SOMME THÉOLOGIQUE IIa IIae Pars
SAINT THOMAS D’AQUIN, Docteur de
l'Eglise
LA MORALE PRISE PAR LE PARTICULIER
© Edition
numérique :
Suite à la demande des éditions du
Cerf, le projet Docteur Angélique entreprend une nouvelle traduction, à partir
du 3 mars 2017
Suivie du Supplementum réalisé par frère Reginald
TABLE DES
MATIERES
QUESTION 1
─ A PROPOS DE L'OBJET DE LA FOI
ARTICLE 1
─ La foi a-t-elle pour objet la vérité première ?
ARTICLE 3
─ La foi peut-elle comporter une chose fausse ?
ARTICLE 4
─ L'objet de la foi peut-il être une chose vue ?
ARTICLE 5
─ L'objet de la foi peut-il être une chose sue ?
ARTICLE 6
─ Les vérités à croire doivent-elles être distinguées en articles précis
?
ARTICLE 7
─ La foi comporte-t-elle en tout temps les mêmes articles ?
ARTICLE 8
─ Le nombre des articles de foi
ARTICLE 9
─ La transmission des articles de foi par le symbole
ARTICLE 10
─ A qui appartient-il d'établir le symbole de foi ?
QUESTION 2
─ A PROPOS DE L'ACTE INTÉRIEUR DE FOI
ARTICLE 1
─ Qu'est-ce que " croire ", qui est l'acte intérieur de foi ?
ARTICLE 2
─ De combien de manières emploie-t-on le mot " croire " ?
ARTICLE 3
─ Est-il nécessaire au salut de croire quelque chose qui dépasse la
raison naturelle ?
ARTICLE 4
─ Est-il nécessaire de croire ce que peut atteindre la raison naturelle ?
ARTICLE 5
─ Est-il nécessaire au salut de croire explicitement certaines vérités ?
ARTICLE 6
─ Tous sont-ils également tenus de croire explicitement ?
ARTICLE 7
─ Est-il toujours nécessaire au salut de croire explicitement au Christ ?
ARTICLE 8
─ Est-il nécessaire au salut de croire explicitement à la Trinité ?
ARTICLE 9
─ L'acte de foi est-il méritoire ?
ARTICLE 10
─ La raison humaine diminue-t-elle le mérite de la foi ?
QUESTION 3
─ A PROPOS DE L'ACTE EXTÉRIEUR DE LA FOI
ARTICLE 1
─ Confesser est-il un acte de la foi ?
ARTICLE 2
─ La confession de la foi est-elle nécessaire au salut ?
ARTICLE 1
─ Qu'est-ce que la foi ?
ARTICLE 2
─ Dans quelle puissance de l’âme la foi a-t-elle son siège ?
ARTICLE 3
─ La forme de la foi est-elle la charité ?
ARTICLE 4
─ La foi formée et la foi informe sont-elles numériquement identiques ?
ARTICLE 5
─ La foi est-elle une vertu ?
ARTICLE 6
─ La foi est-elle une seule vertu ?
ARTICLE 7
─ Rapport de la foi aux autres vertus
ARTICLE 8
─ Comparaison entre la certitude de la foi et celle des autres vertus
intellectuelles ?
QUESTION 5
─ CEUX QUI ONT LA FOI
ARTICLE 1
─ Est-ce que, dans sa condition première, l'ange ou l'homme a eu la foi ?
ARTICLE 2
─ Les démons ont-ils la foi ?
ARTICLE 4
─ Parmi ceux qui ont la foi, l'un peut-il l'avoir plus grande qu'un autre
?
QUESTION 6
─ LA CAUSE DE LA FOI
ARTICLE 1
─ La foi est-elle infusée à l'homme par Dieu ?
ARTICLE 2
─ La foi informe est-elle un don de Dieu ?
QUESTION 7
─ LES EFFETS DE LA FOI
ARTICLE 1
─ La crainte est-elle un effet de la foi ?
ARTICLE 2
─ La purification du coeur est-elle un effet de la foi ?
QUESTION 8
─ LE DON D'INTELLIGENCE
ARTICLE 1
─ L'intelligence est-elle un don de l’Esprit Saint ?
ARTICLE 2
─ Le don d'intelligence peut-il exister en même temps que la foi ?
ARTICLE 4
─ Tous ceux qui sont en état de grâce ont-ils le don d'intelligence ?
ARTICLE 5
─ Le don d'intelligence se trouve-t-il chez quelques-uns en dehors de la
grâce ?
ARTICLE 6
─ Quel rapport y a-t-il entre le don d'intelligence et les autres dons ?
ARTICLE 7
─ Ce qui correspond au don d'intelligence dans les béatitudes
ARTICLE 8
─ Ce qui correspond au don d'intelligence dans les fruits du Saint-Esprit
QUESTION 9
─ LE DON DE SCIENCE
ARTICLE 1
─ La science est-elle un don ?
ARTICLE 2
─ Le don de science concerne-t-il les réalités divines ?
ARTICLE 3
─ Le don de science est-il spéculatif ou pratique ?
ARTICLE 4
─ Quelle béatitude correspond au don de science ?
QUESTION 10
─ L'INFIDÉLITÉ EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1
─ L'infidélité est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ Quel est le siège de l'infidélité ?
ARTICLE 3
─ L'infidélité est-elle le plus grand des péchés ?
ARTICLE 4
─ Toute action des infidèles est-elle un péché ?
ARTICLE 5
─ Les espèces d'infidélité
ARTICLE 6
─ Comparaison entre les espèces d'infidélités
ARTICLE 7
─ Faut-il disputer de la foi avec les infidèles ?
ARTICLE 8
─ Faut-il contraindre les infidèles à la foi ?
ARTICLE 9
─ Peut-on communiquer avec les infidèles ?
ARTICLE 10
─ Les infidèles peuvent-ils avoir autorité sur les fidèles chrétiens ?
ARTICLE 11
─ Doit-on tolérer les rites des infidèles ?
ARTICLE 12
─ Doit-on baptiser les enfants des infidèles malgré leurs parents ?
ARTICLE 1
─ L'hérésie est-elle une espèce de l'infidélité ?
ARTICLE 2
─ Quelle est la matière de l'hérésie ?
ARTICLE 3
─ Doit-on tolérer les hérétiques ?
ARTICLE 4
─ Doit-on recevoir les hérétiques qui reviennent ?
ARTICLE 1
─ L'apostasie se rattache-t-elle à l'infidélité ?
ARTICLE 2
─ Les sujets sont-ils déliés de leur obéissance envers des gouvernants
apostats ?
QUESTION 13
─ LE PÉCHÉ DE BLASPHÈME EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1
─ Le blasphème s'oppose-t-il à la confession de la foi ?
ARTICLE 2
─ Le blasphème est-il toujours un péché mortel ?
ARTICLE 3
─ Le blasphème est-il le plus grand des péchés ?
ARTICLE 4
─ Le blasphème existe-t-il chez les damnés ?
QUESTION 14
─ LE BLASPHÈME CONTRE L'ESPRIT-SAINT
ARTICLE 1
─ Le péché contre le Saint-Esprit est-il identique au péché de malice
caractérisée ?
ARTICLE 2
─ Quelles sont les espèces du péché contre l’Esprit Saint ?
ARTICLE 3
─ Le péché contre l’Esprit Saint est-il irrémissible ?
QUESTION 15
─ L'AVEUGLEMENT DE L'ESPRIT ET L'HÉBÉTUDE DU SENS
ARTICLE 1
─ L'aveuglement de l'esprit est-il un péché ?
ARTICLE 2
─ L’hébétude du sens est-elle un autre péché que l'aveuglement de
l'esprit ?
ARTICLE 3
─ Ces vices viennent-ils des péchés de la chair ?
QUESTION 16
─ LES PRÉCEPTES RELATIFS À LA FOI, À LA SCIENCE ET À L'INTELLIGENCE
ARTICLE 1
─ Les préceptes relatifs à la foi
ARTICLE 2
─ Les préceptes relatifs aux dons de science et d'intelligence
QUESTION 17
─ LA NATURE DE L’ESPÉRANCE
ARTICLE 1
─ L'espérance est-elle une vertu ?
ARTICLE 2
─ L'objet de l'espérance est-il la béatitude éternelle ?
ARTICLE 3
─ Peut-on espérer la béatitude d'un autre par la vertu d'espérance ?
ARTICLE 4
─ Est-il permis de mettre son espérance dans l'homme ?
ARTICLE 5
─ L'espérance est-elle une vertu théologale ?
ARTICLE 6
─ Distinction entre l'espérance et les autres vertus théologales
ARTICLE 7
─ Le rapport de l’espérance avec la foi
ARTICLE 8
─ Le rapport de l'espérance avec la charité
QUESTION 18
─ LE SIÈGE DE L'ESPÉRANCE
ARTICLE 1
─ La vertu d'espérance siège-t-elle dans la volonté ?
ARTICLE 2
─ L'espérance existe-t-elle chez les bienheureux ?
ARTICLE 3
─ L'espérance existe-t-elle chez les damnés ?
ARTICLE 4
─ L'espérance des hommes voyageurs est-elle certaine ?
QUESTION 19
─ LE DON DE CRAINTE
ARTICLE 1
─ Dieu doit-il être craint ?
ARTICLE 3
─ La crainte mondaine est-elle toujours mauvaise ?
ARTICLE 4
─ La crainte servile est-elle bonne ?
ARTICLE 5
─ La crainte servile est-elle substantiellement identique à la crainte
filiale ?
ARTICLE 6
─ La venue de la charité exclut-elle la crainte servile ?
ARTICLE 7
─ La crainte est-elle le commencement de la sagesse ?
ARTICLE 8
─ La crainte initiale est-elle substantiellement identique à la crainte filiale
?
ARTICLE 9
─ La crainte est-elle un don du Saint-Esprit ?
ARTICLE 10
─ La crainte grandit-elle quand la charité grandit ?
ARTICLE 11
─ La crainte demeure-t-elle dans la patrie ?
ARTICLE 1
─ Le désespoir est-il un péché ?
ARTICLE 2
─ Le désespoir peut-il exister sans l'infidélité ?
ARTICLE 3
─ Le désespoir est-il le plus grave des péchés
ARTICLE 4
─ Le désespoir naît-il de l'acédie ?
ARTICLE 1
─ Sur quel objet se fonde la présomption ?
ARTICLE 2
─ La présomption est-elle un péché ?
ARTICLE 3
─ A quoi la présomption s'oppose-t-elle ?
ARTICLE 4
─ Quel vice donne naissance à la présomption ?
QUESTION 22
─ LES PRÉCEPTES DE LA LOI RELATIFS À L’ESPÉRANCE, ET À LA CRAINTE
ARTICLE 1
─ Les préceptes concernant l'espérance
ARTICLE 2
─ Les préceptes concernant la crainte
QUESTION 23
─ LA NATURE DE LA CHARITÉ
ARTICLE 1
─ La charité est-elle une amitié ?
ARTICLE 2
─ La charité est-elle quelque chose de créé dans l'âme ?
ARTICLE 3
─ La charité est-elle une vertu ?
ARTICLE 4
─ La charité est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE 5
─ La charité est-elle une seule vertu ?
ARTICLE 6
─ La charité est-elle la plus excellente des vertus ?
ARTICLE 7
─ Sans la charité, peut-il y avoir quelque vertu véritable ?
ARTICLE 8
─ La charité est-elle la forme des vertus ?
QUESTION 24
─ LE SIÈGE DE LA CHARITÉ
ARTICLE 1
─ La charité siège-t-elle dans la volonté ?
ARTICLE 3
─ La charité est-elle infusée en nous en proportion de nos capacités
naturelles ?
ARTICLE 4
─ La charité s'accroît-elle chez celui qui la possède ?
ARTICLE 5
─ La charité s'accroît-elle par addition ?
ARTICLE 6
─ La charité s'accroît-elle par chacun de ses actes ?
ARTICLE 7
─ La charité s'accroît-elle à l'infini ?
ARTICLE 8
─ La charité du voyage peut-elle être parfaite ?
ARTICLE 9
─ Les différents degrés de la charité
ARTICLE 10
─ La charité peut-elle diminuer ?
ARTICLE 11
─ Peut-on perdre la charité une fois qu'on la possède ?
ARTICLE 12
─ Peut-on perdre la charité par un seul acte de péché mortel ?
QUESTION 25
─ CE QUE L'ON DOIT AIMER DE CHARITÉ
ARTICLE 1
─ Dieu seul doit-il être aimé de charité, ou aussi le prochain ?
ARTICLE 2
─ La charité doit-elle être aimée de charité ?
ARTICLE 3
─ Les créatures sans raison doivent-elles être aimées de charité ?
ARTICLE 4
─ Peut-on s'aimer soi-même de charité ?
ARTICLE 5
─ Doit-on aimer de charité son propre corps ?
ARTICLE 6
─ Les pécheurs doivent-ils être aimés de charité ?
ARTICLE 7
─ Les pécheurs s'aiment-ils eux-mêmes ?
ARTICLE 8
─ Doit-on aimer de charité ses ennemis ?
ARTICLE 9
─ Faut-il donner à ses ennemis des marques d'amitié ?
ARTICLE 10
─ Les anges doivent-ils être aimés de charité ?
ARTICLE 11
─ Les démons doivent-ils être aimés de charité ?
ARTICLE 12
─ Énumération de ce qu'il faut aimer de charité
QUESTION 26
─ L'ORDRE DE LA CHARITÉ
ARTICLE 1
─ Y a-t-il un ordre dans la charité ?
ARTICLE 2
─ Doit-on aimer Dieu plus que le prochain ?
ARTICLE 3
─ Doit-on aimer Dieu plus que soi-même ?
ARTICLE 4
─ Doit-on s'aimer soi-même plus que le prochain ?
ARTICLE 5
─ Doit-on aimer son prochain plus que son propre corps ?
ARTICLE 6
─ Doit-on aimer tel prochain plus qu'un autre ?
ARTICLE 7
─ Doit-on aimer davantage celui qui est le meilleur, ou celui qui nous
est le plus uni ?
ARTICLE 8
─ Doit-on aimer davantage celui qui nous est uni par le sang ?
ARTICLE 9
─ Doit-on aimer de charité son fils plus que son père ?
ARTICLE 10
─ Doit-on aimer sa mère plus que son père ?
ARTICLE 11
─ L'homme doit-il aimer son épouse plus que son père et sa mère ?
ARTICLE 12
─ Doit-on aimer son bienfaiteur plus que son obligé ?
ARTICLE 13
─ L'ordre de la charité subsiste-t-il dans la patrie ?
ARTICLE 1
─ Le propre de la charité est-il plutôt d'être aimé, ou d'aimer ?
ARTICLE 2
─ L'amour, en tant qu'il est un acte de la charité, est-il identique à la
bienveillance ?
ARTICLE 3
─ Dieu doit-il être aimé de dilection pour lui-même ?
ARTICLE 4
─ Dieu peut-il être aimé en cette vie sans intermédiaire ?
ARTICLE 5
─ Dieu peut-il être aimé totalement ?
ARTICLE 6
─ Notre dilection de Dieu a-t-elle une mesure ?
ARTICLE 7
─ Lequel vaut mieux ─ aimer son ami, ou son ennemi ?
ARTICLE 8
─ Lequel vaut mieux ─ aimer Dieu, ou le prochain ?
ARTICLE 1
─ La joie est-elle un effet de la charité ?
ARTICLE 2
─ La joie spirituelle causée par la charité est-elle compatible avec la
tristesse ?
ARTICLE 3
─ Cette joie peut-elle être plénière ?
ARTICLE 4
─ La joie est-elle une vertu ?
ARTICLE 1
─ La paix est-elle identique à la concorde ?
ARTICLE 2
─ Toutes choses désirent-elles la paix ?
ARTICLE 3
─ La paix est-elle l'effet de la charité ?
ARTICLE 4
─ La paix est-elle une vertu ?
ARTICLE 1
─ La miséricorde a-t-elle pour cause en nous le mal d'autrui ?
ARTICLE 2
─ A qui convient-il d'exercer la miséricorde ?
ARTICLE 3
─ La miséricorde est-elle une vertu ?
ARTICLE 4
─ La miséricorde est-elle la plus grande des vertus ?
ARTICLE 1
─ La bienfaisance est-elle un acte de la charité ?
ARTICLE 2
─ Doit-on pratiquer la bienfaisance envers tous ?
ARTICLE 3
─ Faut-il pratiquer davantage la bienfaisance envers ceux qui nous sont
le plus unis ?
ARTICLE 4
─ La bienfaisance est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE 1
─ Faire l'aumône est-il un acte de la charité ?
ARTICLE 2
─ Comment les aumônes se distinguent-elles ?
ARTICLE 4
─ Les aumônes corporelles ont-elles un effet spirituel ?
ARTICLE 5
─ Y a-t-il un précepte de faire l'aumône ?
ARTICLE 6
─ Doit-on faire l'aumône en donnant de son nécessaire ?
ARTICLE 7
─ Peut-on faire l'aumône avec un bien injustement acquis ?
ARTICLE 8
─ Qui doit faire l'aumône ?
ARTICLE 9
─ A qui faut-il faire l'aumône ?
ARTICLE 10
─ De quelle manière faut-il faire l'aumône ?
QUESTION 33
─ LA CORRECTION FRATERNELLE
ARTICLE 1
─ La correction fraternelle est-elle un acte de la charité ?
ARTICLE 2
─ La correction fraternelle est-elle de précepte ?
ARTICLE 3
─ Ce précepte s’impose-t-il à tous, ou seulement aux supérieurs ?
ARTICLE 4
─ Les inférieurs sont-ils tenus, en vertu de ce précepte, de corriger
leurs supérieurs ?
ARTICLE 5
─ Un pécheur peut-il corriger ?
ARTICLE 6
─ Doit-on corriger celui qui en deviendra pire ?
ARTICLE 7
─ Une correction secrète doit-elle précéder la dénonciation publique ?
ARTICLE 8
─ L'appel à des témoins doit-il précéder la dénonciation publique ?
ARTICLE 1
─ Est-il possible d'avoir de la haine contre Dieu ?
ARTICLE 2
─ La haine de Dieu est-elle le plus grand des péchés ?
ARTICLE 3
─ La haine du prochain est-elle toujours un péché ?
ARTICLE 5
─ La haine est-elle un vice capital ?
ARTICLE 6
─ De quel vice capital la haine tire-t-elle son origine ?
ARTICLE 1
─ L'acédie est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ L'acédie est-elle un vice particulier ?
ARTICLE 3
─ L'acédie est-elle un péché mortel ?
ARTICLE 4
─ L'acédie est-elle un vice capital ?
ARTICLE 1
─ Qu'est-ce que l'envie ?
ARTICLE 2
─ L'envie est-elle un péché ?
ARTICLE 3
─ L'envie est-elle un péché mortel ?
ARTICLE 4
─ L'envie est-elle un vice capital et quelles sont ses filles ?
ARTICLE 1
─ La discorde est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ La discorde est-elle fille de la vaine gloire ?
ARTICLE 1
─ La dispute est-elle un péché mortel ?
ARTICLE 2
─ La dispute est-elle fille de la vaine gloire ?
ARTICLE 1
─ Le schisme est-il un péché spécial ?
ARTICLE 2
─ Le schisme est-il plus grave que l'infidélité ?
ARTICLE 3
─ Le pouvoir des schismatiques
ARTICLE 4
─ Le châtiment des schismatiques
ARTICLE 1
─ Y a-t-il une guerre qui soit licite ?
ARTICLE 2
─ Est-il permis aux clercs de combattre ?
ARTICLE 3
─ Est-il permis, à la guerre, d'employer la ruse ?
ARTICLE 4
─ Est-il permis de guerroyer les jours de fêtes ?
ARTICLE 1
─ La rixe est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ La rixe est-elle fille de la colère ?
ARTICLE 1
─ La sédition est-elle un péché spécial ?
ARTICLE 2
─ La sédition est-elle un péché mortel ?
ARTICLE 1
─ Qu'est-ce que le scandale ?
ARTICLE 2
─ Le scandale est-il un péché ?
ARTICLE 3
─ Le scandale est-il un péché spécial ?
ARTICLE 4
─ Le scandale est-il un péché mortel ?
ARTICLE 5
─ Le scandale passif peut-il atteindre les parfaits ?
ARTICLE 6
─ Les hommes parfaits peuvent-ils causer du scandale ?
ARTICLE 7
─ Doit-on renoncer aux biens spirituels pour éviter le scandale ?
ARTICLE 8
─ Doit-on renoncer aux biens temporels pour éviter le scandale ?
QUESTION 44
─ LES PRÉCEPTES DE LA CHARITÉ
ARTICLE 1
─ Faut-il donner des préceptes au sujet de la charité ?
ARTICLE 2
─ Y a-t-il un seul précepte ou bien deux ?
ARTICLE 3
─ Deux préceptes suffisent-ils ?
ARTICLE 4
─ Convient-il de prescrire que Dieu soit aimé de tout notre coeur ?
ARTICLE 5
─ Convient-il d'ajouter de toute notre âme ?
ARTICLE 6
─ Ce précepte peut-il être accompli en cette vie ?
ARTICLE 7
─ Le commandement ─ " Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
"
ARTICLE 8
─ L'ordre de la charité tombe-t-il sous le précepte ?
QUESTION 45
─ LE DON DE SAGESSE
ARTICLE 1
─ La sagesse doit-elle être comptée parmi les dons du Saint-Esprit ?
ARTICLE 2
─ Quel est le siège de la sagesse ?
ARTICLE 3
─ La sagesse est-elle seulement spéculative, ou bien est-elle aussi
pratique ?
ARTICLE 4
─ La sagesse, qui est un don, peut-elle coexister avec le péché mortel ?
ARTICLE 5
─ La sagesse existe-t-elle chez tous ceux qui ont la grâce sanctifiante ?
ARTICLE 6
─ Quelle béatitude correspond au don de sagesse ?
ARTICLE 1
─ La sottise s'oppose-t-elle à la sagesse ?
ARTICLE 2
─ La sottise est-elle un péché ?
ARTICLE 3
─ A quel vice capital la sottise se ramène-t-elle ?
QUESTION 47
─ LA NATURE DE LA PRUDENCE
ARTICLE 1
─ La prudence est-elle dans la volonté ou dans la raison ?
ARTICLE 3
─ La prudence a-t-elle connaissance des singuliers ?
ARTICLE 4
─ La prudence est-elle une vertu ?
ARTICLE 5
─ La prudence est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE 6
─ La prudence fournit-elle leur fin aux vertus morales ?
ARTICLE 7
─ La prudence établit-elle le milieu des vertus morales ?
ARTICLE 8
─ Commander est-il l'acte principal de la prudence ?
ARTICLE 9
─ La sollicitude ou vigilance se rapporte-t-elle à la prudence ?
ARTICLE 10
─ La prudence s'étend-elle au gouvernement de la multitude ?
ARTICLE 12
─ La prudence est-elle chez les sujets ou seulement chez les princes ?
ARTICLE 13
─ La prudence se trouve-t-elle chez les pécheurs ?
ARTICLE 14
─ La prudence se trouve-t-elle chez tous les bons ?
ARTICLE 15
─ La prudence est-elle en nous par nature ?
ARTICLE 16
─ Perd-on la prudence par l'oubli ?
QUESTION 48
─ QUELLES-SONT LES PARTIES DE LA PRUDENCE ?
QUESTION 49
─ LES PARTIES DE LA PRUDENCE QU'ON PEUT APPELER INTÉGRANTES
ARTICLE 2
─ L’intellect et l’intelligence
ARTICLE 8
─ L'attention précautionneuse
QUESTION 50
─ LES PARTIES SUBJECTIVES DE LA PRUDENCE
ARTICLE 1
─ L'institution des lois doit-elle être comptée comme une espèce de la
prudence ?
ARTICLE 2
─ La politique est-elle une partie de la prudence ?
ARTICLE 3
─ Le gouvernement domestique est-il une partie de la prudence ?
ARTICLE 4
─ L'art militaire est-il une espèce de la prudence ?
QUESTION 51
─ LES VERTUS ANNEXES OU PARTIES POTENTIELLES DE LA PRUDENCE
ARTICLE 1
─ L'eubulia est-elle une vertu ?
ARTICLE 2
─ L'eubulia est-elle une vertu spéciale distincte de la prudence ?
ARTICLE 3
─ La synésis est-elle une vertu ?
ARTICLE 4
─ La gnômè est-elle une vertu spéciale ?
QUESTION 52
─ LE DON DE CONSEIL
ARTICLE 1
─ Faut-il placer le conseil parmi les sept dons du Saint-Esprit ?
ARTICLE 2
─ Le don de conseil correspond-il à la vertu de prudence ?
ARTICLE 3
─ Le don de conseil subsistent dans la patrie ?
ARTICLE 1
─ L'imprudence est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ L'imprudence est-elle un péché spécial ?
ARTICLE 3
─ La précipitation ou témérité
ARTICLE 6
─ L'origine de ces vices
ARTICLE 1
─ La négligence est-elle un péché spécial ?
ARTICLE 2
─ A quelle vertu la négligence s'oppose-t-elle ?
ARTICLE 3
─ La négligence est-elle péché mortel ?
QUESTION 55
─ LES VICES OPPOSÉS À LA PRUDENCE PAR FAUSSE RESSEMBLANCE
ARTICLE 1
─ La prudence de la chair est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ La prudence de la chair est-elle péché mortel ?
ARTICLE 3
─ La ruse est-elle un péché spécial ?
ARTICLE 6
─ Le souci pour les affaires temporelles
ARTICLE 7
─ Le souci de l'avenir
ARTICLE 8
─ L'origine de ces vices
QUESTION 56
─ LES PRÉCEPTES RELATIFS À LA PRUDENCE
ARTICLE 1
─ Les préceptes relatifs à la prudence
ARTICLE 2
─ Les préceptes concernant les vices opposés à la prudence
ARTICLE 1
─ Le droit est-il l'objet de la justice ?
ARTICLE 2
─ Convient-il de diviser le droit en droit naturel et en droit positif ?
ARTICLE 3
─ Le droit des gens est-il identique au droit naturel ?
ARTICLE 4
─ Y a-t-il lieu de distinguer spécialement le droit du maître et celui du
père ?
ARTICLE 1
─ Qu'est-ce que la justice ?
ARTICLE 2
─ La justice s'exerce-t-elle toujours envers autrui ?
ARTICLE 3
─ La justice est-elle une vertu ?
ARTICLE 4
─ La justice a-t-elle son siège dans la volonté ?
ARTICLE 5
─ La justice est-elle une vertu générale ?
ARTICLE 6
─ Comme vertu générale, la justice se confond-elle avec les autres vertus
?
ARTICLE 7
─ Y a-t-il une justice particulière ?
ARTICLE 8
─ La justice particulière a-t-elle une matière propre ?
ARTICLE 9
─ La justice concerne-t-elle les passions, ou seulement les activités ?
ARTICLE 10
─ Le « milieu » de la justice est-il un caractère objectif ?
ARTICLE 11
─ L'acte de la justice consiste-t-il à rendre à chacun son dû ?
ARTICLE 12
─ La justice est-elle la plus grande des vertus morales ?
ARTICLE 1
─ L'injustice est-elle un vice spécial ?
ARTICLE 2
─ Agir injustement est-il propre à l'homme injuste ?
ARTICLE 3
─ Peut-on subir une injustice volontairement ?
ARTICLE 4
─ L'injustice est-elle, par son genre, péché mortel ?
ARTICLE 1
─ Le jugement est-il un acte de justice ?
ARTICLE 2
─ Est-il licite de juger ?
ARTICLE 3
─ Faut-il juger sur des soupçons ?
ARTICLE 4
─ Le doute doit-il être interprété favorablement ?
ARTICLE 5
─ Le jugement doit-il toujours être porté conformément aux lois écrites ?
ARTICLE 6
─ Le jugement est-il vicié par l'usurpation ?
QUESTION 61
─ LA DISTINCTION ENTRE JUSTICE COMMUTATIVE ET JUSTICE DISTRIBUTIVE
ARTICLE 1
─ Y a-t-il deux espèces de justice ─distributive et commutative ?
ARTICLE 4
─ Dans quelques-unes de ses espèces, la justice s'identifie-t-elle à la
réciprocité ?
ARTICLE 1
─ De quelle vertu la restitution est-elle l'acte ?
ARTICLE 2
─ Est-il nécessaire au salut de restituer tout ce que l'on a dérobé ?
ARTICLE 3
─ Faut-il restituer plus que ce que l'on a pris ?
ARTICLE 4
─ Faut-il restituer ce que l'on n'a pas dérobé ?
ARTICLE 5
─ Faut-il restituer à celui de qui l'on a reçu ?
ARTICLE 6
─ Est-ce celui qui a pris qui doit restituer ?
ARTICLE 7
─ Est-ce quelqu'un d'autre qui doit restituer ?
ARTICLE 8
─ Faut-il restituer sans délai ?
QUESTION 63
─ L'ACCEPTION DES PERSONNES
ARTICLE 1
─ L'acception des personnes est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ Peut-il y avoir acception des personnes dans la dispensation des biens
spirituels ?
ARTICLE 3
─ Peut-il y avoir acception des personnes dans les honneurs que l'on rend
?
ARTICLE 4
─ Peut-il y avoir acception des personnes dans les jugements ?
ARTICLE 1
─ Est-ce un péché de mettre à mort les animaux et même les plantes ?
ARTICLE 2
─ Est-il permis de tuer le pécheur ?
ARTICLE 3
─ Est-il permis à un particulier, ou seulement à l'autorité publique, de
tuer le pécheur ?
ARTICLE 4
─ Est-il permis à un clerc de mettre à mort un pécheur ?
ARTICLE 5
─ Est-il permis de se tuer ?
ARTICLE 6
─ Est-il permis de tuer un homme juste ?
ARTICLE 7
─ Est-il permis de tuer un homme pour se défendre ?
ARTICLE 8
─ L'homicide accidentel est-il péché mortel ?
QUESTION 65
─ LES AUTRES PÉCHÉS D'INJUSTICE PAR VIOLENCE CONTRE LES PERSONNES
QUESTION 66
─ LE VOL ET LA RAPINE
ARTICLE 1
─ La possession de biens extérieurs est-elle naturelle à l'homme ?
ARTICLE 2
─ Est-il licite de posséder en propre un de ces biens ?
ARTICLE 3
─ Le vol consiste-t-il à prendre secrètement le bien d'autrui ?
ARTICLE 4
─ La rapine est-elle un péché spécifiquement distinct du vol ?
ARTICLE 5
─ Tout vol est-il un péché ?
ARTICLE 6
─ Le vol est-il péché mortel ?
ARTICLE 7
─ Est-il permis de voler en cas de nécessité ?
ARTICLE 8
─ Toute rapine est-elle péché mortel ?
ARTICLE 9
─ La rapine est-elle un péché plus grave que le vol ?
QUESTION 67
─ LES INJUSTICES COMMISES PAR LE JUGE
ARTICLE 1
─ Peut-on juger sans injustice quelqu'un qui ne vous est pas soumis ?
ARTICLE 3
─ Le juge peut-il condamner avec justice quelqu'un qui n'a pas été accusé
?
ARTICLE 4
─ Le juge peut-il licitement accorder une remise de peine ?
QUESTION 68
─ LES INJUSTICES COMMISES DANS L'ACCUSATION
ARTICLE 1
─ Est-on tenu de se porter accusateur ?
ARTICLE 2
─ L'accusation doit-elle être faite par écrit ?
ARTICLE 3
─ Comment l'accusation peut-elle être entachée de vice ?
ARTICLE 4
─ Comment doit-on punir ceux qui portent une accusation fausse ?
QUESTION 69
─ LES INJUSTICES COMMISES PAR L'ACCUSÉ
ARTICLE 1
─ Est-ce un péché mortel de nier une vérité qui entraînerait la
condamnation ?
ARTICLE 2
─ Est-il permis de calomnier pour se défendre ?
ARTICLE 3
─ Est-il permis de faire appel pour échapper au jugement ?
ARTICLE 4
─ Un condamné peut-il se défendre par la violence, s'il en a la
possibilité ?
QUESTION 70
─ LES INJUSTICES COMMISES PAR LE TÉMOIN
ARTICLE 1
─ Est-on obligé de porter témoignage ?
ARTICLE 2
─ Le témoignage de deux ou trois témoins est-il suffisant ?
ARTICLE 3
─ Un témoin peut-il être récusé sans une faute de sa part ?
ARTICLE 4
─ Est-ce un péché mortel de porter un faux témoignage ?
QUESTION 71
─ LES INJUSTICES COMMISES PAR LES AVOCATS
ARTICLE 1
─ Un avocat est-il obligé d'assister les pauvres ?
ARTICLE 2
─ Doit-on interdire à certains d'exercer l'office d'avocat ?
ARTICLE 3
─ L'avocat pèche-t-il en défendant une cause injuste ?
ARTICLE 4
─ L'avocat pèche-t-il en recevant de l'argent pour son assistance ?
ARTICLE 1
─ Qu'est-ce que l'injure ?
ARTICLE 2
─ L'injure est-elle toujours péché mortel ?
ARTICLE 3
─ Faut-il réprimer les auteurs d'injures ?
ARTICLE 4
─ L'origine de l'injure
ARTICLE 1
─ Qu'est-ce que la diffamation ?
ARTICLE 2
─ La diffamation est-elle un péché mortel ?
ARTICLE 3
─ Gravité de la diffamation comparée à celle des autres péchés
ARTICLE 4
─ Est-ce un péché d'écouter la diffamation ?
ARTICLE 1
─ La médisance est-elle un péché distinct de la diffamation ?
ARTICLE 2
─ Quel péché, de la médisance ou de la diffamation, est le plus grave ?
ARTICLE 1
─ La moquerie est-elle un péché spécial ?
ARTICLE 2
─ La moquerie est-elle un péché mortel ?
ARTICLE 1
─ Est-il permis de maudire un homme ?
ARTICLE 2
─ Est-il permis de maudire une créature sans raison ?
ARTICLE 3
─ La malédiction est-elle un péché mortel ?
ARTICLE 4
─ Comparaison de la malédiction avec les autres péchés
ARTICLE 1
─ Est-il permis de vendre une chose plus cher qu’elle ne vaut ?
ARTICLE 2
─ La vente injuste en ce qui concerne la marchandise.
ARTICLE 3
─ Le vendeur est-il tenu de dire les défauts de sa marchandise ?
QUESTION 78
─ LE PÉCHÉ D"USURE DANS LES PRÊTS
ARTICLE 2
─ Est-il permis, en compensation de ce prêt, de bénéficier d'un avantage
quelconque ?
ARTICLE 4
─ Est-il permis d'emprunter de l'argent sous le régime de l'usure ?
QUESTION 79
─ LES PARTIES INTÉGRANTES DE LA JUSTICE
ARTICLE 2
─ La transgression est-elle un péché spécial ?
ARTICLE 3
─ L'omission est-elle un péché spécial ?
ARTICLE 4
─ Comparaison entre omission et transgression.
QUESTION 80
─ LES PARTIES POTENTIELLES DE LA JUSTICE
ARTICLE UNIQUE
─ Est-il à propos de désigner des vertus rattachées à la justice ?
QUESTION 81
─ LA NATURE DE LA RELIGION
ARTICLE 1
─ La religion concerne-t-elle seulement nos rapports avec Dieu ?
ARTICLE 2
─ La religion est-elle une vertu ?
ARTICLE 3
─ La religion est-elle une vertu unique ?
ARTICLE 4
─ La religion est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE 5
─ La religion est-elle une vertu théologale ?
ARTICLE 6
─ La religion est-elle supérieure aux autres vertus morales ?
ARTICLE 7
─ La latrie comporte-t-elle des actes extérieurs ?
ARTICLE 8
─ La religion est-elle identique à la sainteté ?
ARTICLE 1
─ La dévotion est-elle un acte spécial ?
ARTICLE 2
─ La dévotion est-elle un acte de religion ?
ARTICLE 3
─ La cause de la dévotion
ARTICLE 4
─ L'effet de la dévotion
ARTICLE 1
─ La prière est-elle un acte de la faculté appétitive, ou cognitive ?
ARTICLE 2
─ Convient-il de prier Dieu ?
ARTICLE 3
─ La prière est-elle un acte de la religion ?
ARTICLE 4
─ Ne doit-on prier que Dieu ?
ARTICLE 5
─ La prière de demande doit-elle avoir un objet déterminé ?
ARTICLE 6
─ Doit-on demander à Dieu des biens temporels ?
ARTICLE 7
─ Devons-nous prier pour autrui ?
ARTICLE 8
─ Devons-nous prier pour nos ennemis ?
ARTICLE 9
─ Les sept demandes de l'oraison dominicale
ARTICLE 10
─ La prière appartient-elle en propre à la créature douée de raison ?
ARTICLE 11
─ Les saints du ciel prient-ils pour nous ?
ARTICLE 12
─ La prière doit-elle être vocale ?
ARTICLE 13
─ L'attention est-elle requise pour la prière ?
ARTICLE 14
─ La prière doit-elle être prolongée ?
ARTICLE 15
─ La prière est-elle méritoire ?
ARTICLE 16
─ La prière est-elle efficace pour obtenir ce qu'on demande ?
ARTICLE 17
─ Les différentes espèces de prière
ARTICLE 1
─ L'adoration est-elle un acte de latrie ?
ARTICLE 2
─ L'adoration implique-t-elle un acte intérieur, ou extérieur ?
ARTICLE 3
─ L'adoration requiert-elle un lieu déterminé ?
ARTICLE 1
─ Offrir à Dieu le sacrifice est-il de loi naturelle ?
ARTICLE 2
─ Ne faut-il offrir de sacrifice qu'à Dieu ?
ARTICLE 3
─ Offrir le sacrifice est-il un acte spécial de vertu ?
ARTICLE 4
─ Tous sont-ils tenus d'offrir des sacrifices ?
QUESTION 86
─ LES OBLATIONS ET PRÉMICES
ARTICLE 1
─ Certaines oblations sont-elles imposées par précepte ?
ARTICLE 2
─ A qui doit-on les oblations ?
ARTICLE 3
─ Avec quels biens doit-on faire les oblations ?
ARTICLE 4
─ Est-on strictement obligé d'acquitter les prémices ?
ARTICLE 1
─ Est-on tenu d'acquitter les dîmes par un précepte rigoureux ?
ARTICLE 2
─ Les biens dont il faut payer la dîme
ARTICLE 3
─ A qui doit-on les dîmes ?
ARTICLE 4
─ Qui doit payer les dîmes ?
ARTICLE 1
─ Qu'est-ce que le voeu ?
ARTICLE 2
─ Sur quoi le voeu porte-t-il ?
ARTICLE 3
─ Obligation du voeu
ARTICLE 5
─ De quelle vertu le voeu est-il l'acte ?
ARTICLE 6
─ Est-il plus méritoire d'accomplir quelque chose avec ou sans voeu ?
ARTICLE 7
─ La solennité du voeu
ARTICLE 8
─ Ceux qui sont soumis à une autorité peuvent-ils faire des voeux ?
ARTICLE 9
─ Les enfants peuvent-ils s'obliger par voeu à entrer en religion ?
ARTICLE 10
─ Peut-on dispenser d'un voeu ou le commuer ?
ARTICLE 11
─ Peut-on dispenser du voeu solennel de continence ?
ARTICLE 12
─ Faut-il, pour dispenser d'un voeu, recourir à une autorité supérieure ?
ARTICLE 1
─ Qu'est-ce que le serment ?
ARTICLE 2
─ Le serment est-il licite ?
ARTICLE 3
─ Quelles qualités accompagnent le serment ?
ARTICLE 4
─ De quelle vertu le serment est-il l'acte ?
ARTICLE 5
─ Faut-il rechercher et pratiquer le serment comme utile et bon ?
ARTICLE 6
─ Est-il permis de jurer par une créature ?
ARTICLE 7
─ Le serment oblige-t-il ?
ARTICLE 8
─ Lequel oblige davantage le serment ou le voeu ?
ARTICLE 9
─ Peut-on dispenser d'un serment ?
ARTICLE 10
─ Quand et à qui est-il permis de jurer ?
ARTICLE 1
─ Est-il permis d'employer l'adjuration à l'égard des hommes ?
ARTICLE 2
─ Est-il permis d'adjurer les démons ?
ARTICLE 3
─ Est-il permis d'adjurer des créatures dénuées de raison ?
QUESTION 91
─ LA LOUANGE VOCALE
ARTICLE 1
─ Faut-il louer Dieu oralement ?
ARTICLE 2
─ Doit-on, dans les louanges de Dieu, employer le chant ?
ARTICLE 1
─ La superstition est-elle un vice opposé à la religion ?
ARTICLE 2
─ La superstition a-t-elle plusieurs espèces ou parties ?
QUESTION 93
─ LES ALTÉRATIONS SUPERSTITIEUSES DU CULTE DIVIN
ARTICLE 1
─ Peut-il y avoir dans le culte du vrai Dieu quelque chose de pernicieux
?
ARTICLE 2
─ Peut-il y avoir quelque chose de superflu dans le culte de Dieu ?
ARTICLE 1
─ L'idolâtrie est-elle une espèce de la superstition ?
ARTICLE 2
─ L'idolâtrie est-elle un péché ?
ARTICLE 3
─ L'idolâtrie est-elle le plus grave de tous les péchés ?
ARTICLE 4
─ Quelle est la cause du péché d'idolâtrie ?
ARTICLE 1
─ La divination est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ La divination est-elle une espèce de la superstition ?
ARTICLE 3
─ Les espèces de la divination
ARTICLE 4
─ La divination démoniaque
ARTICLE 5
─ La divination par les astres
ARTICLE 6
─ La divination par les songes
ARTICLE 7
─ La divination par les augures et par d'autres observations analogues
ARTICLE 8
─ La divination par les sorts
QUESTION 96
─ LES PRATIQUES SUPERSTITIEUSES
ARTICLE 1
─ Pratiques pour acquérir la science d'après l’ « art notoire»
ARTICLE 2
─ Pratiques pour agir sur certains corps
ARTICLE 3
─ Pratiques pour conjecturer la bonne ou la mauvaise fortune
ARTICLE 4
─ Les formules sacrées qu'on suspend à son cou
QUESTION 97
─ LA TENTATION DE DIEU
ARTICLE 1
─ En quoi consiste la tentation de Dieu ?
ARTICLE 2
─ Est-ce un péché de tenter Dieu ?
ARTICLE 3
─ A quelle vertu s'oppose la tentation de Dieu ?
ARTICLE 4
─ Comparaison de la tentation de Dieu avec les autres vices
ARTICLE 1
─ Un mensonge est-il nécessaire pour qu'il y ait parjure ?
ARTICLE 2
─ Le parjure est-il toujours un péché ?
ARTICLE 3
─ Le parjure est-il un péché mortel ?
ARTICLE 4
─ Pèche-t-on en obligeant un parjure à prêter serment ?
ARTICLE 1
─ Qu'est-ce que le sacrilège ?
ARTICLE 2
─ Le sacrilège est-il un péché spécial ?
ARTICLE 3
─ Les espèces du sacrilège
ARTICLE 4
─ Quelle punition est due au sacrilège ?
ARTICLE 1
─ Qu'est-ce que la simonie ?
ARTICLE 2
─ Est-il permis de recevoir de l'argent pour des sacrements ?
ARTICLE 3
─ Est-il permis de recevoir de l'argent pour des actes spirituels ?
ARTICLE 4
─ Est-il permis de vendre des biens annexés au spirituel ?
ARTICLE 6
─ Le châtiment dû à la simonie
ARTICLE 1
─ A qui la piété s'étend-elle ?
ARTICLE 2
─ Quels services la piété rend-elle ?
ARTICLE 3
─ La piété est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE 4
─ Peut-on, sous couvert de religion, omettre les devoirs de la piété filiale
?
ARTICLE 1
─ Le respect est-il une vertu spéciale, distincte des autres ?
ARTICLE 2
─ En quoi le respect consiste-t-il ?
ARTICLE 3
─ Comparaison du respect avec la piété ?
ARTICLE 1
─ L'honneur est-il quelque chose de spirituel ou de corporel ?
ARTICLE 2
─ L'honneur est-il dû seulement aux supérieurs ?
ARTICLE 3
─ La vertu de dulie est-elle une vertu spéciale, distincte de celle de
latrie ?
ARTICLE 4
─ Distingue-t-on plusieurs espèces dans la dulie ?
ARTICLE 1
─ L'homme doit-il obéir à l'homme ?
ARTICLE 2
─ L'obéissance est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE 3
─ Comparaison de l'obéissance avec les autres vertus
ARTICLE 4
─ Doit-on obéir à Dieu en tout ?
ARTICLE 5
─ Les inférieurs doivent-ils obéir en tout à leurs supérieurs ?
ARTICLE 6
─ Les fidèles doivent-ils obéir aux puissances séculières ?
QUESTION 105
─ LA DÉSOBÉISSANCE
ARTICLE 1
─ La désobéissance est-elle un péché mortel ?
ARTICLE 2
─ La désobéissance est-elle le plus grave des péchés ?
QUESTION 106
─ LA RECONNAISSANCE OU GRATITUDE
ARTICLE 1
─ La reconnaissance est-elle une vertu spéciale, distincte des autres ?
ARTICLE 2
─ Lequel de l'innocent ou du pénitent, doit à Dieu de plus grandes
actions de grâce ?
ARTICLE 3
─ Est-on toujours tenu de rendre grâce pour les bienfaits des hommes ?
ARTICLE 4
─ Faut-il tarder à rendre un bienfait ?
ARTICLE 6
─ Faut-il rendre plus que ce qu'on a reçu ?
ARTICLE 1
─ L'ingratitude est-elle toujours un péché ?
ARTICLE 2
─ L'ingratitude est-elle un péché spécial ?
ARTICLE 3
─ L'ingratitude est-elle toujours un péché mortel ?
ARTICLE 4
─ Doit-on cesser de faire du bien aux ingrats ?
ARTICLE 1
─ La vengeance est-elle licite ?
ARTICLE 2
─ La vengeance est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE 3
─ Comment exercer la vengeance ?
ARTICLE 4
─ Envers qui doit-on exercer la vengeance ?
ARTICLE 1
─ La vérité est-elle une vertu ?
ARTICLE 2
─ La vérité est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE 3
─ La vérité fait-elle partie de la justice ?
ARTICLE 4
─ La vertu de vérité incline-t-elle à diminuer les choses ?
ARTICLE 1
─ Le mensonge est-il toujours opposé à la vérité comme contenant de la
fausseté ?
ARTICLE 2
─ Les espèces du mensonge
ARTICLE 3
─ Le mensonge est-il toujours un péché ?
ARTICLE 4
─ Le mensonge est-il toujours péché mortel ?
QUESTION 111
─ LA SIMULATION ET L'HYPOCRISIE
ARTICLE 1
─ La simulation est-elle toujours un péché ?
ARTICLE 2
─ L'hypocrisie est-elle la même chose que la simulation ?
ARTICLE 3
─ L'hypocrisie est-elle supposée à la vertu de vérité ?
ARTICLE 4
─ L'hypocrisie est-elle toujours péché mortel ?
ARTICLE 1
─ A quelle vertu la jactance est-elle contraire ?
ARTICLE 2
─ La jactance est-elle péché mortel ?
ARTICLE 1
─ L'ironie est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ Comparaison de l'ironie avec la jactance
QUESTION 114
─ L'AMITIÉ OU AFFABILITÉ
ARTICLE 1
─ L'amitié ou affabilité est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE 2
─ Cette amitié fait-elle partie de la justice ?
ARTICLE 1
─ L'adulation est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ L'adulation est-elle péché mortel ?
QUESTION 116
─ LA CONTESTATION
ARTICLE 1
─ La contestation est-elle contraire à la vertu d'amitié ?
ARTICLE 2
─ Comparaison entre la contestation et l'adulation
ARTICLE 1
─ La libéralité est-elle une vertu ?
ARTICLE 2
─ Quelle est la matière de la libéralité ?
ARTICLE 3
─ L'acte de la libéralité
ARTICLE 4
─ Appartient-il à la libéralité de donner plutôt que de recevoir ?
ARTICLE 5
─ La libéralité est-elle une partie de la justice ?
ARTICLE 6
─ La libéralité est-elle la plus grande des vertus ?
LES VICES
CONTRAIRES A LA LIBÉRALITÉ
ARTICLE 1
─ L'avarice est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ L'avarice est-elle un péché spécial ?
ARTICLE 3
─ A quelle vertu s'oppose l'avarice ?
ARTICLE 4
─ L'avarice est-elle péché mortel ?
ARTICLE 5
─ L'avarice est-elle le plus grave des péchés ?
ARTICLE 6
─ L'avarice est-elle un péché de la chair, ou de l'esprit ?
ARTICLE 7
─ L'avarice est-elle un vice capital ?
ARTICLE 8
─ Les filles de l'avarice
ARTICLE 1
─ La prodigalité est-elle le contraire de l'avarice ?
ARTICLE 2
─ La prodigalité est-elle un péché ?
ARTICLE 3
─ La prodigalité est-elle un péché plus grave que l'avarice ?
ARTICLE 1
─ L'épikie est-elle une vertu ?
ARTICLE 2
─ L'épikie fait-elle partie de la justice ?
QUESTION 121
─ LE DON DE PIÉTÉ
ARTICLE 1
─ La piété est-elle un don du Saint-Esprit ?
ARTICLE 2
─ Quelle est la béatitude et quels sont les fruits qui correspondent au
don de piété ?
QUESTION 122
─ LES PRÉCEPTES CONCERNANT LA JUSTICE
ARTICLE 1
─ Les préceptes du décalogue concernent-ils la justice ?
ARTICLE 2
─ Le premier précepte du décalogue
ARTICLE 3
─ Le deuxième précepte du décalogue
ARTICLE 4
─ Le troisième précepte du décalogue
ARTICLE 5
─ Le quatrième précepte du décalogue
ARTICLE 6
─ Les six derniers préceptes du décalogue
QUESTION 123
─ LA VERTU DE FORCE EN ELLE-MÊME
ARTICLE 1
─ La force est-elle une vertu ?
ARTICLE 2
─ La force est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE 3
─ La force a-t-elle pour objet la crainte et l'audace ?
ARTICLE 4
─ La force a-t-elle seulement pour objet la crainte de la mort ?
ARTICLE 5
─ L'objet de la force est-il seulement la crainte de mourir au combat ?
ARTICLE 6
─ L'acte principal de la force est-il de supporter ?
ARTICLE 7
─ La force agit-elle en vue de son propre bien ?
ARTICLE 8
─ La force trouve-t-elle son plaisir dans son action ?
ARTICLE 9
─ La force s’affirme-t-elle surtout dans les cas soudains ?
ARTICLE 10
─ La force emploie-t-elle la colère ?
ARTICLE 11
─ La force est-elle une vertu cardinale ?
ARTICLE 12
─ Comparaison entre la force et les autres vertus cardinales
ARTICLE 1
─ Le martyre est-il un acte de vertu ?
ARTICLE 2
─ De quelle vertu le martyre est-il l’acte ?
ARTICLE 3
─ La perfection de l'acte du martyre
ARTICLE 4
─ La sanction du martyre
ARTICLE 5
─ La cause du martyre
ARTICLE 1
─ La crainte est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ La crainte est-elle contraire à la force ?
ARTICLE 3
─ La crainte est-elle péché mortel ?
ARTICLE 4
─ La crainte excuse-t-elle ou diminue-t-elle le péché ?
ARTICLE 1
─ L'intrépidité est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ L'intrépidité est-elle opposée à la force ?
ARTICLE 1
─ L'audace est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ L'audace est-elle contraire à la force ?
QUESTION 128
─ QUELLES SONT LES PARTIES DE LA FORCE ?
ARTICLE 1
─ La magnanimité concerne-t-elle les honneurs ?
ARTICLE 2
─ La magnanimité concerne-t-elle seulement les honneurs considérables ?
ARTICLE 3
─ La magnanimité est-elle une vertu ?
ARTICLE 4
─ La magnanimité est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE 5
─ La magnanimité est-elle une partie de la force ?
ARTICLE 6
─ Quels sont les rapports de la magnanimité avec la confiance ?
ARTICLE 7
─ Quels sont les rapports de la magnanimité avec la sécurité ?
ARTICLE 8
─ Quels sont les rapports de la magnanimité avec les biens de la fortune
?
ARTICLE 1
─ La présomption est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ La présomption s'oppose-t-elle par excès à la magnanimité ?
ARTICLE 1
─ L'ambition est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ L'ambition s'oppose-t-elle par excès à la magnanimité ?
QUESTION 132
─ LA VAINE GLOIRE
ARTICLE 1
─ Le désir de la gloire est-il un péché ?
ARTICLE 2
─ Le désir de la gloire s’oppose-t-il à la magnanimité ?
ARTICLE 3
─ Le désir de la gloire est-il péché mortel ?
ARTICLE 4
─ Le désir de la gloire est-il un vice capital ?
ARTICLE 5
─ Les filles de la vaine gloire
QUESTION 133
─ LA PUSILLANIMITÉ
ARTICLE 1
─ La pusillanimité est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ A quelle vertu la pusillanimité s'oppose-t-elle ?
QUESTION 134
─ LA MAGNIFICENCE
ARTICLE 1
─ La magnificence est-elle une vertu ?
ARTICLE 2
─ La magnificence est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE 3
─ Quelle est la matière de la magnificence ?
ARTICLE 4
─ La magnificence fait-elle partie de la force ?
QUESTION 135
─ LA PARCIMONIE (ou mesquinerie)
ARTICLE 1
─ La parcimonie est-elle un vice ?
ARTICLE 2
─ Le vice qui s'oppose à la parcimonie
ARTICLE 1
─ La patience est-elle une vertu ?
ARTICLE 2
─ La patience est-elle la plus grande des vertus ?
ARTICLE 3
─ Peut-on avoir la patience sans la grâce ?
ARTICLE 4
─ La patience fait-elle partie de la force ?
ARTICLE 5
─ La patience est-elle identique à la longanimité ?
QUESTION 137
─ LA PERSÉVÉRANCE
ARTICLE 1
─ La persévérance est-elle une vertu ?
ARTICLE 2
─ La persévérance fait-elle partie de la force ?
ARTICLE 3
─ Quel rapport la persévérance a-t-elle avec la constance ?
ARTICLE 4
─ La persévérance a-t-elle besoin du secours de la grâce ?
QUESTION 138
─ LES VICES OPPOSÉS À LA PERSÉVÉRANCE
ARTICLE 1
─ La mollesse est-elle opposée à la persévérance ?
ARTICLE 2
─ L'entêtement est-il opposé à la persévérance ?
QUESTION 139
─ LE DON DE FORCE
ARTICLE 1
─ La force est-elle un don ?
ARTICLE 2
─ Qu'est-ce qui correspond au don de force dans les béatitudes et les
fruits ?
QUESTION 140
─ LES PRÉCEPTES CONCERNANT LA FORCE
ARTICLE 1
─ Les préceptes concernant la force elle-même ?
ARTICLE 2
─ Les préceptes concernant les parties de la force
ARTICLE 1
─ La tempérance est-elle une vertu ?
ARTICLE 2
─ La tempérance est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE 3
─ La tempérance concerne-t-elle seulement les désirs et les plaisirs ?
ARTICLE 4
─ La tempérance concerne-t-elle seulement les délectations du toucher ?
ARTICLE 5
─ La tempérance concerne-t-elle plus les délectations du goût que celles
du toucher ?
ARTICLE 6
─ Quelle est la règle de la tempérance ?
ARTICLE 7
─ La tempérance est-elle une vertu cardinale ?
ARTICLE 8
─ La tempérance est-elle la plus importante des vertus ?
QUESTION 142
─ LES VICES OPPOSÉS À LA TEMPÉRANCE ─ INSENSIBIILITÉ ET
INTEMPÉRANCE.
ARTICLE 1
─ L'insensibilité est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ L'intempérance est-elle un péché puéril ?
ARTICLE 3
─ Comparaison entre intempérance et lâcheté
ARTICLE 4
─ Le péché d'intempérance est-il le plus déshonorant ?
QUESTION 143
─ LES PARTIES DE LA TEMPÉRANCE EN GÉNÉRAL. ARTICLE UNIQUE
ARTICLE 1
─ La pudeur est-elle une vertu ?
ARTICLE 2
─ Sur quoi la pudeur porte-t-elle ?
ARTICLE 3
─ Devant qui ressent-on de la pudeur ?
ARTICLE 4
─ Quels sont ceux qui ressentent de la pudeur ?
ARTICLE 1
─ Quel rapport l'honneur a-t-il avec la vertu ?
ARTICLE 2
─ Quel rapport l'honneur a-t-il avec la beauté ?
ARTICLE 3
─ Quel rapport le bien honnête a-t-il avec l'utile et le délectable ?
ARTICLE 4
─ Le sens de l'honneur est-il une partie de la tempérance ?
ARTICLE 1
─ L'abstinence est-elle une vertu ?
ARTICLE 2
─ L'abstinence est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE 1
─ Le jeûne est-il un acte de vertu ?
ARTICLE 2
─ Le jeûne est-il un acte d'abstinence ?
ARTICLE 3
─ Le jeûne est-il de précepte ?
ARTICLE 4
─ Certains sont-ils dispensés d'observer ce précepte ?
ARTICLE 6
─ Le jeûne exige-t-il un seul repas ?
ARTICLE 7
─ L'heure des repas pour ceux qui jeûnent
ARTICLE 8
─ Les aliments dont il faut s'abstenir
ARTICLE 1
─ La gourmandise est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ La gourmandise est-elle un péché mortel ?
ARTICLE 3
─ La gourmandise est-elle le plus grand des péchés ?
ARTICLE 4
─ Les espèces de la gourmandise
ARTICLE 5
─ La gourmandise est-elle un vice capital ?
ARTICLE 6
─ Les filles de la gourmandise
ARTICLE 1
─ Quelle est la matière propre de la sobriété ?
ARTICLE 2
─ La sobriété est-elle une vertu spéciale ?
ARTICLE 3
─ L'usage du vin est-il permis ?
ARTICLE 4
─ A qui surtout la sobriété est-elle nécessaire ?
ARTICLE 1
─ L'ivrognerie est-elle un péché ?
ARTICLE 2
─ L'ivrognerie est-elle un péché mortel ?
ARTICLE 3
─ L'ivrognerie est-elle le plus grave des péchés ?
ARTICLE 4
─ L'ivrognerie excuse-t-elle du péché ?
ARTICLE 1
─ La chasteté est-elle une vertu ?
ARTICLE 2
─ La chasteté est-elle une vertu générale ?
ARTICLE 3
─ La chasteté est-elle une vertu distincte de l'abstinence ?
ARTICLE 4
─ Rapports de la chasteté avec la pudicité
ARTICLE 1
─ En quoi consiste la virginité ?
ARTICLE 2
─ La virginité est-elle illicite ?
ARTICLE 2
─ La virginité est-elle illicite ?
ARTICLE 3
─ La virginité est-elle une vertu ?
ARTICLE 4
─ Supériorité de la virginité par rapport au mariage
ARTICLE 5
─ La supériorité de la virginité par rapport aux autres vertus
QUESTION 153
─ LA LUXURE EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1
─ Quelle est la matière de la luxure ?
ARTICLE 2
─ Toute union charnelle est-elle illicite ?
ARTICLE 3
─ La luxure est-elle péché mortel ?
ARTICLE 4
─ La luxure est-elle un vice capital ?
ARTICLE 5
─ Les filles de la luxure
QUESTION 154
─ LES PARTIES DE LA LUXURE
ARTICLE 1
─ Comment diviser les parties de la luxure ?
ARTICLE 2
─ La fornication simple est-elle péché mortel ?
ARTICLE 3
─ La fornication est-elle le plus grand des péchés ?
ARTICLE 5
─ La pollution nocturne est-elle un péché ?
ARTICLE 11
─ Le péché contre nature
ARTICLE 12
─ L'ordre de gravité entre les espèces de la luxure
ARTICLE 1
─ La continence est-elle une vertu ?
ARTICLE 2
─ Quelle est la matière de la continence ?
ARTICLE 3
─ Quel est le siège de la continence ?
ARTICILE 4
─ Comparaison de la continence avec la tempérance
ARTICLE 1
─ L'incontinence relève-t-elle de l'âme ou du corps ?
ARTICLE 2
─ L'incontinence est-elle un péché ?
ARTICLE 3
─ Comparaison entre l'incontinence et l'intempérance
ARTICLE 4
─ Quel est le plus laid ─ ne pas contenir sa colère, ou sa
convoitise ?
QUESTION 157
─ LA CLÉMENCE ET LA MANSUÉTUDE
ARTICLE 1
─ La clémence et la mansuétude sont-elles identiques ?
ARTICLE 2
─ La clémence et la mansuétude sont-elles des vertus ?
ARTICLE 3
─ La clémence et la mansuétude sont-elles des parties de la tempérance ?
ARTICLE 4
─ Comparaison de la clémence et de la mansuétude avec les autres vertus
ARTICLE 1
─ Peut-il être permis de se mettre en colère ?
ARTICLE 2
─ La colère est-elle un péché ?
ARTICLE 3
─ Toute colère est-elle péché mortel ?
ARTICLE 4
─ La colère est-elle le plus grave des péchés ?
ARTICLE 5
─ Les espèces de la colère
ARTICLE 6
─ La colère est-elle un vice capital ?
ARTICLE 7
─ Quelles sont les filles de la colère ?
ARTICLE 8
─ Y a-t-il un vice opposé à la colère ?
ARTICLE 1
─ La cruauté s'oppose-t-elle à la clémence ?
ARTICLE 2
─ Comparaison de la cruauté avec la férocité ou sauvagerie
ARTICLE 1
─ La modestie est-elle une partie de la tempérance ?
ARTICLE 2
─ Quelle est la matière de la modestie ?
ARTICLE 1
─ L'humilité est-elle une vertu ?
ARTICLE 2
─ L'humilité siège-t-elle dans l'appétit, ou dans le jugement de la
raison ?
ARTICLE 3
─ Doit-on, par humilité, se mettre au-dessous de tous ?
ARTICILE 4
─ L'humilité fait-elle partie de la modestie ou tempérance ?
ARTICLE 5
─ Comparaison de l'humilité avec les autres vertus
ARTICLE 6
─ Les degrés de l'humilité
QUESTION 162
─ L'ORGUEIL EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1
─ L'orgueil est-il un péché ?
ARTICLE 2
─ L’orgueil est-il un vice spécial ?
ARTICLE 3
─ Quel est le siège de l'orgueil ?
ARTICLE 4
─ Quelles sont les espèces de l'orgueil ?
ARTICLE 5
─ L'orgueil est-il péché mortel ?
ARTICLE 6
─ L'orgueil est-il le plus grave de tous les péchés ?
ARTICLE 7
─ Les rapports de l'orgueil avec les autres péchés
ARTICLE 8
─ Doit-on voir dans l'orgueil un vice capital ?
QUESTION 163
─ LE PÉCHÉ DU PREMIER HOMME
ARTICLE 1
─ Le premier péché de l'homme fut-il de l'orgueil ?
ARTICLE 2
─ Que désirait l'homme en péchant ?
ARTICLE 3
─ Le péché de nos premiers parents fut-il plus grave que tous les autres
péchés ?
ARTICLE 4
─ Qui pécha davantage, l'homme ou la femme ?
QUESTION 164
─ LE CHÂTIMENT DU PREMIER PÉCHÉ DE L'HOMME
ARTICLE 1
─ La mort, qui est le châtiment commun
ARTICLE 2
─ Les autres châtiments particuliers qui sont indiqués dans la Genèse
QUESTION 165
─ LA TENTATION DE NOS PREMIERS PARENTS
ARTICLE 1
─ Convenait-il que l'homme fût tenté par le diable ?
ARTICLE 2
─ Le mode et l'ordre de cette tentation
ARTICLE 1
─ Quelle est la matière de la studiosité ?
ARTICLE 2
─ La studiosité est-elle une partie de la tempérance ?
ARTICLE 1
─ Le vice de curiosité peut-il exister dans la connaissance
intellectuelle ?
ARTICLE 2
─ Le vice de curiosité existe-t-il dans la connaissance sensible ?
QUESTION 168
─ LA MODESTIE DANS LES MOUVEMENTS EXTÉRIEURS DU CORPS
ARTICLE 1
─ Dans les mouvements extérieurs du corps peut-il y avoir vertu et vice ?
ARTICLE 2
─ Peut-il y avoir une vertu dans les activités de jeu ?
ARTICLE 3
─ Le péché par excès de jeu
ARTICLE 4
─ Le péché par défaut de jeu
QUESTION 169
─ LA MODESTIE DANS LA TENUE EXTÉRIEURE
ARTICLE 1
─ Peut-il y avoir vertu et vice dans la tenue extérieure ?
ARTICLE 2
─ Les femmes pèchent-elles mortellement en se parant avec excès ?
QUESTION 170
─ LES PRÉCEPTES DE LA TEMPÉRANCE
ARTICLE 1
─ Les préceptes concernant la tempérance proprement dite
ARTICLE 2
─ Les préceptes concernant les parties de la tempérance
QUESTION 171
─ L'ESSENCE DE LA PROPHÉTIE
ARTICLE 1
─ La prophétie appartient-elle à l'ordre de la connaissance ?
ARTICLE 2
─ La prophétie est-elle un habitus ?
ARTICLE 3
─ La prophétie a-t-elle seulement pour objet les futurs contingents ?
ARTICLE 4
─ Le prophète connaît-il tout ce qui peut être prophétisé ?
ARTICLE 6
─ La prophétie peut-elle comporter de la fausseté ?
QUESTION 172
─ LA CAUSE DE LA PROPHÉTIE
ARTICLE 1
─ La prophétie est-elle naturelle ?
ARTICLE 2
─ La prophétie vient-elle de Dieu par l'intermédiaire des anges ?
ARTICLE 3
─ La prophétie requiert-elle des dispositions naturelles ?
ARTICLE 4
─ La prophétie requiert-elle de bonnes moeurs ?
ARTICLE 5
─ Y a-t-il une prophétie d'origine démoniaque ?
ARTICLE 6
─ Les prophètes des démons annoncent-ils quelquefois la vérité ?
QUESTION 173
─ LE MODE DE LA CONNAISSANCE PROPHÉTIQUE
ARTICLE 1
─ Les prophètes voient-ils l'essence même de Dieu ?
ARTICLE 3
─ La vision prophétique est-elle toujours accompagnée de l'aliénation des
sens ?
ARTICLE 4
─ La prophétie comporte-t-elle toujours la connaissance de ce qui est
prophétisé ?
QUESTION 174
─ LES DIFFÉRENTES ESPÈCES DE LA PROPHÉTIE
ARTICLE 1
─ Quelles sont les espèces de la prophétie ?
ARTICLE 2
─ La prophétie la plus haute est-elle celle qui se produit sans vision de
l'imagination ?
ARTICLE 3
─ Les divers degrés de la prophétie
ARTICLE 4
─ Moïse fut-il le plus grand des prophètes ?
ARTICLE 5
─ Un compréhenseur peut-il être prophète ?
ARTICLE 6
─ La prophétie a-t-elle progressé dans la suite des temps ?
ARTICLE 1
─ L'âme humaine est-elle ravie en Dieu ?
ARTICLE 2
─ Le ravissement relève-t-il de la faculté de connaissance, ou d'appétit
?
ARTICLE 3
─ Dans son ravissement, S. Paul a-t-il vu l'essence de Dieu ?
ARTICLE 4
─ Dans son ravissement, S. Paul a-t-il été hors de sens ?
ARTICLE 5
─ Dans cet état, l'âme de S. Paul a-t-elle été complètement séparée de
son corps ?
ARTICLE 6
─ Ce que S. Paul a su et ce qu'il a ignoré, au sujet de son ravissement
QUESTION 176
─ LE CHARISME DES LANGUES
ARTICLE 1
─ Par ce don obtient-on la connaissance de toutes les langues ?
ARTICLE 2
─ Comparaison entre ce charisme et celui de la prophétie
QUESTION 177
─ LE CHARISME DU DISCOURS
ARTICLE 1
─ Y a-t-il un charisme du discours ?
ARTICLE 2
─ A qui ce charisme convient-il ?
QUESTION 178
─ LE CHARISME DES MIRACLES
ARTICLE 1
─ Y a-t-il un charisme des miracles ?
ARTICLE 2
─ A qui le charisme des miracles convient-il ?
LES ÉTATS DE VIE
─ VIE ACTIVE ET VIE CONTEMPLATIVE
QUESTION 179
─ LA DIVISION ENTRE VIE ACTIVE ET VIE CONTEMPLATIVE
ARTICLE 1
─ La division entre vie active et vie contemplative est-elle fondée ?
ARTICLE 2
─ Cette division de la vie en active et contemplative est-elle adéquate ?
QUESTION 180
─ LA VIE CONTEMPLATIVE
ARTICLE 2
─ Les vertus morales appartiennent-elles à la vie contemplative ?
ARTICLE 3
─ La vie contemplative comporte-t-elle des actes divers ?
ARTICLE 4
─ La considération de n'importe quelle vérité appartient-elle à la vie
contemplative ?
ARTICLE 6
─ Les mouvements de contemplation distingués par Denys
ARTICLE 7
─ Le plaisir de la contemplation
ARTICLE 8
─ La durée de la contemplation
ARTICLE 1
─ Tous les actes des vertus morales appartiennent-ils à la vie active ?
ARTICLE 2
─ La prudence appartient-elle à la vie active ?
ARTICLE 3
─ L'enseignement appartient-il à la vie active ?
ARTICLE 4
─ La durée de la vie active
QUESTION 182
─ COMPARAISON DE LA VIE ACTIVE AVEC LA VIE CONTEMPLATIVE
ARTICLE 1
─ Laquelle est la plus importante ou la plus digne ?
ARTICLE 2
─ Quelle est la plus méritoire ?
ARTICLE 3
─ La vie contemplative est-elle empêchée par la vie active ?
ARTICLE 4
─ L'ordre de priorité entre ces deux vies
QUESTION 183
─ LES OFFICES ET LES ÉTATS EN GÉNÉRAL PARMI LES HOMMES
ARTICLE 1
─ Qu'est-ce qui constitue un état de vie parmi les hommes ?
ARTICLE 2
─ Doit-il y avoir, parmi les hommes, diversité d'états ou d'offices ?
ARTICLE 3
─ La diversité des offices
ARTICLE 4
─ La diversité des états
QUESTION 184
─ L'ÉTAT DE PERFECTION EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1
─ La perfection de la vie chrétienne tient-elle à la charité ?
ARTICILE 2
─ Peut-on être parfait en cette vie ?
ARTICLE 4
─ Quiconque est parfait se trouve-t-il dans l'état de perfection ?
ARTICLE 5
─ Les prélats et les religieux sont-ils spécialement dans l'état de
perfection ?
ARTICLE 6
─ Tous les prélats sont-ils dans l'état de perfection ?
ARTICLE 7
─ Quel est le plus parfait ─ l'état religieux, ou l'état épiscopal
?
ARTICLE 8
─ Comparaison des religieux avec les curés et les archidiacres
QUESTION 185
─ L'ÉTAT ÉPISCOPAL
ARTICLE 1
─ Est-il permis de désirer l'épiscopat ?
ARTICLE 2
─ Est-il permis de refuser absolument l'épiscopat ?
ARTICLE 3
─ Faut-il élire le meilleur pour l'épiscopat ?
ARTICLE 4
─ L'évêque peut-il entrer en religion ?
ARTICLE 5
─ Est-il permis à l'évêque d'abandonner physiquement ses sujets ?
ARTICLE 6
─ Est-il permis à l'évêque de posséder quelque chose en propre ?
ARTICLE 8
─ Les religieux élevés à l'épiscopat sont-ils tenus aux observances
régulières ?
QUESTION 186
─ LES ÉLÉMENTS ESSENTIELS DE L'ÉTAT RELIGIEUX
ARTICLE 1
─ L'état religieux est-il parfait ?
ARTICLE 2
─ Les religieux sont-ils tenus d'observer tous les conseils ?
ARTICLE 3
─ La pauvreté est-elle requise à l'état religieux ?
ARTICLE 4
─ La continence est-elle requise à l'état religieux ?
ARTICLE 5
─ L'obéissance est-elle requise à l'état religieux ?
ARTICLE 6
─ Est-il requis que ces trois dispositions soient sanctionnées par des
voeux ?
ARTICLE 7
─ Ces trois voeux suffisent-ils ?
ARTICLE 8
─ Comparaison des trois voeux
QUESTION 187
─ LES ACTIVITÉS QUI CONVIENNENT AUX RELIGIEUX
ARTICLE 1
─ Leur est-il permis d'enseigner, de prêcher et d'exercer d'autres fonctions
semblables ?
ARTICLE 2
─ Est-il permis aux religieux de se mêler d'affaires séculières ?
ARTICLE 3
─ Les religieux sont-ils tenus de travailler de leurs mains ?
ARTICLE 4
─ Les religieux ont-ils le droit de vivre d'aumônes ?
ARTICLE 5
─ Est-il permis aux religieux de mendier ?
ARTICLE 6
─ Est-il permis aux religieux de porter des vêtements plus grossiers que
les autres ?
QUESTION 188
─ LES DIVERSES FORMES DE VIE RELIGIEUSE
ARTICLE 1
─ Y a-t-il plusieurs formes de vie religieuse, ou une seule ?
ARTICLE 2
─ Un ordre religieux peut-il avoir pour but les oeuvres de la vie active
?
ARTICLE 3
─ Un ordre religieux peut-il avoir pour but de faire la guerre ?
ARTICLE 5
─ Un ordre religieux peut-il être institué en vue de l'étude ?
ARTICLE 7
─ Posséder quelque chose en commun rabaisse-t-il la perfection de la vie
religieuse ?
ARTICLE 8
─ La vie religieuse des solitaires doit-elle être mise au-dessus de la
vie en communauté ?
QUESTION 189
─ L'ENTRÉE EN RELIGION
ARTICLE 2
─ Est-il licite d'obliger par voeu certaines personnes à entrer en
religion ?
ARTICLE 4
─ Ceux qui font voeu d'entrer en religion sont-ils obligés d’y demeurer
toujours ?
ARTICLE 5
─ Doit-on recevoir les enfants dans la vie religieuse ?
ARTICLE 7
─ Les curés ou archidiacres peuvent-ils entrer en religion ?
ARTICLE 8
─ Peut-on passer d'un ordre religieux à un autre ?
ARTICLE 9
─ Doit-on engager les autres à entrer en religion ?
La morale particulière
Nous étudions donc les vertus théologales, il faudra étudier la foi (Question 1-16), l'espérance (Question 17-22) et la charité (Question 23-46).
La foi appelle l'étude de quatre points :
1° La nature de la foi. (Question 1-7). - 2° Les dons d'intelligence et de science qui lui correspondent (Question 8-9). - 3° Les vices opposés à la foi (Question 10- 15). - 4° Les préceptes concernant cette vertu (Question 16)
Sur la nature de la foi, il faudra étudier :
1° Son objet (Question 1). - 2° Son acte (Question 2-3). - 3° L'habitus de la foi (Question 4).
1. Son objet est-il la vérité première ? - 2. Est-il quelque chose de complexe ou d'incomplexe, c'est-à-dire une réalité ou un énoncé ? - 3. La foi peut-elle comporter une chose fausse ? - 4. L'objet de la foi peut-il être une chose vue ? - 5. Peut-il être une chose sue ? - 6. Les vérités à croire doivent-elle être distinguées en articles précis ? - 7. La foi comporte-t-elle en tout temps les mêmes articles ? - 8. Le nombre de ces articles. 9. Leur transmission par le symbole. - 10. A qui appartient-il d’établir le symbole de foi ?
Objections
:
1. Il ne semble pas.
L'objet de la foi, c'est apparemment ce qu'on nous propose à croire. Or on nous
propose à croire non seulement ce qui se rapporte à la divinité, qui est la
vérité première, mais aussi ce qui se rapporte à l'humanité du Christ, aux
sacrements de l'Église et à la condition des créatures. La vérité première
n'est donc pas le seul objet de la foi.
2. Foi et infidélité ont le
même objet, puisque ce sont deux opposés. Mais sur tous les points qui sont
contenus dans la Sainte Écriture il peut y avoir infidélité, car il suffit de
nier n'importe lequel de ces points pour être réputé infidèle. La foi a donc
aussi pour objet tout e qui est contenu dans la Sainte Écriture. Mais il y a là
beaucoup de choses sur l'homme et sur les autres réalités créées. L'objet de la
foi, ce n'est donc pas seulement la vérité première, c'est aussi la vérité
créée.
3. Foi et charité se
distinguent à l'intérieur du même genre, on l'a vu plus haute. Or, par
la charité non seulement nous aimons Dieu, qui est la souveraine bonté, mais
nous aimons aussi le prochain. L'objet de la foi n'est donc pas seulement la
vérité première.
Cependant, Denys assure que " la foi s'applique à la simple et toujours existante vérité ". C'est bien là la vérité première. L'objet de la foi est donc bien la vérité première.
Conclusion
:
L'objet de tout habitus cognitif contient deux choses : ce qui est matériellement connu, qui est comme le côté matériel de l'objet ; et ce par quoi l'objet est connu, qui en est la raison formelle. Ainsi, dans la science de la géométrie, ce qui est matériellement su, ce sont les conclusions ; mais la raison formelle du savoir, ce sont les moyens de démonstration par lesquels les conclusions sont connues. Ainsi donc, dans la foi, si nous regardons la raison formelle de l'objet, ce n'est rien d'autre que la vérité première ; la foi dont nous parlons ne donne pas en effet son assentiment à une chose si ce n'est parce que Dieu l'a révélée ; c'est dire que la vérité divine elle-même est comme le moyen sur lequel s'appuie cette foi. Mais, si nous regardons matériellement ce à quoi la foi donne son assentiment, ce n'est plus seulement Dieu lui-même, mais encore beaucoup d'autres choses. Celles-ci cependant ne tombent sous l'assentiment de la foi que par le côté où elles sont de quelque manière ordonnées à Dieu, c'est-à-dire en tant qu'elles sont des effets de la divinité qui aident l'homme à tendre à la jouissance de la divinité. Et c'est pourquoi, même de ce côté, l'objet de la foi est d'une certaine façon la vérité première, en ce que rien ne tombe sous la foi si ce n'est en référence à Dieu, de même que l'objet de la médecine est la santé parce que la médecine ne s'occupe de rien si ce n'est en référence à la santé.
Solutions
:
1. Ce qui a trait à
l'humanité du Christ et aux sacrements de l'Église, ou à des créatures quelles
qu'elles soient, tombe sous la foi dans la mesure où nous sommes par là
ordonnés à Dieu. De plus, si nous donnons à cela notre assentiment, c'est à
cause de la vérité de Dieu.
2. Il faut dire la même
chose de tout ce qui est transmis dans la Sainte Écriture.
3. La charité aussi aime le prochain à cause de Dieu, et ainsi son objet propre est Dieu même, comme nous le dirons plus loin.
Objections
:
1. Il semble que l'objet de
la foi ne soit pas quelque chose de complexe à la manière d'un énoncé, puisque,
nous venons de le voir, cet objet est la vérité première, laquelle est quelque
chose d'incomplexe.
2. L'exposé de la foi est
contenu dans le symbole. Or, dans le symbole il n'y a pas des énoncés, mais des
réalités. Il n'y est pas dit que Dieu soit tout-puissant, mais : " je
crois en Dieu tout-puissant. " L'objet de la foi n'est donc pas une vérité
à énoncer, mais une réalité.
3. A la foi succède la
vision, selon l'Apôtre (1 Co 13, 12) : " Nous voyons pour l'instant par un
miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. Pour l'instant, je connais
en partie ; mais je connaîtrai alors comme je suis connu. " Or cette
vision de la patrie, puisqu'elle a pour objet l'essence divine elle-même,
s'arrête à quelque chose d'incomplexe. Donc la foi du voyage également.
Cependant, la foi est intermédiaire entre la science et l'opinion. Or un intermédiaire est du même genre que les extrêmes. Comme la science et l'opinion concernent des énoncés, il semble donc que pareillement la foi concerne des énoncés. Et ainsi l'objet de foi, puisque la foi aboutit à des énoncés, est quelque chose de complexe.
Conclusion
:
Les choses connues sont dans le sujet connaissant suivant le mode de celui-ci. Or il est un mode propre à l'intelligence humaine, nous l'avons dit dans la première Partie : c'est de connaître la vérité par composition et division. Voilà pourquoi l'intelligence humaine connaît, suivant une certaine complexité, des choses qui sont simples en elles-mêmes, de même qu'inversement l'intelligence divine connaît, d'une manière incomplexe, des choses qui sont complexes en elles-mêmes. Ainsi donc on peut considérer l'objet de foi de deux façons. Du côté de la réalité même à laquelle on croit, et à cet égard il est quelque chose d'incomplexe : il est la réalité même que la foi atteint. Autrement, on le prend du côté du croyant, et à cet égard l'objet de foi est quelque chose de complexe à la manière d'un énoncé. C'est pourquoi les deux opinions ont été soutenues avec vérité chez les anciens ; il y a du vrai dans l'une et dans l'autre.
Solutions
:
1. Cet argument est valable
lorsque l'objet de foi est pris du côté de la réalité même à laquelle on croit.
2. Dans le symbole, comme
le montre la manière même de parler, on cherche à atteindre les choses de la
foi dans toute la mesure où s'y fixe l'acte du croyant. Or l'acte du croyant ne
se termine pas à un énoncé, mais à la réalité. Car nous ne formons les énoncés
que pour avoir connaissance par eux des réalités, aussi bien dans la foi que
dans la science.
3. Dans la patrie on verra la vérité première telle qu'elle est en elle-même, comme dit S. Jean (1 Jn 3, 2) : " Lorsque Dieu se manifestera, nous serons semblables à lui, et nous le verrons comme il est. " C'est pourquoi cette vision aura lieu non par mode d'énoncé mais par mode de simple intelligence. Mais, par la foi, nous ne saisissons pas la vérité première comme elle est en elle-même. Donc la comparaison ne vaut pas.
Objections
:
1. Il semble bien. La foi
est dans le même genre que l'espérance et la charité. Mais l'espérance peut
tomber à faux, car beaucoup espèrent avoir la vie éternelle qui ne l'auront
pas. Pareillement la charité peut aussi tomber à faux ; beaucoup sont aimés de
charité comme gens de bien, qui pourtant ne le sont pas. La foi peut donc, elle
aussi, tomber à faux.
2. Abraham a cru à la
naissance future du Christ selon ce mot en S. Jean (8, 56) : " Votre père
Abraham a exulté à la pensée de voir mon jour. " Or, après le temps
d'Abraham, Dieu pouvait ne pas s'incarner, puisque cela dépendait de sa seule
volonté. Dans ce cas, ce qu'Abraham avait cru au sujet du Christ se serait
trouvé faux.
3. Tous les anciens eurent
cette foi à la naissance future du Christ, et cette foi a duré chez beaucoup
jusqu'à la prédication de l'Évangile. Mais, comme le Christ était déjà né avant
de commencer à prêcher, il était faux qu'il eût encore à naître. Donc la foi
peut porter à faux.
4. Un point de foi, c'est
de croire que dans le sacrement de l'autel est contenu le vrai corps du Christ.
Or il peut arriver, quand la consécration n'est pas faite correctement, qu'il
n'y ait pas là le vrai corps du Christ, mais seulement du pain. Il peut donc y
avoir du faux dans la foi.
Cependant, aucune des vertus perfectionnant l'intelligence ne peut se porter vers le faux puisqu'il est le mal de l'intelligence, comme le Philosophe le montre. Or la foi, nous le ferons voir plus loin, est une vertu qui perfectionne l'intelligence. Le faux ne peut donc se trouver dans la foi.
Conclusion
:
Rien ne peut être présent à une puissance ou à un habitus, voire à un acte, si ce n'est par le moyen de la raison formelle de l'objet ; ainsi la couleur ne peut être vue que grâce à la lumière, et la conclusion ne peut être sue que par le moyen de la démonstration. Or nous avons àiti que la raison formelle de l'objet de foi, c'est la vérité première. Rien ne peut donc tomber sous la foi, sinon dans la mesure où cela relève de la vérité première. Sous une pareille vérité rien de faux ne peut se trouver, pas plus que le non-être ne peut être compris sous le terme d'être, ni le mal sous le terme de bonté. On doit en conclure que rien de faux ne peut se trouver sous la lumière de la foi.
Solutions
:
1. Le vrai est le bien de
l'intelligence, mais non celui de nos puissances d'appétit. C'est pourquoi
toutes les vertus qui perfectionnent l'intelligence excluent totalement le
faux, puisqu'il est essentiel à la vertu de se porter uniquement au bien. Mais
les vertus qui perfectionnent la puissance appétitive n'excluent pas totalement
le faux : quelqu'un peut agir selon la justice ou selon la tempérance tout en
ayant une opinion fausse sur la matière de son action. Ainsi, puisque la foi
est une perfection de l'intelligence, tandis que l'espérance et la charité sont
des perfections de la faculté d'appétit, ce motif ne vaut pas pour elles. Mais
dans l'espérance non plus il n'y a rien de faux, car on n'espère pas obtenir la
vie éternelle par son propre pouvoir, ce serait de la présomption, mais par le
secours de la grâce dans laquelle, si l'on y persévère, on obtiendra totalement
et infailliblement la vie éternelle. Il en va de même pour la charité. Son rôle
est d'aimer Dieu où qu'il soit. Peu importe donc à la charité qu'il y ait Dieu
dans cet homme-là, puisque c'est pour Dieu qu'il est aimé.
2. Que Dieu ne s'incarne
pas, c'était, considéré en soi, une chose possible même après le temps
d'Abraham. Mais, en tant qu'elle tombe sous la prescience divine, l'Incarnation
revêt un certain caractère nécessaire d'infaillibilité, nous l'avons dit dans
la première Partie. Et c'est par là qu'elle tombe sous la foi. Aussi, en tant
qu'elle tombe sous la foi, ne peut-elle être fausse.
3. Ce qui appartenait à la
foi des croyants après la naissance du Christ, c'était de croire à sa naissance
dans un temps. Mais cette détermination du temps, pour laquelle les croyants se
trompaient, ne venait pas de la foi ; elle venait d'une conjecture humaine. Il
est possible en effet qu'un fidèle pense, par conjecture humaine, quelque chose
de faux. Mais qu'en vertu de la foi il fasse un jugement faux, c'est
impossible.
4. La foi du croyant ne se rapporte pas aux espèces du pain qui sont ici ou là, mais à ce que le vrai corps du Christ existe sous les espèces du pain qui tombe sous nos sens quand il a été correctement consacré. Par suite, si ce pain n'a pas été correctement consacré, ce n'est pas la foi qui contiendra quelque chose de faux.
Objections
:
1. Le Seigneur dit à Thomas
(Jn 20, 29) : " Parce que tu m'as vu, tu as cru. " Vision et foi
portent donc sur le même objet.
2. L'Apôtre dit (1 Co 13,
12) : " Nous voyons maintenant par un miroir, en énigme. " Et il
parle de la connaissance de foi. Donc on voit ce qu'on croit.
3. La foi est une lumière
spirituelle. Mais dans une lumière, on voit quelque chose. La foi a donc pour
objet des choses vues.
4. N'importe quelle
sensation, dit S. Augustin, s'appelle une vue. Or la foi a pour objet des
choses entendues ; selon le mot de l'Apôtre (Rm 10, 17) : " La foi vient
de ce qu'on entend. " Donc la foi porte sur des choses vues.
Cependant, l'Apôtre dit (He 11, 1) : " La foi est la preuve des réalités qu'on ne voit pas. "
Conclusion
:
La foi implique un assentiment de l'intelligence à ce que l'on croit. Mais l'intelligence adhère à quelque chose de deux façons. Ou bien parce qu'elle y est portée par l'objet, lequel tantôt est connu par soi-même comme on le voit dans les principes premiers qui sont matière de simple intelligence ; tantôt cet objet est connu par autre chose, comme on le voit dans les conclusions, qui sont la matière de la science. Ou bien l'intelligence adhère à quelque chose sans y être pleinement portée par son objet propre, mais en s'attachant volontairement par choix à un parti plutôt qu'à un autre. Et si l'on prend ce parti avec un reste d'hésitation et de crainte en faveur de l'autre, on aura une opinion ; mais si l'on prend parti avec certitude et sans aucun reste d'une telle crainte, on aura une foi. Or, les choses que l'on dit être vues sont celles qui, par elles-mêmes, entraînent notre intelligence, ou nos sens, à les connaître. D'où il est manifeste que ni la foi ni l'opinion ne peuvent avoir pour objet des choses qui seraient vues soit par les sens soit par l'esprit.
Solutions
:
1. L'apôtre Thomas vit une
chose et en crut une autre : il vit un homme et il confessa qu'il croyait à un
Dieu, lorsqu'il s'écria : " Mon Seigneur et mon Dieu. "
2. Les choses sujettes à la
foi peuvent être considérées de deux manières. Elles peuvent l'être dans le
détail, et à cet égard elles ne peuvent pas être vues et crues en même temps,
on vient de le dire. Autrement, elles sont considérées en général, c’est-à-dire
sous l'aspect commun de la crédibilité. Alors elles sont vues par celui qui
croit ; il ne croirait pas, en effet, s'il ne voyait que ces choses doivent
être crues, et cette vue a pour cause soit l'évidence des signes soit quelque
chose d'analogue.
3. La lumière de foi fait
voir ce que l'on croit. De même que par les autres habitus des vertus l'homme
voit ce qui lui convient selon tel habitus, de même par l'habitus de foi
l'esprit de l'homme est incliné aussi à donner son adhésion à ce qui est conforme
à la vraie foi, et non à autre chose.
4. Le sens de l'ouïe a bien pour objet les paroles qui nous signifient ce qui est de foi, mais non pas les réalités mêmes qui sont matière de foi. Il n'y a donc pas à conclure que de telles réalités soient vues.
Objections
:
1. Cela semble possible. Ce
qu'on ne sait pas, on l'ignore, puisque l'ignorance s'oppose à la foi. Mais on
n'ignore pas les choses de la foi. Car l'ignorance en matière de foi se rattache
à l'infidélité, selon la parole de l’Apôtre (1 Tm 1, 13) : " J'ai agi dans
l'ignorance, n'ayant pas la foi. " Ce qui est de foi peut donc être objet
de science.
2. La science s'acquiert
par des raisons. Or les auteurs sacrés apportent des raisons à l'appui de ce
qui est de foi. On peut donc avoir la science de ce qui est de foi.
3. Ce qui se prouve par
démonstration est su, car la démonstration est " le syllogisme qui fait
savoir ". Mais il y a des points contenus dans la foi que les philosophes
ont prouvés démonstrativement : par exemple, que Dieu existe, qu'il est unique,
etc. Donc ce qui est de foi peut être connu par la science.
4. L'opinion est plus
éloignée de la science que la foi, puisque celle-ci est jugée intermédiaire
entre l'opinion et la science. Or, " l'opinion et la science peuvent avoir
de quelque manière un même objet ", selon Aristote. Donc la foi et la
science aussi.
Cependant, S. Grégoire affirme que " les choses qui se voient ne donnent pas la foi mais l'évidence. " Donc les objets de foi n'emportent pas l'évidence. Mais ce qu'on sait emporte l'évidence. Donc, dans ce qui est matière de science, il n'y a pas place pour la foi.
Conclusion
:
Toute science est possédée grâce à quelques principes évidents par eux-mêmes, et qui par conséquent sont vus. C'est pourquoi tout ce qui est su est nécessairement vu en quelque manière. Or il n'est pas possible, nous venons de le dire, qu'une même chose soit crue et vue par le même individu. Il est donc impossible aussi que par un même individu une même chose soit sue et crue. - Il peut arriver cependant que ce qui est vu ou su par quelqu'un soit cru par un autre. Ainsi, ce que nous croyons touchant la Trinité, nous espérons que nous le verrons, selon la parole de l'Apôtre (1 Co 10, 12) : " Nous voyons maintenant par un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. " Et cette vision, les anges l'ont déjà, si bien que ce que nous croyons, ils le voient. Pareillement, il peut arriver que ce qui est vu ou su par un homme, même dans notre condition voyageuse, soit cru par un autre qui n'en a pas démonstrativement l'évidence. Toutefois, ce qui est proposé communément à tous les hommes comme objet de foi, c'est ce qui ne fait pas communément l'objet du savoir. Et ce sont ces points-là qui sont absolument objet de foi. Voilà pourquoi la foi et la science n'ont pas le même domaine.
Solutions
:
1. Les infidèles sont dans
l'ignorance des choses de la foi, parce qu'ils n'ont ni évidence ni science de
ce qu'elles sont en elles-mêmes, pour savoir qu'elles sont crédibles. Mais les
fidèles ont à ce point de vue une claire connaissance de ces choses, non d'une
manière démonstrative, mais en tant qu'ils voient par la lumière de la foi que
ce sont des choses à croire, nous venons de le dire.
2. Les raisons apportées
par les Pères pour prouver ce qui est de foi ne sont pas démonstratives. Ce
sont seulement des raisons persuasives, montrant que ce qui est proposé dans la
foi n'est pas impossible. Ou bien, ce sont des raisons qui découlent des
principes de foi, c'est-à-dire, comme Denys le remarque, des autorités de la
Sainte Écriture. Mais les principes de foi ont une valeur probante aux yeux des
fidèles, au même titre que les principes naturellement évidents en ont une aux
yeux de tout le monde. C'est pourquoi aussi la théologie est une science, comme
nous l'avons dit au commencement de cet ouvrage.
3. Il y a des choses qu'on
doit croire, et qui peuvent se prouver démonstrativement. Ce n'est pas à dire
que ces points soient absolument objet de foi pour tous. Mais comme ils sont le
préambule exigé à la foi, il faut qu'au moins ceux qui n'en ont pas la
démonstration les présupposent par le moyen de la foi.
4. Comme le Philosophe l'observe au même endroit, chez divers individus il peut y avoir science et opinion sur un point qui soit tout à fait le même ; nous venons de le dire à propos de la science et de la foi. - Mais, chez un seul et même individu, il peut bien y avoir foi et science sur un objet qui soit le même dans un certain sens, c'est-à-dire dans sa matérialité, mais pas sous le même aspect. Car il est possible qu'au sujet d'une seule et même réalité quelqu'un ait de la science sur un point, et une opinion sur un autre point. Semblablement, au sujet de Dieu, quelqu'un peut savoir par démonstration qu'il n'y a qu'un Dieu, et croire qu'il y a trois personnes en Dieu. Mais s'il s'agit d'un objet qui soit le même sous un même aspect, la science ne peut se rencontrer au même moment dans le même individu, ni avec l'opinion ni avec la foi, bien que pour des raisons différentes. La science, en effet, ne peut se rencontrer en même temps que l'opinion, sur un point qui soit tout à fait le même, pour cette raison qu'il est essentiel à la science que lorsqu'on sait vraiment une chose on n'ait pas idée que ce puisse être autrement ; au contraire, l'idée qu'une chose peut être autrement qu'on ne pense est ce qui fait l'essence même de l'opinion. Mais ce qu'on tient par la foi, à cause même de la certitude qu'elle implique, on estime aussi que ce ne peut être autrement ; néanmoins, la raison qui fait qu'on ne peut simultanément, sur le même point et sous le même aspect, savoir et croire, c'est que la chose sue est une chose vue, tandis que la chose crue est celle qu'on n'a pas vue ; telle a été la Réponse de cet article.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. Car
nous devons croire toutes les vérités contenues dans la Sainte Écriture. Or
elles ne peuvent pas être ramenées à un nombre déterminé d'articles à cause de
leur grand nombre. Il est donc superflu de distinguer des articles dans la foi.
2. Une distinction du côté
matériel, étant donné qu'elle pourrait se faire à l'infini, en bonne logique
doit être abandonnée. Mais du côté de l'objet formel, la raison de la
crédibilité est une et indivisible, étant comme on l'a dit, la vérité
première ; ainsi n'y a-t-il de ce côté aucune distinction possible entre les
choses à croire. Il faut donc abandonner cette division en articles, qui est
toute matérielle.
3. Pour quelques auteurs, l'article est une " Vérité indivisible,
concernant Dieu, qui nous contraint à croire ". Mais croire est affaire de
volonté : " On ne croit, dit S. Augustin, que si l'on veut. " Il
n'est donc pas juste, semble-t-il, de partager les vérités à croire en
articles.
Cependant, il y a cette définition d'Isidore : " L'article est une saisie de la vérité divine tendant à cette vérité même. " Or la vérité divine ne peut être saisie par nous que suivant une certaine distinction : ce qui en Dieu est un, devient multiple dans notre intelligence. Les choses à croire doivent donc se distinguer en articles.
Conclusion
:
Ce mot " article " paraît venir du grec. Effectivement arthrose en grec, qui se dit articulus en latin, signifie un certain ajustement de parties distinctes. C'est ainsi que les parties du corps qui sont ajustées les unes aux autres forment ce qu'on appelle les articulations des membres. Et de même en grammaire, chez les Grecs, on appelle " article " certaines parties du discours qui sont ajustées à d'autres mots pour en exprimer le genre, le nombre ou le cas. Pareillement, en rhétorique, on appelle articles certains ajustements des parties. Selon Cicéron, on dit qu'un texte est articulé lorsque chacun des mots est mis en valeur par des intervalles avec les coupures voulues dans le discours, de cette manière : " Par ton énergie, ta voix, ton regard, tu terrifies tes adversaires. " C'est de là qu'on est parti pour distinguer en articles les objets de la foi chrétienne, en tant qu'ils sont distingués en parties ajustées entre elles. Or ce qui est objet de foi, nous l'avons dit, c'est quelque chose qu'on ne voit pas et qui concerne les réalités divines. C'est pourquoi, partout où, pour une raison spéciale, se présente quelque chose qui n'est pas vu, il y a un article spécial. Au contraire, là où pour la même raison, de multiples choses sont connues ou inconnues, il n'y a pas à distinguer des articles. Ainsi, il y a une difficulté à voir que Dieu ait souffert, et une autre à voir qu'une fois mort il ait ressuscité ; c'est pourquoi l'on distingue l'article de la résurrection d'avec celui de la Passion. Mais qu'il ait souffert, qu'il soit mort et qu'il ait été enseveli, ces points n'offrent qu'une seule et même difficulté, de sorte que l'un d'eux étant admis, il n'est pas difficile d'admettre les autres, et c'est pourquoi tous se rattachent à un seul article.
Solutions
:
1. Il y a des choses à
croire qui le sont pour elles-mêmes, et d'autres qui le sont en référence aux
premières. Il en est de même dans les sciences, où certaines choses son
proposées comme étant visées pour elles-mêmes, et certaines pour la
manifestation des autres. Or, parce que la foi a principalement pour matière ce
que nous espérons voir dans la patrie, selon l'épître aux Hébreux (11, 1) :
" La foi est la garantie des biens que l'on espère ", tout ce qui
nous ordonne directement à la vie éternelle appartient essentiellement à la foi
: tels sont la trinité des Personnes du Dieu tout-puissant, le mystère de
l'incarnation du Christ, etc. C'est dans ce domaine qu'on distingue les
articles de foi. En revanche, certaines choses sont proposées dans la Sainte
Écriture, et nous devons y croire, sans qu'elles soient principalement visées,
mais elles sont là pour la manifestation des premières ; ainsi qu'Abraham ait
eu deux fils, qu'un mort ait été ressuscité au contact des ossements d'Élisée,
et d'autres faits de ce genre, qui sont rapportés dans la Sainte Écriture pour
servir à la révélation de la majesté de Dieu ou de l'incarnation du Christ pour
tous ces faits il n'y a pas à distinguer d'articles.
2. La raison formelle de
l'objet de foi peut être prise d'un double point de vue. D'abord, du côté de la
réalité même que l'on croit. A cet égard, la raison formelle de tout ce qui est
à croire est une : la vérité première ; et de ce point de vue, on ne distingue
pas d'articles. D'une autre façon, la raison formelle des choses à croire peut
être prise de notre côté. A cet égard, la raison formelle de ce qui est à
croire réside en ce que cela échappe à notre vue ; c'est ainsi que se
distinguent les articles de foi, nous venons de le voir.
3. Cette définition de l'article est donnée d'après une étymologie du mot dans sa dérivation latine, plutôt que d'après son véritable sens selon qu'il dérive du grec ; aussi n'est-elle pas d'un grand poids. - On peut cependant dire ceci. Bien que personne ne soit obligé de croire par une nécessité de contrainte, puisque croire est affaire de volonté, cependant on y est contraint par une nécessité de fin puisque, selon les expressions de l'Apôtre (He 11, 6) : " Celui qui s'approche de Dieu doit croire ", et " sans la foi, il est impossible de lui plaire ".
Objections
:
1. Il semble que le nombre des
articles de foi n'ait pas augmenté au cours des temps, car selon l'Apôtre (He
11, 1) : " La foi est la garantie des biens qu'on espère. " En tout
temps ce sont les mêmes choses que l'on doit espérer. Donc en tout temps ce
sont les mêmes choses que l'on doit croire.
2. Dans les sciences qui se
sont organisées d'une manière humaine, il s'est fait un accroissement au cours
des temps à cause du défaut de connaissance chez les premiers qui inventèrent
les sciences, d'après Aristote. Mais l'enseignement de la foi n'est pas
d'invention humaine, il est de tradition divine, c'est " un don de Dieu
", dit l'Apôtre (Ep 2, 8). Comme aucun défaut de connaissance n'est
imputable à Dieu, il semble donc que, dès le principe, la connaissance des
choses à croire ait été parfaite et qu'elle n'a pas augmenté au cours des
temps.
3. Les oeuvres de la grâce
ne se font pas avec moins d'ordre que celles de la nature. Or la nature
commence toujours par le parfait ; c'est l'opinion de Boèce. Il semble donc que
la grâce ait été parfaite dès le début, de sorte que ceux qui les premiers ont
transmis la foi en ont eu la connaissance la plus parfaite.
4. De même que la foi du
Christ est venue par les Apôtres jusqu'à nous, de même aussi dans l'Ancien
Testament la connaissance de la foi est venue par les Pères des premiers âges
vers ceux qui ont vécu ensuite. " Interroge ton père et il t'instruira
", dit le Deutéronome (32, 7). Mais les Apôtres furent très pleinement
instruits des mystères : de même qu'ils reçurent " avant les autres dans le
temps, ainsi reçurent-ils plus abondamment que tous les autres ". Telle
est l'interprétation de la Glose sur l'épître aux Romains (8,23) : " C'est
nous qui avons les prémices de l'Esprit. " Il semble donc que la
connaissance des choses à croire n'ait pas progressé avec le temps.
Cependant, S. Grégoire affirme : " La science des saints Pères a grandi avec le temps, et ils aperçurent les mystères du salut avec d'autant plus de plénitude qu'ils furent plus voisins de l'avènement du Sauveur. "
Conclusion
:
Les articles de foi tiennent dans la doctrine de foi le même rôle que les principes évidents par eux-mêmes dans la doctrine qui se construit à partir de la raison naturelle. Dans ces principes il y a un ordre : il arrive que certains d'entre eux soient implicitement contenus en d'autres, de même que tous se ramènent à celui-ci comme au premier : " Il est impossible de dire ensemble le oui et le non ", montre le Philosophe. Pareillement, tous les articles sont implicitement contenus dans quelques premières vérités à croire, c'est-à-dire que tout se ramène à croire que Dieu existe et qu'il pourvoit au salut des hommes, comme dit l'Apôtre (He 11, 6) : " Celui qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe et qu'il assure la récompense à ceux qui le cherchent. " En effet, dans l'Être divin sont incluses toutes les choses que nous croyons exister en Dieu éternellement, et dans lesquelles consiste notre béatitude ; et dans la foi à la Providence sont inclus tous les biens que Dieu dispense dans le temps pour le salut des hommes, biens qui sont le chemin vers la béatitude. Et de cette manière encore, parmi les autres articles, certains sont contenus dans d'autres ; ainsi dans la foi à la rédemption de l'humanité se trouvent implicitement contenues et l'incarnation du Christ et sa passion, etc. - Il faut donc affirmer ceci. Quant à la substance des articles de foi, la suite des temps ne les a pas augmentés, car tout ce que leurs successeurs ont cru était contenu dans la foi des Pères qui les avaient précédés, quoique ce fût de manière implicite. Mais quant à leur explicitation, les articles ont augmenté en nombre ; certaines vérités furent explicitement connues par les derniers Pères, qui ne l'étaient pas par les premiers. D'où cette parole du Seigneur à Moïse (Ex 6, 2) : " Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac., le Dieu de Jacob ; mais mon nom de Yahvé, je ne le leur ai pas révélé. " Et ce mot de David (Ps 119, 100) : " J'ai compris mieux que les anciens. " C'est ce que dit l'Apôtre (Ep 3, 5) : " Le mystère du Christ n'a pas été communiqué aux autres générations comme il est maintenant révélé à ceux qui en sont les saints apôtres et prophètes. "
Solutions
:
1. Les hommes ont toujours
espéré recevoir du Christ les mêmes biens. Cependant, comme ils n'ont réalisé
de telles espérances que par le Christ, plus ils furent éloignés de lui dans le
temps, plus ils furent éloignés de la réalisation de ces espérances. D'où cette
parole de l'Apôtre (He 11, 13) : " Ils moururent tous dans la foi sans
avoir reçu l'effet des promesses, mais le voyant de loin. " On voit une
chose d'autant moins distinctement qu'on la voit de plus loin. Voilà pourquoi
ces biens que nous devons espérer, ceux qui ont été plus proches de l'avènement
du Christ les ont connus plus distinctement.
2. Le progrès dans la
connaissance se réalise de deux façons. Il se réalise chez l'enseignant si
celui-ci avance effectivement dans la connaissance, soit à lui seul, soit à
plusieurs dans la succession des temps ; et c'est de cette façon que
progressent les sciences découvertes par la raison humaine. Le progrès se
réalise aussi chez l'enseigné : un maître qui connaît tout son métier ne le
transmet pas d'un trait dès le début à son disciple, parce que celui-ci ne
pourrait pas le saisir ; il le transmet peu à peu en condescendant à la
capacité du disciple. C'est selon ce plan que les hommes ont progressé dans la
connaissance de foi par la suite des temps : aussi l'Apôtre compare-t-il à une
enfance l'état de l'Ancien Testament (Ga 3, 24).
3. Pour la génération naturelle, deux causes sont exigées d'avance, l'agent et la matière. Dans l'ordre de la cause agissante, il est exact que ce qui est premier par nature, c'est le plus parfait, et à cet égard la nature débute par le parfait, car l'imparfait n'est conduit à la perfection que par ce qui préexiste à l'état parfait. En revanche, dans l'ordre de la cause matérielle, ce qui est premier, c'est ce qui est plus imparfait, et ainsi la nature va de l'imparfait au parfait. Or, dans la révélation de la foi, Dieu est comme un agent, puisqu'il possède de toute éternité une science parfaite l'homme est comme la matière recevant l'influx du Dieu agent. Et c'est pourquoi il a fallu que la connaissance de foi avance de l'imparfait a parfait parmi les hommes. Il est vrai que certain d'entre eux ont bien rempli un rôle de cause agissante, puisqu'ils furent docteurs de la foi. Cependant " la révélation de l'Esprit est donnée à de tels hommes, dit l'Apôtre pour l'utilité de tous " (1 Co 12, 7). Et c'est pourquoi, aux Pères qui étaient fondateurs de la foi, il était donné autant de connaissance de foi qu'il devait en être transmis au peuple de ce temps-là, soit ouvertement soit en figure.
L'ultime consommation de la grâce a été accomplie par le Christ ; aussi le temps du Christ est-il appelé " le temps de la plénitude " (Ga 4, 4). C'est pourquoi ceux qui ont été plus proches du Christ, soit avant lui, comme Jean Baptiste, soit après lui comme les Apôtres, ont connu plus pleinement les mystères de la foi 18. C'est ainsi qu'en ce qui concerne l'état de l'homme, nous voyons que la perfection est dans la jeunesse et qu'on se maintient, soit avant soit après, dans un état d'autant plus parfait qu'on est plus près de sa jeunesse.
Objections :
1. Il semble qu'il ne
convienne pas d'énumérer ainsi les articles de foi. Car, on l'a dit, ce qui
peut être su par des raisons vraiment démonstratives n'appartient pas à la foi
au point d'être pour tous un objet à croire. Mais l'existence d'un seul Dieu,
c'est une chose qui peut être sue par démonstration : le Philosophe le prouve,
et beaucoup d'autres philosophes l'ont démontré. On ne doit donc pas compter
comme un article de foi l'existence d'un Dieu unique.
2. Autant la foi nous
oblige à croire que Dieu est tout-puissant, autant elle nous oblige à croire
qu'il sait tout et pourvoit à tout ; du reste, sur ces deux points, certains
sont tombés dans l'erreur. Parmi les articles de foi, on aurait dû par
conséquent faire mention de la sagesse et de la providence divine comme de sa
toute-puissance.
3. Avoir la notion du Père
c'est avoir celle du Fils. Il est écrit en S. Jean (14, 9) : " Qui me voit
voit aussi le Père. " Il ne doit donc y avoir qu'un seul article sur le
Père et sur le Fils, et, pour la même raison, sur le Saint-Esprit.
4. La personne du Père
n'est pas moindre que celle du Fils ni que celle du Saint-Esprit. Mais il y a
plusieurs articles sur la personne du Saint-Esprit, et plusieurs pareillement
sur la personne du Fils. On doit donc en mettre plusieurs sur la personne du
Père.
5. Si quelque chose est
appropriés à la personne du Père et quelque chose à la personne du
Saint-Esprit, quelque chose doit l'être aussi à celle du Fils dans sa divinité.
On trouve bien dans les articles une oeuvre appropriée au Père, c'est celle de
la création ; et, semblablement, une oeuvre appropriée au Saint-Esprit, c'est :
" Il a parlé par les Prophètes. " Parmi ces articles de la foi il
doit donc y avoir aussi une oeuvre qui soit appropriée au Fils dans sa
divinité.
6. Le sacrement de l'eucharistie
présente une difficulté spéciale, plus que beaucoup d'articles. On devrait donc
faire à son sujet un article spécial. Il ne semble donc pas que le nombre des
articles soit suffisant.
Cependant, il y a l'autorité de l'Église qui les énumère ainsi.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, ce qui concerne essentiellement la foi, ce sont les choses que nous jouirons de voir dans la vie éternelle, et celles par lesquelles nous y sommes conduits. Or, deux réalités nous sont proposées à voir : le secret de la divinité, dont la vision nous rend bienheureux ; et le mystère de l'humanité du Christ, par lequel " nous avons accès à la gloire des enfants de Dieu ", dit l'Apôtre (Rm 5, 2). Aussi lit-on en S. Jean (17, 3) : " La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi le Dieu véritable, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ. " C'est pourquoi, parmi les vérités à croire, il faut distinguer d'abord celles qui concernent la majesté divine, et ensuite celles qui ressortissent au mystère de l'humanité du Christ, qui est " le sacrement de la religion " (1 Tm 3, 16).
Sur la majesté de la divinité, on nous propose trois vérités à croire : 1° L'unité de la divinité (premier article) ; 2° La trinité des personnes (trois articles pour les trois personnes) ; 3° Enfin les oeuvres propres à la divinité. La première concerne l'existence de la nature ; ainsi nous est proposé l'article de la création. La deuxième concerne l'existence de la grâce, et ainsi nous est proposé dans un seul article tout ce qui intéresse la sanctification de l'homme. La troisième concerne l'existence dans la gloire, et ainsi nous est proposé un autre article sur la résurrection de la chair et la vie éternelle. Il y a ainsi sept articles se rapportant à la divinité.
Semblablement, sept articles sont consacrés à l'humanité du Christ. Le premier sur l'incarnation, ou conception du Christ, le deuxième sur sa naissance de la Vierge, le troisième sur sa passion, sa mort et sa sépulture, le quatrième sur sa descente aux enfers, le cinquième sur la résurrection, le sixième sur l'ascension, le septième sur son retour pour le jugement. Ce qui fait en tout quatorze articles.
Certains, cependant, distinguent douze articles de foi : six pour la divinité et six pour l'humanité. Ils ramassent en un seul les trois articles sur les trois personnes, parce que nous en avons la même connaissance. En revanche, ils distinguent l'article sur notre glorification en deux articles, l'un sur la résurrection de la chair, l'autre sur la gloire de l'âme. De même, ils rassemblent en un seul l'article de la Conception et celui de la Nativité.
Solutions :
1. Par la foi nous tenons
de Dieu beaucoup de choses que les philosophes n'ont pas pu découvrir par la
raison naturelle, par exemple en ce qui concerne la providence de Dieu et sa toute-puissance,
et ceci que lui seul doive être adoré. C'est tout cela qui est contenu dans
l'article de l'unité de Dieu.
2. Le nom même de Dieu, nous l'avons remarqué dans la première Partie, implique l'idée de la providence. La puissance, chez ceux qui ont l'intelligence, ne s'exerce que selon la volonté et la connaissance. Et c'est pourquoi la toute puissance de Dieu inclut d'une certaine manière la science et la providence, car il ne pourrait pas faire en ce bas monde tout ce qu'il voudrait s'il ne connaissait les choses et n'en avait la providence.
La connaissance du Père, du Fils et Saint-Esprit est unique pour ce qui est de l'unit de leur essence, et c'est l'objet du premier article Quant à la distinction des personnes., comme elle se fait par leurs relations d'origine, la connaissance du Père inclut d'une certaine manière celle du Fils : il ne serait pas le Père s'il n'avait le Fils, et leur lien est l'Esprit Saint. A cet égard, ceux qui ont fait pour les trois Personnes un seul article ont eu raison. Mais, comme on doit veiller en ce qui concerne chacune des personnes, à quelques points autour desquels il arrive qu’il y ait erreur, on peut faire au sujet des trois Personnes trois articles. Arius, en effet, a cru le Père tout-puissant et éternel, mais il n'a pas cru le Fils égal et consubstantiel au Père, et à cause de cela on a dû apposer un article sur la personne du Fils afin que ce point soit bien défini. Et, pour la même raison, contre Macedonius on a dû poser un troisième article touchant la personne de l'Esprit Saint. - De même pour la conception et la naissance du Christ, et aussi la résurrection et la vie éternelle. Ces mystères peuvent être compris selon un aspect dans un seul article, en tant qu'ils sont ordonnés à une seule chose ; et selon un autre aspect, ils peuvent être distincts, en tant qu'ils présentent séparément des difficultés spéciales.
Il convient au Fils et à l'Esprit
Saint d'être envoyés pour la sanctification de la créature ; autour de cela se
rencontrent plusieurs choses qu'on doit croire, et c'est pourquoi autour de la
personne du Fils et de l'Esprit Saint les articles se sont multipliés en plus
grand nombre qu'autour de la personne du Père qui, comme on l'a dit dans la
première Partie, n'est jamais envoyé en mission.
5. La sanctification de la
créature par la grâce et sa consommation par la gloire s'accomplit aussi bien
par le don de la charité, approprié au Saint-Esprit, que par le don de la
sagesse, approprié au Fils. C'est pourquoi l'une et l'autre oeuvre, la grâce et
la gloire, appartiennent par appropriation aussi bien au Fils qu'à l'Esprit
sous des aspects divers.
6. Dans le sacrement de l'eucharistie on peut considérer deux choses. D'abord, qu'il y a là un sacrement, et que ses effets sont les mêmes que ceux de la grâce sanctifiante. Ensuite, qu'il y a là, miraculeusement contenu, le corps du Christ, et cela est compris dans la toute-puissance divine au même titre que tous les autres miracles attribués à cette toute-puissance.
Objections
:
1. Il semble malheureux de
mettre les articles de foi dans un symbole. Car la Sainte Écriture est la règle
de la foi, règle à laquelle il n'est permis ni d'ajouter ni de retrancher :
" A la parole que je vous adresse, dit le Deutéronome (4, 2), vous
n'ajouterez ni vous n'ôterez. " Il n'était donc plus permis de constituer
un symbole qui fût une règle de foi, après que la Sainte Écriture eut été
publiée.
2. Comme dit l'Apôtre (Ep
4, 5) : " La foi est une. " Mais le symbole est une profession de la
foi. Il y a donc inconvénient à transmettre de multiples symboles.
3. La profession de foi qui
est contenue dans le symbole concerne tous les fidèles. Or, il ne convient pas
à tous les fidèles de croire " en Dieu " mais seulement à ceux qui
ont la foi formée. Il ne convient donc pas que le symbole de la foi soit
transmis avec cette formule : " je crois en un seul Dieu. "
4. La descente aux enfers
est un des articles de foi. Or il n'en est pas fait mention dans le symbole de
Nicée. Il semble donc que le recueil ne soit pas au point.
5. Comme le fait observer
S. Augustin lorsqu'il explique cette parole (Jn 14, 1) : " Vous croyez en
Dieu, croyez aussi en moi " : " Nous croyons Pierre ou Paul, mais il n'est
jamais question que de croire en Dieu. " L'Église catholique étant
purement quelque chose de créé, il semble donc Inconvenant de dire qu'on croit
" en la sainte Église, une, catholique et apostolique ".
6. Un symbole est enseigné
pour être la règle de la foi. Mais une règle de foi doit être proposée à tous
et publiquement. Par conséquent, tous les symboles devraient être chantés à la
messe, aussi bien que le symbole de Nicée. Il ne semble donc pas que la
publication des articles de foi dans le symbole soit bien faite.
Cependant, l'Église universelle ne peut pas se tromper, gouvernée qu'elle est par l'Esprit Saint qui est l'Esprit de vérité ; car le Seigneur l'a promis à ses disciples en leur disant (Jn 16, 13) : " Lorsque sera venu cet Esprit de vérité, il vous enseignera toute vérité. " Mais quand un symbole est publié, c'est par l'autorité de l'Église universelle. Donc il n'y a rien en lui qui ne soit comme il faut.
Conclusion
:
L'Apôtre le dit bien (He 11, 6) : " Celui qui s'approche de Dieu doit croire. " Mais nul ne peut croire si la vérité qu'il doit croire ne lui est proposée. C'est pourquoi il a été nécessaire de recueillir en un tout la vérité de foi, afin qu’elle puisse être proposée à tous plus facilement et que personne ne reste éloigné de la foi par ignorance. Le mot de " symbole " vient de ce recueil des sentences de la foi.
Solutions
:
1. La vérité de foi est contenue dans la Sainte Écriture d'une manière diffuse, sous des modes fort divers, et par endroits obscurs, à tel point que pour l'extraire de cette Écriture, il faut beaucoup d'études et d'efforts. Tous ceux à qui il est nécessaire de connaître la vérité de foi ne peuvent y parvenir, car la plupart d'entre eux, occupés à d'autres affaires, ne peuvent vaquer à l'étude. Voilà pourquoi il a été nécessaire de tirer des sentences de la Sainte Écriture un recueil concis et clair qu'on pourrait proposer à la foi de tous. Ce n'est aucunement ajouté à la Sainte Écriture, bien plutôt c'en est tiré.
Tous les symboles enseignent la
même vérité de foi. Mais il faut instruire le peuple avec plus de soin chaque
fois que des erreurs surgissent, si l'on veut que la foi des simples ne soit
pas ruinée par les hérétiques. Telle est la cause qui a rendu nécessaire la
publication de plusieurs symboles. Ils ne diffèrent en rien sinon que l'un
explique plus pleinement ce que l'autre contient implicitement, suivant que
l'exigeait l'obstination des hérétiques.
3. La profession de foi est
transmise dans le symbole par toute l'Église comme si celle-ci formait une
seule personne, laquelle est une par la foi. Or la foi de cette Église, c'est
la foi formée, car telle est celle que l'on rencontre chez ceux qui sont de
l'Église par le nombre et par le mérite. C'est pourquoi la profession de foi
dans le symbole est livrée comme il sied à la foi formée. On veut dire aussi
par là que, s'il y a des fidèles qui n'ont pas cette foi, ils s'efforcent d'y
atteindre.
4. Au sujet de la descente
aux enfers, aucune erreur ne s'était levée chez les hérétiques. C'est pourquoi
il n'avait pas été nécessaire de fournir sur ce point une explication, et à
cause de cela, l'article n'est pas réitéré dans le symbole de Nicée. Mais il
est toujours supposé comme étant déjà défini dans le symbole des Apôtres. Le
symbole suivant n'abolit pas le précédent, mais l'éclaire plutôt, nous venons
de le dire.
5. Lorsqu'on dit " en
la sainte Église catholique " on doit l'entendre en ce sens que notre foi
se réfère à l'Esprit Saint qui sanctifie l'Église. On veut dire : " je
crois en l'Esprit Saint sanctifiant son Église. " Mais il est préférable,
et d'un usage plus général, de ne pas mettre là le mot " en " et de
dire simplement : " la sainte Église catholique ", comme fait aussi
le pape S. Léoni.
6. Le symbole de Nicée développe celui des Apôtres. En outre il a été composé lorsque la foi se manifestait au grand jour et que l'Église jouissait de la paix. C'est pourquoi on le chante solennellement à la messe. Le symbole des Apôtres fut composé à l'époque des persécutions, lorsque la foi se cachait encore. C'est pourquoi on le récite silencieusement à Prime et à Complies, comme pour repousser les ténèbres des erreurs passées et futures.
Objections
:
1. Il semble que cela ne
soit pas du ressort du souverain pontife. Car, si une nouvelle présentation du
symbole est nécessaire, c'est pour expliciter les articles de foi, nous venons
de le dire. Or si, dans l'Ancien Testament, les articles de la foi
s'explicitaient de plus en plus, c'est parce que la vérité de la foi se
manifestait davantage à mesure qu'on approchait davantage du Christ, nous
l'avons dit. Un tel motif n'existe plus dans la loi nouvelle : les articles de
la foi n'ont donc pas à recevoir de plus en plus d'explications. Il ne semble
donc pas que le souverain pontife ai autorité pour une nouvelle présentation d
symbole.
2. Ce qui est interdit sous
peine d'anathème par l'Église universelle n'est au pouvoir d'aucun homme. Mais
l'autorité de l'Église universelle interdit sous peine d'anathème de publier un
nouveau symbole. Nous lisons en effet dans le actes du premier concile d'Éphèse
que ce Concile " après avoir entendu la lecture du symbole de Nicée,
décréta qu'il n'était permis à personne de proférer, de consigner ou de
composer une autre profession de foi que celle définie par les saints Pères qui
se sont assemblés à Nicée avec le Saint-Esprit ". Suit la menace
d'anathème. La même chose est réitérée dans les actes du Concile de
Chalcédoine. Donc une nouvelle présentation du symbole échappe, semble-t-il, à
l'autorité du souverain pontife.
3. S. Athanase n'était pas
souverain pontife, mais patriarche d'Alexandrie. Pourtant il a composé un
symbole qui est chanté dans l'Église. Donc la publication d'un symbole ne
paraît pas appartenir au souverain pontife plus qu'à d'autres.
Cependant, la publication du symbole s'est faite en concile général. Mais il est établi dans les Décrétales qu'un concile de cette sorte ne peut être réuni que par l'autorité du souverain pontife.
Donc la publication du symbole relève de cette autorité.
Conclusion
:
Une publication nouvelle du symbole est nécessaire, avons-nous dit, pour parer aux erreurs qui surgissent. Elle appartient donc à celui qui a autorité pour définir en dernier ressort ce qui est de foi, et le définir de telle sorte que tous n'aient plus qu'à s'y tenir d'une foi inébranlable. Or, c'est le souverain pontife qui a autorité pour cela : " C'est à lui que sont portées les questions les plus graves et les plus difficiles de l’Église ", disent les Décrétales. D'où la parole du Seigneur à Pierre lorsqu'il l'a constitué souverain pontife : " J'ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille pas, et toi, une fois revenu, confirme tes frères " (Lc 22, 32). La raison en est qu'il ne doit y avoi qu'une seule foi dans toute l'Église, suivant 1a recommandation de l'Apôtre (1 Co 1, 10) : " Dite bien tous la même chose, et qu'il n'y ait pas de schismes parmi vous. " Une pareille unité ne pourrait être sauvegardée si une question de foi soulevée en matière de foi ne pouvait être tranchée par celui qui préside à toute l’Église, de telle sorte que toute l'Église observe fermement sa sentence. C'est pourquoi seul le souverain pontife a autorité pour une nouvelle publication du symbole, comme peur toutes les autres choses qui intéressent l’Église entière, par exemple réunir un concile général, etc.
Solutions
:
1. Dans l'enseignement du
Christ et des Apôtres, la vérité de foi se trouve suffisamment expliquée. Mais,
parce qu'il s'est trouvé des hommes pervers qui, selon le mot de S. Pierre (2 P
3, 16), " détournent de leur sens pour leur propre perdition "
l'enseignement apostolique, les autres enseignements et les Écritures, un
éclaircissement de la foi est devenu nécessaire au cours des temps contre les
erreurs nouvelles.
2. L'interdiction et la
sentence du concile d'Éphèse ne s'étendent qu'aux personnes privées qui n'ont
pas à trancher en matière de foi. Il est clair que cette sentence d'un concile
général n'a pas enlevé au concile suivant le pouvoir de faire une nouvelle
présentation du symbole qui contiendrait non une autre foi, mais la même foi.
C'est à cela qu'ont veillé tous les conciles : le suivant a toujours eu soin
d'exposer quelque chose de plus que le précédent, sous le coup de quelque
hérésie nouvelle. Et cela relève du souverain pontife, puisqu'il faut son
autorité pour réunir un concile et pour en confirmer les décisions.
3. S. Athanase n'avait pas composé un éclaircissement de la foi par manière de symbole, mais plutôt par manière d'enseignement doctrinal, comme on le voit à la façon dont il s'exprime. Mais parce que son exposé doctrinal contenait intégralement en peu de mots la vérité de foi, l'autorité du souverain pontife l'a fait recevoir comme règle de foi.
L'ACTE DE FOI
Il faut maintenant considérer l'acte de foi : 1° Dans ce qu'il a d'intérieur (Question 2) ; 2° dans ce qu'il a d'extérieur (Question 3).
1. Qu'est-ce que " croire ", qui est l'acte intérieur de foi ? - 2. De combien de manières emploie-t-on le mot " croire " ? - 3. Est-il nécessaire au salut de croire quelque chose qui dépasse la raison naturelle ? - 4. Est-il nécessaire de croire ce que peut atteindre la raison naturelle ? - 5. Est-il nécessaire au salut de croire explicitement certaines vérités ? - 6. Tous sont-ils également tenus de croire explicitement ? - 7. Est-il toujours nécessaire au salut de croire explicitement au Christ ? - 8. Est-il nécessaire au salut de croire explicitement à la Trinité ? - 9. L'acte de foi est-il méritoire ? - 10. La raison humaine diminue-t-elle le mérite de la foi ?
Objections
:
1. On a défini croire :
" Réfléchir en donnant son assentiments. " Mais réfléchir implique
une certaine recherche, car réfléchir (cogitare) se dit au sens d'agiter
plusieurs pensées. Mais S. Jean Damascène a dit que la foi " est un
consentement sans discussion ". Donc réfléchir n'appartient pas à l'acte
de foi.
2. Nous le dirons plus loin
: la foi réside dans la raison. Mais l'acte de réfléchir est l'acte de
la puissance cogitative qui, comme nous l'avons dit dans la première Partiec,
appartient à l'appétit sensible. Elle n'a donc rien de commun avec la foi.
3. Croire est un acte de
l'intelligence, puisqu'il a pour objet le vrai. Or, donner son assentiment
n'est pas, semble-t-il, un acte de l'intelligence, mais de la volonté, comme
celui de donner son consentement que nous avons étudié plus haut. Croire n'est
donc pas l'acte de réfléchir en donnant son assentiment.
Cependant, S. Augustin définit ainsi l'acte de croire.
Conclusion
:
Réfléchir peut se prendre en trois sens. D'abord d'une façon tout à fait générale, dans le sens de n'importe quelle application actuelle de la pensée, comme S. Augustin dit : " Nous possédons cette intelligence par laquelle nous comprenons en réfléchissant. " D'une autre façon, on appelle plus proprement réfléchir l'application d'esprit qui s'accompagne d'une certaine recherche avant qu'on soit parvenu à une parfaite intelligence des choses par la certitude que procure la vision. C'est ce qui fait dire à S. Augustin : " Le Fils de Dieu est appelé non pas la réflexion mais le Verbe de Dieu, car c'est seulement lorsque notre réflexion parvient au savoir et qu'à partir de là elle est formée, qu'elle constitue vraiment notre verbe. Et c'est pourquoi le Verbe de Dieu doit s'entendre sans la réflexion, n'ayant rien en lui qui soit encore en formation et puisse être sans forme. " Ainsi, on donne proprement le nom de réflexion au mouvement de l'esprit lorsqu'il délibère sans être encore arrivé à son point de perfection par la pleine vision de la vérité. Mais cette sorte de mouvement peut être soit d'un esprit qui délibère à propos d'idées générales, ce qui ressortit à l'intelligence, soit d'un esprit qui délibère à propos d'idées particulières, ce qui ressortit à la faculté sensible. Voilà comment réfléchir est pris d'une deuxième façon pour l'acte de l'intelligence lorsqu'elle délibère ; d'une troisième façon pour l'acte de la faculté cogitative.
D'après cela, si l'on prend l'acte de réfléchir dans son acception commune selon la première manière, lorsqu'on dit " réfléchir en donnant son assentiment ", on ne dit pas totalement ce qui fait l'acte de croire, car, dans ce sens, même celui qui considère les choses dont il a la science ou l'intelligence réfléchit avec assentiment. En revanche, si l'on prend l'acte de réfléchir dans le deuxième sens, on y saisit toute la définition de cet acte précis qui consiste à croire. Parmi les actes de l'intelligence, en effet, certains comportent une adhésion ferme sans cette espèce de réflexion, comme il arrive quand on considère les choses dont on a la science ou l'intelligence, car une telle considération est désormais formée. Mais certains actes de l'intelligence comportent une réflexion informe et sans adhésion ferme, soit qu'ils ne penchent d'aucun côté, comme il arrive à celui qui doute ; soit qu'ils penchent davantage d'un côté mais sont retenus par quelque léger indice, comme il arrive à celui qui a un soupçon ; soit qu'ils adhèrent à un parti en craignant cependant que l'autre ne soit vrai, comme il arrive à qui se fait une opinion. Mais cet acte qui consiste à croire contient la ferme adhésion à un parti ; en cela le croyant se rencontre avec celui qui a la science et avec celui qui a l'intelligence ; et cependant sa connaissance n'est pas dans l'état parfait que procure la vision évidente ; en cela il se rencontre avec l'homme qui est dans le doute, dans le soupçon ou dans l'opinion. De sorte que c'est bien le propre du croyant de réfléchir en donnant son assentiment. Et c'est par là que cet acte de croire se distingue de tous les actes de l'intelligence concernant le vrai ou le faux.
Solutions
:
1. Il n'y a pas à
l'intérieur de la foi une recherche de la raison naturelle pour démontrer ce
que l'on croit. Mais il y a une recherche de ce qui peut amener l'homme à
croire : par exemple parce que Dieu l'a dit, et que c'est confirmé par des
miracles.
2. Nous ne prenons pas ici
l'acte de réfléchir comme un acte de la faculté cogitative, mais comme un acte
de l'intelligence, nous venons de le dire.
3. L'intelligence du croyant est déterminée à une chose non par la raison mais par la volonté. Et c'est pourquoi l'assentiment est pris ici pour un acte de l'intelligence en tant qu'elle est déterminée par la volonté à un seul parti.
Objections
:
1. Il semble illogique de
distinguer l'acte de foi entre " croire Dieu ", " croire en Dieu
" et " croire à Dieu ". Car un seul habitus n'a qu'un seul acte.
Mais la foi est un seul habitus, puisqu'elle est une seule vertu. Il est donc
illogique de lui attribuer plusieurs actes.
2. Ce qui est commun à tout
acte de foi ne doit pas être posé comme un acte de foi particulier. Or croire
Dieu se retrouve communément dans tous les actes de foi, puisque cette foi
s'appuie sur la vérité première. Il ne convient donc pas, semble-t-il, de
distinguer cela de certains autres actes de la foi.
3. Ce qui convient même à
des infidèles ne peut être compté comme un acte de foi. Mais croire que Dieu
existe convient même aux infidèles. Donc on ne doit pas compter cela parmi les
actes de foi.
4. Le fait de se porter
vers une fin appartient à la volonté qui a pour objet le bien et la fin. Mais
croire n'est pas un acte de la volonté, c'est un acte de l’intelligence. Donc,
on ne doit pas faire de " croire en Dieu " qui implique mouvement
vers une fin, une espèce particulière de l’acte de croire.
Cependant, cette distinction est de S. Augustin.
Conclusion
:
L’acte d’une puissance ou d’un habitus dépend toujours de l’adaptation de la puissance ou de l’habitus à son objet. Or l’objet de la foi peut se présenter de trois façons. Croire, on vient de le dire, appartient à l’intelligence en tant qu’elle est portée par la volonté à donner son adhésion ; aussi l’objet de foi peut-il se prendre soit du côté de l’intelligence elle-même, soit du côté de la volonté qui la meut. Si on le prend du côté de l’intelligence, on peut voir dans l’objet de foi deux choses, selon ce que nous avons dit plus haut. De ces deux choses, l’une est objet matériel de la foi, et à ce point de vue l’acte de la foi consiste à " croire à Dieu " (Credere Deo) puisque rien ne nous est proposé à croire, avons-nous dit, si ce n’est dans la mesure où cela concerne Dieu. L’autre est la raison formelle de l’objet ; c’est comme le moyen à cause de quoi l’on adhère effectivement à telle et telle chose parmi les réalités à croire et à cet égard l’acte de la foi consiste à " croire Dieu " (Credere Deum) : car, avons-nous dit, l’objet formel de la foi c’est la vérité première, et c’est à elle que l’on s’attache pour adhérer par elle à ce qu’on croit. Enfin, si l’on regarde l’objet de foi de la troisième manière, en tant que l’intelligence est mue par la volonté, alors c’est " croire en Dieu " (Credere in Deum), qui est l’acte de la foi ; car la vérité première se réfère au vouloir en tant qu’elle s’offre comme une fin.
Solutions
:
1. Par ces trois
expressions, nous ne désignons pas divers actes de la foi, mais un seul et même
acte ayant diverses relations avec l’objet de la foi.
2. Cela répond encore à la
deuxième objection.
3. Croire à Dieu ne se
trouve pas chez les infidèles sous l’aspect où nous en faisons l’acte de la
foi. Ils ne croient pas que Dieu existe dans ces conditions que détermine la
foi. Aussi n’est-ce pas vraiment à Dieu qu’ils croient puisque, selon la
remarque du Philosophe, en face d’un être simple notre connaissance est en
défaut du seul fait qu’elle n’atteint pas cet être en sa totalité.
4. Comme nous l’avons dit, la volonté meut l’intellect et les autres puissances de l’âme vers sa fin. Et c’est à ce titre que croire en Dieu est donné comme un acte de la foi.
Objections
:
1. Il semble que croire ne
soit pas nécessaire au salut, car pour son salut et pour sa perfection un être
peut toujours se suffire avec ce qui lui convient selon sa nature. Mais ce qui
est de foi dépasse la raison naturelle de l’homme puisque c’est ce qui ne se
voit pas, nous l’avons dit. Croire ne semble donc pas nécessaire au salut.
2. Il est même dangereux
pour l’homme d’adhérer quand il ne peut juger si ce qu’on lui propose est vrai
ou faux. Il est dit au livre de Job (12, 11) : " L’oreille ne juge-t-elle
pas les discours qu’elle entend ? " Or on ne peut avoir un tel jugement
dans ce qui est de foi, puisqu’on ne peut le résoudre dans les premiers
principes par lesquels nous jugeons de tout. Il est donc périlleux de prêter
foi à de telles choses et croire n’est donc pas nécessaire au salut.
3. Le salut de l’homme
réside en Dieu selon le Psaume (37, 39) : " Le salut des justes vient du
Seigneur. " Mais " ce qu’il y a d’invisible en Dieu se découvre à la
pensée par ce qu’il a fait, même son éternelle puissance et sa divinité ",
dit l’Apôtre (Rm 1, 20. Or ce qui se découvre à la pensée, on n’a pas à le
croire. Il n’est donc pas nécessaire au salut que l’homme croie certaines
choses.
Cependant, l’épître aux Hébreux (10, 6) dit formellement : " Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu. "
Conclusion
:
Partout où des natures forment entre elles un ordre, on trouve que deux choses concourent à la perfection de la nature inférieure d'une part que cette nature agisse selon son propre mouvement, et d'autre part queue agisse selon la motion de la nature supérieure. Ainsi l'eau, selon son propre mouvement, gravite vers le centre de la terre ; mais elle a autour de ce centre un mouvement de flux et de reflux qui suit le mouvement de la lune. De même, les planètes dans leurs orbites sont emportées par leurs propres mouvements de l'occident vers l'orient, mais de l'orient vers l'occident par le mouvement du premier ciel. Or, dans la création, la nature raisonnable seule est immédiatement ordonnée à Dieu. Car les autres créatures n'atteignent pas à un effet universel, mais uniquement à un effet particulier ; elles participent de la perfection de Dieu soit par le seul fait d'exister, comme les êtres inanimés, soit en outre par celui de vivre et de connaître les singuliers comme font les plantes et les animaux. La nature raisonnable au contraire, en tant qu'elle connaît la raison universelle de bien et d'être, se trouve ordonnée immédiatement au principe universel de l'existence. La perfection de la créature douée de raison consiste donc, non pas seulement en ce qui convient à cette créature selon sa nature, mais aussi en ce qui lui est accordé par une certaine perfection surnaturelle venant de la bonté divine. Aussi avons-nous dit plus haut que l'ultime béatitude de l'homme consiste dans une vision surnaturelle de Dieu. A cette vision il est sûr que l'homme ne peut parvenir s'il ne se met à apprendre à l'école même de Dieu, selon ce texte en S. Jean (6, 45) : " Quiconque prête l'oreille au Père et a reçu son enseignement vient à moi. " Mais l'homme n'entre pas tout d'un coup dans cet enseignement, mais progressivement, selon le mode de sa nature. Quiconque, d'ailleurs, se met à apprendre ainsi doit nécessairement commencer par croire, pour se trouver en état de parvenir à la science parfaite ; le Philosophe le dit : " Si l'on veut apprendre il faut croire. " De là vient que, pour être en état de parvenir à la vision parfaite de la béatitude, l'homme doit auparavant croire Dieu, comme un disciple croit le maître qui l'enseigne.
Solutions
:
1. Parce que la nature
humaine dépend d'une nature supérieure, la connaissance naturelle ne suffit pas
à notre perfection, on vient de le dire.
2. De même qu'on adhère aux
principes par la lumière naturelle de l'intelligence, de même l'homme vertueux
possède par l'habitus de la vertu un jugement droit sur ce qui s'y rapporte.
