ne croit pas en lui,
c'est-à-dire qu'il n'a pas la foi formée, qui consiste à croire " en
Dieu", comme on l'a établi dans la deuxième Partie. Le pécheur ne peut
donc pas manger ce sacrement, qui est " le pain vivant".
2. Ce sacrement est appelé
par excellence " sacrement de la charité", comme on l'a vu i. Mais de
même que les infidèles sont privés de la foi, de même tous les pécheurs sont
privés de la charité. Or, les infidèles ne semblent pas pouvoir manger
sacramentellement ce sacrement, puisqu'on l'appelle, dans la formule
sacramentelle, " le mystère de la foi". Donc, pour la même raison,
aucun pécheur ne peut manger sacramentellement le corps du Christ.
3. Le pécheur est plus abominable à Dieu que la créature privée de raison, car le Psaume (49, 2 1) dit, au sujet du pécheur : "L'homme établi dans les honneurs a manqué d'intelligence, il a été mis au rang des bêtes sans raison, et il leur est devenu semblable." Mais la bête sans raison, comme une souris ou un chien, ne peut recevoir ce sacrement, de même queue ne peut recevoir le sacrement de baptême. Donc, pour la même raison, aucun pécheur ne peut manger sacramentellement le corps du Christ.
Cependant : la parole du Seigneur en S. Jean (6, 59) : "Si quelqu'un en mange, il ne mourra pas " est ainsi commentée par S. Augustin : "Beaucoup mangent à l'autel et y trouvent la mort ; d'où la parole de l'Apôtre -. "Il mange et boit son jugement." " Mais il n'y a que les pécheurs qui meurent du fait de la communion. Donc les pécheurs aussi mangent sacramentellement le corps du Christ, et pas seulement les justes.
Conclusion
:
Certains théologiens anciens se sont trompés à ce sujet, affamant que le corps du Christ n'est pas même mangé sacramentellement par les pécheurs, mais que, aussitôt qu'il touche les lèvres du pécheur, le corps du Christ cesse d'exister sous les espèces sacramentelles.
Mais cette position est erronée. Car elle déroge à la vérité de ce sacrement ; celle-ci implique, nous l'avons dit, que le corps du Christ ne cesse pas d'exister sous les espèces sacramentelles tant que celles-ci subsistent. Or les espèces subsistent, nous l'avons dit, aussi longtemps que subsisterait la substance du pain, si elle était là. Et il est évident que la substance du pain, lorsqu'elle est absorbée par un pécheur, ne disparaît pas aussitôt, mais queue demeure jusqu'à l'achèvement de la digestion par la chaleur naturelle. En conséquence est-ce aussi longtemps que le corps du Christ subsiste sous les espèces sacramentelles absorbées par le pécheur. On doit donc affirmer que le pécheur peut, lui aussi, manger sacramentellement le corps du Christ, et que ce n'est pas réservé au juste.
Solutions
:
1. Ces paroles et d'autres
semblables doivent s'entendre de la manducation spirituelle, qui ne convient
pas aux pécheurs. C'est une mauvaise intelligence de ces paroles qui a amené
l'erreur réfutée ci-dessus, parce que ses auteurs n'ont pas su distinguer entre
manducation corporelle et manducation spirituelle.
2. Même si c'est un
infidèle qui mange les espèces sacramentelles, il mange le corps du Christ dans
le sacrement. C'est pourquoi l'on peut dire qu'il mange sacramentellement, si
l'on détermine par cet adverbe ce qui est mangé. Mais si l'on se met au point
de vue de celui qui mange, alors, à proprement parler, il ne mange pas
sacramentellement, parce qu'il ne traite pas ce qu'il mange comme un sacrement,
mais comme un aliment ordinaire. Sauf peut-être si cet infidèle avait
l'intention de recevoir ce que l'Église confère, quand bien même il n'aurait
pas la vraie foi à l'égard des autres articles, ou même à l'égard de ce
sacrement.
3. Même si une souris ou un chien mange une hostie consacrée, la substance du corps du Christ ne cesse pas d'exister sous les espèces aussi longtemps que ces espèces subsistent, c'est-à-dire aussi longtemps que la substance du pain subsisterait ; il en serait encore de même si l'hostie était jetée dans la boue. Et cela n'attente en rien à la dignité du corps du Christ, lequel a voulu être crucifié par les pécheurs sans que sa dignité en fût abaissée, d'autant plus que la souris ou le chien ne toucherait pas le corps du Christ sous son aspect propre, mais seulement sous les espèces sacramentelles.
Certains auteurs ont bien dit que, dès que le sacrement est touché par une souris ou un chien, aussitôt le corps du Christ cesse de s'y trouver. Cela encore déroge à la vérité du sacrement, comme on l'a dit ci-dessus.
Il ne faut pas dire, cependant, que
l'animal sans raison mange sacramentellement le corps du Christ, car par sa
nature il ne peut pas le traiter comme un sacrement. Ce n'est donc pas
sacramentellement, mais c’est par accident qu'il mange le corps du Christ,
comme un homme qui mangerait une hostie consacrée sans savoir qu'elle est
consacrée. Et puisque ce qui est tel par accident ne forme pas une espèce, dans
aucun genre, par conséquent cette manière de manger le corps du Christ ne peut
former une troisième manière qu'on distinguerait de la manducation
sacramentelle et de la manducation spirituelle.
Objections
:
1. Le Christ ne jouit pas,
sous les espèces sacramentelles, d'une dignité supérieure à celle dont il jouit
sous son aspect propre. Mais les pécheurs qui touchaient le corps du Christ
dans sa nature propre ne péchaient pas ; bien au contraire, ils recevaient le
pardon de leurs péchés, comme la pécheresse de S. Luc (7, 36). Et S. Matthieu
dit (14, 36) : "Tous ceux qui touchaient la frange de son vêtement ont été
sauvés." Donc ils ne pèchent pas, mais au contraire ils obtiennent le
salut en mangeant le sacrement du corps du Christ.
2. Ce sacrement est, comme
les autres, un remède spirituel. Mais on administre un remède aux malades pour
les sauver ; le Seigneur dit en S. Matthieu (9, 12) : "Ce ne sont pas les
bien portants mais les mal portants qui ont besoin de médecin." Or, les
malades ou les mal portants, dans le domaine spirituel, ce sont les pécheurs.
Donc ceux-ci peuvent manger ce sacrement sans pécher.
3. Ce sacrement, puisqu'il
contient le Christ, appartient à la catégorie des biens suprêmes, que S.
Augustin définit : "Ceux dont nul ne peut faire mauvais usage." Or
nul ne pèche sinon en faisant mauvais usage d'une chose. Donc aucun pécheur ne
commet de péché en mangeant ce sacrement.
4. Ce sacrement est perçu
par la vue tout aussi bien que par le goût et par le toucher. Donc, si un
pécheur commettait un péché en prenant ce sacrement, il pécherait aussi en le
voyant. Ce qui est évidemment faux, puisque l'Église propose ce sacrement à la
vue et à l'adoration de tous. Donc un pécheur ne commet pas de péché du fait
qu'il mange ce sacrement.
5. Il arrive parfois qu'un pécheur n'a pas conscience de son péché. Et cependant il ne semble pas qu'un tel homme commette un péché en mangeant le corps du Christ ; car, à ce compte, tous ceux qui le mangent commettraient un péché, comme s'exposant au danger, puisque l'Apôtre dit (1 Co 4, 4) : "Ma conscience ne me reproche rien, mais je n'en suis pas justifié pour autant." Il n'apparaît donc pas que le pécheur tombe dans une nouvelle faute s'il mange ce sacrement.
Cependant : S. Paul dit (1 Co 11, 29) " Celui qui mange et qui boit indignement mange et boit son propre jugement", c'est-à-dire sa condamnation. Et la Glose précise ce passage : "Il mange et boit indignement, celui qui est dans le péché, ou qui traite le sacrement avec irrévérence." Donc celui qui est dans le péché mortel, s'il reçoit ce sacrement, acquiert sa condamnation, en commettant un nouveau péché mortel.
Conclusion
:
Dans ce sacrement comme dans les autres, ce qui est sacrement est signe de ce qui est la réalité du sacrement. Or celle-ci est double, nous l'avons vu. L'une est signifiée et contenue, c'est le Christ lui-même. L'autre est signifiée et non contenue, c'est le corps mystique du Christ, c'est-à-dire la société des saints. Quiconque mange ce sacrement signifie donc par là même qu'il est uni au Christ et incorporé à ses membres. C'est là le fait de la foi formée, qui ne coexiste jamais avec le péché mortel. Il est évident, par conséquent, que quiconque mange ce sacrement avec un péché mortel commet une fausseté dans ce sacrement. Il encourt donc le sacrilège, comme violant le sacrement. Et c'est pour cela qu'il commet un nouveau péché mortel.
Solutions
:
1. Le Christ qui se manifestait sous son aspect propre ne s'offrait pas au contact des hommes en signe d'union spirituelle avec lui, ainsi qu'il le fait à ceux qui vont le manger dans ce sacrement. Par conséquent les pécheurs qui le touchaient sous son aspect propre n'encouraient pas le crime de fausseté à l'égard des réalités divines, comme les pécheurs qui mangent ce sacrement.
En outre, le Christ présentait
encore " une chair semblable à celle du péché " : il était donc normal
qu'il s'offrît au contact des pécheurs. Mais lorsque cette ressemblance fut
écartée par la gloire de la résurrection, il interdit de le toucher à la femme
dont la foi était insuffisante à son égard. Aussi lui dit-il, en S. Jean (20,
17) : "Ne me touche pas : car je ne suis pas encore monté vers mon Père
" c'est-à-dire " dans ton coeur", commente S. Augustin. Par
conséquent les pécheurs, qui manquent de foi formée envers le Christ, se voient
interdire le contact de ce sacrement.
2. N'importe quel remède ne
convient pas ; cela dépend de l'état du malade. Le fortifiant qu'on donne à un
malade dont la fièvre est tombée ferait du mal à un fiévreux. C'est ainsi que
le baptême et la pénitence sont comme des remèdes destinés à purifier de la
fièvre du péché, tandis que ce sacrement est un fortifiant, réservé à ceux qui
sont délivrés du péché.
3. Par ces " biens
suprêmes", S. Augustin entend les vertus de l'âme " dont nul ne peut
faire mauvais usage", pour en faire les principes d'un usage mauvais. Mais
on peut en faire mauvais usage, à titre d'objets de celui-ci : on le voit bien
chez ceux qui tirent orgueil de leurs vertus. C'est ainsi que ce sacrement,
autant qu'il est en lui, n'est pas principe, mais peut être objet d'un mauvais
usage. Ce qui fait dire à S. Augustin : "Beaucoup reçoivent indignement le
corps du Christ ; cela nous enseigne combien il faut se garder de mal user
d'une bonne chose. Voilà en effet que le mal s'accomplit par le bien,
lorsqu'une chose bonne est prise de mauvaise façon. Le contraire est arrivé à
l'Apôtres lorsqu'il prit le mal de bonne façon, c'est-à-dire lorsqu'il supporta
avec patience l'aiguillon de Satan."
4. Par la vue on ne perçoit
pas le corps même du Christ, mais seulement son sacrement, c’est-à-dire que la
vue n'atteint pas la substance du corps du Christ, mais seulement les espèces
sacramentelles, comme on l'a déjà dit. Tandis que celui qui mange, ne mange pas
seulement les espèces sacramentelles mais aussi le Christ qui leur est présent.
Par suite, la vue du corps du Christ n'est interdite à aucun de ceux qui ont
reçu le sacrement du Christ, à savoir le baptême. Tandis que les non-baptisés
ne sont même pas admis à regarder ce sacrement, comme le montre Denys. Mais on
ne doit admettre à manger le sacrement que ceux qui sont unis au Christ, non
seulement sacramentellement, mais encore réellement.
5. Si quelqu'un n'a pas conscience de son péché, cela peut arriver de deux façons. Ou bien c'est sa faute : soit que, par son ignorance du droit, laquelle n'est pas excusante, il ne tienne pas pour péché ce qui est péché, par exemple si un fornicateur estime que la fornication simple n'est pas un péché mortel ; soit qu'il s'examine avec négligence, contrairement au précepte de l'Apôtre (1 Co 11, 28) : "Que chacun se scrute soi-même, et qu'alors seulement il mange de ce pain et boive à cette coupe." En ce cas le pécheur ne commet pas moins un nouveau péché en mangeant le corps du Christ, bien qu'il n'ait pas c science de son péché, car cette ignorance même est chez lui un péché.
Ou bien cela peut arriver sans qu'il commette de faute - par exemple le pécheur a regretté son péché, mais sa contrition n'était pas suffisante. Dans ce cas il ne pèche pas en mangeant le corps du Christ, parce que l'homme ne peut savoir avec certitude s'il a une véritable contrition. Car il suffit qu'il trouve en lui des signes de contrition, par exemple qu'il s'afflige des péchés passés et se propose de prendre garde aux péchés futurs.
S'il ignore que ce qu'il a fait était un péché, en raison de son ignorance du fait, laquelle est excusante, par exemple s'il s'est approché d'une femme étrangère en croyant que c'était sa femme, on ne doit pas pour cela le déclarer pécheur.
De même encore, s'il a totalement
oublié son péché, il suffit, pour effacer celui-ci, d'une contrition générale,
comme on le dira plus loin. Il ne faut donc plus le déclarer pécheur.
Objections
:
1. Sur la parole de S. Paul
(1 Co 11, 27) : "Quiconque mangera indignement le pain et boira
indignement le calice du Seigneur, sera coupable du corps et du sang du
Seigneur", la Glose commente : "Il sera puni comme s'il avait tué le
Christ." Mais il semble que le péché de ceux qui ont tué le Christ fut le
plus grave de tous. Le péché de celui qui s'approche de la table du Seigneur en
ayant conscience d'un péché est donc le plus grave de tous les péchés.
2. S. Jérôme écrit :
"Qu'as-tu à faire avec les femmes toi qui, à l'autel, converses avec Dieu
? Dis-moi, prêtre, dis-moi, clerc, comment baises-tu le Fils de Dieu avec les
mêmes lèvres dont tu as baisé les lèvres de la prostituée ? Ô Judas, c'est par
un baiser que tu trahis le Fils de l'homme " Ainsi apparaît-il que le
débauché qui s'approche de la table du Christ pèche comme a péché Judas, dont
le péché fut le plus grave. Mais beaucoup de péchés sont plus graves que le
péché de débauche ; et surtout le péché d'infidélité. Donc le péché de
n'importe quel pécheur qui s'approche de la table du Christ est le plus grave
de tous.
3. L'impureté spirituelle est plus abominable à Dieu que l'impureté corporelle. Mais si un homme jetait le corps du Christ dans la boue ou dans le fumier, son péché serait considéré comme très grave. Il pèche donc plus gravement encore s'il le mange en état de péché, ce qui est l'impureté spirituelle. Donc ce péché est le plus grave de tous.
Cependant : sur cette parole en S. Jean (15, 22) : "Si je n'étais pas venu, et si je ne leur avais pas parlé, ils n'auraient pas de péché", S. Augustin" explique qu'il faut l'entendre du péché d'infidélité " qui englobe tous les péchés". Il apparaît ainsi que ce péché n'est pas le plus grave de tous, mais plutôt le péché d'infidélité.
Conclusion
:
Comme on l'a établi dans la deuxième Partie, un péché peut être dit plus grave qu'un autre de deux façons : par soi, ou par accident. Par soi, c'est-à-dire selon sa notion spécifique, qui se prend du côté de son objet. A ce titre, plus le bien auquel le péché s'oppose est important, plus le péché est grave. Et parce que la divinité du Christ l'emporte sur son humanité, et que son humanité l'emporte sur les sacrements de son humanité, il s'ensuit que les péchés les plus graves sont ceux que l'on commet contre la divinité elle-même, comme le péché d'infidélité et le péché de blasphème. En deuxième lieu, vient la gravité des péchés commis contre l'humanité du Christ ; d'où cette sentence en S. Matthieu (12, 32) : "Quiconque dira une parole contre le Fils de l'homme, cela lui sera pardonné ; mais pour qui l'aura dite contre l'Esprit Saint, il n'y aura de pardon ni dans ce monde-ci, ni dans le monde à venir." En troisième lieu viennent les péchés commis contre les sacrements, lesquels se rattachent à l'humanité du Christ. Et après ceux-là viennent les autres péchés, contre les simples créatures.
Mais par accident, un péché est plus grave qu'un autre du côté de celui qui pèche. Par exemple le péché qui vient de l'ignorance ou de la faiblesse est plus léger que celui qui vient du mépris ou d'une connaissance certaine ; et la même considération vaut pour les autres circonstances. A ce titre, ce péché peut être plus grave chez certains, comme chez ceux qui s'approchent de ce sacrement par mépris actuel, avec conscience de leur péché ; chez d'autres il sera moins grave, par exemple chez ceux qui s'approchent de ce sacrement avec conscience de leur péché, parce qu'ils craignent de dévoiler celui-ci.
On voit ainsi que ce péché est plus grave que beaucoup d'autres objectivement, en raison de son espèce, mais qu'il n'est pas le plus grave de tous.
Solutions
:
1. Le péché de ceux qui
mangent indignement ce sacrement est comparé au péché des meurtriers du Christ
parce que ces deux péchés se ressemblent, étant commis contre le corps du
Christ ; mais ils diffèrent quant à la gravité du crime. Car le péché des
meurtriers du Christ fut beaucoup plus grave. D'abord parce que leur péché
s'attaqua au corps du Christ sous son aspect propre, tandis que celui dont nous
parlons affecte le corps du Christ sous son aspect sacramentel. Ensuite parce
que le péché des meurtriers venait de l'intention de nuire au Christ, à la
différence du péché qui nous occupe.
2. Le débauché qui reçoit le corps du Christ est comparé à judas donnant un baiser au Christ, selon une ressemblance dans leur crime parce que tous deux offensent le Christ avec le signe de l'amour, mais non pas quant à la gravité du crime, comme on vient de le dire. Et cette ressemblance s'applique aussi bien aux autres pécheurs qu'aux débauchés ; car tous les péchés mortels s'opposent à l'amour du Christ, dont ce sacrement est le signe, et d'autant plus que les péchés sont plus graves. Cependant, à un certain point de vue, le péché d'impureté rend l'homme moins capable de recevoir ce sacrement, en tant que par ce péché l'esprit est davantage soumis à la chair, et qu'ainsi la ferveur de la dilection, requise dans ce sacrement, se trouve empêchée.
Mais l'obstacle qui s'oppose à la
charité en elle-même a plus de poids que celui qui entrave sa ferveur. C'est
pourquoi le péché d'infidélité, qui sépare radicalement l'homme de l'unité de
l'Église, à parler dans l'absolu, rend l'homme tout à fait incapable de
recevoir ce sacrement, qui est le sacrement de l'unité ecclésiastique, comme
nous l'avons dit. Par conséquent l'infidèle en recevant ce sacrement pèche plus
gravement que le fidèle pécheur ; et il méprise davantage le Christ en tant
qu'il est dans ce sacrement, surtout s'il ne croit pas que le Christ y est
vraiment. Car, autant qu'il dépend de lui, il diminue la sainteté de ce
sacrement, ainsi que la vertu du Christ qui opère dans ce sacrement, ce qui est
mépriser précisément le sacrement en lui-même. Tandis que le fidèle qui le
mange avec conscience de son péché ne méprise pas ce sacrement en lui-même mais
plutôt dans son usage, en le recevant indignement. Aussi l'Apôtre pour définir
le motif de ce péché, dit-il (1 Co 11, 29) qu'on " ne discerne pas le
corps du Seigneur", c'est-à-dire qu'on ne le distingue pas des autres
nourritures ; et c'est ce que fait au suprême degré celui qui ne croit pas à la
présence du Christ dans ce sacrement.
3. Celui qui jetterait ce sacrement dans la boue pécherait beaucoup plus gravement que celui qui s'en approche avec la conscience d'un péché mortel. D'abord parce qu'il le ferait dans l'intention de souiller ce sacrement ; ce qui n'est pas l'intention du pécheur recevant indignement le corps du Christ.
Ensuite parce que l'homme pécheur
est capable de grâce ; il est donc davantage en mesure de recevoir ce sacrement
que n'importe quelle créature dénuée de raison. Il traiterait donc ce sacrement
de la façon la plus contraire à son institution, celui qui le jetterait pour
être mangé par les chiens ou pour être piétiné dans la boue.
Objections
:
1. On ne doit jamais
enfreindre un précepte du Christ, ni pour éviter le scandale, ni pour épargner
le déshonneur à qui que ce soit. Mais le Seigneur a donné ce précepte (Mt 7, 6)
: "Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré." C'est ce qu'on fait au
plus haut point lorsqu'on accorde ce sacrement aux pécheurs. Donc, ni pour
éviter le scandale, ni pour éviter le déshonneur à qui que ce soit, on ne doit
donner ce sacrement au pécheur qui le demande.
2. De deux maux il faut
choisir le moindre. Mais il semble qu'il y ait un moindre mal si un pécheur est
diffamé, ou même si on lui donne une hostie non consacrée, que s'il mange le
corps du Christ et pèche ainsi mortellement. Il semble donc qu'on doit choisir
plutôt de diffamer le pécheur qui demande le corps du Christ, ou de lui donner
une hostie non consacrée.
3. On donne parfois le corps du Christ à ceux qui sont suspects d'un crime, pour les démasquer. On lit en effet dans les Décrets : "Il arrive souvent que des vols soient commis dans les monastères. Aussi avons-nous décidé que, quand les frères eux-mêmes doivent se justifier de tels crimes, la messe soit célébrée par l'abbé, ou par un des frères présents, et qu'à la fin de la messe, tous communient avec ces paroles : "Voici le corps du Christ, pour te servir d'épreuve aujourd'hui." Et plus loin : "Si l'on accuse un évêque ou un prêtre d'un maléfice, il doit chaque fois célébrer la messe et communier, et chaque fois montrer qu'il est innocent de ce dont on l'accuse." Mais il ne faut pas dénoncer les pécheurs occultes, parce que, s'ils ont perdu toute vergogne, ils pécheront plus hardiment, dit S. Augustin. Donc on ne doit pas donner le corps du Christ aux pécheurs occultes, même s'ils le demandent.
Cependant : sur la parole du Psaume (22, 30) : "Tous les puissants de la terre mangeront et adoreront", S. Augustin dit : "Le ministre sacramentel n'interdisait pas aux puissants de la terre", c'est-à-dire aux pécheurs, " de manger à la table du Seigneur".
Conclusion
:
Au sujet des pécheurs, il faut distinguer. Les uns sont des pécheurs occultes. D'autres sont des pécheurs publics, soit parce que le fait est évident, comme pour les usuriers et les brigands avérés, ou bien par suite d'un jugement ecclésiastique ou civil. Aux pécheurs publics, on ne doit pas, même s'ils la demandent, donner la sainte communion. Aussi S. Cyprien écrit-il : "Dans ta charité, tu as jugé bon de me consulter sur ce que je pense des comédiens et de ce magicien qui, installé chez vous, s'obstine encore dans ses pratiques infâmes : faut-il leur donner la sainte communion avec les autres chrétiens ? Je pense qu'il ne convient ni à la majesté divine, ni à l'enseignement de l’Évangile que la pureté et l'honneur de l'Église soient souillés par un contact aussi honteux et infâme."
Mais si, au lieu d'être des pécheurs publics, ce sont des pécheurs occultes, on ne peut leur refuser la sainte communion, s'ils la demandent. Puisque tout chrétien, du fait même qu'il a été baptisé, a été admis à la table du Seigneur, on ne peut le priver de son droit que pour un motif manifeste. C'est pourquoi, sur le texte (1 Co 5, 11) : "Si quelqu'un parmi vous porte le nom de frère..." la glose d'Augustin donne cette explication : "Nous ne pouvons interdire la communion à qui que ce soit, à moins qu'il ait avoué de lui-même, ou qu'il ait été cité et confondu par un jugement ecclésiastique ou civil."
Cependant, le prêtre qui a connaissance d'un crime peut avertir en secret le pécheur occulte, ou avertir en public tous les fidèles d'une façon générale, de ne pas s'approcher de la table du Seigneur avant de s'être repentis et de s'être réconciliés avec l'Église. Car, après la pénitence et la réconciliation, on ne doit pas refuser la communion même aux pécheurs publics, surtout à l'article de la mort. Aussi trouve-t-on cette prescription dans un concile de Carthage : "Aux comédiens et aux gens de condition analogue, ou aux apostats, qui sont revenus à Dieu, qu'on ne refuse pas la réconciliation."
Solutions
:
1. Il est interdit de
donner les choses saintes aux " chiens", c'est-à-dire aux pécheurs
publics. Mais on ne peut pas punir publiquement les péchés occultes : il faut
les laisser au jugement de Dieu.
2. Sans doute, qu'un pécheur occulte commette un nouveau péché mortel en mangeant le corps du Christ, cela est pire que sa diffamation ; cependant, pour le prêtre qui donne le corps du Christ, il est pire de pécher mortellement en diffamant injustement un pécheur occulte que de permettre à celui-ci de pécher lui-même mortellement. Car personne ne peut commettre un péché mortel pour délivrer autrui du péché. Aussi S. Augustin dit-il : "Il serait très dangereux d'admettre cet échange, de faire nous-mêmes quelque chose de mal pour qu'un autre ne fasse pas un mal plus grave." Cependant le pécheur occulte devrait choisir plus volontiers d'être diffamé que d'approcher indignement de la table du Seigneur.
En tout cas on ne doit pas donner
une hostie non consacrée à la place d'une hostie consacrée ; car le prêtre qui
ferait cela, autant qu'il dépendrait de lui, ferait commettre une idolâtrie à
ceux qui croient l'hostie consacrée, qu'il s'agisse des autres assistants, ou
du communiant lui-même. Comme dit S. Augustin : "Que personne ne mange la
chair du Christ qu'il ne l'ait d'abord adorée." Aussi est-il écrit dans la
décrétale sur la célébration de la messe : "Bien que celui qui a
conscience d'un crime et se juge indigne pèche gravement s'il passe outre,
cependant il semble plus coupable, celui qui a l'audace d'accomplir une
démarche simulée."
3. Ces décrets ont été
abrogés par des documents En sens contraire des pontifes romains. Le
pape Étienne dit en effet : "Les sacrés canons ne permettent pas
d'extorquer un aveu à qui que ce soit par l'épreuve du fer rouge ou de l'eau
bouillante. Dans notre droit, les délits doivent être jugés sur un aveu
spontané, ou sur une preuve faite par l'audition publique de témoins. Quant aux
délits occultes et inconnus, il faut les laisser à celui qui, seul, connaît les
coeurs des enfants des hommes." Et l'on trouve la même décision dans la
décrétale sur les expiations car en tout cela, on semble tenter Dieu ; aussi de
tels procédés ne peuvent-ils être employés sans péché. Et il semblerait très
grave que dans ce sacrement, qui a été institué pour être un remède de salut,
quelqu'un trouve un jugement de mort. Donc, en aucun cas, on ne doit donner le
corps du Christ à un suspect par manière d'épreuve.
Objections
:
1. Nul n'est empêché de
recevoir le corps du Christ, sinon par le péché. Mais la pollution nocturne est
un accident qui ne comporte pas de péché. S. Augustin dit en effet :
"L'image qui accompagne la réflexion du prédicateur, lorsqu'elle se
reproduit dans la vision d'un rêve, de telle sorte qu'on ne fasse pas de
différence entre elle et un rapprochement réel des corps, cette image émeut
aussitôt la chair, et ce mouvement de la chair a ses suites habituelles ; mais
cela se fait sans péché, du moment qu'en état de veille on a parlé de ces
choses sans péché - et, pour en parler, il fallait bien y avoir réfléchi."
Donc la pollution nocturne n'interdit pas à l'homme de recevoir ce sacrement.
2. S. Grégoire dit dans une
lettre à S. Augustin de Cantorbéry : "Si quelqu'un s'unit à sa femme non
pas dans l’entraînement de la convoitise, mais seulement pour procréer des
enfants, nous devons le laisser libre d'entrer dans l'église ou de recevoir le
sacrement du corps du Seigneur : car il ne doit pas subir d'interdiction de
notre part, celui qui, au milieu du feu, sait échapper à la flamme." Ainsi
est-il évident que la pollution charnelle, même pendant la veille, si elle ne comporte
pas de péché, n'interdit pas à l'homme de recevoir le corps du Christ. Beaucoup
moins encore, par conséquent, une pollution nocturne qui s'est produite pendant
le sommeil.
3. La pollution nocturne
semble ne comporter qu'une impureté corporelle. Mais d'autres impuretés
corporelles qui, dans l'ancienne loi, interdisaient l'entrée du sanctuaire,
n'empêchent pas, dans la loi nouvelle, de recevoir ce sacrement, comme celles
de la femme qui vient d'accoucher, qui a ses règles, ou qui souffre d'un flux de
sang, selon la lettre de S. Grégoire à S. Augustin de Cantorbéry. Il apparaît
donc que la pollution nocturne n'empêche pas davantage de recevoir ce
sacrement.
4. Le péché véniel
n'empêche pas de recevoir ce sacrement, et pas même le péché mortel, après qu'on
en a fait pénitence. Mais supposé que la pollution nocturne ait eu pour cause
un péché antécédent, l'intempérance ou des pensées impures : la plupart du
temps un tel péché est véniel ; et si parfois il est mortel, il peut arriver
que le matin on se repente et que l'on confesse son péché. Il apparaît donc
qu'on ne doit pas être écarté de la réception de ce sacrement.
5. L'homicide est un péché plus grave que la fornication. Mais si quelqu'un rêve la nuit qu'il commet un homicide ou un vol, ou tout autre péché, on ne l'écarte pas pour autant de la réception du corps du Christ. Il apparaît donc qu'une fornication qu'on a rêvée, avec la pollution qui en a résulté, empêche moins encore de recevoir ce sacrement.
Cependant : il est écrit dans le Lévitique (1 5, 16) : "Lorsqu'un homme aura un épanchement séminal, il sera impur jusqu'au soir." Mais celui qui est impur n'a pas accès aux sacrements. Il apparaît donc que la pollution nocturne interdit de recevoir ce sacrement, qui est le plus grand de tous.
Conclusion
:
Au sujet de la pollution nocturne on peut considérer deux points de vue : selon le premier, elle interdit nécessairement la réception de ce sacrement ; selon le second, elle l'interdit non pas nécessairement, mais pour une raison de convenance.
Ce qui écarte nécessairement de la réception de ce sacrement, c'est uniquement le péché mortel. Et bien que la pollution nocturne, considérée en elle-même, ne puisse être péché mortel, il arrive parfois néanmoins, en raison de sa cause, qu'un péché mortel y soit attaché. Il faut donc considérer la cause de la pollution nocturne. Parfois, en effet, la pollution provient d'une cause spirituelle extrinsèque, c'est-à-dire d'une illusion des démons qui, on l'a vu dans la première Partie, peuvent susciter des images dont l'apparition entraîne quelque fois une pollution. Parfois aussi la pollution provient d'une cause spirituelle intrinsèque, c'est-à-dire de pensées antérieures. Et parfois d'une cause corporelle intrinsèque : soit d'un excès soit d'une faiblesse de la nature, ou encore de la surabondance de nourriture ou de boisson. Chacune de ces trois causes peut être indemne de péché, comme aussi être liée à un péché véniel ou à un péché mortel. Et si elle est sans péché, ou avec un péché véniel, elle n'interdit pas nécessairement la réception sacramentelle, parce que, en communiant, on serait " coupable du corps et du sang du Seigneur". Mais si elle est liée à un péché mortel, elle l'interdit nécessairement.
L'illusion produite par les démons provient parfois de ce que, précédemment, on a négligé de s'exciter à la dévotion, ce qui peut être ou péché mortel, ou péché véniel. Mais parfois cette illusion n'a pas d'autre cause que la méchanceté des démons qui veulent empêcher l'homme de recevoir ce sacrement. C'est pourquoi on lit dans les Conférences des Pères du Désert qu'un moine éprouvait toujours une pollution aux fêtes où il devait communier ; les anciens, ayant constaté qu'aucun motif de sa part n'expliquait cela, décidèrent qu'il ne devait pas, pour autant, s'abstenir de communier ; et l'illusion démoniaque disparut ainsi.
De même, les pensées impures antécédentes peuvent parfois être absolument exemptes de péché ; par exemple lorsque quelqu'un est obligé de penser à ces choses pour cause d'enseignement ou de controverse. Et si cela se fait sans convoitise ni complaisance, ce ne sont pas des pensées impures, mais honnêtes ; pourtant elles peuvent entraîner la pollution, comme on le voit dans le texte de S. Augustin que nous avons allégué. Mais parfois les pensées antécédentes procèdent de la convoitise et de la complaisance ; et s'il y a consentement, il y aura péché mortel ; sinon, péché véniel.
De même encore, la cause corporelle est parfois exempte de péché, par exemple, lorsqu'elle vient de la faiblesse de la nature, à cause de laquelle certains, en pleine veille, éprouvent un épanchement séminal sans qu'il y ait péché ; ou encore cela vient d'une pléthore de la nature, comme il arrive qu'il y ait épanchement de sang, sans qu'il y ait péché, et de même pour la semence qui est le surplus du sang, selon Aristote. Mais parfois, cela s'accompagne de péché, par exemple lorsque cela provient d'un excès de nourriture ou de boisson. En ce cas aussi, le péché peut être soit véniel, soit mortel ; bien que le péché mortel arrive plus souvent à propos de pensées impures qu'à propos de la consommation de nourriture ou de boisson. C'est pourquoi S. Grégoire, dans sa lettre à S. Augustin de Cantorbéry, dit qu'il faut s'abstenir de la communion quand cela vient de pensées impures, mais non quand cela vient du superflu de nourriture ou de boisson, surtout s'il y a nécessité.
Ainsi donc on peut rechercher, selon la cause de la pollution, si la pollution nocturne empêche nécessairement la réception du sacrement.
Mais elle l'empêche pour un motif de convenance qui tient à deux causes. L'une d'elles intervient toujours : c'est une certaine malpropreté corporelle, à cause de laquelle, par respect pour le sacrement, il ne convient pas d'approcher de l'autel ; c'est pourquoi ceux qui veulent toucher quelque chose de sacré se lavent les mains ; à moins qu'une telle impureté soit perpétuelle ou chronique comme la lèpre, le flux de sang et les infirmités analogues. L'autre cause, c'est le trouble de l'âme qu'entraîne la pollution nocturne, surtout lorsqu'elle s'accompagne d'une imagination impure.
Cependant, on doit passer outre à cet empêchement de convenance en cas de nécessité, par exemple, comme dit S. Grégoire, " lorsque peut-être un jour de fête l'exige, ou bien l'exercice du ministère, parce qu'il n'y a pas d'autre prêtre ; c'est alors la nécessité qui commande".
Solutions
:
1. On n'est écarté
nécessairement de la réception de ce sacrement que par le péché mortel ; mais
par convenance, on peut en être empêché pour d'autres motifs, on vient de le dire.
2. L'acte de mariage s'il
est accompli sans péché, par exemple pour engendrer des enfants ou pour
s'acquitter du devoir conjugal, n'interdit pas de recevoir le sacrement, comme
on l'a dit au sujet de la pollution nocturne qui se produit sans péché, sinon à
cause de la souillure corporelle et de la dispersion d'esprit. C'est pourquoi
S. Jérôme écrit : "Si les pains de proposition ne pouvaient être mangés
par ceux qui avaient eu des rapports conjugaux, combien davantage le pain qui
descend du ciel ne peut-il être profané et touché par ceux qui, peu auparavant,
se sont livrés aux embrassements du mariage! Non pas que nous condamnions les
noces ; mais au temps où nous allons manger les chairs de l'Agneau, nous devons
nous abstenir des oeuvres charnelles." Mais parce que cela doit s'entendre
d'une convenance et non d'une nécessité, S. Grégoire dit que chacun doit "
être libre de décider. Surtout si ce n'est pas le désir de procréer des
enfants, mais la volupté qui l'emporte dans cette oeuvre", ajoute S. Grégoire,
alors on doit interdire l'accès au sacrement.
3. Comme le dit S.
Grégoire, dans sa lettre citée plus haut à S. Augustin de Cantorbéry, dans
l'Ancien Testament certains étaient déclarés impurs d'une manière figurative,
qui s'entend spirituellement dans le peuple de la loi nouvelle. Par conséquent,
de telles impuretés corporelles, si elles sont perpétuelles ou chroniques,
n'empêchent pas de recevoir ce sacrement du salut, comme elles interdisaient
l'accès aux sacrements figuratifs. Mais si elles sont passagères, comme
l'impureté de la pollution nocturne, pour un motif de convenance elles
interdisent la réception de ce sacrement pendant le jour où s'est produit cet
accident. Aussi est-il dit dans le Deutéronome (23, 10) : "Si parmi vous
un homme a eu une pollution, à l'occasion d'un rêve nocturne, qu'il sorte du
camp et qu'il ne revienne pas avant de s'être lavé sur le soir."
4. Bien que la contrition
et la confession enlèvent la culpabilité de la faute, elles n'enlèvent pas
l'impureté corporelle et la dispersion de l'esprit consécutives à la pollution.
5. Rêver de commettre un
homicide n'entraîne pas d'impureté corporelle, ni même une dispersion de
l'esprit aussi grande que la fornication accomplie en rêve, à cause de
l'intensité du plaisir. Mais si l'on rêve de commettre un homicide par suite
d'une cause qui est un péché, surtout si c'est un péché mortel, ce rêve
interdit de recevoir sacrement, en raison de sa cause.
Objections
:
1. Ce sacrement a été
institué par le Seigneur à la Cène. Mais le Seigneur a donné ce sacrement à ses
disciples " à la fin du souper "I comme on le voit en S. Luc (22, 20)
et dans la 1ère aux Corinthiens (11, 25). Il apparaît donc que nous
devons manger ce sacrement même après avoir pris d'autres aliments.
2. S. Paul dit (1 Co 11,
33) : "Lorsque vous vous rassemblez pour manger", savoir, le corps du
Seigneur, " attendez-vous les uns les autres ; si quelqu'un a faim, qu'il
mange à la maison". Il apparaît ainsi que quelqu'un qui vient de manger à
la maison peut ensuite, à l'église, manger le corps du Christ.
3. On lit dans un concile
de Carthage ce qu'on retrouve dans les Décrets : "Le sacrement de
l'autel ne doit être célébré que par des hommes à jeun, sauf uniquement au jour
anniversaire où l'on célèbre la Cène du Seigneur." Donc, au moins ce
jour-là, on peut prendre le corps du Christ après d'autres aliments.
4. Si l'on prend de l'eau,
ou un remède, de la nourriture ou de la boisson en très petite quantité, ou si
l'on avale les restes de nourriture qui demeurent dans la bouche, on ne rompt
pas le jeûne ecclésiastique, et l'on ne manque pas à la sobriété qui est exigée
pour une réception respectueuse de ce sacrement. Donc tout cela n'empêche pas
de recevoir ce sacrement.
5. Il y a des gens qui
mangent ou boivent en pleine nuit, passent peut-être toute la nuit sans dormir
et qui, au matin, reçoivent les saints mystères, alors qu'ils n'ont pas achevé
la digestion. La sobriété serait beaucoup moins compromise si l'on mangeait un
peu le matin et que l'on prit ensuite ce sacrement vers la neuvième heure ;
d'autant plus qu'il y a ainsi parfois un plus grand intervalle de temps. Il
apparaît donc que cette nourriture préalable n'écarte pas de l'eucharistie.
6. On ne doit pas avoir moins de respect envers ce sacrement après sa réception qu'avant celle-ci. Or, après la réception du sacrement, il est permis de manger et de boire. C'est donc permis aussi avant.
Cependant : S. Augustin écrit " L'Esprit Saint a décidé que, pour honorer un si grand sacrement, le corps du Seigneur devait pénétrer dans la bouche du chrétien avant toute autre nourriture."
Conclusion
:
Deux causes interdisent de recevoir ce sacrement. L'une est essentielle : c'est le péché mortel, qui est en contradiction avec la signification de ce sacrement, nous l'avons dit.
L'autre vient d'une défense de l'Église. Et c'est ainsi qu'on ne peut prendre ce sacrement après avoir pris de la nourriture ou de la boisson, et cela pour trois motifs. D'abord, selon S. Augustin " pour honorer un si grand sacrement". C'est-à-dire qu'il ne doit pas entrer dans une bouche imprégnée de nourriture et de boisson. Le second motif est symbolique : pour faire entendre que le Christ, qui est la " réalité " de ce sacrement, et sa charité, doivent être établis avant tout dans nos coeurs, selon cette parole, en S. Matthieu (6, 33) : "Cherchez d'abord le royaume de Dieu." Le troisième est que l'on risque le vomissement ou l'ivresse, qui se produisent parfois du fait qu'on use de la nourriture de manière déraisonnable. C'est ainsi que l'Apôtre remarque (1 Co 11, 21) : "L'un a faim tandis que l'autre est ivre."
Mais les malades sont exceptés de cette règle commune, car il faut les communier sans tarder, même après le repas, si on les suppose en danger, pour qu'ils ne meurent pas sans la communion, car " nécessité n'a pas de loi". Aussi est-il statué : "Le prêtre doit communier le malade sans tarder, pour qu'il ne meure pas sans communion."
Solutions
:
1. Comme dit S. Augustin :
"Ce n'est pas parce que le Seigneur l'a donné après le repas, que les
frères doivent se réunir pour recevoir ce sacrement après qu'ils ont dîné ou
soupé, ni le mêler à leurs festins, comme faisaient ceux à qui l'Apôtre adresse
ses réprimandes et ses corrections. Car le Sauveur, pour mettre plus fortement
en valeur la profondeur de ce mystère, a voulu le fixer en dernier lieu dans le
coeur et le souvenir des disciples. C'est pourquoi il ne leur prescrivit pas de
le prendre ensuite selon le même ordre, afin de laisser la décision en cette
matière aux Apôtres qui devaient organiser les Églises en son nom."
2. Cette parole est ainsi
expliquée dans la Glose : "Si quelqu'un a faim et, dans son impatience, ne
veut pas attendre les autres, qu'il mange à la maison, c'est-à-dire qu'il se
nourrisse du pain terrestre. Mais ensuite il ne doit pas prendre
l'eucharistie."
3. Ce chapitre parle
conformément à une coutume qui fut parfois observée ici ou là, de manger le
corps du Christ sans être à jeun ce jour-là, pour représenter la Cène du
Seigneur. Mais aujourd'hui, cela est abrogé. Car, selon S. Augustin au même
endroit, " cette coutume " de prendre à jeun le corps du Christ
" est observée dans le monde entier".
4. Comme on l'a dit dans la deuxième Partie, il y a deux sortes de jeûnes. Le premier est le jeûne naturel, qui interdit de prendre quoi que ce soit auparavant par mode d'aliment ou de boisson. Et c'est un tel jeûne qui est requis à ce sacrement, pour les motifs que nous avons donnés. Par conséquent, il n'est pas permis de prendre ce sacrement après avoir pris de l'eau, ni une autre nourriture ou boisson, ni même un remède, en si petite quantité que ce soit. Et peu importe que cela nourrisse ou ne nourrisse pas, par soi-même ou bien mélangé à autre chose, du moment que c'est pris par mode de nourriture ou de boisson.
Les restes de nourriture qui demeurent dans la bouche, si on les avale par hasard, n'interdisent pas de prendre ce sacrement, car ils ne sont pas absorbés à la manière d'un aliment, mais à la manière de la salive. Et le même motif vaut pour les restes de l'eau ou du vin avec quoi on s'est lavé la bouche, du moment qu'ils ne sont pas absorbés en grande quantité, mais mêlés à la salive, car cela est inévitable.
Tout différent est le jeûne
ecclésiastique, qui a pour but la mortification corporelle. Un tel jeûne n'est
pas détruit par tout ce qu'on vient de dire, car tout cela ne nourrit pas
beaucoup mais sert plutôt à obtenir une modification qualitative.
5. Lorsque l'on dit : "Ce sacrement doit entrer dans la bouche du chrétien avant toute autre nourriture", cela ne doit pas s'entendre d'une manière absolue, sans tenir compte du temps. Autrement, celui qui aurait mangé ou bu une seule fois ne pourrait plus jamais recevoir ce sacrement. Mais cela doit s'entendre du même jour. Et sans doute, le début du jour est compté différemment suivant les différents peuples, car les uns font commencer le jour à midi, d'autres au coucher du soleil, d'autres, à minuit, d'autres au lever du soleil ; mais l’Église romaine fait commencer le jour à minuit. C'est pourquoi, si l'on a pris quelque chose par mode de nourriture ou de boisson après minuit, on ne peut recevoir ce sacrement le même jour ; mais on le peut, si c'était avant minuit.
Et qu'on ait dormi après avoir
mangé ou bu, ou même qu'on ait digéré, cela importe peu à l'égard du précepte.
Mais cela importe relativement au trouble d'esprit que les hommes subissent du
fait de l'insomnie ou d'une digestion inachevée ; si cela trouble beaucoup
l'esprit, on est mis dans l'incapacité de recevoir ce sacrement.
6. La plus grande dévotion est requise dans la réception même de ce sacrement : car c'est alors qu'on perçoit l'effet du sacrement. Or cette dévotion est davantage empêchée par ce qui précède que par ce qui suit. C'est pourquoi on a institué que les hommes s'abstiennent de nourriture avant la réception de ce sacrement plutôt qu'après. On doit pourtant mettre un certain délai entre la réception de ce sacrement et les autres aliments. C'est pourquoi, à la messe, on dit une prière d'action de grâce après la communion, et les communiants y ajoutent leurs prières privées.
Cependant, selon d'anciens canons,
cela fut décidé par le pape Clément : "Si l'on prend le matin le repas du
Seigneur, les ministres qui y ont participé jeûneront jusqu'à la sixième heure
; et s'ils y ont participé à la troisième ou à la quatrième heure, ils
jeûneront jusqu'au soir." En effet, dans l'antiquité, on célébrait la
messe plus rarement que de nos jours, et avec une plus grande préparation. Mais
maintenant, parce qu'il faut célébrer plus souvent les saints mystères, on ne
peut facilement observer de tels préceptes. C'est pourquoi ils ont été abrogés
par la coutume contraire.
Objections
:
1. Il est requis, pour
s'approcher de ce sacrement, d'y mettre de la dévotion et de s'être examiné
auparavant, selon S. Paul (1 Co 11, 28) : "Que chacun s'éprouve soi-même,
et qu'alors seulement il mange de ce pain et boive à cette coupe." Mais
cela est impossible chez ceux qui n'ont pas l'usage de la raison. Il ne faut
donc pas leur donner ce sacrement.
2. Parmi tous ceux qui
n'ont pas l'usage de la raison, il y a les possédés ou énergumènes. Mais
ceux-ci, d'après Denys, sont écartés même de la vue du sacrement. Il ne faut
donc pas donner ce sacrement à ceux qui n'ont pas l'usage de la raison.
3. Parmi tous ceux qui n'ont pas l'usage de la raison, les plus innocents semblent bien être les enfants. Mais on ne donne pas ce sacrement aux enfants. Donc, bien moins encore aux autres hommes dénués de raison.
Cependant : on lit dans un concile d'Orange et on trouve dans les décrets : "Il faut donner aux fous tout ce qui concerne la piété." Ainsi faut-il leur donner ce sacrement, qui est " le sacrement de la piété".
Conclusion
:
On attribue le manque de raison à deux catégories d'hommes. D'abord à ceux qui n'en ont qu'un faible usage. Ainsi, de quelqu'un qui voit mal dit-on qu'il ne voit pas. Et puisque ces gens-là peuvent concevoir quelque dévotion à l'égard de ce sacrement, il ne faut pas le leur refuser.
Il y en a d'autres qui n'ont aucunement l'usage de la raison. Ou bien ils ne l'ont jamais eu, et ils sont restés dans cet état depuis leur naissance ; il ne faut donc pas leur donner ce sacrement, parce que, auparavant, ils n'ont jamais eu aucune dévotion pour ce sacrement. Ou bien, ils n'ont pas toujours été privés de l'usage de la raison. Alors, si jadis, quand ils étaient en possession de leurs facultés, ils ont manifesté quelque dévotion pour ce sacrement, on doit le leur donner à l'article de la mort, sauf si l'on redoute qu'ils ne le rendent ou le recrachent. C'est pourquoi on lit, dans un concile de Carthage, ce qu'on retrouve dans les Décrets : "Si quelqu'un, étant malade, demande la pénitence, mais s'il arrive que le prêtre appelé auprès de lui le trouve muet, comme écrasé par la maladie, ou tombé dans le délire, que ceux qui l'ont entendu en rendent témoignage, qu'il reçoive la pénitence, et si l'on croit qu'il doit bientôt mourir, qu'on le réconcilie par l'imposition des mains, et qu'on dépose l'eucharistie dans sa bouche."
Solutions
:
1. Ceux qui n'ont pas
l'usage de la raison peuvent avoir de la dévotion pour le sacrement, les uns
l'ayant dans le présent et d'autres l'ayant eue dans le passé.
2. Denys parle ici des
énergumènes qui n'ont pas encore été baptisés, c'est-à-dire chez qui la
puissance du démon n'a pas été détruite, parce qu'elle règne en eux par le
péché originel. Mais pour les baptisés qui sont tourmentés dans leur corps par
les mauvais esprits, on doit les juger comme les autres fous. Aussi Cassien
dit-il : "Ceux " qui sont tourmentés par les mauvais esprits, "
nous ne nous souvenons pas que la sainte communion leur ait jamais été
interdite par nos anciens".
3. On doit porter le même jugement sur les enfants nouveau-nés et sur les fous qui n'ont jamais eu l'usage de la raison. Il ne faut donc pas leur donner les saints mystères, quoique certains Grecs fassent le contraire : ils s'appuient sur ce que dit Denys, sans comprendre que Denys parle là du baptême des adultes. Cependant il ne faut pas croire que les enfants en souffrent aucun dommage vital. Sans doute, le Seigneur dit en S. Jean (6, 54) : "Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme, et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie." Mais, dit S. Augustin " tout fidèle prend part " - entendez-le spirituellement - " au corps et au sang du Seigneur, quand il devient dans le baptême membre du corps du Christ".
Mais quand les enfants commencent à
avoir un certain usage de la raison, si bien qu'ils peuvent concevoir de la
dévotion pour ce sacrement, alors on peut leur conférer celui-ci.
Objections
:
1. Ce sacrement représente
la passion du Seigneur, comme le baptême. Or, il n'est pas permis de se faire
baptiser plusieurs fois, mais une fois seulement, parce que " le Christ
est mort pour nos péchés, une fois seulement " (1 P 3, 18). Il semble donc
qu'il n'est pas permis de recevoir ce sacrement quotidiennement.
2. La réalité doit
correspondre à la figure. Mais l'agneau pascal, qui fut la principale figure de
ce sacrement, comme nous l'avons dit, n'était mangé qu'une fois par an. C'est
aussi une fois par an que l’Église célèbre la passion du Christ, dont ce
sacrement est le mémorial. Il apparaît donc qu'il n'est pas permis de manger ce
sacrement quotidiennement, mais seulement une fois par an.
3. Ce sacrement, dans
lequel est contenu le Christ tout entier, mérite le plus grand respect.
Lorsqu'on s'abstient de ce sacrement, cela procède du respect. Aussi donne-t-on
des louanges au centurion qui a dit (Mt 8, 8) : "Seigneur, je ne suis pas
digne que tu entres sous mon toit", et à S. Pierre qui a dit (Lc 5, 8) :
"Éloigne-toi de moi, Seigneur, parce que je suis un homme pécheur."
Il n'est donc pas louable de recevoir quotidiennement ce sacrement.
4. S'il était louable de
recevoir souvent ce sacrement, plus on le recevrait souvent, plus ce serait
louable. Et on le recevrait plus souvent si on le recevait plusieurs fois par
jour. Il serait donc louable de communier plusieurs fois par jour. Cependant la
coutume de l'Église ne l'admet pas. Il ne parait donc pas louable de recevoir
quotidiennement ce sacrement.
5. Par ses lois, l'Église veut pourvoir à l'utilité des fidèles. Mais, par la loi de l’Église, les fidèles ne sont tenus à communier qu'une fois par an. C'est pourquoi il est dit dans la décrétale sur la pénitence et le pardon : "Tout fidèle, de l'un et l'autre sexe, doit recevoir avec respect le sacrement d'eucharistie au moins à Pâques ; à moins que, sur le conseil de son propre prêtre, pour un motif raisonnable, il ne juge qu'il doit temporairement s'abstenir de sa réception." Il n'est donc pas louable de recevoir ce sacrement quotidiennement.
Cependant : S. Augustin dit : "Ce pain est quotidien, reçois-le quotidiennement, pour qu'il te profite quotidiennement."
Conclusion
:
Au sujet de l'usage du sacrement, on peut se placer à deux points de vue. Le premier à l'égard du sacrement lui-même, dont la vertu est salutaire aux hommes. C'est pourquoi il est utile de le recevoir quotidiennement, pour en percevoir quotidiennement le fruit. Aussi S. Ambroise dit-il : "Si, chaque fois que le sang du Christ est répandu, il est répandu pour la rémission des péchés, je dois toujours le recevoir ; moi qui pèche toujours, je dois toujours prendre ce remède."
On peut aussi considérer l'usage du sacrement à l'égard du communiant, de qui l'on exige qu'il s'approche de ce sacrement avec beaucoup de dévotion et de respect. Et c'est pourquoi, si quelqu'un se trouve chaque jour bien préparé, il est louable qu'il le reçoive chaque jour. Aussi S. Augustin, après avoir dit : "Reçois-le pour qu'il te profite quotidiennement", ajoute-t-il : "Vis de telle sorte que tu mérites quotidiennement de le recevoir." Mais, parce que très souvent, chez la plupart des hommes, surgissent beaucoup d'obstacles à cette dévotion, par suite d'une mauvaise disposition du corps ou de l'âme, il n'est pas avantageux à tous les hommes d'accéder quotidiennement à ce sacrement, mais aussi souvent qu'on s'y jugera préparé. Aussi est-il dit, dans le livre des Croyances ecclésiastiques : "je ne loue ni ne blâme la communion quotidienne."
Solutions
:
1. Par le sacrement de baptême, l'homme est configuré à la mort du Christ dont il reçoit le caractère ; et c'est pourquoi, de même que le Christ " est mort une fois pour toutes", de même l'homme ne doit être baptisé qu'une seule fois. Or, par notre sacrement, l'homme ne reçoit pas le caractère du Christ, mais le Christ lui-même, dont la vertu demeure toujours. Aussi est-il dit (He 10, 14) : "Par une offrande unique, il a rendu parfaits pour toujours ceux qu'il a sanctifiés." Et c'est pourquoi, parce que l'homme a quotidiennement besoin de la vertu salutaire du Christ, il peut avantageusement recevoir chaque jour ce sacrement.
Et parce que le baptême est
principalement une régénération spirituelle, de même que l'homme ne naît qu'une
fois selon la chair, il doit renaître une seule fois selon l'esprit, comme le
dit S. Augustin sur le texte de S. Jean (3, 4) : "Comment peut-on renaître
quand on est vieux ? " Tandis que notre sacrement est une nourriture
spirituelle ; aussi, de même qu'on prend quotidiennement la nourriture
corporelle, de même est-il louable de prendre quotidiennement ce sacrement.
Aussi le Seigneur nous enseigne-t-il à demander (Le 11, 3) : "Donne-nous
aujourd'hui notre pain quotidien." Ce que S. Augustin explique ainsi :
"Si tu reçois quotidiennement " ce sacrement, " quotidiennement,
pour toi c'est aujourd'hui ; pour toi le Christ ressuscite quotidiennement :
car c'est aujourd'hui, quand le Christ ressuscite".
2. L'agneau pascal fut la
figure principale de ce sacrement quant à la passion du Christ, que ce
sacrement représente. Et c'est pourquoi on ne le mangeait qu'une fois par an,
car " le Christ est mort une seule fois". Et c'est pour cette raison
aussi que l'Église ne célèbre qu'une fois par an la mémoire de la passion du
Christ. Mais dans ce sacrement le mémorial de la passion du Christ nous est livré
par mode de nourriture, et la nourriture se prend quotidiennement. Et c'est
pourquoi, à cet égard, l'eucharistie était préfigurée par la manne, que le
peuple recevait quotidiennement au désert.
3. Le respect envers ce
sacrement comporte de la crainte jointe à l'amour ; c'est pourquoi la crainte
respectueuse envers Dieu est appelée crainte filiale, comme on l'a vu dans la
deuxième Partie. C'est l'amour, en effet, qui provoque le désir de prendre le
sacrement, tandis que la crainte engendre l'humilité de révérence. Ce qui fait
dire à S. Augustin : "Celui-ci peut dire qu'il ne faut pas recevoir
l'eucharistie quotidiennement, tandis que celui-là affirme le contraire ; que
chacun fasse ce qu'il juge, dans sa bonne foi, devoir faire avec piété. Car il
n'y a pas eu de dispute entre Zachée et le centurion, alors que le premier se
réjouissait de recevoir le Seigneur, tandis que le second disait : "je ne
suis pas digne que tu entres sous mon toit" : tous deux ont honoré le
Seigneur, quoique ce ne fût pas de la même façon." Cependant l'amour et
l'espérance, auxquels la Sainte Écriture nous excite toujours l'emportent sur
la crainte. Aussi, quand Pierre disait : "Éloigne-toi de moi, Seigneur,
parce que je suis un homme pécheur", Jésus répondit-il : "Ne crains
point."
4. Parce que le Seigneur a
dit : "Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien", il ne faut pas
communier plusieurs fois par jour, afin qu'au moins, du fait que l'on communie
une seule fois par jour, soit représentée la passion du Christ, qui est unique.
5. Des décisions diverses ont paru selon les divers états de l'Église. Car, dans la primitive Église, lorsque la dévotion de la foi chrétienne était plus forte, il fut décidé que les fidèles communieraient quotidiennement. Aussi le pape Anaclet dit-il : "Après la consécration, que tous communient, s'ils ne veulent pas se mettre hors des frontières de l'Église : car c'est ainsi que les Apôtres en ont décidé, et c'est l'usage de la sainte Église romaine." Ensuite, la ferveur de la foi ayant baissé, le pape Fabien concéda " que tous communient, s'ils ne le peuvent plus fréquemment, au moins trois fois par an, à Pâques, à la Pentecôte, et à la Nativité du Seigneur". Le pape Soter dit qu'il faut aussi communier le Jeudi saint, en la Cène du Seigneur, ce qu'on trouve dans la décrétale sur la Consécration.
Mais ensuite " la charité d'un
grand nombre se refroidit, à cause de l'abondance des péchés", et Innocent
III décida que tous les fidèles devaient communier " au moins une fois
l'an, à Pâques". Mais dans le livre des Croyances
ecclésiastiques, il est conseillé " de communier tous les
dimanches".
Objections
:
1. On loue le centurion de
ce qu'il dit en S. Matthieu (8, 8) : "Seigneur, je ne suis pas digne que
tu entres sous mon toit." On peut lui comparer, nous l'avons vu, celui qui
juge devoir s'abstenir de la communion. Et comme l'Écriture ne dit pas que le
Christ soit jamais venu dans sa maison, il semble qu'il soit permis à quelqu'un
de s'abstenir de la communion pendant toute sa vie.
2. Il est permis à chacun
de s'abstenir de ce qui n'est pas nécessaire au salut. Mais, comme on l'a dit
plus haut, ce sacrement n'est pas nécessaire au salut. Il est donc permis de
cesser totalement de le recevoir.
3. Les pécheurs ne sont pas tenus à communier. Aussi le pape Fabien, après avoir dit : "Que tous communient trois fois par an", ajoute-t-il : "à moins que quelqu'un n'en soit empêché par des péchés graves". Donc, si ceux qui ne sont pas dans le péché sont tenus de communier, il apparaît que les pécheurs sont en meilleure situation que les justes, ce qui est illogique. Il semble donc que pour les justes aussi, il soit permis de cesser de communier.
Cependant : le Seigneur dit en S. Jean (6, 54) : "Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous."
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut,
il y a deux modes de recevoir ce sacrement, le mode spirituel et le mode
sacramentel. Or il est évident que tous sont tenus de le manger au moins
spirituellement, car ce n'est pas autre chose que s'incorporer au Christ, comme
nous l'avons dit. Mais la manducation spirituelle inclut le voeu ou le désir de
recevoir ce sacrement, nous l'avons déjà dit. Et par conséquent, sans le voeu
de recevoir ce sacrement, l'homme ne peut obtenir le salut. Or, ce voeu serait
vain s'il ne s'accomplissait pas quand l'opportunité s'en présente. Il est donc
évident que l'on est tenu de consommer ce sacrement, non seulement par une loi
de l'Église, mais encore par le commandement du Seigneur, qui dit : (Lc 22, 19)
: « Faites cela en mémoire de moi." Et la loi de l'Église détermine les
époques où l'on doit accomplir le précepte du Christ.Solutions :
1. Comme dit S. Grégoire :
« Il appartient à la véritable humilité de ne pas s'obstiner à repousser ce qui
est prescrit pour notre bien. » Par conséquent ce ne peut être une louable
humilité de s'abstenir totalement de la communion, contre le précepte du Christ
et de l'Église. Et le centurion n'avait pas reçu l'ordre d'accueillir le Christ
dans sa maison.2. Ce sacrement n'est pas nécessaire comme le baptême à l'égard
des enfants, qui peuvent être sauvés sans recevoir l'eucharistie mais non sans
recevoir le baptême. A l'égard des adultes, les deux sacrements sont
nécessaires.3. Les pécheurs éprouvent un grand dommage d'être éloignés de la
communion ; aussi ne sont-ils pas en meilleure situation pour cela. Et bien que
ceux qui demeurent dans leur péché ne soient pas pour cela excusés de
transgresser le précepte, on excuse le pénitent qui, selon la parole d'Innocent
III, « s'abstient sur le conseil du prêtre ».
Objections
:
1. Le pape Gélase dit,
comme on le trouve dans la décrétale sur la Consécration : « Nous avons appris
que certains, après avoir pris seulement leur part du corps du Christ,
s'abstiennent de la coupe du sang du Christ, sans nul doute parce qu'ils se
sont laissés lier par je ne sais quelle superstition. Ou bien qu'ils prennent
le sacrement en entier, ou bien qu'ils soient écartés du sacrement entier. » Il
n'est donc pas permis de recevoir le corps du Christ sans recevoir son sang.2.
On a vu plus haut que manger le corps et boire le sang concourt à l'achèvement
de ce sacrement. Si donc on mange le corps sans boire le sang, le sacrement
sera inachevé. Ce qui semble relever du sacrilège. Aussi Gélase ajoute-t-il, au
même endroit : « La division d'un seul et même mystère ne peut s'accomplir sans
grand sacrilège. »3. Ce sacrement se célèbre en mémoire de la passion du
Seigneur, comme on l'a déjà vu, et on le consomme pour le salut de l'âme. Mais
la passion du Christ est plus vivement signifiée dans le sang que dans le corps
; et le sang, comme nous l'avons vu, est offert pour le salut de l'âme. Il vaut
donc mieux s'abstenir de manger le corps que de boire le sang. Ceux qui
s'approchent de ce sacrement ne doivent donc pas manger le corps sans boire le
sang.Cependant
: l'usage de nombreuses Églises est de donner au peuple qui
communie le corps du Christ mais non le sang.Conclusion
:
Relativement à l'usage de ce sacrement, on peut se placer à deux points de vue : du côté du sacrement lui-même, et du côté des communiants. Du côté du sacrement lui-même, il convient qu'on prenne les deux, le corps et le sang, car la perfection du sacrement réside dans les deux. Et c'est pourquoi, parce qu'il appartient au prêtre de consacrer et d'accomplir ce sacrement, il ne doit aucunement manger le corps du Christ sans boire son sang.Du côté des communiants on requiert le plus grand respect et les plus grandes précautions pour éviter tout accident qui outragerait un si grand mystère. De tels accidents sont surtout possibles dans la communion au sang, car celui-ci, s'il était pris sans précaution, pourrait facilement se répandre. Et comme, avec l'accroissement du peuple de Dieu, qui comprend des vieillards, des jeunes gens et des enfants, dont certains n'ont pas assez de discrétion pour apporter toutes les précautions requises dans l'usage de ce sacrement, on agit prudemment, dans certaines Églises, en observant l'usage de ne pas donner le sang à boire au peuple, le prêtre étant seul à le boire.
Solutions
:
1. Le pape Gélase parle
pour les prêtres : de même qu'ils consacrent tout le sacrement, de même ils
doivent communier au sacrement tout entier. Comme on lit dans un concile de
Tolède : "Quel sera le sacrifice, si le sacrificateur lui-même ne se
manifeste pas comme y participant ? "
2. La perfection de ce
sacrifice ne réside pas dans l'usage qu'en font les fidèles, mais dans la
consécration de la matière. C'est pourquoi rien ne manque à la perfection de ce
sacrement si le peuple consomme le corps sans consommer le sang, du moment que
le prêtre qui consacre consomme les deux.
3. La représentation de la passion du Seigneur se réalise dans la consécration même de ce sacrement, dans laquelle on ne doit pas consacrer le corps sans consacrer le sang. Mais le corps peut être consommé par le peuple sans qu'il consomme le sang, et il n'en découle pour lui aucun dommage, parce que le prêtre offre et consomme le sang en tenant la place de tous, et parce que le Christ tout entier est présent sous chacune des deux espèces, comme on l'a vu plus haut.
1. Le Christ a-t-il
consommé son corps et son sang ? - 2. L'a-t-il donné à Judas ? - 3. Quel corps
a-t-il consommé et donné : passible, ou impassible ? - 4. En quel état se
serait trouvé le Christ dans ce sacrement, si celui-ci avait été conservé ou
consacré pendant les trois jours où il était mort ?
Objections
:
1. On ne doit affirmer,
touchant les actions et les paroles du Christ, que ce qui est transmis par
l'autorité de la Sainte Écriture. Mais l'Évangile ne dit pas que le Christ ait
mangé son propre corps ou bu son propre sang. On ne doit donc pas affirmer
cela.
2. Aucun être ne peut
exister en lui-même sinon au titre des parties, c'est-à-dire en tant qu'une
partie se trouve dans une autre, selon le Philosophe. Mais ce qui est mangé et
bu se trouve dans celui qui mange et boit. Puisque le Christ tout entier se
trouve sous chacune des deux espèces sacramentelles, il semble impossible que
lui-même ait consommé ce sacrement.
3. Il y a une double manière de consommer ce sacrement - spirituelle et sacramentelle. Mais la manière spirituelle ne convenait pas au Christ, car il n'a rien reçu du sacrement. Et par conséquent la manière sacramentelle non plus, qui est inachevée si elle n'aboutit pas à la manducation spirituelle. Donc le Christ n'a consommé ce sacrement en aucune manière.
Cependant : S. Jérôme dit : "Le Seigneur Jésus est lui-même le convive et le banquet, celui qui mange et celui qui est mangé."
Conclusion
:
Certains auteurs ont dit que le Christ, à la Cène, donna son corps et son sang aux disciples, et toutefois ne les consomma pas lui-même. Mais cette affirmation ne paraît pas juste. Car le Christ a observé lui-même le premier les institutions qu'il voulut faire observer aux autres ; c'est pourquoi lui-même voulut être baptisé avant d'imposer le baptême aux autres, conformément à la parole des Actes (1, 1) : "Jésus commença à faire et à enseigner." C'est pourquoi lui aussi tout d'abord consomma son corps et son sang, et ensuite les donna à ses disciples qui devaient les consommer. De là vient que sur le texte de Ruth (3, 7) : "Quand (Booz) eut mangé et bu " la Glose dit que " le Christ mangea et but à la Cène, lorsqu'il donna à ses disciples le sacrement de son corps et de son sang. Aussi, puisque les serviteurs ont communié à son corps et à son sang, il y a participé lui aussi".
Solutions
:
1. On lit dans les
évangiles (Mc 14, 22 par.) que le Christ " prit le pain et la coupe".
Or il ne faut pas comprendre qu'il les ait pris seulement dans ses mains, comme
prétendent certains ; mais il les a pris de la manière dont devaient les
prendre ceux à qui il les a donnés. C'est pourquoi, lorsqu'il a dit à ses
disciples : "Prenez et mangez", et ensuite : "prenez et
buvez", il faut comprendre que lui-même en a pris pour manger et pour
boire. Aussi certains ont-ils dit en vers : "Le Roi trône à la Cène,
Entouré par la troupe des Douze : Il se tient dans ses mains, Il se nourrit,
lui, la nourriture."
2. Comme on l'a vu plus
haut e, le Christ, en tant qu'il est sous ce sacrement, est en relation avec le
lieu, non pas selon ses dimensions propres, mais selon les dimensions des
espèces sacramentelles, de telle sorte que, en tout lieu où sont ces espèces,
le Christ lui-même y est. Et puisque ces espèces ont pu se trouver dans les
mains et dans la bouche du Christ, le Christ tout entier a pu se trouver
lui-même dans ses propres mains et dans sa propre bouche. Mais cela n'aurait
pas pu se produire selon qu'il est en relation avec le lieu par ses dimensions
propres.
3. Comme on l'a vu plus
haut, ce sacrement n'a pas seulement pour effet l'accroissement de la grâce
habituelle, mais aussi une certaine délectation actuelle de douceur
spirituelle. Or, bien que la grâce du Christ n'ait pas été augmentée par la
réception de ce sacrement, il a éprouvé cependant une certaine délectation
spirituelle dans l'institution de ce sacrement. Aussi disait-il lui-même, en S.
Luc (22, 15) : "J'ai désiré d'un grand désir manger cette Pâque avec
vous", ce qu'Eusèbe explique en le rapportant au nouveau mystère de cette
nouvelle alliance, qu'il donnait aux disciples. C'est pourquoi il a mangé
spirituellement, et tout aussi bien sacramentellement, en tant qu'il a consommé
son propre corps dans ce sacrement qu'il a conçu et organisé comme le sacrement
de son corps. Mais autrement que le reste des hommes ne le mangent
sacramentellement et spirituellement, car ils reçoivent un accroissement de
grâce sous les signes sacramentels dont ils ont besoin pour recevoir la
réalité.
Objections
:
1. On lit en S. Matthieu
(26, 29) que, lorsque le Seigneur eut donné son corps et son sang aux
disciples, il leur dit : "je ne boirai plus désormais de ce fruit de la
vigne, jusqu'au jour où j'en boirai avec vous du nouveau dans le royaume de mon
Père." On voit par ces paroles que ceux qui venaient de recevoir son corps
et son sang devaient boire avec lui de nouveau. Mais Judas n'a pas bu avec lui
ensuite. Il n'a donc pas reçu le corps et le sang du Christ avec les autres
disciples.
2. Le Seigneur a accompli
ce qu'il a prescrit, selon le prologue des Actes (1, 1) : "Jésus commença
à faire et à enseigner." Mais lui-même a donné cette prescription (Mt 7,
6) : "Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré." Puisque lui-même
savait que Judas était un pécheur, il apparaît qu'il ne lui a pas donné son
corps et son sang.
3. On lit expressément dans S. Jean (13, 26) que le Christ tendit à Judas " du pain trempé". Donc, s'il lui avait donné son corps, il semble qu'il le lui aurait donné avec cette bouchée, d'autant plus qu'on lit, au même passage : "Et après la bouchée, Satan entra en lui." S. Augustin dit sur ce passage : "Cela nous enseigne combien il faut se garder de mal recevoir ce qui est bon... Car si l'on réprimande celui qui "ne discerne pas", c'est-à-dire qui ne distingue pas le corps du Christ des autres aliments, comment condamnera-t-on celui qui s'approche en ennemi de cette table et en faisant semblant d'être un ami ? " Mais, avec la bouchée trempée, Judas n'a pas reçu le corps du Christ, dit S. Augustin 9 sur S. Jean : "Lorsqu'il eut trempé le pain, il le donna à Judas, fils de Simon Iscariote. Ce n'est pas alors, comme le croient des lecteurs étourdis, que Judas a reçu le corps du Christ." Il apparaît donc que Judas n'a pas reçu le corps du Christ.
Cependant : S. Chrysostome dit : "Judas a participé aux mystères et ne s'est pas converti. C'est ce qui rend son crime doublement horrible : d'abord, il a accédé aux mystères étant occupé d'un pareil dessein ; puis, en y accédant, il n'est pas devenu meilleur, n'ayant été touché ni par la crainte, ni par le bienfait, ni par l'honneur."
Conclusion
:
S. Hilaire a affirmé que le Christ n'a pas donné son corps et son sang à Judas. Et cela aurait été normal, si l'on considère la malice de Judas. Mais, parce que le Christ devait être pour nous un modèle de justice, il ne convenait pas à son magistère de séparer Judas de la communion des autres, quand il était un pécheur occulte, sans accusateur ni preuve évidente, afin de ne pas donner aux prélats de l'Église un exemple qui les autoriserait à agir ainsi ; et Judas lui-même, poussé à bout, en aurait tiré occasion de pécher. C'est pourquoi il faut dire que Judas a reçu le corps et le sang du Seigneur avec les autres disciples, comme le disent Denys et S. Augustin.
Solutions
:
1. Tel est l'argument
employé par S. Hilaire pour montrer que Judas n'a pas reçu le corps du Christ.
Mais il n'est pas déterminant. Car le Christ parle à ses disciples, dont Judas
a quitté le collège, mais le Christ n'en a pas exclu Judas. Et c'est pourquoi
le Christ, autant qu'il dépend de lui, boit le vin dans le royaume de Dieu,
même avec judas ; mais c'est Judas lui-même qui a refusé ce festin.
2. L'iniquité de Judas
était connue du Christ en tant que celui-ci est Dieu, mais elle n'était pas
connue de lui de la manière dont elle se révèle aux hommes. Et c'est pourquoi
le Christ n'a pas exclu Judas de la communion, afin de montrer par son exemple
que de tels pécheurs occultes ne devraient pas, dans l'avenir, être repoussés
par les autres prêtres.
3. Sans aucun doute, avec le pain trempé, Judas n'a pas pris le corps du Christ, mais du pain ordinaire : "Peut-être, dit S. Augustin à l'endroit cité, le pain trempé signifie-t-il l'hypocrisie de Judas, car on trempe certains objets pour les teindre. Et si ce pain trempé signifie quelque chose de bon", c'est-à-dire la douceur de la bonté divine, car le pain trempé devient plus savoureux, " ce n'est pas sans cause que la damnation a été encourue par celui qui se montra ingrat envers un tel bienfait". Et c'est à cause de cette ingratitude que " ce qui est bon est devenu mauvais pour lui", comme il arrive à ceux qui reçoivent le corps du Christ indignement.
Et comme le dit S. Augustin au même
endroit : "Il faut comprendre que le Seigneur avait déjà distribué
auparavant à tous ses disciples " le sacrement de son corps et de son
sang, " alors que Judas lui-même se trouvait là, selon le récit de S. Luc.
Et ensuite on en est arrivé au moment où, selon la narration de S. Jean, le
Seigneur, en trempant du pain et en le tendant à Judas dénonce celui qui va le
livrer".
Objections
:
1. Sur le texte de S.
Matthieu (17, 2) : "Il fut transfiguré devant eux", la Glose dit :
"Il donna aux disciples à la Cène ce corps qu'il avait par nature, non pas
son corps mortel et passible." Et le passage du Lévitique (2, 5) :
"Lorsque tu offriras une oblation de pâte cuite au four..." est ainsi
commenté par la Glose : "La croix, plus forte que tout, a rendu la chair
du Christ, après la passion, apte à être mangée, alors qu'elle ne l'était pas
auparavant." Mais le Christ a donné son corps comme apte à être mangé. Il
l'a donc donné tel qu'il le possédait après la passion, c'est-à-dire impassible
et immortel.
2. Tout corps passible
pâtit du contact et de la manducation. Donc, si le corps du Christ était
passible, il aurait pâti en étant touché et mangé par les disciples.
3. Les paroles sacramentelles n'ont pas une plus grande vertu maintenant, quand elles sont prononcées par un prêtre qui tient la place du Christ, que lorsqu'elles furent prononcées par le Christ lui-même. Mais maintenant, par la vertu des paroles sacramentelles, c'est le corps du Christ impassible et immortel qui est consacré sur l'autel. Donc il l'était bien plus alors.
Cependant : il y a cette affirmation d'Innocent III : "Il donna à ses disciples son corps dans l'état où il le possédait." Or il possédait alors un corps passible et mortel. C'est donc un corps passible et mortel qu'il donna à ses disciples.
Conclusion
:
Hugues de Saint-Victor a prétendu que le Christ, avant la passion, assuma à des époques diverses les quatre dons d'un corps glorifié : la subtilité lors de sa naissance, quand il sortit du sein intact de la Vierge l'agilité, lorsqu'il marcha à pied sec sur la mer la clarté, dans la transfiguration ; l'impassibilité à la Cène, lorsqu'il donna à ses disciples son corps à manger. Et selon cette thèse, il donna à ses disciples un corps impassible et immortel.
Mais, quoi qu'il en soit des autres dons - nous avons dit plus haut ce qu'il faut penser à leur sujet -, au sujet de l'impassibilité les choses n'ont pas pu se passer conformément à cette thèse. Il est évident, en effet, que c'était le même vrai corps du Christ qui était vu alors par les disciples sous son aspect propre, et qui était mangé par eux sous son aspect sacramentel. Or, il n'était pas impassible selon qu'il était vu sous son aspect propre ; tout au contraire, il était prêt pour la passion. Par conséquent, le corps même qui était donné sous l'aspect sacramentel n'était pas non plus impassible.
Cependant ce qui, en soi-même, était passible, existait selon un mode impassible sous l'aspect sacramentel ; de même que ce qui, en soi-même, était visible, s'y trouvait de façon invisible. En effet, de même que la vision requiert le contact du corps qui est vu avec le milieu ambiant qui permet la vision, de même la passion requiert le contact du corps qui pâtit avec les objets qui agissent sur lui. Or, le corps du Christ, en tant qu'il est dans le sacrement, n'est pas, comme on l'a vu, en relation avec ce qui l'entoure au moyen de ses dimensions propres, par lesquelles les corps se touchent, mais au moyen des dimensions des espèces du pain et du vin. C'est pourquoi ce sont les espèces qui pâtissent et qui sont vues, et non le corps même du Christ.
Solutions
:
1. Il faut dire que le
Christ n'a pas donné à la Cène son corps mortel et passible, parce qu'il ne l'a
pas donné sous un mode corporel et passible. La croix a rendu la chair du
Christ susceptible d'être mangée, en tant que ce sacrement rend présente la
passion du Christ.
2. Cet argument porterait
si le corps du Christ, de même qu'il était passible, s'était trouvé aussi dans
le sacrement sous un mode passible.
3. Comme on l'a vu plus haut,
les accidents du corps du Christ se trouvent dans ce sacrement en vertu de la
concomitance réelle, et non par la vertu du sacrement, laquelle rend présente
la substance du corps du Christ. Et c'est pourquoi la vertu des paroles
sacramentelles aboutit à ce qu'il y ait, sous ce sacrement, le corps, celui du
Christ, quels que soient les accidents qui y existent dans la réalité.
Objections
:
1. Il n'y serait pas mort.
Car le Christ a subi la mort du fait de sa passion. Mais, même alors, le Christ
se trouvait dans ce sacrement sous un mode impassible. Il ne pouvait donc pas
mourir dans ce sacrement.
2. Dans la mort du Christ
son sang fut séparé de son corps. Mais, dans ce sacrement, le corps du Christ
et son sang existent ensemble. Donc le Christ ne serait pas mort dans ce
sacrement.
3. La mort se produit parce que l'âme se sépare du corps. Mais ce sacrement contient le corps du Christ en même temps que son âme. Donc le Christ ne pouvait pas mourir dans ce sacrement.
Cependant : c'est le même Christ, qui était sur la croix, qui aurait été dans le sacrement. Mais sur la croix il mourait. Donc il serait mort aussi dans ce sacrement qu'on aurait conservé.
Conclusion
:
C'est le corps du Christ, substantiellement le même, qui se trouve et dans ce sacrement et sous son aspect propre, mais non pas de la même manière ; car, sous son aspect propre, il touche les corps environnants par ses dimensions propres, ce qu'il ne fait pas en tant qu'il est dans ce sacrement, nous l'avons dit. Et c'est pourquoi on peut attribuer au Christ, en tant qu'il existe sous son aspect propre et en tant qu'il existe dans ce sacrement, tout ce qui lui appartient selon qu'il est en lui-même, comme vivre, mourir, souffrir, être animé ou inanimé, etc. Mais ce qui lui convient selon sa relation avec les corps extérieurs peut bien lui être attribué en tant qu'il existe sous son aspect propre, non en tant qu'il existe dans le sacrement, comme subir les moqueries, les crachats, la crucifixion, la flagellation, etc. C'est pourquoi on a dit en vers : "Lorsqu'il est conservé dans le ciboire, tu peux lui associer une douleur d'origine intérieure, mais une douleur infligée du dehors ne lui convient pas."
Solutions
:
1. On vient de le dire, la
passion convient au corps qui pâtit, par relation avec un agent extérieur. Et
c'est pourquoi le Christ, selon qu'il est dans le sacrement, ne peut pâtir.
Cependant il peut mourir.
2. Comme on l'a vu plus
haut, sous l’espèce du pain, il y a le corps du Christ en vertu de la
consécration, et le sang sous l'espèce du vin. Mais maintenant que, dans la
réalité, le sang du Christ n'est pas séparé de son corps, en vertu de la
concomitance réelle, le sang du Christ existe sous l'espèce du pain ensemble
avec son corps, et son corps sous l'espèce du vin ensemble avec son sang. Mais
si l'on avait consacré ce sacrement au moment de la passion du Christ, quand le
sang fut réellement séparé du corps, il n'y aurait eu que le corps sous
l'espèce du pain, et sous l'espèce du vin il n'y aurait eu que le sang.
3. Comme on l'a vu plus haut, l'âme du Christ est dans ce sacrement en vertu de la concomitance réelle, parce qu'elle n'existe pas séparée du corps. Mais ce n'est pas en vertu de la consécration. Et c'est pourquoi, si alors on avait consacré ou conservé ce sacrement quand l'âme était réellement séparée du corps, l'âme du Christ n'aurait pas été présente sous ce sacrement ; non pas à cause d'une insuffisance dans la vertu des paroles, mais à cause d'un autre agencement de la réalité.
1. Consacrer ce
sacrement est-il le propre du prêtre ? - 2. Plusieurs prêtres peuvent-ils
consacrer ensemble la même hostie ? - 3. La dispensation de ce sacrement
appartient-elle au seul prêtre ? - 4. Est-il permis au prêtre qui consacre de
s'abstenir de communier ? - 5. Un prêtre pécheur peut-il consacrer ce sacrement
? 6. La messe d'un mauvais prêtre a-t-elle moins de valeur que la messe d'un
bon prêtre ? 7. Les hérétiques, les schismatiques et les excommuniés
peuvent-ils consacrer ce sacrement ? - 8. Et les prêtres dégradés ? - 9. Ceux
qui reçoivent la communion donnée par de tels prêtres commettent-ils un péché ?
- 10. Est-il permis à un prêtre de s'abstenir totalement de célébrer ?
Objections
:
1. On a dit plus haut que
ce sacrement est consacré par la vertu des paroles qui sont la forme de ce
sacrement. Mais ces paroles ne changent pas, qu'elles soient prononcées par un
prêtre ou par quelqu'un d'autre. Il apparaît donc que non seulement le prêtre,
mais n'importe qui d'autre peut consacrer ce sacrement.
2. Le prêtre consacre ce
sacrement en tenant la place du Christ. Mais le laïc qui est saint est uni au
Christ par la charité. Il apparaît donc que même un laïc peut consacrer ce
sacrement. Aussi S. Chrysostome dit-il : "Tout saint est prêtre."
3. Ce sacrement est ordonné
au salut de l'homme, comme le baptême, on l'a montré plus haut. Mais même un
laïc peut baptiser, comme on l'a dit. Donc il n'est pas réservé au prêtre de
consacrer ce sacrement.
4. Ce sacrement s'accomplit dans la consécration de la matière. Mais la consécration d'autres matières - le chrême, l'huile sainte et l'huile bénite - appartient à l'évêque seul. Pourtant leur consécration n'a pas une aussi grande dignité que la consécration de l'eucharistie, dans laquelle il y a le Christ tout entier. Il n'est donc pas réservé au prêtre, mais à l'évêque seul, de consacrer ce sacrement.
Cependant : Isidore dit dans une lettre, et l'on retrouve ce texte dans les Décrets de Gratien : "Il appartient au prêtre de consacrer le sacrement du corps et du sang du Seigneur sur l'autel de Dieu."
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, ce sacrement est d'une telle dignité qu'il n'est consacré que par celui qui tient la place du Christ. Or quiconque agit à la place d'un autre doit le faire en vertu d'un pouvoir que celui-ci lui a concédé. Or, de même que le baptisé a reçu du Christ le pouvoir de consommer ce sacrement, de même le prêtre, lorsqu'il est ordonné, reçoit le pouvoir de consacrer ce sacrement en tenant la place du Christ. Car c'est par là qu'il est mis au rang de ceux à qui le Seigneur a dit (Lc 22, 19) : "Faites cela en mémoire de moi." Et par conséquent il faut dire que la consécration de ce sacrement appartient en propre aux prêtres.
Solutions
:
1. La vertu sacramentelle
réside en plusieurs réalités et non en une seule. C'est ainsi que la vertu du
baptême réside et dans les paroles et dans l'eau. C'est pourquoi la vertu de
consacrer l'eucharistie ne réside pas seulement dans les paroles elles-mêmes,
mais aussi dans le pouvoir qui est confié au prêtre dans sa consécration ou
ordination, quand l'évêque lui dit : "Recevez le pouvoir d'offrir le
sacrifice dans l'Église, tant pour les vivants que pour les morts." Car la
vertu instrumentale réside dans les divers instruments que l'agent principal
emploie dans son action.
2. Le laïc qui est juste
est uni au Christ d'une union spirituelle par la foi et la charité, mais non
par un pouvoir sacramentel. Et c'est pourquoi il possède un sacerdoce spirituel
pour offrir ces hosties spirituelles dont il est parlé dans le Psaume (51, 19)
: "Le sacrifice offert à Dieu, c'est le coeur contrit " et, dans
l'épître aux Romains (12, 1) : "Offrez vos corps comme une hostie
vivante." Aussi parle-t-on aussi (1 P 2, 5) d'" un sacerdoce saint
pour offrir des sacrifices spirituels".
3. La réception de ce
sacrement n'est pas d'une aussi grande nécessité que la réception du baptême,
comme on l'a établi plus haut. Et c'est pourquoi, bien que, en cas de
nécessité, un laïc puisse baptiser, il ne peut cependant pas consacrer ce
sacrement.
4. L'évêque a reçu le
pouvoir d'agir à la place du Christ sur son corps mystique, c'est-à-dire sur
l'Église : or ce pouvoir, le prêtre ne l'a pas reçu dans sa consécration, bien
qu'il puisse l'avoir par mandat de l'évêque. Et c'est pourquoi les actes qui ne
ressortissent pas à l'organisation du corps mystique ne sont pas réservés à
l'évêque : ainsi la consécration de ce sacrement. A l'évêque il appartient de
transmettre non seulement au peuple, mais encore aux prêtres ce dont ils
peuvent user dans leurs fonctions propres. Et parce que la bénédiction du
chrême, de l'huile sainte et de l'huile des infirmes, et des autres choses qui
reçoivent une consécration, comme l'autel, l'église, les vêtements et les vases
sacrés, confèrent à ces choses une certaine capacité pour l'accomplissement des
sacrements qui ressortissent à la fonction des prêtres, c'est pour cela que de
telles consécrations sont réservées à l'évêque comme au chef de tout l'ordre
ecclésiastique.
Objections
:
1. On a dit plus haut que
plusieurs hommes ne peuvent en baptiser un seul. Mais le prêtre qui consacre
n'a pas une moindre force que l'homme qui baptise. Donc plusieurs prêtres ne
peuvent pas davantage consacrer ensemble une seule hostie.
2. Il est superflu de faire
par beaucoup ce qui peut être fait par un seul. Or, dans les sacrements il ne
doit rien y avoir de superflu. Puisqu'un seul suffit à consacrer, il apparaît
donc que plusieurs ne peuvent consacrer une seule hostie.
3. Comme dit S. Augustin, ce sacrement est " le sacrement de l'unité". Mais la multitude est le contraire de l'unité. Il n'apparaît donc pas normal, pour ce sacrement, que plusieurs prêtres consacrent la même hostie.
Cependant : selon la coutume de certaines Églises, les prêtres qui sont nouvellement ordonnés concélèbrent avec l'évêque qui fait l'ordination.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, le prêtre, lorsqu'il est ordonné, est établi dans le rang de ceux qui ont reçu du Seigneur, à la Cène, le pouvoir de consacrer. Et c'est pourquoi, selon la coutume de certaines Églises, de même que les Apôtres à la Cène ont partagé le repas du Christ, de même les nouveaux ordonnés concélèbrent avec l'évêque qui fait l'ordination. Et par là on ne redouble pas la consécration sur la même hostie car, dit Innocent III. l'intention de tous doit se porter sur le même instant de la consécration.
Solutions
:
1. On ne lit pas que le
Christ ait baptisé avec les Apôtres quand il leur enjoignit l'office de
baptiser. Par conséquent, la comparaison ne vaut pas.
2. Si l'un des prêtres
agissait par sa vertu propre, les autres prêtres agiraient de façon superflue,
puisqu'un seul célébrerait suffisamment. Mais parce que le prêtre ne consacre
qu'en tenant la place du Christ, et que beaucoup sont un dans le Christ, peu
importe que ce sacrement soit consacré par un seul ou par beaucoup ; mais ce
qu'il faut, c'est que le rite de l'Église soit observé.
3. L'eucharistie est bien
le sacrement de l'unité ecclésiastique ; mais celle-ci consiste en ce que
beaucoup sont un dans le Christ.
Objections
:
1. Le sang du Christ
n'appartient pas moins à ce sacrement que son corps. Mais le sang du Christ est
administré par les diacres. De là cette parole de S. Laurent à S. Sixte :
"Éprouve si tu as choisi un ministre capable, celui à qui tu as confié la
dispensation du sang du Seigneur." Donc, pour la même raison, la
dispensation du corps du Seigneur n'appartient pas aux seuls prêtres.
2. Les prêtres sont établis
ministres des sacrements. Mais ce sacrement est accompli dans la consécration
de la matière, non dans son usage, auquel se rattache la dispensation. Il
apparaît donc qu'il n'appartient pas au prêtre de dispenser le corps du
Seigneur.
3. Denys dit que ce sacrement a " une vertu perfective", de même que le chrême. Or, la signation des baptisés avec le chrême n'appartient pas au prêtre, mais à l'évêque. Donc, dispenser ce sacrement appartient aussi à l'évêque, et non au prêtre.
Cependant : on dit dans les Décrets de Gratien : "Nous avons appris que certains prêtres confient le corps du Seigneur à un laïc ou à une femme, pour le faire porter aux malades. Le Synode interdit donc de renouveler cette pratique audacieuse : mais le prêtre doit communier les malades lui-même."
Conclusion
:
La dispensation du corps du Christ appartient au prêtre pour trois motifs.
1° Parce que, nous l'avons dito, c'est lui qui consacre en tenant la place du Christ. Or, c'est le Christ lui-même, comme il a consacré son corps à la Cène, qui l'a donné aux autres à manger. Donc, de même que la consécration du corps du Christ appartient au prêtre, de même c'est à lui qu'en appartient la dispensation.
2° Parce que le prêtre est établi intermédiaire entre Dieu et le peuple. Par conséquent, de même que c'est à lui qu'il appartient d'offrir à Dieu les dons du peuple, de même c'est à lui qu'il appartient de donner au peuple les dons sanctifiés par Dieu.
3° Parce que, par respect pour ce sacrement, il n'est touché par rien qui ne soit consacré : c'est pourquoi le corporal et le calice sont consacrés, et semblablement les mains du prêtre sont consacrées pour toucher ce sacrement. Aussi personne d'autre n'a le droit de le toucher, sinon en cas de nécessité, par exemple si le sacrement tombait à terre, ou dans un autre cas de nécessité.
Solutions
:
1. Le diacre, parce qu'il
approche de l'ordre sacerdotal, participe quelque peu de sa fonction ; c'est
pour cela qu'il dispense le sang, mais non le corps, sinon en cas de nécessité,
sur l'ordre de l'évêque ou du prêtre. 1° Parce que le sang du Christ est
contenu dans un vase, si bien qu'il n'est pas nécessaire que celui qui le
dispense y touche, comme c'est le cas pour le corps du Christ. 2° Parce que le
sang signifie la rédemption du Christ qui se communique au peuple ; c'est
pourquoi, au sang se mêle de l'eau, laquelle symbolise le peuple. Et parce que
les diacres sont entre le prêtre et le peuple, il convient davantage aux
diacres de dispenser le sang que de dispenser le corps.
2. Il appartient au même de
dispenser le sacrement et de le consacrer, pour les raisons que nous avons
dites.
3. De même que le diacre
participe en quelque chose de la " vertu illuminative " du prêtre, en
tant qu'il dispense le sang ; de même le prêtre participe de la "
dispensation perfective " de l'évêque, en tant qu'il dispense ce
sacrement, par lequel l'homme est perfectionné en lui-même par l'union au
Christ. Mais les autres actes par lesquels l'homme est perfectionné par rapport
aux autres sont réservés à l'évêque.
Objections
:
1. Dans les autres
consécrations, celui qui consacre une matière sacramentelle n'use pas de
celle-ci ; ainsi l'évêque qui consacre le chrême n'en reçoit pas l'onction.
Mais ce sacrement consiste dans la consécration de la matière. Donc le prêtre
qui accomplit ce sacrement n'est pas obligé d'en user, mais peut licitement
s'abstenir de le consommer.
2. Dans les autres sacrements le ministre ne se donne pas le sacrement à lui-même, car nul ne peut se baptiser soi-même, comme on l'a vu plus haut. Mais, de même que la dispensation du baptême se fait selon un ordre déterminé, de même celle de ce sacrement. Donc le prêtre qui accomplit ce sacrement ne doit pas le recevoir de lui-même. 3. Il arrive parfois que le corps du Christ apparaît miraculeusement sur l'autel sous l'aspect de chair, et le sang sous l'aspect de sang. Or cela ne se prête pas à être mangé ou bu ; c'est pourquoi, comme on l'a déjà dit, le corps et le sang sont donnés sous un autre aspect pour ne pas faire horreur aux communiants. Donc le prêtre qui consacre n'est pas toujours tenu de consommer ce sacrement.
Cependant : on lit dans un concile de Tolède et on retrouve dans les Décrets : "Il faut tenir de toute façon que chaque fois qu'un prêtre immole sur l'autel le corps et le sang de notre Seigneur Jésus Christ, chaque fois il doit montrer qu'il participe à la réception du corps et du sang du Christ."
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut, l'eucharistie n'est pas seulement sacrement, mais aussi sacrifice. Or quiconque offre le sacrifice doit en devenir participants. Parce que le sacrifice qu'on offre extérieurement est signe du sacrifice intérieur par lequel on s'offre soi-même à Dieu, dit S. Augustin. Donc, par le fait qu'on participe au sacrifice, on montre qu'on s'associe au sacrifice intérieur.
De même encore, par le fait qu'il dispense le sacrifice au peuple, il montre qu'il est le dispensateur des biens divins pour le peuple. Lui-même doit être le premier à participer à ces biens, comme dit Denys. Et c'est pourquoi il doit lui-même consommer avant de dispenser au peuple. Aussi lit-on dans le chapitre cité ci-dessus : "Quel est ce sacrifice auquel le sacrificateur lui-même ne participe pas visiblement ? "
Or, on participe au sacrifice du fait qu'on en mange, selon S. Paul (1 Co 10, 18) : "Ceux qui mangent les victimes ne participent-ils pas de l'autel ? " Et c'est pourquoi il est nécessaire que le prêtre, chaque fois qu'il consacre, consomme ce sacrement dans son intégrité.