C'est de cette façon, par une lumière de foi divinement infuse en lui, que
l'homme adhère à ce qui est de foi et non à ce qui lui est contraire. C'est
pourquoi il n'y a pas de péril " ni de damnation pour ceux qui sont dans
le Christ Jésus " (Rm 8, 1) : lui-même les éclaire par la foi.
3. La foi perçoit les attributs invisibles de Dieu d'une façon plus élevée et en plus grand nombre que ne fait la raison naturelle lorsqu'elle remonte des créatures à Dieu. D'où cette parole de l'Ecclésiastique (3, 23) : " On t'a montré beaucoup plus de choses que l'intelligence humaine n'en peut comprendre. "
Objections
:
1. Apparemment ce n'est pas
nécessaire, car dans les oeuvres de Dieu on ne trouve rien de superflu,
beaucoup moins que dans les oeuvres de la nature. Mais, lorsqu'une chose peut
se faire par un seul moyen, il est superflu d'en ajouter un autre. Il serait
donc superflu de recevoir par le moyen de la foi ce qui peut être connu par la
raison naturelle.
2. Il est nécessaire de
croire ce qui est du domaine de la foi. Mais la science et la foi n'ont pas le
même objet, nous l'avons établi plus haut. Comme la science s'occupe de tout ce
qui peut être connu par la raison naturelle, il semble qu'il n'y ait pas besoin
de croire ce que la raison naturelle peut prouver.
3. Tout ce qui peut être
objet de science semble l'être au même titre. Donc, si certaines de ces vérités
sont proposées à l'homme comme des vérités à croire, à titre égal il
deviendrait nécessaire de croire tout ce qui relève de la science. Or cela est
faux. Il n'est donc pas vrai qu'il soit nécessaire de croire ce qui peut être
connu par la raison naturelle.
Cependant, il est nécessaire de croire que Dieu est unique, n'a pas de corps, ce que les philosophes prouvent par la raison naturelle.
Conclusion
:
Il est nécessaire à l'homme de recevoir par la foi, non seulement des vérités qui dépassent la raison, mais aussi des vérités connaissables par la raison. Et ceci pour trois motifs.
1° Afin que l'homme parvienne plus vite à la connaissance de la vérité divine. Car la science à laquelle il appartient de prouver que Dieu existe, et d'autres choses du même genre au sujet de Dieu, est proposée aux hommes en dernier lieu, beaucoup d'autres sciences étant présupposées. Ainsi ce serait seulement très tard dans sa vie que l'homme parviendrait à la connaissance de Dieu.
2° Afin que la connaissance de Dieu soit plus répandue. Beaucoup en effet ne peuvent progresser dans l'étude de la science, soit parce qu'ils ont l'esprit lent, soit parce qu'ils sont pris par d'autres occupations et par les nécessités de la vie temporelle, soit encore parce qu'ils n'ont pas le désir de s'instruire. Ces gens seraient entièrement privés de la connaissance de Dieu si les choses divines ne leur étaient proposées par mode de foi.
3° Pour avoir la certitude. La raison humaine est en effet très insuffisante en matière de réalités divines ; il y a de cela un indice dans le fait que les philosophes qui ont scruté les réalités humaines par une recherche rationnelle se sont trompés sur beaucoup de points et ont eu des opinions opposées. Donc pour qu'il y ait parmi les humains une connaissance sur Dieu qui soit indubitable et certaine, il fallait que les réalités divines leur soient transmises par mode de foi, comme étant dites par Dieu qui ne peut mentir.
Solutions
:
1. Les investigations de la
raison naturelle ne suffisent pas au genre humain pour connaître les choses
divines, même en ce que la raison peut en montrer ; aussi n'est-il pas superflu
de croire de telles choses.
2. La science et la foi
n'ont pas le même domaine chez le même individu. Mais ce qui est su par l'une
peut être cru par l'autre, nous l'avons dit plus haut.
3. Toutes les vérités qui peuvent être objet de science se rencontrent dans la raison de science, mais elles ne se rencontrent pas en ce qu'elles ordonneraient également à la béatitude. Et c'est pourquoi elles ne sont pas toutes proposées à titre égal comme des vérités à croire.
Objections
:
1. Il semble que non, car
nul n'est tenu à ce qui n'est pas en son pouvoir. Mais croire quelque chose
explicitement n'est pas au pouvoir de l'homme. En effet, l'Apôtre écrit (Rm 10,
14) : " Comment croiront-ils celui qu'ils n'ont pas entendu ? Comment
entendront-ils si personne ne prêche ? Et comment prêchera-t-on si l'on n'est
pas envoyé ? " On n'est donc pas tenu de croire quelque chose d'une
manière explicite.
2. Nous sommes ordonnés à
Dieu par la charité autant que par la foi. Mais on n'est pas tenu d'observer
les préceptes de la charité, il suffit que l'esprit y soit préparé. C'est
évident, par exemple, dans ce précepte du Seigneur qu'on lit en S. Matthieu (5,
39) : " Si quelqu'un t'a frappé sur une joue, tends-lui aussi l'autre
" et dans d'autres semblables comme l'explique S. Augustin. On n'est donc
pas tenu non plus de croire explicitement quelque chose, mais c'est assez que
l'esprit soit prêt à croire ce qui est proposé par Dieu.
3. Le bien de la foi
consiste dans une certaine obéissance, selon l'Apôtre (Rm 1, 5) qui parle de
conduire à " l'obéissance de la foi tous les païens ". Mais la vertu
d'obéissance ne requiert pas non plus qu'on observe des préceptes déterminés.
Il suffit que l'on ait un esprit prêt à les garder, selon le Psaume (119, 60) :
" je suis prêt, sans difficultés, à garder tes commandements. " Il
semble donc suffisant pour la foi aussi d'avoir l'esprit prêt à croire toutes
les vérités qui pourraient nous être divinement proposées, sans qu'on ait à
croire explicitement aucune.
Cependant, il est écrit (He 11, 6) " Celui qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe, et qu'il se fait le rémunérateur de ceux qui le cherchent. "
Conclusion
:
Les préceptes de la loi qu'on est tenu de remplir portent sur les activités vertueuses qui sont le chemin pour parvenir au salut. Mais l'activité d'une vertu, nous l'avons dit, se mesure au rapport de l'habitus avec son objet. Or dans l'objet d'une vertu on peut considérer deux choses : ce qui constitue proprement et par soi l'objet de la vertu, ce qui est nécessaire en tout acte de vertu ; et en second lieu ce qui se présente par accident et comme conséquence par rapport à la raison propre de l'objet. Ainsi la force a pour objet proprement et par soi d'endurer les périls de mort et d'affronter dangereusement l'ennemi au péril de sa vie en vue du bien commun ; mais le fait même d'être sous les armes ou de tirer l'épée dans une guerre juste, etc. se ramène à l'objet de la force par accident. Donc l'application déterminée de l'activité vertueuse à ce qui est proprement et par soi l'objet de la vertu tombe sous la rigueur du précepte au même titre que l'acte même de la vertu. Mais l'application déterminée de l’activité vertueuse à ce qui se présente par accident et de façon secondaire à l'égard de l'objet propre et essentiel de la vertu ne tombe sous la rigueur du précepte que si c'est le lieu et le moment.
Il faut donc dire que l'objet de la foi est essentiellement ce qui rend l'homme bienheureux, comme nous l'avons dit antérieurement. Mais se rattache à l'objet de la vertu par accident et de façon secondaire tout ce qu'on trouve dans la Sainte Écriture que Dieu nous a donnée : par exemple qu'Abraham eut deux fils, que David fut fils de Jessé, etc. Donc, en ce qui regarde les premières vérités à croire, qui sont les articles de foi, on est tenu de les croire explicitement, de même qu'on est tenu d'avoir la foi. Quant aux autres vérités, on n'est pas tenu de les croire explicitement, mais seulement d'une manière implicite ou dans la disponibilité d'esprit : on est prêt à croire tout ce qui est contenu dans la divine Écriture. Mais lorsqu'on a reconnu que c'est contenu dans l'enseignement de la foi, alors seulement on est tenu de le croire explicitement.
Solutions
:
1. Si l'on dit qu'une chose
est au pouvoir de l'homme en dehors du secours de la grâce, alors on est tenu à
beaucoup de choses dont on est incapable sans une grâce réparatrice, comme
d'aimer Dieu et le prochain, et pareillement de croire les articles de foi.
Cependant on le peut avec le secours de la grâce. Et ce secours, chaque fois
que Dieu le donne, c'est par miséricorde ; mais lorsqu'il ne le donne pas,
c'est par justice comme châtiment d'un péché qui a précédé, au moins le péché
originel, selon S. Augustin.
2. On est tenu d'aimer de
façon déterminée les êtres aimables qui sont proprement et par soi objets de la
charité, c'est à dire Dieu et le prochain. Mais l'objection est valable dans le
cas des préceptes de charité qui ne se rattachent à l'objet de la charité que
par voie de conséquence.
3. La vertu d'obéissance réside dans la volonté. Aussi, pour faire acte d'obéissance, il suffit d'une promptitude de volonté à se soumettre à celui qui commande ; là est l'objet propre et essentiel de l'obéissance. Mais que l'on commande ceci ou cela, cela se rattache à l'objet propre et essentiel de l'obéissance par accident et par voie de conséquence.
Objections
:
1. Apparemment oui. Car
tous sont également tenus à ce qui est de nécessité de salut ; on le voit bien
pour les préceptes de la charité. Mais l'explicitation de ce que nous devons
croire, on vient de le dire, est nécessaire au salut. Donc tous sont également
tenus de croire explicitement.
2. Nul ne doit être examiné
sur ce qu'il n'est pas tenu de croire explicitement. Mais parfois même les
simples sont examinés sur les moindres articles de la foi. Donc tous sont tenus
à croire tout explicitement.
3. Si les inférieurs ne
sont pas tenus d'avoir une foi explicite, mais seulement une foi implicite, ils
doivent avoir une foi explicite à la foi des supérieurs. Mais cela paraît
dangereux, car il peut arriver que ces supérieurs se trompent. Donc il semble
que même les inférieurs doivent avoir une foi explicite. Ainsi, donc tous sont
également tenus de croire explicitement.
Cependant, on lit au livre de Job (1, 14) : " Les boeufs labouraient et près d'eux les ânesses paissaient. " Ce qui veut dire, d'après S. Grégoire, que les inférieurs, symbolisés par les ânes, doivent en matière de foi donner leur adhésion aux supérieurs, symbolisés par les boeufs.
Conclusion
:
Le développement explicite des vérités à croire se fait par révélation divine car les vérités à croire dépassent la raison naturelle. Mais on voit, chez Denys, que la révélation divine suit un certain ordre et parvient aux inférieurs par les supérieurs ; aux hommes par les anges, aux anges inférieurs par les anges plus grands. Pour une raison semblable, il faut que le développement de la foi chez les humains parvienne aux petits par les grands. C'est pourquoi, de même que les supérieurs ont une connaissance plus complète des réalités divines, toujours au dire de Denys', de même ceux d'entre les hommes qui sont supérieurs, auxquels il appartient d'instruire les autres, sont tenus d'avoir une connaissance plus complète de ce que nous devons croire, et de croire plus explicitement.
Solutions
:
1. Le développement
explicite de ce qu'on doit croire n'est pas, d'une manière égale pour tous,
nécessaire au salut ; car les supérieurs qui ont la charge d'instruire les
autres, sont tenus de croire explicitement plus de choses que les autres.
2. Les simples n'ont pas à
être examinés sur les subtilités de la foi, sauf quand il y a soupçon qu'ils
aient été pervertis par les hérétiques, car c'est dans les subtilités de la foi
que ceux-ci ont coutume de pervertir la foi des simples. Si cependant on ne trouve
aucune opiniâtreté dans l'attachement de ces derniers à la doctrine altérée, si
c'est par simplicité d'esprit qu'ils sont en défaut dans ces matières, il n'y a
pas à leur en faire grief.
3. Les inférieurs n'ont une foi implicite dans la foi des supérieurs que dans la mesure où ceux-ci adhèrent à l'enseignement divin. D'où la parole de l'Apôtre (1 Co 4, 16) : " Soyez mes imitateurs comme je le suis moi-même du Christ. " Ce n'est donc pas une connaissance humaine qui devient la règle de la foi, mais la vérité divine. S'il y a des supérieurs qui s'éloignent de la vérité divine, c'est sans préjudice pour la foi des simples tant qu'ils croiront à l'orthodoxie de ces grands. Il n'y a préjudice que si les petits adhèrent d'une manière opiniâtre aux erreurs des grands sur u n point part iculier contre ce qui est la foi de l’Église universelle, foi qui ne peut défaillir puisque le Seigneur a dit (Lc 22, 32) : " J'ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille pas. "
Objections
:
1. Il semble que croire
explicitement au mystère de l'incarnation du Christ ne soit pas nécessaire au
salut chez tous. En effet, l'homme n'est pas tenu de croire d'une manière
explicite les choses que les anges ignorent, s'il est vrai que le développement
de la foi se fait par la révélation divine et que celle-ci parvient jusqu'aux
hommes par l'intermédiaire des anges, comme on vient de le dire. Or, même les
anges ont ignoré le mystère de l'Incarnation. De là vient qu'ils se demandaient
(Ps 24, 8) : " Quel est celui-ci qui vient d'Édom ? " C'est là
l'interprétation de Denys. Donc les hommes n'étaient pas tenus de croire
explicitement au mystère de l'Incamation9.
2. Il est indéniable que
Jean Baptiste a fait partie des grands et qu'il était tout à fait proche du
Christ, car le Seigneur dit de lui : " Parmi les fils de la femme il ne
s'est levé personne de plus grand " (Mt 11, 11). Mais Jean Baptiste ne
paraît pas avoir connu explicitement le mystère du Christ, puisqu'il lui a fait
demander (Mt 11, 3) : " Es-tu celui qui doit venir, ou en attendrons-nous
un autre ? " Donc même les grands n'étaient pas tenus d'avoir au sujet du
Christ une foi explicite.
3. Bien des païens ont
obtenu le salut par le ministère des anges, dit Denys. Mais les païens n'ont eu
pourtant au sujet du Christ aucune foi, ni explicite ni implicite, parce
qu’aucune révélation ne leur fut faite. Il semble donc que croire explicitement
au mystère de l'incarnation du Christ n'ait pas été pour tous nécessaire au
salut.
Cependant, S. Augustin affirme : " La vraie foi est celle par laquelle nous croyons qu'aucun homme, jeune ou vieux, n'est délivré de la contagion de la mort et des liens du péché si ce n'est par Jésus Christ, seul médiateur entre Dieu et les hommes. "
Conclusion
:
Ce qui appartient proprement et essentiellement à l'objet de foi, nous l'avons dit, c'est ce qui procure la béatitude. Or, pour les humains, le chemin qui mène à la béatitude c'est le mystère de l'incarnation et de la passion du Christ. Il est dit, en effet, au livre des Actes (4,12) : " Il n'y a pas d'autre nom qui ait été don né aux hommes par lequel nous devions être sauvés. " C'est pourquoi il a fallu que ce mystère de l'incarnation du Christ ait été cru de quelque manière à toute époque chez tous les humains, diversement toutefois selon la diversité des temps et des personnes. En effet, avant l'état de péché, l'homme eut une foi explicite au sujet de l'incarnation du Christ en tant que celle-ci était ordonnée à la consommation de la gloire, mais non en tant qu'elle était ordonnée à la délivrance du péché, parce que l'homme n'avait pas la prescience du péché futur. Mais il semble qu'il ait eu la prescience de l'incarnation du Christ puisqu'il a dit, comme le rapporte la Genèse (2, 24) : " L'homme, à cause de cela, laissera son père et sa mère et s'attachera à son épouse ", et c'est là au dire de l'Apôtre (Ep 5, 32) : " Le mystère qui a toute sa grandeur dans le Christ et dans l'Église. " Ce mystère, il n'est assurément pas croyable que le premier homme l'ait ignoré.
Or, après le péché, le mystère du Christ a été cru d'une façon explicite, non plus seulement quant à l'Incarnation, mais quant à la Passion et à la Résurrection par lesquelles le genre humain est délivré du péché et de la mort. Autrement en effet ils n'auraient pas figuré d'avance la passion du Christ par certains sacrifices, avant la Loi et sous la Loi. Ces sacrifices avaient une signification que les grands à coup sûr connaissaient d'une manière explicite. Mais les petits, sous le voile de ces sacrifices, croyant qu'il y avait là un plan divin concernant le Christ à venir, en avaient comme une connaissance voilée. Et, nous l'avons remarqué plus haut, ce qui se rapporte aux mystères du Christ a été connu d'autant plus difficilement qu'on était plus éloigné du Christ, et d'autant plus facilement qu'on était plus rapproché de lui. Mais depuis le moment où la grâce a été révélée, grands et petits sont tenus d'avoir une foi explicite à l'égard des mystères du Christ, surtout de ceux qui sont communément solennisés dans l'Église et publiquement proposés, comme sont les articles sur l'Incarnation dont nous avons parlé plus haut. Quant aux autres subtiles considérations autour des articles de l'Incarnation, on est tenu de les croire plus ou moins explicitement selon ce qui sied à l'état et à la fonction de chacun.
Solutions
:
1. Il n'est pas vrai que le
mystère de Dieu ait été absolument caché aux anges, dit S. Augustin. Cependant
il y a certains aspects de ce mystère qu'ils ont connus plus parfaitement quand
le Christ les a révélés.
2. Jean Baptiste ne s'est
pas inquiété de l'avènement du Christ dans la chair comme s'il l'eût ignoré,
puisque lui-même l'avait expressément confessé, en disant (Jn 1, 34) : "
Moi j'ai vu, et j'ai rendu témoignage que celui-ci est le Fils de Dieu. "
Aussi n'a-t-il pas demandé : " Es-tu celui qui est venu ? " mais bien
: " Es-tu celui qui doit venir ? " L'enquête portait sur le futur,
non sur le passé. Pareillement, il ne faut pas croire que Jean Baptiste ait
ignoré que le Christ devait venir pour la Passion, alors que lui-même avait dit
: " Voici l'Agneau de Dieu, qui enlève les péchés du monde ",
annonçant à l'avance son immolation future. Cependant d'autres prophètes
l'avaient connue et prédite, comme on le voit surtout chez Isaïe. On peut donc
dire, comme S. Grégoire, que Jean Baptiste a cherché à savoir ce qu'il ignorait
: si le Christ allait personnellement descendre aux enfers. Jean savait
d'ailleurs que la vertu de la Passion s'étendrait jusqu'à ceux qui étaient
retenus dans les limbes, selon la parole de Zacharie (9, 11 Vg) : " Toi
aussi, dans le sang de ton alliance, tu as retiré les captifs de la fosse où il
n'y a pas d'eau. " Mais, que le Christ doive descendre lui-même aux limbes,
c'était une chose que Jean n'était pas tenu de croire explicitement avant sa
réalisation. - Ou encore, on peut dire, comme S. Ambroise, que Jean n'a pas
questionné par doute ou par ignorance, mais plutôt par piété. - Ou bien, comme
S. Jean Chrysostome, on peut dire que Jean n'a pas questionné parce que
lui-même était dans l'ignorance, mais pour satisfaire ses disciples par la
réponse du Christ. Aussi le Christ a-t-il répondu pour l'instruction des
disciples en montrant que ses oeuvres étaient des signes.
3. Beaucoup de païens ont eu des révélations sur le Christ. Ainsi est-il dit (Job 19, 25) : " je sais que mon Rédempteur est vivant. " La Sibylle aussi a fait certaines prédictions sur le Christ, au dire de S. Augustin. On trouve également ceci dans l'histoire des Romains : au temps de l'empereur Constantin et de sa mère Hélène, fut découvert un tombeau où gisait un homme ayant sur la poitrine une lame d'or où on lisait : " Le Christ naîtra de la Vierge et je crois en lui. Ô soleil, tu me reverras au temps d'Hélène et de Constantin. " - Cependant, si certains ont été sauvés sans avoir reçu la révélation, ils ne l'ont pas été sans la foi au Médiateur. Car, même s'ils n'eurent pas une foi explicite, ils eurent pourtant une foi implicite 10 en la Providence divine, croyant que Dieu était le libérateur des humains de la manière qui lui plaisait, et selon que l'Esprit l'avait révélé à ceux qui connaissent la vérité selon le livre de Job (35, 11) : " Il nous rend plus instruits que les bêtes de la terre. "
Objections
:
1. Il semble que non, car
l'Apôtre dit aux Hébreux (11, 6) : " Celui qui s'approche de Dieu doit
croire qu'il existe et qu'il se fait le rémunérateur de ceux qui le cherchent.
" Mais on peut croire cela sans la foi à la Trinité. Il n'était donc pas
nécessaire d'avoir explicitement la foi à la Trinité.
2. Le Seigneur dit en S.
Jean (17, 6) : " Père, j'ai manifesté ton nom aux hommes. " Et S.
Augustin In commente ainsi cette parole : " Non pas le nom par lequel tu
es appelé Dieu, mais celui par lequel tu es appelé mon Père. " Ensuite, il
ajoute : " Par le fait que Dieu a créé ce monde, il a été connu dans
toutes les nations ; par le fait qu'il ne faut pas l'adorer avec les faux dieux,
il a été connu en Judée ; mais en ce qu'il est le Père de ce Christ par lequel
il enlève le péché du monde, ce nom jusque-là caché aux hommes, c'est
maintenant qu'il le leur a révélé. " Donc, avant la venue du Christ il
n'était pas connu qu'il y eût au sein de la Déité paternité et filiation. On ne
croyait donc pas explicitement au mystère de la Trinité.
3. Nous sommes tenus de
croire explicitement en Dieu qui est l'objet de la béatitude. Mais l'objet de
la béatitude, c'est la souveraine bonté de Dieu. Or, elle peut se concevoir en
lui, même sans la distinction des Personnes. Il ne fut donc pas nécessaire de
croire explicitement à la Trinité.
Cependant, dans l'Ancien Testament, la trinité des Personnes s'est exprimée de bien des façons. Ainsi, dès le début de la Genèse (1, 26), il est dit, pour exprimer la Trinité : " Faisons l'homme à notre image et ressemblance. " Dès le commencement donc il fut nécessaire au salut de croire à la Trinité.
Conclusion
:
On ne peut croire explicitement au mystère du Christ, sans la foi à la Trinité. Car le mystère de l'incarnation du Christ contient que le Fils de Dieu a pris notre chair, qu'il a renouvelé le monde par la grâce du Saint-Esprit, et aussi qu'il a été conçu du Saint-Esprit. Voilà pourquoi dans la mesure ou l'on a cru avant le Christ au mystère du Christ, les grands d'une façon explicite, les petits implicitement et comme obscurément, on a cru aussi au mystère de la Trinité. Et tous ceux qui renaissent dans le Christ l'obtiennent par l'invocation de la Trinité, selon cette parole (Mt 28, 19) : " Allez, enseignez toutes le nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. "
Solutions
:
1. Croire explicitement ces
deux vérités au sujet de Dieu a été nécessaire en tout temps et pour tous. Ce n'est
cependant pas suffisant en tout temps ni pour tous.
2. Avant la venue du
Christ, la croyance à la Trinité était cachée dans la foi des grands. Mais par
le Christ elle a été manifestée au monde, puis par les Apôtres.
3. La souveraine bonté de Dieu, dans la mesure où présentement nous la comprenons par ses effets, peut se concevoir en dehors de la trinité des Personnes. Mais, en tant qu'elle est comprise en elle-même, et c'est ainsi que les bienheureux la voient, elle ne peut se concevoir sans la trinité des Personnes. Et de plus, c'est la mission même des personnes divines qui nous conduit à la béatitude.
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car le
principe du mérite est la charité, on l'a dit n. Mais la foi est préalable à la
charité, de même que la nature. Donc, de même qu'un acte de la nature n'est pas
méritoire, puisque ce n'est pas par des ressources naturelles que nous
méritons, pas davantage l'acte de foi.
2. L'acte de croire tient
le milieu entre l'acte d'opiner et celui de savoir ou de considérer ce qu'on
sait. Mais l'acte de s'appliquer à une science n'est pas méritoire, une opinion
pas davantage. L'acte de croire ne l'est donc pas non plus.
3. Celui qui adhère à une
vérité en croyant ou bien a une cause suffisante qui l'induit à croire, ou bien
non. S'il l'a, on ne voit pas qu'il y ait pour lui du mérite à croire, car il
n'est plus libre de croire ou de ne pas croire. S'il ne l'a pas, il y a pour
lui de la légèreté à croire, dit l'Ecclésiastique (19, 4) : " Celui qui
croit trop vite montre sa légèreté ", et il n'y a là rien de méritoire
semble-t-il. Croire n'est donc méritoire d'aucune façon.
Cependant, il est écrit (He 11, 33) que les saints " ont obtenus par la foi la réalisation des promesses ". Ce qui ne serait pas s'ils n'avaient pas eu de mérite à croire. Le fait même de croire est donc méritoire.
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut, nos actes sont méritoires en tant qu'ils procèdent du libre arbitre que Dieu meut par sa grâce. Aussi tout acte humain soumis au libre arbitre, s'il est rapporté à Dieu, peut-il être méritoire. Or le fait même de croire est l'acte d'une intelligence qui adhère à la vérité divine sous l'empire d'une volonté que Dieu meut par sa grâce : il s'agit bien d'un acte soumis au libre arbitre et ordonné à Dieu. Aussi l'acte de foi peut-il être méritoire.
Solutions
:
1. La nature est comparée à
la charité, principe du mérite, comme la matière à la forme. La foi est
comparée à la charité comme une disposition précédant une forme ultime. Or, il
est évident que, ni ce qui est pur sujet ou matière, ni même ce qui est
disposition préparatoire, ne peut agir en vertu d'une forme avant qu'advienne
cette forme. Mais, après qu'est advenue la forme, ce qui est sujet aussi bien
que ce qui est disposition préparatoire agit en vertu de la forme qui demeure
en cette action le premier principe ; c'est ainsi que la chaleur du feu agit en
vertu de la forme substantielle du feu. Ainsi donc, ni la nature ni la foi ne
peuvent sans la charité produire un acte méritoire. Mais, la charité survenant,
l'activité d la foi devient méritoire en vertu de cette charité comme le
deviennent et l'activité de la nature e l'activité naturelle du libre arbitre.
2. Dans la science on peut
considérer deux aspects : l'assentiment même de celui qui sait à la chose qu'il
sait, et son application à cette chose sue. Pour l'assentiment lui-même, dans
la science il n'est pas soumis au libre arbitre : le savant est contraint à
donner son assentiment par l'efficacité de la démonstration. Et c'est pourquoi
l'adhésion de science n'est pas méritoire. Mais l'application en acte à la
chose sue est soumise au libre arbitre, car il est au pouvoir de l'homme de
regarder ou de ne pas regarder, et c'est pourquoi l'application à une science
peut être méritoire, si elle est rapportée à une fin de charité, c'est-à-dire à
l'honneur de Dieu ou à l'utilité du prochain. Mais dans la foi ces deux
éléments, adhésion et application, sont soumis au libre arbitre. C'est pourquoi
l'acte de foi peut être méritoire sur ces deux points. Tandis que l'opinion ne
comporte pas l'adhésion ferme : son assentiment est quelque chose de débile et
d'infirme, dit le Philosophe. Aussi ne semble-t-elle pas procéder d'une volonté
achevée, de sorte qu'on ne voit pas qu'elle ait, du côté de l'adhésion, raison
de mérite. Mais, du côté de l'application actuelle de l'esprit, l'opinion peut
être méritoire.
3. Celui qui croit à un motif suffisant pour l'induire à croire. Il y est induit en effet par l'autorité de l'enseignement divin que des miracles ont confirmé, et, qui plus est, par l'inspiration intérieure de Dieu qui invite à croire. Il ne croit donc pas à la légère. Cependant il n'a pas un motif suffisant pour l'induire à savoir, et c'est pourquoi la raison de mérite n'est pas supprimée.
Objections
:
1. Il y a toute apparence
que oui. S. Grégoire dit en effet dans une homélie : " La foi n'a pas de
mérite lorsque la raison humaine lui fournit ses preuves. " Donc, si la
raison humaine, lorsqu'elle fournit des preuves suffisantes, exclut totalement
le mérite de la foi, il semble bien que toute raison humaine introduite en
matière de foi diminue le mérite de la foi.
2. Tout ce qui diminue la
raison de vertu diminue la raison de mérite, puisque c'est " de la vertu
que la félicité est la récompense ", selon le Philosophe. Mais la raison
humaine semble diminuer ce qui est essentiel à la vertu même de foi, car ce qui
est essentiel à la foi, avons-nous dit, c'est de porter sur ce qui ne se voit
pas ; or, plus on apporte de raisons à une vérité, moins elle fait partie de ce
qui ne se voit pas -, donc la raison humaine introduite dans ce qui est
de foi diminue le mérite de la foi.
3. Les effets contraires
ont des causes contraires. Mais tout ce qui vient contrarier la foi augmente le
mérite de la foi : que ce soit la persécution qui contraint à abandonner la
foi, ou bien un argument qui persuade dans le même sens. Donc inversement, la
raison qui vient en aide à la foi diminue le mérite de la foi.
Cependant, S. Pierre dit (1 P 3, 15) " Soyez toujours prêts à vous expliquer devant tous ceux qui vous demandent de rendre compte de la foi et de l'espérance qui sont en vous. " Certainement il ne nous inviterait pas à cela si le mérite de la foi en était diminué. Donc la raison ne diminue pas le mérite de la foi.
Conclusion
:
L'acte de foi, nous venons de le dire, peut être méritoire en tant qu'il demeure soumis à la volonté non seulement quant à la pratique mais aussi quant à l'adhésion. Or la raison humaine qui s'introduit dans le domaine de la foi peut se rattacher de deux manières à la volonté du croyant. - D'une manière elle peut comme précéder la volonté : par exemple, lorsque quelqu'un, ou bien n'aurait pas du tout la volonté ou bien n'aurait pas une volonté prompte à croire, si l'on n'apportait pas une raison humaine. Dans ce cas la raison humaine diminue le mérite de la foi, comme nous l'avons dit plus haut à propos de la passion qui, elle aussi, lorsqu'elle précède l'élection dans les vertus morales, diminue ce qu'il y a de louable dans l'acte vertueux. De même en effet que l'on doit s'exercer aux actes des vertus morales à cause du jugement de la raison et non à cause de la passion, de même doit-on croire ce qui est de foi non à cause de la raison humaine mais à cause de l'autorité divine. - D'autre part la raison humaine peut se présenter à la volonté du croyant par mode de conséquence. En effet lorsque l'on a une volonté prompte à croire, on aime la vérité que l'on croit, on y réfléchit sérieusement, et l'on embrasse toutes les raisons qu'on peut trouver pour cela. A cet égard la raison humaine n'exclut pas le mérite de la foi ; elle est au contraire le signe d'un plus grand mérite, comme dans les vertus morales la passion conséquente est le signe d'une volonté plus décidée, ainsi que nous l'avons dit antérieurement. Tout ceci est signifié en S. Jean (4, 42) à l'endroit où les Samaritains ont dit à la femme qui figure la raison humaine : " Désormais ce n'est plus à cause de ta parole que nous croyons. "
Solutions
:
1. S. Grégoire parle du cas
où l'homme n'a pas la volonté de croire si ce n'est à cause de la raison
introduite. Mais, quand l'homme a la volonté de croire les choses de foi
uniquement en vertu de l'autorité divine, même s'il a des raisons
démonstratives pour quelqu'une d'elles, par exemple pour celle de l'existence
de Dieu, le mérite de sa foi n'est à cause de cela ni enlevé ni diminué.
2. Les raisons qu'on
apporte à l'appui d'une autorité de foi ne sont pas de ces démonstrations qui peuvent
amener l'intelligence humaine à la vision intelligible, et c'est pourquoi on ne
cesse pas d'avoir pour objet ce qui ne se voit pas ; mais elles enlèvent les
obstacles à la foi en montrant la non-impossibilité de ce que la foi propose.
Aussi par de telles raisons le mérite de la foi n'est-il pas diminué, ni la
raison de foi. Quant aux raisons vraiment démonstratives apportées non pas aux
articles mais aux préalables de la foi, bien qu'elles diminuent la raison de
foi puisqu'elles rendent évident ce qui est proposé, elles ne diminuent
pourtant pas la raison de charité qui rend la volonté prompte à croire cela,
même si ce n'était pas évident. C'est pourquoi la raison de mérite n'est pas
diminuée.
3. Ce qui s'oppose à la foi, que ce soit dans la pensée de l'homme ou dans une persécution extérieure, augmente le mérite de la foi dans la mesure où la volonté se montre plus prompte et plus ferme dans la foi. C'est pourquoi le mérite de la foi a été plus grand chez les martyrs du fait que les persécutions ne les ont pas détournés de la foi ; et en outre les sages ont plus de mérite du fait que les raisons apportées par les philosophes ou les hérétiques contre la foi ne les en ont nullement détournés. Mais ce qui s'accorde avec la foi n'a pas toujours pour effet de diminuer la promptitude à croire de la volonté. C'est pourquoi, cela ne diminue pas toujours le mérite de la foi.
Étudions maintenant cet acte extérieur de la foi qui consiste à la confesser. - 1. Confesser
est-il un acte de la foi ? - 2. La confession de la foi est-elle nécessaire au salut ?
Objections
:
1. Il semble que non, car
le même acte ne se rattache pas à diverses vertus. Or la confession se rattache
à la pénitence dont elle est une partie. Elle n'est donc pas un acte de la foi.
2. Ce qui retient l'homme
de confesser sa foi, c'est parfois la crainte, ou encore de la honte ; aussi
l'Apôtre (Ep 6, 19) demande-t-il qu'on prie pour lui, afin qu'il lui soit donné
" d'annoncer hardiment le mystère de l'Évangile ". Mais le fait de ne
pas s'éloigner du bien par honte ou par crainte relève de la force - c'est elle
qui modère nos audaces et nos craintes. Il semble donc que la confession soit
un acte, non pas de la foi, mais plutôt de la force ou de la constance.
3. Si quelqu'un est amené
par la ferveur de sa foi à confesser sa foi extérieurement, il est amené aussi
à faire d'autres bonnes oeuvres extérieures : " La foi est agissante par
la charité ", dit l'Apôtre (Ga 5, 6). Mais on ne range pas ces autres
oeuvres extérieures parmi les actes de la foi. Il n'y a donc pas de raison de
le faire pour la confession.
Cependant, sur ces mots de la seconde épître aux Thessaloniciens (1, 11) : " Que Dieu mène à bien l'oeuvre de la foi dans la puissance ", la Glose dit : " C'est la confession, qui est proprement l'oeuvre de la foi. "
Conclusion
:
Les actes extérieurs sont proprement des actes de la vertu aux fins de laquelle ils se réfèrent selon leur espèce ; ainsi jeûner se réfère selon son espèce à cette fin de l'abstinence qui consiste à dompter la chair, et à cause de cela c'est un acte de la vertu d'abstinence. Or, selon son espèce, la confession des vérités de la foi est ordonnée comme à sa fin à ce qui est de foi, selon le mot de l'Apôtre (2 Co 4, 13) : " Parce que nous possédons le même esprit de foi, nous croyons, et c'est aussi pour cela que nous parlons. " La parole extérieure a en effet pour but de signifier ce que l'on conçoit dans son coeur. Par conséquent, si la conception intérieure des vérités de la foi est proprement un acte de la vertu de foi, il en est de même de la confession extérieure.
Solutions
:
1. Il y a trois sortes de
confessions qui sont louées dans les Écritures. L'une est la confession de foi,
et celle-là est un acte propre de la vertu de foi, étant rapportée, comme nous
venons de le dire, au but même de la foi. Une autre confession est celle de
l'action de grâce ou de la louange, et celle-là est un acte du culte de latrie
: elle tend à rendre extérieurement honneur à Dieu, ce qui est le but du culte
de latrie. La troisième est la confession des péchés, et celle-là est ordonnée
à l'effacement du péché, lequel est le but de la pénitence. Aussi
concerne-t-elle la pénitence.
2. Ce qui écarte l'obstacle
n'est pas cause par soi mais par accident, comme le montre le Philosophe. Aussi
la force, qui écarte cet obstacle à la confession de la foi qu'est la crainte
ou la honte, n'est pas proprement et par soi cause de la confession ; elle
l'est comme par accident.
3. La foi intérieure, par l'intermédiaire de la charité, cause extérieurement toute l'activité des vertus par l'intermédiaire de ces autres vertus : cela est commandé par elle mais n'émane pas d'elle. Tandis que la foi produit la confession comme son acte propre, sans l'intermédiaire d'aucune autre vertu.
Objections
:
1. Il semble que non, car
ce qui permet d'atteindre la fin de la vertu paraît suffire au salut. Mais la
fin propre de la foi c'est d'unir l'esprit de l'homme à la vérité de Dieu, ce
qui peut se faire même sans confession extérieure. La confession de la foi
n'est donc pas nécessaire au salut.
2. Par la confession
extérieure de la foi l'homme fait connaître sa foi à un autre homme. Mais cela
n'est une nécessité que pour ceux qui ont à instruire les autres dans la foi.
Il semble donc que les petits ne soient pas tenus de confesser la foi.
3. Du reste, ce qui peut
tourner au scandale ou au trouble d'autrui n'est pas nécessaire au salut.
L'Apôtre dit en effet (1 Co 10, 32) : " Ne donnez scandale ni aux juifs ni
aux païens, ni à l'Église de Dieu. " Mais il y a des cas où la confession
de la foi ne fait que jeter le trouble parmi les infidèles. Elle n'est donc pas
nécessaire au salut.
Cependant, l'Apôtre affirme (Rm 10, 10) : " La foi du coeur mène à la justice, et la confession des lèvres au salut. "
Conclusion
:
Ce qui est nécessaire au salut tombe sous les préceptes de la loi divine. La confession de la foi, étant quelque chose de positif, ne peut tomber que sous un précepte positif. Aussi se range-t-elle parmi les choses nécessaires au salut de la même façon dont elle peut tomber sous un précepte positif de la loi divine. Or les préceptes positifs, nous l’avons dit, n’obligent pas à tout instant, encore qu'ils obligent tout le temps : ils obligent à l'endroit et au moment voulus, et suivant les autres circonstances voulues auxquelles doit se limiter un acte humain pour pouvoir être un acte de la vertu. Ainsi donc confesser la foi n'est pas de nécessité de salut à tout moment ni en tout lieu ; mais il y a des endroits et des moments où c'est nécessaire : quand en omettant cette confession, on soustrairait à Dieu l'honneur qui lui est dû, ou bien au prochain l'utilité qu'on doit lui procurer. Par exemple si quelqu'un, alors qu'on l'interroge sur la foi, se tait, et si l'on peut croire par là ou qu'il n'a pas la foi ou que cette foi n'est pas vraie, ou que d'autres par son silence seraient détournés de la foi. Dans ces sortes de cas la confession de la foi est nécessaire au salut.
Solutions
:
1. La fin de la foi, comme
celle des autres vertus doit être rapportée à la fin de la charité, qui est
d'aimer Dieu et le prochain. Et c'est pourquoi, quand l'honneur de Dieu ou
l'utilité du prochain le demande, on ne doit pas se contenter de s'unir à la
vérité divine par sa foi, mais on doit confesser cette foi au-dehors.
2. En cas de nécessité, là
où la foi est en péril, n'importe qui est tenu de faire connaître sa foi, soit
pour instruire ou affermir les autres fidèles, soit pour repousser les attaques
des infidèles. Mais en d'autres temps, instruire les gens dans la foi n'est pas
l'affaire de tous les fidèles.
3. Si le trouble chez les infidèles naît d'une profession de foi proclamée sans aucune utilité ni pour la foi ni pour les fidèles, il n'est pas louable de confesser la foi publiquement. D'où la parole du Seigneur (Mt 7, 6) : " Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur que, retournés contre vous, ils vous déchirent. " Mais, si l'on espère pour la foi quelque utilité, ou s'il y a nécessité, alors méprisant le trouble des infidèles, on doit publiquement confesser la foi. De là cette réponse du Seigneur (Mt 15, 14), alors que les disciples lui avaient dit les pharisiens scandalisés par une de ses paroles : " Laissez-les ", sous-entendu se troubler, " ce sont des aveugles et des conducteurs d'aveugles ".
LA VERTU DE FOI
Il faut passer à la vertu de foi en elle-même :
1° La vertu de foi (Question 4). 2° Ceux qui ont la foi (Question 5). 3° La cause de la foi (Question 6). 4° Ses effets (Question 7).
1. Qu'est-ce que la foi ? 2. Dans quelle puissance de l’âme a-t-elle son siège ? - 3. Sa forme est-elle la charité ? 4. La foi formée et la foi informe sont-elles numériquement identiques ? - 5. La foi est-elle une vertu ? - 6. Est-elle une seule vertu ? - 7. Son rapport aux autres vertus ? - 8. Comparaison entre sa certitude et celle des autres vertus intellectuelles.
Objections
:
1. La définition donnée par
l’Apôtre (He 11, 1) ; " La foi est la substance des réalités à espérer, la
preuve de celles qu'on ne voit pas ", semble sans valeur. Car aucune
qualité n'est une substance. Mais la foi est une qualité puisqu'elle est une
vertu théologale, nous l’avons dit. Elle n'est donc pas une substance.
2. A vertus diverses,
objets divers. La réalité à espérer est objet de l’espérance. On ne doit donc
pas la placer dans la définition de la foi comme si elle était l’objet de cette
foi.
3. La foi reçoit plus de
perfection de la charité que de l’espérance, puisque la charité, comme nous le
montrerons, est la forme de la foi. Ce qu'on devait donc mettre dans la
définition de la foi, c'était la réalité à aimer plutôt que la réalité à
espérer.
4. Une même chose ne doit
pas être placée dans des genres différents. Or substance et preuve sont des
genres différents qui ne sont pas subordonnés l’un à l’autre. Il ne convient
donc pas de dire de la foi qu’elle est une substance et une preuve. Cette
description de la foi est donc incohérente.
5. La preuve a pour effet
de rendre manifeste la vérité de la chose en faveur de laquelle elle est
produite. Mais c'est la chose dont la vérité est rendue manifeste qu'on dit être
apparente. Il semble donc qu'il y ait une opposition impliquée dans les mots :
" preuve de ce que l’on ne voit pas. " Cette description de la foi
est donc inadaptée.
Cependant, l’autorité de l’Apôtre s'impose.
Conclusion
:
Certains disent bien que ces mots de l’Apôtre ne sont pas une définition de la foi, parce que " la définition indique la nature et l’essence de la chose ", selon Aristote. Cependant, pour qui regarde bien, il est fait allusion dans cette sorte de description à toutes les choses d'où peut être tirée une définition de la foi, encore que les mots ne soient pas arrangés sous forme de définition. C'est ainsi que chez les philosophes l’on traite, en négligeant la forme syllogistique, des principes qui sont à la base des syllogismes.
Pour le montrer, il faut considérer que, l’habitus étant connu par l’acte, et l’acte par l’objet, la foi qui est un certain habitus, doit être définie par son acte propre au regard de son objet propre. Or l’acte de la foi c'est de croire comme nous l’avons dit : c'est un acte de l’intelligence déterminée à un seul parti sous l’empire de la volonté. Ainsi donc l’acte de la foi est ordonné et à l’objet de la volonté, qui est le bien et la fin, et à l’objet de l’intelligence, qui est le vrai. Et parce que la foi, étant une vertu théologale, possède, ainsi que nous l’avons dit plus haute, la même vérité pour objet et pour fin ; à cause de cela il est nécessaire absolument que l’objet de la foi et la fin de la foi se correspondent proportionnellement.
Or, l’objet de la foi, avons-nous dit, c'est la vérité première selon qu'elle échappe à notre vision, puis les choses auxquelles nous adhérons à cause de cette vérité. D'après cela il faut que cette vérité première se présente elle-même à l’acte de foi comme une fin, sous la raison d'une réalité que nous ne voyons pas. Ce qui aboutit à la raison d'une réalité espérée, selon le mot de l’Apôtre (Rm 8, 25) : " Ce que nous ne voyons pas, nous l’espérons. " Voir une vérité, en effet, c'est la posséder ; or, on n'espère pas ce qu'on a déjà, mais l’espérance a pour objet ce qu'on n'a pas, nous l’avons dit précédemment. Donc l’adaptation de l’acte de la foi à la fin de la foi, en tant que cette fin est objet de volonté, est signifiée quand on dit : " La foi est la substance des réalités à espérer. " On a coutume en effet d'appeler substance la première ébauche d'une chose, surtout quand tout ce qui va suivre est contenu virtuellement dans son premier commencement. Si nous disons, par exemple, que les premiers principes indémontrables sont la substance de la science, cela veut dire qu'ils sont le premier élément en nous de la science. De la même façon nous disons donc que la foi est la substance des réalités à espérer. Cela veut dire qu'une première ébauche des réalités à espérer existe en nous par l’adhésion de foi, et que cette première ébauche contient en germe toutes les réalités à espérer. Car nous espérons être béatifiés en ce que nous verrons dans une vision à découvert la vérité à laquelle nous adhérons par la foi, comme on le voit par ce que nous avons dith à propos de la béatitude.
Quant à l’adaptation de l’acte de foi à l’objet de l’intelligence en tant qu'il est objet de foi, elle est désignée par les mots : " Preuves des réalités qu'on ne voit pas. " On prend ici la preuve pour son effet, car elle amène l’intelligence à adhérer à du vrai ; aussi, cette ferme adhésion de l’intelligence à une vérité de foi qui n'est pas évidente, c'est elle qu'on appelle ici preuve. C'est pourquoi une autre version a le mot " conviction ", ce qui veut dire que par l’autorité divine l’intelligence du croyant est convaincue qu'elle doit adhérer à ce qu'elle ne voit pas.
Donc, si l’on veut ramener ces mots à une définition en forme, on peut dire : " La foi est un habitus de l’esprit par lequel la vie éternelle commence en nous et qui fait adhérer l’intelligence à ce qu'on ne voit pas. "
La foi se trouve distinguée par là de tout ce qui relève de l’intelligence. En disant " preuve ", on la distingue de l’opinion, du soupçon et du doute, qui ne donnent pas cette première adhésion ferme de l’intelligence à quelque chose. En disant : " de ce qu'on ne voit pas ", on distingue la foi de la science et de la simple intelligence par lesquelles quelque chose se manifeste. En disant : " substance des réalités à espérer ", on distingue la vertu de foi d'avec la foi prise au sens général du mot, qui n'est pas ordonnée à l’espérance de la béatitude.
Toutes les autres définitions de la foi sont des explications de celle que présente l’Apôtre. Lorsqu'en effet S. Augustin dit que " la foi est la vertu par laquelle on croit ce qu'on ne voit pas ", lorsque le Damascène, dit qu'elle est " un consentement sans discussion ", lorsque d'autres disent qu'elle est " Une certitude de l’esprit en matière de réalités absentes, certitude supérieure à l’opinion et inférieure à la science ", c'est ce que dit l’Apôtre : " Une preuve de ce qu'on ne voit pas. " Lorsque Denys dit que la foi est " le fondement permanent des croyants, ce qui les met dans la vérité et ce qui met la vérité en eux ", cela revient à dire qu'elle est " la substance des réalités à espérer ".
Solutions
:
1. " Substance
" n'est pas pris ici comme le genre le plus commun, celui qui se distingue
de tous les autres. Mais en ce sens où l’on trouve en n'importe quel genre
quelque chose qui ressemble à une substance. C'est-à-dire que ce qui est
premier dans n'importe quel genre, cela contient en soi virtuellement d'autres
choses, on dit que c'en est la substances.
2. La foi appartient à
l’intelligence en tant que celle-ci est commandée par la volonté. Il faut donc
que la foi soit ordonnée comme à une fin à ce qui fait l’objet des vertus dans
lesquelles la volonté trouve sa perfection. Parmi ces vertus, nous le verrons
plus loin, il y a l’espérance. Et c'est pourquoi on fait entrer l’objet de
l’espérance dans la définition de la foi.
3. La dilection peut avoir
pour objet et ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, ce qui est présent et ce
qui est absent. Et c'est pourquoi une réalité à aimer n'est pas aussi
proprement adaptée à la foi qu'une réalité à espérer, étant donné que
l’espérance a toujours pour objet des choses absentes et qu'on ne voit pas.
4. Substance et preuve,
tels qu'ils sont placés dans la définition de la foi, n'impliquent pas divers
genres de foi ni divers actes de la foi, mais, comme nous venons de le
préciser, diverses adaptations d'un acte unique à divers objets.
5. Il est vrai qu'une preuve, lorsqu'elle est tirée des principes propres d'une chose, fait que cette chose est visible. Mais la preuve qui est tirée de l’autorité divine ne fait pas que la chose soit en elle-même visible. Et telle est la preuve dont il s'agit dans la définition de la foi.
Objections
:
1. Il ne semble pas qu'elle
ait son siège dans l’intelligence. Car S. Augustin affirme qu'elle "
réside dans la volonté des croyants ". Or la volonté est une puissance
différente de l’intelligence.
2. L’assentiment de foi à
une vérité qu'on doit croire provient de la volonté d'obéir à Dieu. C'est dire
que toute la louange de la foi parait venir de l’obéissance. Mais celle-ci est
dans la volonté. Donc la foi aussi ; elle n'est donc pas dans l’intelligence.
3. L’intelligence est ou
spéculative ou pratique. Mais la foi n'est pas dans l’intellect spéculatif :
selon la remarque du Philosophe, cet intellect " ne dit rien de ce qu'il
faut faire ou éviter ", il n'est donc pas principe d'opération, tandis que
la foi est ce principe qui, selon la parole de l’Apôtre (Ga 5, 6), " opère
par la charité ". La foi n'est pas davantage dans l’intellect pratique,
dont l’objet est le vrai en matière contingente de fabrication ou d'action,
alors que l’objet de la foi est le vrai éternel comme nous l’avons montré
précédemment. La foi n'a donc pas son siège dans l’intelligence.
Cependant, à la foi succède la vision dans la patrie, selon la parole de l’Apôtre (1 Co 13, 12) : " Nous voyons maintenant par un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. " Mais la vision est dans l’intelligence. Donc aussi la foi.
Conclusion
:
Puisque la foi est une vertu, il faut que son acte soit parfait. Or, pour la perfection d'un acte, lorsqu'il découle de deux principes actifs, il est requis que chacun de ces deux principes actifs soit parfait ; on ne peut pas scier convenablement si le scieur ne sait pas son métier et si la scie n'est pas capable de scier. Or, dans ces puissances de l’âme qui se portent à des choses opposées, la disposition à bien agir, c'est l’habitus, nous l’avons dit précédemment. C'est pourquoi il faut que l’acte qui procède de deux puissances de cette sorte reçoive sa perfection d'un habitus qui préexiste en chacune de ces deux puissances. Or, nous l’avons dit plus haut, croire est un acte de l’intelligence selon qu'elle est poussée par la volonté à donner son assentiment, car un tel acte procède et de la volonté et de l’intelligence. Or, ces deux facultés sont destinées à être perfectionnées par l’habitus, nous l’avons vu. Voilà pourquoi il faut qu'il y ait un habitus aussi bien dans la volonté que dans l’intelligence, si l’on veut que l’acte de foi soit parfait ; de même que pour avoir un acte du concupiscible qui soit parfait, il faut qu'il y ait l’habitus de prudence dans la raison, et l’habitus de tempérance dans le concupiscible. Néanmoins, croire est immédiatement un acte de l’intelligence, parce que l’objet de cet acte c'est le vrai, lequel appartient en propre à l’intelligence. C'est pourquoi il est nécessaire que la foi, puisqu'elle est le principe propre d'un tel acte, réside dans l’intelligence comme dans son sujet.
Solutions
:
1. S. Augustin prend ici la
foi pour l’acte de foi. Il est vrai de dire qu'il consiste dans la volonté des
croyants en tant que c'est sous l’empire de la volonté que l’intelligence
adhère aux vérités à croire.
2. Non seulement il faut
que la volonté soit prompte à obéir, mais il faut aussi que l’intelligence soit
bien disposée à suivre le commandement de la volonté ; de même faut-il que
l’appétit concupiscible, dans l’exemple donné, soit bien disposé à suivre le
commandement de la raison. Voilà pourquoi il faut qu'il y ait un habitus de la
vertu non pas seulement dans la volonté qui commande, mais aussi dans
l’intelligence qui adhère.
3. Le sujet de la foi, c'est l’intellect spéculatif, comme on le voit d'une façon évidente à partir de l’objet même de la foi. Mais, parce que la vérité première, qui est l’objet de la foi, est aussi la fin de tous nos désirs et de toutes nos actions, comme le montre S. Augustin. la foi est agissante par la charité, de même que l’intellect spéculatif, selon le Philosophe, en s'étendant devient pratique.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car
c'est la forme qui donne à chaque être son espèce. Donc, lorsque des réalités
se distinguent comme les diverses espèces du même genre, l’une ne peut pas être
la forme de l’autre. La foi et la charité se distinguent en s'opposant, d'après
S. Paul (1 Co 13, 13), comme étant différentes espèces de la vertu. Donc la
charité ne peut être la forme de la foi.
2. La forme et ce qu'elle
informe sont dans le même sujet, puisque les deux forment absolument un seul
être. Mais la foi est dans l’intelligence, la charité dans la volonté. La
charité n'est donc pas la forme de la foi.
3. La forme est le principe
de la réalité. Mais le côté de la volonté, que la charité, selon " pour la
soumission ". l’obéissance est donc, plus que la charité, la forme de la
foi.
Cependant, c'est par sa forme que chaque être est agissant. Or la foi est " agissante par la charité ". La dilection de charité est donc la forme de la foi.
Conclusion
:
Nous l’avons montré précédemment, les actes de volonté reçoivent leur espèce de la fin, qui est l’objet de la volonté. Or, ce qui confère à quelque chose son espèce se comporte comme fait une forme dans les réalités de la nature. Voilà pourquoi dans tout acte de volonté la forme est en quelque sorte cette fin à laquelle l’acte est ordonné : d'abord parce que c'est de la fin elle-même que l’acte reçoit son espèce, et aussi parce que la mesure de l’action doit répondre à la fin qu'on se propose et être proportionnée à cette fin. Or, d'après ce que nous avons dit précédemment, il est clair que l’acte de la foi est ordonné à un objet de volonté, à un bien, et que c'est là pour cet acte comme une fin. Or, ce bien qui est le but de la foi, c'est le bien divin, objet propre de la charité. C'est pourquoi la charité est appelée la forme de la foi, en tant que par la charité l’acte de la foi est vraiment parfait et formé.
Solutions
:
1. On dit que la charité
est la forme de la foi en tant qu'elle donne forme à l’acte de la vertu même de
foi. Rien n'empêche qu'un acte unique soit formé par des habitus différents, et
se ramène ainsi à des espèces différentes, mais dans un certain ordre, comme
nous l’avons dit, lorsqu'il s'est agi des actes humains en général.
2. L’objection est valable
s'il s'agit de la forme intrinsèque. Or ce n'est pas ainsi que la charité est
la forme de la foi, c'est en tant qu'elle forme l’acte de la foi dans le sens
que nous venons de dire.
3. L’obéissance elle-même, comme l’espérance et toute autre vertu, peut précéder l’acte de foi en étant formée par la charité, comme on le montrera plus loin. Et c'est pourquoi la charité est précisément tenue pour la forme de la foi.
Objections
:
1. Il semble que la foi
informe ne puisse devenir une foi formée, ni l’inverse. Car, selon l’Apôtre (1
Co 13, 10) : " Quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel
disparaîtra. " Mais la foi informe est imparfaite en face de la foi
formée. Donc lorsque paraît celle-ci, celle-là est éliminée si bien qu'elles ne
forment pas un habitus numériquement un.
2. Ce qui est mort ne
devient pas vivant. Mais la foi informe est une foi morte, selon S. Jacques
(2,20) : " La foi sans les oeuvres est une foi morte. " La foi
informe ne peut donc se changer en foi formée.
3. Quand survient la grâce
de Dieu, elle n'a pas moins d'effet chez un fidèle que chez un infidèle. Or, en
venant chez un infidèle, elle cause chez lui l’habitus de foi. Donc,
lorsqu'elle vient aussi chez un fidèle qui avait jusque-là un habitus de foi
informe, elle cause en lui un autre habitus de foi.
4. Comme dit Boèce, les
accidents ne peuvent pas subir d'altération. Mais la foi est un accident. Une
même foi ne peut donc pas être tantôt formée et tantôt informe.
Cependant, sur le passage cité de S. Jacques : " La foi sans les oeuvres est une foi morte ", la Glose ajoute : " Par les oeuvres elle se remet à vivre. " Donc cette foi qui d'abord était morte et informe devient formée et vivante.
Conclusion
:
Il y a eu à cet égard des opinions diverses. Certains ont dit : autre est l’habitus de la foi formée et autre celui de la foi informe ; à la venue d'une foi formée, la foi informe est enlevée. Pareillement lorsqu'un homme, après avoir eu la foi formée, pèche mortellement, un autre habitus survient, un habitus de foi informe, infusé par Dieu. Mais il ne paraît pas admissible qu’une grâce advienne à l’homme pour exclure un don de Dieu, ni non plus qu'un don de Dieu soit infusé à l’homme à cause d'un péché mortel.
Aussi d'autres ont dit que foi formée et foi informe sont bien des habitus différents ; cependant, lorsque survient la foi formée, l’habitus de foi informe n'est pas enlevé, mais il subsiste chez le même homme en même temps que l’habitus de foi formée. Mais cela encore semble inadmissible, qu'un habitus de foi informe demeure sans rien faire chez celui qui possède un habitus de foi formée.
C'est pourquoi il faut dire que l’habitus est le même pour la foi formée que pour la foi informe. La raison en est qu'un habitus se diversifie d'après ce qui lui appartient essentiellement. Puisque la foi est une perfection de l’intelligence, ce qui appartient à l’intelligence appartient essentiellement à la foi ; tandis que ce qui appartient à la volonté n'appartient pas essentiellement à la foi au point que cela puisse diversifier l’habitus de la foi. Or, la distinction entre foi formée et foi informe dépend de ce qui appartient à la volonté, c'est-à-dire dépend de la charité ; elle ne dépend pas de ce qui appartient à l’intelligence. Aussi foi formée et foi informe ne sont-elles pas des habitus différents.
Solutions
:
1. La parole de l’Apôtre
doit s'entendre d'une imperfection qui tient à l’essence même de l’être
imparfait. Car en ce cas il faut qu'à la venue du parfait l’imparfait soit
exclu ; c'est ainsi que, lorsqu'advient la vision à découvert, la foi est
exclue, puisqu'il lui est essentiel d'avoir pour objet ce qui ne se voit pas.
Mais si l’imperfection ne tient pas à l’essence même de la réalité imparfaite,
alors le même être numériquement, qui était imparfait, devient parfait. Ainsi,
comme l’enfance ne tient pas à notre essence même, le même numériquement qui
était un enfant, devient un homme. Pour ce qui est de la foi, le manque de
forme ne tient pas à l’essence de la foi, mais cela lui arrive, nous venons de
le dire, par accident. Aussi est-ce bien la foi informe elle-même qui devient
foi formée.
2. Ce qui fait la vie de
l’animal appartient à sa raison même d'animal, c'est sa forme essentielle, en
un mot son âme. Voilà pourquoi un mort ne peut devenir un vivant, mais ce qui
est mort est d'une autre espèce que ce qui est vivant. Au contraire ce qui fait
que la foi est une foi vive ou formée n'appartient pas à l’essence de la foi ;
ce n'est donc pas pareil.
3. La grâce produit la foi
chez quelqu'un, non seulement quand celle-ci commence d'exister à nouveau, mais
encore tout le temps qu'elle dure. Nous l’avons dit en effet : Dieu opère à
tout moment la justification de l’homme comme le soleil répand à tout moment sa
lumière dans l’air. Par conséquent, la grâce ne fait pas moins lorsqu'elle se
présente au fidèle que lorsqu'elle se présente à l’infidèle : chez l’un comme
chez l’autre elle opère la foi, chez l’un en l’affermissant et en la
perfectionnant, chez l’autre en la créant à neuf. On peut dire aussi que, si la
grâce ne cause pas la foi dans celui qui l’a, c'est par accident, c'est-à-dire
en raison de la disposition du sujet, comme, en sens contraire, un second péché
mortel n'ôte pas la grâce à celui qui l’a perdue par un péché mortel
précédents.
4. Par le fait que la foi formée devient informe ce qui est changé ce n'est pas la foi elle-même, c'est l’âme, sujet de la foi ; elle possède la foi tantôt sans la charité, et tantôt avec la charité.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
la vertu est tournée vers le bien : " Elle est, dit le Philosophe, ce qui
rend bon celui qui la possède. " Mais la foi est tournée vers le vrai.
Elle n'est donc pas une vertu.
2. Il y a plus de
perfection dans la vertu infuse que dans la vertu acquise. Or la foi, en raison
de l’imperfection qui est en elle, n'est pas au rang des vertus intellectuelles
acquises, comme le montre Aristote. On peut donc encore beaucoup moins la
compter comme vertu infuse.
3. La foi formée et la foi
informe, nous venons de le voir, sont de la même espèce. Mais la foi informe
n'est pas une vertu, puisqu'elle est sans lien avec les autres vertus. La foi
formée n'est donc pas non plus une vertu.
4. Les grâces gratuitement
données sont distinctes des vertus ; les fruits aussi. Mais la foi est comptée
parmi les grâces gratuitement données (1 Co 12, 9) ; elle est comptée également
parmi les fruits (Ga 5, 22). Elle n'est donc pas une vertu.
Cependant, on est justifié par les vertus, car " la justice est toute la vertu ", selon Aristote. Or, on est justifié par la foi, selon S. Paul (Rm 5, 1) : " Justifiés par la foi nous avons la paix. " La foi est donc une vertu.
Conclusion
:
De ce que nous avons dit plus haut, il résulte que la vertu humaine est celle par laquelle l’acte humain est rendu bon. Aussi peut-on appeler vertu humaine tout habitus qui est toujours le principe d'un acte bon. Or la foi formée est un habitus de cette sorte. Car, puisque croire est un acte de l’intelligence qui donne son assentiment au vrai sous l’empire de la volonté, pour qu'un tel acte soit parfait deux conditions sont requises. l’une : que l’intelligence tende infailliblement à son bien, qui est le vrai ; l’autre : qu'elle soit infailliblement ordonnée à la fin ultime en raison de quoi la volonté, elle aussi, donne son assentiment au vrai. Ces deux conditions se trouvent dans l’acte de la foi formée. Car il est essentiel à la foi elle-même de toujours porter l’intelligence au vrai puisque, comme nous l’avons dit, cette foi ne peut comporter de fausseté ; en outre, par la charité, qui forme la foi, l’âme a de quoi ordonner infailliblement sa volonté à la fin bonne. C'est pourquoi la foi formée est une vertu.
Mais la foi informe n'en est pas une. Car, si l’acte de foi informe a du côté de l’intelligence la perfection requise, il ne l’a cependant pas du côté de la volonté. De même que, s'il y avait de la tempérance dans l’appétit concupiscible, et qu'il n'y eût pas de prudence dans la raison, ce ne serait pas, avons-nous dit plus haute, la vertu de tempérance. Car, pour l’acte de la tempérance il faut et l’acte de la raison et celui du concupiscible, comme pour l’acte de la foi il faut et l’acte de la volonté et celui de l’intelligence.
Solutions :
1. Le vrai est lui-même le
bien de l’intelligence puisque l’intelligence y trouve sa perfection. C'est
pourquoi, en tant que l’intelligence est déterminée au vrai par la foi,
celle-ci est tournée vers un bien. Mais en outre, en tant qu'elle est formée par
la charité, elle est tournée aussi vers le bien selon qu'il est objet de
volonté.
2. La foi dont parle le
Philosophe s'appuie sur une raison humaine, qui n'est pas rigoureusement
concluante, et qui peut comporter du faux ; aussi une telle foi n'est-elle pas
une vertu. Mais la foi dont nous parlons s'appuie sur la vérité divine qui est
infaillible et ainsi ne peut laisser de place pour le faux : c'est pour cela
qu'une telle foi peut être une vertu.
3. La foi formée et la foi
informe ne diffèrent pas d'espèce comme si elles existaient dans des espèces
différentes, mais comme du parfait et de l’imparfait dans la même espèce. Aussi
la foi informe n'arrive-t-elle pas à réaliser la parfaite raison de vertu, par
cela même qu'elle est imparfaite, alors que " la vertu est une perfection
" selon le Philosophe.
4. Certains pensent que cette foi qui est comptée parmi les grâces gratuitement données est la foi informe. Mais cela est à rejeter. Car les grâces gratuitement données qui sont ici énumérées ne sont pas des grâces communes à tous les membres de l’Église ; d'où le mot de l’Apôtre à cet endroit : " Il y a diversité de grâces ", et ensuite : " A l’un est donné ceci, à l’autre est donné cela. " La foi informe, au contraire, est commune à tous les membres de l’Église, car ce caractère informe n'appartient pas à la substance de la foi en tant que la foi est un don de la grâce. Il faut dire par conséquent que la foi, dans le passage en question, est prise pour une foi d'ordre supérieur : par exemple, pour " la constance dans la foi ", comme dit la Glose, ou bien pour " la parole de foi. " - Et si la foi est comptée comme un fruit, c'est parce qu'il y a de la délectation dans son acte, en raison de la certitude qu'on y goûte. Aussi, sur ce passage où sont énumérés les fruits (Ga 5, 19-23) la Glose explique-t-elle que la foi est " la certitude des réalités invisibles. "
Objections
:
1. Il semble qu'il n'y ait
pas une seule foi. Car l’Apôtre (Ep 2, 8) affirme qu'elle " est un don de
Dieu ". Mais, comme on le voit dans Isaïe (11, 2) la sagesse et la science
sont comptées, elles aussi, parmi les dons de Dieu. Or, elles diffèrent en ce
que la sagesse a pour objet les réalités éternelles, et la science, au
contraire, les réalités temporelles, comme le montre S. Augustin. Puisque la
foi a pour objet et les réalités éternelles et certaines réalités temporelles,
il semble qu'il n'y ait pas une seule foi et qu'elle se distingue en plusieurs
parties.
2. La confession de la foi,
avons-nous dit, est l’acte de la foi. Mais il n'y en a pas qu'une, et elle
n'est pas la même pour tous. Ce que nous confessons comme réalisé, les anciens
Pères le confessaient comme futur témoin Isaïe disant (7, 14) : " Voici
qu'une vierge concevra. " Il n'y a donc pas une foi unique.
3. La foi est commune à
tous les fidèles du Christ. Mais un accident unique ne peut pas exister dans
des sujets différents. Il ne peut donc pas y avoir une foi unique chez tous.
Cependant, l’Apôtre déclare (Ep 4, 5) " Un seul Seigneur, une seule foi. "
Conclusion
:
La foi, si on la prend comme un habitus, peut être considérée de deux façons. Du côté de l’objet, et par là elle est une, car son objet formel est la Vérité première et c'est en y adhérant que nous croyons à tout ce qui peut se trouver contenu dans la foi. Du côté du sujet, la foi se diversifie selon qu'elle est chez des sujets différents. Or, il est évident que la foi, comme n'importe quel autre habitus, est spécifiée par la raison formelle de son objet, mais individuée par son sujet. Voilà pourquoi, si l’on prend la foi pour l’habitus qui nous fait croire, alors elle est unifiée dans son espèce, et différenciée en nombre dans ses divers sujets. - Mais, si l’on prend la foi au sens de ce qui est cru, là aussi il y a une seule foi. Car c'est la même chose qui est crue par tous ; et s'il y a une grande diversité dans les vérités à croire, même dans celles que tous croient universellement, toutes cependant se ramènent à une seule.
Solutions
:
1. Les vérités temporelles
qui nous sont proposées dans la foi n'appartiennent à l’objet de foi que par
rapport à quelque chose d'éternel, qui est, avons-nous dit, la vérité première
; et c'est pourquoi la foi est une pour le temporel et pour l’éternel. Mais il
en est autrement de la sagesse et de la science, qui considèrent les réalités
du temps et celles de l’éternité sous leurs raisons propres.
2. Cette différence du
passé et du futur ne vient pas d'une diversité dans la réalité que l’on croit,
mais d'une diversité dans la relation des croyants à l’unique réalité qu'ils
croient, nous l’avons établi précédemment.
3. l’argument est valable pour la diversité de la foi dans le nombre des sujets.
Objections
:
1. Il ne semble pas que la foi soit la première des vertus. Car sur Luc (12, 4), la Glose dit que " la force est le fondement de la foi ". Mais le fondement a priorité sur ce qu'il
fonde. La foi n'est donc pas la
première vertu.
2. Sur le Psaume (37), une certaine Glose dit que " l’espérance est une introduction à la foi ".
Mais l’espérance, nous le dirons,
est une vertu. La foi n'est donc pas première.
3. On a dit que
l’intelligence du croyant est inclinée à donner son assentiment à ce qui est de
foi, par obéissance à Dieu. Mais l’obéissance aussi est une vertu. Donc la foi
n'est pas la première vertu.
4. Comme il est dit dans la
Glose, ce n'est pas la foi informe qui est un fondement, c'est la foi formée.
Or nous savons que la foi est formée par la charité. C'est donc par la charité que
la foi peut être un fondement. La charité est un fondement plus que la foi, car
le fondement est la base première de l’édifice. Ainsi semble-t-il qu'elle ait
priorité sur la foi.
5. Enfin, l’ordre des
habitus se comprend d'après celui des actes. Mais, dans l’acte de foi, l’acte
de la volonté, que perfectionne la charité, précède l’acte de l’intelligence,
que perfectionne la foi, comme la cause précède son effet. Donc la charité
précède aussi la foi, et celle-ci n'est pas la première des vertus.
Cependant, l’Apôtre dit que " la foi est la substance des réalités à espérer ". Mais la substance implique la priorité. Donc la foi est la première des vertus.
Conclusion
:
Quelque chose peut avoir priorité sur une autre chose de deux manières : par soi ou par accident. - Par soi, il est certain qu'entre toutes les vertus la première est la foi. Puisque, en matière d'action, la fin est principe, nous l’avons déjà dit, nécessairement les vertus théologales, parce qu'elles ont pour objet la fin ultime, possèdent la priorité sur toutes les autres vertus. Mais, cette fin ultime elle-même, il faut qu'elle soit dans l’intelligence avant d'être dans la volonté parce que celle-ci se porte sur un objet en tant seulement qu'il est saisi par l’esprit. Aussi, comme la fin ultime est dans la volonté par l’espérance, et comme la charité est dans l’intelligence par la foi, nécessairement la foi est la première entre toutes les vertus : le fait est que la connaissance naturelle ne peut s'élever jusqu'à Dieu sous l’aspect où il est objet de béatitude, selon que tendent à lui l’espérance et la charité.
Mais, par accident, une vertu peut avoir priorité sur la foi. Une cause accidentelle a une priorité accidentelle. Or, écarter un obstacle relève de la cause accidentelle, comme le montre bien le Philosophe. D'après cela, on peut dire que des vertus ont sur la foi une priorité accidentelle, en tant qu'elles écartent ce qui empêche de croire ; ainsi la force écarte cette crainte désordonnée qui paralyse la foi, l’humilité cet orgueil qui fait que l’intelligence refuse de se soumettre à la vérité de la foi, et on peut dire la même chose de quelques autres vertus. Encore qu'elles ne soient de vraies vertus que si la foi est présupposée, comme le fait voir S. Augustin dans son livre contre Julien.
Solutions
:
1. Cela donne la réponse à
la première objection.
2. L’espérance ne peut pas
être une introduction à toutes les composantes de la foi. En effet, on ne peut
avoir l’espérance de la béatitude éternelle que si la foi nous en révèle la possibilité,
car l’impossible, nous l’avons dit, n'est pas objet de l’espérance. Mais par
l’espérance quelqu'un peut être amené à persévérer dans la foi, ou bien à
fermement adhérer à la foi, et en ce sens on dit que l’espérance est une
introduction à la foi.
3. On parle de l’obéissance
en deux sens. Parfois elle implique l’inclination de la volonté à accomplir les
commandements divins. En ce sens elle n'est pas une vertu spéciale, mais elle
est incluse d'une manière générale en toute vertu, du fait que tous les actes
des vertus tombent sous des préceptes de la loi divine, ainsi qu'on l’a observé
plus haut. A cet égard l’obéissance est requise pour la foi. - Autrement, on
peut prendre l’obéissance en tant qu'elle implique une certaine inclination à
accomplir les commandements selon qu'ils se présentent comme une véritable
dette. En ce sens elle est une vertu spéciale ; elle est une partie de la
justice, car en obéissant au supérieur, on lui rend ce qui lui est dû. A ce
point de vue, l’obéissance vient après la foi, parce que celle-ci révèle
clairement à l’homme que Dieu est un supérieur à qui l’on doit obéir.
4. Pour qu'un fondement le
soit vraiment, il ne faut pas seulement qu'il soit la base première, il faut
aussi qu'il soit uni aux autres parties de l’édifice ; ce ne serait pas un
fondement si les autres parties de l’édifice ne lui étaient pas rattachées. Or
la cohésion de l’édifice spirituel vient de la charité, selon la lettre aux
Colossiens (3, 14) : " Par-dessus tout ayez la charité : elle est le lien
de la perfection. " Voilà comment la foi sans la charité ne peut être un
fondement spirituel. Il ne s'ensuit cependant pas que la charité passe avant la
foi.
5. Un acte de vouloir est exigé avant la foi ; mais non un acte de vouloir informé par la charité' 1 ; un tel acte, au contraire, présuppose la foi, car la volonté ne peut tendre vers Dieu d'un amour parfait si l’intelligence ne possède pas une foi droite en ce qui concerne Dieu.
Objections
:
1. Il semble que la foi
n'ait pas plus de certitude que la science et les autres vertus
intellectuelles. En effet, le doute s'oppose à la certitude ; aussi une chose
paraît-elle d'autant plus certaine qu'elle peut comporter moins de doute, de
même qu'un être est d'autant plus blanc qu'il comporte moins de noir. Mais
l’intelligence, la science et aussi la sagesse, n'ont pas de doute en ce qui
concerne leurs objets, tandis que le croyant peut de temps en temps ressentir
un mouvement d'hésitation et douter en matière de foi. La foi n'a donc pas plus
de certitude que les vertus intellectuelles.
2. On est plus sûr de ce
qu'on voit que de ce qu'on entend. Mais, dit l’Apôtre (Rm 10, 17), " la
foi vient de ce qu'on entend ", alors que, dans l’intelligence, la science
et la sagesse, est incluse une certaine vision de l’esprit. Il y a donc plus de
certitude dans la science ou l’intelligence que dans la foi.
3. En ce qui relève de
l’intelligence, plus il y a de perfection, plus il y a de certitude. Or il y a
plus de perfection dans l’intelligence que dans la foi, puisque c'est à travers
la foi qu'on arrive à l’intelligence, suivant la parole d'Isaïe (7, 9) d'après
une autre version : " Si vous n'avez pas la foi, vous n'aurez pas l’intelligence.
" Et S. Augustin, dit aussi à propos de la science que c'est elle "
qui fortifie la foi ". S'il y a plus de perfection, il y a donc aussi plus
de certitude dans la science ou l’intelligence que dans la foi.
Cependant, S. Paul écrit (1 Th 2, 13) " Lorsque vous avez reçu " par la foi " la parole que nous vous faisions entendre, vous l’avez accueillie non comme une parole d'homme, mais comme ce qu'elle est vraiment, la parole de Dieu ". Mais rien n'est plus certain que la parole de Dieu. Donc la science, ni rien d'autre, n'est pas plus certaine que la foi.
Conclusion
:
Comme nous l’avons dit, deux des vertus intellectuelles regardent les choses contingentes : la prudence et l’art. La foi passe avant elles en certitude à cause de sa matière, puisqu'elle a pour objet les réalités éternelles qui ne seront jamais autrement qu'elles sont. Quant au reste des vertus intellectuelles : la sagesse, la science et l’intelligence, elles concernent le domaine du nécessaire, nous l’avons dit. Mais il faut savoir que les mots : sagesse, science et intelligence se prennent en deux sens : en tant qu'elles sont données par le Philosophe comme des vertus intellectuelles ; en tant qu'elles figurent parmi les dons du Saint-Esprit. Selon la première acception, il faut dire que la certitude peut être envisagée de deux façons. D'abord selon la cause de la certitude ; on dit alors que ce qui a une cause plus certaine est plus certain. A ce point de vue, c'est la foi qui est la plus certaine, parce qu'elle s'appuie sur la vérité divine, tandis que les trois autres vertus intellectuelles s'appuient sur la raison humaine.
Mais on peut aussi envisager la certitude du côté du sujet, et ainsi on dit plus certain ce que l’intellect humain possède plus pleinement. Sous cet angle, parce que les vérités de foi dépassent l’intellect humain, et non pas les objets des trois autres vertus, la foi est moins certaine. Mais parce qu'on juge toute chose de façon absolue d'après sa cause, tandis qu'on la juge de façon relative d'après la disposition du sujet, on doit conclure que la foi est absolument plus certaine, tandis que les autres vertus intellectuelles le sont relativement, c'est-à-dire par rapport à nous.
Pareillement, si l’on prend ces trois vertus comme des dons du Saint-Esprit pour la vie présente, elles se rattachent à la foi comme au principe qu'elles présupposent. Aussi, même à ce point de vue, la foi est plus certaine qu'elles.
Solutions
:
1. Ce doute ne saurait être
attribué à la cause de la foi. Il est relatif à nous 13@ en tant que nous ne
saisissons pas pleinement par l’intelligence les vérités de foi.
2. Toutes choses égales
d'ailleurs, ce qu'on voit est plus certain que ce qu'on entend. Mais si celui
que l’on entend surpasse de beaucoup ce que l’on voit, alors il y a plus de certitude
à entendre qu'à voir. De même, si l’on n'a qu'une petite science, on est plus
sûr de ce qu'on entend dire à un savant que de ce qu'il semble qu'on voie selon
sa propre raison. Or, l’homme est beaucoup plus certain de ce qu'il entend de
Dieu, qui ne peut se tromper, que de ce qu'il voit par sa propre raison,
laquelle peut se tromper.
3. La perfection de l’intelligence et de la science dépasse la connaissance de foi par une plus grande évidence, non par une adhésion plus certaine. Parce que toute la certitude de l’intelligence ou de la science, en tant que ce sont des dons, procède de la certitude de la foi, de même que la certitude dans la connaissance des conclusions procède de la certitude des principes. Mais, selon que science, sagesse et intelligence sont des vertus intellectuelles, elles se fondent sur la lumière naturelle de la raison, bien inférieure à la certitude provenant de la parole de Dieu, sur laquelle se fonde la foi.
1. Est-ce que, dans sa condition première, l'ange ou l'homme a eu la foi ? - 2. Les démons ont-ils la foi ? - 3. Des hérétiques dans l'erreur sur un seul article de foi ont-ils la foi sur les autres articles ? - 4. Parmi ceux qui ont la foi, l'un peut-il l'avoir plus grande qu’un autre ?
Objections
:
1. Il semble que non.
Hugues de Saint-Victor dit en effet : " Parce qu'on n'a pas ouvert l'oeil
de la contemplation, on n'a pas la force de voir Dieu et ce qui est en Dieu.
" Mais l'ange, dans l'état de sa condition première, avant sa confirmation
ou sa chute, avait ouvert l'oeil de la contemplation : il voyait les choses
dans le Verbe, dit S. Augustin. Et pareillement le premier homme dans l'état
d'innocence semble avoir ouvert l'oeil de la contemplation : dans ce premier
état " il a connu son Créateur ", dit Hugues de Saint-Victor dans ses
Sentences, " non de cette connaissance qu'on reçoit du dehors uniquement
par audition, mais de celle qui est fournie du dedans par inspiration ; non de
celle par laquelle les croyants cherchent maintenant dans la foi un Dieu
absent, mais de celle qui le faisait apercevoir plus manifestement dans une
présence de contemplation ". Donc, ni l'homme ni l'ange, dans l'état de sa
condition première, n'a eu la foi.
2. La connaissance de foi
est énigmatique et obscure. " Nous voyons maintenant, dit l'Apôtre (1 Co
13, 12) par un miroir, en énigme. " Or, dans leur condition première, il
n'y avait ni chez l'homme ni chez l'ange aucune obscurité, car
l'obscurcissement est le châtiment du péché. Donc, la foi n'a pas pu exister
chez l'homme ni chez l'ange dans l'état de leur premier établissement.
3. Enfin l'Apôtre (Rm 10,
17) dit que " la foi vient de la prédication qu'on entend, et la
prédication vient de la parole de Dieu ". Mais cela n'avait pas sa place
dans le premier état de la condition angélique ou humaine ; car il n'y avait
pas lieu de s'instruire par autrui. Donc, dans ce état, il n'y avait de foi ni
chez l'homme ni chez l'ange.
Cependant, l'Apôtre affirme (He 11, 6) : " Celui qui s'approche de Dieu doit croire. " Mais l'ange et l'homme dans la première condition étaient en état de s'approcher de Dieu. Ils avaient donc besoin de la foi.
Conclusion
:
Certains disent que, chez les anges avant la confirmation et la chute, et chez l'homme avant le péché, la foi n'a pas existé en raison de la vision manifeste qu'on avait alors des réalités divines. Mais comme la foi reste " la preuve de ce qui ne se voit pas ", selon l'Apôtre (He 11, 1), et que " par elle on croit ce qu'on ne voit pas ", dit S. Augustin, cette manifestation, à elle seule, exclut la raison de foi, puisqu'elle rend apparent et fait voir ce qui est l'objet principal de la foi. Mais le principal objet de la foi, c'est la Vérité première dont la vision fait les bienheureux et se substitue à la foi. Donc, puisque ni l'ange avant sa confirmation ni l'homme avant son péché n'a eu cette béatitude dans laquelle on voit Dieu par son essence, il est évident qu'ils n'eurent pas une connaissance assez claire pour exclure essentiellement la foi. Donc, si l'un ou l'autre n'a pas eu la foi, ce n'a pu être que parce qu'il est demeuré dans une profonde ignorance de ce dont il s'agit dans la foi. Et si l'homme et l'ange avaient été créés, comme certains le disent, dans l'état de pure nature, peut-être pourrait-on soutenir que la foi n'a existé ni chez l'ange avant sa confirmation ni chez l'homme avant son péché ; car la connaissance de foi est au-dessus de la connaissance naturelle que peut avoir de Dieu non seulement l'homme mais aussi l'ange. Toutefois, puisque nous avons déjà dit dans la première Partie que l'homme et l'ange ont été créés avec le don de la grâce, il est nécessaire de dire que cette grâce reçue et non encore consommée a mis en eux un commencement de la béatitude espérée ; et cette béatitude commence bien dans la volonté par l'espérance et par la charité, mais dans l'intelligence par la foi, nous l'avons dit récemment. C'est pourquoi il est nécessaire de dire que l'ange avant d'être confirmé en grâce avait eu la foi, et pareillement l'homme avant le péché.
Mais il faut tenir compte de ce qu'il y a dans l'objet de foi un côté pour ainsi dire formel : cette Vérité première qui demeure au-dessus de toute connaissance naturelle de la créature, et un côté matériel qui est ce à quoi nous donnons assentiment en adhérant à la Vérité première. Quant au premier de ces deux aspects, la foi existe communément chez tous ceux qui, sans avoir encore obtenu la béatitude future, possèdent une connaissance de Dieu en adhérant à la Vérité première. Mais, quant aux choses qui sont matériellement proposées à croire, certaines sont crues par l'un, qui sont manifestement sues par un autre, même dans l'état présent, comme nous l'avons expliqué plus haut. Et à cet égard aussi on peut dire que l'ange avant sa confirmation et l’homme avant son péché ont connu d'une connaissance manifeste certaines choses sur les mystères divins que nous ne pouvons maintenant connaître que par la foi.
Solutions
:
1. Bien que les dires
d'Hugues de Saint-Victor ne soient que d'un maître et n'aient pas la force
d'une autorité, on peut en tenir compte en précisant que la contemplation qui
supprime la nécessité de la foi, c'est la contemplation de la patrie, dans
laquelle la vérité surnaturelle est vue par son essence. Or, cette
contemplation, l'ange ne l'eut pas avant sa confirmation, ni l'homme avant son
péché. Mais leur contemplation était plus élevée que la nôtre ; par elle,
s'approchant d'avantage de Dieu, ils pouvaient connaître clairement sur les
effets divins plus de choses que nous ne le pouvons. Aussi n'y avait-il pas en
eux une foi qui leur fit chercher Dieu de loin comme nous le cherchons. Dieu
leur était en effet plus présent par la lumière de la sagesse qu'il ne l'est à
nous, bien qu'il ne fût pas présent à eux comme il l'est aux bienheureux par la
lumière de gloire.
2. Dans l'état de cette
première condition de l'homme ou de l'ange, il n'y avait pas l'obscurité de la
faute ou du châtiment. Il y avait cependant dans l'intelligence de l'homme et
dans celle de l'ange une certaine obscurité naturelle, selon que toute créature
est ténèbre en comparaison de l'immensité de la lumière divine. Et cette
obscurité suffit pour réaliser la raison de foi.
3. Dans l'état de cette première condition il n'y avait pas à entendre un homme parlant extérieurement, mais Dieu qui inspirait intérieurement. C'est d'ailleurs ainsi que les prophètes entendaient, selon cette parole du Psaume (85, 9 Vg) : " J'écouterai ce que mon Dieu dira en moi. "
Objections
:
1. Il y a toute apparence
que non. " La consistance de la foi, dit S. Augustin, réside dans la
volonté des croyants. " Or, c'est par une volonté bonne que l'on veut
croire Dieu. Si l'on admet, comme nous l'avons dit dans la première Partie.
qu'il n'y a chez les démons aucune volonté délibérée qui soit bonne, il semble
qu'il n'y ait pas chez eux de foi.
2. La foi est un don de la
grâce divine dit S. Paul (Ep 2, 8) : " C'est par grâce que vous avez été
sauvés par la foi ; elle est en effet un don de Dieu. " Mais les démons
ont perdu par le péché les dons de la grâce comme dit la Glose sur ce passage
d'Osée (3, 1) : " Ils regardent vers des dieux étrangers et ils aiment les
gâteaux de raisin. " La foi n'est donc pas restée chez les démons après
leur péché.
3. L'infidélité paraît bien
être le plus grave des péchés. S. Augustin l'enseigne sur cette parole en S.
Jean (15, 22) : " Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse pas
parlé, ils n'auraient pas de péché ; mais maintenant ils n'ont pas d’excuse à
leur péché. " Or le péché d'infidélité existe chez certains hommes. Par
conséquent, s'il restait de la foi chez les démons, le péché de hommes serait
plus grave que celui des démons, ce qui ne semble pas admissible. Donc il
n'existe pas de foi chez les démons.
Cependant, S. Jacques (2, 19) que " les démons croient, et ils tremblent ".
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut, l’intelligence du croyant adhère à la réalité à laquelle il croit, non parce qu'elle voit cette réalité, soit en la regardant elle-même, soit en la ramenant à de premiers principes vus par soi, mais parce que l'autorité divine la convainc d'adhérer à ce qu’elle ne voit pas, et à cause du commandement de la volonté qui meut l'intellect et qui obéit à Dieu. Mais que la volonté meuve ainsi l'intelligence à donner un assentiment, cela peut venir de deux causes. D'une part, de ce que la volonté est ordonnée au bien, et alors croire est un acte louable. D'autre part, de ce que l'intelligence est convaincue au point d'estimer qu'elle ne peut faire autrement que de croire à ce qui est dit, encore qu'elle ne soit pas convaincue par l'évidence de la chose. Par exemple, si un prophète prédisait dans un discours inspiré par le Seigneur un événement futur, et s'il produisait un signe en ressuscitant un mort, par ce signe même celui qui le voit recevrait dans son intelligence une conviction telle qu'il connaîtrait clairement que la chose est dite par Dieu, qui ne ment pas ; et pourtant l'événement futur, celui qui est prédit, ne serait pas évident en soi si bien que cela ne détruirait pas la raison de foi. Nous devons donc conclure que chez les fidèles du Christ ce qu'on loue c'est la foi à la première manière. De cette manière elle n'existe pas chez les démons. Mais elle existe chez eux uniquement de la seconde manière. Ils voient en effet beaucoup d'indices évidents par lesquels ils perçoivent que l'enseignement de l’Église vient de Dieu, bien qu'ils ne voient pas les réalités mêmes que l'Église enseigne, par exemple que Dieu est trine et un, ou quelque chose de ce genre.
Solutions
:
1. La foi des démons est en
quelque sorte une foi forcée par l'évidence des signes. Et c'est pour cela
qu'il n'y a pas à louer leur volonté parce qu'ils croient.
2. La foi qui est un don de
la grâce incline l'homme à croire par un certain attachement au bien, même
quand cette foi demeure informe. Aussi la foi qui existe chez les démons
n'est-elle pas un don de la grâce ; ils sont plutôt forcés à croire par la
perspicacité de leur intelligence naturelle.
3. Il déplaît aux démons que les signes de la foi soient si évidents qu'ils se trouvent contraints à croire. Et c'est pourquoi la malice des démons n'est en rien diminuée par le fait qu'ils croient.
Objections
:
1. Oui, semble-t-il. Car
l'intelligence naturelle d'un hérétique n'est pas plus forte que celle d'un
catholique. Mais l'intelligence d'un catholique a besoin, pour croire à
n'importe quel article de foi, d'être aidée par le don de la foi. Il semble
donc que les hérétiques ne puissent pas non plus croire quelques articles sans
le don de la foi informe.
2. Il y a dans la foi de
multiples articles comme il y a dans une science, la géométrie par exemple, de
multiples conclusions. Mais quelqu'un peut avoir la science de la géométrie en
ce qui concerne certaines conclusions géométriques tout en ignorant les autres.
Donc quelqu'un peut avoir la foi par rapport à quelques articles de foi, tout
en ne croyant pas aux autres.
3. C'est obéir à Dieu que
de croire aux articles de la foi, comme d'observer les commandements de la loi.
Mais on peut être obéissant pour certains commandements et non pour d'autres.
On peut donc aussi avoir la foi sur certains articles et non sur d'autres.
Cependant, de même que le péché mortel s'oppose à la charité, le refus de croire à un seul article s'oppose à la foi. Or la charité ne reste pas dans l'homme après un seul péché mortel. Donc la foi non plus après qu'on refuse de croire à un seul article de foi.
Conclusion :
L'hérétique qui refuse de croire à un seul article de foi ne garde pas l'habitus de foi, ni de foi formée, ni de foi informe. Cela vient de ce que, dans un habitus quel qu'il soit, l'espèce dépend de ce qu'il y a de formel dans l'objet ; cela enlevé, l'habitus ne peut demeurer dans son espèce. Or, ce qu'il y a de formel en l'objet de foi, c'est la vérité première telle qu'elle est révélée dans les Saintes Écritures et dans l'enseignement de l'Église, qui procède de la Vérité première. Par suite, celui qui n'adhère pas, comme à une règle infaillible et divine, à l'enseignement de l'Église qui procède de la Vérité première révélée dans les Saintes Écritures, celui-là n'a pas l'habitus de la foi. S'il admet des vérités de foi, c'est autrement que par la foi. Comme si quelqu'un garde en son esprit une conclusion sans connaître le moyen qui sert à la démontrer, il est clair qu'il n'en a pas la science, mais seulement une opinion.
En revanche, il est clair aussi que celui qui adhère à l'enseignement de l'Église comme à une règle infaillible, donne son assentiment à tout ce que l'Église enseigne. Autrement, s'il admet ce qu'il veut de ce que l'Église enseigne, et n'admet pas ce qu'il ne veut pas admettre, à partir de ce moment-là il n'adhère plus à l'enseignement de l'Église comme à une règle infaillible, mais à sa propre volonté. Ainsi est-il évident que l'hérétique qui refuse opiniâtrement de croire à un seul article n'est pas prêt à suivre en tout l'enseignement de l'Église ; car s'il n'a pas cette opiniâtreté, il n'est pas déjà hérétique, il est seulement dans l'erreur. Par là il est clair que celui qui est un hérétique opiniâtre à propos d'un seul article, n'a pas la foi à propos des autres articles, mais une certaine opinion dépendant de sa volonté propre.
Solutions
:
1. Les autres articles de
foi sur lesquels l'hérétique n'est pas dans l'erreur, il ne les admet pas de la
même manière que les admet le fidèle, c'est-à-dire par une simple adhésion à la
Vérité premières, adhésion pour laquelle on a besoin d'être aidé par l'habitus
de foi. L'hérétique, lui, admet des points de foi par sa propre volonté et par
son propre jugement.
2. Dans les diverses
conclusions d'une même science, il y a divers moyens pour établir les preuves,
et l'un peut être connu sans l'autre. C'est pourquoi on peut savoir certaines
conclusions d'une science tout en ignorant les autres. Mais la foi adhère à
tous les articles de foi en raison d'un seul moyen, c'est-à-dire de la Vérité
première telle qu'elle nous est proposée dans les Écritures sainement comprises
selon l'enseignement de l'Église. C'est pourquoi celui qui se détache de ce
moyen est totalement privé de la foi.
3. Les divers préceptes de la loi peuvent être rapportés à divers motifs prochains, et sous cet angle on peut observer l'un sans l'autre ; ou bien à l'unique motif premier qui est d'obéir à Dieu parfaitement, et c'est de quoi s'écarte quiconque transgresse un seul précepte selon la parole de S. Jacques (2, 10) ; " Celui qui a péché sur un point s'est rendu coupable de tous. "
Objections
:
1. Cela ne semble pas possible.
Car la grandeur d'un habitus dépend des objets. Mais quiconque a la foi croit à
toutes les choses qui sont de foi, puisque celui qui est en défaut sur un seul
point perd totalement la foi, nous venons de le voir. Il ne paraît donc pas que
la foi puisse être plus grande chez l'un que chez l'autre.
2. D'ailleurs les choses
qui sont à un sommet ne reçoivent pas le plus et le moins. Or tel est le cas de
la foi ; elle est par sa raison formelle à un sommet puisqu'elle exige qu'on
s'attache par-dessus tout à la Vérité première. Elle ne reçoit donc pas le plus
et le moins.
3. Dans la connaissance
selon la grâce, la foi a le même rôle que l'intelligence des principes dans la
connaissance selon la nature, du fait que les articles de foi sont les premiers
principes de la connaissance, nous l'avons montré. Mais l'intelligence des
principes se rencontre d'une manière égale chez tous les humains. Donc la foi
se trouve aussi d'une manière égale chez tous les fidèles.
Cependant, partout où l'on trouve du petit et du grand, on trouve aussi du plus petit et du plus grand. C'est le cas dans la foi. Le Seigneur dit à Pierre (Mt 14, 31) : " Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? " Et à la femme il a dit (Mt 15, 28) : " Femme ta foi est grande. " C'est donc que la foi peut être plus grande chez l'un que chez l'autre.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, la grandeur d'un habitus est mesurée par deux choses : par l'objet, et selon le degré de participation du sujet. Or l'objet de foi peut être considéré sous un double aspect : dans sa raison formelle, et dans les choses qui sont matériellement proposées comme ce qu'on doit croire. L'objet formel de la foi est un et simple : c'est la Vérité première, nous l'avons déjà dit ; aussi, de ce côté, la foi ne se diversifie pas chez les croyants, elle est chez tous unique en son espèce, nous l’avons dit également. Mais, pour les choses que l'on propose comme matière de la foi, elles sont plusieurs, et on peut les accueillir plus ou moins explicitement. De ce fait, quelqu'un peut croire explicitement plus de choses qu'un autre, ce qui fait que la foi peut être plus grande chez quelqu'un, dans le sens d'une plus grande explicitation. Mais, si l'on considère la foi suivant la participation du sujet, l'inégalité se présente de deux façons. Car l'acte de la foi, nous l'avons dit, découle et de l'intelligence et de la volonté. On peut donc dire que la foi est plus grande chez quelqu'un, du côté de l'intelligence, en raison d'une certitude et d'une fermeté plus grandes ; dit côté de la volonté, en raison d'une disponibilité d'une générosité ou d'une confiance plus grande.
Solutions
:
1. Celui qui refuse
opiniâtrement de croire à l'un des points qui sont contenus dans la foi, n'a
pas l'habitus de foi, tandis que celui qui ne croit pas explicitement tout,
mais qui est prêt à croire tout, a cet habitus de foi. Et c'est ce qui fait
que, du côté de l'objet, l'un a une foi plus grande que l'autre, dans le sens
que nous venons de dire, en tant qu'il croit explicitement plus de choses.
2. Il est de l'essence de
la foi que la Vérité première soit préférée à tout. Mais parmi ceux qui la
préfèrent à tout, il en est qui se soumettent à elle avec plus de certitude et
de générosité que d'autres. Et en ce sens la foi est plus grande chez l'un que
chez l'autre.
3. L'intelligence des principes est une conséquence de la nature humaine elle-même, laquelle se trouve chez tous d'une manière égale. Mais la foi est une conséquence du don de la grâce, lequel n'est pas égal chez tous, comme nous l'avons remarqués. Le raisonnement n'est donc pas le même dans les deux cas. Cependant, selon qu'il a une grande capacité d'intelligence, quelqu'un connaît plus qu'un autre la force des principes.
1. La foi est-elle infusée à l'homme par Dieu ? - 2. La foi informe est-elle un don de Dieu ?
Objections
:
1. Il semble que non, car
S. Augustin affirme : " La foi est engendrée, nourrie, défendue, et
fortifiée en nous par la science. " Mais ce qui est engendré en nous par
la science semble être plus acquis qu'infus. La foi n'est donc pas en nous, à
ce qu'il semble, par infusion divine.
2. Ce que l'homme atteint
en écoutant et en regardant paraît bien être acquis par lui. Mais l'homme
parvient à croire en voyant les miracles et en écoutant l'enseignement de la
foi. Il est écrit en S. Jean (4, 58) : " Le père se rendit compte que
c'était l’heure à laquelle Jésus lui avait dit : "Ton fils est
vivant." Aussi crut-il, lui et toute sa maison. " Et S. Paul écrit
(Rm 10, 17) : " La foi vient de ce qu'on entend. " L'homme possède
donc la foi par acquisition.
3. Ce qui réside dans la
volonté de l'homme peut être acquis par l'homme. Or, dit S. Augustin : "
la foi réside dans la volonté des croyants ". Donc elle peut être acquise
par l'homme.
Cependant, il est écrit (Ep 2, 18) " C'est par la grâce que vous avez été sauvés moyennant la foi ; cela ne vient pas de vous, afin que nul ne se glorifie : c'est un don de Dieu. "
Conclusion
:
Deux conditions sont requises pour la foi. L'une est que les choses à croire soient proposées à l'homme, et cette condition est requise pour que l'homme croie à quelque chose d'une manière explicite. L'autre condition requise pour la foi est l'assentiment du croyant à ce qui est proposé. Quant au premier point, il faut nécessairement que la foi vienne de Dieu. Car les vérités de foi dépassent la raison humaine. Aussi ne sont-elles pas connues par l'homme si Dieu ne les révèle. Mais, tandis qu'à certains il les révèle immédiatement, comme il l'a fait aux Apôtres et aux Prophètes, à certains il les propose en envoyant les prédicateurs de la foi selon S. Paul (Rm 10, 15) : " Comment prêcheront-ils s'ils ne sont pas envoyés ? " Quant à la seconde condition, qui est l'assentiment de l'homme aux choses de la foi, on peut considérer une double cause. Il en est une qui de l'extérieur induit à croire : ce sera par exemple la vue d'un miracle ou l'action persuasive d'un homme qui exhorte à la foi. Ni l'une ni l'autre de ces deux causes n'est suffisante ; car, parmi ceux qui voient un même miracle et qui entendent la même prédication, les uns croient et les autres ne croient pas. Voilà pourquoi il faut admettre une autre cause, intérieure celle-ci, qui meut l'homme à adhérer aux vérités de foi. Mais cette cause, les pélagiens la plaçaient uniquement dans le libre arbitre de l'homme, et c'est pourquoi ils affirmaient que le commencement de la foi vient de nous, en ce sens qu'il dépend de nous que nous soyons prêts à adhérer aux vérités de foi ; seul l'achèvement de la foi vient de Dieu, parce que c'est lui qui nous propose ce que nous devons croire. Mais cela est faux, parce que lorsqu'il adhère aux vérités de foi, l'homme est élevé au-dessus de sa nature ; il faut donc que cela vienne en lui par un principe surnaturel qui le meuve du dedans, et qui est Dieu. C'est pourquoi la foi, quant à l'adhésion qui en est l'acte principal, vient de Dieu qui nous meut intérieurement par sa grâce.
Solutions
:
1. La science engendre et
nourrit la foi à la manière d'une persuasion extérieure qui provient d'une
certaine science. Mais la cause principale de la foi, sa cause propre, c'est ce
qui intérieurement porte à l'assentiment.
2. Cet argument, lui aussi,
est valable pour la cause qui propose extérieurement les vérités de foi, ou qui
exhorte à croire par des paroles ou par des faits.
3. L'acte de croire réside bien dans la volonté des croyants. Mais il faut que la volonté de l'homme soit préparée par Dieu moyennant la grâce, pour que cette volonté soit élevée à des choses qui dépassent la nature, nous venons de le dire.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car il
est écrit au Deutéronome (32, 4) : " Les oeuvres de Dieu sont parfaites
", alors que la foi informe est quelque chose d'imparfait. Elle n'est donc
pas une oeuvre de Dieu.
2. Comme on dit qu'un acte est
difforme parce qu'il est privé de la forme requise, ainsi dit-on que la foi est
informe parce qu'elle est privée de la forme requise. Or l'acte difforme du
péché ne vient pas de Dieu, avons-nous dit précédemment. La foi informe ne
vient donc pas non plus de Dieu.
3. D'ailleurs, tout ce que
Dieu guérit, il le guérit totalement selon cette parole en S. Jean (7, 23).
" Alors qu'un homme reçoit la circoncision le jour du sabbat pour que la
loi de Moïse soit respectée, vous vous indignez contre moi parce que j'ai guéri
un homme tout entier le jour du sabbat. " Mais par la foi l'homme est
guéri de l'infidélité. Quiconque par conséquent reçoit de Dieu le don de la foi
est guéri en même temps de tous ses péchés. Mais cela ne se produit que par la
foi formée. Elle seule est donc un don de Dieu, et non la foi informe.
Cependant, une glose dit que " la foi qui est sans la charité est un don de Dieu ". Or cette foi est la foi informe ; donc celle-ci est un don de Dieu.
Conclusion
:
Le manque de forme est une privation. Mais il faut considérer que la privation appartient parfois à la raison de l'espèce ; parfois non, car elle s'ajoute à une réalité qui a déjà son espèce propre. Ainsi la privation de l'équilibre normal des humeurs définit ce qui constitue spécifiquement la maladie ; en revanche, l'obscurité n'entre pas dans la définition de ce qui constitue spécifiquement la matière diaphane, elle s'ajoute seulement à cette matière. Donc, lorsqu'on assigne à une réalité sa cause, cela s'entend de l'assignation de la cause qui fait que la réalité existe dans sa propre espèce. Aussi ne peut-on dire que ce qui n'est pas cause de la privation soit cause de la réalité, quand la privation entre précisément dans la définition spécifique de cette réalité. Ainsi, on ne peut assigner comme cause de la maladie ce qui n'est pas cause d'un déséquilibre des humeurs. On peut cependant dire d'une chose qu'elle est cause d'une matière diaphane, bien qu'elle ne soit pas cause de l'obscurité, parce que celle-ci ne fait pas partie de la définition même du corps diaphane. Ainsi le manque de forme dans la foi n'appartient pas à la notion spécifique de la foi elle-même, puisque la foi est dite informe par le défaut, avons-nous dit, d'une certaine forme extérieure à elle. C'est pourquoi cela est cause de la foi informe, qui est cause de la foi tout court. Or c'est Dieu, avons-nous dite. Il reste donc que la foi informe soit un don de Dieu.
Solutions
:
1. Bien que la foi informe
ne soit pas parfaite absolument de la perfection qui fait la vertu, elle l'est
cependant d'une certaine perfection qui suffit à la raison de foi.
2. La difformité dans
l'action atteint celle-ci dans ce qu'elle a de spécifique en tant qu'acte
moral, nous l'avons dit à propos des actes humains. Une action est difforme en
effet par la privation d'une forme qui lui est intrinsèque, n'étant autre que
la juste mesure dans toutes les circonstances de l'acte. C'est pourquoi on ne
peut jamais dire que Dieu soit cause d'un acte difforme, parce que Dieu n'est
pas cause d'un pareil manque de forme, encore qu'il soit cause de l'acte en
tant qu'acte. - Ou encore, il faut remarquer que le manque de forme peut
impliquer non seulement la privation de la forme que l'acte devrait avoir, mais
aussi la disposition contraire. De ce point de vue la difformité est à l'acte
ce que la fausseté est à la foi. C'est pourquoi, de même que Dieu n'est pas
l’auteur d'un acte déformé il ne l'est pas non plus d’une foi faussée. Et, de
même que Dieu est l’auteur d'une foi qui n'est qu'informe, il l'est aussi des
actes qui sont bons dans leur genre quoique pas informés par la charité, comme
il arrive la plupart du temps chez les pécheurs.
3. Celui qui reçoit de Dieu la foi sans la charité, n’est pas absolument guéri de l'infidélité, la culpabilité de son infidélité précédente n'est pas enlevée. Il est guéri jusqu'à un certain point, c'est-à-dire qu'il ne commet plus le péché d'infidélité. C'est là un cas qui se présente fréquemment : quelqu'un s'arrête, par l'action de Dieu, de commettre un acte de péché, qui cependant ne s'arrête pas, sous l'influence de sa propre iniquité, d'accomplir l'acte d'un péché d'une autre sorte. C'est de cette manière que Dieu donne quelquefois à un homme de croire, sans lui accorder cependant le don de la charité, comme il accorde aussi à quelques-uns, en dehors de la charité, le don de prophétie ou quelque chose de semblable.
La crainte est-elle un effet de la foi ? - 2. La purification du coeur est-elle en effet de
Objections
:
1. Il semble que non, car
l'effet ne précède pas la cause. Or la crainte précède la foi, selon
l'Ecclésiastique (2, 8) : " Vous qui craignez Dieu, croyez-le. " La
crainte n'est donc pas un effet de la foi.
2. Une même chose n'est pas
la cause d'effets contraires. Or la crainte et l'espérance, avons-nous dit, à
propos des passions, sont des contraires. Mais il est dit dans la Glose que
" la foi engendre l’espérance ". Elle n'est donc pas cause de
crainte.
3. Un contraire, enfin,
n'est pas cause de son contraire. Or l'objet de la foi est un bien, la Vérité
première ; tandis que celui de la crainte, nous l’avons dit, est un mal. Or,
les actes tirent leur espèce de leurs objets. La foi ne peut donc pas causer la
crainte.
Cependant, il y a la parole de S. Jacques (2, 19) : " Les démons croient, et ils tremblent. "
Conclusion
:
La crainte, avons-nous dit, est un certain mouvement de la puissance appétitive. Mais le principe de tous les mouvements d'appétit, c'est la connaissance d'un bien ou d'un mal. Il faut donc que la crainte, comme tous les mouvements d'appétit, ait pour principe une perception. Or la foi produit précisément en nous une certaine perception concernant certains maux, qui sont les châtiments infligés selon le jugement de Dieu. De cette façon, la foi est cause de la crainte par laquelle on redoute d'être puni par Dieu, et qui est la crainte servile. La foi est aussi cause de la crainte filiale, par laquelle on redoute d'être séparé de Dieu, ou bien par laquelle on évite de se comparer à Dieu par respect pour lui. Cela vient de la foi qui nous fait estimer Dieu comme un bien immuable et suprême : être séparé de lui est le plus grand mal, et vouloir s'égaler à lui est mal. Mais la première crainte, qui est servile, a pour cause la foi informe. La seconde, la crainte filiale, a pour cause la formée, celle qui fait que par la charité l'homme adhère à Dieu et se soumet à lui.
Solutions
:
1. La crainte de Dieu ne
peut précéder la foi en tout, car si nous étions tout fait dans l'ignorance de
Dieu quant aux récompenses ou aux châtiments dont nous sommes instruits par la
foi, nous ne le craindrions en aucune façon. Mais, supposé que la foi existe
dans une âme touchant quelques-uns des articles de foi, touchant par exemple
l'excellence divine, la crainte révérencielle s'ensuit, et cette crainte à son
tour entraîne l'homme à soumettre son intelligence à Dieu pour croire à tout ce
qui est promis par Dieu. D'où ce mot à la suite du texte cité " Et votre
récompense ne manquera pas. "
2. Une même chose peut
bien, sous des aspect contraires, causer des effets contraires ; mais non la
même chose sous un même aspect. D'un côté la foi engendre l'espérance en nous
faisant apprécier les récompenses que Dieu accorde aux justes. Mais, d'un autre
côté, elle est cause de crainte en tant qu'elle suscite en nous la pensée des
châtiments qu'il veut infliger aux pécheurs.
3. L'objet premier et formel de la foi, c'est ce bien qui est la Vérité première. Mais matériellement, dans ce qui est proposé à la foi, on doit croire aussi à certains maux, par exemple que c'est un mal de ne pas se soumettre à Dieu ou d'être séparé de lui, et que les pécheurs auront à supporter les châtiments de Dieu. A cet égard la foi peut être cause de crainte.
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car la
pureté du coeur se situe surtout dans les affections. Mais la foi est dans
l'intelligence. Donc elle ne cause pas la purification du coeur.
2. Ce qui cause la
purification du coeur ne peut exister en même temps que l'impureté. Or la foi
peut exister en même temps que l'impureté du péché, comme on le voit chez ceux
qui ont une foi informe. Donc la foi ne purifie pas le coeur.
3. Si la foi purifiait en
quelque manière le coeur de l'homme, c'est surtout son intelligence qu'elle
purifierait. Mais elle ne purifie pas l'esprit de son obscurité puisqu'elle est
une connaissance énigmatique. D'aucune manière donc elle ne purifie le coeur.
Cependant, S. Pierre dit (Ac 15, 9) " Dieu a purifié leurs coeurs par la foi. "
Conclusion
:
Une chose est impure en ce qu'elle est mélangée à de plus viles. On ne dit pas en effet que l'argent est impur par l'alliage de l'or, qui augmente sa valeur ; mais il l'est par l'alliage du plomb ou de l'étain. Or il est évident que la créature raisonnable a plus de dignité que toutes les créatures temporelles et corporelles. C'est pourquoi elle est rendue impure par le fait qu'elle se soumet à elles par l'amour. De cette impureté elle est ensuite purifiée par le mouvement contraire, c'est-à-dire lorsqu'elle tend à ce qui est au-dessus d'elle, à Dieu. Dans ce mouvement, il est sûr que le premier principe c'est la foi : " Celui qui s'approche de Dieu doit croire " (He 11, 6). Et voilà pourquoi le principe premier de la purification du coeur est la foi. Et si cette foi trouve sa perfection dans une charité formée, elle cause une parfaite purification.
Solutions
:
1. Ce qui est dans
l'intelligence est le principe de ce qui est dans les affections, en tant que
le bien perçu par l'intelligence met en mouvement l'affection.
2. Même informe, la foi
exclut une certaine impureté qui lui est opposée : l'impureté de l'erreur.
Cette impureté provient de ce que l'intelligence humaine adhère d'une manière
désordonnée aux réalités inférieures, aussi longtemps qu'elle veut mesurer le
divin d'après des raisons qui ne s'appliquent qu'aux choses sensibles. Mais
quand la foi est formée par la charité, alors elle ne souffre plus avec elle
aucune impureté : " La charité couvre toutes les fautes ", selon les
Proverbes (10, 12).
3. L'obscurité de la foi ne relève pas de l'impureté de la faute, mais plutôt du défaut naturel de l'intelligence humaine dans l'état de la vie présente.
Il faut étudier maintenant ce qui concerne le don d'intelligence (Question 8) et le don de science (Question 9), qui correspondent à la vertu de foi.
1. L'intelligence est-elle un don de l'Esprit Saint ? - 2. Ce don peut-il exister chez un homme en même temps que la foi ? - 3. Cette intelligence, qui est un don du Saint-Esprit, est-elle seulement spéculative, ou bien est-elle en outre pratique ? - 4. Tous ceux qui sont en état de grâce ont-ils le don d'intelligence ? - 5. Chez quelques-uns ce don se trouve-t-il sans la grâce ? - 6. Quel rapport y a-t-il entre le don d'intelligence et les autres dons ? - 7. Ce qui correspond à ce don dans les béatitudes. - 8. Ce qui lui correspond dans les fruits du Saint-Esprit.
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car
les dons de la grâce sont distincts de ceux de la nature ils y sont surajoutés.
Mais comme le montre Aristote, l'intelligence est dans l'âme un certain habitus
naturel par lequel sont connus les principes naturellement évidents. On ne doit
donc pas en faire un don de l'Esprit Saint.
2. Comme on le voit chez
Denys, les dons divins sont participés par les créatures selon la proportion et
le mode de celles-ci. Or le mode de la nature humaine, c'est de connaître la
vérité, non pas d'une manière simple, ce qui est essentiel à l'intelligence,
mais d'une manière discursive, ce qui est le propre de la raison, comme le
montre aussi Denys. Donc la connaissance divine qui est donnée aux hommes doit
être appelée plutôt un don de raison qu'un don d'intelligence.
3. Dans les puissances de
l'âme, l'intelligence est distincte de la volonté, comme le montre Aristote.
Mais aucun don de l'Esprit Saint n'est appelé volonté. Donc aucun non plus ne
doit être appelé intelligence.
Cependant, il est dit en Isaïe (11, 2) " Sur lui reposera l'esprit du Seigneur, l'esprit de sagesse et d'intelligence. "
Conclusion
:
Le mot d'intelligence implique une certaine connaissance intime : faire acte d'intelligence c'est en effet comme " lire dedans. " Et c'est là une chose évidente pour ceux qui voient la différence entre l'intelligence et le sens ; car la connaissance par sensation est tout occupée de ce qui concerne les qualités sensibles extérieures, tandis que la connaissance intellectuelle pénètre jusqu'à l'essence de la réalité.
L'objet de l'intelligence, c'est en effet le " ce que c'est ", comme dit Aristote. Or les choses cachées au-dedans sont de beaucoup de sortes, et il faut que la connaissance de l'homme pénètre pour ainsi dire au-dedans. Car, sous les accidents se cache la nature substantielle des choses, sous les mots se cache ce qui est signifié par les mots, sous les similitudes et les figures se cache la vérité figurée ; de même les réalités intelligibles sont en quelque sorte intérieures par rapport aux réalités sensibles qui se font sentir extérieurement, comme dans les causes sont cachés les effets, et inversement. D'où, par rapport à tout cela, on peut parler d'intelligence. Mais, puisque la connaissance, chez l'homme, commence par les sens comme à partir de l'extérieur, il est évident que plus la lumière de l'intelligence est forte, plus elle peut pénétrer à l'intime des choses. Or la lumière naturelle de notre intelligence n'a qu'une vertu limitée ; de là elle ne peut parvenir qu'à certaines limites déterminées. Donc, l'homme a besoin d'une lumière surnaturelle pour pénétrer au-delà, jusqu'à la connaissance de choses qu'il n'est pas capable de connaître par sa lumière naturelle. C'est cette lumière surnaturelle donnée à l'homme qui s'appelle le don d'intelligence.
Solutions
:
1. La lumière naturelle qui
est innée en nous fait connaître immédiatement certains principes généraux qui
sont connus naturellement. Mais, parce que l'homme est ordonné, avons-nous dit,
à la béatitude surnaturelle, il est nécessaire qu'il parvienne au-delà jusqu'à
des réalités plus hautes, et pour cela il faut le don d'intelligence.
2. Le mouvement discursif
de la raison commence et se termine à l'intelligence ; nous raisonnons en effet
à partir de certaines choses dont nous avons l'intelligence, et le mouvement de
la raison est achevé dès que nous parvenons à l'intelligence de ce qui
jusque-là nous était inconnu. Donc, ce que nous élaborons dans la raison
découle de quelque chose que nous avions précédemment dans l'intelligence. Mais
le don de la grâce ne découle pas de la lumière de la nature, il lui est au
contraire surajouté, comme apportant une perfection à cette lumière. C'est
pourquoi une telle addition n'est pas appelée raison mais plutôt intelligence,
parce que cette lumière surajoutée a le même rôle à l'égard de ce qui nous est
révélé surnaturellement, que la lumière naturelle à l'égard de ce que nous
connaissons en premier lieu.
3. La volonté désigne simplement le mouvement de l'appétit, sans détermination d'aucune supériorité. Mais l'intelligence désigne dans la connaissance une certaine supériorité, celle de pénétrer à l'intime des choses. C'est pourquoi le don surnaturel s'appelle intelligence plutôt que volonté.
Objections
:
1. Apparemment non, car S.
Augustin dit que " ce qui est compris est limité par la compréhension de
celui qui comprend ". On ne comprend pas ce que l'on croit, selon l'Apôtre
(Ph 3, 12) : " Ce n'est pas que j'aie compris ni que je sois parfait.
" Il semble donc que la foi et l'intelligence ne puissent pas exister chez
le même individu.
2. On voit tout ce qui est
saisi par l'intelligence. Or la foi, avons-nous dit, concerne ce qui ne se voit
pas. La foi ne peut donc pas exister chez le même individu en même temps que
l'intelligence.
3. Il y a plus de certitude
dans l’intelligence que dans la science. Mais nous avons vu que science et foi
ne peuvent avoir le même objet. Donc beaucoup moins intelligence et foi.
Cependant, S. Grégoire affirme " L'intelligence éclaire l'esprit sur ce qu'on a entendu. " Or quelqu'un qui a la foi peut fort bien être éclairé en son esprit sur ce qu'il a entendu dire. De là le mot de Luc (24, 45) : " Le Seigneur ouvrit l'esprit à ses disciples pour qu'ils aient l'intelligence des Écritures. " Donc l'intelligence peut exister en même temps que la foi.
Conclusion
:
Ici une double distinction est nécessaire. L'une du côté de la foi ; l'autre du côté de l'intelligence.
Du côté de la foi il faut distinguer les choses qui par elles-mêmes et directement tombent sous la foi, celles qui dépassent la raison naturelle : que Dieu est trine et un, que le Fils de Dieu est incarné ; et d'autres vérités tombent sous la foi comme étant de quelque manière ordonnées à celles-là, par exemple toutes les vérités contenues dans la divine Écriture.
Du côté de l'intelligence il faut distinguer deux manières dont on peut dire que nous comprenons quelque chose. - D'une part nous comprenons parfaitement lorsque nous parvenons à connaître l'essence de la réalité que vise l'intelligence, et la vérité même de l'énoncé reçu par l'intelligence, selon ce que chaque chose est en elle-même. De cette manière nous ne pouvons comprendre ce qui tombe directement sous la foi, tant que dure le statut de la foi. Mais d'autres vérités ordonnées à la foi peuvent être comprises même de cette manière parfaite. - D'autre part, il arrive que l'on comprenne imparfaitement quelque chose, lorsque de l'essence même de la chose, ou de la vérité de la proposition, on ne sait pas ce qu'elle est, ou comment elle est, mais on sait seulement que ce qui apparaît du dehors ne s'oppose pas à la vérité de ce qui est ; l'homme comprend alors qu'il ne doit pas s'éloigner des vérités de foi à cause de ce qu'il voit du dehors. En ce sens rien n'empêche, tant que dure le statut de la foi, de comprendre même ce qui, par soi-même, tombe sous la foi4.
Solutions
:
Cela répond clairement aux Objections. Car les trois premières sont valables pour ce qui est d'avoir l'intelligence parfaite de quelque chose. Quant à l'argument Cependant, il est recevable s'il s'agit de l'intelligence des choses qui sont ordonnées à la foi.
Objections
:
1. Selon toute apparence,
elle n'est pas pratique, mais spéculative seulement. En effet, l'intelligence,
dit S. Grégoire, " pénètre des réalités plus hautes ". Mais les
réalités ressortissant à l'intellect pratique ne sont pas élevées, ce sont des
choses minimes : les particularités qui sont la matière même de nos actes.
L'intelligence que l'on tient pour un don n'est donc pas une intelligence
pratique.
2. L'intelligence qui est
un don est quelque chose de plus noble que l'intelligence qui est une vertu
intellectuelle. Mais la vertu intellectuelle d'intelligence concerne seulement
le nécessaire, comme l'explique le Philosophe. Donc bien davantage le don
d'intelligence concerne-t-il seulement le nécessaire. Or, l'intellect pratique
ne s'occupe pas du nécessaire, mais du contingent, qui peut être autrement
qu'il n'est : là est le domaine de ce qui peut être fait par l'activité de
l'homme. Le don d'intelligence n'est donc pas l'intellect pratique.
3. Le don d'intelligence
éclaire l'esprit pour ce qui dépasse la raison naturelle. Mais les activités de
l'homme, qui sont l'objet de l'intelligence pratique, ne dépassent pas la
raison naturelle, puisque c'est elle qui a la direction de l'action ; nous
avons vu cela précédemment. Le don d'intelligence n'est donc pas un intellect
pratique.
Cependant, il est dit dans le Psaume (111, 10) : " Ils ont une bonne intelligence, ceux qui pratiquent la crainte du Seigneur. "
Conclusion
:
Le don d'intelligence, nous venons de le dire, s'applique non seulement à ce qui tombe sous la foi à titre premier et principal, mais encore à tout ce qui est ordonné à la foi. Or les bonnes actions ont un certain ordre à la foi, car, dit l'Apôtre (Ga 5, 6) : " La foi est agissante par la charité. " C'est pourquoi le don d'intelligence s'étend aussi à certaines actions. Il ne s'en occupe pas à titre principal mais dans la mesure où nous sommes réglés dans l'action " par ces raisons éternelles que s'attache à contempler et à consulter la raison supérieure ", selon S. Augustin, raison supérieure qui est perfectionnée par le don d'intelligence.
Solutions
:
1. Les actions humaines,
considérées en elles-mêmes, n'ont pas une haute excellence. Mais, en tant qu'elles
se réfèrent à la règle de la loi éternelle et à la fin de la béatitude divine,
elles prennent assez d'altitude pour que l'intelligence puisse s'en occuper.
2. Ce qui fait la dignité
du don d'intelligence c'est qu'il regarde les réalités intelligibles qui son
éternelles ou nécessaires, non seulement comme elles sont en elles-mêmes, mais
aussi en tant qu'elles sont des règles pour les actes humains car la
connaissance qui s'étend à des objets plus nombreux en devient plus noble.
3. Les actes humains ont pour règle, avons nous dit plus haut, et la raison humaine et la loi éternelle. Or la loi éternelle dépasse la raison naturelle. C'est pour cela que la connaissance des actes humains, en tant qu'ils sont réglés par la loi éternelle, dépasse la raison naturelle et a besoin de la lumière surnaturelle que lui procure le don de l'Esprit Saint.
Objections
:
1. Il semble bien que non,
puisqu'il est donné, dit S. Grégoire, contre " l'hébétude d'esprit "
et que beaucoup qui ont la grâce souffrent encore de cette hébétude d'esprit.
Le don d'intelligence n'est donc pas chez tous ceux qui ont la grâce.
2. Dans le domaine de la
connaissance, il n'y a que la foi qui semble nécessaire au salut, car "
par la foi le Christ fait son habitation dans no coeurs " (Ep 3, 17). Mais
ceux qui ont la foi n'ont pas tous le don d'intelligence ; bien plus, dit S.
Augustin " ceux qui croient doivent prier pour avoir l'intelligence
". Donc le don d'intelligence n'est pas nécessaire pour le salut, et il
n'est pas chez tous ceux qui ont la grâce.
3. Ce qui est commun à tous
ceux qui ont la grâce ne leur est jamais retiré tant qu'ils demeurent en état
de grâce. Or la grâce de l'intelligence et des autres dons, selon S. Grégoire,
" quelque fois se retire utilement, car parfois, tandis que l'esprit
s'élève par l'intelligence qu'il a de chose sublimes, il traîne paresseusement
par une lourde hébétude dans des choses infimes et viles ". Donc le don
d'intelligence n'existe pas chez tous ceux qui ont la grâce.
Cependant, il est dit dans le Psaume (82, 5) : " Sans savoir, sans comprendre, ils marchent dans les ténèbres. " Mais personne, s'il a la grâce, ne marche dans les ténèbres, selon ce qui est dit en S. Jean (8, 12) : " Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres. " Donc personne, ayant la grâce, n'est privé du don d'intelligence.
Conclusion
:
Chez tous ceux qui ont la grâce existe nécessairement la rectitude de la volonté, puisque " par la grâce la volonté de l'homme est préparée au bien ", dit S. Augustin. Mais la volonté ne peut être ordonnée correctement au bien sans que préexiste quelque connaissance de la vérité, car l'objet de la volonté c'est le bien perçu par l'intelligence, selon Aristote. Or, de même que par le don de la charité l'Esprit Saint dispose la volonté de l'homme à se porter directement vers un bien surnaturel, de même c'est aussi par le don d'intelligence qu'il donne à l'esprit de l'homme de la lumière pour connaître une certaine vérité surnaturelle, celle à laquelle doit tendre la volonté droite. Voilà pourquoi, de même que le don de la charité existe chez tous ceux qui ont la grâce sanctifiante, de même aussi le don d'intelligence.
Solutions
:
1. Parmi ceux qui ont la
grâce sanctifiante, certains peuvent souffrir d'hébétude dans des choses qui ne
sont pas nécessaires au salut. Mais dans celles qui sont nécessaires au salut,
ils sont suffisamment instruits par l'Esprit Saint, selon cette parole de S.
Jean (1 Jn 2, 27) : " Son onction vous enseigne toutes choses. "
2. Ceux qui ont la foi
n'ont pas tous la pleine intelligence des choses qui nous sont proposées à
croire ; ils ont cependant assez d'intelligence pour saisir que c'est là ce
qu'on doit croire et que pour rien on ne doit s'en écarter.
3. Jamais le don d'intelligence ne se dérobe aux saints en ce qui concerne les choses nécessaires au salut. Mais, en ce qui concerne les autres choses, de temps en temps il se retire de telle sorte qu'ils ne puissent pas pénétrer toutes choses clairement par l'intelligence, cela pour leur enlever tout sujet d'orgueil.
Objections
:
1. Il semble que oui. S.
Augustin, commentant cette parole du Psaume (119, 20) : " Mon âme désire
ardemment tes justices ", dit en effet : " L'intelligence vole en
avant, le sentiment humain suit tardivement et faiblement. " Mais, chez
tous ceux qui ont la grâce qui rend agréable à Dieu, le sentiment est prompt,
en raison de la charité. Donc, chez ceux qui n'ont pas cette grâce, il peut y
avoir pourtant le don d'intelligence.
2. Il est écrit en Daniel
(10, 1) : " On a besoin d'intelligence dans la vision " prophétique.
Ainsi, semble-t-il, il n'y a pas de prophétie sans le don d'intelligence. Mais
la prophétie peut exister sans la grâce qui rend agréable à Dieu comme on le
voit dans S. Matthieu (7, 22. 23). A ceux qui disent : " Nous avons
prophétisé en ton nom ", est répondu : " je ne vous ai jamais connus.
" Donc le don d'intelligence peut exister sans la grâce sanctifiante.
3. D'après ce passage
d'Isaïe (7, 9) selon une autre version : " Si vous n'avez pas la foi, vous
n'aurez pas d'intelligence ", le don d'intelligence correspond à la vertu
de foi. Mais la foi peut exister sans la grâce sanctifiante. Donc aussi le don
d'intelligence.
Cependant, le Seigneur dit en S. Jean (6, 45) : " Quiconque s'est mis à l'écoute du Père et à son école vient à moi. " Mais, quand nous apprenons et pénétrons ce que nous entendons, c'est par l'intelligence, comme le montre S. Grégoire. Donc quiconque a le don d'intelligence vient au Christ ; ce qui exige la grâce sanctifiante. Donc le don d'intelligence n'existe pas sans la grâce sanctifiante.
Conclusion
:
Les dons de l'Esprit Saint, avons-nous dit, perfectionnent l'âme en ce sens qu'elle est alors facilement mue par l'Esprit Saint. Ainsi donc, la lumière intellectuelle procurée par la grâce est considérée comme le don d'intelligence dans la mesure où l'esprit de l'homme se prête bien à l'action de l'Esprit Saint. Or la caractéristique d'un tel mouvement est que l'homme appréhende la vérité concernant sa fin. Aussi, à moins que l'esprit humain soit mû par l'Esprit Saint pour avoir une juste appréciation de la fin, il n'a pas encore obtenu le don d'intelligence, si grande que soit en lui, sous la lumière de l'Esprit, la connaissance de certaines autres vérités qui sont des préambules. Or, cette juste appréciation de la fin, celui-là seul la possède, qui ne fait aucune erreur à l'égard de cette fin, mais s'attache fortement à elle comme à ce qu'il y a de meilleur. Cela appartient seulement à celui qui a la grâce sanctifiante, comme du reste en morale, si l'homme a une juste évaluation de la fin, c'est qu'il a l'habitus de la vertu. Par conséquent, nul ne possède le don d'intelligence sans la grâce sanctifiante.
Solutions
:
1. S. Augustin donne le nom
d'intelligence à toute illumination de l'esprit, quelle qu'elle soit. Celle-ci
cependant ne parvient à la parfaite réalisation du don que si l'esprit de
l'homme est amené jusqu'à ce point où l'on a une juste appréciation de la fin.
2. L'intelligence qui est
nécessaire pour la prophétie est une certaine illumination de l'esprit relative
à ce qui est révélé aux prophètes. Mais ce n'est pas une illumination de l'esprit
relative à la juste appréciation de la fin ultime, qui appartient au don
d'intelligences.
3. La foi implique uniquement l'adhésion à ce qui est proposé. Mais l'intelligence implique une certaine perception de la vérité, qui peut exister seulement, en ce qui concerne la fin, chez celui qui a la grâce sanctifiante, comme on vient de le dire. C'est pourquoi on ne peut raisonner de la même manière pour l'intelligence et pour la foi.
Objections
:
1. Il semble que le don
d'intelligence ne se distingue pas des autres dons. Car les réalités qui ont
les mêmes réalités opposées sont identiques. Or la sottise s'oppose à la
sagesse, l'intelligence à l'hébétude, le conseil à la précipitation, la science
à l'ignorance, comme le montre S. Grégoire. Mais on ne voit pas de différence
entre sottise, hébétude, ignorance et précipitation. Donc l'intelligence ne se
distingue pas des autres dons.
2. L'intelligence classée
comme vertu intellectuelle diffère des autres vertus intellectuelles en ce qui
lui est propre : elle a pour objet les principes évidents par eux-mêmes. Mais
le don d'intelligence n'a pas pour objet de tels principes. Car, pour les
choses qui sont naturellement connues par elles-mêmes, il suffit de l'habitus
naturel des premiers principes ; quant aux réalités surnaturelles, il suffit de
la foi, puisque les articles de la foi sont, avons-nous dit, comme les premiers
principes de la connaissance surnaturelle. Le don d'intelligence n'est donc pas
distinct des autres dons intellectuels.
3. Toute connaissance
intellectuelle est ou spéculative, ou pratique. Mais le don d'intelligence,
avons-nous dit, est l'un et l'autre. Il n'est donc pas distinct des autres dons
intellectuels, mais les englobe tous.
Cependant, toutes les réalités qu'on énumère ensemble doivent être de quelque façon distinctes les unes des autres, puisque la distinction est le principe de l'énumération. Mais le don d'intelligence, on le voit en Isaïe (11, 2) est énuméré avec les autres dons. Il en est donc distinct.
Conclusion
:
La distinction du don d'intelligence et des trois autres dons, de piété, de force et de crainte, est évidente puisque le don d'intelligence ressortit à la faculté de connaissance, tandis que ces trois ressortissent à la faculté d'appétit. Mais la différence entre ce don d'intelligence et les trois autres, de sagesse, de science et de conseil, qui appartiennent aussi à la faculté de connaissance, n'est pas aussi évidente. Il semble à certains que le don d'intelligence soit distinct des dons de science et de conseil par le fait que ces deux-ci s'attachent à la connaissance pratique, celui-là au contraire à la connaissance spéculative. Quant au don de sagesse, rattaché aussi à la connaissance spéculative, il s'en distingue en ce que le jugement ressortit à la sagesse, et à l'intelligence se rattache la capacité de lire au-dedans de ce qui est proposé, c'est-à-dire la pénétration dans l'intime des choses. Précédemment nous avons énuméré les dons d'après ce principe. Mais, pour un regard attentif, le don d'intelligence ne se limite pas à la spéculation ; comme nous venons de le dire, il s'attache également à l'action ; et pareillement, le don de science, comme nous allons le dire plus loin, s'attache aussi à l'une et à l'autre. Voilà pourquoi il faut entendre autrement la distinction des dons. En effet, ces quatre dons sont ordonnés à la connaissance surnaturelle, qui se fonde en nous sur la foi. Or, " la foi vient de ce qu'on entend " (Rm 10, 17). Aussi faut-il proposer certaines vérités à la croyance non comme vues, mais comme entendues, pour que la foi y adhère. Or la foi s'attache premièrement et principalement à la Vérité première, secondairement à certaines considérations concernant les créatures ; ultérieurement, elle s'étend même à la direction des activités humaines en tant qu'elle devient " une foi agissant par la charité ", nous l'avons montré. Il s'ensuit donc qu'envers ces propositions de foi que nous devons croire une double exigence s'impose. En premier lieu, il s'agit de les pénétrer, de les saisir intellectuellement, et c'est l'affaire du don d'intelligence. Mais en second lieu il faut qu'on ait à leur sujet un jugement droit, en estimant que c'est bien à cela qu'on doit s'attacher, et du contraire de cela qu'on doit s'éloigner. Ce jugement-là, par suite, quant aux réalités divines, relève du don de sagesse ; quant aux réalités créées, il relève du don de science ; quant à l'application aux actions particulières, il relève du don de conseil.
Solutions
:
1. Telle qu'on vient de la
définir, la différence entre les quatre dons s'accorde manifestement avec la
distinction de ces choses que S. Grégoire déclare leur être opposées. L'hébétude
est en effet le contraire de l'acuité ; or, par comparaison, on dit qu'une
intelligence est aiguë quand elle peut pénétrer à l'intime de ce qui est
proposé ; aussi l'esprit est-il émoussé, hébété, lorsqu'il n'a pas de quoi
pénétrer au fond des choses. D'autre part, le sot est celui qui juge de travers
en ce qui concerne la fin générale de la vie ; et c'est là proprement l'opposé
de la sagesse qui donne un jugement droit sur la cause universelle. L'ignorance
implique une insuffisance de l'esprit même en toutes sortes de réalités
particulières, et elle s'oppose à la science, qui permet à l'homme d'avoir un
jugement droit dans domaine des causes particulières, c'est-à-dire des
créatures. Quant à la précipitation, elle est l’opposé du conseil, qui fait
qu'on ne passe pas à l’action avant que la raison en ait délibérée.
2. Le don d'intelligence
concerne les premiers principes de la connaissance dans l'ordre de la grâce,
mais autrement que la foi. Car il revient à la foi d'adhérer à ces principes,
tandis que le rôle du don d'intelligence est de pénétrer par l'esprit ce qui
est dit.
3. Le don d'intelligence se rapporte à l'une et l'autre connaissance, spéculative et pratique. Il s'y rapporte, non pas quant au jugement, mais quant à la simple appréhension qui fait qu'on saisit ce qui est dit.
Objections
:
1. Il semble que le don
d'intelligence ne corresponde pas à la sixième béatitude : " Heureux les
coeurs purs parce qu'ils verront Dieu. " En effet, la pureté du coeur
semble au plus haut point affaire de sentiment, tandis que le don
d'intelligence n'est pas affaire de sentiment, mais concerne plutôt la faculté
intellectuelle ; la sixième béatitude ne correspond donc pas au don
d'intelligence.
2. Il est écrit dans les
Actes (15, 9) : " Purifiant leurs coeurs par la foi. " Mais c'est la
purification du coeur qui assure sa pureté. La béatitude en question se
rattache donc à la vertu de foi plus qu'au don d'intelligence.
3. Les dons de l'Esprit
Saint nous perfectionnent dans la vie présente. Mais la vision de Dieu n'est
pas pour la vie présente, car c'est elle, avons-nous dit, qui nous rend
bienheureux. Donc cette sixième béatitude, qui implique la vision de Dieu ne se
rattache pas au don d'intelligence.
Cependant, selon S. Augustin, " la sixième opération de l'Esprit Saint, c'est l'intelligence ; elle convient à ceux qui ont le coeur pur, parce que ce sont eux qui peuvent d'un regard pur voir ce que l'oeil n'a pas vu ".
Conclusion
:
Dans la sixième béatitude, ainsi que dans les autres, il y a deux éléments : l'un par mode de mérite, c'est la pureté du coeur ; l'autre par mode de récompense, c'est la vision de Dieu, nous l'avons dit précédemment. L'un et l'autre appartiennent de quelque manière au don d'intelligence. Il y a en effet une double pureté. L'une sert de préambule et de disposition à la vision de Dieu : elle consiste à purifier le sentiment de ses affections désordonnées ; cette pureté de coeur s'obtient assurément par les vertus et les dons qui se rattachent à la puissance d'appétit. Mais l'autre pureté de coeur est celle qui est comme un achèvement en vue de la vision divine ; c'est à coup sûr une pureté de l'esprit, purifié des phantasmes et des erreurs, de telle sorte que ce qui est dit de Dieu ne soit plus reçu par manière d'images corporelles, ni selon des déformations hérétiques ; cette pureté, c'est le don d'intelligence qui la produit. Semblablement, il y a aussi une double vision de Dieu. L'une est parfaite, dans laquelle est vue l'essence de Dieu. Mais l'autre, imparfaite, est celle par laquelle, bien que nous ne voyions pas de Dieu ce qu'il est, nous voyons cependant ce qu'il n'est pas ; et dans cette vie notre connaissance de Dieu est d'autant plus parfaite que notre intelligence saisit davantage qu'il dépasse tout ce que peut embrasser l'intelligence. Cette double vision se rattache au don d'intelligence ; la première, au don consommé d'intelligence, tel qu'il sera dans la patrie ; mais la seconde, au don commencé, tel qu'on l'a dans notre état de voyageurs.
Solutions
:
Cela donne la Réponse aux Objections. Car les deux premières sont valables s'il s'agit de la première sorte de pureté. Quant à la troisième, elle vaut pour la parfaite vision de Dieu ; mais les dons, nous l'avons dit plus haut, nous perfectionnent dès ici-bas d'une manière inchoative, et ils atteindront dans l'avenir leur plénitude, on l'a dit précédemment.