Solutions
:
1. La consécration du
chrême, ou de toute autre matière, n'est pas un sacrifice, comme la
consécration de l'eucharistie. Et par conséquent, la comparaison ne vaut pas.
2. Le sacrement de baptême
s'accomplit dans l'usage même de la matière. Et c'est pourquoi nul ne peut se
baptiser soi-même, car dans le sacrement le même ne peut être agent et patient.
Aussi, dans l'eucharistie non plus, le prêtre ne se consacre pas lui-même, mais
il consacre le pain et le vin, et c'est dans cette consécration que s'accomplit
notre sacrement. Or, l'usage de ce sacrement vient à la suite du sacrement.
C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.
3. Si, miraculeusement, le
corps du Christ apparent sur l'autel sous l'aspect de chair, ou le sang sous
l'aspect de sang, il ne faut pas les consommer. S. Jérôme dit en effet,
commentant le Lévitique : "De cette victime qui se réalise
merveilleusement dans la commémoration du Christ, il est permis de manger, mais
de celle que le Christ offrit en sa personne sur l'autel de la croix, il n'est
permis à personne de manger." Et pour autant le prêtre ne transgresse pas
la loi, car les faits miraculeux ne sont pas soumis aux lois. Cependant il faut
conseiller au prêtre de consacrer de nouveau le corps et le sang du Seigneur,
et de les consommer".
Objections
:
1. S. Jérôme écrit :
"Les prêtres, qui sont ministres de l'eucharistie et distribuent le sang
du Seigneur au peuple, agissent de façon impie contre la loi du Christ, s'ils
pensent que ce qui fait l'eucharistie ce sont les paroles et non la vie de
celui qui prononce l'invocation ; que ce qui est nécessaire, c'est l'oraison
solennelle, et non les mérites du prêtre. De ces prêtres-là on dit : "Tout
prêtre en qui il y a une souillure, ne sera pas admis à offrir les oblations au
Seigneur"." Mais le prêtre pécheur, étant souillé, n'a ni la vie ni
les mérites qui s'accordent avec ce sacrement. Donc le prêtre pécheur ne peut
consacrer l'eucharistie.
2. S. Jean Damascène dit
que " le pain et le vin, par la venue du Saint-Esprit, deviennent
surnaturellement le corps et le sang du Seigneur". Mais le pape Gélase dit
cette parole, recueillie dans les Décrets de Gratien : "Comment
l'Esprit céleste se rendra-t-il à l'invocation pour la consécration du divin
mystère, si le prêtre qui implore son intervention est convaincu de mener une
conduite criminelle ? " L'eucharistie ne peut donc être consacrée par un
mauvais prêtre.
3. Ce sacrement est consacré par la bénédiction du prêtre. Mais la bénédiction d'un prêtre pécheur n'est pas efficace pour la consécration de ce sacrement, puisqu'il est écrit (MI 2, 2) : "je maudirai vos bénédictions." Et Denys : "Il est entièrement déchu de l'ordre sacerdotal, celui qui n'est pas illuminé. Il me semble donc bien audacieux, l'homme de cette sorte, qui porte la main sur les mystères sacerdotaux ; qui ose emprunter la forme du Christ pour prononcer, je ne dis pas des prières, mais d'impurs blasphèmes sur les divins mystères."
Cependant : S. Augustin dit : "Dans l'Église catholique, le bon prêtre n'accomplit rien de plus, le mauvais prêtre n'accomplit rien de moins, en ce qui concerne le mystère du corps et du sang du Seigneur ; car il ne s'accomplit pas par le mérite de celui qui consacre, mais par la parole du Créateur et la vertu du Saint-Esprit."
Conclusion
:
Nous l'avons déjà dit, le prêtre ne consacre pas ce sacrement par sa vertu propre, mais comme étant le ministre du Christ dont il tient la place quand il consacre ce sacrement. Or, on ne cesse pas d'être ministre du Christ du fait qu'on est mauvais. Car le Seigneur a de bons ministres, ou serviteurs, et il en a de mauvais. Aussi dit-il, en S. Matthieu (24, 45) : "Qui est, à votre avis, un serviteur fidèle et prudent", et plus loin il ajoute : "Si le mauvais serviteur dit en son coeur, etc." L'Apôtre dit (1 Co 4, 1) : "Qu'on nous considère comme ministres du Christ", et cependant il ajoute ensuite : "Ma conscience, il est vrai, ne me reproche rien, mais je n'en suis pas justifié pour autant." Il avait donc la certitude d'être ministre du Christ, et cependant il n'avait pas la certitude d'être juste. On peut donc être ministre du Christ, même sans être juste. Et cela tient à l'excellence du Christ, qui, comme vrai Dieu, a pour serviteurs non seulement les biens mais aussi les maux qui sont ordonnés à sa gloire par sa providence. Il est donc évident que les prêtres, même s'ils ne sont pas justes mais pécheurs, peuvent consacrer l'eucharistie.
Solutions
:
1. Par ces paroles, S.
Jérôme condamne l'erreur de prêtres qui croyaient pouvoir dignement consacrer
l'eucharistie du seul fait qu'ils sont prêtres, même s'ils sont pécheurs. C'est
cela que S. Jérôme condamne, du fait qu'il est interdit à ceux qui sont
souillés d'approcher de l'autel. Mais cela n'empêche pas que, s'ils en
approchent, le sacrifice qu'ils offrent est vrai.
2. Avant ces paroles, le
pape Gélase avait dit " Le culte sacré conforme à la discipline catholique
revendique une telle révérence que nul n'ose s'en approcher sans une conscience
pure." Cela montre à l'évidence l'intention de son propos : que le prêtre
pécheur ne doit pas approcher de ce sacrement. Aussi, lorsqu'il ajoute :
"Comment l'Esprit céleste se rendra-t-il à l'invocation", il faut
comprendre qu'il ne se rend pas présent par le mérite du prêtre, mais par la
vertu du Christ, dont le prêtre profère les paroles.
3. La même action, en tant
qu'elle vient de la mauvaise intention du serviteur peut être mauvaise, et
bonne en tant qu'elle vient de la bonne intention du maître ; de même la
bénédiction du prêtre pécheur, en tant queue est impie, venant de lui, est digne
de malédiction, et mérite le nom d'infamie ou de blasphème plutôt que de prière
; mais en tant que prononcée par celui qui tient la place du Christ, elle est
sainte et efficace pour sanctifier. C'est pourquoi il est dit expressément
" Je maudirai vos bénédictions."
Objections
:
1. S. Grégoire dit dans sa correspondance : "Hélas ! dans quel redoutable piège tombent ceux qui croient que les divins et secrets mystères peuvent être plus sanctifiés par ceux-ci que par ceux-là, puisqu'un seul et même Esprit sanctifie ces mystères par son opération secrète et invisible." Mais c'est à la messe que se célèbrent ces secrets mystères.
Donc la messe d'un mauvais prêtre
n'a pas moins de valeur que celle d'un bon prêtre.
2. De même que le baptême
est donné par un ministre qui agit dans la vertu du Christ, car c'est le Christ
qui baptise, de même ce sacrement est consacré par quelqu'un qui tient la place
du Christ. Mais un meilleur ministre ne donne pas un meilleur baptême, comme on
l'a dit plus haut. Donc la messe célébrée par un meilleur prêtre, elle non
plus, n'est pas meilleure.
3. De même que les mérites des prêtres diffèrent selon le bien et le mieux, ils diffèrent aussi selon le bien et le mal. Donc, si la messe d'un meilleur prêtre est meilleure, il s'ensuit que la messe d'un mauvais prêtre est mauvaise. Ce qui est inadmissible, car la méchanceté des ministres ne peut rejaillir sur les mystères du Christ, comme le montre S. Augustin. Donc la messe d'un prêtre meilleur n'est pas meilleure.
Cependant : on trouve dans les Décrets : "Plus les prêtres sont dignes, plus facilement ils sont exaucés dans les besoins pour lesquels ils implorent."
Conclusion
:
Deux choses sont à considérer dans la messe le sacrement proprement dit, qui est le principal, et les prières qui se font à la messe pour les vivants et pour les morts. En ce qui concerne le sacrement, la messe d'un mauvais prêtre ne vaut pas moins que celle d'un bon, car, de part et d'autre, c'est le même sacrement qui est consacré.
De plus, la prière qui se fait à la messe peut encore être considérée à deux points de vue. D'une part, en tant qu'elle tire son efficacité de la dévotion du prêtre qui prie. Et à ce point de vue, il est hors de doute que la messe d'un meilleur prêtre est plus fructueuse. D'autre part, en tant que la prière est prononcée à la messe par le prêtre qui tient la place de toute l'Église, dont il est le ministre. Or ce ministère subsiste même chez les pécheurs, comme on l'a dit à l'article précédent, à propos du service du Christ. Donc, à cet égard, non seulement la prière que le prêtre pécheur fait à la messe est fructueuse, mais encore toutes les autres prières qu'il fait dans les offices ecclésiastiques, où il tient la place de l'Église. Mais ses prières privées ne sont pas fructueuses, selon la parole des Proverbes (28, 9) : "Celui qui détourne l'oreille pour ne pas entendre la loi, sa prière sera exécrable."
Solutions
:
1. S. Grégoire parle ici au
point de vue de la sainteté du sacrement divin.
2. Dans le sacrement de
baptême on ne fait pas de prières solennelles pour tous les fidèles, comme à la
messe. À cet égard, la comparaison ne vaut pas. Mais elle vaut quant à l'effet
du sacrement.
3. A cause de la vertu du
Saint-Esprit qui, par l'unité de la charité, établit une communication
réciproque de biens entre les membres du Christ, il se produit que le bien
particulier qui se trouve dans la messe d'un bon prêtre est fructueux pour les
autres. Mais le mal particulier d'un seul homme ne peut nuire à un autre, sinon
parce que celui-ci y consent de quelque manière, comme dit S. Augustin.
Objections
:
1. S. Augustin dit :
"Hors de l’Église catholique, il ne peut y avoir de vrai sacrifice",
et S. Léon dit, ce qu'on trouve dans les Décrets de Gratien - "
Ailleurs (que dans l'Église, qui est le corps du Christ) il n'y a ni sacerdoces
valables, ni vrais sacrifices." Mais les hérétiques, les schismatiques et
les excommuniés sont séparés de l'Église. ils ne peuvent donc pas consacrer un
vrai sacrifice.
2. Au même endroits, on
trouve cette parole du pape Innocent : "Quant à l'arianisme, et aux autres
pestes de ce genre, parce que nous accueillons leurs laïcs sous le signe de la
pénitence, on ne doit pas croire qu'il faut accueillir leurs clercs avec la
dignité du sacerdoce ou de tout autre mystère ; nous permettons seulement qu'on
admette leur baptême." Mais on ne peut consacrer l'eucharistie si l'on n'a
pas la dignité du sacerdoce. Donc les hérétiques et tous les gens semblables ne
peuvent consacrer l'eucharistie.
3. Celui qui est hors de l'Église ne semble pas pouvoir faire quelque chose en tenant la place de toute l'Église. Mais le prêtre qui consacre l'eucharistie le fait en tenant la place de toute l'Église, ce qui est manifeste du fait qu'il prononce toutes les prières à la place de l'Église. Il apparaît donc que ceux qui sont hors de l'Église, c'est-à-dire les hérétiques, les schismatiques et les excommuniés, ne peuvent consacrer l'eucharistie.
Cependant : S. Augustin écrit : "De même que le baptême, ainsi l'ordination est demeurée intacte en eux", c'est-à-dire les hérétiques, les schismatiques et les excommuniés. Mais par la vertu de l'ordination le prêtre peut consacrer l'eucharistie. Donc les hérétiques, les schismatiques et les excommuniés, puisqu'en eux l'ordination demeure intacte, semblent bien pouvoir consacrer l'eucharistie.
Conclusion
:
Certains ont dit que les hérétiques, les schismatiques et les excommuniés, parce qu'ils sont hors de l'Église, ne peuvent consacrer ce sacrement.
Mais ils se trompent en cela. Car, dit S. Augustin : "C'est différent de ne pas posséder du tout quelque chose, et de ne pas le posséder régulièrement " et, semblablement, " c'est encore différent de ne pas donner et de ne pas donner régulièrement". Ceux donc qui, établis dans l’Église, ont reçu par l'ordination sacerdotale le pouvoir de consacrer, ont bien le pouvoir, mais n'en usent pas régulièrement si dans la suite, par l'hérésie, le schisme ou l'excommunication, ils sont séparés de l'Église. Quant à ceux qui sont ordonnés dans cet état de séparation, ils ne possèdent pas régulièrement le pouvoir, et ils n'en usent pas régulièrement. Que cependant les uns et les autres possèdent le pouvoir, c'est évident du fait que, comme le remarque S. Augustin au même endroit -, lorsqu'ils reviennent à l'unité de l'Église, ils ne sont pas réordonnés, mais on les réintègre dans leurs ordres. Et, parce que la consécration de l'eucharistie est un acte qui découle du pouvoir d'ordre, ceux qui ont été séparés de l'Église par l'hérésie, le schisme ou l'excommunication, peuvent bien consacrer l'eucharistie, et celle-ci, consacrée par eux, contient vraiment le corps et le sang du Christ ; mais ils ne le font pas régulièrement, car ils pèchent en le faisant. C'est pourquoi ils ne perçoivent pas le fruit du sacrifice, qui est le sacrifice spirituel.
Solutions
:
1. Ces textes et d'autres
semblables doivent s'entendre en ce sens qu'il n'est pas régulier d'offrir le
sacrifice hors de l'Église. C'est pourquoi, hors de l'Église, il ne peut y
avoir le sacrifice spirituel, qui est le vrai sacrifice, quant à la réalité de
ses fruits, bien que ce sacrifice, offert hors de l'Église, soit un vrai
sacrifice quant à la vérité sacramentelle. De même que, on l'a vu plus haut, le
pécheur mange le corps du Christ sacramentellement, mais non spirituellement.
2. Parmi les sacrements
donnés par des hérétiques et des schismatiques, le baptême seul est admis comme
valable, parce qu'ils peuvent baptiser licitement en cas de nécessité. Mais en
aucun cas ils ne peuvent licitement consacrer l'eucharistie, ou conférer les
autres sacrements.
3. Le prêtre, dans les prières
qu'il prononce à la messe, parle bien en tenant la place de l'Église, parce
qu'il se tient dans son unité. Mais dans la consécration du sacrement, il parle
en tenant la place du Christ, dont il joue le rôle alors par son pouvoir
d'ordre. Et c'est pourquoi, si un prêtre séparé de l'unité de l'Église célèbre
la messe, il consacre vraiment le corps et le sang du Christ parce qu'il n'a
pas perdu le pouvoir d'ordre ; mais, parce qu'il est séparé de l'unité de
l'Église, ses prières n'ont pas d'efficacité.
Objections
:
1. Nul n'accomplit ce
sacrement sinon par le pouvoir de consacrer qu'il possède. Mais " celui
qui est dégradé n'a pas le pouvoir de consacrer, bien qu'il ait le pouvoir de
baptiser", dit un canon. Il apparaît donc qu'un prêtre dégradé ne peut
consacrer l'eucharistie.
2. Celui qui donne quelque
chose peut aussi l'enlever. Mais l'évêque donne au prêtre, en l'ordonnant, le
pouvoir de consacrer. Il peut donc aussi le lui enlever en le dégradant.
3. Le prêtre, par la dégradation, perd ou bien le pouvoir de consacrer ou seulement l'exercice de ce pouvoir. Mais ce ne peut pas être seulement l'exercice, parce qu'ainsi le prêtre dégradé ne perdrait rien de plus que le prêtre excommunié, qui, lui non plus, ne peut exercer son pouvoir. Il apparaît donc que le prêtre dégradé perd le pouvoir de consacrer. Et il apparaît ainsi qu'il ne peut accomplir ce sacrement.
Cependant : S. Augustin prouve que " les apostats " de la foi " ne sont pas privés du baptême " par le fait que celui-ci " n'est pas rendu à ceux qui se réconcilient par la pénitence : on juge donc qu'ils n'ont pas pu le perdre". Mais semblablement, le prêtre dégradé, si on le réconcilie, ne doit pas être ordonné de nouveau. Il n'a donc pas perdu le pouvoir de consacrer. Et ainsi le prêtre dégradé peut consacrer ce sacrement.
Conclusion
:
Le pouvoir de consacrer l'eucharistie se rattache au caractère de l'ordre sacerdotal. Or tout caractère, parce qu'il s'accompagne d'une consécration, est indélébile, nous l'avons vu plus haut ; de même que toutes les consécrations accordées à des choses sont perpétuelles et ne peuvent ni se perdre ni être réitérées. Il est donc évident que le pouvoir de consacrer ne se perd pas par la dégradation. S. Augustin dit en effet : "L'un comme l'autre", le baptême et l'ordre, " est un sacrement, et l'un comme l'autre est donné à l'homme par une certaine consécration, qu'il s'agisse du baptême ou de l'ordination. Par conséquent, il n'est pas permis aux catholiques de réitérer l'un ou l'autre". Ainsi est-il certain que le prêtre dégradé peut consacrer ce sacrement.
Solutions
:
1. Ce canon ne parle pas
affirmativement, mais interrogativement, comme on peut le voir par le contexte.
2. L'évêque ne donne pas le
pouvoir de l'ordre sacerdotal par sa vertu propre, mais par sa vertu
d'instrument, en tant que ministre de Dieu dont l'action ne peut être détruite
par l'homme, selon cette parole en S. Matthieu (19, 6) : "Ceux que Dieu a
unis, que l'homme ne les sépare pas." Et c'est pourquoi l'évêque ne peut
enlever ce pouvoir, pas plus que celui qui baptise ne peut enlever le caractère
baptismal.
3. L'excommunication est
une sanction médicinale. Et c'est pourquoi on ne prive pas les excommuniés de
l'exercice du pouvoir sacerdotal pour toujours, mais en vue de leur amendement,
d'une façon temporaire. Tandis que les dégradés sont privés de cet exercice
comme étant définitivement condamnés.
Objections
:
1. Il semble qu'il
soit licite de recevoir la communion de prêtres hérétiques ou excommuniés,
voire pécheurs, et d'entendre leur messe. S. Augustin écrit en effet :
"Soit dans l'homme bon soit dans l'homme mauvais, que personne ne fuie les
sacrements de Dieu." Mais les prêtres, qu'ils soient pécheurs, hérétiques
ou excommuniés, consacrent un vrai sacrement. Il apparaît donc qu'on ne doit
pas éviter de recevoir d'eux la communion, ou d'entendre la messe qu'ils
célèbrent.
2. Le vrai corps du Christ
est représentatif du Corps mystique, comme on l'a dit plus haut. Mais de tels
prêtres consacrent le vrai corps du Christ. Il apparaît donc que ceux qui
appartiennent au corps mystique peuvent communier à leurs sacrifices.
3. Beaucoup de péchés sont plus graves que la fornication. Mais il n'est pas interdit d'entendre la messe des prêtres qui commettent d'autres péchés. Donc il ne doit pas être interdit non plus d'entendre la messe des prêtres fornicateurs.
Cependant : il est dit dans les Décrets " Que nul n'entende la messe d'un prêtre dont il sait évidemment qu'il vit en concubinage." Et S. Grégoire : "Le père incroyant envoya à son fils un évêque arien, pour lui faire recevoir la communion consacrée par une main sacrilège ; mais l'homme fidèle à Dieu adressa à l'évêque arien, lorsqu'il se présenta, les reproches qu'il méritait."
Conclusion
:
Comme nous l'avons déjà dit, les prêtres qui sont hérétiques, schismatiques ou excommuniés, ou encore pécheurs, bien qu'ils aient le pouvoir de consacrer l'eucharistie, n'en usent pas régulièrement ; au contraire, ils pèchent en exerçant ce pouvoir. Or, quiconque communie avec autrui dans le péché partage à son tour son péché. C'est pourquoi on lit dans la 2° épître de S. Jean (v. 11) que " celui qui aura dit : Salut " à l'hérétique " communie à ses oeuvres mauvaises". Et c'est pourquoi il n'est pas permis de recevoir la communion ou d'entendre la messe célébrée par de tels prêtres.
Cependant il y a une différence entre ces diverses catégories. Car les hérétiques, les schismatiques et les excommuniés sont privés par sentence ecclésiastique d'exercer le pouvoir de consacrer. Aussi pèche-t-on si l'on entend leur messe ou si l'on reçoit d'eux le sacrement. Mais tous les pécheurs ne sont pas privés par sentence de l'Église de l'exercice de ce pouvoir. Et ainsi, bien qu'ils soient suspens en ce qui les concerne par sentence divine, ils ne le sont pas à l'égard des autres par sentence de l'Église. Et c'est pourquoi, jusqu'à ce que l'Église ait prononcé sa sentence, il est permis de recevoir d'eux la communion et d'entendre leur messe. Aussi, commentant S. Paul (1 Co 5, 11) : "Ne pas même prendre de repas avec un tel homme", la Glose d'Augustin dit-elle : "Par cette parole, il n'a pas voulu que l'homme fût jugé par l'homme sur un simple soupçon, ou même par un jugement extraordinaire, mais plutôt en vertu de la loi de Dieu, selon l'ordre de l'Église, soit qu'il ait avoué ensuite, soit qu'il ait été accusé et convaincu."
Solutions
:
1. Du fait que nous évitons
d'entendre la messe de ces prêtres, ou de recevoir d'eux la communion, nous ne
fuyons pas les sacrements de Dieu, nous les vénérons plutôt. C'est pourquoi
l'hostie consacrée par de tels prêtres doit être adorée et, si elle est
réservée, elle peut être licitement consommée par un prêtre en situation
régulière. Ce que nous fuyons, c'est la faute de ceux qui exercent indignement
le ministère.
2. L'unité du Corps
mystique est le fruit du vrai corps que l'on a reçu. Mais ceux qui le reçoivent
ou l'administrent indignement sont privés de son fruit, on l'a dit plus haut.
Et c'est pourquoi ceux qui sont dans l'unité de l'Église ne doivent pas
consommer le vrai corps du Christ qui leur serait dispensé par de tels prêtres.
3. Bien que la fornication
ne soit pas plus grave que d'autres péchés, cependant les hommes y sont
davantage enclins à cause de la convoitise de la chair. Et c'est pourquoi
l'Église a spécialement interdit ce péché aux prêtres, et défendu qu'on entende
la messe d'un prêtre concubinaire. Mais cela doit s'entendre d'un pécheur
notoire : soit " par sentence " portée contre celui qui a été
convaincu de péché, soit " par aveu juridiquement obtenu", soit quand
" le péché ne peut être caché parce qu'indubitable".
Objections
:
1. De même qu'il appartient
à l'office sacerdotal de consacrer l'eucharistie, ainsi de baptiser et
d'administrer les autres sacrements. Mais le prêtre n'est pas tenu
d'administrer les autres sacrements, si ce n'est parce qu'il a reçu charge
d'âmes. Il apparaît donc qu'il n'est pas tenu non plus de consacrer
l'eucharistie s'il n'a pas charge d'âmes.
2. Nul n'est tenu de faire
ce qui ne lui est pas permis ; autrement il serait acculé au péché. Mais nous
avons vu qu'il n'est pas permis au prêtre pécheur ou excommunié de consacrer
l'eucharistie. Il apparaît donc que de tels prêtres ne sont pas tenus de
célébrer. Ni par conséquent les autres prêtres, autrement ceux-là tireraient
avantage de leur faute.
3. La dignité sacerdotale ne se perd pas par une infirmité ultérieure. Le pape Gélase dit en effet, ce qu'on trouve dans les Décrets de Gratien : "Les préceptes canoniques ne permettent pas d'admettre au sacerdoce les infirmes ; en revanche, si quelqu'un reçoit une blessure après son ordination, il ne peut perdre ce qu'il a reçu au temps de son intégrité." Or, il arrive parfois que des prêtres ordonnés subissent ensuite des déficiences qui les empêchent de célébrer, comme la lèpre, l'épilepsie, etc. Il ne paraît donc pas que les prêtres soient tenus de célébrer.
Cependant : S. Ambroise dit dans une prière : "C'est mal, si nous ne venons pas à votre table avec un coeur pur et des mains innocentes ; mais c'est pire encore si, par crainte du péché, nous allions jusqu'à ne pas acquitter le devoir du sacrifice."
Conclusion
:
Certains ont prétendu qu'un prêtre peut licitement s'abstenir totalement de célébrer, à moins qu'il ne soit tenu par la charge qui lui a été confiée de célébrer pour le peuple et de lui donner les sacrements.
Mais cette opinion n'est pas raisonnable. Car chacun est tenu d'user de la grâce qui lui a été donnée, lorsqu'il en a l'opportunité, selon S. Paul (2 Co 6, 1) : "Nous vous exhortons à ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu." Or, l'opportunité d'offrir le sacrifice n'est pas à considérer seulement par rapport aux fidèles du Christ, auxquels il faut administrer les sacrements, mais à titre principal par rapport à Dieu, à qui le sacrifice est offert dans la consécration de ce sacrement. C'est pourquoi un prêtre, même s'il n'a pas charge d'âmes, ne peut pas s'abstenir totalement de célébrer ; mais il apparaît qu'il est tenu de célébrer au moins aux principales fêtes, et surtout aux jours où les fidèles ont coutume de communier. Aussi est-il écrit contre certains prêtres qu'" ils ne montraient plus aucun zèle pour le service de l'autel, qu'ils méprisaient le Temple et négligeaient les sacrifices " (2 M 4, 14).
Solutions
:
1. Les autres sacrements
sont accomplis dans l'usage qu'en font les fidèles. Et c'est pourquoi
l'administration de ces sacrements n'est obligatoire que pour celui qui a reçu
des fidèles en charge. Mais notre sacrement est accompli dans la consécration
eucharistique, où l'on offre le sacrifice à Dieu ; à cela le prêtre est obligé
envers Dieu, par l'ordre qu'il a reçu.
2. Le prêtre pécheur qui,
par sentence de l’Église, est privé absolument ou temporairement d'exercer son
ordre, est rendu impuissant à offrir le sacrifice, et par conséquent
l'obligation disparaît. Et cela lui fait perdre des fruits spirituels, bien
loin de tourner à son avantage. Mais s'il n'est pas privé du pouvoir de
célébrer, l'obligation n'est pas enlevée. Cependant il n'est pas acculé au
péché, car il peut faire pénitence de son péché et célébrer ensuite.
3. La faiblesse ou la maladie qui survient après l'ordination sacerdotale ne détruit pas celle-ci ; elle empêche seulement l'exercice de l'ordre, quant à la consécration eucharistique. Parfois cela arrive parce que cet exercice est tout à fait impossible ; par exemple, si l'on a perdu les yeux, les doigts, ou la parole. Parfois, parce que la célébration serait périlleuse ; c'est évidemment le cas de celui qui souffre d'épilepsie ou encore de n'importe quelle aliénation mentale. Parfois c'est à cause du dégoût qu'on pourrait provoquer ; c'est le cas du lépreux qui ne doit pas célébrer en public. Il peut cependant dire la messe en secret, à moins que la lèpre n'ait fait de tels progrès qu'en rongeant ses membres elle l'en ait rendu totalement incapable.
1. Dans la
célébration de ce mystère le Christ est-il immolé ? - 2. Le temps de la célébration.
- 3. Le lieu, et tout l'apparat de cette célébration. - 4. Les paroles que l'on
dit en célébrant ce mystère. - 5. Les actions qui accompagnent la célébration
de ce mystère. - 6. Les défauts qui se rencontrent dans la célébration de ce
sacrement.
Objections
:
1. Il est écrit (He 10, 14)
que le Christ " par une oblation unique a rendu parfaits pour toujours
ceux qu'il sanctifie". Mais cette oblation, ce fut son immolation. Le
Christ n'est donc pas immolé dans la célébration de ce sacrement.
2. L'immolation du Christ
s'est faite sur la croix où " il s'est livré lui-même à Dieu en oblation
et en sacrifice d'agréable odeur " (Ep 5, 2). Mais dans la célébration de
ce mystère le Christ n'est pas crucifié. Il n'est donc pas immolé non plus.
3. Comme dit S. Augustin, dans l'immolation du Christ le même est prêtre et victime. Mais dans la célébration de ce sacrement, ce n'est pas le même qui est prêtre et victime. Donc la célébration de ce sacrement n'est pas l'immolation du Christ.
Cependant : S. Augustin dit : "Le Christ a été immolé une seule fois en lui-même, et cependant il est immolé chaque jour dans le sacrement."
Conclusion
:
C'est pour un double motif que la célébration de ce sacrement est appelée immolation du Christ. Tout d'abord parce que, dit S. Augustin : "On a coutume de désigner les images par les noms des choses qu'elles représentent ; ainsi lorsque nous regardons un tableau ou une peinture murale, nous disons : Voilà Cicéron, et : Voilà Salluste." Or la célébration de ce sacrement, ainsi qu'on l'a dit plus haut, est comme une image qui représente la passion du Christ, laquelle est sa véritable immolation ; et c'est pourquoi la célébration de ce sacrement est appelée immolation du Christ. D'où cette parole de S. Ambroise : "Dans le Christ a été offerte une seule fois la victime qui est efficace pour le salut éternel. Que faisons-nous alors ? Est-ce que nous ne l'offrons pas chaque jour, mais pour commémorer sa mort ? "
L'autre motif concerne l'effet de la passion du Christ : c'est-à-dire que, par ce sacrement, nous devenons participants du fruit de la passion du Seigneur. C'est pourquoi l'on dit dans la secrète d'un dimanches : "Chaque fois qu'on célèbre ce sacrifice en mémorial, c'est l'oeuvre de notre rédemption qui s'accomplit."
Quant au premier mode, on pouvait dire que le Christ était immolé aussi dans les figures de l'Ancien Testament ; d'où la parole de l'Apocalypse (13, 8) : "Leurs noms ne sont pas inscrits au livre de vie de l'Agneau, lequel a été immolé dès l'origine du monde." Mais quant au second mode, il est propre à ce sacrement que, dans sa célébration, le Christ soit immolé.
Solutions
:
1. Comme dit S. Ambroise au
même endroits : "Il y a une seule victime", celle que le Christ a
offerte et que nous offrons, " et non plusieurs, parce que le Christ a été
offert une seule fois et que ce sacrifice-ci est le modèle de celui-là. De même
que ce qui est offert partout est un seul corps et non plusieurs corps, de même
c'est un unique sacrifice 4".
2. De même que la
célébration de ce sacrement est une image qui représente la passion du Christ,
de même l'autel représente sa croix sur laquelle il a été immolé sous son
aspect propre.
3. C'est pour la même
raison que le prêtre aussi est l'image du Christ, à la place et par la vertu de
qui il prononce les paroles consécratoires, comme on l'a vu plus haut. Et
ainsi, d'une certaine manière, c'est le même qui est prêtre et hostie.
Objections
:
1. Ce sacrement représente
la passion du Seigneur, on vient de le dire. Mais la commémoration de la
Passion ne se fait dans l'Église qu'une fois par an. Car S. Augustin écrit :
"Chaque fois que la Pâque est célébrée, le Christ n'est-il pas immolé ?
Cependant la commémoration anniversaire représente ce qui s'est passé jadis, et
ainsi elle nous émeut comme si nous voyions devant nous le Seigneur en
croix." Ce sacrement ne doit donc se célébrer qu'une fois par an.
2. La passion du Christ est
commémorée dans l’Église le vendredi avant Pâques, et non à la fête de Noël.
Donc, puisque ce sacrement commémore la passion du Seigneur, il parait anormal
qu'on le célèbre trois fois le jour de Noël, et qu'on l'omette totalement le
Vendredi saint.
3. Dans la célébration de
ce sacrement, l'Église doit imiter l'institution du Christ. Mais le Christ a
consacré ce sacrement dans la soirée. Il apparaît donc que c'est à une heure
semblable qu'on doit célébrer ce sacrement.
4. Le pape Léon, dans une
lettre recueillie dans les Décrets de Gratien, affirme qu'il est permis
de célébrer la messe " dans la première partie du jour". Mais le jour
commence à minuit, nous l’avons vu. Il apparaît donc qu'il est permis aussi de
célébrer après minuit.
5. Dans la secrète d'un dimanche, on dit " Accorde-nous, Seigneur, de venir nombreux à ces mystères." Mais il y aurait davantage d'affluence si le prêtre pouvait célébrer le même jour à plusieurs heures. Il apparaît donc qu'on ne doit pas interdire au prêtre de célébrer plusieurs fois le même jour.
Cependant : telle n'est pas la coutume observée par l'Église, selon les statuts canoniques.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, dans la célébration de ce mystère, on vise et la représentation de la passion du Seigneur, et la participation à son fruit. Et c'est selon ces deux points de vue qu'il a fallu déterminer le temps approprié à la célébration de ce sacrement. Parce que nous avons quotidiennement besoin du fruit de la passion du Seigneur, à cause de nos défaillances quotidiennes, il est normal que, dans l'Église, on offre quotidiennement ce sacrement. C'est pourquoi le Seigneur nous enseigne à demander : "Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien." Ce que S. Augustin explique ainsi : "Si le pain est quotidien, pourquoi le manges-tu au bout d'un an, selon la coutume des Grecs en Orient ? Prends quotidiennement ce qui te soutient quotidiennement." - Et parce que la passion du Seigneur fut célébrée depuis la troisième jusqu'à la neuvième heure, il est normal que ce soit dans cette partie du jour que ce sacrement est solennellement célébré dans l’Église.
Solutions
:
1. Dans ce sacrement on
commémore la passion du Christ en tant que son effet se communique aux fidèles.
Mais au temps de la Passion, on commémore la passion du Christ seulement en
tant qu'elle a été accomplie dans la personne de notre chef. Or cela ne s'est
produit qu'une fois ; mais c'est chaque jour que les fidèles perçoivent le
fruit de la passion du Seigneur. C'est pourquoi ce qui est simple commémoration
ne se fait qu'une fois par an, mais ce sacrement se célèbre chaque jour, et
pour appliquer le fruit de la passion et pour en renouveler sans cesse la
mémoire.
2. A l'avènement de la vérité, la figure disparaît. Or, ce sacrement est une figure et une ressemblance de la passion du Seigneur, on vient de le dire. Et c'est pourquoi au jour où l'on commémore la passion du Seigneur en elle-même, selon queue s'est passée dans la réalité, on ne célèbre pas la consécration de ce sacrement. Cependant, pour que l'Église, même ce jour-là, ne soit pas privée du fruit de la passion que nous procure ce sacrement, on réserve le corps du Christ consacré le jour précédent, pour le consommer ce jour-là. Mais non le sang, parce qu'on risque de le répandre, et parce que le sang est plus spécialement l'image de la passion du Seigneur, comme on l'a dit précédemment. Et il n'est pas vrai, quoique certains l'affirment, qu'en laissant tomber dans le vin une parcelle du corps, on change le vin en sang. Car cette conversion ne peut se faire autrement que par la consécration qui s'accomplit avec la formule verbale prescrite.
Au jour de la Nativité, on célèbre plusieurs messes à cause de la triple naissance du Christ. La première est éternelle qui, pour nous, est cachée. C'est pourquoi l'on chante une messe la nuit, où l'on dit à l'introït (Ps 2, 7) : "Le Seigneur m'a dit : tu es mon Fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré." La deuxième est sa naissance selon le temps, mais dans les âmes, par laquelle le Christ " se lève dans nos coeurs comme l'étoile du matin " (2 P 1, 19). Et c'est pourquoi l'on chante une messe à l'aurore, où l'on dit à l'introït (Is 9, 2) : "La lumière brillera aujourd'hui sur nous." La troisième est la naissance du Christ selon le temps et dans son corps, selon laquelle il s’est produit visiblement hors du sein virginal, revêtu de notre chair. Et c'est pourquoi on chante la troisième messe à la pleine lumière et l'on chante dans son introït (Is 9, 5) : "Un enfant nous est né." - Cependant on peut dire, inversement, que la naissance éternelle, considérée en elle-même, est en pleine lumière : et c'est pourquoi, dans l'évangile de la troisième messe, on fait mention de la naissance éternelle. Mais selon la naissance corporelle il est né, à la lettre, pendant la nuit, pour signifier qu'il venait vers les ténèbres de notre faiblesse : aussi, dans la messe nocturne, lit-on l'évangile de la naissance corporelle du Christ.
Et c'est encore ainsi qu'à d'autres
jours où se rencontrent plusieurs bienfaits du Christ à honorer ou à implorer,
on célèbre plusieurs messes le même jour, par exemple une pour la fête, et les
autres pour le jeûne ou pour les morts.
3. On a déjà fait remarquera que le Christ voulut laisser ce sacrement à ses disciples au dernier moment, afin de l'imprimer plus profondément dans leurs coeurs. Et c'est pourquoi il a consacré ce sacrement et l'a donné à ses disciples après le souper et à la fin du jour. Mais, par nous, ce sacrement est célébré à l'heure de la passion du Seigneur : soit, aux jours de fête, à tierce, quand il fut crucifié par les clameurs des juifs, comme le note S. Marc (15, 25), et quand le Saint-Esprit descendit sur les disciples (Ac 2, 15) ; soit aux jours de férie à sexte, quand il fut crucifié par les mains des soldats, comme on le lit en S. Jean (19, 14) ; soit, aux jours de jeûne, à none, quand " il rendit l'esprit après avoir poussé un grand cri", comme dit S. Matthieu (27, 46-50).
On peut cependant célébrer plus tard : surtout quand il y a des ordinations et en particulier le Samedi saint ; soit à cause de la longueur de l'office, soit parce que les ordinations appartiennent au dimanche, comme on le voit dans les Décrets de Gratien.
On peut encore, cependant, célébrer
la messe " dans la première partie du jour " pour motif de nécessité,
comme on le voit dans les Décrets.
4. Régulièrement la messe doit se célébrer de jour et non de nuit : parce que le Christ lui-même est présent dans ce sacrement, lui qui dit en S. Jean (9, 4) : "Il faut que j'accomplisse les oeuvres de celui qui m'a envoyé, tandis qu'il fait jour. La nuit approche, où personne ne peut rien faire. Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde." De telle sorte cependant que le début du jour ne soit pas compté à partir de minuit, ni non plus à partir du lever du soleil, c'est-à-dire quand l'astre lui-même se montre au-dessus de la terre ; mais quand l'aurore commence à paraître. Alors en effet on dit que le soleil est levé, en tant que paraît la lumière de ses rayons. C'est pourquoi il est dit en S. Marc (16, 2) que les femmes vinrent au sépulcre " le soleil étant déjà levé", et pourtant lorsqu'elles arrivèrent au tombeau " il faisait encore nuit", selon S. Jean (20, 1). Car c'est ainsi que S. Augustin résout cette contradiction.
Cependant la messe est célébrée
dans la nuit de Noël par une exception particulière, parce que le Seigneur est
né la nuit, comme disent les Décrets de Gratien. Et de même encore le
Samedi saint vers le début de la nuit, parce que le Seigneur est ressuscité la
nuit, c'est-à-dire " quand il faisait encore nuit", avant que
n'apparût le soleil levant.
5. Comme on lit dans les Décrets
de Gratien citant un décret du pape Alexandre II : "Il suffit au
prêtre de célébrer une seule messe par jour : car le Christ a souffert une
seule fois et a racheté le monde entier ; et il a bien de la chance, celui qui
peut dignement célébrer une seule messe ! Cependant certains célèbrent une
messe pour les défunts et une autre de la liturgie du jour, si c'est
nécessaire. Quant à ceux qui ont l'audace de célébrer plusieurs messes le même
jour, pour recevoir de l'argent ou des flatteries des séculiers, j'estime
qu'ils n'échappent pas à la damnation." Et Innocent III dit que "
sauf le jour de la Nativité du Seigneur, à moins qu'un motif de nécessité n'y
engage, il suffit au prêtre de célébrer seulement une messe par jour".
Objections
:
1. Ce sacrement représente
la passion du Seigneur. Or le Seigneur n'a pas souffert dans une demeure, mais
hors de l'enceinte de la ville : "Jésus, pour sanctifier le peuple par son
sang, a souffert hors de la porte " (He 13, 12). Il apparaît donc que ce
sacrement ne doit pas se célébrer dans une demeure, mais plutôt en plein air.
2. Dans la célébration de
ce sacrement, l'Église doit imiter la manière de célébrer du Christ et des
Apôtres. Mais la maison dans laquelle le Christ accomplit ce sacrement pour la
première fois n'était pas consacrée : ce fut une salle à manger ordinaire,
préparée par le maître de la maison, comme on le voit en S. Luc (22, 11). Et on
lit dans les Actes (2, 46) que les Apôtres " d'un même coeur fréquentaient
assidûment le Temple ; et, rompant le pain dans leurs maisons, ils mangeaient
avec allégresse". Donc maintenant non plus, il ne faut pas qu'il y ait des
demeures consacrées pour célébrer ce sacrement.
3. Rien ne doit se faire
d'inutile dans l'Église, qui est gouvernée par le Saint-Esprit. Mais il semble
inutile de conférer une consécration à l'église, ou à l'autel, et à d'autres
choses inanimées qui sont incapables de recevoir la grâce ou une vertu
spirituelle. Il est donc déplacé de faire, dans l'Église, de telles
consécrations.
4. Seules les oeuvres
divines doivent être commémorées avec quelque solennité, selon la parole du
Psaume (92, 5) : "J'exulterai dans l'oeuvre de tes mains." Mais la
consécration de l'église ou de l'autel est une oeuvre humaine, comme celle du
calice, du ministre, et toutes les autres. Et ces dernières consécrations ne
sont pas commémorées publiquement dans l'Église. Donc on ne doit pas non plus
commémorer avec solennité la consécration de l'église ou de l'autel.
5. La réalité doit répondre
à la figure. Mais dans l'Ancien Testament, qui était la figure du Nouveau, on
ne faisait pas l'autel avec des pierres taillées. Car il est dit dans l'Exode
(20, 24) : "Vous me ferez un autel de terre. Et si vous me faites un autel
de pierre, vous ne le bâtirez pas avec des pierres taillées." Dans l'Exode
encore (25, 1), on prescrit de faire " l'autel de bois d'acacia "
revêtu de " bronze", ou même " d'or". L'usage observé dans
l'Église de ne faire l'autel qu'en pierre ne paraît donc pas justifié.
6. Le calice avec la patène
figure le sépulcre du Christ. Or celui-ci fut " taillé dans la
pierre", disent les évangiles. Donc le calice doit être fait de pierre, et
non pas seulement d'argent, d'or ou d'étain.
7. De même que l'or est la
matière la plus précieuse pour faire un vase, de même les étoffes de soie sont
les étoffes les plus précieuses. Donc, de même que le calice est en or, les
nappes de l'autel devraient être en soie et non pas seulement en tissu de lin.
8. La dispensation des sacrements et leur ordonnance appartient aux ministres de l'Église, comme la dispensation des choses temporelles est soumise aux ordonnances des princes séculiers. D'où la parole de l'Apôtre (1 Co 4, 1) : "Que l'on nous considère comme les ministres du Christ et les dispensateurs des mystères de Dieu." Mais si, dans l'administration des choses temporelles, on agit contrairement aux décrets des princes, c'est tenu pour nul. Donc, si ce dont on vient de parler a été réglé comme il faut par les prélats de l'Église, il apparaît que l'on ne peut, sans elles, consacrer le corps du Christ. Et il en découlerait que les paroles du Christ ne sont pas suffisantes pour consacrer ce sacrement, ce qui est inadmissible. Il ne paraît donc pas justifié qu'on ait établi toutes ces règles pour la célébration de l'eucharistie.
Cependant : les décisions prises par l'Église sont réglées par le Christ lui-même qui dit, en S. Matthieu (18, 20) : "Là où deux ou trois seront assemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux."
Conclusion
:
Dans ce qui encadre ce sacrement, deux motifs entrent en ligne de compte. L'un concerne la représentation de ce qui s'est passé lors de la passion du Seigneur. L'autre concerne le respect dû à ce sacrement, qui contient le Christ réellement et non seulement en figure. C'est pourquoi on recourt à des consécrations pour les choses qui interviennent dans la pratique de ce sacrement, soit par respect envers le sacrement, soit pour représenter son effet, qui découle de la passion du Christ, selon l'épître aux Hébreux (13, 12) : "Le Christ, pour sanctifier le peuple par son sang, etc."
Solutions
:
1. Régulièrement, ce sacrement doit se célébrer dans une demeure qui symbolise l'Église, selon la 1ère épître à Timothée (3, 15) : "je veux que tu saches la conduite à tenir dans la maison de Dieu, qui est l'Église du Dieu vivant." Car, " hors de l'Église il n'y a pas de place pour le vrai sacrifice", selon S. Augustin. Et parce que l'Église ne devait pas être renfermée dans les frontières de la nation juive, mais être établie dans le monde entier, la passion du Christ n'a pas été célébrée dans la cité des juifs, mais en plein air, afin que le monde entier fût regardé, à l'égard de la passion du Christ, comme une demeure.
Et cependant, comme il est dit dans
les Décrets de Gratien : "Nous permettons à ceux qui voyagent,
s'ils ne trouvent pas d'église, de célébrer la messe en plein air ou sous la
tente, pourvu qu'ils aient là une table consacrée et les autres objets
consacrés nécessaires à cet office."
2. La demeure dans laquelle ce sacrement se célèbre symbolise l'Église, et c'est pourquoi on l'appelle une " église", et il est normal qu'elle soit consacrée : afin de représenter la sanctification procurée à l'Église par la passion du Christ, et aussi afin de symboliser la sainteté requise chez ceux qui doivent recevoir ce sacrement. Quant à l'autel, il symbolise le Christ lui-même dont il est écrit (He 13, 15) : "C'est par lui que nous offrons le sacrifice de louange." Aussi la consécration de l'autel signifie-t-elle la sainteté du Christ, de qui il est dit en S. Luc (1, 35) : "L'être saint qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu." D'où la prescription des Décrets : "On a décidé de consacrer les autels non seulement par l'onction du chrême, mais encore par la bénédiction sacerdotale."
Et c'est pourquoi, régulièrement, il n'est pas permis de célébrer ce sacrement ailleurs que dans des demeures consacrées. D'où cette règle des Décrets : "Qu'aucun prêtre n'ait l'audace de célébrer la messe ailleurs que dans des lieux consacrés par l'évêque." Et c'est pourquoi aussi, parce que les païens, et les autres infidèles, n'appartiennent pas à l'Église, on lit dans la même Distinction : "Il n'est pas permis de consacrer l'église dans laquelle on ensevelit les cadavres des infidèles ; mais, si elle paraît apte à être consacrée, qu'après en avoir exhumé les corps, en avoir rasé les murs ou les charpentes, on la reconstruise. Mais si cette église a été consacrée antérieurement, il est permis d'y célébrer la messe ; à condition cependant que ce soient des fidèles qui y aient été ensevelis."
Cependant, en cas de nécessité, on
peut accomplir ce sacrement dans des demeures non consacrées, ou profanées,
toutefois avec le consentement de l'évêque. C'est pourquoi on lit dans la même
Distinction : "Nous jugeons qu'il ne faut pas célébrer la messe n'importe
où, mais dans les lieux consacrés par l'évêque, ou autorisés par lui." Non
toutefois sans un autel portatif consacré, si bien qu'on lit dans la même
Distinction : "Nous accordons, si les églises ont été brûlées, qu'on
reprenne la célébration de la messe dans les chapelles, avec une table
consacrée." En effet, parce que la sainteté du Christ est la source de
toute la sainteté de l'Église, en cas de nécessité il suffit pour accomplir ce
sacrement d'avoir un autel consacré. C'est pourquoi encore une église n'est
jamais consacrée sans que l'on consacre un autel ; alors que parfois, sans
consacrer d'église, on consacre un autel, avec les reliques des saints dont
" la vie est cachée avec le Christ en Dieu". Aussi lit-on dans la
même Distinction : "On a décidé que les autels où l'on constate qu'on n'a
déposé ni corps ni reliques de martyrs seront détruits, si c'est possible, par
les évêques qui ont l'autorité en ces lieux."
3. L'église, l'autel et les autres objets inanimés sont consacrés, non parce qu'ils seraient capables de recevoir la grâce mais parce que, en vertu de la consécration, ils reçoivent une certaine vertu spirituelle qui les rend aptes au culte divin ; c'est-à-dire pour que les hommes en retirent une certaine dévotion, afin d'être mieux préparés aux mystères divins, si le manque de respect n'y fait pas obstacle. D'où ce texte (2 M 3, 38) " Vraiment, il y a dans ce lieu une vertu divine car celui qui a son habitation dans les cieux visite ce lieu et le protège."
Et de là vient que ces objets, avant leur consécration, sont purifiés et exorcisés, pour que la vertu de l'ennemi en soit chassée. Et pour la même raison on réconcilie les églises " qui auront été souillées par une effusion de sang ou de semence", parce que le péché qui y a été commis décèle une activité de l'ennemi en cet endroit. Et c'est pourquoi on lit aussi dans cette Distinction : "Partout où vous trouverez des églises des ariens, consacrez-les sans retard, pour en faire des églises catholiques par les prières et les rites divins." Aussi certains disent-ils avec raison que par l'entrée dans une église consacrée on obtient la rémission des péchés véniels, comme par l'aspersion de l'eau bénite. Ils avancent à l'appui de cette opinion la parole du Psaume (85, 2) : "Tu as béni ta terre, Seigneur, tu as pardonné à ton peuple son iniquité."
Et c'est pourquoi, à cause de la vertu que l'église acquiert par sa consécration, celle-ci ne se renouvelle pas. Aussi lit-on dans la même Distinction cette prescription empruntée au concile de Nicée : "On ne doit pas conférer une nouvelle consécration aux églises une fois consacrées à Dieu, à moins qu'elles n'aient été entièrement détruites par le feu, ou souillées par une effusion de sang ou de semence ; car, de même que l'enfant une fois baptisé par n'importe quel prêtre au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ne doit pas être baptisé à nouveau, ainsi un lieu dédié à Dieu ne doit pas être consacré à nouveau, sinon pour les motifs signalés ci-dessus ; pourvu du moins que ceux qui l'ont consacré aient eu la foi en la sainte Trinité." D'autre part, ceux qui sont hors de l'Église ne peuvent pas consacrer. Mais, comme on lit dans la même Distinction : "Que l'on consacre les églises et les autels dont la consécration est douteuse."
Et parce que, par la consécration,
ces objets acquièrent une certaine vertu spirituelle, on lit ce décret, dans la
même Distinction : "Les bois employés dans une église consacrée ne doivent
pas être employés à un autre usage, si ce n'est pour une autre église ; ou bien
il faut les brûler, ou bien les donner pour l'agrandissement d'un monastère ;
ils ne doivent pas entrer dans des ouvrages destinés aux laïcs." Et on lit
au même endroit : "La nappe d'autel, la cathèdre, le candélabre et le
voile, s'ils sont rongés de vieillesse, doivent être livrés au feu ; que les
cendres soient portées à la piscine, ou jetées dans la muraille ou dans les
cavités du pavement, pour n'être pas souillées par les pas de ceux qui
entrent."
4. Parce que la
consécration de l'autel représente la sainteté du Christ, et que la
consécration de la demeure représente la sainteté de toute l'Église, il est
tout à fait à propos de commémorer solennellement la consécration de l'église
ou de l'autel. C'est pourquoi aussi la solennité de la dédicace se poursuit
pendant huit jours, pour symboliser la bienheureuse résurrection du Christ et
des membres de l'Église. Et la consécration de l'église et de l'autel n'est pas
une oeuvre purement humaine puisqu'elle a une vertu spirituelle. Aussi est-il
dit, dans la même Distinction : "Les solennités de la dédicace des églises
doivent se célébrer solennellement chaque année. Que ces dédicaces doivent être
célébrées pendant huit jours, vous le verrez au premier livre des Rois (8, 66),
en lisant le récit de la dédicace du Temple."
5. Comme disent les Décrets
: "Si les autels ne sont pas de pierre, il ne faut pas les consacrer
par l'onction du chrême." Cela convient à la signification de notre
sacrement ; d'abord parce que l'autel signifie le Christ, et il est écrit (1 Co
10, 4) : "La pierre était le Christ " ; et aussi parce que le corps
du Christ fut déposé dans un sépulcre de pierre. Cela convient encore à la
pratique du sacrement ; la pierre, en effet, est solide, et peut facilement se
trouver partout. Ce qui n'était pas nécessaire dans la loi ancienne, où il n'y
avait d'autel qu'en un seul lieu. Quant à l'ordre de faire l'autel avec de la
terre ou des pierres non taillées, il avait pour but d'écarter l'idolâtrie.
6. Comme dit la même
Distinction : "jadis les prêtres n'employaient pas des calices d'or, mais
de bois. Mais le pape Zéphyrin décida qu'on célébrerait la messe avec des
patènes de verre. Enfin le pape Urbain fit faire tout cela en argent."
Ensuite il fut décrété " que le calice du Seigneur, avec la patène, soit
d'argent ou d'or ; ou au moins qu'on ait un calice d'étain. Mais qu'il ne soit
pas fait de bronze ou de cuivre : car ces métaux, sous l'action du vin, se rouillent,
ce qui provoque des nausées. Et que personne n'ait l'audace de chanter la messe
avec un calice de bois ou de verre", car le bois est poreux, et le sang
consacré y pénétrerait ; quant au verre, il est fragile et risque de se briser.
Et le même motif fait interdire la pierre. Et c'est pourquoi, par respect pour
le sacrement, il a été décrété que le calice serait fait avec les matières
indiquées.
7. Là où cela pouvait se
faire sans danger, l'Église a décrété d'environner ce sacrement de ce qui
représente le plus vivement la passion du Christ. Ce danger n'était pas aussi
grand à l'égard du corps, qu'on pose sur le corporal, qu'à l'égard du sang
contenu dans le calice. Et c'est pourquoi, bien qu'on ne fasse pas de calice en
pierre, on fait le corporal d'une étoffe de lin, car le corps du Christ y fut
enseveli. Aussi lit-on, dans la même Distinction, ce texte tiré d'une lettre du
pape Silvestre - " Avec l'accord de tous, nous établissons que personne
n'ait l'audace de célébrer le sacrifice de l'autel sur une étoffe de soie, ou
sur une étoffe de couleur, mais sur une pièce de lin, consacrée par l'évêque,
de même que le corps du Christ fut enseveli dans un suaire de lin blanc."
L'étoffe de lin convient encore à cause de sa propreté, pour symboliser la pureté
de conscience ; et, à cause de la multiplicité des travaux qu'exige la
préparation d'une telle étoffe, pour symboliser la passion du Christ.
8. La dispensation des
sacrements appartient aux ministres de l'Église, mais leur consécration vient
de Dieu lui-même. Et c'est pourquoi les ministres de l'Église n'ont rien à
décider sur la forme de la consécration, mais sur la pratique du sacrement et
la manière de célébrer. Et c'est pourquoi, si un prêtre prononce les paroles de
la consécration sur la matière requise, avec l'intention de consacrer, en se
passant de tout ce que nous avons dit : local, autel, calice et corporal
consacrés, et les autres objets réglementés par l'Église, il consacre bien
réellement le corps du Christ, mais il pèche gravement, en n'observant pas le
rite de l'Église.
Objections
:
1. Ce sacrement est
consacré par les paroles du Christ, dit S. Ambroise. On ne doit donc, dans ce
sacrement, dire rien d'autre que les paroles du Christ.
2. Nous connaissons les
paroles et les actions du Christ par l'Évangile. Mais on dit, dans la
consécration de ce sacrement, des paroles qui ne s'y trouvent pas. Car on ne
lit pas dans l’Évangile que le Christ, en instituant ce sacrement, ait levé les
yeux au ciel ; de même encore, on dit dans l'Évangile " Prenez et mangez
" mais il n'y a pas " tous " ; pourtant on dit, en célébrant ce
sacrement " Les yeux levés au ciel " et aussi : "Prenez et
mangez-en tous." C'est donc à tort que l'on dit de telles paroles dans la
célébration de ce sacrement.
3. Tous les sacrements sont
ordonnés au salut des fidèles. Mais dans la célébration des autres sacrements
il n'y a pas de prière générale pour le salut des fidèles défunts. C'est donc
sans raison que l'on dit de telles paroles en célébrant ce sacrement.
4. Le baptême est appelé
spécialement " le sacrement de la foi". Ce qui regarde l'instruction
de la foi doit donc être transmis plutôt dans le baptême que dans ce sacrement,
comme l'enseignement de l'Apôtre et de l'Évangile.
5. La dévotion des fidèles
est requise en tout sacrement. On ne devrait donc, pas plus dans ce sacrement
que dans les autres, exciter la dévotion des fidèles par des louanges divines
et des avertissements, comme lorsqu'on dit : "Élevons notre coeur ! "
6. C'est le prêtre qui est
le ministre de ce sacrement, nous l'avons dit. Tout ce qui se dit dans ce
sacrement devrait donc être dit par le prêtre, et non pas certaines paroles par
les ministres, et d'autres par le choeur.
7. C'est la vertu divine qui,
en toute certitude, réalise ce sacrement. Il est donc superflu que le prêtre
demande l'achèvement de ce sacrement, lorsqu'il dit : "Sanctifie
pleinement cette offrande..."
8. Le sacrifice de la loi
nouvelle est beaucoup plus excellent que le sacrifice des anciens Pères. Le
prêtre a donc tort de demander que ce sacrifice soit considéré de même que le
sacrifice d'Abel, d'Abraham et de Melchisédech.
9. Le corps du Christ n'a pas commencé d'être en ce sacrement par un changement local, comme on l'a dit plus haut : de même il ne cesse pas d'y être. Le prêtre demande donc sans raison : "Que cette offrande soit portée par ton ange... sur ton autel céleste."
Cependant : on dit dans les Décrets " C'est Jacques, frère du Seigneur selon la chair, et Basile, évêque de Césarée, qui ont établi la célébration de la messe." Leur autorité prouve la convenance de toutes les paroles qui accompagnent ce sacrement.
Conclusion
:
Parce que ce sacrement embrasse tout le mystère de notre salut, il est célébré avec une plus grande solennité que les autres sacrements. Et parce qu'il est écrit dans l'Ecclésiaste (4, 17) : "Surveille tes pas lorsque tu entres dans la maison du Seigneur", et dans l'Ecclésiastique (18,23 Vg) : "Avant la prière, prépare ton âme", avant la célébration de ce mystère intervient une préparation, pour qu'on accomplisse dignement ce qui va suivre. La première partie de cette préparation est la louange divine, qui se fait dans l'introït, selon cette parole du Psaume (50, 23) : "Le sacrifice de louange m'honorera, et c'est là le chemin où je lui montrerai le salut de Dieu." Et cet introït est tiré des Psaumes le plus souvent, ou du moins on le chante avec un Psaume, parce que, selon Denys e. les Psaumes embrassent, par mode de louange, tout le contenu de la Sainte Écriture. - La seconde partie de la préparation comporte le rappel de la misère présente, lorsqu'on demande miséricorde, par le chant du Kyrie, eleison, trois fois pour la personne du Père, trois fois pour la personne du Fils, quand on dit Christe, eleison ; et trois fois pour la personne du Saint-Esprit, lorsqu'on dit encore Kyrie, eleison ; cette triple invocation se dit contre la triple misère, d'ignorance, de coulpe et de peine ; ou bien pour signifier que toutes les Personnes se contiennent réciproquement. - La troisième partie de la préparation rappelle la gloire céleste, à laquelle nous tendons, après la vie et la misère présente, en disant : Gloria in excelsis Deo. On le chante aux fêtes, où l'on rappelle la gloire céleste ; on l'omet aux offices de deuil, qui concernent le rappel de notre misère. Enfin, la quatrième partie de la préparation comprend la prière que le prêtre fait pour le peuple, afin qu'il soit digne de si grands mystères.
Ensuite on fait précéder la célébration par l'instruction du peuple fidèle ; car ce sacrement est " le mystère de la foi", comme on l'a vu plus haut. Cette instruction se fait d'une manière préparatoire par l'enseignement des Prophètes et des Apôtres qui, dans l'église, est lu par les lecteurs et les sous-diacres. Après cette lecture, le choeur chante le graduel, qui symbolise le progrès de la vie ; et l'alléluia, qui signifie l'exultation spirituelle ; ou, dans les offices de deuil, le trait, qui signifie le gémissement spirituel. Ces chants doivent parvenir au peuple comme une suite de l'enseignement que nous avons dit. Le peuple reçoit ensuite une instruction parfaite par l'enseignement du Christ, contenu dans l'évangile, qui est lu par les ministres les plus élevés, c'est-à-dire les diacres. Et parce que nous croyons au Christ comme à la vérité divine, selon sa parole en S. Jean (8, 46) : "Si je dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas ?", après la lecture de l'évangile, on chante le Symbole de foi, dans lequel le peuple montre qu'il adhère par la foi à l'enseignement du Christ. On chante ce symbole aux fêtes de ceux qui sont mentionnés dans le Symbole, comme aux fêtes du Christ, de la Sainte Vierge, et des Apôtres, qui ont fondé cette foi, et aux fêtes analogues.
Une fois que le peuple a été ainsi préparé et instruit, on en vient logiquement à la célébration du mystère. Celui-ci est offert en tant que sacrifice, consacré et mangé en tant que sacrement. Aussi, en premier lieu s'accomplit l'oblation ; en deuxième lieu, la consécration de la matière offerte ; en troisième lieu, sa réception. Deux actes accompagnent l'oblation : la louange du peuple, dans le chant de l'offertoire, par quoi s'exprime la joie de ceux qui offrent ; et la prière du prêtre, qui demande que l'oblation du peuple soit agréée par Dieu. C'est ainsi que David a dit (1 Ch 29, 17) : "Moi, dans la simplicité de mon coeur, j'ai offert toutes ces choses, et ton peuple qui se trouve ici, je l'ai vu avec grande joie te présenter ses offrandes", et ensuite il prie en disant : "Seigneur Dieu, garde-leur cette volonté."
Puis, pour la consécration, qui s'accomplit par une puissance surnaturelle, on excite d'abord le peuple à la dévotion, dans la préface ; c'est pourquoi on l'avertit d'" avoir le coeur élevé vers le Seigneur". Et c'est pourquoi, la préface achevée, le peuple, avec dévotion, loue la divinité du Christ avec les anges, en disant : "Saint, Saint, Saint..." Et il loue son humanité, avec les enfants, en disant : "Béni, celui qui vient..." Puis : 1° Le prêtre, à voix basse, commémore ceux pour qui ce sacrifice est offert, c'est-à-dire l'Église universelle, et ceux qui, selon S. Paul (1 Tm 2, 2) " sont établis en dignité", et spécialement ceux " qui offrent ou pour qui l'on offre". 2° Il commémore les saints, dont il implore le patronage pour ceux qu'on vient de dire, avec la prière " Dans la communion de toute l'Église..." 3° Il conclut sa demande lorsqu'il dit : "Que cette offrande soit salutaire à ceux pour qui elle est offerte."
Ensuite il arrive à la consécration elle-même. 1° Il y demande la réalisation de la consécration, avec la prière : "Sanctifie pleinement cette offrande..." 2° Il accomplit la consécration par les paroles du Sauveur, lorsqu'il dit : "La veille de sa passion, etc." 3° Il s'excuse de cette audace sur son obéissance à l'ordre du Christ, lorsqu'il dit : "C'est pourquoi, nous aussi, tes serviteurs..." 4° Il demande que ce sacrifice, qui vient d'être réalisé, soit agréé de Dieu, lorsqu'il dit : "Sur ces offrandes, daigne..." 5° Il demande l'effet de ce sacrifice et sacrement d'abord pour ceux qui le prennent, lorsqu'il dit " Nous t'en supplions..." Ensuite, pour les morts, qui ne peuvent plus le prendre, lorsqu'il dit : "Souviens-toi aussi, Seigneur... " ; enfin, spécialement pour les prêtres eux-mêmes qui l'offrent, lorsqu'il dit : "Et nous, pécheurs..." etc.
Ensuite, il s'agit de la réception du sacrement. Et tout d'abord on prépare le peuple à le recevoir. 1° Par la prière commune de tout le peuple, qui est l'oraison dominicale, dans laquelle nous demandons que nous soit " donné notre pain quotidien " ; et aussi par la prière privée que le prêtre présente spécialement pour le peuple, quand il dit : "Délivre-nous, Seigneur..." 2° On prépare le peuple par la paix, qu'on donne en disant : "Agneau de Dieu... " : en effet, c'est le sacrement de l'unité et de la paix, comme on l'a dit plus haut. Mais dans les messes des défunts, où ce sacrifice n'est pas offert pour la paix d'ici-bas, mais pour le repos des morts, on omet la paix.
Ensuite vient la réception du sacrement : le prêtre le reçoit le premier, et le donne ensuite aux autres ; car, selon Denys, " celui qui transmet aux autres les biens divins doit y participer lui-même le premier".
Enfin toute la célébration de la messe s'achève par l'action de grâce : le peuple exulte pour sa communion au mystère, ce qu'exprime le chant qui suit la communion ; et le prêtre présente son action de grâce par l'oraison. Comme le Christ qui, après avoir célébré la Cène avec ses disciples, " récita l'hymne", dit S. Matthieu (26, 30).
Solutions
:
1. La consécration est
accomplie exclusivement par les paroles du Christ. Mais il est nécessaire d'y
ajouter d'autres paroles pour préparer le peuple qui y participe, comme on
vient de le dire.
2. Comme il est dit en S. Jean (21, 25), le Seigneur a fait ou dit bien des choses que les évangélistes n'ont pas écrites. Parmi elles, le fait que le Seigneur, à la Cène, leva les yeux au ciel : ce que, cependant, l'Église a reçu de la tradition des Apôtres, car il semble logique que lui, qui avait élevé les yeux vers son Père, selon S. Jean (11, 4 1), en ressuscitant Lazare et en priant pour ses disciples (17, 1), ait renouvelé ce geste, et à bien plus forte raison, en instituant ce sacrement, car c'était une affaire de plus d'importance.
Qu'on dise manducate ou comedite, le sens est le même. Et peu importe le terme qu'on emploie ici ; d'autant plus que ces paroles n'appartiennent pas à la forme sacramentelle, comme on l'a dit plus haut.
Si l'on ajoute " tous",
c'est le sens des paroles évangéliques, bien que ce ne soit pas exprimé ici,
car lui-même avait dit (Jn 6, 54) : "Si vous ne mangez pas la chair du
Fils de l'homme, vous n'aurez pas la vie en vous."
3. L'eucharistie est le
sacrement de toute l'unité ecclésiastique. Et par conséquent, spécialement dans
ce sacrement plus que dans les autres, on doit faire mention de tous ceux qui
relèvent du salut de toute l'Église.
4. L'instruction de la foi est de deux sortes. L'une s'adresse aux futurs initiés, c'est-à-dire aux catéchumènes. Cette instruction-là est liée au baptême.
Une autre instruction est destinée
au peuple fidèle, qui communie à ce mystère. Et cette instruction-là se fait
dans ce sacrement. Cependant, on n'éloigne pas de cette instruction même les
catéchumènes et les infidèles. C'est pourquoi on dit dans les Décrets :
"L'évêque n'interdira à personne l'entrée de l'église et l'audition de
la parole de Dieu, qu'il s'agisse d'un païen, d'un hérétique ou d'un juif,
jusqu'au renvoi des catéchumènes", c'est-à-dire pendant qu'on donne
l'instruction de la foi.
5. Ce sacrement requiert
une plus grande dévotion que les autres, puisqu'il contient le Christ tout
entier. Et aussi une dévotion plus communautaire, parce que ce sacrement
requiert la dévotion de tout le peuple, pour qui le sacrifice est offert, et
non seulement de ceux qui reçoivent le sacrement, comme dans les autres
sacrements. Et c'est pourquoi, dit S. Cyprien, " le prêtre, en prononçant
le prélude de la préface, prépare les âmes des fidèles, en disant :
"Élevons notre coeur", afin que le peuple répondant : "Nous le
tournons vers le Seigneur", il soit averti de ne plus penser qu'à
Dieu".
6. Dans ce sacrement, on vient de le dire, on touche à des réalités qui concernent toute l'Église. Et c'est pourquoi certaines prières sont dites par le choeur, parce qu'elles concernent le peuple. Certaines sont dites par le choeur d'un bout à l'autre ; ce sont celles qui sont inspirées à tout le peuple. D'autres sont continuées par le peuple, mais après l'intonation du prêtre, qui tient la place de Dieu, pour signifier que ce sont des choses qui sont parvenues au peuple par la révélation divine, comme la foi et la gloire céleste. Et c'est pourquoi le prêtre entonne le Symbole de foi et le Gloria in excelsis Deo. D'autres sont dites par les ministres, comme l'enseignement de l'Ancien et du Nouveau Testament, pour manifester que cet enseignement fut annoncé au peuple par l'intermédiaire de ministres envoyés par Dieu.
Certaines sont dites jusqu'au bout
par le prêtre seul : ce sont celles qui appartiennent à l'office propre du
prêtre, à qui il revient, " de présenter des dons et des prières pour le
peuple " (He 5, 1). Parmi celles-ci cependant, il dit certaines de façon à
être entendu : ce sont celles qui concernent à la fois le prêtre et le peuple,
comme les oraisons communes. D'autres appartiennent exclusivement au prêtre,
comme l'oblation et la consécration. Et c'est pourquoi les prières qui les
accompagnent sont dites secrètement par le prêtre. Mais dans les deux cas, il
éveille l'attention du peuple en disant : Dominus vobiscum ; et il
attend son assentiment, exprimé par Amen. Et c'est pourquoi, avant les
prières dites tout bas, il dit à haute voix : Dominus vobiscum, et à la
fin : Per omnia saecula saeculorum. Ou encore le prêtre prononce
secrètement certaines paroles pour symboliser que, dans la passion du Christ,
les disciples ne confessaient le Christ qu'en secret.
7. L'efficacité des paroles sacramentelles peut être empêchée par l'intention du prêtre. Et cependant il n'y a pas de contradiction à ce que nous demandions à Dieu quelque chose dont nous savons, de toute certitude, qu'il le fera ; c'est ainsi que le Christ, en S. Jean (17, 1. 5) a demandé sa glorification.
Cependant, il ne semble pas qu'ici
le prêtre prie pour que la consécration s'accomplisse, mais pour qu'elle nous
soit fructueuse. Aussi dit-il expressément : "Qu'elle devienne pour nous
le corps et le sang..." Et c'est le sens des paroles qu'il prononce
auparavant : "Cette offrande, daigne la bénir..." selon S. Augustin,
c'est-à-dire : "Par laquelle nous soyons bénis", à savoir par la
grâce ; adscriptam, c'est-à-dire " par laquelle nous soyons
inscrits dans le ciel " ; ratam, c'est-à-dire " par laquelle
nous soyons reconnus comme appartenant au Christ " ; rationabilem, c'est-à-dire
" par laquelle nous soyons dépouillés du sens charnel " ; acceptabilem,
c'est-à-dire " que nous, qui nous déplaisons à nous-mêmes, nous soyons
agréables par elle à son Fils unique".
8. Bien que ce sacrifice,
en lui-même, soit supérieur à tous les sacrifices antiques, cependant les
sacrifices des anciens furent très agréables au Seigneur, en raison de la
dévotion de ceux qui les offraient. Le prêtre demande donc que ce sacrifice
soit agréé de Dieu en raison de la dévotion de ceux qui les offrent, comme le
furent ces sacrifices anciens.
9. Le prêtre ne demande pas que les espèces sacramentelles soient transportées au ciel ; ni le corps réel du Christ, qui ne cesse pas d'y être présent. Mais il demande cela pour le Corps mystique, car c'est lui qui est signifié dans ce sacrement ; c'est-à-dire que l'ange qui assiste aux divins mystères présente à Dieu les prières du prêtre et du peuple, selon l'Apocalypse (8, 4) : "La fumée des parfums monta des mains de l'ange avec les offrandes des saints." " L'autel céleste " signifie soit l'Église triomphante elle-même, où nous demandons à être transférés ; ou bien Dieu lui-même, à qui nous demandons d'être unis ; car il est dit de cet autel, dans l'Exode (20, 26) : "Tu ne monteras pas à mon autel par des degrés", c'est-à-dire (suivant la Glose) : "Tu ne feras pas de degrés dans la Trinité."
Par l'ange on peut encore comprendre le Christ lui-même, qui est " l'Ange du grand conseil", qui unit son corps mystique à Dieu le Père et à l'Église triomphante.
Et c'est de cela aussi que la
" messe " (missa) tire son nom. Parce que, par l'ange, le
prêtre " envoie " (mittit) ses prières à Dieu, comme le peuple
les envoie par le prêtre. Ou bien parce que le Christ est la victime que Dieu
nous " envoie". C'est pourquoi, à la fin de la messe, le diacre, les
jours de fête, congédie le peuple en disant : Ite, missa est, c'est-à-dire
que la victime a été " envoyée " à Dieu par l'ange, pour qu'elle soit
agréée de Dieu.
Objections
:
1. Ce sacrement appartient
à la nouvelle alliance, comme le montre sa forme même. Or, dans la nouvelle
alliance, il ne faut pas observer les cérémonies de l'ancienne. A celles-ci se
rattache l'ablution d'eau que pratiquaient le prêtre et les ministres, quand
ils venaient sacrifier. On lit en effet dans l'Exode (30, 19) : "Aaron et
ses fils se laveront les mains et les pieds quand ils monteront à
l'autel." Il ne convient donc pas que le prêtre se lave les mains dans la
célébration de la messe.
2. Au même endroit (30, 7),
le Seigneur a prescrit que le prêtre " brûle de l'encens à l'odeur
agréable " sur l'autel qui se trouvait devant le propitiatoire. Cela
encore appartenait au cérémonial de l'ancienne alliance. Il ne convient donc
pas que le prêtre, à la messe, pratique l'encensement.
3. Les rites accomplis dans
les sacrements de l'Église ne doivent pas être répétés. C'est donc à tort que
le prêtre multiple les signes de croix sur ce sacrement Il.
4. L'Apôtre dit (He 7, 7) : "Sans contredit, c'est l'inférieur qui reçoit la bénédiction du supérieur." Mais le Christ, qui se trouve dans ce sacrement après la consécration, est très supérieur au prêtre.
Il est donc inadmissible que le
prêtre, après la consécration, bénisse le sacrement par des signes de croix.
5. Dans le sacrement de
l'Église, on ne doit rien faire qui prête à rire. Mais on prête à rire quand on
fait des gesticulations : ainsi le prêtre étend parfois les bras, joint les
mains, plie les doigts, et s'incline. Cela ne doit donc pas se faire dans ce
sacrement.
6. Il parait encore ridicule
que le prêtre se tourne si souvent vers le peuple, et le salue si souvent. On
ne devrait donc pas faire cela dans la célébration de ce sacrement.
7. L'Apôtre (1 Co 1, 13),
juge inadmissible que " le Christ soit divisé". Mais, après la
consécration, le Christ se trouve dans ce sacrement. Il est donc inadmissible
que l'hostie soit rompue par le prêtre.
8. Les rites de ce
sacrement représentent la passion du Christ. Mais, dans sa passion, le corps du
Christ fut rompu à l'endroit des cinq plaies. Donc le corps du Christ devrait
être rompu en cinq parties plutôt qu'en trois.
9. Tout le corps du Christ,
dans ce sacrement, est consacré à part du sang. Il n'est donc pas convenable
qu'une partie de son corps soit mélangée à son sang.
10. De même que le corps du
Christ est présenté dans ce sacrement comme une nourriture, de même le sang du
Christ comme une boisson. Mais lorsque l'on a pris le corps du Christ, on n'y
ajoute pas, dans la célébration de la messe, une autre nourriture corporelle.
C'est donc à tort que le prêtre, après avoir pris le sang du Christ, prend du
vin non consacré.
11. La réalité doit correspondre à la figure. Mais au sujet de l'agneau pascal, qui était la figure de ce sacrement, il était prescrit " qu'il n'en resterait rien jusqu'au matin". Il n'est donc pas convenable que des hosties consacrées soient réservées, au lieu d'être consommées sur le champ.
12.Le prêtre parle au pluriel à ceux qui l'écoutent, par exemple lorsqu'il dit : "Le Seigneur soit avec vous " et " Rendons grâce..." Mais il semble illogique de parler au pluriel lorsqu'on s'adresse à un seul individu, surtout si c'est un inférieur. Donc il paraît illogique que le prêtre célèbre la messe en présence d'un seul ministre.
Il apparaît donc ainsi que certains des rites accomplis dans la célébration de ce sacrement ne sont pas justifiés.
Cependant : il y a la coutume de l'Église, laquelle ne peut se tromper, étant instruite par le Saint-Esprit.
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut, la signification, dans les sacrements, se réalise de deux façons, c'est-à-dire par des paroles et par des actions, pour que la signification soit plus parfaite. Dans la célébration de ce sacrement, certaines paroles signifient des réalités qui se rattachent à la passion du Christ, représentée dans ce sacrement ; d'autres paroles signifient des réalités qui se rattachent à l'usage de ce sacrement, qui doit se faire avec dévotion et respect. C'est pourquoi, dans la célébration de ce mystère, certaines actions ont pour but de représenter la passion du Christ, ou encore l'organisation du Corps mystique ; et d'autres actions relèvent de la dévotion et du respect envers ce sacrement.
Solutions
:
1. On se lave les mains, dans la célébration de la messe, par respect pour ce sacrement. Et cela pour deux motifs. D'abord parce que nous avons l'habitude de ne manier des choses précieuses qu'après nous être lavé les mains. Il paraît donc inconvenant que l'on approche d'un si grand sacrement avec des mains souillées, fût-ce corporellement.
Ensuite pour une raison symbolique. Comme dit Denys l'ablution des extrémités symbolise la purification même des plus petits péchés, selon cette parole en S. Jean (13, 10) : "Celui qui est propre n'a besoin que de se laver les pieds." Et telle est la purification qu'on exige de celui qui s'approche de ce sacrement. C'est ce que signifie aussi la confession qui précède l'introït de la messe. C'est cela même que signifiait l'ablution dans l'ancienne loi, comme le remarque Denys au même endroit.
Cependant l'Église n'observe pas ce
rite comme un précepte cérémoniel de la loi ancienne, mais comme une
institution de l'Église, qui se justifie d'elle-même. Et c'est pourquoi elle ne
l'observe pas comme on le faisait alors. On omet en effet le lavement des
pieds, et l'on garde celui des mains, qui peut se faire plus facilement et qui
suffit à symboliser la parfaite pureté. En effet, la main étant "
l'instrument des instruments", comme dit Aristote, toutes les oeuvres sont
attribuées aux mains. C'est pourquoi on dit dans le Psaume (26, 6) : "je
laverai mes mains parmi les innocents."
2. De même, nous ne pratiquons pas l'encensement comme un précepte cérémoniel de l'ancienne loi, mais comme une institution de l'Église. C'est pourquoi nous ne le pratiquons pas de la manière dont il était prescrit dans l'ancienne loi.
L'encensement a un double objet. D'abord le respect envers ce sacrement ; en répandant un parfum agréable on chasse la mauvaise odeur corporelle qui régnerait dans le lieu du culte et pourrait provoquer le dégoût.
Ensuite l'encensement sert à
représenter l'effet de la grâce, dont le Christ fut rempli comme d'un parfum
agréable, selon la parole de la Genèse (27, 27) : "Voici que le parfum de
mon fils est comme le parfum d'un champ fertile." Et du Christ elle
découle jusqu'aux fidèles par l'office des ministres selon S. Paul (2 Co 2, 14)
: "Par nous (le Christ) répand en tous lieux le parfum de sa
connaissance." Et c'est pourquoi, lorsqu'on a encensé de tous côtés
l'autel, qui symbolise le Christ, on encense tout le monde selon l'ordre
hiérarchique.
3. Le prêtre, dans la célébration de la messe, pratique les signes de croix pour évoquer la passion du Christ, qui l'a conduit à la croix. Or la passion du Christ s'est accomplie comme par étapes. La première consiste en ce que le Christ fut livré : par Dieu, par Judas, et par les juifs. Ce que symbolise le triple signe de croix sur ces paroles : "Ces dons, ces présents, ces offrandes saintes et sans tache."
La seconde étape de la passion consiste en ce que le Christ fut vendu. Or il fut vendu aux prêtres, aux scribes, et aux pharisiens. Pour le symboliser, on fait encore un triple signe de croix sur ces paroles : "bénite, acceptée, approuvée". Ou bien pour montrer le prix du marché, qui fut de trente deniers. Et l'on ajoute un double signe de croix sur ces paroles : "qu'elle devienne pour nous le corps et le sang..." pour désigner la personne de Judas qui vendit, et celle du Christ qui fut vendu.
La troisième étape fut la préfiguration de la passion du Christ accomplie à la Cène. Pour la désigner, on fait une troisième fois deux croix, l'une dans la consécration du corps, l'autre dans la consécration du sang, où l'on dit chaque fois " il bénit".
La quatrième étape fut la passion même du Christ. Aussi, pour représenter les cinq plaies, on fait en quatrième lieu un quintuple signe de croix sur ces paroles : "la victime pure, la victime sainte, la victime immaculée, le pain sacré de la vie éternelle et le calice de l'éternel salut".
Cinquièmement, on représente l'écartèlement du corps, et l'effusion du sang, et le fruit de la passion par le triple signe de croix qui se fait sur ces paroles : "Quand nous recevrons le corps et le sang... puissions-nous être comblés... de toute bénédiction..."
Sixièmement, on représente la triple prière que fit le Christ en croix : la première pour ses persécuteurs, quand il dit : "Père, pardonne-leur", la seconde pour être délivré de la mort, quand il dit : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? " La troisième se rattache à son entrée dans la gloire, quand il dit : "Père, entre tes mains je remets mon esprit." Et pour symboliser cela, on fait un triple signe de croix sur ces paroles : "tu sanctifies, tu vivifies, tu bénis, etc.".
Septièmement, on représente les trois heures où Jésus resta suspendu à la croix, de la sixième jusqu'à la neuvième heure. Et pour le symboliser on fait encore un triple
signe de croix à ces paroles : "par Lui, avec Lui, et en Lui".
Huitièmement, on représente la séparation de l'âme et du corps par les deux signes de croix qu'on fait ensuite hors du calice.
Neuvièmement, on représente la résurrection accomplie au troisième jour, par les trois croix qu'on fait à ces paroles : "Que la paix du Seigneur soit toujours avec vous."
Mais on peut dire plus brièvement
que la consécration de ce sacrement, et l'acceptation du sacrifice, et le fruit
de celui-ci ont pour origine la vertu de la croix du Christ. Et c'est pourquoi,
chaque fois que l'on fait mention d'une de ces choses, le prêtre pratique le
signe de la croix.
4. Après la consécration,
le prêtre ne pratique pas le signe de la croix pour bénir et pour consacrer,
mais seulement pour commémorer la vertu de la croix et la manière dont le
Christ a subi sa passion, comme ce qui précède l'a montré.
5. Les mouvements que le prêtre fait à la messe ne sont pas des gesticulations ridicules : elles ont un but de représentation. En effet, que le prêtre étende les bras après la consécration, cela. représente l'extension des bras du Christ en croix.
Il lève aussi les mains, lorsqu'il prie, pour manifester que l'oraison qu'il prononce pour le peuple se dirige vers Dieu ,, selon cette parole des Lamentations (3, 41) : "Élevons nos coeurs avec nos mains vers Dieu dans le ciel." Et il est dit dans l'Exode (17, 11) que " lorsque Moïse élevait les mains, Israël était vainqueur".
Que parfois il joigne les mains et s'incline, priant avec insistance et humilité, cela représente l'humilité et l'obéissance du Christ, qui ont inspiré sa passion.
Il joint les doigts, après la
consécration, en réunissant le pouce et l'index avec lesquels il a touché le
corps du Christ qu'il a consacré, afin que, si une miette s'est attachée à ses
doigts, elle ne s'égare pas. Cela se rattache au respect envers le sacrement.
6. Le prêtre se tourne cinq fois vers le peuple, pour signaler que le Seigneur s'est manifesté cinq fois le jour de la résurrection, comme on l'a dit plus haut dans le traité de la résurrection du Christ.
Il salue sept fois le peuple - cinq
fois en se tournant vers lui et deux fois sans se tourner, à savoir avant la
Préface lorsqu'il dit : "Le Seigneur soit avec vous", et lorsqu'il
dit : "Que la paix du Seigneur soit toujours avec vous " - pour
désigner la grâce septiforme du Saint-Esprit. L'évêque, lorsqu'il célèbre aux
fêtes, dit dans son premier salut : "Que la paix soit avec vous", ce
que le Seigneur a dit aux disciples après sa résurrection (Jn 20, 19. 21. 26 ;
Lc 23, 46), parce que c'est principalement l'évêque qui représente sa personne.
7. La fraction de l'hostie
a une triple signification. D'abord la division subie par le corps du Christ
dans sa passion ; ensuite la répartition du Corps mystique selon divers état ;
enfin la distribution des grâces qui découlent de la passion du Christ, selon
Denys r. Cette fraction n'introduit donc pas de division dans le Christ.
8. Comme dit le pape Sergius, dans un texte qu'on trouve dans les Décrets : "Le corps du Seigneur est triple. La partie de l'oblation qui est mise dans le calice désigne le corps du Christ qui a déjà ressuscité", c'est-à-dire le Christ lui-même et la Sainte Vierge, et les autres saints, s'il y en a, qui sont entrés corporellement dans la gloire." La partie qui est mangée représente le Christ qui est encore sur terre", c'est-à-dire que ceux qui vivent sur terre sont unis par le sacrement, et sont broyés par les épreuves, comme le pain qu'on mange est broyé par les dents." La partie qui demeure sur l'autel jusqu'à la fin de la messe est le corps du Christ demeurant au sépulcre ; car jusqu'à la fin du monde les corps des saints seront dans les sépulcres", tandis que leurs âmes sont soit au purgatoire, soit au ciel. Cependant ce dernier rite - qu'une partie de l'hostie soit réservée jusqu'à la fin de la messe - n'est plus observé maintenant parce qu'il présentait des risques. Mais ce symbolisme des parties reste valable. On l'a exprimé en vers : "L'hostie est divisée en parties : celle qui est trempée désigne ceux qui sont pleinement bienheureux ; celle qui est sèche, les vivants ; celle qui est réservée, les ensevelis."
Cependant certains disent que la
partie mise dans le calice symbolise ceux qui vivent en ce monde ; la partie
gardée hors du calice, ceux qui sont pleinement bienheureux dans leur âme et
leur corps ; et la partie mangée symbolise les autres.
9. On peut trouver au calice un double symbolisme. Celui de la passion, qui est représentée dans ce sacrement. Et, à ce titre, par la partie mise dans le calice on symbolise ceux qui participent encore aux souffrances du Christ.
D'un autre point de vue, le calice peut signifier la jouissance bienheureuse qui est aussi préfigurée dans ce sacrement. Et par conséquent, ceux dont les corps sont déjà dans la pleine béatitude sont symbolisés par la partie mise dans le calice.
Et il faut remarquer que la partie
mise dans le calice ne doit pas être donnée au peuple pour compléter la
communion : car Jésus n'a donné " le pain trempé " qu'au traître
Judas.
10. Le vin, en qualité de
liquide, est capable de laver. Et c'est pourquoi le prêtre en prend après avoir
reçu ce sacrement, pour se laver la bouche afin qu'il n'y demeure pas de restes
; ceci se rattache au respect envers le sacrement. Aussi lit-on dans la
décrétale : "Le prêtre, lorsqu'il a achevé de prendre le sacrement, doit
toujours se laver la bouche avec du vin ; à moins qu'il ne doive célébrer une
autre messe le même jour, car il ne pourrait célébrer de nouveau, après avoir
pris du vin." Et c'est pour le même motif qu'il lave avec du vin les
doigts dont il a touché le corps du Christ.
11. La réalité doit correspondre à la figure sur quelque point ; c'est ainsi qu'on ne doit pas réserver pour le lendemain la partie de l'hostie consacrée qui sert à la communion du prêtre, des ministres, voire du peuple. Aussi trouve-t-on dans les Décrets cette décision du pape Clément : "Qu'on offre sur l'autel autant d'hosties qu'il en faut pour suffire au peuple. S'il en reste, que ce ne soit pas réservé pour le lendemain, mais que, avec crainte et tremblement, ce soit consommé par le zèle des clercs."
Cependant ce sacrement doit être
mangé quotidiennement, ce qui n'était pas le cas de l'agneau pascal ; c'est
pourquoi il faut conserver d'autres hosties consacrées pour les malades. Aussi
lit-on dans la même Distinction : "Le prêtre doit toujours avoir
l'eucharistie à sa disposition ; afin que, si quelqu'un tombe malade, il lui
donne la communion aussitôt, pour ne pas le laisser mourir sans la
communion."
12. Dans la célébration solennelle de la messe, il faut qu'il y ait plusieurs assistants. Aussi trouve-t-on dans les Décrets cette parole du pape Soter : "Cela aussi a été décidé, que nul prêtre n'ait l'audace de célébrer la messe sans qu'il y ait deux assistants qui lui répondent, lui-même étant le troisième ; car, lorsqu'il dit au pluriel : "Le Seigneur soit avec vous" et dans les secrètes : "Priez pour moi", il convient d'une façon très évidente que l'on réponde à son salut." C'est pourquoi, pour plus de solennité, il est décrété, au même endroit, que l'évêque doit célébrer la messe avec un plus grand nombre d'assistants.
Cependant, dans les messes privées,
il suffit d'avoir un seul ministre, qui tient la place de tout le peuple
catholique, à la place duquel il répond au prêtre en employant le pluriel.
Objections
:
1. Il arrive parfois que le
prêtre, avant la consécration ou après, meure, ou perde la raison, ou soit
empêché par une autre infirmité de pouvoir consommer le sacrement et achever la
messe. On voit donc qu'on ne peut observer le décret de l'Église prescrivant
que le prêtre consécrateur communie à son propre sacrifice.
2. Il arrive parfois que le
prêtre, avant la consécration ou après, se rappelle qu'il a mangé ou bu quelque
chose, ou qu'il est chargé d'un péché mortel, ou encore d'une excommunication
dont il ne se souvenait pas auparavant. Il est donc forcé que celui qui se
trouve dans un pareil cas pèche mortellement contre la loi de l'Église, soit
qu'il communie, soit qu'il ne communie pas.
3. Il arrive parfois qu'une
mouche, une araignée, ou une bête venimeuse tombe dans le calice après la
consécration ; ou encore que le prêtre découvre que du poison a été mis dans le
calice par un criminel qui veut le tuer. En ce cas, s'il communie, il apparaît
qu'il pèche mortellement en se donnant la mort, ou en tentant Dieu.
Pareillement, s'il ne communie pas, il pèche en agissant contrairement à la loi
de l’Église. Il apparaît donc qu'il est " perplexe", c'est-à-dire
soumis à la nécessité de pécher, ce qui est inadmissible.
4. Il arrive parfois que,
par la négligence du ministre, ou bien on n'a pas mis d'eau dans le calice, ou
même pas de vin, et que le prêtre s'en aperçoit. Donc, dans ce cas, il apparaît
qu'il est acculé au péché, soit qu'il consomme le corps sans consommer le sang,
car alors il accomplit un sacrifice incomplet ; soit qu'il ne consomme ni le
corps ni le sang.
5. Il arrive parfois que le
prêtre ne se rappelle plus avoir prononcé les paroles de la consécration, ou
encore d'autres paroles que l'on prononce dans la célébration de ce sacrement.
Il apparaît donc qu'il pèche en ce cas, soit qu'il réitère, sur la même
matière, des paroles que peut-être il avait déjà dites ; soit qu'il use de pain
et de vin non consacrés comme s'ils étaient consacrés.
6. Il arrive parfois, à
cause du froid, que l'hostie échappe au prêtre et tombe dans le calice, soit
avant la fraction, soit après. En ce cas, le prêtre ne pourra donc pas
accomplir le rite de l’Église, soit pour faire la fraction proprement dite,
soit pour ne mettre que la troisième partie de l'hostie dans le calice.
7. Il arrive parfois que, par la négligence du prêtre, le sang du Christ est répandu ; ou encore que le prêtre rejette le sacrement après avoir communié ; ou encore que les hosties consacrées soient gardées si longtemps qu'elles se décomposent ; ou encore qu'elles soient rongées par les souris ; ou enfin qu'elles se gâtent d'une manière ou d'une autre. Dans tous ces cas, il apparaît qu'on ne peut manifester le respect dû à ce sacrement selon les lois de l’Église. Il apparaît donc qu'on ne peut obvier à ces défauts ou à ces dangers, en observant les lois de l'Église.
Cependant : de même que Dieu, l’Église ne prescrit rien d'impossible.
Conclusion
:
On peut obvier de deux façons aux dangers ou aux défauts qui se produisent à l'occasion de ce sacrement. Ou bien en les prévenant, pour que le danger ne se produise pas. Ou bien, après coup, on corrige ce qui s'est produit ou en y portant remède, ou au moins par la pénitence de celui qui a traité ce sacrement avec négligence.
Solutions
:
1. Si le prêtre est surpris par la mort ou par une grave infirmité avant la consécration du corps et du sang du Seigneur, il n'est pas nécessaire qu'un autre le supplée.
Mais si cela arrive une fois que la consécration est commencée, par exemple après la consécration du corps mais avant celle du sang, ou encore après la double consécration, on doit faire achever par un autre la célébration de la messe. C'est pourquoi, dans les Décrets on trouve ceci, tiré d'un concile de Tolède : "Nous avons jugé convenable, lorsque les prêtres consacrent les saints mystères dans la célébration de la messe, et qu'un accident de santé empêche d'achever le mystère commencé, qu'il soit permis à un autre évêque ou prêtre d'achever la consécration de l'office commencé. Car il ne faut pas faire autre chose, pour compléter les mystères commencés, que de les faire achever par la bénédiction du prêtre qui commence ou qui continue ; car on ne peut les considérer comme accomplis parfaitement s'ils ne sont accomplis selon le rite complet. Car, puisque nous sommes tous un dans le Christ, la diversité des personnes n'apporte aucun obstacle, là où l'unité de la foi procure un heureux résultat. Cependant, si l'on tient compte du motif naturel de maladie, il ne faut pas que cela crée un danger d'irrévérence.
Que nul, ministre ou prêtre, sans le
motif d'un obstacle évident, n'ait aucunement l'audace de laisser inachevés les
offices qu'il a commencés. Si quelqu'un a cette audace téméraire, il subira la
sentence d'excommunication."
2. Là où se présente une difficulté, il faut toujours adopter le parti qui comporte le moins de danger. Ce qui est le plus dangereux, à l'égard de ce sacrement, c'est ce qui s'oppose à son accomplissement, car c'est là un énorme sacrilège. Ce qui concerne la condition du communiant comporte un moindre danger. Et c'est pourquoi si le prêtre, après avoir commencé la consécration, se rappelle avoir mangé ou bu quelque chose, il doit néanmoins achever le sacrifice et consommer le sacrement. Pareillement, s'il se rappelle avoir commis un péché, il doit s'en repentir, avec résolution de le confesser et de satisfaire ; et ainsi ce n'est pas d'une façon indigne, mais d'une façon fructueuse qu'il consommera le sacrement. Et il doit tenir le même raisonnement s'il se souvient d'avoir encouru une excommunication. Il doit en effet prendre la résolution d'en demander humblement l'absolution : et ainsi, par le Pontife invisible, Jésus Christ, il obtient l'absolution, quant à cet acte, pour accomplir les divins mystères.
Mais si c'est avant la consécration
qu'on se rappelle un de ces empêchements, j'estimerais plus sûr, surtout si
l'on se souvient d'avoir mangé, ou d'avoir encouru une excommunication,
d'abandonner la messe commencée, sauf si l'on craignait un grave scandale.
3. Si une mouche ou une araignée tombe dans le calice avant la consécration, ou bien que le prêtre s'aperçoive qu'on y a mis du poison, il doit vider le calice, le nettoyer et y mettre d'autre vin à consacrer. Mais si cet accident se produit après la consécration, il doit saisir l'animal avec précaution, le laver avec soin et le brûler, et l'eau de l'ablution, avec les cendres, doit être jetée dans la piscine.