Objections
:
1. Il ne semble pas que,
parmi les fruits, ce soit la foi qui corresponde au don d'intelligence. En
effet, l'intelligence est un fruit de la foi, selon Isaïe (7, 9) : " Si
vous n'avez pas la foi, vous n'aurez pas l'intelligence ", suivant une
autre version, à l'endroit où nous avons " Si vous n'avez pas la foi, vous
ne tiendrez pas " La foi n'est donc pas le fruit de l'intelligence.
2. Ce qui est avant n'est
pas le fruit de ce qui est après. Or la foi semble bien être avant
l'intelligence, puisqu'elle est le fondement, avons-nous dit plus haut, de tout
l'édifice spirituel. La foi n'est donc pas le fruit de l'intelligence.
3. Les dons se rapportant à
l'intellect sont plus nombreux que ceux se rapportant à l'appétit. Pourtant,
entre les fruits, il ne s'en trouve qu'un se rapportant à l'intellect, c'est la
foi ; tous les autres, au contraire, se rapportent à l'appétit. Le fruit de la
foi ne répond donc pas davantage, semble-t-il, à l'intelligence qu'à la sagesse
ou à la science ou au conseil.
Cependant, la fin de toute réalité, c'est son fruit. Mais le don d'intelligence semble ordonné principalement à procurer cette certitude de foi qui est qualifiée de fruit. Il est dit en effet dans la Glose que ce fruit de foi, c'est " la certitude des réalités invisibles ". Parmi les fruits, c'est donc la foi qui répond au don d'intelligence.
Conclusion
:
Comme il a été dit plus haut lorsqu'il s'est agi des fruits, on appelle fruits de l'Esprit certaines activités ultimes et délectables qui proviennent en nous de la vertu de l'Esprit Saint. Or, l'ultime délectable a raison de fin, et la fin, c'est l'objet propre de la volonté. Voilà pourquoi il faut que ce qui est dernier et délectable dans l'ordre de la volonté soit en quelque sorte le fruit de toutes les autres activités qui se rattachent aux autres puissances. Ainsi, le don ou la vertu qui perfectionne une puissance peut donc offrir un double fruit : l'un se rattache à sa puissance propre ; mais il y en a un autre, quasi ultime, qui se rattache à la volonté. Selon cette distinction, il faut conclure qu'au don d'intelligence correspond, comme fruit propre, la foi, c'est-à-dire la certitude de foi ; mais, comme fruit ultime, à l'intelligence répond la joie, qui se rattache à la volonté.
Solutions
:
1. L'intelligence est bien
le fruit de la foi, de la foi qui est vertu. Or ce n'est pas dans ce sens-là
qu'on prend la foi lorsqu'on l'appelle un fruit ; mais on la prend pour une
certitude de foi, à laquelle on parvient par le don d'intelligence.
2. La foi ne peut pas
devancer en tout l'intelligence ; en effet, l'homme ne pourrait pas adhérer en
croyant à des choses qui lui sont affirmées s'il n'avait quelque peu
l'intelligence de ces choses. Mais, à la suite de la foi qui est vertu, il y a
une perfection d'intelligence ; et ce qui fait suite à cette perfection
d'intelligence, c'est une certitude de foi.
3. Le fruit d'une connaissance pratique ne peut pas être dans cette connaissance même, parce que dans une telle connaissance on ne sait pas pour savoir, mais en vue d'autre chose. Au contraire, la connaissance spéculative a son fruit en elle-même, et ce fruit est la certitude des choses qui sont de son domaine. Voilà pourquoi, au don de conseil qui regarde uniquement la connaissance pratique, ne répond aucun fruit propre, alors qu'aux dons de sagesse, d'intelligence et de science, qui peuvent s'élever même à la connaissance spéculative, répond seulement un fruit unique qui est la certitude signifiée par le nom de foi. Il y a, en revanche, des fruits en plus grand nombre se rapportant à la partie appétitive parce que, nous venons de le dire, cette raison de fin impliquée dans le mot de fruit regarde la partie appétitive plus que la partie intellectuelle.
1. La science est-elle un don ? - 2. Concerne-t-elle les réalités divines ? - 3. Est-elle spéculative ou pratique ? - 4. Quelle béatitude y correspond ?
Objections
:
1. Apparemment non, car les
dons de l'Esprit Saint dépassent la faculté naturelle, tandis que la science
implique un certain effet de la raison naturelle. Car, selon le Philosophe
" la démonstration est un syllogisme qui fait savoir. La science n'est
donc pas un don de l'Esprit Saint.
2. Les dons de l'Esprit
Saint, nous l'avons dit, sont communs à tous les saints. Or S. Augustin affirme
que " la plupart des fidèles n'excellent pas dans la science, bien qu'ils
excellent dans la foi elle-même ". Donc la science n'est pas un don.
3. Le don est plus parfait
que la vertu, on l'a dit. Un seul don par conséquent suffit à la perfection
d'une vertu. Or à la vertu de foi correspond, nous l'avons vu, le don
d'intelligence. Ce n'est donc pas à elle que correspond le don de science. On
ne voit pas non plus à quelle autre vertu il pourrait correspondre. Comme les
dons sont les perfections des vertus, nous l'avons dit, il semble donc que la
science ne soit pas un don.
Cependant, Isaïe (11, 2) compte la science parmi les sept dons.
Conclusion
:
La grâce est plus parfaite que la nature ; elle ne va donc pas se trouver en défaut dans le domaine où l'homme peut être parfait par nature. Or, lorsque l'homme par sa raison naturelle adhère en toute intelligence à une vérité, il est doublement perfectionné en face de cette vérité ; d'abord parce qu'il la saisit ; puis parce qu'il a sur elle un jugement certain. C'est pourquoi deux conditions sont requises pour que l'intelligence humaine adhère d'une manière parfaite à la vérité de foi. L'une est qu'elle saisisse sainement ce qui est proposé ; cela regarde, comme nous l'avons dit, le don d'intelligence. Mais l'autre est qu'elle porte un jugement sûr et droit en la matière, c'est-à-dire en discernant ce qui doit être cru. C'est pour cela que le don de science est nécessaire.
Solutions
:
1. La certitude de la
connaissance se rencontre diversement dans les diverses natures suivant la
condition diverse de chacune. Ainsi, l'homme aboutit à un jugement certain au
sujet d'une vérité par le mouvement discursif de sa raison, et c'est pourquoi
la science humaine s'acquiert par raison démonstrative. Mais en Dieu il y a un
jugement certain de vérité sans aucun mouvement discursif, par simple
intuition, comme nous l'avons vu dans la première Partie, et c'est pourquoi la
science divine n'est ni discursive ni raisonneuse, mais absolue et simple.
C'est à elle que ressemble la science comptée comme un don de l'Esprit Saint,
puisqu'elle est une certaine ressemblance participée de la science divine
elle-même.
2. Dans le domaine de la
foi il peut y avoir une double science. Par l'une on sait ce qu'on doit croire
en distinguant bien ce qu'il faut croire et ce qu'il ne faut pas croire ; en ce
sens la science est un don et convient à tous les saints. Mais il y a au sujet
de la foi une autre science par laquelle non seulement on sait ce qui doit être
cru, mais on sait aussi manifester la foi, amener les autres à croire, et
réfuter les contradicteurs ; cette science-là est rangée parmi les grâces
gratuitement données, et n'est pas donnée à tous mais à certains. De là ce que
S. Augustin ajoute à la parole citée : " Autre chose est de savoir
uniquement ce qu'on doit croire ; autre chose de savoir comment cela même peut
venir en aide aux oreilles pies et être défendu contre les impies. "
3. Les dons sont plus parfaits que les vertus morales et que les vertus intellectuelles. Mais ils ne sont pas plus parfaits que les vertus théologales. Au contraire, tous les dons sont plutôt ordonnés à la perfection des vertus théologales com fin. Aussi n'y a-t-il rien d'étrange à ce que divers dons soient ordonnés à une vertu théologale.
Objections
:
1. Apparemment oui, puisque
pour S. Augustin c'est par la science que la foi est engendrée, nourrie et
fortifiée. Mais la foi concerne les réalités divines, parce qu’elle a pour
objet, comme nous l'avons établi, la Vérité première. Le don de science
concerne donc lui aussi les réalités divines.
2. Le don de science a plus
de dignité que la science acquise. Mais il y a une science acquise qui concerne
les réalités divines, c'est la métaphysique. Le don de science concerne donc
bien davantage les réalités divines.
3. Comme il est écrit (Rm 1, 20) : " ce que Dieu a d'invisible se laisse voir à l'intelligence à travers ses oeuvres ". Donc, si la science concerne les réalités créées, il semble qu’elle concerne aussi les réalités divines.
En sens contraire : S. Augustin dit ceci " Que la science des réalités divines soit appelée proprement sagesse, mais que celle des réalités humaines obtienne proprement le nom de science. "
Conclusion
:
Le jugement certain sur une réalité est surtout donné après sa cause. C’est pourquoi il faut que l’ordre des jugements soit conforme à celui des causes. En effet, comme la cause première est cause de la seconde, c'est par la cause première que l'on juge de la seconde ; mais on ne peut juger de la cause première par une autre cause. C'est pourquoi le jugement que l'on fait par le moyen de la cause première est le premier et le plus parfait. Or, là où il y a un être plus parfait, le nom commun du genre est approprié à ce qui est inférieur à ce plus parfait, tandis qu'un autre nom spécial, est adapté à ce plus parfait, comme on le voit en logique. En effet, dans le genre des termes convertibles, celui qui signifie " ce qu'est " une chose est appelé d'un nom spécial, la définition, tandis que les convertibles inférieurs à cette perfection retiennent pour eux le nom qui leur est commun, c'est-à-dire qu'ils sont appelés les propres. Donc, puisque le nom de science implique une certitude dans le jugement, comme nous l'avons dit, si cette certitude est produite par le moyen de la plus haute cause, elle a un nom spécial qui est celui de sagesse. En effet, on appelle sage dans n'importe quel genre l'homme qui connaît la plus haute cause de ce genre-là, celle qui permet de pouvoir juger de tout. Or, on appelle sage de façon absolue celui qui connaît la cause absolument la plus haute, à savoir Dieu. C'est pourquoi la connaissance des choses divines est appelée sagesse. En revanche, la connaissance des réalités humaines est appelée science ; c'est pour ainsi dire le nom commun, qui implique la certitude du jugement, approprié au jugement réalisé par les causes secondaires. C’est pourquoi, en prenant en ce sens le nom de science, on pose un don distinct du don de sagesse. Par suite, le don de science concerne seulement les réalités humaines ou les réalités créées.
Solutions
:
1. Bien que les vérités de
foi soient des réalités divines et éternelles, la foi elle-même est quelque
chose de temporel dans l’esprit du croyant. C'est pourquoi il revient au don de
science de savoir à quoi l'on doit croire. Mais savoir les réalités mêmes
auxquelles on croit, en elles-mêmes et par une certaine union à elles, revient
au don de sagesse. Aussi le don de sagesse correspond-il à la charité qui unit
à Diueu l’esprit de l’homme.
2. La raison alléguée est
valable en tant que le nom de science est pris dans un sens général. Mais ce
n'est pas en ce sens-là que la science est comptée comme un don spécial, c'est
dans le sens restreint d'un jugement formé par le moyen des réalités créées.
3. Comme nous l'avons dit plus haut, tout habitus cognitif regarde formellement le moyen de connaître quelque chose, et matériellement ce qui est connu par ce moyen. Et, parce que l’élément formel a plus d'importance, ces sciences qui concluent en matière physique d'après des principes mathématiques sont plutôt comptées au nombre des mathématiques comme ayant avec elles plus de ressemblance, bien que par leur matière elles se rapprochent plutôt de la physique, ce qui fait dire à Aristote qu'elles sont " plutôt sciences physiques ". Voilà pourquoi lorsque l’homme connaît Dieu par le moyen des réalités créées, cela ressortit davantage à la science, semble-t-il, puisque cela ressortit à la science par le côté formel, qu'à la sagesse, puisque cela ne se ramène à la sagesse que matériellement. Et, à l’inverse, lorsque nous jugeons des réalités créées d’après les réalités divines, cela ressortit à la sagesse plus qu'à la science.
Objections
:
1. Il semble que la science
qu’on met parmi les dons soit une science pratique. Car S. Augustin déclare :
" On impute à la science l’action par laquelle nous nous servons des
réalités extérieures. " Mais une science à laquelle on impute une action
est une science pratique. Cette science qui est un don est donc bien une
science pratique.
2. S. Grégoire affirme :
" La science est nulle si elle n’a pas l’utilité de la piété, et la piété
tout à fait inutile si elle est dépourvue du discernement de la science. "
Cette autorité prouve que la science dirige la piété. Mais cela ne peut pas
convenir à une science spéculative. Donc la science qui est un don n'est pas
spéculative mais pratique.
3. Les dons du Saint-Esprit
ne sont possédés que par les justes, nous l'avons établi plus haut. Mais la
science spéculative peut être possédée même par ceux qui ne sont pas des
justes, selon S. Jacques (4, 17) : " Celui qui sait faire le bien et ne le
fait pas commet un péché. " La science, qui est un don, n'est donc pas
spéculative mais pratique.
Cependant, S. Grégoire dit " La science, à son jour, fait un festin quand, dans le ventre de l'esprit, elle rompt le jeûne de l'ignorance. " Mais l'ignorance ne disparaît totalement que par l'une et l'autre science, c'est-à-dire spéculative et pratique. Donc la science qui est un don est spéculative et pratique.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut, le don de science est ordonné, comme celui d'intelligence, à la certitude de la foi. Or la foi consiste premièrement et principalement en spéculation, en tant qu'elle adhère à première. Mais parce que la vérité aussi la fin ultime pour laquelle nous agissons, il en découle que la foi s'étend aussi à l’action, selon l'Apôtre (Ga 5, 6) : " La foi est agissante par la charité. " Aussi faut-il encore que le don de science envisage premièrement et principalement la spéculation, en tant que l'homme sait ce qu’il doit tenir par la foi, mais secondairement le don de science s'étend aussi à l'action, selon que, par la science des choses à croire et de ce qui s’ensuit, nous sommes dirigés dans l'action.
Solutions
:
1. S. Augustin parle du don
de science en tant qu’il en tant qu'il s'étend à l’activité. L'action lui est
attribuée en effet, mais ni seule ni en premier lieu. C’est aussi de cette
manière que le don de science dirige la piété.
2. Cela montre comment
résoudre l’objection.
3. Comme nous l'avons dit à propos du don d’intelligence, tout homme qui fait acte d'intelligence n'a pas ce don, mais seulement celui qui le fait par l'habitus de la grâce. De même encore, à propos du don de science, il faut comprendre que ceux-là seuls le possèdent qui ont par une infusion de la grâce un jugement sûr, concernant ce qu'il faut croire et faire, si bien qu'on ne s'écarte en rien de la droiture de la justice. C'est la science des saints dont il est dit dans la Sagesse (10, 10) : " Le Seigneur a conduit le juste par des voies droites et lui a donné la science des saints. "
Objections
:
1. Il semble qu'à la
science ne corresponde pas la troisième béatitude : " ceux qui pleurent,
parce qu'ils seront consolés. " En effet, si le mal est la cause de la
tristesse et des larmes, le bien est pareillement la cause de l'allégresse.
Mais la science manifeste le bien de façon plus fondamentale que le mal, qui
est comme connu par le bien. Aristote dit en effet : " Ce qui est droit
est juge de soi-même et de ce qui est tortueux. " Donc la béatitude des
larmes ne correspond pas bien au don de science.
2. La considération de la
vérité est l'acte de la science. Or, dans la considération de la vérité il n'y
a pas de tristesse, mais plutôt de la joie. Il est écrit en effet dans la
Sagesse (8, 16) : " Sa société ne cause pas d'amertume, ni son commerce de
peine, mais du plaisir et de la joie. La béatitude des larmes ne correspond
donc pas comme il faut au don de science.
3. Le don de science
consiste dans la spéculation avant de consister dans l'action. Mais selon qu'il
consiste dans la spéculation, il ne correspond pas aux pleurs, car "
l’intelligence spéculative ne dit rien de ce qu’il faut imiter ni ce qu’il faut
éviter ", selon Aristote, elle ne parle ni de joie ni de tristesse. Donc
cette béatitude ne correspond pas au don de science.
Cependant, S. Augustin affirme : " La science convient à ceux qui pleurent lorsqu’ils se sont rendu compte qu'ils sont enchaînés aux maux qu'ils ont recherchés comme des biens. "
Conclusion
:
Le propre de la science est de juger comme il faut des créatures. Or, il y a des créatures qui sont pour l'homme une occasion de se détourner de Dieu, selon la Sagesse (14, 11) : " Les créatures sont devenues une abomination, un piège pour les pieds des insensés. " Ces insensés n'ont pas sur les créatures un jugement droit, parce qu'ils estiment qu'il y a en elles le bien parfait, ce qui les conduit à pécher en mettant leur fin en elles, et à perdre le vrai bien. Ce dommage est révélé à l'homme lorsqu'il apprécie justement les créatures, ce qu'on fait par le don de science. C'est pourquoi on situe la béatitude des larmes comme répondant au don de science.
Solutions
:
1. Les biens créés
n'éveillent spirituelle que dans la mesure où ils sont rapportés au bien divin,
duquel proprement jaillit la joie spirituelle. C'est pourquoi la paix
spirituelle, avec la joie qui en est la conséquence, correspond directement au
don de sagesse. Mais ce qui correspond au don de science, c'est en premier lieu
l'affliction pour les erreurs passées, puis par voie de conséquence la
consolation, lorsque par le bon jugement de science on ordonne les créatures au
bien divin. C'est pourquoi, dans cette béatitude, on met comme mérite les
larmes et comme récompense la consolation qui en est la suite. Consolation qui
est commencée en cette vie, mais consommée dans la vie future.
2. La considération même de
la vérité est pour l'homme un sujet de joie. Mais la réalité dont on considère
la vérité peut quelquefois être un sujet de tristesse. C'est par là que les
larmes sont attribuées à la science.
3. A la science tant qu’elle reste dans la spéculation ne correspond aucune béatitude, parce que la béatitude de l'homme ne consiste pas dans la considération des créatures mais dans la contemplation de Dieu. Et c’est pourquoi il n’y a pas de béatitude se rattachant à la contemplation qui soit attribuée à l’intelligence et à la sagesse, parce qu’elles ont l’une et l’autre un objet divin.
LES VICES OPPOSÉS A LA FOI
La suite de notre étude va nous faire considérer les vices opposés à la foi : I. L'infidélité, qui s'oppose à la foi (Question 10-12). - II. Le blasphème, qui s'oppose à la confession de foi (Question 13-14). - III. L'ignorance et l'hébétude, qui s'opposent aux dons de science et d'intelligence (Question 15) .
Sur le premier point, il faut d'abord étudier l'infidélité en général (Question 10) ; puis l'hérésie (Q.11) ; enfin l'apostasie (Question 12).
1. Est-elle un péché ? - 2. Où siège-t-elle ? - 3. Est-elle le plus grand des péchés ? - 4. Toute action des infidèles est-elle un péché ? - 5. Les espèces d'infidélité. - 6. Comparaison entre elles. - 7. Faut-il disputer de la foi avec les infidèles ? - 8. Faut-il les contraindre à embrasser la foi ? - 9. Peut-on communiquer avec eux ? - 10. Peuvent-ils avoir autorité sur les fidèles chrétiens ? - 11. Doit-on tolérer les rites des infidèles ? - 12. Doit-on baptiser les enfants des infidèles malgré leurs parents ?
Objections
:
1. En apparence, non. Car,
selon S. Jean Damascène, tout péché est contre la nature. Mais l'infidélité ne
paraît pas être contre nature. S. Augustin dit en effet : " Pouvoir
posséder la foi, comme pouvoir posséder la charité, c'est dans la nature de
tous les hommes ; mais posséder la foi, comme posséder la charité, vient de la
grâce des fidèles. " Donc ne pas posséder la foi, ce qui est être
infidèle, n'est pas un péché.
2. Nul ne pèche en ce qu'il
n'a pas le pouvoir d'éviter, car tout péché est volontaire. Mais il n'est pas
au pouvoir de l'homme d'éviter l'infidélité, ce qu'on ne peut faire qu'en ayant
la foi. L'Apôtre dit en effet (Rm 10, 14) : " Comment croiront-ils celui
qu'ils n'ont pas entendu ? Mais comment entendront-ils si personne ne prêche ?
" Il ne semble donc pas que l'infidélité soit un péché.
3. On l'a dit, il y a sept
vices capitaux auxquels se ramènent tous les péchés. Or l'infidélité ne paraît
contenue dans aucun de ces vices. Elle n'est donc pas un péché.
Cependant, toute vertu a un péché opposé. Or la foi est une vertu, à laquelle s'oppose l'infidélité. Celle-ci est donc un péché.
Conclusion
:
L'infidélité peut se prendre de deux manières. D'abord dans le sens d'une pure négation, au point qu'on sera dit infidèle du seul fait qu'on n'a pas la foi. Ensuite on peut entendre l'infidélité au sens d'une opposition à la foi, lorsque quelqu'un refuse de prêter l'oreille à cette foi, ou même la méprise, selon la parole d'Isaïe (53, 1) : " Qui a cru à ce que nous annonçons ? " C'est en cela que s'accomplit proprement la raison d'infidélité. Et en ce sens l'infidélité est un péché.
Mais, si l'infidélité est prise dans le sens purement négatif, comme chez ceux qui n'ont absolument pas entendu parler de la foi, elle n'a pas raison de péché, mais plutôt de châtiment, parce qu'une telle ignorance du divin est une conséquence du péché du premier père. Or, ceux qui sont infidèles de cette façon sont damnés pour d'autres péchés qui ne peuvent être remis sans la foi, mais non pour le péché d'infidélité. Aussi le Seigneur dit-fi (Jn 15, 22) : " Si je n'étais pas venu et ne leur avais pas parlé, ils n'auraient pas de péché. " Et S. Augustin explique que le Seigneur parle " de ce péché par lequel ils n'ont pas eu foi dans le Christ ".
Solutions
:
1. Il n'est pas dans la
nature humaine d'avoir la foi. Mais il est dans la nature humaine que l'esprit
de l'homme ne s'oppose pas à l'inspiration intérieure ni à la prédication
extérieure de la vérité. Aussi l'infidélité est-elle par là contre la nature.
2. Cet argument est valable
en tant que l'infidélité implique une simple négation.
3. L'infidélité selon qu'elle est un péché naît de l'orgueil. Par orgueil il arrive qu'on ne veuille pas soumettre son esprit aux règles de la foi et à sa saine interprétation par les Pères. D'où la remarque de S. Grégoire : " De la vaine gloire naissent les hardiesses des nouveautés. " Il est vrai qu'on pourrait encore dire ceci : de même que les vertus théologales ne se ramènent pas aux vertus cardinales mais leur sont antérieures, de même aussi les vices opposés aux vertus théologales ne se ramènent pas aux vices capitaux.
Objections
:
1. Il semble que
l'infidélité n'ait pas pour siège l'intelligence,
c________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________e
n'est pas une erreur qui soit périlleuse ni bien malsaine s'il agit ou s'il
parle comme les bons anges. " La raison en est, semble-t-il, qu'il y a
volonté droite chez celui qui, en adhérant à un ange mauvais, a l'intention
d'adhérer à un bon. Tout le péché d'infidélité est donc, semble-t-il, dans une
volonté perverse. Il n'a donc pas son siège dans l'intelligence.
Cependant, les termes opposés sont dans un même sujet. Mais la foi à laquelle s'oppose l'infidélité, a pour sujet l'intelligence.
Conclusion
:
Comme nous l'avons montré précédemment, on dit qu'il y a péché dans cette puissance qui est le principe de l'acte de péché. Or l'acte de péché peut avoir double principe. L’un est premier et universel, c'est celui qui commande tous les actes de péché ; et ce principe st la volonté, parce que tout péché est volontaire. Mais l'autre principe de l'acte de péché, c'est le principe propre et prochain qui émet l'acte de péché ; ainsi le concupiscible est le principe de la gourmandise et de la luxure, ce qui fait dire que ces deux vices siègent dans le concupiscible. Or, refuser son assentiment, qui est l'acte propre de l'infidélité, est un acte de l'intelligence, mais d'une intelligence mue par la volonté, comme l'acte de donner son assentiment. C'est pourquoi l'infidélité, comme la foi, est bien dans l'intelligence comme dans son sujet prochain, mais dans la volonté comme en son premier motif, et c'est en ce sens qu'on dit que tout péché est dans la volonté.
Solutions
:
1. Cela répond clairement à
la première objection.
2. Le mépris de la volonté
cause le dissentiment de l'intelligence, où s'accomplit la raison d'infidélité.
Aussi la cause de l'infidélité est-elle dans la volonté, mais l'infidélité
elle-même est dans l'intelligence.
3. Celui qui croit qu'un mauvais ange en est un bon ne refuse pas son assentiment à ce qui est de foi, parce que, suivant la remarque de la Glose au même endroit, " les sens du corps se trompent, mais l'esprit n'est pas écarté de la vraie et droite décision ". Mais si quelqu'un adhérait à Satan " au moment où Satan commence à mener vers ce qui est à lui " c'est-à-dire au mal et à l'erreur, alors, comme il est dit au même endroit, celui-là ne serait pas sans péché.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car S.
Augustin, dans un texte cité par la sixième décrétale, nous dit : " Sur le
point de savoir si nous devons préférer un catholique dont les moeurs sont très
mauvaises à un hérétique dans la vie duquel, si ce n'est qu'il est hérétique,
il n'y a rien à reprendre, je n'ose me hâter de décider. " Mais
l'hérétique est un infidèle. On ne doit donc pas affirmer de façon absolue que
l'infidélité soit le plus grand des péchés.
2. Ce qui atténue ou excuse
la faute ne paraît pas être le plus grand des péchés. Mais l'infidélité excuse
ou atténue la faute. L'Apôtre dit en effet (1 Tm 1, 13) : " Je fus d'abord
blasphémateur, persécuteur et insulteur, mais j'ai obtenu miséricorde parce que
j'agissais par ignorance, dans l'infidélité. " Celle-ci n'est donc pas le
plus grand péché.
3. A un plus grand péché
est due une plus grande peine, selon la parole du Deutéronome (25, 2) : "
Le châtiment sera proportionné au délit. " Mais quand les fidèles pèchent,
ils méritent une plus grande peine que les infidèles, suivant l'épître aux
Hébreux (10, 29) : " D'un châtiment combien plus grave, ne pensez-vous
pas, sera jugé digne celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, et tenu
pour profane le sang de l'alliance par lequel il a été sanctifié ? " Donc
l'infidélité n'est pas le plus grand péché.
Cependant, en expliquant ce passage de S. Jean : " Si je n'étais pas venu et ne leur avais pas parlé, ils n'auraient pas de péché " S. Augustin dit ceci : " Sous ce nom général, il faut comprendre un grand péché ; c'est en effet le péché d'infidélité qui englobe tous les autres. " L'infidélité est donc le plus grand de tous les péchés.
Conclusion
:
Tout péché, avons-nous dit, consiste formellement dans l'éloignement de Dieu. Aussi un péché est-il d'autant plus grave qu'on est par lui plus séparé d'avec Dieu. Or c'est par l'infidélité que l'homme est le plus éloigné de Dieu, parce qu'il n'en a pas la vraie connaissance, et que par la fausse connaissance qu'il en a, il ne s'approche pas, mais s'éloigne plutôt de lui. Et il est impossible aussi que celui qui a une fausse opinion de lui le connaisse pourtant en quelque chose, car ce que cet homme a dans son opinion n'est pas Dieu. Il est évident par là que le péché d'infidélité est plus grand que tous ceux qui se commettent dans la perversité morale. Mais il n'est pas plus grand que ceux qui s'opposent aux autres vertus théologales, nous le dirons plus loin.
Solutions
:
1. Rien n'empêche que le
péché le plus grave dans son genre soit moins grave suivant quelques
circonstances. C'est pour cela que S. Augustin n'a pas voulu se prononcer
hâtivement entre le mauvais catholique et l'hérétique qui par ailleurs ne pèche
pas. Car le péché de l'hérétique, bien qu'il soit d'un genre plus grave, peut
cependant être atténué par quelques circonstances. Et inversement le péché du
catholique être aggravé par quelque circonstance.
2. L'infidélité comporte
une ignorance qui lui est attachée et aussi un refus des vérités de foi. De ce
côté elle se présente comme un péché extrêmement grave. Mais elle tient, du
côté de l'ignorance, un motif d'excuse, surtout lorsque le pécheur, comme ce
fut le cas chez l'Apôtres ne pèche pas par malice.
3. A considérer le genre du péché, l'infidèle est puni plus gravement pour le péché d'infidélité qu'un autre pécheur ne l'est pour tout autre péché. Mais pour un autre péché, par exemple pour l'adultère, s'il est commis par un fidèle et par un infidèle, toutes choses étant égales, le fidèle pèche plus gravement que l'infidèle, tant à cause de cette connaissance de la vérité que procure, la foi, qu'en raison des sacrements de la foi dont il est imprégné, et auxquels il fait outrage en commettant le péché.
Objections
:
1. On peut penser que
n'importe quelle action chez un infidèle est un péché puisque, sur ce texte aux
Romains (14, 23) : " Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché ",
la Glose dit : " Toute la vie des infidèles est un péché. " Mais la
vie des infidèles, c'est tout ce qu'ils font. Donc chez l'infidèle toute action
est un péché.
2. C'est la foi qui dirige
l'intention. Mais il ne peut y avoir aucun bien s'il ne vient pas d'une
intention droite. Donc chez les infidèles aucune action ne peut être bonne.
3. Quand ce qui précède est
corrompu, ce qui vient ensuite l'est aussi. Mais l'acte de foi précède les
actes de toutes les vertus. Comme il n'y a pas d'acte de foi chez les
infidèles, ils ne peuvent faire aucune oeuvre bonne mais pèchent en tout ce
qu'ils font.
Cependant, au centurion Corneille, alors qu'il était encore un infidèle, il a été dit que ses aumônes étaient agréées de Dieu (Ac 10, 31). Les actions de l'infidèle ne sont donc pas toutes des péchés, mais quelques-unes sont bonnes.
Conclusion
:
Le péché mortel, avons-nous dit, ôte la grâce sanctifiante, mais ne gâte pas totalement le bien de la nature. Aussi, puisque l'infidélité est un péché mortel, assurément les infidèles sont dépourvus de la grâce ; cependant il reste en eux un certain bien de la nature. Il s'ensuit évidemment qu'ils ne peuvent faire les oeuvres bonnes qui découlent de la grâce, c'est-à-dire des oeuvres méritoires ; cependant, les oeuvres bonnes pour lesquelles suffit le bien de la nature, ils peuvent quelque peu les faire. Par suite, il n'est pas fatal qu'ils pèchent en tout ce qu'ils font ; mais ils pèchent chaque fois qu'ils entreprennent une oeuvre procédant de l'infidélité. De même, en effet, qu'en ayant la foi on peut commettre un péché dans un acte qu'on ne rapporte pas aux fins de la foi, en péchant soit véniellement, soit même mortellement, de même l'infidèle peut aussi faire une bonne action dans ce qu'il ne rapporte pas à l'infidélité comme à une fins.
Solutions
:
1. Par cette parole il faut
comprendre, ou bien que la vie des infidèles ne peut pas être sans péché, étant
donné que les péchés ne sont pas enlevés sans la foi, ou bien que tout ce que
les fidèles font par infidélité est péché. Aussi est-il ajouté au même endroit
: " Tout homme vivant ou agissant dans l'infidélité pèche grandement.
"
2. La foi dirige
l'intention en vue de la fin ultime surnaturelle. Mais la lumière de la raison
naturelle peut aussi diriger l'intention en vue d'un bien connaturel.
3. L'infidélité ne corrompt pas totalement chez les infidèles la raison naturelle, au point qu'il ne reste en eux quelque connaissance du vrai, qui leur permet de pouvoir faire quelque chose en matière d'oeuvres bonnes. A propos de Corneille cependant, il faut savoir qu'il n'était pas un infidèle ; autrement son activité n'eût pas été agréée de Dieu, à qui nul ne peut plaire sans la foi. Corneille avait la foi implicite, puisqu'il ne connaissait pas encore manifestement la vérité de l'Évangile. Aussi est-ce pour l'instruire plus pleinement de la foi que Pierre est envoyé vers lui.
Objections
:
1. Il semble qu'il n'y ait
pas plusieurs espèces d'infidélité. En effet, puisque la foi et l'infidélité
sont des contraires, il faut qu'elles concernent la même réalité. Mais la foi a
pour objet formel la Vérité première, d'où elle tient son unité, bien que
matériellement elle croie beaucoup de choses. Donc l'infidélité a aussi pour
objet la Vérité première, et, en revanche, les choses que l'infidèle se refuse
à croire sont comme la matière de l'infidélité. Or la différence spécifique
n'est pas mesurée d'après les principes matériels, mais selon les principes
formels. Donc l'infidélité n'a pas autant d'espèces différentes qu'il y a
d'erreurs diverses admises par les infidèles.
2. Il y a une infinité de
façons dont on peut dévier de la vérité de la foi. Donc, si nous assignons à
l'infidélité autant d'espèces différentes qu'il y a d'erreurs diverses, il
s'ensuit, semble-t-il, qu'il y a une infinité d'espèces d'infidélités. En ce
cas de telles espèces ne sont pas objet d'étude.
3. Le même individu ne se
trouve pas dans des espèces différentes. Or il arrive que quelqu'un est
infidèle du fait qu'il se trompe sur des objets divers. Donc la diversité des
erreurs ne produit pas diverses espèces d'infidélité. Ainsi donc l'infidélité
n'a pas plusieurs espèces.
Cependant, à chaque vertu s'opposent plusieurs espèces de vices. Car " le bien se produit d'une seule façon mais le mal de beaucoup de façons ", comme le remarquent Denys et le Philosophe. Mais la foi est une vertu. Donc plusieurs espèces d'infidélités s'y opposent.
Conclusion
:
Toute vertu, avons-nous dit, consiste à atteindre une règle de connaissance ou d'action humaine. Or, dans une matière donnée il n'y a qu'une façon d'atteindre la règle, mais il y a bien des façons de s'en écarter : c'est pourquoi beaucoup de vices s'opposent à une seule vertu. Mais cette diversité de vices en opposition avec chaque vertu peut être regardée de deux manières. D'abord, selon la diversité d'attitudes à l'égard de la vertu. En cela les vices opposés à une vertu forment des espèces bien déterminées ; ainsi un vice est opposé à la vertu morale, parce qu'il va au-delà de la vertu, et un autre parce qu'il reste en deçà. Ensuite, la diversité des vices opposés à une même vertu peut être considérée selon que sont gâtés les divers éléments requis pour la vertu. Et c'est en cela qu'une infinité de vices s'opposent à une vertu la tempérance ou la force par exemple, selon que les diverses circonstances de la vertu peuvent être gâtées d'une infinité de façons pour que l'on s'éloigne de la rectitude de la vertu. Aussi les pythagoriciens ont-ils déclaré que le mai est infini.
Voici donc ce qu'il faut dire.
Si l'infidélité est jugée par rapport à la foi, les espèces d'infidélité sont diverses et en nombre déterminé. Puisque, en effet, le péché d'infidélité consiste à résister à la foi, cela peut arriver de deux manières. Ou bien parce qu'on résiste à la foi sans l'avoir encore reçue, et telle est l'infidélité des païens ou gentils. Ou bien parce qu'on résiste à la foi chrétienne après l'avoir reçue, soit en figure, et telle est l'infidélité des juifs, soit dans sa pleine révélation de vérité, et telle est l'infidélité des hérétiques. Aussi peut-on partager l'infidélité en général entre ces trois espèces.
Si au contraire on distingue les espèces d'infidélités d'après une erreur dans les diverses vérités de foi, alors l'infidélité n'a pas d'espèces définies ; les erreurs peuvent se multiplier à l'infini, comme S. Augustin le fait voir dans son traité Des Hérésies.
Solutions
:
1. La raison formelle d'un péché peut se prendre sous un double aspect. D'une manière, dans l'intention du pécheur : en ce sens, c'est ce vers quoi se tourne le pécheur qui est l'objet formel du péché, et les espèces du péché sont diversifiées par là. De l'autre manière, selon la raison de mal : en ce sens, c'est le bien dont on se détourne qui est l'objet formel du péché ; mais de ce côté le péché n'a pas d'espèces ; bien plus, il est une privation d'espèce. Ainsi donc il faut dire que l'infidélité a bien pour objet la vérité première comme ce dont elle se détourne ; mais l'objet formel vers lequel elle se tourne, c'est la fausse opinion qu'elle suit, et c'est par ce côté que se diversifient ses espèces.
Aussi, tandis que la charité est une,
parce qu'elle est attachée au souverain bien, mais que les vices opposés à la
charité sont divers parce que leur penchant vers divers biens temporels les
éloigne de l'unique bien souverain et en outre les entraîne à diverses
attitudes désordonnées envers Dieu ; la foi aussi est une seule vertu par le
fait qu'elle adhère à l'unique vérité première ; mais les espèces d'infidélité
sont multiples par le fait que les infidèles suivent diverses opinions fausses.
2. Cette objection porte
sur la distinction des espèces d'infidélité suivant les diverses matières où il
y a erreur.
3. De même que la foi est une parce qu'elle croit beaucoup de choses ordonnées à une seule, de même l'infidélité, même si elle erre en beaucoup de points, peut être une en tant que tous sont ordonnés à un seul. Rien cependant n'empêche un homme d'errer en plusieurs sortes d'infidélités, comme aussi un seul individu peut succomber à des vices divers et à diverses maladies corporelles.
Objections
:
1. Il semble que
l'infidélité des gentils, ou païens, soit plus grave que les autres. En effet,
de même que la maladie corporelle est d'autant plus grave qu'elle s'attaque à
la santé d'un membre plus important, de même il semble que le péché soit
d'autant plus grave qu'il s'oppose à ce qu'il n'y a de plus fondamental dans la
vertu. Mais le plus fondamental dans la foi, c'est la foi à l'unité divine, et
c'est à cette foi que manquent les païens en croyant à une multitude de dieux.
Leur infidélité est donc la plus grave.
2. Parmi les hérétiques,
l'hérésie de quelques-uns est d'autant plus détestable qu'ils sont en
contradiction avec la vérité de la foi en plus de points et sur des points plus
fondamentaux. Ainsi l'hérésie d'Arius, qui sépara la divinité du Christ de son
humanité, fut plus détestable que celle de Nestorius, qui séparait son humanité
de la personne du fils de Dieu. Mais les païens, parce qu'ils ne reçoivent
absolument rien de la foi, s'éloignent d'elle sur des points plus fondamentaux
que les Juifs et les hérétiques. Leur infidélité est donc la plus grave.
3. Tout bien atténue le
mal. Mais il y a du bien chez les Juifs parce qu'ils confessent que l'Ancien
Testament vient de Dieu. il y a aussi du bien chez les hérétiques, parce qu'ils
vénèrent le Nouveau Testament. Ils pèchent donc moins que les païens qui
repoussent les deux Testaments.
Cependant, il est écrit dans la seconde épître de S. Pierre (2, 21) : " Il eût mieux valu pour eux ne pas connaître la voie de la justice que de retourner en arrière après l'avoir connue. " Or les gentils n'ont pas connu la voie de la justice mais les hérétiques et les Juifs, la connaissant dé quelque manière, l'ont abandonnée. Donc leur péché est plus grave.
Conclusion
:
Dans l'infidélité, avons-nous dit, on peut considérer deux aspects. L'un est son rapport avec la foi. A cet égard, quelqu'un qui résiste à la foi qu'il a reçue pèche plus gravement que celui qui résiste à la foi qu'il n'a pas reçue, de même que celui qui ne remplit pas ce qu'il a promis, pèche plus gravement que s'il ne remplit pas ce qu'il n'a jamais promis. A ce point de vue, les hérétiques qui professent la foi à l'Évangile, et qui résistent à cette foi en la détruisant, pèchent plus gravement que les Juifs qui n'ont jamais reçu la foi a l'Évangile. Mais parce qu'ils en ont reçu la préfiguration dans l'Ancien Testament et qu'ils détruisent cette préfiguration en l'interprétant mal, leur infidélité est plus grave que celle des païens qui n'ont aucunement reçu la foi à l’Évangile.
On peut considérer aussi un autre aspect dans l'infidélité : la corruption des vérités de la foi ; à ce point de vue, comme les gentils se trompent en plus de choses que les juifs, et les Juifs en plus de choses que les hérétiques, l'infidélité des païens est plus grave que celle des Juifs, et l'infidélité des Juifs plus grave que celle des hérétiques, sauf peut-être chez quelques-uns comme les manichéens qui, en matière de foi, sont dans l'erreur plus gravement que les païens. De ces deux gravités cependant, la première l'emporte sur la seconde quant à la raison de faute. Car, nous l'avons dit, l'infidélité tire sa raison de faute bien plus du fait qu'elle résiste à la foi, que de la foi qui lui manque. Cela en effet paraît se rattacher plutôt à la raison de châtiment, nous l'avons dit. Aussi, à parler absolument, la pire infidélité est celle des hérétiques.
Solutions
:
Cela répond clairement aux Objections.
Objections
:
1. Il semble que non, car
l'Apôtre dit (1 Tm 2, 14) : " Évite les querelles de mots, bonnes
seulement à perdre ceux qui les écoutent. " Mais il ne peut pas y avoir de
discussion publique avec les infidèles sans querelles de mots. Donc on ne doit
pas disputer publiquement avec les infidèles.
2. Une loi de Marcien
Auguste, confirmée par les canons, s'exprime ainsi : " C'est faire injure
au jugement du très saint synode de prétendre revenir sur ce qui a été une fois
jugé et correctement décidé, et d'en disputer publiquement. " Mais toutes
les vérités de la foi ont été définies par les saints conciles. C'est donc
offenser la synode et pécher gravement que d'oser disputer publiquement des
vérités de foi.
3. On mène une dispute par
des arguments. Mais un argument c'est " une raison qui fait croire des
choses douteuses ". Comme les vérités de foi sont très certaines, elles
n'ont pas à être mises en doute. Il n'y a donc pas à en disputer publiquement.
Cependant, on lit dans les Actes (9, 22) : " Saul prenait de la force et confondait les juifs " ; puis (9, 29) : " Il parlait aux païens et disputait avec les Grecs. "
Conclusion
:
Dans la dispute en matière de foi il y a deux choses à considérer, l'une du côté du disputant, l'autre du côté des auditeurs. Pour ce qui est du disputant, il faut considérer l'intention. Car, s'il dispute comme quelqu'un qui doute de la foi et qui n'en tient pas la vérité pour certaine, mais cherche à la vérifier par des arguments, il pèche sans aucun doute comme doutant de la foi et infidèle. Mais, si quelqu'un dispute en matière de foi pour réfuter les erreurs, ou même à titre d'exercice, c'est louable.
Pour ce qui est des auditeurs, il faut voir si ceux qui écoutent la dispute sont instruits et fermes dans la foi, ou si ce sont des gens simples et qui vacillent dans la foi. Assurément, devant des sages fermes dans la foi, il n'y a aucun péril à disputer de la foi. Mais en ce qui concerne les simples, il faut faire une distinction. Ou bien ils sont attirés ou même poussés par des infidèles qui s'appliquent à détruire en eux la foi, que ce soient des juifs, des hérétiques ou des païens, ou bien comme dans les pays où il n'y a pas d'infidèles, cela ne les inquiète nullement. Dans le premier cas, il est nécessaire de disputer publiquement en matière de foi, pourvu qu'il y ait des gens suffisamment capables de réfuter les erreurs. Par là, en effet, les simples seront confirmés dans la foi, et on enlèvera aux infidèles la possibilité de les tromper. Alors le silence de ceux qui auraient dû résister aux pervertisseurs de la vérité de la foi serait une confirmation de l'erreur. D'où cette parole de S. Grégoire v : " De même qu'un discours inconsidéré entraîne dans l'erreur, de même un silence intempestif abandonne dans l'erreur ceux qui pouvaient être instruits. " Dans le second cas, il est périlleux au contraire de disputer en matière de foi devant des gens simples, leur foi est d'autant plus ferme qu'ils n'ont rien entendu dire qui soit différent de ce qu'ils croient. Et c'est pourquoi il n'est pas bon pour eux d'écouter les paroles des infidèles en discussion contre la foi.
Solutions
:
1. L'Apôtre ne défend pas
toute dispute, mais la dispute désordonnée qui recourt plutôt à une querelle de
mots qu'à la fermeté de idées.
2. Cette loi interdit une
dispute publique qui procède du doute contre la foi, mais non pas celle qui
sert à confirmer la foi.
3. On ne doit pas disputer dans les matières de foi comme si on avait des doutes à leur sujet, mais afin de manifester la vérité et de réfuter les erreurs. Il faut en effet, pour confirmer la foi, disputer de temps à autre avec des infidèles. Tantôt pour défendre la foi, selon cette parole (1 P 3, 15) : " Toujours prêts pour répondre à ceux qui vous demandent raison de votre espérance et de votre foi. " Tantôt pour convaincre ceux qui sont dans l'erreur, selon S. Paul (Tt 1, 9) : " Qu'il soit capable à la fois d'exhorter dans la saine doctrine et de confondre les contradicteurs. "
Objections
:
1. Aucunement, semble-t-il.
On lit en effet en S. Matthieu (13, 28) que les serviteurs du père de famille
dans le champ duquel avait été semée l'ivraie, lui demandèrent : " Veux-tu
que nous allions la ramasser ? " et il répondit : " Non, de peur
qu'en ramassant l'ivraie vous n'arrachiez en même temps le froment. " S.
Jean Chrysostome commente ainsi : " Le Seigneur a voulu par là défendre de
tuer. Car il ne faut pas tuer les hérétiques, pour cette raison que, si on les
tuait, il serait fatal que beaucoup de saints soient détruits en même temps.
" Il semble donc, pour la même raison, qu'on ne doit pas contraindre à la
foi certains infidèles.
2. On dit dans les
Décrétales : " Pour ce qui est des Juifs, le saint synode a prescrit de
n'en forcer aucun à croire désormais. " Pour la même raison, on ne doit
pas non plus contraindre les autres infidèles à la foi.
3. S. Augustin dit "
L'on peut tout faire sans le vouloir, mais croire, seulement si on le veut.
" Mais la volonté ne peut pas être forcée. Il semble donc que les
infidèles ne doivent pas être contraints à la foi.
4. Dieu dit dans Ézéchiel
(18, 23) : " je ne veux pas la mort du pécheur. " Mais nous devons
conformer notre volonté à la volonté divine, nous l'avons déjà dit. Nous ne
devons donc plus vouloir le meurtre des infidèles.
Cependant, il est dit en S. Luc (14, 23) : " Va sur les routes et les sentiers, et force à entrer pour que ma maison soit pleine. Mais c'est par la foi que les hommes entrent dans la maison de Dieu, c'est-à-dire dans l'Église. Il y a donc des gens qu'on doit contraindre à la foi.
Conclusion
:
Parmi les infidèles il y en a, comme les païens et les Juifs, qui n'ont jamais reçu la foi. De tels infidèles ne doivent pas être poussés à croire, parce que croire est un acte de volonté. Cependant, ils doivent être contraints par les fidèles, s'il y a moyen, pour qu'ils ne s'opposent pas à la foi par des blasphèmes, par des suggestions mauvaises, ou encore par des persécutions ouvertes. C'est pour cela que souvent les fidèles du Christ font la guerre aux infidèles ; ce n'est pas pour les forcer à croire puisque, même si après les avoir vaincus ils les tenaient prisonniers, ils leur laisseraient la liberté de croire ; ce qu'on veut, c'est les contraindre à ne pas entraver foi chrétienne. Mais il y a d'autres infidèles qui ont un jour embrassé la foi et qui la professent, comme les hérétiques et certains apostats. Ceux-là, il faut les contraindre même physiquement à accomplir ce qu'ils ont promis et à garder la foi qu'ils ont embrassée une fois pour toutes.
Solutions
:
1. Certains ont compris que
cette autorité patristique interdisait non l'excommunication des hérétiques,
mais leur mise à mort : c'est clair dans ce texte de S. Jean Chrysostome. Et S.
Augustin parle ainsi de lui-même : " Mon avis était d'abord qu'on ne doit
forcer personne à l'unité du Christ, qu'il fallait agir par la parole,
combattre par la discussion. Mais ce qui était mon opinion est vaincu non par
les paroles de contradicteurs, mais par la démonstration des faits. Car la
crainte des lois a été si utile que beaucoup disent : "Rendons grâce au
Seigneur qui a brisé nos liens !" ". Si le Seigneur dit : "
Laissez-les croître ensemble jusqu'à la moisson ", nous voyons comment il
faut le prendre, grâce à ce qui suit : " de peur qu'en ramassant l'ivraie
vous n'arrachiez en même temps le froment ". Cela le montre suffisamment,
dit S. Augustin : " Lorsqu'il n'y a pas cette crainte, c'est-à-dire quand
le crime de chacun est assez connu de tous et apparaît abominable au point de
n'avoir plus aucun défenseur, ou de ne plus en avoir qui soient capables de
susciter un schisme, la sévérité de la discipline ne doit pas s'endormir.
"
2. Les Juifs, s'ils n'ont
nullement reçu la foi, ne doivent nullement y être forcés. Mais, s'ils ont reçu
la foi, " il faut qu'on les mette de force dans la nécessité de la garder
", dit le même chapitre des Décrétales.
3. " Faire un voeu,
dit-on, est laissé à la volonté, mais le tenir est une nécessité. " De
même, embrasser la foi est affaire de volonté, mais la garder quand on l'a
embrassée est une nécessité. C'est pourquoi les hérétiques doivent être
contraints à garder la foi. S. Augustin écrit en effet au comte Boniface :
" Là où retentit la clameur accoutumée de ceux qui disent : "On est
libre de croire ou de ne pas croire ; à qui le Christ a-t-il fait violence ?"
- qu'ils découvrent chez Paul le Christ qui commence par le forcer et qui dans
la suite l'instruit. "
4. Comme dit S. Augustin dans la même lettre : " Personne d'entre nous ne veut la perte d'un hérétique, mais David n'aurait pas eu la paix dans sa maison si son fils Absalon n'était mort à la guerre qu'il lui faisait. De même l'Église catholique : lorsque par la ruine de quelques-uns elle rassemble tout le reste de ses enfants, la délivrance de tant de peuples guérit la douleur de son coeur maternel. "
Objections
:
1. Il semble que oui.
L'Apôtre écrit en effet : " Si un infidèle vous invite à souper et que
vous acceptiez d'y aller, mangez tout ce qu'on vous présente " (1 Co 10,
27). Et S. Jean Chrysostome dit : " Si vous voulez aller à la table des
païens, nous le permettons sans aucune restriction. " Mais aller souper
chez quelqu'un, c'est communiquer avec lui. Il est donc permis de communiquer
avec les infidèles.
2. L'Apôtre dit encore (1
Co 5, 12) : " En quoi m'appartient-il de porter un jugement sur ceux du
dehors ? " Mais les infidèles sont bien du dehors. Donc, puisqu'il faut un
jugement de l'Église pour interdire aux fidèles de communiquer avec certains,
il ne semble pas qu'on doive interdire aux fidèles de communiquer avec les
infidèles.
3. Le maître ne peut
employer son serviteur que s'il communique avec lui, au moins par la parole, car
le maître fait agir le serviteur par le commandement. Mais les chrétiens
peuvent avoir comme serviteurs des infidèles, soit des Juifs, soit même des
païens ou des Sarrasins. Ils peuvent donc licitement communiquer avec eux.
Cependant, il est écrit au Deutéronome (7, 3) : " Tu ne feras pas d'alliance avec eux, tu ne leur feras pas grâce, tu ne contracteras pas de mariages avec eux. " Et, sur ce passage du Lévitique (15, 19) : " La femme qui au retour du mois, etc. " la Glose dit : " Ainsi faut-il s'abstenir de l'idolâtrie, au point de ne toucher ni les idolâtres ni leurs disciples, et de ne pas communiquer avec eux. "
Conclusion
:
Communiquer avec une personne est interdit aux fidèles pour deux motifs : ou c'est pour la punition de la personne à qui est retirée la communion des fidèles, ou c'est pour la protection de ceux à qui cette communication est interdite. L'un et l'autre motif peut se déduire des paroles de l'Apôtre (1 Co 5). Car, après avoir porté la sentence d'excommunication, il donne pour raison : " Ne savez-vous pas qu'un peu de ferment corrompt toute la pâte ? " Après cela il ajoute une raison qui se réfère à la peine que l'Église porte par jugement : " N'est-ce pas ceux du dedans que vous jugez ? "
Donc, à titre de punition, l'Église n'interdit pas aux fidèles de communiquer avec les infidèles lorsque ceux-ci n'ont en aucune façon reçu la foi chrétienne, c'est-à-dire lorsque ce sont des païens ou des Juifs, parce qu'elle n'a pas à porter de jugement sur eux au spirituel, mais au temporel, dans le cas où, habitant parmi les chrétiens, ils commettent une faute qui motive leur punition, au temporel, par les fidèles. Pourtant, de ce point de vue, c'est-à-dire à titre de punition, l’Église interdit aux fidèles de communiquer avec les infidèles lorsque ceux-ci dévient de la foi qu'ils avaient embrassée, soit en la corrompant comme les hérétiques, soit même en s'éloignant d'elle totalement, comme les apostats. C'est en effet contre les uns et les autres que l'Église porte la sentence d'excommunication.
Mais, à titre de protection, il semble qu'on doive distinguer suivant les diverses conditions des personnes, des affaires et des temps : S'agit-il, en effet, de fidèles qui ont été fermes dans la foi, de sorte que leur communication avec les infidèles fait espérer la conversion de ces derniers plus qu'un éloignement de la foi chez les fidèles ? Il n'y a pas à empêcher ceux-ci de communiquer avec les infidèles qui n'ont pas reçu la foi, c'est-à-dire avec des païens ou des Juifs ; et surtout quand il y a nécessité urgente. S'agit-il, au contraire, de gens simples, peu fermes dans la foi, et dont on puisse selon toute probabilité craindre la chute ? On doit leur interdire de communiquer avec les infidèles, et surtout les empêcher d'avoir une grande familiarité avec eux, ou de communiquer avec eux quand il n'y a pas nécessité.
Solutions
:
1. Cela répond à la
première objection.
2. L'Église n'exerce pas
son jugement contre les infidèles en ceci qu'elle leur infligerait une peine
spirituelle. Elle juge cependant quelques-uns d'entre eux en ceci qu'elle leur
inflige une peine temporelle. C'est ce que signifie le fait que parfois, pour
des fautes spéciales, elle retire à des infidèles toute communication avec les
fidèles.
3. Il y a plus de
probabilité à ce que le serviteur qui est sous les ordres de son maître, se
convertisse à la foi de ce dernier qui est lui-même fidèle, qu'il n'y a de
probabilité en sens inverse. C'est pourquoi il n'a pas été défendu aux fidèles
d'avoir pour serviteurs des infidèles. Si cependant il y avait pour le maître
un péril imminent à communiquer avec un tel serviteur, il devrait rejeter
celui-ci conformément à cet ordre du Seigneur (Mt 18, 8) " Si ton pied t'a
scandalisé, retranche-le et jette-le loin de toi. "
4. Il faut répondre à l'argument En sens contraire que le Seigneur donne cet ordre au sujet des nations dans le pays desquelles allaient entrer les Juifs, enclins à l'idolâtrie. C'est pourquoi on devait craindre que par des relations constantes avec les idolâtres, ils ne se détachent de la foi. Et c'est pourquoi on lit ensuite (Dt 7, 4) " Car ton fils serait détourné de me suivre. "
Objections
:
1. Apparemment oui.
L'Apôtre écrit en effet (1 Tm 6, 1) : " Que tous ceux qui sont sous le
joug comme esclaves jugent leurs maîtres dignes de respect. " Qu'il parle
des infidèles, on le voit par ce qui suit : " Ceux qui ont des fidèles
pour maîtres n'ont pas à les mépriser non plus. " Pierre écrit de son côté
(1 P 2, 18) : " Serviteurs, soyez soumis à vos maîtres avec une crainte
profonde, non seulement à ceux qui sont doux et bons, mais encore à ceux qui
sont difficiles. Il n'y aurait pas ce précepte dans l'enseignement apostolique
si les infidèles ne pouvaient pas avoir autorité sur les fidèles.
2. Tous les membres de la
maison d'un prince sont sous l'autorité de ce prince. Mais il y avait des
fidèles qui étaient de la maison de princes infidèles ; d'où cette phrase aux
Philippiens (4, 22) : " Tous les saints vous saluent, mais surtout ceux
qui sont de la maison de César ", c'est-à-dire de Néron, qui était bien un
infidèle. Les infidèles peuvent donc avoir autorité sur les fidèles.
3. Comme dit le Philosophe,
le serviteur est l'instrument du maître dans ce qui relève de la vie humaine,
de même que l'ouvrier d'un artisan est l'instrument de l'artisan dans ce qui
regarde le travail du métier. Mais en de telles choses un fidèle peut être
soumis à un infidèle, car les fidèles peuvent être les fermiers des infidèles.
Donc ceux-ci peuvent avoir autorité sur les fidèles, jusqu'à pouvoir leur
commander.
Cependant, l'autorité implique que l'on ait le pouvoir judiciaire. Mais les infidèles ne peuvent juger les fidèles, selon S. Paul (1 Co 6, 1) : " Quand l'un de vous a un différend avec un autre, ose-t-il bien aller en justice devant les injustes " c'est-à-dire les infidèles, " et non devant les saints ? " Donc il apparaît que les infidèles ne puissent avoir autorité sur les fidèles.
Conclusion
:
Sur ce sujet on peut donner une double Réponse. La première concerne une souveraineté, ou autorité, d'infidèles sur les fidèles, qui serait à instituer. Cela ne doit être aucunement permis. Car cela tournerait au scandale et au péril de la foi. En effet ceux qui sont soumis à la juridiction des autres peuvent être influencés par ces supérieurs dont ils doivent suivre les ordres, à moins que de tels subordonnés aient beaucoup de vertu. Et pareillement, les infidèles méprisent la foi lorsqu'ils constatent la défaillance des fidèles. C'est pourquoi l'Apôtre a interdit aux fidèles d'intenter des procès devant un juge infidèle. C'est pourquoi l'Église ne permet aucunement que les infidèles acquièrent la souveraineté sur les fidèles, ni qu'ils leur commandent, à quelque titre que ce soit, dans une charge.
La Réponse est différente pour une souveraineté ou une autorité qui existe déjà. Dans cette situation il faut considérer que la souveraineté et l'autorité sont entrées là par droit humain ; la distinction entre fidèles et infidèles est au contraire de droit divin, mais ce droit divin qui vient de la grâce, ne détruit pas le droit humain qui vient de la raison naturelle. C'est pourquoi la distinction entre fidèles et infidèles, prise en soi, ne supprime pas la souveraineté ni l'autorité des infidèles sur les fidèles.
Cependant l'Église, qui est investie de l'autorité de Dieu, peut à bon droit, par voie de sentence ou d'ordonnance, supprimer un tel droit de souveraineté ou d'autorité, parce que les infidèles, au titre même de leur infidélité, méritent de perdre pouvoir sur des fidèles qui sont promus enfants de Dieu.
Mais cela, tantôt l'Église le fait, tantôt elle ne le fait pas. Car, dans le cas des infidèles qui sont soumis à elle et à ses membres, même par une sujétion temporelle, l'Église statue d'après ce droit : celui qui est esclave chez des juifs, dès qu'il devient chrétien, est aussitôt libéré de son esclavage, sans payer aucune rançon, s'il était de la maison, c'est-à-dire né en esclavage, et pareillement s'il avait été acheté pour le service lorsqu'il était infidèle ; mais, s’il avait été acheté pour la vente, il faut qu'il soit dans les trois mois remis sur le marché. En tout cela l'Église ne commet pas d'injustice parce que, ces juifs étant eux-mêmes des esclaves, elle peut disposer de leurs biens ; elle agit comme l'ont fait aussi les princes séculiers qui ont publié beaucoup de lois à l'égard de leurs sujets en faveur de la liberté. Au contraire, dans le cas des infidèles qui au temporel ne sont pas soumis à elle ni à ses membres, l'Église n'a pas établi ce droit, bien qu'elle pût juridiquement l'instituer. Et elle fait cela pour éviter le scandale ; comme le Seigneur a montré (Mt 17, 25) qu'il pouvait se dispenser du tribut parce que " les fils sont libres ". mais pourtant a prescrit de le payer pour éviter le scandale. Et Paul de même, après avoir dit que les esclaves doivent honorer leurs maîtres, ajoute (1 Tm 6, 1) : " Pour que le nom du Seigneur et son enseignement ne soient pas blasphémés. "
Solutions
:
1. Cela donne la Réponse
à la première objection.
2. Cette autorité de César
préexistait à ce qui distinguait les fidèles des infidèles, et elle n'était pas
détruite par la conversion de quelques individus à la vrai foi. Il était utile
que quelques fidèles aient une situation dans la maison de l'empereur, pour
pouvoir défendre les autres fidèles : c'est ainsi que S. Sébastien, lorsqu'il
voyait les chrétiens faiblir dans les tourments, confortait leur courage en
continuant de se cacher sous la chlamyde du soldat dans la maison de
Dioclétien.
3. Les esclaves sont soumis à leurs maîtres pour la totalité de la vie, et les sujets à leurs supérieurs pour toutes les affaires ; mais les ouvriers des artisans sont soumis à ceux-ci pour des travaux déterminés. Aussi y a-t-il plus de péril à ce que des infidèles reçoivent une souveraineté ou une autorité sur les fidèles, qu'à ce qu'ils reçoivent d'eux une collaboration technique. C'est pourquoi l'Église permet que les chrétiens puissent cultiver les terres des Juifs, parce que cela ne les oblige pas à vivre en société avec eux. Le livre des Rois (1 R 5, 6) rapporte que Salomon a même réclamé au roi de Tyr des maîtres d'oeuvre pour travailler le bois. Et cependant, s'il y avait à craindre qu'une telle communication ou communauté de vie puisse amener la subversion des fidèles, ce serait à interdire absolument.
Objections
:
1. Non. Car il est bien
évident que les infidèles qui ont leurs rites pèchent en les observant. Or il
semble bien consentir au péché, celui qui ne l'interdit pas alors qu'il le
pourrait, comme on le voit dans la Glose sur l'épître aux Romains (1, 32) :
" Non seulement ils font, mais encore ils approuvent ceux qui le font.
" Ils pèchent donc, ceux qui tolèrent les rites des infidèles.
2. Les rites des Juifs sont
comparés à l'idolâtrie. Effectivement, sur cette parole (Ga 5, 1) : " Ne
vous remettez pas sous le joug de l'esclavage ", la Glose dit : " Cet
esclavage de la loi n'est pas plus léger que celui de l'idolâtrie. " Mais
on ne supporterait pas que quelques personnes pratiquent un rite idolâtrique.
Au contraire, les princes chrétiens ont fait d'abord fermer, et ensuite
démolir, les temples des idoles, comme S. Augustin le raconte, les rites des
Juifs non plus ne doivent donc pas être tolérés.
3. Le péché d'infidélité,
avons-nous dit, est extrêmement grave. Mais il y a d'autres péchés, comme
l'adultère, le vol, etc., qui ne sont pas tolérés et au contraire sont punis
par la loi. Les rites des infidèles ne doivent donc pas non plus être tolérés.
Cependant, dans les Décrétales, S. Grégoire dit à propos des Juifs : " Toutes leurs fêtes, telles que jusqu'à maintenant eux et leurs pères les ont observées par un culte séculaire, qu'ils aient la libre faculté de les observer et célébrer. "
Conclusion
:
Le gouvernement humain dérive du gouvernement divin et doit le prendre pour modèle. Or Dieu, bien qu'il soit tout-puissant et souverainement bon, permet néanmoins qu'il se produise des maux dans l'univers, alors qu'il pourrait les empêcher, parce que leur suppression supprimerait de grands biens et entraînerait des maux plus graves. Ainsi donc, dans le gouvernement humain, ceux qui commandent tolèrent à bon droit quelques maux, de peur que quelques biens ne soient empêchés, ou même de peur que des maux pires ne soient encourus. C'est ce que dit S. Augustin : " Supprimez les prostituées et vous apporterez un trouble général par le déchaînement des passions. " Ainsi donc, bien que les infidèles pèchent par leurs rites, ceux-ci peuvent être tolérés soit à cause du bien qui en provient, soit à cause du mal qui est évité. Du fait que les juifs observent leurs rites, qui préfiguraient jadis la réalité de la foi que nous professons, il en découle ce bien que nous recevons de nos ennemis un témoignage en faveur de notre foi, et qu'ils nous représentent comme en figure ce que nous croyons. C'est pourquoi les Juifs sont tolérés avec leurs rites.
Quant aux rites des autres infidèles, comme ils n'apportent aucun élément de vérité ni d'utilité. il n'y a pas de raison que ces rites soient tolérés. si ce n'est peut-être en vue d'un mal à éviter. Ce qui est à éviter, c'est le scandale ou le dissentiment qui pourrait provenir de cette intolérance, ou encore l'empêchement de salut pour ceux qui, ainsi tolérés, se tournent peu à peu vers la foi. C'est pour cela en effet que l'Église a quelquefois toléré les rites des hérétiques et des païens quand les infidèles étaient très nombreux.
Solutions
:
Cela répond clairement aux Objections.
Objections
:
1. Il semble que oui. En
effet, le lien matrimonial est plus grand que le droit de la puissance
paternelle, parce que celui-ci peut être défait par l'homme lorsqu'un fils de famille
devient majeur ; tandis que le lien matrimonial ne peut l'être, selon cette
parole en S. Matthieu (19, 6) : " Ce que Dieu a uni, que l'homme ne le
sépare pas. " Mais le lien matrimonial est défait pour cause d'infidélité.
L'Apôtre dit en effet (1 Co 7, 15) : " Si la partie qui n'a pas la foi
veut s'en aller, qu'elle s'en aille, car le frère ou la soeur n'est pas
enchaîné au joug dans ces cas-là. " Et le Canon e précise que, si le
conjoint incroyant ne veut pas demeurer avec l'autre sans offenser le Créateur,
le conjoint ne doit pas cohabiter avec lui. Donc à plus forte raison le droit
paternel est-il enlevé pour cause d'infidélité. Les enfants des infidèles
peuvent donc être baptisés contre le gré de leurs parents.
2. On doit secourir un
homme en danger de mort éternelle plus qu'un homme en danger de mort
temporelle. Or, si quelqu'un voyait un homme en péril de mort temporelle et ne
lui portait pas secours, il ferait un péché. Donc, puisque les enfants des
juifs et des autres infidèles sont en péril de mort éternelle s'ils sont
laissés à des parents qui les forment dans leur infidélité, il semble qu'il y
ait lieu de les leur retirer pour qu'ils soient baptisés et instruits dans la
foi.
3. Les enfants des esclaves
sont esclaves et sous la puissance de leurs maîtres. Mais les Juifs sont les
esclaves des rois et des princes. Donc aussi leurs enfants. Par conséquent les
rois et les princes ont la puissance de faire ce qu'ils veulent des enfants des
Juifs. Il n'y aura donc aucune injustice à baptiser ces enfants malgré leurs
parents.
4. Tout homme appartient
davantage à Dieu dont il tient son âme, qu'à son père charnel dont il tient son
corps. Il n'y a donc pas d'injustice à retirer les enfants des Juifs à leurs
parents selon la chair, et à les consacrer à Dieu par le baptême.
5. Le baptême est plus
efficace pour le salut que la prédication, puisque le baptême a pour effet
d'enlever sur-le-champ la tache du péché, la dette de peine, et d'ouvrir la
porte du ciel. Mais, s'il y a péril par la suite du manque de prédication,
c'est imputé à celui qui n'a pas fait cette prédication, comme c'est écrit en
Ézéchiel à propos de celui qui " voyant venir le glaive, n'a pas sonné de
la trompette " (33, 6-8). Donc, bien davantage, si les enfants des Juifs
sont damnés par défaut de baptême, sera-ce imputé comme péché à ceux qui
auraient pu les baptiser et qui ne l'ont pas fait.
Cependant, il ne faut faire d'injustice à personne. Or ce serait faire une injustice aux Juifs que de baptiser malgré eux leurs enfants ; ils perdraient en effet leur droit de puissance paternelle sur ces enfants devenus des fidèles. On ne doit donc pas baptiser des enfants contre le gré de leurs parents.
Conclusion
:
Ce qui possède la plus haute autorité, c'est la pratique de l'Église à laquelle il faut s'attacher jalousement en toutes choses. Car l'enseignement même des docteurs catholiques tient son autorité de l'Église. Il faut donc s'en tenir plus à l'autorité de l'Église qu'à celle d'un Augustin ou d'un Jérôme ou de quelque docteur que ce soit. Or, l'usage de l'Église n'a jamais admis que les enfants des Juifs soient baptisés malgré leurs parents. Il y eut cependant dans les temps reculés beaucoup de princes catholiques qui furent très puissants comme Constantin et Théodose ; de très saints évêques furent familiers avec eux, comme Sylvestre avec Constantin, et Ambroise avec Théodose. Ces évêques n'auraient nullement omis de leur faire porter cette loi si elle était conforme à la raison. C'est pourquoi il semble périlleux d'introduire cette nouveauté : baptiser les enfants des juifs malgré leurs parents en dehors de la coutume jusqu'à présent observée dans l'Église.
Il y a à cela deux raisons. La première vient du péril de la foi. Car, si ces enfants recevaient le baptême avant d'avoir l'usage de la raison, dans la suite, en parvenant à l'âge parfait, ils pourraient facilement être entraînés par leurs parents à abandonner ce qu'ils ont reçu sans le connaître. Une autre raison, c'est que cela est contraire au droit naturel. En effet, par nature, le fils est quelque chose du père. Et d'abord il n'est même pas distinct de ses parents corporellement, aussi longtemps qu'il est contenu dans le sein de sa mère. Mais ensuite, alors même qu'il en est sorti, tant qu'il n'a pas l'usage du libre arbitre, il reste enfermé sous la tutelle des parents comme dans un sein spirituel. Car, aussi longtemps que l'enfant n'a pas l'usage de la raison, il ne diffère pas de l'animal sans raison. Aussi, de même qu'un boeuf ou un cheval appartient en droit civil à quelqu'un qui s'en sert quand il veut, de même est-il de droit naturel que le fils avant d'avoir l'usage de la raison demeure sous la tutelle du père. Il serait donc contraire à la justice naturelle que l'enfant, avant d'avoir l'usage de la raison, soit soustrait à la tutelle de ses parents ou qu'une disposition soit prise à son sujet malgré les parents. Mais, après qu'il commence à avoir l'usage du libre arbitre, il commence à être lui-même et il peut, dans ce qui est de droit divin ou naturel, se gouverner. Et alors il faut l'amener à la foi non par contrainte mais par persuasion ; et il peut, même contre le gré de ses parents, adhérer à la foi et être baptisé, mais pas avant d'avoir l'âge de raison. Aussi est-il dit à propos des enfants des anciens pères qu'ils furent sauvés " dans la foi de leurs parents ", ce qui donne à comprendre qu'il appartient aux parents de pourvoir au salut de leurs enfants surtout avant que ceux-ci aient l'âge de raison.
Solutions
:
1. Dans le lien matrimonial
chacun des conjoints a l'usage du libre arbitre et chacun peut malgré l'autre
adhérer à la foi. Tandis que ceci n'a pas lieu chez l'enfant avant qu'il ait
l'usage de la raison. Mais après, la comparaison est valable, s'il veut se
convertir.
2. Il ne faut pas arracher
quelqu'un à la mort naturelle contre l'ordre du droit civil ; par exemple, si
quelqu'un est condamné par son juge à la mort temporelle, personne ne doit l'y
soustraire par la violence. On ne doit donc pas non plus, pour délivrer un
enfant du péril de mort éternelle, violer l'ordre du droit naturel qui met le
fils sous la tutelle de son père.
3. Les Juifs sont les
esclaves des princes par une servitude civile qui n'exclut pas l'ordre du droit
naturel ou divin.
4. L'homme est ordonné à
Dieu par la raison qui lui permet de connaître Dieu. C’est pourquoi, avant que
l'enfant ait l'usage de la raison, l'ordre naturel fait qu'il est ordonné à
Dieu par la raison de ses parents, dont il subit par nature la tutelle, et
c'est selon leurs dispositions qu'il est mis rapport avec les choses divines.
5. Le péril qui résulte d'une prédication omise ne menace que ceux à qui a été confié l'office de prêcher. C'est pourquoi on lit avant ce texte, chez Ézéchiel (3, 17) : " je t'ai donné pour sentinelle aux enfants d'Israël. " Mais procurer aux enfants des infidèles les sacrements du salut revient à leurs parents. Il y a donc pour eux péril si, en soustrayant leurs petits enfants aux sacrements, il en résulte pour ceux-ci un détriment en ce qui concerne le salut.
1. Est-elle une espèce de l'infidélité ? - 2. La matière de l'hérésie. - 3. Doit-on tolérer les
hérétiques ? - 4. Doit-on recevoir ceux qui reviennent ?
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car
l'infidélité est dans l'intelligence, avons-nous dit, tandis que l'hérésie
paraît se rapporter non à l'intelligence mais plutôt à la faculté d'appétit. S.
Jérôme dit en effet, et cela se trouve dans les Décrétales : " Hérésie en
grec vient du mot choix, c'est-à-dire que chacun choisit pour soi la discipline
qu'il estime la meilleure. " Or le choix, avons-nous dit, est un acte de
la faculté d'appétit. L'hérésie n'est donc pas une espèce de l'infidélité.
2. Un vice tire son espèce
surtout de sa fin. Ce qui fait dire au Philosophe : " Celui qui commet la
fornication afin de voler est plus voleur que fornicateur. " Mais la fin
poursuivie par l'hérésie, c'est l'avantage temporel et surtout la domination et
la gloire, ce qui appartient au vice de l'orgueil ou à celui de la cupidité. S.
Augustin affirme en effet que " l'hérétique est celui qui, en vue d'un
avantage temporel et surtout de sa gloire et de sa domination, engendre ou suit
des opinions fausses et nouvelles ". L'hérésie n'est donc pas une espèce
d'infidélité, c'est plutôt une espèce d'orgueil.
3. Puisque l'infidélité est
dans l'intelligence, il ne semble pas qu'elle relève de la chair. Mais
l'hérésie relève des oeuvres de la chair. Au dire de l'Apôtre (Ga 5, 19),
" les oeuvres de la chair sont manifestes, c'est la fornication,
l'impureté ", et parmi les autres il ajoute après cela " les
dissensions, les sectes ", qui sont la même chose que les hérésies.
L'hérésie n'est donc pas une espèce de l'infidélité.
Cependant, la fausseté s'oppose à la vérité. Mais " l'hérétique est celui qui engendre ou suit des opinions fausses ou nouvelles ". Il s'oppose donc à la vérité sur laquelle s'appuie la foi. Il entre donc dans l'infidélité.
Conclusion
:
Le mot hérésie, on vient de le dire, implique un choix. Or le choix a pour objet, on l'a dit précédemment, les moyens en vue de la fin, celle-ci étant présupposée. D'autre part, dans les choses qu'on doit croire, la volonté adhère à une vérité comme à son bien propre, nous l'avons montré. Aussi la vérité principale a-t-elle raison de fin ultime, et les vérités secondaires ont raison de moyens.
Or, parce que celui qui croit adhère à la parole d'autrui, ce qui semble principal, et qui paraît jouer le rôle de fin en toute croyance, c'est celui à la parole de qui l'on adhère. Sont quasi secondaires les vérités que l'on tient du fait de cette adhésion. Ainsi donc, celui qui possède la vraie foi chrétienne adhère au Christ par sa volonté pour ce qui ressortit vraiment à son enseignement.
On peut donc dévier de la rectitude de la foi chrétienne de deux façons. D'un côté parce qu'on ne veut pas adhérer au Christ ; on a alors une volonté mauvaise relativement à la fin elle-même. Cela concerne l'espèce d'infidélité des païens et des juifs. D'un autre côté, l'homme a bien l'intention d'adhérer au Christ, mais il dévie quant aux moyens qu'il choisit pour adhérer à lui, parce qu'il ne choisit pas ce qui est vraiment transmis par lui, mais ce que son propre esprit lui suggère. C'est pourquoi l'hérésie est l'espèce d'infidélité de ceux qui professent la foi chrétienne mais en corrompent les dogmes.
Solutions
:
1. Le choix fait partie de
l'infidélité au même titre que la volonté fait partie de la foi, comme on vient
de le dire.
2. Les vices tirent leur
espèce de leur fin prochaine, mais ils tirent leur genre et leur cause de leur
fin éloignée. Ainsi, lorsque quelqu'un commet une fornication en vue de voler,
il y a bien là une espèce de fornication par la fin propre et par l'objet, mais
on voit par la fin ultime que la fornication a son origine dans le vol, et elle
est contenue en lui comme un effet dans sa cause et comme une espèce dans un
genre, nous l'avons montré en traitant des actes humains. Aussi est-ce pareil
dans notre propos : la fin prochaine de l'hérésie est d'adhérer à une fausse
doctrine qui lui est propre, et c'est ce qui lui donne son espèce. Mais la fin
éloignée montre quelle est sa cause : elle sort, par exemple, de l'orgueil ou
de la cupidité.
3. De même que le mot " hérésie " vient de hairéô " choisir ", le mot secte vient de sectari " rechercher ", dit Isidore dans ses Étymologies. C'est pourquoi hérésie et secte sont synonymes. L'une et l'autre relèvent des oeuvres de la chair, non quant à l'acte même d'infidélité en face de son objet prochain, mais en raison de sa cause. Cette cause, tantôt c'est le désir d'une fin désordonnée, lorsque l'hérésie sort d'un fonds d'orgueil ou de cupidité, comme on vient de le dire. Tantôt c'est aussi quelque illusion d'imagination, car il y a là aussi, pour le Philosophe, un principe d'erreur. Or l'imagination ressortit en quelque manière à la chair, puisque son acte met en jeu un organe corporel.
Objections
:
1. Il semble que l'hérésie
ne concerne pas proprement les vérités de foi. Car, comme il y a des hérésies
et des sectes parmi les chrétiens, il y en eut aussi parmi les Juifs et les
pharisiens, Isidore en fait la remarque. Mais leurs dissensions ne concernaient
pas les vérités de foi. L'hérésie n'est donc pas là comme dans sa matière
propre.
2. La matière de la foi, ce
sont les réalités que l'on croit. Mais l'hérésie a pour domaine non pas
seulement les réalités, mais aussi les mots et les exposés de la Sainte
Écriture. S. Jérôme dit en effet : " Quiconque interprète l'Écriture
autrement que le réclame le sens de l'Esprit Saint par qui elle a été écrite,
même s'il ne quitte pas l’Église, peut cependant être appelé hérétique. "
Et il dit ailleurs que " des paroles désordonnées engendrent une hérésie
". L'hérésie n'a donc pas proprement pour matière les vérités de foi.
3. Même dans les choses qui
appartiennent à la foi, on peut trouver un dissentiment entre les pères comme
entre S. Jérôme et S. Augustin sur la cessation des observances légales.
Cependant, cela est étranger au vice d'hérésie. L'hérésie ne concerne donc pas
proprement les matières de foi.
Cependant, S. Augustin affirme contre les manichéens : " Ceux qui, dans l'Église du Christ, ont le goût du morbide et du dépravé, sont des hérétiques si, malgré le rappel à une doctrine saine et droite, ils refusent de corriger leurs dogmes empoisonnés et mortels, et s'obstinent à les défendre. " Mais des dogmes empoisonnés et mortels ce sont justement ceux qui s'opposent aux dogmes de cette foi qui fait vivre le juste d'après S. Paul (Rm 1, 17). Donc l'hérésie a pour domaine les vérités de foi comme sa matière propre.
Conclusion
:
Nous parlons en ce moment de l'hérésie en tant qu'elle implique corruption de la foi chrétienne. Or ce n'est pas une corruption de la foi chrétienne, d'avoir une fausse opinion dans ce qui n'est pas de foi, par exemple en géométrie ou en d'autres choses de même sorte, qui ne peuvent absolument pas appartenir à la foi. Il y a corruption de la foi uniquement quand quelqu'un a une fausse opinion dans ce qui se rapporte à la foi. De deux manières, avons-nous dit plus haut, une chose se rapporte à la foi : tantôt directement et à titre principal, comme les articles de la foi ; tantôt indirectement et secondairement, comme les choses qui entraînent la corruption d'un article. Et l'hérésie peut s'étendre à ce double domaine, comme aussi la foi.
Solutions
:
1. De même que les hérésies
des Juifs et des pharisiens tournaient autour de certaines opinions relatives
au judaïsme et au pharisaïsme, ainsi les hérésies des chrétiens tournent autour
de ce qui se rapporte à la foi chrétienne.
2. On dit que quelqu'un
expose la Sainte Écriture autrement que l'Esprit Saint le réclame lorsqu'il
déforme son exposé jusqu'à contredire ce qui a été révélé par l'Esprit Saint.
Aussi dit-on en Ézéchiel (13, 6), au sujet des faux prophètes, qu'" ils se
sont entêtés à soutenir leurs prédictions ", entendez : en exposant
faussement l'Écriture. Pareillement on peut trouver de l'hérésie dans les
paroles que l'on prononce pour professer la foi ; la confession est en effet,
avons-nous dit, un acte de foi. C'est pourquoi, s'il y a dans le domaine de la
foi une manière de parler désordonnée, la corruption de la foi peut en
découler. D'où cette remarque du pape Léon : " Puisque les ennemis de la
croix du Christ épient tous nos actes, ne leur donnons nulle occasion, même
légère, de dire mensongèrement que nous sommes d'accord avec la thèse de
Nestorius. "
3. Comme le dit S. Augustin et comme il est marqué dans les Décrétales, " s'il y en a qui défendent leur manière de penser, quoique fausse et vicieuse sans y mettre aucune opiniâtreté, mais en cherchant la vérité avec soin, prêts à se corriger dès qu'ils l'auront trouvée, il ne faut pas du tout les compter au rang des hérétiques ", parce qu'effectivement ils ne choisissent pas d'être en contradiction avec l'enseignement de l'Église. C'est ainsi que quelques Pères semblent n'avoir pas été du même avis, soit dans un domaine où il n'importe pas à la foi qu'on tienne pour vrai ceci ou autre chose, soit même dans certaines choses relatives à la foi, mais qui n'avaient pas encore été définies par l'Église. Au contraire, après que les choses ont été définies par l'autorité de l'Église universelle, si quelqu'un refusait opiniâtrement un tel arrêt, il serait censé être hérétique. Cette autorité réside principalement dans le souverain pontife, car il est dit dans une décrétale : " Aussi souvent qu'un problème de foi est agité, j'estime que tous nos frères et coévêques ne doivent se référer qu'à Pierre c'est-à-dire à l'autorité qui est sous son nom. Or ni S. Jérôme, ni S. Augustin, ni aucun des saints Pères n'a défendu sa manière de penser contre l'autorité de Pierre. D'où cette déclaration de S. Jérôme au pape Damase : " Telle est, très Saint-Père, la foi que nous avons apprise dans l'Église catholique. Si par hasard il y a dans cette foi quelque position qui soit maladroite ou imprudente, nous désirons être amendés par toi, qui tiens la foi de Pierre avec le siège de Pierre. Si au contraire notre confession est approuvée par le jugement de ton autorité apostolique, alors voudra me donner tort fera la preuve quiconque que lui-même est ignorant ou malveillant, ou même qu'il n'est plus catholique mais hérétique. "
Objections
:
1. Il semble que oui.
L'Apôtre écrit en effet (2 Tm 2, 25) : " Il faut que le serviteur de Dieu
soit plein de mansuétude et reprenne avec modération ceux qui résistent à la
vérité, en pensant que peut-être Dieu leur donnera de revenir à la raison, en
reconnaissant la vérité, une fois dégagés des pièges du diable. " Mais, si
les hérétiques ne sont pas tolérés, s'ils sont livrés à la mort, on les empêche
de se convertir. Donc on va contre le précepte de l'Apôtres
2. Ce qui est nécessaire
dans l'Église, doit être toléré. Mais les hérésies sont nécessaires dans
l'Église d'après S. Paul (1 Co 11, 19) : " Il faut qu'il y ait des
hérésies, pour permettre aux hommes éprouvés de se manifester parmi vous.
" Il apparaît donc qu'on doit tolérer les hérétiques.
3. Le Seigneur a prescrit à
ses serviteurs de laisser croître l'ivraie jusqu'à la moisson. La moisson,
selon le texte lui-même (Mt 19, 39) c'est la fin du monde. Quant à l'ivraie,
elle symbolise les hérétiques, selon l'interprétation des Pères. Les hérétiques
doivent donc être tolérés.
Cependant, l'Apôtre écrit (Tt 3, 12) " L'homme hérétique, après un premier et second avertissement, évite-le, sachant qu'il est un dévoyé. "
Conclusion
:
En ce qui concerne les hérétiques, il y a deux choses à considérer, une de leur côté, une autre du côté de l'Église. De leur côté il y a péché. Celui par lequel ils ont mérité non seulement d'être séparés de l'Église par l'excommunication, mais aussi d'être retranchés du monde par la mort. En effet, il est beaucoup plus grave de corrompre la foi qui assure la vie de l'âme que de falsifier la monnaie qui sert à la vie temporelle. Par conséquent, si les faux monnayeurs ou autres malfaiteurs sont immédiatement mis à mort en bonne justice par les princes séculiers, bien davantage les hérétiques, aussitôt qu'ils sont convaincus d'hérésie, peuvent-ils être non seulement excommuniés mais très justement mis à mort.
Du côté de l'Église, au contraire, il y a une miséricorde en vue de la conversion des égarés. C'est pourquoi elle ne condamne pas tout de suite, mais " après un premier et un second avertissement ", comme l'enseigne l'Apôtre. Après cela, en revanche, s'il se trouve que l'hérétique s'obstine encore, l'Église n'espérant plus qu'il se convertisse pourvoit au salut des autres en le séparant d'elle par une sentence d'excommunication ; et ultérieurement elle l'abandonne au jugement séculier pour qu'il soit retranché du monde par la mort. S. Jérôme dit en effet ceci, qu'on trouve dans les Décrétales : " Il faut couper les chairs pourries et chasser de la bergerie la brebis galeuse, de peur que tout le troupeau ne souffre, ne se corrompe, ne pourrisse et périsse. Arius dans Alexandrie fut une étincelle ; mais, parce qu'il n'a pas été aussitôt étouffé, son incendie a tout ravagé. "
Solutions
:
1. Il appartient en effet à
la modération que l'hérétique soit repris une première fois puis une seconde.
S'il n'a pas voulu revenir, on le tient pour un dévoyé, comme le montre le
texte de l'Apôtre à Tite.
2. L'utilité provenant des
hérésies est en dehors de l'intention des hérétiques. C'est-à-dire que la
constance des fidèles s'en trouve éprouvée, comme dit l'Apôtre ; " elles
font que nous secouons la paresse et examinons avec plus de soin les divines
Écritures " dit S. Augustin. Mais leur intention est bien de corrompre la
foi, ce qui est extrêmement nuisible. Aussi faut-il regarder à ce qui vient
directement de leur intention et les fait exclure, plutôt qu'à ce qui est
étranger à leur intention et les ferait supporter.
3. Comme il est marqué dans les Décrétales, " autre chose est l'excommunication et autre chose l'extirpation. Un individu est en effet excommunié, dit l'Apôtre (1 Co 5, 5), "pour que son esprit soit sauvé au jour du Seigneur". Si cependant les hérétiques sont tout à fait arrachés par la mort, ce n'est pas contraire au commandement du Seigneur ". Ce commandement doit s'entendre dans le cas où l'on ne peut arracher l'ivraie sans arracher le froment, comme nous l'avons dit plus haut lorsqu'il s'agissait des infidèles en général
Objections
:
1 Oui, tout à fait, semble-t-il.
Car il est dit en Jérémie (3, 1) : " Tu t'es prostituée à de nombreux
amants, reviens cependant vers moi, dit le Seigneur. " Or le jugement de
l'Église, c'est le jugement de Dieu, selon la parole du Deutéronome (1, 17) :
" Vous écouterez le petit comme le grand, et vous ne ferez pas acception
de personne, car le jugement appartient à Dieu. " Donc, si certains se
sont prostitués dans l'infidélité, qui est une prostitution spirituelle, il
faut néanmoins les recevoir.
2. Le Seigneur commande à
Pierre (Mt 18, 22) de pardonner le péché d'un frère non pas seulement sept fois
" mais jusqu'à soixante-dix-sept fois ". Ce qui veut dire, selon le
commentaire de S. Jérôme qu'il faut pardonner à quelqu'un autant de fois qu'il
a péché. Donc, autant de fois que quelqu'un aura péché en retombant dans
l'hérésie, il devra être accueilli par l'Église.
3. L'hérésie est une
infidélité. Mais les autres infidèles, lorsqu'ils veulent se convertir, sont
accueillis par l’Église. Les hérétiques doivent donc l'être aussi.
Cependant, une décrétale dit que " s'il en est qui après abjuration de leur erreur ont été pris comme étant retombés dans l'hérésie qu'ils avaient abjurée, il faut les abandonner au jugement séculier ". Ils ne doivent donc pas être reçus par l'Église.
Conclusion
:
L'Église, selon l'institution du Seigneur, étend sa charité à tous, non seulement à ses amis, mais aussi à ses ennemis et persécuteurs, conformément à cette parole (Mt 5, 44) : " Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. " Or il appartient à la charité de vouloir le bien du prochain et de le faire. Mais il y a un double bien. Il y a le bien spirituel, le salut de l'âme : c'est ce bien que la charité regarde avant tout, car c'est lui que chacun par charité doit vouloir à autrui. Aussi à cet égard, lorsque les hérétiques reviennent, ils sont reçus par l'Église autant de fois qu'ils ont été relaps : ils sont admis à la pénitence qui leur ouvre la voie du salut.
Mais il y a un autre bien que la charité regarde en second lieu, c'est le bien temporel, comme la vie corporelle, la possession des choses de ce monde, la bonne renommée, et l'autorité ecclésiastique ou séculière. Ce bien, en effet, nous ne sommes tenus par charité de le vouloir pour d'autres que dans l'ordre du salut éternel et d'eux-mêmes et des autres. Aussi, lorsque l'un de ces biens peut empêcher, en se trouvant dans un individu, le salut éternel dans un grand nombre, la charité n’exige pas que nous lui voulions cette sorte de bien, elle exige plutôt que nous voulions qu'il en soit privé : et parce que le salut éternel doit être préféré au bien temporel, et parce que le bien du grand nombre passe avant le bien d'un seul. Or, si les hérétiques qui reviennent étaient toujours reçus de façon à demeurer en possession de la vie et des autres biens temporels, ce pourrait être au préjudice du salut des autres, parce que, s'ils retombaient, ils en gâteraient d'autres, et aussi parce que, s'ils échappaient sans châtiment, d'autres tomberaient dans l’hérésie, avec plus de sécurité. Il est dit en effet dans l'Ecclésiaste (8, 11) : " Parce que la sentence n'est pas vite portée contre le méchant, les enfants des hommes accomplissent le mal sans rien craindre. " C'est pourquoi ceux qui reviennent de l'hérésie pour la première fois, l’Église non seulement les admet à la pénitence mais aussi leur laisse la vie sauve ; et parfois, par indulgence, elle leur rend leurs dignités ecclésiastiques s'ils paraissent vraiment convertis. L'histoire nous apprend qu'elle l'a souvent fait pour le bien de la paix. Mais, quand ceux qu'on a accueillis retombent de nouveau, il semble que ce soit le signe de leur inconstance en matière de foi. C'est pourquoi, s'ils reviennent ultérieurement, ils sont bien admis à la pénitence, non pas cependant au point d'éviter la sentence de mort.
Solutions
:
1. Dans le jugement de Dieu
on est toujours reçu lorsqu'on revient, parce que Dieu scrute les coeurs et
connaît ceux qui reviennent vraiment. Mais l'Église ne peut l'imiter en cela.
Ceux qui après avoir été accueillis sont retombés, elle présume qu'ils ne sont
pas vraiment revenus à elle. C'est pourquoi elle ne leur refuse pas la voie du
salut, mais ne les préserve pas du péril de mort.
2. Le Seigneur parle à
Pierre du péché qui a été commis contre lui, Pierre : ce péché, il faut
toujours le remettre et, quand un frère nous revient, il faut lui pardonner.
Mais cela ne s'entend pas du péché qui a été commis contre le rochain ou contre
Dieu : ce péché, dit S. Jérôme " nous ne sommes pas libres de le remettre
", mais il y a dans ce cas une mesure établie par la loi, selon ce qui
convient à l'honneur de Dieu et à l'utilité du prochain.
3. Les autres infidèles n'avaient jamais reçu la foi. C'est pourquoi, après qu'ils ont été convertis - à la foi, ils ne montrent pas encore en matière de foi des signes d'inconstance, comme font les hérétiques relaps. C'est pourquoi on ne peut pas raisonner de la même manière à propos des uns et des autres.
1. L'apostasie se rattache-t-elle à l'infidélité ? - 2. Les sujets sont-ils déliés de leur obéissance envers des gouvernants apostats ?
Objections
:
1. Il apparaît que non, car
ce qui est un principe de tout péché ne semble pas se rattacher à l'infidélité,
parce que beaucoup de péchés existent sans qu'il y ait infidélité. Mais
l'apostasie semble être au principe de tout péché. Car on dit dans
l'Ecclésiastique (10, 12) : " Le principe de l'orgueil chez l'homme, c'est
l'apostasie loin de Dieu. " Après quoi on ajoute : " Le principe de
tout péché, c'est l'orgueil. " Donc l'apostasie ne se rattache pas à
l'infidélité.
2. L'infidélité réside dans
l'intelligence. Mais l'apostasie paraît consister plutôt dans une oeuvre
extérieure ou dans une parole, ou encore dans une volonté intérieure. Il est
écrit dans les Proverbes (6,12) : " L'apostat, homme inutile, s'avance la
fausseté dans la bouche, clignant de l'oeil, frappant du pied, parlant du doigt
; il médite le mal d'un coeur dépravé et sème à tout moment des querelles.
" Et si quelqu'un se faisait circoncire, ou adorait le sépulcre de
Mahomet, il serait réputé apostat. L'apostasie ne se rattache donc pas
directement à l'infidélité.
3. L'hérésie parce qu'elle
fait partie de l'infidélité, en est une espèce déterminée. Donc, si l'apostasie
faisait aussi partie de l'infidélité, il s'ensuivrait qu'elle devrait en être
une espèce déterminée. Ce qui, d'après ce que nous avons dit, ne semble pas.
Donc l'apostasie ne se rattache pas à l'infidélité.
Cependant, il est dit en S. Jean (6, 66) : " Beaucoup de ses disciples se retirèrent et n'allaient plus avec lui ", ce qui est apostasier. Or le Seigneur avait dit à leur sujet : " Il y en a parmi vous qui ne croient pas. " Donc l'apostasie se rattache à l'infidélité.
Conclusion
:
L'apostasie est une certaine façon de s'éloigner de Dieu. Il y a diverses manières de s'éloigner de Dieu, comme il y a diverses manières pour l'homme de s'unir à Dieu. Premièrement, en effet, on est uni à Dieu par la foi ; deuxièmement, par une volonté dûment soumise, pour obéir à ses préceptes ; troisièmement, par des engagements qui sont de surérogation, comme les voeux de religion, la cléricature ou les saints ordres. Or, si l'on ôte ce qui est en second, il reste ce qui est en premier ; mais non pas inversement. Il arrive donc que quelqu'un apostasie loin de Dieu en se retirant de la vie religieuse dont il a fait profession, ou de l'ordre qu'il a reçu : c'est ce qu'on appelle l'apostasie de la vie religieuse ou des saints ordres. Il arrive à quelqu'un d'apostasier loin de Dieu par un esprit d'opposition aux préceptes divins.
Lorsqu'il y a ces deux sortes d'apostasie, on peut encore rester uni à Dieu par la foi. Mais, si l'on s'éloigne de la foi, alors il apparaît que l'on s'éloigne tout à fait de Dieu. C'est pourquoi, à parler simplement et absolument, l'apostasie est ce qui fait que quelqu'un s'éloigne de la foi : on l'appelle l'apostasie par incroyance. C'est de cette façon que l'apostasie pure et simple se rattache à l'infidélité.
Solutions
:
1. Cette première objection
est recevable pour ce qui est de la seconde sorte d'apostasie, celle qui
implique la volonté de se soustraire aux commandements de Dieu, parce que cette
volonté se trouve en tout péché mortel.
2. A la foi se rattache non
seulement la croyance du coeur, mais encore la protestation de cette foi
intérieure par des paroles et par des agissements extérieurs, car la confession
est un acte de la foi. Et c'est aussi par là que certaines paroles ou certaines
oeuvres extérieures se rattachent à l'infidélité, en tant qu'elles en sont le
signe, comme on appelle " sain " ce qui est signe de santé. Quant au
texte cité dans l'objection, bien qu'il puisse s'entendre de toute apostasie,
c'est cependant dans l'apostasie de la foi qu'il s'applique avec le plus de
vérité. Parce qu'en effet la foi est " le premier fondement des réalités à
espérer ", et que " sans la foi il est impossible de plaire à Dieu
", si elle est enlevée, il ne reste rien dans l'homme qui puisse être
utile pour le salut éternel ; c'est pourquoi en premier lieu il est écrit :
" l'homme apostat, homme inutile ". La foi, c'est aussi la vie de
l'âme, selon la parole de l'Apôtre (Rm 1, 17) : " Le juste vit de la foi
" ; par conséquent, de même qu'à la disparition de la vie corporelle tous
les membres et toutes les parties de l'organisme deviennent anarchiques, de
même dès la suppression de cette vie de justice qui vient de la foi, le
désordre apparaît dans tous les membres. Il apparaît 1° dans la bouche : c'est
par elle que le coeur se manifeste le plus ; 2° dans les yeux ; 3° dans les
organes du mouvement ; 4° dans la volonté qui tend au mal. Et il suit de là que
l'apostat sème la querelle, parce qu'il cherche à éloigner les autres de la foi
comme il s'en est écarté lui-même.
3. Une qualité ou une forme n'est pas diversifiée quant à son espèce par le fait qu'elle est le terme d'où l'on part, ou celui vers lequel va le mouvement ; mais inversement les espèces sont définies plutôt par la netteté des termes dans lesquels se déroulent les mouvements. Or l'apostasie regarde l'infidélité comme le terme vers lequel s'en va dans son mouvement celui qui quitte la foi et s'en éloigne. C'est pourquoi l'apostasie n'implique pas une espèce bien déterminée d'infidélité ; mais elle implique une circonstance aggravante, selon la parole de S. Pierre (2 P 2, 21) : " Il aurait mieux valu pour eux ne pas connaître la vérité que de s'en écarter après l'avoir connue."
Objections
:
Il semble que le prince qui a
apostasié de la foi ne perde pas pour autant son autorité sur ses sujets, qui
sont tenus de lui obéir. Car, dit S. Ambroise : " L'empereur Julien, bien
qu'il fût apostat, eut cependant sous lui des soldats chrétiens, et, lorsqu'il,
leur disait de combattre pour la défense de l’État, ils lui obéissaient,.
" Donc l'apostasie du prince ne délie pas ses sujets de sa suzeraineté.
2. L'apostat de la foi est
un infidèle. Mais il se trouve que de saints hommes ont fidèlement servi des maîtres
qui étaient des infidèles : Joseph a servi Pharaon, Daniel Nabuchodonosor, et
Mardochée Assuérus. Donc l'apostasie de la foi ne dispense pas les sujets
d'obéir au prince.
3. Si l'on s'éloigne de
Dieu par l'apostasie de la foi, on s'éloigne aussi de lui par n'importe quel
péché. Par conséquent, si l'apostasie de la foi faisait perdre aux princes le
droit de commander à leurs sujets qui sont des fidèles, d'autres péchés le leur
feraient perdre également. Mais cette conséquence est évidemment fausse. On ne
doit donc pas, en raison de leur apostasie de la foi, s'écarter de l'obéissance
aux princes.
Cependant, Grégoire VII décrète " Nous, conformément à ce qu'ont statué nos saints prédécesseurs, envers ceux qui sont liés à des excommuniés par fidélité ou par serment, en vertu de notre autorité apostolique nous les délions du serment et nous interdisons de toute manière qu'ils leur gardent fidélité, jusqu'à ce que ces princes aient réparé leur faute. " Mais les apostats de la foi sont des excommuniés comme les hérétiques, dit la décrétale " Pour l'abolition ". Il n'y a donc plus à obéir aux princes lorsqu'ils apostasient de la foi.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut, l'infidélité par elle-même ne s'oppose pas à la suzeraineté ; celle-ci effectivement se fonde sur le droit des gens, lequel est un droit humain ; et la distinction entre fidèles et infidèles dépend d'un droit divin qui ne supprime pas le droit humain. Mais celui qui est dans le péché d'infidélité peut perdre son droit de suzeraineté par la sentence qui le frappe, comme on est frappé aussi parfois pour d'autres fautes. Il n'appartient d'ailleurs pas à l'Église de punir l'infidélité chez ceux qui n'ont jamais reçu la foi, selon le mot de l'Apôtre (1 Co 5, 12) : " Est-ce à moi de juger ceux du dehors ? " Mais l'Église peut frapper d'une sentence l'infidélité de ceux qui ont reçu la foi.
Et c'est à bon droit que leur est infligée cette punition de ne pouvoir exercer la suzeraineté sur leurs sujets qui sont restés fidèles. Un tel exercice pourrait en effet amener une grande corruption de la foi, puisque, comme on l'a dit " l'apostat médite le mal en son coeur et sème les querelles " en cherchant à détacher de la foi. Aussi, dès qu'un individu est sous le coup d'une sentence d'excommunication pour apostasie de la foi, par le fait même ses sujets sont déliés de sa suzeraineté et du serment de fidélité qui les attachent à lui.
Solutions
:
1. En ce temps-là l'Église
était dans sa nouveauté ; elle n'avait pas encore la puissance de tenir en
respect les princes de la terre ; et c'est pourquoi elle laissa les fidèles
obéir à Julien l'Apostat dans ce qui n'était pas contraire à la foi, afin
d'éviter un plus grand péril pour la foi.
2. On ne raisonne pas comme
pour les apostats, avec les infidèles qui n'ont jamais reçu la foi, nous venons
de le dire.
3. L'apostasie de la foi, nous l'avons dit, sépare totalement l'homme d'avec Dieu, ce qui n'arrive pas dans n'importe quel autre péché.
LE BLASPHÈME
Il faut maintenant traiter du péché de blasphème, qui s'oppose à la confession de foi. 1. Le blasphème en général (Question 13). - II. Le blasphème qu'on appelle péché contre l'Esprit-Saint (Question 14).
1. Le blasphème s'oppose-t-il à la confession de la foi ? - 2. Est-il toujours un péché mortel ? - 3. Est-il le plus grand des péchés ? - 4. Existe-t-il chez les damnés ?
Objections
:
1. Il semble que non.
Blasphémer, c'est lancer l'outrage ou le reproche pour faire tort au Créateur.
Mais cela se rattache à la malveillance contre Dieu plutôt qu'à l'infidélité.
Le blasphème ne s'oppose donc pas à la confession de la foi.
2. Sur cette parole aux
Éphésiens (4, 31) : " Le blasphème doit disparaître de chez vous ",
la Glose dit : " Celui qui se fait contre Dieu ou contre les saints.
" Mais la confession de la foi ne se produit, semble-t-il, qu'au sujet de
ce qui regarde Dieu, qui est l'objet de la foi. Le blasphème ne s'oppose donc
pas toujours à la confession de la foi.
3. Certains disent qu'il y
a trois espèces de blasphèmes. La première attribue à Dieu ce qui ne lui
convient pas. La deuxième lui retire ce qui lui convient. Le troisième attribue
à la créature ce qui est propre à Dieu. Et ainsi il semble qu'il y ait
blasphème non seulement envers Dieu mais aussi envers les créatures. Or la foi
a Dieu pour objet. Le blasphème ne s'oppose donc pas à la confession de la foi.
Cependant, l'Apôtre dit (1 Tm 4,13) : " Je fus d'abord blasphémateur et persécuteur ", et après cela il ajoute : " J'agissais par ignorance, étranger à la foi. " Par quoi il semble que le blasphème se rattache à l'infidélité.
Conclusion
:
Le mot blasphème implique, semble-t-il, une certaine dérogation à une bonté éminente et surtout à la bonté divine. Or, dit Denys, Dieu " est l'essence même de la vraie bonté ". Par suite, tout ce qui convient à Dieu appartient à sa bonté, et tout ce qui ne lui appartient pas est loin de cette raison de parfaite bonté, qui est son essence. Donc celui qui ou bien nie de Dieu quelque chose qui lui convient, ou bien affirme de lui ce qui ne lui convient pas porte atteinte à la bonté divine. Une telle atteinte peut avoir lieu de deux façons : tantôt elle a lieu seulement suivant l'opinion de l'intelligence, tantôt il s'y joint une certaine détestation de sentiment. Ce qui fait que cette sorte d'atteinte à la bonté divine est soit dans la pensée seulement, soit aussi dans l'affectivité. Si elle se concentre uniquement dans le coeur, c'est le blasphème du coeur ; mais si elle se produit au-dehors par des paroles, c'est le blasphème de la bouche. Et en cela le blasphème s'oppose à la confession.
Solutions
:
1. Celui qui parle contre
Dieu avec l'intention de l'injurier porte atteinte à la bonté divine non
seulement selon la vérité de l'intelligence mais aussi selon la perversité
d'une volonté qui déteste et qui empêche l'honneur divin autant qu'elle le
peut. C'est le blasphème parfait.
2. De même qu'on loue Dieu
dans ses saints en tant qu'on loue les oeuvres qu'il accomplit en eux, de même
aussi le blasphème qui s'adresse aux saints, par voie de conséquence rejaillit
sur Dieu.
3. Cette triple division ne permet pas de distinguer à proprement parler diverses espèces du péché de blasphème. Car attribuer à Dieu ce qui ne lui convient pas ou lui retirer ce qui lui convient n'est qu'une différence d'affirmation et de négation. Cette différence ne fait pas une espèce distincte dans un habitus puisque, par une même science, on connaît la fausseté des affirmations et des négations, et que, par une même ignorance, on se trompe de part et d'autre, puisqu'" une négation se prouve par une affirmation ", selon Aristote. Quant à attribuer aux créatures ce qui est le propre de Dieu, cela revient, semble-t-il, à lui attribuer ce qui ne lui convient pas. Car tout ce qui est propre à Dieu, c'est Dieu même ; donc attribuer à une créature ce qui est le propre de Dieu, c'est affirmer que Dieu même est identique à la créature.
Objections
:
1. Pas toujours,
semble-t-il. Sur ce passage de l'épître aux Colossiens (3, 8) : " Vous,
maintenant, rejetez tout cela ", la Glose dit : " Après de plus
grandes choses, il en interdit de moindres. " Et pourtant c'est du
blasphème qu'il s'agit ensuite. Le blasphème est donc compté parmi les péchés
moindres, qui sont péchés véniels.
2. Tout péché mortel
s'oppose à l'un des préceptes du décalogue. Mais le blasphème ne paraît
s'opposer à aucun d'eux. Il n'est donc pas péché mortel.
3. Les péchés commis sans
délibération ne sont pas mortels, c'est pourquoi les premiers mouvements ne
sont pas péchés mortels, parce qu'ils précèdent la délibération de la raison,
comme nous l'avons montré précédemment. Or le blasphème se produit parfois sans
délibération. Il n'est donc pas toujours péché mortel.
Cependant, il est écrit dans le Lévitique (24,16) : " Qui blasphème le nom du Seigneur sera mis à mort. " Mais la peine de mort n'est infligée que pour un péché mortel. Donc le blasphème est un péché mortel.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit antérieurement, le péché mortel est ce qui sépare l'homme de ce premier principe de vie spirituelle qu'est l'amitié de Dieu. Aussi, tout ce qui est contraire à cette charité est péché mortel par son genre. Or le blasphème est contraire par son genre à la charité divine, puisqu'il porte atteinte, nous venons de le dire, à cette divine bonté qui est l'objet de la charité. Voilà pourquoi le blasphème est péché mortel par son genre.
Solutions
:
1. Cette glose ne doit pas
s'entendre comme si toutes les choses qui viennent ensuite étaient des péchés
moindres. Mais elle veut dire ceci : comme le texte précédent n'avait exprimé
que de grands péchés, aussitôt après il en ajoute de moindres, parmi lesquels
il en place aussi de grands.
2. Puisque, nous venons de
le dire, le blasphème s'oppose à la confession de la foi, son interdiction se
ramène à celle de l'infidélité, ce qui est compris dans le début du décalogue
(Ex 20, 2) : " Moi, je suis le Seigneur ton Dieu. " Ou bien il est
interdit par ce commandement (Ex 20, 7) : " Tu ne prendras pas en vain le
nom de ton Dieu ", car celui qui affirme au sujet de Dieu quelque chose de
faux " prend le nom de Dieu en vain " plus que celui qui confirme un
mensonge par le nom de Dieu.
3. Le blasphème peut se commettre sans délibération et par surprise de deux manières. Quelqu'un ne remarque pas qu'il dit un blasphème. Cela peut arriver lorsque, sous le coup de la passion, on éclate en paroles irréfléchies, dont on ne saisit pas la portée. C'est alors un péché véniel, qui n'a pas proprement raison de blasphème. Ou bien on a conscience que c'est un blasphème, en saisissant la portée des paroles. Alors on n'est pas excusé de péché mortel, pas plus que celui qui, par un mouvement subit de colère, tue quelqu'un assis à côté de lui,
Objections Il ne semble pas. " Le mal, dit S. Augustin, c'est ce qui nuit.
" Mais le péché d'homicide qui détruit la vie d'un homme est plus nuisible
que le péché de blasphème qui ne peut infliger à Dieu aucun dommage. Le péché
d'homicide est donc plus grave que le péché de blasphème.
2. Quiconque fait un faux
serment prend Dieu à témoin pour une fausseté, et ainsi il semble attester que
Dieu est faux ; mais le blasphémateur ne va pas toujours jusqu'à dire que Dieu
est faux. Le parjure est donc un péché plus grave que le blasphème.
3. Sur ce passage du Psaume
(75, 6) : " Ne levez pas si haut votre front ", la Glose dit : "
Le plus grand vice est celui qui consiste à s'excuser du péché. " Le
blasphème n'est donc pas le plus grand péché.
Cependant, sur Isaïe (18,2), la Glose dit : " Tout péché est plus léger que le blasphème. "
Conclusion
:
Le blasphème est opposé, avons-nous dite à la confession de la foi ; et c'est pourquoi il a en soi la gravité de l'infidélité. Et le péché est aggravé s'il s'y ajoute une détestation de la volonté ; et encore plus s'il éclate en paroles, au même titre que la foi est digne d'un plus grand éloge si elle s'épanouit en charité et en confession. En conséquence, puisque l'infidélité est dans son genre le plus grand péché ainsi que nous l'avons dit, il s'ensuit que le blasphème est aussi le plus grand péché, puisqu'il appartient au même genre et qu'il l'aggrave.
Solutions
:
1. Si l'on compare entre
eux l'homicide et le blasphème d'après les objets que visent ces péchés, il est
évident que le blasphème, péché commis directement contre Dieu, l'emporte sur
l'homicide, péché commis contre le prochain. Mais, si on les compare d'après la
nocivité qu'ils produisent, l'homicide a la prépondérance, car il fait plus de
mal au prochain que le blasphème n'en fait à Dieu. Mais pour mesurer la gravité
d'une faute, on s'attache comme nous l'avons dit précédemment, à l'intention de
la volonté perverse plus qu'au résultat de l'acte. Aussi, puisque le
blasphémateur a l'intention de porter atteinte à l'honneur divin, à parler dans
l'absolu, il pèche plus gravement que l'homicide. Pourtant l'homicide tient la
première place parmi les péchés commis envers le prochain.
2. Sur cette parole aux
Éphésiens (4, 31) " le blasphème doit disparaître de chez vous ", la
Glose dit : " Blasphémer est pire que se parjurer. En effet, le parjure ne
dit ni n'estime pas quelque chose de faux à propos de Dieu, comme le
blasphémateur ; il prend seulement Dieu à Témoin d'une fausseté, non pas qu'il
juge Dieu un faux témoin, mais dans l'espoir qu'en cette affaire Dieu ne
viendra pas témoigner par quelque signe évident.
3. L'acte de s'excuser du péché est une circonstance qui aggrave tout péché, jusqu'au blasphème lui-même. Aussi dit-on pour cela que c'est le plus grand péché, puisqu'il aggrave n'importe quel péché.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
il y a présentement des gens mauvais qui se retiennent de blasphémer par la
crainte des châtiments à venir. Mais les damnés les expérimentent, ces
châtiments, et de ce fait les abhorrent bien davantage. Ils sont donc beaucoup
plus retenus de blasphémer.
2. Puisque le blasphème est
le péché le plus grave, il est celui qui fait le plus démériter. Mais dans la
vie future on n'est plus en état de mériter ou de démériter. Il n'y aura donc
plus aucune place pour le blasphème.
3. Il est écrit dans
l'Ecclésiaste (11, 3) : " Que l'arbre tombe, au sud ou au nord, il y
restera. " Cela montre qu'après cette vie l'homme ne reçoit ni plus de
mérite ni plus de péché qu'il n'en a eu en cette vie. Mais beaucoup seront
damnés, qui n'auront pas été en cette vie des blasphémateurs. Ils ne
blasphémeront donc pas non plus dans la vie future.
Cependant, il est dit dans l'Apocalypse (16,9) : " Les hommes furent brûlés par une chaleur torride, et ils blasphémèrent le nom du Seigneur parce qu'il a pouvoir sur ces fléaux. " A cet endroit la Glose fait remarquer que " ceux qui sont en enfer, quoiqu'ils sachent qu'ils sont punis comme ils le méritent, ne laisseront pas de s'attrister que Dieu ait tant de pouvoir, pour leur infliger ces fléaux ". Or, ce serait un blasphème dans le présent. C'en sera donc aussi un dans l'avenir.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, à la raison de blasphème se rattache la détestation de la bonté divine. Or, ceux qui sont en enfer garderont leur volonté perverse opposée à la justice de Dieu, en ce qu'ils continuent d'aimer la cause de leur châtiment et voudraient en user encore s'ils le pouvaient ; ils haïssent les châtiments qui leur sont infligés pour des péchés de cette sorte ; ils s'attristent pourtant des péchés qu'ils ont commis, non point parce qu'ils les haïssent, mais parce qu'ils sont punis à cause d'eux. Ainsi donc une telle détestation de la justice divine est chez eux un blasphème intérieur, celui du coeur. Et il est à croire qu'après la résurrection il y aura aussi chez eux le blasphème en parole, comme il y aura chez les saints louange de Dieu en parole.
Solutions
:
1. Les hommes sont
détournés du blasphème dans l'état présent par la crainte de peines auxquelles
ils croient échapper. Mais les damnés dans l'enfer n'ont pas l'espoir de
pouvoir échapper. Et c'est pourquoi, comme des désespérés, ils sont portés à
tout ce que leur suggère leur volonté perverse.
2. Mériter et démériter
c'est la condition même du voyage de cette vie. De là vient que chez les
voyageurs les biens apportent des mérites, tandis que les maux font démériter.
Chez les bienheureux, au contraire, les biens n'apportent plus de mérites, mais
ils se rattachent à la récompense qu'est leur béatitude. Et pareillement, chez
les damnés, les maux ne font plus démériter, mais ils font partie du châtiment
de la damnation.
3. Celui qui meurt en état de péché mortel emporte avec lui une volonté qui déteste à son point de vue la justice divine, et par là il sera en état de blasphème.
1. Le blasphème ou péché contre l'Esprit Saint est-il identique au péché de malice caractérisée ? - 2. Les espèces de ce péché. - 3. Est-il irrémissible ? - 4. Peut-on pécher contre l'Esprit Saint dès le commencement, avant de commettre d'autres péchés ?
Objections
:
1. Il semble que non. Car
le péché contre le Saint-Esprit est un péché de blasphème comme on le voit en
S. Matthieu (12,31). Mais tout péché de malice caractérisée n'est pas un péché
de blasphème. Il arrive en effet que beaucoup d'autres genres de péchés sont
commis par malice caractérisée. Le péché contre le Saint-Esprit ne se confond
donc pas avec le péché de malice caractérisée.
2. Le péché de malice
caractérisée se distingue du péché d'ignorance et du péché de faiblesse. Mais
le péché contre le Saint-Esprit se distingue du péché contre le Fils de
l'homme, comme on le voit en S. Matthieu (12,32). Donc le péché contre le
Saint-Esprit n'est pas identique au péché de malice caractérisée, parce que les
réalités qui ont des opposés divers sont-elles mêmes diverses.
3. Le péché contre le
Saint-Esprit est un genre de péché auquel sont assignées des espèces définies. Tandis
que le péché par la malice caractérisée n'est pas un genre spécial de péché,
mais une condition ou circonstance générale, qui peut concerner tous les genres
de péché.
Cependant, pour le Maître des Sentences, celui-là pèche contre le Saint-Esprit, " qui aime la malice pour elle-même ", ce qui est pécher par malice caractérisée. Il apparaît donc que le péché de malice caractérisée est identique au péché contre le Saint-Esprit.
Conclusion
:
Certains auteurs parlent du péché ou blasphème contre le Saint-Esprit de trois façons différentes. Les anciens docteurs : Athanase, Hilaire, Ambroise, Jérôme et Chrysostome disent qu'il y a péché contre le Saint-Esprit lorsque, littéralement, on dit un blasphème contre le Saint-Esprit, soit qu'on prenne ces mots comme le nom essentiel qui convient à la Trinité tout entière, dont chacune des personnes est sainte et est esprit ; soit qu'on les prenne comme le nom personnel d'une seule personne. En ce sens on distingue (Mt 12, 32) le blasphème contre le Saint-Esprit, du blasphème contre le Fils de l'homme. En effet, le Christ agissait comme un homme en mangeant, en buvant, etc. ; et il agissait aussi de façon divine en chassant les démons, en ressuscitant les morts, etc. Il agissait ainsi par la vertu de sa propre divinité et par l'opération du Saint-Esprit dont, selon son humanité, il était rempli. Les Juifs avaient commencé par blasphémer contre le Fils de l'homme en le déclarant " glouton, buveur de vin et ami des publicains " (Mt 11, 19). Mais ensuite ils ont blasphémé contre le Saint-Esprit en attribuant au prince des démons les oeuvres qu'il accomplissait par la vertu d sa divinité et par l'opération du Saint-Esprit. C’est pourquoi l'on dit qu'ils blasphémaient contre le Saint-Esprit.
S. Augustin lui, dit que le blasphème ou péché contre l'Esprit Saint, c'est l'impénitence finale, lorsqu'un homme persévère dans le péché mortel jusqu'à sa mort. Et cela ne se fait pas seulement par la parole de la bouche, mais aussi par la parole du coeur et de l'action, non en une seule fois, mais à de multiples reprises. Or, on dit que cette parole, ainsi entendue, est dite contraire à l'Esprit Saint parce qu'elle s'oppose à la rémission des péchés, qui s'opère par l'Esprit Saint, amour du Père et du Fils. Or ce n'est pas cela que le Seigneur a dit aux Juifs en leur reprochant de pécher contre l'Esprit Saint, car ils n'étaient pas encore dans l'impénitence finale. Mais il les a avertis pour qu'en parlant ainsi, ils n'en viennent pas à pécher contre l'Esprit Saint. C'est en ce sens qu'il faut comprendre ce qui est dit en S. Marc (3,29. 30), où après avoir noté : " Celui qui aura blasphémé contre l'Esprit Saint ", l'évangéliste ajoute : " Parce qu'ils accusaient Jésus d'être possédé par un esprit impur. "
D'autres prennent encore la chose autrement. Ils disent qu'il y a péché ou blasphème contre l'Esprit Saint quand quelqu'un pèche contre le bien qu'on attribue en propre à l'Esprit Saint. On lui attribue en propre la bonté, comme au Père la puissance, et au Fils la sagesse. Par suite, disent-ils, le péché contre le Père est le péché de faiblesse ; le péché contre le Fils est le péché d'ignorance ; le péché contre le Saint-Esprit est le péché par malice caractérisée, c'est-à-dire, comme nous l'avons exposé plus haut, quand on choisit le mal pour lui-même. Cela se produit de deux façons. Parfois cela vient de l'inclination de l'habitus vicieux, appelé malice, mais alors le péché de malice n'est pas le même que le péché contre l'Esprit Saint. D'autres fois, cela vient du fait que ce qui pouvait empêcher le choix favorable au péché est rejeté et éloigné avec mépris, comme l'espérance par le désespoir, la crainte par la présomption, etc., comme on va le dire bientôt. Or tous ces éléments qui mettent obstacle au choix du péché sont des effets de l'Esprit Saint en nous. Voilà pourquoi pécher ainsi c'est pécher contre l'Esprit Saint, par malice.
Solutions
:
1. De même que la
confession de la foi consiste non seulement dans la protestation des lèvres
mais aussi dans celle des oeuvres, de même également le blasphème de l'Esprit
Saint peut être considéré comme l'oeuvre des lèvres, du coeur et de l'action.
2. Suivant la troisième
acception, le blasphème contre l'Esprit Saint est distinct du blasphème contre
le Fils de l'homme en tant que le Fils de l'homme est également le Fils de
Dieu, c'est-à-dire " la force de Dieu et sa sagesse " (1 Co 1, 24).
Aussi, en ce sens, le péché contre le Fils de l'homme sera le péché d'ignorance
ou de faiblesse.
3. Le péché de malice caractérisée, en tant qu'il provient de l'inclination d'un habitus, n'est pas un péché spécial, mais une condition générale du péché. Mais, en tant qu'il découle d'un mépris spécial de l'effet de l'Esprit Saint en nous, il se présente comme ayant raison de péché spécial. Par là même le péché contre l'Esprit Saint est aussi un genre spécial de péché. Nous concluons semblablement selon la première interprétation. Mais, selon la deuxième interprétation, ce n'est pas un genre spécial de péché, car l'impénitence finale peut être une circonstance de n'importe quel genre de péché.
Objections
:
1. Le Maître des Sentences
distingue six espèces de péché contre l'Esprit Saint : le désespoir, la
présomption, l'impénitence, l'obstination, l'opposition à la vérité reconnue,
l'envie des grâces accordées à nos frères. Mais cette division est incohérente.
Car nier la justice ou la miséricorde divine ressortit à l'infidélité. Mais par
le désespoir on rejette la miséricorde divine, et par la présomption la justice
divine. Donc chacun de ces quatre péchés est une espèce de l'infidélité plutôt
que du péché contre l'Esprit Saint.
2. L'impénitence regarde,
semble-t-il, le péché passé ; l'obstination, au contraire, le péché futur. Mais
le passé ou le futur ne caractérisent pas des espèces différentes de vertus ou
de vices, car en vertu de la même foi, nous croyons que le Christ est né, et
les anciens ont cru qu'il naîtrait. Donc l'obstination et l'impénitence ne
doivent pas être présentées comme deux espèces de péché contre l'Esprit Saint.
3. " La grâce et la
vérité sont venues par Jésus Christ ", selon S. Jean (1, 17). Il semble
donc que l'opposition à la vérité reconnue et l'envie des grâces accordées à
nos frères appartiennent au blasphème contre le Fils de l'homme plutôt qu'au blasphème
contre l'Esprit Saint.
4. S. Bernard dit que
" ne pas vouloir obéir, c'est résister à l'Esprit Saint ". La Glose
dit également que " simuler la pénitence c'est blasphémer contre l'Esprit
Saint ". Le schisme aussi parait s'opposer directement à l'Esprit Saint
qui fait l'union de l'Église. Ainsi paraît-il que cette énumération des espèces
de péché contre l'Esprit Saint n'est pas complète.
Cependant, S. Augustin affirme que ceux qui désespèrent du pardon des péchés ou qui présument de la miséricorde de Dieu sans la mériter, pèchent contre l'Esprit Saint. Il dit ailleurs que " celui qui clôt son dernier jour dans l'obstination de l'esprit est coupable du péché contre l'Esprit Saint ". Au livre sur les paroles du Seigneur, il dit que l'impénitence est un péché contre l'Esprit Saint. Au livre du Sermon sur la montagne, il dit que " s'opposer à la fraternité par les brandons de l'envie " c'est pécher contre l'Esprit Saint. Au livre sur l'unique baptême, que " celui qui méprise la vérité, ou bien est méchant envers ses frères par qui est révélée la vérité, ou bien est ingrat envers Dieu par l'inspiration de qui l'Église est instruite " de sorte que dans ce cas-là il semble bien qu'on pèche aussi contre l'Esprit Saint.
Conclusion
:
Dans la mesure où le péché contre l'Esprit Saint revêt la troisième acception, il est juste de lui assigner ces six espèces. Elles se distinguent par l'éloignement ou le mépris de ce qui peut empêcher l'homme de fixer son choix dans le péché. Ces empêchements se prennent soit du côté du jugement de Dieu, soit du côté de ses dons, soit aussi du côté du péché lui-même. Par la pensée du jugement de Dieu, en effet, l'homme est détourné de fixer son choix dans le péché. Il y a dans le jugement divin justice et miséricorde. L'homme trouve une aide dans l'espérance qui surgit à la pensée que la miséricorde pardonne le mal et récompense le bien, et le désespoir détruit cette espérance. L'homme trouve aussi une aide dans la crainte qui surgit à la pensée que la justice divine punit les péchés, et cette crainte est détruite par la présomption, c'est-à-dire qu'un individu se fait fort d'obtenir la gloire sans les mérites ou le pardon sans la pénitence.
Quant aux dons de Dieu par lesquels nous sommes retirés du péché, ils sont deux. L'un est la connaissance de la vérité : c'est contre quoi s'élève l'opposition à la vérité reconnue, ce qui a lieu quand un individu, pour se donner plus de licence de pécher, combat la vérité qu'il a pourtant bien vue dans la foi. L'autre est le secours de la grâce intérieure : c'est à quoi s'oppose l'envie des grâces accordées à nos frères, ce qui a lieu quand un individu non seulement porte envie à la personne de son frère, mais se montre même envieux de l'accroissement de la grâce de Dieu dans le monde. Du côté du péché, il y a deux choses qui peuvent en retirer l'homme. L'une d'elles est le désordre et la laideur de l'acte : cette considération a coutume de provoquer chez l'homme la pénitence du péché commis. Et c'est à cela que s'oppose l'impénitence, non point par ce côté où elle signifie une persistance dans le péché jusqu'à la mort comme l'impénitence dont nous parlions auparavant, car en ce sens elle ne serait pas un péché spécial mais une circonstance du péché ; l'impénitence est prise ici par ce côté où elle implique la résolution de ne pas faire pénitence.
Un autre motif qui nous éloigne du péché est la médiocrité et la brièveté du bien qu'on cherche dans le péché, selon cette parole de l'Apôtre (Rm 6,21) : " Quel fruit avez-vous recueilli de ces péchés dont aujourd'hui vous rougissez ? " Cette considération a coutume d'amener l'homme à ne pas fixer sa volonté dans le péché ; et c'est cela qui se trouve détruit par l'obstination, c'est-à-dire quand l'homme affermit sa résolution de s'attacher au péché. Ces deux derniers points sont touchés par Jérémie (8, 6) : " Aucun ne fait pénitence pour son péché, en disant : "Qu'ai-je fait" ? " voilà pour l'impénitence ; " tous sont retournés à leur course comme un cheval qui fonce au combat ", voilà pour l'obstination.
Solutions
:
1. Le péché de désespoir,
ou celui de présomption, ne consiste pas à ne pas croire à la justice de Dieu,
ou à sa miséricorde, mais à les mépriser.
2. L'obstination et
l'impénitence ne se différencient pas seulement d'après le passé et le futur,
mais d'après certaines raisons formelles, tirées, nous venons de le dire, de
diverses manières de regarder le péché.
3. Le Christ a apporté la
grâce et la vérité par ces dons de l'Esprit Saint qu'il a procurés aux hommes.
4. Ne pas vouloir obéir, c'est de l'obstination. Simuler la pénitence, c'est de l'impénitence. Le schisme, c'est être envieux de cette grâce fraternelle par laquelle les membres de l'Église sont unis.
Objections
:
1. Apparemment non. "
On ne doit désespérer de personne, dit S. Augustin, aussi longtemps que la
patience du Seigneur invite à la pénitence. " Mais, s'il y avait un péché
irrémissible, il y aurait à désespérer d'un pécheur. Donc le péché contre
l'Esprit Saint n'est pas irrémissible.
2. Aucun péché n'est remis
sinon par le fait que l'âme est guérie par Dieu. Mais " pour un médecin
tout-puissant il n'est pas de maladie inguérissable ", dit la Glose sur le
Psaume (103, 3) : " Celui qui guérit toutes tes infirmités. " Le
péché contre l'Esprit Saint n'est donc pas irrémissible.
3. Le libre arbitre est
relatif au bien et au mal. Mais, aussi longtemps que dure l'état de voyage, on
peut déchoir de n'importe quelle vertu : l'ange même est tombé du ciel. D'où ce
texte de Job (4, 18.19) : " Chez ses anges il découvre de l'égarement ;
combien plus chez ceux qui habitent des maisons d'argile. " Pour la même
raison, on peut revenir, de n'importe quel péché, à l'état de justice. Donc le
péché contre l'Esprit Saint n'est pas irrémissible.
Cependant, il est écrit en S. Matthieu (12,32) : " Quiconque aura parlé contre l'Esprit Saint, cela ne lui sera remis ni en ce monde ni dans l'autre. " Et pour S. Augustin, " ce péché cause une si grande ruine qu'il est incompatible avec l'humilité qu'il faut pour prier ".
Conclusion
:
Ce péché contre l'Esprit Saint est déclaré diversement irrémissible suivant ses diverses acceptions. Si on le prend pour l'impénitence finale, alors il est appelé irrémissible parce qu'il n'est remis d'aucune façon. En effet, le péché mortel dans lequel on persévère jusqu'à la mort, puisqu'il n'est pas remis en cette vie par la pénitence, ne le sera pas non plus dans la vie future.
Mais, suivant les deux autres acceptions, il est dit irrémissible, non pas en ce sens qu'il ne puisse plus être remis d'aucune façon, mais parce que, de soi, il ne mérite pas d'être remis. Et cela doublement : l° D'abord quant à la peine. En effet, celui qui pèche par ignorance ou par faiblesse mérite une peine moindre ; mais celui qui pèche par malice caractérisée n'a pas une excuse qui puisse atténuer sa peine. Pareillement aussi, ceux qui blasphémaient envers le Fils de l'homme, tant que sa divinité n'était pas révélée, pouvaient avoir quelque excuse dans le fait qu'ils voyaient en lui une chair fragile, et ainsi méritaient-ils une moindre peine. Mais ceux qui blasphémaient la divinité elle-même en attribuant au diable les oeuvres de l'Esprit Saint, n'avaient aucune excuse qui pût diminuer leur peine. C'est pourquoi l'on dit, suivant le commentaire de S. Jean Chrysostome, que ce péché n'a été remis aux juifs ni en ce siècle ni dans le siècle futur, puisqu'ils ont subi pour cela un châtiment, et dans la vie présente par les Romains, et dans la vie future avec la peine de l'enfer. Dans le même sens, S. Athanase rapporte aussi l'exemple de leurs ancêtres : d'abord ils entrèrent en lutte contre Moïse à cause du manque d'eau et de pain, et le Seigneur le supporta patiemment, car ils avaient une excuse dans la faiblesse de la chair. Mais ensuite ils péchèrent plus gravement et blasphémèrent pour ainsi dire contre l'Esprit Saint en attribuant à une idole les bienfaits de Dieu qui les avait tirés de l'Égypte, lorsqu'il déclarèrent (Ex 32, 4) : " Voici tes dieux Israël, ce sont eux qui t'ont ramené du pays d'Égypte. " C'est pourquoi le Seigneur, tout ensemble les fit punir sur-le-champ puisque " ce jour-là trois mille hommes environ périrent ", et les menaça d'un châtiment pour l'avenir en disant : " Quand à moi, au jour de ma vengeance, je visiterai ce péché qu'ils ont fait. "
2° Quant à la faute, la chose peut s'entendre d'une autre manière. De même qu'une maladie est dite incurable par sa nature propre, du fait qu'elle abolit ce qui peut aider à la guérison, par exemple lorsqu'elle enlève la vigueur de la nature, ou qu'elle dégoûte de la nourriture et du remède, bien que Dieu puisse pourtant guérir une telle maladie. De même le péché contre l'Esprit Saint est dit irrémissible par sa nature en tant qu'il exclut ce qui produit la rémission des péchés. Cependant cela ne ferme pas la voie du pardon et de la guérison devant la toute-puissance et-la miséricorde de Dieu, et il arrive grâce à elles que de tels pécheurs sont spirituellement guéris comme par miracle.
Solutions
:
1. On ne doit désespérer de
personne en cette vie, si l'on considère la toute-puissance et la miséricorde
de Dieu. Mais, si l'on considère la condition du péché, il y a des gens qui
sont appelés " fils de rébellion " comme dit S. Paul (Ep 2, 2).
2. L'argument est valable
du côté de la toute puissance de Dieu ; il ne l'est pas si l'on tient compte de
la condition du péché.
3. Le libre arbitre reste, il est vrai, toujours susceptible de changement en cette vie. Cependant il rejette parfois loin de lui ce qui peut le faire changer en bien, autant que cela dépend de lui. De là vient que le péché est irrémissible de son côté, encore que Dieu puisse le pardonner.
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car il
est dans l'ordre naturel qu'on passe de l'imparfait au parfait. Cela se voit
sûrement dans le bien, selon la parole des Proverbes (4, 18) : " Le
sentier des justes est comme une lumière d'aurore, qui grandit et s'étend
jusqu'au plein jour. " Mais dans le mal on appelle parfait ce qui est le
mal le plus grand, comme le montre Aristote. Puisque le péché contre l'Esprit
Saint est le plus grave, il semble que l'on y parvienne par d'autres péchés
moindres.
2. Pécher contre l'Esprit
Saint, c'est pécher par malice caractérisée ou par choix. Mais l'homme ne peut
pas faire cela tout de suite, avant d'avoir péché beaucoup de fois. Car, selon
le Philosophe, si l'on peut faire des injustices, on ne peut cependant pas tout
de suite agir comme un injuste, c'est-à-dire par choix. Il semble donc que le
péché contre l'Esprit Saint ne puisse être commis qu'après d'autres péchés.
3. La pénitence et
l'impénitence ont le même domaine. Or la pénitence ne regarde que les péchés
passés. L'impénitence, qui est une espèce du péché contre l'Esprit Saint, ne
regarde donc que cela. Donc le péché contre l'Esprit Saint présuppose d'autres
péchés.
Cependant, comme il est écrit dans l'Ecclésiastique (11, 22 Vg) : " C'est chose facile, aux yeux du Seigneur, d'enrichir le pauvre instantanément. " Inversement, il est donc possible par la malice du démon, et sous sa suggestion, qu'un homme soit entraîné du premier coup dans le péché le plus grave, qui est celui contre l’Esprit Saint.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, pécher contre l'Esprit Saint, c'est en un sens pécher par malice caractérisée. Mais il y a deux façons, avons-nous dit aussi, de pécher ainsi. L'une consiste à suivre le penchant d'un habitus, ce qui n'est pas proprement pécher contre l'Esprit Saint : et pécher de cette façon par malice caractérise ne se produit pas dès le principe ; il faut en effet que ce soit précédé par des actes de péchés, et que ces actes causent l'habitus, qui incline à pécher.
L'autre façon dont un individu peut pécher par malice caractérisée consiste à rejeter avec mépris ce qui retient de pécher ; ce qui est proprement pécher contre l'Esprit Saint, nous l'avons dit, et cela également présuppose la plupart du temps d'autres péchés, parce que, disent les Proverbes (18, 3 Vg) : " L'impie, lorsqu'il descend dans la profondeur des péchés, en arrive au mépris. " Cependant il peut se faire que dès le premier acte de péché quelqu'un pèche contre l'Esprit Saint par mépris, soit à cause de la liberté de son arbitre, soit à cause de nombreuses dispositions précédentes, ou encore par suite d'une violente impulsion au mal et d'un faible attachement au bien. C'est pourquoi chez les hommes parfaits il ne peut guère ou jamais arriver qu'ils pèchent dès le principe contre l'Esprit Saint. D'où cette parole d'Origène : " je ne pense pas qu'un de ceux qui se sont établis au plus haut degré de la perfection puisse subitement se perdre ni tomber ; mais, s'il tombe, c'est nécessairement de façon progressive. " Le raisonnement est le même si le péché contre l'Esprit Saint est pris à la lettre pour le blasphème contre l'Esprit Saint. Car ce blasphème dont parle le Seigneur, provient toujours d'un mépris mauvais. Mais si, par péché contre l'Esprit Saint, on entend comme S. Augustin l'impénitence finale, il n'y a plus de problème : il est certain que, pour commettre le péché contre l'Esprit Saint, il faut continuer à pécher jusqu'à la fin de sa vie.
Solutions
:
1. Tant en bien qu'en mal,
la plupart du temps, il y a passage de l'imparfait au parfait dans la mesure où
l'on progresse soit en bien soit en mal. Et pourtant, d'un côté comme de
l'autre, un individu peut commencer à un niveau plus élevé que ne fait un
autre. Dans ce cas, ce qui est au début peut être parfait dans son genre en
bien ou en mal, bien que ce soit imparfait par rapport à la suite du
développement dans le progrès en mieux ou en pire.
2. Cet argument est valable
pour le péché de malice quand il vient du penchant d'un habitus.
3. Si l'impénitence est prise, selon la pensée de S. Augustin, dans le sens d'une permanence dans le péché jusqu'à la fin, alors il va de soi que l'impénitence présuppose des péchés, comme la pénitence. Mais si nous parlons de cette impénitence habituelle dont on fait une espèce de péché contre l'Esprit Saint, alors il est évident qu'il peut y avoir impénitence même avant les péchés ; celui qui n'a jamais péché peut en effet avoir la résolution où d'être pénitent ou de ne pas l'être, s'il lui arrivait de pécher.