S'il s'aperçoit qu'on y a mis du
poison, il ne doit aucunement le prendre ni le donner à un autre, pour que le
calice de vie ne donne pas la mort ; mais il doit le mettre en réserve avec
soin dans un vase approprié à cet office, qu'on gardera avec la réserve. Et
pour que le sacrement ne demeure pas inachevé, il doit remettre du vin dans le
calice, reprendre à partir de la consécration du sang, et achever le sacrifice.
4. Si le prêtre, avant la consécration du sang et après celle du corps, s'aperçoit qu'il n'y a pas de vin ou d'eau dans le calice, il doit en mettre aussitôt, et consacrer. Mais s'il s'aperçoit, après avoir prononcé les paroles de la consécration, qu'il n'y a pas d'eau, il doit continuer, parce que l'addition d'eau, comme on l'a dit précédemment, n'est pas nécessaire au sacrement. On doit cependant punir celui dont la négligence est cause de cet accident. On ne doit en aucun cas mêler de l'eau au vin déjà consacré, parce qu'il s'ensuivrait une destruction, au moins partielle, du sacrement, comme on l'a dit précédemment.
Si le prêtre s'aperçoit, après
avoir prononcé les paroles de la consécration, qu'on n'a pas mis de vin dans le
calice, si du moins il s'en aperçoit avant d'avoir communié au corps, il doit,
après avoir enlevé l'eau qui y serait, mettre du vin avec de l'eau, et
reprendre aux paroles de la consécration du sang. Mais s'il s'en aperçoit après
avoir communié au corps, il doit prendre une nouvelle hostie qu'il consacrera
conjointement au sang. Je dis cela parce que, s'il prononçait seulement les
paroles de la consécration du sang, il n'observerait pas le rite requis à la
consécration. Et, comme on dit dans le chapitre déjà cité d'un concile de
Tolède : "On ne peut considérer les sacrifices comme accomplis
parfaitement s'ils ne sont accomplis selon le rite complet." Mais s'il
commençait à la consécration du sang et reprenait toutes les paroles qui
suivent, elles ne seraient plus appropriées, en l'absence d'une hostie
consacrée, car ces prières comportent des paroles et des actions qui ne
concernent pas seulement le sang mais aussi le corps. Et il doit à la fin
consommer la nouvelle hostie consacrée et le sang, sans se laisser arrêter même
par le fait qu'il ait consommé auparavant l'eau qui était dans le calice, parce
que le précepte touchant l'accomplissement du sacrement a plus de poids que
celui qui oblige à ne communier qu'à jeun, comme on vient de le dire--.
5. Bien que le prêtre ne se rappelle pas avoir prononcé certaines paroles qu'il devait dire, il ne doit pas se troubler pour cela. Car celui qui dit beaucoup de paroles ne se souvient pas de toutes celles qu'il a dites, à moins que peut-être, en en prononçant une, il la saisisse comme ayant été déjà dite ; car c'est ainsi que quelque chose devient matière à souvenir. Aussi, si quelqu'un pense attentivement à ce qu'il dit et que pourtant il ne pense pas qu'il le dit, il ne se rappelle guère ensuite qu'il l'a dit. Car c'est ainsi que quelque chose devient objet de mémoire, comme reçu sous la raison de passé, selon Aristote.
Si cependant le prêtre constate
d'une façon sûre qu'il a omis quelque chose qui n'est pas nécessaire au
sacrement, je ne crois pas qu'il doive pour cela reprendre, en changeant le
rite du sacrifice, mais il doit passer outre. S'il a cependant la certitude
qu'il a omis quelque chose de nécessaire au sacrement, c'est-à-dire les
formules consécratoires, puisque la forme est nécessaire au sacrement comme la
matière, il doit faire ce que nous avons dit en cas de défaut de la matière :
reprendre depuis la forme de la consécration, et répéter le reste dans l'ordre,
pour ne pas changer le rite du sacrifice.
6. La fraction de l'hostie
consacrée, et le fait d'en mettre une seule partie dans le calice se rapporte
au Corps mystique, de même que l'eau qu'on mélange au vin signifie le peuple.
C'est pourquoi l'omission de ces rites ne rend pas le sacrifice incomplet au
point qu'il soit nécessaire pour cela de recommencer quelque chose dans la
célébration de ce sacrement.
7. Comme on lit dans les Décrets d'après Pie Ier : "Si, par négligence, des gouttes du précieux sang ont coulé sur le plancher, on les léchera et on raclera le plancher. S'il n'y a pas de plancher, on raclera la terre, on la brûlera et la cendre sera déposée dans l'autel. Et le prêtre fera pénitence pendant quarante jours. - Si quelques gouttes se répandent du calice sur l'autel, le ministre les absorbera, et il fera pénitence pendant trois jours. - Si c'est sur la nappe de l'autel et que le liquide ait atteint la deuxième nappe, il fera pénitence pendant quatre jours. Jusqu'à la troisième nappe : pénitence pendant neuf jours. jusqu'à la quatrième : pénitence pendant vingt jours. Et le ministre lavera trois fois les linges ainsi mouillés, après avoir mis un calice au-dessous ; puis on prendra l'eau de cette ablution et on la déposera auprès de l'autel." Cette ablution peut aussi être bue par le ministre, à moins que le dégoût l'y fasse renoncer. Certains, en outre, coupent et brûlent cette partie des linges, et déposent la cendre dans le sanctuaire ou la piscine.
On ajoute au même endroit ce qui vient du Pénitentiel de S. Bède : "Si quelqu'un a rendu l'eucharistie, par suite d'ébriété ou de gloutonnerie, il fera pénitence pendant quarante jours : les clercs ou les moines, les diacres ou les prêtres, pendant soixante jours ; l'évêque pendant quatre-vingt-dix. S'il l'a rendue pour cause de maladie, il fera pénitence pendant sept jours."
Et on lit dans la même Distinction, ce qui vient du concile d'Arles : "Celui qui n'aura pas bien gardé le saint sacrement, de sorte qu'une souris ou un autre animal l'ait dévoré, fera pénitence pendant quarante jours. - Celui qui l'aura égaré dans l'église, ou bien en aura laissé tomber un fragment sans pouvoir le retrouver, fera pénitence pendant trente jours." Et la même pénitence semble méritée par le prêtre dont la négligence aura laissé les hosties se corrompre.
Pendant ces jours-là, le pénitent doit jeûner et 's'abstenir de la communion. Mais, en tenant compte des conditions de l'affaire et du personnage, on peut diminuer ou augmenter la pénitence indiquée.
On doit cependant noter que partout où les espèces se trouvent dans leur intégrité, on doit les conserver ou même les consommer avec respect. En effet, tant que demeurent les espèces, le corps du Christ y demeure, comme on l'a dit antérieurement. Quant aux objets avec lesquels on les trouve en contact, on doit les brûler si cela peut se faire commodément, en déposant les cendres dans la piscine, comme on l'a dit pour la raclure du plancher.
LA PÉNITENCE
Il faut étudier maintenant le sacrement de pénitence : 1° La pénitence elle-même (Q. 84-85). - 2° Son effet (Q. 86-89). - 3° Ses parties (Q. 90 et Supplément, q. 1-15). 4° Ceux qui reçoivent ce sacrement (Suppl., q. 16). 5° Le pouvoir des clés chez les ministres (Suppl., q. 17-27). - 6° La célébration de ce sacrement (Suppl., q. 28).
Sur la pénitence elle-même, il faut étudier : I. La pénitence en tant que sacrement (Q. 84). La pénitence en tant que vertu (Q. 85).
1. La pénitence
est-elle un sacrement ? - 2. Sa matière propre. - 3. Sa forme. - 4.
L'imposition des mains est-elle requise au sacrement ? - 5. Ce sacrement est-il
nécessaire au salut ? - 6. Ses rapports avec les autres sacrements ? - 7. Son
institution. - 8. La durée de la pénitence. - 9. Doit-elle être continuelle ? -
10. Le sacrement de pénitence peut-il être renouvelé ?
Objections
:
1. D'après S. Grégoire,
dont les paroles sont citées dans les Décrets de Gratien : "Les
sacrements sont le baptême, le saint chrême, le corps et le sang du Christ, qui
sont appelés sacrements parce que, sous le couvert de réalités corporelles, la
vertu divine opère secrètement notre salut." Or ce n'est pas le cas de la
pénitence, car nous n'y employons pas de réalités corporelles, sous lesquelles
la vertu divine opérerait notre salut. Donc la pénitence n'est pas un
sacrement.
2. Les sacrements de
l'Église sont administrés par les ministres du Christ, selon S. Paul (1 Co 4,
1) : "Qu'on voie donc en nous les ministres du Christ et les dispensateurs
des mystères divins." Or la pénitence n'est pas administrée par les
ministres du Christ mais intérieurement donnée aux hommes par l'inspiration de
Dieu, selon Jérémie (31, 19) : "Après que tu m'as eu converti, j'ai fait
pénitence." Il semble donc bien que la pénitence ne soit pas un sacrement.
3. Dans les sacrements, dont nous avons déjà parlé, il y a un premier élément qui est " signe seulement " (sacramentum tantum), un deuxième qui est à la fois " réalité et signe " (res et sacramentum) ; et un troisième, qui est " réalité seulement " (res tantum). Mais ce triple élément ne se trouve pas dans la pénitence. Donc la pénitence n'est pas un sacrement.
Cependant : comme le baptême, la pénitence est employée à la purification du péché. De là vient que S. Pierre a dit à Simon le magicien (Ac 8, 21) : "Fais pénitence de ta méchanceté." Or le baptême est un sacrement, nous l'avons dit, donc la pénitence aussi, pour la même raison.
Conclusion
:
Comme le dit S. Grégoire dans le chapitre cité par l'objection, " le sacrement consiste dans une cérémonie faite de telle façon que nous y recevions symboliquement ce que nous devons recevoir saintement". Or il est évident que, dans la pénitence, la cérémonie se fait de telle sorte qu'elle signifie quelque chose de saint, tant de la part du pécheur pénitent, que du côté du prêtre qui l'absout. Le pécheur pénitent montre en effet, par ses actes et ses paroles, que son coeur s'est détaché du péché. De même le prêtre, par ses actes et ses paroles adressés au pénitent, signifie l'oeuvre de Dieu remettant les péchés. Il est donc évident que la pénitence célébrée dans l'Église est un sacrement.
Solutions
:
1. Le nom de "
réalités corporelles " se prend en un sens large qui s'étend aux actes
sensibles extérieurs. Ces actes sont, dans ce sacrement, ce qu'est l'eau dans
le baptême, le chrême dans la confirmation. Il faut noter que, dans les
autres sacrements, où l'on confère une grâce dépassant complètement la
puissance de l'activité humaine, on emploie une matière corporelle extérieure.
Ainsi en va-t-il du baptême où il doit y avoir rémission plénière du péché,
soit quant à la faute, soit quant à la peine ; de la confirmation où l'on
reçoit la plénitude de l'Esprit Saint ; et de l'extrême-onction où est conférée
une parfaite santé spirituelle, découlant de la vertu du Christ comme d'un
principe extrinsèque. C'est pourquoi, s'il y a des actes humains dans de tels
sacrements, ces actes ne sont pas la matière essentielle du sacrement, mais des
dispositions à le recevoir. Au contraire, dans les sacrements qui ont un
effet correspondant à des actes humains, ces actes humains sensibles eux-mêmes
tiennent lieu de matière. C'est le cas de la pénitence et du mariage. Ainsi,
dans les cures corporelles, on emploie parfois des remèdes extérieurs au
malade, comme des pommades et des sirops, et, d'autres fois, les actes mêmes de
ceux qui doivent être guéris, comme certains exercices.
2. Dans les sacrements dont
la matière est une réalité corporelle, il faut que cette matière soit
administrée par le ministre de l'Église agissant en la personne du Christ, pour
signifier que l'excellence de la vertu opérant en ce sacrement vient du Christ.
Mais dans le sacrement de pénitence, on vient de le dire, les actes du
pénitent, provenant de l'inspiration intérieure, tiennent lieu de matière. Ce
n'est donc plus le ministre, c'est Dieu qui, par son opération intérieure,
administre cette matière. Mais c'est le ministre qui donne au sacrement son
achèvement, en absolvant le pénitent.
3. Dans la pénitence aussi
se trouve un élément qui est " signe seulement " : les actes
accomplis extérieurement, tant par le pécheur pénitent que par le prêtre qui
absout. Ce qui est " réalité et signe", c'est la pénitence intérieure
du pécheur. Ce qui est " réalité seulement " et non signe, c'est la
rémission du péché. Le premier élément, pris dans son intégrité, est cause du
deuxième. Le premier et le deuxième réunis sont, d'une certaine façon, la cause
du troisième.
Objections
:
1. La matière, dans les
autres sacrements, est sanctifiée par certaines paroles et, ainsi sanctifiée,
elle opère l'effet du sacrement. Or les péchés ne peuvent pas être sanctifiés,
puisqu'ils sont contraires à l'effet du sacrement, qui est une grâce de
rémission du péché. Les péchés ne sont donc pas la matière propre de ce
sacrement.
2. S. Augustin nous dit :
"Nul ne peut commencer la vie de l'homme nouveau, s'il ne renonce par la
pénitence à la vie du vieil homme." Or la vie du vieil homme comporte non
seulement les péchés, mais aussi les pénalités de la vie présente. Donc les
péchés ne sont pas la matière propre de la pénitence.
3. Il y a trois sortes de péchés : le péché originel, le péché mortel et le péché véniel. Or le sacrement de pénitence n'est pas destiné à supprimer le péché originel, déjà remis par le baptême ; ni le péché mortel, effacé par la confession du pécheur ; ni même le péché véniel, dont nous obtenons la rémission en nous frappant humblement la poitrine, en prenant de l'eau bénite, ou par d'autres pratiques de ce genre.
Cependant : S. Paul nous dit (2 Co 12, 21) : "Ils n'ont pas fait pénitence des péchés d'impureté, de fornication et d'impudicité qu'ils ont commis."
Conclusion :
Il y a deux sortes de matière : la matière prochaine, et la matière éloignée. C'est ainsi que la matière prochaine d'une statue est son métal, et sa matière éloignée, l'eau. Or nous avons dit à l'article précédent que la matière prochaine du sacrement de pénitence sont les actes du pénitent, qui ont eux-mêmes pour matière les péchés regrettés et confessés par le pénitent, et pour lesquels il satisfait. Il s'ensuit donc que la matière éloignée du sacrement de pénitence, ce sont les péchés, non pas en tant que voulus en intention, mais en tant qu'ils doivent être détestés et abolis.
Solutions
:
1. L'argument ne vaut pas
pour la matière prochaine du sacrement.
2. La vie nouvelle du vieil
homme est objet de pénitence, non point en raison de ce qu'elle peut comporter
de peines, mais de ce qu'elle nous apporte de culpabilité.
3. La pénitence a pour
objet, d'une certaine façon, tous les genres de péchés, mais non de la même
façon. Le péché mortel est en effet l'objet propre et principal de la
pénitence. L'objet propre d'abord, car c'est au sens propre qu'on nous attribue
le regret des péchés que nous avons commis par notre propre volonté ; l'objet
principal aussi, car effacer le péché mortel est la fin principale de
l'institution de ce sacrement. Quant aux péchés véniels, ils sont bien l'objet
propre d'une certaine pénitence, en tant qu'actes accomplis par notre volonté,
mais leur rémission n'est cependant pas la fin principale de l'institution du
sacrement. Quant au péché originel, il n'en est pas l'objet principal, parce
que ce n'est pas la pénitence qui est ordonnée à sa rémission, mais plutôt le
baptême. Il n'en est pas non plus l'objet propre, parce que le péché originel
n'a pas été un acte de notre volonté, à moins peut-être que la volonté d'Adam
ne soit tenue pour nôtre, selon la manière de parler de S. Paul (Rm 5, 12 Vg) :
"En lui (Adam), nous avons tous péché." Cependant, si l'on prend le
mot pénitence au sens large de toute détestation d'une chose passée, on peut
dire que la pénitence a aussi pour objet le péché originel. C'est ainsi qu'en
parle S. Augustin dans le texte cité.
Objections
:
1. Les formes des
sacrements ont été instituées par le Christ et sont usuelles dans l'Église. Or
on ne lit nulle part dans l'Écriture que le Christ ait institué cette forme : Ego
te absolvo, " Je t'absous." Elle n'est pas non plus d'usage
commun. Bien plus, dans certaines absolutions qui se donnent publiquement dans
l'Église, comme à prime, à complies, le Jeudi saint, on ne se sert pas d'une
formule indicative comme " Je t'absous " mais d'une formule
déprécative " Qu'il ait pitié de vous, le Dieu tout-puissant " ; ou
encore : "Qu'il vous accorde absolution et rémission, le Dieu
tout-puissant." Ces paroles " je t'absous " ne sont pas la forme
de ce sacrement.
2. S. Léon nous dit :
"L'indulgence de Dieu ne peut être obtenue que par les supplications des
prêtres." Or il parle de l'indulgence de Dieu qui est accordée aux
pénitents. Donc la forme de ce sacrement doit être une formule déprécative.
3. Absoudre le péché ou
remettre le péché, c'est la même chose. Or Dieu seul remet le péché, car lui
seul aussi purifie l'homme intérieurement du péché, dit S. Augustin. Il semble
donc que Dieu seul absolve du péché et que le prêtre ne doive pas dire :
"Je t'absous " pas plus qu'il ne dit " je te remets tes
péchés."
4. De même que le Seigneur
a donné à ses disciples le pouvoir d'absoudre les péchés, ainsi leur a-t-il
donné le pouvoir de remédier aux infirmités : chasser les démons et guérir les
maladies, comme on le voit en S. Matthieu (10, 1) et S. Luc (9, 1). Or, en
guérissant les malades, les Apôtres ne se servaient pas de paroles comme
celles-ci : "je te guéris", mais ils disaient : "Que le Seigneur
jésus Christ te guérisse", ainsi que S. Pierre l'a dit au paralytique (Ac
9, 34). Il semble donc bien que les prêtres, en exerçant le pouvoir reçu du
Christ par les Apôtres, ne doivent pas se servir de cette formule : "Je
t'absous " mais dire " Que le Christ t'accorde l'absolution."
5. Quelques-uns de ceux qui emploient cette forme en expliquent ainsi le sens : "Je t'absous, c'est-à-dire je te déclare absous." Mais cela non plus, le prêtre ne peut pas le faire, à moins d'une révélation divine. C'est ainsi qu'on lit dans S. Matthieu (chap. 16), qu'avant de dire à Pierre : "Tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel", le Seigneur lui avait dit : "Bienheureux es-tu, Simon, fils de Jean, car ce ne sont pas la chair et le sang qui t'ont fait cette révélation, mais mon Père qui est aux cieux." Il semble donc bien que le prêtre, auquel il n'a pas été fait de révélation spéciale, agisse présomptueusement, quand il dit : "Je t'absous", même si l'on donne à cette formule le sens de " je te déclare absous".
Cependant : de même que le Seigneur a dit à ses disciples (Mt 28, 19) : "Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit", ainsi a-t-il dit à Pierre (Mt 16, 19) : "Tout ce que tu délieras..." Or le prêtre, appuyé sur l'autorité de ces paroles du Christ, dit : "je te baptise." Il doit donc dire en vertu de la même autorité, dans le sacrement de pénitence : "je t'absous."
Conclusion
:
En toute chose, l'achèvement est attribué à la forme. Or on a dit plus haut que ce sacrement trouvait son achèvement dans les actes du prêtre. Il faut donc que la contribution du pénitent, en paroles ou en actes, soit comme la matière du sacrement, et que les actes du prêtre y aient le rôle de forme 5. Et puisque les sacrements de la loi nouvelle produisent les effets qu'ils signifient, il faut que la forme signifie ce que fait le sacrement, conformément à la matière sacramentelle. Nous avons donc, pour le baptême, la forme " je te baptise", et pour la confirmation, la forme " je te marque du signe de la croix et je te confirme avec le chrême du salut", parce que ces sacrements s'achèvent dans l'usage de la matière sacramentelle. Quant au sacrement de l'eucharistie, qui consiste dans la consécration même de la matière, la vérité de cette consécration s'exprime dans ces paroles : "Ceci est mon corps." Mais le sacrement de pénitence ne consiste pas dans la consécration d'une matière sanctifiée ; il consiste au contraire dans le rejet de cette sorte de matière qu'est le péché, selon la façon dont nous avons dit que le péché était matière de la pénitence. Or ce rejet est signifié par le prêtre quand il dit : "je t'absous " (je te délie), car les péchés sont une sorte de lien, d'après les Proverbes (5, 22) : "Ses iniquités tiennent l'impie captif, et chacun est entravé par les liens de ses péchés." Il est donc évident que cette forme du sacrement de pénitence : "Je t'absous", est la plus appropriée.
Solutions
:
1. Cette forme est tirée
des paroles mêmes du Christ à Pierre : "Tout ce que tu délieras sur la
terre sera délié dans le ciel", et l'Église s'en sert dans l'absolution
sacramentelle. Quant aux absolutions publiques citées dans l'objection, ce ne
sont pas des absolutions sacramentelles, mais seulement des prières instituées
pour la rémission des péchés véniels. Il ne suffirait donc pas de dire dans
l'absolution sacramentelle : "Qu'il ait pitié de toi, le Dieu
tout-puissant", ou même : "Que Dieu t'accorde l'absolution et la
rémission " car, par ces paroles, le prêtre ne signifie pas que
l'absolution est accordée, mais demande qu'elle le soit. On récite cependant
ces prières avant l'absolution sacramentelle afin qu'il n'y ait pas d'obstacle
à l'effet du sacrement du côté du pénitent dont les actes sont tenus pour
matière de ce sacrement, ce qu'ils ne sont pas dans le baptême ou la confirmation.
2. Ces paroles de S. Léon
doivent s'entendre des prières qui précèdent l'absolution, mais elles
n'excluent pas l'absolution sacerdotale proprement dite.
3. Dieu seul absout du péché et remet le péché par son autorité. Cependant les prêtres font l'un et l'autre par manière de service, en tant que les paroles du prêtre agissent comme les instruments de la vertu divine, dans ce sacrement comme dans les autres ; car c'est la vertu divine qui opère intérieurement dans tous les signes sacramentels, qu'ils soient des actes ou des paroles. C'est pourquoi le Seigneur a fait mention et de l'absolution et de la rémission, quand il a dit à Pierre : "Tout ce que tu délieras sur la terre, etc." et à ses disciples : "A qui vous remettrez les péchés, les péchés seront remis." Cependant le prêtre dit : "je t'absous " plutôt que : "je te remets tes péchés " parce que cela s'accorde mieux avec les paroles du Seigneur proclamant le pouvoir des clés, en vertu duquel les prêtres absolvent.
Mais comme le prêtre n'est que ministre
de l'absolution, il convient d'ajouter à la formule essentielle quelques
paroles qui rappellent l'autorité première de Dieu, et de dire : "Je
t'absous au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit " ou bien " par
la vertu du Saint-Esprit ou de la passion du Christ " ou encore " par
l'autorité de Dieu " comme l'explique Denys e. Toutefois, cette précision
n'étant pas tirée des paroles du Christ, comme pour le baptême, son emploi est
laissé à la libre volonté du prêtre.
4. Les Apôtres n'ont pas
reçu le pouvoir de guérir eux-mêmes les maladies, mais d'obtenir cette guérison
par leur prière, tandis qu'ils ont reçu le pouvoir d'agir dans les sacrements
comme des instruments et des ministres. C'est pour cela qu'ils peuvent faire
mention de leur action dans les formes sacramentelles, plus que dans la
guérison des malades. Cependant, même dans ces guérisons, ils ne se servaient
pas toujours de la forme déprécative, mais aussi quelquefois d'une formule
indicative et impérative. Ainsi lisons-nous que Pierre dit au boiteux (Ac 3, 6)
: "Ce que j'ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ, lève-toi et
marche."
5. Cette explication de la
formule : "je t'absous " par : "Je te déclare absous",
vraie à certains égards, n'est pas parfaites. En effet, les sacrements de la
nouvelle loi n'ont pas seulement valeur de signe, ils opèrent aussi ce qu'ils
signifient. Le prêtre qui baptise déclare que le catéchumène est intérieurement
purifié par des paroles et par des actes qui non seulement signifient, mais
opèrent cette purification. De même, en disant : "Je t'absous", le
prêtre manifeste que non seulement il signifie l'absolution du pénitent, mais
il la cause. Et il ne parle pas de cela comme d'une chose incertaine, car il en
est du sacrement de pénitence comme des autres sacrements de la nouvelle loi,
qui ont par eux-mêmes une efficacité en vertu de la passion du Christ, bien que
cette efficacité puisse être empêchée par les dispositions de celui qui reçoit
le sacrement. C'est pourquoi S. Augustin nous dit : "Une fois que l'adultère
commis a été expié, la réconciliation des époux n'est ni honteuse ni difficile,
quand, grâce aux clés du royaume des cieux, on n'a plus de doute sur la
rémission des péchés." Le prêtre n'a donc pas besoin d'une révélation
spéciale ; il lui suffit de la révélation générale que lui donne la foi, grâce
à laquelle les péchés sont remis. Voilà pourquoi c'est cette révélation
générale qui est dite avoir été faite à Pierre. Cependant le sens de la formule
: "je t'absous " serait mieux expliqué de la façon suivante :
"Je t'administre le sacrement de l'absolution."
Objections
:
1. On lit dans S. Marc (16,
18) " Ils imposeront les mains aux malades, et ceux-ci seront
guéris." Or les pécheurs sont des malades spirituels qui reçoivent, par ce
sacrement, une bonne santé. Donc, dans ce sacrement, on doit faire l'imposition
des mains.
2. Dans le sacrement de
pénitence l'homme recouvre le don de l'Esprit Saint qu'il avait perdu. De là
vient que le Psalmiste dit au nom du pénitent (51, 14) : "Rends-moi la
joie de ton salut et fortifie-moi par un esprit résolu." Or c'est par
l'imposition des mains que l'Esprit Saint est donné, car on lit dans les Actes
(8, 17) : "Les Apôtres leur imposaient les mains et ils recevaient
l'Esprit Saint " ; et encore en S. Matthieu (1 9, 13) : "On
présentait les petits enfants au Seigneur pour qu'il leur impose les
mains."
3. Les paroles du prêtre n'ont pas plus d'efficacité dans ce sacrement que dans les autres, car les paroles du ministre sont insuffisantes, à moins qu'il ne les accompagne de quelque acte extérieur. Ainsi, dans le baptême, les paroles du prêtre : "je te baptise " doivent être accompagnées de l'ablution corporelle du baptisé. Donc il faut aussi que le prêtre, en disant : "Je t'absous", fasse un acte extérieur sur le pénitent en lui imposant les mains.
Cependant : quand le Seigneur a dit à Pierre : "Tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel", il n'a fait aucune mention de l'imposition des mains. Il ne l'a pas mentionnée davantage quand il a dit à tous les Apôtres (Jn 20, 23) : "A qui vous remettrez les péchés, les péchés seront remis." Donc ce sacrement ne comporte pas l'imposition des mains.
Conclusion
:
L'imposition des mains, dans les sacrements de l'Église, se fait pour indiquer la production d'une spéciale abondance de grâce qui, par une certaine assimilation, associe plus étroitement ceux qui reçoivent cette imposition des mains aux ministres de Dieu chez lesquels il doit y avoir une grâce plus abondante. C'est pour cela qu'on impose les mains dans le sacrement de confirmation, où est conférée la plénitude de l'Esprit Saint, et dans le sacrement de l'ordre qui confère un certain pouvoir supérieur sur les ministères divins, d'où ces paroles de S. Paul (2 Tm 1, 6) : "Tu ranimeras la grâce de Dieu qui est en toi par l'imposition de mes mains." Or le sacrement de pénitence n'a pas été institué pour nous faire obtenir une grâce supérieure, mais pour nous débarrasser de nos péchés. C'est pourquoi il ne requiert pas l'imposition des mains, pas plus que le baptême, dans lequel cependant la rémission des péchés est plus entière.
Solutions
:
1. Cette imposition des
mains aux malades n'est pas sacramentelle, mais elle a pour but
l'accomplissement d'un miracle, la guérison d'une infirmité corporelle par le
contact de la main d'un homme sanctifié. Ainsi lit-on en S. Marc (6, 5) que
" le Seigneur guérit des infirmes en leur imposant les mains " et en
S. Matthieu (8, 3), qu'il guérit un lépreux en le touchant.
2. Toute réception du
Saint-Esprit ne requiert pas l'imposition des mains. C'est ainsi que, dans le
baptême, l'homme reçoit le Saint-Esprit sans qu'il y ait imposition des mains.
C'est seulement pour recevoir le Saint-Esprit avec plénitude que l'imposition
des mains est requise, ce qui est le cas de la confirmation.
3. Dans les sacrements qui s'achèvent par l'application d'une matière sacramentelle, le ministre doit exercer une action corporelle extérieure sur celui qui reçoit le sacrement, comme dans le baptême, la confirmation et l'extrême-onction. Mais dans le sacrement de pénitence, il n'y a pas application de matière ; ce sont les actes du pénitent qui tiennent lieu de matière. C'est pourquoi comme, dans l'eucharistie, le prêtre achève le sacrement par la seule prononciation de paroles dites sur la matière, ainsi le sacrement de pénitence est-il achevé, lui aussi, du seul fait que le prêtre prononce les paroles de l'absolution sur le pénitent. S'il
fallait en plus quelque acte
corporel de la part du prêtre, le signe de la croix employé dans l'eucharistie
ne serait pas ici de moindre convenance que l'imposition des mains, pour
signifier que la rémission des péchés s'opère par le sang du Christ en croix.
Toutefois cette cérémonie n'est pas nécessaire au sacrement, pas plus qu'elle
ne l'est pour l'eucharistie.
Objections
:
1. Sur ces paroles du
Psaume (126, 5) : "Ceux qui sèment dans les larmes moissonnent dans
l'allégresse", la Glose nous dit : "Ne sois pas triste quand tu as la
bonne volonté où l'on moissonne la paix." Or la tristesse est de l'essence
de la pénitence, selon S. Paul (2 Co 7, 10) : "C'est la tristesse selon
Dieu qui fait, pour notre salut, la pénitence durable." Donc la bonne
volonté, sans la pénitence, suffit au salut.
2." Tous les péchés
sont couverts par la charité " ; et encore : "La miséricorde et la
foi effacent les péchés", ce qu'on lit dans les Proverbes (10, 12 et 15,
27 Vg). Or le sacrement de pénitence n'a pas d'autre but que la rémission des
péchés. C'est donc qu'avec la charité, la foi et la miséricorde, chacun de nous
peut arriver au salut, même sans le sacrement de pénitences.
3. Les sacrements de l'Église ont leur point de départ dans l'institution du Christ. Or. d'après S. Jean (8, 11), le Christ a absous sans pénitence la femme adultère ; il semble donc que la pénitence ne soit pas nécessaire au salut.
Cependant : d'après S. Luc (13, 5), le Seigneur a dit : "Si vous ne faites pas pénitence, vous périrez tous de même."
Conclusion
:
Quelque chose est nécessaire au salut de deux façons : de façon absolue, ou conditionnelle. Est absolument nécessaire au salut ce sans quoi personne ne peut y arriver, comme la grâce du Christ et le sacrement de baptême par lequel on renaît dans le Christ. Quant à la nécessité du sacrement de pénitence, elle est conditionnelle, ce sacrement n'étant pas nécessaire à tous, mais seulement à ceux qui sont sous le joug du péché. On lit en effet dans les Paralipomènes : "Toi, Seigneur, Dieu des justes, tu n'a pas institué la pénitence pour les justes Abraham, Isaac et Jacob, ni pour ceux qui ne t'ont pas offensé."
Mais le péché, quand il a été consommé, engendre la mort, dit S. Jacques (1, 15). Il devient donc nécessaire au salut du pécheur d'être délivré de son péché. Or cela ne peut se faire sans le sacrement de pénitence, dans lequel opère la vertu de la passion du Christ, par l'absolution du prêtre jointe aux actes du pénitent coopérant à la grâce donnée pour la rémission du péché. Selon S. Augustin : "Celui qui t'a créé sans toi, ne te justifiera pas sans toi." Il est donc évident que le sacrement de pénitence est nécessaire au salut après le péché, comme la médication corporelle après que l'homme est tombé dans une maladie grave.
Solutions
:
1. Cette glose semble
devoir s'entendre de celui qui jouit d'une bonne volonté à laquelle le péché
n'a pas apporté d'interruption. De telles bonnes volontés n'ont pas de motif de
tristesse. Mais du fait que la bonne volonté a été supprimée par le péché, elle
ne peut nous être rendue sans cette tristesse qui nous fait pleurer le péché
passé, et qui est celle de la pénitence.
2. Une fois l'homme tombé
en état de péché, il ne peut être libéré par la charité, la foi et la
miséricorde sans la pénitence. En effet, la charité exige que l'homme pleure
l'offense commise contre son ami, et s'applique à lui donner satisfaction. La
foi demande aussi que l'homme cherche à se justifier de ses péchés par la vertu
de la passion du Christ, vertu qui opère dans les sacrements de l’Église.
Enfin, la miséricorde bien ordonnée requiert elle-même que l'homme, en faisant
pénitence, remédie à la misère dans laquelle il s'est précipité par le péché,
selon les Proverbes (14, 34) : "Le péché fait les peuples
malheureux", et l'Ecclésiastique (30, 24 Vg) : "Aie pitié de ton âme
en faisant ce qui plaît à Dieu."
3. C'est grâce au privilège
personnel de son pouvoir d'excellence que le Christ a pu concéder à la femme
adultère l'effet du sacrement de pénitence, la rémission des péchés, sans le
sacrement, mais non sans les sentiments de pénitence intérieure que lui-même,
par la grâce, a fait naître en cette femme.
Objections
:
1. Au sujet de ce texte
d'Isaïe (3, 9) : "Ils se sont vantés de leur péché comme Sodome", la
Glose nous dit : "Cacher ses péchés, voilà la seconde planche après le
naufrage." Or la pénitence ne cache pas les péchés, elle les révèle. Donc
la pénitence n'est pas la " seconde planche".
2. Le fondement, dans un
édifice, -ne tient pas la seconde place, mais la première. Or dans l'édifice
spirituel, la pénitence est le fondement, d'après l'épître aux Hébreux (5, 1) :
"Ne recommençons pas à jeter les fondements de la pénitence des
oeuvres de mort." C'est pour cela que la pénitence doit précéder le
baptême lui-même, selon les Actes (2, 38) : "Faites pénitence, et que
chacun de vous soit baptisé." La pénitence ne doit donc pas être appelée
la " seconde planche".
3. Tous les sacrements sont des planches de salut, c'est-à-dire des remèdes contre le péché. Or la pénitence ne tient pas le deuxième rang, mais le quatrième dans l'ordre des sacrements. Donc la pénitence ne doit pas être appelée " la seconde planche après le naufrage".
Cependant : S. Jérôme dit que " la seconde planche après le naufrage, c'est la pénitence".
Conclusion
:
Par nature, l'essentiel précède l'accidentel, comme la substance précède l'accident. Or certains sacrements ont une relation essentielle avec le salut de l'homme, comme le baptême qui est une génération de l'esprit, la confirmation qui en est la croissance, et l'eucharistie qui en est la nourriture. Mais la pénitence n'est ordonnée au salut de l'homme que par accident, peut-on dire, et conditionnellement, c'est-à-dire dans l'hypothèse du péché. Si l'homme ne commettait pas le péché actuel, il n'aurait pas besoin de la pénitence, bien qu'il ait encore besoin du baptême, de la confirmation et de l'eucharistie. C'est ainsi que, dans sa vie corporelle, l'homme n'aurait pas besoin de médicaments s'il n'était malade, bien que sa vie requière essentiellement sa génération, son développement et son alimentation. Voilà pourquoi la pénitence ne tient que le second rang vis-à-vis de l'état d'intégrité, qui est conféré et conservé par les sacrements qui précèdent. De là son nom métaphorique de " seconde planche après le naufrage". En effet, de même que le premier moyen de salut des voyageurs en mer est qu'ils demeurent dans un navire en bon état, et le second, qu'ils s'attachent à une planche quand le navire a été brisé, ainsi le premier moyen de salut pour l'homme, sur l'océan de cette vie, est qu'il soit mis et conservé dans l'état d'intégrité ; et le second, qu'il y revienne par la pénitence si le péché lui a fait perdre cette intégrité.
Solutions
:
1. On peut cacher ses
péchés de deux façons : tout d'abord dans l'acte même du péché. Le péché public
est en effet pire que le péché secret, soit parce que le pécheur semble mettre
dans son péché un plus grand mépris de la loi, soit aussi en raison du
scandale. C'est donc déjà une sorte de remède au péché que de le commettre en
secret et c'est en ce sens que la Glose dit : "Cacher ses péchés, voilà la
seconde planche après le naufrage." Non que par là le péché soit effacé
comme il l'est par la pénitence, mais ainsi il est diminué. Il y a une autre
façon de cacher le péché déjà commis, c'est de négliger la confession ; mais
cacher ainsi son péché n'est plus une seconde planche de salut, c'est plutôt le
contraire, car les Proverbes disent (28, 13) : "Celui qui cache ses crimes
ne réussira pas."
2. La pénitence ne peut pas
être appelée fondement de l'édifice spirituel au sens absolu, c'est-à-dire le
fondement de la première édification ; mais elle est fondement dans la
réédification suivante, qui se fait après la destruction du péché. C'est la
pénitence qui s'impose tout d'abord à ceux qui reviennent à Dieu. Le texte de
S. Paul vise le fondement de la doctrine spirituelle. Quant à la pénitence qui
précède le baptême, ce n'est pas le sacrement de pénitence.
3. Ces trois sacrements
assurent l'intégrité du navire, c'est-à-dire l'état d'intégrité morale,
vis-à-vis duquel la pénitence est appelée " seconde planche".
Objections
:
1. Ce qui est de droit
naturel n'a pas besoin d'institution. Mais se repentir du mal qu'on a fait est
de droit naturel, car nul ne peut aimer le bien sans pleurer le péché qui est
son contraire. Donc il ne convenait pas qu'il y ait une institution de la
pénitence dans la loi nouvelle.
2. Ce qui existait déjà
dans l'ancienne loi n'avait plus à être institué. Or la pénitence existait déjà
dans l'ancienne loi, puisque Jérémie (8, 6) nous dit cette plainte du Seigneur
" Il n'y a personne qui fasse pénitence de son péché, en disant :
"Qu'ai-je fait ?"." La pénitence ne devait donc pas être
instituée dans la loi nouvelle.
3. La pénitence suit le
baptême, puisqu'elle est " la seconde planche de salut " ; mais la
pénitence semble avoir été instituée par le Seigneur avant le baptême, car on
lit en S. Matthieu (4, 17) que dès le début de sa prédication, le Seigneur
disait : "Faites pénitence, car voici que le royaume des cieux est
proche." Donc il ne convenait pas que ce sacrement fût institué dans la
loi nouvelle.
4. Les sacrements de la loi nouvelle ont été institués par le Christ, qui leur donne leur vertu opérante, comme nous l'avons dit plus haut. Mais le Christ ne semble pas avoir institué ce sacrement, puisque lui-même ne s'en est pas servi comme des autres sacrements qu'il a lui-même institués. Il ne convenait donc pas que ce sacrement fût institué dans la loi nouvelle.
Cependant : le Seigneur a dit, selon S. Luc (24, 46) : "Il fallait que le Christ souffrît, et qu'il ressuscite des morts le troisième jour, et qu'on prêche en son nom la pénitence, et la rémission des péchés, à toutes les nations."
Conclusion
:
Nous l'avons déjà dit, dans ce sacrement, les actes du pénitent tiennent lieu de matière, et ceux du prêtre, agissant comme ministre du Christ, ont le rôle de principe formel achevant le sacrement. Or la matière des autres sacrements existe avant le sacrement à l'état de réalité naturelle comme l'eau, ou de produit artificiel comme le pain ; l'institution n'est nécessaire que pour déterminer l'emploi de telle ou telle matière dans le sacrement. Au contraire, la forme et la vertu du sacrement viennent totalement de l'institution du Christ, dont la passion donne aux sacrements leur vertu. Il en va de même ici. La matière préexiste à l'état de réalité naturelle, car c'est une inclination naturelle qui pousse l'homme à se repentir du mal qu'il a commis ; mais de quelle façon il doit faire pénitence, cela vient de l'institution divine.
C'est pourquoi le Seigneur au début de sa prédication n'a pas seulement intimé aux hommes qu'ils devaient se repentir, mais aussi qu'ils devaient faire pénitence, en leur indiquant de façon déterminée les actes requis pour ce sacrement. Quant à l'office des ministres, il l'a déterminé quand il a dit à Pierre : "je te donne les clefs du royaume des cieux, etc." L'efficacité de ce sacrement et la source de sa vertu, il les a manifestées après sa résurrection, quand il a dit, d'après S. Luc (24,47), " qu'il fallait prêcher en son nom, à toutes les nations, la pénitence et la rémission des péchés". En effet, c'est en vertu du nom de Jésus Christ souffrant et ressuscitant, que ce sacrement est efficace pour la rémission des péchés. Il était donc évidemment approprie e ce sacrement fût institué dans la loi nouvelle.
Solutions
:
1. Il est de droit naturel
qu'on se repente du mal qu'on a fait en s'attristant de l'avoir fait, qu'on
cherche comment remédier à cette tristesse, et qu'on en donne des signes. C'est
ce qu'ont fait les Ninivites d'après le livre de Jonas (3, 4). Cependant, ils
ont ajouté à la foi que leur avait inspirée la prédication de Jonas : ils ont
agi dans l'espoir d'obtenir de Dieu leur pardon, comme le montre ce même livre
(3, 9) : "Qui sait si Dieu ne va pas se raviser et revenir de
l'emportement de sa colère, si bien que nous ne périssions pas ? " Mais,
de même que toutes les autres prescriptions de la loi nouvelle ont été
précisées par la promulgation d'une loi divine positive, comme nous l'avons dit
dans la deuxième Partiel, ainsi en va-t-il des prescriptions relatives à la
pénitence.
2. Les prescriptions du droit naturel ont reçu, dans l'ancienne loi, des déterminations différentes de celles que leur donne la nouvelle loi, ce qui s'accorde avec l'imperfection de l'ancienne loi et avec la perfection de la nouvelle. Voici donc les déterminations que la pénitence avait reçues dès l'ancienne loi. Pour ce qui est de la douleur du péché, elle devait être dans le coeur plus que dans les signes extérieurs, selon Joël (2, 13) : "Déchirez vos coeurs et non vos vêtements." Quant au remède à chercher à cette douleur, on devait, d'une certaine façon, confesser ses péchés aux ministres de Dieu, au moins en général ; d'où cette parole du Seigneur dans le Lévitique (5, 17) : "Celui qui aura péché par ignorance offrira au prêtre un bélier sans tache, pris dans ses troupeaux, et de valeur proportionnée à la mesure et à l'estimation de la faute. Le prêtre priera pour lui parce qu'il aura péché par ignorance, et cette faute lui sera remise." Du fait même que quelqu'un faisait une oblation pour le péché, il confessait son péché au prêtre en quelque sorte, et c'est pour cela que les Proverbes nous disent (28, 3) : "Celui qui cache ses crimes ne réussira pas, mais celui qui les aura confessés et y aura renoncé, obtiendra miséricorde."
Alors n'avait pas encore été
institué le pouvoir des clés, qui dérive de la Passion. Il n'y avait donc pas
encore de prescription demandant au pécheur de joindre à la douleur de ses
fautes la ferme résolution de se soumettre par la confession et la satisfaction
au pouvoir ecclésiastique des clés, dans l'espoir d'obtenir son pardon par la
vertu de la passion du Christ.
3. Si l'on considère bien
ce que le Seigneur a dit de la nécessité du baptême, on s'aperçoit que ces
paroles rapportées par S. Jean (3, 3) ont été dites avant celles que nous
lisons en S. Matthieu (4, 12) au sujet de la pénitence. En effet, la
conversation de Jésus avec Nicodème au sujet du baptême a précédé
l'incarcération de Jean Baptiste, dont on nous dit ensuite qu'il baptisait.
C'est seulement après cette incarcération qu'au témoignage de S. Matthieu,
Jésus a parlé de la pénitence. Si cependant il était vrai qu'il nous eût
invités à la pénitence avant de nous inviter au baptême, ce serait parce qu'il
y a une pénitence requise même avant le baptême, selon cette parole de S.
Pierre (Ac 2, 38) : "Faites pénitence, et que chacun de vous soit
baptisé."
4. Le Christ n'a pas
employé le baptême qu'il a lui-même institué, mais il a été baptisé du baptême
de Jean. Il n'a pas même employé son pouvoir d'administrer le baptême, car
ordinairement il ne baptisait pas lui-même et laissait ce soin à ses disciples,
nous dit S. Jean (4, 2), bien qu'on doive penser qu'il a baptisé ses propres
disciples, selon S. Augustin. Quant au sacrement de pénitence, son usage ne
convenait au Christ d'aucune façon. Il ne pouvait pas l'employer pour lui-même,
puisqu'il n'y a pas en lui de péché. Il n'avait pas non plus à l'administrer
aux autres car, pour montrer sa miséricorde et sa puissance, il accordait
l'effet de ce sacrement sans le sacrement. Quant au sacrement d'eucharistie, il
l'a pris lui-même et il l'a donné aux autres pour nous faire mieux sentir
l'excellence de ce sacrement, et aussi parce que l'eucharistie est le mémorial
de la Passion, dans laquelle le Christ est à la fois prêtre et victime.
Objections
:
1. La pénitence a pour but
d'effacer le péché. Mais le vrai pénitent obtient aussitôt la rémission de ses
péchés, selon Ézéchiel (18, 21) : "Si l'impie fait pénitence de tous les
péchés qu'il a commis, il vivra vraiment et ne mourra pas." Il n'y a donc
pas à prolonger la pénitence après le pardon.
2. La pénitence appartient
à l'état des commençants ; mais l'homme doit passer de cet état à celui des
progressants, et ensuite à celui des parfaits. Il ne doit donc pas faire pénitence
jusqu'à la fin de sa vie.
3. Pour le sacrement de pénitence, comme pour les autres sacrements, on doit s'en tenir aux règlements de l'Église. Or, les canons déterminent le temps de la pénitence, prescrivant tant d'années de pénitence pour tel ou tel péché. Il semble donc bien que la pénitence ne doive pas se prolonger jusqu'à la fin de la vie.
Cependant : S. Augustin nous dit " Que nous reste-t-il à faire, sinon pleurer pendant toute notre vie ? Dès que la douleur cesse, plus de pénitence, et s'il n'y a plus de pénitence, que reste-t-il du pardon ? "
Conclusion
:
Il y a deux sortes de pénitence extérieure et intérieure. La pénitence intérieure nous fait pleurer le péché commis, et elle doit durer jusqu'à la fin de la vie. L'homme, en effet, doit toujours regretter d'avoir péché ; si jamais il trouvait bon d'avoir commis le péché, du coup il en redeviendrait coupable et perdrait le fruit du pardon. Mais le regret cause la douleur chez celui qui en est capable, et c'est le cas de l'homme en cette vie. Il en va tout autrement après cette vie. Les saints ne seront plus sujets à la douleur et condamneront leurs péchés passés sans aucune tristesse, selon Isaïe (65, 16) : "Elles seront livrées à l'oubli, les anciennes angoisses." Quant à la pénitence extérieure, qui nous fait donner des signes extérieurs de notre regret, confesser oralement nos péchés au prêtre qui les absout, et satisfaire selon la volonté du confesseur, elle ne doit pas durer jusqu'à la fin de notre vie, mais seulement pendant un temps proportionné à la gravité du péché.
Solutions
:
1. La vraie pénitence n'a
pas seulement pour effet d'effacer les péchés passés, mais elle préserve aussi
des péchés à venir. En conséquence, bien que, dès le premier instant de la
pénitence, l'homme obtienne la rémission des péchés passés, il lui faut
cependant garder ses sentiments de pénitence pour ne pas retomber.
2. La pénitence à la fois
intérieure et extérieure appartient à l'état des commençants qui viennent de
sortir du péché ; mais la pénitence intérieure garde sa place dans la vie des
progressants et des parfaits, selon cette parole du psalmiste (84, 6 Vg) :
"Il a disposé des ascensions dans son coeur, en cette vallée de
larmes." De là vient que S. Paul lui-même disait (1 Co 15, 9) : "je
ne suis pas digne d'être appelé Apôtre, parce que j'ai persécuté l'Église de
Dieu."
3. Ces temps sont fixés aux
pénitents pour pratiquer la pénitence extérieure.
Objections
:
1. Jérémie nous dit (31,
16) : "Cesse ta plainte et sèche tes yeux." Mais cela ne serait pas
possible si la pénitence, qui est faite de gémissements et de larmes, devait
être continuelle.
2. Toute bonne oeuvre doit
faire la joie de l'homme, selon le Psaume (100, 2) : "Servez le Seigneur
dans la joie." Or, faire pénitence est une bonne oeuvre. Donc l'homme doit
se réjouir de la pénitence elle-même. Mais l'homme ne peut pas en même temps
être joyeux et triste, comme le Philosophe le montre à l'évidence. Il est donc
impossible que le pénitent ait, en même temps que la joie, cette
tristesse des péchés passés qui est essentielle à la pénitence.
3. S. Paul écrit (2 Co 2, 7) : "Consolez-le (le pénitent), de peur qu'en cet état il ne sombre dans une tristesse excessive." Mais la consolation chasse la tristesse qui est essentielle à la pénitence. Donc celle-ci ne doit pas être continuelle.
Cependant : S. Augustin nous dit : "Il faut veiller à ce que, dans la pénitence, la douleur soit continuelle."
Conclusion
:
" Faire pénitence " peut désigner l'acte, ou l'habitus. Il est en effet impossible qu'un homme soit continuellement pénitent en acte, car il est nécessaire que l'acte intérieur ou extérieur de la pénitence soit interrompu quelquefois, au moins par le sommeil et par les autres nécessités du corps. Mais il y a une seconde façon d'être pénitent, c'est d'en avoir l'habitus ; et c'est ainsi qu'on doit être continuellement pénitent. Pour cela, on ne doit jamais rien faire qui soit contraire à la pénitence et qui supprime l'habitus ; on doit, de plus, avoir la volonté de toujours regretter ses péchés.
Solutions :
1. Les gémissements et les
larmes sont des actes de la pénitence extérieure, qui non seulement ne doit pas
être continuelle, mais qui ne doit pas non plus durer jusqu'à la fin de la vie,
nous l'avons dit à l'ARTICLE précédent. C'est pourquoi le texte de Jérémie
comporte cette clause significative : "Car ta peine aura son
salaire." Cette récompense de l'oeuvre du pénitent est la pleine rémission
du péché et quant à la coulpe et quant à la dette de peine. Ce résultat une
fois acquis, il n'est plus nécessaire que l'homme prolonge sa pénitence
extérieure, mais cela n'exclut pas que la pénitence se continue, de la manière
que nous venons de dire.
2. On peut parler de la
douleur et de la joie à deux points de vue. On peut les considérer d'abord en
tant qu'elles sont des passions de l'appétit sensible. Ainsi considérées, elles
ne peuvent coexister ; étant en complète contrariété, tant du côté de l'objet,
si elles ont le même, qu'au moins du côté du coeur, car la joie dilate le coeur
tandis que la tristesse le resserre. C'est de la joie et de la tristesse ainsi
considérées que parle le Philosophe. Mais nous pouvons aussi parier de la joie
et de la tristesse en tant qu'elles consistent dans un simple acte de volonté
dont l'objet plaît ou déplaît. Ainsi considérées, la joie et la tristesse ne
peuvent plus se trouver en contrariété que du côté de l'objet, dans le cas où
il s'agit du même objet pris sous le même aspect. En ce cas, il ne peut y avoir
en même temps joie et tristesse, parce que le même objet pris sous le même
aspect ne peut pas en même temps plaire et déplaire. Si au contraire la joie et
la tristesse ainsi considérées ne portent pas sur le même aspect du même objet,
mais sur des objets divers ou sur divers aspects du même objet, il n'y a plus
entre elles de contrariété. Rien ne nous empêche alors de nous réjouir et de
nous attrister en même temps. Ainsi, lorsque nous voyons le juste affligé, sa
justice nous plaît en même temps que son affliction nous déplaît. C'est de
cette façon que quelqu'un peut regretter d'avoir péché, tout en prenant plaisir
à ce regret qu'accompagne l'espoir du pardon. La tristesse elle-même devient
ainsi la matière de notre joie. D'où cette parole de S. Augustin : "Que le
pénitent pleure toujours et se réjouisse de pleurer." D'ailleurs, même si
la tristesse n'était d'aucune façon compatible avec la joie, cela n'empêcherait
pas la continuité habituelle de la pénitence, mais seulement la continuité de
son acte.
3. D'après le Philosophe, il
appartient à la vertu de tenir les passions dans un juste milieu. Or la
tristesse produite dans l'appétit sensible du pénitent par ce qui déplaît à sa
volonté, est une passion. Elle doit donc être modérée selon la règle de la
vertu, et son excès est un vice qui conduit au désespoir. Voilà ce que veulent
dire les paroles de l'Apôtre : "De peur que celui qui est dans cet état ne
tombe dans une tristesse excessive." Ainsi la consolation dont parle
l'Apôtre modère la tristesse, mais ne l'enlève pas complètement.
Objections
:
1. S. Paul écrit (He 6,
4-6) : "Ceux qui ont été une fois illuminés, et qui ayant goûté au don
céleste et étant entrés en partage du Saint-Esprit, sont ensuite tombés, ne peuvent
pas être une seconde fois renouvelés en venant à la pénitence." Mais tous
ceux qui ont fait pénitence ont été renouvelés et ont reçu le don du
Saint-Esprit. Donc quiconque pèche après la pénitence ne peut plus faire
pénitence une seconde fois.
2. S. Ambroise nous dit :
"On trouve des gens qui croient qu'on peut faire pénitence plusieurs fois.
Ceux-là veulent être "luxurieux dans le Christ" (1 Tm 5, 11 Vg), car
s'ils faisaient vraiment pénitence, ils ne penseraient pas que la pénitence
puisse être renouvelée. La pénitence est en effet unique, comme le
baptême." Or le baptême ne se renouvelle pas, donc la pénitence non plus.
3. Les miracles que le
Seigneur a faits pour guérir les infirmités corporelles sont la figure des
guérisons spirituelles par lesquelles les hommes sont libérés de leurs péchés.
Or on ne lit pas dans l'évangile que le Seigneur ait deux fois rendu la vue au
même aveugle, deux fois purifié le même lépreux ou deux fois ressuscité le même
mort. Il semble donc qu'il n'accorde jamais à un pécheur d'être pardonné deux
fois par la pénitence.
4. S. Grégoire nous dit :
"Faire pénitence, c'est pleurer les péchés déjà commis, et ne plus
commettre d'acte qu'on doive pleurer." Et S. Isidore : "C'est un
farceur et non pas un pénitent, celui qui fait encore ce dont il se
repent." C'est donc qu'un vrai pénitent ne péchera plus, et que la
pénitence ne peut pas être renouvelée.
5. Comme le baptême, la
pénitence tire son efficacité de la passion et de la mort du Christ. Or le
baptême ne peut être renouvelé, parce que le Christ n'a souffert et n'est mort
qu'une fois. Donc la même raison doit empêcher le renouvellement de la
pénitence.
6. S. Ambroise nous dit que la facilité du pardon excite au péché. Donc, si Dieu nous offre par la pénitence un pardon fréquent, il semble qu'il excite lui-même les hommes au péché. Il paraîtrait ainsi se délecter dans le péché, ce qui ne s'accorde pas avec sa bonté. Donc la pénitence ne peut pas être renouvelée.
Cependant : pour engager à la miséricorde, on propose l'exemple de la miséricorde divine selon S. Luc (6, 36) : "Soyez miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux." Or le Seigneur impose à ses disciples une miséricorde qui doit leur faire pardonner très souvent les offenses de leurs frères. C'est ainsi qu'au témoignage de S. Matthieu (18, 21) Pierre ayant demandé : "Combien de fois dois-je remettre à mon frère les offenses qu'il aura commises contre moi ? jusqu'à sept fois ? " jésus lui répondit : "je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix-sept fois." Donc Dieu lui-même, par la pénitence, offre très souvent son pardon à ceux qui pèchent, d'autant plus qu'il nous enseigne à faire cette prière : "Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés."
Conclusion
:
Au sujet de la pénitence, quelques-uns se sont trompés en disant que l'homme ne peut pas obtenir une seconde fois, par la pénitence, le pardon de ses péchés. Certains d'entre eux, les novations, sont allés jusqu'à dire qu'après la première pénitence, qui s'accomplit dans le baptême, le pécheur ne pouvait plus être rétabli par la pénitence. D'autres hérétiques, dont parle S. Augustin, reconnaissaient qu'après le baptême la pénitence était utile, mais une fois seulement, et non pas plusieurs fois.
De telles erreurs paraissent avoir eu une double cause. Ceux qui les professaient s'étaient d'abord trompés au sujet de l'essence de la vraie pénitence. La vraie pénitence requérant la charité sans laquelle les péchés ne sont pas effacés, ils pensaient que la charité une fois reçue dans une âme ne pouvait plus se perdre, et que par conséquent la grâce de la pénitence, si celle-ci était vraie, ne pouvait plus être si complètement enlevée par le péché qu'il fût nécessaire de la renouveler. Mais cette erreur a été réfutée dans la deuxième Partie x, quand nous avons montré qu'en raison du libre arbitre, la charité une fois reçue pouvait se perdre et que, par conséquent, après une vraie pénitence, on pouvait pécher mortellement.
Leur seconde erreur portait sur l'estimation de la gravité du péché. Ils pensaient que le péché commis par un pénitent après que celui-ci avait déjà une fois obtenu son pardon, était si grave que la rémission n'en était plus possible. En quoi ils se trompaient doublement. Ils se trompaient au sujet du péché qui, même après un premier pardon, peut être ou plus grave ou moins grave que la première faute pardonnée ; mais ils se trompaient bien davantage en méconnaissant la grandeur infinie de la miséricorde divine, qui dépasse tous les péchés, quels que soient leur nombre et leur gravité, selon cette parole du Psaume (51, 3) : "Pitié pour moi, mon Dieu, selon la grandeur de ta miséricorde et sous la multitude de tes compassions, efface mon iniquité." C'est pourquoi l'on réprouve la parole de Caïn (Gn 4, 13) : "Mon crime est trop grand pour que j'en obtienne le pardon." La miséricorde de Dieu ne met donc pas de limite au pardon queue offre par la pénitence à ceux qui pèchent. D'où cette parole : "Immense et inconcevable est la miséricorde de ta promesse au sujet de la malice des hommes." Il est donc manifeste q ne la pénitence peut être plusieurs fois renouvelées.
Solutions
:
1. Comme il y avait chez
les Juifs certaines ablutions légales, avec lesquelles ils pouvaient se
purifier plusieurs fois de leurs impuretés, quelques Juifs pensaient qu'on
pouvait aussi se purifier plusieurs fois par l'ablution du baptême. C'est pour
dissiper cette erreur que S. Paul écrit " Il est impossible à ceux qui ont
été une fois illuminés " de l'illumination du baptême, " d'être
renouvelés pour la pénitence " c'est-à-dire par le baptême qui est "
le bain de la régénération et de la rénovation dans l'Esprit Saint " (Tt
3, 5). S. Paul en donne ensuite cette raison que, dans le baptême, l'homme
meurt avec le Christ. C'est pour cela qu'il dit ailleurs (He 6, 6) :
"Crucifiant une seconde fois pour leur compte le Fils de Dieu."
2. S. Ambroise parle ici de
la pénitence solennelle qui ne se renouvelle pas dans l'Église, comme nous le
verrons plus loin.
3. Comme dit S. Augustin :
"Notre Seigneur a rendu la vue à beaucoup d'aveugles et en diverses
circonstances ; il a rendu la force à beaucoup d'infirmes, pour montrer qu'en
ces cas divers, il remettait souvent les mêmes péchés. Ainsi, après avoir guéri
un lépreux, il lui a, une autre fois, rendu la vue. Car s'il a rendu la santé à
tant d'aveugles, de boiteux et de paralytiques, c'est pour interdire au pécheur
de désespérer. Cela explique que, même pour inspirer à chacun la crainte du
péché, il n'est écrit d'aucun de ces miraculés qu'il n'a été guéri qu'une fois.
Jésus s'appelle médecin, médecin sans utilité pour les biens portants, mais
favorable à ceux qui souffrent. Or ce serait un pauvre médecin, celui qui ne
pourrait guérir une rechute ! C'est le propre du médecin de guérir cent fois celui
qui est cent fois malade ; et ce médecin qu'est Jésus serait bien inférieur aux
autres s'il ne savait pas faire comme eux."
4. Faire pénitence, c'est
pleurer les péchés commis auparavant et ne pas commettre en acte ou en
intention, au temps même où on les pleure, les fautes qu'on doit pleurer. Car
celui-là est un farceur et non pas un pénitent qui, en même temps qu'il se
repent, fait ce dont il se repent, se proposant de recommencer ce qu'il a fait
en commettant effectivement soit le même péché, soit un péché du même genre.
Mais qu'après la pénitence quelqu'un pèche en acte ou en intention, cela
n'empêche pas que la pénitence précédente ait été vraie ; car la sincérité de
l'acte antécédent n'est pas détruite par l'acte contraire qui suit. De même en
effet qu'il a vraiment couru, celui qui, après sa course, est vraiment assis ;
ainsi peut-elle avoir été vraie, la pénitence de celui qui ensuite recommence à
pécher.
5. Le baptême reçoit de la
passion du Christ la vertu de produire une génération spirituelle liée à la
mort spirituelle de la vie précédente. Mais il a été établi que les hommes ne
meurent qu'une fois et ne naissent qu'une fois. Voilà pourquoi l'homme ne doit
être baptisé qu'une fois. Mais la puissance que la pénitence reçoit de la
passion du Christ est une puissance de guérison spirituelle qui peut être
souvent renouvelée.
6. Il faut répondre avec S. Augustin que " la grande haine de Dieu pour les péchés se reconnaît à ce fait qu'il est toujours prêt à les détruire pour empêcher que se dissolve ce qu'il a créé, et que s'anéantisse " par le désespoir, " ce qu'il a aimé".
Il faut maintenant considérer la
pénitence en tant que vertu.
1. Est-elle une
vertu ? - 2. Est-elle une vertu spéciale ? - 3. Sous quelle vertu faut-il la
ranger ? - 4. Son siège. - 5. Sa cause. - 6. Sa place parmi les autres vertus.
Objections
:
1. La pénitence est un
sacrement énuméré avec les autres sacrements. Mais aucun des autres sacrements
n'est une vertu. Donc la pénitence non plus.
2. D'après le Philosophe,
la pudeur n'est pas une vertu, soit parce qu'elle est une passion entraînant
une modification de l'état de notre corps, soit parce qu'elle n'est pas la
disposition d'un être en état de perfection, puisqu'elle a pour objet un acte
honteux qui ne se trouve pas chez l'homme vertueux. Or, comme la pudeur, la
pénitence est une passion, comportant cette altération de notre corps que sont
les pleurs, selon S. Grégoire : "Faire pénitence, c'est pleurer ses péchés
passés." Elle a aussi pour objet des actes honteux, c'est-à-dire des péchés
qui ne se trouvent pas dans l'homme vertueux. Donc la pénitence n'est pas une
vertu.
3. D'après le Philosophe " il n'y a pas de sots parmi les gens vertueux". Mais il semble qu'il y ait sottise à regretter des actes passés qui ne peuvent plus ne pas avoir existé, et tel est cependant l'objet de la pénitence. Donc la pénitence n'est pas une vertu.
Cependant : les préceptes de la loi ont pour objet l'intimation d'actes vertueux, puisque le législateur se propose de former des citoyens vertueux, dit le Philosophe. Or il y a un précepte de loi divine ayant pour objet la pénitence, d'après cette parole (Mt 3, 17) : "Faites pénitence." Donc la pénitence est une vertu.
Conclusion
:
Comme on le voit par ce que nous avons déjà dite , faire pénitence, c'est regretter un acte de sa vie passée. Mais on a dit aussi que la douleur ou tristesse pouvait être considérée de deux façons : 1° En tant qu'elle est une passion de l'appétit sensible ; ainsi considérée, la pénitence n'est pas une vertu, mais une passion ; 2° En tant qu'elle affecte la volonté. Or, dans la volonté, elle comporte un acte d'élection qui est nécessairement un acte de vertu, s'il est fait avec rectitude. Le Philosophe 9 dit en effet que la vertu est " un habitus qui nous fait choisir selon la droite raison". Or c'est la droite raison qui nous fait regretter ce qui doit être regretté, de la manière et pour la fin voulues. C'est précisément ce qu'on observe dans la pénitence dont nous parlons maintenant, car le pénitent assume une douleur modérée des péchés passés, avec l'intention de les écarter. Il est donc manifeste que la pénitence dont nous parlons maintenant est une vertu, ou un acte de vertu.
Solutions
:
1. Dans le sacrement de
pénitence, nous l'avons dit, ce sont des actes humains qui tiennent lieu de
matière, ce qui n'arrive pas dans le baptême et la confirmation. Or, la vertu
étant principe d'acte humain, il s'ensuit que la pénitence est une vertu, ou
est vertueuse, plus que le baptême ou la confirmation.
2. La pénitence, en tant
que passion, n'est pas une vertu, nous venons de le dire, et c'est en tant que
passion qu'elle entraîne une altération de notre corps. Mais elle est une vertu
en tant qu'elle comporte, du côté de la volonté, un acte d'élection droite. Ce
caractère de vertu peut être attribué à la pénitence plutôt qu'à la pudeur. Car
la pudeur a pour objet le fait honteux en tant que présent. La pénitence a pour
objet ce même fait en tant que passé. Or il est contraire à la perfection de la
vertu qu'un homme soit présentement chargé d'un fait honteux dont il doit
rougir. Mais il n'est pas contraire à cette perfection qu'un homme ait commis
auparavant des faits honteux dont il doit se repentir quand, de vicieux, il
devient vertueux.
3. Regretter ce qu'on a
fait en voulant obtenir que cela n'ait pas été fait, serait Sot2. Mais telle
n'est pas l'intention du pénitent. Sa douleur est un déplaisir, une réprobation
du fait passé avec l'intention d'en éloigner les conséquences, c’est-à-dire
l'offense de Dieu et la dette de peine. Et cela n'est pas sot.
Objections
:
1. Se réjouir du bien déjà
fait ou regretter le mal commis sont des actes de même nature. Or se réjouir du
bien déjà fait n'est pas l'acte d'une vertu spéciale, mais " un sentiment
louable provenant de la charité", comme le montre S. Augustin. D'où cette
parole de S. Paul (1 Co 13, 6) : "La charité ne se réjouit pas du mal,
mais partage la joie de la vérité." Pour la même raison la pénitence, qui
est une douleur des péchés passés, n'est pas non plus une vertu spéciale, mais
un sentiment provenant de la charité.
2. Chaque vertu spéciale a
sa manière spéciale, puisque les habitus se distinguent par leurs actes, et les
actes, par leurs objets. Or la pénitence n'a pas de matière spéciale, puisque
sa matière ce sont nos péchés passés en n'importe quelle matière.
3. Rien n'est chassé sinon par son contraire. Or la pénitence chasse tous les péchés ; donc elle est contraire à tous les péchés, et n'est pas une vertu spéciale.
Cependant : la pénitence est dans la loi l'objet d'un précepte spécial, nous l'avons vu.
Conclusion
:
Les habitus se distinguent spécifiquement d'après leurs actes. Donc, là où il y a un acte louable d'espèce particulière, on doit nécessairement reconnaître l'habitus d'une vertu spéciale. Or il est manifeste que, dans la pénitence, on trouve un acte louable d'espèce particulière : agir pour détruire le péché passé, en tant que ce péché offense Dieu, ce que l'on ne trouve dans la raison spécifique d'aucune autre vertu. Il est donc nécessaire de faire de la pénitence une vertu spéciale.
Solutions
:
1. Un acte peut dériver de
la charité de deux façons. 1° Il en dérive comme émané d'elle ; et un acte
vertueux de ce genre ne requiert aucune vertu en dehors de la charité ; ainsi
en est-il des actes par lesquels on aime le bien, on s'en réjouit, et l'on
s'attriste de son contraire. 2° Un acte procède de la charité en tant que
commandé par elle. Or, comme la charité commande toutes les vertus, les
ordonnant toutes à la fin ultime, les actes procédant de la charité de cette
seconde façon peuvent aussi relever d'une autre vertu spéciale. Donc, si l'on
considère dans l'acte du pénitent le seul déplaisir qu'il a du péché passé,
cela relève immédiatement de la charité, comme la joie du bien passé. Mais
l'intention de travailler à effacer le péché passé requiert une vertu spéciale,
soumise au commandement de la charité.
2. La pénitence a bien
réellement une matière générale, en tant qu'elle considère tous les péchés ;
mais elle les considère sous une raison spéciale, en tant qu'ils peuvent être
expiés par l'action de l'homme coopérant à l'action de Dieu qui le justifie.
3. Toute vertu spéciale
chasse formellement hors du même sujet l'inclination habituelle au vice opposé,
comme le blanc chasse le noir. Mais la pénitence chasse effectivement tout
péché, en opérant la destruction du péché en tant qu'il peut être remis par la
grâce divine avec la coopération de l'homme. Il ne s'ensuit donc pas qu'elle
soit une vertu générale.
Objections
:
1. La justice n'est pas une
vertu théologale, mais une vertu morale, comme on l'a vu dans la
deuxième Partie. Or la pénitence semble bien être une vertu théologale, car
elle a Dieu pour objet, puisqu'elle donne satisfaction à Dieu, et lui
réconcilie le pécheur. Il semble donc que la pénitence n'est pas une espèce de
la justice.
2. La justice, puisqu'elle
est une vertu morale, se tient dans un juste milieu. Or la pénitence ne se
tient pas dans un juste milieu, mais comporte un certain excès, d'après cette
parole de Jérémie (6, 26) : "Fais un deuil comme pour un fils
unique." La pénitence n'est donc pas une espèce de la justice.
3. Il y a deux espèces de
justice, dit Aristote : la justice distributive et la justice commutative, mais
on ne peut ranger la pénitence sous aucune des deux ; donc la pénitence ne
semble pas être une espèce de la justice.
4. Sur ce texte en S. Luc : "Bienheureux vous qui pleurez", la Glose nous dit : "Voilà bien la prudence, qui nous montre combien les choses terrestres sont misère, et les célestes, bonheur." Or pleurer est l'acte de la pénitence. Donc la pénitence relève plutôt de la prudence que de la justice.
Cependant : S. Augustin nous dit " La pénitence est une sorte de vengeance que tire de lui-même celui qui pleure ses péchés, et qui châtie continuellement en lui le mal qu'il regrette d'avoir commis." Mais tirer vengeance est un acte qui relève de la justice. C'est pourquoi Cicéron fait de la vengeance une espèce de la justice. Donc il semble bien que la pénitence soit une espèce de la justice.
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut, la pénitence ne tire pas son caractère spécial du seul fait qu'elle regrette le mal commis, regret auquel suffirait la charité, mais de ce que le pénitent regrette son péché en tant qu'il est offense de Dieu, et se propose de le réparer. Or la réparation d'une offense commise contre quelqu'un ne se fait point par la seule cessation de cette offense. Elle exige en outre une compensation. Cette compensation a sa place, comme la rétribution, dans la réparation des offenses contre autrui. La seule différence, c'est que la compensation vient avec la satisfaction, de celui qui a été l'offenseur, tandis que la rétribution vient de celui contre qui l'offense a été commise. Les deux exigences sont matière de justice, parce qu'elles sont une sorte d'échange. Il est donc évident que la pénitence, en tant que vertu, est une partie de la justice.
On doit savoir cependant que le Philosophe distingue deux sortes de justice : la justice absolue et la justice relative. La justice est une certaine égalité. Le Philosophe l'appelle justice politique ou civile, parce que tous les citoyens sont égaux en tant qu'hommes libres, soumis immédiatement au prince. La justice relative se dit des relations entre personnes dont l'une est sous le pouvoir de l'autre, comme l'esclave est sous le pouvoir du maître, le fils sous celui du père, l'épouse sous celui du mari. C'est de cette justice qu'il s'agit dans la pénitence. La pénitence recourt donc à Dieu, avec la résolution de s'amender, comme l'esclave à son maître (Ps 123, 2) : "Comme les yeux des esclaves fixent les mains de leurs maîtres, ainsi nos yeux vers le Seigneur notre Dieu attendent sa pitié." Comme le fils à son père (Lc 15, 18) " Père, j'ai péché contre le ciel et contre toi " et comme l'épouse à son mari, selon Jérémie (3, 1) : "Tu t'es souillée avec beaucoup d'amants, mais reviens à moi, dit le Seigneur."
Solutions
:
1. Selon Aristote, la
justice gouverne nos relations avec autrui. Mais ce n'est pas cet autrui à
l'égard duquel s'exerce la justice, qui est l'objet de la justice : ce sont les
choses qui sont distribuées ou échangées. Ce n'est donc pas Dieu qui est la
matière de la pénitence, ce sont les actes humains par lesquels Dieu est
offensé, ou apaisé. Dieu est seulement la personne envers laquelle s'exerce la
justice. Cela montre que la pénitence n'est pas une vertu théologale,
puisqu'elle n'a pas Dieu pour objet ou matière.
2. Le juste milieu de la
justice, c'est l'égalité à établir entre ceux dont la justice règle les
relations, selon Aristote. Or, entre certaines personnes, on ne peut établir de
parfaite égalité à cause de la supériorité de l'une des deux, comme entre le
père et le fils, ou entre Dieu et l'homme, dit le philosophe. D'où, en pareil
cas, celui qui est l'inférieur doit faire tout ce qu'il peut. Cela ne sera
cependant jamais suffisant au sens absolu du mot, et cela est signalé par
l'excès qu'on attribue à la pénitence.
3. De même qu'il y a un
certain échange en matière de bienfaits, le bénéficiaire rendant grâce pour le
bienfait reçu, ainsi y a-t-il également un certain échange en matière
d'offenses. Celui qui en a offensé un autre, ou bien reçoit contre son gré une
punition qui relève de la justice vindicative, ou bien donne spontanément une
compensation, et c'est l'objet de la pénitence qui est l'affaire personnelle du
pécheur, comme la justice vindicative est l'affaire personnelle du juge. D'où
il est évident que justice vindicative et pénitence sont l'une et l'autre des
parties de la justice commutative.
4. La pénitence, bien
qu'elle soit directement une espèce de la justice, comprend cependant d'une
certaine façon des éléments qui appartiennent à toutes les vertus5. En tant
qu'elle est une justice réglant certains rapports de l'homme avec Dieu, elle
doit avoir quelque chose des vertus théologales qui ont Dieu pour objet. De là
vient que la pénitence inclut la foi en la passion du Christ par laquelle nous
sommes justifiés du péché, l'espérance du pardon, et enfin la haine des vices,
qui relève de la charité. En tant qu'elle est vertu morale, elle a quelque
chose de la prudence qui gouverne toutes les vertus morales. Du fait même
qu'elle est justice, non seulement elle a ce qui appartient à la justice, mais
encore ce qui relève de la tempérance- et de la force, en tant que les objets
qui nous apportent une délectation modérée par la tempérance, ou nous causent
un effroi calmé par la force, viennent à se rencontrer avec la matière de la
justice. C'est à ce titre qu'il appartient à la justice de régler notre
abstention des plaisirs sensuels, qui relève de la tempérance, et notre support
des adversités, qui relève de la force.
Objections
:
1. La pénitence est une
espèce de tristesse ; mais la tristesse est dans le concupiscible, comme la
joie. Donc la pénitence est dans le concupiscible.
2. La pénitence est une
sorte de vengeance, dit S. Augustin ; mais la vengeance semble appartenir à
l'irascible. Donc il semble que la pénitence ait son siège dans l'irascibles.
3. Le passé est l'objet
propre de la mémoire, d'après le Philosophe. Or la pénitence a pour objet le
passé, on l'a dit. Donc la pénitence a son siège dans la mémoire.
4. Aucune réalité n'agit là où elle n'est pas. Mais la pénitence chasse le péché de toutes les facultés de l'âme. Donc la pénitence est en chacune des facultés de l'âme et non pas dans la seule volonté.
Cependant : la pénitence est une sorte de sacrifice, selon le Psaume (51, 19) : "Le sacrifice, pour Dieu, c'est l'esprit contrit." Mais offrir un sacrifice est un acte de volonté, selon le Psaume (54, 8) : "C'est volontairement que je t'offrirai un sacrifice." Donc la pénitence est dans la volonté.
Conclusion :
Nous pouvons parler de la pénitence à deux points de vue. 1° En tant qu'elle est passion, et ainsi considérée, puisqu'elle est une espèce de tristesse, elle est dans le concupiscible comme dans son siège. 2° En tant qu'elle est vertu, et à ce titre, comme on l'a dit à l'ARTICLE précédent, elle est une espèce de la justice. Mais la justice a pour siège l'appétit rationnel qui est la volonté. D'où il est évident que la pénitence, en tant que vertu, est dans la volonté comme dans son sujet. Son acte propre est le ferme propos de corriger pour Dieu ce qui a été fait contre lui.
Solutions
:
1. L'argument ne vaut que
pour la pénitence en tant qu'elle est passion.
2. Désirer se venger d'un
autre, par passion, est un sentiment qui appartient à l'irascible ; mais
désirer tirer vengeance de soi-même ou d'un autre, par raison, sont des actes
qui relèvent de la volonté.
3. La mémoire est la faculté
de perception du passé, or la pénitence n'appartient pas aux facultés de
perception, mais à celles de l'appétition. La pénitence n'est donc pas dans la
mémoire, mais la présuppose.
4. La volonté meut toutes
les autres facultés de l'âme, comme nous l'avons établi dans la première
Partie. Il n'est donc pas anormal que la pénitence, si elle a son siège
dans la volonté, agisse dans chacune des facultés de l'âme.
Objections
:
1. La pénitence commence
par le déplaisir qu'on a du péché. Mais ce déplaisir ressortit à la charité, on
l'a dit. Donc la pénitence vient plus de l'amour que de la crainte.
2. Les hommes sont
provoqués à la pénitence par l'attente du royaume céleste, selon cette parole
en S. Matthieu (44, 17) : "Faites pénitence, car le royaume des cieux est
proche." Or le royaume des cieux est l'objet de l'espérance. Donc la
pénitence procède plus de l'espérance que de la crainte.
3. La crainte est un acte intérieur de l'homme. Or la pénitence ne semble pas être en nous par l'oeuvre de l'homme, mais par l'oeuvre de Dieu, selon Jérémie (31, 19) : "Après que tu m'as converti, j'ai fait pénitence." Donc la pénitence ne procède pas de la crainte.
Cependant : Isaïe nous dit (26, 17) " Comme celle qui a conçu gémit quand approche l'instant de l'enfantement, et pousse des cris de douleur, ainsi sommes-nous devenus", et il s'agit de la pénitence. Puis il ajoute, d'après une autre version : "C'est ta crainte, Seigneur, qui nous a fait concevoir, et voici que nous avons enfanté et mis au jour l'esprit de salut " c'est-à-dire de salutaire pénitence, comme on le voit par ce qui précède. La pénitence procède donc de la crainte.
Conclusion
:
Nous pouvons parler de la pénitence à un double point de vue. D'abord, en tant qu'elle est un habitus, elle nous est donnée immédiatement par Dieu sans que notre opération intervienne comme cause principale, mais non pas cependant sans que nous coopérions à l'action divine, en nous y disposant par certains actes.
Nous pouvons aussi considérer la pénitence quant aux actes par lesquels nous coopérons avec Dieu qui agit dans cette vertu. De ces actes, le premier principe est l'activité de Dieu convertissant le coeur, selon les Lamentations (5, 21) : "Convertis-nous à toi, Seigneur, et nous nous convertirons." Le deuxième est un mouvement de foi. Le troisième est un mouvement de crainte servile, qui nous retire du péché par crainte du supplice 8. Le quatrième est un acte d'espérance qui nous fait prendre la résolution de nous amender dans l'espoir d'obtenir notre pardon. Le cinquième est un mouvement de charité qui fait que le péché nous déplaît en tant que tel, et non plus à cause du châtiment. Le sixième est un mouvement de crainte filiale où, par respect pour Dieu., on lui offre de grand coeur l'amendement de sa vie.
Il apparaît donc que l'acte de pénitence procède de la crainte servile comme du premier mouvement affectif nous ordonnant à la pénitence, et de la crainte filiale comme de son principe immédiat et prochain.
Solutions
:
1. Le péché déplaît d'abord
à l'homme, surtout au pécheur, à cause des supplices que considère la crainte
servile, avant de lui déplaire à cause de l'offense faite à Dieu et de la
laideur du péché, motifs qui relèvent de la charité.
2. L'approche du royaume
des cieux s'entend de l'avènement du roi qui non seulement récompense, mais
aussi punit. De là, cette parole de Jean Baptiste (Mt 3, 7) : "Race de
vipères, qui vous a appris à fuir la colère qui vient ? "
3. Le mouvement de crainte
lui-même procède de l'acte de Dieu convertissant le coeur, selon le Deutéronome
(5, 29) : "Si seulement ils avaient assez de coeur pour me craindre !
" Ainsi donc le fait que la pénitence procède de la crainte n'empêche pas
qu'elle procède aussi de l'acte de Dieu convertissant le coeur.
Objections
:
1. Sur le texte de S.
Matthieu (3, 2) " Faites pénitence", la Glose nous dit : "La
première vertu est de faire périr le vieil homme par la pénitence et de haïr
les vices."
2. Il semble qu'il faille
d'abord se détacher du point de départ, avant de s'avancer vers le point
d'arrivée. Or toutes les autres vertus paraissent avoir pour objet notre marche
vers le point d'arrivée, puisque toutes ordonnent l'homme à bien agir. Il n'y a
que la pénitence qui semble avoir pour but de nous faire quitter le mal. Donc
elle précède toutes les autres vertus.
3. Avant la pénitence, il y a dans l'âme le péché. Mais avec le péché il ne peut y avoir dans l'âme aucune vertu. Donc il n'y a pas de vertu avant la pénitence, et c'est bien elle qui semble être la première, puisqu'elle ouvre la porte aux autres, en excluant le péché.
Cependant : la pénitence procède de la foi, de l'espérance et de la charité, on l'a déjà dit ; donc elle n'est pas la première des vertus.
Conclusion
:
Au sujet des vertus, il n'y a pas à chercher d'ordre de temps quant à leur existence comme habitus, car toutes les vertus étant connexes, nous l'avons vu dans la deuxième Partie, toutes commencent en même temps leur existence dans notre âme. Mais la priorité que l'on attribue à une vertu par rapport à une autre est une priorité de nature, dont nous jugeons d'après l'ordre des actes, en tant que les actes d'une vertu présupposent ceux d'une autre. De ce point de vue, on doit dire que certains actes louables peuvent précéder, même dans l'ordre du temps, les actes habituels de la pénitence, tels que les actes de foi et d'espérance sans charité, et ceux de crainte servile. Quant à l'acte et à l'habitus de charité, ils sont donnés en même temps que l'acte et l'habitus de pénitence, et l'habitus des autres vertus. En effet, nous l'avons dit dans la deuxième Partie, au moment de la justification de l'impie, le mouvement du libre arbitre vers Dieu, qui est l'acte de foi animé par la charité, et le mouvement du libre arbitre détestant le péché, qui est l'acte de la pénitence, sont simultanés. Cependant, de ces deux actes, le premier a une priorité de nature sur le second, car c'est en vertu de l'acte d'amour de Dieu que l'acte de la vertu de pénitence s'oppose au péché. Le premier acte est ainsi la raison et la cause du second. La pénitence n'est donc pas, au sens absolu du mot, la première des vertus, ni par priorité de temps, ni par priorité de nature, car les vertus théologales ont sur elle priorité de nature, au sens absolu.
Cependant, sous un certain aspect, la pénitence précède les autres vertus dans l'ordre du temps, quant à son acte qui se présente le premier dans la justification de l'impie. Pour ce qui est de la priorité de nature, il semble que les autres vertus passent avant la pénitence, comme la réalité essentielle précède la réalité accidentelle. Les autres vertus, en effet, sont par elles-mêmes nécessaires à l'homme, la pénitence ne lui est nécessaire que dans l'hypothèse du péché, nous l'avons déjà dit au sujet de l'ordre du sacrement de pénitence vis-à-vis des autres sacrements.
Solutions
:
1. La Glose parle ainsi de la
pénitence, en tant que l'acte de cette vertu précède dans le temps les actes
des autres vertus morales.
2. Dans les mouvements
successifs, l'acte de départ a priorité sur celui d'arrivée, et même priorité
de nature, quand il est considéré du côté du sujet c'est-à-dire selon la cause
matérielle. Mais à considérer la cause efficiente et finale, la priorité
appartient à l'arrivée au terme, car c'est la première chose que recherche
l'intention de l'agent ; et c'est de cet ordre qu'on s'occupe surtout dans les
actes de l'âme, selon Aristote.
3. La pénitence ouvre la porte aux vertus en chassant le péché par les vertus de foi, d'espérance et de charité qui ont sur elle priorité de nature. Cependant elle leur ouvre la porte de l'âme de telle façon que les autres vertus entrent en même temps qu'elle. Dans la justification de l'impie, en effet, en même temps qu'il y a mouvement du libre arbitre vers Dieu et contre le péché, il y a rémission du péché et infusion de la grâce, avec laquelle toutes les vertus entrent dans l'âme, nous l'avons dit dans la deuxième Partie.
Il faut étudier maintenant l'effet de la pénitence.
I. Quant à la rémission des péchés mortels (Q. 86). - II. Quant à la rémission des péchés véniels (Q. 87). - III. Quant au retour des péchés pardonnés (Q. 88). - IV. Quant à la restitution des vertus (Q. 89).
1. Tous les péchés
mortels sont-ils enlevés par la pénitence ? - 2. Peuvent-ils être enlevés sans
elle ? - 3. Peuvent-ils être remis l'un sans l'autre ? - 4. La pénitence
enlève-t-elle la faute en laissant subsister la dette de peine ? - 5.
Laisse-t-elle subsister des restes de péché ? - 6. La pénitence enlève-t-elle
le péché en tant qu'elle est vertu, ou en tant qu'elle est sacrement ?
Objections
:
1. S. Paul dit d'Ésaü (He
12,17) : "Il ne trouva plus la pénitence, bien qu'il l'ait cherchée avec
larmes", ce qui veut dire, d'après la Glose : "Il ne trouva plus de
pardon ni de bénédiction par la pénitence." On dit également d'Antiochos
(2 M 9,13) : "Ce scélérat priait Dieu, qui ne devait plus avoir pitié de
lui." Il ne semble donc pas que tous les péchés soient remis par la
pénitence.
2. S. Augustin écrit :
"Si quelqu'un, après avoir connu Dieu par la grâce du Christ, attaque la
fraternité et se laisse agiter par les feux de l'envie contre la grâce
elle-même, la plaie de son péché est telle que cette âme ne peut plus accepter
l'humilité de la prière, même si sa mauvaise conscience l'oblige à reconnaître
et à dénoncer son péché." Il n'est donc pas vrai que tout péché puisse
être enlevé par la pénitence.
3. Le Seigneur lui-même a dit (Mt 12, 32) : "Si quelqu'un dit une parole contre l'Esprit Saint, cela ne lui sera remis ni dans ce siècle, ni dans l'autre."
Donc tout péché ne peut pas être remis par la pénitence.
Cependant : on lit dans Ézéchiel (1 8, 22) : "De toutes les iniquités qu'il a commises, je ne me souviendrai plus."
Conclusion
:
Qu'un péché ne puisse être effacé par la pénitence, cela ne pourrait arriver que de deux façons : ou bien parce que le pécheur ne pourrait plus se repentir de son péché, ou bien parce que la pénitence ne pourrait effacer celui-ci. Le premier cas est celui des démons et aussi des hommes damnés, dont les péchés ne peuvent être effacés par la pénitence, parce que leurs coeurs sont confirmés dans le mal de telle sorte que le péché ne peut plus leur déplaire, en tant que faute. Il ne leur déplaît que pour la peine qu'ils subissent. Ce déplaisir leur donne une certaine pénitence, mais une pénitence infructueuse, selon la Sagesse (5, 3) : "Ils font pénitence et gémissent sous l'angoisse de l'esprit." Une telle pénitence n'est pas accompagnée de l'espoir du pardon, mais du désespoir.
Or cela ne peut être le cas de l'homme voyageur, dont le libre arbitre reste toujours capable de se porter au bien ou au mal. Ainsi donc, dire qu'il peut y avoir en cette vie un péché dont le pécheur ne puisse pas se repentir, c'est une erreur. D'abord parce que c'est supprimer le libre arbitre, ensuite parce que c'est rabaisser la puissance de la grâce qui peut amener à la pénitence le coeur de n'importe quel pécheur, selon les Proverbes (21, 1) : "Le coeur du roi est dans la main de Dieu qui l'inclinera où il voudra."
C'est également une erreur de dire qu'un péché ne peut être remis par la vraie pénitence. 1° Cela contredit la miséricorde divine dont Joël nous dit (2, 13) : "Dieu est bon, miséricordieux, patient, et l'abondance de sa miséricorde l'emporte sur la malice du pécheur." C'est Dieu, au contraire, qui serait d'une certaine façon vaincu par l'homme, si l'homme voulait la rémission d'un péché, alors que Dieu ne la voudrait pas. 2° Cette erreur rabaisse la puissance de la passion du Christ, par laquelle opère la pénitence, comme les autres sacrements, puisqu'il est écrit (1 Jn 2, 2) : "Lui-même (jésus) est propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier." Donc il faut dire, sans restriction, que tout péché en cette vie peut être effacé par la pénitence.
Solutions
:
1. La pénitence d'Ésaü n'était
pas une vraie pénitence. On le voit par ce qu'il disait (Gn 27, 41) :
"Quand on fera le deuil de mon père, je tuerai Jacob mon frère." De
même la pénitence d'Antiochos : il ne regrettait pas sa faute à cause de
l'offense faite à Dieu, mais à cause de la maladie corporelle dont lui-même
souffrait.
2. Voici comme il faut
entendre cette parole de S. Augustin : "La plaie du péché est telle que
cette âme ne peut plus accepter", c'est-à-dire accepte difficilement
" l'humilité de la prière". Ainsi appelle-t-on incurable celui qui
guérit difficilement. Mais cette difficulté peut être vaincue par la vertu de
la force divine qui, parfois, " ramène des profondeurs de la mer "
(Ps 68, 23).
3. Cette parole ou
blasphème contre l'Esprit Saint, c'est l'impénitence finale, dit S. Augustin.
C'est un péché tout à fait irrémissible, car après la fin de cette vie il n'y a
plus de rémission des péchés. Cependant, si l'on entend par blasphème contre le
Saint-Esprit le péché commis par malice voulue, ou le blasphème proprement dit
contre le Saint-Esprit, on dit qu'il n'est pas remis pour signifier qu'il n'est
pas remis facilement, soit parce qu'un tel péché n'a pas en lui de cause
excusante, soit parce qu'un péché de ce genre est puni dans ce siècle et dans
le siècle futur, comme nous l'avons montré dans la deuxième Partie.
Objections
:
1. Dieu n'a pas moins de
pouvoir sur les adultes que sur les enfants. Mais aux enfants il remet les
péchés sans pénitence, donc aussi aux adultes.
2. Dieu n'a pas lié sa
vertu aux sacrements. Mais la pénitence est un sacrement. Par la vertu divine,
les péchés peuvent donc être remis sans la pénitence.
3. La miséricorde de Dieu est plus grande que celle de l'homme. Mais parfois l'homme pardonne l'offense qui lui a été faite, même si l'offenseur ne fait pas pénitence. De là cet ordre du Seigneur lui-même (Mt 5, 44) : "Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent." A plus forte raison, Dieu pardonne-t-il aux hommes qui ne font pas pénitence de l'offense qu'ils lui ont faite.
Cependant : le Seigneur dit (Jr 18, 8) : "Si cette nation fait pénitence du mal qu'elle a fait, moi aussi je ferai pénitence du mal que j'ai pensé lui faire." Réciproquement, il semble donc que si l'homme ne fait pas pénitence, Dieu ne lui remet pas son offense.
Conclusion
:
Il est impossible que le péché mortel actuel soit remis sans la pénitence en tant qu'elle est vertu. En effet, puisque le péché offense Dieu, celui-ci remet le péché à la façon dont il remet toute offense commise contre lui. Or l'offense est en opposition directe avec la faveur, car on dit que quelqu'un est en état d'offensé à l'égard d'un autre, quand il l'exclut de ses faveurs. Mais, comme nous l'avons vu dans la deuxième Partie, il y a, entre la faveur de Dieu et celle de l'homme, cette différence que la faveur humaine ne cause pas, mais présuppose la bonté vraie ou apparente chez l'homme qui en est l'objet, tandis que la faveur de Dieu cause la bonté chez l'homme agréable à Dieu, parce que la volonté divine du bien, que le mot " grâce " signifie, est cause de tout bien créé. Il peut donc arriver qu'un homme pardonne l'offense qui l'a mis en état d'offensé vis-à-vis d'un autre, sans qu'il y ait aucun changement dans la volonté de celui-ci. Mais il ne peut arriver que Dieu pardonne une offense à quelqu'un sans que la volonté de ce pécheur soit changée. Or l'offense qu'est le péché mortel vient de ce que la volonté de l'homme s'est détournée de Dieu pour se tourner vers un bien périssable. Aussi est-il requis, pour la rémission de l'offense faite à Dieu, que la volonté humaine soit changée de telle sorte qu'elle se tourne vers Dieu avec détestation de sa conversion antérieure au bien créé, et avec ferme propos de réparer. C'est là l'essence même de la pénitence, en tant qu'elle est vertu. Il est donc impossible qu'un péché soit remis sans la pénitence en tant que vertu.
Quant au sacrement de pénitence, nous l'avons dit précédemment, il trouve son achèvement dans l'office du prêtre liant et déliant le pécheur. De cet office, Dieu peut se passer pour remettre le péché. C'est ainsi que le Christ a pardonné à la femme adultère (Jn 8, 1), et à la pécheresse (Lc 7, 47). Mais il ne leur a pas pardonné sans l'intervention de la vertu de pénitence, car, dit S. Grégoire, " par la grâce, il a intérieurement attiré " à la pénitence " la pécheresse que, par miséricorde, il accueillait extérieurement".
Solutions
:
1. Chez les enfants, il n'y
a que le péché originel, qui ne consiste pas dans le désordre actuel de la
volonté, mais dans le désordre habituel de la nature, comme nous l'avons montré
dans la deuxième Partie. C'est pourquoi la rémission du péché, dans les
enfants, n'implique pas de changement actuel, mais seulement un changement de
leur disposition habituelle, changement produit par l'infusion de la grâce et
des vertus. Mais quant à l'adulte, qui a des péchés actuels consistant dans un
désordre de l'inclination actuelle de la volonté, les péchés ne lui sont pas
remis, même par le baptême, sans le changement actuel de la volonté qui se fait
par la pénitence.
2. Cet argument ne vaut que
pour la pénitence en tant qu'elle est sacrement.
3. La miséricorde de Dieu a
plus de vertu que la miséricorde de l'homme, en ce qu'elle change la volonté de
l'homme et l'amène à pénitence, ce que la miséricorde de l'homme ne peut pas
faire.
Objections
:
1. On lit dans Amos (4, 7)
: "J'ai fait pleuvoir sur une cité et pas sur l'autre. Une seule partie a
été arrosée, et la partie sur laquelle il n'a pas plu s'est desséchée."