Il faut traiter des vices opposés à la science et à l'intelligence. L'opposé de la science est l’ignorance : il en a été question précédemment lorsqu'il s'agissait des causes de péché. Maintenant il doit être question de l'aveuglement de l'esprit et de l'hébétude du sens qui s'opposent au don d'intelligence.
1. L'aveuglement de l'esprit est-il un péché ? - 2. L'hébétude du sens est-elle un autre péché que
l'aveuglement de l'esprit ? - 3. Ces vices viennent-ils des péchés de la chair ?
Objections
:
1. Il semble que non. Car
ce qui excuse le péché ne semble pas être un péché. Mais l'aveuglement excuse
le péché car il est dit en S. Jean (9,41) : " S'ils étaient aveugles, ils
n'auraient pas de péché. " L'aveuglement de l'Esprit n'est donc pas un
péché.
2. La peine est autre chose
que la faute. Mais l'aveuglement de l'esprit est une peine. On le voit par ce
texte d'Isaïe (6, 10) : " Rends aveugle le coeur de ce peuple. "
Comme c'est là un mal, il ne viendrait pas de Dieu, s'il n'était une peine.
L'aveuglement de l'esprit n'est donc pas un péché.
3. " Tout péché est
volontaire ", dit S. Augustin. Mais l'aveuglement de l'esprit n'est pas
volontaire car, pour S. Augustin, " connaître la lumière de la vérité,
tout le monde aime cela ", et pour l'Ecclésiaste (11, 7). " Douce est
la lumière, et c'est plaisir pour les yeux de voir le soleil. " La cécité
mentale n'est donc pas un péché.
Cependant, S. Grégoire place l'aveuglement de l'esprit parmi les vices causés par la luxure.
Conclusion
:
De même que la cécité corporelle est la privation de ce qui est le principe de la vision corporelle, ainsi la cécité mentale est-elle également la privation de ce qui est le principe de la vision mentale ou intellectuelle. Il y a à cette vision un triple principe. L'un est la lumière de la raison naturelle. Comme cette lumière est un trait spécifique de l'âme raisonnable, elle n'est jamais enlevée à l'âme. Parfois pourtant elle est empêchée dans son acte propre à cause des obstacles rencontrés dans les facultés inférieures dont l'intellect humain a besoin pour faire acte d'intelligence : cela se voit chez les déments et chez les fous furieux, nous l'avons dit dans la première Partie.
Un autre principe de la vision intellectuelle est une lumière habituelle surajoutée à la lumière naturelle de la raison. Et cette lumière-ci, de temps en temps, est enlevée à l'âme. Cette privation est une cécité qui est une peine, au sens où la privation de la lumière de grâce est comptée comme une peine. C'est pourquoi il est dit de certains (Sg 2, 21) : " Leur malice les aveugle. "
Le troisième principe de la vision intellectuelle est un principe intelligible qui permet à l'homme d'avoir l'intelligence d'autres choses. A ce principe intelligible l'esprit de l'homme peut s'appliquer ou ne pas s'appliquer. Et il lui arrive de ne pas s'y appliquer de deux façons. Parfois cela vient de ce que l'homme a une volonté qui spontanément se détourne de la pensée d'un tel principe, selon la parole du Psaume (36, 4) : " Il a refusé l'intelligence du bien. " Ou encore, l'homme a l'esprit occupé à d'autres choses qu'il aime davantage et qui détournent sa pensée de regarder ce principe-là, selon la parole du Psaume (58, 9 Vg). " Le feu est tombé sur eux ", entendez : le feu de la concupiscence, " et ils n'ont pas vu le soleil ". Dans ces deux cas, l'aveuglement de l'esprit est un péché.
Solutions
:
1. L'aveuglement qui excuse
du péché est celui qui a lieu par un manque naturel, qui ne permet pas de voir.
2. L'argument est valable
pour la seconde sorte d'aveuglement, celui qui est une peine.
3. Avoir l'intelligence de la vérité, c'est en soi, pour chacun, chose aimable. Il peut se faire cependant par accident que ce soit pour quelqu'un chose haïssable : on veut dire dans la mesure où l'homme est empêché par là d'atteindre des biens qu'il aime davantage.
Objections
:
1. Il semble que l'hébétude
du sens ne soit pas autre chose que l'aveuglement de l'esprit. Car les
contraires s'opposent un à un. Or l'hébétude s'oppose au don d'intelligence,
comme le montre S. Grégoire ; et l'aveuglement de l'esprit s'y oppose aussi,
puisque l'intelligence désigne un principe de la vision de l'esprit. Donc
l'hébétude du sens est la même chose que la cécité de l'esprit.
2. S. Grégoire parlant de
l'hébétude la nomme " l'hébétude du sens en matière d'intelligence ".
Mais, avoir le sens émoussé en matière d'intelligence ne paraît pas être autre
chose qu'un manque d'intelligence, qui ressortit à l'aveuglement de l'esprit.
Donc, l'hébétude du sens et la cécité de l'esprit sont une même chose.
3. S'il y a une différence,
c'est surtout, semble-t-il, en ce que l'aveuglement de l'esprit est volontaire,
comme nous l'avons dit, tandis que l'hébétude du sens est un défaut de nature.
Mais un défaut naturel n'est pas un péché. Donc l'hébétude du sens ne serait
pas un péché. Ce qui contredit S. Grégoire puisqu'il la compte parmi les vices
qui viennent de la gourmandise.
Cependant, des causes diverses ont des effets divers. Or S. Grégoire dit que l'hébétude de l'esprit vient de la gourmandise, mais que l'aveuglement de l'esprit vient de la luxure. Or, ce sont là des vices différents. Donc les vices qui en dérivent sont différents aussi.
Conclusion
:
L'hébétude s'oppose à l'acuité. On dit qu'un instrument est aigu lorsqu'il est pénétrant. On appelle donc hébété ce qui est émoussé et ne peut pénétrer. Or, on dit par comparaison que le sens corporel peut pénétrer le milieu en tant qu'il perçoit son objet à une certaine distance ou en tant qu'il peut, par sa pénétration, percevoir ce qu'il y a de plus petit ou de plus intérieur dans l'objet. Aussi, dans le domaine corporel, dit-on que quelqu'un a un sens aigu lorsqu'il peut percevoir un objet sensible de loin, par la vue, l'ouïe ou l'odorat. Au contraire, on attribuera un sens hébété, ou émoussé, à celui qui ne perçoit les objets sensibles que s'ils sont proches et de grande taille.
A la ressemblance du sens corporel, on parle aussi d'un certain " sens " de l'intelligence. Pour Aristote il concerne des principes primordiaux et suprêmes, de même que le sens connaît des données sensibles comme étant principes et connaissance. Mais le " sens " qui concerne l'intelligence ne perçoit pas son objet par l'intermédiaire d'une distance spatiale, mais par d'autres intermédiaires, par exemple lorsqu'il perçoit l'essence d'une chose par sa propriété, ou la cause par l'effet. On attribue donc un " sens " aigu, dans le domaine de l'intelligence, à celui qui, dès qu'il a perçu une propriété de la chose, ou encore son effet, comprend sa nature et parvient à en découvrir les moindres conditions. Et on appelle hébété, dans le domaine de l'intelligence, celui qui ne peut parvenir à connaître la vérité qu'après de nombreuses explications, et même alors ne peut parvenir à envisager parfaitement tout ce qui appartient à l'essence de la chose.
Donc l'hébétude du sens, en matière intellectuelle, implique une certaine débilité de l'esprit dans la considération des biens spirituels. La cécité de l'esprit implique une totale privation dans la considération de ces biens. L'une et l'autre s'opposent au don d'intelligence par lequel on connaît les biens spirituels dès qu'on les appréhende, et l'on pénètre finement dans ce qu'ils ont de plus intime. L'hébétude comme la cécité spirituelle ont raison de péché en tant qu'elles sont volontaires. Cela est évident chez celui qui, attaché aux biens charnels, n'éprouve qu'ennui ou négligence à scruter finement les réalités spirituelles.
Solutions
:
Tout cela donne la réponse aux objections.
Objections
:
1. Il semble que non. S.
Augustin avait dit dans ses Soliloques " Ô Dieu, qui avez voulu que les
purs seuls sachent le vrai. " Dans ses Révisions, il s'est corrigé en
disant : " On peut répondre que beaucoup d'hommes impurs savent beaucoup
de choses vraies. " Or c'est surtout par les vices charnels que les hommes
deviennent impurs. Ce ne sont donc pas de tels vices qui causent la cécité de
l'esprit et l'hébétude du sens.
2. La cécité de l'esprit et
l'hébétude du sens sont des défauts qui concernent la partie intellectuelle de
l'âme, alors que les vices charnels ressortissent à la corruption de la chair.
Mais la chair n'agit pas sur l'âme, c'est plutôt l'inverse. Les vices charnels
ne causent donc pas la cécité de l'esprit et l'hébétude du sens.
3. On souffre davantage de
ce qui est plus proche que de ce qui est plus éloigné. Mais les vices spirituels
sont plus proches de l'esprit que les vices charnels. Donc la cécité de
l'esprit et l'hébétude du sens sont causés par les vices spirituels plus que
par les vices charnels.
Cependant, S. Grégoire affirme que " l'hébétude du sens en intelligence vient de la gourmandise, la cécité de l'esprit vient de la luxure ".
Conclusion
:
La perfection de l'opération intellectuelle chez l'homme consiste dans une certaine faculté d'abstraction à l'égard des images sensibles. C'est pourquoi, plus l'intelligence de l'homme aura gardé de liberté à l'endroit de ces images, plus elle pourra voir l'intelligible et ordonner tout le sensible ; comme l'a même dit Anaxagore, il faut que l'intelligence soit bien dégagée pour commander ; et il faut que l'agent domine la matière pour être capable de la mouvoir, rapporte Aristote. Par ailleurs il est évident que la délectation applique l'intention aux choses dans lesquelles on se délecte ; c'est pourquoi le Philosophe remarquer que chacun fait très bien les choses auxquelles il prend plaisir, mais ne fait pas du tout ou fait mollement les choses contraires. Or les vices charnels, c'est-à-dire la gourmandise ou la luxure, consistent dans les plaisirs du toucher, c'est-à-dire de la nourriture et des actes sexuels. Ce sont les délectations les plus violentes entre toutes celles du corps. C'est pourquoi, par de tels vices, l'intention de l'homme s'applique au maximum aux réalités physiques, et par conséquent son activité dans le domaine intelligible s'affaiblit, mais davantage par la luxure que par la gourmandise, dans la mesure où les plaisirs sexuels sont plus violents que ceux de la table. C'est pourquoi la luxure engendre l'aveuglement de l'esprit qui exclut pour ainsi dire totalement la connaissance des biens spirituels ; mais la gourmandise engendre l'hébétude du sens qui rend l'homme débile devant de telles réalités intelligibles. Au contraire, les vertus opposées, c'est-à-dire l'abstinence et la chasteté, sont ce qui dispose le mieux à la perfection de l'activité intellectuelle. D'où cette parole en Daniel (1, 17) : " A ces jeunes gens ", qui étaient abstinents et continents, " Dieu a donné science et instruction en matière de lettres et de sagesse. "
Solutions
:
1. Il y a des gens asservis
aux vices charnels, qui sont parfois capables de voir finement certaines choses
dans le domaine intelligible, à cause de la bonne qualité de leur esprit
naturel, ou d'un habitus surajouté. Cependant il est fatal que leur intention
soit privée la plupart du temps de cette finesse de contemplation, par suite
des plaisirs corporels. Ainsi les impurs ont bien la capacité de savoir du
vrai, mais leur impureté leur est en cela un obstacle.
2. La chair n'agit pas sur
la fonction intellectuelle au point de l'altérer, mais elle met obstacle à son
opération de la manière qu'on a dite.
3. Plus les vices charnels sont éloignés de l'esprit, plus ils détournent l'intention de l'esprit vers des choses éloignées. Aussi empêchent-ils davantage la contemplation de l'esprit.
1. Les préceptes relatifs à la foi. - 2. Les préceptes relatifs aux dons de science et d'intelligence.
Objections
:
1. Il semble que dans la
loi ancienne devaient être donnés des préceptes pour la foi. Car il y a
précepte pour ce qui est obligatoire et nécessaire. Mais ce qu'il y a de plus
nécessaire à l'homme c'est de croire, selon cette parole (He 11, 6) : "
Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu. " Il fallut donc surtout
donner des préceptes relatifs à la foi.
2. Le Nouveau Testament est
contenu dans l'Ancien nous l'avons dit, comme une réalité figurée dans sa
figure. Mais il y a dans le Nouveau Testament des Commandements touchant
expressément la foi, comme on le voit en S. Jean (14, 1) : " Croyez en
Dieu, croyez aussi en moi. " Il semble donc que quelques préceptes
relatifs à la foi aient dû être donnés aussi dans l'ancienne loi.
3. D'ailleurs, il y a la
même raison de prescrire l'acte d'une vertu et d'interdire les vices opposés.
Mais il y a dans l'ancienne loi beaucoup de préceptes interdisant l'infidélité,
comme dans l'Exode (20, 3) : " Tu n'auras pas devant moi de dieux
étrangers " ; et, de nouveau, au Deutéronome (13, 1) il est commandé de ne
pas écouter les paroles du prophète ou du devin qui voudrait détourner de la
foi en Dieu. Donc dans l’ancienne loi aussi ont dû être donnés des préceptes
concernant la foi.
4. La confession est, comme
nous l'avons dit, un acte de la foi. Or des préceptes sont donnés dans
l'ancienne loi touchant la confession et la promulgation de la foi. En effet,
dans l’Exode (12,26) il est prescrit que les Israélites, à la demande de leurs
enfants, définissent bien le sens de l'observance pascale. Et dans le
Deutéronome (13), il est prescrit de mettre à mort celui qui sème un
enseignement contraire à la foi. Donc la loi ancienne a dû avoir des préceptes
concernant la foi.
5. Tous les livres de
l'Ancien Testament sont contenus sous la loi ancienne ; c'est pour cela que le
Seigneur déclare (Jn 15, 25) qu'il est écrit dans la loi : " Ils m'ont
pris en haine sans motif ", ce qui est cependant écrit dans le Psaume (35,
19). Or il est dit dans l'Ecclésiastique (2, 8) : " Vous qui craignez le
Seigneur, croyez en lui. " Donc, dans l'ancienne loi, des préceptes durent
être donnés relativement à la foi.
Cependant, l'Apôtre appelle la loi ancienne " la loi des oeuvres " et il l'oppose à la " loi de la foi " (Rm 3, 27). Il n'y eut donc pas à donner dans la loi ancienne de préceptes touchant la foi.
Conclusion
:
La loi n'est imposée par un maître qu'à ses sujets. C'est pourquoi les préceptes d'une loi présupposent la sujétion de tous ceux qui la reçoivent envers celui qui la donne. Or la première sujétion de l'homme à l'égard de Dieu se fait par la foi, selon cette parole (He 11, 6) : " Pour s'approcher de Dieu il faut croire qu'il existe. " C'est pourquoi la foi est présupposée aux préceptes de la loi. A cause de cela, dans l'Exode (20, 2), une vérité de la foi est mise en tête, avant les préceptes de la loi, lorsqu'il est dit : " Je suis le Seigneur ton Dieu, c'est moi qui t'ai tiré du pays d'Égypte. " Et pareillement dans le Deutéronome (6,4) on trouve d'abord : " Écoute Israël, le Seigneur ton Dieu est l'unique ", et aussitôt après viennent les préceptes. Mais il y a dans le contenu de la foi beaucoup de points qui sont ordonnés à cette foi par laquelle nous croyons que Dieu existe, ce qui est la vérité première et principale entre toutes celles à croire, ainsi que nous l'avons dit. C'est pourquoi cette foi à Dieu étant présupposée, par laquelle l'esprit humain se soumet à Dieu, des préceptes peuvent être donnés relativement aux autres points qu'on doit croire. En ce sens S. Augustin affirme, lorsqu'il expose le passage : " Ceci est mon commandement ", que les commandements relatifs à la foi sont pour nous très nombreux. Mais dans l'ancienne loi, les secrets de la foi n'avaient pas à être exposés au peuple ; et c'est pourquoi, la foi au Dieu unique étant supposée, aucun autre précepte ne fut donné dans l'ancienne loi relativement aux vérités à croire.
Solutions
:
1. La foi est nécessaire
comme le principe de la vie spirituelle. Et c'est pourquoi elle est présupposée
à la réception de la loi.
2. Même là, le Seigneur
présuppose quelque chose relevant de la foi. Il présuppose la foi au Dieu
unique, lorsqu'il dit : " Vous croyez en Dieu. " Et il prescrit
quelque chose, la foi à l'Incarnation par laquelle le même être est Dieu et
homme. C'est assurément un développement de la foi qui relève de la foi du
Nouveau Testament. C'est pourquoi le Seigneur ajoute : " Croyez aussi en
moi. "
3. Les préceptes
d'interdiction visent les péchés qui détruisent la vertu. Or la vertu est
détruite, avons-nous dite, par des déficiences de détail. C'est pourquoi la foi
au Dieu unique étant présupposée dans l'ancienne loi, il y eut lieu de donner
des préceptes d'interdiction pour qu'il fût bien défendu aux gens de tomber
dans ces déficiences de détail qui pouvaient détruire la foi.
4. La confession ou
l'enseignement de la foi présuppose aussi la soumission de l'homme à Dieu par
la foi. Et c'est pourquoi dans l'ancienne loi des préceptes purent être donnés
bien plus pour la confession et l'enseignement de la foi que pour la foi
elle-même.
5. Ce texte présuppose lui aussi la foi par laquelle nous croyons que Dieu existe. C'est pourquoi on met d'abord : " Vous qui craignez Dieu ", ce qui ne pourrait pas être sans la foi. Mais ce qu'on ajoute : " Croyez en lui " doit être rapporté à certaines vérités spéciales qu'il faut croire, et surtout aux biens que Dieu promet à ceux qui lui obéissent. D'où la suite : " et votre récompense ne sera pas vaine ".
Objections
:
1. Il semble que dans
l'ancienne loi les préceptes relatifs à la science et à l'intelligence soient
mal transmis, car celles-ci se rattachent à la connaissance. Or la connaissance
précède et dirige l'action. Les préceptes qui sont relatifs à la science et à
l'intelligence doivent donc précéder ceux qui sont relatifs à l'action. Or les
premiers préceptes de la loi sont ceux du décalogue. Il semble donc qu'il
aurait fallu enseigner, parmi eux, des préceptes relatifs à la science et à
l'intelligence.
2. La discipline précède la
doctrine : l'homme apprend chez les autres avant d'instruire les autres. Mais
des préceptes d'enseigner sont donnés dans l'ancienne loi ; les uns sont
affirmatifs comme cette prescription de Deutéronome (4, 9) : " Tu
apprendras cela à tes enfants et aux enfants de tes enfants. " Il y en a
aussi de prohibitifs, comme du Deutéronome (4, 2) : " Vous n'ajouterez
rien à la parole que je vous dis, vous n'en retrancherez rien. " Il semble
donc que des préceptes auraient dû être donnés aussi pour amener l'homme à
s'instruire.
3. La science et
l'intelligence semblent plus nécessaires au prêtre qu'au roi. De là cette
parole de Malachie (2, 7) : " Les lèvres du prêtre gardent la science et
c'est de sa bouche qu'on attend la loi ", et celle-ci d'Osée (4, 6) :
" Parce que tu as rejeté la science, je te rejetterai de ton sacerdoce.
" Or il est demandé au roi d'apprendre la science de la loi, comme on le
voit au Deutéronome (17, 18). Donc, à bien plus forte raison, aurait-on dû
prescrire dans la loi que les prêtres s'instruisent de la loi.
4. La méditation de ce qui
se rapporte à la science et à l'intelligence ne peut pas se faire en dormant.
Elle est empêchée aussi par les occupations étrangères. Il est donc maladroit
de prescrire dans le Deutéronome (6, 7) : " Tu méditeras cela quand tu
seras assis dans ta maison, quand tu iras en voyage, en t'endormant et en te
levant. " Cette tradition, dans l'ancienne loi, des préceptes relatifs à
la science et à l'intelligence est donc bien mal présentée.
Cependant, il est écrit dans le Deutéronome (4, 6) : " Quand ils connaîtront ces lois, tous diront : "Voici un peuple sage et intelligent". "
Conclusion
:
Sur la science et l'intelligence on peut considérer trois points : la façon de les recevoir, la façon d'en user, la façon de les garder.
Recevoir la science ou l'intelligence se fait par l'enseignement et par la discipline. L'un et l'autre sont prescrits dans la loi ; il est dit en effet dans le Deutéronome (6, 6) : " Ces paroles que je te prescris seront dans ton coeur. " Cela concerne la discipline, car il appartient au disciple d'appliquer son coeur à ce qui est dit. Mais ce qui est dit ensuite : " Et tu le raconteras à tes enfants " concerne l'enseignement.
Quant à l'usage de la science et de l'intelligence, c'est la méditation de ce que chacun sait ou comprend. Et, à cet égard, il est dit ensuite : " Tu méditeras, assis dans ta maison, etc. "
La conservation est l'acte de la mémoire. Et à cet égard, il est écrit à la suite : " Tu les lieras comme un signe sur la main, ils seront et se balanceront entre tes yeux, et tu les écriras sur le seuil et sur les entrées de ta maison. " Par tout cela le texte signifie une continuelle mémoire des commandements de Dieu. Car ce qui se retrouve sans cesse sous nos sens, soit au toucher comme ce que nous avons à la main, soit sous la vue comme ce que nous avons continuellement devant les yeux ou à des endroits où il nous faut souvent revenir, à l'entrée de la maison par exemple, cela ne peut s'effacer de notre mémoire. Du reste, le Deutéronome (4, 9) le dit plus ouvertement. " N'oublie pas les paroles que tes yeux ont vues, et ne les laisse pas sortir de ton coeur un seul jour de ta vie. " Et ce sont là des commandements que nous lisons encore plus abondamment dans l'enseignement évangélique et dans l'enseignement apostolique.
Solutions
:
1. Il est écrit au
Deutéronome (4, 6) : " Ceci est votre sagesse et votre intelligence aux
yeux des peuples. " Ce qui donne à entendre que la science et
l'intelligence des fidèles de Dieu consistent dans les préceptes de la loi.
C'est pourquoi il faut d'abord proposer ces préceptes, et ensuite amener les
gens à en avoir la science ou l'intelligence. Par conséquent ces préceptes
n'ont pas dû être placés parmi les préceptes du décalogue, qui demeurent
premiers.
2. Il y a aussi dans la loi
des préceptes relatifs à la discipline, nous venons de le dire. Cependant
l'enseignement est prescrit plus expressément que la discipline, parce qu'il
est l'affaire des grands qui ne dépendent que d'eux-mêmes, et que c'est à eux,
comme étant ceux qui sont immédiatement sous la loi, que doivent être donnés
les préceptes de la loi. Au contraire, la discipline est l'affaire des petits, auxquels
les préceptes de la loi doivent parvenir par l'intermédiaire des grands.
3. La science de la loi est
annexée à l'office du prêtre à un tel point qu'on doit comprendre que
l'injonction de cette science est liée à celle de leur office. C'est pour cela
qu'il n'y a pas eu à donner de préceptes spéciaux relativement à l'instruction
des prêtres. Tandis que l'enseignement de la loi de Dieu n'est pas annexée à
l'office du roi à un tel point, pour la raison que le roi est établi au-dessus
du peuple dans le domaine temporel. Aussi est-il spécialement prescrit que le
roi soit instruit par les prêtres de ce qui a trait à la loi de Dieu.
4. Le précepte de la loi ne veut pas dire que l'on ait à méditer pendant que l'on dort, mais quand on va dormir, parce qu'il y a là pour les gens un moyen de s'assurer, même en dormant, de meilleures imaginations, étant donné que les impressions passent en eux de l'état de veille à l'état de sommeil, comme le montre Aristote.
Pareillement, il est commandé aussi à chacun de méditer la loi dans tous ses actes, ce qui ne signifie pas qu'on doit toujours y penser d'une manière actuelle, mais qu'on doit régler d'après elle tout ce qu'on fait.
À la suite de la foi il faut étudier l'espérance. 1° La nature de l'espérance (Question 17-18). 2° Le don de crainte (Question 19). 3° Les vices opposés à la vertu et au don (Question 20-21). 4° Les préceptes qui concernent la vertu et le don (Question 22).
La première étude s'attache à la nature de l'espérance (Question 17), puis à celle de son siège
1. Est-elle une vertu ? - 2. Son objet est-il la béatitude éternelle ? - 3. Peut-on espérer la béatitude d'un autre par la vertu d'espérance ? - 4. Est-il permis de mettre son espérance dans l'homme ? - 5. L'espérance est-elle une vertu théologale ? - 6. Distinction entre l'espérance et les autres vertus théologales. - 7. Le rapport de l'espérance avec la foi. - 8. Le rapport de l'espérance avec la charité.
Objections
:
1. Il ne le semble pas car,
dit S. Augustin, " Nul ne peut faire mauvais usage d'une vertu. " Or
on peut mal user de l'espérance, car il arrive de trouver, au sujet de la
passion d'espérance, un milieu et des extrêmes, comme au sujet des autres
passions. Donc l'espérance n'est pas une vertu.
2. Aucune vertu ne procède
des mérites car " la vertu, Dieu l'opère en nous sans nous ", selon
S. Augustin. Or l'espérance a pour origine la grâce et les mérites, dit le
Maître des Sentences c. L'espérance n'est donc pas une vertu.
3. " La vertu est une
qualité propre à un être parfait ", d'après Aristote. Mais l'espérance
n'appartient qu'à un être imparfait, celui qui n'a pas ce qu'il espère.
L'espérance n'est donc pas une vertu.
Cependant, S. Grégoire déclare que les trois filles de Job représentent les trois vertus : foi, espérance, charité. L’espérance est donc une vertu.
Conclusion
:
D'après le Philosophe, " la vertu, chez tout être, est ce qui rend bon le sujet qui la possède, et qui rend bonne son action ". Il faut donc que, partout où l'on trouve un acte humain qui est bon, cet acte réponde à une vertu humaine. Or, dans toutes les choses soumises à une règle et à une mesure, le bien se reconnaît à ce que l'être en question atteint sa règle propre ; c'est ainsi que nous disons qu'un vêtement est bon s'il n'est ni trop long ni trop court. Or, pour les actes humains, nous l'avons vu, il y a une double mesure : l'une, immédiate et homogène : la raison ; l'autre, suprême et transcendante : Dieu. Et par suite tout acte humain qui atteint la raison, ou Dieu lui-même, est bon. Or l'acte de l'espérance qui nous occupe présentement atteint Dieu. Comme nous l'avons dit précédemment en étudiant la passion d'espérance, son objet est un bien, futur, difficile, mais qu'on peut obtenir. Or une chose nous est possible de deux façons : par nous-mêmes, ou par autrui, selon Aristote. Donc, en tant que nous espérons une réalité envisagée comme possible pour nous grâce au secours divin, notre espérance atteint Dieu lui-même, sur le secours de qui elle s'appuie. Et c'est pourquoi, manifestement, l'espérance est une vertu, puisqu'elle rend bonne l'action humaine et atteint la règle requise.
Solutions
:
1. Dans les passions, le
milieu de la vertu se prend de ce qu'on atteint la droite raison ; c'est même
cela qui définit la vertu. Aussi, même dans l'espérance, on entend le bien de
la vertu selon que l'homme atteint, lorsqu'il espère, la règle requise, qui est
Dieu. Et c'est pourquoi, de l'espérance qui rejoint Dieu, nul ne peut se servir
mal, pas plus que de la vertu morale qui rejoint la raison, parce que le bon
usage de la vertu consiste à atteindre cette règle. Encore que l'espérance dont
nous parlons présentement ne soit pas une passion, mais un habitus de l'âme,
comme nous le montrerons bientôt.
2. On dit que l'espérance
provient des mérites, quand on parle de la réalité même qu'on attend, en ce
sens qu'on espère obtenir la béatitude par la grâce et les mérites. Ou bien
encore quand on traite de l'acte de l'espérance formée par la charité. Quant à
l'habitus même de l'espérance par laquelle on attend la béatitude, il n'a pas
pour cause les mérites, mais exclusivement la grâce.
3. Celui qui espère est imparfait si l'on considère le bien qu'il espère obtenir et qu'il n'a pas encore ; mais il est parfait en ce que déjà il atteint sa règle propre : Dieu même, sur le secours de qui il s'appuie.
Objections
:
1. Il ne le semble pas, car
l'homme n'espère pas ce qui dépasse tout mouvement de son âme, puisque l'acte
de l'espérance est un certain mouvement de l'âme. Or la béatitude éternelle dépasse
tout mouvement de l'âme ; l’apôtre dit en effet (1 Co 2, 9) : " Elle n'est
pas montée au coeur de l'homme. " La béatitude n’est donc pas l'objet
propre de l'espérance.
2. La demande est
l'interprète de l'espérance ; on trouve en effet dans le Psaume (37, 5) : ton
chemin vers le Seigneur, fais-lui confiance et il agira. " Or l'homme
demande licitement de Dieu non seulement la béatitude éternelle, mais encore
les biens de la vie présente, tant spirituels que temporels, et aussi la
délivrance des maux, qui n'existeront plus dans la béatitude éternelle : témoin
l'oraison dominicale. La béatitude éternelle n'est donc pas l'objet propre de
l'espérance.
3. L'objet de l'espérance
est d'une conquête difficile. Or, par rapport à l'homme, il y a beaucou
d'autres biens difficiles que la béatitude éternelle. Elle n'est donc pas
l'objet propre de l'espérance.
Cependant, l'Apôtre nous dit (He 6, 19) : " Nous avons une espérance qui pénètre ", c'est-à-dire qui nous fait pénétrer, " à l'intérieur du voile ", c'est-à-dire dans la béatitude céleste selon le commentaire de la Glose. L'objet de l'espérance est donc bien la béatitude éternelle.
Conclusion
:
Comme nous venons de le dire, l'espérance dont nous nous occupons atteint Dieu en s'appuyant sur son secours pour parvenir au bien espéré. Mais un effet doit être proportionné à sa cause. Et c'est pourquoi le bien qu'à titre propre et principal nous devons espérer de Dieu est un bien infini, proportionné à la puissance de Dieu qui nous aide ; car c'est le propre d'une puissance infinie de conduire à un bien infini. Or ce bien est la vie éternelle, qui consiste dans la jouissance de Dieu même ; on ne peut en effet espérer de Dieu un bien qui soit moindre que lui, puisque sa bonté, par laquelle il communique ses biens à la créature, n'est pas moindre que son essence. C'est pourquoi l'objet propre et principal de l'espérance est la béatitude éternelle.
Solutions
:
1. Sans doute, la béatitude
éternelle ne monte pas d'une façon parfaite au coeur de l'homme de telle
manière que l'homme voyageur puisse en connaître la nature et la qualité ; mais
selon sa raison commune, celle du bien parfait, l'homme peut en avoir une
certaine connaissance ; et c'est sous cet aspect que le mouvement d'espérance
s'élève vers elle. Aussi l'Apôtre dit-il expressément (He 6, 19) : "
L'espérance pénètre par-delà le voile ", parce que l'objet de notre
espérance nous est encore voilé pour l'instant.
2. Quels que soient les autres biens, nous ne devons les demander à Dieu qu'en les ordonnant à la béatitude éternelle. Par suite, l'espérance a pour objet principal la béatitude éternelle ; quant aux autres biens demandés à Dieu, elle les envisage secondairement, en référence à la béatitude éternelle. De même que pour la foi, qui regarde principalement Dieu, et secondairement les vérités qui sont ordonnées à Dieu, nous l'avons dit précédemment. L'homme qui s'épuise pour une grande cause trouve que ce qui est moins difficile est peu de chose. Et c'est pourquoi, à l'homme qui espère la béatitude éternelle, et par rapport à cette espérance, rien d'autre ne semble difficile. Mais, compte tenu des possibilités de celui qui espère, certaines autres oeuvres peuvent lui paraître ardues. Et c'est ce qui fait qu'on peut espérer ces biens, ordonnés à l'objet principal.
Objections
:
1. Il le semble, car
l'Apôtre écrit aux Philippiens (1, 6) : " J'en suis bien sûr, celui qui a
commencé en vous cette oeuvre excellente la portera à sa perfection jusqu'au jour
du Christ Jésus. " Mais la perfection de ce jour sera la béatitude
éternelle. On peut donc espérer pour autrui la béatitude éternelle.
2. Les biens que nous
demandons à Dieu, nous espérons les obtenir de lui. Or nous demandons à Dieu
qu'il conduise les autres à la vie éternelle, selon S. Jacques (5, 16) : "
Priez les uns pour les autres afin que vous soyez sauvés. " Nous pouvons
donc espérer pour les autres la béatitude éternelle.
3. L'espoir et le désespoir
ont le même objet. Or on peut désespérer de la béatitude éternelle d'autrui.
Autrement S. Augustin dirait en vain : " On ne doit désespérer d'aucun
homme, tant qu'il est vivant. " Donc on peut aussi espérer pour autrui la
vie éternelle.
Cependant, S. Augustin dit " Il n'y a d'espérance que pour les réalités dépendant de Dieu, lequel est considéré comme prenant en charge ceux qui ont l'espérance. "
Conclusion
:
On peut espérer quelque chose de deux façons. D'une part de façon absolue, et alors il ne peut s'agir que d'un bien difficile se rapportant à celui qui espère. D'autre part, en présupposant autre chose, et alors l'espérance peut viser des biens se rapportant à autrui.
Pour en être persuadé, il faut savoir que l'amour et l'espérance diffèrent en ce que l'amour implique une certaine union de l'aimant à l'aimé, tandis que l'espérance implique un mouvement ou une tendance de l'appétit vers un bien difficile. Or, l'union suppose des réalités distinctes, et c'est pourquoi l'amour peut directement concerner un autre qu'on unit à soi par l'amour, en considérant cet autre comme soi-même. Mais un mouvement vise toujours un terme propre proportionné au mobile ; et c'est pourquoi l'espérance regarde directement le bien propre du sujet, et non celui qui concerne autrui.
Mais si l'on présuppose une union d'amour avec autrui, alors on peut désirer et espérer un bien pour autrui comme pour soi-même. En ce sens, on peut espérer pour autrui la béatitude éternelle, en tant qu'on lui est uni par l'amour. Et de même que c'est l'unique vertu de charité qui nous fait aimer Dieu, nous-mêmes et le prochain, de même aussi c'est par une seule vertu d'espérance qu'on espère pour soi-même et pour autrui.
Solutions
:
Cela donne la réponse aux Objections.
Objections
:
1. Il semble que ce soit
permis, car l'objet de l'espérance est la béatitude éternelle. Or, dans la
recherche de la béatitude éternelle nous sommes aidés par le patronage des
saints : S. Grégoire dit en effet que " la prédestination est aidée par
les prières des saints. " On peut donc mettre son espérance dans l'homme.
2. Si l'on ne pouvait pas
mettre son espérance dans l'homme, on ne pourrait pas reprocher E quelqu'un
comme un vice de ne pouvoir pas espérer en lui. Or c'est cependant ce qu'on reproche
à certains comme un vice ; ainsi dans Jérémie (9, 3) : " Que chacun se
mette en garde contre son ami et qu’il n’ait confiance en aucun de ses frères.
" Il est donc permis d'espérer en l'homme.
3. La demande est
l'interprète de l'espérance, a-t-on dit. Or il est permis de demander quelque
chose à un homme. Il est donc permis de mettre son espérance en lui.
Cependant, on lit dans Jérémie (17, 5) : " Maudit soit l'homme qui se confie en l'homme. "
Conclusion
:
L'espérance, avons-nous dit, a deux objets : le bien que l'on veut obtenir et le secours qui permet d'obtenir ce bien. Or le bien qu'on espère obtenir a raison de cause finale, et le secours par lequel on espère obtenir ce bien a raison de cause efficiente. Mais dans chaque genre de ces deux causes on trouve du principal et du secondaire. La fin principale est la fin ultime ; la fin secondaire est un bien ordonné à la fin. Pareillement, la cause efficiente principale est l'agent premier, et la cause efficiente secondaire est l'agent second instrumental. Or l'espérance regarde la béatitude comme sa fin ultime, et le secours divin comme la cause première qui conduit à la béatitude. Donc, de même qu'il n'est pas permis d'espérer un bien quelconque, hors la béatitude, comme fin ultime, mais seulement comme moyen ordonné à la fin qu'est la béatitude, de même il n'est pas permis de mettre son espérance dans un homme ou une autre créature, comme dans une cause première qui mène à la béatitude ; mais il est permis de mettre son espérance en un homme ou une créature, comme en l'agent secondaire et instrumental qui aide dans la recherche de tous les biens ordonnés à la béatitude. Et c'est de cette façon que nous nous tournons vers les saints, que nous demandons certaines choses aux hommes, et que l'on blâme ceux en qui l'on ne peut se confier pour recevoir du secours.
Solutions
:
Cela donne la réponse aux Objections.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car la
vertu théologale a Dieu pour objet. Or l'espérance n'a pas seulement Dieu pour
objet, mais aussi d'autres biens que nous espérons obtenir de Dieu. Donc
l'espérance n'est pas une vertu théologale.
2. La vertu théologale ne
consiste pas en un milieu entre deux vices, a-t-on remarqués. Or l'espérance
consiste en un juste milieu entre la présomption et le désespoir. Donc
l'espérance n'est pas une vertu théologale.
3. L'attente se rattache à
la longanimité, qui est une espèce de la vertu de force. Puisque l'espérance
est une attente, elle ne semble pas être une vertu théologale, mais une vertu
morale.
4. L'objet de l'espérance
est un bien difficile. Or tendre à un bien difficile relève de la magnanimité,
qui est une vertu morale, et non une vertu théologale.
Cependant, l'Apôtre énumère l'espérance avec la foi et la charité, qui sont des vertus théologales (1 Co 13, 15).
Conclusion
:
Les différences spécifiques apportent au genre une division essentielle ; il faut donc regarder attentivement d'où l'espérance a raison de vertu, pour savoir dans quelle espèce de vertu elle prend place. Or nous avons dits que l'espérance a raison de vertu du fait qu'elle atteint la règle suprême des actes humains, et comme cause première efficiente, en tant qu'elle s'appuie sur le secours divin, et comme cause ultime finale, parce que c'est dans la jouissance de Dieu qu'elle attend la béatitude. Et ainsi est-il évident que l'objet principal de l'espérance en tant qu'elle est une vertu, est Dieu. Puisque l'essence même de la vertu théologale consiste à avoir Dieu pour objet, comme nous l'avons dit antérieurement' 3 il est évident que l'espérance est une vertu théologale.
Solutions
:
1. Quels que soient les
autres biens dont l'espérance attend la possession, elle les espère à titre de
moyens ordonnés à Dieu comme à une fin ultime et comme à une première cause
efficiente.
2. Le juste milieu se prend, dans les choses réglées et mesurées, du fait même qu'on atteint la règle ou la mesure : aller au-delà de la règle est du superflu ; rester en deçà est insuffisant. Mais dans la règle ou dans la mesure elle même, on ne peut pas établir un milieu et des extrêmes. Or ce sont les matières soumises à la règle de la raison que la vertu morale regarde comme son objet propre ; et c'est pourquoi il lui convient essentiellement d'être dans un juste milieu vis-à-vis de son objet propre. Mais c'est la règle première elle-même, non réglée par une autre règle, que la vertu théologale envisage comme son objet propre. Et c'est pourquoi, essentiellement et selon son objet propre, il ne convient pas à la vertu théologale d'être dans un juste milieu.
Cependant le juste milieu peut la
concerner accidentellement, par les réalités ordonnées à l'objet principal.
Ainsi, dans la foi, il ne peut y avoir de milieu ni d'extrêmes dans le fait
qu'on s'appuie sur la vérité première, sur laquelle on ne saurait trop
s'appuyer. Mais, du côté des vérités que l'on croit, il peut y avoir un milieu
et des extrêmes, comme une vérité tient le milieu entre deux erreurs.
Pareillement l'espérance ne comporte pas de milieu et d'extrêmes dans son objet
principal, car on ne saurait trop se confier au secours divin ; mais pour les
biens que l'on a confiance d'obtenir, il peut y avoir milieu et extrêmes, en
tant que l'on présume des biens disproportionnés, ou que l'on désespère de
biens proportionnés.
3. L'attente qui entre dans
la définition de l'espérance ne comporte pas de retard comme celle qui se rattache
à la longanimité ; mais elle dit relation à l'aide divine, que le bien espéré
soit différé ou non.
4. La magnanimité tend à un objet difficile, en l'espérant comme proportionné à sa puissance ; aussi, à proprement parler, vise-t-elle la réalisation de grandes choses. Mais l'espérance, vertu théologale, vise un bien difficile à obtenir par le secours d'autrui, nous l'avons dit.
Objections
:
1. L'espérance ne semble
pas être une vertu distincte des autres vertus théologales. En effet, les
habitus se distinguent d'après leurs objets, nous l'avons dit. Or l'espérance
et les autres vertus théologales ont le même objet. Donc l'espérance ne se
distingue pas des autres vertus théologales.
2. Le symbole par lequel
nous professons notre foi nous fait dire : " J'attends la résurrection des
morts et la vie du siècle à venir. " Or l'attente de la béatitude future
relève de l'espérance, nous l'avons dit. Celle-ci ne se distingue donc pas de
la foi.
3. Par l'espérance, l'homme
tend à Dieu. Mais c'est là le rôle propre de la charité. Donc l'espérance ne se
distingue pas de la charité.
Cependant, là ou il n'y a pas de distinction, il n'y a pas de nombre. Or on énumère l'espérance avec les autres vertus théologales : S. Grégoire dit en effet qu'il y a " trois vertus, la foi, l'espérance et la charité ". L'espérance est donc une vertu distincte des autres vertus théologales.
Conclusion
:
Une vertu est appelée théologale du fait qu'elle a Dieu comme l'objet auquel elle s'attache. Mais on peut s'attacher à un être de deux façons : pour lui-même, et parce que par lui on parvient à autre chose. La charité fait que l'homme s'attache à Dieu à cause de Dieu même, en unissant l'esprit de l'homme à Dieu par un sentiment d'amour. Mais l'espérance et la foi font que l'homme s'attache à Dieu comme à un principe d'où nous viennent certains biens. Or, ce qui nous vient de Dieu, c'est la connaissance de la vérité et l'acquisition du bien parfait. La foi fait que l'homme s'attache à Dieu, principe de la connaissance du vrai ; nous croyons en effet que les propositions sont vraies, lorsqu'elles nous sont dites par Dieu. L'espérance fait que l'homme s'attache à Dieu, principe de bonté parfaite ; par l'espérance, en effet, nous nous appuyons au secours divin pour obtenir la béatitude.
Solutions
:
1. Dieu est objet des
vertus théologales sous des raisons différentes, nous venons de le dire. Or,
pour la distinction des habitus, il suffit d'un aspect différent de l'objet, nous
l'avons dit précédemment.
2. L’attente prend place dans le symbole de la foi, non parce qu’elle est
l’objet propre de la foi, mais parce que l’espérance présuppose la foi, comme
le dira l’article suivant ; et ainsi l’acte de foi se manifeste par l’acte
d’espérance.
3. L’espérance fait tendre à Dieu comme à un bien final à obtenir et comme à un secours efficace. Mais la charité à proprement parler, fait tendre à Dieu en lui unissant le sentiment de l’homme, de sorte que l’homme ne vive plus pour lui-même, mais pour Dieu.
Objections
:
1. Il semble bien que
l’espérance précède la foi. En effet, à propose de la parole du psaume (37, 3)
: " Espère en Dieu et agis bien ", la Glose dit que "
l’espérance est l’entrée de la foi, le commencement du salut ". Or le
salut se fait par la foi, qui nous justifie. L’espérance précède donc la foi.
2. Ce qu’on met dans la
définition d’une réalité, doit être antérieur à cette réalité, et mieux connu.
Or on met l’espérance dans la définition de la foi selon l'épître aux Hébreux
(11, 1) : " La foi est la garantie des biens qu'on espère. "
L'espérance est donc antérieure à la foi.
3. L'espérance précède
l'acte méritoire. L'Apôtre dit en effet (1 Co 9, 10) : " Celui qui laboure
doit travailler avec l'espoir de récolter des fruits. " Or l'acte de foi
est méritoire. Donc l'espérance précède la foi.
Cependant, l'évangile de S. Matthieu (1, 2) nous dit : " Abraham engendra Isaac ", c'est-à-dire : " la foi engendra l'espérance ", selon le commentaire de la Glose.
Conclusion
:
La foi, d'une façon absolue, précède l'espérance. L'objet de l'espérance, en effet, est un bien futur, difficile, et qu'il est cependant possible d'atteindre. Pour que quelqu'un puisse espérer, il est donc requis que l'objet de l'espérance lui soit proposé comme possible. Or l'objet de l'espérance est, d'une façon, la béatitude éternelle, et, d'une autre façon, le secours divin, nous l'avons montré. Ces deux objets nous sont proposés par la foi, car celle-ci nous apprend que nous pouvons parvenir à la vie éternelle et qu'à cette fin un secours divin nous a été préparé, selon l'épître aux Hébreux (11, 6) : " Celui qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe et qu'il assure la récompense à ceux qui le cherchent. " Ainsi est-il évident que la foi précède l'espérance.
Solutions
:
1. La Glose ajoute, au même
passage, qu'on dit de l'espérance qu’elle est l'entrée de la foi, c'est-à-dire
de la réalité à laquelle on croit, parce que c'est l'espérance qui introduit dans
la vision de ce qu'on croit. Ou bien encore on peut l'appeler l'entrée de la
foi parce que l'espérance apporte à l'homme plus de stabilité et de perfection
dans la foi.
2. Dans la définition de la
foi, on met " les réalités qu'on espère " parce que l'objet propre de
la foi est une réalité qui par essence n'est pas apparente. Par suite il fut
nécessaire de le désigner au moyen d'une circonlocution, par la réalité qui
vient à la suite de la foi.
3. Tout acte méritoire n'est pas précédé de l'espérance, mais il lui suffit d'avoir une espérance qui l'accompagne ou qui le suive.
Objections
:
1. Il semble que la charité
soit antérieure à l'espérance. En effet, S. Ambroise, commentant le texte de S.
Luc (17, 6) : " Si vous aviez la foi gros comme un grain de sénevé, etc.
", nous dit que " de la foi sort la charité, et de la charité
l'espérance ". Mais la foi est antérieure à la charité. Donc la charité
est antérieure à l'espérance.
2. S. Augustin déclare que
" les bons mouvements et les bons sentiments viennent de l'amour et d'une
sainte charité ". Or espérer, en tant qu'acte de l'espérance, est un bon
mouvement de l'âme. L'espérance dérive donc de la charité.
3. Le Maître des Sentences
affirme que " l'espérance vient des mérites qui précèdent non seulement la
réalité espérée, mais aussi l'espérance, que la charité précède par nature
". La charité est donc antérieure à l'espérance.
Cependant, l'Apôtre dit (1 Tm 1, 5) " La fin du précepte est la charité, qui procède d'un coeur pur et d'une bonne conscience ", " c'est-à-dire de l'espérance ", commente la Glose. L'espérance est donc antérieure à la charité.
Conclusion
:
Il y a deux sortes d'ordre. D'une part, il y a l'ordre de la génération et de la nature, selon lequel l'imparfait est antérieur au parfait. D'autre part, l'ordre de la perfection et de la forme, selon lequel ce qui est parfait est antérieur par nature à ce qui est imparfait. Donc, selon le premier ordre, l'espérance est antérieure à la charité.
En effet, l'espérance, comme tout mouvement de l'esprit, dérive de l'amour, nous l'avons montré en traitant des passions. Or il y a un amour parfait et un amour imparfait. L'amour parfait est celui par lequel une personne est aimée pour elle-même, comme quelqu'un à qui nous voulons du bien ; ainsi l'amour de l'homme pour son ami. L'amour imparfait est celui par lequel nous aimons une réalité, non pas en elle-même, mais afin que le bien qu'elle constitue nous parvienne ; ainsi l’homme qui aime une chose qu'il convoite. L'amour pour Dieu, au premier sens, se rattache à la charité qui adhère à Dieu pour lui-même, mais l'espérance relève du second amour, car celui qui espère a l'intention d'obtenir quelque chose pour lui. Et c'est pourquoi, dans l'ordre de génération, l'espérance est antérieure à la charité. De même en effet que l'homme est amené à aimer Dieu parce que la crainte du châtiment divin lui fait abandonner son péché, dit S. Augustin, de même aussi l'espérance introduit à la charité, en tant que l'espoir d'être récompensé par Dieu excite l'homme à l'aimer et à garder ses commandements. Mais selon l'ordre de la perfection, la charité est première par nature. Et c'est pourquoi, quand apparaît la charité, l'espérance devient plus parfaite, car c'est dans nos amis que nous mettons le plus d'espoir. Et c'est de cette façon que S. Ambroise affirme : " L'espérance sort de la charité. "
Solutions
:
1. Cela répond à la
première objection.
2. L'espérance, comme tout
mouvement de l'appétit, provient d'un certain amour, celui du bien qu'on
attend. Cependant toute espérance ne vient pas de la charité, mais seulement le
mouvement de l'espérance formée par la charité, qui nous fait espérer un bien
de la part de Dieu comme d'un ami.
3. Le Maître des Sentences parle ici de l'espérance formée qui, par nature, est précédée par la charité et les mérites causés par celle-ci.
1. La vertu d'espérance siège-t-elle dans la volonté ? -2. Existe-t-elle chez les bienheureux ? 3. Existe-t-elle chez les damnés ? - 4. L'espérance des hommes voyageurs est-elle certaine ?
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, l'objet de l'espérance est un bien difficile, nous l'avons vu. Or ce qui
est difficile n'est pas l'objet de la volonté, mais de l'irascible. L'espérance
n'est donc pas dans la volonté, mais dans l'irascible.
2. Là où une seule chose
suffit, il est superflu d'en ajouter une autre. Or, pour rendre parfaite la
puissance volontaire, il suffit de la charité qui est la plus parfaite des
vertus. L'espérance n'est donc pas dans la volonté.
3. Une seule puissance ne
peut se porter à la fois sur deux actes ; ainsi l'intelligence ne peut pas en
même temps comprendre plusieurs idées. Or, l'acte d'espérance peut exister
concurremment avec l'acte de charité ; et comme l'acte de charité relève
manifestement de la volonté, l'acte d'espérance ne s'y rattache pas.
L'espérance n'est donc pas dans la volonté.
Cependant, l'âme n'est capable de posséder Dieu que dans l'esprit, qui comporte mémoire, intelligence et volonté, comme le montre S. Augustin. Or l'espérance est une vertu théologale qui a Dieu pour objet. Puisqu'elle n'est ni dans la mémoire, ni dans l'intelligence, qui dépendent de la faculté de connaissance, il reste donc qu'elle ait la volonté pour siège.
Conclusion
:
Les habitus sont connus par les actes, nous l'avons montré précédemment. Or l'acte d'espérance est un mouvement de la puissance appétitive, puisque son objet est le bien. Mais il y a un double appétit dans l'homme ; l'appétit sensible, qui se divise en irascible et concupiscible, et l'appétit intellectuel, qu'on appelle volonté, nous avons vu cela dans la première Partie ; d'autre part, les mouvements qu'on trouve dans l'appétit inférieur, liés à des passions, sont sans aucune passion dans le désir supérieur, nous l'avons déjà montrée. Or l'acte de la vertu d'espérance ne peut relever de l'appétit sensible, car le bien qui forme l'objet principal de cette vertu n'est pas un bien sensible, mais le bien divin. Et c'est pourquoi l'espérance a pour sujet l'appétit supérieur, appelé volonté, et non l'appétit inférieur, auquel se rattache l'irascible.
Solutions
:
1. L'objet de l'irascible
est un bien ardu sensible mais l'objet de l'espérance est un bien ardu d'ordre
intelligible, ou plutôt un bien ardu transcendant l'intelligence.
2. La charité perfectionne
suffisamment la volonté pour le seul acte d'aimer. Mais il faut une autre vertu
pour la perfectionner en vue d'un autre acte, qui est d'espérer.
3. Le mouvement de l'espérance et le mouvement de la charité sont ordonnés l'un à l'autre, nous venons de le montrer. Rien n'empêche donc que ces deux mouvements appartiennent en mërne temps à une seule puissance. De même pour l'intelligence : elle aussi peut en même temps comprendre plusieurs idées ordonnées l'une à l'autre, comme on l'a établi dans la première Partie.
Objections
:
1. Il semble bien qu'il y
ait l'espérance chez les bienheureux, car le Christ, dès le premier instant de
sa conception, a eu la parfaite compréhension de Dieu. Or lui-même avait
l'espérance, puisque c'est en sa personne, comme le déclare la Glose, que le
Psaume (31, 1) dit : " En toi, Seigneur, j'ai espéré. " Les
bienheureux peuvent donc avoir l'espérance.
2. L'acquisition de la
béatitude représente un bien ardu, et de même sa continuation. Or les hommes,
avant de posséder la béatitude, ont l'espoir de l'atteindre. Donc, après avoir
acquis la béatitude, ils peuvent en espérer la continuation.
3. La vertu d'espérance
donne à l'homme la possibilité d'espérer la béatitude, non seulement pour lui-même
mais aussi pour les autres, on l'a vu plus haut. Or, les bienheureux, dans la
patrie, espèrent la béatitude pour d'autres ; sans quoi ils ne prieraient pas
pour eux. Les bienheureux peuvent donc avoir l'espérance.
4. A la béatitude des
saints revient non seulement la gloire de l'âme, mais aussi la gloire du corps.
Or les âmes des saints, dans la patrie, attendent encore la gloire du corps,
comme le montrent l'Apocalypse (6, 9) et S. Augustin. L'espérance peut donc
exister chez les bienheureux.
Cependant, l'Apôtre dit (Rm 8, 24) " Ce que l'on voit, peut-on l'espérer encore ? " Mais les bienheureux jouissent de la vision de Dieu. Donc l'espérance n'a pas sa place chez eux.
Conclusion
:
Enlevez ce qui donne l'espèce à une chose, l'espèce disparaît, et la chose ne peut demeurer la même ; ainsi, lorsque la forme d'un corps naturel a disparu, il ne demeure pas spécifiquement le même. Or l'espérance reçoit son espèce de son objet principal, comme aussi les autres vertus, nous l'avons montré plus haut. Mais son objet principal est la béatitude éternelle selon qu'il est possible de l'acquérir par le secours divin, nous venons de le dire. Parce que le bien ardu et possible ne devient objet formel de l'espérance que s'il est futur, il s'ensuit, lorsque la béatitude n'est plus future mais présente, qu'il ne peut y avoir au ciel la vertu d'espérance. Et c'est pourquoi l'espérance comme aussi la foi, s'évanouit dans la patrie, et ni l'une ni l'autre ne peut exister chez les bienheureux.
Solutions
:
1. Le Christ, même s'il
avait la parfaite compréhension, et par conséquent était bienheureux quant à la
jouissance de Dieu, était cependant aussi un voyageur quant à la possibilité de
la nature humaine qu'il possédait encore. Et c'est pourquoi il pouvait espérer
la gloire de l'impassibilité et de l'immortalité. Ce n'était pas assez
cependant pour qu'il eût la vertu d'espérance, car celle-ci n'a pas pour objet
principal la gloire du corps, mais plutôt la jouissance de Dieu.
2. La béatitude des saints
est appelée vie éternelle parce que, du fait qu'ils jouissent de Dieu, ils
deviennent en quelque manière participants de l'éternité divine qui transcende
toute durée. Et ainsi la continuation de la béatitude n'est pas diversifiée par
le passé, le présent et le futur. C'est pourquoi les bienheureux n'ont pas
l'espérance pour la continuation de la béatitude, mais ils en possèdent la
réalité même ; et il n'y a là rien de futur.
3. Tant que dure la vertu
d'espérance, c'est par une même espérance qu'on espère la béatitude pour soi et
pour les autres. Mais quand s'est évanouie chez les bienheureux l'espérance qui
leur faisait espérer la béatitude pour eux-mêmes, ils espèrent bien le ciel
pour les autres, mais ce n'est pas par la vertu d'espérance ; c'est plutôt par
l'amour de charité. Ainsi encore celui qui a la charité pour Dieu peut aimer
son prochain par cette même charité ; et cependant on peut aimer le prochain
sans avoir encore la vertu de charité, par quelque autre amour.
4. Puisque l'espérance est une vertu théologale qui a Dieu pour objet, son objet principal est la gloire de l'âme, gloire qui consiste dans la jouissance de Dieu, et non la gloire du corps. De plus, la gloire du corps, même si elle représente un bien ardu à obtenir pour la nature humaine, n'apparaît pas comme difficile à atteindre pour celui qui possède la gloire de l'âme. D'abord parce que la gloire du corps est peu de chose en comparaison de la gloire de l'âme. Et aussi parce que celui qui a la gloire de l'âme possède déjà la cause suffisante de la gloire du corps.
Objections
:
1. Il semble que oui, car
le diable est à la fois damné et prince des damnés, comme on le voit en S.
Matthieu (25, 41) : " Allez, maudits, au feu éternel qui a été préparé
pour le diable et ses anges. " Or le diable a l'espérance, selon Job (40,
28 Vg) : " Voici que son espérance le trompera. " Il semble donc que
les damnés aient l'espérance.
2. L'espérance, comme la
foi, peut être formée ou informe. Or la foi informe peut exister chez les
démons d'après S. Jacques (2, 19) : " Les démons croient, et ils
tremblent. " Il semble donc qu'il puisse aussi y avoir chez les damnés une
espérance informe.
3. Chez aucun homme ne
grandissent, après la mort, le mérite ou le démérite qu'il n'a pas eus dans sa
vie ; l'Ecclésiaste dit en effet (11, 3) : " Que l'arbre tombe au midi ou
au nord, il reste là où il est tombé. " Or beaucoup seront damnés qui,
dans cette vie, ont eu l'espérance, sans jamais désespérer. Ils auront donc
aussi l'espérance dans la vie future.
Cependant, l'espérance cause la joie, selon S. Paul (Rm 12, 12) : " Ayez la joie que donne l'espérance. " Or les damnés ne sont pas dans la joie, mais dans la douleur et les larmes, ainsi que le dit Isaïe (65, 14) : " Mes serviteurs chanteront dans la joie de leur coeur, et vous, vous crierez dans l'angoisse de votre coeur, et, dans le déchirement de votre esprit, vous hurlerez. " Donc il n'y a pas d'espérance chez les damnés.
Conclusion
:
Il est de l'essence de la béatitude que la volonté trouve en elle son repos ; de même il est essentiel à la peine que le châtiment infligé comme peine contrarie la volonté. Or, la volonté ne peut trouver son repos ni subir la contradiction de la part de ce qu'elle ignore. Et C'est Pourquoi S. Augustin dit que les anges n'ont pas pu connaître la parfaite béatitude dans leur premier état, avant leur confirmation dans la grâce, ni la complète misère avant leur chute, parce qu'ils ne prévoyaient pas comment cela arriverait ; il est en effet requis à la vraie et parfaite béatitude qu'on soit certain de la perpétuité de son bonheur, sans quoi la volonté ne pourrait pas demeurer en repos, Pareillement, puisque la perpétuité de la damnation fait partie du châtiment des damnés, la damnation n'aurait pas vraiment raison de peine si elle ne contrariait pas la volonté, ce qui ne pourrait pas être si les damnés ignoraient la perpétuité de leur damnation. Et c'est pourquoi il appartient à leur condition misérable de savoir qu'ils ne pourront d'aucune manière échapper à la damnation et parvenir à la béatitude, selon la parole du livre de Job (15, 22) : " Il ne croit pas qu'il puisse revenir des ténèbres à la lumière. " Aussi est-il évident que les damnés ne peuvent concevoir la béatitude comme un bien possible, pas plus que les bienheureux comme un bien futur. Et c'est pourquoi ni chez les bienheureux ni chez les damnés on ne trouve d'espérance. Mais chez les voyageurs, qu'ils soient en cette vie ou au purgatoire, il peut y avoir espérance, parce qu’ici et là ils conçoivent la béatitude comme un bien futur et possible.
Solutions
:
1. S. Grégoire déclare que
cette parole est dite des membres du diable, dont l'espérance sera anéantie. Ou
bien, si on l'entend du diable lui-même, elle peut se référer à l'espérance
qu'il a d'obtenir la victoire sur les âmes saintes, selon une citation
précédente de Job (40, 18 Vg) " Il a confiance que le Jourdain lui entrera
dans la bouche. " Mais ce n'est pas là l'espérance dont nous parlons.
2. S. Augustin affirme
" La foi porte sur des réalités bonnes et mauvaises, passées, présentera
et futures, pour soi et pour autrui ; mais l'espérance se limite à des réalités
bonnes, futures, et qui vous appartiennent. " Et c'est pourquoi la foi
informe convient davantage aux damnés que l'espérance, parce que les biens
divins ne sont pas pour eux futurs et possibles, mais absents.
3. Le manque d'espérance chez les damnés ne change pas leur démérite, pas plus que la disparition de l'espérance chez les bienheureux n'augmente leur mérite. c'est le changement d'état qui provoque l'une et l'autre.
Objections
:
1. Il semble que non, car
l'espérance a la volonté pour sujet. Or la certitude ne se rattache pas à la
volonté mais à l'intelligence. L'espérance ne possède donc pas la certitude.
2. " L'espérance vient
de la grâce et des mérites ", nous l'avons dit plus haut. Or, en cette
vie, nous ne pouvons pas savoir avec certitude que nous avons la grâce,
avons-nous dit. L'espérance des voyageurs n'est donc pas certaine.
3. Il n'y a pas de
certitude là où l'on peut faillir. Or beaucoup de voyageurs ayant l'espérance
manquent leur but : la possession de la vie éternelle. Donc l'espérance des
voyageurs n'est pas certaine.
Cependant, " L'espérance est l'attente certaine de la béatitude future ", dit le Maître des Sentences. Définition qu'on peut tirer de la parole de S. Paul (2 Tm 1, 12) : " je sais en qui j'ai mis ma foi, et j'ai la certitude qu'il est capable de garder mon dépôt. "
Conclusion
:
La certitude se trouve chez quelqu'un de deux manières : d'une manière essentielle, et d'une manière participée. D'une manière essentielle on la trouve dans la faculté de connaissance ; d'une manière participée, en tout ce que la puissance de connaissance meut infailliblement à sa fin ; sous ce dernier mode, on dit que la nature agit avec certitude, en tant qu'elle est mue par l'intelligence divine qui entraîne avec certitude chaque être à sa fin. C'est sous ce mode aussi qu'on dit des vertus morales qu'elles agissent avec plus de certitude que l'art, en tant que la raison les pousse à leurs actes comme ferait une nature. Et c'est encore ainsi que l'espérance tend à sa fin avec certitude, comme participant de la certitude de la foi, laquelle se trouve dans la faculté de connaissance.
Solutions
:
1. Cela résout la première
objection.
2. L'espérance ne s'appuie
pas principalement sur la grâce déjà possédée, mais sur la toute puissance et
la miséricorde de Dieu, par quoi même celui qui n'a pas la grâce peut
l'acquérir, et parvenir ainsi à la vie éternelle. Or quiconque a la foi est
certain de la toute-puissance et de la miséricorde de Dieu.
3. Le fait que certains qui ont l'espérance n'arrivent pas à la possession de la béatitude vient de la défaillance du libre arbitre qui produit l'obstacle du péché, et non d'une défaillance de la toute-puissance de Dieu ou de sa miséricorde, sur quoi s'appuie l'espérance. Cette constatation n'apporte donc aucun préjudice à la certitude de l'espérance.
1. Dieu doit-il être craint ? - 2. La division de la crainte en crainte filiale, crainte initiale, crainte servile et crainte mondaine. - 3. La crainte mondaine est-elle toujours mauvaise ? - 4. La crainte servile est-elle bonne ? - 5. La crainte servile est-elle substantiellement identique à la crainte filiale ? - 6. La venue de la charité exclut-elle la crainte servile ? - 7. La crainte est-elle le commencement de la sagesse ? - 8. La crainte initiale est-elle substantiellement identique à la crainte filiale ? - 9. La crainte est-elle un don du Saint-Esprit ? - 1 0. La crainte grandit-elle quand la charité grandit ? - 11. La crainte demeure-t-elle dans la patrie ? - 12. Parmi les béatitudes et les fruits, quels sont ceux qui correspondent au don de crainte ?
Objections
:
1. Il semble qu'on ne
puisse pas craindre Dieu, car l'objet de la crainte est un mal futur, nous
l'avons établi en son temps, mais Dieu est exempt de tout mal, puisqu'il est la
bonté même. Il ne peut donc être craint.
2. La crainte s'oppose à
l'espérance. Or nous mettons notre espérance en Dieu. Donc nous ne pouvons pas
le craindre en même temps.
3. D'après Aristote :
" nous craignons ce qui est pour nous source de maux ". Or les maux
ne nous viennent pas de Dieu, mais de nous-mêmes, selon cette parole d'Osée
(13, 9 Vg) : " Ta perdition vient de toi, Israël ; c'est de moi que te
vient le secours. " Donc Dieu ne doit pas être craint.
Cependant, il est dit dans Jérémie (10, 7) : " Qui ne te craindra, Roi des nations ? " Et dans Malachie (1, 6) : " Si je suis Seigneur, où est la crainte qui m'est due ? "
Conclusion
:
L'espérance a un double objet : l'un, le bien futur dont nous attendons l'obtention ; l'autre, le secours de la personne qui doit, d'après notre attente, nous procurer ce que nous espérons. De même, la crainte peut avoir un double objet ; l'un est le mal que l'homme fuit ; l'autre est la réalité d'où peut venir ce mal. Sous le premier aspect, Dieu, qui est la bonté même, ne peut pas être objet de crainte. Mais sous le second aspect, il peut être objet de crainte, du fait que quelque mal venant de lui, ou en relation avec lui, peut nous menacer,
Venant de Dieu, le mal qui nous menace et le mal de peine. Celui-ci, absolument parlant, n’est pas un mal ; il l'est par rapport à nous ; en lui-même il est absolument un bien. En effet, puisque le bien se définit par son ordre à une fin, le mal se définit par la privation de cet ordre ; ce qui détruit l'orientation vers la fin ultime est donc un mal en soi : c'est le mal de faute. Quant au mal de peine, c'est un mal en ce qu'il prive d'un bien particulier ; mais c'est un bien en lui-même, en tant qu'il relève de l'ordre de la fin ultime. Par rapport à Dieu, c'est le mal de faute qui peut nous advenir, si nous nous séparons de lui ; et, sous cet aspect, Dieu peut et doit être craint.
Solutions
:
1. La première objection
est valable en ce sens que l'objet de la crainte est le mal que l'homme fuit.
2. Il faut considérer en
Dieu, et la justice, selon laquelle il châtie les pécheurs, et la miséricorde
par laquelle il nous délivre. Quand nous regardons sa justice, nous sentons
surgir en nous la crainte ; mais la considération de sa miséricorde fait surgir
en nous l'espérance. Et ainsi, pour des raisons diverses, Dieu est objet
d'espérance et de crainte.
3. Le mal de faute n'a pas Dieu pour auteur, mais nous-mêmes, en tant que nous nous éloignons de lui. En revanche, le mal de peine a Dieu pour auteur, en tant que ce mal a raison de bien, parce que ce mal est juste ; c'est justice qu'une peine nous soit infligée. Cependant, à l'origine, la peine arrive comme sanction de notre péché. C'est en ce sens qu'il est dit dans la Sagesse (1, 13.16) : " Dieu n'a pas fait la mort, mais les impies l'appellent du geste et de la voix. "
Objections
:
1. Il semble que cette
division de la crainte soit inadéquate, car le Damascène c cite six espèces de
crainte : l'indolence, la confusion, etc. dont nous avons parlé jadis . et
qu'on ne retrouve pas dans cette division. Il semble donc que cette division
soit mauvaise.
2. Chacune de ces craintes
est ou bonne ou mauvaise. Or il y a une crainte, la crainte naturelle, qui
n'est pas bonne moralement, puisqu'elle existe chez les démons, selon S.
Jacques (2, 19) : " Les démons croient, et ils tremblent. " Mais elle
n'est pas non plus mauvaise, puisque le Christ l'a subie ; S. Marc écrit (14,
33). " Jésus commença de subir crainte et abattement. " La division
proposée est donc insuffisante.
3. Les rapports de fils à
père, d'époux à épouse, de serviteur à maître, sont différents. Or la crainte
filiale, qui est celle du fils envers son père, se distingue de la crainte
servile qui est celle du serviteur envers son maître. Il nous faut donc aussi
distinguer de toutes ces craintes la crainte chaste, qui semble être celle de
l'épouse envers son mari.
4. De même que la crainte
servile, la crainte initiale et la crainte du monde portent sur la peine. Il
n'y avait donc pas de raison pour les distinguer l'une de l'autre.
5. Comme la convoitise a
pour objet un bien, la crainte a pour objet un mal. Mais autre est la
convoitise des yeux, qui convoite les biens du monde, autre la convoitise de la
chair, qui pousse à rechercher son propre plaisir. De même aussi, autre est la
crainte mondaine, qui nous fait appréhender la perte des biens extérieurs,
autre la crainte humaine par laquelle nous redoutons une diminution de notre
propre personne.
Cependant, l'autorité du Maître des Sentences garantit cette division.
Conclusion
:
Nous traitons en ce moment de la crainte selon que, de quelque façon, elle nous tourne vers Dieu, ou nous détourne de lui. En effet, puisque l'objet de la crainte est un mal, parfois l'homme s'éloigne de Dieu à cause des maux qu'il craint, et c'est la crainte humaine ou la crainte mondaine.
Parfois au contraire l'homme, en raison du mal qu'il redoute, se tourne vers Dieu et s'attache à lui. Ce dernier mal est double : mal de peine, et mal de faute. Si l'on se tourne vers Dieu et que l'on s'attache à lui par crainte de la peine, il y aura crainte servile. Si c'est par crainte de la faute, il y aura crainte filiale, car ce sont les fils qui craignent d'offenser leur père. Si l'on craint en même temps la faute et la peine, c'est la crainte initiale, qui tient le milieu entre la crainte filiale et la crainte servile. Que le mal de faute puisse être craint, nous l'avons dit précédemment, en étudiant la passion de crainte.
Solutions
:
1. Le Damascène divise la
crainte selon qu'elle est une passion de l'âme. La division présente est prise
de l'ordre à Dieu, on vient de le dire.
2. Le bien moral consiste
principalement dans une conversion vers Dieu, et le mal moral dans une aversion
de Dieu. C'est pourquoi toutes les craintes en question comportent ou un bien
moral, ou un mal moral. Mais la crainte naturelle est présupposée au bien ou au
mal moral ; aussi ne l'a-t-on pas comptée dans l'énumération des craintes.
3. Les rapports de
serviteur à maître se fondent sur la puissance du maître s'assujettissant son
serviteur ; les rapports de fils à père, ou d'époux à épouse, reposent au
contraire sur l'affection du fils se soumettant à son père, ou de la femme
s'unissant à son mari par une union d'amour. Aussi la crainte filiale et la
crainte chaste concernent-elles une même réalité ; car, par l'amour de charité,
Dieu se fait notre Père, d'après S. Paul (Rm 8, 15) : " Vous avez reçu un
esprit de fils adoptifs, dans lequel nous crions : Abba, Père " ; et,
selon la même charité, Dieu se dit notre époux, toujours d'après S. Paul (2 Co
11, 2) : " je vous ai fiancés à un époux unique, pour vous présenter au
Christ comme une vierge pure. " La crainte servile relève d'un autre
principe, carrelle n'inclut pas la charité dans sa définition.
4. La crainte servile, la
crainte initiale et la crainte mondaine ont toutes trois la peine pour objet,
mais envisagée sous divers aspects. La crainte mondaine ou humaine se réfère à
la peine qui détourne de Dieu, celle que parfois les ennemis de Dieu nous
infligent ou dont ils nous menacent. Mais la crainte servile et la crainte
initiale visent la peine qui fait que les hommes sont attirés vers Dieu, celle
qui est infligée, ou dont nous sommes menacés, par Dieu. Cette peine, la
crainte servile l'a pour objet principal, la crainte initiale pour objet
secondaire.
5. C'est pour un même motif que l'homme se détourne de Dieu par crainte de perdre les biens du monde, et par crainte de perdre l'intégrité de son corps, car les biens extérieurs sont destinés au corps. C'est pourquoi ces deux craintes sont comptées ici pour une seule, quoique les maux redoutés soient divers, comme le sont aussi les biens, objets de la convoitise. Cette diversité provoque une diversité spécifique des péchés, alors qu'il leur est cependant commun de détourner de Dieu.
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet, il semble que la crainte des hommes se rattache à notre révérence envers
eux. Or on blâme certains de ne pas révérer autrui ; témoin, dans S. Luc (18,
2), le blâme porté sur ce mauvais juge " qui ne craignait pas Dieu et
n'avait de considération pour aucun homme ". Il semble donc que la crainte
du monde ne soit pas toujours un mal.
2. A la crainte du monde
paraissent se rattacher les peines infligées par les pouvoirs séculiers. Or ce
sont de telles peines qui nous provoquent à bien agir ; S. Paul le dit (Rm 13,
3) : " Veux-tu ne pas avoir à craindre l'autorité ? Fais le bien, et tu
obtiendras son approbation. " La crainte du monde n'est donc pas toujours
mauvaise.
3. Ce qui existe en nous
par nature ne semble pas mauvais, car les éléments de notre nature vous
viennent de Dieu. Mais c'est par nature que l'homme craint d'être lésé dans son
corls et de perdre les biens temporels qui soutiennent la vie présente. Il semble
donc que la crainte du monde ne soit pas toujours mauvaise.
Cependant, le Seigneur dit (Mt 10, 28) : " Ne craignez pas ceux qui tuent le corps " ; et par là il interdit la crainte du monde. Or rien n'est interdit par Dieu, sinon le mal. Donc la crainte mondaine est mauvaise.
Conclusion
:
Les actes moraux et les habitus reçoivent de leurs objets leur nom et leur espèce, nous l'avons montré. Or l'objet propre d'un mouvement d'appétit est le bien qui a valeur de fin. C'est pourquoi tout mouvement appétitif est spécifié et nommé à partir de sa fin propre. En effet, appeler cupidité l'amour du travail, du fait que les hommes travaillent par cupidité, ne serait pas une appellation exacte, car les hommes cupides ne recherchent pas le travail comme une fin mais comme un moyen, tandis qu'ils se portent comme à une fin vers la possession des richesses ; aussi appelle-t-on à bon droit cupidité le désir ou l'amour des richesses, ce qui est un mal. Pareillement, on nomme à proprement parler amour du monde, l'amour par lequel on s'attache au monde comme à une fin. Et ainsi l'amour du monde est toujours mauvais. Mais la crainte naît de l'amour, car on craint de perdre ce qu'on aime, comme le montre S. Augustin ; aussi la crainte mondaine est-elle celle qui procède de l'amour du monde comme d'une racine mauvaise. Et, par suite, la crainte du monde elle-même est toujours mauvaise.
Solutions
:
1. On peut révérer les
hommes à un double titre. D'une part, pour ce qu'ils ont en eux de divin, par
exemple le bien de la grâce ou de la vertu, ou au moins l'image naturelle de
Dieu ; et c'est à ce titre que l'on blâme ceux qui n'ont pas de respect pour
les hommes. D'autre part, on peut révérer les hommes pour leur opposition à
Dieu ; alors on doit louer ceux qui n'ont pas ce respect des hommes, selon la
parole de l'Ecclésiastique (48, 12) au sujet d'Élie ou d'Élisée " Pendant
sa vie il ne redouta aucun chef "
2. Les pouvoirs séculiers,
en portant des peines pour détourner du péché, sont en cela ministres de Dieu ;
S. Paul le dit (Rm 13, 4) : " L'autorité est ministre de Dieu, préposée au
châtiment de celui qui fait le mal. " Et ainsi craindre le pouvoir
séculier ne relève pas de la crainte du monde, mais de la crainte servile ou
initiale.
3. Il est naturel à l'homme de fuir ce qui est préjudiciable à ce corps, ou même dommageable à ses biens temporels. Mais il est contraire à la raison naturelles d'abandonner la justice pour de tels biens. Aussi Aristote déclare-t-il qu'il y a certaines choses (les actes des péchés), auxquelles nulle crainte ne doit nous obliger, parce qu'il est pire de commettre des péchés de cette sorte que de souffrir n'importe quelles peines.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
ce dont l'exercice est mauvais est soi-même un mal. Or l'activité qui vient de
la crainte servile est un mal, car, selon le commentaire de la Glose sur
l'épître aux Romains (8, 15) : " Qui agit par crainte, même s'il fait
quelque chose de bon, il ne le fait pas bien. " La crainte servile n'est
donc pas bonne.
2. Ce qui naît de la racine
du péché n'est pas bon. Or la crainte servile sort de la racine du péché. Dans
son commentaire sur Job (3, 11) : " Que ne suis-je mort dans le ventre de
ma mère ? " S. Grégoire écrit : " Lorsque l'on redoute la peine venue
du péché, sans aimer la face de Dieu qu'on a perdue, la crainte vient de
l'orgueil et non de l'humilité. " La crainte servile est donc un mal.
3. A l'amour de charité
s'oppose l'amour mercenaire ; de même à la crainte chaste semble s'opposer la
crainte servile. Or l'amour mercenaire est toujours mauvais ; donc la crainte
servile l'est aussi.
Cependant, rien de mauvais ne vient du Saint-Esprit. Or la crainte servile vient du Saint-Esprit car, à propos de la parole de S. Paul (Rm 8, 15) : " Vous n'avez pas reçu un esprit de servitude, etc. ", la Glose commente : " C'est un seul esprit qui produit les deux craintes, la crainte servile et la crainte chaste. " La crainte servile n'est donc pas mauvaise.
Conclusion
:
C'est à son côté de servilité que la crainte servile doit d'être mauvaise. Car la servitude s'oppose à la liberté. Et puisque " celui-là est libre, qui est maître de soi ", selon Aristote, celui-là est esclave qui n'agit pas de son propre chef, mais comme mû du dehors. Or agir par amour est pour tout homme agir comme par soi-même, car c'est sa propre inclination qui le porte à l'action. Et c'est pourquoi il va contre la raison de servilité qu'on agisse par amour. Ainsi donc la crainte servile, en tant que servile, est contraire à la charité. Donc, si la servilité était de l'essence de la crainte servile, la crainte servile devrait être radicalement mauvaise ; ainsi l'adultère est absolument mauvais parce que son opposition à la charité appartient à la définition de son espèce.
Mais cette servilité n'est pas spécifique de la crainte servile, pas plus que l'absence d'information par la charité n'est spécifique de la foi informe. En effet, l'espèce d'un habitus moral se prend de son objet ; de même pour un acte moral. Or l'objet de la crainte servile est la peine ; à cette peine, il est accidentel que le bien auquel elle est contraire soit aimé comme fin ultime, et donc que la peine soit redoutée comme mal principal, ainsi qu'il arrive pour celui qui n'a pas la charité, ou que ce bien soit ordonné à Dieu comme à une fin, et donc que la peine ne soit pas redoutée comme le mal principal, ainsi qu'il en est chez celui qui vit dans la charité. En effet, un habitus ne change pas d'espèce parce que l'on ordonne son objet ou sa fin à une fin ultérieure. Et c'est pourquoi la crainte servile est bonne en sa substance, mais sa servilité est mauvaise.
Solutions
:
1. La citation de S.
Augustin est à entendre de celui qui agit par crainte servile, en tant que
servile, sans aimer la justice, mais uniquement par crainte de la peine.
2. La crainte servile, en
son essence, ne tire pas son origine de l'orgueil. Mais c'est sa servilité qui
naît de l'orgueil, l'homme ne voulant pas soumettre son coeur au joug de la
justice, par amour.
3. On appelle amour mercenaire celui qui aime Dieu à cause des biens temporels. Cela est, de soi, contraire à la charité ; aussi l'amour mercenaire est-il toujours mauvais. Mais la crainte servile, dans sa substance, implique seulement la crainte de la peine, qu'on la redoute ou non comme le mal principal.
Objections
:
1. Il semble que oui. Car
la crainte filiale a le même rapport avec la crainte servile que la foi formée
avec la foi informe ; la seconde peut coexister avec le péché mortel, non la
première. Mais la foi informée est en substance identique à la foi informe.
Donc la crainte servile est aussi identique en substance à la crainte filiale.
2. Les habitus se
diversifient selon leurs objets. Or la crainte servile et la crainte filiale
ont le même objet, car toutes deux craignent Dieu. Donc crainte servile et
crainte filiale sont substantiellement une même crainte.
3. L'homme espère posséder
Dieu et aussi obtenir de lui des bienfaits ; de même, il craint d'être séparé
de Dieu et de souffrir ses châtiments. Or c'est une même espérance qui nous
fait attendre la jouissance de Dieu et qui nous permet d'espérer recevoir de
lui des bienfaits, nous l'avons dit 1. Donc la crainte filiale par laquelle nous
craignons d'être séparés de Dieu est identique à la crainte servile qui nous
fait redouter d'être punis par lui.
Cependant, S. Augustin dit qu'il y a deux craintes : la crainte servile, et la crainte filiale ou crainte chaste.
Conclusion
:
L'objet de la crainte est un mal. Et parce que les actes et les habitus se distinguent d'après leurs objets, comme nous l'avons montré, nécessairement la diversité des maux entraîne la diversité spécifique des craintes. Or c'est spécifiquement que diffèrent le mal de peine, que fuit la crainte servile, et le mal de faute que fuit crainte filiale, nous l'avons montré. Manifestement la crainte servile et la crainte filiale ne sont pas une même crainte en substance, mais sont spécifiquement distinctes.
Solutions
:
1. La foi formée et la foi
informe diffèrent pas par leurs objets : l'une et l’autre croient Dieu et
croient à Dieu ; elles diffèrent seulement par une particularité extrinsèque,
la présence ou l'absence de la charité : c'est pourquoi elles ne sont pas
substantiellement différentes. Mais la crainte servile et la crainte filiale
diffèrent par leurs objets. Donc la comparaison ne vaut pas.
2. La crainte servile et la
crainte filiale n’ont pas le même rapport avec Dieu, la crainte servile le voit
comme le principe qui inflige des peines ; et la crainte filiale le regarde,
non comme le principe actif de la faute, mais plutôt comme le terme dont on
redoute de se séparer par la faute. Et c'est pourquoi, de cet unique objet
qu'est Dieu, ne découle pas une identité spécifique. Même les mouvements naturels
se diversifient spécifiquement d'après leurs relations diverses à un même terme
: ce n'est pas un mouvement identique, de venir du blanc et d'aller vers le
blanc.
3. L'espérance voit en Dieu le principe tant de la jouissance divine, que de tout autre bienfait. Mais il n'en est pas ainsi de la crainte. C'est pourquoi la comparaison n'est pas valable.
Objections
:
1. Il semble que la crainte
servile ne demeure pas avec la charité. En effet, S. Augustin déclare : "
Dès que la charité habite dans l'âme, elle chasse la crainte, qui lui a préparé
la place. "
2. " L'amour de Dieu
s'est répandu dans nos coeurs grâce à l'Esprit Saint qui nous a été donné
", est-il dit dans l'épître aux Romains (5, 5). Mais " là où est
l'esprit du Seigneur, là est la liberté ", dit ailleurs S. Paul (1 Co 3,
17). Puisque la liberté exclut la servitude, il semble bien que la crainte
servile soit chassée quand survient la charité.
3. La crainte servile a
pour cause l'amour de soi en tant que la peine diminue notre bien propre. Or
l'amour de Dieu chasse l'amour de soi, car il produit le mépris de soi-même,
selon S. Augustin : " L'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi fonde
la cité de Dieu. " Il semble donc bien qu'à l'arrivée de la charité la
crainte servile soit enlevée.
Cependant, la crainte servile est un don du Saint-Esprit, nous l'avons dit récemment. Or les dons du Saint-Esprit ne sont pas supprimés quand survient la charité par laquelle le Saint-Esprit habite en nous. Il semble donc qu'à la venue de la charité la crainte servile n'est pas enlevée.
Conclusion
:
La crainte servile a pour cause l'amour de soi parce qu'elle est une crainte de la peine qui porterait atteinte à notre bien propre. Ainsi entendue, la crainte de la peine peut coexister avec la charité, tout comme l'amour de soi ; c'est en effet sous une même raison que l'homme désire son bien et qu'il craint d'en être privé.
Or l'amour de soi peut se référer à la charité de trois manières : 1° Il est contraire à la charité lorsque l'on met sa fin dans l'amour de son bien propre. 2° Il est inclus dans la charité lorsque l'homme s'aime lui-même pour Dieu et en Dieu. 3° Il se distingue de la charité sans s'y opposer lorsque l'on s'aime soi-même, en vérité, pour son bien propre, mais sans mettre sa fin dans ce bien propre. De même on peut aussi aimer son prochain d'un amour spécial, distinct de l'amour de charité fondé en Dieu : amour de consanguinité ou de quelque communauté de vie, mais un tel amour peut se référer à la charité.
Pareillement, la crainte de la peine peut se référer d'une triple façon à la charité. 1° Elle est incluse dans la charité, car être séparé de Dieu est une peine, celle que la charité redoute le plus. Aussi cela appartient-il à la crainte chaste. 2° Elle est contraire à la charité lorsque l'on fuit la peine opposée à son bien naturel, laquelle est considérée comme le mal principal qui contrarie ce bien, aimé comme fin dernière. Ainsi entendue, la crainte de la peine ne peut pas coexister avec la charité. 3° Enfin la crainte de la peine se distingue substantiellement de la crainte chaste lorsque nous craignons le mal de peine, non point parce qu'il nous sépare de Dieu, mais à cause du tort qu'il fait à notre bien propre, sans cependant que nous voulions constituer dans ce bien notre fin, et, par suite, sans que ce mal soit redouté comme le mal principal. Et une telle crainte peut coexister avec la charité. Mais cette crainte n'est appelée servile que si la peine est redoutée comme le mal principal, nous l'avons montré. C'est pourquoi la crainte, en tant que servile, ne demeure pas avec la charité ; mais la substance de la crainte servile peut demeurer avec la charité, tout comme l'amour de sois.
Solutions
:
1. S. Augustin parle ici de
la crainte en tant qu'elle est servile.
2. 3. Et c'est le même argument que développent les deux autres Objections.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, le commencement d'une chose fait partie de cette chose. Or la crainte ne
fait pas partie de la sagesse, car la crainte se trouve dans la puissance
appétitive, et la sagesse dans la faculté de connaissance. Il semble donc que
la crainte ne soit pas le commencement de la sagesse.
2. Aucune réalité n'est
principe d'elle-même. Or " la crainte de Dieu, voilà la sagesse ",
lit-on dans Job (28, 28). Il semble donc que la crainte de Dieu ne soit pas le
commencement de la sagesse.
3. Rien ne précède le
commencement. Or il y a quelque chose d'antérieur à la crainte, car la foi la
précède. Il semble donc que la crainte de Dieu ne soit pas le commencement de
la sagesse.
Cependant, le Psaume (111, 10) nous dit : " Le commencement de la sagesse, c'est la crainte du Seigneur. "
Conclusion
:
Par " commencement de la sagesse ", on peut vouloir dire deux choses, selon qu'on envisage la sagesse dans son essence, ou dans son effet. Ainsi, le commencement d'un art, envisagé dans son essence, ce sont les principes dont procède cet art ; et le commencement d'un art, considéré dans son effet, c'est le point de départ de la réalisation du travail artistique ; ainsi dirions-nous que le commencement de l'art du bâtiment, ce sont les fondations, car c'est par elles que le maçon commence son oeuvre.
Puisque la sagesse est la connaissance des réalités divines, comme nous le dirons, autre la façon dont nous-mêmes la concevons, autre la façon dont les philosophes la conçoivent. En effet, puisque notre vie est ordonnée à la jouissance de Dieu, et qu'elle est dirigée par la grâce, qui est une participation à la nature divine, aussi la sagesse, pour nous théologiens, n'est pas considérée seulement comme nous faisant connaître Dieu, ainsi que chez les philosophes, mais aussi comme dirigeant notre vie d'homme ; car la vie humaine reçoit sa direction non seulement des raisons humaines, mais aussi des raisons divines, comme le montre S. Augustin.
Ainsi donc, le commencement de la sagesse, vue dans son essence, ce sont les premiers principes de la sagesse, les articles de la foi. En ce sens, on dit que la foi est le commencement de la sagesse. Mais par rapport aux effets, le commencement de la sagesse est le premier sentiment qu'elle fait naître en nous. C'est ainsi que la crainte est le commencement de la sagesse, de façon différente cependant dans la crainte servile et dans la crainte filiale. La crainte servile est commencement en ce sens qu’elle dispose de l'extérieur à la sagesse chrétienne : craignant la peine, le pécheur s'éloigne du péché, et ainsi se dispose à recevoir l'effet de la sagesse, selon l'Ecclésiastique (1, 17 Vg) : " La crainte du Seigneur bannit le péché. " Mais la crainte chaste ou filiale est le commencement de la sagesse en ce sens qu'elle est son premier effet. Puisqu'il appartient à la sagesse de régler la vie humaine selon les raisons divines, c'est de ce principe qu'il faut partir : que l'homme doit révérer Dieu et se soumettre à lui ; c'est ainsi que, par voie de conséquence, il sera réglé en toutes choses selon Dieu.
Solutions
:
1. Cet argument montre que
la crainte n'est pas le commencement de la sagesse considérée dans son essence.
2. La crainte de Dieu joue,
par rapport à toute la vie humaine réglée par la sagesse de Dieu, le rôle de la
racine vis-à-vis de l'arbre ; aussi lit-on dans l'Ecclésiastique (1, 25 Vg) :
" La racine de la sagesse est la crainte du Seigneur et ses rameaux sont
une longue vie. " Et c'est pourquoi, de même qu'on dit de la racine
qu'elle est virtuellement tout l'arbre, de même dit-on de la crainte de Dieu
qu'elle est la sagesse.
3. Comme nous venons de le dire, la foi est principe de la sagesse en un certain sens, et la crainte, en un autre sens. Ce qui fait dire à l'Ecclésiastique (25, 16 Vg) : " La crainte de Dieu est le commencement de son amour, et la foi est le commencement de l'attachement à Dieu. "
Objections
:
1. La crainte initiale
semble différer en substance de la crainte filiale, car la crainte filiale naît
de l'amour. Mais la crainte initiale est au principe de l'amour, selon cette
parole de l'Ecclésiastique (25, 16 Vg) : " La crainte du Seigneur est le
commencement de l'amour. " La crainte initiale est donc différente de la
crainte filiale.
2. La crainte initiale
craint la peine, objet de la crainte servile ; ainsi apparaît-il que la crainte
initiale est identique à la crainte servile. Or la crainte servile est
différente de la crainte filiale. Donc aussi la crainte initiale diffère en
substance de la crainte filiale.
3. Le milieu diffère, au
même titre, de ses deux extrêmes. Or la crainte initiale tient le milieu entre
la crainte servile et la crainte filiale. Elle diffère donc et de l'une et de
l'autre.
Cependant, perfection et imperfection ne diversifient pas la substance d'une chose. Or la crainte initiale et la crainte filiale diffèrent selon la perfection ou l'imperfection de la charité, comme le montre S. Augustin. La crainte initiale ne diffère donc pas en substance de la crainte filiale.
Conclusion
:
La crainte initiale tire son nom de ce qu'elle est un commencement. Or, comme la crainte filiale et la crainte servile sont d'une certaine manière le commencement de la sagesse, l'une et l'autre peuvent, d'une certaine manière, être appelées crainte initiale. Mais ce n'est pas dans cette acception qu'est pris le mot " initiale " quand on distingue cette crainte de la crainte servile et de la crainte filiale. On l'entend comme celle qui convient à l'état des débutants : en eux prend naissance une certaine crainte filiale grâce à un commencement de charité, mais ils ne possèdent cependant pas parfaitement cette crainte filiale, parce qu'ils ne sont pas encore parvenus à la perfection de la charité. Et c'est pourquoi la crainte initiale est à la crainte filiale ce que la charité imparfaite est à la charité parfaite. Or charité parfaite et charité imparfaite ne diffèrent pas selon leur essence, mais seulement selon leur état. Et c'est pourquoi il faut dire que même la crainte initiale, au sens où nous l'entendons ici, ne diffère pas, selon son essence, de la crainte filiale.
Solutions
:
1. La crainte qui est le
commencement de l'amour est la crainte servile, " qui introduit la charité
comme l'aiguille introduit le fil ", selon l'expression de S. Augustin. Ou
bien, si l'on rapporte le texte de l'Écriture à la crainte initiale, la crainte
est dite commencement de l'amour, non pas absolument, mais par rapport à l'état
de charité parfaite.
2. La crainte initiale ne
redoute pas la peine comme son objet propre, mais en tant qu'il lui reste
quelque chose de la crainte servile. Celle-ci demeure en substance lorsque la
charité intervient, bien que la servilité soit alors écartée. L'acte de cette
crainte demeure en même temps que la charité imparfaite, chez celui qui est
poussé à bien faire non seulement par amour de la justice 10, mais aussi par
crainte de la peine ; pourtant cet acte cesse chez celui qui possède la charité
parfaite, car celle-ci " bannit la crainte qui implique un châtiment
" (1 Jn 4, 18).
3. La crainte initiale tient le milieu entre la crainte filiale et la crainte servile, non pas comme entre des réalités d'un même genre mais comme l'être imparfait entre l'être parfait et le non-être, selon Aristote. Cet être imparfait est substantiellement identique à l'être parfait, et diffère totalement du non-être.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, aucun don du Saint-Esprit n'est opposé à une vertu, qui vient, elle
aussi, de l'Esprit Saint : autrement le Saint-Esprit serait en contradiction
avec lui-même. Or la crainte s'oppose à l'espérance, qui est une vertu. La
crainte n'est donc pas un don du Saint-Esprit.
2. C'est le propre de la
vertu théologale d’avoir Dieu pour objet. Or la crainte a Dieu pour objet,
puisque c'est Dieu qu'on redoute. La crainte n'est donc pas un don, mais une
vertu théologale.
3. La crainte fait suite à
l'amour. Or on fait de l'amour une vertu théologale. Donc aussi la crainte est
vertu théologale, comme se rapportant pour ainsi dire au même objet.
4. S. Grégoire déclare que
la crainte nous est donnée pour combattre l'orgueil. Mais à l'orgueil s'oppose
la vertu d'humilité. Donc la crainte aussi est comprise sous cette vertu.
5. Les dons sont plus
parfaits que les vertus, car ils sont accordés pour aider les vertus d'après S.
Grégoire. Mais l'espérance est plus parfaite que la crainte, car l'espérance a
pour objet un bien et la crainte un mal. Puisque l'espérance est une vertu, on
ne doit pas dire que la crainte est un don.
Cependant, Isaïe (11, 3) énumère la crainte parmi les sept dons du Saint-Esprit.
Conclusion
:
Nous l'avons déjà dit, il y a plusieurs sortes de craintes. La crainte des hommes, dit S. Augustin, n'est pas un don de Dieu, celle qui poussa S. Pierre à renier le Christ, mais bien celle dont il a été dit (Mt 10, 28) : " Craignez celui qui peut envoyer l'âme et le corps dans la géhenne. " La crainte servile ne doit pas non plus être énumérée parmi les sept dons du Saint-Esprit, bien qu'elle vienne de lui, car, selon S. Augustin, on peut la posséder avec la volonté de pécher. Mais aucun des dons du Saint-Esprit n'est compatible avec le vouloir du péché, car ils n'existent pas, nous l'avons dit, sans la charité.
Il reste que la crainte de Dieu, comptée parmi les sept dons du Saint-Esprit, c'est la crainte filiale ou chaste. Ces dons du Saint-Esprit sont des perfections habituelles des puissances de l'âme, qui rendent celles-ci capables de recevoir la motion de l'Esprit Saint, de même que, par les vertus morales, les puissances de l'âme deviennent capables de bien répondre à la motion de la raison. Or, pour qu'un être soit dans un bon état de mobilité par rapport à un moteur, la première condition est qu'il lui soit soumis, et sans résistance, car c'est cette résistance du mobile au moteur qui empêche le mouvement. Cette soumission sans résistance, c'est la crainte filiale ou chaste qui la produit, en nous faisant révérer Dieu, et en nous faisant redouter de le quitter. C'est pourquoi la crainte filiale tient, parmi les dons du Saint-Esprit, le premier degré dans l'ordre ascendant, et le dernier dans l'ordre descendant selon S. Augustin.
Solutions
:
1. La crainte filiale ne
s'oppose pas à la vertu d'espérance. Par la crainte filiale en effet, nous ne
craignons pas de manquer ce que nous espérons obtenir grâce au secours divin, mais
nous craignons de nous soustraire nous-mêmes à ce secours. Et c'est pourquoi la
crainte filiale et l'espérance forment un tout et se perfectionnent
mutuellement.
2. L'objet propre et
principal de la crainte est un mal qu'on fuit. Dieu, sous cet aspect, ne peut
pas être l'objet de la crainte, nous l'avons dit, tandis qu'il est l'objet
propre et principal de l'espérance et des autres vertus théologales. Car, par
la vertu d'espérance, nous nous appuyons sur le secours divin, non seulement
pour obtenir tous les autres biens, quels qu'ils soient, mais principalement
pour posséder Dieu lui-même, comme le bien premier. Et cela est clair pour les
autres vertus théologales.
3. Du fait que l'amour est
le principe de la crainte, il ne s'ensuit pas que la crainte de Dieu ne soit
pas un habitus distinct de la charité qui est l'amour de Dieu, car l'amour est
le principe de tous les sentiments, et cependant c'est dans des habitus
différents que nous nous perfectionnons dans nos diverses affections. C'est
pourquoi l'amour possède la raison de vertu plus que la crainte, car l'amour se
rapporte au bien, et c'est au bien que la vertu est principalement ordonnée
selon sa raison propre, nous l'avons montré. Pour le même motif, l'espérance
est comptée comme vertu. Tandis que la crainte considère principalement le mal,
dont elle implique la fuite. Aussi constitue-t-elle quelque chose de moindre
qu'une vertu théologale.
4. " L'orgueil
commence quand l'homme se sépare de Dieu ", dit l'Ecclésiastique (10, 14),
c'est-à-dire quand l'homme ne veut pas se soumettre à Dieu, ce qui s'oppose à
la crainte filiale, qui fait révérer Dieu. Ainsi la crainte détruit le principe
de l'orgueil et c'est pour cela qu'elle est donnée contre l'orgueil. Il ne
s'ensuit pas cependant qu'elle s'identifie avec la vertu d'humilité, mais
qu'elle est son principe. Les dons du Saint-Esprit, en effet, sont principes
des vertus intellectuelles et morales, nous l'avons dit. Mais les vertus
théologales sont principes de dons, nous l'avons dit aussi.
5. Cela donne la réponse à la cinquième objection.
Objections
:
1. Il semble que, la
charité grandissant, la crainte diminue. En effet S. Augustin déclare : "
Dans la mesure où la charité grandit, la crainte diminue. "
2. Quand l'espérance
grandit, la crainte diminue. Or l'espérance grandit avec la charité, Donc,
quand la charité grandit, la crainte diminue.
3. L'amour implique l'union
; la crainte, la séparation. Mais, quand l'union se resserre, la séparation
diminue. Donc, l'amour augmentant, la crainte diminue.
Cependant, S. Augustin nous dit : " La crainte de Dieu non seulement commence, mais aussi perfectionne la sagesse, celle qui aime Dieu souverainement et le prochain comme soi-même. "
Conclusion
:
Il y a deux craintes de Dieu, nous l'avons dit : la crainte filiale, qui fait craindre d'offenser le père ou d'être séparé de lui ; la crainte servile qui nous fait redouter la peine. Pour la crainte filiale, il est nécessaire qu'elle grandisse quand la charité grandit, comme un effet se développe en même temps que sa cause ; en effet, plus on aime quelqu'un, plus on craint de l'offenser et d'être séparé de lui. Quant à la crainte servile, sa servilité est totalement supprimée par l'apparition de la charité, tandis que la crainte de la peine demeure en substance nous l'avons dit n. Cette crainte elle-même diminue, surtout dans son acte, quand la charité grandit, car on craint d'autant moins la peine qu'on aime Dieu davantage. D'abord parce qu'on prête moins d'attention à son propre bien, que la peine contrarie, ensuite parce que celui qui adhère plus fortement à Dieu espère la récompense avec plus de confiance, et, par suite, redoute moins la peine.
Solutions
:
1. Dans le texte cité, S.
Augustin parle de la crainte de la peine.
2. C'est la crainte de la peine
qui diminue lorsque grandit l'espérance. Mais lorsque cette vertu s'accroît,
alors la crainte filiale grandit, car plus on attend avec certitude
l'acquisition de quelque bien par le secours d'un autre, plus on redoute de
l'offenser et d'être séparé de lui.
3. La crainte filiale n'implique pas la séparation, mais bien plutôt la soumission : elle redoute ce qui la séparerait de cette sujétion à Dieu. Elle implique d'une certaine façon cependant une séparation, en ce que l'homme n'a pas la présomption de s'égaler à Dieu, mais il se soumet à lui. Cette séparation se trouve aussi dans la charité, du fait que l'on aime Dieu plus que soi-même et par-dessus toutes choses. Il faut donc conclure que l'amour de charité, lorsqu'il grandit, ne diminue pas la révérence de la crainte, mais la fortifie.
Objections Il semble que la crainte ne demeure pas dans la patrie, car on lit
dans les Proverbes (1, 33) . " Il vivra tranquille, toute crainte du mal
ayant disparu " ; ce qu'il faut entendre de l'homme qui jouit maintenant
de la sagesse dans la béatitude éternelle. Or toute crainte concerne un mal,
car c'est le mal qui est objet de crainte, nous l'avons dito. Il n'y aura donc
aucune crainte dans la patrie.
2. Dans la patrie les
hommes seront transformés à la ressemblance de Dieu, selon cette parole (1 Jn
3, 2) : " Quand il se manifestera, nous serons semblables à lui. " Or
Dieu ne redoute rien. Donc les hommes, dans la patrie, n'éprouveront aucune
crainte.
3. L'espérance est plus
parfaite que la crainte, car l'espérance regarde le bien, et la crainte le mal.
Or il n'y aura pas d'espérance dans la patrie ; donc il n'y aura pas non plus
de crainte.
Cependant, le Psaume (19, 10) dit " La crainte du Seigneur est pure ; elle demeure à jamais. "
Conclusion
:
La crainte servile, ou crainte de la peine, n'existera d'aucune façon dans la patrie, une telle crainte étant exclue par la sécurité qui est de l'essence de la béatitude elle-même.
Quant à la crainte filiale, de même qu'elle grandit avec la charité, de même elle sera parfaite quand la charité sera devenue parfaite. Aussi n'aura-t-elle aucunement dans la patrie le même acte que présentement.
Pour le bien saisir, il faut savoir que l'objet propre de la crainte est un mal possible, comme l'objet propre de l'espérance est un bien possible. Et puisque le mouvement de la crainte est semblable à une fuite, la crainte implique la fuite d'un mal difficile à supporter mais possible à éviter (les maux de peu d'importance ne donnent pas de crainte). Par ailleurs, de même que le bien de toute chose est de demeurer dans son ordre, de même son mal est d'abandonner son ordre. Or l'ordre de la créature raisonnable est d'être soumise à Dieu et de dominer les autres créatures. Aussi, de même que le mal de la créature raisonnable est de se soumettre par amour à la créature inférieure, de même c'est encore son mal que de ne pas se soumettre à Dieu, mais au contraire de l'attaquer ou de le mépriser présomptueusement. Or, à considérer la créature raisonnable dans sa nature, ce mal peut lui arriver, par suite de l'indétermination de son libre arbitre ; mais chez les bienheureux la perfection de la gloire rend ce mal impossible. Donc, dans la patrie, la fuite de ce mal, qui est de ne pas être soumis à Dieu, demeurera, comme la fuite d'un mal possible à la nature, mais impossible à la béatitude. Tandis que, pour les voyageurs, cette fuite est celle d'un mal tout à fait possible.
C'est pourquoi, commentant la parole de Job (26, 1 1) : " Les colonnes du ciel s'ébranlent et s'épouvantent à sa menace ", S. Grégoire déclare : " Les puissances mêmes des cieux, qui regardent Dieu sans cesse, tremblent dans cette contemplation même. Mais ce tremblement, loin d'être pour elles une peine, n'est pas un tremblement de crainte, mais d'admiration. " C'est-à-dire qu'elles admirent Dieu en tant qu'il existe bien au-dessus d'eux et qu'il leur est incompréhensible. S. Augustin r admet cette sorte de crainte dans la patrie, bien qu'il laisse la question ouverte : " La crainte chaste, celle qui demeure aux siècles des siècles, si elle doit encore exister dans le siècle futur, ne sera plus la crainte qui s'épouvante d'un mal qui peut arriver, mais celle qui se fixe dans le bien quelle ne peut plus perdre. Là en effet où l'amour du bien acquis est immuable, ü est certain que la crainte du mal dont ü faut se garder est, si l'on peut ainsi dire, absolument sûre. Or, sous ce nom de crainte chaste, on désigne cette volonté par laquelle ce sera une nécessité pour nous de ne pas vouloir pécher, et cela, non par le souci, provenant de notre faiblesse, de ne pas pécher, mais dans la tranquillité de la charité qui se garde du péché. Ou bien, si aucune crainte d'aucun genre ne peut exister là-haut, peut-être a-t-on parlé d'une crainte qui demeure à jamais pour dire qu’elle subsistera jusqu'où la crainte peut aller. "
Solutions
:
1. Le texte des Proverbes
exclut des bienheureux la crainte inquiète et précautionneuse contre le mal,
mais non la crainte établie dans la sécurité, comme le dit S. Augustin.
2. Comme le déclare Denys
" les mêmes choses sont à la fois semblables à Dieu et en sont
dissemblables : semblables, selon leur imitation de l'inimitable ",
c'est-à-dire du fait quelles imitent à leur mesure Dieu, qui n'est pas
parfaitement imitable ; " dissemblables, selon que les choses créées
restent en deçà de leur cause, déficientes vis-à-vis de ses mesures infinies et
incomparables ". De ce que la crainte ne convient pas à Dieu, qui n'a pas
de supérieur à qui il soit soumis, il ne suit pas qu’elle ne convienne pas aux
bienheureux, dont la béatitude consiste en une parfaite soumission à Dieu.
3. L'espérance implique un défaut, l'état futur de la béatitude, ce que la présence de celle-ci fera disparaître. Mais la crainte implique un défaut qui tient à la nature créée, du fait de son infinie distance de Dieu, défaut qui demeurera dans la patrie. Et c'est pourquoi la crainte ne serge pas complètement évacuée.
Objections
:
1. La pauvreté d'esprit ne
semble pas être la béatitude qui répond au don de crainte. En effet, nous
l'avons montré. La crainte est le commencement de la vie spirituelle. Or la
pauvreté se rattache à la perfection de la vie spirituelle selon S. Matthieu
(19, 21) : " Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as et
donne-le aux pauvres. " La pauvreté d'esprit ne correspond donc pas au don
de crainte.
2. Le Psaume (119, 120) dit
à Dieu : " Pénètre ma chair de ta crainte ", ce qui montre que c'est
à la crainte que revient le rôle de réprimer la chair. Mais à la répression de
la chair semble surtout se rattacher la béatitude des larmes. Donc la béatitude
des larmes répond mieux au doii de crainte que la béatitude de la pauvreté.
3. Le don de crainte
correspond à la vertu d'espérance, nous l'avons dit. Mais à l'espérance semble
surtout correspondre la dernière béatitude : " Bienheureux les artisans de
paix, car ils seront appelés fils de Dieu ", d'après l'épître aux Romains
(5, 2) : " Nous nous glorifions dans i l'espérance de la gloire des fils
de Dieu. " Cette béatitude correspond donc mieux au don de crainte que la
pauvreté d'esprit.
4. Aux béatitudes
correspondent des fruits. Mais on ne trouve rien dans les fruits qui
corresponde au don de crainte. Il n'y a donc pas non plus dans les béatitudes
quelque chose qui lui corresponde.
Cependant, S. Augustin dit " La crainte de Dieu convient aux humbles dont il a été dit " Bienheureux les pauvres en esprit. " "
Conclusion
:
A la crainte correspond proprement la pauvreté d'esprit. En effet, puisqu'il revient à la crainte filiale de témoigner de la révérence à Dieu, et de lui être soumis, la conséquence d'une pareille sujétion se rattache au don de crainte. Mais du fait de sa soumission à Dieu, l'homme cesse de chercher à se manifester en lui-même ou en un autre que Dieu, car un tel sentiment s'opposerait à une sujétion parfaite à Dieu. C'est pour cela qu'il est dit dans le Psaume (20, 8) : " Ceux-ci se confient dans les chars et ceux-là dans les chevaux, mais nous, nous invoquons le nom de notre Dieu. " Et c'est pourquoi, du fait qu'il craint parfaitement Dieu, l'homme ne cherche ni à s'exalter en lui-même par l'orgueil, ni à se glorifier dans les biens extérieurs, honneurs et richesses ; ces deux dispositions relèvent de la pauvreté d'esprit, si l'on entend par là soit un anéantissement de l'enflure et de l'orgueil de l'esprit, selon le commentaire de S. Augustin, soit encore le mépris des biens temporels qui se fait par l'esprit c'est-à-dire par la volonté de l'homme sous l'impulsion du Saint-Esprit, selon les commentaires de S. Ambroise et S. Jérôme.
Solutions
:
1. La béatitude est un acte
de la vertu parfaite, et c'est pourquoi toutes les béatitudes intéressent la
perfection de la vie spirituelle. Mais le commencement de cette perfection
semble se réaliser quand, tendant à la parfaite participation aux biens
spirituels, on méprise les biens terrestres ; de même que la crainte est le
premier degré parmi les dons. La perfection ne consiste pas dans l'abandon des
biens temporels ; c'est là seulement le chemin vers la perfection. Toutefois la
crainte filiale, à laquelle correspond la béatitude de la pauvreté, demeure
même avec la perfection de la sagesse.
2. Ce qui est le plus
directement opposé à la sujétion envers Dieu qui réalise la crainte filiale,
c'est l'exaltation indue de l'homme - soit en lui-même soit dans les autres
biens - plutôt que les plaisirs cherchés au-dehors. Ceux-ci s'opposent à la
crainte par leurs conséquences, car celui qui révère Dieu et lui est soumis ne
met pas son plaisir en autre chose que Dieu. Mais le plaisir ne comporte pas
l'aspect de difficulté, que considère la crainte, aussi bien que l'exaltation
de soi. Et c'est pourquoi la béatitude de la pauvreté correspond directement au
don de crainte ; la béatitude des larmes en relève aussi, mais par voie de
conséquence.
3. L'espérance implique un
mouvement et une tendance vers le terme qui est son but, tandis que la crainte
comporte un mouvement de retrait par rapport à son point de départ. Et c'est
pourquoi la béatitude ultime, qui est le terme de la perfection spirituelle,
correspond parfaitement à l'espérance, par mode d'objet ultime ; mais la
première béatitude, qui se réalise quand on se retire des biens extérieurs dont
la possession empêche la soumission à Dieu, correspond parfaitement à la
crainte.
4. Parmi les fruits, ceux qui sont relatifs à l'usage modéré ou à la totale abstention des biens temporels semblent convenir au don de crainte, ainsi la modestie, la continence et la chasteté.
LES VICES OPPOSÉS A L'ESPÉRANCE
Étudions maintenant les vices opposés à la vertu d'espérance et au don de crainte : 1° Le désespoir (Question 20) ; ensuite la présomption (Question 21).
1. Le désespoir est-il un péché ? - 2. Peut-il exister sans l'infidélité ? - 3. Est-il le plus grave des péchés ? - 4. Naît-il de l'acédie ?
Objections
:
1. Il semble que non. Car
tout péché, d'après S. Augustin, comporte une conversion à un bien périssable,
avec une aversion loin du bien immuable. Or le désespoir ne comporte pas de
conversion à un bien périssable. Il n'est donc pas un péché.
2. Ce qui sort d'une bonne
racine ne paraît pas être un péché, car " un arbre bon ne peut pas
produire de mauvais fruits " (Mt 7, 18). Or le désespoir semble venir
d'une bonne racine : la crainte de Dieu ou l'horreur de la gravité des péchés
personnels. Le désespoir n'est donc pas un péché.
3. Si le désespoir était un
péché, désespérer serait, chez les damnés, un péché. Or ce désespoir ne leur
est pas imputé à faute, mais plutôt à damnation. Il n'est donc pas non plus
imputé à faute chez ceux qui sont encore sur terre. Et ainsi le désespoir n'est
pas un péché.
Cependant, ce qui induit les hommes à pécher semble être, non seulement un péché, mais un principe de péchés. Or tel est le désespoir. L'Apôtre parle en effet (Ep 4, 15) de certains " qui, de désespoir, se sont livrés à la débauche au point de s'adonner sans retenue à toutes sortes d'impuretés ". Le désespoir n'est donc pas seulement un péché, mais le principe d’autres péchés.
Conclusion
:
Selon Aristote " ce qui dans l’intelligence est affirmation ou négation, dans l’appétit se traduit en recherche et en fruits " ; et ce qui dans la connaissance est vrai ou faux devient dans l'appétit bon ou mauvais. C'est pourquoi tout mouvement de l'appétit en conformité avec une intelligence vraie est de soi bon ; mais tout mouvement d'appétit en conformité avec une intelligence fausse, est de soi mal et péché. Or, envers Dieu l'intelligence droite constate. Que le salut des hommes vient de lui, et que par lui le pardon est donné aux pécheurs, selon Ézéchiel (18, 23) : " Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. " Au contraire, c'est une opinion fausse de penser que Dieu refuse le pardon au pécheur repentant, ou qu'il ne convertisse pas à lui les pécheurs par la grâce qui les justifie. Et c'est pourquoi de même que le mouvement d’espérance conforme à un jugement vrai est louable et vertueux, de même le mouvement opposé de désespoir conforme à une estimation fausse sur Dieu, est vice et péché.
Solutions
:
1. Dans tout péché mortel,
il y a aversion loin du bien immuable et conversion à un bien périssable, mais
de façons différentes. En effet, c'est principalement en une aversion loin du
bien immuable que consistent les péchés opposés aux vertus théologales, comme
la haine de Dieu, le désespoir et l'infidélité, parce que les vertus théologales
ont Dieu pour objet ; c'est par voie de conséquence qu'ils impliquent une
conversion à un bien périssable, en tant que l'âme qui délaisse Dieu se tourne
nécessairement vers d'autres réalités. Les autres péchés, en revanche,
consistent principalement en une conversion à un bien périssable, et par voie
de conséquence, en une aversion loin du bien immuable : celui qui commet la
fornication n'a pas en effet l'intention de s'éloigner de Dieu, mais de jouir
d'un plaisir de la chair, et la conséquence est qu'il s'éloigne de Dieu.
2. De la racine d'une vertu
un effet peut sortir de deux façons. Directement, du côté de la vertu
elle-même, comme un acte sort d'un habitus ; de cette façon aucun péché ne peut
sortir d'une racine vertueuse ; et c'est en ce sens que S. Augustin déclare que
" nul n'emploie mal la vertu ". Mais aussi un effet peut venir d'une
vertu indirectement ou occasionnellement. Et de cette façon, rien n'empêche
qu'un péché émane d'une vertu, c'est ainsi que parfois certains s'enorgueillissent
de leurs vertus, selon la parole de S. Augustin : " L'orgueil s'insinue
dans les bonnes oeuvres, pour les détruire. " De cette manière il peut
arriver que la crainte de Dieu ou l'horreur des péchés personnels engendre le
désespoir, quand on use mal de cette crainte et de cette horreur et qu'on y
prend une occasion de désespérer.
3. Les damnés ne sont pas en état d'espérer parce qu'il leur est impossible de revenir à la béatitude. Et c'est pourquoi le fait de ne pas espérer ne leur est pas imputé à faute, mais fait partie de leur damnation. De même aussi, sur terre, quelqu'un qui désespérerait d'atteindre ce qu'il n'est pas par nature appelé à posséder ou ce qui ne lui est pas dû, ne commettrait pas un péché, par exemple un médecin qui désespérerait de la guérison d'un malade, ou un homme qui désespérerait de posséder un jour des richesses.
Objections
:
1. Il semble qu'il ne
puisse y avoir désespoir sans infidélité. En effet, la certitude de l'espérance
dérive de la foi. Or, tant qu'une cause demeure, son effet ne disparaît pas.
Donc on ne peut perdre la certitude de l'espérance en désespérant que si la foi
a disparu.
2. Accorder plus
d'importance à une faute personnelle qu'à la bonté ou à la miséricorde divine,
c’est nier l’infinité de cette miséricorde ou de cette bonté, ce qui est de
l'infidélité. Or, celui qui désespère accorde plus de force à sa faute qu'à la
miséricorde ou à la bonté de Dieu, selon cette parole de la Genèse (4, 13) :
" Mon crime est trop grand pour que je puisse en obtenir le pardon. "
Donc quiconque désespère est infidèle.
3. Quiconque tombe dans une
hérésie condamnée est infidèle. Or celui qui désespère semble bien verser dans
une hérésie condamnée par l'Église, celle des novations qui prétendent que les
péchés ne sont pas remis après le baptême. Quiconque désespère semble donc bien
être infidèle.
Cependant, la disparition d'une réalité postérieure à une autre n'enlève pas la première. Or l'espérance est postérieure à la foi, nous l'avons dit. Donc, quand l'espérance a disparu, la foi peut demeurer, et tout désespéré n'est pas infidèle.
Conclusion
:
L'infidélité relève de l'intelligence, et le désespoir concerne la puissance appétitive. Mais l'intelligence porte sur l'universel, et la puissance appétitive sur les singuliers ; le mouvement de l'appétit va en effet de l'âme aux choses qui, en elles-mêmes, sont des réalités particulières. Or on trouve des hommes qui ont un jugement droit dans l'universel, et qui n'agissent pas comme il faut quand il s'agit du mouvement appétitif, parce que leur jugement, dans le particulier, est dévié ; parce qu'il est nécessaire que, du jugement dans l'universel, ils passent au désir d'une réalité particulière par l'intermédiaire d'un jugement particulier, de même que d'une proposition universelle on n'infère pas une conclusion particulière sans recourir à l'intermédiaire d'une proposition particulières C'est pourquoi il arrive qu'un homme, possédant la vraie foi dans l'universel, tombe en défaut dans son acte de vouloir vis-à-vis d'un objet particulier, par suite d'une déviation de son jugement particulier, déviation apportée par un habitus vicieux ou par une passion. Ainsi celui qui commet la fornication, en choisissant celle-ci comme la chose bonne pour lui sur le moment, a une appréciation pervertie dans ce jugement particulier. Et pourtant il garde, dans l'universel, un jugement vrai selon la foi, à savoir que la fornication est un péché mortel. Semblablement un homme, tout en gardant, dans 1'universel,,ce jugement vrai selon la foi qu'il y a dans l'Église la rémission des péchés, peut cependant éprouver ce mouvement de désespoir que pour lui, dans son état actuel, il n'y a pas à espérer le pardon, cela par suite d'une perversion de jugement dans ce cas particulier. De cette façon le désespoir peut exister sans infidélité, comme les autres péchés mortel.
Solutions. 1. La disparition d'un effet ne dépend pas seulement de la disparition de
la cause première, mais aussi de celle de la cause seconde. Par suite, le
mouvement de l'espérance peut être supprimé, non seulement par suppression du
jugement universel de foi, qui est comme la cause première de la certitude de
l'espérance, mais aussi par disparition du jugement particulier, qui en est
comme la cause seconde.
2. Celui, qui, dans
l'universel, jugerait que la miséricorde de Dieu n'est pas infinie, serait
infidèle. Or ce n'est pas cela que pense le désespéré ; pour lui simplement,
dans l'état où il se trouve à cause de telle disposition particulière, il n'y a
pas à espérer en la miséricorde divine.
3. Les novatiens niaient, dans l'universel qu'il y eût dans l'Église rémission des péchés.
Objections
:
1. Il semble que non, car
il peut y avoir désespoir sans infidélité, nous l'avons vu. Or l'infidélité est
le plus grand des péchés, puisqu'elle détruit le fondement de l'édifice
spirituel. Le désespoir n'est donc pas le plus grand des péchés.
2. A un plus grand bien
s'oppose un plus grand mal, enseigne Aristote. Or la charité est meilleure que
l'espérance, d'après S. Paul. Donc la haine est est un péché plus grave que le
désespoir.
3. Dans le péché de
désespoir, il y a seulement une aversion désordonnée loin de Dieu. Dans les
autres péchés il y a non seulement une aversion désordonnée loin de Dieu, mais
aussi une conversion désordonnée. Le péché de désespoir ne comporte donc pas
une gravité plus grande, mais au contraire, moins grande que les autres péchés.
Cependant, le péché incurable paraît être le plus grave, d'après Jérémie (30, 12) : " Ta blessure est incurable, ta plaie est inguérissable. " Or le péché de désespoir est inguérissable, selon cette autre parole de Jérémie (15, 18) : " Ma plaie est désespérément rebelle à la guérison. " Le désespoir est donc le plus grave des péchés.
Conclusion
:
Les péchés qui s'opposent aux vertus théologales sont, par leur genre même, plus graves que les autres péchés. Puisque les vertus théologales ont Dieu pour objet, les péchés qui leur sont opposés impliquent directement et principalement une aversion loin de Dieu ; en effet, si l'on pouvait opérer une conversion au bien périssable sans aversion loin de Dieu, encore que cette conversion serait désordonnée, elle ne serait cependant pas péché mortel. C'est pourquoi le péché qui, en premier lieu et de soi, implique une aversion loin de Dieu est ce qu'il y a de plus grave parmi les péchés mortels.
Or, aux vertus théologales s'opposent l'infidélité, le désespoir et la haine de Dieu. La haine et l'infidélité, comparées au désespoir, se manifesteront plus graves, si on les considère en elles-mêmes, c'est-à-dire d'après ce qui constitue leur espèce propre. L'infidélité en effet vient de ce que l'homme ne croit pas à la vérité même de Dieu, la haine de Dieu est provoquée par le fait que la volonté de l'homme s'oppose à la bonté divine elle-même ; le désespoir vient de ce que l'homme n'espère pas participer lui-même à la bonté de Dieu. Cela montre que l'infidélité et la haine de Dieu s'opposent à Dieu dans son être même, mais que le désespoir s'oppose à Dieu dans la participation que nous prenons à sa bonté. Aussi y a-t-il plus grand péché, si l'on parle des péchés pris en eux-mêmes, à ne pas croire à la vérité de Dieu, ou à haïr Dieu, qu'à ne pas espérer obtenir de lui la gloire.
Mais si l'on compare le désespoir aux deux autres péchés par rapport à nous, alors le désespoir est plus périlleux, car c'est par l'espérance que nous nous détournons du mal et que nous commençons à rechercher le bien. C'est pourquoi, lorsque l'espérance a disparu, les hommes, sans aucun frein, se laissent aller aux vices et abandonnent tout effort vertueux. D'où, sur le texte des Proverbes (24, 10) : " Si, tombé, tu désespères au jour de ta détresse, ta force s'en trouvera diminuée ", la Glose commente " Il n'y a rien de plus exécrable que le désespoir ; celui qui désespère n'a plus aucune constance dans les travaux de cette vie, et, ce qui est pire, dans le combat de la foi. " Et S. Isidore déclare : " Commettre un crime c'est la mort de l'âme ; mais désespérer, c'est descendre en enfer. "
Solutions
:
Cela répond aux Objections.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, une même réalité ne vient pas de causes diverses. Or " le désespoir
de la vie future procède de la luxure " dit S. Grégoire. Il ne procède
donc pas de l'acédie.
2. De même que le désespoir
s'oppose à l'espérance, de même l'acédie s'oppose à la joie spirituelle. Or, la
joie spirituelle procède de l'espérance d'après l'épître aux Romains (12, 12) :
" Avec la joie de l'espérance. " L'acédie procède donc du désespoir,
et non le contraire.
3. Les contraires ont des
causes contraires. Or l'espérance à laquelle s'oppose le désespoir, semble
procéder de la considération des bienfaits de Dieu, et surtout de
l'Incarnation. S. Augustin dit en effet : " Il n'y avait rien d'aussi
nécessaire pour relever notre espérance que de nous manifester combien Dieu
nous aime. Or, quelle preuve plus manifeste avons-nous de cet amour que de voir
le Fils de Dieu daigner entrer en communauté avec notre nature ? " Le
désespoir procède donc davantage de la négligence d'une pareille contemplation
que de l'acédie.
Cependant, S. Grégoire range le désespoir parmi les vices qui naissent de l'acédie.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, l'objet de l'espérance est un bien difficile à obtenir, mais qu'il est possible d'atteindre ou par soi ou par autrui. C'est donc d'une double façon que peut défaillir chez quelqu'un l'espérance d'obtenir la béatitude : soit parce qu'il ne tient pas celle-ci pour un bien ardu, soit qu'il ne l'envisage pas comme susceptible d'être atteinte, par lui-même ou par autrui. Que nous ne goûtions pas les réalités spirituelles comme des biens, ou qu'elles ne nous paraissent pas de grands biens, cela vient surtout de ce que notre affectivité est infectée par l'amour des plaisirs corporels et surtout des plaisirs sexuels ; car l'amour de ces plaisirs fait que l'homme prend en dégoût les biens spirituels, et ne les espère pas comme des biens difficiles. Sous cet aspect, le désespoir est causé par la luxure.
Qu'un homme n'estime pas qu'il lui soit possible, par lui-même ou par autrui, d'atteindre un bien ardu, cela vient d'un abattement excessif ; quand celui-ci domine l'affectivité de l'homme, il lui fait croire qu'il ne pourra jamais se redresser pour atteindre aucun bien. Et parce que l'acédie est une tristesse qui déprime l'âme, sous cet aspect le désespoir est engendré par l'acédie. Or, c'est là le caractère propre de l'objet de l'espérance : qu'il puisse être atteint ; car les autres caractères - que l'objet soit bon et ardu - relèvent aussi d'autres passions. C'est donc plus spécialement de l'acédie que naît le désespoir, encore qu'il puisse naître de la luxure, pour la raison que nous avons dit.
Solutions
:
1. Cela répond à la
première objection.
2. Selon Aristote, de même
que l'espérance produit la délectation, de même aussi les hommes qui vivent
dans la joie voient leur espérance se fortifier. De la même façon, ceux qui
vivent dans la tristesse tombent plus facilement dans le désespoir, selon S.
Paul (2 Co 2, 7) : " Encouragez-le, de peur que cet homme-là ne vienne à
sombrer dans une tristesse excessive. " Cependant, l'objet de l'espérance
est le bien, auquel l'appétit tend par nature, tandis que ce n'est pas par
nature qu'il s'en éloigne, mais seulement à cause d'un empêchement qui survient.
C'est pourquoi la joie naît plus directement de l'espérance, et inversement le
désespoir naît plus directement de l'acédie.
3. Que nous négligions de considérer les bienfaits de Dieu, cela même vient de l'acédie. En effet, l'homme dominé par une passion pense avant tout à ce qui concerne cette passion. (,'est pourquoi l'homme établi dans la tristesse n i pas facilement des pensées fortes et joyeuses, mais seulement des pensées tristes, à moins que par un grand effort il ne s'en détourne.
1. Sur quel objet se fonde la présomption ? - 2. Est-elle un péché ? - 3. A quoi s'oppose-t-elle ? - 4. Quel vice lui donne naissance ?
Objections
:
1. Il semble que, dans la
présomption, péché contre le Saint-Esprit, l'homme ne s'appuie pas sur Dieu,
mais sur sa vertu propre. En effet, moins une vertu est solide, plus grave est
le péché de celui qui s'y appuie à l'excès. Or la vertu de l'homme est moindre
que la vertu de Dieu. Celui qui présume des forces humaine pèche donc plus
gravement que celui qui présume de la puissance divine. Or le péché contre le
Saint-Esprit est le plus grave qui soit. Dans la présomption, qu'on donne comme
une espèce de péché contre le Saint-Esprit, on s'appuie donc sur la force de
l'homme plus que sur celle de Dieu.
2. Le péché contre le
Saint-Esprit engendre d'autres péchés, car on appelle péché contre l'Esprit
Saint la malice qui fait pécher. Or les autres péchés paraissent davantage
naître le la présomption de l'homme envers lui-même que de sa présomption
envers Dieu. Puisque l'amour de soi est le principe du péché, comme l'a montré
S. Augustin. Il semble donc que dans la présomption, péché contre le
Saint-Esprit, on s'appuie avant tout sur les forces de l'homme,
3. Le péché provient d'une
conversion désordonnée au bien périssable. Or la présomption est un péché. Elle
provient donc d'une conversion aux forces humaines, qui sont un bien
périssable, plus que d'une conversion à la puissance divine, qui est le bien
immuable.
Cependant, de même que le désespoir fait mépriser la miséricorde divine sur laquelle s'appuie l'espérance, de même la présomption fait mépriser la justice divine, qui punit les pécheurs. Mais, comme la miséricorde, la justice aussi est en Dieu. De même donc que le désespoir consiste à se détourner de Dieu, de même la présomption consiste à se tourner vers Dieu d'une façon désordonnée.
Conclusion
:
La présomption semble impliquer un certain excès dans l'espérance. Or l'objet de l'espérance est un bien ardu et possible. Mais une chose peut être possible à l'homme d'une double façon : par sa vertu propre, et par la seule vertu divine. Vis-à-vis de l'une et l'autre espérance il peut y avoir présomption par excès. S'il s'agit de l'espérance par laquelle on se confie en sa propre vertu, la présomption tient à ce que l'homme vise, comme proportionné à ses forces, un bien qui dépasse sa puissance, selon ce texte du livre de Judith (6,15 Vg) : " Tu abaisses ceux qui présument d'eux-mêmes. " Une telle présomption s'oppose à la vertu de magnanimité qui établit le juste milieu dans l'espoir humain.
Quant à l'espérance qui adhère à la puissance de Dieu, il peut y avoir présomption par manque de modération, quand l'homme tend à un bien qu'il estime possible par référence à la puissance et à la miséricorde divines, et qui, de fait, n'est pas possible : ainsi, pour le pécheur, espérer obtenir son pardon sans pénitence, ou la gloire sans mérites. Cette présomption est à proprement parler une espèce du péché contre le Saint-Esprit, car elle fait qu'on rejette ou qu'on méprise l'aide du Saint-Esprit, aide par laquelle l'homme est retiré du péché.
Solutions
:
1. Comme on l'a dit plus
haut b, le péché contre Dieu est, par son genre même, plus grave que les autres
péchés. Aussi la présomption qui fait que l'homme s'appuie d'une manière
désordonnée sur Dieu est un péché plus grave que la présomption qui le fait se
confier à sa valeur personnelle. En effet, s'appuyer sur la puissance divine
pour rechercher ce qui ne convient pas à Dieu, c'est amoindrir la puissance
divine. Or, à l'évidence, celui-là pèche plus gravement, qui diminue la
puissance divine, que celui qui surfait sa valeur personnelle.
2. Cette présomption, qui
nous fait présumer de Dieu d'une manière désordonnée, inclut bien, elle aussi,
un amour de soi, par lequel on désire son bien propre en dehors de l'ordre
divin. En effet ce que nous désirons beaucoup, nous estimons que les autres
peuvent facilement nous le procurer, même s'ils ne le peuvent pas.
3. La présomption de la miséricorde divine comporte et une conversion au bien périssable, en tant quelle procède d'un désir déraisonnable du bien propre, et une aversion loin du bien immuable, en ce qu'elle attribue à la puissance divine ce qui ne lui convient pas ; par là, en effet, l'homme se détourne de la vérité divine.
Objections
:
1. Il semble que la
présomption ne soit pas un péché. En effet, aucun péché ne peut fournir un
motif d'être exaucé par Dieu. Or c'est à la présomption que certains doivent
d'être exaucés par Dieu ; on lit en effet dans Judith (9,17) : "
Exauce-moi, malheureuse qui te supplie et qui présume de ta miséricorde. "
Présumer de la miséricorde divine n'est donc pas un péché
2. La présomption implique
un excès d'espérance. Or, dans l'espérance qu'on a de Dieu, il ne peut y avoir
d'excès, parce que la puissance et la miséricorde divines sont infinies. La
présomption ne semble donc pas être un péché.
3. Ce qui est péché
n'excuse pas du péché. Or la présomption excuse du péché : le Maître des
Sentences dit en effet qu'Adam a péché moins gravement parce qu'il a péché en
espérant le pardon, ce qui semble être de la présomption. La présomption n'est
donc pas un péché.
Cependant, on classe la présomption comme une espèce du péché contre le Saint-Esprit.
Conclusion
:
Ainsi que nous l'avons dit pour le désespoir, tout mouvement de l'appétit qui se conforme a une connaissance erronée, est de soi mal et péché. Or la présomption est un mouvement appétitif, car elle implique une espérance désordonnée. Par ailleurs, elle se conforme à une connaissance fausse, ainsi que le désespoir : de même, en effet, qu'il est faux que Dieu ne pardonne pas à ceux qui se repentent, ou qu'il ne convertisse pas les pécheurs à la pénitence, de même est-il faux qu'il accorde son pardon à ceux qui persévèrent dans le péché, et qu'il dispense sa gloire à ceux qui cessent de faire le bien ; et c'est à cette opinion que se conforme la présomption. C'est pourquoi la présomption est un péché. Moins grave cependant que le désespoir, et cela dans la mesure même où c'est davantage le propre de Dieu d'être miséricordieux et de pardonner que de punir, à cause de son infinie bonté. Être miséricordieux convient à Dieu par sa nature même ; être justicier lui convient à cause de nos péchés.
Solutions
:
1. " Présumer " est quelquefois mis pour
" espérer " parce que la véritable espérance que nous avons en Dieu
semble elle-même une présomption si on la mesure à la condition de l'homme.
Mais elle n'est pas présomption, si l'on prend garde à l'immensité de la bonté
divine.
2. La présomption
n'implique pas un excès d'espérance du fait qu'on espère trop de Dieu, mais du
fait qu'on attend de Dieu ce qui ne convient pas à Dieu. Et c'est là aussi trop
peu espérer de lui, car c'est dans une certaine mesure amoindrir sa puissance,
nous l'avons dit.
3. Pécher avec le propos de persévérer dans sa faute à cause de l'espérance du pardon, appartient à la présomption. Et cette circonstance ne diminue pas, mais au contraire augmente le péché. Mais pécher tout en gardant l'espérance de recevoir un jour son pardon, en se proposant d'abandonner le péché et d'en faire pénitence, ce n'est pas de la présomption, et une telle circonstance diminue le péché ; car c'est manifester qu'on a une volonté moins décidée à pécher.
Objections
:
1. Il semble bien que la
présomption s'oppose à la crainte plus qu'à l'espérance. En effet, la crainte
désordonnée s'oppose à la juste crainte. Or la présomption semble en rapport
avec un désordre de la crainte ; la Sagesse déclare en effet (17, 11 Vg) :
" La crainte favorise la présomption ", parce qu'une "
conscience qui n'est pas tranquille présume toujours le pire " (17, 10
Vg). La présomption s'oppose donc à la crainte plus qu'à l'espérance.
2. On appelle contraires
les réalités qui se trouvent éloignées au maximum. Or la présomption est plus
éloignée de la crainte que de l'espérance, parce que la présomption implique un
mouvement vers son objet, comme l'espérance, tandis que la crainte s'éloigne de
son objet. La présomption est donc contraire à la crainte plus qu'à
l'espérance.
3. La présomption supprime
totalement la crainte ; ce n'est pas totalement qu'elle exclut l'espérance,
mais seulement sa certitude. Puisque les réalités qui se détruisent l'une
l'autre sont opposées, il semble que la présomption s'oppose à la crainte plus
qu'à l'espérance.
Cependant, deux vices opposés l'un à l'autre sont contraires à une même vertu ; ainsi la timidité et l'audace sont contraires à la force. Mais le péché de présomption est contraire au péché de désespoir, qui s'oppose directement à l'espérance. Il semble donc que la présomption, elle aussi, s'oppose plus directement à l'espérance.
Conclusion
:
Selon S. Augustin " toutes les vertus ont en face d'elles, non seulement les vices qui s'y opposent par une différence manifeste, comme la témérité et la prudence, mais aussi ceux qui, sous quelque aspect, leur sont voisins et leur ressemblent, non pas véritablement mais sous une trompeuse apparence, comme l'astuce et la prudence ". Et Aristote dit aussi qu'une vertu semble avoir avec l'un des vices qui lui sont opposés, une parenté plus étroite qu'avec l'autre : ainsi la tempérance avec l'insensibilité, et la force avec l'audace. La présomption semble donc comporter une évidente opposition à la crainte, surtout à la crainte servile qui vise le châtiment voulu par la justice de Dieu, et dont la présomption espère le pardon. Cependant, malgré une fausse ressemblance, elle s'oppose davantage à l'espérance, car elle implique une espérance désordonnée en Dieu. Et parce que les réalités qui sont d'un même genre s'opposent plus directement que celles appartenant à des genres divers (car les contraires sont dans un même genre), la présomption s'oppose à l'espérance plus directement qu'à la crainte ; car toutes deux regardent le même objet pour s'y appuyer ; mais l'espérance dans l'ordre, et la présomption de façon désordonnée.
Solutions
:
1. C'est d'une manière
abusive qu'on parle d'espérance à propos d'un mal, car à proprement parler il
n'y a d'espérance que du bien ; de même pour la présomption. Et c'est de cette
façon qu'on appelle présomption le désordre de la crainte.
2. On appelle contraires
les réalités éloignées au maximum, mais dans le même genre. Or la présomption
et l'espérance comportent un mouvement d'un même genre, et qui peut être ou
dans l'ordre ou dans le désordre. Et c'est pourquoi la présomption est
contraire à l'espérance plus directement qu'à la crainte ; car elle s'oppose à
l'espérance en raison d'une différence propre, comme ce qui est désordonné à ce
qui est ordonné ; mais elle s'oppose à la crainte à cause de la différence de
son genre, qui est un mouvement d'espérance.
3. Parce que la présomption s'oppose à la crainte par contrariété de genre, et à la vertu d'espérance par contrariété de différence, la présomption supprime totalement la crainte, même quant au genre ; mais elle ne supprime l'espérance que dans sa différence spécifique, par exclusion de l'ordre qu'implique l'espérance.
Objections
:
1. Il semble que la
présomption n'ait pas pour cause la vaine gloire, car la présomption paraît
s'appuyer à l'extrême sur la miséricorde divine. Or la miséricorde regarde la
misère, qui s'oppose à la gloire. Donc la présomption n'a pas pour origine la
vaine gloire.