Commentant ces paroles, S. Grégoire nous dit : "Quand celui qui hait son
prochain se corrige des autres vices, une seule et même cité est en partie
arrosée et en partie desséchée, car il y a des pécheurs qui, retranchant
certains vices, continuent à commettre d'autres fautes graves." Un péché
peut donc être remis par la pénitence sans qu'un autre le soit.
2. S. Ambroise nous dit :
"La première consolation, c'est que Dieu n'oublie pas de faire miséricorde
; la seconde vient de la punition, quand cette punition, même en l'absence de
la foi, est satisfaction et relèvement." Il est donc possible que
quelqu'un soit relevé d'un péché, alors que demeure le péché d'infidélité.
3. Quand des choses ne vont
pas nécessairement ensemble, l'une peut être enlevée sans l’autre. mais comme
nous l’avons vu dans la deuxième Partie, il n'y a pas de connexion entre les
péchés, et l'un peut exister sans l'autre. Ils peuvent donc être remis
séparément par la pénitence.
4. Les péchés sont des
dettes dont nous demandons la remise, puisque nous disons dans l'oraison
dominicale : "Remets-nous nos dettes." Mais l'homme remet quelquefois
une dette sans remettre les autres. Dieu peut donc, lui aussi, remettre un
péché sans remettre les autres.
5. C'est par son amour que Dieu remet aux hommes leurs péchés, selon Jérémie (31, 3) : "je t'ai aimé d'amour éternel, et c'est pourquoi je t'ai attiré par miséricorde." Mais rien n'empêche que Dieu aime certaines choses chez l'homme, tout en demeurant offensé par d'autres choses. C'est ainsi qu'il aime le pécheur pour sa nature, tout en le haïssant pour son péché. Il semble donc possible que Dieu remette un péché sans remettre les autres.
Cependant : S. Augustin écrit " Il en est plusieurs qui se repentent d'avoir péché, mais pas complètement, se réservant certains péchés dans lesquels ils se complaisent. Ils n'ont pas remarqué que le Seigneur a guéri à la fois de la surdité et du mutisme le possédé qu'il a délivré du démon et nous a enseigné par là que nous ne serions jamais guéris sans l'être de tous nos péchés."
Conclusion
:
Il est impossible que, par la pénitence, un péché soit remis sans qu'un autre le soit. La première raison en est que le péché est remis en tant que l'offense de Dieu est enlevée par la grâce. C'est pourquoi on a vu dans la deuxième Partie qu'aucun péché ne peut être remis sans la grâce. Mais tout péché mortel est contraire à la grâce et l'exclut. Il est donc impossible qu'un péché soit remis sans qu'un autre le soit.
Une deuxième raison, c'est que le péché mortel, comme nous l'avons vu tout à l'heure, ne peut être remis sans la pénitence, à laquelle il appartient essentiellement de renoncer au péché en tant qu'il est une offense à Dieu, ce qui est un caractère commun à tous les péchés mortels. Mais là où il y a le même principe d'action, l'effet est le même. On ne peut donc pas être vraiment pénitent si l'on se repent d'un seul péché sans se repentir d'un autre. Car si ce péché déplaisait en tant qu'il offense Dieu aimé pardessus toutes choses, ce qui est essentiel à la vraie pénitence, il s'ensuivrait qu'on se repentirait de tous ses péchés. Il est donc impossible que, par la pénitence, un seul péché soit remis indépendamment des autres.
Troisièmement enfin, cette rémission partielle serait en contradiction avec la miséricorde de Dieu dont " les oeuvres sont parfaites", dit le Deutéronome (32, 4). A qui Dieu fait miséricorde, il la fait donc totalement. Et c'est ce que nous dit S. Augustin : "Espérer un demi-pardon de celui qui est le juste et la justice, c'est une impiété qui tient de l'infidélité."
Solutions
:
1. Cette parole de S.
Grégoire ne doit pas s'entendre de la rémission de la faute, mais de la
cessation de l'acte du péché. Parfois celui qui a l'habitude de commettre
plusieurs sortes de péchés, renonce à telle habitude mauvaise sans renoncer à
telle autre. Cela se fait à la vérité par le secours divin, mais par un secours
qui ne va pas jusqu'à la rémission de la faute.
2. Dans ce texte de S. Ambroise on ne peut entendre le mot " foi " de la croyance au Christ. En effet, sur ce texte, en S. Jean (15, 22) : "Si je n'étais pas venu et si je ne leur avais pas parlé, ils n'auraient pas eu de péché", S. Augustin nous dit : "Le péché d'infidélité, car c'est le péché qui englobe tous les péchés."
Mais il faut entendre le mot "
foi " au sens de conscience, car parfois les peines que l'on souffre
patiemment obtiennent la rémission d'un péché dont on n'a pas conscience.
3. Bien qu'il n'y ait pas
connexion des péchés quant à la conversion au bien qui passe, cette connexion
existe quant à l'aversion à l'égard du bien immuable. Cette aversion se
retrouve dans tous les péchés mortels et leur donne précisément ce caractère
d'offense à Dieu qui ne peut être enlevé que par la pénitence.
4. Une dette ayant pour
objet un bien extérieur comme de l'argent, n'est pas en contradiction avec
l'amitié qui fait remettre une dette. Une dette de ce genre peut donc être
remise indépendamment des autres. Mais la dette morale, conséquence d'une
faute, est incompatible avec l'amitié ; en conséquence, une faute qui est une
offense ne peut pas être remise à part. Il semble ridicule en effet de demander
à quelqu'un, même à un homme, le pardon d'une offense, sans demander pardon
pour les autres.
5. L'amour que Dieu a pour
la nature de l'homme, n'est pas ordonné au bien de la vie glorieuse dont
l'homme est exclu par tout péché mortel. Mais l'amour de grâce surnaturelle,
par lequel se fait la rémission du péché mortel, ordonne l'homme à la vie
éternelle, selon l'épître aux Romains (6, 23) : "La grâce de Dieu, c'est
la vie éternelle." Aussi la comparaison ne porte-t-elle pas.
Objections
:
1. La cause étant
supprimée, l'effet l'est aussi. Or la faute est la cause de la dette de peine,
car si quelqu'un mérite une peine, c'est parce qu'il a commis une faute. Donc,
une fois la faute remise, la dette de peine ne peut subsister.
2. Selon l'Apôtre (Rm 5,
5), le don du Christ est plus efficace que le péché d'Adam. Mais en péchant,
l'homme encourt à la fois la faute et la dette de peine. A plus forte raison le
don de la grâce apportera-t-il à la fois la remise de la faute et de la dette de
peine.
3. La rémission des péchés se fait dans la pénitence par la vertu de la Passion, selon S. Paul (Rm 3, 25) : "Dieu nous a proposé Jésus comme propitiateur par la foi que nous avons dans son sang pour la rémission des péchés d'autrefois." Mais la passion du Christ a une valeur de satisfaction suffisante pour tous les péchés, on l'a dit précédemment. Il ne reste donc, après le pardon de la faute, aucune dette de peine.
Cependant : David pécheur ayant dit à Nathan (2 S 12, 13-14) : "J'ai péché contre le Seigneur", Nathan lui répondit : "Le Seigneur t'a pardonné ton péché ; tu ne mourras pas, mais le fils qui t'est né mourra", et cette mort fut la peine du péché précédent, dit le même passage. Donc, il reste encore après la remise de la faute la dette d'une peine.
Conclusion
:
Ainsi qu'on l'a vu dans la deuxième Partie, il y a deux éléments dans le péché mortel : l'aversion loin du Dieu immuable, et la conversion désordonnée au bien qui passe. Du fait de son aversion loin du bien immuable, le péché mortel encourt une peine éternelle, en sorte que celui qui a péché contre le bien éternel doit être éternellement puni. Du fait de la conversion au bien qui passe, conversion désordonnée, le péché mérite aussi quelque peine. En effet, c'est seulement par la peine que le désordre de la faute est ramené à l'ordre de la justice. Il est juste en effet que celui qui a permis à sa volonté plus de satisfaction qu'il ne devait, ait à souffrir quelque chose de contraire à sa volonté. C'est ainsi qu'il y aura égalité. D'où cette parole de l'Apocalypse (18, 7) : "Autant il s'est glorifié et a vécu dans les délices, autant devez-vous lui donner de tourments et de larmes." Cependant la conversion au bien qui passe étant d'ordre fini, le péché ne mérite pas, à ce titre, de peine éternelle, mais seulement une peine temporelle. De là vient que si la conversion au bien qui passe n'implique pas de mouvement d'aversion loin de Dieu, comme dans les péchés véniels, le péché ne mérite pas la peine éternelle, mais seulement une peine temporelle.
Quand donc, par la grâce, la faute est remise, l'état d'aversion de l'âme envers Dieu disparaît, en tant que l'âme est unie à Dieu par la grâce, et par conséquent la dette de peine éternelle disparaît en même temps ; mais il peut rester quelque dette de peine temporelles.
Solutions
:
1. La faute mortelle est
constituée par ce double élément : une aversion envers Dieu, et une conversion
au bien qui passe. Mais comme on l'a vu dans la deuxième Partie, l'aversion
envers Dieu en est comme le principe formel, et la conversion au bien créé
tient lieu de principe matériel. Or la suppression du principe formel
d'une réalité lui enlève son caractère spécifique. Enlevez du composé humain ce
qui le rend raisonnable, vous n'avez plus de réalité spécifiquement humaine.
Voilà pourquoi l'on dit que la faute mortelle est remise du seul fait que la
grâce enlève l'état d'aversion de l'esprit envers Dieu et la dette de peine
éternelle ; mais il reste l'élément matériel du péché, l'état de conversion
désordonnée au bien créé, pour laquelle le pécheur mérite une peine temporelle.
2. Ainsi qu'on l'a vu dans
la deuxième Partie il appartient à la grâce d'être opérante dans l'homme, en
tant qu'elle le justifie en le séparant du péché, et d'être coopérante au bon
exercice de notre activité humaine. C'est donc à la grâce opérante
qu'appartient la remise de la faute et de la dette de peine éternelle ; mais la
remise de la dette temporelle appartient à la grâce coopérante en tant que
l'homme, supportant patiemment ses peines avec le secours de la grâce divine,
est aussi libéré de la dette temporelle. En conséquence, puisque l'effet de la
grâce opérante précède celui de la grâce coopérante, la rémission de la faute
et de la peine éternelle précède aussi la pleine absolution de la peine
temporelle. L'un et l'autre effet ont pour cause la grâce, mais le premier
dépend de la grâce seule, le second, de la grâce et du libre arbitre.
3. La passion du Christ est
par elle-même suffisante pour obtenir la rémission de toute la dette de peine,
non seulement celle de la peine éternelle mais aussi celle de la peine
temporelle. Dans la mesure où l'homme participe à la vertu de la passion du
Christ, il reçoit aussi l'absolution de la dette de peine. Or, dans le baptême,
l'homme entre en participation totale de la vertu de la passion du Christ, en
tant que par l'eau et l'Esprit du Christ, il est mort avec le Christ au péché,
et régénéré dans le Christ pour une vie nouvelle. C'est pourquoi dans le
baptême l'homme obtient la rémission de toute la dette de peine. Dans la
pénitence au contraire l'homme obtient le bénéfice de la vertu de la passion du
Christ selon la mesure de ses actes propres, qui sont la matière de la
pénitence, comme l'eau est la matière du baptême, nous l'avons dit. Voilà
pourquoi toute la dette de peine n'est pas remise aussitôt par le premier acte
de pénitence qui obtient remise de la faute, mais seulement quand tous les
actes de pénitence sont accomplis.
Objections
:
1. S. Augustin dit :
"jamais le Seigneur n'a guéri quelqu'un sans le libérer complètement ; car
il a guéri "l'homme tout entier" (Jn 7, 23), le jour du sabbat,
libérant son corps de toute infirmité, et son âme de toute contagion du
mal." Or les restes du péché appartiennent à l'infirmité du péché. Il ne
semble donc pas possible que ces restes demeurent, la faute étant remise.
2. D'après Denys, " le
bien est plus efficace que le mal, car le mal n'agit qu'en vertu du bien".
Or l'homme, en péchant, encourt toute l'infection du péché. A plus forte raison
doit-il, en faisant pénitence, être libéré même de tous les restes du péché.
3. L'oeuvre de Dieu est plus efficace que l'oeuvre de l'homme. Or l'application de l'activité humaine à de bonnes actions fait disparaître les restes du péché qui leur est contraire. Donc, à plus forte raison, ces restes disparaîtront-ils avec le pardon de la faute, pardon qui est l'oeuvre de Dieu.
Cependant : on lit en S. Marc (8, 22) que l'aveugle guéri par le Seigneur a retrouvé d'abord une vue imparfaite qui lui fait dire : "je vois les hommes comme des arbres qui marchent " ; puis la vue parfaite : "En sorte qu'il voyait clairement toute chose." Or la vue rendue à l'aveugle signifie la libération du pécheur. C'est donc qu'après le premier pardon de la faute, par lequel le pécheur est rendu à la vie spirituelle, il y a encore en lui des restes du péché passé.
Conclusion :
Le péché mortel, en tant qu'il est une conversion désordonnée au bien qui passe, engendre dans l'âme une disposition spéciale ou même un habitus, s'il est fréquemment répété. Or, nous l'avons dit, c'est l'état d'aversion de l'âme envers Dieu qui est supprimé par la grâce dans la rémission du péché mortel. Mais cette disparition de l'état d'aversion n'empêche pas que puisse demeurer ce qui vient du désordre de la conversion au bien qui passe, puisque cette conversion peut exister indépendamment de l'aversion, comme nous l'avons dit à l'article précédent. Rien ne s'oppose donc à ce que les dispositions causées par les actes antérieurs, et appelées " restes du péché", demeurent après le pardon de la faute. Elles ne demeurent cependant qu'affaiblies et diminuées, de telle sorte qu'elles ne dominent plus l'homme. Elles n'agissent plus à la manière de véritables habitus, mais plutôt comme de simples dispositions, comme fait le foyer du péché qui reste après le baptême.
Solutions
:
1. Dieu guérit parfaitement
l'homme tout entier, mais quelquefois subitement, ainsi qu'il l'a fait pour la
belle-mère de S. Pierre, rétablie en si parfaite santé que, " s'étant
levée, elle les servait " (Lc 4, 39) ; et d'autres fois par degrés, comme
nous l'avons dit pour l'aveugle auquel il a rendu la vue. Ainsi en va-t-il dans
l'ordre spirituel. Quelquefois l'ébranlement subi par le coeur de l'homme, dans
sa conversion, est si puissant qu'il retrouve subitement une parfaite santé
spirituelle. Non seulement la faute est remise, mais tous les restes du péché
disparaissent, comme on le voit dans le cas de Madeleine. D'autres fois, au
contraire, la faute est d'abord remise par la grâce opérante, puis la grâce
coopérante fait disparaître peu à peu les restes du péché.
2. Le péché, lui aussi, ne
cause parfois tout d'abord qu'une faible disposition, comme celle qui procède
d'un seul acte, et d'autre fois une inclination plus forte, effet d'actes
multipliés.
3. Un seul acte humain ne
suffit pas à faire disparaître tous les restes du péché, car, selon Aristote,
" le dépravé ramené à de meilleures pratiques y progressera d'abord un peu
et s'améliorera", mais c'est par la multiplication de ces pratiques qu'il
en arrivera à être bon, de vertu acquise. Avec beaucoup plus d'efficacité, la
grâce divine obtient le même résultat, soit par un seul acte, soit par
plusieurs.
Objections
:
1. Il semble que la
rémission de la faute ne soit pas l'effet de la pénitence en tant qu'elle est
vertu. En effet, la pénitence est appelée vertu en tant qu'elle est principe
d'un acte humain. Or il n'y a pas d'acte humain qui opère dans la rémission de
la faute, car celle-ci est l'effet d'une grâce opérante. Donc la rémission de
la faute n'est pas un effet de la pénitence vertu.
2. Certaines autres vertus
sont supérieures à la pénitence. Mais la rémission de la faute n'est attribuée
à aucune autre vertu comme son effet. Donc elle n'est pas non plus un effet de
la pénitence.
3. La rémission de la faute ne se fait qu'en vertu de la passion du Christ, selon l'épître aux Hébreux (9,22) : "Sans effusion de sang, pas de rémission." Or c'est la pénitence, en tant que sacrement, qui opère en vertu de la passion du Christ, comme les autres sacrements, on l'a vu précédemment. La rémission de la faute n'est donc pas l'effet de la pénitence vertu, mais de la pénitence sacrement.
Cependant : la cause propre d'un effet déterminé est la réalité sans laquelle cet effet ne peut pas exister ; car tout effet dépend de sa cause. Or Dieu peut remettre la faute sans le sacrement, mais non sans la pénitence vertu, comme on l'a dit plus haut. C'est ainsi qu'avant les sacrements de la nouvelle loi, Dieu remettait les péchés aux pénitents. La rémission de la faute est donc principalement l'effet de la pénitence vertu.
Conclusion
:
La pénitence est vertu en tant qu'elle est principe de certains actes humains. Mais les actes humains venus du pécheur tiennent lieu de matière dans le sacrement de pénitence. Or tout sacrement produit son effet, non seulement en vertu de sa forme, mais aussi en vertu de sa matière, les deux éléments ne formant qu'une seule réalité sacramentelle. C'est ainsi que la rémission de la faute se fait dans le baptême non seulement en vertu de la forme, mais aussi en vertu de la matière, c'est-à-dire de l'eau baptismale, bien que l'efficacité appartienne principalement à la forme, d'où l'eau elle-même reçoit sa vertu. Il en va de même dans le sacrement de pénitence. La rémission de la faute y est principalement causée par la vertu du pouvoir des clés que possèdent les ministres. C'est d'eux que vient le principe formel du sacrement, comme on l'a dit plus haut. La causalité des actes du pénitent qui relèvent de la vertu de pénitence, vient en second. Il est donc évident que la rémission de la faute, tout en étant l'effet de la pénitence vertu, l'est primordialement davantage de la pénitence sacrements.
Solutions
:
1. La justification de
l'impie est un effet de la grâce opérante, nous l'avons dit dans la deuxième
Partie. Dans cette justification, il y a non seulement infusion de la grâce et
rémission de la faute, mais il y a aussi un élan du libre arbitre vers Dieu,
élan qui est un acte de foi informée par la charité et un mouvement du libre
arbitre rejetant le péché, mouvement qui est un acte de pénitence. Toutefois,
ces actes humains se présentent ici comme des effets de la grâce opérante,
produite en même temps que la rémission de la faute. Il s'ensuit que la
rémission de la faute ne se produit pas sans un acte de pénitence Vertu, bien
qu'elle soit un effet de la grâce opérante.
2. Dans la justification de
l'impie, il n'y a pas seulement un acte de pénitence, mais aussi un acte de
foi, comme on vient de le dire a. C'est pourquoi la rémission de la faute n'est
pas seulement un effet de la pénitence vertu, mais plus primordialement encore un
effet de la foi et de la charité.
3. L'acte de la pénitence vertu est en relation avec la passion du Christ, et par la foi, et par sa subordination au pouvoir des clés de l'Église. C'est ainsi que, de ces deux façons, il est cause de la rémission de la faute, en vertu de la passion du Christ.
Quant à l'objection qu'on nous oppose, il faut répondre que l'acte de pénitence vertu a bien ce caractère de nécessité telle que sans lui la rémission de la faute est impossible. Mais cela vient de ce qu'il est un effet inséparable de la grâce, cause principale de la rémission de la faute, cause qui agit dans tous les sacrements. De ce fait, on ne peut donc tirer qu'une conclusion, c'est que la grâce est cause principale de la rémission de la faute, plus encore que le sacrement de pénitence.
Encore faut-il savoir que, même dans l'ancienne loi, et dans la loi de nature, il y avait une manière de sacrement de pénitence, comme on l'a dit précédemment.
1. Le péché véniel
peut-il être remis sans la pénitence ? - 2. Peut-il être remis sans infusion de
grâce ? - 3. Est-il remis par l'aspersion de l'eau bénite, la bénédiction de
l'évêque, l'action de se frapper la poitrine, l'oraison dominicale, etc. ? - 4.
Peut-il être remis sans que le péché mortel le soit ?
Objections
:
1. Comme on l'a dit, il
appartient à l'essence de la vraie pénitence que non seulement l'homme pleure
le péché passé, mais aussi qu'il ait le ferme propos de s'en garder à l'avenir.
Or un tel ferme propos n'est pas nécessaire à la rémission des péchés véniels,
puisqu'il est certain que l'homme ne peut pas vivre ici-bas sans péchés
véniels. C'est donc que les péchés véniels peuvent être remis sans la
pénitence.
2. Il n'y a pas de
pénitence sans déplaisir actuel du péché. Mais les péchés véniels peuvent être
remis sans qu'on en ait le déplaisir, comme on le voit par le cas de l'homme
qui, pendant son sommeil, serait mis à mort pour le Christ. Cet homme
s'envolerait aussitôt en Paradis, ce qui n'arrive pas tant que les péchés
véniels ne sont pas remis. Ces péchés peuvent donc être remis sans pénitence.
3. Les péchés véniels s'opposent à la ferveur de la charité, on l'a dit dans la deuxième Partie. Or, de deux contraires, l'un fait disparaître l'autre. La rémission des péchés véniels se fait donc par la ferveur de la charité, qui peut se produire sans déplaisir actuel de ces péchés.
Cependant : S. Augustin écrit " Il y a une pénitence quotidienne dans l'Église pour les péchés véniels." Cette pénitence serait vaine si les péchés véniels pouvaient être remis sans pénitence.
Conclusion
:
La rémission de la faute, comme nous l'avons dit à la question précédentes. se fait toujours par l'union de l'homme avec Dieu, dont la faute nous sépare plus ou moins. Cette séparation est complète dans le péché mortel, imparfaite dans le péché véniel. En effet, dans le péché mortel, l'esprit est complètement détourné de Dieu puisqu'il agit en contradiction avec la charité. Quant au péché véniel, il retarde l'élan de notre coeur, l'empêchant de se porter volontiers vers Dieu. C'est pourquoi la rémission de l'un et de l'autre péché se fait par la pénitence, parce que l'un et l'autre mettent dans la volonté le désordre d'un attachement immodéré au bien créé. De même que le péché mortel ne peut pas être remis tant que la volonté adhère au péché, le péché véniel ne peut pas l'être non plus, pour le même motif, parce que, tant que la cause persiste, l'effet demeure. Cependant la rémission du péché mortel exige une pénitence plus parfaite. Le pécheur doit, autant que cela lui est possible, faire un acte de détestation du péché mortel commis, et pour cela s'efforcer avec soin de se rappeler chacun de ses péchés mortels, afin de les détester chacun en particulier. Cela n'est pas requis pour la rémission des péchés véniels. Cependant il ne suffirait pas d'avoir ce déplaisir habituel du péché, qui est l'effet de la disposition dans laquelle nous mettent les vertus de charité et de pénitence ; car s'il en était ainsi, l'état de charité serait incompatible avec le péché véniel, ce qui est manifestement faux. Il s'ensuit donc qu'il faut au moins un certain déplaisir virtuel. Telle est la disposition d'un homme si affectueusement porté vers Dieu et les choses divines que tout ce qui pourrait retarder ce mouvement d'affection lui déplairait, et qu'il s'affligerait de l'avoir commis, même s'il n'avait pas la pensée actuelle de cet obstacle. Cependant cela ne serait pas suffisant pour la rémission des péchés mortels, sauf pour celle de péchés oubliés après un examen attentif
Solutions
:
1. L'homme en état de grâce
peut éviter tous les péchés mortels et chacun d'eux en particulier. Il peut
aussi éviter chaque péché véniel en particulier, mais non pas tous, comme on
l'a vu dans la deuxième Partie. C'est pourquoi la pénitence des péchés mortels
requiert que l'homme ait le ferme propos d'éviter tous les péchés mortels et
chaque péché en particulier, tandis que pour la pénitence des péchés véniels,
il est bien requis que l'homme forme la résolution de s'abstenir de chaque
péché, riais non pas de tous, notre faiblesse en cette vie ne nous permettant
pas une telle perfection. Il faut cependant avoir la résolution de se préparer
à diminuer les péchés véniels, autrement on s'exposerait à tomber, n'ayant pas
le désir de progresser et d'enlever ces obstacles à l'avancement spirituel que
sont les péchés véniels.
2. La passion endurée pour
le Christ, on l'a dit plus haut, a l'efficacité du baptême. Elle purifie de
toute faute vénielle et mortelle, à moins qu'elle ne rencontre une volonté
adhérant actuellement au péché.
3. La ferveur de la charité
implique un déplaisir virtuel des péchés véniels, on vient de le dire.
Objections
:
1. L'effet n'est jamais
produit sans sa cause propre. Or la cause propre de la rémission des péchés,
c'est la grâce. Ce n'est point par nos propres mérites que nos péchés nous sont
remis, d'où ces paroles (Ep 2, 4) : "Dieu qui est riche en miséricorde à
cause de l'excès de charité dont il nous aime, quand nous étions dans la mort
de nos péchés nous a revivifiés dans le Christ, dont la grâce vous a
sauvés." Les péchés véniels ne sont donc pas remis sans infusion de grâce.
2. Les péchés véniels ne
sont pas remis sans la pénitence. Mais dans la pénitence, il y a infusion de
grâce comme dans les autres sacrements de la loi nouvelle. Les péchés véniels
ne sont donc pas remis sans infusion de grâce.
3. Le péché véniel apporte dans l'âme une souillure. Mais la souillure n'est enlevée que par la grâce, qui est la beauté de l'âme spirituelle. Il semble donc bien que les péchés véniels ne soient pas remis sans infusion de grâce.
Cependant : le péché véniel qui survient ne chasse pas la grâce et même ne la diminue pas, on l'a vu dans la deuxième Partie. Il s'ensuit que, pour la même raison, la rémission du péché véniel n'exige pas l'infusion d'une grâce nouvelle.
Conclusion
:
C'est par son contraire qu'une réalité, quelle qu'elle soit, est supprimée. Or le péché véniel n'est pas contraire à la grâce habituelle ou à la vertu de charité ; il ne fait que ralentir l'activité de cette charité, en tant que l'homme s'attache trop au bien créé, mais sans se mettre en opposition avec Dieu, on l'a vu dans la deuxième Partie. En conséquence, pour que le péché véniel soit enlevé, il n'est pas nécessaire qu'il y ait infusion d'une grâce habituelle, mais un mouvement actuel de grâce ou de charité suffit à sa rémission.
Cependant, comme chez ceux qui ont l'usage du libre arbitre, les seuls capables de péchés véniels, il n'y a pas infusion de grâce sans un mouvement actuel de libre élan vers Dieu et de libre détestation du péché, il s'ensuit qu'il y a une rémission de péchés véniels à chaque nouvelle infusion de grâce.
Solutions
:
1. La rémission des péchés
véniels est toujours un effet de la grâce, mais par l'acte que la grâce produit
de nouveau et non point par une nouvelle infusion dans l'âme d'une disposition
habituelle.
2. Le péché véniel n'est jamais
remis sans un acte implicite ou explicite de la pénitence vertu, comme on l'a
dit dans l'ARTICLE précédent. Mais le péché véniel peut être remis sans la
pénitence sacrement, dont l'absolution du prêtre achève l'efficacité, on l'a
dit plus haut, Il ne s'ensuit donc pas que la rémission du péché exige une
infusion de grâce. Cette infusion de grâce se retrouve à la vérité dans tout
sacrement, mais non pas dans tout acte de vertu.
3. Le corps peut recevoir
une tache de deux façons, ou bien par la privation de ce qu'exige sa beauté :
de la couleur qui lui convient, de la proportion que doivent avoir ses
différentes parties, - ou bien par l'adhérence d'un corps étranger, par
exemple, de la poussière et de la boue qui empêchent le rayonnement de sa
beauté. Il en va de même de l'âme. Elle peut être souillée de la première façon
par la privation de la beauté de la grâce qu'enlève le péché mortel, ou de la
seconde façon par une inclination d'affection désordonnée pour quelque bien
temporel. C'est ce que fait le péché véniel. Il s'ensuit que pour enlever la
souillure du péché mortel, il faut l'infusion de la grâce. Mais pour enlever la
tache du péché véniel, il suffit d'un acte procédant de la grâce, qui supprime
l'attache désordonnée au bien temporel.
Objections
:
1. Les péchés véniels ne
sont pas remis sans pénitence, on l'a dit plus haut. Mais la pénitence suffit
par elle seule à la rémission des péchés véniels. Donc tous ces rites ne
contribuent en rien à cette rémission.
2. Chacun de ces rites a,
sur tous les péchés véniels, la même action que sur un seul. Si donc cette
action fait que l'un de ces péchés soit remis, il s'ensuivra que, pour la même
raison, tous seront pardonnés. Un seul mea culpa, une seule aspersion
d'eau bénite suffirait donc pour nous libérer de tous nos péchés véniels, ce
qui est choquant.
3. Les péchés véniels entraînent une vraie dette de peine, bien qu'il ne s'agisse que d'une peine temporelle. Il est écrit en effet (1 Co 3, 12. 15) : "Celui qui bâtit sur le fondement du Christ avec du bois, du foin et de la paille, sera sauvé, mais comme en passant par le feu." Or les rites auxquels on attribue ainsi la rémission du péché véniel n'impliquent aucune peine ou seulement une peine minime. Ils ne suffisent donc pas à la pleine rémission des péchés véniels.
Cependant : S. Augustin écrit que, pour les péchés légers, nous nous frappons la poitrine et nous disons : "Pardonne-nous nos offenses." Il semble donc que se frapper la poitrine et réciter l'oraison dominicale soient une cause de rémission des péchés, et que la même raison vaille pour les autres rites du même genre.
Conclusion :
Comme on l'a dit à l'ARTICLE précédent la rémission du péché véniel n'exige pas l'infusion d'une grâce nouvelle, mais a pour cause suffisante l'acte procédant de la grâce, par lequel on déteste le péché véniel explicitement, ou du moins implicitement, comme il arrive dans un fervent élan de l'âme vers Dieu. Les divers actes qui produisent la rémission des péchés véniels peuvent donc agir de trois façons : 1° En opérant une infusion de grâce puisque cette infusion enlève les péchés véniels, comme on l'a dit dans l'article précédent ; c'est le cas de l'eucharistie, de l'extrême-onction et généralement de tous les sacrements de la loi nouvelle dans lesquels la grâce est conférée. 2° En provoquant un mouvement de détestation du péché ; c'est de cette façon que la récitation du Confiteor, de l'oraison dominicale, l'acte de se frapper la poitrine agissent pour la rémission des péchés, puisque nous disons dans l'oraison dominicale : "Pardonne-nous nos offenses." 3° Enfin, en excitant quelque mouvement de révérence envers Dieu et les choses divines ; c'est de cette façon que la bénédiction épiscopale, l'aspersion de l'eau bénite, toutes les onctions rituelles, la prière dans une église consacrée et les autres rites du même genre concourent à la rémission des péchés véniels.
Solutions
:
1. Tous ces rites sont
cause de la rémission des péchés véniels en tant qu'ils inclinent l'âme à un
mouvement de pénitence qui est une détestation implicite ou explicite de ces
péchés.
2. Tous ces rites, en ce
qui dépend d'eux, contribuent à la rémission de tous les péchés véniels, mais
cette rémission peut être entravée, pour certains péchés véniels, par une attache
actuelle du coeur à ces péchés, comme l'effet du baptême est parfois paralysé
par le manque de sincérité.
3. Ces rites enlèvent bien
les péchés véniels quant à la souillure de la faute, soit par la vertu de
quelque satisfaction, soit encore par l'action de la charité dont ils excitent
l'activité ; mais tous n'enlèvent pas toujours la dette de peine dans sa
totalité. S'il en était ainsi, celui qui serait sans péché mortel pourrait
entrer immédiatement en paradis par une aspersion d'eau bénite. En pareil cas
la dette de peine est remise en proportion de la ferveur plus ou moins grande
de l'élan vers Dieu que ces rites peuvent provoquer.
Objections
:
1. Au sujet de cette parole
(Jn 8, 7) " Que celui de vous qui est sans péché lui jette la
première pierre", la Glose nous dit : "Tous ces gens étaient en état
de péché mortel, car les véniels leur étaient remis par les cérémonies
rituelles." C'est donc que le péché véniel peut être remis sans que le
péché mortel le soit.
2. La rémission du péché
véniel n'exige pas l'infusion de grâce requise pour la rémission du péché
mortel. Elle peut donc être obtenue sans que le péché mortel soit remis.
3. Le péché véniel est moralement bien plus éloigné du péché mortel que de tout autre péché véniel. Or un péché véniel, on l'a dit plus haut, peut être épendamment d'un autre, donc indépendamment aussi du péché mortel.
Cependant : voici ce que dit le Seigneur (Mt 5, 25) : "Amen, je te le dis, tu ne sortiras pas de là " c'est-à-dire de la prison dans laquelle on est jeté à cause du péché mortel, " jusqu'à ce que tu aies payé jusqu'au dernier sou", symbole du péché véniel. Le péché véniel n'est donc pas remis sans que le péché mortel le soit.
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut, la rémission d'un péché quelconque ne se fait jamais qu'en vertu de la grâce, parce que, selon S. Paul (Rm 4, 2) : "C'est la grâce de Dieu qui fait que le péché d'un homme ne lui est plus imputé par Dieu", et c'est au péché véniel que la Glose applique ces paroles de S. Paul. Or celui qui est en état de péché mortel n'a pas la grâce de Dieu, donc aucun péché véniel ne lui est remis.
Solutions
:
1. Les fautes vénielles
dont il est question dans cette glose ne sont que des irrégularités ou
impuretés légales de l'ancienne loi.
2. Bien que la rémission du
péché véniel n'exige pas de nouvelle infusion de grâce, elle exige une activité
de la grâce qui ne peut se trouver chez celui qui est en état de péché mortel.
3. Le péché véniel n'exclut pas complètement toute activité de la grâce par laquelle tout péché véniel puisse être remis, tandis que le péché mortel exclut totalement la grâce habituelle, sans laquelle aucun péché, mortel ou véniel, ne peut être pardonné. Donc la comparaison ne porte pas.
1. Les péchés remis
par la pénitence reviennent-ils du fait même d'un péché postérieur ? - 2.
Est-ce l'ingratitude qui les ramène, et plus spécialement selon certains péchés
? - 3. Ces péchés reviennent-ils avec un égal degré de culpabilité ? - 4. Cette
ingratitude qui les ramène est-elle un péché spécial ?
Objections
:
1. Voici ce que dit S.
Augustin a " Que les péchés pardonnés reviennent dans l'âme où il n'y a
pas de charité fraternelle, c'est ce que le Seigneur nous enseigne très
ouvertement dans la parabole du serviteur à qui le Seigneur a réclamé la dette
précédemment remise, parce que ce serviteur n'avait pas voulu remettre celle
que lui devait son compagnon." Or tout péché mortel enlève la charité
fraternelle. C'est donc que tout péché mortel commis après la pénitence ramène
les péchés remis par cette pénitence.
2. Au sujet de ce texte de
S. Luc (11, 24) : "je reviendrai dans ma maison d'où je suis sorti",
Bède nous dit : "Ce petit verset doit nous pénétrer de crainte et être
expliqué, pour éviter que la faute que nous croyons éteinte nous écrase, alors
que notre insouciance nous laisse sans défense." Or cela ne serait pas si
cette faute ne revenait pas. La faute remise par la pénitence peut donc
revenir.
3. Le Seigneur dit dans
Ézéchiel (18, 24) : "Si le juste se détourne de sa justice et commet
l'iniquité, je ne me souviendrai pas de toutes ses actions justes." Or,
parmi celles-ci, il y a la pénitence antérieure puisque, comme on l'a dit, la
pénitence fait partie de la justice. Donc, si un pénitent pèche, on ne lui
compte plus la pénitence qui a précédé et par laquelle il avait obtenu le
pardon de ses péchés, et ces péchés reviennent.
4. Les péchés passés sont couverts par la grâce, comme S. Paul le montre (Rm 4, 7.8.13) en citant ces paroles du Psaume (32, 1) : "Bienheureux ceux dont les iniquités sont pardonnées et les péchés, oubliés." Mais la grâce est enlevée par le péché mortel commis après la pénitence. Les péchés précédents se trouvent donc découverts et c'est ainsi, semble-t-il, qu'ils reviennent.
Cependant : 1. S. Paul
nous dit (Rm 11, 29) : "Dieu ne revient jamais sur ses dons et son
appel." Or la remise des péchés du pénitent est un don de Dieu. Donc les
péchés une fois pardonnés ne sont pas ramenés par le péché qui suit la
pénitence, comme si Dieu se repentait du don qu'il a fait en pardonnant.
2. S. Augustin demande : "Celui qui abandonne le Christ et finit cette vie en dehors de la grâce, peut-il aller ailleurs qu'à la perdition ? Cependant il ne retombe pas sous les condamnations qui lui ont été remises, ni sous celle du péché originel."
Conclusion
:
Dans le péché mortel, nous l'avons dit précédemment, il y a deux éléments, l'aversion envers Dieu et la conversion au bien créé. Considéré isolément, tout ce qui dans le péché mortel tient à l'aversion est commun à tous les péchés mortels, parce que tout péché mortel détourne l'homme de Dieu. Par conséquent la privation de la grâce et la dette de peine éternelle sont quelque chose de commun à tous les péchés mortels, et c'est ainsi qu'il faut entendre la parole de S. Jacques (2, 10) : "Celui qui offense Dieu sur un point encourt la condamnation de toutes les autres offenses." Mais du côté de la conversion au bien créé, les péchés mortels sont divers et parfois contraires.
Il est donc évident que, du côté de la conversion au bien créé, le péché postérieur à la pénitence ne fait pas revenir les péchés mortels précédemment abolis. Autrement il s'ensuivrait que, par le péché de prodigalité, le pécheur retomberait dans son habitus ou sa disposition à l'avarice, qui avait disparu. Le contraire serait ainsi la cause de son contraire, ce qui est impossible. Cependant si, dans les péchés mortels, on considère de façon absolue l'effet de l'aversion, le péché mortel commis après la pénitence rend de nouveau l'homme privé de grâce et lui fait encourir la peine éternelle comme auparavant. Mais l'aversion, dans le péché mortel, se diversifie en quelque sorte selon sa relation avec les divers mouvements de conversion au bien créé, qui en sont les causes diverses. C'est ainsi que l'aversion, la souillure et la culpabilité sont différentes, selon que la cause en est tel ou tel acte de péché mortel. Il s'ensuit que, sous cet aspect, la question revient à ceci : Est-ce que la souillure et la dette de peine éternelle, en tant qu'elles étaient l'effet de ces actes des péchés précédemment pardonnés, reviennent avec le péché mortel commis après la pénitence ?
Quelques théologiens ont pensé qu'à la question ainsi posée on devait répondre par une simple affirmation. Mais cela n'est pas possible, car l'oeuvre de Dieu ne peut être rendue vaine par l'oeuvre de l'homme. La rémission des péchés précédents ayant été l'oeuvre de la miséricorde divine, son effet ne peut être annulé par un nouveau péché de l'homme, selon S. Paul (Rm 3, 3) - " Est-ce que leur incrédulité rendra vaine la fidélité de Dieu ? "
C'est pourquoi d'autres théologiens, qui affirment que les péchés reviennent en pareil cas, ont affirmé : Au pénitent qui péchera après le pardon, Dieu ne remet pas les péchés selon sa prescience, mais seulement selon l'état présent des exigences de la justice. Dieu sait d'avance que pour ces péchés momentanément remis, il devra punir le pécheur éternellement et cependant, par sa grâce, il le rend juste pour l'instant présent. Mais cela non plus ne tient pas, car si une cause est posée sans condition, l'effet lui aussi est posé sans condition. Donc, si la rémission des péchés par la grâce et les sacrements n'était pas absolue, mais dépendait d'une condition future, il s'ensuivrait que la grâce et les sacrements ne seraient pas cause suffisante de la rémission des péchés, ce qui est une erreur car cela rabaisse la grâce de Dieu.
Il n'est donc possible d'aucune façon que la souillure et la culpabilité des péchés précédents reviennent en tant qu'elles étaient causées par de tels actes.
Il peut arriver cependant que l'acte du péché postérieur à la pénitence contienne virtuellement la culpabilité du premier péché, en tant qu'un homme, en retombant dans son péché, semble pécher plus gravement que la première fois. S. Paul nous dit en effet (Rm 2, 5) : "Par ton endurcissement et l'impénitence de ton coeur, tu t'amasses un trésor de colère pour le jour de la colère " du seul fait " qu'il y a mépris de la bonté de Dieu qui attend notre pénitence". Mais le mépris de la bonté de Dieu est encore beaucoup plus grand quand, après le pardon du premier péché, il y a rechute, et d'autant plus grand que le bienfait du pardon est plus grand, supérieur à celui de la simple patience envers le pécheur. Voilà donc comment la culpabilité des péchés précédemment pardonnés revient avec le péché postérieur, non pas en tant que cette culpabilité serait l'effet des péchés déjà pardonnés, mais en tant qu'elle est l'effet actuel du péché commis en dernier lieu, péché plus grave en raison des péchés précédents. Ce n'est pas un retour des péchés pardonnés, au sens absolu du mot, mais ces péchés ne reviennent que sous un certain rapport : en tant qu'ils sont virtuellement contenus dans le dernier péché.
Solutions
:
1. Cette parole de S.
Augustin doit être entendue du retour des péchés quant à la dette de peine
éternelle considérée en elle-même. En effet, celui qui retombe dans le péché
après la pénitence encourt une peine éternelle comme auparavant, mais non
toutefois pour la même raison. Voilà pourquoi S. Augustin après avoir dit :
"Le pécheur ne retombe pas dans ce qui lui a été remis et n'encourra plus
de condamnation pour le péché originel", ajoute cette restriction :
"Cependant, ce même pécheur sera frappé, à cause de ses derniers crimes,
de la mort qui lui était due pour ses péchés déjà pardonnés." En effet, il
encourt la même peine de mort éternelle qu'il avait méritée pour ses péchés
passés.
2. Par ces paroles, Bède
n'entend pas dire que la faute une fois pardonnée écrase l'homme en ramenant
toute l'ancienne culpabilité, mais qu'elle le fait par le renouvellement de
l'acte de péché.
3. Par le péché commis
après la pénitence, les précédents actes de justice sont livrés à l'oubli en
tant que méritant la vie éternelle, mais non en tant qu'ils faisaient obstacle
au péché. Donc, si quelqu'un pèche mortellement après avoir restitué une dette,
il ne peut devenir débiteur de cette même dette comme s'il ne l'avait pas
acquittée. Il est encore bien moins possible que l'effet de sa première
pénitence soit annulé quant à la remise de la faute, puisque cette remise est
l'oeuvre de Dieu plus que celle de l'homme.
4. La grâce enlève
absolument la souillure et la dette de peine éternelle. Quant aux péchés
passés, elle les couvre en empêchant qu'à cause de ces actes Dieu prive l'homme
de la grâce, et le tienne pour débiteur de la peine éternelle. Et ce que la
grâce a fait une fois demeure à jamais.
Objections
:
1. Il semble que les péchés pardonnés ne soient pas ramenés par l'ingratitude qui se manifeste en ces quatre genres de péchés que sont la haine du prochain, l'apostasie, le mépris de la confession et le regret d'avoir fait pénitence, péchés énumérés dans le distique suivant
" A celui qui hait ses frères,
devient apostat,
néglige la confession,
boude la pénitence,
l'ancienne faute fait retour."
En effet, l'ingratitude est
d'autant plus grande que le péché commis contre Dieu est plus grave, après le
bienfait du pardon. Or il y a d'autres fautes plus graves que les péchés
énumérés. Tels sont le blasphème contre Dieu et le péché contre le
Saint-Esprit. Il semble donc que l'ingratitude des péchés en question ne ramène
pas plus les fautes pardonnées que ne le fait l'ingratitude des autres péchés.
2. Raban Maur nous dit :
"Dieu a livré aux bourreaux le mauvais serviteur, jusqu'à ce que celui-ci
ait rendu tout ce qu'il devait, car ce ne sont pas seulement les péchés commis
après le baptême qui lui seront de nouveau imputés pour son châtiment, mais
aussi les souillures originelles qui lui ont été remises par le baptême."
De plus, les péchés véniels, eux aussi, sont comptés parmi les dettes pour
lesquels nous disons : "Pardonne-nous nos offenses." C'est donc
qu'eux-mêmes reviennent avec l'ingratitude et il semble que, pour la même
raison, non seulement les péchés cités plus haut, mais aussi les fautes
vénielles ramènent les péchés déjà pardonnés.
3. L'ingratitude est d'autant plus grande que le bienfait qui précède le péché a été plus grand. Or la grâce d'innocence qui nous fait éviter le péché est, elle aussi, un bienfait de Dieu, car S. Augustin h reconnaît : "A ta grâce j'impute tout ce que je n'ai pas fait de mal." Mais le don de l'innocence est plus grand que la rémission même de tous les péchés. Celui qui pèche pour la première fois pendant son innocence n'est donc pas moins ingrat envers Dieu que celui qui pèche après la pénitence. C'est ainsi que l'ingratitude des péchés énumérés ne paraît pas être la plus grande cause du retour des péchés déjà pardonnés.
Cependant : S. Grégoire i nous dit : "Il est certain, d'après les paroles de l'Évangile, que si nous ne pardonnons pas de tout coeur les torts qui nous sont faits, nous nous verrons redemander tout ce dont nous nous réjouissions d'avoir obtenu remise par la pénitence." Ainsi donc il y a dans la haine du prochain une ingratitude spéciale qui ramène les péchés déjà remis, et la même raison vaut pour les autres péchés énumérés.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, on affirme que les péchés pardonnés reviennent en tant que leur démérite est virtuellement contenu dans le péché postérieur à la pénitence, en raison du caractère d'ingratitude de ce péché. Or il peut y avoir ingratitude de deux façons. D'abord, c'est une ingratitude d'agir contre le bienfait reçu, et cette ingratitude envers Dieu se trouve dans tout péché mortel, puisque le péché mortel offense Dieu qui a remis les péchés précédents. Ainsi donc, en raison de cette première ingratitude, tout péché mortel postérieur à la pénitence ramène les péchés déjà pardonnés.
Une autre forme d'ingratitude, c'est d'agir non seulement contre le bienfait reçu, mais contre ce qu'il y a de formel dans celui-ci. Ce formel, du côté du bienfaiteur divin, c'est la rémission de nos dettes ; et celui qui rejette la demande de pardon de son frère mais continue à le haïr, agit contre le formel du bienfait. Si l'on considère maintenant le pénitent qui reçoit le bienfait du pardon, on trouve de son côté un double mouvement du libre arbitre. Il y a d'abord un élan vers Dieu. Cet élan est un acte de foi animé par la charité, et l'homme agit contre ce mouvement en apostasiant. Le second mouvement du libre arbitre, c'est le rejet du péché, l'acte de la pénitence. A ce mouvement appartient d'abord, nous l'avons dit plus haut, la détestation des péchés passés, et le pécheur contredit cette disposition quand il regrette de s'être repenti. Un second élément de l'acte de pénitence, c'est la volonté de se soumettre aux clés de l'Église par la confession, selon cette parole du Psaume (32, 5) : "je confesserai contre moi mon injustice au Seigneur ; et tu m'as pardonné l'impiété de mon péché." Il contrarie cette volonté, celui qui dédaigne de se confesser comme il se l'était proposé. Et c'est pourquoi l'on dit que chez de tels pécheurs une ingratitude spéciale ramène les péchés déjà pardonnés.
Solutions
:
1. Ce caractère spécial
n'est pas attribué à ces péchés parce qu'ils sont plus graves que les autres,
mais parce qu'ils sont plus directement en opposition avec le bienfait de la
rémission.
2. Oui, les péchés véniels
et le péché originel lui-même reviennent de la façon qu'on a dite, comme les
péchés mortels, en tant qu'il y a mépris du bienfait de Dieu qui a pardonné ces
péchés. Quant au péché véniel, il n'implique pas d'ingratitude, parce qu'en
péchant véniellement l'homme ne se met pas en opposition absolue avec Dieu,
mais agit en dehors de lui. C'est pourquoi les péchés véniels ne ramènent
d'aucune façon les péchés pardonnés.
3. Un bienfait peut être
évalué de deux façons : ou bien pour sa valeur intrinsèque, et ainsi considérée
l'innocence est un bienfait plus grand que la pénitence, seconde planche après
le naufrage ; ou bien d'après la situation de celui qui reçoit le bienfait, et,
à ce titre, la grâce faite à celui qui en est le moins digne est la plus
grande. Le mépris de cette grâce plus grande le rend plus ingrat. C'est de
cette seconde façon que le bienfait du pardon de la faute est plus grand, en
tant qu'il est accordé à celui qui en est totalement indigne. Il s'ensuivra
donc une plus grande ingratitude.
Objections
:
1. La grandeur du péché
égale celle du bienfait procuré par le pardon, et par suite égale la grandeur
de l'ingratitude qui a fait mépriser ce bienfait. Or, c'est l'importance de
l'ingratitude qui mesure celle de la culpabilité. Donc cette culpabilité est
égale à celle de tous les péchés antérieurs.
2. Celui qui offense Dieu
pèche plus gravement que celui qui offense l'homme. Mais l'affranchi coupable
est ramené au même degré de servitude ou même à une condition de servitude plus
dure que celle dont il avait été affranchi. A plus forte raison, celui qui
pèche contre Dieu, après sa libération du péché, sera-t-il passible d'une dette
de peine égale à celle qu'il avait tout d'abord encourue.
3. Dans la parabole rapportée par S. Matthieu (18, 34), on dit que le " Maître irrité livra aux bourreaux le mauvais serviteur", celui auquel les péchés pardonnés étaient réimputés à cause de son ingratitude " jusqu'à ce qu'il eût restitué toute sa dette". Mais ce ne serait pas le cas si la culpabilité qui vient de l'ingratitude n'était pas aussi grande qu'avait été celle de tous les péchés passés. C'est donc que la culpabilité ramenée par l'ingratitude est égale à celle qui avait précédé la pénitence.
Cependant : il est écrit (Dt 25, 2) : "A la mesure du péché est la mesure des coups." Il semble donc qu'un petit péché n'engendre pas une grande culpabilité. Mais quelquefois le péché mortel commis après la pénitence est beaucoup moins grave que n'importe lequel des péchés précédemment pardonnés. Donc le péché commis après la pénitence ne ramène pas autant de culpabilité qu'il y en avait dans les péchés déjà pardonnés.
Conclusion
:
Certains théologiens ont dit qu'en raison de l'ingratitude du péché commis après la pénitence, le pécheur encourait, outre la culpabilité propre au nouveau péché, une culpabilité égale à ce qu'avait été celle des péchés déjà pardonnés. Mais cela n'est pas nécessaire. Nous l'avons dit plus haut, la culpabilité des péchés précédents n'est pas ramenée par le nouveau péché en tant qu'elle découlait des actes des péchés passés, mais en tant qu'elle suit l'acte du nouveau péché. Ce retour de culpabilité doit donc être proportionné à la gravité du péché qui suit la pénitence. Or, il peut arriver que la gravité du nouveau péché égale celle de tous les péchés précédents ; mais cela n'arrive pas toujours, et pas nécessairement, soit qu'il s'agisse de la gravité résultant de l'espèce du péché : par exemple, le nouveau péché est un acte de fornication simple, alors que les péchés passés ont été des adultères, des homicides ou des sacrilèges ; soit même qu'il s'agisse de la gravité résultant de l'ingratitude qu'implique le nouveau péché. Ce n'est pas en effet une nécessité que la gravité de l'ingratitude soit absolument égale à la grandeur du bienfait reçu, grandeur qui se mesure à la gravité des péchés pardonnés. Il peut arriver que l'ingratitude à l'égard du bienfait reçu soit beaucoup plus grande chez celui qui méprise davantage le bienfait ou commet une offense plus grande contre le bienfaiteur, et queue soit moins grave chez celui qui méprise moins le bienfait et offense moins le bienfaiteur. L'égalité de la gravité de l'ingratitude avec la grandeur du bienfait n'est qu'une égalité de proportion, c'est-à-dire que, dans l'hypothèse d'un égal mépris du bienfait et d'une égale offense du bienfaiteur, l'ingratitude sera d'autant plus grande que le bienfait aura été plus grand. Il est donc manifeste que le péché commis après la pénitence ne ramène pas nécessairement, en raison de l'ingratitude, un degré de culpabilité absolument égal à celui des péchés précédents. Mais il y a nécessairement une égalité proportionnelle entre la gravité plus ou moins grande des péchés plus ou moins nombreux qui ont été pardonnés, et le degré de culpabilité que ramène tout péché mortel commis après la pénitence.
Solutions
:
1. Le bienfait du pardon de
la faute reçoit toute sa mesure de la gravité des péchés pardonnés, mais cette
gravité ne mesure pas toute l'ingratitude, qui se proportionne aussi, nous l'avons
dit, au degré du mépris du bienfait et de l'offense faite au bienfaiteur. La
raison donnée dans l'objection n'est donc pas concluante.
2. L'affranchi, lui aussi,
n'a pas été remis en servitude pour une ingratitude quelconque, mais pour une
grave ingratitude.
3. Celui à qui les péchés
pardonnés sont réimputés à cause de son ingratitude subséquente redevient
passible de toute sa dette en tant que le degré de culpabilité encourue par les
péchés précédents se retrouve, comme nous l'avons dit, à un degré d'égalité non
pas absolu, mais proportionnel, dans l'ingratitude du péché qui suit la
pénitence.
Objections
:
1. L'obligation de rendre
le bien pour le bien dépend de ces exigences de la justice qui constituent la
loi du " coup pour coup", ou de la réciprocité, selon Aristote. Mais
la justice est une vertu spéciale. Donc l'ingratitude est, elle aussi, un péché
spécial.
2. Cicéron établit que la
disposition à la gratitude est une vertu spéciale. Or l'ingratitude est son
contraire. Donc l'ingratitude est un péché spécial.
3. Tout , effet spécial procède d'une cause spéciale. Or l'ingratitude a un effet spécial ; elle fait revenir d'une certaine façon les péchés déjà pardonnés. Elle est donc un péché spécial.
Cependant : ce qui est la conséquence de tous les péchés n'est pas un péché spécial. Or tout péché mortel nous rend ingrats envers Dieu, comme on le voit par ce que nous avons dit ; donc l'ingratitude n'est pas un péché spécial.
Conclusion
:
L'ingratitude de celui qui pèche est quelquefois péché spécial, et d'autres fois non, n'étant pas autre chose qu'une circonstance accompagnant tout péché mortel, puisque le péché mortel nous met en opposition avec Dieu. C'est en effet l'intention du pécheur qui donne au péché sa spécification, selon Aristote : "Celui qui commet l'adultère afin de voler est beaucoup plus voleur qu'adultère." Donc, si quelqu'un commet le péché au mépris de Dieu et du bienfait reçu, ce péché reçoit la spécification du péché d'ingratitude ; et l'ingratitude de ce pécheur devient ainsi un péché spécial. Mais si le pécheur, voulant commettre un péché, par exemple un homicide ou un adultère, n'est pas retenu par ce qu'il y a dans ce péché de mépris envers Dieu, son ingratitude ne sera pas un péché spécial, mais elle prendra la spécification de l'autre péché, comme une circonstance ordinaire. Selon S. Augustin, tout péché ne procède pas du mépris de Dieu, bien qu'en tout péché le mépris de Dieu soit inclus dans celui de ses préceptes. Il est donc manifeste que l'ingratitude de celui qui pèche est quelquefois, mais pas toujours, un péché spécial.
Solutions
:
Ce que nous venons de dire montre ce qu'il faut répondre aux Objections dont les trois premières prétendent que l'ingratitude est, par nature, une espèce particulière de péché, et la dernière, que l'ingratitude en tant qu'elle se trouve en tout péché, n'est pas un péché spécial.
1. Par la pénitence,
nos vertus nous sont-elles rendues ? - 2. Nous sont-elles rendues au même degré
qu'auparavant ? - 3. Le pénitent retrouve-t-il la même dignité ? - 4. Les
oeuvres vertueuses sont-elles frappées de mort par le péché ? - 5. Les oeuvres
frappées de mort par le péché revivent-elles par la pénitence ? - 6. Les
oeuvres mortes, c'est-à-dire faites sans la charité, sont-elles vivifiées par
la pénitence ?
Objections
:
1. Les vertus perdues ne
pourraient nous être rendues par la pénitence que si celle-ci était leur cause.
Or la pénitence, étant elle-même une vertu, ne peut être la cause de toutes les
vertus. Elle le peut d'autant moins que certaines vertus ont sur elle priorité
de nature, comme la foi, l'espérance et la charité, on l'a dit précédemment.
Donc les vertus ne nous sont pas rendues par la pénitence.
2. La pénitence consiste en
certains actes du pécheur. Or les vertus surnaturelles ne sont pas l'effet de
nos actes car, dit S. Augustin " l'opération de Dieu produit, sans nous,
les vertus en nous". C'est donc que la pénitence ne nous rend pas les
vertus.
3. Celui qui a la vertu en fait les actes avec plaisir et facilité ; d'où cette parole d'Aristote : "Il n'est pas d'homme juste qui ne se réjouisse d'agir avec justice." Mais beaucoup de pénitents éprouvent encore de la difficulté à faire les actes des vertus. Ces vertus ne leur ont donc pas été rendues par la pénitence.
Cependant : il est écrit dans la parabole (Lc 15, 22) que le père du fils pénitent ordonna de lui mettre " la première robe " qui, d'après S. Ambroise, représente " le vêtement de la sagesse " avec laquelle nous arrivent toutes les vertus, selon cette parole (Sg 8, 7) : "Elle enseigne la sobriété et la justice, la prudence et la vertu, biens plus utiles qu'aucun autre à notre vie d'hommes." C'est donc que, par la pénitence, toutes les vertus nous sont rendues.
Conclusion
:
Les péchés sont remis par la pénitence, nous l'avons dit. Mais la rémission des péchés ne se fait pas sans l'infusion de la grâce, d'où il suit que la grâce est réintroduite en notre âme par la pénitence. Or, de cette grâce, procèdent toutes les vertus surnaturelles, comme toutes les facultés de l'âme découlent de son essence, nous l'avons établi dans la deuxième Partie. Il faut donc admettre que toutes les vertus nous sont rendues par la pénitence.
Solutions
:
1. La pénitence nous rend
les vertus de la même manière qu'elle est cause de la grâce, nous venons de le
dire. Or elle est cause de la grâce en tant que sacrement, car en tant que
vertu elle est plutôt effet de la grâce. Il s'ensuit, non que la pénitence en
tant que vertu est cause de toutes les autres vertus, mais que l'habitus de la
pénitence nous est donné par le sacrement en même temps que les habitus des
autres vertus.
2. Dans le sacrement de
pénitence les actes humains tiennent lieu de principe matériel ; le principe
formel de ce sacrement se trouve dans l'exercice du pouvoir des clés qui est
cause de la grâce et des vertus, mais seulement cause instrumentale. Quant aux
actes du pénitent, si le premier, la contrition, tient lieu de disposition dernière
à la réception de la grâce, les actes suivants procèdent déjà de la grâce et
des vertus.
3. Comme nous l'avons dit
quelquefois, après le premier acte de la pénitence qui est la contrition, il
reste des suites du péché, des dispositions causées par les actes des péchés
précédents, et ces dispositions valent au pénitent certaines difficultés dans
la pratique de la vertu. Mais, en tant qu'il est sous l'impulsion de la charité
et des autres vertus, le pénitent pratique la vertu avec plaisir et sans difficulté.
C'est ainsi que l'homme vertueux peut, accidentellement, éprouver quelque
difficulté à pratiquer la vertu, quand, par exemple, il est somnolent ou
souffre de quelque indisposition corporelle.
Objections
:
1. S. Paul dit (Rm 8, 28) :
"Tout sert au bien de ceux qui aiment Dieu " ; sur quoi la glose
augustinienne ajoute : "C'est tellement vrai que si quelques-uns de ces
élus se dévoient et sortent du bon chemin, Dieu fait que même ces égarements
soient utiles à leur progrès dans le bien." Or il n'en serait pas ainsi si
l'on se relevait avec un degré moindre de vertu.
2. S. Ambroise dit que la
pénitence est une chose excellente qui ramène à la perfection toutes les
dispositions défectueuses. Or il n'en serait pas ainsi si nous ne retrouvions
pas nos vertus au même degré. La pénitence nous rend donc toujours à égalité ce
que nous avions de vertu.
3. Sur la Genèse (1, 5) : "Et il y eut un soir et un matin, un seul jour", la Glose nous dit : "La lumière du soir est celle que la chute nous fait perdre, la lumière du matin est celle qui éclaire notre relèvement." Or la lumière du matin est plus grande que celle du soir. Donc on se relève dans une grâce et une charité plus grandes que celles d'avant la chute. C'est bien aussi ce que semblent signifier les paroles de S. Paul (Rm 5, 20) : "Où il y avait abondance de faute, il y a eu surabondance de grâce."
Cependant : la charité en progrès ou la charité parfaite est supérieure à celle des commençants. Mais il arrive parfois que l'on tombe d'une charité en progrès pour se relever avec une charité de commençant. On se relève donc toujours avec un moindre degré de vertu.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, le mouvement du libre arbitre qui existe dans la justification de l'impie est l'ultime disposition à la réception de la grâce. C'est pourquoi ce mouvement du libre arbitre se produit au même instant que l'infusion de la grâce, comme on l'a dit dans la deuxième Partie. Dans ce mouvement, nous l'avons dit, est inclus l'acte de pénitence. Or il est évident que les formes susceptibles de recevoir un degré plus ou moins élevé d'activité, le reçoivent en proportion des divers degrés de disposition du sujet, on l'a vu dans la deuxième Partie. En conséquence, selon que, dans la pénitence, le mouvement du libre arbitre est plus intense ou plus faible, le pénitent reçoit une grâce plus ou moins grande. Mais il arrive que la grâce à laquelle est proportionnée l'intensité du mouvement du pénitent est égale, supérieure ou inférieure au degré de grâce d'où il était tombé. Il s'ensuit que le pénitent se relève quelquefois avec une grâce plus grande et d'autres fois avec une grâce égale ou même inférieure, et il en va de même des vertus qui découlent de la grâce.
Solutions
:
1. Le fait d'être déchu de
l'amour de Dieu en péchant ne sert pas au bien de tous ceux qui aiment Dieu. On
le voit bien par ceux qui tombent et ne se relèvent plus, ou ne se relèvent que
pour retomber. Cette chute ne sert qu'à ceux qui " selon le dessein divin,
sont appelés à la sainteté", c'est-à-dire aux prédestinés qui, chaque fois
qu'ils tombent, finissent par se relever. Leur chute leur devient donc
avantageuse, non parce qu'ils se relèvent toujours avec une grâce plus grande,
mais avec une grâce plus durable. Cette qualité ne se prend d'ailleurs pas du
côté de la grâce, qui serait d'autant plus durable qu'elle serait plus grande,
mais du côté de l'homme qui demeure dans la grâce d'une façon d'autant plus
stable qu'il est plus prudent et plus humble. C'est pourquoi la Glose nous dit,
dans le commentaire du même texte : "Leur chute leur est profitable, parce
qu'ils se relèvent plus humbles et deviennent mieux instruits."
2. De son côté, la
pénitence a bien le pouvoir de réparer parfaitement toutes les brèches du
péché, et même de nous pousser à un état plus parfait. Mais son efficacité
trouve quelquefois un obstacle du côté de l'homme qui s'achemine mollement vers
Dieu et la détestation du péché. C'est comme dans le baptême, où les adultes
reçoivent une grâce plus ou moins grande selon leurs dispositions.
3. Cette comparaison de l'une et l'autre grâce avec la lumière du soir et celle du matin, porte sur l'ordre de succession, la lumière du soir étant suivie des ténèbres de la nuit, et celle du matin de la clarté du jour, mais elle n'entend pas comparer les degrés de grâce. Quant à la parole de S. Paul, elle s'entend de la grâce qui surpasse l'abondance de tous les péchés humains. Mais il n'est pas vrai de tous les pécheurs que plus ils pèchent, plus ils reçoivent de grâce, s'il s'agit du degré de grâce habituelle. Il y a cependant surabondance de grâce, si l'on considère la cause même de la grâce, la miséricorde gratuite qui accorde le bienfait du pardon, miséricorde d'autant plus grande qu'il s'agit d'un plus grand pécheur. Il arrive aussi que des âmes ayant beaucoup péché ont davantage de contrition et obtiennent ainsi une plus grande abondance de grâce et de vertus, comme on le voit dans le cas de Madeleine.
Quant à l'objection en sens
contraire, il faut répondre que, dans un seul et même homme, la grâce du
progrès est plus grande que celle du début. Mais il n'est pas nécessaire qu'il
en soit ainsi chez des âmes différentes. Tel commençant reçoit une grâce plus
grande que celle de tel autre progressant, comme le note S. Grégoire :
"Que les hommes du temps présent et de l'avenir sachent tous avec quelle
perfection Benoît enfant a commencé à vivre dans la grâce de l'état
religieux."
Objections
:
1. Au sujet de cette parole
d'Amos (5, 1) : "Elle est tombée, la vierge d'Israël", la Glose nous
dit : "Le prophète ne nie pas qu'Israël puisse se relever ; mais il ne se
relèvera pas vierge, parce que la brebis qui a une fois erré, même si elle est
rapportée sur les épaules du pasteur, n'a pas autant de gloire que celle qui ne
s'est jamais égarée." La pénitence ne rend donc pas à l'homme sa dignité
précédente.
2. S. Jérôme dit :
"Tous ceux qui ne gardent pas la dignité de leur vie divine doivent être
satisfaits s'ils sauvent leur âme ; car il est difficile de revenir au degré de
vie qu'on a perdu", et le pape Innocent Ier rappelle que "
les canons décrétés à Nicée excluent les pénitents, même des charges
inférieures de la cléricature". L'homme ne retrouve donc point, par la
pénitence, sa dignité précédente.
3. Avant le péché, l'homme peut toujours s'élever en dignité. Or cela n'est plus accordé au pénitent après le péché, d'après Ézéchiel (44, 10.13) : "Les lévites qui se sont éloignés de moi... ne m'approcheront plus jamais, pour exercer le sacerdoce." Et voici ce qu'on trouve dans les Décrets citant un concile de Lérida : "Ceux qui, attachés au service du saint autel, ont, par surprise, succombé lamentablement à la fragilité de la chair et, par la miséricorde du Seigneur, ont fait une digne pénitence, peuvent bien réoccuper leurs charges, mais à la condition de ne pouvoir être désormais promus à de plus hauts offices." La pénitence ne rétablit donc pas l'homme dans sa dignité antérieure.
Cependant : voici ce qu'on lit dans le même Décret, citant une lettre de S. Grégoire à Secundinus : "Après une digne satisfaction, l'homme peut, croyons-nous, récupérer son honneur." Et voici un décret du concile d'Agde : "Les clercs contumaces doivent être corrigés par leurs évêques, autant que le rang de leur dignité le permet, de telle façon qu'une fois corrigés par la pénitence, ils reçoivent de nouveau leur grade hiérarchique et leur dignité."
Conclusion
:
Le péché fait perdre à l'homme une double dignité : celle qu'il a par rapport à Dieu, et celle qu'il a par rapport à l’Église. Par rapport à Dieu, il perd une double dignité. Tout d'abord sa dignité principale " qui le mettait au nombre des fils de Dieu " (Sg 5, 5) par la grâce. Et il récupère cette dignité par la pénitence, comme l'indique la parabole du fils prodigue où le père fait rendre au pénitent " sa première robe, son anneau et ses chaussures".
Mais le pécheur perd aussi une dignité secondaire l'innocence, dont le fils aîné se glorifiait en disant " Depuis tant d'années que je te sers, je n'ai jamais violé ton commandement." C'est là une dignité que le pénitent ne peut recouvrer ; mais il peut retrouver parfois quelque chose de meilleur, car, dit S. Grégoire : "Ceux qui réfléchissent aux égarements qui les ont éloignés de Dieu, compensent leurs pertes précédentes par les gains qui suivent leur conversion. A leur sujet, il y a une plus grande joie dans le ciel, parce que le général, dans le combat, aime le soldat qui, après sa fuite, revient charger courageusement l'ennemi, plus que celui qui, n'ayant jamais tourné le dos, n'a jamais fait non plus un acte signalé de courage."
Quant à la dignité ecclésiastique, l'homme la perd par le péché, en se rendant indigne d'accomplir les actes qui appartiennent à l'exercice de cette dignité. Il est en effet interdit aux pécheurs de la récupérer dans les cas suivants.
1° Quand ils ne font pas pénitence. C'est ainsi que S. Isidore écrit à l'évêque Misianus ce que nous lisons dans la même distinction des Décrets, : "Les canons prescrivent de rétablir dans leurs anciens grades hiérarchiques ceux qui ont déjà donné la satisfaction de la pénitence ou une confession suffisamment réparatrice de leurs péchés. Mais au contraire, ceux qui ne s'amendent pas du vice de leur corruption ne doivent recouvrer ni leur grade honorifique, ni la grâce de la communion."
2° Quand ils sont négligents dans leur pénitence : "Quand ces clercs pénitents ne montrent aucune humble componction, aucune assiduité à la prière, aucune pratique de jeûne et de pieuses lectures, nous pouvons prévoir avec quelle négligence ils continueraient de vivre, s'il leur était permis de recouvrer leurs anciennes dignités."
3° Quand le clerc a commis un péché auquel est annexée une irrégularité. De là ce canon d'un concile tenu par le pape Martin : "Si quelqu'un a épousé une veuve ou une femme abandonnée par son mari, qu'il ne soit pas admis dans le clergé. S'il s'y est glissé furtivement, qu'il en soit chassé. De même si, après son baptême, il a chargé sa conscience d'un homicide par action, conseil, ou défense de l'assassin." Mais ces interdictions ont leur motif dans l'irrégularité et non dans le péché lui-même.
4° Quand il y a scandale. D'où ces paroles de Raban Maur : "Ceux qui auront été surpris ou arrêtés en flagrant délit de parjure, de vol ou de fornication ou autres crimes doivent, d'après les saints canons, être déclarés déchus de leur grade hiérarchique, parce que c'est un scandale pour le peuple de Dieu d'avoir de telles personnes à sa tête. Quant à ceux qui s'accusent au prêtre de tels péchés commis en secret, s'ils ont soin de se purifier par les jeûnes, les aumônes, les veilles et les saints exercices de la liturgie, on doit leur promettre que, même en gardant leur place dans la hiérarchie, ils peuvent espérer leur pardon de la miséricorde de Dieu." C'est ce que nous dit aussi la décrétale sur la qualité des ordinands : "Si les crimes reprochés n'ont pas été établis par une sentence judiciaire ou ne sont pas notoires de quelque autre façon, les coupables, sauf les homicides, ne peuvent pas, après leur pénitence, être écartés de l'exercice des saints ordres déjà reçus, ou de leur réception."
Solutions
:
1. Virginité et innocence
ne peuvent, ni l'une ni l'autre, se récupérer, mais il s'agit là d'une dignité
secondaire au regard de Dieu.
2. Dans le texte allégué,
S. Jérôme ne dit pas qu'il est impossible, mais seulement difficile à l'homme
de retrouver, après le péché, sa dignité d'avant la faute, parce que cela n'est
accordé qu'à celui qui fait parfaitement pénitence, comme nous l'avons dit. Aux
prescriptions des canons qui semblent interdire cette concession, S. Augustin
répond dans une lettre : "Ce n'est point parce qu'elle désespérait de
pouvoir pardonner, mais à cause de la rigueur de sa discipline, que l’Église a
défendu de recevoir, de reprendre ou de garder dans la cléricature celui qui a
fait pénitence d'un crime. Autrement, ce serait mettre en discussion le pouvoir
des clés donné à l'Église, et dont il a été dit : "Tout ce que vous aurez
absous sur la terre sera absous dans le ciel." " Et il ajoute :
"Car le saint roi David, lui aussi, a fait pénitence de crimes dignes de
mort, et cependant il est resté sur son trône. De même, le bienheureux Pierre
est demeuré Apôtre, bien qu'avec des larmes très amères il ait fait pénitence
pour avoir renié le Seigneur. Mais, pour autant, ne jugeons pas superflu le
souci de ceux qui dans la suite, quand cela ne portait point dommage à l'oeuvre
du salut, ont augmenté la sévérité de la pénitence. Ils avaient, je crois,
appris par expérience que l'attachement au pouvoir avait rendu fictive la
pénitence de certains pécheurs."
3. Ce décret doit
s'entendre des clercs qui, ayant été soumis à la pénitence publique, ne peuvent
plus dans la suite être promus à une dignité plus haute. Car S. Pierre, après
son reniement, a été établi pasteur des brebis du Christ, comme on le voit chez
S. Jean (21, 15) dont S. Jean Chrysostome commente ainsi le récit :
"Pierre, après son reniement et sa pénitence, a montré une plus grande
confiance dans le Christ. Alors qu'à la Cène il n'osait pas l'interroger
lui-même, mais en chargeait S. Jean, voici qu'après sa pénitence il se voit
accorder la conduite de ses frères. Non seulement alors il ne charge plus un
autre des interrogations qui le concernent lui-même, mais c'est lui qui
interroge le Maître au sujet de Jean."
Objections
:
1. Ce qui n'existe plus ne
peut pas être changé. Mais cette mortification des oeuvres est un changement,
passage de l'état de vie à l'état de mort. Or, puisque les oeuvres vertueuses
n'existent plus une fois faites, il semble bien qu'elles ne puissent pas être
frappées de mort.
2. Par les oeuvres
vertueuses faites en état de charité, l'homme mérite la vie éternelle. Mais
enlever à quelqu'un sa récompense est une injustice qui ne peut se trouver chez
Dieu. Il n'est donc pas possible que les oeuvres vertueuses faites en état de
charité soient frappées de mort par un péché commis ensuite.
3. Ce qui est plus fort n'est pas détruit par ce qui est plus faible. Or les oeuvres de charité sont plus fortes que n'importe quel péché, selon les Proverbes (10, 12) : "La charité couvre tous les péchés." Il semble donc que les oeuvres faites en état de charité ne puissent pas être frappées de mort par le péché commis ensuite.
Cependant : on lit dans Ézéchiel (18,24) : "Si le juste se détourne de sa justice, on ne se souviendra plus de la justice qu'il aura pratiquée."
Conclusion
:
Une réalité vivante perd, par la mort, son activité vitale. C'est par comparaison avec ce phénomène qu'on dit que certaines choses sont " mortifiées " quand elles sont empêchées d'aboutir à leur propre effet ou activité. Or l'effet des oeuvres vertueuses faites en état de charité est de nous conduire à la vie éternelle. Cet effet est empêché par le péché mortel qui, commis après les oeuvres, nous enlève la grâce. C'est de cette façon que les oeuvres vertueuses faites en état de charité sont dites " mortifiées " par le péché mortel qui les suit.
Solutions
:
1. De même que les oeuvres
de péché passent quant à leur action et demeurent quant à leur culpabilité,
ainsi les oeuvres faites dans la charité, une fois leur acte passé, demeurent-elles
quant à leur mérite dans l'acceptation de Dieu. Elles sont mortifiées en tant
que l'homme est empêché d'en recevoir la récompense.
2. La récompense peut être
enlevée sans injustice à celui qui la méritait, quand il s'en est rendu indigne
par une faute postérieure ; car c'est quelquefois justice que l'homme
perde, à cause d'une faute, ce qu'il a déjà reçu.
3. Ce n'est pas à cause de
la puissance des oeuvres de péché que les oeuvres faites précédemment dans la
charité sont mortifiées, mais c'est à cause de la liberté de la volonté, qui
peut s'abaisser du bien au mal.
Objections
:
1. Les oeuvres qui avaient
été accomplies dans la charité sont mortifiées par le péché postérieur, et de
même les péchés sont remis par la pénitence qui les suit. Or les péchés remis
par la pénitence ne reviennent pas, on l'a dit. Il semble donc que les
oeuvres mortifiées, elles non plus, ne revivent point par la charité.
2. On dit que les oeuvres
sont mortifiées par comparaison avec les animaux qui meurent. Mais l'animal
mort ne peut être rendu à la vie. Donc les oeuvres mortifiées ne peuvent pas
non plus revivre par la pénitence.
3. Les oeuvres accomplies dans la charité méritent un degré de gloire éternelle proportionné à leur degré de grâce et de charité. Or quelquefois l'homme se relève par la pénitence à un degré inférieur de grâce et de charité. La gloire qu'il obtient n'est donc plus proportionnée au mérite de ses premières oeuvres, et il semble ainsi que les oeuvres mortifiées par le péché ne soient pas revivifiées.
Cependant : sur ce texte de Joël (2, 25) : "je vous rendrai les années que les sauterelles ont dévorées " la Glose interlinéaire nous dit : "je ne laisserai point périr l'abondance que le trouble de votre esprit vous a fait perdre". Cette abondance est le mérite des bonnes oeuvres qui a été perdu par le péché. La pénitence revivifie donc les oeuvres méritoires antérieures au péché.
Conclusion
:
Certains ont dit que les oeuvres méritoires mortifiées par un péché postérieur n'étaient pas revivifiées par la pénitence qui suivait ce péché. Ils pensaient que ces oeuvres, n'existant plus, ne pouvaient pas être revivifiées.
Mais cela ne peut empêcher leur reviviscence. Ce n'est pas seulement en tant que ces œuvres existent actuellement, qu'elles ont la vie, c’est-à-dire la puissance de nous conduire à la vie éternelle, mais même après qu'elles ont cessé d'exister en acte, en tant qu'elle subsistent dans l'acceptation de Dieu. Ainsi elles y demeurent, autant qu'il dépend d'elles, même après qu'elles ont été mortifiées par le péché, parce que Dieu tiendra toujours ces oeuvres pour agréables en tant qu'elles ont été faites, et les saints s'en réjouiront selon l'Apocalypse (3, 11) : "Retiens ce que tu as, de peur qu'un autre ne reçoive ta couronne." Si elles n'ont plus l'efficacité de conduire à la vie éternelle celui qui les a faites, cela provient de l'obstacle posé par le péché qui est survenu et qui a rendu cet homme indigne de la vie éternelle. Or cet empêchement est enlevé par la pénitence en tant qu'elle remet les péchés. Il reste donc que les oeuvres d'abord mortifiées recouvrent, par la pénitence, l'efficacité de conduire leur auteur à la vie éternelle ; c'est ainsi qu'elles revivent. Il est donc évident que les oeuvres mortifiées revivent par la pénitence.
Solutions
:
1. Les oeuvres de péché
sont détruites en elles-mêmes par la pénitence, en sorte que grâce à
l'indulgence divine, il n'en vient plus jamais ni souillure ni culpabilité.
Mais les oeuvres faites dans la charité ne sont pas détruites par Dieu, et
elles subsistent dans son acceptation. C'est l'activité de l'homme qui met un
empêchement à leur efficacité. Dieu fait pour sa part ce que ces oeuvres
méritaient.
2. Les oeuvres accomplies
dans la charité ne sont pas mortifiées en elles-mêmes, nous l'avons dit, mais
leur efficacité est seulement empêchée par l'obstacle qui survient du côté de
l'homme.
3. Celui qui se relève par
la pénitence dans un degré de charité inférieur au précédent, recevra la
récompense essentielle selon la mesure de charité où il se trouvera à sa mort.
Mais il aura plus de joie des oeuvres faites dans son premier état de charité,
que de celles du second, ce qui relève de la récompense accidentelle.
Objections
:
1. Il semble plus
difficile d'amener à la vie ce qui a été mortifié, merveille que la nature ne
fait jamais, que de faire vivre ce qui n'a jamais été vivant, car des réalités
non vivantes engendrent parfois naturellement des êtres vivants. Or la
pénitence vivifie des oeuvres mortifiées, comme on l'a dit. Donc à plus forte
raison vivifie-t-elle les oeuvres mortes.
2. Supprimer la cause,
c'est supprimer l'effet. Or c'est un manque de charité et de grâce qui a été la
cause pour laquelle les oeuvres appartenant au genre des oeuvres bonnes, mais
faites sans la charité, n'ont pas été des oeuvres vivantes, et cette déficience
est enlevée par la pénitence. Les oeuvres mortes sont donc vivifiées par la
pénitence.
3. S. Jérôme écrit : "Si vous voyez parfois un pécheur faire quelques oeuvres de justice au milieu de beaucoup d'oeuvres mauvaises, Dieu n'est pas si injuste qu'il oublie les quelques bonnes oeuvres de ce pécheur à cause du nombre des mauvaises." Or cette justice de Dieu apparaît surtout quand ses mauvaises oeuvres passées sont effacées par la pénitence. Il semble donc que, par la pénitence, Dieu récompense les bonnes oeuvres précédentes faites en état de péché. C'est ainsi qu'elles sont vivifiées.
Cependant : S. Paul écrit (1 Co 13, 3) " Quand j'aurais distribué tout mon bien pour nourrir les pauvres et livré mon corps au feu, si je n'ai pas la charité, tout cela ne me sert de rien." Or cette parole ne serait plus vraie si ces oeuvres étaient vivifiées au moins par une pénitence postérieure. La pénitence ne vivifie donc pas les oeuvres mortes.
Conclusion
:
Une oeuvre peut être dite " morte " de deux façons :
1° En raison de ses effets, parce qu'elle est cause de mort, et c'est à ce titre que les oeuvres de péché sont dites mortes dans l'épître aux Hébreux (9, 14) : "Le sang du Christ purifiera nos consciences des oeuvres mortes." Les oeuvres mortes de cette catégorie ne sont pas vivifiées, mais abolies par la pénitence, selon la même épître (6, 1) : "Nous n'avons plus à poser les fondements de la pénitence, qui nous délivre des oeuvres mortes."
2° Les oeuvres sont dites encore " mortes " en raison de ce qui leur manque : parce qu'elles n'ont pas cette vie spirituelle qui vient de la charité par laquelle l'âme est unie à Dieu, recevant de Dieu la vie comme le corps la reçoit de l'âme. C'est de cette façon que la foi, sans la charité, est dite " morte", selon S. Jacques (2, 20) : "La foi sans les oeuvres est morte." C'est aussi de cette façon qu'on appelle mortes toutes les oeuvres bonnes par leur genre, qui sont faites sans la charité, en tant qu'elles ne procèdent pas du principe de la vie, comme nous disons du son d'une cithare que c'est une voix morte. La distinction entre mort et vie dans les oeuvres se fait par comparaison avec le principe dont elles procèdent. Mais les mêmes oeuvres ne peuvent pas deux fois procéder d'un principe, puisqu'elles sont des réalités qui passent et ne peuvent pas être réalisées de nouveau avec la même individualité. Il est donc impossible que des oeuvres mortes deviennent vivantes par la pénitence.
Solutions
:
1. Dans le domaine de la
nature, les réalités mortes ou mortifiées sont les unes et les autres sans
principe vital. Au contraire, les oeuvres que nous disons "
mortifiées", ne le sont pas du côté du principe vital dont elles ont
procédé, mais du côté d'un empêchement qui leur est extérieur, tandis que les
oeuvres mortes sont ainsi appelées à cause de leur principe. Ce n'est donc pas
le même cas.
2. Les oeuvres bonnes par
leur genre, mais faites sans charité, sont appelées mortes parce qu'en
l'absence de la charité et de la grâce, elles manquent de principe vital.
Qu'elles procèdent d'un tel principe, la pénitence qui vient ensuite ne peut
pas le leur donner. La raison donnée dans l'objection n'est donc pas
concluante.
3. Dieu se souvient des bonnes oeuvres faites en état de péché, non pour les récompenser dans la vie éternelle, due seulement aux oeuvres vives, c'est-à-dire accomplies dans la charité, mais pour leur donner une récompense temporelle. C'est ainsi que, dans l'homélie sur la parabole de Lazare et du riche, S. Grégoire dit : "Si ce riche n'avait pas fait quelque bien et reçu sa récompense dans le siècle présent, Abraham ne lui aurait jamais dit : "Tu as reçu des biens pendant ta vie."
On peut encore justifier cette opinion en ce que le pécheur subira un jugement moins sévère. D'où ces paroles de S. Augustin : "Nous ne pouvons pas dire du schismatique martyrisé qu'il lui eût été meilleur d'éviter toutes ces souffrances en reniant le Christ. Nous devons, au contraire, penser que son jugement sera plus doux que si son reniement l'avait soustrait à son supplice. La parole de S. Paul : "Quand je livrerais mon corps au feu, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien", doit s'entendre en ce sens que cela ne sert de rien pour l'obtention du royaume des cieux, mais non pas pour un adoucissement de la damnation finale."
Il faut étudier maintenant les parties de la pénitence. D'abord en général (Q. 90). Ensuite chacune en particulier (Supplément, q. 1).
1. La pénitence
a-t-elle des parties ? - 2. Leur nombre. - 3. Leur nature. - 4. Sa division en
parties subjectives (voir le supplément).
Objections
:
1. Les sacrements sont des
réalités dans lesquelles la vertu divine opère mystérieusement a. Or la vertu
divine est une et simple. La pénitence étant un sacrement, on ne doit pas lui
assigner de parties.
2. La pénitence est à la
fois vertu et sacrement. Or, en tant que vertu, elle n'a pas de parties,
puisque la vertu est habitus, qualité simple de l'esprit. Et il ne semble pas
non plus qu'on puisse assigner des parties à la pénitence en tant que
sacrement, car on ne distingue pas de parties dans le baptême et les autres
sacrements. On ne doit donc pas en assigner à la pénitence.
3. C'est le péché qui est la matière de la pénitence, on l'a dit plus haut b. Or on ne distingue pas de parties dans le péché. On ne doit donc pas en distinguer non plus dans la pénitence.
Cependant : les parties sont les éléments divers qui constituent la perfection intégrale d'une réalité. Or la perfection de la pénitence dans son intégrité requiert plusieurs éléments : la contrition, la confession et la satisfactions. La pénitence a donc des parties.
Conclusion
:
Les parties d'une réalité sont les éléments en lesquels son tout se divise matériellement ; car les parties sont au tout ce que la matière est à la forme. C'est pourquoi Aristote range les parties dans le genre de la cause matérielle, et le tout dans celui de la cause formelle. Partout donc où, du côté de la matière, il y a de la pluralité, on doit trouver une raison de distinguer des parties. Or nous avons dit que, dans le sacrement de pénitence, les actes humains tenaient lieu de matière. C'est pourquoi la perfection de la pénitence requiert plusieurs actes humains : la contrition, la confession et la satisfaction, comme nous le verrons plus loin. Il s'ensuit donc que le sacrement de pénitence a des parties.
Solutions
:
1. Tous les sacrements sont
simples en tant que la vertu divine opère en eux. Mais cette vertu divine, à
cause de sa grandeur, peut employer pour son opération ou bien une seule
réalité, ou bien des réalités diverses en raison desquelles on doit assigner
des parties à un sacrement.
2. On n'assigne pas des
parties à la pénitence en tant queue est vertu, parce que les actes humains
qu'on distingue dans la pénitence ne sont pas des parties, mais des effets de
cet habitus qu'est la vertu. C'est donc comme sacrement que la pénitence a des
parties, les actes humains tenant lieu de matière sacramentelle. Quant aux
autres sacrements, ils n'ont pas pour matière des actes, humains, mais une
réalité extérieure, ou simple comme l'eau et l'huile, ou composée comme le
chrême. C'est pourquoi, dans les autres sacrements, on ne distingue pas de
parties.
3. Les péchés ne sont que
la matière éloignée de la pénitence, en tant qu'ils sont comme la matière ou
l'objet des actes humains qui sont eux-mêmes la matière propre du sacrement de
pénitence.
Objections
:
1. La contrition est dans
le coeur et appartient par conséquent à la pénitence intérieure ; la confession
au contraire est dans la bouche, et la satisfaction dans l'oeuvre extérieure.
Ces deux parties appartiennent donc à la pénitence extérieure. Or la pénitence
intérieure n'est pas un sacrement. Seule la pénitence extérieure, qui tombe
sous les sens, peut être un sacrement. La distinction en trois parties du
sacrement de pénitence n'est donc pas justifiée.
2. Le sacrement de la loi
nouvelle confère la grâce, on l'a vue. Or dans la satisfaction aucune grâce
n'est conférée. Donc la satisfaction n'est pas une partie du sacrement.
3. Il n'y pas identité
entre les fruits et les parties d'une réalité. Or la satisfaction est le fruit
de la pénitence, d'après S. Luc (3, 8) : "Faites de dignes fruits de
pénitence." Elle n'est donc pas une partie de cette même pénitence.
4. La pénitence doit s'opposer au péché. Or le péché s'achève dans le coeur par le consentement, ainsi qu'on l'a prouvé dans la deuxième Partie. Donc aussi dans la pénitence, dont la confession de bouche et la satisfaction par les oeuvres ne peuvent par conséquent être des parties.
Cependant : il semble qu'on doive distinguer un plus grand nombre de parties dans la pénitence. Ce n'est pas seulement le corps, comme matière, qui est partie de l'homme, mais c'est aussi l'âme, qui est sa forme. Or les trois parties assignées à la pénitence, étant des actes du pénitent, ne représentent que la matière de la pénitence, et c'est l'absolution du prêtre qui tient lieu de forme. Il faut donc compter l'absolution du prêtre comme quatrième partie de la pénitence.
Conclusion
:
Il y a deux sortes de parties : les parties de l'essence et les parties de la quantité, selon Aristote. Les parties de l'essence sont, dans l'ordre physique, la matière et la forme, et, dans l'ordre logique, le genre et la différence. C'est ainsi que, dans tout sacrement, on distingue la matière et la forme comme des parties de son essence, et nous avons dit en conséquence que les sacrements sont constitués " de choses et de paroles". Quant aux parties de la quantité, elles sont des parties de la matière, puisque la quantité se trouve du côté de la matière. C'est à ce titre qu'on assigne spécialement au sacrement de pénitence des parties, selon les actes du pénitent qui sont la matière de ce sacrement.
Or nous avons dit plus haut que la compensation de l'offense se faisait dans la pénitence d'une autre façon que dans la justice vindicative. Dans la justice vindicative en effet, la compensation est déterminée par la sentence arbitrale du juge et non par la volonté de l'offenseur ou de l'offensé. Dans la pénitence au contraire, la compensation de l'offense se fait selon la volonté du pécheur et la libre détermination de Dieu qu'on a offensé, car la pénitence ne cherche pas seulement le rétablissement intégral de l'égalité de la justice, mais bien plus la réconciliation de deux amis, réconciliation qui se fait quand l'offenseur donne la compensation que demande l'offensé. Voici donc ce qui est requis de la part du pénitent : 1° qu'il veuille donner compensation, et cette volonté, c'est la contrition ; 2° qu'il se soumette au jugement du prêtre tenant la place de Dieu, et c'est ce qui se fait dans la confession ; 3° qu'il donne la compensation fixée par la sentence du ministre de Dieu, et c'est ce qui se fait dans la satisfaction. C'est ainsi qu'on distingue trois parties dans la pénitence : la contrition, la confession et la satisfaction.
Solutions
:
1. La contrition est
essentiellement dans le coeur et appartient à la pénitence intérieure ; mais
elle appartient virtuellement à la pénitence extérieure en tant qu'elle
implique le vouloir de la confession et de la satisfaction.
2. Il en est de la
satisfaction comme du baptême chez les adultes : en tant que voulue elle
confère la grâce, et en tant que mise à exécution, elle l'augmente.
3. La satisfaction est une
partie du sacrement de pénitence, et un fruit de la vertu de pénitence.
4. Il y a plus de conditions requises pour le bien " qui exige l'intégrité de sa cause", que pour le mai qui procède " de défauts particuliers", selon Denys. C'est pourquoi, bien que le péché s'achève dans le consentement du coeur, la pénitence, elle, requiert pour son achèvement, non seulement la contrition du coeur, mais encore la confession de la bouche et les oeuvres de satisfaction.
L'objection en sens contraire a
été résolue par la Réponse ci-dessus.
Objections
:
1. La pénitence est
ordonnée à détruire le péché. Or la distinction des péchés de coeur, de bouche
et d'action est une distinction de parties subjectives et non de parties
intégrantes, puisque l'on qualifie chacune de péché. Il en va donc de même,
dans la pénitence, de la contrition de coeur, de la confession de bouche et de
la satisfaction par les oeuvres ; donc ce ne sont pas là des parties intégrantes.
2. Aucune partie intégrante
ne contient une autre des parties qu'on en distingue. Or la contrition contient
en elle-même le vouloir de la confession et de la satisfaction.
3. Les parties intégrantes entrent pour une part égale et simultanée dans la constitution du tout. Or ce n'est pas le cas des parties de la pénitence. Donc elles n'en sont pas des parties intégrantes.
Cependant : on appelle parties intégrantes celles qui constituent le tout dans la perfection de son intégrité. Or ce sont bien les trois parties énumérées qui achèvent la perfection de la pénitence, dont elles sont par conséquent les parties.
Conclusion
:
Certains ont dit que ces trois parties de la pénitence étaient des parties subjectives.
Mais ce n'est pas possible, car les parties subjectives ont chacune également et aussi bien que toutes ensemble, tout ce qu'il y a de puissance active dans le tout. C'est ainsi que tout ce qu'il y a de puissance active dans l'animalité, en tant qu'animalité, se retrouve dans chacune des espèces animales, qui sont ensemble et également les divisions du genre animal. Or ce n'est pas le cas ici.
C'est pourquoi d'autres théologiens ont appelé les parties de la pénitence des parties potentielles. Mais cela non plus ne peut pas être vrai, car à chacune des parties potentielles le tout est présent avec toute son essence, comme l'essence tout entière de l'âme est présente à chacune de ses facultés. Or ce n'est pas non plus le cas ici. Il reste donc que les parties de la pénitence soient des parties intégrantes qui, toutes ensemble, doivent réaliser le tout, sans que chacune d'elles en ait toute la puissance active et toute l'essence.
Solutions
:
1. Le péché, parce qu'il
est un mal, peut, nous l'avons dit, s'achever dans le désordre d'un seul des
éléments de nos opérations ; et c'est ainsi que nous avons trois espèces de
péché : 1° le péché qui s'achève dans le coeur ; 2° celui qui est commis par le
coeur et la bouche ; 3° celui auquel concourent le coeur, la bouche et l'action
extérieure. Dans cette dernière espèce de péché, la part du coeur, de la bouche
et de l'oeuvre extérieure sont les parties intégrantes du péché complet. Il en
est de même dans la pénitence, qui a comme parties intégrantes ce que lui
donnent le coeur, la bouche et l'oeuvre extérieure.
2. Le tout peut être
contenu, mais non pas son essence, dans une seule des parties intégrantes. Le
fondement contient en effet virtuellement, d'une certaine façon, tout l'édifice
; c'est de cette façon que la contrition contient virtuellement la pénitence
tout entière.
3. Toutes les parties intégrantes ont entre elles un certain ordre. Mais cet ordre peut n'être qu'un ordre de situation dans le lieu, soit que ces parties se suivent, comme les différentes parties d'une armée, soit qu'elles se touchent comme celles d'un tas de pierres, soit qu'elles soient liées ensemble comme celles d'une maison, soit qu'elles soient en continuité comme celles d'une ligne. Elles peuvent aussi être ordonnées d'après leur puissance active, comme les parties intégrantes de l'animal dont la première en puissance active est le coeur, les autres dépendant aussi les unes des autres, d'après un certain ordre de puissance active. Troisièmement enfin il peut y avoir entre les parties intégrantes un ordre de temps, comme entre les différentes parties du temps et du mouvement. Donc, pour ce qui est des parties de la pénitence, elles ont entre elles un ordre de puissance active et de temps, mais elles ne sont pas rangées localement, parce qu'elles ne sont pas localisées.
Ici
s’arrête la rédaction de S. Thomas, la mort l’ayant empêché de continuer.
L’article 4 est déjà un extrait du Commentaire du Livre des Sentences, ajouté
par le compilateur du Supplément.
Il manque : les derniers sacrements,
l’Eglise, Les fins dernières de l’homme, la fin du monde.