2. La présomption s'oppose
au désespoir. Or le désespoir naît de la tristesse, nous l'avons dit. Puisque
des réalités opposées ont des causes opposées, il semble que la présomption naisse
de la délectation. Et ainsi il paraît qu'elle naît des vices de la chair, dont
les délectations sont les plus violentes.
3. Le vice de présomption
consiste en ce que l'homme tend, comme s'il le pouvait vraiment, à un bien
qu'il ne peut pas atteindre. Or estimer possible ce qui est impossible, cela
vient de l'ignorance. La présomption a donc pour cause l'ignorance plus que la
vaine gloire.
Cependant, S. Grégoire déclare que " la présomption des nouveautés " est fille de la vaine gloire.
Conclusion
:
Nous avons signalé deux sortes de présomptions. L'une prend appui sur la valeur personnelle du sujet et poursuit un objet qu'elle croit possible d'atteindre, alors qu'il dépasse les forces propres de ce sujet. Une telle présomption vient manifestement de la vaine gloire : désirant beaucoup de gloire, il s'ensuit qu'on s'attaque à une gloire au-dessus de ses forces. Et au premier rang de ces gloires, il y a les nouveautés qui attirent la plus grande admiration. C'est pourquoi S. Grégoire a mis à bon droit la présomption des nouveautés comme fille de la vaine gloire.
Il y a une autre présomption, qui s'appuie d'une façon désordonnée sur la miséricorde et la puissance divines ; ce qui lui donne l'espérance d'obtenir la gloire sans mérites et le pardon sans pénitence. Pareille présomption paraît bien naître en ligne directe de l'orgueil : l'homme a de lui-même une telle estime qu'il arrive à penser que, même alors qu'il pèche, Dieu ne peut pas le punir ni l'exclure de sa gloire.
Solutions
:
Cela donne la réponse aux Objections.
1. Les préceptes concernant l'espérance. - 2. Les préceptes concernant la crainte.
Objections
:
1. Il semble qu'il n'y ait
à donner aucun précepte concernant la vertu d'espérance, car ce qu'un seul principe
peut réaliser n'a pas besoin de l'appui d'un autre principe. Or l'homme est
suffisamment porté à espérer le bien par l'inclination même de sa nature. Il
n'a donc pas à y être poussé par un précepte de la loi.
2. Puisque les préceptes
sont donnés en vue des actes des vertus, les principaux préceptes doivent être
promulgués pour les actes des principales vertus. Mais, parmi toutes les
vertus, les principales sont les trois vertus théologales : foi, espérance, et
charité. Puisque les principaux préceptes sont ceux du décalogue, auxquels se
ramènent tous les autres comme on l'a dit, il semble que, si l'on donnait un
précepte relatif à l'espérance, il devrait se trouver dans les préceptes du
décalogue. Or il ne s'y trouve pas. Il semble donc qu'il n'y ait à donner aucun
précepte légal concernant l'acte d'espérance.
3. Commander l'acte d'une
vertu et interdire l'acte du vice opposé relèvent d'un même motif. Or on ne
trouve pas de précepte qui interdise le désespoir, opposé à l'espérance. Il
semble donc qu'il ne convienne pas davantage de donner un précepte relatif à
l'espérance.
Cependant, sur le texte de S. Jean (15,12) : " Mon précepte est que vous vous aimiez les uns les autres ", S. Augustin déclare : " Combien nombreux sont pour nous les commandements concernant la foi. Combien nombreux sont ceux qui concernent l'espérance ! " Au sujet de l'espérance il convient donc de donner des préceptes.
Conclusion
:
Parmi les préceptes qu'on trouve dans la Sainte Écriture, certains portent sur la substance de la loi, d'autres sur des préambules à la loi.
Les préambules de la loi sont ceux dont la non-existence ne laisserait aucune place à la loi Tels sont les préceptes relatifs à l'acte de foi et à l'acte d'espérance ; car c'est par l'acte de foi que l'esprit de l'homme est incliné à reconnaître que l'auteur de la loi est tel qu'on doit se soumettre à lui ; c'est par l'espérance de la récompense que l'homme est porté à l'observance des préceptes Les préceptes touchant la substance de la loi sont ceux qui sont imposés à l'homme déjà soumis et prêt à obéir, et dont le rôle est d'assurer la rectitude de la vie. C'est pourquoi ces préceptes sont dans la promulgation de la loi, proposés aussitôt par mode de commandements.
Mais il n'y avait pas à proposer les précepte de l'espérance et de la foi sous ce mode impératif car, si l'homme ne croyait pas et n'espérait pas déjà,, c'est inutilement que la loi les lui proposerait. Mais, de même que le précepte de la foi a dû être proposé par mode de déclaration ou de rappel, de même aussi a-t-il fallu, dans la première promulgation de la loi, proposer le précepte de l'espérance sous forme de promesse ; en effet, celui qui promet des récompenses à ceux qui obéissent, incite de ce fait à l'espérance. Aussi toutes les promesses contenues dans la loi ont-elles pour but de promouvoir l'espérance.
Toutefois, quand la loi est déjà établie, il appartient aux sages, non seulement d'amener les hommes à l'observation des préceptes, mais aussi et bien davantage de les amener à garder les fondements de la loi ; c'est pourquoi après le premier établissement de la loi, la Sainte Écriture pousse les hommes à l'espérance de multiples façons, même par mode d'admonition ou de précepte, et non plus seulement par mode de promesse, comme dans la loi. On le voit dans le Psaume (62, 9) : " Espérez en lui, toute l'assemblée du peuple ", et dans bien d'autres endroits de l'Écriture.
Solutions
:
1. La nature donne
l'inclination suffisante pour espérer le bien proportionné à la nature humaine.
Mais, pour que l'homme espère le bien surnaturel il a fallu qu'il y soit amené
par l'autorité de la loi divine, soit avec des promesses, soit avec des
admonitions et des préceptes. Et cependant, même pour des réalités auxquelles
la raison naturelle incline, comme les actes des vertus morales, il a été
nécessaire de donner les préceptes de la loi divine, pour affermir davantage
cette raison, et surtout parce que celle-ci était obscurcie par les convoitises
du péché.
2. Les préceptes du
décalogue se rattachent au premier établissement de la loi. Et c'est pourquoi,
dans ces préceptes, il n'y avait pas à donner de commandement relatif à
l'espérance, mais il a suffi d'engager à l'espérance en mettant quelques
promesses, comme on le voit dans le premier et dans le quatrième préceptes.
3. Pour les choses dont l'observation est exigée à titre de devoir, il suffit de donner un précepte affirmatif au sujet de ce qu'on doit faire : et par là même sont comprises les interdictions des actes à éviter. C'est ainsi qu'il y a le précepte d'honorer ses parents ; mais il n'est interdit d'insulter ses parents que par l'adjonction dans la loi d'un châtiment pour les enfants irrespectueux. Et parce que c'est un devoir nécessaire au salut de l'homme que d'espérer en Dieu, l'homme y a été engagé par un des moyens que nous venons de dire, d'une façon affirmative, ce qui sous-entend que le contraire lui est interdit.
Objections
:
1. Il semble qu'il n'y ait
pas eu lieu de donner, dans la loi, un précepte relatif à la crainte. En effet,
la crainte de Dieu porte sur des choses qui sont des préambules à la loi,
puisqu'elle est le commencement de la sagesse. Or les préambules à la loi ne
tombent pas sous le précepte de la loi. Il n'y a donc pas à donner de précepte
légal concernant la crainte.
2. La cause étant posée,
l'effet l'est aussi. Or l'amour est cause de la crainte, car toute crainte
procède d'un amour, selon S. Augustin. Donc, le précepte de l'amour étant posé,
il aurait été superflu de prescrire la crainte.
3. A la crainte s'oppose, d'une certaine manière, la présomption. Or on ne trouve dans la loi aucune prohibition concernant la présomption. Il semble donc qu'il n'y ait pas eu non plus à donner de précepte relatif à la crainte.
En sens contraire : le Deutéronome déclare (10, 12) : " Maintenant, Israël, que demande de toi le Seigneur ton Dieu, sinon de craindre le Seigneur ton Dieu ? " Or Dieu réclame de nous ce qu'il nous commande d'observer. Donc la crainte de Dieu tombe sous le précepte.
Conclusion
:
Il y a une double crainte, servile et filiale. De même que l'homme est engagé à observer les préceptes de la loi par l'espoir des récompenses, de même aussi est-il engagé à observer la loi par la crainte des châtiments, qui est la crainte servile.
Or nous venons de le montrer e, il n'y avait pas lieu, en donnant la loi, de porter un précepte sur l'acte d'espérance ; mais les hommes devaient y être engagés par des promesses. De même, il n'y avait pas lieu de porter un précepte concernant la crainte du châtiment, parce que les hommes y seraient engagés par la menace des châtiments. Ce qui fut fait, et dans les préceptes mêmes du décalogue, et ensuite par voie de conséquence dans les préceptes secondaires de la loi. Mais, de même que par la suite, les sages et les prophètes en vue de fixer les hommes dans l'observance de la loi, donnèrent des enseignements relatifs à l'espérance, par mode d'admonition et de précepte, de même firent-ils aussi pour la crainte.
Quant à la crainte filiale, qui témoigne révérence à Dieu, elle est comme un genre relativement à l'amour de Dieu, et un principe de toutes les observances accomplies par révérence envers Dieu. Et c'est pourquoi, pour la crainte filiale, la loi a donné des préceptes, comme aussi pour la charité, parce que l'une et l'autre sont un préambule aux actes extérieurs prescrits dans la loi, et que visent les préceptes du décalogue. Et c'est pourquoi l'autorité scripturaire invoquée ici réclame de l'homme la crainte : et pour qu'il marche dans la voie de Dieu en lui rendant un culte, et pour qu'il l'aime.
Solutions
:
1. La crainte filiale est
un préambule à la loi, non pas comme quelque chose d'externe, mais comme le
principe de la loi, de même que la dilection. C'est pourquoi furent donnés
sujet de l'une et de l'autre, des préceptes qui sont d'une certaine façon comme
des principes communs de toute loi.
2. De l'amour découle la
crainte filiale, comme aussi toutes les autres bonnes actions faites par
charité. Et c'est pourquoi, de même qu'après le précepte de la charité sont
donnés les préceptes relatifs aux autres vertus, de même aussi sont donnés en
même temps les commandements concernant la crainte et l'amour de charité. Comme
dans les sciences démonstratives où il ne suffit pas de poser les principes
premiers, si l’on ne donne aussi les conclusions qui en découlent, soit d'une
façon immédiate, soit d’une façon éloignée.
3. Amener à la crainte suffit pour empêcher la présomption, comme aussi amener à l'espérance suffit pour exclure le désespoir, nous l'avons dit.
Après l'espérance, il faut étudier maintenant la charité : d'abord la charité elle-même, puis le don de sagesse qui lui correspond. Sur le premier point, cinq considérations : 1° la charité elle-même ; 2° son objet ; 3° ses actes ; 4° les vices qui lui sont opposés ; 5° les préceptes qui s'y rapportent.
La première considération, à son tour, se divisera en deux : 1° la charité en elle-même ; 2° la charité par rapport à son sujet.
1. La charité est-elle une amitié ? - 2. Est-elle quelque chose de créé dans l'âme ? - 3. Est-elle une vertu ? - 4. Est-elle une vertu spéciale ? - 5. Est-elle une seule vertu ? - 6. Est-elle la plus excellente des vertus ? - 7. Sans elle, peut-il y avoir quelque vertu véritable ? - 8. Est-elle la forme des vertus ?
Objections
:
1. Non, semble-t-il. En
effet, dit Aristote : " Rien n'est plus propre à l'amitié que le
fait pour des amis de vivre ensemble. " Or la charité, dans l'homme, vise
Dieu et les anges, lesquels " n'ont point de commerce avec les hommes
", dit le livre de Daniel (2, 11 Vg). La charité n'est donc pas une
amitié.
2. Il ne peut y avoir
d'amitié sans réciprocité, selon Aristote. Or, la charité doit exister même à
l'égard des ennemis, selon cette parole (Mt 5,44) : " Aimez vos ennemis.
" Donc la charité n'est pas une amitié.
3. Aristote distingue
" trois espèces d'amitié de ce qui est délectable, de ce qui est utile et
de ce qui est honnête ". Or la charité n'est pas une amitié de ce qui est
utile ou délectable, car S. Jérôme dit : " La véritable affection, celle
qui se cimente dans l'union au Christ, n'est pas l'affection qu'inspirent les
avantages de la vie en commun, la présence seulement corporelle, la flatterie
trompeuse et caressante, mais celle que nous enseignent la crainte de Dieu et
la méditation des divines Écritures. " De même, la charité n'est pas une
amitié qui vise l'honnête, puisqu'elle nous fait aimer même les pécheurs. Or
l'amitié de ce qui est honnête, dit Aristote . ne s'adresse qu'aux hommes
vertueux. La charité n'est donc pas une amitié.
Cependant, on lit en S. Jean (15, 15) " je ne vous appellerai plus serviteurs, mais amis. " Or cela n'était dit aux disciples qu'au titre de la charité. Celle-ci est donc bien une amitié.
Conclusion
:
D'après Aristote ce n'est pas un
amour quelconque qui a raison d'amitié, mais seulement l'amour qui s'accompagne
de bienveillance, celui qui implique que nous voulons du bien à ceux que nous
aimons. Si, au lieu de vouloir le bien des réalités aimées nous recherchons pour
nous ce qu'elles ont de bon, quand nous disons par exemple aimer le vin, ou le
cheval, etc., ce n'est plus un amour d'amitié, mais un amour de convoitise ; il
serait en effet ridicule de dire de quelqu'un qu'il a de l'amitié pour du vin
ou pour un cheval.
Cependant, la bienveillance ne suffit pas pour constituer l'amitié ; il faut de plus qu'il y ait réciprocité d'amour, car un ami est l'ami de celui qui est lui-même son ami. Or, une telle bienveillance mutuelle est fondée sur une certaine communication.
Donc, puisqu'il y a une certaine communication de l'homme avec Dieu du fait que celui-ci nous rend participants de sa béatitude, il faut qu'une certaine amitié se fonde sur cette communication. C'est au sujet de celle-ci que S. Paul dit (1 Co 1, 9) : " Il est fidèle, le Dieu par qui vous avez été appelés à la communion de son Fils. " Il est donc évident que la charité est une amitié de l'homme pour Dieu.
Solutions
:
1. Dans l'homme il y a deux
sortes de vie : l'une extérieure, selon la nature sensible et corporelle ; de
ce côté nous n'avons pas de communication ou de commerce avec Dieu ni avec les
anges. L'autre est celle de l’homme spirituel, qui convient à son âme ; sous ce
rapport, nous sommes en relation avec Dieu et les Anges. Dans notre
condition présente, ce commerce est encore imparfait, ce qui fait dire à
l'Apôtre (Ph 3, 20) : " Notre cité est dans les cieux. " Mais il
atteindra sa perfection dans la patrie, lorsque " les serviteurs de Dieu
lui rendront hommage et verront sa face ", selon l'Apocalypse (22, 3). Et
c'est pourquoi notre charité n'est pas parfaite ici-bas, mais le deviendra au
ciel.
2. On a de l'amitié pour
quelqu'un de deux façons. Ou bien on l'aime pour lui-même, et alors l'amitié ne
peut s'adresser qu'à l'ami. Ou bien on aime quelqu'un à cause d'une autre
personne. Ainsi, lorsque l'on a de l'amitié pour quelqu’un, on aimera encore à
cause de lui tous ceux qui sont en rapport avec lui, ses fils, ses serviteurs,
ou n'importe lequel de ses proches. Et l'amitié que nous avons pour un ami peut
être si grande qu'à cause de lui nous aimions ceux qui lui sont liés, même
s'ils nous offensent ou nous haïssent. C'est de cette manière que notre amitié
de charité s'étend même à nos ennemis : nous les aimons de charité, en
référence à Dieu auquel va principalement notre amitié de charité.
3. L'amitié de ce qui est " honnête " ne s'adresse qu'à l'homme vertueux, comme à la personne principalement aimée ; mais à cause de lui, on se prend à aimer ceux qui lui sont unis, même s'ils ne sont pas vertueux. De cette façon, la charité qui est par excellence une amitié de ce qui est honnête, s'étend jusqu'aux pécheurs que nous aimons de charité à cause de Dieu.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. S.
Augustin dit en effet : " Du moment qu'on aime le prochain, on doit aimer
l'amour lui-même. Or Dieu est Amour. Il s'ensuit que Dieu est le premier objet
de notre amour. " Et au même traité, il ajoute : " Il est dit que
Dieu est charité, comme il est dit que Dieu est esprit. " La charité est
donc Dieu lui-même, et non pas quelque chose de créé dans l'âme.
2. Dieu est spirituellement
la vie de l'âme, comme l'âme est la vie du corps : " Lui-même est ta vie
", est-il décrit au Deutéronome (9, 20). Mais l'âme vivifie le corps par
elle-même ; c'est donc par lui-même que Dieu vivifie l'âme. Or c'est par la
charité qu'il la vivifie, selon la parole de S. Jean (1 Jn 3, 14) : " Nous
reconnaissons à l'amour que nous sommes passés de la mort à la vie. " Donc
Dieu est cette charité elle-même.
3. Rien de ce qui est créé
ne possède une vertu infinie ; bien au contraire toute créature n'est que
vanité. Or la charité, loin d'être vanité, s'oppose plutôt à tout ce qui est
vain ; et elle a une vertu infinie, puisqu'elle conduit l'âme humaine au bien
infini. Elle n'est donc pas quelque chose de créé dans l'âme.
Cependant, S. Augustin déclare " J'appelle charité un mouvement de notre coeur qui nous porte à jouir de Dieu pour lui-même. " Or un mouvement de notre coeur est quelque chose de créé dans l'âme ; donc aussi la charité.
Conclusion
:
Le Maître des Sentences étudie cette question et il affirme que la charité n'est pas quelque chose de créé dans l'âme, mais le Saint-Esprit lui-même habitant notre âme. Il n'entendait pas dire que le mouvement d'amour par lequel nous aimons Dieu est le Saint-Esprit lui-même, mais qu'il procède du Saint-Esprit sans l'intermédiaire d'aucun habitus, alors que d'autres actes vertueux en procèdent par la médiation des habitus d'autres vertus : d'espérance, de foi, etc. Et il parlait ainsi à cause de l'excellence de la charité.
Mais, à y bien regarder, une telle opinion tourne plutôt au détriment de la charité. En effet, le mouvement de la charité ne procède pas du Saint-Esprit agissant sur l'esprit humain de telle façon que celui-ci serait seulement mû sans être aucunement principe de ce mouvement, comme un corps est mû par un principe qui lui est extérieur. Car c'est contraire à la nature du volontaire, dont le principe doit être intérieur, nous l'avons dit. Dans ce cas, l'acte d'aimer ne serait pas volontaire, ce qui implique contradiction, puisque l'amour est essentiellement un acte de la volonté. De même on ne peut pas dire que le Saint-Esprit meut la volonté à l'acte d'aimer comme on meut un instrument, car un instrument, s'il est principe de l'acte, n'a pas en soi le pouvoir de se déterminer à agir ou à ne pas agir. Car ainsi serait aboli tout volontaire et exclu tout motif de mérite, alors que, nous l'avons reconnu plus haut, la dilection de la charité est la racine du mérite. Il faut donc que la volonté soit mue à aimer par le Saint-Esprit de telle manière qu'elle aussi soit cause efficiente de l'acte.
Or, aucun acte n'est produit de façon parfaite par une puissance active s'il n'est pas rendu connaturel à cette puissance par une certaine forme qui soit principe d'action. Ainsi Dieu, qui meut tous les êtres vers les fins qui leur sont dues, a-t-il donné à chacun de ces êtres des formes qui les inclinent vers les fins qu'il leur a assignées ; et en cela, comme le dit la Sagesse (8, 1 Vg), " il a disposé toutes choses avec douceur ". Or il est évident que l'acte de charité dépasse ce que notre puissance volontaire peut par sa seule nature. Donc, si une forme ne lui était surajoutée pour l'incliner à cet acte de dilection, il s'ensuivrait que cet acte serait plus imparfait que les actes naturels et que les actes des autres vertus ; il ne serait ni aisé, ni délectable. Or, c'est manifestement faux ; car aucune vertu n'a, autant que la charité, d'inclination à son acte, et de joie à le produire. Il est donc souverainement nécessaire pour l'acte de charité qu'une forme habituelle soit surajoutée à notre puissance naturelle, qui l'incline à cet acte, et lui donne ainsi d'agir avec promptitude et joie.
Solutions
:
1. L'essence divine est
charité, comme elle est sagesse et bonté. De même donc qu'on nous dit bons par
la bonté divine, sages par la sagesse divine, du fait que la bonté qui est en
nous est une participation de la bonté divine, et la sagesse qui est en nous,
une participation de la sagesse divine ; de même, la charité par laquelle nous
aimons le prochain est une participation de la charité divine. Cette manière de
parler est coutumière chez les platoniciens ; et S. Augustin était imbu de
leurs doctrines. Aussi les formules qu'il emploie occasionnent-elles des
erreurs chez ceux qui n'y prennent pas garde.
2. C'est par mode
d'efficience que Dieu est la vie de l'âme ; mais c'est formellement que la
charité est la vie de l'âme, comme l'âme est la vie du corps. Aussi peut-on en
conclure que la charité est unie immédiatement à l'âme, comme l'âme est unie
immédiatement au corps.
3. La charité agit comme une forme. Or l'efficacité d'une forme dépend de la puissance de l'agent qui introduit cette forme. C'est pourquoi il est évident que la charité n'est pas quelque chose de vain. Parce qu'elle produit un effet infini, en unissant notre âme à Dieu et en la justifiant, elle prouve l'infinité de la puissance de Dieu, qui est son auteur.
Objections
:
1. Non, semble-t-il, car la
charité est une amitié. Or les philosophes n'enseignent pas que l'amitié soit
une vertu ; c'est clair chez Aristote 1 car on ne la trouve énumérée ni parmi
les vertus morales, ni parmi les vertus intellectuelles. Elle n'est donc pas
une vertu.
2. Pour Aristote, " la
vertu est l'achèvement d'une puissance ". Or ce n'est pas la charité qui
est un achèvement, mais plutôt la joie et la paix. Celles-ci donc sont des
vertus, bien plutôt que la charité.
3. Toute vertu est un
habitus du genre accident. Mais la charité ne peut être un habitus accidentel
puisqu'elle est plus noble que l'âme elle-même, et qu'aucun accident ne peut
être plus noble que son sujet. Donc la charité n'est pas une vertu.
Cependant, S. Augustin dit : " La charité est une vertu qui, lorsque notre affection est parfaitement droite, nous unit à Dieu et nous le fait aimer. "
Conclusion
:
Les actes humains sont bons selon qu'ils sont conformes à la règle et à la mesure requises. Et c'est pourquoi la vertu humaine, qui est le principe de tous les actes bons de l'homme, consiste à atteindre la règle des actes humains. Or cette règle est double, nous l'avons dit plus haut. C'est la raison humaine, et Dieu lui-même : ainsi, de même que la vertu morale se définit par le fait d'être " selon la raison droite ", dit Aristote, de même atteindre Dieu prend raison de vertu, comme nous l'avons déjà montré pour la foi et l'espérance. Donc, puisque la charité atteint Dieu en nous unissant à lui, ainsi que l'affirme S. Augustin dans le texte cité (en sens contraire), il s'ensuit que la charité est une vertu.
Solutions
:
1. Aristote ne nie pas
absolument que l'amitié soit une vertu, mais il dit " qu’elle est vertu,
ou qu'elle va avec la vertu ". Il est en effet possible de soutenir
qu'elle est une vertu morale, ayant pour matière nos actions à l'égard
d’autrui, bien qu'elle les envisage sous un autre aspect que la justice. La
justice, en effet, concerne les actions envers autrui du point de vue de ce qui
est dû légalement, tandis que l'amitié les envisage au titre d'une certaine
dette amicale ou morale, ou mieux encore de bienfait gratuit, comme le montre
Aristote. Cependant, on peut dire aussi que l'amitié n'est pas une vertu
distincte par elle-même des autres vertus. On ne saurait en effet lui trouver
le caractère louable et honnête sinon d’après son objet, c'est-à-dire selon
qu'elle se trouve fondée sur l'honnêteté des vertus ; cela se voit dans le fait
que toute amitié n'est pas louable ni honnête ; ainsi l'amitié qui vise le
plaisir et l'utilité. L’amitié vertueuse est donc une conséquence de la vertu
plutôt qu'elle n'est elle-même une vertu. Il n'en est pas de même de la
charité, qui n’est pas fondée principalement sur la vertu humaine, mais sur la
bonté divine.
2. Aimer quelqu'un et
éprouver de la joie à son propos relève de la même vertu, puisque la joie suit
l'amour comme nous l'avons montré au traité des passions. On appellera donc
vertu l’amour, mais on ne le dira pas de la joie, qui est l’effet de l'amour.
Quant à déclarer que la vertu est l'achèvement (de la puissance), cela ne
signifie as qu'elle soit un effet de la puissance, mais la surpasse comme cent
livres sont davantage que quarante.
3. Tout accident considéré dans son être est inférieur à une substance, car la substance est un être qui existe par soi, tandis que l'accident n'existe que dans un autre. Mais, si l'on se place au point de vue de l'espèce de l'accident, il faut dire ceci : l'accident qui est causé par les principe du sujet est inférieur au sujet, comme un effet est inférieur à sa cause ; tandis que celui qui provient de la participation d'une nature supérieure est supérieur à son sujet, du fait qu'il porte la ressemblance de la nature supérieure. Ainsi la lumière est-elle de nature plus élevée que le milieu diaphane qui la reçoit. De cette manière, en tant qu'elle est une certaine participation du Saint Esprit, la charité a plus de dignité que l'âme.
Objections
:
1. Il semble bien que non.
S. Jérôme dit en effet : " Pour résumer brièvement la définition de
toutes les vertus, je dirai : la vertu est la charité par laquelle nous aimons
Dieu et le prochain. " Et S. Augustin écrit : " La vertu est
l'ordre de l'amour. " Or une vertu spéciale ne peut entrer dans la
définition de la vertu en général. Donc la charité n'est pas une vertu
spéciale.
2. Ce qui s'étend aux
oeuvres de toutes les vertus ne peut être une vertu spéciale. Or la charité
s'étend aux oeuvres de toutes les vertus, selon S. Paul (1 Co 13, 4) : "
La charité est patiente, elle est pleine de bonté, etc. " Elle s'étend
même à toutes les actions humaines, comme il est dit dans la même épître (16,
14) : " Que toutes vos oeuvres s'accomplissent dans la charité. " La
charité n'est donc pas une vertu spéciale.
3. Les préceptes de la loi
correspondent aux actes des vertus. Or S. Augustin affirme : " Le
commandement général est : "Tu aimeras" ; et la défense générale :
"Tu ne convoiteras pas." La charité est donc bien une vertu générale.
"
Cependant, on n'énumère pas ce qui est général avec ce qui est spécial ; or la charité se trouve énumérée avec des vertus spéciales, la foi et l'espérance (1 Co 13, 13) : " Présentement, demeurent ces trois choses : la foi, l'espérance et la charité. " Donc la charité est une vertu spéciale.
Conclusion
:
Les actes et les habitus sont spécifiés par leurs objets, nous l'avons montré plus haut. On sait aussi, par ce qui précède', que l'objet propre de l'amour est le bien. Par conséquent, là où se trouvera une raison spéciale de bien, il y aura une raison spéciale d'amour. Or le bien divin, en tant qu'il est l'objet de la béatitude, présente par cela même une raison spéciale de bien. C'est pourquoi l'amour de charité, qui est l'amour de ce bien, est un amour spécial. Donc la charité est aussi une vertu spéciale.
Solutions
:
1. La charité rentre dans
la définition de toute vertu, non point parce qu'elle serait essentiellement
toute vertu, mais parce que, d'une certaine façon, toutes les vertus dépendent
d'elle, comme on le montrera plus loin. De même également, la prudence rentre
dans la définition des vertus morales, dit Aristote--, parce que les vertus
morales dépendent de la prudence.
2. La vertu ou l'art qui se
rapporte à la fin ultime commande les vertus ou les arts qui se rapportent à
des fins secondaires ; ainsi l'art militaire a-t-il autorité sur l'art
équestre, selon Aristote. C'est pourquoi, parce que la charité a pour objet la
fin ultime de la vie humaine, c'est-à-dire la béatitude, elle s'étend à tous
les actes de cette vie, non point en produisant elle-même de façon immédiate
tous les actes des vertus, mais en les impérant.
3. Le précepte d'aimer est appelé un commandement général parce que tous les autres préceptes se rapportent à lui comme à leur fin, suivant cette parole de l'Apôtre (1 Tm 1, 5) : " La fin du précepte c'est la charité. "
Objections
:
1. Non semble-t-il, car les
habitus se distinguent d'après leurs objets. Or il y a deux objets de la
charité : Dieu et le prochain ; et ces deux objets sont distants à l'infini. La
charité n'est donc pas une seule vertu.
2. Le même objet restant
réellement identique peut présenter des points de vue différents et motiver
ainsi divers habitus. Or nous avons de multiples raisons d'aimer Dieu, parce
que chacun de ses bienfaits nous rend débiteurs de son amour. La charité n'est
donc pas une vertu unique.
3. La charité inclut l'amitié
pour le prochain. Mais Aristote distingue plusieurs espèces d'amitié. La
charité n'est donc pas une vertu unique mais elle se diversifie en plusieurs
espèces.
Cependant, Dieu est l'objet de la charité de la même manière qu'il est l'objet de la foi. Mais la foi est une vertu une, à cause de l'unité de la vérité divine, selon l'expression de l'épître aux Éphésiens (4, 5) : " une seule foi ". Donc la charité, elle aussi, est une seule vertu, à cause de l'unité de la bonté divine.
Conclusion
:
La charité nous l'avons dit, est une amitié de l'homme pour Dieu. Or il peut y avoir différentes espèces d'amitié. Ou bien d'après la diversité de leur fin, et de ce point de vue nous en avons trois espèces : l'amitié de l'utile, du délectable et de l'honnête. Ou bien, d'après la diversité des genres de communication qui les fondent ; autre est ainsi l'amitié des consanguins, l'amitié des concitoyens ou celle des compagnons de voyage ; la première est fondée sur la parenté naturelle, les deux autres sur des relations d'ordre social ou de voyage, d'après Aristote. Or, à aucun de ces deux points de vue la charité n'est susceptible de se diviser en plusieurs espèces, car, d’une part, sa fin est une : la bonté divine ; et d'autre part il n'y a qu'une seule communication, celle de la béatitude éternelle,- qui fonde cette amitié. Il reste donc que la charité est absolument une seule vertu, et qu'elle ne se distingue pas en plusieurs espèces.
Solutions
:
1. Cet argument serait
concluant si Dieu et le prochain étaient à égalité objets de la charité. Mais
ce n'est pas vrai, car Dieu est ojet principal de la charité ; quant au
prochain, il est aimé de charité à cause de Dieu.
2. Par la charité Dieu est
aimé pour lui-même. Une seule raison d'aimer se trouve donc visée, à titre
principal, par la charité ; la bonté divine qui est la substance même de Dieu,
selon la parole du Psaume (106, 1) : " Rendez grâce au Seigneur, car il
est bon. " Quant aux autres motifs qui nous inclinent à l'aimer, ou qui
nous font un savoir de l'aimer, ils viennent en second et dérivent du premier.
3. Les amitiés humaines dont parle Aristote ont des finalités différentes et reposent sur des genres de communication également différents, ce qui n'a pas lieu dans la charité, comme nous venons de le dire. C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. La
vertu qui se trouve dans une puissance supérieure est elle-même supérieure, de
même que l'opération de cette puissance. Or l'intelligence est supérieure à la
volonté, puisqu'elle la dirige. Donc la foi, qui est dans l'intelligence, est
supérieure à la charité, qui est dans la volonté.
2. L'être par lequel un
autre être agit paraît inférieur à celui-ci ; ainsi le serviteur que le maître
emploie à ses travaux est inférieur à lui. Or S. Paul dit (Ga 5, 6) que "
la foi est agissante par la charité ". La foi est donc plus excellente que
la charité.
3. Ce qui existe par
addition d'une réalité à une autre semble plus parfait que celle-ci. Mais
l'espérance existe par addition à la charité ; car l'objet de la charité est le
bien, et celui de l'espérance est le bien difficile à conquérir. L'espérance
est donc plus excellente que la charité.
Cependant, S. Paul dit (1 Co 13, 13) : " La plus grande est la charité. "
Conclusion
:
Puisque les actes humains sont bons pour autant qu'ils sont conformes à la règle requise, il est nécessaire que la vertu humaine, principe des actes bons, consiste à atteindre la règle des actes humains. Or nous, l'avons dit plus haut : il y a une double règle pour les actes humains : la raison humaine et Dieu. Mais Dieu est la règle première sur laquelle la raison humaine doit être réglée. C'est pourquoi les vertus théologales, qui consistent à atteindre cette règle première, puisque leur objet est Dieu, sont plus excellentes que les vertus morales ou intellectuelles, qui consistent à atteindre la raison humaine. C'est pourquoi il faut aussi que, parmi les vertus théologales, celle-là soit la plus excellente, qui atteint Dieu davantage.
Toujours, ce qui existe par soi est supérieur à ce qui existe par un autre. La foi et l'espérance atteignent Dieu sans doute, selon que de lui nous proviennent ou la connaissance de la vérité, ou la possession du bien ; mais la charité atteint Dieu en tant qu'il subsiste en lui-même, et non pas en tant que nous recevons quelque chose de lui.
C'est pourquoi la charité est plus excellente que la foi et l'espérance, et par conséquent que toutes les autres vertus. De même, la prudence, qui atteint la raison en elle-même, est aussi plus excellente que les autres vertus morales, qui atteignent la raison en tant qu'elle établit le juste milieu dans les opérations ou les passions humaines.
Solutions
:
1. L'opération de
l'intelligence trouve son achèvement en ceci que ce qui est connu existe en
celui qui connaît ; et c'est pourquoi la dignité de cette opération s'apprécie
à la mesure de l'intelligence. L'opération de la volonté au contraire, ainsi
que l'opération de toute-puissance appétitive, se parfait dans l'inclination
vers la réalité objective, comme vers son terme, de celui qui s'y porte. C'est
pourquoi la dignité de l'activité appétitive se mesure à la réalité qui en est
l'objet. Or les réalités inférieures à l'âme existent en celle-ci selon un mode
d'être supérieur à celui qu'elles ont en elles-mêmes, car, ainsi qu'il est
montré au livre Des Causes, un être existe dans un autre selon le mode
même de celui où il existe. Au contraire, les réalités supérieures à l'âme
existent d'une manière plus excellente en elles-mêmes que dans l'âme. Et c'est
pourquoi connaître les réalités inférieures à nous est meilleur que les aimer :
ce qui explique qu'Aristote fasse passer les vertus intellectuelles avant les
vertus morales. Mais l'amour des réalités qui nous sont supérieures, et celui
de Dieu principalement, est préférable à la connaissance que nous en avons. Et
c'est ainsi que la charité est plus excellente que la foi.
2. La foi n'opère pas par
la charité comme par un instrument, comme le maître par son serviteur, mais
comme par une forme propre. L'argument n'est donc pas concluant.
3. C'est le même bien qui est objet de charité et d'espérance ; mais la charité implique une union avec ce bien, tandis que l'espérance suppose qu'on en est distant. Il s'ensuit qu'à la différence de l'espérance, la charité ne regarde pas ce bien comme un bien difficile, car ce qui nous est déjà uni n'est plus difficile à atteindre. Cela montre que la charité est plus parfaite que- l'espérance.
Objections
:
1. Il semble que ce soit
possible. Le propre de la vertu est en effet d'accomplir des actes bons. Mais
ceux qui n'ont pas la charité accomplissent certains actes bons, comme vêtir ceux
qui sont nus, nourrir les affamés, etc. Il peut donc y avoir une vraie vertu
sans la charité.
2. La charité ne peut
exister sans la foi, car, selon l'Apôtre (1 Tm 1, 5), elle procède " d'une
foi sans détours ". Mais chez les infidèles peut exister une vraie
chasteté, du moment qu'ils domptent leurs convoitises, et une vraie justice,
s'ils jugent bien. Donc une vertu véritable peut exister sans la charité.
3. La science et l'art sont
des vertus d'après Aristote. Mais on les trouve chez des pécheurs qui n'ont pas
la charité. Donc une vraie vertu peut exister sans la charité.
Cependant, l'Apôtre dit (1 Co 13, 3) " Quand je distribuerais tous mes biens pour nourrir les pauvres, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. " Or la vraie vertu, d'après la Sagesse (8, 7) est grandement profitable : " Elle enseigne la tempérance et la justice, la prudence et le courage, et il n'y a rien dans la vie de plus utile aux hommes. " C'est donc que sans la charité il ne peut y avoir de vraie vertu.
Conclusion
:
La vertu est ordonnée au bien, nous l'avons vu antérieurement. Or le bien c'est, à titre principal, la fin, car les moyens ne sont appelés bons qu'en raison de leur ordre à la fin. Donc, de même qu'il y a deux sortes de fins : l'une ultime, l'autre prochaine, de même y a-t-il deux sortes de biens : l'un ultime et universel, et l'autre prochain et particulier. Mais le bien ultime et principal de l'homme est de jouir de Dieu, selon la parole du Psaume (73, 28) : " Pour moi, adhérer à Dieu est mon bien. " Et c'est à cela que l'homme est ordonné par la charité.
Quant au bien secondaire et pour ainsi dire particulier de l'homme, il peut être double : l'un qui est un véritable bien, du fait qu'il a en lui-même de quoi être ordonné au bien principal, qui est la fin ultime ; l'autre qui n'est qu'un bien apparent et non véritable, car il s'éloigne du bien final.
Ainsi donc, il est clair que la vertu absolument véritable est celle qui ordonne au bien principal de l'homme ; ainsi Aristote définit-il la vertu " La disposition de ce qui est parfait à ce qu'il y a de mieux. " En ce sens, il ne peut y avoir de vertu véritable sans la charité.
Mais, si l'on envisage la vertu par rapport à une fin particulière, on peut dire alors qu'il y a une certaine vertu sans charité, en tant qu’une telle vertu est ordonnée à un bien particulier.
Toutefois si ce bien particulier n'est pas un vrai bien, mais un bien apparent, la vertu qui s’y ordonne ne sera pas une vertu véritable, mais un faux-semblant de vertu. Ainsi, dit S. Augustin : " On ne tiendra pas pour vraie vertu la prudence des avares combinant leurs petits profits ; la justice des avares qui leur fait dédaigner le bien par crainte de plus graves pertes ; la tempérance des avares qui leur fait réprimer leur appétit, parce qu'il leur coûte trop cher ; la force des avares qui, selon la parole d'Horace, les fait passer, pour fuir la pauvreté, à travers la mer, les rochers et les flammes. "
Mais si ce bien particulier est un bien véritable, comme la défense de la cité ou quelque oeuvre de ce genre, il y aura vertu véritable, mais imparfaite, à moins qu'elle ne soit référée au bien final et parfait. De la sorte, une vertu véritable ne peut absolument pas exister sans la charité.
Solutions
:
1. Celui qui n'a pas la
charité peut agir de deux façons. Ou bien il agit en raison de son défaut même
de charité, par exemple quand il fait quelque chose qui se rapporte à ce qui
exclut en lui la charité. Un tel acte est toujours mauvais. Comme le dit S. Augustin
, l'acte d'un Infidèle agissant comme tel est toujours un péché, vêtirait-il un
pauvre, ou accomplirait-il quelque chose de semblable, s'il le fait en ayant
son infidélité pour fin. Ou bien celui qui n'a pas la charité agit, non en
raison de ce qu'il n'a pas la charité, mais en vertu de quelque autre don de
Dieu, qu'il possède : foi, espérance, ou même le bien de nature qui n’est pas
totalement détruit par le péché, nous l’avons dit précédemment. Dans ce cas,
sans la charité, il peut y avoir un acte qui, par son genre, est bon ; non pas
cependant parfaitement bon, car il lui manque l'ordination requise à la fin
ultime.
2. La fin est, dans
l'action, ce qu'est le principe dans la connaissance spéculative : ainsi, de
même qu'il ne peut y avoir science véritable sans une exacte intelligence du
principe premier et indémontrable, de même il ne peut y avoir véritable justice
et véritable chasteté s'il manque l'ordination requise à la fin, qui se réalise
par la charité, quand bien même, pour tout le reste, on se comporterait avec
rectitude.
3. La science et l'art visent par définition un bien particulier, et non pas la fin ultime de la vie humaine, comme c'est le cas pour les vertus morales qui rendent l'homme purement et simplement bon, comme nous l'avons dit antérieurement. Et c'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.
Objections
:
1. Non, semble-t-il, car la
forme d'une chose est ou exemplaire ou essentielle. Mais la charité n'est pas
forme exemplaire des autres vertus, car alors il faudrait que toutes les autres
vertus fussent de la même espèce que la charité. De même, la charité n'est pas
forme essentielle des autres vertus, parce qu'elle ne se distinguerait plus de
celles-ci. Donc la charité n'est en aucune façon la forme des vertus.
2. La charité est comparée
aux autres vertus comme leur racine et leur fondement, selon la parole de S.
Paul (Ep 3, 17) : " Enracinés et fondés dans la charité. " Or ce qui
est racine ou fondement n'a pas raison de forme, mais plutôt de matière, car
c'est là ce qui vient en premier dans la génération. La charité n'est donc pas
la forme des vertus.
3. La forme, la fin et la
cause efficiente ne peuvent pas se rencontrer dans un même sujet, comme le
montre Aristote. Or on dit de la charité qu'elle est la fin et la mère des
vertus. Elle ne doit donc pas être appelée la forme des vertus.
Cependant, S. Ambroise affirme que la charité est la forme des vertus.
Conclusion
:
En morale, la forme d'un acte se prend principalement de la fin ; la raison en est que le principe des actes moraux est la volonté, dont l'objet, et pour ainsi dire la forme, est la fin. Or, la forme d'un acte suit toujours la forme de l'agent qui produit cet acte. Il faut donc qu'en une telle matière ce qui donne à un acte son ordre à la fin lui donne aussi sa forme.
Or il est évident, d'après ce qui a été dit précédemment, que la charité ordonne les actes de toutes les autres vertus à la fin ultime. Ainsi, elle donne aussi à ces actes leur forme. Et c'est pour cela qu'elle est dite forme des vertus, car les vertus elles-mêmes ne sont telles que par rapport aux actes formés.
Solutions
:
1. La charité n'est pas
appelée forme des autres vertus de façon exemplaire ou essentielle, mais plutôt
par mode d'efficience, en tant qu'elle impose sa forme à toutes, de la manière
qu'on vient d'expliquer.
2. On compare la charité au
fondement et à la racine pour signifier que par elle sont soutenues et nommées
toutes les autres vertus, mais non pas en donnant à ces mots la signification
de cause matérielle.
3. On doit dire que la charité est la fin des autres vertus, parce qu'elle les ordonne toutes à sa fin propre. Et, parce qu'une mère est celle qui conçoit en elle-même par un autre, on peut dire que la charité est la mère des autres vertus parce que, à partir de l'appétit de la fin ultime, elle conçoit les actes des autres vertus, en les impérant.
1. La charité siège-t-elle dans la volonté ? - 2. Est-elle causée dans l'homme par les actes le qui la précèdent ou par infusion divine ? - 3. Est-elle infusée en nous en proportion de nos capacités naturelles ? - 4. S'accroît-elle chez celui qui la possède ? - 5. S'accroît-elle par addition ? - 6. S'accroît-elle par chacun de ses actes ? - 7. S'accroît-elle à l'infini ? - 8. La charité peut-elle être parfaite ? - 9. Les différents degrés de la charité. - 10. La charité peut-elle diminuer ? - 11. Peut-on la perdre une fois qu'on la possède ? - 12. La perd-on par un seul acte de péché mortel ?
Objections
:
1. Non, semble-t-il, car la
charité est un certain amour, mais pour Aristote l'amour siège dans le concupiscible,
non dans la volonté.
2. La charité est la plus
fondamentale des vertus, nous l'avons dit précédemment. Mais le siège de la
vertu est la raison. Il semble donc que la charité siège dans la raison, non
dans la volonté.
3. La charité s'étend à
toutes les actions humaines, selon l'Apôtre (1 Co 16, 14) : " Que toutes
vos oeuvres soient faites dans la charité. " Or le principe des actes
humains est le libre arbitre. Il paraît donc que la charité siège surtout dans
le libre arbitre, non dans la volonté.
Cependant, l'objet de la charité est le bien, qui est aussi l'objet de la volonté. Donc la charité siège dans la volonté.
Conclusion
:
Nous avons vu dans la première Partie qu'il y a deux appétits : l'appétit sensible, et l’appétit intellectuel nommé volonté ; l'un et l’autre ont pour objet le bien, mais de façon différente. Car l'objet de l'appétit sensible est le bien appréhendé par les sens, tandis que l’objet de l'appétit intellectuel ou volonté est le bien sous la raison commune de bien, tel que l'intellect peut le saisir. Or la charité n'a pas pour objet un bien sensible, mais le bien divin, que seule l'intelligence peut connaître. Et c'est pourquoi le siège de la charité n'est pas l'appétit sensible, mais l'appétit intellectuel, c'est-à-dire la volonté.
Solutions
:
Le concupiscible fait partie de
l'appétit sensible et non de l'appétit intellectuel, comme nous l'avons montré
dans la première Partie . Aussi l'amour qui est dans le concupiscible est-il
l'amour d'un bien sensible. Mais le concupiscible ne peut s'étendre au bien
divin, qui est d'ordre intelligible ; seule la volonté le peut, C'est pourquoi
le concupiscible ne peut être le siège de la charité.
2. Avec Aristote, on peut
dire que la volonté est, elle aussi, dans la raison. Et c'est pourquoi la
charité, puisqu'elle est dans la volonté, n'est pas étrangère à la raison.
Toutefois, la raison n'est pas la règle de la charité comme elle l'est des
vertus humaines ; elle est réglée par la sagesse de Dieu, et elle dépasse la
norme de la raison humaine, selon la parole de S. Paul (Ep 3, 19) : " Vous
connaîtrez la charité du Christ, qui surpasse toute science. " Ainsi la
charité n'est pas dans la raison celle-ci n'est pas son siège comme elle l'est
de la prudence, ni son principe régulateur comme elle l'est pour la justice et
le tempérance ; on note seulement une certaine affinité de la volonté avec la
raison.
3. Le libre arbitre n'est pas une puissance distincte de la volonté, nous l'avons dit dans la première Partie. Et cependant la charité n'est pas dans la volonté, en tant que faculté du libre arbitre, dont l'acte propre consiste à choisir. En effet, selon Aristote " le choix concerne les moyens, tandis que la volonté comme telle porte sur la fin ". C'est pourquoi l'on doit dire que la charité, qui a pour objet la fin ultime, est dans la volonté plutôt que dans le libre arbitre.
Objections - 1. Il ne paraît pas qu'elle soit causée en nous par infusion. Car ce qui
est commun à tous les êtres créés doit, par nature, appartenir à l'homme. Mais,
selon Denys " le bien divin est digne de dilection et aimable pour tous
", ce qui est l'objet de la charité. Donc la charité existe en nous par
nature, et non par infusion.
2. Plus un être est
aimable, plus il est facile de l'aimer. Or Dieu est souverainement aimable,
puisqu'il est souverainement bon. Il est donc plus facile de l'aimer que
d'aimer les autres êtres. Mais pour aimer ceux-ci nous n'avons pas besoin d'un
habitus infus. Il n'en fait donc pas non plus pour aimer Dieu.
3. " La fin du précepte,
écrit S. Paul (1 Tm 1, 5), est la charité qui procède d'un coeur pur, d'une
bonne conscience et d'une foi sans détours. " Or ces trois dispositions
concernent les actes humains. Donc la charité est causée en nous par des actes
antérieurs et non par infusion.
Cependant, l'Apôtre dit (Rm 5, 5) " La charité de Dieu a été diffusée dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné. "
Conclusion
:
La charité, on l'a vu plus haut i, est une amitié de l'homme pour Dieu, fondée sur la communication de la béatitude éternelle. Or cette communication n'est pas de l'ordre des biens naturels, mais des dons gratuits, puisque selon la parole de S. Paul (Rm 6, 23), " le don gratuit de Dieu, c'est la vie éternelle ". Aussi la charité elle-même excède-t-elle le pouvoir de la nature. Mais ce qui dépasse le pouvoir de la nature ne peut ni exister naturellement, ni être acquis par des puissances naturelles, car un effet naturel ne dépasse pas sa cause.
C'est pourquoi la charité ne peut venir en nous naturellement, ni être acquise par nos forces naturelles. Elle ne peut venir que d'une infusion de l'Esprit Saint, qui est l'amour du Père et du Fils, dont la participation en nous est la charité elle-même, produite de la façon que nous avons dite plus haut.
Solutions :
1. Denys parle ici de
l'amour de Dieu qui est fondé sur la communication des biens naturels, et qui,
de ce fait, existe par nature en toutes choses. Mais la charité est fondée sur
une communication surnaturelle. Aussi la comparaison ne vaut-elle pas.
2. Dieu est éminemment
connaissable en lui-même, mais non point pour nous, à cause de la déficience de
notre connaissance, qui dépend des réalités sensibles ; de même, Dieu est en
lui-même souverainement aimable en tant qu'il est l'objet de la béatitude, mais
sous cet aspect, il ne se présente pas à nous comme ce qu'il faut aimer le
plus, car l'inclination de notre coeur nous porte à aimer les biens visibles.
Il faut donc, pour que nous aimions ainsi Dieu par-dessus tout, que la charité
soit infusée dans nos coeurs.
3. Quand il est dit que la charité procède en nous " d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sans détours ", cela doit s'entendre de l'acte de la charité, lorsqu'il est avivé par de telles dispositions. Ou bien l'on pourrait encore dire que des attitudes de ce genre disposent l'homme à recevoir l'infusion de la charité. C'est également le sens qu'il faut donner à ces paroles de S. Augustin : " La crainte introduit en nous la charité ", et à ces paroles de la Glose sur S. Matthieu (1, 2) : " La foi engendre l'espérance, et l'espérance la charité. "
Objections
:
1. Oui, semble-t-il, car il
est dit en S. Matthieu (25, 15) : " Il a donné à chacun selon ses
capacités. " Mais dans l'homme il n'y a pas de vertu autre que la vertu
naturelle qui puisse précéder la charité, puisque, avons-nous dit précédemment.
sans la charité il n'y a aucune vertu. Dieu infuse donc la charité en l'homme
selon l'importance de sa vertu naturelle.
2. Dans toute série de
réalités ordonnées entre elles, la seconde est proportionnée à la première ;
ainsi, dans les choses matérielles, la forme est proportionnée à la matière,
et, dans les dons gratuits, la gloire est proportionnée à la grâce. Mais la
charité, étant une perfection de la nature, peut être envisagée comme venant en
second par rapport aux capacités naturelles. Il semble donc qu'elle soit
infusée en proportion des capacités naturelles.
3. Les hommes et les anges
participent de la charité pour le même motif : parce que le motif de la
béatitude est le même chez les uns et chez les autres, comme on le voit en S.
Matthieu (22, 30) et en S. Luc (20, 36). Or, la charité et les dons gratuits
sont accordés aux anges en proportion de la capacité de leur nature, ainsi que
l'enseigne le Maître des Sentences. Il semble donc qu'il en soit de même chez
les hommes.
Cependant, S. Jean nous dit (3, 8) : " L'esprit souffle où il veut ", et S. Paul (1 Co 12, 11) : " Le même et unique Esprit opère tout cela en distribuant à chacun ses dons comme il veut. " La charité n'est donc pas donnée en proportion des capacités naturelles, mais selon la volonté de l'Esprit, qui distribue ses dons.
Conclusion
:
La quantité de chaque chose pend de sa cause propre, car une cause plus universelle produit un effet plus grand. Or la charité est hors de proportion avec la nature humaine, on vient de le dire ; elle ne peut donc provenir d'une cause naturelle, mais seulement de la grâce du Saint-Esprit, qui l'infuse en nous. Et c'est pourquoi la mesure de la charité ne dépend pas des conditions de la nature, ni de la capacité de la vertu naturelle, mais seulement de la volonté du Saint-Esprit distribuant ses dons comme il veut. D'où cette parole de l'Apôtre (Ep 4, 7) : " A chacun de nous la grâce est accordée selon la mesure du don du Christ. "
Solutions
:
1. La vertu en proportion
de laquelle Dieu octroie ses dons à chacun est une disposition et une
préparation antécédente, ou comme un élan de celui qui reçoit la grâce. Mais
cette disposition ou élan est prévenue par le Saint-Esprit, qui meut plus ou
moins l'esprit de l'homme, selon qu’il le veut. C'est pourquoi l'Apôtre dit
(Col 1, 12) : " Il nous a rendus capables de partager le sort des saints
dans la lumière. "
2. La forme n'est pas hors
de proportion avec la matière, mais elles sont du même genre. Semblablement, la
grâce et la gloire se réfèrent au même genre, parce que la grâce n'est pas
autre chose qu'un commencement de la gloire en nous. Mais la charité et la
nature n'appartiennent pas au même genre. Le cas est donc différent.
3. L'ange est une nature intellectuelle e t, par sa condition même, il lui appartient, lorsqu’il se porte vers quelque chose, de s'y porter tout entier, comme on l'a vu dans la première Partie. C’est pourquoi, chez les anges supérieurs, l’élan de l'esprit fut plus grand : vers le bien chez ceux qui persévérèrent, et vers le mal chez ceux qui tombèrent ; aussi les premiers devinrent-ils meilleurs que les autres anges, et les seconds pires. Mais l'homme est une créature raisonnable, à laquelle il convient d'être tantôt en puissance et tantôt en acte. C'est pourquoi lorsqu'il se porte vers quelque chose, il ne s'y porte pas forcément de façon totale ; il peut ainsi n'y avoir, chez celui qui est naturellement mieux doué, qu'un élan plus faible, et inversement. La raison alléguée pour l'ange ne vaut donc pas pour l'homme.
Objections
:
1. Non, semble-t-il, car
seul peut augmenter ce qui est de l'ordre de la quantité. Or il y a deux sortes
de quantité : la quantité dimensive, et la quantité virtuelle. La première ne
saurait convenir à la charité, puisque celle-ci est une perfection spirituelle.
La quantité virtuelle, pour sa part, est appréciée par rapport aux objets. mais
la charité ne peut s'accroître de cette manière, puisqu'en son degré le plus
minime elle aime déjà tout ce qui doit être aimé de charité. Donc la charité ne
s'accroît pas.
2. Ce qui est au terme
n'augmente plus. Or, la charité est au terme, puisqu'elle est la plus grande
des vertus, et l'amour souverain du bien le meilleur. Donc la charité ne peut
s'accroître.
3. L'accroissement est un
mouvement. Par conséquent ce qui s'accroît se meut, et ce qui s'accroît essentiellement
se meut essentiellement. Mais seul l'être qui est engendré ou corrompu se meut
essentiellement. Donc la charité ne peut augmenter essentiellement, à moins
qu'elle ne soit engendrée de nouveau, ou corrompue, ce qui n'est pas ce que
l'on veut dire.
Cependant, S. Augustin dit : " La charité mérite d'augmenter, afin que, une fois augmentée, elle mérite de devenir parfaite. "
Conclusion
:
La charité de la route (via) peut être augmentée. En effet, si nous sommes appelés voyageurs (viatores), c'est parce que nous sommes en marche vers Dieu, qui est le terme final de notre béatitude. Sur ce chemin nous progressons d'autant plus que nous nous rapprochons davantage de Dieu, dont on ne s'approche pas par une marche du corps mais par les affections de l'âme. Or c'est la charité qui produit ce rapprochement, du fait que par elle notre âme est unie à Dieu. Et c'est pourquoi il est de la nature de la charité du voyage de pouvoir s'accroître, car, s'il n'en était pas ainsi, le cheminement lui-même prendrait fin. Aussi l'Apôtre appelle-t-il la charité une " voie " lorsqu'il dit d'elle (1 Co 12, 31) : " je vais encore vous montrer une voie qui les dépasse toutes. "
Solutions
:
1. La quantité dimensive ne
saurait convenir à la charité, mais seulement la quantité virtuelle. Celle-ci
ne s'apprécie pas seulement d'après le nombre des objets, c'est-à-dire selon
que l'on aime plus ou moins de choses, mais aussi d'après l'intensité de
l'acte, selon qu'un objet est plus ou moins aimé. Et c'est de cette manière que
s'accroît la quantité virtuelle de la charité.
2. La charité est au
maximum quant à son objet, en tant que son objet est le souverain bien, ce qui
fait qu'elle est elle-même la plus excellente des vertus. Mais, du point de vue
de l'intensité de l'acte, toute charité n'est pas à son maximum.
3. Certains ont prétendu que la charité n'augmente pas selon son essence, mais seulement selon son enracinement dans le sujet, ou encore selon son degré de ferveur. C'est ignorer le sens des mots. En effet, puisque la charité est un accident, son être consiste précisément à exister dans un sujet ; par conséquent, s'accroître selon son essence n'est autre chose pour elle qu'exister davantage dans son sujet, ce qui revient à s'y enraciner davantage. De même également, la charité est une vertu essentiellement ordonnée à l'acte ; ainsi, dire qu'elle s'accroît selon son essence, ou dire qu'elle a le pouvoir de produire un acte plus fervent de dilection, revient au même. Il faut donc conclure que la charité s'accroît essentiellement non en ce sens qu'elle commence d'exister ou qu'elle cesse d'exister dans un sujet, comme le voulait l'objection, mais en ce sens qu'elle se met à y exister de plus en plus.
Objections
:
1. Il semble bien qu'il en
soit ainsi, car l'accroissement dans la quantité virtuelle a lieu de la même
manière que dans la quantité corporelle. Or, dans la quantité corporelle,
l'accroissement se fait par addition. Aristote dit en effet : "
L'accroissement résulte d'une addition à une grandeur préexistante. "
L'accroissement de la charité, qui relève de la quantité virtuelle, se fera
donc par addition.
2. La charité est dans
l'âme une certaine lumière spirituelle, selon cette parole (1 Jn 2, 1 0) :
" Celui qui aime son frère demeure dans la lumière. " Mais la lumière
augmente dans l'air par addition ; ainsi augmente-t-elle dans une maison si
l'on y allume un autre flambeau. Donc la charité, elle aussi, s'accroît dans
l'âme par addition.
3. Il appartient à Dieu
d'augmenter la charité comme il lui appartient de la produire initialement
selon S. Paul (2 Co 9, 10) : " Il fera croître les fruits de votre
justice. " Mais Dieu, en infusant pour la première fois la charité dans
l'âme, y produit quelque chose qui n'y était pas auparavant. De même, en
augmentant la charité, il produit dans l'âme quelque chose qui n'y était pas
encore. La charité s'accroît donc par addition.
Cependant, la charité est une forme simple ; or ce qui est simple s'ajoutant à ce qui est simple ne produit pas un être plus grand, comme le prouve Aristote. Par conséquent, la charité ne s'accroît pas par addition.
Conclusion
:
Dans toute addition, une chose est ajoutée à une autre. C'est pourquoi, avant toute addition, les choses à additionner devront au moins être saisies par la pensée comme distinctes. Donc, si de la charité est ajoutée à de la charité, il faut que l'on ait reconnu que la charité ajoutée est distincte de celle à laquelle elle est adjointe ; distincte non pas nécessairement dans la réalité, mais au moins pour la pensée. Dieu pourrait en effet augmenter une quantité corporelle en lui ajoutant une grandeur qui n'aurait pas existé auparavant, mais qu'il créerait alors ; cette grandeur, bien qu'elle n'ait pas existé dans la nature, a du moins en elle-même de quoi être saisie comme distincte de la quantité à laquelle elle est ajoutée. Donc, si de la charité est ajoutée à la charité, il est nécessaire de présupposer, au moins en pensée, que ces deux charités sont distinctes de l'autre.
Or, dans les formes, il y a deux sortes de distinctions : la distinction spécifique et la distinction numérique. La distinction spécifique, dans le cas des habitus, se prend de la diversité des objets, et la distinction numérique de la diversité des sujets. Il peut donc arriver qu'un habitus s'accroisse par addition, du fait qu'il vient à s'étendre à des objets qu'il n'atteignait pas jusqu'alors ; ainsi s'accroît la science de la géométrie chez celui qui découvre des conclusions dont il n'avait pas encore connaissance. Mais on ne peut pas dire cela de la charité, puisque la moindre charité s'étend déjà à tout ce qui doit être aimé de charité. On ne peut donc pas concevoir, dans l'accroissement de la charité, qu'il y ait une addition de ce genre, où serait présupposée une distinction spécifique de la charité ajoutée à celle qui reçoit cette addition.
Il reste donc, si de la charité s'additionne à de la charité, que cela se fasse en supposant une distinction numérique, laquelle tient à la diversité des sujets ; ainsi la blancheur augmente parce que du blanc s'ajoute à côté du blanc, quoique, par cette augmentation, une chose ne devienne pas plus blanche. Mais on ne peut pas le dire dans le cas présent ; car la charité n'a pour sujet que l'âme raisonnable, de sorte qu'un accroissement de ce genre, pour la charité, ne pourrait avoir lieu que si une âme raisonnable était ajoutée à une autre âme raisonnable, ce qui est impossible. D'ailleurs, même si c'était possible, un tel accroissement agrandirait l'être aimant, mais ne ferait pas qu'il aime davantage. Il reste donc que d'aucune façon l'accroissement de la charité ne peut se faire par addition de charité à charité, comme certains le prétendent.
La charité ne s'accroît donc que parce que son sujet en est de plus en plus participant, c'est-à-dire qu'il est davantage actué par elle, et lui est plus soumis.
C'est là, en effet, le mode d'accroissement propre à toute forme dont l'intensité grandit, car l'être d'une forme de ce genre consiste totalement à inhérer au sujet qui la reçoit. C'est pourquoi, puisque la grandeur d'une chose correspond à son être, devenir plus grand, pour une forme", c'est inhérer davantage à son sujet ; et non pas qu'une autre forme survienne. C'est ce qui se passerait si une forme avait une certaine quantité par elle-même, et non par rapport à son sujet. Ainsi donc la charité s'accroît du fait qu'elle s'intensifie dans son sujet ; et en cela elle s'accroît essentiellement ; mais cela n'a pas lieu par addition de charité à charité.
Solutions
:
1. La quantité corporelle a certaines propriétés en tant qu'elle est quantité, et certaines autres en tant qu'elle est une forme accidentelle.
En tant qu'elle est quantité, elle est susceptible d'être distinguée, soit selon la dimension, soit selon le nombre ; sous cet aspect, l'augmentation de grandeur est à prendre par addition, comme on le voit à propos des animaux.
En tant que forme accidentelle, la
quantité corporelle n'est susceptible d'être distinguée que par rapport à son
sujet. De ce point de vue, elle a un accroissement propre, comme les autres
formes accidentelles, par mode d'intensification dans son sujet, comme on le
voit dans les corps qui se raréfient, Aristote le montre. Semblablement, la science
aussi a une quantité en tant qu'elle est un habitus, du côté des objets, et,
sous ce rapport, elle s'accroît par addition du fait que l'on connaît davantage
de choses. Et elle a également une quantité, en tant qu'elle est une forme
accidentelle, du fait qu'elle inhère à un sujet. De ce point de vue, la science
s'accroît chez celui qui acquiert une certitude plus grande de ce qu'il
connaissait déjà. De même la charité a aussi une double quantité ; mais, ainsi
qu'on vient de le dire, elle ne s'accroît pas selon la quantité qui est
relative aux objets. Il reste donc qu'elle augmente seulement par intensité.
2. Une addition de lumière
à lumière peut se comprendre dans l'air, à cause de la diversité des
luminaires. Mais une telle distinction ne s'applique pas dans notre cas, parce
qu'il n'y a qu'un seul luminaire à répandre la lumière de la charité.
3. L'infusion de la charité implique une mutation dans la possession et la non-possession de celle-ci ; il faut que quelque chose survienne dans le sujet qui n'y était pas auparavant. Mais l'accroissement de la charité implique une mutation dans l'ordre d'une possession plus ou moins grande. Il n'est pas nécessaire alors que quelque chose se mette à exister dans le sujet, qui antérieurement n'y existait pas, mais qu'y existe davantage ce qu'auparavant y existait moins. Et voilà ce que Dieu fait lorsqu'il augmente la charité : quelle existe davantage en celui qui la possède, et que la ressemblance de l'Esprit Saint soit participée plus parfaitement dans l'âme.
Objections
:
1. Il semble bien que la
charité s'accroît par chaque acte de charité. Qui peut le plus peut le moins.
Or chaque acte de la charité peut mériter la vie éternelle, ce qui est
davantage qu’un simple accroissement de la charité, parce que la vie éternelle
inclut la perfection de la charité. Donc, à plus forte raison, chaque acte de
la charité accroît-il cette vertu.
2. De même que les habitus
des vertus acquises sont engendrés par leurs actes, de même aussi
l'accroissement de la charité est produit par les actes de la charité. Or,
chaque acte vertueux contribue à engendrer la vertu. Donc, chaque acte de
charité contribue à engendrer la charité.
3. " S'arrêter sur le
chemin qui conduit à Dieu, dit S. Grégoire, c'est reculer. " Mais
aucun de ceux qui sont mus par un acte de charité ne recule. Donc, tout homme
qui est mû par un tel acte progresse dans la voie de Dieu. Donc tout acte de
charité contribue à l'accroissement de la charité.
Cependant, l'effet ne dépasse pas la puissance de sa cause. Or il arrive qu'un acte de charité soit fait avec tiédeur ou relâchement ; il ne saurait donc aboutir à une charité plus excellente, et il dispose plutôt à une charité moindre.
Conclusion
:
L'accroissement spirituel de la charité est semblable d'une certaine façon à la croissance corporelle. Or, la croissance corporelle, chez les animaux et les plantes, n'est pas un mouvement continu, c'est-à-dire un mouvement tel que si une chose s'accroît de telle quantité dans un temps donné, il est nécessaire que, dans chaque partie de ce temps, elle s'accroisse proportionnellement, comme c'est le cas dans le mouvement local. Mais dans la croissance corporelle, pendant un certain temps, la nature travaille à préparer l'accroissement, sans toutefois en produire aucune de façon actuelle ; ensuite, elle réalise effectivement ce qu’elle avait préparé, faisant ainsi grandir en acte l'animal ou la plante. De même aussi, la charité ne s'accroît pas de façon actuelle par n'importe quel acte de charité ; mais chaque acte dispose à l'accroissement de la charité en tant que, par un acte de charité, un homme est rendu plus prompt à agir de nouveau selon la charité ; puis la facilité de produire cet acte venant à s'accentuer, l'homme s'élance vers un acte d'amour plus fervent, qui marque son effort vers le progrès de la charité. C'est alors que celle-ci est effectivement accrue en lui.
Solutions
:
1. Tout acte de charité
mérite la vie éternelle, pour que celle-ci soit donnée non aussitôt, mais en
son temps. Semblablement aussi, tout acte de charité mérite Il l'accroissement
de la charité, non que cet accroissement ait lieu aussitôt, mais seulement si
l'on a fait effort pour cet accroissement.
2. Dans la génération d'une
vertu acquise, chaque acte n'aboutit pas au complet achèvement de cette vertu,
mais il y contribue en le préparant. Vient enfin le dernier acte, plus parfait,
qui, agissant en vertu des actes précédents, réalise l'achèvement de la vertu ;
ainsi en est-il de la multitude des gouttes d'eau qui creusent une pierre.
3. On progresse dans les voies de Dieu non seulement quand la charité s'accroît effectivement, mais encore lorsqu'on se dispose à son accroissement.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car
tout mouvement, dit Aristote, tend à une fin et à un terme. Or la croissance de
la charité est assimilable à un mouvement. Donc elle tend à une fin et à un
terme. Par conséquent, la charité ne s’accroît pas indéfiniment.
2. Aucune forme n'excède la
capacité de son sujet. Or la créature raisonnable, qui est le sujet de la
charité, n'a qu'une capacité finie. La charité ne peut donc croître
indéfiniment.
3. Toute réalité finie peut, par accroissement continu, atteindre à la quantité d'une autre réalité finie, quelle que soit la grandeur dont celle-ci la surpasse, à moins que ce qui s'ajoute par addition soit toujours de moins en moins grand. C’est ainsi, remarque Aristote, que si à une ligne donnée on ajoute par additions infinies ce que l'on retranche à une autre ligne qu'on divise à l'infini, jamais on ne parviendra à cette quantité déterminée qui est composée des deux lignes : celle que l'on divise, et celle à laquelle on ajoute ce qui est pris à l’autre.
Mais cela n'a pas lieu dans notre
cas, car il n’est pas nécessaire que le second accroissement de la charité soit
moindre que celui qui le précède ; il est plus probable qu'il est égal ou plus
grand. Ainsi donc, comme la charité de la patrie représente quelque chose de
fini, il s'ensuivrait, si la charité du voyage pouvait croître à l'infini, que
cette charité du voyage pourrait devenir égale à la charité de la patrie ; ce
qui est contradictoire. La charité de la terre ne peut donc pas croître
indéfiniment.
Cependant, l'Apôtre dit (Ph 3, 12) : " Ce n'est pas que je sois déjà au but, ni déjà devenu parfait : mais je poursuis ma course pour tâcher de saisir. " Et à ce propos la Glose dit : " Aucun fidèle, même après avoir beaucoup progressé, ne peut dire : cela me suffit ; celui qui parle ainsi sort de la route avant la fin. " La charité peut donc, sur le chemin du ciel, s'accroître de plus en plus.
Conclusion
:
L'accroissement d'une forme peut avoir une limite pour trois raisons : soit à cause de la forme elle-même, car une forme a une mesure limitée ; une fois cette mesure atteinte, on ne saurait aller au-delà sans passer à une autre forme ; ainsi en est-il d'une couleur grise : une altération continue fait passer de la blancheur à la noirceur. Soit à cause de l'agent, si sa vertu active n'est pas suffisante pour accroître davantage la forme dans le sujet ; soit en raison du sujet, s'il n'est pas lui-même susceptible d'une perfection ultérieure.
Or, pour aucun de ces motifs, on ne peut assigner de terme à l'accroissement de la charité ici-bas. En effet, la charité, considérée dans sa nature spécifique propre, n'a rien qui limite son accroissement, car elle est une participation de la charité infinie qui est l'Esprit Saint. De même, la cause qui accroît la charité est d'une vertu infinie, puisque c'est Dieu. Enfin, du côté du sujet, on ne saurait non plus fixer de terme à l'accroissement de la charité ; car, toujours, la charité augmentant, l'aptitude à augmenter encore s'accroît d'autant plus ; il reste donc qu'ici-bas l'on ne peut assigner aucune limite à l'accroissement de la charité.
Solutions
:
1. Sans doute,
l'accroissement de la charité tend vers une fin ; mais cette fin n'est pas dans
la vie présente ; elle est dans la vie future.
2. La capacité de la
créature spirituelle est augmentée par la charité, car celle-ci dilate notre
coeur, selon la parole de S. Paul (2 Co 6, 11) : " Notre coeur s'est grand
ouvert. " C'est pourquoi, après chaque accroissement, demeure toujours
l'aptitude à un plus grand.
3. Cet argument vaut pour des choses qui ont une quantité de même nature, et non pour celles dont les quantités sont de nature différente ; ainsi une ligne aura beau croître, elle n'atteindra jamais les dimensions d'une surface. Or la charité d'ici-bas, qui suit la connaissance de foi, et la charité du ciel, qui suit la vision face à face, n'ont pas des quantités de même nature. L'argument n'est donc pas valable.
Objections
:
1. Non, semble-t-il, car
c'est surtout chez les Apôtres que cette perfection aurait dû se rencontrer. Or
elle n'a pas existé chez eux, puisque S. Paul (Ph 3, 12) écrit : " Non que
je sois déjà au but, ni déjà devenu parfait. " Donc la charité ne peut pas
être parfaite en cette vie.
2. " Ce qui nourrit la
charité, affirme S. Augustin, diminue la convoitise ; là où se trouve la
perfection, il n'y a aucune convoitise. " Or cela n'est pas possible en
cette vie, où nous ne pouvons être exempts de péché, selon la parole de S. Jean
(1 Jn 1, 8) : " Si nous disons - nous n'avons pas de péché, nous nous
abusons. " Or tout péché procède d'une convoitise désordonnée. Par
conséquent la charité ne peut pas être parfaite en cette vie.
3. Ce qui est déjà parfait
ne peut croître ultérieurement. Or la charité, en cette vie, peut toujours
croître, on vient de le dire.
Cependant, S. Augustin écrit : " La charité, en se renforçant, se perfectionne ; quand elle atteint la perfection, elle dit : je désire mourir et être avec le Christ. " Or cela est possible en cette vie, puisqu'il en fut ainsi chez S. Paul (Ph 1, 23). La charité peut donc être parfaite en cette vie.
Conclusion
:
La perfection de la charité peut être envisagée à deux points de vue : 1° par rapport à l'objet aimé ; 2° par rapport à celui qui aime. Par rapport à l'objet aimé, la charité est parfaite quand une chose est aimée autant qu'elle est aimable. Or Dieu est aussi aimable qu'il est bon ; et comme sa bonté est infinie, il est infiniment aimable. Mais aucune créature ne peut aimer Dieu infiniment, puisque toute vertu créée est limitée. Par conséquent, de ce point de vue, la charité ne peut être parfaite en aucune créature, mais seulement la charité par laquelle Dieu s'aime lui-même.
Du côté de celui qui aime, on dit que la charité est parfaite quand on aime autant qu'il est possible d'aimer. Et cela arrive de trois manières. D'abord parce que tout le coeur de l'homme se porte de façon actuelle et continue vers Dieu, et telle est la perfection de la charité du ciel ; elle n'est pas possible en cette vie où, en raison de la faiblesse humaine, on ne peut être continuellement en acte de penser à Dieu et de se porter affectueusement vers lui. En deuxième lieu, parce que l'homme s'applique tout entier à vaquer à Dieu et aux choses divines en laissant tout le reste, sauf ce que requièrent les nécessités de la vie présente. Telle est la perfection de la charité qui est possible ici-bas ; elle n'est toutefois pas le partage de tous ceux qui possèdent la charité. Enfin lorsqu'on donne habituellement tout son coeur à Dieu, au point de ne rien penser ni de rien vouloir qui soit contraire à l'amour de Dieu. Et telle est la perfection qui est commune à tous ceux qui ont la charité.
Solutions
:
1. L'Apôtre ici ne
reconnaît pas en lui la charité de la patrie : " Il était parfait
voyageur, dit la Glose, mais il n'avait pas encore atteint le terme du voyage.
"
2. L'affirmation de S. Jean
concerne les péchés véniels, qui sont contraires non à l'habitus de la charité,
mais à son acte ; aussi ne s'opposent-ils pas à la perfection du voyage, mais à
la perfection de la patrie.
3. La perfection de la charité, telle qu'elle peut être réalisée en cette vie, n'est pas une perfection absolue ; elle est donc toujours capable de croître.
Objections
:
1. Il semble qu'on ne
puisse accepter la distinction entre trois degrés de charité : commençante,
progressante, et parfaite. Car, entre le commencement de la charité et son
ultime perfection, il y a de multiples degrés. Ce n'est donc pas un seul degré
intermédiaire qu'il faudrait poser.
2. Dès que la charité
commence à exister, elle commence aussi à progresser. On ne doit dorc pas
distinguer la charité qui progresse de la charité commençante.
3. Quelque parfaite charité
que l'on puisse avoir en ce monde, cette charité, nous l'avons vu, pourra
toujours augmenter. Or, pour la charité, s'accroître c'est progresser, et ainsi
n'y a-t-il pas lieu de distinguer la charité parfaite de la charité
progressante. En fin de compte, il ne convient donc pas d'assigner trois degrés
à la charité.
Cependant, S. Augustin dit " Quand la charité est née, elle est nourrie ", ce qui a trait aux commençants ; " quand elle a été nourrie, elle se fortifie ", ce qui se rapporte aux progressants ; " quand elle a été fortifiée, elle est rendue parfaite ", ce qui s'applique aux parfaits. Il y a donc trois degrés de charité.
Conclusion
:
Sous certains rapports, l'accroissement spirituel de la charité peut être comparé à la croissance corporelle de l'homme. Or, bien que l'on puisse distinguer en celle-ci un grand nombre d'étapes différentes, elle offre cependant certaines divisions bien déterminées, caractérisées par les activités ou les préoccupations auxquelles l'homme est amené au long de sa croissance. Ainsi appelle-t-on enfance l'âge de la vie qui précède l'usage de la raison. On distingue ensuite un autre état de l'homme, qui correspond au moment où il commence à parler et à user de la raison. Un troisième état est celui de la puberté -. quand l'homme devient capable d'engendrer. Et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il ait atteint son développement parfait.
De même, on distingue divers degrés de charité, d'après les soucis divers auxquels l'homme est amené par le progrès de sa charité. D'abord son souci premier doit être de s'écarter du péché et de résister aux convoitises qui le poussent en sens contraire de la charité. Et cela concerne les débutants, chez qui la charité doit être nourrie et entretenue de peur qu'elle ne se perde. Un deuxième souci vient ensuite, celui de tendre principalement à avancer dans le bien ; un tel souci est celui des progressants, qui visent surtout à ce que leur charité, par sa croissance, se fortifie. Enfin le troisième souci est que l'homme cherche principalement à s'unir à Dieu et à jouir de lui ; et cela s'applique aux parfaits qui " désirent mourir et être avec le Christ ". Ainsi, dans le mouvement corporel, distinguons-nous pareillement ces trois moments : l'éloignement du point de départ, le rapprochement du terme, enfin le repos en celui-ci.
Solutions
:
1. Toutes les distinctions
intermédiaires dans l'accroissement de la charité sont comprises dans les trois
distinctions dont nous venons de parler, comme toutes les divisions des
réalités continues sont comprises, selon Aristote, sous ces trois chefs : le
commencement le milieu et la fin.
2. Ceux qui débutent dans
la charité, bien qu'ils y progressent, ont pour principal souci de résister aux
péchés dont les assauts les tourmentent. Dans la suite, ils ressentent moins
ces assauts et déjà ils travaillent d'une certaine façon avec plus de sécurité
à leur avancement ; cependant " tout en construisant d'une main, ils
gardent l'épée dans l'autre ", comme Esdras le dit de ceux qui
reconstruisaient Jérusalem (Ne 4, 17).
3. Les parfaits eux aussi progressent dans la charité, mais ce n'est pas là pour eux la recherche fondamentale ; ce qui les préoccupe par-dessus tout, c'est de s'unir à Dieu. Et bien que les commençants et les progressants le recherchent également, ils sont pris davantage par d'autres soucis : celui d'éviter les péchés, chez les commençants, et celui d'avancer dans la vertu, chez les progressants.
Objections
:
1. Oui, semble-t-il, car
les contraires doivent naturellement se produire à propos d'une même réalité ;
or la diminution et l'accroissement sont des contraires. Donc, puisque la
charité s'accroît, comme on vient de le voir, il semble qu'elle puisse aussi
diminuer.
2. S. Augustin dit, en
s'adressant à Dieu : " Il t'aime moins, celui qui aime quelque chose avec
toi. " Et il dit encore : " Ce qui nourrit la charité diminue la
convoitise. " D’où il apparaît qu'à l'inverse l'accroissement de la
convoitise entraîne une diminution de la charité. Or la convoitise, par
laquelle on aime quelque chose d'autre que Dieu, peut croître chez l'homme.
Donc la charité peut diminuer.
3. " Dieu, dit S.
Augustin n'opère pas, en justifiant l'homme, de telle façon que son oeuvre
demeure en celui-ci, s'il vient à s'éloigner. " On peut en conclure que
Dieu, en conservant la charité dans l'homme, opère de la même manière que
lorsqu'il l'infuse en lui pour la première fois. Or, lorsque Dieu infuse la
charité pour la première fois, il l'infuse moins grande chez celui qui s'y
dispose moins. De même, lorsqu'il la conserve, devra-t-il la conserver moins
grande chez celui dont les dispositions sont moins bonnes. Donc la charité peut
diminuer.
Cependant, dans le Cantique des cantiques (8, 6), la charité est comparée au feu : " Ses traits ". c'est-à-dire ceux de la charité, " sont des traits de feu, une flamme du Seigneur ". Or le feu, tant qu'il dure, monte toujours. Donc la charité, tant qu'elle subsiste, peut monter ; mais elle ne peut pas descendre, c'est-à-dire diminuer.
Conclusion
:
La quantité de la charité qui est relative à son objet propre ne peut pas diminuer, pas plus qu'elle ne peut s'accroître, on l'a vu plus haut.
Mais, puisque la charité s'accroît selon la quantité qu'elle possède par rapport à son sujet, on peut se demander si, de ce point de vue, elle peut aussi diminuer. Si elle diminue, il faut qu'elle diminue par un acte, ou seulement par cessation d'acte. Par cessation d'acte sont diminuées les vertus acquises par des actes ; parfois même elles sont détruites, comme on l'a vu antérieurement. C'est pourquoi Aristote dit à propos de l’amitié : " Bien des amitiés sont détruites parce que l'ami n'est plus appelé ", c'est-à-dire du fait qu'on ne l'appelle plus, ou qu'on ne lui parle plus. Et il en est ainsi parce que la conservation d'une chose dépend de sa cause ; or la cause d'une vertu acquise, c'est l'acte humain ; donc, si les actes humains cessent, cette vertu acquise s'affaiblit et finit par disparaître totalement. Mais cela n'a pas lieu pour la charité, qui est produite par Dieu seul et non par des actes humains, comme on l'a dit précédemment. Il s'ensuit que, même si son acte vient à cesser, la charité n'est pas pour autant diminuée ni détruite, si du moins le péché n'est pour rien dans cette cessation.
De ce qui précède on doit conclure que la diminution de la charité ne peut avoir d'autre cause que Dieu ou quelque péché. Mais aucune déficience ne nous est infligée par Dieu, sinon par mode de châtiment, en ceci qu'il nous retire sa grâce en châtiment du péché. Il ne lui convient donc pas de diminuer en nous la charité sinon par mode de châtiment, celui-ci étant dû au péché. Il reste donc, si la charité diminue, que le péché seul en est la cause, soit que le péché produise cette diminution soit qu'il la mérite. Or, ni d'une façon ni de l'autre, le péché mortel ne diminue la charité, car il la détruit totalement ; et par cause effective parce que tout péché mortel est contraire à la charité, nous le verrons plus loin ; et par démérite, car celui qui en péchant mortellement agit contre la charité est digne que Dieu la lui retire.
Pareillement, même par le péché véniel la charité ne peut être diminuée, pas plus par mode d'efficience que par démérite. Par efficience, car le péché véniel n'atteint pas la charité elle-même. Celle-ci, en effet, porte sur la fin dernière, tandis que le péché véniel est un désordre relatif aux moyens. Or l'amour d'une fin ne se trouve pas diminué du fait que l'on tombe dans quelque dérèglement à l'égard des moyens. Ainsi arrive-t-il à certains malades, qui tiennent beaucoup à leur santé, de faire certains accrocs à leur régime. De même, dans les sciences spéculatives, les opinions fausses qui concernent les conclusions ne diminuent pas la certitude des principes.
Pareillement, le péché véniel ne mérite pas que la charité soit diminuée. Si quelqu'un, en effet, est fautif en de petites choses, il ne mérite pas de subir un détriment dans un domaine plus important. Dieu ne se détourne pas davantage de l'homme que celui-ci ne se détourne de lui. Par conséquent, celui dont le dérèglement ne porte que sur les moyens ne mérite pas de subir un détriment dans sa charité, par laquelle ü est ordonné à sa fin ultime.
La conséquence de tout cela est que la charité ne peut d'aucune manière subir de diminution, si l'on prend ce mot dans sa signification Cependant, on peut indirectement appeler tion de la charité ce qui est disposition à disposition qui vient des péchés véniels, du fait que la charité n'exerce plus ses ac
Solutions
:
1. Les contraires se
produisent à l'égard d'une même réalité quand le sujet de ces contraires se
rapporte de la même manière à tous deux. Or, la charité ne se prête pas de la
même manière à l'augmentation et à la diminution ; elle peut avoir une cause
qui l'accroît, mais elle ne peut avoir de cause qui la diminue. Aussi
l'objection ne porte pas,
2. Il y a deux convoitises.
La première met sa fin dans la créature, et elle tue totalement la charité,
étant, selon le mot de S. Augustin, " son poison ". Elle aboutit à ce
que Dieu soit moins aimé qu’il ne doit l'être lorsqu'il est aimé de charité,
non en diminuant celle-ci, mais en la détruisant totalement ; et c'est ainsi
qu'il faut comprendre la parole citée par l'objection " Il t'aime moins,
celui qui aime quelque chose avec toi. " S. Augustin précise en effet :
" Quelque chose qu'il n'aime pas pour toi. " Cela n'arrive pas dans
le péché véniel, mais seulement dans le péché mortel ; car ce que l’on aime dans
le péché véniel, on l'aime encore pour Dieu, en vertu de l'habitus, quoique ce
ne soit plus en acte. La seconde sorte de convoitise est celle du péché véniel,
qui est toujours diminuée par la charité ; mais elle ne peut diminuer la
charité, pour la raison qu'on vient de donner.
3. Un mouvement du libre arbitre est nécessaire pour l'infusion de la charité, nous l'avons dit. Et c'est pourquoi ce qui diminue l'intensité du libre arbitre contribue, comme disposition, à ce qu'une charité moindre soit infusée. Mais, pour conserver la charité, il n'est pas besoin d'un mouvement du libre arbitre ; autrement, la charité ne demeurerait pas chez ceux qui dorment. Par conséquent, le défaut d'intensité du mouvement du libre arbitre ne diminue pas la charité.
Objections
:
1. Non, semble-t-il, car si
l'on perd la charité, ce ne peut être que par le péché. Or, celui qui a la
charité ne peut pécher. S. Jean dit en effet (1 Jn 3, 9) : " Quiconque est
né de Dieu ne commet pas le péché, parce que le germe divin demeure en lui, et
il ne peut pécher, puisqu'il est né de Dieu. " Or, il n'y a que les fils
de Dieu qui possèdent la charité, car selon S. Augustin " c'est elle qui
distingue entre les fils du Royaume et les fils de perdition ". Donc celui
qui possède la charité ne peut la perdre.
2. S. Augustin dit : "
La dilection qui n'est pas vraie ne mérite pas son nom. " Or, comme il le
dit encore : " La charité qui peut défaillir n'a jamais été vraie. "
Donc, il n'y avait pas de charité. Donc, quand on possède la charité, on ne
peut plus la perdre.
3. S. Grégoire dit : "
L'amour de Dieu, quand il existe, opère de grandes choses ; s'il cesse d'agir,
la charité n'existe plus. " Mais nul, en accomplissant de grandes choses,
ne perd la charité. Donc, quand la charité existe, elle ne peut être perdue.
4. Le libre arbitre ne peut
être incliné au péché que par un motif qui l'entraîne. Mais la charité exclut
tous les entraînements au péché : amour de soi, convoitise, etc. La charité ne
peut donc être perdue.
Cependant, il est dit dans l'Apocalypse (2, 4) : " J'ai contre toi que tu as perdu ton amour d'antan. "
Conclusion
:
Par la charité, l'Esprit Saint habite en nous, comme nous l'avons montré". Donc nous pouvons considérer la charité de trois façons. Tout d'abord du côté de l'Esprit Saint mouvant l'âme à aimer Dieu. De ce côté, la charité ne peut pas pécher à cause de la vertu de l'Esprit Saint qui opère infailliblement tout ce qu'il veut. C'est pourquoi il ne saurait être vrai simultanément que le Saint-Esprit veuille mouvoir quelqu'un à faire un acte de charité, et que cet homme perde la charité en péchant : le don de persévérance doit être compté parmi les " bienfaits de Dieu grâce auxquels ceux qui sont délivrés le sont très certainement ", selon S. Augustin.
On peut, en deuxième lieu, envisager la charité selon sa raison propre. Et, sous ce rapport, la charité ne peut faire que ce qui convient à la raison même de charité. C'est pourquoi elle ne peut en aucune façon pécher " pas plus que la chaleur ne peut refroidir, ni l'injustice produire quelque chose de bon ", dit S. Augustin.
On peut enfin considérer la charité par rapport au sujet, lequel est changeant au gré du libre arbitre. Mais ce rapport de la charité au sujet peut lui-même être envisagé de deux façons : soit du point de vue général des relations de la forme avec la matière, soit du point de vue particulier des relations de l'habitus avec la puissance.
Il appartient à une forme d'exister dans un sujet de façon telle qu'elle puisse se perdre lorsqu'elle ne comble pas toute la potentialité de la matière, comme on le voit pour les formes des êtres soumis à la génération et à la corruption. Cela vient de ce que la matière de ces êtres reçoit une forme de manière à rester encore en puissance à une autre forme, comme si la potentialité de la matière n'était pas totalement remplie par une seule forme ; c'est pourquoi une forme peut se perdre par réception d'une autre forme. Au contraire, la forme d'un corps céleste demeure en lui de façon permanente, parce qu’elle comble si bien toute la potentialité de la matière qu'il ne reste plus en celle-ci de puissance à une autre forme. Ainsi en est-il de la charité : celle de la patrie est permanente parce qu'elle emplit toute la potentialité de l'esprit, en ce sens que tout mouvement actuel de celui-ci se porte vers Dieu ; la charité du voyage ne comble pas ainsi toute la potentialité de son sujet, parce qu'elle ne se porte pas toujours en acte vers Dieu. Aussi, quand elle ne s'y porte pas, quelque chose peut survenir qui fasse perdre la charité.
Quant à l'habitus, il lui est propre d'incliner la puissance à agir selon ce qui convient à l'habitus, en tant qu'il fait juger bon ce qui lui convient, et mauvais ce qui lui est contraire. En effet, de même que le goût apprécie les saveurs selon sa disposition propre, de même l'esprit humain juge de ce qu'il doit faire d'après sa disposition créée par les habitus, ce qui fait dire à Aristote r : " La fin apparaît à chacun selon ce qu'il est en lui-même. " A ce point de vue donc, la charité ne peut se perdre là où ce qui convient à la charité ne peut paraître autrement que bon. Ce sera le cas de la patrie, où Dieu sera vu par son essence, qui est l'essence même de la bonté. Et c'est pourquoi la charité de la patrie ne peut se perdre. Mais la charité du voyage en l'état de laquelle on ne voit pas l'essence même de Dieu, qui est l'essence de la bonté, peut se perdre.
Solutions
:
1. S. Jean, dans le texte
cité, veut parler de la puissance de l'Esprit Saint qui, par sa protection,
rend exempts du péché ceux qu'il meut autant qu'il le veut.
2. La charité qui
comprendrait dans sa raison même la possibilité de tomber ne serait pas une
vraie charité. Car si son amour impliquait de n'aimer que pour un temps, et
ensuite de cesser d'aimer, ce ne serait pas de la dilection véritable. Mais si
la charité vient à se perdre du fait de la mutabilité du sujet, contre
l'intention même de la charité qui est incluse en son acte, cela n'est pas
contraire à la vérité de la charité.
3. L'amour de Dieu se
propose toujours d'accomplir de grandes choses, car cela ressortit à la raison
de charité. Cependant, en acte, il n'accomplit pas toujours de grandes choses à
cause de la condition du sujet.
4. La charité, par la nature même de son acte, exclut tout motif de pécher. Mais il arrive que la charité n'agit pas actuellement. C'est alors que peut se produire un motif poussant à pécher ; si l'on y consent, on perd la charité.
Objections
:
1. Non, semble-t-il.
Origène dit en effet : " Que le dégoût vienne à envahir quelqu'un de ceux
qui sont établis au plus haut degré de perfection, je ne pense pas qu'il
abandonne ou qu'il tombe d'un seul coup, mais il est nécessaire que sa chute
ait lieu peu à peu et par degrés. " Or l'homme tombe lorsqu'il perd la
charité. Donc celle-ci ne se perd pas par un seul acte de péché mortel.
2. Le pape S. Léon, dans un
sermon sur la Passion, interpelle ainsi S. Pierre : " Le Seigneur a vu en
toi, non pas une foi défaillante, ni un amour infidèle, mais une constance
ébranlée. Les larmes abondèrent là où n'avait pas défailli l'affection, et les
eaux de la charité lavèrent les paroles échappées à la peur. " Et S.
Bernard dit à partir de ces paroles : " En S. Pierre, la charité n'était
pas éteinte, mais endormie. " Or, en reniant le Christ, Pierre a péché
mortellement. Donc, la charité n'est point perdue par un seul acte de péché
mortel.
3. La charité est plus
forte qu'une vertu acquise. Mais l'habitus d'une vertu acquise n'est pas
supprimé par un acte de péché mortel. A plus forte raison la charité ne se
perd-elle point par un seul acte contraire de péché mortel.
4. La charité comprend
l'amour de Dieu et l'amour du prochain. Mais il peut se faire, semble-t-il, que
quelqu'un commette certains péchés mortels tout en conservant ces deux amours.
Car l'amour déréglé des moyens n’enlève pas l'amour de la fin, nous l'avons
dit. La charité pour Dieu peut donc subsister malgré l'existence d'un péché
mortel provenant d'un attachement désordonné à quelque bien temporel.
5. Les vertus théologales
ont pour objet la fin ultime. Mais les vertus théologales autres que la
charité, c'est-à-dire la foi et l'espérance, ne se perdent point par un seul
acte de péché mortel, mais subsistent à l'état informe. Donc la charité, elle
aussi, peut demeurer à l'état informe même lorsqu'on a commis un péché mortel.
Cependant, par le péché l'homme devient digne de la mort éternelle, selon la parole de l'Apôtre (Rm 6, 23) : " Le salaire du péché, c'est la mort. " Mais quiconque a la charité possède le mérite de la vie éternelle ; il est dit, en effet, en S. Jean (14, 21) : " Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai et me manifesterai à lui. " Et la vie éternelle consiste précisément dans cette manifestation, selon cette autre parole du même évangile (17, 3) : " La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, jésus Christ. " Mais personne ne peut être digne en même temps de la vie éternelle et de la mort éternelle. Il est donc impossible que quelqu'un ait la charité avec le péché mortel. Donc la charité est enlevée par un seul acte de péché mortel.
Conclusion
:
Un contraire est exclu quand survient un autre contraire. Or tout acte de péché mortel est contraire à la raison propre de la charité, qui consiste pour l'homme à aimer Dieu par-dessus tout, et à se soumettre à lui totalement, et lui rapportant tout ce que l'on a. Il appartient donc à la raison de la charité d'aimer Dieu de telle sorte qu'on veuille se soumettre à lui en toute chose, et qu'en toute chose on suive la règle de ses commandements. Car tout ce qui est contraire aux préceptes divins est manifestement contraire à la charité et peut donc par soi-même l'exclure.
Sans doute, si la charité était un habitus acquis dépendant de l'activité du sujet, sa perte ne résulterait pas nécessairement d'un seul acte contraire. Car un acte n'est pas directement contraire à l'habitus, mais à l'acte de celui-ci ; or il ne s'impose pas, pour la continuation d'un habitue dans un sujet, qu'il y ait une continuité d'actes ; par conséquent, s'il survient un acte contraire, l'habitus acquis n'est pas aussitôt supprimé.
Mais la charité, parce qu'elle est un habitus infus, dépend de l'action de Dieu. Celui-ci la communique à l'âme, et agit dans l'infusion et la conservation de la charité à la manière du soleil dans l'illumination de l'air, comme nous l'avons dit récemment. C'est pourquoi, de même que la lumière cesserait aussitôt dans l'air si l'on faisait obstacle au rayonnement du soleil, de même la charité cesse d'exister dans l'âme, dès que l'on fait obstacle à son infusion par Dieu dans l'âme. Or, manifestement, tout péché mortel, allant à l'encontre des préceptes divins, fait obstacle à cette infusion ; du fait que, par choix, l'homme préfère le péché à cette amitié avec Dieu qui exige l'accomplissement de sa volonté, il s'ensuit qu'aussitôt, par un seul acte de péché mortel, l'habitus de charité est perdu. C'est pourquoi S. Augustin dit : " Dieu lui étant présent, l'homme est illuminé ; mais Dieu étant absent, il tombe aussitôt dans les ténèbres ; il s'éloigne de lui non par la distance des lieux mais par l'aversion de sa volonté. "
Solutions
:
1. Les paroles d'Origène peuvent s'entendre d'abord en ce sens : l'homme parvenu à la perfection ne tombe pas tout d'un coup dans le péché mortel, mais il y est disposé par quelque négligence antérieure. Nous l'avons vu plus haut en effet, les péchés véniels sont considérés comme une disposition au péché mortel. Cependant, celui qui commet un seul péché mortel tombe, ayant perdu la charité.
Mais comme Origène ajoute : "
Si quelqu'un, après une chute de courte durée, se repent aussitôt, il ne paraît
pas être tombé tout à fait ", on peut dire aussi que, dans la pensée de
cet auteur, la ruine et la chute complètes sont celles de l'homme qui pèche par
malice. Et il est certain que celui qui est parfait n'en vient pas là
instantanément et d'emblée.
2. La charité se perd de
deux manières directement, par mépris actuel, et ce n'est pas ainsi que Pierre
la perdit. Indirectement, quand on commet un acte contraire à la charité, sous
l'influence d'une passion de convoitise ou de crainte ; c'est en agissant ainsi
contre la charité, que Pierre la perdit ; mais il la recouvra bientôt.
3. Notre Réponse a
résolu cette objection.
4. Le péché mortel n'est
pas constitué par n'importe quel dérèglement de l'affectivité à l'égard des
moyens, c'est-à-dire des biens créés, mais seulement par un dérèglement tel
qu'il s'oppose à la volonté divine ; et c'est cela même qui est directement
contraire à la charité, nous venons de le dire dans la Réponse.
5. La charité implique une certaine union à Dieu que ne supposent ni la foi ni l'espérance. Or, on l'a vu, tout péché mortel consiste à se détourner de Dieu, et s'oppose ainsi à la charité. Mais tout péché mortel n'est pas contraire à la foi et à l'espérance, sauf certains péchés déterminés, par lesquels les habitue de foi et d'espérance sont détruits, comme l'habitus de charité l'est par tout péché mortel. D'où il suit évidemment que la charité ne peut rester à l'état informe, puisque, du fait qu'elle se rapporte à Dieu comme à la fin dernière, elle est la forme ultime des vertus, nous l'avons dit.
L'OBJET DE LA CHARITÉ
A ce sujet nous nous demanderons : I. Ce que l'on doit aimer de charité (Question 25). II. Dans quel ordre il convient de le faire (Question 26).
1. Dieu seul doit-il être aimé de charité, ou aussi le prochain ? - 2. La charité doit-elle être aimée de charité ? - 3. Les créatures sans raison doivent-elles être aimées de charité ? - 4. Peut-on s'aimer soi-même de charité ? - 5. Doit-on aimer de charité son propre corps ? - 6. Les pécheurs doivent-ils être aimés de charité ? - 7. Les pécheurs s'aiment-ils eux-mêmes ? - 8. Doit-on aimer de charité ses ennemis ? - 9. Faut-il leur donner des marques d'amitié ? - 10. Les anges doivent-ils être aimés de charité ? 11. Et les démons ? 12. Énumération de ce qu'il faut aimer de charité.
Objections
:
1. Il semble que la
dilection de la charité s'arrête à Dieu et ne s'étend pas au prochain.
En effet, de même que nous devons à Dieu notre amour, de même devons-nous le
craindre selon le Deutéronome (10, 12) : " Et maintenant, Israël, que te
demande le Seigneur, ton Dieu, sinon de le craindre et de l'aimer ? " Or
la crainte qu'inspire un homme, appelée crainte humaine, diffère de la crainte
de Dieu qui est servile ou filiale, nous l'avons montré. Donc l'amour de
charité dont on aime Dieu est différent de l'amour dont nous aimons notre
prochain.
2. " Aimer, c'est
honorer ", dit Aristote. Mais l'honneur de latrie, qui est dû à Dieu, est
différent de l'honneur de dulie qui est dû à la créature. L'amour que l'on a
pour Dieu est donc égal ment différent de l'amour que l'on porte au prochain.
3. " L'espérance
d'après la Glose, engendre la charité. " Mais l'espérance que l'on met er
I)icu doit être exclusive, de telle sorte que ceux qui espèrent en l'homme
méritent d'être blâmés, selon la parole de Jérémie (17, 5) : " Malheur à
l'homme qui se confie en l'homme. " Pareillement, la charité qui est due à
Dieu ne doit pas s'étendre au prochain.
Cependant, S. Jean nous dit (1 Jn 4, 21) " Voici le commandement que Dieu nous donne celui qui aime Dieu, qu'il aime aussi son frère. "
Conclusion
:
Les habitus, avons-nous dit e. ne se diversifient que par ce qui change l'espèce de leurs actes, car tous les actes d'une même espèce relèvent d'un même habitus. Puisque l'espèce d'un acte est déterminée par son objet selon la raison formelle de celui-ci, il faut nécessairement que l'acte qui vise la raison formelle d'un objet soit de même espèce que celui qui vise l'objet sous cette même raison ; ainsi sont de même espèce la vision de la lumière, et la vision de la couleur considérée sous la raison de lumière. Or, la raison d'aimer le prochain, c'est Dieu ; car ce que nous devons aimer dans le prochain, c'est qu'il soit en Dieu'. Il est donc manifeste que l'acte par lequel Dieu est aimé, et celui par lequel est aimé le prochain sont de même espèce. Par conséquent l'habitus de la charité ne s'étend pas seulement à l'amour de Dieu, mais aussi à l'amour du prochain.
Solutions
:
1. On peut craindre le
prochain, et aussi l'aimer, de deux manières. Premièrement, pour ce qui lui
appartient en propre : ainsi on redoute un tyran à cause de sa cruauté, ou bien
on l'aime parce qu'on désire acquérir de lui quelque faveur. En ce sens, la
crainte de l'homme se distingue de la crainte de Dieu et de même l'amour.
Deuxièmement on craint et on aime un homme pour ce qu'il y a de Dieu en lui :
ainsi l'on redoute la puissance séculière parce qu'elle a reçu de Dieu la
mission de punir les malfaiteurs, et on l'aime parce qu'elle rend la justice.
Ici, la crainte et l'amour de l'homme ne se distinguent pas de la crainte et de
l'amour de Dieu.
2. L'amour se rapporte au
bien en général, tandis que l'honneur se rapporte au bien propre de celui qui
est honoré ; en effet, on rend honneur à quelqu'un en témoignage de sa vertu
personnelle. C'est pourquoi l'amour ne connaît pas différentes espèces du fait
que la bonté de ceux qu'il vise est plus ou moins grande, du moment que cette
bonté se réfère à un même bien commun ; mais l'honneur, lui, se diversifie
selon les mérites particuliers de chacun. C'est pourquoi nous aimons tous nos
proches d'un même amour de charité, en tant qu'ils se réfèrent à ce bien commun
à tous qui est Dieu, mais nous leur rendons des honneurs différents suivant la
vertu propre de chacun. Et de même, nous rendons à Dieu l'honneur singulier de
latrie, à cause de sa vertu sans pareille.
3. On blâme ceux qui mettent leur espoir dans l'homme comme dans l'auteur principal de leur salut ; non ceux qui espèrent en l'homme comme dans un aide au service de Dieu. De même, on serait répréhensible d'aimer son prochain comme sa fin principale, mais non pas de l'aimer à cause de Dieu, ce qui est le propre de la charité.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. Tout
ce que nous devons aimer de charité est renfermé dans les deux préceptes de la
charité, comme on le voit en S. Matthieu (22, 37). Or ni l'un ni l'autre ne
comprend la charité, puisque la charité n'est ni Dieu, ni le prochain. Donc on
ne doit pas aimer de charité la charité elle-même.
2. La charité, nous l'avons
vu, est fondée sur la communication de la béatitude. Or la charité ne peut pas
participer de la béatitude. Elle ne doit donc pas être aimée de charité.
3. La charité, on l'a dit
plus haut, est une amitié. Or, on ne peut éprouver d'amitié à l'égard de la
charité ; pas plus qu'à l'égard de ce qui est accident, parce que la
réciprocité d'amour est de l'essence de l'amitié, et que les choses de cette
nature n'en sont pas capables. Donc la charité ne doit pas être aimée de
charité.
Cependant, S. Augustin dit : " Celui qui aime son prochain, par cela seul aime la dilection elle-même. " Mais on aime son prochain de charité. Il est donc logique que la charité aussi soit aimée de charité.
Conclusion
:
La charité est un amour. Or l'amour, par la nature de la puissance dont il est l'acte, a le pouvoir de faire retour sur lui-même. En effet, parce que la volonté a pour objet le bien universel, tout ce qui a raison de bien peut être objet de volonté. Et comme le vouloir lui-même est quelque chose de bon, en peut vouloir vouloir. De même l'intelligence, qui a le vrai pour objet, comprend qu'elle comprend, parce que cela aussi c'est quelque chose de vrai. Mais, de plus, l'amour a aussi ce pouvoir de retour sur lui-même en raison de sa nature spécifique : parce qu'il est mouvement spontané de celui qui aime vers l'être aimé. Donc, du fait même que l'on aime quelqu'un, on aime aimer.
Mais la charité, nous l'avons dit, n'est pas seulement un amour, elle a raison d'amitié. Or on aime une chose par amitié de deux manières : comme on aime celui pour qui l'on a de l'amitié et à qui l'on veut du bien ; ou comme on aime le bien que l'on veut à son ami. C'est en ce deuxième sens seulement que la charité est aimée par charité, parce que la charité est ce bien que nous souhaitons à tous ceux que nous aimons de charité. Et il en est de même pour la béatitude et pour les autres vertus.
Solutions
:
1. Dieu et le prochain sont
ceux à qui nous portons amitié. Mais dans notre amour est contenu l'amour de la
charité elle-même ; en effet, nous aimons le prochain et Dieu, en tant que nous
aimons que nous et le prochain aimions Dieu, ce qui est aimer la charité.
2. La charité est cette
communication même de la vie spirituelle qui fait parvenir à la béatitude ; on
l'aime donc comme le bien que l'on désire pour tous ceux que l'on aime de
charité.
3. Cet argument est valable selon que l'amitié nous fait aimer ceux à qui nous portons de l'amitié.
Objections
:
1. Il semble qu'il faille
aussi les aimer. C'est en effet surtout par la charité que nous nous conformons
à Dieu. Or Dieu aime de charité les créatures non raisonnables : " Il aime
tout ce qui existe ", dit la Sagesse (11, 24), et tout ce qu'il aime, il
l'aime pour lui-même, lui qui est charité. Donc, nous aussi, nous devons aimer
de charité les créatures sans raison.
2. C'est vers Dieu, par
principe, que se porte la charité, et elle s'étend aux autres êtres en tant
qu'ils se réfèrent à Dieu. Or, de même que la créature raisonnable se réfère à
Dieu, parce qu'elle a la ressemblance de l'image, de même la créature sans
raison, parce qu'elle est à la ressemblance du vestige. La charité s'étend donc
aussi aux créatures sans raison.
3. Dieu est l'objet de la
charité comme il est l'objet de la foi. Or la foi s'étend aux créatures sans
raison, car nous croyons que le ciel et la terre ont été créés par Dieu, que
les poissons et les oiseaux ont été produits à partir de l'eau, et les animaux
qui marchent ainsi que les plantes à partir de la terre. La charité s'étend
donc aussi aux créatures sans raison.
Cependant, l'amour de charité ne s'étend qu'à Dieu et au prochain. Or, sous le nom de prochain, on ne peut comprendre la créature sans raison parce qu'elle n'a pas en commun avec l'homme la vie raisonnable. Donc la charité ne s'étend pas jusqu'à elle.
Conclusion
:
La charité nous l'avons vu, est une amitié. Or, par l'amitié, on aime tout d'abord l’ami pour lequel on a de l'amitié ; et en second lieu les biens que l'on souhaite à cet ami. Dans le premier sens, il est impossible d'aimer de charité une créature sans raison. Et cela pour trois motifs, dont deux regardent communément l'amitié, qu’on ne peut avoir pour ces créatures.
1° Notre amitié se porte vers celui à qui nous voulons du bien ; or, à proprement parler, je ne puis vouloir du bien à une créature dépourvue de raison, car il ne lui appartient pas de posséder à proprement parler du bien ; c'est réservé à la créature raisonnable, qui peut seule, par son libre arbitre, user du bien quelle possède. Aussi Aristote déclare-t-il que si nous disons, en parlant des créatures sans raison, qu'il leur arrive du bien ou du mal, c'est seulement par analogie.
2° Toute amitié se fonde sur une communication de vie ; " Rien en effet, remarque Aristote n'est plus propre à l'amitié que de vivre ensemble. " Mais les créatures sans raison ne peuvent communier à la vie humaine, qui est la vie selon la raison. Il ne peut donc pas y avoir d'amitié à leur égard, sinon dans un sens métaphorique.
3° La dernière raison est propre à
la charité ; celle-ci est fondée en effet sur la communication de la béatitude
éternelle, dont la créature dépourvue de raison n'est pas capable. C'est
pourquoi l'amitié de charité ne peut exister à son endroit.
Cependant, nous pouvons aimer de charité les êtres dépourvus de raison, comme des biens, que nous désirons pour les autres, en tant que, par la charité, nous voulons la conservation de ces êtres pour la gloire de Dieu et l'utilité des hommes. Et de cette façon Dieu aime aussi de charité.
Solutions
:
1. Cela répond à la
première objection.
2. La ressemblance de
vestige ne rend pas apte à la béatitude, comme la ressemblance de l'image. Donc
la comparaison ne vaut pas.
3. La foi peut s'étendre à tout ce qui est vrai de quelque manière. Au contraire, l'amitié de charité ne concerne que les êtres qui sont destinés à posséder le bien de la vie éternelle. Ce n'est donc paie pareil.
Objections
:
1. Il semble que l'homme ne
s'aime pas d'un tel amour, car, dit S. Grégoire, " pour qu'il y ait
charité, il faut au moins être deux ". Donc il n'y a pas de charité à
l'égard de soi-même.
2. L'amitié, par
définition, implique réciprocité et égalité, dit Aristote ; ce qu'on ne peut
pratiquer envers soi-même. Or, nous l'avons vu, la charité est une amitié.
Donc, on ne peut avoir de la charité envers soi-même.
3. Ce qui appartient à la
charité ne peut être blâmable. " La charité ne fait pas le mal " (1
Co 13, 4). Or, s'aimer soi-même est chose blâmable, car il est dit (2 Tm 3, 1)
: " Dans les derniers jours surviendront des moments difficiles, et les
hommes seront remplis de l'amour d'eux-mêmes. " L'homme ne peut donc pas
s'aimer soi-même d'un amour de charité.
Cependant, au Lévitique (19, 18) il est dit : " Tu aimeras ton ami comme toi-même. " Or nous aimons un ami d'un amour de charité. Nous devons donc aussi nous aimer nous-même d'un amour de charité.
Conclusion
:
Puisque la charité est une amitié, nous pouvons en parler de deux manières. Tout d'abord sous la raison commune d'amitié ; et en ce sens on doit dire qu'il n'y a pas à proprement parler d'amitié à l'égard de soi-même, mais quelque chose de supérieur à l'amitié, puisque l'amitié implique une certaine union ; Denys dit en effetn que " l'amour est une force qui unit " ; or, en chacun, par
rapport à soi-même, il y a unité, ce qui est plus que l'union avec autrui. Aussi, de même que l'unité est le principe de l'union, ainsi l'amour que l'on éprouve pour soi-même est la forme et la racine de l'amitié ; en effet, nous avons de l'amitié pour d'autres lorsque nous nous comportons envers eux comme envers nous-même. Car, dit Aristote, " les sentiments d'amitié envers autrui viennent de ceux que l'on a envers soi-même ". De même encore n'a-t-on pas de science concernant les principes, mais quelque chose de supérieur : leur intelligence immédiate.
En second lieu, nous pouvons parler de la charité selon sa nature propre, en tant qu'elle est principalement une amitié de l'homme pour Dieu et, par voie de conséquence, pour toutes les créatures qui appartiennent à Dieu. Or, parmi celles-ci, il y a le sujet lui-même, qui a la charité. Ainsi, parmi tout ce qu'il aime de charité comme ressortissant à Dieu, l'homme s'aime lui-même d'un amour de charité.
Solutions
:
1. S. Grégoire parle ici de
la charité selon la raison commune d'amitié.
2. La deuxième objection se
place au même point de vue.
3. On blâme ceux qui s'aiment eux-mêmes, quand ils s'aiment selon leur nature sensible à laquelle ils se soumettent. Mais ce n'est pas là s'aimer vraiment selon sa nature raisonnable, de façon à vouloir pour soi les biens qui relèvent de la perfection de la raison. S'aimer de cette façon relève tout à fait de la charité.
Objections
:
1. Non, semble-t-il, car
nous n'aimons pas quelqu'un avec qui nous ne voulons pas vivre. Or, ceux qui
possèdent la charité ne veulent pas vivre avec leur corps, selon S. Paul (Rm 7,
24) : " Qui me délivrera de ce corps de mort ", et aussi (1, 23) :
" Je désire être dégagé des liens du corps, et être avec le Christ. "
Donc notre corps ne doit pas être aimé de charité.
2. L'amitié de charité est
fondée sur la communication de la jouissance de Dieu. Mais le corps ne peut pas
participer à cette jouissance. Donc, on ne doit pas l'aimer de charité.
3. La charité, puisqu'elle
est une amitié, ne peut se porter que sur des êtres capables d'une réciprocité
d'amour. Or notre corps ne peut pas nous aimer de charité. Donc il ne doit pas
être aimé de cette façon.
Cependant, S. Augustin indique quatre choses que nous devons aimer par charité, et parmi elles notre propre corps.
Conclusion
:
Notre corps peut être considéré sous deux aspects : 1° dans sa nature, 2° dans la corruption née du péché et de son châtiment.
Or la nature de notre corps ne vient pas d'un principe mauvais, comme les manichéens l'imaginent, mais elle a été créée par Dieu. C'est pourquoi nous pouvons user du corps pour servir Dieu, comme le prescrit S. Paul (Rm 6, 13) : " Faites de vos membres des armes de justice au service de Dieu. " C'est pourquoi de l'amour de charité dont nous aimons Dieu, nous devons aussi aimer notre corps.
Mais nous ne devons pas aimer dans notre corps la souillure du péché, ni la déchéance du châtiment. Nous devons plutôt désirer par la charité qu'il en soit délivré.
Solutions
:
1. L'Apôtre ne repoussait
pas l'union avec le corps quant à sa nature ; au contraire, sous ce rapport, il
ne voulait pas en être dépouillé, comme il le déclare (2 Co 5, 4) : " Nous
ne voudrions pas nous dévêtir, mais revêtir ce second vêtement par-dessus
l'autre. " Ce qu'il voulait, c'est être délivré de l'imprégnation de la
convoitise qui demeure dans le corps, et de sa déchéance qui " appesantit
l'âme ", de telle sorte qu'il ne voit plus Dieu. C'est ce qu'il exprime
clairement en l'appelant : " ce corps de mort ".
2. Quoique notre corps ne
puisse pas jouir de Dieu en le connaissant et en l'aimant, c'est par les
oeuvres que nous accomplissons au moyen du corps que nous pouvons parvenir à la
parfaite jouissance de Dieu. C'est pourquoi, de la jouissance de l'âme
rejaillit jusque dans le corps une certaine béatitude, " une force de
santé et d'incorruption ", dit S. Augustin. C'est pourquoi, parce que le
corps participe d'une certaine manière à la béatitude, il peut être aimé d'un
amour de charité.
3. La réciprocité d'amour a sa place dans l'amitié que l'on a pour un autre, mais pas dans celle que l'on a pour soi-même, soit par rapport à l'âme, soit par rapport au corps.
Objections
:
1. Non, semble-t-il, car il
est dit dans le Psaume (119, 113) : " J'ai détesté les impies. " Mais
David avait la charité. Par conséquent la charité doit plutôt faire détester
les pécheurs que les faire aimer.
2. " La preuve de
l'amour, dit S. Grégoire, ce sont les oeuvres que l'on accomplit. " Or, à
l’égard des pécheurs, les justes, loin d'accomplir des oeuvres d'amour,
produisent plutôt celles que la haine inspire : ainsi, dit le Psaume (101, 8) :
" Dès le matin je mettais à mort tous les pécheurs du pays " ; de
même, dans l'Exode (22, 17), le Seigneur prescrit : " Tu ne laisseras pas
en vie les magiciens. " Donc les pécheurs ne doivent pas être aimés de
charité.
3. Il appartient à l'amitié
de vouloir et de souhaiter du bien aux amis. Or, par charité, les saints
souhaitent du mal aux pécheurs, selon cette parole du Psaume (9, 18) : "
Que les pécheurs aillent en enfer. " Donc les pécheurs ne doivent pas être
aimés de charité.
4. C'est le propre des amis
d'avoir les mêmes joies et le même vouloir. Or la charité ne fait pas vouloir
ce que veulent les pécheurs, ni se réjouir de ce dont ils se réjouissent ;
c'est plutôt le contraire qu'elle produit. Donc les pécheurs ne doivent pas
être aimés de charité.
5. " C'est le propre
des amis de vivre ensemble ", selon Aristote. Or on ne doit pas
vivre avec des pécheurs : " Sortez donc du milieu de ces gens-là ",
dit S. Paul (2 Co 6, 17). On ne doit donc pas aimer les pécheurs de charité.
Cependant, S. Augustin, remarque que, lorsqu'il est prescrit : " Tu aimeras ton prochain ", le mot prochain " désigne manifestement tous les hommes ". Mais les pécheurs ne cessent pas d'être des hommes, car le péché ne détruit pas la nature. Donc les pécheurs doivent être aimés de charité.
Conclusion
:
Dans les pécheurs on peut considérer deux choses : la nature et la faute. Par leur nature, qu'ils tiennent de Dieu, ils sont capables de la béatitude, sur la communication de laquelle est fondée la charité, nous l'avons dit. Et c'est pourquoi, selon leur nature, il faut les aimer de charité. Mais leur faute est contraire à Dieu, et elle est un obstacle à la béatitude. Aussi, selon leur faute qui les oppose à Dieu, ils méritent d'être haï s, quels qu'ils soient, fussent-ils père, mère ou proches, comme on le voit en S. Luc (14, 26). Car nous devons haïr les pécheurs en tant qu'il sont tels, et les aimer en tant qu'ils sont des hommes capables de la béatitude. C'est là véritablement les aimer de charité, à cause de Dieu.
Solutions
:
1. Le prophète haïssait les
impies, en tant qu'impies, en détestant leur iniquité, qui est leur mal. C'est
la haine parfaite dont il dit (Ps 139, 22) : " je les haïssais d'une haine
parfaite. " Or, détester le mal d'un être et aimer son bien ont une même
motivation. Aussi cette haine parfaite relève-t-elle aussi de la charité.
2. Quand des amis tombent
dans le péché remarque Aristote, il ne faut pas leur retirer les bienfaits de
l'amitié, aussi longtemps qu'on peut espérer leur guérison. Il faut les aider à
recouvrer la vertu, plus qu'on ne les aiderait à recouvrer une somme d'argent
qu'ils auraient perdue ; d'autant plus que la vertu a plus d'affinité avec
l'amitié que n'en a l'argent. Mais, lorsqu'ils tombent dans une extrême malice
et deviennent inguérissables, alors il n'y a plus à les traiter familièrement
comme des amis. C'est pourquoi de tels pécheurs, dont on s'attend qu'ils
nuisent aux autres plutôt que de s'amender, la loi divine comme la loi humaine
prescrivent leur mort. Cependant, ce châtiment, le juge ne le porte point par
haine, mais par l'amour de charité, qui fait passer le bien commun avant la vie
d'une personne. Et pourtant, la mort infligée par le juge sert au pécheur, s'il
se convertit, à l'expiation de sa faute, et s'il ne se convertit pas, elle met
un terme à sa faute, en lui ôtant la possibilité de pécher davantage.
3. Ces sortes
d'imprécations contenues dans l'Écriture peuvent s'interpréter de trois
manières. 1° comme des prédictions, et non comme des souhaits ; ainsi : "
Que les pécheurs aillent en enfer " (Ps 9, 18), signifie : " Ils
iront " en enfer. 2° comme des souhaits ; mais alors le désir de celui qui
souhaite ne se rapporte pas à la peine des hommes, mais à la justice de celui
qui punit, selon cette parole du Psaume (58, 11) : " Le juste se réjouira
en voyant la vengeance " ; car Dieu lui-même, en punissant, " ne se
réjouit pas de la perdition des impies ", dit la Sagesse (1, 33), mais de
sa propre justice, selon la parole du Psaume (11, 7) : " Le Seigneur est
juste et aime la justice. " 3° comme un désir d'éloigner le péché et non
comme un désir du châtiment lui-même, ainsi souhaite-t-on que les péchés soient
détruits, et que les hommes vivent.
4. Par la charité nous
aimons les pécheurs, non pour vouloir ce qu'ils veulent, et pour nous réjouir
de ce qui les réjouit, mais pour les amener à vouloir ce que nous voulons, et à
se réjouir des choses dont nous nous réjouissons. De là cette parole de Jérémie
(15, 19) : " Eux reviendront vers toi, et toi tu n'auras pas à revenir
vers eux. "
5. Les faibles doivent éviter de vivre avec les pécheurs, à cause du danger qu'ils courent d'être pervertis par eux. Au contraire, il faut louer les parfaits, dont il n'y a point à redouter la perversion, d'entretenir des relations avec les pécheurs afin de les convertir. C'est ainsi que le Seigneur mangeait et buvait avec les pécheurs, comme on le voit en S. Matthieu (9, 10). Cependant, tous doivent éviter de fréquenter les pécheurs en s'associant à leurs péchés ; c'est ainsi qu'il est dit (2 Co 6, 17) : " Sortez du milieu de ces gens-là, et ne touchez rien d'impur " en consentant au péché.
Objections
:
1. Oui, semble-t-il, car ce
qui est le principe du péché se trouve surtout chez les pécheurs. Or l'amour de
soi est le principe du péché ; c'est lui, nous dit S. Augustin, " qui
construit la cité de Babylone ". Donc les pécheurs s'aiment extrêmement
eux-mêmes.
2. Le péché ne détruit pas
la nature. Or, il est de la nature de tout être de s'aimer soi-même ; c'est
ainsi que même les créatures sans raison désirent naturellement leur bien
propre, comme la conservation de leur être ou autres choses de ce genre. Les
pécheurs s'aiment donc eux-mêmes.
3. " Le bien, dit
Denys, est aimable à tous. " Or beaucoup de pécheurs se croient bons. Donc
beaucoup de pécheurs s'aiment eux-mêmes.
Cependant, il est dit dans le Psaume (11, 6) : " Celui qui aime l'iniquité hait son âme. "
Conclusion
:
S'aimer soi-même est, en un sens, commun à tous ; en un autre sens, c'est le propre des bons ; dans un troisième sens, c'est le propre des méchants. Il est en effet commun à tous d'aimer ce qu'ils regardent comme leur être propre. Or l'homme est dit être quelque chose de deux manières. D'abord selon sa substance et sa nature. C'est ainsi que tous estiment comme un bien qui, leur est commun d'être ce qu'ils sont, c'est-à-dire composés d'âme et de corps. En ce sens, tous les hommes, bons et mauvais, s'aiment eux-mêmes, en ce qu'ils aiment leur propre conservation.
En second lieu, l'homme est dit être quelque chose par ce qu'il a de principal en lui ; c'est ainsi qu'on dit du chef d'une cité qu'il est la cité elle-même : d'où vient que ce que font les chefs, la cité est censée le faire. Or, de cette manière, tous les hommes ne pensent pas être ce qu'ils sont. En effet, ce qui est principal dans l'homme, c'est l'intelligence raisonnable ; ce qui est secondaire, c'est la nature sensible et corporelle : la première étant appelée par l'Apôtre " l'homme intérieur ", et la seconde " l'homme extérieur " (2 Co 4, 6). Or les bons estiment que le principal en eux est la nature raisonnable ou l'homme intérieur, et, par là, ils s'estiment tels qu'ils sont. Mais les méchants croient que le principal en eux est la nature sensible et corporelle ou l'homme extérieur. C'est pourquoi, ne se connaissant pas eux-mêmes de façon juste, ils ne s'aiment pas vraiment, mais ils aiment seulement ce qu'ils prennent pour eux-mêmes. Au contraire les bons, qui ont d'eux-mêmes une connaissance vraie, s'aiment vraiment eux-mêmes.
Aristote le démontrer par les cinq conditions propres à l'amitié. Chacun des amis, en effet : 1° veut l'existence de son ami, et qu'il vive ; 2° il lui veut du bien ; 3° il lui fait du bien ; 4° il vit avec son ami dans la joie ; 5° il n'a qu'un coeur avec lui, partageant ses joies et ses tristesses. Or, c'est ainsi que les bons s'aiment eux-mêmes quant à l'homme intérieur : ils veulent sa conservation dans son intégrité ; ils désirent pour lui son bien, qui est le bien spirituel ; ils s'emploient à le lui procurer ; ils rentrent avec joie dans leur propre coeur, y trouvant les bonnes pensées du présent, le souvenir des biens passés et l'espoir des biens futurs, toutes choses qui les remplissent de joie ; de même il n'y a pas entre eux de discorde dans leur volonté, car leur âme est entièrement unifiée dans ses tendances.
Au contraire, les méchants ne veulent pas conserver l'intégrité de l'homme intérieur, ils n'aspirent pas pour lui aux biens spirituels, et ils ne travaillent pas en ce sens ; il ne leur est pas agréable de vivre avec eux-mêmes en faisant retour à leur coeur, car ils y trouvent le mal, tant présent que passé et futur, et ils ne peuvent que le détester ; ils n'ont pas non plus la paix avec eux-mêmes, puisque leur conscience est remplie de remords, selon ce que Dieu leur dit dans le Psaume (50, 21) : " je t'accuserai, et je me tiendrai en face de toi. " On peut aussi prouver de la même manière que les méchants s'aiment eux-mêmes selon la corruption de l'homme extérieur ; mais ce n'est pas ainsi que les bons s'aiment eux-mêmes.
Solutions
:
1. L'amour de soi qui est
le principe du péché est celui qui est propre aux méchants, et qui va "
jusqu'au mépris de Dieu ", dit S. Augustin au même endroit ; car les
méchants désirent les biens extérieurs au point de mépriser les biens
spirituels.
2. L'amour naturel, s'il
n'est pas totalement détruit chez les méchants, s'y trouve cependant perverti
de la manière qui vient d'être dite.
3. Pour autant qu'ils se croient bons, les méchants participent en quelque chose de l'amour de soi. Mais il n'y a pas là un véritable amour de soi, c'est seulement un amour apparent, lequel n'est même plus possible chez ceux qui sont foncièrement mauvais.
Objections
:
1. Il semble que la charité
n'impose pas d'aimer ses ennemis. S. Augustin dit en effet : " Ce bien
éminent ", c'est-à-dire l'amour des ennemis, " ne se rencontre pas en
tous ceux que nous croyons exaucés, lorsqu'ils disent dans la prière :
"Pardonnez-nous nos offenses." " Mais les péchés ne sont
pardonnés à personne sans la charité, car il est écrit aux Proverbes (10, 12) :
" La charité couvre tous les péchés. " Il n'est donc pas nécessaire à
la charité qu'on aime ses ennemis.
2. La charité ne détruit
pas la nature. Or toute chose, même l'être dépourvu de raison, hait
naturellement son contraire : ainsi la brebis hait le loup, et l'eau hait le
feu. La charité ne fait donc pas que nous aimions nos ennemis.
3. " La charité ne
fait rien de mal " (1 Co 13, 4). Or il est aussi mal, semble-t-il, d'aimer
ses ennemis que de haïr ses amis. D'où ce reproche adressé par Joab à David (2
S 19, 7) : " Tu aimes ceux qui te haïssent, et tu hais ceux qui t'aiment.
" Donc la charité ne fait pas que l'on aime ses ennemis.
Cependant, le Seigneur dit (Mt 5, 44) " Aimez vos ennemis. "
Conclusion
:
Aimer ses ennemis peut s'entendre de trois manières différentes. D'abord dans le sens qu'on les aime en tant qu'ils sont ennemis. Cela est pervers et contraire à la charité, car c'est aimer le mal d'autrui.
En deuxième lieu, on peut envisager l'amour des ennemis en tenant compte de leur nature, donc d'une façon universelle. De ce point de vue l'amour des ennemis est nécessaire à la charité, en ce sens que celui qui aime Dieu et le prochain ne doit pas exclure ses ennemis de son amour universel.
Enfin, l'amour des ennemis peut être envisagé en particulier, c'est-à-dire en ce qu'on est mû de façon particulière à aimer son ennemi. Cela n'est pas nécessaire à la charité de façon absolue, parce qu'il n'est pas nécessaire à cette vertu que nous ayons une dilection spéciale à l'égard de chacun de nos semblables, quels qu'ils soient, parce que ce serait impossible. Toutefois, cette dilection spéciale, à l'état de disposition dans l'âme, est nécessaire à la charité en ce sens que l'on doit être prêt à aimer un ennemi en particulier, si c'était nécessaire.
Mais en dehors du cas de nécessité, que l'on témoigne effectivement de l'amour pour son ennemi, cela appartient à la perfection de la charité. En effet, puisque la charité fait aimer le prochain pour Dieu, plus on aime Dieu, plus on témoigne d'amour envers le prochain, sans être arrêté par son inimitié. Ainsi en est-il lorsqu'on a un grand amour pour un homme en particulier ; à cause de cet amour, on se prend à aimer ses enfants, même s'ils sont nos ennemis. Et c'est d'un tel amour que S. Augustin a voulu parler dans la première objection.
Solutions
:
1. Cela répond donc à cette
objection.
2. Tout être hait
naturellement son contraire en tant que tel. Or nos ennemis nous sont
contraires en tant qu'ennemis. Nous devons donc les haïr comme tels ; qu'ils
soient nos ennemis ne peut que nous déplaire. Mais ils ne nous sont pas
contraires comme hommes, et comme capables de la béatitude, et à ce point de
vue nous devons les aimer.
3. Aimer ses ennemis, en tant qu'ennemi est chose blâmable ; mais ce n'est pas là ce que fait la charité, nous venons de le dire.
Objections
:
1. Il semble nécessaire à
la charité que l'on donne des marques et des preuves d'amitié à son ennemi, car
il est dit en S. Jean (1 Jn 3, 18) : " N'aimons pas avec des paroles et
des discours, mais par des actes et en vérité. " Or aimer par des actes,
c'est donner des signes et des preuves de son amour. Il est donc nécessaire à
la charité que l'on témoigne ainsi son amour à ses ennemis.
2. Le Seigneur dit à la
fois (Mt 5, 44) : " Aimez vos ennemis ", et " Faites du bien à
ceux qui vous haïssent. " Or il est nécessaire à la charité d'aimer ses
ennemis. Il faut donc aussi leur faire du bien.
3. Par la charité nous
aimons non seulement Dieu, mais encore le prochain. Or, dit S. Grégoire :
" L'amour de Dieu ne peut demeurer oisif ; s'il existe, il opère de
grandes choses ; s'il n'agit plus, ce n'est pas de l'amour. " Donc la
charité envers le prochain ne peut exister sans une action effective. Et comme
la charité exige nécessairement que nous aimions tout prochain, même un ennemi,
il est également nécessaire à la charité que nous étendions même à ceux-ci ces
marques extérieures et effectives d'amour.
Cependant, à propos de cette parole du Seigneur en S. Matthieu : " Faites du bien à ceux qui vous haïssent ", la Glose dit : " Faire du bien à ses ennemis est le comble de la perfection. " Mais ce qui relève de la perfection de la charité n'est pas nécessaire à cette vertu. Donc la charité n'exige pas nécessairement que l'on témoigne à ses ennemis par des signes et par des actes l'amour que l'on a pour eux.
Conclusion
:
Les effets et les marques de la charité procèdent de l'amour intérieur et lui sont proportionnés. Or l'amour intérieur envers les ennemis en général est exigé absolument par le précepte ; tandis que l'amour pour un ennemi en particulier ne l'est pas absolument, mais seulement comme disposition de l'âme, on vient de le dire. Il faut donc en dire autant des actes ou des témoignages d'affection manifestés à l'extérieur. Car il y a des bienfaits et des marques d'amour que l'on doit donner à son prochain en général ; par exemple en priant pour tous les fidèles ou pour tout le peuple, ou bien encore en procurant quelque bienfait à toute la communauté. Être ainsi bienfaisant ou témoigner ainsi de l'amour à des ennemis, est exigé par le précepte ; si l'on s'y refusait, ce serait agir par vengeance, à l'encontre de ces paroles du Lévitique (19, 18) : " Tu ne te vengeras pas, et tu ne garderas pas rancune aux enfants de ton peuple. "
Mais il y a d'autres bienfaits ou d'autres témoignages d'affection que l'on n'accorde qu'i certaines personnes en particulier. Se comporter ainsi à l'égard de ses ennemis n'est pas nécessaire au salut, sinon quant à la préparation de l'âme, de telle sorte que l'on soit disposé à leur venir en aide en cas de nécessité, selon cette parole des Proverbes (25, 21) : " Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s'il a soif, donne-lui à boire." Mais qu'en dehors du cas de nécessité quelqu'un accorde des bienfaits de ce genre à ses ennemis, cela relève de la perfection de la charité, qui, non contente " de ne pas se laisser vaincre par le mal ", ce qui est de nécessité, veut encore " vaincre le mal par le bien " (Rm 12, 21), ce qui relève de la perfection : non seulement alors on craint de se laisser entraîner à la haine à cause d'une injure que l'on a reçue, mais encore on s'efforce, en faisant du bien à son ennemi, de se faire aimer de lui.
Solutions
:
Tout cela donne la réponse aux Objections.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. "
La charité, dit en effet S. Augustin, comporte un double amour, celui de Dieu
et celui du prochain. " Or, l'amour des anges n'est pas compris dans
l'amour de Dieu, puisqu'ils sont des substances créées. Il semble qu'il n'est
pas non plus compris dans l'amour du prochain, puisqu'ils ne sont pas de la
même espèce que nous. Donc les anges ne doivent pas être aimés de charité.
2. Les animaux sans raison
sont plus proches de nous que les anges, car nous sommes dans le même genre
prochain que les animaux. Or, on l’a vu nous n'aimons pas les animaux de
charité. Donc nous ne devons pas non plus aimer les anges de cette manière.
3. " Vivre ensemble,
dit Aristote, est ce qui convient le plus proprement à des amis. " Or les
anges ne vivent pas avec nous, et nous ne pouvons pas même les voir. Nous
sommes donc incapables d'avoir pour eux une amitié de charité.
Cependant, S. Augustin nous dite : " S'il faut entendre par le prochain celui envers qui nous avons des devoirs de miséricorde, ou bien encore celui qui remplit envers nous ces devoirs de miséricorde, il est évident que le précepte d'aimer notre prochain s'applique aussi aux anges, dont nous recevons tant de bons offices. "
Conclusion
:
L'amitié de la charité, on l'a vu, est fondée sur la communication de la béatitude éternelle, dont les hommes participent avec les anges selon cette parole en S. Matthieu (22, 30) : " A la résurrection, les hommes seront comme des anges dans le ciel. " Il est donc évident que l'amitié de charité s'étend aussi aux anges.
Solutions
:
1. La dénomination de
" prochain " ne repose pas seulement sur la communauté d'espèce, mais
encore sur celle des bienfaits qui se rapportent à la vie éternelle ; et c'est
sur cette communauté qu'est fondée l'amitié de charité.
2. Les animaux sans raison
appartiennent au même genre prochain que nous, par la nature sensible ; or ce
n'est pas selon cette nature que nous participons de la béatitude éternelle,
mais par l'âme raisonnable, qui nous fait communiquer avec les anges.
3. Les anges n'entretiennent pas avec nous ces rapports extérieurs qui résultent de la nature sensible. Cependant nous communiquons avec eux par l'esprit ; imparfaitement en cette vie, mais de manière parfaite dans la patrie, nous l'avons dit plus haut.
Objections
:
1. Oui, semble-t-il. Les
anges en effet sont notre prochain, puisque nous avons en commun avec eux
l'esprit. Or nous avons cela en commun avec les démons, car chez eux les dons
naturels, à savoir l'être, la vie, l'intelligence demeurent dans leur
intégrité, selon Denys. Nous devons donc aimer les démons de charité.
2. Les démons diffèrent des
anges bienheureux par le péché, de la même façon que les hommes pécheurs
diffèrent des hommes justes. Or les hommes justes aiment les pécheurs de
charité. Ils doivent donc aussi aimer les démons de charité. 3. Nous devons
aimer de charité, à titre de prochain, ceux dont nous recevons certains
bienfaits, comme le montre le texte de S. Augustin cité tout à l'heure. Or les
démons nous sont utiles en bien des choses. " En nous tentant ils nous
tressent des couronnes ", dit encore S. Augustin. Par conséquent, nous
devons les aimer de charité.
Cependant, Isaïe dit (28, 18) : " Elle sera rompue, votre alliance avec la mort ; votre pacte avec l'enfer ne tiendra pas. " Or, c'est par charité que se réalise la perfection de la paix et de l'alliance. Donc, nous ne devons pas avoir de charité pour les démons qui sont les habitants de l'enfer et les pourvoyeurs de la mort.
Conclusion
:
Comme on l'a dit plus haut, nous devons, en vertu de la charité, aimer dans les pécheurs leur nature, mais haïr leur péché. Or le mot démons désigne une nature déformée par le péché. Et c'est pourquoi les démons ne doivent pas être aimés de charité.
Mais si, cessant d'argumenter à partir de ce mot, on se demande si ces esprits, que l'on appelle démons, doivent être aimés de charité, il faut répondre en distinguant, selon ce qui a été établi précédemment, une double manière d'aimer de charité.
1° On peut aimer un être comme un objet d'amitié. Dans ce sens, nous ne pouvons pas aimer ces esprits d'une amitié de charité, puisqu'il est de l'essence de l'amitié de vouloir le bien de ses amis. Or le bien éternel, objet de la charité, nous ne pouvons pas le vouloir à des esprits que Dieu a damnés pour l'éternité ; cela irait contre l'amour envers Dieu, qui nous fait approuver sa justice.
2° On peut aimer un être en ce sens que l'on veut le voir subsister pour le bien d'un autre ; nous aimons en vertu de la charité les créatures sans raison, en tant que nous voulons les voir demeurer pour la gloire de Dieu et pour l'utilité des hommes, on l'a vu plus haut. De cette manière nous pouvons aussi aimer de charité la nature des démons, en tant que nous voulons que ces esprits soient conservés dans leurs biens de nature pour la gloire de Dieu.
Solutions
:
1. L'esprit des anges n'est
pas, comme celui des démons, dans l'impossibilité de posséder la vie éternelle
; et c'est pourquoi l'amitié de charité qui est fondée sur la communauté de vie
éternelle, plutôt que sur la communauté de nature, s'exerce à l'égard des
anges, et non pas à l'égard des démons.
2. Les hommes pécheurs ont
en cette vie la possibilité de parvenir à la béatitude éternelle ; mais cette
possibilité, les damnés de l'enfer ne l'ont plus ; aussi doit-on raisonner à
leur sujet comme au sujet des démons.
3. Les avantages qui nous viennent des démons ne sont pas dus à leur intention, mais à l'ordonnance de la providence divine. Et c'est pourquoi nous ne sommes pas engagés de ce fait à avoir de l'amitié pour eux, mais à être les amis de Dieu, qui tourne à notre profit leur intention perverse.
Objections
:
1. Il semble que
l'énumération de quatre objets à aimer de charité : Dieu, le prochain, notre
corps et nous-même, soit maladroite. Car selon S. Augustin : " Celui qui
n'aime pas Dieu ne s'aime pas lui-même. " L'amour de Dieu inclut donc
l'amour de soi, et il n'y a pas lieu de distinguer ces deux amours.
2. La partie ne doit pas
être divisée par rapport au tout. Or notre corps est une partie de nous-même.
On ne doit donc pas le mettre à part comme un objet à aimer séparément
de nous-même.
3. Si nous avons un corps,
notre prochain en a un aussi. Donc, puisque l'amour dont nous aimons le
prochain se distingue de l'amour dont nous nous aimons nous-même, pareillement
l'amour du corps du prochain doit se distinguer de l'amour de notre propre
corps. Il ne convient donc pas de distinguer quatre objets de la charité.
Cependant, S. Augustin écrit : " Il y a quatre choses à aimer : une qui est au-dessus de nous ", c'est-à-dire Dieu ; " une autre qui est nous-même ; une troisième qui est près de nous ", c'est-à-dire notre prochain ; " une quatrième qui est au-dessous de nous ", c'est-à-dire notre propre corps.
Conclusion
:
Comme il a été dit plus haut, l'amitié de charité est fondée sur la communication de la béatitude. Or, dans cette communication, il y a une réalité que l'on doit regarder comme le principe d'où émane la béatitude, c'est Dieu ; il y a une autre réalité qui participe directement de cette béatitude, c'est l'homme et l'ange ; il y en a enfin une troisième en qui la béatitude dérive par une sorte de rejaillissement, c'est le corps humain. L'être qui communique la béatitude est digne d'être aimé parce qu'il est la cause de la béatitude. Quant à celui qui participe de la béatitude, il peut être aimé pour deux raisons : soit parce qu'il ne fait qu'un avec nous, soit parce qu'il nous est associé dans la participation de la béatitude. A ce titre deux êtres doivent être aimés de charité, selon que l'homme s'aime lui-même et qu'il aime son prochain.
Solutions
:
1. Les objets d'amour se
diversifient selon que le sujet aimant se rapporte diversement aux objets à
aimer. En ce sens, parce que l'homme qui aime a une relation différente avec
Dieu et avec lui-même, il faut reconnaître là deux objets d'amour distincts. Et
comme l'amour de l'un est cause de l'amour de l'autre, il suit que si le
premier est détruit, l'autre l'est également.
2. Le siège de la charité
est l'âme raisonnable, celle-ci étant capable de la béatitude. À cette
béatitude le corps n'atteint pas directement, il la reçoit seulement par un
certain rejaillissement. Et c'est pourquoi l'homme, en s'aimant selon son âme
raisonnable, partie principale de son être, aime différemment, selon la
charité, lui-même et son propre corps.
3. L'homme aime son prochain et dans son âme et dans son corps, parce que ceux-ci ,,eiont associés en quelque manière dans la béatitude. C'est pourquoi, du côté du prochain, il n'v a qu'une seule raison d'amour. Le corps du prochain ne doit donc pas être regardé comme un objet qu'il faudrait aimer de façon spéciale.
1. Y a-t-il un ordre dans la charité ? - 2. Doit-on aimer Dieu plus que le prochain ? - 3. Plus que soi-même ? - 4. Doit-on s'aimer soi-même plus que le prochain ? - 5. Aimer le prochain plus que son propre corps ? - 6. Aimer tel prochain plus qu'un autre ? - 7. Doit-on aimer davantage celui qui est le meilleur, ou celui qui nous est le plus uni ? - 8. Celui qui nous est uni par le sang ? - 9. Doit-on aimer de charité son fils plus que son père ? - 10. Sa mère plus que son père ? - 11. Son épouse plus que son père ou sa mère ? - 12. Son bienfaiteur plus que son obligé ? - 13. L'ordre de la charité subsiste-t-il dans la patrie ?
Objections
:
1. Non, semble-t-il, car la
charité est une vertu ; or on n'assigne pas d'ordre dans les autres vertus ; il
n'y a donc pas à en assigner non plus dans la charité.
2. De même que l'objet de
la foi est la vérité première, de même l'objet de la charité est le souverain
bien. Or on n'assigne pas d'ordre dans la foi, car on croit également tout ce
qu'elle propose ; donc, on ne doit pas en assigner non plus dans la charité.
3. La charité est dans la
volonté ; or ce n'est pas à la volonté, mais à la raison qu'il appartient
d'ordonner ; il n'y a donc pas lieu d'assigner un ordre à la charité.
Cependant, on lit dans le Cantique des cantiques (2, 4 Vg) : " Le roi m'a fait entrer dans le cellier, et il a ordonné en moi la charité. "
Conclusion
:
Comme dit Aristote, antérieur et postérieur se disent par rapport à un principe. Or, l'ordre implique de soi un certain mode d'antériorité et de postériorité. Par conséquent, partout où il y a un principe, il y a aussi un ordre. Mais il a été dit plus haut que l'amour de charité tend vers Dieu comme vers le principe de la béatitude, dont la communication fonde l'amitié de charité. Il s'ensuit que, dans les choses qui sont aimées de l'amour de charité, il y a un certain ordre, selon leur relation au premier principe de cet amour, qui est Dieu.
Solutions
:
1. La charité tend vers la
fin ultime considérée comme telle, ce qui ne convient à aucune autre vertu,
nous l'avons dite. Or, la fin a raison de principe, dans l'ordre de l'appétition
comme dans celui de l'action, on l'a montré plus haut. De là vient que la
charité a éminemment rapport au premier principe. En conséquence c'est en elle
surtout que l'on rencontre un ordre relativement au premier principe.
2. La foi appartient à la faculté
de connaître, dont l'opération comporte que l'objet connu se trouve exister
dans le sujet connaissant. La charité, en revanche, se situe dans la puissance
affective, dont l'opération consiste en ce que l'âme tend vers les réalités
elles-mêmes. Or, l'ordre réside principalement dans les réalités elles-mêmes,
d'où il dérive jusqu'à notre connaissance. Et c'est pourquoi l'on attribue un
ordre à la charité plutôt qu'à la foi, quoique, d'une certaine manière, il y en
ait un chez celle-ci, en ce sens qu'elle a Dieu pour objet principal, et les
autres choses qui se rapportent à Dieu pour objet secondaires.
3. L'ordre appartient à la raison comme à la faculté qui ordonne, mais il appartient à la faculté appétitive comme à la faculté ordonnée. Et c'est de cette manière qu'un ordre est établi dans la charité.
Objections
:
1. Non, semble-t-il car,
nous dit S. Jean (1 Jn 4, 20), " celui qui n'aime pas son frère qu'il
voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ? " D'où il apparaît
que ce qui est le plus visible est aussi le plus aimable, car la vision est le
principe de l'amour, dit Aristote. Or Dieu est moins visible que le prochain.
Il est donc aussi moins facile à aimer de charité.
2. La ressemblance est
cause de l'amour, selon cette parole de l'Ecclésiastique (13, 15) : " Tout
être vivant aime son semblable. " Or il y a plus de ressemblance entre
l'homme et son prochain qu'entre l'homme et Dieu. Donc l'homme aime de charité
son prochain plus que Dieu.
3. Selon S. Augustin, c'est
Dieu que la charité aime dans le prochain. Or Dieu n'est pas plus grand en
lui-même que dans le prochain. Il ne doit donc pas être aimé en lui-même plus
que dans le prochain. Donc, Dieu ne doit pas être aimé plus que le prochain.
Cependant, on doit aimer davantage ce qui nous oblige à haïr certaines choses. Or, à cause de Dieu, nous devons haïr notre prochain, s'il nous détourne de Dieu, selon la parole de S. Luc (14, 26) : " Si quelqu'un vient à moi sans haïr5 son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs, il ne peut être mon disciple. " Nous devons donc aimer de charité Dieu plus que le prochain.
Conclusion
:
Toute amitié regarde principalement l'objet où se trouve principalement le bien sur la communication duquel elle est fondée ; c'est ainsi que l'amitié politique a surtout égard au chef de l’État, dont dépend tout le bien commun de la cité ; et c'est donc à lui surtout que les citoyens doivent fidélité et obéissance. Or, l'amitié de charité est fondée sur la communication de la béatitude, qui réside essentiellement en Dieu comme dans son premier principe, d'où elle dérive en tous les êtres qui sont aptes à la posséder. C'est donc Dieu qui doit être aimé de charité à titre principal et par-dessus tout ; il est aimé en effet comme la cause de la béatitude, tandis que le prochain est aimé comme participant en même temps que nous de la béatitude.
Solutions
:
1. Un être est cause
d'amour de deux manières. Tout d'abord, comme étant ce qui motive l'amour ; et
c'est de cette façon que le bien est cause de l'amour, puisque chaque être est
aimé pour autant qu'il est bon. En second lieu, une chose est cause d'amour,
comme le moyen qui le fait acquérir. Et c'est ainsi que la vision est cause de
l'amour, non pas qu'une chose soit aimable en raison de sa visibilité, mais
parce que la vision nous conduit à l'aimer. Il ne s'ensuit donc pas que ce qui
est plus visible est plus aimable, mais seulement qu'il se présente le premier
à nous pour être aimé. C'est en ce sens que raisonne S. Jean. Parce qu'il est
plus visible pour nous, notre prochain s'offre par priorité à notre amour.
" Par ce qu'elle connaît l'âme apprend à aimer ce qu'elle ne connaît pas
", dit en effet S. Grégoire. Donc, si quelqu'un n'aime pas son prochain,
on pourra en déduire qu'il n'aime pas Dieu, non parce que le prochain est plus
aimable que Dieu, mais parce qu'il s'offre le premier à notre amour. Au
demeurant, Dieu est le plus aimable, en raison de sa plus grande bonté.
2. La ressemblance que nous
avons avec Dieu précède et cause la ressemblance que nous avons avec le
prochain. C'est en effet parce que nous recevons de Dieu ce que notre prochain
en reçoit lui aussi, que nous sommes semblables à lui. Et c'est pourquoi, au
titre de la ressemblance, nous devons aimer Dieu plus que le prochain.
3. Dieu, considéré en sa substance, est égal à lui-même, où qu'il soit, parce qu'il ne saurait s'amoindrir en existant dans une créature. Cependant, le prochain ne possède pas la bonté de Dieu, comme Dieu la possède, car Dieu la possède essentiellement, tandis que le prochain ne la possède qu'en participation.
Objections
:
1. Il semble que l'homme ne
doit pas, en vertu de la charité, aimer Dieu plus que soi-même. Aristote dit en
effet : " Les sentiments d'amitié qu'on a pour autrui viennent des
sentiments d'amitié qu'on a pour soi-même. " Or la cause l'emporte sur
l'effet. L'homme a donc plus d'amitié pour soi-même que pour tout autre. Il en
résulte qu'il doit s'aimer plus que Dieu.
2. On aime une chose,
quelle qu'elle soit, en tant qu'elle est notre bien propre. Or, ce qui est une
raison d'aimer est plus aimé que cela même qui est aimé pour cette raison,
comme les principes, qui sont la raison de connaître, sont aussi ce qui est le
plus connu. L'homme s'aime donc soi-même plus que n'importe quel autre bien
qu'il aime. Donc, il n'aime pas Dieu plus que soi-même.
3. Autant on aime Dieu,
autant on aime jouir de lui. Mais, autant on aime jouir de Dieu, autant on
s'aime soi-même, parce que c'est là le plus grand bien que l'on puisse vouloir
à soi-même. Donc l'homme ne doit pas aimer Dieu de charité plus que soi-même.
Cependant, S. Augustin écrit " Si tu dois t'aimer toi-même, non pour toi-même, mais pour celui en qui se trouve la fin la plus légitime de ton amour, que nul autre homme ne s'irrite si tu l'aimes lui aussi pour Dieu. " Or, en toute chose, ce pourquoi on agit est ce qu'il y a de plus fort. L'homme est donc tenu d'aimer Dieu plus que soi-même.
Conclusion
:
Nous pouvons recevoir de Dieu deux sortes de biens : le bien de la nature et celui de la grâce.
Sur la communication des biens naturels que Dieu nous a faite, se fonde l'amour naturel. En vertu de cet amour, non seulement l'homme dans l'intégrité de sa nature aime Dieu plus que toute chose et plus que soi-même, mais encore toute créature aime Dieu à sa manière, c'est-à-dire : ou d'un amour intellectuel (les anges), ou raisonnable (les hommes), ou animal (les animaux), ou à tout le moins naturel, comme les pierres et les autres êtres privés de connaissance. La raison en est que, dans un tout, chaque partie aime naturellement le bien commun de ce tout plus que son bien propre et particulier. Et cela se manifeste dans l'activité des êtres : chaque partie en effet a une inclination primordiale à l'action commune qui se propose l'utilité du tout. Cela apparaît aussi dans les vertus politiques qui font que les citoyens souffrent dommage dans leurs biens et parfois dans leur personne, en vue du bien commun.
A bien plus forte raison le vérifie-t-on dans l'amitié de charité, qui est fondée sur la communication des dons de grâce. Aussi l'homme est-il tenu par la charité d'aimer Dieu, qui est le bien commun de tous, plus que lui-même ; en effet, la béatitude réside en Dieu comme dans la source et le principe communs de tous ceux qui peuvent en participer.
Solutions
:
1. Aristote parle ici des
sentiments d'amitié que l'on a pour ceux des autres en qui le bien, objet de
l'amitié, ne se trouve que particularisé, et non pas des sentiments d'amitié
qui vont à celui en qui ce bien existe dans sa totalité.
2. La partie aime le bien
du tout parce que cela lui convient ; elle ne l'aime pas de telle façon qu’elle
rapporte à elle-même le bien du tout, mais plutôt de telle façon qu'elle se
rapporte elle-même au bien du tout.
3. Désirer jouir de Dieu, c'est aimer Dieu d'un amour de convoitise. Or, nous aimons Dieu par amour d'amitié plus que par amour de convoitise, car le bien divin est plus grand en soi que le bien qui peut résulter pour nous de sa jouissance. C'est pourquoi, absolument parlant, l'homme aime Dieu, de charité, plus que soi-même.
Objections
:
1. Il semble que l'homme ne
doive pas aimer de charité soi-même plus que son prochain. Car l'objet
principal de la charité, c'est Dieu, nous venons de le voire. Or il peut se
faire que, parmi le prochain, telle personne soit plus unie à Dieu qu'on ne
l'est soi-même. On doit alors aimer cette personne plus que soi-même.
2. C'est a lui que nous
aimons le plus que nous voulons aussi le plus préserver de tout dommage. Or,
par la charité, l'homme consent à subir lui-même du dommage pour le prochain,
selon la parole des Proverbes (12, 26 Vg) : " Celui-là est juste qui, pour
un ami, ne prend pas garde au dommage. " L'homme est donc tenu, en
charité, d'aimer autrui plus que soi-même.
3. La charité, dit S. Paul
(1 Co 13, 5), " ne cherche pas son intérêt ". Or, celui dont nous
recherchons davantage le bien, est celui que nous aimons davantage. Donc, par
charité, on ne s'aime pas soi-même plus que le prochain.
Cependant, il est dit dans le Lévitique (19, 18) et en S. Matthieu (22, 39) : " Tu aimeras ton prochain comme toi-même. " On voit par là que l'amour de l'homme pour soi-même est comme le modèle de l'amour qu'il doit avoir pour le prochain. Or le modèle l'emporte sur la copie. L'homme doit donc s'aimer soi-même de charité plus que le prochain.
Conclusion
:
Il y a deux éléments dans l'homme sa nature spirituelle et sa nature corporelle. On dit que l'homme s'aime soi-même lorsqu'il s'aime selon sa nature spirituelle comme nous l'avons dit précédemment. Sous ce rapport l'homme est tenu de s'aimer, après Dieu, plus que quiconque. Et cela découle clairement de la raison pour laquelle on aime. En effet, comme nous l'avons vu plus haut, Dieu est aimé comme le principe du bien sur lequel est fondé l'amour de charité ; l'homme s'aime soi-même de charité parce qu'il participe de ce bien ; quant au prochain, il est aimé parce qu'il lui est associé dans cette participation. Or cette association est un motif d'amour, en tant qu'elle implique une certaine union ordonnée à Dieu. Par conséquence, de même que l'unité l'emporte sur l'union, de même participer soi-même du bien divin est un motif d'aimer supérieur à celui qui vient de ce qu'un autre nous est associé dans cette participation. C'est pourquoi l'homme doit s'aimer soi-même de charité plus que son prochain. Le signe en est que l'homme ne doit pas, pour préserver son prochain du péché, encourir soi-même le mal du péché, qui contrarierait sa participation à la béatitude.
Solutions
:
1. L'amour de charité ne se
mesure pas seulement sur l'objet qui est Dieu, mais aussi sur le sujet qui aime
10, l'homme qui possède la charité ; comme d'ailleurs la mesure de toute action
dépend en quelque façon du sujet qui agit. C'est pourquoi, bien qu'un prochain
meilleur soit plus proche de Dieu, cependant, parce qu'il n'est pas aussi
proche de celui qui possède la charité que ce dernier l'est de lui-même, on ne
peut pas en conclure que l'homme doive aimer son prochain plus que soi-même.
2. L'homme doit accepter
pour un ami des dommages corporels ; et, ce faisant, il s'aime davantage selon
la partie spirituelle de soi-même, car cela relève de la perfection de la
vertu, qui est le bien de l'âme. Mais, quant à encourir un dommage spirituel en
péchant lui-même pour préserver le prochain du péché, on ne doit pas le faire,
comme nous venons de le dire.
3. " La charité ne cherche pas son intérêt, signifie selon S. Augustin, que la charité préfère le bien commun au bien propre. " Or, pour tout être, le bien commun est plus aimable que son bien propre ; c'est ainsi que, pour la partie, le bien du tout est plus aimable que le bien partiel qui est le sien, comme on vient de le dire.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, quand on parle du prochain, on entend le corps de celui-ci. Donc si
l'homme est tenu d'aimer son prochain plus que son propre corps, il est aussi
tenu d'aimer le corps de son prochain plus que son propre corps.
2. L'homme est tenu d'aimer
son âme plus que son prochain, nous venons de le dire. Or notre propre corps
est plus proche de notre âme que ne l'est notre prochain. Nous devons donc
aimer notre corps plus que notre prochain.
3. Chacun expose ce qu'il
aime moins, pour sauver ce qu'il aime davantage. Mais tout homme n'est pas tenu
d'exposer son propre corps pour le salut de son prochain ; c'est là seulement
le propre des parfaits, selon cette parole en S. Jean (15, 13) : " Il n'y
a pas d'amour plus grand que de donner sa vie pour ses amis. " L'homme
n'est donc pas tenu par la charité d'aimer son prochain plus que son propre
corps.
Cependant, S. Augustin affirme " Nous devons aimer notre prochain plus que notre propre corps. "
Conclusion
:
Ce qu'on doit aimer le plus par charité, c'est ce qui possède la raison la plus pleine d'amabilité en vertu de la charité, on vient de le dire. Or le motif de l'amour que nous devons avoir pour le prochain, qui est d'être associé à nous dans la possession plénière de la béatitude, est un motif plus fort que la participation à la béatitude par rejaillissement, en quoi réside le motif d'aimer notre propre corps. Et c'est pourquoi, en ce qui intéresse le salut de notre âme, nous devons aimer le prochain plus que notre propre corps.
Solutions
:
1. Selon Aristote : "
Chaque chose paraît consister en ce qu'il y a de plus important en elle. "
Aussi, lorsqu'on dit que le prochain doit être aimé plus que notre propre
corps, faut-il entendre qu'il s'agit de son âme, qui est la partie la plus
importante de son être.
2. Notre corps est plus
proche de notre âme que ne l'est notre prochain, si l'on considère la
constitution de notre propre nature. Mais, pour la participation de la béatitude,
il y a une relation plus étroite entre l'âme du prochain et la nôtre qu'entre
celle-ci et notre propre corps.
3. Tout homme est chargé du soin de son propre corps ; mais tout homme n'est pas tenu de veiller au salut du prochain, si ce n'est en cas de nécessité. C'est pourquoi la charité n'exige pas nécessairement qu'on expose son corps pour le salut du prochain, hormis le cas où l'on est tenu de pourvoir à son salut. Si en dehors de ce cas, quelqu'un s'offre spontanément pour cela' cela appartient à la perfection de la charité.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. S.
Augustin dit en effet : " Tous les hommes doivent être aimés
également. Mais comme il ne t'est pas possible d'être utile à tous, tu dois
t'intéresser de préférence à ceux qui en raison des circonstances de lieu, de
temps, ou pour d'autres motifs, ont en partage de se trouver plus proches de
toi. " Tel prochain n'a donc pas à être aimé davantage qu'un autre.
2. S'il n'y a qu'une seule
et même raison d'aimer diverses personnes, on ne doit pas les aimer de façon
inégale. Or il n'y a qu'une seule raison d'aimer tous ceux qui sont notre
prochain, et c'est Dieu, dit S. Augustin. Nous devons donc aimer également tous
ceux qui sont notre prochain.
3. " Aimer, dit
Aristote, c'est vouloir du bien à quelqu'un. " Or c'est un bien égal, la
vie éternelle, que nous voulons à tous ceux qui sont notre prochain. Donc nous
devons les aimer tous également.
Cependant, on doit d'autant plus aimer quelqu'un que l'on pèche plus gravement en agissant contre cet amour. Or, c'est un péché plus grave d'agir contrairement à l'amour de certaines personnes que d'agir contrairement à l'amour de certaines autres. De là ce précepte du Lévitique (20, 9) : " Quiconque maudira son père ou sa mère sera puni de mort ", ce qui n'est pas prescrit pour ceux qui maudissent d'autres personnes. Donc il y a des personnes, parmi notre prochain, que nous devons aimer plus que les autres.
Conclusion
:
Il y a deux opinions à ce sujet. Certains en effet ont dit que tous ceux qui sont notre prochain doivent être aimés également quant aux sentiments d'affection, mais non quant aux effets extérieurs. Ils estiment que l'ordre de la charité doit s'entendre des bienfaits extérieurs, que nous devons procurer à nos proches plutôt qu'aux étrangers, et non de l'affection intérieure, que nous devons accorder également à tous, même à nos ennemis.
Mais cette opinion n'est pas raisonnable. En effet, l'affection de la charité, qui est une inclination de la grâce, n'est pas moins bien ordonnée que l'appétit naturel, qui est une inclination de la nature ; car l'une et l'autre de ces inclinations procèdent de la sagesse divine. Or nous voyons que, dans les réalités naturelles, l'inclination de la nature est proportionnée à l'acte ou au mouvement qui convient à la nature de chaque être ; ainsi la terre a-t-elle une plus forte attirance de pesanteur que l'eau, puisqu'il lui revient d'être au-dessous de l'eau. Il faut donc que l'inclination de la grâce, qui est l'affection de la charité, soit proportionnée aux actes qui doivent être produits à l'extérieur, de telle sorte que nous ayons des sentiments de charité plus intenses pour ceux à l'égard desquels il convient que nous soyons davantage bienfaisants.
Ainsi donc, il faut conclure que, même sous le rapport de l'affection, il faut que notre amour du prochain soit plus grand pour celui-ci que pour un autre. Et en voici la raison : puisque Dieu et celui qui aime sont les principes de l'amour, il est nécessaire qu'il v ait un plus grand sentiment de dilection, selon que celui qui en est l'objet est plus rapproché de l'un de ces deux principes. Partout en effet où il y a un principe, l'ordre se mesure par rapport à ce principe, nous l'avons dit.
Solutions
:
1. Dans l'amour, il peut y avoir inégalité de deux manières. D'abord, du côté du bien que nous souhaitons à un ami. A ce point de vue, nous aimons tous les hommes également par la charité, puisqu'à tous nous souhaitons un même genre de bien : la béatitude éternelle. En second lieu, on peut parier de dilection plus grande en raison de l'intensité plus grande de l'acte d'amour. Et en ce sens il ne faut pas aimer également tous les hommes.
Une autre réponse consiste à dire
que, dans notre amour à l'égard de plusieurs personnelle il peut y avoir deux
sortes d'inégalités. La première consiste à aimer les uns et à ne pas aimer les
autres. Cette inégalité doit s'observer dans la bienfaisance, car il nous est
impossible de faire du bien à tous ; mais elle ne doit pas exister dans la
bienveillance de l'amour. La seconde inégalité consiste à aimer les uns plus
que les autres. S. Augustin, dans le texte cité, n'entend pas exclure celle-ci,
mais seulement la première ; cela ressort avec évidence de ce qu'il dit à
propos de la bienveillance.
2. Tous ceux qui sont notre
prochain ne sont pas dans le même rapport avec Dieu, mais certains sont plus
proches de lui, parce qu'ils sont meilleurs. Ceux-là, on doit les aimer de
charité plus que d'autres qui sont moins proches de Dieu.
3. Cette objection est prise de la mesure de l'amour relative au bien que nous souhaitons à nos amis.
Objections
:
1. Nous devons aimer plutôt
les meilleurs. Car on doit aimer ce qui ne peut être haï sous aucun rapport,
plutôt que ce qui doit être haï sous un certain rapport, tout comme est plus
blanc ce qui est moins mélangé de noir. Or, les personnes qui nous tiennent de
plus près doivent être sous quelque rapport l'objet de notre haine, puisqu'il
est écrit en S. Luc (14, 26) : " Si quelqu'un vient à moi sans haïr son
père et sa mère, etc. ", tandis que l'on ne doit haïr à aucun titre ceux
qui sont bons. Donc, il semble que ceux qui sont meilleurs doivent être aimés
plus que ceux qui nous sont davantage unis.
2. C'est par la charité que
l'homme devient le plus semblable à Dieu. Mais Dieu aime davantage celui qui
est meilleur. Donc l'homme aussi doit par la charité aimer celui qui est
meilleur, de préférence à ses proches.
3. En toute amitié, ce que
l'on doit aimer davantage, c'est ce qui tient de plus près au fondement même de
cette amitié ; par l'amitié naturelle, en effet, nous aimons davantage ceux qui
nous sont le plus unis selon la nature, comme les parents et les enfants. Or
l'amitié de charité est fondée sur la communication de la béatitude à laquelle
les meilleurs se rattachent davantage que nos plus proches. Donc, en vertu de
la charité, nous devons aimer ceux qui sont les meilleurs, plus que ceux qui
nous tiennent de plus près.
Cependant, S. Paul dit (1 Tm 5, 8) " Si quelqu'un ne prend pas soin des siens, surtout de ceux qui vivent avec lui, il a renié sa foi : il est pire qu'un infidèle. " Or l'affection intérieure de la charité doit correspondre à son effet extérieur. Donc, nous devons aimer nos proches de charité, plus que les meilleurs.
Conclusion
:
Tout acte doit être proportionné à son objet et à l'agent qui le produit : de son objet il tire son espèce ; de la force de l'agent, son degré d'intensité. C'est ainsi qu'un mouvement est spécifié par le terme vers lequel il tend, et qu'il doit la rapidité de son allure à l'aptitude du mobile et à la force du moteur. Ainsi donc, un amour est spécifié par son objet, et son intensité vient de celui qui aime.
Or l'objet de l'amour de charité c'est Dieu, et celui qui aime c'est l'homme. D'où il suit que, du point de vue de la spécification de l'acte, la différence à mettre dans l'amour de charité à l'égard du prochain doit se prendre par rapport à Dieu ; ce qui signifie qu'à celui qui est plus rapproché de Dieu nous voulons par la charité un plus grand bien. Et en effet, si le bien que la charité veut à tous, et qui est la béatitude éternelle, est un même bien en soi, ce bien a cependant divers degrés selon les diverses participations de la béatitude ; et il convient à la charité de vouloir que la justice de Dieu, pour laquelle les meilleurs participent de la béatitude d'une manière plus parfaite, soit observée. Cela concerne l'espèce de l'amour, car nos amours sont spécifiquement distincts selon les biens différents que nous souhaitons à ceux que nous aimons.
Mais l'intensité de l'amour doit se prendre du côté de l'homme qui aime. De ce point de vue l'homme aime ceux qui lui sont le plus proches, relativement au bien pour lequel il les aime, d'un amour plus intense que celui dont il aime les meilleurs, relativement à un bien plus grand.
On peut ici remarquer encore une autre différence. Parmi ceux qui nous tiennent de près, il en est qui nous sont plus proches par leur naissance, qu'ils ne peuvent renier puisqu'ils tiennent d'elle ce qu'ils sont. Au contraire, la bonté de la vertu, par laquelle certains s'approchent de Dieu, peut s'acquérir et disparaître, augmenter et diminuer, comme le montre ce qui précède v. Et c'est pourquoi je puis, par charité, désirer que celui qui m'est plus proche soit meilleur qu'un autre, et qu'ainsi il puisse parvenir à un degré plus grand de béatitude.
Il est encore une autre façon d'aimer davantage de charité ceux qui nous touchent de plus près, parce que nous les aimons de plusieurs manières. Ceux qui ne nous tiennent par aucun lien, nous ne les aimons que par l'amitié de charité. Ceux au contraire oui nous sont proches, nous avons vis-à-vis d'eux d'autres affections d'amitié correspondant à la nature du lien qui les rattache à nous. Et puisque le bien sur lequel se fonde toute autre amitié honnête s'ordonne, comme à sa fin, au bien sur lequel se fonde la charité, il s'ensuit que la charité commande aux actes de toutes les autres amitiés ; comme l'art qui a pour objet la fin commande aux arts qui ont pour objet tout ce qui est ordonné à la fin. De la sorte, le fait d'aimer quelqu'un parce qu'il est notre parent, notre proche, ou notre concitoyen, ou pour tout autre motif valable et pouvant être ordonné au but de la charité, peut être commandé par la charité. C'est ainsi que la charité, tant en son activité propre que dans les actes qu'elle commande, nous fait aimer de plusieurs manières ceux qui nous tiennent de plus près.
Solutions
:
1. Il ne nous est pas
commandé de haïr nos proches parce qu'ils sont nos proches, mais seulement
parce qu'ils nous empêchent d'être à Dieu ; car en cela ils ne sont plus nos
proches, mais nos ennemis, selon cette parole en S. Matthieu (10, 36) : "
Chacun a pour ennemis les gens de sa maison. "
2. La charité fait que
l'homme se rend conforme à Dieu proportionnellement, en ce sens que l'homme se
comporte à l'égard de ce qui lui revient, comme Dieu se comporte à l'égard de
ce qui lui revient. Il y a en effet des choses que nous pouvons vouloir, en
vertu de la charité, parce qu'elles nous conviennent ; Dieu, cependant ne les
veut pas, parce qu'il ne lui convient pas de les vouloir, comme il a été dit
antérieurement, lorsqu'il s'est agi de la bonté de la volonté.
3. La charité ne produit pas seulement son acte à la mesure de son objet, mais aussi à la mesure du sujet qui aime, nous l'avons dit ; d'où il arrive qu'un plus proche soit aimé davantage.
Objections
:
1. Il semble qu'on ne doit
pas aimer davantage celui qui nous est uni par le sang. En effet, il est écrit
dans les Proverbes (18, 24) : " Il y a des amis qui sont plus chers qu'un
frère. " Et Valère Maxime dit : " Le lien de l'amitié est très
puissant, et il ne le cède en rien au lien du sang. Il est même plus sûr et
plus éprouvé que celui-ci, qui ne résulte que du hasard de la naissance, tandis
qu'il est l'effet d'un jugement réfléchi et d'une volonté libre. " Donc,
ceux qui nous sont liés par le sang n'ont pas à être aimés plus que les autres.
2. S. Ambroise dit : "
Je ne vous aime pas moins, vous que j'ai engendrés dans l'Évangile, que si je
vous avais mis au monde dans le mariage ; car la nature n'aime pas plus
fortement que la grâce. Et ceux que nous pensons devoir être éternellement avec
nous, nous devons certainement les aimer plus que ceux qui sont avec nous en ce
monde seulement. " Par conséquent nous ne devons pas aimer ceux qui nous
sont unis par le sang plus que ceux qui nous sont unis par d'autres liens.
3. " La preuve de
l'amour, ce sont les oeuvres que fait l'amour ", dit S. Grégoire. Or nous
sommes plus tenus d'agir, par amour, à l'égard de certaines personnes, qu'à
l'égard même de nos consanguins ; c'est ainsi qu'à l'armée on doit obéir à son
chef plus qu'à son père. Donc ceux qui nous sont unis par le sang ne sont pas
ceux que nous devons aimer le plus.
Cependant, dans les préceptes du décalogue il est spécialement commandé d’aimer ses parents, ainsi qu'il apparaît dans l’Exode (20, 12). Nous devons donc plus spécialement aimer ceux qui nous sont plus unis par le sang.
Conclusion
:
Comme nous venons de le dire : " Ceux qui nous sont le plus proches sont davantage aimés de charité, tant parce qu'ils sont aimés plus intensément que parce qu'ils sont aimés pour plusieurs raisons. Or l'intensité de l'amour dépend de l'union de l'être aimé avec l'être aimant. C’est pourquoi l'amour qui se rapporte à diverses personnes doit se mesurer aux différentes raisons d'être uni à elles, de telle sorte que l'on aime telle personne plus qu'une autre selon le type de relation en laquelle nous l'aimons. D'autre part, un amour ne peut être comparé à un autre qu’en comparant le genre de relation qui fonde l’un à celui qui fonde l'autre.
Ainsi donc faut-il dire que l'amitié de ceux qui sont du même sang est fondée sur la communauté de l'origine naturelle, celle qui unit des concitoyens sur la communauté civile, celle qui unit des soldats sur la communauté guerrière. C'est pourquoi, en ce qui concerne la nature, nous devons aimer davantage nos parents ; en ce qui touche aux relations de la vie civile, nos concitoyens ; et enfin, en ce qui concerne la guerre, nos compagnons d'armes. Ce qui fait dire à Aristote : " A chacun il faut rendre ce qui lui revient en propre et répond à sa qualité. Et c'est ce qui se pratique généralement : c’est la famille que l'on invite aux noces ; de même, envers ses parents, le premier devoir apparaîtra d'assurer leur subsistance, ainsi que l'honneur qui leur revient. " Et ainsi en est-il dans les autres amitiés.
Maintenant, si l'on compare une union à une autre, il est manifeste que l'union fondée sur l'origine naturelle a la priorité et est aussi la plus stable parce qu'elle tient à la substance de notre être, tandis que les autres liens sont surajoutés et peuvent disparaître. C'est pourquoi l'amitié de ceux qui sont d'un même sang est la plus stable. Toutefois, les autres amitiés peuvent prévaloir sur celle-ci, en ce qui est propre à chacune d'elles.
Solutions
:
1. L'amitié de
compagnonnage se contracte par une élection personnelle, dans le domaine de ce
qui est soumis à notre choix, par exemple dans celui de l'action ; une telle
amitié l'emporte sur celle qui est fondée sur les liens du sang en ce sens que,
pour l'action, nous nous accordons plutôt avec nos compagnons de travail
qu'avec nos parents. Cependant, l'amitié à l'égard de nos parents est plus
stable, parce qu'elle existe plus naturellement ; et elle l'emporte dans les
choses qui concernent la nature. Aussi sommes nous tenus davantage à pourvoir
aux nécessités de nos parents.
2. S. Ambroise parle de
l'amour qui vise les bienfaits ayant trait à la communication de la grâce,
c'est-à-dire à l'éducation morale. Dans cet ordre, en effet, l'homme doit
plutôt subvenir aux fils spirituels engendrés par lui spirituellement, qu'à ses
fils selon la chair ; encore qu'il doive se soucier davantage de ceux-ci pour
les secours corporels.
3. Le fait d'obéir dans le combat au chef de l'armée plutôt qu'à son père ne prouve pas que le père soit moins aimé absolument parlant ; cela prouve seulement qu'il est moins aimé à un point de vue particulier, c'est-à-dire dans l'ordre de l'amour fondé sur la communauté des armes.
Objections
:
1. Il semble qu'on doit
aimer davantage son fils. En effet, nous devons aimer davantage celui à qui
nous devons faire le plus de bien. Or nous devons faire plus de bien à nos
enfants qu'à nos parents, selon cette parole de l'Apôtre (2 Co 12, 14) : "
Ce n'est pas aux enfants à thésauriser pour les parents, mais aux parents pour
les enfants. " On doit donc aimer davantage ses enfants.
2. La grâce perfectionne la
nature. Or. naturellement, les parents aiment leurs enfants plus qu'ils ne sont
aimés d'eux, comme le remarque Aristote. Donc, nous devons aimer nos enfants
plus que nos parents.
3. Par la charité, les
affections de l'homme se conforment à celles de Dieu. Or, Dieu aime ses enfants
plus qu'il n'est aimé d'eux. Donc nous aussi, devons aimer nos enfants plus que
nos parents.
Cependant, S. Ambroise dit " D'abord, c'est Dieu qui doit être aimé, ensuite les parents, puis les enfants, enfin les familiers. "
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut, le degré de l'amour peut s'apprécier de deux manières.
1° Par rapport à l'objet : et, à ce point de vue, on doit aimer davantage ce qui représente un bien plus excellent et ce qui a le plus de ressemblance avec Dieu. De la sorte, le père doit être aimé plus que le fils, parce que nous aimons notre père au titre de principe, et que le principe représente un bien plus éminent et plus semblable à Dieu.
2° Les degrés de l'amour se prennent du côté de celui qui aime, et, sous ce rapport, on aime davantage celui auquel on est plus uni. A ce point de vue, le fils doit être plus aimé que le père, dit Aristote pour quatre motifs : 1) Parce que les parents aiment leurs enfants comme étant quelque chose d'eux-mêmes, alors que le père n'est pas quelque chose du fils, ce qui fait que l'amour du père pour son fils se rapproche davantage de l'amour qu'il a pour lui-même. 2) Parce que les parents savent mieux quels sont leurs enfants que l'inverse. 3) Parce que le fils est plus proche de son géniteur, dont il est en quelque sorte une partie, que le père lui-même ne l'est de son fils, pour qui il est un principe. 4) Parce que les parents ont aimé depuis plus longtemps, car le père commence tout de suite à aimer son fils, tandis que le fils ne commence à aimer son père qu'après un certain temps. Or l'amour est d'autant plus fort qu'il est plus ancien, selon cette parole de l'Ecclésiastique (9, 10) : " N'abandonne pas un vieil ami, le nouveau ne le vaudra pas. "
Solutions
:
1. Au principe est due
soumission, respect et honneur ; à l'effet revient proportionnellement, de la
part du principe, influence et assistance. Et c'est pourquoi les enfants
doivent surtout honorer leurs parents ; tandis que les parents doivent surtout
assister leurs enfants.
2. Le père aime
naturellement plus son enfant, en tant que celui-ci lui est uni. Mais l'enfant
aime naturellement plus son père, en tant que celui-ci représente un principe
supérieur.
3. Comme dit S. Augustin : " Dieu nous aime pour notre avantage et pour sa gloire. " Voilà pourquoi le père étant pour nous un principe, comme Dieu lui-même, il revient proprement au père d'être honoré par ses enfants, et au fils d'être assisté matériellement par ses parents. Toutefois, en cas de nécessité, le fils est obligé, en raison des bienfaits reçus, d'assister ses parents avec générosité.
Objections
:
1. Il semble que l'on doit
aimer davantage sa mère : " Dans la génération, dit en effet Aristote, la
femme donne le corps. " Or l'homme ne doit pas l'âme à son père, mais à
Dieu q ' ni la crée, comme nous l'avons dit dans la première Partie. L'homme
reçoit donc plus de sa mère que de son père. Il doit donc aimer sa mère plus
que son père.
2. On doit aimer davantage
celui qui vous chérit davantage. Or la mère chérit son enfant plus que ne fait
le père : " Ce sont les mères, dit Aristote, qui aiment le plus leurs
enfants. " Elles souffrent davantage dans la génération, et elles savent
mieux que les pères que leurs enfants sont issus d'elles. La mère doit donc
être plus aimée que le père.
3. Nous devons avoir une
plus grande affection pour celui qui s'est donné plus de peine pour nous, selon
cette parole de S. Paul (Rm 16, 6) : " Saluez Marie, qui s'est bien
fatiguée pour nous. " Or la mère se donne plus de mal que le père, tant
pour engendrer les enfants que pour les éduquer ; c'est pourquoi il est dit
dans l'Ecclésiastique (7, 27) : " N'oublie jamais ce qu'a souffert ta
mère. " L'homme doit donc aimer sa mère plus que son père.
Cependant, S. Jérôme nous dit " Après Dieu qui est le père de tous, il faut aimer son père ", et ensuite seulement il fait mention de la mère.
Conclusion
:
En ces sortes de comparaisons, ce qui est affirmé doit être compris essentiellement. Il s'agit de savoir si le père, considéré en tant que père, doit être plus aimé que la mère, considérée comme telle. Dans les cas de ce genre, en effet, il peut y avoir une si grande différence de vertu et de malice chez ceux que l'on doit aimer que l'amitié en soit détruite ou du moins affaiblie, dit Aristote. Et c'est pour cela qu'au dire de S. Ambroise " les bons serviteurs doivent être préférés aux mauvais fils ". Mais, à parler essentiellement, le père doit être plus aimé que la mère. En effet, le père et la mère sont aimés comme étant les principes de notre naissance naturelle. Or, le père est plus excellemment principe que la mère, car il l'est au titre d’agent, tandis que la mère est plutôt un principe passif, ou matériel. Voilà pourquoi à parler essentiellement, il faut aimer davantage le père.
Solutions
:
1. Dans la génération
humaine, la mère fournit la matière, encore informe, du corps. Or cette matière
est informée par la vertu formatrice qui se trouve dans la semence paternelle.
Et quoique cette vertu ne puisse pas créer l'âme raisonnable, elle dispose la
matière corporelle à la réception de cette forme.
2. Ce qui est dit dans
l'objection se réfère à une autre raison d'amour. Car l'amitié que nous avons
pour quelqu'un qui nous aime est d'une autre espèce que l'amitié par laquelle
nous aimons celui qui nous engendre. Or présentement, il s'agit de l'amitié que
nous devons à notre père et à notre mère considérés comme principes de notre
génération.
3. La réponse est évidente.
Objections
:
1. Il semble que l'homme
doive aimer davantage son épouse. Nul, en effet, n'abandonne une chose si ce
n'est pour une autre qu'il préfère. Or, il est dit dans la Genèse (2, 24) que,
pour son épouse, " l'homme quittera son père et sa mère ". L'homme
doit donc aimer son épouse plus que son père et sa mère.
2. " Les maris, dit S.
Paul, doivent aimer leur femme comme ils s'aiment eux-mêmes ", (Ep 5,
28.33). Or l'homme doit s'aimer lui-même plus que ses parents. Donc, il doit
aimer son épouse plus que ses parents.
3. Là où il y a plus de
motifs d'aimer il doit y avoir aussi plus d'amour. Mais, dans l'amitié pour une
épouse, il y a plusieurs motifs d'amour. Aristote dit en effet : " Dans
cette amitié semblent se trouver l'utilité, le plaisir et aussi la vertu, si
les époux sont vertueux. " Par conséquent on doit avoir plus d'amour pour
son épouse que pour ses parents.
Cependant, S. Paul dit (Ep 5,28) : " Les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps. " Mais l'homme doit aimer son corps moins que le prochain, nous l'avons ditp. Or, parmi nos proches, ce sont nos parents que nous devons aimer le plus. Donc, l'amour des parents doit l'emporter sur celui de l'épouse.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, le degré de l'amour se prend et de la nature du bien, et de l'union à celui qui aime. Selon la nature du bien, objet de l'amour, les parents doivent être aimés plus que l'épouse, parce qu'on les aime en tant que principes, et comme représentant un bien supérieur. Mais sous le rapport de l'union, c'est l'épouse qui doit être aimée davantage, parce qu'elle est conjointe à son mari comme existant avec lui dans une seule chair, selon cette parole en S. Matthieu (19, 6) : " Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair. " Et c'est pourquoi l'épouse est aimée plus ardemment ; mais aux parents on doit témoigner plus de respect.
Solutions
:
1. Ce n'est pas en toutes
choses que l'homme délaissera son père et sa mère pour son épouse ; car il est
des circonstances où l'homme doit venir en aide à ses parents plus qu'à son
épouse. Mais c'est en ce qui concerne l'union conjugale et la cohabitation que
l'homme abandonne tous ses parents pour s'attacher à sa femme.
2. Dans ces paroles de S.
Paul il ne faut pas entendre que l'homme doive aimer son épouse à l'égal de
lui-même. Elles signifient que l'amour qu'il a pour lui-même est le motif de
celui qu'il a pour son épouse.
3. Même dans l'amitié pour
les parents on trouve de multiples raisons d'aimer. Et, pour une part, sous le
rapport du bien que l'on aime, ces raisons l'emportent sur celles que l'on a
d'aimer sa femme. En revanche, du point de vue de l'union qu'il faut réaliser
avec elle, ce sont ces dernières qui l'emportent.
4. Dans le texte de S. Paul cité Cependant, la conjonction " comme " ne doit pas s'entendre comme exprimant une égalité, mais le motif de l'amour. C'est en effet, principalement en raison de l'union charnelle que l'homme aime son épouse.
Objections
:
1. Il semble que l'on doit
aimer son bienfaiteur plus que celui à qui l'on fait du bien. S. Augustin dit
en effet : " Rien ne provoque davantage à devoir être aimé que
d'aimer le premier. Il est bien dur en effet le coeur de celui qui ne voulant
pas aimer le premier refuse d'aimer en retour. " Or, nos bienfaiteurs sont
les premiers à nous témoigner leur amour par le bienfait de leur charité. Donc,
c'est eux que nous devons aimer davantage.
2. On doit d'autant plus aimer
quelqu'un qu'on pèche plus gravement en cessant de l'aimer, ou en agissant
contre lui. Or, on pèche plus gravement en cessant d'aimer un bienfaiteur ou en
agissant contre lui, qu'en cessant d'aimer celui à qui on a fait du bien
jusqu'alors. Donc il faut aimer ceux qui nous font du bien, plus que ceux à qui
nous en faisons nous-mêmes.
3. Entre tout ce que nous
devons aimer, c'est Dieu que nous devons aimer le plus ; et, après lui, notre
père, dit S. Jérôme. Or, ce sont là nos deux plus grands bienfaiteurs. Donc,
c'est le bienfaiteur qu'on doit aimer davantage.
Cependant, Aristote remarque : " Les bienfaiteurs paraissent aimer leurs obligés plus que ceux-ci leurs bienfaiteurs. "
Conclusion
:
Nous l'avons dit précédemment, on aime davantage un être pour deux raisons : ou parce qu'il représente une plus excellente raison de bien, ou à cause d'une union plus étroite. Du premier point de vue, c'est le bienfaiteur qui doit être aimé davantage, parce qu'étant principe de bien pour celui qui reçoit le bienfait, il a en lui-même la raison d'un bien plus excellent, comme nous l'avons dit au sujet du père.
Du second point de vue, c'est au contraire ceux à qui nous faisons du bien que nous aimons davantage, comme Aristote le prouve par quatre raisons. 1° Parce que celui qui reçoit le bienfait est comme l'oeuvre du bienfaiteur ; ainsi a-t-on coutume de dire de quelqu'un : " C'est la créature d'un tel. " Or il est naturel à chacun d'aimer son oeuvre comme nous le voyons chez les poètes qui aiment leurs poèmes ; et cela parce que tout être aime son être et sa vie, laquelle se manifeste surtout par son action.
2° Parce que chacun aime naturellement ce en quoi il voit son propre bien. Il est vrai que le bienfaiteur et l'obligé trouvent l'un dans l'autre réciproquement un certain bien ; mais le bienfaiteur voit dans l'obligé son bien honnête ; l'obligé dans le bienfaiteur voit son " bien utile ". Or la considération du bien honnête apporte plus de joie que celle du bien utile ; soit parce que ce bien est plus durable, car l'utilité passe vite et le seul souvenir d'un bien passé n'égale pas la joie d'un bien présent ; soit parce que nous pensons avec plus de joie aux bonnes actions que nous avons faites qu'aux bons services que nous avons reçus des autres.
3° Parce qu'il appartient d'agir à celui qui aime ; il veut en effet le bien de celui qu'il aime, et il le fait ; celui-ci au contraire reçoit. Et c'est pourquoi il appartient au plus excellent d'aimer. D'où il résulte que c'est au bienfaiteur d'aimer davantage.
4° Parce qu'il en coûte plus de faire du bien que d'en recevoir. Or, nous aimons davantage ce qui nous a coûté davantage, alors que nous dédaignons en quelque sorte ce qui nous arrive sans effort.
Solutions
:
1. C'est le bienfaiteur qui
incite son obligé à l'aimer, tandis qu'il se porte lui-même à aimer son obligé,
d'un élan spontané sans être provoqué par lui. Or, ce qu'on fait par soi-même
l'emporte sur ce qui vient d'un autre.
2. L'amour de l'obligé
envers son bienfaiteur a davantage raison de dette, et c'est pourquoi son
contraire donne lieu à un péché plus grand. Mais l'amour du bienfaiteur pour
l'obligé est plus spontané, et par cela même plus prompt.
3. Dieu aussi nous aime plus que nous ne l'aimons ; et les parents aiment leurs enfants plus qu'ils ne sont aimés d'eux. Toutefois, il ne s'impose pas que nous aimions n'importe quels obligés plus que n'importe quels bienfaiteurs. C’est ainsi que nous préférons ceux dont nous avons reçu les plus grands bienfaits, c'est-à-dire Dieu et nos parents, à ceux qui ont reçu de nous des bienfaits moindres.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. S.
Augustin dit " La charité parfaite consiste à aimer plus les biens
meilleurs, et moins les biens moindres. " Or dans la patrie régnera la
charité parfaite. On y aimera donc les meilleurs plus que soi-même ou que ceux
qui nous ont unis.
2. On aime davantage celui
à qui on veut le plus grand bien. Or, ceux qui sont dans la patrie veulent un
bien plus grand à celui qui a plus de bien, sans quoi leur volonté ne serait
pas en toute chose conforme à la volonté divine. Mais là, celui qui possède
plus de bien est précisément celui qui est le meilleur. Donc, dans la patrie,
chacun aimera davantage celui qui est meilleur. Donc il aimera un autre plus
que soi-même, et un étranger plus qu'un proche.
3. Dans le ciel, Dieu sera
la raison totale de l'amour, car alors s'accomplira cette parole de S. Paul (1
Co 15, 28) : " Que Dieu soit tout en tous. " Celui-là donc sera le
plus aimé qui sera le plus proche de Dieu. Donc on y aimera celui qui est
meilleur plus qu'on ne s'aimera soi-même, et un étranger plus qu'un proche.
Cependant, la nature n'est pas détruite par la gloire. Or, l'ordre de la charité qui vient d'être exposé procède de la nature elle-même. D'autre part, tous les êtres s'aiment naturellement eux-mêmes plus qu'ils n'aiment les autres. Donc cet ordre de la charité subsistera au ciel.
Conclusion
:
L'ordre de la charité subsistera nécessairement dans la patrie en cela d'abord que Dieu doit être aimé par-dessus tout. Il en sera ainsi absolument quand l'homme jouira parfaitement de Dieu.
Quant à l'ordre entre soi-même et les autres, il semble qu'il faille distinguer. Car, nous l'avons dit, l'ordre de l'amour peut être diversement appréhendé soit d'après la différence du bien que l'on souhaite à un autre, soit d'après l'intensité de l'amour.
Du premier point de vue, on aimera plus que soi-même ceux qui sont meilleurs que soi, et l'on aimera moins ceux qui sont moins bons. Tout bienheureux en effet voudra que chacun ait ce qui lui est dû selon la justice divine, à cause de la parfaite conformité de la volonté humaine à la volonté divine. Alors il ne sera plus temps de progresser par le mérite vers une plus grande récompense, comme il arrive dans la condition présente, où l'homme peut aspirer à une vertu et à une récompense meilleures : au ciel la volonté de chacun s'arrêtera à ce qui a été déterminé par Dieu.
Du second point de vue, au contraire, chacun s'aimera soi-même plus qu'il n'aimera le prochain, même si celui-ci est meilleur ; parce que l'intensité de l'acte d'amour provient du sujet qui aime, nous l'avons vue. D'ailleurs, le don de la charité est accordé à chacun par Dieu afin que, d'abord, il ordonne son âme à Dieu, ce qui se rapporte à l'amour de soi ; et, en seconde ligne, afin qu'il veuille que les autres s'y ordonnent, ou encore afin qu'il y contribue à sa mesure.
Quant à l'ordre à établir entre ceux qui constituent le prochain, c'est de façon absolue qu'on aimera mieux par la charité celui qui sera meilleur. Car toute la vie bienheureuse consiste dans l'ordination de l'âme à Dieu. Aussi tout l'ordre de la dilection chez les bienheureux sera-t-il fixé par rapport à Dieu ; de telle sorte que celui qui est plus proche de Dieu sera celui que l'on aimera davantage et que chacun regardera comme plus proche de soi. Car il n'y aura plus alors, comme dans la vie présente, cette nécessité de pourvoir aux besoins, qui oblige chacun à préférer en toutes circonstances, dans l'aide qu'il donne, celui qui lui tient de plus près à celui qui lui est étranger ; ce qui fait qu'en cette vie l'homme aime davantage, par l'inclination même de la charité, celui qui lui est le plus uni, auquel il doit plus se dévouer effectivement.
Toutefois, dans la patrie, il arrivera que chacun aimera celui qui lui tient de près pour plusieurs autres motifs ; car, dans l'âme du bienheureux, demeureront toutes les causes de l'amour honnête. Cependant, à toutes ces raisons d'aimer, sera incomparablement préférée celle qui résulte de la proximité avec Dieu.
Solutions
:
1. Il faut admettre cet
argument en ce qui concerne ceux qui nous sont unis. Mais, pour ce qui est de
soi-même, il faut que chacun s'aime plus que les autres, et cela d'autant plus
que la charité est plus parfaite ; car la perfection de la charité ordonne
l'homme à Dieu d'une manière parfaite, ce qui se rattache à l'amour de
soi-même.
2. Cet argument est valable
pour l'ordre de l'amour conforme au degré de bien que l'on veut à l'être aimé.
3. Dieu sera pour chacun la raison totale de l'amour, du fait que Dieu est le bien total de l'homme. Si, par impossible, Dieu n'était pas le bien de l'homme, il ne serait pas pour lui la raison d'aimer. C'est pourquoi, dans l'ordre de l'amour, il faut qu'après Dieu l'homme s'aime soi-même suprêmement.
Nous avons maintenant à étudier l'acte de la vertu de charité. D'abord l'acte principal, qui est la dilection (Question 27) ; puis les autres actes ou effets qui en découlent (Question 28-33).
1. Le propre de la charité est-il plutôt d'être aimé, ou d'aimer ? - 2. L'amour, en tant qu'il est un acte de la charité, est-il identique à la bienveillance ? - 3. Dieu doit-il être aimé de dilection pour lui-même ? - 4. Peut-il être aimé en cette vie sans intermédiaire ? - 5. Peut-il être aimé totalement ? - 6. Notre dilection de Dieu a-t-elle une mesure ? - 7. Lequel vaut mieux : aimer son ami, ou son ennemi ? - 8. Lequel vaut mieux : aimer Dieu, ou le prochain ?
Objections
:
1. Il semble que ce soit
plutôt d'être aimé. On trouve en effet une charité meilleure chez ceux qui sont
les meilleurs. Or les meilleurs doivent être plus aimés. Donc il convient
davantage à la charité que l'on soit aimé plutôt que l'on aime.
2. Ce qui se rencontre dans
le plus grand nombre semble plus conforme à la nature et par conséquent
meilleur. Or, comme le remarque Aristote, " beaucoup aiment mieux être
aimés qu'aimer. C'est pourquoi ceux qui aiment la flatterie sont nombreux
". Il est donc meilleur d'être aimé que d'aimer, et par conséquent cela
convient mieux à la charité.
3. Ce qui fait que quelque
chose est tel l'est lui-même encore davantage. Or c'est parce qu'on est aimé
qu'on aime : " Rien ne provoque plus à aimer, dit en effet S. Augustin,
que de commencer par être aimé. " Donc la charité consiste
davantage à être aimé qu'à aimer.
Cependant, Aristote affirme que " l'amitié consiste plus à aimer qu'à être aimé ". Donc la charité elle aussi, puisqu'elle est une espèce d'amitié.
Conclusion
:
Aimer convient à la charité en tant qu'elle est charité. En effet, puisqu'elle est une vertu, elle a dans sa nature une inclination à son acte propre. Or ce n'est pas être aimé qui est l'acte de la charité de celui qui est aimé ; l'acte de charité est l'acte de celui qui aime ; être aimé ne lui convient qu'au titre commun de bien, c'est-à-dire pour autant qu'un autre est porté vers son bien par un acte de charité. Il est donc évident qu'il convient davantage à la charité d'aimer que d'être aimé, car ce qui convient à une chose par elle-même et par ce qu'elle est, lui convient plus que ce qui lui convient par un autre.
Deux faits significatifs viennent ici en confirmation. On loue les amis parce qu'ils aiment plutôt que parce qu'ils sont aimés ; bien plus, s'ils sont aimés et n'aiment pas, on les blâme. Et les mères, chez qui se rencontre le 'plus grand amour, cherchent plus à aimer qu'à être aimées " Il y en a, remarque Aristote, qui, bien que confiant leurs enfants à une nourrice, très certainement les aiment, mais ne s'inquiètent pas de la réciprocité, si elle n'a pas lieu. "
Solutions
:
1. Les meilleurs, du fait
même qu'ils sont meilleurs, sont plus dignes d'être aimés ; mais, possédant une
charité plus parfaite, ils aiment aussi davantage, en proportion toutefois de
celui qu'ils aiment. En effet, celui qui est meilleur n'aime pas son inférieur
moins qu'il n'est digne d'être aimé ; mais celui qui est moins bon ne parvient
pas à aimer celui qui est meilleur autant qu'il est aimable.
2. Comme Aristote le dit au
même endroit, les hommes désirent être aimés parce qu'ils désirent être
honorés. De même en effet qu'un honneur rendu à quelqu'un témoigne d'un bien
qui est en lui, ainsi, lorsqu'on aime quelqu'un, on manifeste qu'il y a en lui
un certain bien, car le bien seul est aimable. Être aimé et être honoré sont
donc recherchés pour autre chose, qui est la manifestation d'un bien existant
chez celui qui est aimé. Au contraire, ceux qui ont la charité veulent aimer
pour aimer, comme si c'était le seul bien de la charité, de même que tout acte
d'une vertu est le bien de cette vertu. Il appartient donc davantage à la
charité de vouloir aimer que de vouloir être aimé.
3. Que certains aiment parce qu'ils sont aimés ne veut pas dire qu'être aimé soit la fin qu'on poursuit en aimant, mais que ce peut être une voie qui conduit à aimer.
Objections
:
1. Il semble bien que ce ne
soit pas autre chose. Aristote dit en effet : " Aimer, c'est vouloir du
bien à quelqu'un. " Mais la bienveillance, c'est cela. L'acte de la
charité se confond donc avec la bienveillance.
2. L'acte appartient à la
même puissance que l'habitus correspondant. Or l'habitus de charité réside dans
la volonté, ainsi que nous l'avons dit précédemment. Donc l'acte de charité est
aussi un acte de la volonté. Mais il n'y a pas d'acte de volonté qui ne soit
tendance au bien, ce qui est bienveillance. Par conséquent l'acte de la charité
n'est rien d'autre que la bienveillance.
3. Aristote mentionne cinq
propriétés de l'amitié : " vouloir le bien de son ami, désirer qu'il
existe et vive, vouloir vivre avec lui, avoir les mêmes préférences, partager
ses joies et ses peines ". Or les deux premières propriétés appartiennent
à la bienveillance ; celle-ci est donc bien le premier acte de la charité.
Cependant, Aristote affirme au même livre que la bienveillance n'est ni l'amitié ni l'amour, mais " le principe de l'amitié ". Or la charité est une amitié, nous l'avons dit plus haute. Donc la bienveillance n'est pas la même chose que la dilection, acte de la charité.
Conclusion
:
Au sens propre, on appelle bienveillance un acte de la volonté qui consiste à vouloir du bien à un autre. Cet acte se distingue de l'acte d'aimer, qu'il soit dans l'appétit sensible ou dans l'appétit intellectuel ou volonté.
Le premier, en effet, est une passion. Or toute passion incline vers son objet avec un certain emportement. Mais la passion de l'amour a ceci de particulier qu'elle ne jaillit pas soudainement, mais à la suite d'une considération assidue de son objet. C'est pourquoi Aristote voulant montrer la différence entre la bienveillance et l'amour passion, dit que la première n'a " ni tension, ni appétit ", c'est-à-dire inclination impétueuse, mais qu'elle veut du bien à quelqu'un par le seul jugement de la raison. D'autre part, l'amour passion se forme par accoutumance, tandis que la bienveillance peut jaillir soudainement ; ainsi nous arrive-t-il, en voyant des lutteurs, de souhaiter la victoire de l'un d'eux.
L'amour qui est dans l'appétit intellectuel se distingue lui aussi de la bienveillance. Il comporte en effet une certaine union affective entre celui qui aime et celui qui est aimé, selon que le premier considère le second comme étant un avec lui, ou comme une partie de lui-même, et c'est ainsi qu'il se porte vers lui. La bienveillance au contraire est un acte simple de la volonté par lequel nous voulons du bien à quelqu'un, même sans union affective préalable. - Ainsi donc, la dilection considérée comme l'acte de la charité, englobe la bienveillance, mais la dilection, ou bien l'amour, y ajoute une union affective. Et c'est pourquoi Aristote dit au même endroit que la bienveillance est la principe de l'amitié.
Solutions
:
1. Aristote ne donne pas
ici la définition complète de l'amour, mais indique celui de ses éléments qui
manifeste le plus clairement l'acte d'aimer.
2. La dilection est un acte
de la volonté qui tend vers le bien, mais avec une certaine union à celui que
l'on aime, qui n'est pas impliquée dans la simple bienveillance.
3. Les propriétés de l'amitié dont parle Aristote conviennent à celle-ci dans la mesure où elles procèdent de l'amour que l'on a pour soi-même, comme il est dit au même endroit ; de sorte qu'on se comporte ainsi à l'égard d'un ami comme vis-à-vis de soi-même ; et cela tient à l'union affective dont nous venons de parler.
Objections
:
1. Il semble que par la
charité on n'aime pas Dieu de dilection pour lui-même, mais pour autre chose.
S. Grégoire dit en effet : " A partir des choses qu'il connaît, le coeur
apprend à aimer ce qu'il ne connaît pas. " " Ce qu'il ne connaît pas
" désigne les choses intelligibles et divines, et " ce qu'il connaît
", les choses sensibles. Donc Dieu doit être aimé de dilection pour autre
chose que pour lui-même.
2. L'amour suit la
connaissance. Or Dieu est connu par autre chose que lui-même : " Ses
perfections invisibles, sont rendues perceptibles à l'intelligence par le moyen
de ses oeuvres " (Rm 1, 20). On l'aime donc encore pour autre chose que
pour lui-même.
3. " L'espérance
engendre la charité ", affirme la Glose ; et " la crainte, selon S.
Augustin, l'introduit aussi ". Or l'espérance attend quelque chose que
Dieu peut donner, et la crainte redoute quelque chose qu'il peut infliger.
C'est donc, semble-t-il, pour un bien à espérer ou pour un mal à craindre que
l'on doit aimer Dieu. Par conséquent non pour lui-même.
Cependant, S. Augustin affirme que " jouir, c'est s'attacher par amour à quelqu'un pour lui-même ". Or, dit-il encore, nous devons jouir de Dieu ; nous devons donc l'aimer pour lui-même.
Conclusion
:
Le mot " pour " (propter) implique un certain rapport de cause. Or, nous savons qu'il y a quatre causes : finale, formelle, efficiente, matérielle, et qu'à cette dernière, se ramène la disposition matérielle qui n'est que relativement, et non de façon absolue. C'est selon ces quatre genres de cause qu’une chose peut être dite aimée pour une autre. Selon la cause finale : nous aimons un remède pour la santé dont il est le moyen. Selon la cause formelle : nous aimons quelqu'un pour sa vertu, celle-ci le rendant formellement bon et par suite digne d'être aimé. Selon la cause efficiente : nous aimons certains en tant qu'ils sont les fils de tel père. Selon la disposition se ramenant à la cause matérielle : nous disons que nous aimons quelque chose à cause de ce qui nous dispose à l'aimer, par exemple pour quelques bienfaits reçus. Toutefois, en ce cas, une fois que nous avons commencé à aimer, nous n'aimerons plus notre ami pour ses bienfaits mais pour sa vertu propre.
Selon les trois premiers genres de cause, Dieu ne saurait être aimé pour rien d'autre que lui-même. En effet, il ne se rapporte pas à autre chose comme à sa fin, puisqu'il est lui-même la fin ultime de tous les êtres. Il n'a pas non plus à être informé par un autre être pour être bon, puisque sa substance est la bonté même, par laquelle toutes choses sont bonnes, comme par leur modèle. Pas davantage on ne peut dire que sa bonté vient d'un autre, puisque tous les autres tiennent de lui la leur. Mais, selon le quatrième genre de cause, Dieu peut être aimé en raison d'autre chose que lui-même : en ce sens que certaines choses qui ne sont pas lui nous disposent à l'aimer davantage, par exemple, les bienfaits que nous avons reçus de lui, les récompenses que nous attendons de lui, ou encore les châtiments que nous cherchons à éviter grâce à lui.
Solutions
:
1. S. Grégoire ne veut pas
dire que les choses que nous connaissons soient pour nous la raison d'aimer
celles que nous ne connaissons pas, par mode de cause formelle, finale ou efficiente,
mais seulement qu'elles nous disposent à les aimer.
2. La connaissance de Dieu
s'acquiert bien au moyen des autres êtres, mais cette connaissance une fois
acquise, ce n'est plus par d'autres qu'il est connu, mais par lui-même, selon
cette parole en S. Jean (4, 42) : " Maintenant, ce n'est plus par tes
paroles que nous croyons, car nous l'avons entendu nous-mêmes, et nous savons
qu'il est vraiment le Sauveur du monde. "
3. L'espérance et la crainte acheminent à la charité, par manière de disposition, comme le montre ce qu'on vient de dire.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. "
Impossible d'aimer ce qu'on ne connaît pas ", dit S. Augustin. Or, en
cette vie, nous ne voyons pas Dieu sans intermédiaire, mais selon l'expression
de S. Paul (1 Co 13, 12), " dans un miroir, d'une manière confuse ".
Donc nous ne l'aimons pas non plus immédiatement.
2. Qui ne peut pas le moins
ne peut pas le plus. Or, aimer Dieu est plus que le connaître. " Celui qui
s'unit à Dieu " par l'amour, " n'est qu'un seul esprit avec lui
" (1 Co 6, 17). Or l'homme ne peut connaître Dieu immédiatement. Donc,
bien moins encore l'aimer ainsi.
3. Le péché éloigne l'homme
de Dieu, selon la parole d'Isaïe (39, 2) : " Vos péchés ont mis une
séparation entre vous et votre Dieu. " Mais le péché réside plutôt dans la
volonté que dans l'intelligence. Donc il est encore moins possible à l'homme
d'aimer Dieu sans intermédiaire que de le connaître ainsi.
Cependant, c'est parce qu'elle est médiate que notre connaissance de Dieu est dite confuse et doit disparaître dans la patrie, selon S. Paul (1 Co 13, 9). Mais on lit aussi dans la même épître (13, 8) que " la charité ne passe pas ". Donc dès ici-bas elle s'attache à Dieu sans intermédiaire.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, l'acte d'une puissance cognitive est accompli du fait que l'objet connu est dans le sujet connaissant, tandis que l'acte d'une puissance appétitive consiste dans la tendance de l'appétit vers la réalité elle-même. Par une conséquence nécessaire, le mouvement de l'appétit se porte vers la réalité, selon la condition même de celle-ci, tandis que l'acte de la puissance cognitive se conforme à la condition du sujet.
Or, tel est, absolument parlant, l'ordre des choses - Dieu est par lui-même connaissable et digne d'être aimé, puisqu'il est dans son essence la vérité et la bonté mêmes, par quoi les autres choses sont connues et aimées ; mais par rapport à nous, parce que notre connaissance a son origine dans les sens, ce qui est le plus rapproché d'eux est le plus connaissable, tandis que ce qui est le plus éloigné n'est connu qu'en dernier.
Il faut en conclure que la dilection, acte de la puissance appétitive, tend d'abord vers Dieu, même en cette vie, et que de lui elle descend vers les autres êtres ; et ainsi la charité aime Dieu de façon immédiate, et les autres êtres à partir de lui. Mais, dans la connaissance, c'est le contraire qui a lieu ; nous connaissons Dieu par les autres êtres, comme la cause par l'effet, ou par voie d'éminence ou de négation, comme le montre Denys.
Solutions
:
1. S'il est vrai qu'on ne
puisse aimer ce qu'on ne connaît pas, il ne s'ensuit pas que l'ordre de la
connaissance soit identique à celui de la dilection. Car celle-ci est le terme
de la connaissance. Aussi, là même où s'arrête la connaissance, c'est-à-dire à
cette réalité qui est connue par une autre, là aussitôt, la dilection peut
commencer.
2. La dilection de Dieu
étant quelque chose de plus grand que la connaissance de Dieu, surtout en cette
vie, la présuppose donc. Mais la connaissance ne s'arrête pas aux réalités
créées ; par leur intermédiaire, elle tend vers un autre objet, où la dilection
prend naissance, et d'où elle redescend vers les autres êtres, par une sorte de
mouvement circulaire : la connaissance part des créatures pour aller vers Dieu,
et la dilection prend son point de départ en Dieu, comme dans la fin ultime,
pour descendre aux créatures.
3. Ce n'est pas la seule connaissance, c'est la charité qui supprime l'éloignement de Dieu causé par le péché. C'est donc bien la charité qui, par l'acte de dilection, rattache l'âme immédiatement à Dieu, par le lien d'une union spirituelle.
Objections
:
1. Cela paraît impossible,
car l'amour fait suite à la connaissance. Mais connaître Dieu totalement est
impossible, car ce serait le " comprendre ". Nous ne pouvons donc pas
aimer Dieu totalement.
2. L'amour est une certaine
union, comme le montre Denys. Or le coeur de l'homme ne peut être uni à Dieu
totalement, puisqu'au témoignage de S. Jean (1 Jn 3, 20) " Dieu est plus
grand que notre coeur. " Donc Dieu ne peut pas être aimé totalement.
3. Dieu s'aime totalement.
Donc, s'il est aimé totalement par un autre, cet autre l'aime autant que Dieu
s'aime lui-même. Mais cela est absurde. Dieu ne peut donc être aimé totalement
par une créature.
Cependant, il est dit au Deutéronome (6, 15) : " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur. "
Conclusion
:
Puisque la dilection est comprise comme une sorte de milieu entre le sujet aimant et l'objet aimé, la question de savoir si Dieu peut être aimé totalement peut avoir trois sens. Selon le premier, le mode de totalité se rapporte à l'objet aimé. Ainsi Dieu doit être aimé totalement parce que tout ce qui appartient à Dieu, l'homme doit l'aimer. Selon le deuxième sens, la totalité concerne le sujet qui aime. Ainsi encore Dieu doit être aimé totalement, puisque l'homme est tenu d'aimer Dieu de tout son pouvoir, et de rapporter à l'amour de Dieu tout ce qu'il a, comme le prescrit le Deutéronome : " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur. " Selon le troisième sens, il s'agit d'une proportion entre celui qui aime et l'objet aimé, telle que la mesure de l'amour dans le premier soit égale à la mesure de l'amabilité dans le second. Et cela est impossible En effet, une chose est aimable dans la mesure où elle est bonne ; Dieu, dont la bonté est infinie, est donc infiniment aimable ; mais aucune créature ne peut aimer Dieu infiniment, puisque tout le pouvoir de la créature, aussi bien naturel qu'infus, est fini.
Solutions
:
La réponse aux Objections est évidente : les trois premières difficultés s'appuient sur le troisième sens, l'argument en sens contraire sur le deuxième.
Objections
:
1. Oui, semble-t-il. Selon
S. Augustin, trois éléments sont constitutifs du bien : " le mode,
l'espèce et l'ordre ". Or la dilection de Dieu est en l'homme ce qu'il y a
de meilleur : " Par-dessus tout ayez la charité ", dit en effet S.
Paul (Col 3, 14). Donc l'amour de Dieu doit avoir une certaine modération.
2. S. Augustin dit encore :
" Dis-moi, je t'en prie, quel est le mode de l'amour. je crains d'être
enflammé plus ou moins qu'il ne faut par le désir et par l'amour de mon
Seigneur. " Question qui ne se poserait pas s'il n'y avait un certain mode
de l'amour de Dieu.
3. " Le mode, précise
S. Augustin, est dans chaque chose ce qui est déterminé par sa propre mesure.
" Or c'est la raison qui est la mesure de l'acte intérieur de la volonté
de l'homme, aussi bien que de son action extérieure. Donc, tout comme il doit y
avoir dans l'effet extérieur de la charité un mode déterminé par la raison,
selon la parole de S. Paul (Rm 12, 1) : " Que votre culte soit raisonnable
" ; de même, il doit y en avoir un dans l'acte intérieur de dilection de
Dieu.
Cependant, S. Bernard affirme : " Le motif d'aimer Dieu, c'est Dieu ; la mesure à y apporter, c'est d'aimer sans mesure. "
Conclusion
:
Le " mode ", comme le montre le texte allégué de S. Augustin, implique une certaine détermination de mesure. Or cette détermination se trouve à la fois dans ce qui mesure et dans ce qui est mesuré, mais différemment. Dans ce qui mesure on la trouve essentiellement, puisque le propre de la mesure est de déterminer et de modifier les autres. Dans ce qui est mesuré, la détermination n'existe que par rapport à autre chose, c'est-à-dire selon que ce qui est mesuré atteint la mesure. Il est donc impossible qu'il y ait dans la mesure quelque chose qui soit hors de la mesure ; tandis que dans ce qui est mesuré cela peut se produire si, par défaut ou par excès, une telle chose n'atteint pas la mesure.
Or, dans le domaine de l'appétit et de l'action, c'est la fin qui est la mesure, car c'est elle qui donne leur raison propre à l'objet de nos désirs et de nos actes d'après le Philosophe. La fin a donc un " mode " par elle-même tandis que les moyens en ont un du fait qu'ils sont proportionnés à la fin. C'est pourquoi, selon la remarque d'Aristote " dans tous les arts, l'appétit de la fin n'a ni terme ni limite, mais il n'en va pas de même pour les moyens ". En effet, le médecin ne met pas de limite au rétablissement de la santé, et, autant qu'il le peut, il vise à y réussir parfaitement ; mais, pour le remède, il use de mesure : il n'en donne pas autant qu'il peut, mais autant qu'il faut pour rétablir la santé ; aller au-delà ou rester en deçà serait manquer de mesure.
Or, la fin de toutes les actions et de tous les sentiments de l'homme c'est d'aimer Dieu : c'est par la dilection de Dieu que nous atteignons tout à fait notre fin ultime, nous l'avons dit plus haut. Ainsi donc ne faut-il pas regarder le " mode " dans la dilection de Dieu, comme dans une chose mesurée, susceptible de trop ou de trop peu, mais dans la réalité qui mesure en laquelle aucun excès n'est possible, et où la perfection est d'autant plus grande que l'on s'approche davantage de la règle. En un mot, plus Dieu est aimé, meilleure est la dilection.
Solutions
:
1. Ce qui est par soi est
meilleur que ce qui est par un autre. Ainsi la bonté de la mesure, qui a un
" mode " ou une détermination par elle-même, est supérieure à la
bonté de la chose mesurée, qui tient son mode d'un autre. Et ainsi encore la
charité, qui a un mode à titre de mesure, est supérieure aux autres vertus,
dont le mode est celui des choses mesurées.
2. S. Augustin ajoute au
même endroit que le " mode " qui convient à l'amour de Dieu est de
l'aimer de tout son coeur, donc de l'aimer autant qu’il est possible de
l'aimer, ce qui est le mode qui convient à la mesure.
3. Le sentiment dont l'objet est soumis au jugement de la raison doit être mesuré par elle. Mais l'objet de la dilection, qui est Dieu, dépasse le jugement de la raison ; il n'est donc pas mesuré par elle, mais la dépasse. - Et il n'y a pas non plus de similitude entre l'acte intérieur et les actes extérieurs de la charité. L'acte intérieur a caractère de fin, puisque le bien suprême pour l'homme consiste dans l'union de son âme avec Dieu " Pour moi, dit le Psaume (73, 28), être uni à Dieu est mon bien. " Les actes extérieurs sont de l'ordre des moyens. Ils doivent donc être mesurés, et selon la charité et selon la raison.
Objections
:
1. Il parait méritoire
d'aimer son ennemi. " Si vous aimez ceux qui vous aiment, est-il dit en S.
Matthieu (5, 46), quelle récompense méritez-vous ? " On ne mérite donc
aucune récompense en aimant son ami. Par contre on en mérite une en aimant son
ennemi, comme il est montré au même endroit. Il est donc plus méritoire d'aimer
ses ennemis que ses amis.
2. Une chose est d'autant
plus méritoire qu'elle procède d'une charité plus grande. Or, déclare s . Augustin,
aimer un ennemi est le fait " des parfaits enfants de Dieu ", alors
qu'aimer un ami peut venir aussi d'une charité imparfaite. Donc il est plus
méritoire d'aimer un ennemi que d'aimer un ami.
3. A un plus grand effort
vers le bien paraît correspondre un plus grand mérite, parce que, dit S. Paul
(1 Co 3, 8) : " Chacun recevra son propre salaire à la mesure de son
propre labeur. " Or aimer un ennemi exige un plus grand effort que d'aimer
un ami, parce que c'est plus difficile. Il semble donc plus méritoire d'aimer
un ennemi que d'aimer un ami.
Cependant, ce qui est meilleur est plus méritoire. Or il est meilleur d'aimer un ami, parce qu'il est meilleur d'aimer celui qui est meilleur, et que l'ami, qui aime, est meilleur que l'ennemi, qui hait. Donc il est plus méritoire d'aimer son ami que son ennemi.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, le motif d'aimer son prochain de charité, c'est Dieu. Donc, puisqu'on se demande s'il est meilleur ou plus méritoire d'aimer un ami ou un ennemi, on peut, pour répondre à cette question, se placer à un double point de vue : celui de l'objet, c'est-à-dire du prochain qui est aimé, et celui du motif pour lequel il est aimé.
Au premier point de vue, l'amour de l'ami l'emporte, car un ami, étant meilleur et nous étant plus uni, présente une matière plus favorable à la dilection ; c'est pourquoi l'acte de dilection s'appliquant à une telle matière est meilleur. C'est pourquoi le contraire est plus détestable, car haïr un ami est pire qu'haïr un ennemi.
Au second point de vue, l'amour de
l'ennemi l'emporte, et cela pour deux raisons. La première est que l'amour des
amis peut avoir un autre motif que Dieu, tandis que l'amour des ennemis a Dieu
pour unique motif. La seconde est celle-ci : supposé que les uns et les autres
soient aimés pour Dieu, l'amour de Dieu se révèle avec plus de force lorsqu'il
dilate le coeur de l'homme vers des objets plus éloignés, c'est-à-dire jusqu'à
l'amour des ennemis ; comme la vertu du feu fait preuve d'une force d'autant
plus grande qu'elle rayonne plus loin sa chaleur. De même la dilection de Dieu
s'avère d'autant plus grande qu'elle fait accomplir des choses plus difficiles,
tout comme la puissance du feu se manifeste d'autant plus grande qu'elle peut
brûler des matières moins combustibles.
Cependant, comme un même feu agit avec plus d'intensité sur ce qui est proche que sur ce qui est éloigné, la charité nous fait aimer plus ardemment ceux qui nous sont unis que ceux qui sont éloignés. A ce point de vue, la dilection les amis, absolument considérée, est plus ardent et meilleure que celle des ennemis.
Solutions
:
1. Cette parole du Seigneur
doit s'entendre de façon absolue. En effet, on ne mérite aucune récompense
quand on aime ses amis uniquement parce qu'ils sont nos amis, et cela semble
bien être le cas de ceux qui, tout en aimant leurs amis, n'aiment pas leurs
ennemis. Cependant l'amour des amis est méritoire si on les aime pour Dieu, et
non uniquement parce qu'ils sont nos amis.
2. 3. Les autres réponses ressortent clairement de ce qui vient d'être dit : les arguments des Objections procèdent du motif de l'amour, tandis que l'argument en sens contraire considérait son objet.
Objections
:
1. Il semble plus méritoire
d'aimer le prochain. Ce que S. Paul a préféré paraît en effet être le meilleur.
Or S. Paul a donné sa préférence à cet amour du prochain : " je
souhaiterais, a-t-il dit (Rm 9, 3) être moi-même anathème, séparé du Christ,
pour mes frères. " Il est donc plus méritoire d'aimer le prochain que
d'aimer Dieu.
2. Nous venons de dire que
sous un certain rapport il est moins méritoire d'aimer ses amis. Mais Dieu qui,
selon la parole de S. Jean (1 Jn 4, 10) " nous a aimés le premier ",
est éminemment notre ami. Il semble donc moins méritoire de l'aimer.
3. Il y a, semble-t-il,
plus de vertu et de mérite dans ce qui est plus difficile, puisque, dit
Aristote : " La vertu concerne ce qui est difficile et bon. " Or il
est plus facile d'aimer Dieu - soit parce que tous les êtres l'aiment
naturellement, soit parce qu'il n'y a rien en lui qui ne soit aimable -, que
d'aimer le prochain chez qui il n'y a rien de pareil. Il est donc plus
méritoire d'aimer le prochain que d'aimer Dieu.
Cependant, ce qui fait qu'une chose est telle l'est lui-même encore davantage ; mais l'amour du prochain n'est méritoire que parce qu'on l'aime pour Dieu ; il est donc plus méritoire d'aimer Dieu que d'aimer le prochain.
Conclusion
:
Cette comparaison peut s'entendre de deux manières. La première consiste à considérer à part chacun de ces deux amours. Nul doute alors que l'amour de Dieu soit plus méritoire : il a droit par lui-même à la récompense, car la récompense suprême, c'est de jouir de Dieu vers qui justement se porte le mouvement de la dilection divine. D'ailleurs la promesse lui en est faite : " Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je me manifesterai à lui " (Jn 14, 21).
La seconde manière consiste à comparer la dilection de Dieu comprise en ce sens qu'il est aimé tout seul, avec, d'autre part, la dilection du prochain comprise en ce sens qu'il est aimé pour Dieu. Dans cette hypothèse, la dilection du prochain inclut la dilection de Dieu, mais la dilection de Dieu, elle, n'inclut pas la dilection du prochain. Ce qui revient en réalité à comparer une parfaite dilection de Dieu, s'étendant aussi au prochain, à une dilection de Dieu incomplète et imparfaite ; car, nous dit S. Jean (1 Jn 4, 21) : " Voici le commandement que nous avons reçu de Dieu : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère. " En ce sens l'amour du prochain l'emporte.
Solutions
:
1. Selon une explication de la Glose, S. Paul ne souhaitait pas être séparé du Christ pour ses frères quand il était en état de grâce ; c'est lorsqu'il était encore infidèle qu'il parlait ainsi. Rien n'oblige donc à l'imiter ici.
Ou bien l'on peut dire avec S. Jean
Chrysostome que ces paroles ne prouvent pas que S. Paul aimait son prochain
plus que Dieu, mais qu'il aimait Dieu plus que lui-même. Car il consentait à
être privé pour un temps de la jouissance de Dieu, qui se rapporte à l'amour de
soi, afin de procurer l'honneur de Dieu dans le prochain, ce qui se rattache à
l'amour de Dieu .
2. S'il arrive qu'il y ait
moins de mérite à aimer un ami, c'est pour autant qu'on l'aime pour lui-même,
écartant ainsi le vrai motif de l'amitié de charité, qui est Dieu. Aimer Dieu
pour lui-même ne diminue donc pas le mérite : cela constitue la raison totale
du mérite.
3. Ce qui fait le mérite et la vertu, c'est le bien, plus encore que ce qui est difficile. Il ne faut donc pas dire : tout ce qui est plus difficile est plus méritoire, mais ce qui est plus difficile au point d'être aussi meilleurs.
Il faut maintenant étudier les effets qui découlent de l'acte principal de la charité, qui est la dilection : d'abord les effets intérieurs, qui sont la joie (Question 28), la paix (Question 29) et la miséricorde (Question 30), ensuite les effets extérieurs (Question 31-33).
1. La joie est-elle un effet de la charité ? - 2. Cette joie est-elle compatible avec la tristesse ? - 3. Peut-elle être plénière ? - 4. Est-elle une vertu ?
Objections
:
1. Il ne semble pas, car
l'absence ce qu'on aime produit de la tristesse plutôt que de la joie. Mais
Dieu, que nous aimons par la charité, est loin de nous, tant que nous sommes
cette vie. Comme dit S. Paul (2 Co 5, 6) : " Aussi longtemps que nous
sommes dans notre corps, nous sommes loin du Seigneur. " Donc la charité
produit en nous de la tristesse plutôt que de la joie.
2. C'est surtout par la
charité que nous méritons la béatitude. Mais parmi ce qui nous obtient ce
résultat, on doit compter les larmes, selon cette parole en S. Matthieu (5, 5)
: Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. " Or les larmes
expriment la tristesse. Celle-ci est donc plus que la joie un effet de la
charité.
3. La charité, on l'a
montré, est une vertu distincte de l'espérance. Or c'est de cette vertu que
procède la joie selon S. Paul (Rm 12, 12) : " Soyez joyeux dans
l'espérance. " La joie n'est donc pas un effet de la charité.
Cependant, pour S. Paul (Rm 5, 5), " l'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné ". Or la joie est produite en nous par cet Esprit, selon une autre parole de l'Apôtre (Rm 14, 17) : " Le règne de Dieu n'est pas affaire de nourriture et de boisson, il est justice, paix et joie dans l'Esprit. " Par conséquent la charité aussi est cause de joie.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit en traitant des passions, et la joie et la tristesse procèdent de l'amour, mais pour des motifs opposés. La joie est causée par l'amour, ou bien parce que celui que nous aimons est présent, ou bien encore parce que lui-même est en possession de son bien propre, et le conserve. Ce second motif concerne surtout l'amour de bienveillance qui nous rend joyeux du bien-être de notre ami, même en son absence. - A l'opposé, l'amour engendre la tristesse, soit parce que celui qu'on aime est absent, soit encore parce que celui à qui nous voulons du bien est privé de son bien ou accablé de quelque mal.
Or, par la charité, c'est Dieu qu'on aime, Dieu dont le bien est immuable, puisqu'il est en personne son propre bien. Et du seul fait qu’il est aimé, il est dans celui qu'il aime par le plus noble de ses effets, selon la parole de S. Jean (1 Jn 4, 16) : " Celui qui demeure dans la charité, demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. " C'est pourquoi la joie spirituelle qui vient de Dieu est causée par la charité.
Solutions
:
1. Aussi longtemps que nous
habitons ce corps, on dit que nous sommes loin du Seigneur, si l'on nous
compare à ceux qui sont en sa présence et jouissent ainsi de sa vision ; car,
déclare également S. Paul au même endroit, " nous cheminons dans la foi et
non dans la claire vision ". Mais Dieu, même en cette vie, est présent à
ceux qui l'aiment, par la grâce qui le fait habiter en eux.
2. Les larmes qui méritent
la béatitude viennent de ce qui s'oppose à celle-ci. C'est donc pour la même
raison que ces larmes et la joie spirituelle de Dieu proviennent de la charité
; car c'est pour une même raison qu'on se réjouit d'un bien, et qu'on
s'attriste de ce qui s'y oppose.
3. La joie spirituelle qui a Dieu pour objet peut avoir deux formes, suivant qu'on se réjouit du bien divin en lui-même, ou de ce même bien pour autant qu'on y participe. La première de ces joies est la meilleure et a sa source primordiale dans la charité ; mais une seconde joie provient aussi de l'espérance, par laquelle nous attendons de jouir du bien divin. Toutefois, même cette jouissance parfaite ou imparfaite ne sera obtenue qu'à proportion de notre charité.
Objections
:
1. Il semble bien qu'elle
le soit. La charité demande en effet qu'on se réjouisse du bien du prochain
selon S. Paul (1 Co 13, 6) : " Elle ne se réjouit pas de l'injustice, mais
elle met sa joie dans la vérité. " Mais cette joie n'est pas sans mélange,
car l'Apôtre dit encore (Rm 12, 15) : " Réjouissez-vous avec ceux qui sont
dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent " - La joie spirituelle de la
charité est donc mêlée de tristesse.
2. La pénitence, affirme S.
Grégoire, consiste à " pleurer le mal que l'on a fait, et à ne plus
commettre ce que l'on doit pleurer. " Or il n'y a pas de vraie pénitence
sans la charité. Donc la joie de la charité est mêlée de tristesse.
3. La charité peut inspirer
le désir d'être avec le Christ, suivant cette parole de S. Paul (Ph 1, 23) :
" J'ai le désir de m'en aller et d'être avec le Christ. " Mais pareil
désir, chez nous, ne va pas sans tristesse, car, dit le Psaume (120, 15) :
" Malheureux que je suis, de voir prolonger mon exil. " Par
conséquent la joie de la charité est mêlée de tristesse.
Cependant, la joie de la charité est la joie de la sagesse divine. Or une telle joie n'est pas mêlée de tristesse, car, selon l'Écriture (Sg 8, 19) : " Le commerce de la sagesse ne cause pas d'amertume. " Par conséquent la joie de la charité ne supporte pas d'être mêlée de tristesse.
Conclusion
:
La charité, nous venons de le dire, produit en nous deux sortes de joie ayant Dieu pour objet. La première, qui est la principale, et qui est propre à la charité, a pour objet le bien divin considéré en lui-même. Cette joie ne peut être mêlée de tristesse, pas plus que le bien sur lequel elle porte ne peut être mêlé d'un mal quelconque. C'est en ce sens que S. Paul disait (Ph 4, 4) : " Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur. "
La seconde a pour objet le bien divin considéré comme étant notre partage. Or cette participation peut rencontrer quelque obstacle. Il en résulte que par là même de la tristesse peut se mêler à la joie, selon que nous nous attristons de ce qui, en nous-mêmes, empêche de participer au bien divin.
Solutions
:
1. Les larmes de notre
prochain ne peuvent être causées que par du mal. Or le mal comporte toujours un
défaut de participation bien souverain. Donc la charité fait compatir à douleur
du prochain, pour autant qu'il y a en lui un empêchement à participer à ce
bien.
2. " Nos péchés, selon
Isaïe (59, 2), ont creusé un abîme entre nous et Dieu. " C'est pourquoi
nous avons motif de pleurer nos péchés passés, ou même ceux du prochain, en
tant qu'ils nous empêchent de participer au bien divin.
3. Sans doute, en cet exil, le bien divin devient quelque peu nôtre par la connaissance et par l'amour ; il reste cependant que la misérable condition d'ici-bas nous empêche d'y participer aussi pleinement que dans la patrie. C'est pourquoi cette tristesse de voir retarder notre gloire s'explique par notre empêchement de participer au bien divin.
Objections
:
1. Cela semble bien
impossible. En effet, plus cette joie est grande, plus elle acquiert en nous de
plénitude. Mais il est impossible de se réjouir de Dieu autant qu'il en est
digne, parce que sa bonté, qui est infinie, dépassera toujours la joie d'une
créature, qui est limitée. Donc la joie d'aimer Dieu ne pourra jamais être
pleine et entière.
2. Ce qui est complet ne
peut être plus grand. Mais la joie même des bienheureux peut être plus grande,
car elle est plus grande chez l'un que chez l'autre. Donc la joie spirituelle
ne peut être complète dans les créatures.
3. Le terme de "
compréhension " semble ne rien signifier d'autre que la plénitude de la
connaissance. Or dans la créature la puissance appétitive est limitée, comme la
puissance cognitive. Donc, puisque " comprendre Dieu " est impossible
à une créature, il semble qu'il ne puisse y avoir non plus en elle de joie de
Dieu pleine et entière.
Cependant, le Seigneur a dit à ses disciples (Jn 15, 11) : " Que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite. "
Conclusion
:
On peut considérer la plénitude de la joie sous un double rapport. D'abord par rapport à la réalité dont on se réjouit, de sorte qu'on se réjouit d'elle autant qu'elle en est digne. En ce sens, il est clair que Dieu seul peut avoir de lui-même une joie plénière, car sa joie est infinie, correspondant ainsi à sa bonté infinie, tandis qu'en toute créature la joie est nécessairement finie.
Ensuite, par rapport à celui qui éprouve la joie, celle-ci est au désir ce que le repos est au mouvement, comme on l'a montré en traitant des passions. Or le repos est plénier quand plus rien ne reste du mouvement ; de même, la joie est plénière quand il ne reste plus rien à désirer. Tant que nous sommes en ce monde, le mouvement intérieur du désir ne reste pas en repos, car il nous est toujours possible de nous rapprocher davantage de Dieu par la grâce, nous l'avons montré. Mais quand nous aurons atteint la béatitude parfaite, il ne restera plus rien à désirer, parce qu'on aura la pleine jouissance de Dieu, en laquelle nous obtiendrons aussi tout ce qui aura pu être l'objet de nos désirs pour les autres biens, suivant la parole du Psaume (103, 5) " Il comble de biens tous nos désirs. " Ainsi, ce ne sera pas seulement le désir que nous avons de Dieu qui trouvera son repos, mais également tous nos autres désirs. La joie des bienheureux est donc absolument plénière, et même plus que plénière, puisqu'ils obtiendront plus qu’ils n’auront pu désirer, car dit l’Apôtre (1 Co 2, 9) : " Le cœur de l'homme n’a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qu’il aime. " Et c’est ce qu'on lit en S. Luc (6 , 38) : " C’est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante, qu'on versera dans le pli de votre vêtement. " Toutefois, puisque nulle créature n'est capable d'une joie de Dieu qui soit digne de lui, il faut dire que cette joie absolument parfaite n'est pas contenue dans l'homme, mais que c'est plutôt lui qui y pénètre, selon cette parole en S. Matthieu (25, 21) : " Entre dans la joie de ton maître. "
Solutions
:
1. Il s'agit dans cet
argument de la plénitude de joie relative à l'objet.
2. Quand nous parviendrons
à la béatitude, chacun de nous atteindra le terme que la prédestination divine
lui a fixé, et il ne sera plus possible de tendre au-delà, quoique dans ce
terme l'un se trouvera plus rapproché de Dieu, et l'autre moins. Aussi la joie
de chacun sera-t-elle plénière de son côté, puisque les désirs de tous seront
comblés. Mais la joie de l'un surpassera celle de l'autre, à cause d'une participation
plus plénière à la béatitude divine.
3. La " compréhension " implique plénitude de la connaissance, du côté de l'objet connu, en sorte que cet objet soit connu autant qu'il peut l'être. Mais il y a aussi une plénitude de connaissance par rapport au sujet qui connaît, comme nous venons de le voir également pour la joie. C'est en ce sens que l'Apôtre dit (Col 1, 9) : " Que Dieu vous fasse parvenir à la pleine connaissance de sa volonté en toute sagesse et intelligence spirituelle. "
Objections
:
1. Oui, semble-t-il. Car le
vice est contraire à la vertu ; or la tristesse est un vice, comme on le voit
pour l'acédie et pour l'envie. Donc la joie aussi doit être comptée au nombre
des vertus.
2. Comme l'amour et
l'espérance, la joie est une passion qui a le bien pour objet. Or l'amour et
l'espérance sont rangés parmi les vertus ; on doit donc y mettre aussi la joie.
3. Les préceptes de la loi
portent sur les actes des vertus ; or il nous est commandé de nous réjouir en
Dieu, selon la parole de l'Apôtre (Ph 4, 4) : " Réjouissez-vous sans cesse
dans le Seigneur. " Donc la joie est une vertu.
Cependant, la joie n'est énumérée ni parmi les vertus morales, ni parmi les vertus théologales, ni parmi les vertus intellectuelles, comme on l'a montré au traité de la vertu.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, la vertu est un habitus, c'est-à-dire que, par sa nature propre, elle se trouve inclinée à un certain acte. Or il arrive que d'un même habitus procèdent plusieurs actes, ordonnés hiérarchiquement, de même nature, dont l'un découle de l'autre. Et parce que les actes suivants ne procèdent de l'habitus de vertu que par l'intermédiaire du premier acte, c'est de celui-ci que la vertu reçoit sa définition et son nom, quoique les autres actes en viennent aussi. D'après ce que nous avons dit en traitant des passions i, il est clair que l'amour est le premier mouvement de la puissance appétitive, duquel résultent le désir et la joie. C'est donc bien le même habitus vertueux qui incline à aimer, à désirer le bien que l'on aime, et à s'en réjouir. Cependant, parce que la dilection est le premier de ces actes, ce n'est ni la joie, ni le désir, mais la dilection qui donne son nom à la vertu, et on l'appelle charité. La joie n'est donc pas une vertu distincte de celle-ci, mais elle en est un acte ou un effet. Et c'est pourquoi S. Paul, dans l'épître aux Galates (5, 22), l'a comptée parmi les fruits du Saint-Esprit.
Solutions
:
1. La tristesse qui est un
vice a sa source dans l'amour désordonné de soi, qui n'est pas un vice spécial,
mais qui est comme la racine commune des autres vices, nous l'avons dit. Il a
donc bien fallu faire de certaines tristesses spéciales autant de vices
particuliers, parce qu'elles dérivent d'un vice général et non spécial. Au
contraire, l'amour de Dieu est une vertu spéciale, qui est la charité, vertu à
laquelle se ramène la joie, comme son acte propre, on vient de le dire.
2. Comme la joie,
l'espérance vient de l'amour, mais elle comporte en plus, du côté de son objet,
un caractère spécial : la difficulté jointe à la possibilité de l'atteindre ;
c'est pourquoi on en fait une vertu spéciale. Rien de pareil pour la joie, qui
n'ajoute à l'amour aucun caractère objectif particulier qui puisse en faire une
vertu spéciale.
3. En tant qu'elle est un acte de la charité, la joie est l'objet d'un précepte de la loi ; et cependant elle n'en est pas l'acte premier.
1. La paix est-elle identique à la concorde ? - 2. Toutes choses désirent-elles la paix ? - 3. La paix est-elle l'effet de la charité ? - 4. Est-elle une vertu ?
Objections
:
1. Oui, semble-t-il, car S.
Augustin a affirme que " la paix entre les hommes est la concorde dans
l'ordre ". Or, ici, nous ne parlons que de la paix qui concerne les
hommes. La paix est donc identique à la concorde.
2. La concorde consiste
dans une certaine union des volontés. Mais la notion de paix consiste en une
telle union, puisque, selon Denys " elle unit tous les êtres, et opère les
accords de tous ". Donc, la paix est identique à la concorde.
3. Lorsque deux choses
s'opposent à la même réalité, elles-mêmes sont identiques. Mais la concorde et
la paix s'opposent à la même réalité, qui est la dissension, selon S. Paul (1
Co 14, 33) : " Dieu n'est pas le Dieu de la dissension, mais de la paix.
" Donc la paix est identique à la concorde.
Cependant, on voit des méchants s'accorder pour faire le mal ; or, selon Isaïe (48, 22), " il n'y a pas de paix pour les méchants ". Donc la paix n'est pas identique à la concorde.
Conclusion
:
La paix inclut la concorde et y ajoute quelque chose. Donc, partout où règne la paix, règne aussi la concorde, mais la réciproque n'est pas vraie, si du moins on prend le mot de paix au sens propre. En effet, la concorde proprement dite implique une relation à autrui, de telle sorte que les volontés de plusieurs personnes s'unissent dans un même consentement.
Mais il arrive que chez le même homme le coeur ait des tendances diverses, et cela de deux façons : soit selon les diverses puissances appétitives ainsi l'appétit sensitif va-t-il le plus souvent en sens contraire de l'appétit rationnel, selon S. Paul (Ga 5, 17) : " La chair convoite contre l'esprit. " Ou bien la même puissance appétitive tend vers des objets différents qu'elle ne peut atteindre à la fois. Il est alors inévitable que ces mouvements de l'appétit se contrarient. Or, l'union de ces mouvements est de l'essence de la paix ; car le coeur de l'homme n'a pas la paix, même si certains de ses désirs sont satisfaits, du moment qu'il désire autre chose qu'il ne peut avoir en même temps. Mais cette union intérieure n'est pas de l'essence de la concorde. Ainsi donc, la concorde implique l'union des tendances affectives de plusieurs personnes, tandis que la paix suppose en outre l'union des appétits dans la même personne.
Solutions
:
1. S. Augustin parle ici de
la paix d'un homme avec un autre, et il dit qu’elle est une concorde, mais pas
n'importe laquelle : c'est une concorde qui est " dans l'ordre ",
c'est-à-dire où l'un s'accorde avec l'autre selon ce qui convient à tous deux.
Si l'un, en effet, en s'accordant avec l'autre, ne le fait pas librement, mais
comme poussé par la crainte d'un péril qui le menace, pareille concorde n'est
pas une paix véritable, parce que l'ordre n'a pas été observé entre les
contractants, mais troublé par celui qui a provoqué la crainte. C'est pourquoi
S. Augustin avait dit auparavant : " La paix est la tranquillité de
l'ordre " ; et celle-ci consiste en ce qu'en chaque homme tous les
mouvements de l'appétit soient en repos.
2. De ce qu'un individu est
en parfait accord avec un autre, il ne s'ensuit pas qu'il le soit aussi avec
lui-même, à moins que tous ses mouvements intérieurs ne s'accordent entre eux.
3. A la paix s'opposent deux sortes de dissensions : celle d'un homme avec lui-même, et celle d'un homme avec un autre. Cette dernière seule est opposée à la concorde.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car,
pour Denys c, " la paix fait l'union des consentements " ; or une
telle union ne peut se produire chez les êtres dépourvus de connaissance ;
ceux-ci donc ne peuvent désirer la paix.
2. L'appétit ne se porte
pas simultanément vers des objets contraires. Mais beaucoup sont enragés de
guerres et de dissensions. Donc tous ne désirent pas la paix.
3. Le bien seul est
désirable ; mais il y a une paix qui est mauvaise, autrement le Seigneur
n'aurait pas dit : " je ne suis pas venu apporter la paix " (Mt 10,
34). Toutes choses ne désirent donc pas la paix.
4. Ce que toutes choses
désirent paraît être le souverain bien, qui est la fin ultime. Mais la paix
n'est pas un bien de ce genre, puisqu'on peut l'avoir dès ici-bas ; autrement,
le Seigneur aurait vainement recommandé (Mc 9, 49) : " Ayez la paix entre
vous. " Donc toutes choses ne désirent pas la paix.
Cependant, S. Augustin et Denys affirment que toutes choses désirent la paix.
Conclusion
:
Le fait de désirer quelque chose implique le désir d'entrer en sa possession et donc de voir disparaître tout ce qui pourrait y mettre obstacle. Or l'obtention du bien désiré peut être empêchée par un désir contraire venant soit de celui qui désire soit d'un autre ; or, comme on vient de le dire, la paix le fait disparaître dans les deux cas. Il en résulte que quiconque a un désir, désire par le fait même la paix, en tant qu'il désire obtenir tranquillement et sans empêchement l'objet qu'il convoite ; c'est en cela que consiste justement la paix, que S. Augustin définit : " la tranquillité de l'ordre ".
Solutions
:
1. La paix comporte l'union
non seulement de l'appétit intellectuel ou rationnel et de l'appétit sensitif,
où il peut y avoir consentement, mais aussi de l'appétit naturel. C'est
pourquoi Denys précise : " La paix produit le consentement et la
connaturalité. " Dans le consentement est impliquée l'union des appétits
résultant de la connaissance. Par la connaturalité est impliquée l'union des
appétits naturels.
2. Même ceux qui cherchent
les guerres et les dissensions ne désirent en réalité que la paix, qu'ils
estiment ne pas posséder. Comme nous venons de le dire, une entente que l'on
conclut contre ses préférences personnelles n'est pas la paix. Aussi les hommes
cherchent à rompre, en faisant la guerre, de telles ententes, qui ne sont que
des paix défectueuses, pour parvenir à une paix où rien ne sera plus contraire
à leur volonté. Voilà pourquoi tous ceux qui font la guerre n'ont d'autre but
que d'arriver à une paix plus parfaite que celle qu'ils avaient auparavant.
3. La paix consiste dans le
repos et l'unité de l'appétit. Mais, de même que l'appétit peut tendre à un
bien véritable ou à un bien apparent, de même la paix peut être réelle ou
seulement apparente. Mais la vraie paix n'est compatible qu'avec le désir d'un
bien véritable, car le mal, même s'il a quelque apparence de bien, et s'il est
capable de satisfaire pour une part l'appétit, comporte pourtant beaucoup de
défauts, à cause desquels l'appétit demeure inquiet et troublé. La vraie paix
ne peut donc exister que chez les bons et entre les bons. Et la paix des
méchants est apparente, non véritable. La Sagesse le déclare (Sg 14, 22) :
" Ils vivent, sans en avoir conscience, dans un état de lutte violente et
donnent à de tels maux le nom de paix. "
4. La vraie paix ne peut concerner que le bien ; mais comme on peut posséder un vrai bien de deux façons, parfaitement ou imparfaitement, de même il y a deux sortes de paix véritable. L'une, parfaite, qui consiste dans la jouissance parfaite du bien suprême, qui unit et apaise tous les désirs : là est la fin dernière de la créature raisonnable, selon la parole du Psaume (147, 14) : " Il a établi la paix à tes frontières. " L'autre, imparfaite, est celle que l'on possède en ce monde. Parce que, si le désir primordial de l'âme trouve son repos en Dieu, bien des assauts, et du dedans et du dehors, viennent troubler cette paix.
Objections
:
1. Il ne semble pas. On ne
peut en effet avoir la charité si l'on n'a pas la grâce sanctifiante. Or il y a
des hommes qui ont la paix sans cette grâce, ainsi qu'on le voit chez les
païens eux-mêmes. La paix n'est donc pas l'effet de la charité.
2. Ce dont le contraire
peut exister avec la charité n'est pas l'effet de la charité. Or il peut y
avoir, conjointement avec la charité, des dissensions qui sont contraires à la
paix ; nous voyons en effet de saints docteurs comme S, Augustin et S. Jérôme
diverger d'opinions sur certains points ; nous lisons même que S. Paul et S.
Barnabé ont eu des désaccords (Ac 15, 37). La paix ne semble donc pas être
l'effet de la charité.
3. Une même chose ne peut
pas être l'effet propre de causes diverses. Or la paix est l'effet de la
justice, selon Isaïe (32, 17) : " La paix sera l'oeuvre de la justice.
" Elle n'est donc pas l'effet de la charité.
Cependant, il est dit dans le Psaume (1 19, 165) " Grande paix pour ceux qui aiment la loi. "
Réponse La paix, nous venons de le dire, implique une double union ; l'une qui résulte de l'ordination de nos appétits propres à un seul but ; l'autre qui se réalise par l'accord de notre appétit propre avec celui d'autrui. Ces deux unions sont produites par la charité. La première, selon que nous aimons Dieu de tout notre coeur au point de lui rapporter tout ; et ainsi tous nos appétits sont unifiés. La seconde, parce que, en aimant le prochain comme nous-même, nous voulons l'accomplissement de sa volonté comme de la nôtre. C'est pourquoi Aristote a mis l'identité du choix parmi les éléments de l'amitié, et que Cicéron affirme : " Chez des amis il y a même vouloir et même non-vouloir. "
Solutions
:
1. Nul n'est privé de la
grâce sanctifiante qu'en raison du péché ; par celui-ci l'homme se trouve détourné
de sa vraie fin et choisit une fin interdite ; son désir, de ce fait, ne
s'attache pas principalement au vrai bien ultime, mais à son apparence. Et
c'est pourquoi, sans la grâce sanctifiante, il ne peut y avoir de paix
véritable, mais seulement une paix apparente.
2. L'amitié, remarque
Aristote, ne comporte pas l'accord en matière d'opinions, mais en matière de
biens utiles à la vie, et surtout des plus importants ; car le dissentiment
dans les petites choses est compté pour rien. C'est ce qui explique que les
hommes ayant la charité aient des opinions différentes, ce qui d'ailleurs ne
s'oppose pas à la paix, puisque les opinions sont affaire d'intelligence et que
celle-ci vient avant l'appétit, qui par la paix fait l’unité. De même, pourvu
que l'on soit d'accord sur les biens fondamentaux, un désaccord sur des choses
minimes ne va pas contre la charité. Il provient en effet d'une diversité
d'opinions ; l'un pense que ce qui est en question est essentiel pour tel bien
sur lequel on est d'accord, et l'autre ne le croit pas. Ainsi pareil
dissentiment en matière légère, et portant sur de simples opinions, n'est pas
compatible, en vérité, avec la paix parfaite, qui suppose la vérité pleinement
connue et tous les désirs comblés. Mais il peut coexister avec cette paix
imparfaite qui est notre lot ici-bas
3. La justice produit la paix indirectement, en écartant ce qui lui ferait obstacle. Mais la charité la produit directement, parce qu'elle la cause en raison de sa nature propre. L'amour est en effet, selon la parole de Denys, " une force unifiante ", et la paix est l'union des inclinations appétitives.
Objections
:
1. Il semble qu'elle en
soit une, car il n'y a de préceptes que pour les actes des vertus. Or il y a
des préceptes qui nous commandent la paix, comme le montre cette parole en S.
Marc (9, 49) : " Ayez la paix entre vous. " Donc la paix est une
vertu.
2. Il n'y a de méritoires
que les actes des vertus ; or, c'est une chose méritoire que de procurer la
paix, selon Matthieu (5, 9) : " Bienheureux les artisans de paix, car ils
seront appelés fils de Dieu. " Donc la paix est une vertu.
3. Les vices sont opposés
aux vertus. Or les dissensions qui sont opposées à la paix, sont comptées parmi
les vices, comme on le voit dans l'épître aux Galates (5, 20). Donc la paix est
une vertu.
Cependant, la vertu n'est pas la fin ultime mais la voie qui y conduit ; or, pour S. Augustin, la paix est d'une certaine manière la fin ultime ; elle n'est donc pas une vertu.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, lorsqu'il se produit une succession d'actes, procédant selon une même raison d'un même agent, tous proviennent d'une seule et unique vertu, et non pas chacun d'une vertu particulière. C'est ce qu'on voit dans la nature : le feu en chauffant, liquéfie et dilate à la fois, non qu'il y ait en lui une vertu liquéfiante et une vertu dilatante qui seraient distinctes, mais c'est par sa seule vertu chauffante qu'il produit ces effets. Donc, puisque la paix est produite par la charité, selon la raison même de l'amour de Dieu et du prochain, comme on l'a montré, il n'y a pas d'autre vertu dont elle soit l'acte propre que la charité ; comme on vient de le voir également pour la joie.
Solutions
:
1. La paix est de précepte,
parce qu'elle est un acte de charité. Et c'est aussi ce qui la rend méritoire.
Et enfin c'est ce qui lui donne une place parmi les béatitudes, qui sont les
actes d'une vertu parfaite, nous l'avons dit précédemment. Elle est également
nommée parmi les fruits, en tant qu'elle est comme un bien final, rempli de
douceur spirituelle.
2. La réponse vient d'être
donnée.
3. Plusieurs vices s'opposent à une seule vertu selon ses actes différents. Sont ainsi contraires à la charité, non seulement la haine qui s'oppose à elle du point de vue où elle est dilection, mais l'acédie et l'envie qui s'opposent à elle du point de vue où elle est joie, et la dissension, du point de vue où elle est paix.
1. La miséricorde a-t-elle pour cause en nous le mal d'autrui ? - 2. A qui convient-il d'exercer la miséricorde ? - 3. Est-elle une vertu ? - 4. Est-elle la plus grande des vertus ?
Objections
:
1. Il ne semble pas, car la
faute, avons-nous dit, est un mal plus grand que la peine. Or la faute, loin de
susciter la miséricorde, provoque plutôt l'indignation. Donc le mal n'est pas
ce qui motive la miséricorde.
2. Ce qui est affreux ou
qui remplit d'effroi se présente comme comportant un excès de mal. Or, remarque
Aristote, " ce qui cause l'effroi est étranger à la compassion, et exclut
la miséricorde ". Donc le mal, comme tel, n'est pas le motif qui excite la
miséricorde.
3. Le rappel du mal n'est
pas un mal véritable. Or Aristote dit que de tels signes inclinent à la
miséricorde. Le mal n'est donc pas le motif propre de la miséricorde.
Cependant, S. Jean Damascène fait de la miséricorde une espèce de tristesse ; or c'est le mal qui provoque la tristesse ; c'est donc lui aussi qui détermine la miséricorde.
Conclusion
:
" La miséricorde, dit S. Augustin, est la compassion que notre coeur éprouve en face de la misère d'autrui, sentiment qui nous pousse à lui venir en aide si nous le pouvons. " Le mot miséricorde signifie en effet un coeur rendu misérable par la misère d'autrui. Or la misère est l'opposé du bonheur ; et la béatitude ou le bonheur consiste à posséder ce que l’on veut (conformément à la justice). " Celui-là est bienheureux, dit S. Augustin, qui a tout ce qu’il veut, et ne veut rien pour un motif mauvais. " La misère, au contraire, consiste à subir ce que l’on ne veut pas. Or il y a trois manières de vouloir quelque chose. 1° Par appétit naturel : ainsi tous veulent exister et vivre. 2° On veut quelque chose par choix délibéré. 3° On veut une chose non pour elle-même mais dans sa cause ; ainsi lorsque quelqu'un veut manger ce qui lui fait mal, nous disons que, d'une certaine façon, il veut se rendre malade.
Ainsi donc le motif de la miséricorde se prend du côté de la misère. Il peut consister tout d'abord en ce qui contrarie l'appétit naturel de celui qui veut, c'est-à-dire les maux destructeurs et accablants dont nous recherchons naturellement le contraire : " La miséricorde, dit en ce sens Aristote, est la tristesse causée à la vue d'un mal destructeur et accablant. " - En deuxième lieu, les maux dont on vient de parler suscitent davantage encore la miséricorde s'ils s'opposent à un choix volontaire libre ; de là cette remarque d'Aristote au même endroit : sont dignes de compassion " les maux qui ont pour cause la malchance " par exemple " s'il nous arrive du mal là où nous espérions du bien ". - Enfin, sont encore plus dignes de compassion les maux qui vont à l'encontre de la volonté tout entière, comme c'est le cas de celui qui a toujours cherché le bien et à qui il n'arrive que du mal ; ce qui fait dire à Aristote : " On s'apitoie surtout du malheur de celui qui souffre sans l'avoir mérité. "
Solutions
:
1. Il appartient à la
notion de faute d'être volontaire. Et à ce titre elle n'est pas objet de
miséricorde, mais plutôt de punition. Toutefois, parce que la faute peut être
une certaine peine, en ce sens que des maux contraires à la volonté de celui
qui pèche peuvent l'accompagner, elle est apte sous ce rapport à inspirer la
miséricorde. C'est ainsi que nous avons des sentiments de pitié et de
compassion pour les pécheurs : " La vraie justice, dit S. Grégoire, n'a
pas pour eux du dédain, mais de la compassion. " Et nous voyons en S.
Matthieu (9, 36) que Jésus " à la vue des foules, eut pitié d'elles, car
ces gens étaient las et prostrés, comme des brebis qui n'ont pas de berger
".
2. Parce qu'elle est la
compassion que l'on ressent pour la misère d'autrui, la miséricorde, au sens
propre du mot, a rapport à un autre ; si l'on dit que l'on a de la miséricorde
pour soi-même, ce n'est que par comparaison, comme à propos de la justice, et
pour autant que l'on considère dans l'homme des parties différentes. C'est dans
ce sens qu'il est écrit dans l'Ecclésiastique (30, 24 Vg) : " Aie pitié de
ton âme et rends-toi agréable à Dieu. " Donc, de même qu'il n'y a pas à
proprement parler de miséricorde à l'égard de nous-même, mais de la douleur,
par exemple si un mal cruel nous atteint, de même à l'égard des maux de ceux
qui, tels nos enfants ou nos parents, nous sont unis au point d'être en quelque
sorte quelque chose de nous-même, ce n'est pas de la miséricorde, mais de la
douleur que nous éprouvons comme pour nos propres blessures. C'est en ce sens
qu'il faut comprendre la parole d'Aristote : " Ce qui est effrayant exclut
la miséricorde. "
3. Comme l'attente et le souvenir des biens produisent en nous la joie, de même l'attente et le souvenir des maux nous rendent tristes ; mais non pas autant que si nous les ressentions présents. Voilà pourquoi les signes des maux, du fait qu'ils nous font voir comme présentes des misères dignes de pitié, excitent en nous la miséricorde.
Objections
:
1. Il semble que le défaut
ne soit pas de la part du miséricordieux le motif d'exercer la miséricorde. En
effet, le propre de Dieu est d'exercer la miséricorde, selon la parole du
Psaume (145, 9) : " Sa miséricorde s'étend sur toutes ses oeuvres. "
Or il n'y a en Dieu aucun défaut. Il est donc impossible qu'un défaut soit le
motif de la miséricorde.
2. S'il en était ainsi,
ceux qui sont le plus dénués de tout devraient être aussi les plus
miséricordieux ; or, il n'en est rien : Aristote' dit en effet : " Ceux
qui sont ruinés de fond en comble n'ont pas de pitié. " Donc la
miséricorde ne s'explique pas par une déficience chez celui qui la ressent.
3. Subir un outrage accuse
un défaut. Or, au même endroit, Aristote affirme que " ceux qui sont disposés
à l'outrage ne font pas miséricorde ". Ce n'est donc pas un défaut qui
motive, chez celui qui fait miséricorde, l'acte qu'il accomplit.
Cependant, la miséricorde est une certaine tristesse. Or le défaut est la raison de la tristesse ; de là vient que les faibles sont plus enclins à la tristesse, on l'a remarqué plus haut. Donc c'est bien un défaut qui motive la miséricorde en celui qui la ressent.
Conclusion
:
Être miséricordieux, avons-nous dit, c'est compatir à la misère d'autrui ; nous éprouverons donc de la miséricorde en raison de ce qui nous fait souffrir de cette misère. Et comme ce qui nous attriste et nous fait souffrir, c'est le mal qui nous atteint nous-même, nous nous attristerons et nous souffrirons de la misère d'autrui dans la mesure où nous la regarderons comme la nôtre. Ce qui peut arriver de deux manières.
D'abord en raison d'une union affective, qui est produite par l'amour. C'est en effet parce que celui qui aime regarde son ami comme un autre lui-même, qu'il considère son mal comme le sien propre, et qu'il en souffre comme s'il en était frappé. D'où vient qu'Aristote a rangé parmi les sentiments d'amitié le fait de " partager les peines d'un ami ", et que S. Paul a dit (Rm 12, 15) : " Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, et pleurez avec ceux qui pleurent. "
Ensuite, nous souffrons de la misère d'autrui en raison d'une union réelle, qui résulte de ce que le mal qui atteint les autres est proche et va nous atteindre. Les hommes, remarque en effet Aristote, éprouvent de la pitié pour ceux qui leur sont unis et semblables, car cela les porte à croire qu'ils pourraient être frappés de la même manière ; c'est ainsi que les vieillards et les sages, qui songent aux maux qui peuvent leur arriver, et aussi les faibles et les craintifs, sont plus miséricordieux. Au contraire, ceux qui s'estiment heureux, et assez forts pour échapper à tous les maux, le sont beaucoup moins. - Ainsi donc, un défaut est toujours la raison d'être miséricordieux : soit que l'on considère le défaut d'un autre comme le sien, à cause de l'union de l'amour, soit parce qu'on a des raisons de le redouter pour soi-même.
Solutions
:
1. Dieu n'est
miséricordieux que par amour, en tant qu'il nous aime comme étant quelque chose
de lui-même.
2. Ceux qui sont déjà atteints
de maux extrêmes ne craignent plus de souffrir davantage et, de ce fait, ne
connaissent pas la miséricorde. - De même ceux qui sont en proie à une crainte
excessive : leur anxiété les absorbe au point qu'ils ne prennent pas garde à la
misère des autres.
3. Ceux qui sont disposés à l'outrage, soit qu'on les ait outragés, soit qu'ils veuillent d'eux-mêmes passer à l'injure, sont portés à la colère et à l'audace, passions viriles qui exaltent le courage en face des difficultés. On ne pense plus alors que le malheur puisse vous atteindre à l'avenir, et l'on n'est pas enclin à la miséricorde selon les Proverbes (27, 4) : " La colère est sans pitié ainsi que la fureur qui éclate. " - Il en va de même des orgueilleux, qui méprisent les autres, qui les jugent mauvais et donc dignes des maux dont ils sont frappés : " La fausse justice (celle des orgueilleux), dit S. Grégoire, ignore la compassion, et n'a que du dédain. "
Objections
:
1. Il semble que non. La
vertu a en effet pour élément principal le choix, comme le montre Aristote,. Or
cet acte, dit-il, est " un désir de ce qui a été l'objet d'une
délibération ". Donc ce qui empêche cette délibération ne saurait être
regardé comme une vertu. Or la miséricorde empêche le conseil car, dit Salluste
" ceux qui tiennent conseil dans les affaires douteuses ne doivent être
influencés ni par la colère ni par la pitié, car l'esprit discerne difficilement
le vrai là où ces passions interviennent ". La miséricorde n'est donc pas
une vertu.
2. Rien de ce qui est
contraire à une vertu n'est digne d'être loué ; or l'indignation est contraire
à la miséricorde, dit Aristote ; d'autre part il affirme qu'elle est une
passion louable ; donc la miséricorde n'est pas une vertu.
3. Ni la joie ni la paix ne
sont des vertus spéciales, puisqu'elles procèdent de la charité, comme nous
l'avons dit ; mais la miséricorde en vient aussi car c'est également par la
charité que " nous pleurons avec ceux qui pleurent ", et que "
nous nous réjouissons avec ceux qui sont dans la joie " ; donc la
miséricorde n'est pas une vertu.
4. La miséricorde n'est pas
une vertu intellectuelle, puisqu'elle appartient à la puissance appétitive, ni
une vertu théologale, puisqu'elle n'a pas Dieu pour objet. Elle n'est pas
davantage une vertu morale, car elle n'a trait ni aux actions humaines, qui
sont l'affaire de la justice, ni aux passions, car elle ne peut être ramenée à
aucun des douze " milieux de vertus " dénombrés par Aristote. La
miséricorde n'est donc pas une vertu.
Cependant, S. Augustin écrit : " Combien meilleurs, plus humains et plus conformes à l'appréciation des bons, les sentiments exprimés par Cicéron dans son éloge de César : "De toutes les vertus, dit-il, il n'y en a pas de plus admirable, de plus aimable que la miséricorde." " Celle-ci est donc une vertu.
Conclusion
:
La miséricorde implique une douleur provoquée par la misère d'autrui. Cette douleur peut être un mouvement de l'appétit sensitif ; la miséricorde alors n'est pas une vertu, mais une passion. Mais elle peut être aussi un mouvement de l'appétit intellectuel ou volonté. Or, ce dernier mouvement peut être réglé par la raison, et, par son intermédiaire, le mouvement de l'appétit sensitif peut l'être à son tour. D'où cette remarque de S. Augustin : " Ce mouvement de l'âme ", la miséricorde, " obéit à la raison, lorsque l'on fait miséricorde, la justice étant sauve ; soit qu'on secoure l'indigent, soit qu'on pardonne à celui qui se repent ". Et parce que la vertu humaine consiste en ce que le mouvement de l'âme est réglé par la raison, comme nous l'avons montré précédemment a, on doit dire que la miséricorde est une vertu.
Solutions
:
1. Cette remarque de
Salluste concerne la miséricorde considérée comme une passion que la
raison ne règle pas ; elle entrave alors la délibération en faisant manquer à
la justice.
2. Aristote parle également
ici de la miséricorde et de l'indignation considérées comme des passions. Comme
telles, elles s'opposent en effet l'une à l'autre par le jugement qu'elles
portent sur le mal d'autrui : le miséricordieux s'en afflige, parce qu'il pense
qu'un tel n'a pas mérité son sort malheureux ; l'homme indigné, au contraire,
s'en réjouit, parce qu'il y voit une souffrance méritée, et il s'attriste quand
ceux qui réussissent n'en sont pas dignes. " Ces sentiments sont tous deux
louables, remarque Aristote, et procèdent de la même disposition morale. "
Mais, à proprement parler, c'est l'envie qui est le contraire de la
miséricorde, nous le verrons plus loin.
3. La joie et la paix
n'ajoutent rien à la raison de bien qui est l'objet de la charité, et c'est
pourquoi elles ne requièrent pas d'autres vertus que la charité. La
miséricorde, au contraire, envisage un aspect spécial de l'objet, à savoir la
misère de celui dont elle a compassions.
4. La miséricorde considérée comme vertu, est une vertu morale relative aux passions, et elle se ramène au même juste milieu que l'indignations, parce que " elles viennent toutes deux de la même disposition morale ", dit encore Aristote. Pour lui ces milieux ne sont pas des vertus, mais des passions ; et même à ce titre ils sont louables. Cependant, rien n'empêche qu'ils aient pour principe un habitus capable de choix, et ils revêtent ainsi la raison de vertu.
Objections
:
1. Il semble bien, car le
sommet de la vertu, c'est le culte divin ; cependant la miséricorde est encore
meilleure, selon la parole d'Osée (6, 6) reprise en S. Matthieu (12, 7)
: " je veux la miséricorde et non le sacrifice. " La miséricorde est
donc la plus grande des vertus. 2. Sur cette parole de S. Paul (1 Tm 4, 8) :
" La piété est utile à tout ", la Glose dit : " La doctrine
chrétienne tout entière tient en ces deux mots : miséricorde et piété. "
Mais la doctrine chrétienne embrasse toute vertu. Donc le sommet de toute la
vertu consiste en la miséricorde.
3. La vertu est ce qui rend
bon celui qui la possède. " Donc, l'homme étant d'autant meilleur qu'il
est plus semblable à Dieu, une vertu est d'autant plus grande qu’elle produit
davantage cette ressemblance. Et c'est ce que fait excellemment la miséricorde,
car il est dit de Dieu dans le Psaume (145, 9) : " Ses miséricordes
s'étendent sur toutes ses oeuvres. " D'où vient la parole du Seigneur
rapportée par S. Luc (6, 36) : " Soyez miséricordieux comme votre Père est
miséricordieux. " Par conséquent, la miséricorde est la plus grande des
vertus.
Cependant, après ces paroles : " Revêtez-vous comme les bien-aimés de Dieu de tendre miséricorde ", l'Apôtre ajoute (Col 3, 12) : " Mais par-dessus tout, ayez la charité. " Donc la miséricorde n'est pas la plus grande des vertus.
Conclusion
:
Une vertu peut être dite la plus grande à deux points de vue : en elle-même, ou par rapport à celui qui la possède. En elle-même la miséricorde est la plus grande des vertus, car il lui appartient de donner aux autres, et, qui plus est, de soulager leur indigence ; ce qui est éminemment le fait d'un être supérieur. Aussi se montrer miséricordieux est-il regardé comme le propre de Dieu, et c'est par là surtout que se manifeste sa toute-puissance.
Mais par rapport au sujet qui la possède, la miséricorde n'est pas la plus grande des vertus, à moins que son sujet ne soit lui-même le plus grand, n'ayant personne au-dessus de lui, et tous lui étant subordonnés. Car pour quiconque a un supérieur, il est plus grand et meilleur de s'unir à lui, que de suppléer au défaut d'un inférieur. Voilà pourquoi, chez l'homme, qui a Dieu au-dessus de lui, la charité qui l'unit à Dieu vaut mieux que la miséricorde, qui lui fait secourir le prochain. Mais parmi les vertus relatives au prochain, la miséricorde est la plus excellente, comme son acte est aussi le meilleur ; car celui qui supplée au défaut d'un autre est, sous ce rapport, supérieur et meilleur.
Solutions
:
1. Les sacrifices et les
offrandes qui font partie du culte divin ne sont pas pour Dieu lui-même, mais
pour nous et nos proches. Lui-même n'en a nul besoin, et s'il les veut, c'est
pour exercer notre dévotion et pour aider le prochain. C'est pourquoi la
miséricorde qui subvient aux besoins des autres lui agrée davantage, étant plus
immédiatement utile au prochain, selon ces paroles de l'épître aux Hébreux (13,
16) : " Quant à la bienfaisance et à la mise en commun des ressources, ne
les oubliez pas, car c'est à de tels sacrifices que Dieu prend plaisir. "
2. Toute la vie chrétienne
se résume en la miséricorde, quant aux oeuvres extérieures. Mais le sentiment
intérieur de charité qui nous unit à Dieu l'emporte sur l'amour et la
miséricorde envers le prochain.
3. La charité nous rend semblables à Dieu en tant que nous unissant à lui par affection. Elle est donc préférable à la miséricorde, qui nous rend semblables à lui seulement par la similitude des oeuvres.
Il faut étudier maintenant les actes ou effets extérieurs de la charité : d'abord la bienfaisance (Question 31) ; puis l'aumône qui est une partie de la bienfaisance (Question 32) ; enfin la correction fraternelle qui est une certaine aumône (Question 33).
1. La bienfaisance est-elle un acte de la charité ? - 2. Faut-il la pratiquer envers tous ? - 3. Faut-il la pratiquer davantage envers ceux qui nous sont le plus unis ? - 4. La bienfaisance est-elle une vertu spéciale ?
Objections
:
1. Non semble-t-il, car la
charité a surtout Dieu pour objet ; or nous ne pouvons nous montrer
bienfaisants envers Dieu, comme l'indique la parole du livre de Job (35, 7) :
" Que lui donnes-tu ? Que reçoit-il de ta main ? " La bienfaisance
n'est donc pas un acte de la charité.
2. Être bienfaisant, c'est
surtout donner ; mais c'est là le fait de la libéralité ; la bienfaisance n'est
donc pas un acte de la charité mais de la libéralité.
3. Tout de ce que l'on
donne, ou bien était dû, ou bien ne l'était pas. S'il s'agit d'une dette, le
bienfait est un acte de justice ; si ce n'est pas une dette, le don est
gratuit, et on fait alors un acte de miséricorde. Donc toute bienfaisance est
ou un acte de justice, ou un acte de miséricorde ; ce n'est donc pas un acte de
la vertu de charité.
Cependant, la charité, on l'a vu plus haut, est une amitié. Or Aristote déclare que l'un des actes de l'amitié consiste à " faire du bien à ses amis ", c'est-à-dire à être bienfaisant pour eux. La bienfaisance est donc un acte de charité.
Conclusion
:
La bienfaisance consiste essentiellement à faire du bien à quelqu'un. Mais ce bien peut être envisagé de deux manières.
D'abord sous la raison générale de bien, et cela concerne la raison générale de bienfaisance. C'est alors un acte d'amitié et par conséquent de charité.
En effet, l'acte de dilection inclut la bienveillance, par laquelle on veut du bien à celui qu'on aime, nous l'avons dit. Or, la volonté est réalisatrice de ce qu'elle veut, si du moins elle en a la possibilité. Il s'ensuit que faire du bien à un ami est une conséquence de l'acte de dilection. Par conséquent, la bienfaisance considérée sous cette raison générale est un acte de l'amitié ou de la charité.
Mais si l'on envisage le bien fait au prochain sous une raison spéciale de bien, la bienfaisance, elle aussi, se spécialisera, et il faudra la rattacher à une vertu particulière.
Solutions
:
1. Selon Denys "
l'amour meut les choses ordonnées suivant une réciprocité de relations ; il
meut ainsi les êtres inférieurs vers les supérieurs pour qu'ils soient
perfectionnés par ceux-ci, et les êtres supérieurs vers les inférieurs pour
leur bénéfice ". C'est de cette seconde manière que la bienfaisance est un
effet de l'amour. Nous n'avons donc pas à faire du bien à Dieu, mais à
l'honorer en nous soumettant à lui ; il lui revient alors de nous faire du bien
en vertu de son amour.
2. Dans les dons que l'on
fait, deux points sont à considérer. D'une part le bien extérieur qui est donné
; d'autre part la passion intérieure de celui qui s'attache aux richesses, en
lesquelles il se délecte. C'est à la libéralité qu'il appartient de modérer la
passion intérieure, en sorte que l'on n'excède pas dans la convoitise ou
l'amour des richesses ; ainsi deviendra-t-on prompt à répandre ses dons. Aussi
un don considérable, mais fait avec le désir de le retenir ne sera-t-il pas
libéral. - Mais, à regarder la chose extérieure qui est donnée, la
communication du bienfait se rapporte en général à l'amitié ou à la charité.
Aussi n'est-ce pas déroger à l'amitié que de donner par amour une chose que
l'on désirerait garder pour soi-même ; c'est au contraire faire preuve d'une
amitié parfaite.
3. Dans ce qui est donné, l'amitié ou charité envisage la raison générale de bien ; la justice, la raison de dette ; la miséricorde, elle, y voit la raison d'un secours capable de soulager la misère ou l'indigence.
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car,
dit S. Augustin : " Nous ne pouvons venir en aide à tous. " Mais la
vertu ne nous incline pas à l'impossible. Donc on n'est pas tenu de faire du
bien à tous.
2. Il est dit dans
l'Ecclésiastique (12, 5) : " Fais le bien à celui qui est juste et ne
donne pas au pécheur. " Or beaucoup d'hommes sont des pécheurs. Donc il ne
faut pas être bienfaisant envers tous.
3. " La charité n'agit pas inconsidérément ", dit S. Paul (1 Co 13, 4). Or faire du bien à certains hommes paraît bien être une action inconsidérée : par exemple se montrer bienfaisant pour les ennemis de l'État, ou pour un excommunié, ce qui est une manière de communiquer avec lui. Donc la bienfaisance, qui est un acte de charité, ne doit pas être pratiquée envers tous.
En sens contraire,, l'Apôtre dit (Ga 6, 10) " Pendant que nous en avons le temps, faisons du bien à tous. "
Conclusion
:
Comme on vient de le dire, la bienfaisance est un effet de l'amour, en tant que celui-ci incline les êtres supérieurs à venir en aide aux inférieurs. Mais il n'y a pas chez les hommes une hiérarchie immuable, comme chez les anges, car les déficiences des hommes peuvent être multiples ; tel qui est supérieur sur un point peut-être inférieur sur un autre. C'est ainsi, puisque l'amour de charité est universel, que la bienfaisance doit s'étendre également à tous ; compte tenu cependant du temps et du lieu, car tout acte vertueux doit toujours rester dans les limites exigées par les circonstances.
Solutions
:
1. A parler absolument,
nous ne pouvons pas faire du bien à chaque homme en particulier ; il n'en est
cependant aucun à qui il ne puisse arriver qu'il faille lui faire du bien, même
en particulier. C'est pourquoi la charité exige que, même si effectivement on
ne fait du bien à personne en particulier, on soit disposé intérieurement à en
faire à quiconque, si les circonstances le demandaient. Il est néanmoins
certains bienfaits que nous pouvons accorder à tous, sinon en particulier, du
moins en général, comme de prier pour tous, fidèles et infidèles.
2. Chez le pécheur, il y a
deux choses - la faute et la nature. Il faut venir en aide au pécheur pour
soutenir sa nature, mais non pour favoriser sa faute ; ce ne serait pas faire
du bien mais plutôt faire le mal.
3. On doit refuser ses bienfaits aux excommuniés et aux ennemis de l'État, en tant qu'on les empêche ainsi de pécher. Cependant, en cas de nécessité, et pour soutenir leur nature, il faudrait les secourir, mais de la manière requise : par exemple, les empêcher de mourir de faim et de soif, ou de subir un dommage de ce genre, à moins que la justice ne les ait condamnés.
Objections
:
1. Le Seigneur, d'après S.
Luc (14, 12) semble dire le contraire : " Quand tu donnes un déjeuner ou
un dîner, ne convie ni tes amis, ni tes frères, ni tes parents. " Or, ce
sont bien ceux-là qui nous sont le plus unis. Donc, ce n'est pas à ceux-là
qu'il nous faut faire le plus de bien, mais plutôt aux étrangers dans
l'indigence, car, poursuit le texte, " quand tu donnes un festin, invite
au contraire des pauvres, des estropiés, etc. "
2. Porter secours à
quelqu'un pendant la guerre est un très grand bienfait. Or, dans une telle
circonstance, un soldat doit aider un étranger qui est son compagnon d'armes,
plutôt qu'un parent qui est son ennemi. Donc, ce n'est pas à ceux qui nous sont
le plus unis que nous devons faire le plus de bien.
3. Avant de se répandre en
dons gratuits, il faut payer ses dettes. Or faire du bien à qui nous en a fait
est une chose due. Par conséquent il faut faire du bien à ses bienfaiteurs
plutôt qu'à ses proches.
4. On doit aimer ses
parents plus que ses enfants, on l'a dit plus haut. Mais on doit davantage être
bienfaisant à l'égard de ses enfants : " Ce n'est pas aux enfants à
amasser pour les parents ", dit S. Paul (2 Co 12, 14). Donc ce n'est pas à
ceux qui nous sont le plus unis que nous devons faire le plus de bien.
Cependant, S. Augustin écrit : " Ne pouvant être utile à tous, il faut s'occuper principalement de ceux que des circonstances de temps, de lieu ou d'autres encore, nous ont plus étroitement liés, comme par un choix du sort. "
Conclusion
:
La grâce et la vertu imitent l'ordre de la nature, qui est lui-même établi par la sagesse de Dieu. Or, il est dans cet ordre que tout agent naturel exerce avant tout son action sur les êtres les plus rapprochés de lui.
C'est ainsi, par exemple, que le feu réchauffe davantage les corps les plus proches. Dieu lui-même répand les dons de sa bonté d'abord et en plus grande abondance sur les êtres les plus proches de lui, comme le montre Denys i. Or, être bienfaisant, c'est agir par charité envers les autres. Il faut donc faire plus de bien à ceux qui nous touchent de plus près.
Mais la proximité entre les hommes peut être considérée elle-même à divers points de vue, suivant leurs divers genres de relations ; ainsi les consanguins communiquent par un lien naturel ; les concitoyens, dans les relations civiles ; les fidèles, dans les biens spirituels, et ainsi de suite. Selon ces diverses liaisons, notre bienfaisance doit aussi diversement s'exercer ; car à chacun il faut plutôt accorder les bienfaits correspondant à l'ordre de choses où il nous est le plus uni, à parler dans l'absolu. Cependant, cela peut se diversifier selon la diversité des lieux, des temps et des affaires ; il est tel cas, celui d'extrême nécessité par exemple, où nous devons venir en aide à un étranger plutôt même qu'à un père dont le besoin serait moins urgent.
Solutions
:
1. Le Seigneur n'interdit
pas absolument d'inviter à sa table ses amis ou ses parents, mais de le faire
avec l'intention " d'être invité en retour ". Ce ne serait plus de la
charité, mais de la cupidité. Le cas peut cependant se présenter où il faudrait
plutôt inviter des étrangers, si leur indigence était plus grande. Il reste
que, toutes choses étant égales, les plus proches ont un droit de priorité.
Mais si l'on a affaire à deux hommes dont l'un est plus proche, et l'autre plus
indigent, il n'est pas possible alors de déterminer par une règle générale à
qui il faut plutôt venir en aide, car il y a des degrés divers d'indigence et
de proximité ; c'est à la prudence de décider.
2. Le bien commun de la
multitude est plus divin que le bien d'un seul. Aussi est-il vertueux d'aller
jusqu'à risquer sa vie pour le bien commun de la cité, temporelle ou
spirituelle. C'est pourquoi, puisque la solidarité dans les combats a pour fin
le salut de la cité, le soldat qui porte secours à son compagnon d'armes ne le
fait pas comme à un homme privé, mais pour venir en aide à la cité tout
entière. Il ne faut pas s'étonner si, en ce cas, un étranger est préféré à un
parent selon la chair.
3. Il y a deux sortes de dettes. Dans la première, ce qui est dû n'est pas la propriété du débiteur, mais plutôt du créancier. Par exemple, quand on détient une somme d'argent ou autre chose appartenant à un autre, que ce soit par suite de vol, de prêt, de dépôt, etc. On doit alors rendre la chose due, plutôt que de l'utiliser pour faire du bien à ses proches ; à moins que ceux-ci ne se trouvent dans une nécessité telle qu'il soit permis même de prendre le bien d'autrui pour leur porter secours. A moins que le créancier soit dans un égal besoin ; car, alors, il faudrait apprécier avec soin la situation de chacun, en tenant compte des autres circonstances, par un jugement de prudence, car, en pareille matière, la diversité des cas ne permet pas de donner une règle générale, selon Aristote.
Dans un second cas, ce qui est dû
appartient bien au débiteur, et non au créancier ; par exemple s'il ne s'agit
pas de justice stricte, mais d'une sorte d'équité morale, comme cela a lieu
pour les bienfaits reçus gratuitement. En cela, les bienfaits d'aucun
bienfaiteur ne peuvent être comparés à ceux des parents, de sorte que,
lorsqu'il s'agit de rendre les bienfaits, les parents doivent passer avant tous
les autres ; à moins, toujours, qu'il n'y ait d'autre part une nécessité
prépondérante ou quelque autre motif, comme le bien général de l’Église ou de
la cité. Dans les autres cas, il faut juger en tenant compte, et du caractère
de l'union, et du bienfait reçu ; mais ici non plus il ne peut y avoir de règle
générale.
4. Les parents sont comme des supérieurs ; leur amour les porte donc à faire du bien, tandis que celui des enfants les incline à honorer leurs parents. Cependant, dans un cas d'extrême nécessité, il serait plutôt permis d'abandonner ses enfants que ses parents ; ceux-ci ne doivent jamais être abandonnés, à cause de l'obligation résultant des bienfaits que nous avons reçus, comme le montre Aristote.
Objections
:
1. Oui, semble-t-il. Car
les préceptes sont ordonnés aux vertus, puisque " les législateurs
s'efforcent de rendre les hommes vertueux ", selon Aristote. Or les
préceptes qui concernent la bienfaisance et la dilection sont donnés
séparément, comme il est dit en S. Matthieu (5, 44) : " Aimez vos ennemis,
faites du bien à ceux qui vous haïssent. " Donc la bienfaisance est une
vertu distincte de la charité.
2. Les vices sont opposés
aux vertus. Or certains vices spéciaux, par lesquels nous nuisons au prochain :
rapine, vol, etc., sont opposés à la bienfaisance. La bienfaisance est donc une
vertu spéciale.
3. La charité ne se divise
pas en plusieurs espèces ; la bienfaisance, au contraire, paraît en compter
plusieurs, selon la diversité des bienfaits. Donc elle est distincte de la
charité.
Cependant, l'acte intérieur et l'acte extérieur ne requièrent pas de vertus différentes. Or la bienfaisance et la bienveillance ne se distinguent que comme l'acte extérieur et l'acte intérieur, parce que la première est l'exécution de la seconde. Donc, comme la bienveillance n'est pas une vertu distincte de la charité, de même la bienfaisance.
Conclusion
:
Les vertus se distinguent entre elles selon les diverses raisons de leurs objets. Or la charité et la bienfaisance ont une même raison formelle pour leur objet, l'une et l'autre étant relatives au bien en général, comme nous l'avons montré. La bienfaisance n'est donc pas une vertu distincte de la charité ; elle en désigne seulement un acte particulier.
Solutions
:
1. Les préceptes ne visent
pas les habitus, mais les actes des vertus. C'est pourquoi la diversité des
préceptes ne signale pas une diversité de vertus, mais une diversité d'actes.
2. De même que tous les
bienfaits accordés au prochain, si on les envisage sous la raison générale de
bien, se ramènent à l'amour, de même tous les torts qu'on peut lui faire, si on
les regarde sous la raison générale de mal, se ramènent à la haine. Mais si
l'on distingue dans les uns et les autres des raisons spéciales de bien et de
mal, ils se ramènent à des vertus ou à des vices particuliers. A ce titre il y
a également diverses espèces de bienfaits.
3. Cela donne la réponse à la troisième objection.
1. Faire l'aumône est-il un acte de la charité ? - 2. Comment les aumônes se distinguent-elles ? - 3. Quelles sont les aumônes les meilleures - les aumônes spirituelles ou les aumônes corporelles ? - 4. Les aumônes corporelles ont-elles un effet spirituel ? - 5. Y a-t-il un précepte de faire l'aumône ? - 6. Doit-on faire l'aumône en donnant de son nécessaire ? - 7. Peut-on la faire avec un bien injustement acquis ? - 8. Qui doit faire l'aumône ? - 9. A qui faut-il la faire ? - 10. De quelle manière ?
Objections
:
1. Il ne semble pas,
puisqu'un acte de charité ne peut exister sans la vertu elle-même de charité.
Or, on peut distribuer des aumônes sans avoir cette vertu, selon S. Paul (1 Co
13, 3) : " Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes... si je n'ai
pas la charité... " Donc faire l'aumône n'est pas un acte de la charité.
2. L'aumône est comptée au
nombre des oeuvres satisfactoires, selon cette parole de Daniel (4, 24) :
" Rachète tes péchés par des aumônes. " Or la satisfaction est un
acte de la justice. Faire l'aumône est donc un acte de cette dernière vertu, et
non de la charité.
3. De même, offrir un
sacrifice à Dieu est un acte de latrie. Or donner une aumône, c'est offrir un
sacrifice à Dieu, comme on le voit dans l'épître aux Hébreux (13, 16) : "
Quant à la bienfaisance et à la mise en commun des ressources, ne les oubliez
pas, car c'est à de tels sacrifices que Dieu prend plaisir. " Faire
l'aumône n'est donc pas un acte de charité, mais plutôt de latrie.
4. Aristote a dit que
donner quelque chose pour faire le bien est un acte de libéralité. Mais c'est
surtout en pratiquant l'aumône que l'on agit ainsi. L'aumône n'est donc pas un
acte de charité.
Cependant, il est dit dans la 1ère épître de S. Jean (3, 17) : " Si quelqu'un, jouissant des richesses du monde, voit son frère dans la nécessité sans se laisser attendrir, comment l'amour de Dieu pourrait-il demeurer en lui ? "
Conclusion
:
Les actes extérieurs se rapportent à la même vertu que le motif qui pousse à les accomplir. Or le motif pour donner l'aumône est de secourir celui qui est dans le besoin ; de là vient que certains définissent l'aumône : " L'acte de donner à l'indigent, par compassion et pour l'amour de Dieu. " Or ce motif appartient à la miséricorde, comme on l'a dit plus haut. Aussi est-il évident que faire l'aumône est proprement un acte de miséricorde. Son nom d'ailleurs l'indique : en grec, en effet, il est dérivé d'un mot qui signifie " miséricorde ", comme en latin miseratio (compassion). Et parce que la miséricorde est un effet de la charité, comme nous l'avons montré, on doit conclure que faire l'aumône est un acte de la charité, par l'intermédiaire de la miséricorde.
Solutions
:
1. Un acte peut être
rapporté à une vertu de deux manières. Et tout d'abord de façon matérielle. En
ce sens, l'acte de justice consiste à faire des choses justes. Un tel acte peut
exister sans la vertu elle-même. Beaucoup, en effet, qui n'ont pas la vertu de
justice, accomplissent cependant des oeuvres justes, par raison naturelle, par
crainte, ou par espoir du gain. En second lieu, un acte peut appartenir à une
vertu de façon formelle ; sous ce rapport l'acte de la vertu de justice
consiste à accomplir une action juste, comme l'homme juste lui-même
l'accomplit, c’est-à-dire avec promptitude et plaisir. De cette façon l'acte de
vertu n'existe pas sans la vertu. On peut donc, sans avoir la vertu de charité,
donner l'aumône matériellement ; mais la donner formellement, à savoir pour
Dieu, avec plaisir, promptitude et tout ce qui est requis, ne peut se faire
sans la charité.
2. Rien n'empêche qu'un
acte appartenant en propre à une vertu parce qu'il en émane, soit attribué à
une autre vertu parce qu'elle le commande et l'ordonne à sa fin. C'est ainsi que
donner l'aumône est une des oeuvres satisfactoires, en tant que la pitié
témoignée à la misère se trouve ordonnée à satisfaire pour le péché. - Ce même
acte offert à Dieu pour l'apaiser a raison de sacrifice, et, comme tel, est
commandé par la vertu de latrie.
3. Cela répond à la
troisième objection.
4. Faire l'aumône se rattache à la libéralité en tant que celle-ci supprime l'obstacle que cet acte peut rencontrer, obstacle qui peut venir d'un trop grand amour des richesses, rendant leur possesseur trop avide de les garder.
Objections
:
1. Il ne convient pas,
semble-t-il de distinguer des genres d'aumônes. Or, on compte sept aumônes
corporelles : nourrir les affamés, désaltérer les assoiffés, vêtir ceux qui
sont nus, accueillir les étrangers, visiter les malades, racheter les captifs,
ensevelir les morts. Ce qui se résume en ce vers : " je visite, abreuve,
nourris, rachète vêts, accueille, ensevelis. " On distingue également sept
aumônes spirituelles : instruire les ignorants, conseiller ceux qui hésitent,
consoler les affligés, corriger les pécheurs, pardonner à l'offenseur,
supporter les gens difficiles et pénibles, prier pour tous. Ces oeuvres sont
aussi comprises dans un vers : " Éclaire, corrige, console, pardonne,
supporte, prie. " Le premier mot englobe à la fois le conseil et
l'enseignement. Or, il apparaît que ces distinctions ne sont pas justes.
L'aumône en effet, a pour but de venir en aide au prochain. Mais, ensevelir les
morts ne leur est utile d'aucune manière, autrement la parole du Seigneur
rapportée par S. Matthieu (25, 35) ne serait pas vraie : " Ne craignez pas
ceux qui tuent le corps, et, après cela, ne peuvent plus rien faire. "
C'est pourquoi, lorsqu'il rappelle les oeuvres de miséricorde, Jésus ne fait
pas mention d'ensevelir les morts. Il ne convient donc pas, semble-t-il, de
distinguer ainsi les aumônes.
2. L'aumône, a-t-on dit,
est faite pour subvenir aux nécessités du prochain ; mais la vie humaine
est sujette à bien d'autres nécessités encore : ainsi l'aveugle a besoin d'un
guide, le boiteux d'un soutien, le pauvre de ressources. La précédente
énumération ne convient donc pas.
3. Faire l'aumône est un
acte de miséricorde ; mais corriger le pécheur paraît plutôt ressortir à la
sévérité ; on ne doit donc pas compter cet acte parmi les aumônes spirituelles.
4. L'aumône est ordonnée à
soulager une déficience ; or il n'est personne qui ne souffre d'ignorance ;
chacun aurait donc le devoir d'instruire les autres, quels qu'ils soient, s'ils
ignoraient ce qu'il sait lui-même.
Cependant, S. Grégoire dit dans une de ses homélies : " Celui qui sait doit bien prendre garde de ne pas se taire ; celui qui est riche, de ne pas s'engourdir dans ses largesses miséricordieuses ; l'homme possédant un art utile à la direction de la vie doit s'efforcer d'en partager l'usage et le bienfait avec son prochain ; celui qui a l'oreille du riche doit craindre d'être puni, s'il enfouit son talent, en n'intercédant pas pour les pauvres lorsqu'il le peut. " Donc la distinction entre ces diverses aumônes est fondée à juste titre sur les biens que les uns possèdent abondamment et dont les autres sont dépourvus.
Conclusion
:
La distinction des genres d'aumônes, dont on vient de parler, est fondée avec raison sur la diversité des déficiences du prochain. Certaines d'entre elles sont relatives à son âme, et les aumônes spirituelles leur sont ordonnées. Les autres sont relatives à son corps, et les aumônes corporelles leur sont ordonnées.
Les déficiences corporelles peuvent se produire soit pendant la vie, soit après la vie. Si c'est pendant la vie, ou bien c'est un défaut commun relatif aux biens dont tout homme a besoin, ou bien c'est un défaut particulier dont l'origine est accidentelle. Dans le premier cas, ce défaut est ou intérieur ou extérieur. Intérieur, il revêt deux formes, selon qu'on y subvient par un aliment solide, et c'est la faim, pour laquelle il est dit : " nourrir les affamés " ; ou par un aliment liquide, et c'est la soif, à laquelle correspond cette parole : " désaltérer les assoiffés ". - Le défaut commun relatif à un secours extérieur est double : selon qu'il s'agit du manque de vêtements, pour lequel il est prescrit de " vêtir ceux qui sont nus " ou du manque de domicile auquel correspond le précepte " d'accueillir les étrangers ". - De même les défauts particuliers peuvent résulter soit d'une cause intérieure, de la maladie par exemple, pour laquelle il est dit : " visiter les malades " ; soit d'une cause extérieure, à quoi correspond " racheter les captifs ". Enfin, après la vie, on donne aux morts la sépulture.
Pareillement, on subvient aux déficiences spirituelles par des actes spirituels de deux façons. D'abord en implorant le secours de Dieu, à quoi correspond la prière ; en second lieu, par l'octroi d'un secours humain qui, lui-même, peut viser trois choses : un défaut de l'intelligence, auquel on remédie par l'enseignement s'il s'agit d'un défaut de l'intellect spéculatif, et par le conseil quand le défaut concerne l'intellect pratique ; - un défaut affectant la puissance appétitive : le plus grand est ici la tristesse, à laquelle on porte remède par la consolation : - un défaut tenant à un acte déréglé, lequel peut lui-même être considéré au triple point de vue : 1° de celui qui pèche, pour autant que l'acte procède de sa volonté déréglée ; le remède approprié est alors la correction ; 2° de celui contre qui on pèche ; s'il s'agit de nous, nous y portons remède en pardonnant l'offense ; mais s'il s'agit de Dieu et du prochain, " il ne nous appartient pas de pardonner ", dit S. Jérôme dans son Commentaire sur S. Matthieu ; 3° des conséquences de l'acte déréglé, qui, même sans que les pécheurs l'aient voulu, affectent péniblement ceux qui vivent avec eux ; le remède consiste alors dans le support de celui qui pèche par faiblesse, selon cette parole de S. Paul (Rm 15, 1) : " Nous devons, nous qui sommes forts, porter les faiblesses des autres. " Et il faut le faire, non seulement selon qu'ils sont faibles, ou difficiles à cause de leurs actes déréglés, mais encore pour tout ce qu'il peut y avoir chez eux de pénible à supporter, selon cette autre parole de l'Apôtre (Ga 6, 2) : " Portez les fardeaux les uns des autres. "
Solutions
:
1. La sépulture n'apporte
évidemment rien au mort, quant à ce que son corps pourrait ressentir. Et c'est
en ce sens que le Seigneur dit que ceux qui tuent le corps ne peuvent rien
au-delà. C'est pour cela aussi qu'il ne mentionne pas la sépulture parmi les oe
s de miséricorde ; il énumère alors seulement celles dont la nécessité est plus
évidente. Mais ce que l'on fait pour son corps concerne le défunt : à la fois
parce qu'il vit encore dans la mémoire des hommes, et que son honneur serait
flétri s'il demeurait sans sépulture, et aussi en raison de l'affection qu'il
eut, de son vivant, pour son propre corps, et que les coeurs miséricordieux
doivent partager. Voilà pourquoi certains sont loués d'avoir enseveli les
morts, comme Tobie et ceux qui mirent Jésus au tombeau, ainsi que S. Augustin
le montre dans son livre sur les devoirs envers les morts.
2. Tous les autres besoins
se ramènent à ceux-là. La cécité et la claudication sont des infirmités : aussi
guider l'aveugle et soutenir le boiteux sont des oeuvres qui se ramènent à la
visite des malades. Pareillement, venir en aide à celui qui est sous le coup
d'une contrainte extérieure quelconque se rattache au rachat des captifs. La
richesse enfin, remède de la pauvreté, n'est recherchée que pour soulager
toutes les indigences énumérées ; il n'y avait donc pas à faire une mention
spéciale de cette indigence.
3. La correction des pécheurs, considérée dans son exécution, paraît comporter la sévérité de la justice ; mais par l'intention de celui qui la pratique en voulant arracher le coupable à son péché, elle relève de la miséricorde et d'un sentiment d'amour, selon la parole des Proverbes (27, 6) : " Les coups de celui qui aime valent mieux que les baisers trompeurs de celui qui hait. " 4. Toute ignorance n'est pas un défaut, mais seulement celle qui porte sur ce que l'on devrait savoir. Y remédier par l'enseignement se rattache à l'aumône. Il faut toutefois tenir compte ici des circonstances de personnes, de lieu et de temps, comme pour les autres actes des vertus.
Objections
:
1. On pourrait croire que
ce sont les aumônes corporelles. Car l'aumône mérite d'être louée parce qu'elle
soulage l'indigent. Mais le corps, objet des aumônes corporelles, est d'une
nature plus indigente que l'âme, que soulagent les aumônes spirituelles. Les
aumônes corporelles sont donc les meilleures.
2. Le bénéfice que l'on
peut retirer d'une aumône en diminue la valeur et le mérite ; c'est ce qui
faisait dire au Seigneur (Le 14, 2) : " Quand tu donnes à déjeuner ou à
dîner, n'invite pas... des voisins riches, de peur qu'eux aussi le t'invitent à
leur tour. " Mais les aumônes spirituelles ne vont jamais sans profit en
retour ; ainsi, la prière que l'on fait pour autrui est toujours utile à
soi-même, suivant la parole du Psaume (35, 13) : " Ma prière reviendra
dans mon sein. " De même, celui qui en instruit un autre progresse
lui-même en savoir. Or cela ne se produit pas dans les aumônes corporelles.
Donc celles-ci sont supérieures aux autres.
3. On fait l'éloge de
l'aumône parce que le pauvre à qui elle est faite en reçoit consolation, selon
la parole de Job (31, 20) : " Ai-je vu un miséreux sans vêtements, un
pauvre sans couverture, sans qu'ils m'aient béni du fond du coeur " ; et
celle de S. Paul à Philémon (7) : " Frère, tu as soulagé le coeur des
saints ! " Or il arrive que l'aumône corporelle soit plus agréable à
l'indigent que l'aumône spirituelle. Donc celle-là l'emporte sur celle-ci.
Cependant, à propos de cette parole en S. Matthieu (5, 42) : " Donne à qui te demande ", S. Augustin dit h : " Il faut donner ce qui ne peut nuire ni à toi ni à un autre ; et quand tu refuseras ce qu'on te demande, explique pourquoi, afin de ne pas renvoyer sans rien le quémandeur. Et il pourra se faire que tu donnes quelque chose de meilleur en corrigeant celui qui fait une demande injuste. " Or la correction est une aumône spirituelle. Donc les aumônes spirituelles l'emportent sur les aumônes corporelles.
Conclusion
:
Il y a deux manières de comparer ces aumônes. D'abord en les considérant de façon absolue. Sous ce rapport, les aumônes spirituelles l'emportent pour trois raisons 1° Parce que ce qui est donné a plus de valeur un don spirituel est en effet supérieur à un don corporel, selon la parole des Proverbes (4, 2) : " C'est un don excellent que je vous ferai : n'abandonnez pas ma loi. " - 2° En raison de ce à quoi on porte secours : l'esprit, qui est plus noble que le corps. Aussi, de même que l'homme doit avoir soin de son âme plus que de son corps, ainsi doit-il faire pour son prochain, qu'il a le devoir d'aimer comme lui-même. - 3° En raison des actes par lesquels on vient en aide au prochain ; les actes spirituels, en effet, sont plus nobles que les actes corporels, toujours marqués d'un certain caractère servile.
On peut comparer d'une autre façon les deux sortes d'aumônes et en tel cas particulier, montrer que l'aumône corporelle est préférable à la spirituelle. Ainsi, mieux vaut nourrir qu'instruire celui qui meurt de faim ; ou, comme le remarque Aristote : " L'indigent a davantage besoin de s'enrichir que de philosopher ", bien 'absolument parlant philosopher soit meilleure
Solutions
:
1. Toutes choses égales
d'ailleurs, mieux vaut en effet secourir le plus indigent. Mais si le moins
indigent est meilleur et a besoin d'une aumône meilleure, lui donner est
meilleur aussi ; et ainsi en va-t-il dans notre propos.
2. Le profit ne rend pas
l'aumône moins méritoire et moins digne d'éloge, s'il n'a pas été voulu pour
lui-même, pas plus que, dans les mêmes conditions, la gloire ne diminue la
vertu ; c'est pourquoi, parlant de Caton, Salluste disait : " Plus il
fuyait la gloire, plus elle le poursuivait. " C'est ce qui arrive pour
l'aumône spirituelle. - Encore faut-il ajouter que la recherche des biens
spirituels ne diminue pas le mérite comme celle des biens corporels.
3. Le mérite de celui qui fait l'aumône s'évalue d'après ce qui raisonnablement doit satisfaire la volonté de celui qui reçoit, et non pas d'après ce que celui-ci peut vouloir d'une façon désordonnée.
Objections
:
1. Il semble
qu'elles n'en ont pas, car un effet n'est pas supérieur à sa cause ; or les
biens spirituels l'emportent sur les biens corporels ; les aumônes corporelles
n'ont donc pas d'effet spirituel.
2. Donner des biens
corporels pour avoir des biens spirituels, c'est de la simonie ; mais ce vice
doit être évité à tout prix ; par conséquent il ne faut pas faire d'aumônes en
vue d'obtenir un effet spirituel.
3. En augmentant la cause,
on augmente nécessairement l'effet. Donc, si l'aumône corporelle produisait un
effet spirituel, il s'ensuivrait qu'une aumône plus grande produirait un effet
spirituel plus grand ; mais ceci va contre ce que nous lisons dans l'évangile
de S. Luc (21, 2), au sujet de la veuve qui avait mis deux piécettes dans le
trésor du Temple, puisqu'au jugement du Seigneur " elle avait mis plus que
tous les autres ". L'aumône corporelle n'a donc pas d'effet spirituel.
Cependant, on lit dans l'Ecclésiastique (17, 22) : " L'aumône de l'homme..., le Seigneur la conservera comme la prunelle de l'oeil. "
Conclusion
:
L'aumône corporelle peut être considérée à un triple point de vue : 1° Dans sa substance ; sous ce rapport elle n'a qu'un effet corporel, à savoir le soulagement des déficiences corporelles du prochain. 2° Par rapport à sa cause, selon que l'aumône corporelle est faite pour l'amour de Dieu et du prochain. Une telle aumône produit un fruit spirituel selon l'Ecclésiastique (29, 13-14) : " Sacrifie ton argent pour ton frère, use de tes richesses selon le précepte du Très-Haut, cela te sera plus utile que l'or. " 3° Par rapport à son effet. Ici encore l'aumône corporelle a un fruit spirituel, car celui qui en a bénéficié est porté à prier pour son bienfaiteur. C'est pourquoi, au même texte, il est ajouté - " Cache ton aumône dans le sein du pauvre, et elle-même priera pour toi. "
Solutions
:
1. Cette objection est
valable pour l'aumône corporelle considérée dans sa substance.
2. Celui qui fait une
aumône corporelle n'entend pas acheter un bien spirituel au moyen d'un bien
corporel, parce qu'il sait que les biens spirituels l'emportent infiniment sur
les corporels, mais c'est par le sentiment de charité qui l'anime qu'il espère
obtenir un fruit spirituel.
3. La veuve de l'Évangile, qui a donné moins en quantité, a donné davantage en proportion de ce qu'elle pouvait ; on estime donc qu'il y avait en elle un plus grand amour de charité, d'où l'aumône corporelle tire son efficacité spirituelle.
Objections
:
1. Il semble bien
que non. En effet, les conseils sont distincts des préceptes. Or faire l'aumône
est affaire de conseil, selon la parole de Daniel (4, 24) : " Ô roi, agrée
mon conseil : rachète tes péchés par tes aumônes. " Donc faire l'aumône
n'est pas de précepte.
2. Chacun est libre d'user
de son bien et de le garder ; mais si on le garde, on ne fera pas l'aumône ; il
est donc permis de ne pas la faire donc elle n'est pas de précepte.
3. Tout ce qui tombe sous
un précepte oblige à un certain moment sous peine de péché mortel, car les
préceptes affirmatifs obligent pour un temps déterminé. Donc, si la pratique de
l'aumône tombait sous un précepte, on pourrait déterminer un temps où ne pas la
faire serait un péché mortel. Or il ne paraît pas qu'il en soit ainsi, parce
qu'on peut toujours estimer probable qu'un indigent pourra être secouru d'une
autre manière, et que l'argent de ces aumônes nous sera nécessaire maintenant
ou plus tard. Faire l'aumône ne paraît donc pas être de précepte.
4. Tous les préceptes se
ramènent à ceux du décalogue ; or, parmi eux rien ne concerne l'aumône ;
celle-ci n'est donc pas de précepte.
Cependant, personne n'est condamné au châtiment éternel pour avoir omis ce qui n'est pas de précepte. Or certains devront subir cette peine parce qu'ils n'auront pas fait l'aumône, comme on le voit en S. Matthieu (25, 41). Faire l'aumône est donc de précepte.
Conclusion
:
Puisque l'amour du prochain est de précepte, il est nécessaire que tout ce qui est indispensable pour le garder soit aussi de précepte. Or, en vertu de cet amour, non seulement nous devons vouloir du bien à notre prochain mais encore lui en faire : " N'aimons ni en paroles ni en discours, mais en acte et en vérité ", dit S. Jean (1 Jn 3, 18). Mais on ne saurait vouloir du bien à son prochain, si on ne le secourt pas dans la nécessité, c'est-à-dire si on ne lui fait pas l'aumône. Celle-ci est donc de précepte.
Mais parce que les préceptes portent sur les actes des vertus, faire l'aumône sera obligatoire dans la mesure où cet acte sera nécessaire à la vertu, c'est-à-dire selon que la droite raison l'exige. Or cela entraîne deux ordres de considérations, relatifs l'un à celui qui fait l'aumône, l'autre à celui qui doit la recevoir. - Du côté du donateur, il est à remarquer que les aumônes doivent être faites de son superflu. Comme il est prescrit en S. Luc (11, 41 Vg) : " Faites l'aumône avec le surplus. " Par là il faut entendre non seulement ce qui dépasse les besoins du donateur, mais encore les besoins de ceux dont il a la charge. Chacun, en effet, doit pourvoir d'abord à ses besoins propres et aux besoins de ceux dont il a la charge (en ce sens on parle de ce qui est nécessaire à la " personne ", ce mot impliquant la responsabilité.) Cela fait, on viendra en aide aux autres avec le reste dont on disposera. C'est ainsi que la nature se procure d'abord la nourriture nécessaire à soutenir le corps ; ensuite, par la génération, elle émet ce qui est superflu pour engendrer un être nouveau.
Du côté du bénéficiaire, il est requis qu'il soit dans le besoin ; sans cela l'aumône n'aurait pas de raison d'être. Mais comme il est impossible à chacun de secourir tous ceux qui sont dans le besoin, le précepte n'oblige pas à faire l'aumône dans tous les cas de nécessité ; seule oblige sous le précepte la nécessité de celui qui ne pourrait être secouru autrement. Alors s'applique la parole de S. Ambroise : " Nourris celui qui meurt de faim. Si tu ne le fais pas, tu es cause de sa mort. " En conclusion, voici ce qui est de précepte : faire l'aumône de son superflu, et la faire à celui qui est dans une extrême nécessité. En dehors de ces conditions, faire l'aumône est de conseil, comme n'importe quel bien meilleur.
Solutions
:
1. Daniel s'adressait à un
roi qui n'était pas soumis à la loi de Dieu. C'est pourquoi ce qui était
prescrit par cette loi, qu'il ne reconnaissait pas, ne devait lui être proposé
que sous forme de conseil. - On peut dire encore qu'il s'agissait de cas où
l'aumône n'est pas de précepte.
2. Les biens temporels que
l'homme a reçus de Dieu sont à lui quant à la propriété, mais quant à l'usage 1
ils ne sont pas à lui seul, mais également aux autres, qui peuvent être
secourus par ce qu'il a de superflu. Comme dit S. Basile : " Si tu
confesses avoir reçu de Dieu ces biens (c'est-à-dire les biens temporels), Dieu
doit-il être accusé d'injustice pour les avoir inégalement répartis ? Tu es
dans l'abondance, celui-ci est réduit à mendier ; pourquoi cela, sinon pour que
toi tu acquières le mérite d'une bonne dispensation, et lui, la récompense de
la patience ? C'est le pain de l'affamé que tu retiens, le vêtement de celui
qui est nu que tu gardes sous clef, la chaussure de celui qui n'en a pas qui se
détériore chez toi, l'argent de 'celui qui en manque que tu tiens enfoui. En
conséquence, tes injustices sont aussi nombreuses que les dons que tu pourrais
faire. " S. Ambroise parle de même.
3. On peut déterminer un
temps où faire l'aumône oblige sous peine de péché mortel ; du côté du
bénéficiaire, l'aumône doit lui être faite lorsqu'elle apparaît d'une évidente
et urgente nécessité, et que nul autre ne se présente à ce moment pour le
secourir ; du côté du donateur, il doit donner lorsqu'il possède un superflu
qui, selon toutes probabilités, ne lui est pas présentement nécessaire. Et il
n'y a pas ici à s'arrêter à tout ce qui pourrait arriver dans l'avenir : ce
serait " avoir souci du lendemain ", ce que le Seigneur interdit (Mt
6, 34). Ainsi, le superflu et le nécessaire doivent être appréciés d'après les
circonstances probables et communes.
4. Tout secours donné au prochain se ramène au commandement d'honorer son père et sa mère. C'est ainsi que l'entend l'Apôtre (1 Tm 4, 8) : " La piété est utile à tout ; car elle a la promesse de la vie, de la vie présente comme de la vie future. " Il parle ainsi parce qu'au précepte d'honorer ses parents s'ajoute cette promesse : " afin d'avoir une longue vie sur terre " (Ex 20, 12). Or, dans la piété sont incluses toutes les espèces d'aumônes.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car
l'ordre de la charité ne vaut pas moins pour les bienfaits extérieurs que pour
les sentiments intérieurs. Or, on pèche lorsqu'on agit au rebours de l'ordre de
la charité, parce que cet ordre est de précepte. Donc, puisqu'en vertu de
l'ordre de la charité on doit s'aimer soi-même plus que le prochain, il
apparaît que c'est péché de prendre sur son nécessaire pour faire l'aumône.
2. Donner de son
nécessaire, c'est gaspiller son bien, ce qui est de la prodigalité, comme le
montre Aristote ; mais aucun acte vicieux n'est permis ; donc on ne doit pas
faire l'aumône avec le nécessaire.
3. Comme dit S. Paul (1 Tm
6, 8) : " Si quelqu'un ne prend pas soin des siens, surtout de ceux qui
vivent avec lui, il a renié sa foi, il est pire qu'un infidèle. " Mais
celui qui donne en aumônes ce qui lui est nécessaire, ou ce qui est nécessaire
aux siens, paraît bien manquer à son devoir envers lui-même et les siens. Il
semble donc qu'en faisant l'aumône avec son nécessaire, on pèche toujours
gravement.
Cependant, le Seigneur a dit (Mt 19, 21) : " Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres. " Mais celui qui donne aux pauvres tout ce qu'il possède ne donne pas seulement le superflu, mais le nécessaire. Donc on peut faire l'aumône de son nécessaire.
Conclusion
:
Le nécessaire peut signifier deux choses. Ou bien il désigne ce sans quoi une chose ne peut exister. Il ne faut absolument pas faire l'aumône avec ce nécessaire-là ; celui qui en serait réduit à n'avoir que l'indispensable pour vivre avec ses enfants et sa famille, ne peut en faire l'aumône ; ce serait s'ôter la vie, à lui-même et aux siens. Un cas cependant fait exception : celui où l'on se priverait pour donner à quelque personnage important dont le salut de l’Église ou de l'État dépendrait ; car s'exposer à la mort soi et les siens pour la libération d'un tel personnage est digne d'éloge, puisqu'on doit toujours faire passer le bien commun avant son propre bien.
Le nécessaire peut encore signifier ce qui est indispensable pour vivre selon les exigences normales de sa condition ou de son état, et selon les exigences des autres personnes dont on a la charge. La limite d'un tel nécessaire ne constitue pas un point fixe et indivisible ; on peut y ajouter beaucoup, sans estimer qu'on dépasse un tel nécessaire ; on peut aussi en retrancher beaucoup et garder encore assez de biens pour pouvoir vivre de façon convenable et selon les exigences de son état. Faire l'aumône en prenant sur ce nécessaire est bon, mais c'est un conseil et non un précepte. Ce serait au contraire un désordre de prélever pour ses aumônes une part telle de ses biens qu'il serait désormais impossible de vivre avec ce qui reste de façon conforme à sa condition et aux affaires qu'on doit traiter ; car personne n'est obligé de vivre d'une façon qui ne conviendrait pas à son état.
Trois cas cependant doivent être exceptés : le premier se présente lorsque quelqu'un change d'état, par exemple en entrant en religion ; alors, faisant largesse de tous ses biens pour le Christ, il fait oeuvre de perfection et s'établit dans un nouvel état. - Le second, lorsque les biens dont on se prive, quoique nécessaires pour tenir son rang, peuvent se retrouver facilement, de sorte qu'on n'est pas gravement gêné. - Le troisième, lorsqu'une extrême nécessité affecte une personne privée, ou aussi lorsque l'État a de grands besoins ; en ces cas-là il est louable en effet, pour un particulier, de sacrifier quelque chose de ce que semblerait exiger sa condition, pour répondre à des besoins plus importants.
Solutions
:
Ce qui précède donne la réponse aux Objections.
Objections
:
1. Oui, semble-t-il,
puisqu'il est dit en S. Luc (16, 9) : " Faites-vous des amis avec le
mammon d'iniquité. " (Mammona signifie en effet les richesses.) On
peut donc se faire des amis spirituels en faisant l'aumône avec des biens
injustement acquis.
2. On appelle gain honteux
tout ce qui paraît être le fruit d'une acquisition illicite. Or, tel est le
gain de la prostitution, si bien qu'il est interdit d'en faire des offrandes ou
des sacrifices à Dieu, selon le Deutéronome (23, 18) : " Tu n'apporteras
pas à la maison de ton Dieu le salaire d'une prostituée. " Un gain honteux
est encore celui qui provient des jeux de hasard, car, selon la remarque
d'Aristote, " on gagne au détriment de ses amis, auxquels il conviendrait
de donner ". Un gain plus honteux encore est celui qui est acquis par
simonie, puisque c'est faire injure à l'Esprit Saint. Et cependant on peut
faire l'aumône avec de pareils gains, et donc avec des biens mal acquis.
3. Les plus grands maux
doivent être évités avec plus de soin que les moindres. Or détenir le bien
d'autrui est un péché moindre que l'homicide dont on se rend coupable en ne
secourant pas son prochain dans un cas d'extrême nécessité, selon la parole de
S. Ambroise : " Nourris celui qui meurt de faim ; si tu ne le fais pas, tu
es cause de sa mort. " Donc il est des cas où l'on peut faire l'aumône
avec des biens mal acquis.
Cependant, S. Augustin dit : " Faites l'aumône du juste fruit de vos travaux. Vous ne pourrez en effet corrompre le Christ, votre juge, pour éviter qu'il vous confronte avec les pauvres que vous dépouillez. Cessez donc de faire l'aumône avec le fruit de vos prêts et de vos usures. C'est aux fidèles que je m'adresse, ceux à qui nous distribuons le Corps du Christ. "
Conclusion
:
Il y a trois espèces de biens mal acquis. Les premiers restent dus à celui de qui on les tient, sans qu'on puisse les garder ; c'est ce qui arrive dans la rapine, le vol et l'usure. Puisqu'on est obligé de restituer ces biens, on ne peut pas les donner en aumônes.
Les deuxièmes ne peuvent être gardés par l'acquéreur, sans cependant qu'ils soient dus à celui dont il les a acquis, parce qu'il les a pris contrairement à la justice, et l'autre les lui a donnés injustement ; c'est le cas de la simonie, où les deux parties transgressent la loi divine. On ne doit pas restituer, mais donner en aumônes le bien en cause. Et cela vaut pour les cas semblables, c'est-à-dire chaque fois que don et acquisition sont contraires à la loi.
Dans le troisième cas, l'acquisition elle-même n'a pas été illicite, mais ce qui l'a permise était illicite ; tel est le gain qu'une femme acquiert en se prostituant, ce qu'on appelle proprement " le gain honteux ". Agir ainsi est en effet honteux et contraire à la loi de Dieu. Mais la femme qui se livre à la prostitution n'a pas, en recevant de l'argent, commis d'injustice, ni agi contre la loi. Ce qui a été acquis ainsi peut donc être gardé, et on peut le donner en aumône.
Solutions
:
1. S. Augustin s'explique
ainsi au sujet de cette parole du Seigneur : " Certains, la comprenant
mal, s'emparent du bien d'autrui, en donnent une part aux pauvres, et croient
avoir accompli ce qui est prescrit. Une telle interprétation doit être
redressée. " Mais, dit-il à un autre endroit, : " Toutes les
richesses méritent d'être appelées richesses d'iniquité, parce qu'elles ne sont
des richesses que pour les hommes iniques qui mettent en elles leur espoir.
" - Ou bien on peut dire avec S. Ambroise que le Seigneur " a appelé
les richesses iniques parce que par leurs attraits divers elles font tomber nos
coeurs en tentation ". - Ou bien encore, avec S. Basile, " parce que,
parmi tous ceux qui ont possédé tous ces biens avant toi, et dont tu es
l'héritier, il peut s'en trouver un qui les a acquis injustement, sans que tu
le saches ". - Enfin, on peut parler de " richesses d'iniquité
", à cause de leur inégale répartition qui fait que l'un est dans
l'indigence, tandis que l'autre surabonde S.
2. Comment le bien acquis
par la prostitution peut être donné en aumônes, nous venons de l'expliquer,
mais il ne peut servir pour les sacrifices et pour les offrandes faites à
l'autel, soit en raison du scandale soit à cause du respect dû aux choses
saintes. - On peut également faire l'aumône avec ce qui a été acquis par
simonie ; celui qui l'a donné n'y a plus droit et mérite d'en être privé. -
Quant à l'argent gagné aux jeux de hasard, il peut, semble-t-il, y avoir là
quelque chose d'illicite en vertu même du droit divin : ce serait le cas par
exemple de ceux qui feraient des gains sur ceux qui ne peuvent aliéner leurs
biens, comme les mineurs, les fous, etc. ; ou si l'on a entraîné un autre au
jeu par désir de gagner ; ou si l'on a gagné en trichant. Dans tous ces cas on
est tenu à restitution ; on ne peut donc pas utiliser le bien en cause pour
faire l'aumône. - Il semble en outre qu'il y ait dans de telles pratiques
quelque chose d'illicite au regard du droit civil positif, qui interdit en
général cette manière de s'enrichir. Mais comme le droit civil ne s'étend pas à
tous, et oblige seulement ceux qui sont soumis à ces lois ; comme en outre il
peut tomber en désuétude et se trouver alors abrogé, il s'ensuit que ceux qui
sont soumis à de telles lois sont tenus universellement à restituer ce qu'ils
auraient gagné, à moins qu'une coutume contraire ne prévale, ou que celui qui a
gagné l'ait fait aux dépens de celui qui l'a entraîné au jeu. En ce cas on
n'est pas tenu à restitution, car celui qui a perdu ne mérite pas qu'on lui
rende son bien ; d'un autre côté, le gagnant ne peut licitement retenir ce
bien, aussi longtemps que le droit civil considéré reste en vigueur. Il faut
donc le donner en aumônes.
3. Dans le cas d'extrême nécessité tous les biens sont communs. Il est donc permis à celui qui se trouve dans une telle nécessité de prendre à autrui ce dont il a besoin pour sa subsistance, s'il ne trouve personne qui veuille le lui donner. Pour la même raison, il est permis de détenir quelque chose du bien d'autrui et d'en faire l'aumône, et même de le prendre, s'il n'y a pas d'autre moyen de secourir celui qui est dans le besoin. Cependant, quand on peut le faire sans péril, on doit venir en aide à celui qui est dans une nécessité extrême après avoir recherché le consentement du propriétaire.
Objections
:
1. Il semble que l'homme
soumis au pouvoir d'un autre peut faire l'aumône. En effet, les religieux sont
sous le pouvoir de leurs supérieurs, auxquels ils ont fait voeu d'obéir. Mais,
s'il ne leur était pas permis de faire l'aumône, ils subiraient, du fait même
de leur état, un véritable préjudice, puisque, selon la remarque de S.
Ambroise, " c'est dans la piété que se résume la religion chrétienne
" ; et la piété se recommande surtout par l'exercice de l'aumône. Donc
ceux qui sont au pouvoir d'autrui ont le droit de faire l'aumône.
2. L'épouse, est-il dit
dans la Genèse (3, 16), est " sous le pouvoir de son mari ".
Cependant, ayant été associée à lui, elle peut faire l'aumône ; ainsi est-il
rapporté de sainte Lucie qu’elle faisait des aumônes à l'insu de son mari. Le
fait qu'on soit placé sous le pouvoir d'un autre n'empêche donc pas de faire
l'aumône.
3. Les enfants sont
naturellement soumis à leurs parents, ce qui fait dire à l'Apôtre (Ep 6, 1) :
" Enfants, obéissez à vos parents, dans le Seigneur. " Mais les
enfants peuvent, semble-t-il, faire l'aumône avec les biens paternels, parce
que, étant héritiers, ces biens sont en quelque façon à eux ; et parce que,
d'autre part, pouvant en user pour leur corps, ils semblent à plus forte raison
avoir le droit de s'en servir dans l'intérêt de leur âme. Ceux qui sont en état
de sujétion peuvent donc faire l'aumône.
4. Les esclaves sont sous
le pouvoir de leurs maîtres, selon cette parole de S. Paul (Tt 2, 9) : "
Que les esclaves soient soumis en tout à leurs maîtres. " Or il leur est
bien permis de faire quelque chose dans l'intérêt de leur maître, ce qu'ils
font très bien en donnant l'aumône en son nom. Donc l'aumône est permise à ceux
qui sont au pouvoir d'autrui.
Cependant, comme S. Augustin l'a déclaré, il ne faut pas faire l'aumône avec le bien d'autrui, " mais avec le juste fruit de son propre labeur ". Mais si ceux qui sont sous la dépendance d'un autre faisaient l'aumône, ce serait avec le bien d'autrui ; donc ils n'ont pas ce droit.
Conclusion
:
Celui qui est sous le pouvoir d'un autre doit toujours, comme tel, se laisser diriger par son supérieur ; c'est en effet l'ordre de la nature que les êtres inférieurs soient réglés par les supérieurs. Dans le domaine où il est soumis à son supérieur, l'inférieur ne peut distribuer les biens de celui-ci que selon ses ordres. Ainsi ne peut-il faire l'aumône des biens qui dépendent de son supérieur que dans la mesure où cela lui aura été permis. Mais s'il possède quelque chose en propre, dans un domaine où il est indépendant, il ne peut plus être considéré sous ce rapport comme relevant de la puissance d'un autre ; il est alors son maître, et il est libre de faire l'aumône avec ce bien.
Solutions
:
1. Le moine qui a reçu de
son supérieur la charge de la dépense peut faire l'aumône avec les biens du
monastère, selon ce que sa charge lui permet. S'il n'a pas cette charge, comme
il ne possède rien en propre, il ne peut faire l'aumône qu'avec la permission
expresse ou raisonnablement présumée de son abbé, sauf le cas d'extrême
nécessité, où il lui serait permis de voler pour faire l'aumône. Mais il n'est
pas réduit à une condition moins bonne du fait qu'il ne donne rien en aumône,
car, ainsi qu'il est écrit au livre des Dogmes Ecclésiastiques, " il
est bon de faire l'aumône aux pauvres, quand on en a la charge, mais il est
meilleur, dans l'intention de suivre le Seigneur, de donner tout à la fois, et
ainsi, libre de tout souci, d'être pauvre avec le Christ ".
2. Si, en dehors de sa dot,
qui est destinée à subvenir aux charges familiales, une femme possède quelques
biens provenant de son gain personnel, ou de toute autre source légitime, elle
peut en faire l'aumône sans demander le consentement de son mari, mais avec
modération pour que le mari ne soit pas appauvri par l'excès des aumônes. En
dehors de ces conditions, elle ne peut faire l'aumône sans le consentement
exprès ou présumé de son mari, sauf le cas d'extrême nécessité, comme nous
venons de le voir pour le moine. Car si elle est l'égale de l'homme dans l’acte
du mariage, pour le gouvernement de la maison " l'homme est le chef de la
femme ", selon S. Paul (1 Co 11, 3). Quant à sainte Lucie, elle avait un
époux légal, mais non un vrai conjoint puisqu'elle refusait le mariage et demeurait
vierge. Aussi pouvait-elle faire l'aumône avec le consentement de sa mère.
3. Les biens du fils
appartiennent au père. C'est pourquoi le fils ne peut pas les donner en
aumônes, sauf peut-être s'il s'agit de très petites aumônes dont il peut
présumer qu'elle plaira au père, et mis à part le cas où le père lui aurait
confié l'administration d'un certain secteur. On doit dire la même chose des
serviteurs.
4. Cela donne la solution de la quatrième objection.
Objections
:
1. Il ne faut pas,
semble-t-il, faire davantage l'aumône à ceux qui nous sont le plus proches. Car
il est dit dans l'Ecclésiastique (12, 4-5) : " Donne à l'homme pieux et ne
viens pas en aide au pécheur. Fais-le bien à qui est humble et ne donne pas à
l'impie. " Or il arrive quelquefois que nos proches sont des pécheurs et
des impies. Donc on ne doit pas leur faire davantage l'aumône.
2. Les aumônes doivent être
faites en vue de la récompense éternelle, selon cette parole de S. Matthieu (6,
18) : " Ton Père qui voit dans le secret te le rendra. " Mais cette
récompense s'acquiert surtout par les aumônes faites aux saints, comme le
montre ce qui est dit en S. Luc (16, 9) : " Faites-vous des amis avec le
mammon d'iniquité, afin qu'au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous
reçoivent dans les tentes éternelles. " Ce que S. Augustin commente ainsi
: " Qui sont ceux qui possèdent les tentes éternelles, sinon les saints de
Dieu ? Et qui sont ceux qu'ils y recevront, sinon ceux qui auront secouru leur
indigence ? " Donc, c'est aux plus saints et non aux plus proches qu'il
faut de préférence faire l'aumône.
3. Le plus proche de
l'homme, c'est lui-même. Or personne ne peut se faire l'aumône à soi-même. Il
semble donc que ce n'est pas à celui qui nous est le plus uni que nous devons
de préférence faire l'aumône.
Cependant, l'Apôtre dit (1 Tm 5, 8) " Si quelqu'un ne prend pas soin des siens, surtout de ceux qui vivent avec lui, il a renié sa foi, il est pire qu'un incroyant. "
Conclusion
:
" Ceux qui nous sont le plus étroitement unis, dit S. Augustin, nous sont en quelque sorte désignés par le sort pour que nous les secourions de préférence. " Il y a cependant ici à user de discernement, en tenant compte des divers degrés de parenté, de sainteté et d'utilité. Car il faut faire l'aumône de préférence, à celui qui étant plus saint souffre d'une plus grande indigence, et à celui qui est plus utile au bien général, plutôt qu'à un plus proche, surtout si celui-ci ne nous est pas très étroitement uni et n'est pas spécialement à notre charge, et s'il ne se trouve pas dans une grande nécessité.
Solutions
:
1. Il ne faut pas secourir
le pécheur comme tel, de sorte qu'il soit encouragé à pécher, mais comme homme,
pour soutenir sa nature.
2. L'aumône est valable
pour la récompense éternelle à un double titre. D'abord, en raison de la
charité qui est à sa racine. A ce point de vue elle est méritoire selon qu'on y
observe l'ordre de la charité qui nous oblige, toutes choses égales d'ailleurs,
à secourir davantage ceux qui nous sont plus proches. C'est ce qui fait dire à
S. Ambroise : " Il faut approuver cette libéralité qui ne te laisse pas
négliger tes proches, si tu les sais dans l'indigence ; il vaut mieux que tu
secoures toi-même les tiens, car ils pourraient avoir honte de demander à
d'autres. " - L'aumône, d'autre part, est valable pour la récompense
éternelle par le mérite de celui qui est secouru et qui prie pour son
bienfaiteur. C'est en ce sens que parle ici S. Augustin.
3. Puisque l'aumône est une oeuvre de miséricorde, et qu'il n'y a pas à proprement parler de miséricorde envers soi-même, sinon par une sorte de comparaison, nous l'avons dit ; de même on ne fait pas, au sens propre, l'aumône à soi-même, sinon peut-être comme représentant d'une autre personne ; par exemple, si l'on a la charge de distribuer des aumônes, on peut aussi, en cas de besoin, s'en donner à soi-même, au titre même où l'on en donne aux autres.
Objections
:
1. Il semble qu'on ne doive
pas faire l'aumône avec abondance. En effet, nous devons la faire surtout à
ceux qui nous sont le plus proches. Or, observe S. Ambroise, il faut prendre
garde de ne pas leur donner, par nos générosités, " le désir de devenir
plus riches ". Donc, aux autres non plus il ne convient pas de donner avec
abondance.
2. Au même endroit S.
Ambroise dit encore " Il ne faut pas donner à la fois et à profusion
toutes ses richesses, mais les répartir avec sagesse. " Mais faire d'abondantes
aumônes, c'est donner à profusion. Donc, on ne doit pas faire l'aumône avec
abondance.
3. S. Paul dit (2 Co 8, 13)
" Il ne s'agit point, pour soulager les autres ", en sorte qu'ils
vivent paresseusement de nos biens, " de nous réduire à la gêne ",
c'est-à-dire à la pauvreté. Or, c'est ce qui arriverait si l'on faisait
d'abondantes aumônes..
Cependant, il est écrit au livre de Tobie (4, 8) : " Si tu as de grands biens, donne avec abondance."
Conclusion
:
L'abondance de l'aumône peut être considérée par rapport à celui qui donne, et par rapport à celui qui reçoit. Au premier point de vue, l'aumône est abondante quand on donne beaucoup en proportion de ce qu'on possède. Il est alors louable de donner largement ; ainsi le Seigneur loua-t-il la veuve qui, " de son indigence même, donna tout ce qu'elle avait pour vivre " (Lc 21, 3). Mais il faut tenir compte de ce qui a été dit plus haut d de l'aumône faite avec le nécessaire.
Par rapport à celui qui reçoit, l'aumône peut être abondante de deux manières : suffisante pour suppléer à ce qui manque, et en ce cas l'abondance est louable ; surabondante jusqu'au superflu : une telle aumône n'est pas à approuver, car il vaudrait mieux la répartir entre un plus grand nombre d'indigents. De là, sur cette parole de S. Paul (1 Co 13, 3) : " Quand je distribuerais tous mes biens pour nourrir les pauvres... ", la remarque de la Glose : " Par là il nous enseigne à faire l'aumône avec discernement, c'est-à-dire, non pas à un seul, mais à beaucoup, afin qu'elle profite à un plus grand nombre. "
Solutions
:
1. Cette objection vaut
pour les aumônes faites avec une abondance dépassant les besoins des
bénéficiaires.
2. Il est question ici de
l'abondance de l'aumône par rapport à celui qui la fait. Mais il faut
comprendre que Dieu ne veut pas que l'on donne tous ses biens à la fois,
excepté quand on change d'état de vie. C'est pourquoi S. Ambroise ajoute - :
" A moins qu'on ne fasse comme Élisée qui tua ses boeufs, et nourrit les
pauvres de ce qu'il en reçut, afin d'être libéré de tout souci domestique.
"
3. En disant : " Il ne s'agit point, pour soulager les pauvres... " S. Paul veut parler de l'aumône dont l'abondance dépasse les besoins de celui la reçoit, alors qu'il ne faut pas la lui donner pour qu'il vive dans le luxe, mais pour assurer sa subsistance. Encore faut-il agir ici avec discrétion, en tenant compte de la diversité des conditions, car il en est qui, ayant été nourris avec recherche, ont par là même besoin d'aliments et d'habits plus délicats. D'où ces réflexions de S. Ambroise : " Quand on fait l'aumône, il faut tenir compte de l'âge et de la faiblesse ; parfois aussi de la pudeur qui révèle une noble origine ; il faut voir également si l'on a affaire à quelqu’un qui est tombé de la richesse dans la pauvreté sans qu'il y ait eu de sa faute. " - Dans les mots qui suivent : " de vous réduire à la gêne.. ", S. Paul parle de l'abondance de l'aumône par rapport à celui qui donne. Mais, comme la Glose en fait la remarque, " s'il parle ainsi, ce n'est pas que faire d'abondantes aumônes ne soit pas mieux ; mais il craint pour les faibles, auxquels il conseille de donner sans se réduire à l'indigence ".
1. La correction fraternelle est-elle un acte de la charité ? - 2. Est-elle de précepte ? - 3. Ce précepte s'impose-t-il à tous, ou seulement aux supérieurs ? - 4. Les inférieurs sont-ils tenus, en vertu de ce précepte, de corriger leurs supérieurs ? - 5. Un pécheur peut-il corriger ? - 6. Doit-on corriger celui qui en deviendra pire ? - 7. Une correction secrète doit-elle précéder la dénonciation publique ? - 8. L'appel à des témoins doit-il précéder la dénonciation publique ?
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet, sur ces paroles de l'évangile selon S. Matthieu (18, 15) : " Si ton
frère a péché contre toi... " la Glose dit qu'on doit le reprendre "
par amour de la justice ". Mais la justice est une vertu différente de la
charité. Donc la correction fraternelle n'est pas un acte de la charité, mais
de la justice.
2. La correction
fraternelle se fait par une admonition secrète. Or l'admonition est une sorte
de conseil, ce qui ressortit à la prudence, car " au prudent il appartient
d'être de bon conseil ", dit Aristote. La correction fraternelle
n'est donc pas un acte de la charité, mais de la prudence.
3. Des actes contraires
n'appartiennent pas à la même vertu. Mais supporter le pécheur est un acte de
la charité, selon l'épître aux Galates (6, 2) : " Portez les fardeaux les
uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi du Christ. " Corriger
celui qui pèche, ce qui est le contraire de le supporter, ne peut donc être un
acte de la charité.
Cependant, reprendre un fautif, c'est lui faire une espèce d'aumône spirituelle. Et l'aumône, avons-nous dit, est un acte de la charité. Donc la correction fraternelle est aussi un acte de la charité.
Conclusion
:
La correction du fautif est un remède que l'on doit employer contre le péché du prochain. Or un péché peut être envisagé sous deux aspects : comme un acte nuisible à celui qui le commet ; et comme un préjudice porté aux autres, qu'il lèse ou scandalise, et même au bien commun dont le bon ordre s'en trouve troublé. Il y a, en conséquence, deux sortes de corrections du fautif. La première remédie au péché en tant qu'il est un mal pour le pécheur, et c'est précisément la correction fraternelle, qui a pour but d'améliorer le fautif Or, enlever un mal à quelqu'un est un acte de même valeur que lui procurer un bien. Et cela est un acte de la charité, qui nous pousse à vouloir et à faire du bien à notre ami. C'en est donc un aussi de corriger son frère, car par là nous lui ôtons son mal, c'est-à-dire son péché. Et cette délivrance importe plus à la charité que la délivrance d'un dommage extérieur ou même d'un préjudice corporel, dans la mesure même où le bien opposé, celui de la vertu, a plus d'affinité avec la charité que le bien du corps ou les biens extérieurs. C'est ainsi que la correction fraternelle est un acte de la charité, plus que le soin des malades ou le soulagement des pauvres. - La seconde espèce de correction remédie au péché en tant qu'il porte préjudice aux autres, et surtout au bien commun. Une telle correction est un acte de la justice, qui a pour objet de régler équitablement les rapports entre les hommes.
Solutions
:
1. La Glose parle de la
seconde espèce de correction, qui est un acte de la justice. Ou, si l'on veut
parler aussi de la première, il faut prendre la justice comme vertu générale,
on le dira plus loin, dans le sens où, selon la parole de S. jean (1 Jn 3, 4) :
" tout péché est une iniquité ", comme s'opposant à la justice.
2. " La prudence, dit
Aristote, établit la rectitude dans l'ordre des moyens ", auxquels se
rapportent la délibération et le choix. Cependant, lorsque par la prudence nous
ordonnons correctement notre action à la fin d'une vertu morale, comme la
tempérance ou la force, l'action considérée appartient de façon principale à la
vertu dont la fin a été recherchée. Donc, parce que la remontrance que comporte
la correction fraternelle est ordonnée à ôter le péché de notre frère, ce qui
ressortit à la charité, il est clair qu'elle est de façon principale un acte de
la charité, comme de la vertu qui commande l'acte, et secondairement un acte de
la prudence qui exécute et dirige l'acte.
3. La correction fraternelle n'est pas opposée au support des faibles, dont elle est plutôt la conséquence. On supporte en effet d'autant mieux un pécheur qu'on ne s'irrite pas contre lui et qu'on reste bienveillant à son égard. C'est en raison de cette bienveillance que l'on s'efforce de l'amender.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. Car
rien d'impossible ne tombe sous un précepte, selon cette parole de S. Jérôme :
" Maudit celui qui dit que Dieu commande l'impossible. " Or il est
écrit dans l'Ecclésiaste (7, 13) : " Regarde les oeuvres de Dieu : nul ne
saurait corriger celui qu'il aura abandonné. " Donc la correction
fraternelle n'est pas de précepte.
2. Tous les préceptes de la
loi divine se ramènent à ceux du décalogue ; or la correction fraternelle ne
rentre dans aucun de ceux-ci. elle n'est pas de précepte.
3. L'omission d'un précepte
divin est un péché mortel, qui ne se rencontre pas chez les saints. Or c'est un
fait que des saints et des hommes spirituels omettent la correction fraternelle
; S. Augustin remarque en effet que " ce ne sont pas seulement les
inférieurs, mais des gens placés à un degré de vie plus élevé, qui
s'abstiennent de reprendre les autres : et cela en raison de leur désir
égoïste, et non de leur fonction de charité ". Donc la correction
fraternelle n'est pas de précepte.
4. Ce qui est de précepte a
raison de dette. Donc, si la correction fraternelle était de précepte, nous
aurions le devoir envers nos frères de les corriger lorsqu'ils pèchent. Or
celui qui doit à quelqu'un un bien d'ordre matériel, comme de l'argent, ne doit
pas se contenter d'attendre que son créancier vienne à lui ; il doit aller le
trouver pour lui rendre son dû. Il faudrait, par conséquent, qu'on se mît aussi
à la recherche de ceux qui ont besoin d'être corrigés pour leur rendre ce
devoir. Conséquence inadmissible, tant en raison de la multitude des pécheurs,
qu'un seul homme ne parviendrait jamais à corriger, qu'à cause de l'obligation
où se verraient les religieux de sortir de leurs cloîtres pour corriger les
pécheurs, ce qui serait choquant. La correction fraternelle n'est donc pas de
précepte.
Cependant, S. Augustin dit : " Si tu négliges de corriger le pécheur, tu deviens par là pire que lui. " Ce qui n'arriverait pas si, par une telle négligence, on n'avait pas omis un précepte. La correction fraternelle tombe donc sous un précepte.
Conclusion
:
La correction fraternelle est de précepte. Mais il faut bien considérer ceci : de même que les préceptes négatifs de la loi interdisent les actes peccamineux, les préceptes affirmatifs, eux, engagent aux actes vertueux. Or les actes des péchés sont mauvais en eux-mêmes, et d'aucune manière, en aucun temps et en aucun lieu, ils ne peuvent devenir bons, parce que, en eux-mêmes, ils sont liés à une fin mauvaise, dit Aristote h. C'est pourquoi les préceptes négatifs obligent toujours et à tout instant. Au contraire, les actes des vertus ne doivent pas être faits n'importe comment, mais en observant toutes les circonstances requises pour que l'acte soit vraiment vertueux : qu'il soit fait où il faut, quand il faut, et comme il faut. Et parce que la disposition de ces moyens est commandée par la fin, il faut, dans ces circonstances, tenir compte de la fin, qui est le bien même de la vertu. Donc, si l'on omet dans un acte vertueux une circonstance telle que le bien de la vertu soit entièrement compromis, on va contre le précepte. Si, en revanche, on omet une circonstance sans que cela supprime totalement la vertu, quoique l'acte n'atteigne pas parfaitement au bien de la vertu, on ne va pas contre le précepte. Ainsi, dit Aristote, s'écarter un peu du milieu vertueux ne va pas contre la vertu, mais s'en écarter beaucoup c'est détruire la vertu par son acte. Or, la correction fraternelle est ordonnée à l'amendement d'un frère. C'est pourquoi, dans la mesure où elle est nécessaire à cette fin, elle tombe sous le précepte ; ce qui ne veut pas dire qu'il faille reprendre le fautif n'importe où et n'importe quand.
Solutions
:
1. Toutes les fois qu'il
s'agit d'un bien à faire, l'activité humaine n'est efficace qu'avec le secours
divin ; cependant l'homme doit faire ce qui dépend de lui. C'est pourquoi S.
Augustin dit : " Ne sachant qui est du nombre des prédestinés et qui n'en
est pas, nos sentiments de charité doivent être tels que nous voulions le salut
de tous. " Donc nous devons aussi rendre à tous le service de la
correction fraternelle, en espérant l'aide de Dieu.
2. Comme nous l'avons déjà
dit, tous les préceptes qui ont pour objet un certain bien à procurer au
prochain se ramènent à celui d'honorer ses père et mère.
3. On peut omettre la
correction fraternelle de trois façons. La première est méritoire : c'est celle
qui provient de la charité. En effet, selon S. Augustin, " on s'abstient
de reprendre et de corriger ceux qui font le mal, soit parce qu'on attend le
moment propice, soit parce qu'on craint qu'ils n'en deviennent pires, ou encore
qu'ils ne détournent d'instruire les faibles de la vertu et de la piété, et que
faisant pression sur eux ils ne les éloignent de la foi. Ce n'est plus là,
semble-t-il, occasion de cupidité, mais inspiration de charité ". - La
deuxième omission est un péché mortel : c'est celle qui est provoquée, dit S.
Augustin au même endroit, " par la crainte de l'opinion publique, des
tourments corporels et de la mort ", si du moins cette crainte va jusqu'à
arrêter la charité fraternelle. Le cas semble se présenter lorsque, malgré un
espoir fondé de retirer quelqu'un de son péché, on se laisse arrêter par la
crainte ou la cupidité. - La troisième omission est un péché véniel, lorsque la
crainte ou la cupidité retardent un peu trop celui qui devrait faire la
correction fraternelle ; mais elles ne la lui feraient pas omettre s'il était
sûr de pouvoir détourner son frère du péché, le sentiment qui prédomine en lui
étant bien la charité fraternelle. C'est de cette façon que de saints
personnages négligent parfois de corriger les fautifs.
4. S'il s'agit d'une dette envers une personne déterminée, qu'il s'agisse d'un bien corporel ou spirituel, nous devons l'acquitter, sans attendre que cette personne vienne à nous, et en allant nous-même à sa recherche avec toute la sollicitude voulue. Ainsi, de même que le débiteur doit au moment voulu aller au-devant de son créancier pour lui rendre son dû, celui qui a la charge spirituelle de quelqu'un doit également partir à sa recherche, pour le corriger de son péché. Mais s'il s'agit de biens - matériels ou spirituels - que l'on devrait, non plus à une personne déterminée, mais au prochain en général, on n'est plus obligé d'aller chercher à qui payer cette dette ; il suffit de la payer à ceux qui se présentent, et qu'on peut tenir, selon l'expression de S. Augustin, comme " désignés par un choix du sort ". Et c'est pourquoi S. Augustin dit encore : " Le Seigneur nous avertit d'être attentifs aux fautes les uns des autres, non en cherchant à faire des reproches, mais en voyant ce qu'il faut corriger. " Autrement nous agirions en espions de la conduite des autres, ce qui va contre cette parole des Proverbes (24, 15) : " Ne cherche pas le mal dans la maison du juste, et ne trouble pas son repos. " On voit ainsi que les religieux n'ont pas à quitter leur cloître pour aller corriger les pécheurs.
Objections
:
1. Il semble que la
correction fraternelle appartient seulement aux supérieurs. Car, dit S. Jérôme
: " Que les prêtres aient soin d'accomplir ce précepte de l'Évangile :
"Si ton frère a péché contre toi, etc." " Or, par le nom de
" prêtre ", on entendait alors désigner les supérieurs, qui ont la
charge d'autrui. Il semble donc que la correction fraternelle n'appartienne
qu'aux supérieurs.
2. La correction
fraternelle est une sorte d'aumône spirituelle. Or, le devoir de faire l'aumône
corporelle appartient à ceux qui ont la supériorité dans l'ordre des biens
temporels, c'est-à-dire aux riches. Donc également la correction fraternelle ne
regarde que ceux qui sont supérieurs dans l'ordre spirituel, c'est-à-dire les
prélats.
3. Celui qui en corrige un
autre le meut par son admonition vers un état meilleur. Mais, la nature, les
êtres supérieurs meuvent les inférieurs. Donc également dans l'ordre de la
vertu, qui suit l'ordre de la nature, il appartient aux seuls supérieurs de
corriger les inférieurs.
Cependant, il est dit dans le Décret : " Aussi bien les prêtres que les autres fidèles doivent avoir le plus grand souci de ceux qui se perdent, de telle sorte que, par leurs reproches, ceux-ci soient, ou bien corrigés de leurs fautes, ou s'ils se montrent incorrigibles, retranchés de l’Église. "
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, il y a deux sortes de correction. La première est un acte de charité, qui tend spécialement à l'amendement d'un frère tombé dans quelque faute, et dont le moyen est une simple admonition. Cette correction appartient à tout homme ayant la charité, qu'il soit supérieur ou inférieur.
La seconde sorte de correction est un acte de justice, qui vise le bien commun, et qui le procure, non seulement en admonestant le coupable, mais parfois aussi en le punissant, afin que par crainte les autres se détournent du péché. Cette correction appartient aux supérieurs seuls, à qui il ne revient pas seulement d'admonester, mais encore de corriger en punissant.
Solutions
:
1. Même dans la correction
fraternelle qui appartient à tous, les supérieurs ont une responsabilité plus
grande, comme le remarque S. Augustin. De même en effet qu'on doit
distribuer les biens temporels d'abord à ceux dont on a matériellement la
charge, de même on doit procurer en priorité les biens spirituels, correction,
instruction, etc., à ceux dont on est chargé spirituellement. S. Jérôme ne veut
donc pas dire que le précepte de la correction fraternelle appartient seulement
aux prêtres, mais qu'il les concerne spécialement.
2. De même que celui qui a
de quoi faire des aumônes matérielles est riche sous ce rapport, de même celui
qui est doué d'un jugement sain, le rendant capable de corriger la faute d'autrui,
est à ce point de vue son supérieur.
3. Même dans l'ordre naturel, il y a des êtres qui agissent mutuellement l'un sur l'autre, chacun étant supérieur à l'autre sous quelque rapport, selon que tous deux sont à la fois en puissance et en acte par rapport à l'autre. Pareillement ici, celui qui juge sainement sur un point où l'autre est défaillant, peut le corriger, quoiqu'il ne soit pas purement et simplement son supérieurs.
Objections
:
1. Il semble bien qu'on n'y
est pas tenu. Il est dit en effet dans l'Exode (19, 13) : " Quiconque
touchera la montagne devra être mis à mort. " Et il est raconté (2 S 2, 7)
qu'Uzza fut frappé par Dieu pour avoir touché l'arche. Or, par la montagne et
par l'arche, il faut entendre ici les supérieurs. Donc ceux-ci ne doivent pas
être corrigés par leurs subordonnés.
2. Sur cette parole de Paul
(Ga 2, 11) : " je lui résistai en face " (à Pierre), la Glose précise
: " Comme son égal. " Donc, n'étant pas l'égal de son supérieur, un
inférieur ne doit pas le corriger.
3. S. Grégoire dit : "
Que personne n'ose corriger la conduite des saints, s'il ne se sent pas meilleur
qu'eux. " Mais nul ne doit avoir une meilleure opinion de soi-même que de
son supérieur. Donc les supérieurs ne doivent pas être corrigés.
Cependant, S. Augustin dit dans sa " Règle " : " N'ayez pas pitié seulement de vous-mêmes, mais encore de votre supérieur, qui court un péril d'autant plus grand qu'il occupe parmi vous un rang plus élevé. " Or, reprendre fraternellement, c'est exercer la miséricorde : on doit donc le faire, même à l'égard des supérieurs.
Conclusion
:
La correction qui est un acte de justice usant de punition n'appartient pas aux inférieurs vis-à-vis de leur supérieur. Mais celle qui est un acte de charité appartient à chacun à l'égard de tous ceux qu'il doit aimer, et chez lesquels il voit quelque chose à corriger. En effet, l'acte issu d'un habitus ou d'une puissance s'étend à ce qui est contenu dans l'objet de l'un ou de l'autre ; comme la vision embrasse tout ce qui est contenu dans l'objet de la vue.
Mais comme un acte de vertu doit être réglé en tenant compte des circonstances requises, l'acte par lequel un inférieur reprend son supérieur doit également respecter certaines convenances, en sorte que la correction ne soit ni insolente, ni dure, mais douce et respectueuse. C'est ce qui fait dire à S. Paul (1 Tm 5, 1) : " Ne reprends pas un vieillard avec rudesse, mais avertis-le comme un père. " Et c'est pourquoi Denys reproche au moine Démophile d'avoir corrigé un prêtre sans respect, en le frappant et en le chassant de l'église.
Solutions
:
1. On peut dire qu'un
supérieur est traité indignement quand il est blâmé sans respect, ou lorsqu'il
est abaissé. C'est ce qui est signifié ici par l'interdiction divine de toucher
la montagne et l'arche.
2. " Résister en face ", c'est-à-dire devant tout le monde, dépasse la mesure de la correction fraternelle ; et Paul n'aurait pas ainsi repris Pierre s'il n'avait été son égal en quelque manière pour la défense de la foi. Mais avertir en secret et avec respect peut être fait même par celui qui n'est pas un égal. Voilà pourquoi S. Paul, écrivant aux Colossiens (4, 17), leur demande de reprendre leur supérieur : " Dites à Archippe : "Prends garde au ministère que tu as reçu du Seigneur, et tâche de bien l'accomplir." "
Remarquons toutefois que, s'il y
avait danger pour la foi, les supérieurs devraient être repris par les
inférieurs, même en public. Aussi Paul, qui était soumis à Pierre, l'a-t-il
repris pour cette raison. Et à ce sujet la Glose d'Augustin explique : "
Pierre lui-même montre par son exemple à ceux qui ont la prééminence, s'il leur
est arrivé de s'écarter du droit chemin, de ne point refuser d'être corrigés,
même par leurs inférieurs. "
3. Se croire en tout point meilleur que son supérieur semble bien venir d'un orgueil présomptueux. Mais penser qu'on l'emporte sur un point n'a rien de présomptueux, parce qu'en cette vie personne n'est sans défauts. - Et il faut bien remarquer aussi que celui qui avertit charitablement son supérieur ne s'estime pas pour autant meilleur que lui ; mais il rend service à celui qui " court un péril d'autant plus grand qu'il occupe un rang plus élevé ", comme le dit S. Augustin dans sa " Règle ".
Objections
:
1. Oui, semble-t-il, car
nul, parce qu'il est tombé dans le péché, n'est dispensé d'observer un précepte.
Mais la charité fraternelle est de précepte, on vient de le voir. Il ne parent
donc pas que, pour avoir commis une faute, on doive négliger cette correction.
2. L'aumône spirituelle est
supérieure à l'aumône matérielle. Mais celui qui est en état de péché ne doit
pas se dispenser pour cela de faire une telle aumône. Donc, il doit encore
moins s'abstenir de corriger le fautif, parce que lui-même a précédemment
péché.
3. " Si nous disons
que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes ", est-il dit
dans la 1ère épître de S. Jean (1, 8). Donc, si le péché est un obstacle à la
correction fraternelle, personne ne pourra l'exercer, ce qui est inadmissible.
Donc le motif de s'abstenir est également inadmissible.
Cependant, S. Isidore dit : " Celui qui est esclave du vice ne doit pas corriger les péchés des autres. " Et S. Paul (Rm 2, 1) : " En jugeant autrui, tu juges contre toi-même, puisque tu agis de même, toi qui juges. "
Conclusion
:
D'après ce que nous avons dit, le droit de corriger les fautifs appartient à celui qui a un jugement droit. Or, le péché, comme nous l'avons montré plus haut, ne détruit pas les biens d'ordre naturel au point qu'il ne laisse rien subsister de ce jugement droit chez le pécheur. C'est pourquoi il peut lui incomber de reprendre la faute d'autrui.
Toutefois, le péché antécédent est un obstacle à cette correction ; et cela pour trois raisons.
1° Parce qu'il rend celui qui l'a corrigé indigne d'en corriger un autre ; surtout s’il a commis un péché plus grave, il n'est pas digne de corriger autrui d'un péché moindre. C'est pourquoi, expliquant la parole de S. Matthieu (7, 3) : " Qui es-tu pour regarder la paille, etc. ", S. Jérôme dit : " Ces paroles s'adressent à ceux qui, coupables de péchés mortels, ne peuvent tolérer chez leurs frères des péchés plus légers. "
2° La correction est viciée, en raison du scandale qu'elle peut causer, si le péché de celui qui corrige est connu ; il semble alors qu'il agit moins par charité que par ostentation. C'est ce qui fait dire à S. Jean Chrysostome, expliquant cette parole de S. Matthieu (7, 4) : " Comment peux-tu dire à ton frère, laisse-moi ôter la paille... ". " Pourquoi dis-tu cela ? Par charité pour sauver ton prochain. Non, car tu te sauverais d'abord toi-même. Ce que tu veux, ce n'est pas sauver les autres, mais par tes bonnes paroles cacher tes mauvaises actions, et rechercher la louange des hommes pour ton savoir. "
3° La correction est faussée par l'orgueil lorsque le pécheur, minimisant ses propres fautes, se préfère dans son coeur au prochain, dont il juge les péchés avec une sévérité rigoureuse, comme si lui-même était juste. " Accuser les vices est l'office de ceux qui sont bons ; si ceux qui sont mauvais le font, c'est usurpation de leur part ". Ainsi s'exprime S. Augustin qui ajoute : " Lorsque nous sommes obligés de reprendre quelqu'un, demandons-nous si nous n'avons jamais eu le même défaut ; et pensons qu'étant homme nous aurions pu l'avoir. Ou peut-être nous l'avons eu et nous ne l'avons plus ; et alors souvenons-nous de notre commune fragilité, afin que la correction ne procède pas de la haine, mais de la miséricorde. Si nous avons conscience d'être plongés dans le même vice, ne faisons pas de reproches, mais gémissons ensemble, et invitons-nous à faire pénitence tous deux. "
Cela montre qu'un pécheur, s'il corrige avec humilité, ne pèche pas, et ne s'attire pas une nouvelle condamnation ; bien que par là il reconnaisse être condamnable par son péché passé, au regard de son frère, ou tout au moins au sien propre.
Solutions
:
Cela donne la réponse aux Objections.
Objections
:
1. Il semble qu'on
ne doive pas renoncer à corriger autrui par crainte qu'il ne devienne pire. Le
péché, en effet, est une certaine maladie de l'âme, selon la parole du Psaume
(6, 3) : " Pitié pour moi, Seigneur, car je suis malade. "
Mais celui qui a la charge d'un malade ne doit se laisser arrêter ni par son
refus ni par son mépris, car c'est alors que le danger devient plus menaçant,
comme on le voit dans les cas de folie furieuse. Donc à plus forte raison
faut-il corriger le pécheur, quand bien même il le supporterait mal.
2. " On ne doit pas
abandonner la vérité de la vie par peur du scandale ", dit S. Jérôme c.
Mais les préceptes divins ressortissent à cette vérité de la vie. Donc la
correction fraternelle, qui est de précepte comme on l'a montré, ne doit pas
être abandonnée à cause du scandale causé chez celui que l'on corrige.
3. S. Paul (Rm 3, 8) "
Il ne faut pas faire le mal afin qu'il en résulte du bien. " Pour la même
raison il ne faut pas omettre le bien de peur qu'il en résulte du mal. Mais la
correction fraternelle est un bien. Il ne faut donc pas l'omettre par la
crainte que celui qui en est l'objet en soit rendu pire.
Cependant, il est dit dans les Proverbes (9, 8) : " Ne reprends pas le railleur : il te haïrait. " Ce que la Glose commente ainsi : " Il ne faut pas craindre que le railleur t'insulte, si tu le reprends ; mais il faut plutôt veiller à ce que, poussé par la haine, il ne devienne pire. " Donc il faut s'abstenir de la correction fraternelle lorsque l'on craint que le pécheur n'en devienne pire.
Conclusion
:
Il y a, nous l'avons dit, deux sortes de correction. La première, réservée aux supérieurs, est ordonnée au bien commun, et a un pouvoir coercitif. Elle ne doit pas être omise par crainte de troubler celui qui en est l'objet. Car s'il ne veut pas s'amender de son plein gré, il faut le contraindre, en le punissant, à quitter ses péchés, et, s'il est incorrigible, on pourvoit encore par là au bien commun, en observant l'ordre de la justice, et en inspirant aux autres une crainte salutaire par cet exemple. Ainsi un juge n'omet pas de porter une sentence de condamnation contre un coupable, par crainte de troubler celui-ci, ou même ses amis.
La seconde correction a pour but l'amendement du pécheur ; elle n'use pas de contrainte et procède par simple admonition. C'est pourquoi, lorsqu'on estime avec raison que le pécheur repoussera l'admonition et tombera par là même dans un état pire, mieux vaut s'abstenir, car l'usage des moyens doit être réglé d'après les exigences mêmes de la fin poursuivie.
Solutions
:
1. Le médecin use d'une
certaine contrainte à l'égard du furieux qui repousse ses soins. Ainsi fait la
correction du supérieur qui a puissance coercitive, mais non la simple
correction fraternelle.
2. La correction
fraternelle est de précepte selon qu'elle est un acte de vertu, c'est-à-dire
qu'elle est proportionnée à la fin recherchée. Ainsi, quand elle y met
obstacle, en rendant par exemple le coupable pire qu'il n'était, elle
n'appartient plus à la " vérité de la vie ", et ne tombe plus sous le
précepte.
3. Les moyens ont raison de bien en tant qu'ordonnés à la fin. C'est pourquoi la correction fraternelle, lorsqu'elle met obstacle à l'amendement de notre frère, qui est ici la fin poursuivie, n'a plus raison de bien. Aussi, abandonner cette correction n'est pas abandonner un bien par crainte de provoquer un mal.
Objections
:
1. Il ne semble pas,
car dans les oeuvres de charité nous devons avant tout imiter Dieu, selon
l'Apôtre (Ep 5, 1) : " Soyez des imitateurs de Dieu, comme des enfants
bien-aimés, et marchez dans la charité. " Or nous voyons Dieu punir
parfois un pécheur publiquement, sans qu'auparavant il l'ait secrètement
admonesté. Il ne paraît donc pas nécessaire de faire précéder la dénonciation
publique d'une admonition secrète.
2. " Les actions des
saints, dit S. Augustin nous montrent de quelle manière il faut entendre les
préceptes de l'Écriture. " Or nous voyons que les saints ont parfois
dénoncé publiquement des péchés secrets sans admonition préalable : on lit
ainsi dans la Genèse (37, 2 Vg) que " Joseph accusa ses frères d'un crime
abominable auprès de leur père " ; de même il est dit dans les Actes (5,
3), que Pierre dénonça publiquement, et sans avoir fait au préalable
d'admonition secrète, Ananie et Saphire qui avaient menti tacitement sur le prix
de leur champ ; on ne voit pas non plus que Jésus ait averti judas en secret
avant de le dénoncer. Il n'est donc pas obligatoire par précepte qu'une
admonition secrète précède la dénonciation publique.
3. L'accusation est plus
grave que la dénonciation. Or il est permis de procéder à une accusation
publique sans la faire précéder d'une admonition secrète ; dans les Décrétales
il est en effet prescrit " qu'une inscription doit précéder
l'accusation ". On ne voit donc pas qu'un précepte oblige de faire
précéder la dénonciation publique d'une admonition secrète.
4. Il ne semble pas
probable que ce qui est une coutume générale chez les religieux aille contre
les préceptes du Christ. Or il est d'usage, chez les religieux, que l'on soit
proclamé pour ses coulpes, au chapitre, sans aucune admonition secrète
préalable. Il ne paraît donc pas que celle-ci soit obligatoire par précepte.
5. Les religieux sont tenus
d'obéir à leurs supérieurs. Or il arrive que des supérieurs commandent, ou bien
à tous en général, ou bien à quelqu'un en particulier, de leur signaler ce que
l'on sait avoir besoin de correction. Il semble donc qu'on soit tenu de le dire
même avant une admonition secrète. Il n'y a donc pas de précepte obligeant de
faire une admonition secrète avant la dénonciation publique.
Cependant, expliquant cette parole (Mt 18, 15) : " Reprends-le seul à seul... ", S. Augustin dit : " Applique-toi à le corriger en évitant de l'humilier ; peut-être, en effet, par honte commencera-t-il par justifier son péché ; ainsi rendrais-tu pire celui que tu voulais rendre meilleur. " Mais la charité nous oblige à évite cette aggravation. L'ordre de priorité de la correction fraternelle tombe donc sous le précepte.
Conclusion
:
Sur la dénonciation publique de péchés il faut distinguer. Les péchés sont en effet ou publics ou secrets. S'ils sont publics, il n'y as seulement à procurer un remède à celui qui a péché, pour le rendre meilleur, mais aussi à tous ceux qui en ont eu connaissance, afin d'éviter qu'ils ne soient scandalisés. De tels péchés méritent donc des reproches publics, selon cette parole de S. Paul (1 Tm 5, 20) : " Le coupable, reprends-les devant tout le monde, afin que les autres en éprouvent de la crainte. " Ce qu'il faut entendre des péchés publics, comme S. Augustin en fait la remarque.
Aux péchés secrets paraît au contraire s'appliquer la parole du Seigneur (Mt 18, 15) " Si ton frère a péché contre toi... " En effet, s'il t’avait offensé publiquement devant d'autres, il aurait également péché contre eux, en les troublant. Mais parce que même des péchés secrets peuvent blesser le prochain, il faut encore distinguer.
Il y a en effet des péchés secrets qui sont nuisibles au prochain, corporellement ou spiritucllement ; quand par exemple quelqu’un traite secrètement pour livrer la ville aux ennemis ; ou lorsque, en privé, un hérétique détourne de la foi. Parce que celui qui pèche ainsi en secret ne s'en prend pas seulement à toi, mais également aux autres, il faut immédiatement procéder à une dénonciation, pour empêcher le mal ; à moins qu'on ait de bonnes raisons de croire qu'on pourra atteindre aussitôt ce résultat par une admonition secrète.
Mais il y a des péchés secrets qui ne font de mal qu'à celui qui les commet, et à toi contre qui il a péché, soit que tu sois directement lésé, soit seulement que tu aies eu connaissance de ce mal. L'unique souci doit être alors de secourir notre frère tombé dans le péché. Et de même que le médecin du corps s'efforce de rendre la santé en évitant, s'il le peut, d'amputer un membre, et, s'il ne peut faire autrement, en retranchant le membre le moins nécessaire, en sorte que la vie de tout le corps soit conservée ; de même celui qui cherche l'amendement de son frère doit, s'il le peut, guérir sa conscience, en sauvegardant sa réputation. Car celle-ci est utile, d'abord au pécheur lui-même, non seulement en ce qui concerne les biens temporels, où l'homme subit un détriment en beaucoup de choses lorsqu'il perd sa réputation, mais encore dans l'ordre spirituel, où la crainte du déshonneur en éloigne beaucoup du péché, car lorsqu'ils s'estiment perdus de réputation, ils pèchent sans retenue. D'où cette parole de S. Jérôme dans son Commentaire sur S. Matthieu : " Il faut prendre ton frère à part pour le réprimander, de peur que, si jamais il avait perdu le sentiment de la pudeur ou de la honte, il ne demeure dans le péché. " - Une autre raison de sauver la réputation d'un frère tombé dans le péché, est celle-ci : le déshonneur rejaillit sur les autres. Comme S. Augustin en fait la remarque : " Lorsque certains de ceux qui font profession d'une vie sainte sont, à tort ou à raison, accusés ou convaincus de quelque crime, ils insistent, ils se remuent, ils intriguent pour le faire croire au sujet de tous. " De plus, le péché de l'un étant rendu public, les autres sont incités à pécher à leur tour. - Mais comme la conscience doit passer avant la réputation, Dieu a voulu que, même au détriment de celle-ci, on délivre du péché la conscience d'un frère par une dénonciation publique.
On voit ainsi qu'il est obligatoire que l'admonition secrète précède la dénonciation publiques.
Solutions
:
1. Tout ce qui est caché,
Dieu le connaît ; ainsi les péchés secrets sont à ses yeux ce que sont les
péchés publics aux yeux des hommes. Cependant, la plupart du temps, Dieu use
pour ainsi dire de l’admonition secrète à l'égard des pécheurs, par les
aspirations intimes qu'il leur communique pendant la veille ou le sommeil,
selon Job (33, 15) : " Par des songes, par des visions nocturnes, quand le
sommeil s'appesantit sur les hommes... alors il ouvre leurs oreilles, et en les
instruisant il les forme à la discipline, pour les détourner du mal qu'ils
font. "
2. Pour Jésus, en tant
qu'il était Dieu, le péché de Judas était comme public ; il pouvait donc le
dénoncer aussitôt. Il ne le fit pourtant pas, et se contenta de l'avertir en
termes voilés. Pierre, lui, fit connaître le péché d'Ananie et de Saphire au
nom et de la part de Dieu qui le lui avait révélé. On peut croire enfin, bien
que l'Écriture ne le dise pas, que joseph avait averti ses frères ; on peut dire
aussi que leur péché était public entre eux, ce qui explique qu'il soit dit au
pluriel : " Il accusa ses frères. "
3. Quand il y a un péril
imminent pour un grand nombre, la parole du Seigneur : " Corrige-le seul à
seul " ne s'applique pas, car alors ton frère, par sa faute, ne pèche pas
contre toi seul.
4. Les proclamations faites
aux chapitres des religieux ne concernent que des manquements légers qui ne
nuisent pas à la réputation. Il faut y voir des sortes de rappels de coulpes
oubliées, plutôt que de véritables accusations ou dénonciations. S'il
s'agissait de fautes qui puissent nuire à la réputation, on irait contre le
précepte du Seigneur en rendant public de cette façon le péché d'un frère.
5. On ne doit pas obéir à un supérieur contre un précepte divin, selon cette parole des Actes (5, 29) : " Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. " Aussi, quand un supérieur ordonne qu'on lui révèle ce qu'on sait avoir besoin de correction, son ordre doit être entendu sainement, en respectant l'ordre à suivre dans la correction fraternelle ; que le précepte soit fait en général à tous, ou à quelqu'un en particulier. Car si un prélat portait un précepte allant contre cet ordre qui a été établi par Dieu, lui-même qui a commandé, comme celui qui obéirait, pécheraient comme agissant contre le précepte du Seigneur : dans ce cas, il ne faudrait pas obéir à ce prélat. Un supérieur, en effet, n'est pas juge de ce qui est secret, mais Dieu seul. Aussi le supérieur n'a-t-il le droit de faire des préceptes sur ce qui est secret que dans la mesure où cela est manifesté par des indices, comme une mauvaise réputation ou des soupçons. Dans ce cas le supérieur peut porter des préceptes, tout comme un juge séculier ou ecclésiastique peut exiger le serment de dire la vérité.
Objections
:
1. Il ne paraît pas, car
les péchés secrets ne doivent pas être manifestés aux autres ; en le faisant,
on serait plutôt un " révélateur " du crime qu'un " correcteur
" de son frère, dit S. Augustin. Or celui qui fait appel à des témoins
manifeste à d'autres le péché de son frère. Par conséquent, pour des péchés
secrets, cet appel aux témoins ne doit pas précéder la dénonciation publique.
2. Il faut aimer son
prochain comme soi-même mais nul n'appelle des témoins pour son péché caché ;
on ne doit donc pas le faire pour les péchés cachés d'un frère.
3. On appelle des témoins
pour garantir quelque chose. Mais, dans ce qui est secret, on ne peut rien
garantir par témoins ; c'est donc en vain qu'on les appelle dans ce cas.
4. S. Augustin dit dans sa
" Règle " : " Le fait doit être montré au supérieur avant de le
dire devant témoins. " Or, montrer quelque chose à un supérieur revient à
le dire à l’Église. Donc l'appel de témoins ne doit pas précéder la
dénonciation publique.
Cependant, le Seigneur a dit (Mt 18, 15) : " Si ton frère ne t'écoute pas, prends encore avec toi un ou deux autres, etc. "
Conclusion
:
Pour aller d'un extrême à l'autre, il est normal que l'on passe par le milieu. Or, dans la correction fraternelle, le Seigneur a voulu que le point de départ fût secret : c'est la réprimande faite par un frère à son frère, seul à seul ; il a voulu également que le point d'arrivée fût public : c'est la dénonciation à l’Église. Entre les deux se place logiquement la convocation de témoins : le péché de notre frère n'est d'abord révélé qu'à un petit nombre d'hommes, qui pourront servir et non pas nuire, en permettant d'amender le coupable sans le déshonorer devant tous.
Solutions
:
1. Certains ont ainsi compris l'ordre à suivre dans la correction fraternelle - reprendre d'abord son frère en secret ; s'il consent à écouter, tout est bien. S'il ne veut rien entendre, et que le péché soit tout à fait occulte, s'en tenir là. Dans le cas où certains indices commenceraient à révéler ce péché à quelques personnes, il faudrait aller plus loin, selon que le Seigneur le prescrit. Cette interprétation va contre ce que S. Augustin dit dans sa " Règle " : que le péché de notre frère ne doit pas être dissimulé, " de peur qu'il n'engendre la putréfaction dans son coeur ".
Il faut donc parler autrement :
après l'admonition secrète faite une ou plusieurs fois, il faut y persévérer
aussi longtemps qu'on peut espérer voir le pécheur se corriger. Quand nous
pouvons juger avec de sérieux motifs que l'admonition secrète est inutile, il
faut aller plus loin et, quel que soit le caractère occulte du péché, appeler
des témoins. Mais non pas si l'on estimait pour de sérieux motifs que cela ne
procurerait pas l'amendement de notre frère, mais aggraverait son mal. Il
faudrait alors arrêter totalement le processus de correction, nous l'avons dit
plus haut.
2. On n'a pas besoin de
témoins pour se corriger soi-même de son péché ; mais cela peut être nécessaire
pour amender le péché de notre frère. Ce n'est donc pas pareil.
3. On peut faire venir des témoins à trois fins.
Pour prouver que quelqu'un a bien commis le péché dont il est accusé ; ainsi parle S. Jérôme.
En second lieu, pour convaincre le coupable, si l'acte vient à se renouveler, comme S. Augustin le dit dans sa " Règle ".
Enfin pour témoigner que " le
frère chargé de l'admonition a fait ce qu'il a pu ", selon l'explication
de S. Jean Chrysostome.
4. S. Augustin, lorsqu'il dit qu'avant tout autre témoin il faut avertir le supérieur, parle de celui-ci comme étant une personne privée, plus capable que tout autre d'être utile ; mais non comme représentant de l'Église, c'est-à-dire comme investi du pouvoir judiciaire.
LES VICES OPPOSÉS A LA CHARITÉ
I. La haine, qui s'oppose à la charité elle-même (Question 34) - II. L'acédie (Question 35) et l'envie (Question 36) qui s'opposent à la joie de la charité. - III. La discorde (Question 37) et le schisme, (Question 39) qui s'opposent à la paix. - IV. L'inimitié (Question 40-42) et le scandale (Question 43), qui s'opposent à la bienfaisance et à la correction fraternelle.
1. Est-il possible d'avoir de la haine contre Dieu ? - 2. La haine de Dieu est-elle le plus grand des péchés ? - 3. La haine du prochain est-elle toujours un péché ? - 4. Est-elle le péché le plus grand parmi ceux qui se commettent contre le prochain ? - 5. Est-elle un vice capital ? - 6. De quel vice capital tire-t-elle son origine ?
Objections
:
1. Il semble que non. Denys
a dit en effet que " ce qui est bon et beau en soi-même est aimé et
apprécié par tous ". Or Dieu est la bonté et la beauté mêmes. On ne peut
donc pas le haïr.
2. Il est dit au livre
apocryphe d'Esdras que " toute chose aspire à la vérité et se réjouit dans
ses oeuvres ". Or, Dieu est la vérité même, selon S. Jean (13, 6). Donc
Dieu est aimé de tous et personne ne peut avoir de haine contre lui.
3. La haine est une
aversion. Or, selon Denys, Dieu " tourne toutes choses vers lui ".
Personne ne peut donc le haïr.
Cependant, on lit dans le Psaume (74, 23) : " L'orgueil de ceux qui te haïssent ne cesse de croître ", et en S. Jean (15, 24) : " Maintenant ils ont vu, et ils me haïssent, moi et mon Père. "
Conclusion
:
Il résulte de ce que nous avons dit précédemment que la haine est un mouvement de la puissance appétitive, laquelle a besoin pour se mouvoir d'une appréhension préalable. Mais Dieu peut être saisi par l'homme de deux façons. Ou bien il est saisi en lui-même par la vision de son essence, ou bien il est saisi dans ses effets, lorsque " ses oeuvres rendent visibles à l'intelligence ses attributs invisibles " (Rm 1, 20). Dieu est par essence la bonté même. On ne peut haïr la bonté même, car, par définition, le bien est ce qu'on aime. C'est pourquoi il est impossible à celui qui voit Dieu dans son essence d'avoir pour lui de la haine.
Mais pour ses effets, certains ne peuvent en aucune façon contrarier la volonté humaine. Ainsi l'existence, la vie, l'intelligence sont désirées et aimées de tous. On ne peut haïr Dieu lorsqu'on le considère comme l'auteur de ces biens.
En revanche, il y a des oeuvres de Dieu qui contrarient une volonté mal ordonnée, par exemple lorsqu'il inflige une peine, ou encore lorsque la loi divine interdit de pécher. Cela répugne à une volonté dépravée par le péché. En considération de tels effets, il se peut que Dieu soit haï par certains lorsqu'on le considère comme celui qui prohibe les péchés et qui inflige des peines.
Solutions
:
1. L'argument est valable
lorsqu'il s'agit de ceux qui voient l'essence de Dieu, c'est-à-dire l'essence
même de la bonté.
2. L'argument est valable
lorsque l'on considère Dieu comme l'auteur de ces effets qui sont aimés
naturellement des hommes, effets parmi lesquels se situent les oeuvres que la
vérité offre à leur connaissance.
3. Dieu tourne toutes choses vers lui-même en tant qu'il est le principe de l'être ; toutes choses, en effet, en tant qu'elles existent, tendent à une similitude avec Dieu, qui est l'être même.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. Car le
plus grave est le péché contre l'Esprit Saint, qui est un péché irrémissible,
comme il est écrit en S. Matthieu (12, 32). Mais la haine de Dieu n'est pas
comptée parmi les espèces de péché contre l'Esprit Saint, on a pu le voir
précédemment.
2. Le péché consiste à
s'éloigner de Dieu. Mais l'infidèle qui n'a pas la connaissance de Dieu semble
plus éloigné de Dieu que le fidèle, qui, tout en éprouvant de la haine contre
Dieu, le connaît néanmoins. Le péché d'infidélité semble donc plus grave que la
haine contre Dieu.
3. On ne peut haïr Dieu
qu'en raison de ses oeuvres parmi lesquelles il faut principalement citer la
punition. Mais haïr la punition n'est pas le plus grand des péchés.
Cependant, au meilleur s'oppose le pire, dit le Philosophe. Or la haine de Dieu s'oppose à l'amour de Dieu, en quoi consiste le meilleur de l'homme. La haine de Dieu est donc le pire des péchés de l'homme.
Conclusion
:
La déficience propre au péché consiste dans le fait qu'il détourne de Dieu, nous l'avons dit précédemment. Cette aversion ne serait pas coupable si elle n'était pas volontaire. C'est pourquoi la faute consiste dans le fait de se détourner de Dieu volontairement.
Cette aversion volontaire de Dieu est directement impliquée dans la haine de Dieu, alors que les autres péchés ne la réalisent que par participation et indirectement. En effet, de même que la volonté s'attache par soi à ce qu'elle aime, de même par soi, elle fuit ce qu'elle hait. C'est pourquoi, lorsque quelqu'un hait Dieu, sa volonté essentiellement se détourne de lui. Dans les autres péchés au contraire, la fornication par exemple, on ne se détourne pas directement de Dieu, mais sous un certain rapport, dans la mesure où l'appétit se porte vers un plaisir désordonné, avec cette conséquence qu'on se détourne de Dieu. Toujours, en effet, ce qui est essentiel a plus d'importance que ce qui est accidentel. C'est pourquoi, parmi tous les péchés, la haine de Dieu est le plus grave.
Solutions
:
1. Comme dit S. Grégoire :
" c'est une chose de ne pas faire le bien, c'en est une autre de haïr
l'auteur du bien ; tout comme pécher par précipitation, et pécher de propos
délibéré ". Ce qui donne à entendre que la haine de Dieu, dispensateur de
tout bien, est un péché délibéré, c'est-à-dire un péché contre l'Esprit Saint.
Il est donc clair que la haine contre Dieu est par excellence le péché contre
l'Esprit Saint, si tant est que celui-ci désigne un genre particulier de péché.
Si cependant on ne la compte pas parmi les espèces de péché contre l'Esprit
Saint, c'est parce qu'on la trouve généralement dans toutes ces espèces.
2. L'infidélité n'est
coupable que dans la mesure où elle est volontaire. Et c'est pourquoi elle est
d'autant plus grave qu'elle est plus volontaire. Or, son caractère volontaire
provient de ce qu'on a de la haine contre la vérité proposée. Il est donc clair
que la raison de péché, dans l'infidélité, vient de la haine de Dieu, dont la
foi reconnaît la vérité. Et c'est pourquoi, de même qu'une cause est plus
importante que son effet, ainsi la haine de Dieu est un péché plus grand que
l'infidélité.
3. Quiconque déteste le châtiment, ne hait pas pour autant Dieu son auteur. Beaucoup en effet haïssent les châtiments et les supportent cependant avec patience, par respect pour la justice divine. C'est pourquoi S. Augustin dit que " Dieu nous ordonne de supporter les maux qui nous châtient, non de les aimer. " Mais quand on fait éclater sa haine contre Dieu qui punit, c'est la justice elle-même qu'on hait. C'est là un péché très grave. C'est pourquoi S. Grégoire dit : " De même qu'il est parfois plus grave d'aimer le péché que de le commettre, de même parfois il est pire de haïr la justice que d'y manquer. "
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, il n'y a pas de péché dans les préceptes ou les conseils de la loi
divine. Comme disent les Proverbes (8, 8) : " Toutes les paroles de Dieu
sont droites ; en elles rien de mauvais ni de pervers. " Or, il est écrit
en S. Luc (14, 26) : " Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père et sa
mère, il ne peut être mon disciple. " La haine du prochain n'est donc pas
toujours un péché.
2. Il ne peut pas y avoir de péché à imiter Dieu.
Or l'imitation de Dieu nous conduit
à avoir de la haine pour certains. On peut lire en effet dans l'épître aux
Romains (1, 30) : " Les médisants haïs de Dieu. " Nous pouvons donc
avoir de la haine pour certains sans pécher pour autant.
3. Rien de ce qui relève de
la nature n'est péché, puisque le péché consiste à " s'écarter de ce qui
est conforme à la nature ", selon S. Jean Damascène. Or il est naturel à
tout être de haïr ce qui lui est contraire et ce qui travaille à sa destruction.
Il semble donc qu'il n'y a pas de péché à haïr ses ennemis.
Cependant, il est écrit dans la Ière épître de S. Jean (2, 9) : " Celui qui hait son frère est dans les ténèbres. " Or les ténèbres spirituelles sont les péchés. La haine du prochain ne peut donc exister sans péché.
Conclusion
:
La haine est opposée à l'amour, nous l'avons vu. C'est pourquoi la haine a raison de mal dans la mesure où l'amour a raison de bien. Or on doit aimer le prochain en considération de ce qu'il tient de Dieu, c'est-à-dire en considération de la nature et de la grâce ; on ne lui doit pas d'amour en considération de ce qu'il tient de lui-même et du diable, c'est-à-dire en considération du péché et du manquement à la justice. C'est pourquoi il est permis de haïr chez son frère le péché et tout ce qui est manquement à la justice divine, mais on ne peut haïr sans péché la nature et la grâce de son frère. Haïr chez son frère la faute et ses manquements au bien, relève de l'amour du prochain, car il y a une même raison pour vouloir du bien à quelqu'un et pour haïr le mal qui est en lui. Ainsi donc, si l'on considère de façon absolue la haine de son frère, elle s'accompagne toujours de péché.
Solutions
:
1. Selon la nature et les
affinités que nous avons avec nos parents, nous sommes tenus de les honorer.
C'est le commandement de Dieu, comme le montre le livre de l'Exode (20, 12).
Mais nous devons les haïr selon qu'ils sont pour nous un obstacle dans notre
montée vers la perfection de la justice divine.
2. Ce que Dieu hait chez
les médisants, c'est leur faute, non leur nature. Ainsi nous pouvons haïr les
médisants sans commettre de faute.
3. Les hommes ne s'opposent pas à nous en raison des biens qu'ils tiennent de Dieu. C'est pourquoi, sous ce rapport, nous devons les aimer. Mais ils s'opposent à nous quand ils se font nos ennemis, ce qui est une faute de leur part. A ce titre, nous devons les haïr. Nous devons haïr en eux le fait qu'ils sont nos ennemis.
Objections
:
1. Il semble bien que oui.
On peut lire en effet dans la 1ère épître de S. Jean (3, 15) : " Celui qui
hait son frère est un homicide. " Or l'homicide est le plus grave des
péchés que l'on commette contre le prochain. La haine aussi par conséquent.
2. Ce qu'il y a de pire
s'oppose à ce qu'il y a de meilleur. Or, ce qu'il y a de meilleur parmi ce que
nous témoignons au prochain, c'est l'amour. Tout le reste, en effet, se ramène
à l'amour. La haine est donc ce qu'il y a de pire.
Cependant, le mal " c'est ce qui nuit ", d'après S. Augustin. Or, il y a
des péchés autres que la haine, qui nuisent davantage au prochain : le vol, par
exemple, l'homicide ou l'adultère. La haine n'est donc pas le péché le plus
grave.
2. De même, dans son commentaire de la phrase de S. Matthieu (5, 19) : " Celui qui violera un seul de ces commandements, même des plus petits... ", S. Jean Chrysostome s'exprime ainsi : " Les commandements de Moïse : "Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d'adultère", ne sont pas très importants si l'on considère leur rétribution, mais ils le sont si l'on considère la faute. Les commandements du Christ : "Tu ne te mettras pas en colère, tu n'auras pas de mauvais désirs", sont de grande importance si l'on considère leur rétribution, et de peu d'importance si l'on considère la faute. " Or, la haine est un mouvement intérieur de l'âme, comme la colère et la concupiscence. La haine du prochain est donc un péché moins grand que l'homicide.
Conclusion
:
Le péché que l'on commet contre le prochain a raison de mal pour deux motifs : d'abord, parce qu'il manifeste un désordre chez celui qui pèche ; ensuite parce qu'il cause un dommage à celui contre qui l'on pèche. Sous le premier aspect, la haine est un péché plus grand que les dommages extérieurs infligés au prochain. La haine, en effet, manifeste le désordre de la volonté humaine, ce qu'il y a de plus précieux dans l'homme, ce en quoi le péché trouve sa racine. Aussi, même lorsqu'il y a désordre dans les actions extérieures, mais sans désordre dans la volonté, il n'y a pas péché. C'est le cas par exemple de celui qui tue un homme par ignorance ou par passion de la justice. Et s'il y a quelque culpabilité dans les fautes extérieures que l'on commet contre le prochain, tout vient de la haine intérieure. Mais quand on considère le dommage que l'on fait subir au prochain, il y a des péchés extérieurs qui sont plus graves que la haine intérieure.
Solution : Cela montre comment répondre aux Objections.
Objections
:
1. Oui, semble-t-il. Car
elle s'oppose directement à la charité. Mais la charité est la principale et la
mère des autres vertus. La haine est donc éminemment un vice capital, et le
principe de tous les autres.
2. Les péchés naissent en
nous de l'inclination des passions, d'après l'épître aux Romains (7, 5) :
" Les passions des péchés agissaient en nos membres et portaient ainsi des
fruits de mort. " Or, nous l'avons vu précédemment, dans le domaine des passions
de l'âme, c'est de l'amour et de la haine que toutes les autres semblent
découler. La haine est donc à placer parmi les vices capitaux.
3. Le vice est un mal
moral. Or, la haine, dans l'ordre du mal, a une primauté sur toutes les autres
passions. Il semble donc que la haine doive être considérée comme un vice
capital.
Cependant, S. Grégoire ne compte pas la haine parmi les sept vices capitaux.
Conclusion
:
Comme on l'a dit plus haut, le vice capital est celui qui, le plus fréquemment, donne naissance à d'autres vices. Or, le vice s'oppose à la nature de l'homme en tant que celui-ci est un animal raisonnable. Et quand on agit contre la nature, ce qui appartient à la nature se corrompt petit à petit. Ainsi s'éloigne-t-on d'abord de ce qui appartient à la nature à un moindre titre, et pour terminer, de ce qui appartient à la nature à titre principal. Ce qui, en effet, vient en premier au cours de la formation, vient en dernier au cours de la désagrégation. Or, ce qui est d'abord et avant tout naturel à l'homme, c'est d'aimer le bien, surtout le bien divin et le bien du prochain. C'est pourquoi la haine, qui s'oppose à cet amour, ne vient pas en premier au cours de la destruction de la vertu par les vices, mais en dernier. La haine n'est donc pas un vice capital.
Solutions
:
1. Aristote écrit : "
La vertu d'une chose consiste en sa bonne disposition par rapport à sa nature.
" C'est pourquoi dans l'ordre vertueux il faut que soit premier et joue le
rôle de principe ce qui est premier et joue le rôle de principe dans l'ordre
naturel. En raison de quoi la charité est considérée comme la principale des
vertus. Pour une raison analogue, la haine ne peut venir en premier parmi les
vices, on vient de le dire.
2. La haine du mal qui
s'oppose au bien naturel vient en premier parmi les passions de l'âme, de même
que l'amour du bien naturel. Mais la haine d'un bien conforme à la nature ne
peut venir en premier ; elle vient en dernier lieu, car une haine de cette
sorte témoigne que la nature est déjà corrompue. Il en est de même de l'amour
d'un bien étranger à la nature.
3. Le mal est double. Il y a le mal qui est véritable, celui qui s'oppose au bien de la nature. A l'égard de ce mal, la haine peut avoir raison de priorité parmi les passions. Et il y a aussi un autre mal qui n'est pas véritable mais apparent, celui qui en fait est un véritable bien, un bien conforme à la nature, mais que l'on considère comme un mal parce que la nature est corrompue. La haine de ce mal-là ne peut venir qu'en dernier lieu. Cette haine est vicieuse, mais elle n'est pas première.
Objections
:
1. Il semble que la
haine ne naît pas de l'envie, car l'envie est une certaine tristesse que nous
inspire le bien d'autrui. Or, la haine ne naît pas de la tristesse ; c'est
plutôt l'inverse. Car nous nous attristons de la présence de maux que nous
haïssons. La haine ne naît donc pas de l'envie.
2. La haine s'oppose à
l'amour. Or, l'amour du prochain se ramène à l'amour de Dieu, comme nous
l'avons vu plus haut. Donc la haine du prochain se ramène à la haine de Dieu.
Or, la haine de Dieu n'a pas l'envie pour cause ; car nous n'envions pas ce qui
est à une distance infinie de nous, comme l'a montré le Philosophe'. Ainsi
donc, la haine n'est pas causée par l'envie.
3. Un effet unique a une cause
unique. Or, la haine a pour cause la colère. En effet, dit S. Augustin, "
une colère qui monte se transforme en haine ". La haine n'a. donc pas
l'envie pour cause.
Cependant, S. Grégoire affirme : " La haine naît de l'envie. "
Conclusion
:
La haine du prochain, nous venons de le dire, est l'ultime développement du péché, parce qu'elle est à l'opposé de l'amour, qui est un sentiment naturel à l'égard du prochain. Si l'on s'éloigne de ce qui est naturel, cela arrive parce qu'on veut éviter ce qu'il est naturel de fuir. Ainsi, il est naturel pour un animal de fuir la tristesse et de rechercher le plaisir, comme le montre Aristote. C'est pourquoi, de même que l'amour a pour cause le plaisir, la haine a pour cause la tristesse. De même, en effet que nous sommes poussés à aimer les choses qui nous font plaisir, pour la raison qu'elles nous apparaissent alors sous la raison de bien, de même nous sommes poussés à détester les choses qui nous attristent, pour la raison qu'elles nous apparaissent alors sous la raison de mal. Aussi, puisque l'envie est une tristesse provoquée par le bien du prochain, elle a pour résultat de nous rendre haïssable le bien du prochain. De là vient que la haine naît de l'envie.
Solutions
:
1. Parce que la puissance d'appétit, comme la puissance d'appréhension, fait retour sur ses actes, il en résulte, dans les mouvements de l'appétit comme une espèce de circuit.
Suivant le premier processus du
mouvement appétitif, l'amour engendre le désir, et le désir engendre le
plaisir, quand on a obtenu ce que l'on désirait. Et parce que le fait même de
se délecter d'un bien qu'on aime a raison de bien., il s'ensuit que le plaisir
cause l'amour. Pour la même raison, la tristesse cause la haine.
2. Les choses ne se
présentent pas de la même façon selon qu'il s'agit de l'amour ou de la haine.
Car l'amour a pour objet le bien, qui découle de Dieu sur les créatures. C'est
pourquoi la dilection concerne d'abord Dieu, et ensuite le prochain. Tandis que
la haine a pour objet le mal, qui n'a pas de place en Dieu lui-même, mais
seulement dans ses oeuvres. Aussi avons-nous dit précédemment qu'on ne peut
avoir de la haine pour Dieu à moins de le considérer dans ses oeuvres. C'est
pourquoi la haine du prochain existe avant la haine de Dieu. Aussi,
puisque l'envie que l'on a pour le prochain est cause de la haine que l'on a
contre lui, elle devient par voie de conséquence cause de la haine que
l'on a contre Dieu.
3. Rien n'empêche qu'une même chose provienne, selon des raisons diverses, de diverses causes. C'est ainsi que la haine peut naître et de la colère et de l'envie. Elle naît cependant plus directement de l'envie qui rend le bien du prochain attristant et par conséquent haïssable. Mais la haine naît aussi de la colère par une certaine progression. Tout d'abord la colère nous fait désirer le mal du prochain d'une manière mesurée, selon qu'elle a raison de vengeance ; ensuite, si la haine persiste, on en arrive à désirer absolument le mal du prochain, ce qui par définition est de la haine. Il est donc clair que la haine naît formellement de l'envie à titre objectif, et de la colère à titre de disposition.
Il faut étudier maintenant les vices qui s'opposent à la joie de la charité. A la joie que donne le bien divin s'oppose l'acédie (Question 35) ; à la joie que donne le bien du prochain s'oppose l'envie (Question 36). C'est pourquoi nous étudierons d'abord l'acédie, puis l'envie.
1. Est-elle un péché ? - 2. Est-elle un vice particulier ? - 3. Est-elle un péché mortel ? - 4. Est-elle un vice capital ?
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car,
selon le Philosophe " nous ne méritons ni louange ni blâme pour nos
passions ". Or l'acédie est une passion, car elle est une espèce de
tristesse, comme dit S. Jean Damascène et nous l'avons vu plus haut. L'acédie
n'est donc pas un péché.
2. Il n'y a pas de
déficience corporelle se produisant à heure fixe, que l'on puisse considérer
comme un péché. Or il en est ainsi pour l'acédie. Cassien nous dit : "
C'est surtout aux environs de la sixième heure que l'acédie tourmente le moine,
comme une sorte de fièvre qui monte à l'heure dite, attaquant l'âme malade par
les accès les plus ardents de ses feux à des heures régulières et déterminées.
" L'acédie n'est donc pas un péché.
3. Ce qui procède d'une
bonne racine ne semble pas être un péché. Or, l'acédie procède d'une bonne
racine, puisque Cassien fait remarquer que l'acédie vient de ce que quelqu'un
se trouve douloureux de ne pas produire de fruit spirituel ; il fait alors
grand cas des monastères qui ne sont pas les siens. Ce qui semble une marque
d'humilité. L'acédie n'est donc pas un péché.
4. Il faut toujours fuir le
péché. " Fuis le péché comme le serpent ", dit l'Ecclésiaste (21, 2).
Or, Cassien note que " l'expérience prouve qu'il ne faut pas fuir les
assauts de l'acédie, mais la surmonter en lui résistant ". Donc, l'acédie
n'est pas un péché.
Cependant, ce que défend la Sainte Écriture est un péché. Or, il en est ainsi pour l'acédie. Il est écrit en effet dans l'Ecclésiastique (6, 26) : " Offre-lui tes épaules et porte-là ", il s'agit de la sagesse spirituelle - " et tu n'éprouveras pas d'acédie en restant dans ses liens ". Donc, l'acédie est un péché.
Conclusion
:
L'acédie, selon S. Jean Damascène, est " une tristesse accablante " qui produit dans l'esprit de l'homme une dépression telle qu'il n'a plus envie de rien faire, à la manière de ces choses qui, étant acides, sont, de surcroît, froides (et inertes). Et c'est pourquoi l'acédie implique un certain dégoût de l'action. C'est ce que démontre la Glose commentant le Psaume (107, 18) : " Ils avaient toute nourriture en horreur. " Certains la définissent " une torpeur de l'esprit qui ne peut entreprendre le bien ". Une telle tristesse est toujours mauvaise, parfois en elle-même, parfois en ses effets. Est mauvaise en elle-même la tristesse qui provient d'un mal apparent et d'un bien véritable ; à l'inverse, est mauvaise la délectation d'un bien apparent et d'un mal véritable. Donc, puisque le bien spirituel est un vrai bien, la tristesse qui provient d'un bien spirituel est mauvaise en elle-même. Quant à la tristesse qui provient d'un mal véritable, elle est mauvaise dans ses effets lorsqu'elle accable l'homme au point de l'empêcher totalement de bien agir. Aussi l'Apôtre (2 Co 2, 7) ne veut-il pas que celui qui fait pénitence " sombre dans une tristesse excessive " à la vue de son péché. Donc, parce que l'acédie, comme nous l'envisageons ici, est une tristesse provenant d'un bien spirituel, elle est doublement mauvaise : en elle-même et dans ses effets. Et c'est pourquoi l'acédie est un péché, car, nous l'avons montré, ce qui est mauvais dans les mouvements de l'appétit est un péché.
Solutions
:
1. En elles-mêmes les
passions ne sont pas des péchés, mais elles méritent le blâme quand elles
s'appliquent à quelque chose de mauvais, de même qu'elles sont dignes de
louange quand elles s'appliquent à quelque chose de bon. En elle-même la
tristesse ne signale ni quelque chose de louable ni quelque chose de blâmable.
La tristesse est louable quand elle provient d'un mal véritable et qu'elle
reste modérée. La tristesse est blâmable quand elle provient d'un bien, ou
qu’elle est immodérée. C'est ainsi que l'acédie est un péché.
2. Les passions de
l'appétit sensible peuvent être en elles-mêmes des péchés véniels, et incliner
l'âme au péché mortel. Parce que l'appétit sensible est lié à un organe
corporel, il en résulte qu’à la suite d'une modification d'ordre corporel,
l’homme se trouve plus disposé à quelque péché. Et c'est pourquoi il peut
arriver qu'en raison des changements d'ordre corporel survenant à des moments
précis, certains péchés nous assaillent davantage. Ainsi, toute déficience
corporelle, de soi, dispose à la tristesse, c'est pourquoi ceux qui jeûnent
quand, vers le milieu du jour, ils commencent à éprouver le manque de
nourriture et sont accablés par l'ardeur du soleil, subissent davantage les assauts
de l'acédie.
3. C'est pour l'homme une
marque d'humilité de ne pas s'exalter lui-même, alors qu'il constate ses
propres défauts. Mais ce n'est pas de l'humilité, mais plutôt de l'ingratitude
que de mépriser les biens qui lui viennent de Dieu. C'est ce mépris qui
engendre l'acédie. Nous nous attristons en effet de ce que nous estimons
mauvais ou de peu de prix. Il est donc nécessaire que si quelqu'un apprécie les
biens des autres, il ne méprise pas pour autant les biens que Dieu lui réserve.
Car alors ceux-ci deviendraient attristants.
4. Il faut toujours fuir le péché. Mais il faut vaincre le péché parfois en le fuyant, parfois et lui résistant. En le fuyant, quand une rumination continue augmente l'excitation du péché, ce qui est le cas pour la luxure. C'est pourquoi S. Paul écrit (1 Co 6, 18) : " Fuyez la fornication. " El il faut vaincre le péché en lui résistant, quand une réflexion prolongée supprime l'attrait du péché qui provient d'un examen superficiel. Ce qui est le cas pour l'acédie, car plus nous réfléchissons aux biens spirituels, plus aussi ils nous deviennent agréables ; ce qui fait cesser l'acédie.
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet, ce qui se vérifie pour chaque vice ne constitue pas une raison
particulière de vice. Or, tous les vices font que l'homme s'attriste du bien
spirituel opposé ; car le luxurieux s'attriste du bien de la continence, le
gourmand s'attriste du bien de l'abstinence. Puisque l'acédie est une tristesse
qui provient du bien spirituel, nous venons de le voir, il semble donc que
l'acédie ne soit pas un péché spécial.
2. Puisque l'acédie est une
certaine tristesse, elle s'oppose à la joie. Or la joie n'est pas une vertu
spéciale. On ne peut donc pas dire non plus que l'acédie soit un vice spécial.
3. Puisque le bien
spirituel est un objet d'ordre général que la vertu recherche et que le vice
fuit, il ne constitue pas une raison spéciale de vertu ou de vice, à moins
qu'une addition n'en restreigne le sens. Or, si l'acédie est un vice spécial,
il n'y a que le labeur, semble-t-il, pour apporter cette précision restrictive.
C'est en effet parce que les biens spirituels sont laborieux que certains les
fuient, si bien que l'acédie est une espèce d'ennui. Or, il n'appartient qu'à
la paresse de fuir l'effort et de chercher le repos corporel. L'acédie ne
serait donc rien d'autre que la paresse. Ce qui semble faux, car la paresse
s'oppose au zèle, alors que l'acédie s'oppose à la joie. L'acédie n'est donc
pas un vice particulier.
Cependant, S. Grégoire distingue l'acédie des autres vices. Elle est donc un vice spécial.
Conclusion
:
Puisque l'acédie est une tristesse qui provient du bien spirituel, si l'on considère le bien spirituel dans son acception générale, l'acédie ne pourra signifier un vice spécial. Tout vice, en effet, comme on l'a dit, fuit le bien de la vertu opposée. De même, on ne peut pas dire que l'acédie soit un vice spécial dans la mesure où elle fuit le bien spirituel en tant qu'il est fatigant ou pénible pour le corps, ou qu'il empêche sa délectation ; car cela ne la distinguerait pas des vices charnels qui nous font rechercher le repos et le plaisir du corps.
Et c'est pourquoi nous devons dire qu'il y a un ordre parmi les biens spirituels ; en effet, tous les biens spirituels qui se trouvent dans les actes de chaque vertu sont ordonnés à un bien spirituel unique qui est le bien divin, que concerne une vertu spéciale, la charité. Il appartient donc à chaque vertu de se réjouir de son bien spirituel propre, qui se trouve dans son acte propre ; mais cette joie spirituelle qui se réjouit du bien divin appartient spécialement à la charité. Et de même, cette tristesse au sujet du bien spirituel qui se trouve dans les actes de chaque vertu n'appartient pas à un vice spécial, mais à tous les vices. Au contraire, s'attrister du bien divin, dont se réjouit la charité, cela appartient à un vice spécial qu'on appelle l'acédie.
Solutions
:
On répond ainsi clairement aux Objections.
Objections
:
1. L'acédie ne semble pas
être un péché mortel. En effet, tout péché mortel s'oppose à un précepte de la
loi divine. Or, l'acédie ne s'oppose à aucun précepte, semble-t-il, comme on le
voit en examinant l'un après l'autre les préceptes de décalogue.
2. Un péché d'action n'est
pas moins grand qu'un péché du coeur appartenant au même genre. Or, agir en
s'écartant d'un bien spirituel conduisant à Dieu, n'est pas péché mortel ;
autrement, quiconque n'observerait pas les conseils pécherait mortellement.
Donc l'acédie n'est pas péché mortel.
3. On ne trouve pas de
péché mortel chez les hommes parfaits. Mais on trouve chez eux de l'acédie, et
Cassien a pu dire que l'acédie " est surtout éprouvée par les solitaires
et qu'elle constitue l'ennemi le plus pernicieux et le plus fréquent pour ceux
qui demeurent au désert ". L'acédie n'est donc pas un péché mortel.
Cependant, S. Paul nous dit (2 Co 7, 10) : " La tristesse selon ce monde produit la mort. " C'est le cas de l'acédie. Elle n'est pas en effet une " tristesse selon Dieu ", laquelle se distingue par opposition à la tristesse selon ce monde qui produit la mort. Donc elle est péché mortel.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit antérieurement, on appelle péché mortel celui qui détruit la vie spirituelle. Celle-ci vient de la charité selon laquelle Dieu habite en nous. Aussi un péché est-il mortel en raison de son genre lorsque, de lui-même, selon sa raison propre, il s'oppose à la charité. Or, c'est le cas pour l'acédie. Car l'effet propre de la charité, nous l'avons déjà dit, est la joie qui vient de Dieu ; tandis que l'acédie est la tristesse que nous inspire le bien spirituel en tant qu'il est le bien divin. Aussi, en raison de son genre, l'acédie est-elle péché mortel.
Il faut remarquer cependant que les péchés qui, par leur genre, sont mortels ne le sont que s'ils atteignent leur perfection. Car l'achèvement du péché est dans le consentement de la raison. Nous parlons en effet maintenant du péché humain, qui consiste dans un acte humain dont le principe est la raison. Aussi le péché qui commence dans la seule sensualité, sans parvenir jusqu'au consentement de la raison, est-il péché véniel à cause du caractère imparfait de son acte. C'est ainsi qu'en matière d'adultère le désir qui demeure dans la seule sensualité est péché véniel, mais s'il parvient jusqu'au consentement de la raison, il est péché mortel. C'est ainsi encore qu'un mouvement d'acédie existe parfois dans la seule sensualité, en raison de l'opposition de la chair à l'esprit, et il est alors péché véniel. Mais parfois le mouvement d'acédie parvient jusqu'à la raison qui accepte de fuir, de prendre en horreur et de détester le bien divin, la chair prévalant tout à fait contre l'esprit. Alors, il est évident que l'acédie est péché mortel.
Solutions
:
1. L'acédie est contraire
au précepte de sanctification du sabbat qui prescrit, selon qu'il est un
précepte moral, le repos de l'esprit de Dieu. A cela s'oppose la tristesse
spirituelle à l'égard du bien divin.
2. L'acédie n'est pas un
éloignement de l'esprit envers un bien spirituel quelconque, mais envers le
bien divin, auquel l'esprit doit d'unir de toute nécessité. Si quelqu'un
s'attriste parce qu'on l'oblige à accomplir des oeuvres de vertu auxquelles il
n'est pas tenu, il ne commet pas le péché d'acédie. Mais il le commet lorsqu'il
s'attriste de ce qu'il doit accomplir pour Dieu.
3. Chez les saints hommes on trouve des mouvements imparfaits d'acédie, qui n'atteignent pas cependant jusqu'au consentement de la raison.
Objections
:
1. Il semble que non. On
appelle en effet vice capital celui qui pousse à des actes de péchés, nous
l'avons dit précédemment. Or, l'acédie ne pousse pas à agir, mais retient
plutôt d'agir. Elle n'est donc pas un vice capital.
2. Le vice capital a des
filles qui lui sont attribuées. S. Grégoire attribue à l'acédie six filles qui
sont " la malice, la rancune, la pusillanimité, le désespoir, la torpeur
vis-à-vis des commandements, le vagabondage de l'esprit autour des choses
défendues ", qu'il ne semble pas exact de faire naître de l'acédie. La
rancune, en effet, semble bien être identique à la haine, et celle-ci naît de
l'envie, nous l'avons vu plus haut. La malice est un genre qui englobe tous les
vices, de même que le vagabondage de l'esprit autour de choses défendues. La
torpeur vis-à-vis des commandements semble bien identique à l'acédie. Quant à
la pusillanimité et au désespoir, ils peuvent provenir de n'importe quel péché.
Il n'est donc pas exact de considérer l'acédie comme un vice capital.
3. S. Isidore distingue le
vice d'acédie du vice de tristesse. Il y a tristesse, dit-il, quand on s'écarte
d'un devoir onéreux et pénible auquel on est tenu ; acédie quand on se laisse
aller à une inaction coupable. Et il ajoute que la tristesse produit " la
rancune, la pusillanimité, l'amertume, le désespoir " ; et que l'acédie a
sept filles : l'inaction, l'indolence, l'agitation de l'esprit, la nervosité,
l'instabilité, le bavardage, la curiosité. Il semble bien que l'un ou l'autre,
S. Grégoire ou S. Isidore, ait tort de ranger l'acédie parmi les vices capitaux
chacun avec ses filles.
Cependant, S. Grégoire affirme que l'acédie est un vice capital et qu'elle a les filles que l'on a dites.
Conclusion
:
Comme nous l'avons vu antérieurement, un vice est appelé capital lorsqu'il est prêt à engendrer d'autres vices selon la raison de cause finale. De même que les hommes se donnent beaucoup de mal en vue du plaisir, soit afin de l'obtenir, soit parce que l'entraînement du plaisir les pousse à d'autres activités ; de même ils se donnent beaucoup de mal en vue de la tristesse, soit afin de l'éviter, soit que pressés par elle, ils se hâtent de faire autre chose. Aussi, puisque l'acédie est une tristesse, comme nous l'avons vu', est-il juste d'en faire un vice capital.
Solutions
:
1. Il est vrai que
l'acédie, en pesant sur l'esprit, retient l'homme des activités qui causent la
tristesse. Mais elle pousse aussi à certains actes qui, ou bien sont en accord
avec la tristesse, comme de pleurer, ou bien permettent d'éviter la tristesse.
2. S. Grégoire a désigné les filles de l'acédie comme il le fallait. En effet, selon le Philosophe, " personne ne peut rester longtemps sans plaisir, en compagnie de la tristesse ". C'est pourquoi la tristesse a nécessairement deux résultats ; elle conduit l'homme à s'écarter de ce qui l'attriste ; et elle le fait passer à d'autres activités où il trouve son plaisir. De même, ceux qui ne peuvent goûter les joies spirituelles se portent vers les joies corporelles selon Aristote. Dans ce mouvement de fuite par rapport à la tristesse, se remarque le processus suivant : d'abord, l'homme fuit les choses qui l'attristent ; ensuite il combat ce qui lui apporte de la tristesse. Or, les biens spirituels dont l'acédie s'attriste sont la fin et les moyens qui regardent la fin. On fuit la fin par le désespoir. On fuit les biens ordonnés à la fin, s'il s'agit de biens difficiles appartenant à la voie des conseils, par la pusillanimité ; s'il s'agit de biens qui relèvent de la justice commune, on les fuit par la torpeur à l'égard des préceptes. Le combat contre les biens spirituels attristants est parfois mené contre les hommes qui les proposent, et c'est alors la rancune ; parfois le combat s'étend aux biens spirituels eux-mêmes, ce qui conduit à les détester, et c'est alors la malice proprement dite. Enfin, lorsqu'en raison de la tristesse causée par les biens spirituels, on se porte vers les choses extérieures qui procurent du plaisir, la fille de l'acédie est alors l'évasion vers les choses défendues.
La réponse aux objections faites à
chacune des filles de l'acédie est donc claire. En effet, la malice n'est pas
prise ici comme le genre commun à tous les vices, mais de la façon que nous
venons de dire. La rancune n'est pas prise ici dans un sens général qui rejoint
la haine, mais comme un ressentiment, nous venons de le dire. Et il faut en
dire autant pour les autres filles de l'acédie.
3. Cassien distingue, lui aussi, la tristesse de l'acédie ; mais S. Grégoire est plus exact en appelant l'acédie une tristesse. Car, nous l'avons vu plus haut x, la tristesse n'est pas un vice distinct des autres en tant qu'on se refuse à un travail pénible et fatigant, ou en tant qu'on s'attriste pour quelque autre motif, mais selon qu'on s'attriste du bien divin. Cela fait partie de la définition de l'acédie, qui se tourne vers une inaction coupable en tant qu'elle dédaigne le bien divin.
Mais la descendance qu'Isidore attribue à la tristesse et à l'acédie se ramène aux affirmations de S. Grégoire. Car l'amertume qu'Isidore fait venir de la tristesse est un effet de la rancune. L'inaction et l'indolence se ramènent à la torpeur en face des commandements ; celui qui est inactif les omet complètement, celui qui est indolent les accomplit avec négligence. Les cinq autres vices qu'il fait venir de l'acédie appartiennent tous à l'évasion de l'esprit vers les choses défendues. Quand cette évasion a son siège au sommet de l'esprit chez celui qui se dissipe à contretemps dans tous les sens, on l'appelle l'agitation de l'esprit ; quand elle se rapporte à la puissance de connaissance, on l'appelle la curiosité ; quand elle se rapporte à la faculté d'élocution, on l'appelle le bavardage ; quand elle se rapporte au corps, incapable de demeurer en un même lieu, on l'appelle la nervosité, si l'on veut signaler le vagabondage de l'esprit que manifestent les membres se répandant en mouvements désordonnés ; l'instabilité, si l'on veut signaler la diversité des lieux. L'instabilité peut désigner aussi l'inconstance dans les projets.
1. Qu'est-ce que l'envie ? - 2. Est-elle un péché ? - 3. Est-elle un péché mortel ? - 4. Est-elle
un vice capital et quelles sont ses filles ?
Objections
:
1. Il semble que l'envie ne
soit pas une tristesse, car la tristesse a pour objet le mal, tandis que
l'envie a pour objet le bien. S. Grégoire a dit en effet en parlant de l'envie
: " Elle est une blessure pour l'esprit qui se ronge, torturé par le
bonheur d'autrui. " L'envie n'est donc pas une tristesse.
2. La ressemblance n'est
pas une cause de tristesse, mais bien plutôt de joie. Or la ressemblance est
cause de l'envie. Le Philosophe b dit en effet : " Ils connaîtront
l'envie, ceux qui ont des gens qui leur ressemblent selon la race ou la
parenté, par la taille, le comportement, ou l'opinion. " Donc l'envie n'est
pas une tristesse.
3. La tristesse provient
d'une déficience. C'est pourquoi ceux à qui il manque beaucoup de choses sont
enclins à la tristesse, nous l'avons vu en étudiant les passions. Or ceux
" à qui manquent peu de choses, qui aiment les honneurs, et que l'on
considère comme des sages, sont envieux ", d'après Aristote. L'envie n'est
donc pas une tristesse.
4. La tristesse s'oppose au
plaisir. Or, des contraires ne peuvent avoir la même cause. C'est pourquoi le
souvenir des biens que l'on a possédés étant une cause de plaisir, on l'a vu,
ce souvenir ne sera pas cause de tristesse. Or, ce souvenir est cause d'envie.
Le Philosophe dit en effet que certains envient " ceux qui possèdent ou
ont possédé les biens qui leur convenaient à eux-mêmes, ou qu'eux-mêmes avaient
parfois possédés ". L'envie n'est donc pas une tristesse.
Cependant, le Damascène fait de l'envie une espèce de tristesse et dit que l'envie est " une tristesse des biens d'autrui ".
Conclusion
:
La tristesse a 'pour objet un mal personnel. Or, il arrive que le bien d'autrui soit considéré comme un mal personnel. Sous ce rapport le bien d'autrui peut être objet de tristesse. Et cela de deux façons : ou bien l'on s'attriste du bien d'autrui parce qu'il nous menace de quelque dommage ; c'est le cas de l'homme qui s'attriste de l'élévation de son ennemi, car il craint d'avoir à en souffrir. Une telle tristesse n'est pas de l'envie ; elle est plutôt une effet de la crainte, selon le Philosophe. Ou encore le bien d'autrui est considéré comme un mal personnel parce qu'il a pour résultat de diminuer notre gloire et notre réussite propres. C'est ainsi que l'envie s'attriste du bien d'autrui. Voilà pourquoi on envie surtout " les biens qui comportent de la gloire, et d'où les hommes aiment tirer honneur et réputation ", dit Aristote.
Solutions
:
1. Rien n'empêche que ce
qui est bon pour l'un soit considéré comme mauvais pour l'autre. C'est pourquoi
la tristesse peut provenir d'un bien, on vient de le dire.
2. L'envie vient de la
gloire d'autrui en tant que celle-ci diminue la gloire que l'on désire. En
conséquence, on envie seulement ceux que l'on veut égaler ou surpasser en
gloire. Or cela n'est pas possible envers ceux qui sont très loin de nous ;
personne en effet, à moins d'être insensé, ne cherche à égaler ou à surpasser
dans la gloire ceux qui sont de beaucoup supérieurs ; l'homme du peuple, par
exemple, n'envie pas le roi, ni le roi l'homme du peuple, qu'il dépasse de
beaucoup. C'est pourquoi l'homme n'envie pas ceux qui sont très loin de lui,
par le lieu, par le temps, ou par la situation, mais il envie ceux qui lui sont
proches, qu'il s'efforce d'égaler ou de surpasser. Car lorsque ceux-ci nous
dépassent en gloire, cela va contre notre intérêt, et il en résulte de la
tristesse. Pour que la ressemblance soit cause de joie, il faut qu'elle ait
l'accord de la volonté.
3. Personne ne s'efforce
d'atteindre à un bien qui le dépasse de beaucoup. Et donc on ne porte pas envie
à celui qui y excellerait. Mais si l'écart n'est pas grand, il semble qu'on
puisse atteindre à ce bien, et alors on le recherche. Si cette recherche échoue
parce que l'autre a trop de gloire, on s'attriste. Et c'est pourquoi, ceux qui
aiment les honneurs sont les plus envieux. Et de même les pusillanimes sont
envieux, parce que, attachant de l'importance à toute chose, tout ce qui arrive
de bon à quelqu'un, ils y voient une grande défaite pour eux. C'est pourquoi il
est dit dans Job (5, 2 Vg) : " L'envie fait mourir le petit. " Et S.
Grégoire : " Nous pouvons envier seulement ceux que nous estimons
meilleurs que nous sur quelque point. "
4. Le souvenir des biens passés, en tant qu'on les a possédés, cause du plaisir ; mais en tant qu'on les a perdus, il cause de la tristesse. Et en tant qu'ils sont possédés par d'autres, ils causent de l'envie. Car cela surtout semble porter atteinte à notre gloire personnelle. Aussi, le Philosophe fait-il remarquer que " les vieillards envient les jeunes, et que ceux qui ont payé cher leurs acquisitions envient ceux qui les ont faites à peu de frais ". Ils s'affligent en effet de la perte de leurs biens et du fait que d'autres les ont acquis.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, S. Jérôme écrit à Laeta sur l'éducation de sa fille : " Qu'elle ait
des compagnes d'études qu'elle puisse envier, dont l'éloge la pique. "
Mais personne ne doit être incité à pécher. Donc l'envie n'est pas un péché.
2. L'envie est " la
tristesse que donne le bien d'autrui ", selon le Damascène. Or, cette
tristesse peut être louable, car il est dit dans les Proverbes (29, 2) : "
Quand les impies dominent, le peuple gémit. " L'envie n'est donc pas un
péché.
3. L'envie désigne un
certain zèle. Mais un certain zèle est bon, selon le Psaume (69, 10) : "
Le zèle de ta maison me dévore. " Donc l'envie n'est pas toujours un
péché.
4. La peine se distingue de
la faute. Or, l'envie est une peine, comme le montre S. Grégoire : "
Lorsque, après une défaite, le coeur est corrompu par l'envie, les signes
extérieurs eux-mêmes indiquent la gravité du délire qui s'empare de la raison :
le visage pâlit, les joues se creusent, l'esprit s'enflamme, les membres se
glacent, la pensée est prise de rage, les dents grincent. " Donc l'envie
n'est pas un péché.
Cependant, S. Paul écrit aux Galates (5, 26) : " Ne cherchons pas la vaine gloire en nous provoquant les uns les autres, en nous enviant mutuellement. "
Conclusion
:
L'envie, nous l'avons vu, est une tristesse provoquée par " le bien d'autrui ". Mais cette tristesse peut naître de quatre façons.
1° On s'afflige du bien d'autrui parce qu'on en redoute un dommage pour soi-même et pour d'autres biens. Cette tristesse n'est pas de l'envie, nous l'avons vu, et elle peut exister sans péché. Aussi S. Grégoire peut-il écrire : " Il arrive souvent que, sans manquer à la charité, la ruine de l'ennemi nous réjouisse, ou encore son succès nous attriste, sans qu'il y ait péché d'envie, lorsque nous estimons que sa chute permettra à certains de se relever, lorsque nous craignons que son succès ne soit pour beaucoup le signal d'une injuste oppression. "
2° On peut s'attrister du bien d'autrui, non parce que lui-même possède un bien, mais parce que ce bien nous manque. Et cela, c'est proprement le zèle, d'après le Philosophe. Si ce zèle se rapporte à des biens honnêtes il est digne de louange ; S. Paul écrit (1 Co 14, 1) : " Ayez de l'émulation pour les dons spirituels. " S'il se rapporte à des biens temporels, il peut s'accompagner de péché ou non.
3° On s'attriste du bien d'autrui lorsque celui à qui le bien échoit en est indigne. Cette tristesse ne peut naître de biens honnêtes qui améliorent celui qui les reçoit ; mais d'après le Philosophe,, elle provient de richesses et de biens de ce genre, qui peuvent échoir aux dignes comme aux indignes. Cette tristesse, selon lui, s'appelle la némésis ou l'indignation que cause l'injustice, et elle est conforme aux bonnes moeurs. Mais il parle ainsi parce qu'il considérait en eux-mêmes les biens temporels qui peuvent sembler grands à ceux qui ne prêtent pas attention aux biens éternels. Mais selon la doctrine de la foi, les biens temporels que reçoivent les indignes leur sont octroyés en vertu d'une juste ordonnance de Dieu, pour leur amendement ou pour leur condamnation. Ces biens ne sont pour ainsi dire d'aucune valeur en comparaison des biens futurs qui sont réservés aux bons. Aussi cette tristesse est-elle interdite par l'Écriture sainte selon le Psaume (37, 1) : " N'envie pas les pêcheurs, ne jalouse pas ceux qui commettent l'iniquité. " Et dans un autre Psaume (73, 2.3) : " Encore un peu, je faisais un faux pas, car j'étais jaloux des impies, voyant la prospérité des pécheurs. "
4° On s'attriste des biens d'autrui lorsque le prochain a plus de biens que nous. Et cela, c'est proprement l'envie. Elle est toujours mauvaise, selon le Philosophe 1. " parce que l'on s'afflige de ce dont il faut se réjouir, à savoir du bien du prochain ".
Solutions
:
1. L'envie est prise ici
pour le zèle qui doit nous faire progresser en compagnie des meilleurs.
2. Cet argument se fonde
sur la tristesse du bien d'autrui dont nous avons parlé en premier lieu dans la
Réponse.
3. L'envie diffère du zèle,
nous venons de le dire. Le zèle peut être bon, alors que l'envie est toujours
mauvaise.
4. Rien n'empêche qu'un péché, lorsqu'il s'y ajoute quelque autre chose, ne prenne un caractère de peine. Nous l'avons vu précédemment en traitant des péchés.
Objections
:
1. Il semble que non. Car,
puisque l'envie est une tristesse, elle est une passion de l'appétit sensible.
Or, le péché mortel ne se trouve pas dans la sensualité, mais seulement dans la
raison ; S. Augustin l'a montré. L'envie n'est donc pas péché mortel.
2. Il ne peut y avoir de
péché mortel chez les enfants. Or, l'envie peut se trouver chez eux. S.
Augustin dit en effet : " J'ai vu, j'ai observé un enfant envieux : il ne
parlait pas encore et, blême, il jetait un regard méchant sur son frère de
lait. " L'envie n'est donc pas un péché mortel.
3. Tout péché mortel est
contraire à une vertu. Or, l'envie n'est pas contraire à une vertu, mais à
l'indignation qui est une passion, selon le Philosophe. L'envie n'est donc pas
un péché mortel.
Cependant, il est écrit dans Job (5, 2 Vg) : " L'envie fait mourir le petit. " Or, il n'y a que le péché mortel pour donner la mort spirituelle.
Conclusion
:
L'envie, par son genre, est péché mortel. Le genre d'un péché se prend en effet de son objet. Or, l'envie, en raison de son objet, est contraire à la charité, qui fait vivre l'âme spirituelle, selon S. Jean (1 Jn 3, 14) : " Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères. " En effet, la charité et l'envie ont toutes deux pour objet le bien du prochain, mais selon un mouvement contraire : alors que la charité se réjouit du bien du prochain, l'envie s'en attriste, nous l'avons vu. Il est donc clair que l'envie, par son genre, est péché mortel.
Il reste, comme nous l'avons vu plus haute qu'on trouve en chaque genre de péchés mortels des mouvements imparfaits qui, demeurant dans la sensualité, ne sont que des péchés véniels ; c'est le cas en matière d'adultère, pour le premier mouvement de concupiscence ; ou en matière d'homicide, pour le premier mouvement de colère. De même, dans le genre de l'envie, on trouve, parfois même chez des hommes parfaits, des premiers mouvements qui sont des péchés véniels.
Solutions
:
1. Le mouvement d'envie, en
tant qu'il est une passion de la sensualité, est un acte imparfait dans le
genre des actes humains, dont le principe est la raison. Cette envie-là n'est
pas péché mortel. Il en est de même de l'envie des enfants qui n'ont pas
l'usage de la raison.
2. Cela répond aussi à la
deuxième objection.
3. L'envie, d'après le Philosophe, s'oppose à l'indignation et à la miséricorde, mais différemment. Car elle s'oppose directement à la miséricorde selon leur objet principal : l'envieux, en effet, s'attriste du bien du prochain, alors que le miséricordieux s'attriste du mal du prochain. Aussi les envieux ne sont-ils pas miséricordieux, et l'inverse n'est pas vrai non plus. L'envie et l'indignation ou némésis s'opposent suivant ceux à qui appartient le bien dont elles s'attristent ; car celui qui s'indigne s'attriste du bien de ceux qui agissent indignement, comme dit le Psaume (73, 3) : " J'étais jaloux des impies, voyant la prospérité des pécheurs " tandis que l'envieux s'attriste du bien de ceux qui en sont dignes. La première opposition, entre l'envie et la miséricorde, est donc plus directe que la seconde, entre l'envie et l'indignation. Or la miséricorde est une vertu, elle est l'effet propre de la charité. L'envie s'oppose donc à la miséricorde et à la charité.
Objections
:
1. Il semble que non, car
les vices capitaux se distinguent des vices qu'ils engendrent. Or, l'envie est
fille de la vaine gloire. Le Philosophe dit en effet que " ceux qui ont
l'amour des honneurs et de la gloire sont les plus envieux ". L'envie
n'est donc pas un vice capital.
2. Les vices capitaux
paraissent moins graves que les vices qui naissent d'eux. S. Grégoire dit en
effet : " Il y a une apparence de raison dans les premiers vices qui se
présentent à un esprit abusé, mais les vices qui leur font suite plongent
l'esprit dans la folie la plus complète et l'abrutissement de leur clameur
bestiale. " Or, l'envie semble être le péché le plus grave d'après ce que
dit S. Grégoire : " Bien que tout vice verse dans le coeur humain le
poison de l'adversaire, c'est l'envie qui permet au serpent de cracher son venin
le plus secret et de vomir la peste de sa méchanceté, pour la faire partager.
" L'envie n'est donc pas un vice capital.
3. D'après S. Grégoire,
" de l'envie naissent la haine, la rumeur malveillante, le dénigrement, la
satisfaction de voir les difficultés du prochain, et la déception de voir sa
réussite ". Cette désignation des filles de l'envie paraît inexacte. En
effet, la satisfaction de voir les difficultés du prochain et la déception de
voir sa réussite paraissent bien s'identifier à l'envie d'après tout ce que
nous avons dit Il ne faut donc pas les considérer comme des filles de l'envie.
Cependant, il y a l'autorité de S. Grégoire qui donne l'envie comme un vice capital et qui lui assigne les filles que nous avons dites.
Conclusion
:
L'acédie est une tristesse provoquée par le bien spirituel divin ; de même l'envie est une tristesse provoquée par le bien du prochain. Or, nous avons vu plus haut que l'acédie était un vice capital, pour cette raison qu'elle nous pousse à agir afin de fuir la tristesse ou de lui donner satisfaction. Pour la même raison, l'envie est donnée comme un vice capital.
Solutions
:
1. D'après S. Grégoire, " les vices capitaux sont tellement bien liés entre eux que chacun vient d'un autre. C'est ainsi que l'orgueil a comme premier rejeton la vaine gloire ; celle-ci corrompt l'esprit qu’elle domine, et engendre aussitôt l'envie. C'est qu'en effet désirant la puissance d'une vaine renommée, il se ronge d'envie en pensant qu'un autre puisse l'obtenir ". Il n'est donc pas contraire à la notion d'un vice capital qu'il naisse d'un autre vice capital ; ce qui lui est contraire, c'est qu'il ne joue pas lui-même le rôle d'un principe dans la production de tout un ensemble d'autres péchés.
Néanmoins c'est peut-être parce que
l'envie provient manifestement de la vaine gloire que S. Isidore et Cassien ne
l'ont pas placée parmi les vices capitaux.
2. De la citation de S. Grégoire, on ne peut conclure que l'envie soit le plus grand des péchés, mais simplement que le démon, en suggérant l'envie, met en nous ce que lui-même a principalement dans le coeur. À preuve le texte qu'il ajoute ici même (Sg 2, 24) : " C'est par l'envie du diable que la mort est entrée dans le monde. "
Il y a cependant une envie à placer
parmi les péchés les plus graves, c'est celle que suscite la grâce de nos
frères. Dans ce cas, on s'afflige du progrès en eux de la grâce divine, et non
seulement de leur bien. C'est un péché contre l'Esprit Saint, puisqu'en
agissant ainsi, l'envie s'adresse en quelque sorte à l'Esprit Saint glorifié
dans ses oeuvres.
3. On peut dénombrer les filles de l'envie de la façon suivante. Dans la progression de l'envie, il y a comme un début, un milieu et un terme. Au début, on s'efforce d'amoindrir la gloire d'autrui, soit qu'on le fasse secrètement, et c'est alors le chuchotement malveillant ; soit qu'on le fasse ouvertement, et c'est la diffamation. Le milieu, c'est qu'on cherche ainsi à diminuer la gloire d'autrui : ou bien on y réussit, et c'est alors la jubilation de voir ses difficultés, ou bien on échoue, et c'est alors la déception de voir sa réussite. Enfin, au terme, il y a la haine. De même en effet que le bien délecte et est cause d'amour, de même la tristesse est cause de haine, nous l'avons dit plus haut.
Il est vrai qu'en un certain sens la déception de voir la réussite du prochain s'identifie à l'envie, en tant que cette réussite procure au prochain une certaine gloire. Mais en un autre sens elle est une fille de l'envie, dans le cas où cette prospérité advient au prochain en dépit des efforts de l'envie pour l'empêcher.
De même, la jubilation de voir ses difficultés ne s'identifie pas directement à l'envie, mais elle en découle, car c'est la tristesse provoquée par le bien d'autrui, c'est-à-dire l'envie, qui engendre la jubilation du mal qui lui arrive.
LES PÉCHÉS QUI S'OPPOSENT A LA PAIX
Venons-en maintenant à l'étude des péchés qui s'opposent à la paix : I. La discorde, qui a son siège dans le coeur (Question 37). - II. La dispute, qui a son siège dans les paroles (Question 38). - III. Les péchés qui relèvent de l'action, à savoir le schisme (Question 39), la guerre (Question 40), la querelle (Question 4 1), et la sédition (Question 42).
1. Est-elle un péché ? - 2. Est-elle fille de la vaine gloire ?
Objections
:
1. Il ne semble pas, car la
discorde est le refus de suivre la volonté de quelqu'un. Or, cela ne semble pas
être un péché ; car ce n'est pas la volonté du prochain qui est une règle pour
notre volonté, mais seulement la volonté de Dieu. La discorde n'est donc pas un
péché.
2. Quiconque pousse un
autre à pécher commet lui-même un péché. Or, jeter la discorde au sein d'une assemblée
ne semble pas être un péché. Il est dit en effet dans les Actes (23, 6) que
" Paul, se rendant compte qu'il y avait deux partis, les sadducéens et les
pharisiens, s'écria dans le Sanhédrin : " Frères, je suis pharisien, fils
de pharisiens ; c'est à cause de notre espérance et de la résurrection des
morts que je suis mis en jugement ". A ces mots de Paul la discorde opposa
pharisiens et sadducéens. " La discorde n'est donc pas un péché.
3. On ne trouve pas de
péché, et surtout pas de péché mortel chez les saints. Or, on trouve de la
discorde entre eux. On peut lire en effet dans les Actes (15, 39) : " Il y
eut un dissentiment entre Paul et Barnabé, si bien qu'ils se séparèrent. "
La discorde n'est donc pas un péché, surtout pas un péché mortel.
Cependant, dans l'épître aux Galates (5, 20) les dissensions, c'est-à-dire les discordes, sont placées parmi les oeuvres de la chair, et l'épître ajoute : " Ceux qui agissent ainsi n'obtiendront pas le royaume de Dieu. " Or, il n'y a que le péché mortel pour exclure du royaume de Dieu. Donc la discorde est péché mortel.
Conclusion
:
La discorde s'oppose à la concorde. Or, la concorde, nous l'avons vu plus haut, est causée par la charité, car c'est le propre de la charité de réunir les coeurs dans l'unités unité qui a pour principe le bien divin et en conséquence le bien du prochain. La discorde est donc un péché en tant queue s'oppose à cette concorde. Disons cependant que la discorde peut supprimer la concorde de deux façons : par soi ou bien par accident. On appelle " par soi ", dans les actes et les mouvements humains, ce qui est conforme à l'intention. C'est pourquoi la discorde avec le prochain se réalise par soi lorsque, sciemment et intentionnellement, on se sépare du bien divin et du bien du prochain qui devraient nous mettre d'accord. C'est là un péché mortel par son genre, car il est contraire à la charité. Il reste cependant que les premiers mouvements vers cette discorde ne sont, en raison de leur caractère imparfait, que des péchés véniels.
Mais c'est par accident que se réalise dans les actes humains ce qui n'est pas intentionnel. C'est pourquoi, lorsqu'on est plusieurs à vouloir intentionnellement un bien se rapportant à l'honneur de Dieu ou à l'utilité du prochain, mais que l'un l'estime être ici, alors que l'autre a une opinion contraire, la discorde ne contrarie que par accident le bien divin ou le bien du prochaines Elle n'est pas un péché, et ne s'oppose pas à la charité, à moins que cette discorde ne s'accompagne d'une erreur sur les moyens nécessaires au salut, ou ne manifeste une obstination coupable. Nous avons vu plus haut que la concorde, effet de la charité, exige l'union des volontés, non celle des opinions.
On voit donc que la discorde vient parfois du péché d'un seul, lorsque par exemple l'un veut le bien auquel l'autre résiste sciemment ; et parfois il y a péché des deux côtés lorsque, par exemple, tous deux s'opposent au bien de l'autre et que chacun est attaché à son bien propre.
Solutions
:
1. La volonté d'un homme,
considérée en elle-même, n'est pas la règle de la volonté d'un autre. Mais en
tant que la volonté du prochain s'unit à la volonté de Dieu, elle devient alors
une règle mesurée par la première. Aussi est-ce un péché de ne pas s'y
conformer, car on se met par ce fait en désaccord avec la volonté divine.
2. Une volonté qui adhère à
Dieu est une règle juste, et il y a péché à se mettre en désaccord avec elle ;
de même, une volonté qui s'oppose à Die est une règle mauvaise, et il est bon
de ne pas s'accorder avec elle. Provoquer une discorde qui supprime la bonne
concorde réalisée par la charité est un péché grave ; c'est pourquoi il est
écrit dans les Proverbes (6, 16.19) : " Il y a six choses que Dieu hait et
une septième qu'il abomine ", et cette septième " c'est celui qui sème
la discorde entre ses frères ". Mais causer la discorde pour supprimer une
concorde mauvaise, fondée sur une volonté mauvaise, mérite l'éloge. C'est
pourquoi S. Paul a eu raison de jeter la discorde entre ceux qui s'accordaient
dans le mal. Le Seigneur a bien dit en parlant de lui-même (Mt 10, 34) : "
je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. "
3. La discorde qui opposa Paul et Barnabé eut un caractère accidentel et non essentiel. Tous les deux en effet voulaient le bien, mais l'un le voyait ici, et l'autre ailleurs, ce qui relevait d'un défaut humain. La controverse dans ce cas ne portait pas sur les choses nécessaires au salut. L'incident lui-même aura pris place dans le plan divin, en vue de l'utilité qui devait en résulter.
Objections
:
1. Il semble que non, car
la colère est un vice différent de la vaine gloire. Mais la discorde paraît
être fille de la colère, selon les Proverbes (15, 18) : " L'homme coléreux
provoque les querelles. " La discorde n’est donc pas fille de la vaine
gloire.
2. S. Augustin, commentant
la phrase de S. Jean (7, 39) " L'Esprit n'avait pas encore été donné
", écrit c " La jalousie sépare, la charité unit. " Or, la
discorde n'est rien d'autre q ue la division des volontés. Donc la discorde
procède de la jalousie, c'est-à-dire de l'envie, plutôt que de la vaine gloire.
3. Ce qui est à l'origine
de beaucoup de maux paraît être un vice capital. C'est le cas de la discorde.
Commentant la phrase de S. Matthieu (12, 35) : " Tout royaume divisé
contre lui-même devient un désert ", S. Jérôme d écrit : " De même
que les petites choses progressent dans la concorde, ainsi les plus grandes se
dissolvent dans la discorde. " La discorde doit donc être placée parmi les
vices capitaux, plutôt qu'être considérée comme une fille de la vaine gloire.
Cependant, il y a l'autorité de S. Grégoire.
Conclusion
:
La discorde implique une désagrégation des volontés en tant que la volonté de l'un va d'un côté, et que la volonté de l'autre va de l'autre côté. Or, que notre volonté s'arrête à son propre choix, cela provient de ce que nous le préférons à celui des autres. Lorsque cela se fait en dehors de l'ordre, cela tient à l'orgueil et à la vaine gloire. Et c'est pourquoi la discorde, qui nous fait suivre notre propre choix et refuser celui de l'autre, est une fille de la vaine gloire.
Solutions
:
1. La querelle n'est pas la
même chose que la discorde. Par la querelle, on en vient aux mains. Il est donc
assez normal qu'elle ait pour cause la colère qui pousse à faire du dommage au
prochain. Mais la discorde consiste en la division des volontés que produit
l'orgueil ou la vaine gloire, pour la raison qu'on vient de dire.
2. La discorde a comme
point de départ la séparation d'avec la volonté d'autrui, et de ce fait elle a
pour cause l'envie. Et comme point d'arrivée, elle a le succès de son propre
choix, ce qui a pour cause la vaine gloire. Et comme dans un mouvement le point
d'arrivée a plus d'importance que le point de départ - la fin est en effet plus
importante que le principe - la discorde est davantage fille de la vaine gloire
que fille de l'envie ; quoiqu'elle puisse provenir de l'une et de l'autre, à
des titres divers.
3. Les grandes choses progressent avec la concorde et se dissolvent par la discorde, car la vertu est d'autant plus forte qu'elle est plus unifiée, et la division l'affaiblit, comme dit le livre Des Causes. Aussi voit-on que cela ressortit à l'effet propre de la discorde, qui est la division des volontés ; cela n'implique pas que des vices divers naîtraient de la discorde, ce qui lui donnerait le titre de vice principal.
1. Est-elle un péché mortel ? - 2. Est-elle fille de la vaine gloire ?
Objections
:
1. Il semble que non, car
le péché mortel ne se trouve pas chez les spirituels. Or, on trouve chez eux la
dispute, d'après S. Luc (22,24) : " Il s'éleva une dispute entre les
disciples de Jésus : lequel d'entre eux était le plus grand ? " La dispute
n'est donc pas un péché mortel.
2. Quelqu'un de bien
disposé ne peut approuver un péché mortel contre le prochain. Or l'Apôtre écrit
aux Philippiens (1, 17) : " Il en est qui annoncent le Christ par esprit
de dispute ", et il ajoute : " Et de cela je me réjouis ; bien plus,
je m'en réjouirai encore. " La dispute n'est donc pas un péché mortel.
3. Il arrive que certains,
dans les procès ou les disputes, ne cherchent pas à faire du mal au prochain,
mais plutôt à promouvoir le bien ; par exemple ceux qui disputent contre les
hérétiques. C'est ainsi que sur les mots (1 S 14, 1) : " Il arriva un jour
" la Glose ajoute : " Les catholiques ne suscitent pas de disputes
contre les hérétiques avant d'être provoqués au combat. " La dispute n'est
donc pas un péché mortel.
4. Job semble entrer en
dispute avec Dieu. On lit en effet au livre de Job (40, 2) : " Celui qui
dispute avec Dieu cédera-t-il ? " Job cependant n'a pas commis de péché
mortel, puisque Dieu dit de lui (42, 7) : " Vous n'avez pas parlé de moi
avec droiture, comme l'a fait mon serviteur Job. " La dispute n'est donc
pas toujours péché mortel.
Cependant, la dispute est contraire au précepte de l'apôtre qui écrit (2 Tm 2, 14) : " Évite les disputes de mots " ; et dans l'épître aux Galates (5, 20) il met la dispute au nombre des convoitises de la chair : " Ceux qui s'y livrent, dit-il, n'obtiendront pas le royaume de Dieu. " Or, tout ce qui exclut du royaume de Dieu et qui est contraire aux commandements est péché mortel. La dispute est donc péché mortel.
Conclusion
:
Disputer (contendere) c'est se dresser contre (tendere contra) quelqu'un. Aussi, alors que la discorde implique une opposition de volonté, la dispute implique une opposition dans les paroles. C'est pourquoi on appelle dispute un discours qui se développe par oppositions, et Cicéron considère la dispute comme une figure de rhétorique " Il y a dispute, dit-il, lorsque, dans un discours, on oppose des choses contraires comme ceci la flatterie a des commencements agréables, mais, à la fin, elle porte les fruits les plus amers. " Or, l'opposition, dans les discours, peut se présenter de deux façons : ou bien celui qui dispute a l'intention de contester, ou bien ce n'est qu'un procédé. Dans le premier cas, il faut encore distinguer : ou bien celui qui apporte la contradiction le fait contre la vérité, ce qui est blâmable ; ou bien il le fait contre l'erreur, ce qui est louable. Quand il s'agit d'un simple procédé, ou bien ce mode de contradiction convient aux personnes et aux affaires, alors c'est louable, et Cicéron' dit que " la dispute est un discours mordant, propre à confirmer et à réfuter ", ou bien ce mode dépasse les limites qui conviennent aux personnes et aux affaires, et alors la dispute est blâmable.
Donc, si la dispute manifeste une opposition à la vérité et une démesure dans la forme, elle est péché mortel. C'est ainsi que S. Ambroise définit la dispute : " La dispute est un assaut contre la vérité, avec une insolence criarde. " Mais si la dispute combat le mensonge, et reste mesurée dans sa vivacité, elle est digne de louange. – Si maintenant la dispute implique lutte contre l'erreur, mais manque de mesure, elle peut être péché véniel ; à moins que par hasard la démesure ne soit telle qu'elle engendre le scandale chez autrui. C'est pourquoi l'Apôtre après avoir dit à Timothée : " Évite les disputes de mots ", ajoute : " Elle sont bonnes seulement à perdre ceux qui les écoutent " (2 Tm 2, 14).
Solutions
:
1. Les disciples du Christ
n'avaient pas l'intention en se disputant de combattre la vérité ; chacun
défendait ce qui lui semblait vrai. Il y avait cependant dans leur dispute un
désordre, car ils disputaient sur un point qui n'était pas sujet à dispute, à
savoir la primauté d'honneur. Ils n'étaient pas encore des spirituels, comme
dit la Glose. C'est pourquoi le Seigneur les arrêta.
2. Ceux qui prêchaient le
Christ dans un esprit de dispute étaient répréhensibles parce que, s'ils ne
combattaient pas la vérité de la foi (au contraire ils la prêchaient), ils
combattaient cependant la vérité du fait qu'ils s'imaginaient " aggraver
l'épreuve " de l'Apôtre qui prêchait la vérité de la foi. Aussi l'Apôtre
ne se réjouit-il pas de leur dispute, mais du fruit qui en résulte, à savoir
" que le Christ est annoncé ", car le bien peut sortir du mal à
l'occasion.
3. La raison complète de
dispute, en tant qu'elle est péché mortel, implique que celui qui s'en rend
coupable combat, si c'est dans un jugement, la vérité de la justice, ou, si
c'est dans une dispute ordinaire, la vérité de la doctrine. Ce n'est pas de
cette façon que les catholiques disputent contre les hérétiques, c'est plutôt
l'inverse. Quant à la dispute au sens faible, selon la raison imparfaite où
elle implique seulement une certaine vivacité de parole, elle n'est pas
toujours péché mortel.
4. Ici la dispute s'entend au sens courant pour la discussion. Job avait dit en effet : " Je parlerai au Tout-Puissant, et je désire discuter avec Dieu. " Il n'a jamais cherché à combattre la vérité, mais à la découvrir ; et dans cette recherche il n'a pas manifesté de démesure dans ses sentiments ou ses paroles.
Objections
:
1. La dispute a des
affinités avec la jalousie. C'est pourquoi l'Apôtre décrit (1 Co 3, 3) : "
Puisqu'il y a parmi vous jalousie et dispute, n'êtes-vous pas charnels, et
votre conduite n'est-elle pas tout humaine ? " Mais la jalousie appartient
à l'envie. La dispute provient donc de l'envie.
2. La dispute s'accompagne
d'éclats de voix. Or, les éclats de voix, viennent de la colère, comme l'a
montré S. Grégoire. La dispute vient donc aussi de la colère.
3. Entre autre choses la
science paraît bien être matière à orgueil et à vaine gloire ; selon l'Apôtre
(1 Co 8, 1) : " La science nous gonfle d'orgueil. " Or la dispute
provient le plus souvent d'un défaut de science, car celle-ci fait connaître la
vérité, elle ne la combat pas. La dispute n'est donc pas fille de la vaine
gloire.
Cependant, il y a l'autorité de S. Grégoire.
Conclusion
:
La discorde, nous l'avons vu plus haut4 est fille de la vaine gloire. Ceux qui sont en désaccord maintiennent en effet leur propre point de vue, et l'un ne veut pas céder à l'autre ; or le propre de l'orgueil et de la vaine gloire est de rechercher sa propre excellence. Et de même que ceux qui sont en désaccord le sont parce qu'ils tiennent de tout leur coeur à leurs idées personnelles, de même ceux qui sont en dispute le sont parce qu'ils défendent chacun par la parole ce qu'ils jugent bon. C'est pourquoi l'on considère que la dispute est, au même titre que la discorde, fille de la vaine gloire.
Solutions
:
1. On s'éloigne de celui
avec qui on est en désaccord ou en dispute. Sous ce rapport la dispute comme la
discorde ont une affinité avec l'envie. Mais, si l'on considère à quoi s'arrête
celui qui dispute, on voit que cela rejoint l'orgueil et la vaine gloire, comme
on vient de le dire.
2. Dans la dispute dont
nous parlons, les éclats de voix ont pour fin de combattre la vérité. Aussi
n'est-ce pas le principal dans la dispute. Il n'est donc pas nécessaire que la
dispute provienne d'une même source que les éclats de voix.
3. L'orgueil et la vaine gloire prennent occasion surtout des choses bonnes, même quand elles leur sont contraires, par exemple quand on s'enorgueillit de son humilité. Cette dérivation en effet n'est pas essentielle mais accidentelle, et rien n'empêche que de cette façon un contraire naisse de son contraire. C'est pourquoi rien n'empêche que les effets essentiels et directs de l'orgueil et de la vaine gloire soient produits par des sentiments contraires à ceux qui, occasionnellement, conduisent à l'orgueil.
Nous devons étudier maintenant les vices qui s'opposent à la paix, et qui relèvent de l'action : le schisme (Question 39), la rixe (Question 4 1), la sédition (Question 42) et la guerre (Question 40).
1. Est-il un péché spécial ? - 2. Est-il plus grave que l'infidélité ? - 3. Le pouvoir des schismatiques. - 4. Le châtiment des schismatiques. 1
Objections
:
1. Il semble que non. Comme
dit le pape Pélage, le schisme " évoque une déchirure". Mais cela se
vérifie pour tout péché. Il est écrit dans Isaïe (59, 2) : " Vos péchés
ont creusé abîme entre vous et votre Dieu. " Donc le schisme n'est pas un
péché spécial.
2. On considère comme
schismatiques ceux n'obéissent pas à l'Église. Or, en tous ses péchés, l'homme
désobéit aux préceptes de l’Église. Car le péché, d'après S. Ambroise, est une
désobéissance aux commandements célestes ". Tout péché est donc un
schisme.
3. L'hérésie nous sépare de
l'unité de la foi. Si donc le nom de schisme implique une division, il semble
qu'il ne diffère pas du péché d'infidélité comme un péché spécial.
Cependant, S. Augustin distingue entre schisme et hérésie, lorsqu'il dit : " Le schismatique a les mêmes croyances et les mêmes rites que les autres ; il ne se distingue que par sa complaisance à se séparer de l'assemblée. Tandis que l'hérétique a des opinions qui s'écartent de ce que croit l’Église catholique. " Le schisme est donc un péché spécial.
Conclusion
:
D'après S. Isidore, le schisme " tire son nom de la scission des coeurs". Or la scission s'oppose à l'unité. Aussi dit-on que le péché de schisme s'oppose directement et par soi à l'unité. De même en effet que dans le domaine de la nature ce qui est accidentel ne constitue pas l'espèce, de même dans le domaine moral ce qui est intention est essentiel, tandis que ce qui est en dehors l'intention existe comme par accident. C'est pourquoi le péché de schisme est proprement un péché spécial du fait qu'on veut se séparer de l'unité que la charité réalise. La charité unit non seulement une personne à une autre par le lien de l'amour spirituel, mais encore rassemble l'Église tout entière dans l'unité de l'Esprit. On appellera donc schismatiques à proprement parler ceux qui d'eux-mêmes et intentionnellement se séparent de l'unité de l'Église, qui est l'unité primordiale. Car l'union particulière entre les individus est ordonnée à l'unité de l’Église, de même que l'organisation des différents membres dans le corps naturel est ordonnée à l'unité du corps entier.
Or, l'unité de l'Église est envisagée de deux façons : dans la connexion ou la communication réciproque des membres de l'Église entre eux ; et en outre, dans l'ordre de tous les membres de l'Église i une tête unique, selon S. Paul (Col 2, 18) : " Bouffi d'un vain orgueil par son intelligence charnelle, il ne s'attache pas à la Tête d’où le corps tout entier, par les ligaments et les jointures, tire nourriture et cohésion pour réaliser sa croissance en Dieu. " Or, cette tête, c'est le Christ lui-même, dont le souverain pontife tient la place dans l’Église. C'est pourquoi on appelle schismatiques ceux qui ne veulent pas se soumettre au souverain pontife, et qui refusent la communion avec les membres de l’Église qui lui sont soumis.
Solutions
:
1. La séparation entre
l'homme et Dieu par le péché n'est pas voulue par le pécheur, mais se produit
en dehors de son intention, en raison de sa conversion désordonnée au bien
périssable. Aussi n'est-ce pas un schisme à proprement parler.
2. La désobéissance aux
préceptes par rébellion constitue essentiellement le schisme. je dis bien par
rébellion, c'est-à-dire quand on méprise obstinément les préceptes de l'Église
et qu'on refuse de se soumettre à son jugement. Tout pécheur ne fait pas cela.
Donc tout péché n'est pas un schisme.
3. L'hérésie et le schisme
se distinguent selon les choses auxquelles tous deux s'opposent par soi et
directement. Car l'hérésie s'oppose essentiellement à la foi ; et le schisme
s'oppose essentiellement à 1'unité qui fait l'Église. C'est pourquoi, de même
que la foi et la charité sont des vertus différentes, bien que celui qui manque
de foi manque aussi de charité, le schisme et l'hérésie sont aussi des vices
différents, bien que tout hérétique soit aussi schismatique, mais non
l'inverse. C'est ce que dit S. Jérôme : " Entre le schisme et
l'hérésie, j'estime qu'il y a cette différence : l'hérésie professe un dogme
perverti, tandis que le schisme sépare de l'Église. "
Cependant, de même que la perte de la charité conduit à perdre la foi, selon S. Paul (1 Tm 1, 6) : " Pour s'en être écartés (de la charité et des choses de ce genre), d'aucuns se sont perdus en de vains bavardages ", de même le schisme conduit aussi à l'hérésie. C'est pourquoi S. Jérôme ajoute que " le schisme, au début, peut bien, d'une certaine façon, être considéré comme différent de l'hérésie ; mais il n'est aucun schisme qui ne se façonne quelque hérésie, pour justifier son éloignement de l'Église ".
Objections
:
1. C'est ce qui semble, car
un péché plus grave est puni d'une peine plus grave, d'après le Deutéronome
(25, 2) : " Le châtiment sera proportionné au péché. " Or, le péché
de schisme a été puni plus gravement que le péché d'infidélité ou d'idolâtrie.
Nous lisons en effet dans l'Exode (32, 27) qu'en raison de leur idolâtrie,
certains périrent de la main des hommes ; quant au péché de schisme, nous
lisons dans les Nombres (16, 30) : " Si le Seigneur fait quelque chose
d'inouï, si la terre s'ouvre et les engloutit, eux et tout ce qui leur
appartient, et qu'ils descendent vivants dans le séjour des morts, vous saurez
qu'ils ont blasphémé le Seigneur. " Également les dix tribus, qui firent
schisme d'avec le royaume de David, furent très gravement punies, comme on le
voit au 2e livre des Rois (1 7, 20). Le péché de schisme est donc plus grave
que le péché d'infidélité.
2. " Le bien de la
multitude est plus grand et plus divin que le bien d'un seul ", comme le
montre Aristote. Or le schisme est contraire au bien de la multitude, puisqu'il
est contraire à l'unité de l'Église ; tandis que l'infidélité est contraire au
bien particulier d'un seul : la foi d'un individu. Il apparaît donc que le
schisme est un péché plus grave que l'infidélité.
3. À un grand mal s'oppose
un plus grand bien, selon le Philosophe. Or, le schisme s'oppose à la charité,
vertu plus grande que la foi, à laquelle s'oppose l'infidélité, comme nous
l'avons montré précédemment. Le schisme est donc un péché plus grave que
l'infidélité.
Cependant, ce qui existe par addition à une autre chose l'emporte sur elle, soit en bien soit en mal. Or, l'hérésie existe par addition au schisme : elle y ajoute en effet une doctrine pervertie, comme le montre l'autorité de S. Jérôme invoquée plus haut . Le schisme est donc un péché moindre que l'infidélité.
Conclusion
:
La gravité d'un péché peut être envisagée de deux façons : selon son espèce, ou bien selon les circonstances. Et comme les circonstances sont particulières et peuvent varier à l'infini, quand on se demande, de façon générale, lequel de deux péchés est le plus grave, la question doit s'entendre de la gravité qui dépend du genre du péché. Or le genre ou l'espèce du péché se prend de son objet, nous l'avons montré antérieurement. C'est pourquoi le péché qui s'oppose à un bien plus grand est dans son genre un péché plus grand ; ainsi le péché contre Dieu, par rapport au péché contre le prochain. Or, il est évident que l'infidélité est un péché contre Dieu lui-même, selon qu'il est en lui-même la vérité première, sur laquelle s'appuie la foi. Le schisme au contraire s'oppose à l'unité de l'Église, qui est un bien participé, moindre que ne l'est Dieu lui-même. Il est donc évident que le péché d'infidélité est par son genre plus grave que le péché de schisme, quoiqu'il puisse arriver qu'un schismatique pèche plus gravement qu'un infidèle, soit en raison d'un plus grand mépris, soit parce qu'il présente un péril plus grand, soit pour une autre raison de ce genre.
Solutions
:
1. Le peuple hébreu avait déjà l'évidence, par la loi donnée par Dieu, qu'il n'y avait qu'un seul Dieu et qu'il ne fallait pas adorer d'autres dieux ; cela leur avait été confirmé par des prodiges multiples. Il n'était donc pas nécessaire de punir d'une peine inusitée et insolite, mais seulement d'une peine commune, ceux qui péchaient contre cette foi par idolâtrie. Mais ils ne savaient pas aussi certainement que Moïse devait toujours être leur chef. Voilà pourquoi il fallait que les rebelles à son autorité fussent punis d'une peine miraculeuse et inusitée.
On peut dire aussi que le péché de
schisme était parfois puni d'une peine plus grave, parce que ce peuple était
porté aux séditions et aux schismes. Nous lisons en effet au livre d'Esdras (4,
19) : " Cette cité, depuis les temps anciens, se rebelle contre son roi,
et chez elle se produisent des séditions et des guerres. " Or il arrive
qu'on punisse d'une plus grande peine un péché plus habituel, nous l'avons vu
précédemment ; car les peines sont des remèdes pour éloigner les hommes du
péché. C'est pourquoi, là où la propension au péché est plus grande, il faut
user de peines plus sévères. Quant aux dix tribus, elles ne furent pas
seulement punies en raison de leur schisme, mais aussi en raison de leur
idolâtrie, comme il est dit au même endroit.
2. Si le bien de la
multitude est plus grand que le bien d'un seul individu membre de cette
multitude, ce bien est moindre cependant que le bien extérieur auquel la
multitude est ordonnée, comme le bien constitué par l'organisation de l'armée
est moindre que le bien du chef. Et semblablement le bien de l'unité de
l'Église, auquel s'oppose le schisme, est moindre que le bien de la vérité
divine, auquel s'oppose l'infidélité.
3. La charité a deux objets : l'un qui est principal, à savoir la bonté de Dieu ; et l'autre qui est secondaire, à savoir le bien du prochain. Or, le schisme et les autres péchés qui se commettent contre le prochain s'opposent à la charité quant à son bien secondaire, lequel est moindre que l'objet de la foi, qui est Dieu lui-même. C'est pourquoi ces péchés sont moindres que l'infidélité. Mais la haine de Dieu, qui s'oppose à la charité quant à son objet principal, n'est pas moindre que l'infidélité. Parmi les péchés contre le prochain, il semble néanmoins que le schisme soit le plus grand, car il va contre le bien spirituel de la multitude.
Objections
:
1. Il semble que les schismatiques
gardent un certain pouvoir. En effet, S. Augustin nous dit : " De même
qu'à leur retour dans l'Église ceux qui étaient baptisés avant de la quitter ne
sont pas baptisés de nouveau, de même ceux qui reviennent et qui avaient été
ordonnés avant de la quitter ne sont pas ordonnés de nouveau. " Or l'ordre
est un pouvoir. Les schismatiques conservent donc un certain pouvoir,
puisqu'ils restent ordonnés.
2. Selon S. Augustin :
" Celui qui est séparé peut conférer les sacrements, de même qu'il peut les
recevoir. " Or, le pouvoir de conférer les sacrements est le plus grand
des pouvoirs. Donc les schismatiques, qui sont séparés de l'Église, gardent un
pouvoir spirituel.
3. Le pape Urbain II a
donné la prescription suivante : " Ceux qui ont été consacrés par des
évêques ordonnés selon le rite catholique, mais séparés de l'Église romaine par
le schisme et qui reviennent à l'unité de l'Église en gardant leurs ordres
respectifs, nous ordonnons de les recevoir avec miséricorde, pourvu qu'ils se
recommandent par leur vie et leur loyauté. " Or cela serait impossible
s'il ne restait pas un pouvoir spirituel chez les schismatiques. Les
schismatiques ont donc un pouvoir spirituel.
Cependant, S. Cyprien écrit dans une lettre : " Celui qui n'observe ni l'unité de l'esprit ni la paix de l'union et se sépare du lien de l'Église et du collège sacerdotal, ne peut avoir ni le pouvoir ni les honneurs de l'épiscopat. "
Conclusion
:
Il y a deux pouvoirs spirituels : le pouvoir sacramentel, et le pouvoir juridictionnel. Le pouvoir sacramentel est celui qui est conféré par une consécration. Toutes les consécrations de l'Église sont immuables, tant que dure la chose consacrée ; on le voit même pour les choses inanimées ; ainsi un autel une fois consacré n'est consacré de nouveau que s'il a été détruit. C'est pourquoi un tel pouvoir, selon son essence, demeure en celui qui l'a reçu par consécration aussi longtemps que celui-ci reste en vie, s'égarerait-il dans le schisme ou l'hérésie. Cela est clair du fait qu'il n'est pas consacré de nouveau s'il revient à l'Église. Mais, parce qu'un pouvoir inférieur ne doit passer à l'acte que sous la motion d'un pouvoir supérieur, comme on le voit même dans les choses de la nature, il en résulte que ces hommes perdent l'usage de leur pouvoir et qu'il ne leur est plus permis d'en user. S'ils en usent cependant, leur pouvoir obtient son effet dans le domaine sacramentel, car en celui-ci l'homme n'agit que comme instrument de Dieu ; aussi les effets sacramentels ne sont-ils pas annulés par n'importe quelle faute chez celui qui confère le sacrement. Quant au pouvoir de juridiction, il est conféré par simple investiture humaine. Ce pouvoir ne demeure pas immuable. Et il ne subsiste pas chez les schismatiques et les hérétiques. C'est pourquoi ils ne peuvent ni absoudre, ni excommunier, ni donner des indulgences, ni faire quelque chose de ce genre ; s'ils le font, rien ne se produit.
Donc, lorsqu'on dit que ces hommes n'ont pas de pouvoir spirituel, il faut l'entendre du second pouvoir ; ou si on l'entend du premier, il ne s'agit pas de l'essence même de ce pouvoir, mais de son usage légitime.
Solutions
:
Cela donne la réponse aux Objections.
Objections
:
1. Il semble qu'il ne
convienne pas de châtier les schismatiques en les excommuniant. En effet
l'excommunication sépare totalement de la communion des sacrements. Or, S.
Augustin dit que le baptême peut être reçu d'un schismatique. Il semble donc
que l'excommunication ne soit pas la peine qui convient pour les schismatiques.
2. Il appartient aux
fidèles du Christ de ramener ceux qui se sont dispersés, aussi lisons-nous ce
reproche dans Ézéchiel (34, 4) : " Ce qui était tombé vous ne l'avez pas
ramené ; vous n'avez pas cherché la brebis qui s'était perdue. " Or les
schismatiques sont ramenés plus normalement par ceux qui communiquent avec eux.
Il ne semble donc pas qu'il faille les excommunier.
3. Pour un même péché, on
n'inflige pas une double peine, d'après Nahum (1, 9) : " Dieu ne jugera
pas deux fois la même chose. " Or, pour le péché de schisme, il en est qui
sont punis d'une peine temporelle, d'après la prescription du Décret : "
Les lois divines et humaines ont décidé que ceux qui se séparent de l'unité de
l'Église et troublent sa paix seront réprimés par le pouvoir séculier. "
Il ne faut donc pas les punir par l'excommunication.
Cependant, il est écrit au livre des Nombres (16, 26) : " Éloignez-vous des tentes de ces impies ", c'est-à-dire de ceux qui ont fait schisme, " et ne touchez pas ce qui leur appartient, de peur d'être impliqué dans leurs péchés".
Conclusion
:
Celui qui pèche doit être puni par où il a péché, d'après la Sagesse (11, 16). Or, le schismatique, nous l'avons montré, pèche doublement. D'abord en ce qu'il se sépare de la communion des membres de l'Église, et à cet égard, il convient que les schismatiques soient punis d'excommunication. Ensuite, en ce qu'ils refusent de se soumettre au chef de l'Église. Aussi, puisqu'ils ne veulent pas être contraints par le pouvoir spirituel, il est juste qu'ils le soient par le pouvoir temporel.
Solutions
:
1. Il n'est pas permis de
recevoir le baptême de la main d'un schismatique, sauf dans une extrême
nécessité, car il est préférable de quitter cette vie avec la marque du Christ,
quel que soit celui qui la donne, serait-il juif ou païen, que sans cette
marque conférée par le baptême.
2. L'excommunication
n'interdit pas cette communication qui, par des conseils salutaires ramène à
l'unité de l'Église ceux qui en étaient séparés. Au surplus, la séparation
elle-même les ramène d'une certaine façon ; parce que bouleversés d'être ainsi
séparés, ils sont amenés parfois à la pénitence.
3. Les peines de la vie présente sont médicinales. Et c'est pourquoi, quand une peine ne suffit pas à contraindre un homme, on en ajoute une autre ; de même, les médecins appliquent des remèdes corporels différents, quand un seul n'est pas efficace. Et ainsi l'Église, quand il s'agit d'hommes que l'excommunication ne réprime pas suffisamment, utilise la coercition du bras séculier. Mais si une seule peine est suffisante, on ne doit pas en utiliser une autre.
1. Y a-t-il une guerre qui soit licite ? - 2. Est-il permis aux clercs de combattre ? - 3. Est-il permis, à la guerre, d'employer la ruse ? - 4. Est-il permis de guerroyer les jours de fêtes ?
Objections
:
1. Il semble que faire la
guerre soit toujours un péché. Car on n'inflige de châtiment que pour un péché.
Or, le Seigneur, en S. Matthieu (26, 52), notifie un châtiment pour ceux qui
font la guerre : " Tous ceux qui prennent l'épée périront par l'épée.
" La guerre est donc toujours illicite.
2. Tout ce qui est
contraire à un précepte divin est péché. Or, faire la guerre est contraire à un
précepte divin. Il est dit en S. Matthieu (5, 39) : " Et moi, je vous dis
de ne pas tenir tête au méchant ", et dans l'épître aux Romains (12, 19) :
" Ne vous faites pas justice vous-mêmes, mes bien-aimés ; laissez agir la
colère de Dieu. " C'est donc toujours un péché de faire la guerre.
3. Il n'y a que le péché
qui soit contraire à un acte de vertu. Or la guerre est contraire à la paix. La
guerre est donc toujours un péché.
4. Tout entraînement en vue
d'une activité licite est lui-même licite ; c'est le cas pour les exercices
intellectuels. Mais les exercices guerriers comme les tournois sont prohibés
par l'Église, et ceux qui meurent dans des exercices de ce genre, privés
de la sépulture ecclésiastique. La guerre semble donc être absolument un péché.
Cependant, S. Augustin écrit : " Si la morale chrétienne jugeait que la guerre est toujours coupable, lorsque dans l'Évangile, des soldats demandent un conseil pour leur salut, on aurait dû leur répondre de jeter les armes et d'abandonner complètement l'armée. Or, on leur dit (Lc 3, 14) : "Ne brutalisez personne, contentez-vous de votre solde." Leur prescrire de se contenter de leur solde ne leur interdit pas de combattre. "
Conclusion
:
Pour qu'une guerre soit juste, trois conditions sont requises : 1° L'autorité du prince, sur l'ordre de qui on doit faire la guerre. Il n'est pas du ressort d'une personne privée d'engager une guerre, car elle peut faire valoir son droit au tribunal de son supérieur ; parce qu'aussi le fait de convoquer la multitude, nécessaire pour la guerre, n'appartient pas à une personne privée. Puisque le soin des affaires publiques a été confié aux princes, c'est à eux qu'il appartient de veiller au bien public de la cité, du royaume ou de la province soumis à leur autorité. De même qu'ils le défendent licitement par le glaive contre les perturbateurs du dedans quand ils punissent les malfaiteurs, selon cette parole de l'Apôtre (Rm 13, 4) : " Ce n'est pas en vain qu'il porte le glaive ; il est ministre de Dieu pour faire justice et châtier celui qui fait le mal " ; de même aussi il leur appartient de défendre le bien public par le glaive de la guerre contre les ennemis du dehors. C'est pour cela qu'il est dit aux princes dans le Psaume (82, 4) : " Soutenez le pauvre, et délivrez le malheureux de la main des pécheurs ". et que S. Augustin écrit : " L'ordre naturel, appliqué à la paix des mortels, demande que l'autorité et le conseil pour engager la guerre appartiennent aux princes. "
2° Une cause juste : il est requis que l'on attaque l'ennemi en raison de quelque faute. C'est pour cela que S. Augustin écrit : " On a coutume de définir guerres justes celles qui punissent des injustices quand il y a lieu, par exemple de châtier un peuple ou une cité qui a négligé de punir un tort commis par les siens, ou de restituer ce qui a été enlevé par violence. "
3° Une intention droite chez ceux qui font la guerre : on doit se proposer de promouvoir le bien ou d'éviter le mal. C'est pour cela que S. Augustin écrit : " Chez les vrais adorateurs de Dieu les guerres mêmes sont pacifiques, car elles ne sont pas faites par cupidité ou par cruauté, mais dans un souci de paix, pour réprimer les méchants et secourir les bons. " En effet, même si l'autorité de celui qui déclare la guerre est légitime et sa cause juste, il arrive néanmoins que la guerre soit rendue illicite par le fait d'une intention mauvaise. S. Augustin écrit en effet : " Le désir de nuire, la cruauté dans la vengeance, la violence et l'inflexibilité de l'esprit, la sauvagerie dans le combat, la passion de dominer et autres choses semblables, voilà ce qui dans les guerres est jugé coupable par le droit. "
Solutions
:
1. D'après S. Augustin :
" Celui-là prend l'épée qui, sans autorité supérieure ou légitime qui le
commande ou le permette, s'arme pour verser le sang. " Mais celui qui, par
l'autorité du prince ou du juge s'il est une personne privée, ou s'il est une
personne publique par zèle de la justice, et comme par l'autorité de Dieu, se
sert de l'épée, celui-là ne prend pas lui-même l'épée, mais se sert de l'épée
qu'un autre lui a confiée. Il n'encourt donc pas de châtiment. Cependant, ceux
qui se servent de l'épée en commettant un péché ne tombent pas toujours sous
l'épée. Mais ils périssent toujours par leur propre épée ; car ils sont
éternellement punis pour avoir péché par l'épée, sauf s'ils se repentent.
2. Ces sortes de préceptes,
selon S. Augustin, doivent toujours être observés à titre de disposition
intérieure, c'est-à-dire qu'on doit toujours être prêt à ne pas résister ou à
ne pas se défendre alors qu'il le faudrait. Mais parfois il faut agir
autrement, pour le bien commun, et même pour le bien de ceux que l'on combat.
C'est pour cela que S. Augustin écrit : " Il faut agir fortement même avec
ceux qui s'y refusent, afin de les plier par une certaine dureté bienveillante.
Car celui que l'on prive du pouvoir de mai faire subit une défaite profitable.
Rien n'est plus malheureux, en effet, que l'heureux succès des pécheurs, car
l'impunité qui est leur peine s'en trouve nourrie, et leur mauvaise volonté,
qui est leur ennemi intérieur, s'en trouve fortifiée ".
3. Ceux qui font des
guerres justes recherchent la paix. Et par suite, ils ne s'opposent pas à la
paix, sinon à la paix mauvaise que le Seigneur " n'est pas venu apporter
sur la terre ", selon S. Matthieu (10, 34). C'est pour cela que S.
Augustin écrit : " On ne cherche pas la paix pour faire la guerre, mais on
fait la guerre pour obtenir la paix. Sois donc pacifique en combattant, afin de
conduire ceux que tu connais au bienfait de la paix, en remportant sur eux la
victoire. "
4. Les exercices guerriers ne sont pas universellement prohibés. Ce qui est défendu, ce sont seulement les exercices désordonnés et dangereux qui donnent lieu à des meurtres et à des pillages. Chez les anciens, on pratiquait des exercices ordonnés à la guerre qui n'avaient aucun de ces dangers. Aussi les appelait-on des " préparations d'armes " ou des " guerres non sanglantes ", comme on le voit par S. Jérôme, dans une de ses lettres.
Objections
:
1. Il semble qu'il soit
permis aux clercs et aux évêques de combattre. En effet les guerres sont
licites et justes, nous venons de le voir, dans la mesure où elles protègent
les pauvres et tout l'État contre les violences des ennemis. Or, cela semble
être surtout le rôle des prélats, S. Grégoire dit en effet dans une homélie :
" Le loup se jette sur les brebis, chaque fois qu'un ravisseur injuste
opprime les fidèles et les humbles ; celui qui semblait être le pasteur et qui
ne l'était pas, abandonne les brebis et s'enfuit ; car, tandis qu'il craint le
danger pour lui-même, il n'ose pas résister à l'injustice. " Il est donc
permis aux prélats et aux clercs de combattre.
2. Le pape Léon IV écrit
dans le Décret " Comme on recevait souvent de mauvaises nouvelles
du pays des Sarrasins, certains disaient que les Sarrasins allaient se glisser
furtivement dans le port des Romains. Aussi avons-nous commandé que notre
peuple se rassemble et descende jusqu'au rivage. " Il est donc permis aux
évêques d'aller à la guerre.
3. Cela revient au même,
que l'homme fasse quelque chose ou qu'il consente à ce qu'un autre le fasse,
selon l'épître aux Romains (1, 32) : " Ils méritent la mort, non seulement
ceux qui agissent ainsi, mais encore ceux qui les approuvent. " Or, on
approuve surtout en poussant les autres à agir, comme il est permis aux évêques
et aux clercs de pousser les autres à la guerre, puisqu'il est dit dans le
Décret qu'" à la demande d'Hadrien, évêque de Rome qui l'y poussait
par ses prières, Charlemagne entreprit la guerre contre les Lombards ".
Donc il leur est permis aussi de combattre.
4. Ce qui est en soi
honnête et méritoire n'est pas défendu aux prélats et aux clercs. Or, faire la
guerre est parfois honnête et méritoire, comme en témoigne ce texte du Décret
: " Si quelqu'un meurt pour la vérité de la foi, le salut de la patrie
et la défense des chrétiens, il recevra de Dieu la récompense céleste. "
Il est donc permis aux évêques et aux clercs de faire la guerre.
Cependant, à Pierre, représentant les évêques et les clercs, il est dit en S. Matthieu (26, 52) : " Remets ton épée au fourreau. " Il ne leur est donc pas permis de combattre.
Conclusion
:
Quantité de choses sont nécessaires au bien de la société humaine. Or, des fonctions diverses sont mieux et plus facilement exercées par des individus différents que par un seul, comme le montre Aristote. Et il est même des fonctions tellement opposées l'une à l'autre qu'elles ne peuvent être bien exercées simultanément. C'est pour cela qu'on interdit à ceux qui sont chargés de fonctions supérieures d'exercer des fonctions inférieures. Ainsi les lois humaines interdisent le commerce aux militaires, chargés de conduire la guerre. Or, la conduite de la guerre est tout à fait incompatible avec les fonctions exercées par les évêques et les clercs, pour deux raisons.
D'abord, pour une raison d'ordre général. Parce que la conduite de la guerre comporte les plus grands soucis ; aussi détournent-ils fortement l'esprit de vaquer à la contemplation des choses divines, à la louange de Dieu et à la prière pour le peuple, toutes choses qui appartiennent à la fonction des clercs. C'est pourquoi, de même que le commerce est interdit aux clercs parce qu'il absorbe trop l'esprit, de même aussi la conduite de la guerre, selon S. Paul (2 Tm 2, 4) : " Celui qui appartient à la milice de Dieu ne s'encombre pas des affaires du siècle. "
Ensuite, pour une raison plus particulière. Parce que les ordres des clercs sont tous ordonnés au service de l'autel, dans lequel, sous le signe du sacrement, est représentée la passion du Christ, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 11, 26) : " Chaque fois que vous manger ce pain et buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne. " Il ne convient donc pas aux clercs de tuer ou de répandre le sang, mais plutôt d'être prêts à verser leur propre sang pour le Christ, afin d'imiter par leur vie ce qu'ils accomplissent par leur ministère. C'est pour cela que le droit frappe d'irrégularité ceux qui répandent le sang, même sans péché de leur part. Or, jamais, à quelqu'un qui est député à une fonction on ne permet ce qui le rend impropre à cette fonction. Aussi n'est-il absolument pas permis aux clercs de faire la guerre, qui conduit à répandre le sang.
Solutions
:
1. Les prélats doivent
résister, non seulement aux loups qui, spirituellement tuent le troupeau, mais
encore aux ravisseurs et aux tyrans qui le maltraitent corporellement. Non pas
toutefois en usant personnellement d'armes matérielles, mais d'armes
spirituelles selon cette parole de l'Apôtre (2 Co 10, 4) : " Les armes de
notre combat ne sont pas charnelles, mais spirituelles. " Entendons par là
les avis salutaires, les prières ferventes et, contre les obstinés, les
sentences d'excommunication.
2. Les prélats et les
clercs, sur l'ordre de leurs supérieurs, peuvent participer à la guerre, non
sans doute pour combattre eux-mêmes de leurs propres mains, mais pour soutenir
spirituellement ceux qui combattent selon le droit, par leurs exhortations,
leurs absolutions, et autres secours spirituels de ce genre, de même que, dans
l'ancienne loi, on ordonnait aux prêtres de sonner des trompettes sacrées pour
le combat (Jos 6, 4). C'est d'abord pour cela que l'on a concédé aux évêques et
aux clercs de partir à la guerre. Mais que certains combattent de leurs propres
mains, c'est un abus.
3. Nous avons vu
antérieurement que toutes les puissances, arts ou vertus ordonnés à la fin,
sont chargés d'organiser les moyens qui s'y rapportent. Or, les guerres
charnelles, dans le peuple des croyants, doivent être référées, comme à leur
fin, au bien spirituel divin, dont les clercs sont chargés. C'est pourquoi il
appartient aux clercs de préparer et d'encourager les autres à faire de justes
guerres. En effet, il leur est interdit de combattre non parce que ce serait un
péché, mais parce qu'un tel exercice ne convient pas à leur rôle 5.
4. Bien qu'il soit méritoire de faire une guerre juste, cela devient illicite pour les clercs, parce qu'ils sont destinés à des activités plus méritoires. C'est ainsi que l'acte conjugal peut être méritoire et cependant il devient condamnable pour ceux qui ont fait voeu de virginité, ce qui les oblige à un bien plus grand.
Objections
:
1. Il semble que ce ne soit
pas licite, car on lit au Deutéronome (16, 20) : " Accomplis avec justice
ce qui est juste. " Or, les ruses puisque ce sont des tromperies, semblent
relever de l'injustice. Il ne faut donc pas employer la ruse, même dans les
guerres justes.
2. Les pièges et les
tromperies semblent s'opposer à la loyauté, comme les mensonges. Parce que nous
devons être de bonne foi envers tous, il ne faut mentir à personne, comme l'a
montré S. Augustin. Puisque d'après lui, " on doit rester loyal envers son
ennemi ", il semble qu'il ne faille pas employer la ruse contre
l'adversaire.
3. Il est dit en S.
Matthieu (7, 12) : " Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous,
faites-le vous-mêmes pour eux ", et cela doit s'observer à l'égard du
prochain quel qu'il soit. Or, les ennemis sont notre prochain. C'est pourquoi,
comme personne ne veut qu'on use envers lui de ruses ou de tromperies, il
semble que nul ne doit faire la guerre en employant la ruse.
Cependant, S. Augustin écrit : " Lorsqu'une guerre juste est entreprise, que l'on combatte ouvertement ou avec ruse, cela n'importe en rien à la justice. " Et il le prouve en invoquant l'autorité du Seigneur qui commande à Josué de dresser une embuscade contre les habitants de la ville d'Aï (Jos 8, 2).
Conclusion
:
Les ruses sont destinées à tromper l'ennemi. Or, il y a deux manières pour quelqu'un d'être trompé par les actions ou les paroles d'un autre. Ou bien, parce qu'on lui dit une chose fausse ou qu'on ne tient pas une promesse. Et cela est toujours illicite. Personne ne doit tromper l'ennemi de cette façon ; il y a en effet des droits de la guerre et des conventions qui doivent être observées, même entre ennemis, dit S. Ambroise.
Ou bien quelqu'un peut se tromper sur nos paroles ou nos actes parce que nous ne lui découvrons pas notre but ou notre pensée. Or, nous ne sommes pas toujours tenus de le faire car, même dans l'enseignement de la foi, il y a beaucoup de choses qu'il faut cacher, surtout aux infidèles, de peur qu'ils ne s'en moquent, selon S. Matthieu (7, 6) : " Ne jetez pas aux chiens les choses saintes. " A plus forte raison devons-nous cacher ce que nous préparons pour combattre les ennemis. C'est pourquoi, entre autres instructions militaires, celle-ci se place au premier rang : cacher ses plans, pour qu'ils ne parviennent pas à l'ennemi, comme on le voit dans le livre Des Stratagèmes, de Frontin. Cette dissimulation fait partie des ruses dont il est permis d'user dans les guerres justes. Et les ruses de ce genre ne sont pas appelées à proprement parler des tromperies ; elles ne s'opposent pas à la justice, ni à une volonté bien ordonnée. On ferait preuve en effet d'une volonté désordonnée si l'on voulait que rien ne nous fût caché par les autres.
Solutions
:
Et cela répond aux Objections.
Objections
:
1. Il semble que non, car
les fêtes sont instituées pour que nous vaquions aux choses divines. C'est
pourquoi elles se trouvent comprises dans l'observance du sabbat, prescrite au
livre de l'Exode (20, 8) (" sabbat ", en effet, signifie repos). Or,
les guerres comportent une grande agitation. En aucune manière, il ne faut donc
combattre les jours de fête.
2. Au livre d'Isaïe (58,
3), certains sont blâmés parce que, durant les jours de jeûne, " ils
réclament ce qui leur est dû et engagent des querelles en frappant du poing
". A plus forte raison est-il défendu de faire la guerre les jours de
fête.
3. On ne doit jamais faire
quelque chose de contraire à l'ordre pour éviter un dommage temporel. Or, faire
la guerre les jours de fête paraît être de soi quelque chose de contraire à
l'ordre. Donc, on ne doit jamais faire la guerre les jours de fête, serait-ce
pour éviter un dommage temporel inéluctable.
Cependant, d'après le premier livre des Maccabées (2, 41), " les Juifs prirent une sage résolution en disant : "Quiconque viendra nous faire la guerre un jour de sabbat, nous combattrons contre lui." "
Conclusion
:
L'observance des fêtes n'empêche pas de faire ce qui est ordonné au salut, même corporel, de l'homme. C'est pourquoi le Seigneur reprend les juifs en disant en S. Jean (7, 23) : " Vous vous irritez contre moi parce que j'ai guéri un homme tout entier le jour du sabbat. " De là vient que les médecins ont le droit de soigner les malades un jour de fête. A bien plus forte raison, plutôt qu'au salut corporel d'un seul, faut-il veiller au salut public, qui empêche la mort de beaucoup et des maux innombrables, temporels et spirituels. C'est pourquoi, pour la défense du bien public des fidèles, il est permis de faire des guerres justes les jours de fête, pourvu toutefois que la nécessité le demande. Ce serait en effet tenter Dieu que de vouloir s'abstenir de faire la guerre en présence d'une telle nécessité. Mais, en l'absence de nécessité, il n'est pas permis de faire la guerre les jours de fête, pour les raisons qui ont été données.
Solutions
:
Cela donne la réponse aux Objections.
1. Est-elle un péché ? - 2. Est-elle fille de la colère ?
Objections
:
1. Il ne semble pas. La
rixe paraît être, en effet, une certaine dispute. Car S. Isidore a dit
que " le mot "rixe" vient du "rictus" du chien. Car
celui qui aime les rixes est toujours prêt à contredire, il trouve son plaisir
dans la querelle, et cherche la dispute ". Or, la dispute n'est pas
toujours un péché. La rixe non plus par conséquent.
2. On peut lire dans la
Genèse (26, 21), que les serviteurs d'Isaac " creusèrent un autre puits,
et qu'à son sujet il se produisit des rixes ". Or, on ne peut pas croire
que les serviteurs d'Isaac se seraient livrés à des rixes en public sans qu'il
s'y fût opposé, si cela avait été un péché. La rixe n'est donc pas un péché.
3. La rixe paraît être une
espèce de guerre privée. Or, la guerre n'est pas toujours un péché. La rixe
n'est donc pas toujours un péché.
Cependant, dans l'épître aux Galates (5, 20), les rixes sont placées parmi les oeuvres de la chair, et " ceux qui commettent ces oeuvres n'obtiendront pas le royaume de Dieu ". Donc, les rixes non seulement sont des péchés, mais encore sont des péchés mortels.
Conclusion
:
De même que la dispute implique une certaine opposition en paroles, de même la rixe implique une certaine opposition en acte. C'est pourquoi, à propos du texte des Galates, la Glose dit que les rixes ont lieu " quand, sous l'empire de la colère, on se frappe mutuellement ". Il apparaît donc que la rixe est comme une sorte de guerre privée, qui a lieu entre personnes privées, non en vertu de quelque autorité publique, mais plutôt en vertu d'une volonté déréglée. Et c'est pourquoi la rixe implique toujours un péché. En celui qui attaque un autre injustement, elle est péché mortel ; car nuire au prochain en portant les mains sur lui ne va pas sans péché mortel. Mais en celui qui se défend, elle peut être sans péché, parfois avec péché véniel, et parfois avec péché mortel. Cela dépend de la diversité des sentiments qui animent celui qui se défend, et de la manière dont il se défend. Car s’il se défend dans le seul esprit de repousser l'attaque injuste et avec la modération requise, il n'y a pas de péché, et l'on ne peut lui attribuer proprement la rixe. Mais s'il se défend dans un esprit de vengeance ou de haine, ou en dépassant la modération requise, il y a toujours péché. Péché véniel quand s'y mêle un léger mouvement de haine ou de vengeance, ou quand il n'y a qu'un léger excès dans la défense ; péché mortel quand il se précipite sur celui qui l'attaque dans le dessein arrêté de le tuer ou de le blesser gravement.
Solutions
:
1. Par rixe on ne désigne
pas seulement la dispute. Il y a trois choses dans la citation de S. Isidore
qui marquent bien le désordre de la rixe : d'abord la promptitude de l'esprit à
contredire, indiquée par ces mots : " toujours prêt à contredire ",
quoi que l'autre ait dit ou fait, en bien ou en mal. Ensuite, le plaisir que
l'on trouve à contredire : " il trouve son plaisir dans la querelle
". Enfin, la provocation à ces sortes d'actes : " il cherche la
dispute ".
2. Il faut entendre ce
passage non en ce sens que les serviteurs d'Isaac se prirent de querelle, mais
en ce sens que les habitants du pays leur cherchèrent querelle. Ce sont donc
ces derniers qui commirent un péché, non les serviteurs d'Isaac qui étaient
faussement accusés.
3. Pour qu'une guerre soit juste, il est requis qu'elle soit engagée par l'autorité du pouvoir public, nous l'avons vu plus haute. Or, la rixe se produit par un mouvement privé de colère ou de haine. Si le ministre du prince ou du juge investi d'un pouvoir public s'attaquent à des gens qui se défendent, il n'y a pas rixe du côté de ceux qui attaquent, mais du côté de ceux qui résistent au pouvoir public. Ainsi, ceux qui attaquent ne commettent pas de rixe et ne pèchent pas, mais ceux qui se défendent contrairement à l'ordre.
Objections
:
1. Apparemment non. Car il
est écrit en S. Jacques (4, 1) : " D'où viennent les guerres et les
litiges parmi vous ? N'est-ce pas de vos passions charnelles qui combattent
dans vos membres ? " Or, la colère n'appartient pas au concupiscible. La
rixe n'est donc pas fille de la colère, mais plutôt de la concupiscence.
2. Il est dit au livre des
Proverbes (28, 25 Vg) " L'homme vantard et prétentieux excite la querelle.
" Or, il semble que la rixe soit la même chose que la querelle. La rixe
est donc fille de l'orgueil et de la vaine gloire, à qui se rattachent la
vantardise et la prétention.
3. Encore dans les
Proverbes (18, 6) : " Les lèvres du sot se mêlent aux rixes. " Or, la
sottise diffère de la colère, car elle ne s'oppose pas à la douceur, mais
plutôt à la sagesse et à la prudence. Donc la rixe n'est pas fille de la
colère.
4. Encore dans les Proverbes
(10, 12) : " La haine suscite les rixes. " Or, " la haine naît
de l'envie ", dit S. Grégoire. Donc la dispute n'est pas fille de la
colère, mais de l'envie.
5. Toujours dans les
Proverbes (17, 19) : " Celui qui médite la discorde provoque des rixes.
" Mais la discorde est fille de la vaine gloire, nous l'avons vu plus
haut. Donc aussi la rixe.
Cependant, S. Grégoire dit que " de la colère naît la rixe ". De même les Proverbes (15, 18 et 29, 22) : " L'homme coléreux provoque les rixes. "
Conclusion
:
La rixe, nous venons de le dire, implique une certaine opposition allant jusqu'aux voies de fait, puisqu'un homme cherche à en blesser un autre. Mais un homme peut chercher à blesser de deux façons. Ou bien il cherche purement et simplement le mal de l'autre. Cela relève de la haine, dont l'intention est de blesser l'ennemi, ouvertement ou secrètement. Ou bien il cherche à blesser l'autre, celui-ci le sachant et s'y opposant. C'est là ce qu'implique le mot de rixe. Et cela appartient proprement à la colère, qui est appétit de vengeance. Il ne suffit pas en effet à celui qui est en colère de nuire secrètement à celui contre lequel il s'irrite, il veut encore que celui-ci le sente, et qu'il souffre contre sa volonté, en représailles de ce qu'il a fait. Tout cela, nous l'avons vu plus haut lorsqu'il s'est agi de la passion de la colère. C'est pourquoi la rixe naît proprement de la colère.
Solutions
:
1. Toutes les passions de
l'irascible naissent des passions du concupiscible, nous l'avons vu. Par le
fait, ce qui naît de la colère d'une manière prochaine vient aussi de la
concupiscence comme d'une première racine.
2. La vantardise et la
prétention, manifestations d'orgueil ou de vaine gloire, ne provoquent pas
directement la querelle ou la rixe, mais occasionnellement, pour autant que la
colère en résulte, lorsque quelqu'un tient pour une injure personnelle qu'un
autre se préfère à lui. Ainsi les querelles et les rixes viennent-elles de la
colère.
3. La colère, nous l'avons
vu, empêche le jugement de la raison. De là vient queue a une ressemblance avec
la sottise. Il s'ensuit qu'elles ont un effet commun. Par défaut de la raison
il arrive en effet que quelqu'un cherche à en blesser un autre de façon
désordonnée.
4. La rixe, même si elle
naît parfois de la haine, n'est pourtant pas l'effet propre de la haine. Car il
n'est pas dans l'intention de celui qui hait de blesser son ennemi au cours
d'une rixe et d'une manière ouverte. Parfois il cherche à blesser secrètement ;
mais, quand il se voit sur le point d'avoir le dessus, il cherche à le blesser
au cours d'une rixe ou d'une querelle. Par contre, c'est l'effet propre
de la colère de blesser quelqu'un dans une rixe, pour la raison qu'on vient de
dire.
5. Les rixes introduisent la haine ou le désaccord dans le coeur de ceux qui s'y livrent. C'est pourquoi celui qui médite, c'est-à-dire qui se propose, de semer la discorde chez les autres, s'arrange pour qu'ils en viennent à se quereller ; c'est ainsi du reste que chaque péché peut commander l'acte d'un autre péché, en l'ordonnant à sa fin. Mais il ne suit pas de cela que la rixe soit proprement et directement fille de la vaine gloire.
1. Est-elle un péché spécial ? - 2. Est-elle un péché mortel ?
Objections
:
1. Apparemment non. En
effet, d'après S. Isidore, " le séditieux est celui qui jette la
dissension parmi les esprits et provoque des discordes ". Or, celui qui
fait commettre un péché ne commet pas un péché différent de celui qu'il
suscite. Il semble donc que la sédition ne soit pas un péché spécial, distinct
de la discorde.
2. La sédition implique une
division. Or, le mot même de schisme se prend de la scission, nous l'avons vu
plus haut. Le péché de sédition ne semble donc pas distinct du péché de
schisme.
3. Tout péché spécial,
distinct des autres, ou bien est un vice capital, ou bien découle d'un vice
capital. Or, la sédition n'est pas comptée parmi les vices capitaux, ni non
plus parmi les vices qui proviennent des vices capitaux, comme on le voit dans Les
Morales de S. Grégoire où ces deux catégories de vices sont énumérées. Donc
la sédition n'est pas un vice spécial, distinct des autres.
Cependant, dans la 2e épître aux Corinthiens (12, 20), les séditions sont distinguées des autres péchés.
Conclusion
:
La sédition est un péché spécial qui, par un côté coïncide avec la guerre et la rixe, et, par un autre côté, en diffère. Elle coïncide avec elles en ce qu'elle implique une certaine contradiction. Mais elle en diffère sur deux points. D'abord, parce que la guerre et la rixe impliquent une attaque réciproque, en acte. Or, on peut appeler sédition soit une attaque de ce genre, en acte, soit sa préparation. C'est pourquoi la Glose, à propos du texte des Corinthiens, dit que les séditions sont " des soulèvements en vue du combat ", ce qui a lieu quand les hommes se préparent au combat et le recherchent. La seconde différence, c'est que la guerre se fait à proprement parler contre les ennemis du dehors, comme une lutte de peuple à peuple. La rixe, elle, se fait d'un particulier à un autre particulier, ou d'un petit groupe à un autre. La sédition, au contraire, se produit à proprement parler entre les parties d'un même peuple qui ne s'entendent plus ; lorsqu'une partie de la cité, par exemple, se soulève contre une autre. Voilà pourquoi la sédition, parce qu’elle s'oppose à un bien spécial, à savoir l'unité et la paix de la multitude, est un péché spécial.
Solutions
:
1. On appelle séditieux
celui qui excite la sédition. Et parce que la sédition implique une certaine
discorde, le séditieux est celui qui cause non pas une discorde quelconque,
mais celle qui divise les parties d'un même peuple. D'autre part, le péché de
sédition n'est pas seulement en celui qui sème la discorde, mais aussi en tous
ceux qui, d'une manière désordonnée, sont divisés entre eux.
2. La sédition diffère du
schisme en deux points. D'abord parce que le schisme s'oppose à l'unité
spirituelle de la multitude, qui est l'unité de l'Église, alors que la sédition
s'oppose à l'unité temporelle ou séculière du peuple, par exemple de la cité ou
du royaume. En outre, parce que le schisme ne comporte pas de préparation à une
lutte corporelle et n'implique qu'un désaccord spirituel, alors que la sédition
implique la préparation à une lutte corporelle.
3. La sédition, comme le schisme, est contenue dans la discorde. Tous deux sont une certaine discorde, non des particuliers entre eux, mais entre une partie du peuple et une autre partie.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, la sédition implique " un soulèvement en vue du combat ",
comme nous le montrait la Glose citée plus haut. Or, le combat n'est pas
toujours péché mortel. Il est parfois permis et juste, nous l'avons vu
précédemment. A plus forte raison, par conséquent, la sédition peut-elle
exister sans péché mortel.
2. La sédition est une
certaine discorde, on l'a vu. Or, la discorde peut exister sans péché mortel,
et parfois même sans aucun péché. Donc la sédition également.
3. On félicite ceux qui
délivrent le peuple d'un pouvoir tyrannique. Or, cela ne peut guère se faire
sans quelque dissension au sein du peuple, alors qu'une partie s'efforce de
garder le tyran, et que l'autre s'efforce de le renverser. La sédition peut
donc exister sans péché.
Cependant, l'Apôtre (2 Co 12, 20) interdit les séditions ; et les place parmi d'autres péchés mortels. La sédition est donc un péché mortel.
Conclusion
:
Nous venons de le voir, la sédition s'oppose à l'unité de la multitude, c'est-à-dire à l'unité du peuple, de la cité ou du royaume. Or, S. Augustin dit que le peuple, selon le témoignage des sages, désigne " non point l'ensemble de la multitude, mais le groupement qui se fait par l'acceptation des mêmes lois et la communion aux mêmes intérêts ". Il est donc manifeste que l'unité à laquelle s'oppose la sédition est l'unité des lois et des intérêts. La sédition s'oppose ainsi à la justice et au bien commun. C'est pourquoi elle est, de sa nature, péché mortel, et d'autant plus grave que le bien commun auquel s'attaque la sédition est plus grand que le bien privé auquel s'attaquait la rixe.
Toutefois, le péché de sédition appartient d'abord et à titre de principe à ceux qui excitent la sédition. Ceux-là pèchent très gravement. Secondairement, à ceux qui les suivent, et qui troublent le bien commun. Quant à ceux qui défendent le bien commun en leur résistant, ils ne doivent pas être appelés séditieux ; pas plus que ceux qui se défendent ne sont coupables de rixes, nous l'avons dit.
Solutions
:
1. Le combat qui est permis
se fait pour l'utilité commune, nous l'avons vu plus haut. La sédition, au
contraire, se fait contre le bien commun du peuple. C'est pourquoi elle est
toujours un péché mortel.
2. La discorde au sujet de
ce qui n'est pas manifestement un bien peut exister sans péché. Mais la
discorde au sujet de ce qui est manifestement un bien ne le peut pas. La
sédition est une discorde de cette espèce, puisqu'elle s'oppose à l'utilité du
peuple, qui est manifestement un bien.
3. Le régime tyrannique n'est pas juste parce qu'il n'est pas ordonné au bien commun, mais au bien privé de celui qui détient le pouvoir, comme le montre Aristote. C'est pourquoi le renversement de ce régime n'est pas une sédition ; si ce n'est peut-être dans le cas où le régime tyrannique serait renversé d'une manière si désordonnée que le peuple qui lui est soumis éprouverait un plus grand dommage du trouble qui s'ensuivrait que du régime tyrannique. C'est davantage le tyran qui est séditieux, lui qui nourrit dans le peuple les discordes et les séditions, afin de pouvoir le dominer plus sûrement. C'est de la tyrannie, puisque c'est ordonné au bien propre du chef, en nuisant au peuple.
Il nous reste maintenant à étudier les vices qui s'opposent à la bienfaisance. Parmi eux, il en est qui regardent la justice : ceux qui causent un tort injuste au prochain ; mais c'est à la charité que le scandale semble s'opposer tout spécialement. C'est pourquoi nous l'étudions ici.
1. Qu'est-ce que le scandale ? - 2. Est-il un péché ? - 3. Est-il un péché spécial ? - 4. Est-il un péché mortel ? - 5. Les parfaits peuvent-ils être scandalisés ? - 6. Peuvent-ils causer du scandale ? - 7. Doit-on renoncer aux biens spirituels pour éviter le scandale ? - 8. Doit-on renoncer aux biens temporels pour éviter le scandale ?
Objections
:
1. Il semble qu'on ne
puisse approuver sa définitions comme " une parole ou un acte peu régulier
offrant une occasion de chute ". Car le scandale est un péché, nous le
verrons bientôt. Mais d'après S. Augustin, le péché " est une parole, une
action ou un désir contre la loi de Dieu ". La définition précédente
paraît donc incomplète, puisqu'elle omet la pensée ou le désir.
2. Puisque, parmi les actes
vertueux ou réguliers, l'un est plus vertueux ou plus droit qu'un autre, il
semble que seul ne sera pas moins droit ce qui l'est au-dessus de tous. Si donc
le scandale est une parole ou une action moins droite, il s'ensuit que tout
acte vertueux à l'exception du plus excellent serait un scandale.
3. On appelle occasion une
cause par accident. Or ce qui est par accident ne doit pas figurer dans la
définition, car cela ne donne pas le caractère spécifique. On ne doit pas
mettre l'occasion dans la définition du scandale.
4. En tout ce que fait un
autre, quelqu'un peut trouver une occasion de chute, parce que les causes par
accident sont indéterminées. Si donc le scandale est ce qui fournit à autrui
une occasion de tomber, n'importe quelle action ou parole pourra être un
scandale. Ce qui paraît inacceptable.
5. On donne à autrui
occasion de chute quand on le heurte ou l'affaiblit. Or, le scandale se
distingue de ces deux fautes. L'Apôtre dit en effet (Rm 14, 21) : " Ce qui
est bien, c'est s'abstenir de viande et de vin, et de tout ce qui pourrait
heurter, scandaliser ou affaiblir ton frère. " Donc cette définition du
scandale est impropre.
Cependant, S. Jérôme expliquant cette phrase de S. Matthieu (15, 2) : " Sais-tu qu'en entendant cette parole, les pharisiens... ", dit : " Quand nous lisons : "quiconque aura scandalisé", nous comprenons : celui qui, par ses paroles ou ses actes, aura fourni une occasion de chute. "
Conclusion
:
d'après S. Jérôme, " nous pouvons traduire le grec scandalon par faux pas, chute ou heurt du pied ". Il arrive parfois en effet qu'un obstacle se présente sur le chemin et qu'en le heurtant on s'expose à tomber. Cet obstacle est appelé scandale. Pareillement il arrive qu'au cours de l'itinéraire spirituel, les paroles et les actions d'autrui exposent à la chute spirituelle dans la mesure où cet autre, par ses conseils, ses suggestions ou son exemple, entraîne au péché.
C'est proprement cela qu'on appelle scandale. Or, il n'est rien qui, en raison de sa nature propre, expose à la chute spirituelle, sinon pour un défaut de rectitude. Ce qui est parfaitement droit, en effet, préserve de la chute plutôt qu'il n'y conduit. Voilà pourquoi cette définition du scandale est bonne : " Une parole ou un acte peu régulier offrant une occasion de chute. "
Solutions
:
1. La pensée ou la
convoitise du mal se cache au fond du coeur et ne peut par conséquent offrir à
autrui un obstacle amenant la chute. C'est pourquoi cela ne peut entrer dans la
définition du scandale.
2. L'expression " peu
régulier " ne s'applique pas ici à ce qui se trouve dépassé en rectitude
par un autre. Elle signifie un manque de rectitude, soit parce que cela est
mauvais en soi comme le péché ; soit parce que cela offre une apparence de mal,
comme de " s'attabler dans un temple d'idoles " (1 Co 8, 10). Ce
n'est pas en soi un péché, lorsqu'on le fait sans mauvaise intention, et
cependant, comme il y a là une apparence de vénération pour les idoles, cela
peut fournir à autrui une occasion de chute. On comprend dès lors la
recommandation de l'Apôtre (1 Th 5, 22) : " Gardez-vous de toute apparence
de mal. " Il est donc correct de dire " peu régulier ",
expression qui permet d'entendre aussi bien ce qui est péché en soi-même, que
ce qui a une apparence de mal.
3. Nous avons vu que rien
ne pouvait être pour l'homme une cause suffisante de péché, donc de chute
spirituelle, sinon sa propre volonté. C'est pourquoi les paroles, les actes ou
les désirs d'un autre ne peuvent être qu'une cause imparfaite de péché,
conduisant plus ou moins à la chute. Pour cette raison, on ne dit pas "
qui offre une cause de chute " mais " qui offre une occasion ",
ce qui signale une cause imparfaite, et non pas toujours une cause par
accident. Rien n'empêche d'ailleurs de mentionner dans certaines définitions ce
qui est accidentel, car ce qui est accidentel pour quelqu'un peut convenir
essentiellement à un autre. C'est ainsi que dans la définition du hasard, selon
le Philosophe figure la cause par accident.
4. Les paroles et les actions de quelqu'un peuvent être pour un autre une cause de péché de deux façons : de soi, ou par accident. De soi, lorsque quelqu'un, par ses paroles ou ses actions mauvaises, vise à entraîner un autre au péché ; ou bien, même si telle n'est pas son intention, lorsque ce qu'il fait est cependant de nature à entraîner au péché, lorsque par exemple il commet ostensiblement un péché ou ce qui ressemble à un péché. Celui qui fait une action de ce genre fournit proprement une occasion de chute. C'est pourquoi il s'agit dans ce cas d'un scandale actif.
Mais par accident, les paroles ou les actions de quelqu'un peuvent être pour un autre cause de péché, lorsque, même en dehors de l'intention de celui qui agit, et en dehors des circonstances de son action, elles amènent cet autre à pécher parce qu'il se trouve dans de mauvaises dispositions, par exemple s'il est envieux des biens d'autrui. Celui qui agit ainsi, et dont l'action est droite, ne fournit pas d'occasion de péché autant qu'il dépend lui ; c'est l'autre qui en prend occasion, comme l'indique l'épître aux Romains (7, 8) : " Ayant pris occasion, etc. " Aussi doit-on parler ici de scandale passif, et non de scandale actif ; car celui qui agit avec droiture ne donne pas, pour ce qui lui, occasion à la chute subie par l'autre.
Il arrive donc parfois qu'il y ait
en même temps scandale actif chez l'un et scandale passif chez l’autre, lorsque
par exemple cet autre pèche à l'instigation du premier. Parfois il y a scandale
actif, mais non scandale passif, lorsque par exemple quelqu'un, par ses paroles
et ses actions, pousse un autre à pécher, mais que celui-ci n'y consent pas.
Enfin, il y a parfois scandale passif sans qu'il y ait scandale actif, on l'a
déjà dit.
5. La faiblesse désigne ici la facilité à se scandaliser ; le heurt désigne l'indignation éprouvée par quelqu'un contre celui qui pèche, laquelle peut exister parfois sans chute de sa part ; quant au scandale, il implique le choc qui amène la chute.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, les péchés n'arrivent pas de façon nécessaire parce que tout péché est volontaire,
nous l'avons vu précédemment. Or nous lisons en S. Matthieu (18, 7) : " Il
est nécessaire que les scandales arrivent. " Donc le scandale n'est pas un
péché.
2. Il n'est pas de péché
procédant d'un sentiment affectueux, car " un bon arbre ne peut produire
de mauvais fruits " (Mt 7, 18). Or, le scandale procède parfois d'un tel
sentiment, comme on le voit en S. Matthieu (16, 23), lorsque le Seigneur dit à
Pierre : " Tu es pour moi un scandale. " Pour S. Jérôme en
effet, " l'erreur de l'Apôtres procédant d'un sentiment affectueux, ne
provenait nullement d'une inspiration du démon ". Le scandale n'est donc
pas toujours un péché.
3. Le scandale implique que
l'on reçoive un certain choc. Or, tous ceux qui trébuchent ainsi ne tombent
pas. Le scandale, qui est une chute d'ordre spirituel, peut donc exister sans
le péché.
Cependant, le scandale est " une parole ou un acte peu régulier ". Or, tout ce qui manque de rectitude a raison de péché. Donc le scandale comporte toujours un péché.
Conclusion
:
Nous venons de le dire, il y a deux sortes de scandales : passif en celui qui est scandalisé, actif en celui qui scandalise et fournit une occasion de chute. Le scandale passif est toujours un péché en celui qui est scandalisé, car nul n'est scandalisé que s'il tombe par une certaine chute spirituelle, qui est un péché. Cependant, le scandale passif peut exister sans qu'il y ait péché en celui par qui le scandale est arrivé ; lorsqu'on se scandalise par exemple de ce qu'un autre a bien agi.
Pareillement, le scandale actif est
toujours un péché chez celui qui scandalise. Ou bien parce que l'action même
qu'il fait est un péché ; ou encore, si ce qu'il fait a l'apparence du péché,
il doit toujours s'en abstenir par charité envers le prochain, car la charité
impose à chacun de veiller au salut de son prochain ; ainsi celui qui ne
s'abstient pas agit contrairement à la charité.
Cependant, le scandale actif peut exister sans qu'il y ait péché chez celui qui est scandalisé, nous l'avons vu plus haut.
Solutions
:
1. La parole du Seigneur
" Il est nécessaire que les scandales arrivent ", ne doit pas
s'entendre d'une nécessité absolue, mais d'une nécessité conditionnelle, en ce
sens qu'il est nécessaire que ce qui a été prévu et annoncé par Dieu arrive, si
du moins nous prenons cette phrase en un sens composé, comme nous l'avons dit
dans la première Partie. On peut dire encore qu'il est nécessaire que les
scandales arrivent en considération de la fin, en ce sens qu'ils sont utiles
" pour permettre aux hommes éprouvés de se manifester " (1 Co 11,
19). Ou bien encore, il est nécessaire que les scandales arrivent étant donné
la condition des hommes, qui ne se gardent pas des péchés. C'est comme si un
médecin, voyant certains hommes suivre un régime contre-indiqué, disait . il est
nécessaire que ces hommes soient malades ; ce qui doit s'entendre avec cette
condition : s'ils ne changent pas de régime. De même, il est nécessaire que les
scandales arrivent si les hommes ne changent pas leur mauvais genre de vie.
2. Le scandale est pris ici
au sens large, pour désigner tout empêchement. Pierre voulait en effet empêcher
la passion du Christ par un sentiment d'affection pour lui.
3. Nul ne trébuche spirituellement, sans être retardé de quelque façon dans sa marche vers Dieu. Ce qui suppose au moins un péché véniel.
Objections
:
1. Il semble que non, car
le scandale est " une parole ou un acte peu régulier ". Or, c'est le
cas de tout péché. Donc le scandale n'est pas un péché spécial.
2. Tout péché spécial,
toute injustice spéciale, se rencontre séparément des autres, dit Aristote. Or,
le scandale ne se rencontre pas séparément des autres péchés. Il n'est donc pas
un péché spécial.
3. Tout péché spécial est
constitué par quelque chose qui spécifie l'acte moral. Or, le scandale se
définit par le fait que l'on pèche devant les autres. Pécher publiquement, même
si cela constitue une circonstance aggravante, ne semble pas constituer une
espèce particulière de péché. Donc, le scandale n'est pas un péché spécial.
Cependant, un péché spécial s'oppose à une vertu spéciale. Or, le scandale s'oppose à une vertu spéciale, qui est la charité. On lit en effet dans l'épître aux Romains (14, 15) : " Si pour un aliment tu centristes ton frère, tu ne te conduis plus selon la charité. " Donc, le scandale est un péché spécial.
Conclusion
:
Nous avons vu qu'il y a deux sortes de scandale : actif et passif. Le scandale passif ne peut être un péché spécial, car c'est dans toute espèce de péché qu'il arrive à quelqu'un de tomber par suite des paroles ou des actions d'un autre ; et le fait de trouver dans les paroles ou les actions d'un autre une occasion de péché ne constitue pas une espèce particulière de péché, parce que ce fait n'implique pas une difformité spéciale opposée à une vertu spéciale.
Quant au scandale actif, il peut être entendu de deux façons, selon qu'il s'agit d'un scandale par soi ou par accident. Le scandale a lieu par accident, quand il arrive en dehors de l'intention de celui qui agit ; par exemple lorsque celui-ci n'a pas l'intention, par ses actions ou ses paroles désordonnées, de donner à autrui une occasion de chute, mais simplement de satisfaire sa volonté. En ce cas, le scandale actif n'est pas un péché spécial, car l'accident ne constitue pas l'espèce.
Le scandale actif est un scandale par soi lorsque, par une parole ou une action désordonnée, on cherche à entraîner un autre au péché. En ce cas, le fait de rechercher une fin spéciale donne lieu à une espèce particulière de péché. C'est en effet la fin qui donne aux actes moraux leur spécificité, nous l'avons dit antérieurement. Ainsi, de même que le vol ou l'homicide sont des péchés spéciaux, en raison du dommage spécial qu'on veut infliger au prochain, de même le scandale est un péché spécial pour la même raison. Le scandale s'oppose directement à la correction fraternelle, où l'on remarque une manière spéciale d'écarter ce qui nuit au prochain.
Solutions
:
1. Tout péché peut servir
de matière au scandale actif. Mais la raison formelle de péché spécial vient au
scandale en raison de la fin poursuivie, nous venons de le dire.
2. Le scandale actif peut
se rencontrer séparément des autres péchés ; lorsque par exemple on scandalise
le prochain en faisant quelque chose qui de soi n'est pas un péché, mais qui en
a l'apparence.
3. Le scandale n'a pas raison de péché spécial du fait de la circonstance indiquée, mais du fait de la fin poursuivie, on vient de le dire.
Objections
:
1. Il semble bien, car tout
péché contraire à la charité est un péché mortel, on l'a vu plus haut. Or, le
scandale est contraire à la charité, on l'a vu également. Donc, le scandale est
un péché mortel.
2. Le péché mortel est le
seul péché qui mérite la damnation éternelle. Or, le scandale est puni de
damnation éternelle (Mt 18, 6) - " Quiconque scandalise un de ces petits
qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu'on lui suspende une meule pour âne
autour du cou, et qu'on le précipite au fond de la mer. " Car, explique S.
Jérôme r " il vaut beaucoup mieux recevoir pour son péché une courte peine
que d'être livré aux tourments éternels ". Donc le scandale est un péché
mortel.
3. Tout péché que l'on commet
contre Dieu est péché mortel, car seul le péché mortel détourne l'homme de
Dieu. Or, le scandale est un péché contre Dieu. L'Apôtre dit en effet (1 Co 8,
12) : " En blessant la conscience de vos frères, qui est faible, c'est
contre le Christ que vous péchez. Donc, le scandale est toujours un péché
mortel.
Cependant, pousser quelqu'un à pécher véniellement peut être un péché véniel. Or, cela rentre dans la définition du scandale. Le scandale peut donc être un péché véniel.
Conclusion
:
Nous avons vu plus haut que le scandale implique un certain choc, disposant à la chute. Pour cette raison, le scandale passif peut être quelquefois un péché véniel, quand il ne comporte que le choc, par exemple, lorsque, par suite d'une parole ou d'une action désordonnée d'autrui, on éprouve un mouvement de péché véniel. Mais quelquefois le scandale est péché mortel quand, avec le choc, il comporte aussi une chute, dans le cas par exemple où, par suite d'une parole ou d'une action désordonnée d'autrui, on va jusqu'au péché mortel.
Quant au scandale actif, s'il a lieu par accident, il peut être quelquefois péché véniel. Par exemple, lorsque l'on commet un péché véniel, ou bien un acte qui n'est pas en soi un péché mais qui a une apparence de mal, et qu'on le fait avec un léger manque de discrétion. Mais quelquefois il est péché mortel, soit quand l'acte commis est péché mortel, soit quand on méprise le salut du prochain au point de ne pas s'abstenir, pour le préserver, de ce qui fait plaisir. Si le scandale actif a lieu par soi - quand, par exemple, on a l'intention d'entraîner un autre à pécher, si c'est pour l'entraîner au péché mortel, le scandale est péché mortel. De même, lorsqu'on cherche à entraîner le prochain au péché véniel en commettant un acte qui est un péché mortel. Mais si l'on cherche à pousser le prochain au péché véniel en commettant un péché véniel, le scandale est péché véniel.
Solutions
:
Cela répond clairement aux Objections.
Objections
:
1. Il semble bien, car le
Christ fut absolument parfait. Or, lui-même dit à S. Pierre (Mt 16, 23) :
" Tu es pour moi un scandale. " A plus forte raison les autres
parfaits peuvent-ils subir le scandale.
2. Le scandale implique un
certain empêchement qui s'oppose à la vie spirituelle. Or, les hommes parfaits
eux-mêmes peuvent rencontrer des obstacles dans le progrès de leur vie
spirituelle, selon cette parole (1 Th 2, 18) : " Nous avons voulu nous
rendre chez vous, moi Paul en particulier, et non pas une fois, mais deux ;
mais Satan nous en a empêchés. " Ainsi donc, les hommes parfaits eux-mêmes
peuvent subir le scandale.
3. Les péchés véniels
peuvent se rencontrer même chez les parfaits, comme le prouve la 1e épître de
S. Jean (1, 8) : " Si nous nous prétendons sans péché, nous nous égarons
nous-mêmes. " Or, le scandale passif n'est pas toujours péché mortel, il
est parfois péché véniel, nous venons de le voir. Donc, le scandale passif peut
se trouver chez les parfaits.
Cependant, S. Jérôme, commentant le texte de S. Matthieu (18, 6) " Celui qui scandalisera un de ces petits ", dit " Notez que celui qui est scandalisé est un petit, les grands, en effet, ne sont pas atteints par le scandale. "
Conclusion
:
Le scandale passif implique en celui qui le subit un certain ébranlement de l'âme à l'égard du bien. Or, nul n'est ébranlé quand il adhère fermement à quelque chose d'immuable. Et les grands, c'est-à-dire les parfaits, adhèrent à Dieu seul, dont la bonté est immuable ; car s'ils adhèrent à leurs supérieurs, ils n'adhèrent à eux que dans la mesure où ceux-ci adhèrent au Christ, selon le mot de Paul (1 Co 4, 16) : " Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même du Christ. " C'est pourquoi, s'ils voient les autres céder au désordre dans leurs paroles ou leurs actes, eux-mêmes ne se détournent pas pour autant de la voie droite, selon la parole du Psaume (125, 1) : " Ceux qui mettent leur confiance dans le Seigneur sont comme le mont Sion ; celui qui habite Jérusalem ne sera jamais ébranlé. " Voilà pourquoi, en ceux qui adhèrent parfaitement à Dieu par l'amour, le scandale ne se trouve pas, selon le mot du Psaume (119, 165) : " Abondance de paix pour ceux qui aiment ta loi, et il n'y a pas en eux de scandale. "
Solutions
:
1. Comme nous l'avons vu
plus haut v, le scandale doit s'entendre ici au sens large, et signifie toute
espèce d'empêchement. C'est pourquoi le Seigneur dit à Pierre : " Tu es
pour moi un scandale ", parce que Pierre voulait l'empêcher de subir la
Passion.
2. Dans leurs actions
extérieures, les hommes parfaits peuvent éprouver des empêchements. Mais pour
ce qui est de leur volonté intérieure, les paroles ou les actions d'autrui ne
les empêchent pas de tendre vers Dieu, selon l'épître aux Romains (8, 38) :
" Ni la mort ni la vie ne peuvent nous séparer de l'amour de Dieu. "
3. Les hommes parfaits tombent quelquefois et des péchés véniels par la faiblesse de leur chair ; mais les paroles et les actions des autres ne les scandalisent pas, selon la vraie notion du scandale. Il peut se trouver en eux toutefois comme une approche du scandale, selon la parole du Psaume (73, 2) : " Un peu plus, et nos pieds trébuchaient. "
Objections
:
1. Il semble que oui, car
pâtir est un effet de l'agir. Or, il y a des gens qui sont passivement
scandalisés en raison des paroles ou des actions des parfaits, selon S.
Matthieu (15, 12) : " Sais-tu qu'en entendant cette parole, les pharisiens
ont été scandalisés 6 > " On peut donc trouver le scandale actif chez
les hommes parfaits.
2. Après avoir reçu
l'Esprit Saint, S. Pierre était dans l'état des parfaits. Mais dans la suite il
scandalisa les païens. On lit en effet dans l'épître aux Galates (2, 14) :
" Quand je vis qu'ils ne marchaient pas droit selon la vérité de
l’Évangile, je dis à Céphas (c'est-à-dire à Pierre), en face de tous : "Si
toi, qui es Juif, tu vis à la païenne et non à la juive, comment peux-tu forcer
les païens à vivre en Juifs ?" " Donc le scandale actif peut exister
chez les hommes parfaits.
3. Le scandale actif est
quelquefois péché véniel. Or, les péchés véniels peuvent exister même chez les
hommes parfaits.
Cependant, le scandale actif s'oppose à la perfection plus que le scandale passif. Or, le scandale passif ne peut pas exister chez les hommes parfaits. A plus forte raison le scandale actif.
Conclusion
:
Il y a proprement scandale actif lorsque quelqu'un dit ou fait quelque chose qui est de nature à faire tomber autrui ; ce qui n'a lieu que pour des actions ou des paroles désordonnées. Or, il appartient aux parfaits d'ordonner tout ce qu'ils font conformément à la règle de la raison, selon S. Paul (1 Co 14, 40) : " Que tout se passe chez vous dignement et dans l'ordre. " Surtout, ils apportent tout spécialement ce souci dans les choses où non seulement ils pourraient eux-mêmes trébucher, mais aussi faire trébucher les autres. Si parfois, dans ce qu'ils disent ou font en public, il se produit quelque chose qui manque à cette mesure, cela provient de la faiblesse humaine qui les fait déchoir de la perfection. Ils n'en déchoient pas toutefois au point de s'écarter beaucoup de l'ordre de la raison ; ils ne le font qu'un peu et de manière légère. Et cela n'est pas d'une telle importance qu'un autre puisse raisonnablement y trouver une occasion de pécher.
Solutions
:
1. Le scandale passif est
toujours causé par un scandale actif, mais non toujours par le scandale actif
d'un autre ; ce peut être par le scandale actif de celui-là même qui est
scandalisé, parce que c'est lui-même qui se scandalise.
2. Pierre commit une faute,
et il fut répréhensible en se séparant des païens pour éviter le scandale des
Juifs : ainsi pensent S. Augustin et S. Paul lui-même. Pierre commettait en
cela une certaine imprudence, scandalisant ainsi les païens nouvellement
convertis à la foi. Cependant, l'acte de Pierre n'était pas un péché si grave
que les autres pussent raisonnablement en être scandalisés. C'est pourquoi ils
souffraient un scandale passif, mais chez Pierre il n'y avait pas de scandale
actif.
3. Les péchés véniels des parfaits consistent surtout en des mouvements soudains, qui lorsqu'ils restent cachés, ne peuvent scandaliser Si, même extérieurement, dans leurs paroles ot leurs actions, ils commettent des péchés véniels ces péchés sont choses si légères qu'elles n'ont pas de soi, le pouvoir de scandaliser.
Objections
:
1. Il apparaît que oui. Car
S. Augustin enseigne que là où l'on peut craindre le danger d'un schisme, il
faut abandonner la punition des pécheurs. Or, la punition des pécheurs est pour
certain bien spirituel, puisqu'elle est un acte de justice. Donc il faut
abandonner le bien spirituel pour éviter le scandale.
2. L'enseignement sacré
paraît être ce qu'il y a de plus spirituel. Or, il faut l'abandonner en raison
du scandale, d'après S. Matthieu (7, 6) : " Ne donnez pas aux chiens ce
qui est sacré, ne jetez pas vos perles devant les pourceaux : ils pourraient
bien se retourner contre vous et vous déchirer. " Donc il faut abandonner
le bien spirituel pour éviter le scandale.
3. La correction
fraternelle est un bien spirituel, puisqu'elle est un acte de la charité. Or,
il arrive parfois qu'on l'omette par charité pour éviter le scandale d'autrui,
d'après S. Augustin. Il faut donc abandonner le bien spirituel pour éviter le
scandale.
4. S. Jérôme demande qu'on
abandonne, pour éviter le scandale, tout ce qui peut être délaissé sans toucher
à la triple vérité de la vie, de la justice et de la doctrine. Or,
l'accomplissement des conseils et la distribution des aumônes peuvent souvent
être abandonnés sans porter atteinte à cette triple vérité. Autrement tous ceux
qui les omettent pécheraient toujours. Et pourtant elles sont au premier rang
des oeuvres spirituelles. Donc les oeuvres spirituelles doivent être omises
pour éviter le scandale.
5. Éviter n'importe quel
péché est un bien spirituel, car tout péché cause un dommage spirituel à celui
qui le commet. Or il semble que, pour éviter le scandale du prochain, il faille
quelquefois pécher véniellement ainsi par exemple lorsqu'en péchant véniellement
on empêche le prochain de pécher mortellement. Car on doit empêcher la
damnation du prochain autant qu'on le peut, sans détriment pour son propre
salut, lequel n'est pas empêché par le péché véniel. On doit donc omettre
certain bien spirituel pour éviter le scandale.
Cependant, S. Grégoire dit en commentant Ézéchiel : " Si l'on tire scandale de la vérité, il est préférable de laisser naître le scandale que d'abandonner la vérité. " Or les biens spirituels ressortissent plus que tout à la vérité. Il ne faut donc pas abandonner les biens spirituels pour éviter le scandale.
Conclusion
:
Puisqu'il y a deux sortes de scandale, actif et passif, cette question ne se pose pas à propos du scandale actif, car, puisque le scandale actif est une parole ou un acte peu régulier, il ne faut jamais rien faire avec scandale actif. Mais la question se pose à propos du scandale passif Il faut donc examiner ce qu'on doit abandonner pour qu'un autre ne soit pas scandalisé. Or, parmi les biens spirituels, il y a lieu de distinguer. Certains parmi ces biens sont nécessaires au salut et l'on ne peut les omettre sans péché mortel. Il est manifeste que nul ne doit pécher mortellement pour empêcher le péché d'autrui, car, selon l'ordre de la charité, on doit aimer davantage son propre salut spirituel que celui d'autrui. Ce qui est nécessaire au salut ne doit donc pas être omis pour éviter le scandale.
Quant aux biens spirituels qui ne sont pas nécessaires au salut, il apparaît qu'il faut distinguer. C'est qu'en effet le scandale qui en résulte provient quelquefois de la malice, lorsque certains veulent empêcher ces biens spirituels en provoquant le scandale. Ce scandale est celui des pharisiens qui se scandalisent de la doctrine du Seigneur. Celui-ci enseigne en S. Matthieu (15, 14), que ce scandale doit être méprisé. Mais quelquefois le scandale provient de la faiblesse ou de l'ignorance, et c'est le scandale des petits. Pour l'éviter, les oeuvres spirituelles doivent être cachées, parfois même différées, quand il n'y a pas péril à cela, jusqu'à ce qu'on puisse en rendre compte et éviter ainsi le scandale. Si, après qu'on en a rendu compte, le scandale dure encore, il semble bien alors qu'il provient de la malice, et il n'y a plus lieu d'abandonner ces oeuvres spirituelles à cause de lui.
Solutions
:
1. On ne cherche pas à
infliger des punitions pour elles-mêmes, mais comme des remèdes pour réprimer
les péchés. C'est pourquoi elles appartiennent à la justice dans la mesure où
elles répriment les péchés. Mais s'il était évident que l'application des
peines engendrerait des péchés plus nombreux et plus graves, ce ne serait plus
une oeuvre de justice. C'est le, cas dont parle S. Augustin, quand une
excommunication peut entraîner le péril d'un schisme. Porter une
excommunication n'appartiendrait plus alors à la vérité de la justice.
2. Au sujet de
l'enseignement, il y a deux choses à considérer : la vérité qu'on enseigne, et
l'acte même d'enseigner. De ces deux choses, la première est nécessaire au
salut, c’est-à-dire qu'on ne doit pas enseigner le contraire de la vérité, mais
que l'homme chargé d'enseigner doit proposer la vérité en s'adaptant au temps
et aux personnes. C'est pourquoi quelque scandale qui semble devoir en
résulter, on ne doit jamais délaisser la vérité et enseigner l'erreur. Quant à
l'acte même d'enseigner, il compte parmi les aumônes spirituelles, comme nous
l'avons vu plus haut. C'est pourquoi il faut traiter de même façon
l'enseignement et les autres oeuvres de miséricorde dont il va être parlé dans
un instant.
3. La correction
fraternelle, nous l'avons vu, a pour but l'amendement d'un frère. Elle compte
donc parmi les biens spirituels dans la mesure où elle peut y réussir. Mais
elle ne l'atteint pas si notre frère se trouve scandalisé par cette correction.
C'est pourquoi, lorsque l'on abandonne la correction en raison du scandale, le
bien spirituel n'est pas délaissé pour autant.
4. Dans la vérité de la vie, de la doctrine et de la justice on englobe non seulement ce qui est nécessaire au salut, mais aussi ce qui conduit au salut de manière plus parfaite, selon la parole de S. Paul (1 Co 12, 31) : " Aspirez aux dons supérieurs. " Aussi, ni les conseils, ni non plus les oeuvres de miséricorde ne doivent être purement et simplement délaissés par crainte du scandale, mais il arrive quelquefois qu'ils doivent être cachés et différés en raison du scandale des petits, comme nous l'avons dit.
Quelquefois cependant,
l'observation des conseils et l'accomplissement des oeuvres de miséricorde sont
nécessaires au salut. Cela apparaît clairement quand il s'agit de ceux qui se
sont déjà engagés par voeu dans la voie des conseils, ou de ceux qui ont le
devoir de subvenir aux besoins des autres, soit dans le domaine temporel, par
exemple en nourrissant les affamés, soit dans le domaine spirituel, par exemple
en instruisant les ignorants, ou bien encore quand ces bienfaits deviennent
obligatoires en raison de la fonction que l'on exerce, ce qui est le cas pour
les prélats, ou en raison de la nécessité des indigents. Alors, la raison est
la même pour ces devoirs que pour ce qui est nécessaire au salut.
5. Certains ont dit que l'on devait commettre le péché véniel pour éviter le scandale. Mais cela implique contradiction. En effet, si une chose doit être faite, elle n'est déjà plus un mal ni un péché, car le péché ne peut être objet de choix. Il peut arriver toutefois qu'en telle ou telle circonstance une chose ne soit plus un péché véniel, qui le serait en dehors de cette circonstance. C'est ainsi qu'un mot pour rire est un péché véniel s'il est dit sans utilité, mais il n'est plus une parole oiseuse ni un péché s'il est dit pour un motif raisonnable. Bien que le péché véniel ne supprime pas la grâce qui procure le salut de l'homme, cependant, pour autant qu'il dispose au péché mortel, il devient nuisible au salut.
Objections
:
1. Il semble bien, car nous
devons aimer le salut spirituel du prochain, que le scandale empêche plus que
n'importe quel bien temporel. Or, nous laissons ce que nous aimons moins pour
ce que nous aimons davantage. Nous devons donc plutôt laisser les biens
temporels pour éviter le scandale du prochain.
2. D'après la règle énoncée
par S. Jérôme, tout ce qu'on peut omettre, hormis la triple vérité, doit être
abandonné pour éviter le scandale. Or on peut abandonner les biens temporels en
sauvegardant cette triple vérité. Donc il faut les abandonner pour éviter le
scandale.
3. Parmi les biens
temporels aucun n'est plus nécessaire que la nourriture. Or la nourriture doit
être laissée de côté en raison du scandale, d'après l'épître aux Romains (14,
15) : " Ne va pas, avec ton aliment, faire périr celui pour qui le Christ
est mort. " A plus forte raison il nous faut donc laisser tous les autres
biens temporels pour éviter le scandale.
4. Il n'est pas de moyen
plus adapté qu'un procès pour conserver ou recouvrer les biens temporels. Or,
il n'est pas permis de recourir aux procès, surtout quand ils s'accompagnent de
scandale. Il est dit en effet en S. Matthieu (5, 40) : " A qui veut te citer
en justice et prendre ta tunique, laisse encore ton manteau. " Et dans la
1e épître aux Corinthiens (6, 7) : " C'est déjà pour vous une défaite que
d'avoir entre vous des procès. Pourquoi ne pas souffrir plutôt l'injustice ?
Pourquoi ne pas vous laisser plutôt dépouiller ? " Il semble donc qu'il
faille abandonner les biens temporels pour éviter le scandale.
5. Parmi tous les biens
temporels, aucun ne paraît devoir être moins abandonné que ceux qui sont liés à
des biens spirituels. Or, il faut abandonner ceux-ci en raison du scandale.
L'Apôtre en effet, qui prodiguait les biens spirituels, ne reçut point de
salaire temporel, " pour ne pas créer d'obstacle à l'Évangile du Christ
", comme on le voit dans la 1e épître aux Corinthiens (9, 12). Et pour un
motif semblable, l'Église en certains pays n'exige pas les dîmes, pour éviter
le scandale. A plus forte raison faut-il donc laisser les autres biens
temporels pour éviter le scandale.
Cependant, le bienheureux Thomas de Cantorbery réclama les biens de l'Église malgré le scandale du roi.
Conclusion
:
Parmi les biens temporels, il faut distinguer. Ou ces biens nous appartiennent ; ou ils nous sont confiés afin que nous les conservions pour d'autres. Les biens de l'Église par exemple sont confiés aux prélats, et les biens publics aux gouvernants. La conservation de ces biens, comme aussi celle des dépôts, incombe de toute nécessité à ceux à qui ils sont confiés. C'est pourquoi ils ne doivent pas être abandonnés en raison du scandale, pas plus que les autres biens qui sont nécessaires au salut.
Quant aux biens temporels dont nous sommes les maîtres, les abandonner, en les distribuant si nous les avons chez nous, ou en ne les réclamant pas s'ils sont chez les autres, pour éviter le scandale, nous devons parfois le faire, et parfois non. En effet, si le scandale se produit à ce sujet en raison de l'ignorance ou de la faiblesse des autres, ce que nous avons appelé plus haut le scandale des petits, nous devons ou abandonner totalement ces biens temporels, ou faire cesser le scandale autrement, par quelque avertissement pa exemple. C'est pourquoi S. Augustin écrit : " Il faut donner ce qui ne fait de mal ni à toi ni autrui, autant qu'on peut humainement le savoir. Si tu refuses ce qu'on te demande, montre où est la justice. Tu donneras quelque chose de meilleur en redressant celui qui te demande injustement. " Parfois le scandale provient de la malice. C'est le scandale des pharisiens. Il ne faut pas abandonner les biens temporels à cause de ceux qui suscitent de tels scandales, car on nuirait au bien commun en donnant aux méchants une occasion de s'en emparer et l'on nuirait à ceux qui, en volant et en retenant le bien d'autrui, demeureraient dans le péché. C'est pourquoi, dit S. Grégoire : " Parmi ceux qui nous prennent les biens temporels, il en est qui doivent être seulement tolérés ; et d'autres qui doivent en être empêchés, l'équité étant sauve. Cela, non par le seul souci que nos biens ne nous soient pas enlevés, mais pour éviter la perdition de ceux qui prennent ce qui ne leur appartient pas. "
Solutions
:
1. Cela donne clairement la
solution.
2. Si l'on permettait
habituellement aux méchants de prendre le bien d'autrui, cela tournerait au
détriment de la vérité de la vie et de la justice. C'est pourquoi il ne faut pas
abandonner les biens temporels en raison de n'importe quel scandale.
3. Il n'est pas dans
l'intention de l'Apôtre de faire abandonner toute nourriture en raison du
scandale, car prendre de la nourriture est nécessaire à la santé. C'est telle
nourriture déterminée qu'il faut laisser en raison du scandale, selon la 1e
épître aux Corinthiens (8, 13) : " je me passerai de viande à tout jamais,
afin de ne pas scandaliser mon frère. "
4. Selon S. Augustin, ce
précepte du Seigneur doit s'entendre de la disposition intérieure, en ce sens
qu'il faut être prêt, si c'est utile, à subir le dommage et l'injustice plutôt
qu'à recourir au jugement. Mais parfois ce n'est pas utile, nous l'avons vu. Le
mot de l'Apôtre doit s'entendre dans le même sens.
5. Le scandale que l'Apôtre évitait serait provenu de l'ignorance des païens, chez qui cette coutume n'existait pas. C'est pourquoi il fallait s'abstenir momentanément, afin de leur enseigner auparavant que c'est chose due. Pour une raison semblable, 1'Ëglise s'abstient d'exiger les dîmes dans les pays où la coutume n'est pas de les payer.
1. Faut-il donner des préceptes au sujet de la charité ? - 2. Y a-t-il un seul précepte, ou bien deux ? - 3. Deux préceptes suffisent-ils ? - 4. Convient-il de prescrire que Dieu soit aimé de tout notre coeur ? - 5. Convient-il d'ajouter : de toute notre âme ? - 6. Ce précepte peut-il être accompli en cette vie ? - 7. Le commandement : "Tu aimeras le prochain comme toi-même." - 8. L'ordre de la charité tombe-t-il sous le précepte ?
Objections
:
1. Il semble que non, car
la charité donne le mode aux actes de toutes les vertus. Elle est en effet la
forme des vertus, nous l'avons vu plus haut. Or, on dit généralement que le
mode n’est pas contenu dans le précepte. Donc, il ne pas donner de préceptes au
sujet de la charité.
2. La charité qui "
est répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit " (Rm 5, 5) nous rend
libres, car " là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté " (2 Co
3, 17). Or l'obligation qui naît du précepte s'oppose à la liberté, puisqu'elle
impose nécessité. Il ne faut donc pas donner de préceptes au sujet de la
charité.
3. La charité est la plus
importante de toutes s vertus, auxquelles sont ordonnés les préceptes, ainsi
qu'il ressort de ce que nous avons vu plus haut. Donc, si l'on donnait certains
préceptes sur charité, il faudrait qu'ils fussent compris parmi les préceptes
majeurs, qui sont ceux du décalogue. Or, ils ne s'y trouvent pas. Donc il ne
faut donner un précepte sur la charité.
Cependant, ce que Dieu réclame de nous tombe sous le précepte. Or, Dieu demande à l'homme de l'aimer, comme on le voit dans le Deutéronome (10, 12). Concernant l'amour de charité, qui est l'amour de Dieu, il faut donc donner des préceptes.
Conclusion
:
Nous l'avons dit antérieurement, le précepte inclut la raison d'obligation. Une chose tombe donc sous le précepte dans la mesure où elle a raison de dette. Or une chose est due de deux façons : ou bien par soi ou bien pour autre chose. En toute affaire, ce qui est dû par soi, c'est la fin, car par soi la fin a raison de bien. Ce qui est dû pour autre chose, c'est le moyen ordonné à la fin. Ainsi, pour un médecin, ce qui est dû par soi, c'est la guérison, et ce qui est requis pour autre chose, c'est le remède destiné à la guérison. Or, la fin de la vie spirituelle, c'est que l'homme soit uni à Dieu, ce qui se fait par la charité. A cela s'ordonne, comme à leur fin, tout ce qui appartient à la vie spirituelle. C'est pourquoi l'Apôtre écrit (1 Tm 1, 5) : " La fin du précepte, c'est la charité qui naît d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère. " Car toutes les vertus dont les actes sont objet de préceptes sont ordonnées ou bien à purifier le coeur du tourbillon des passions, ce qui est le cas des vertus qui concernent les passions ; ou du moins à procurer une bonne conscience, ce qui est le cas des vertus qui concernent l'action ; ou à assurer la rectitude de la foi, ce qui est le cas des vertus qui concernent le culte divin. Ces trois conditions sont requises pour aimer Dieu, car le coeur impur est détourné de l'amour de Dieu par la passion qui l'incline vers les biens terrestres ; une mauvaise conscience fait prendre en horreur la justice divine par crainte de la peine ; et une foi imaginaire entraîne le coeur vers la représentation qu'elle se fait de Dieu, loin de la divinité et de la réalité divine. Or. en tout domaine, ce qui est par soi l'emporte sur ce qui est pour autre chose ; il s'ensuit que le plus grand commandement a pour objet la charité, ainsi qu'il est dit en S. Matthieu (22, 38).
Solutions
:
1. Ainsi que nous l'avons
vu antérieurement en traitant des autres préceptes, le mode de la charité ne
tombe pas sous les préceptes qui ont pour objet les autres actes de vertu. Par
exemple, sous ce précepte : " Honore ton père et ta mère ", il ne
tombe pas que cela se fasse par charité. Toutefois, l'acte de dilection tombe
sous des préceptes spéciaux.
2. L'obligation du précepte
ne s'oppose à la liberté qu'en celui dont l'esprit est détourné de ce qui est
prescrit, comme on le voit chez ceux qui n'observent les préceptes que par
crainte. Le précepte de la charité ne peut être accompli que si on le veut à
proprement parler. Aussi ne s'oppose-t-il pas à la liberté.
3. Tous les préceptes du décalogue sont ordonnés à l'amour de Dieu et du prochain. C'est pourquoi les préceptes de la charité n'avaient pas à être énumérés parmi les préceptes du décalogue ils se trouvent compris en tous.
Objections
:
1. Il semble qu'il ne
fallait pas donner deux préceptes sur la charité. En effet, les préceptes de la
loi sont ordonnés à la vertu, nous venons de le voir. Or, la charité constitue
une seule vertu, nous l'avons vu précédemment. Il ne fallait donc donner
qu'un seul précepte sur la charité.
2. Comme le dit S.
Augustin, la charité n'aime que Dieu dans le prochain. Or, nous sommes
suffisamment ordonnés à aimer Dieu par ce précepte (Dt 6, 5) : " Tu
aimeras le Seigneur ton Dieu. " Il ne fallait donc pas ajouter un autre
précepte sur la charité envers le prochain.
3. Des péchés différents
s'opposent à des préceptes différents. Or, on ne pèche pas si, en laissant de
côté l'amour du prochain, on ne laisse pas l'amour de Dieu, puisqu'il est même
dit en S. Luc (14, 26) : " Si quelqu'un vient à moi et ne hait pas son
père et sa mère, il ne peut pas être mon disciple. " Il n'y a donc pas
deux préceptes différents, l'un de l'amour de Dieu et l'autre de l'amour du
prochain.
4. L'Apôtre écrit (Rm 13,
8) : " Celui qui aime son prochain a accompli la loi. " Mais on
n'accomplit la loi qu'en observant tous les préceptes. Tous les préceptes sont
donc inclus dans l'amour du prochain, et il ne doit pas y avoir deux
commandements de la charité.
Cependant, il est dit dans la 1e épître de S. Jean (4, 21) : " Nous tenons de Dieu ce commandement -. celui qui aime Dieu, qu'il aime aussi son frère. "
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit précédemment en traitant des préceptes, les préceptes tiennent dans la loi la même place que les propositions dans les sciences spéculatives. Là, les conclusions se trouvent virtuellement contenues dans les premiers principes. C'est pourquoi celui qui connaîtrait parfaitement les principes dans toute leur virtualité n'aurait pas besoin que les conclusions lui soient proposées séparément. Mais parce que ceux qui connaissent les principes ne les connaissent pas assez pour considérer tout ce qui s'y trouve contenu virtuellement, il est nécessaire à cause d'eux que, dans les sciences, les conclusions soient déduites des principes. Dans le domaine de l'action, où les préceptes de la loi nous dirigent, la fin a raison de principe, nous l'avons vu. Or, l'amour de Dieu est la fin à laquelle l'amour du prochain est ordonné. C'est pourquoi il a fallu donner non seulement le précepte de l'amour de Dieu, mais aussi celui de l'amour du prochain, à cause de ceux qui, moins capables, n'apercevraient pas facilement qu'un de ces préceptes est contenu dans l'autre.
Solutions
:
1. Si la charité est une
seule vertu, elle a cependant deux actes, dont l'un est ordonné à l'autre comme
à sa fin. Or, les préceptes ont pour objet les actes des vertus. C'est pourquoi
il a fallu qu'il y ait plusieurs préceptes de la charité.
2. Dieu est aimé dans le
prochain, comme la fin dans ce qui est ordonné à la fin. Et cependant, il a
fallu qu'il y ait des préceptes explicites pour l'un et pour l'autre, pour le
motif qu'on vient de dire.
3. Ce qui est ordonné à la
fin a raison de bien par son ordre à la fin. De la même façon, et non
autrement, s'écarter de la fin a raison de mal.
4. Dans l'amour du prochain est inclus l'amour de Dieu comme la fin est incluse dans ce qui lui est ordonné et inversement. Cependant, il a fallu que soient donnés explicitement l'un et l'autre précepte, pour la raison qu'on vient de dire.
Objections
:
1. Il semble que non. Les
préceptes, en effet, portent sur les actes des vertus. Or, les actes se
distinguent selon les objets. Comme il se trouve que l'on doit aimer de charité
quatre objets, à savoir Dieu, soi-même, le prochain et son propre corps, nous
l'avons montré précédemment, il semble qu'il doit y avoir quatre préceptes de
la charité. Par suite, deux préceptes ne suffisent pas.
2. L'acte de charité n'est
pas seulement l'amour, mais aussi la joie, la paix et la bienfaisance. Or il
doit y avoir un précepte pour tout acte vertueux. Deux préceptes pour la
charité ne suffisent donc pas.
3. Comme il appartient à la
vertu d'accomplir le bien, il lui appartient aussi d'éviter le mal. Or, nous
sommes amenés à faire le bien par les préceptes affirmatifs, et à éviter le mal
par les préceptes négatifs. Il eût donc fallu que soient donnés, pour la
charité, non seulement des préceptes affirmatifs, mais aussi des préceptes
négatifs. Ainsi, les deux préceptes de la charité que l'on a cités ne suffisent
pas.
Cependant, le Seigneur a dit en S. Matthieu (22, 40) : " Sur ces deux préceptes reposent toute la Loi et les Prophètes. "
Conclusion
:
La charité, on l'a vu plus haute, est une amitié. Or, l'amitié s'adresse à l'autre. C'est pourquoi S. Grégoire dit, dans une de ses homélies : " La charité ne peut exister si l'on n'est pas deux. " Comment l'on peut s'aimer soi-même de charité, on l'a vu précédemment. Comme, d'autre part, la dilection et l'amour ont pour objet le bien, et que le bien n'est autre que la fin ou ce qui est ordonné à la fin, il convient qu'il n'y ait que deux préceptes pour la charité : l'un nous conduit à aimer Dieu comme notre fin, et l'autre nous conduit à aimer le prochain à cause de Dieu, c'est-à-dire à cause de cette fin.
Solutions
:
1. Selon S. Augustin,
" Sur les quatre choses qu'il faut aimer de charité, il n'y avait pas à
donner de préceptes pour la deuxième et la quatrième, savoir l'amour de soi et
de son propre corps. Car l'homme peut s'écarter de la charité autant qu'on
voudra, il lui restera toujours l'amour de soi et de son propre corps. "
C'est la manière d'aimer qui devait être prescrite à l'homme, afin qu'il s'aime
lui-même et aime son propre corps de façon ordonnée ; cela se réalise du fait
qu'il aime Dieu et le prochain.
2. Tous les actes de la
charité découlent de l'acte de dilection, comme l'effet découle de sa cause, on
l'a montré précédemment. C’est pourquoi dans les préceptes concernant la
dilection ou l'amour se trouvent virtuellement contenus les préceptes
concernant les autres actes. Pourtant, à l'intention de ceux qui sont plus
lents à comprendre, nous trouvons pour chacun de ces actes des préceptes
explicitement donnés : pour la joie (Ph 4, 4) : " Réjouissez-vous toujours
dans le Seigneur " ; pour la paix (He 12, 14) : " Recherchez la paix
avec tous " ; pour la bienfaisance (Ga 6, 10) : " Pendant que nous
avons le temps, faisons du bien à tous. " Pour chacune des parties de la
bienfaisance, nous trouvons des préceptes qui sont donnés dans la Sainte
Écriture, comme le voient ceux qui la lisent avec attention.
3. Faire le bien est plus qu'éviter le mal. C'est pourquoi dans les préceptes affirmatifs sont virtuellement contenus les préceptes négatifs. On trouve cependant explicitement donnés des préceptes contre les vices opposés à la charité. Contre la haine, par exemple (Lv 19, 17) : " Tu ne haïras pas ton frère dans ton coeur " ; contre l'acédie (Si 6, 26) : " Tu ne prendras point les liens (de la sagesse) en dégoût " ; contre l'envie (Ga 5,26) : " Ne cherchons pas la vaine gloire ; pas de provocations entre nous, entre nous pas de jalousies " ; contre la discorde (1 Co 1, 10) : " Ayez tous même sentiment ; qu'il n'y ait point parmi vous de divisions " ; contre le scandale (Rm 14, 13) : " Ne soyez pas pour votre frère une occasion de chute ou de scandale. "
Objections
:
1. Il semble que non, car
le mode de l'acte de vertu n'est pas contenu dans le précepte, comme nous
l'avons vu précédemment O. Or, lorsqu'on dit : " de tout notre coeur
", on exprime le mode de notre amour pour Dieu. Il ne convient donc pas de
le prescrire.
2. " Le tout et le
parfait est ce à quoi il ne manque rien ", d'après Aristote. Donc s'il tombe
sous le précepte que Dieu soit aimé de tout coeur, tous ceux qui font ce qui ne
relève pas de l'amour de Dieu agissent contre le précepte, et par conséquent
commettent un péché mortel. Mais le péché véniel ne relève pas de l'amour de
Dieu. Le péché véniel sera donc mortel. Conclusion inadmissible.
3. Aimer Dieu de tout son
coeur relève de la perfection, car, selon le Philosophe, " le tout et le
parfait sont identiques ". Or, ce qui relève de la perfection ne tombe pas
sous le précepte, mais sous le conseil. Il ne faut donc pas prescrire d'aimer
Dieu de tout son coeur.
Cependant, nous lisons dans le Deutéronome (6, 5) : " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur. "
Conclusion
:
Les préceptes ayant pour objet les actes des vertus, un acte tombe sous le précepte pour autant qu'il est acte de vertu. Or, il est demandé à tout acte de vertu, non seulement de porter sur la matière voulue, mais encore d'être revêtu des circonstances qui le proportionnent à cette matière. Or, Dieu doit être aimé comme la fin ultime à laquelle toutes choses doivent être rapportées. Aussi fallait-il marquer une certaine totalité dan le commandement de l'amour de Dieu.
Solutions
:
1. Sous le précepte qui
concerne l'acte d'une vertu ne tombe pas le mode que cet acte reçoit d'une
vertu supérieure. Cependant, le mode qui appartient à l'essence même de la
vertu tombe sous le précepte. C'est un tel mode qui désigne l'expression :
" de tout coeur ".
2. On peut aimer Dieu de
tout son coeur de deux façons. 1° En acte, c'est-à-dire que le coeur de l'homme
se porte tout entier et d'une manière toujours actuelle vers Dieu. Telle est la
perfection de la patrie. 2° Le coeur de l'homme est porté tout entier vers Dieu
en vertu de l'habitus, de telle sorte qu'il n'accepte rien de contraire à
l'amour de Dieu. Telle est la perfection dans l'état de voyageur. A cela le
péché véniel n'est pas contraire, car il ne supprime pas l'habitus de charité,
puisqu'il ne se porte pas vers l'objet opposé ; il empêche seulement l'exercice
de la charité.
3. Cette perfection de la charité à quoi sont ordonnés les conseils occupe une position médiane entre les deux perfections qu'on vient de distinguer. Elle signifie que l'homme, autant que c'est possible, se détache des choses temporelles, même licites, dont le souci entrave le mouvement actuel du coeur vers Dieu.
Objections
:
1. Il semble que le
précepte du Deutéronome (6, 5) a tort d'ajouter " ... de toute ton âme et
de toute ta force. " En effet, le coeur ne signifie pas ici l'organe
corporel, car aimer Dieu n'est pas un acte du corps. Il faut donc que le coeur
soit pris dans un sens spirituel. Or, en ce sens le coeur désigne ou bien l'âme
elle-même, ou quelque chose de l'âme. Il est donc superflu de mentionner le
coeur et l'âme.
2. La force de l'homme
dépend surtout du coeur, qu'on l'entende au sens spirituel ou au sens corporel.
Après avoir dit : " Tu aimeras ton Seigneur de tout ton coeur ", il
était donc superflu d'ajouter " et de toute ta force ".
3. Le texte de S. Matthieu
porte : " Et de tout ton esprit ", ce qui n'est pas exprimé ici. Il
semble donc que ce commandement ne soit pas donné comme il faut dans le
Deutéronome.
Cependant, il y a l'autorité de l'Écriture.
Conclusion
:
Ce commandement a été transmis de façon différente en divers endroits. C'est ainsi que dans le Deutéronome se trouvent les trois expressions : " de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta force ". En Matthieu (22, 37) se trouvent deux d'entre elles : " de tout ton coeur et de toute ton âme " ; on omet : " de toute ta force ", mais on ajoute : " de tout ton esprit ". En Marc (12, 30), il y a quatre expressions : " de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton esprit, et de toute ta vertu ", ce qui équivaut à " de toute ta force ". Ces quatre expressions se retrouvent encore en S. Luc (10, 27) où toutefois au lieu de force ou vertu il y a de " toutes tes forces ". Il faut donc assigner une raison à ces quatre expressions. Car si l'une d'entre elles manque ici ou là, c'est parce qu'on la comprend dans les autres.
Il y a lieu de considérer que l'amour est un acte de la volonté, désignée ici par le coeur. En effet, de même que le coeur, organe corporel, est le principe de tous les mouvements du corps, de même la volonté, surtout dans son orientation vers la fin ultime, qui est l'objet de la charité, est le principe de tous les mouvements spirituels. Or, il y a trois principes d'action soumis à la motion de la volonté : l'intelligence, désignée par " l'esprit " ; la puissance appétitive inférieure désignée par " l'âme ", et la puissance extérieure d'exécution, désignée par " la force ", " la vertu " ou " les forces ". Il nous est donc prescrit que toute notre intention se porte vers Dieu, ce qu'exprime : " de tout ton coeur " ; que toute notre intelligence soit soumise à Dieu, ce qu'exprime : " de tout ton esprit " ; que tout notre appétit soit réglé selon Dieu, ce qu'exprime : " de toute ton âme " ; et que notre activité extérieure obéisse à Dieu, ce qu'exprime : aimer Dieu " de toute ta force " ou " de toute ta vertu " ou " de toutes tes forces ".
Chrysostome r pourtant, dans son Commentaire sur S. Matthieu, entend le coeur et l'âme à l'inverse de ce qui vient d'être dit. S. Augustin met le coeur en relation avec les pensées, l'âme avec la vie, l'esprit avec l'intelligence. Il en est d'autres qui par coeur entendent l'intelligence ; par âme, la volonté ; par esprit, la mémoire. Ou encore, selon S. Grégoire de Nysse le coeur signifie l'âme végétative ; l'âme, l'âme sensitive ; l'esprit, l'âme intellectuelle ; car nous devons rapporter à Dieu nutrition, sensation et intelligence.
Objections
:
Il semble bien, car S. Jérôme a dit
: " Malheur à celui qui affirme que Dieu a commandé quelque chose
d'impossible. " Or, c'est Dieu qui a donné ce précepte, comme on le voit
dans le Deutéronome. Ce précepte peut donc être accompli sur cette terre.
2. Quiconque n'accomplit
pas le précepte commet un péché mortel car, selon S. Ambroise, le péché n'est
rien d'autre que " la transgression de la loi divine et la désobéissance
aux commandements du ciel ". Donc, si ce précepte ne peut pas être
accompli dans l'état de voyageur, il en découle que nul ne peut, en cette vie,
être sans péché mortel. Ce qui va contre l'affirmation de l'Apôtre (1 Co 1, 8)
: " Il vous gardera fermes jusqu'au bout, pour que vous soyez
irréprochables " ; et aussi (1 Tm 3, 10) : " Qu'on n'en fasse des
diacres que s'ils sont irréprochables. "
3. Les préceptes sont donnés
en vue de diriger les hommes sur le chemin du salut, selon le Psaume (19, 9) :
" Le commandement du Seigneur est une lumière qui éclaire les yeux. "
Or, c'est en vain qu'on dirige quelqu'un vers l'impossible. Il n'est donc pas
impossible d'accomplir ce commandement en cette vie.
Cependant, S. Augustin nous dit " C'est dans la plénitude de la charité de la patrie que s'accomplira ce précepte : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, etc.", car tant qu'il y a encore quelque convoitise charnelle à refréner, on n'aime pas tout à fait Dieu avec toute son âme. "
Conclusion
:
Un précepte peut être accompli de deux façons : parfaitement ou imparfaitement. Il est accompli parfaitement quand on parvient à la fin que se propose l'auteur du précepte ; et il est accompli imparfaitement lorsque, sans atteindre la fin proposée, on ne s'écarte cependant pas de l'ordre qui mène à cette fin. De même, quand le chef de l'armée commande aux soldats de combattre, celui-ci accomplit parfaitement le précepte si, en combattant, il triomphe de l'ennemi, ce qui est l'intention du chef ; et celui-là l'accomplit aussi, mais imparfaitement, si, sans obtenir la victoire par le combat, il ne fait rien de contraire à la discipline militaire. Or Dieu veut, par ce précepte, que l'homme lui soit totalement uni, ce qui se fera dans la patrie, lorsque " Dieu sera tout en tous " (1 Co 15, 28). Ce précepte se trouvera donc pleinement et parfaitement accompli dans la patrie. Il s'accomplit aussi dans la condition de voyageur, mais imparfaitement. Et cependant, sur cette terre, l'un accomplit ce précepte plus parfaitement qu'un autre dans la mesure où il approche davantage, par quelque ressemblance, de la perfection de la patrie.
Solutions
:
1. Cet argument prouve que
le précepte peut être, d'une certaine façon, accompli dans la condition de
voyageur, bien que non parfaitement.
2. Le soldat qui combat
selon les règles, bien que n'obtenant pas la victoire, n'est pas inculpé et ne
mérite pas de châtiment. De même aussi celui qui, dans la condition de voyageur,
accomplit ce précepte sans rien faire contre l'amour de Dieu, ne commet pas de
péché mortel.
3. Comme dit S. Augustin : " Pourquoi cette perfection ne serait-elle pas commandée à l'homme, bien que personne ne l'obtienne sur cette terre ? On ne court pas bien si l'on ignore dans quelle direction il faut courir. Et comment le saurait-on s'il n'y avait pas de préceptes pour le montrer ? "
Objections
:
1. Ce précepte est donné,
semble-t-il, d'une façon qui n'est pas satisfaisante. En effet l'amour de
charité s'étend à tous les hommes, même aux ennemis, comme on le voit en S.
Matthieu (5, 44). Or le nom même de prochain indique une proximité qui ne
semble pas exister à l'égard de tous les hommes. Par conséquent, il semble que
ce précepte ne soit pas donné d'une manière satisfaisante.
2. D'après le Philosophe,
" l'amitié que l'on a pour les autres vient de l'amitié qu'on a pour
soi-même ". Il semble d'après cela que l'amour de soi-même soit le
principe de l'amour du prochain. Or, le principe l'emporte sur ce qui en
découle. Donc l'homme ne doit pas aimer son prochain comme soi-même.
3. L'homme s'aime
naturellement soi-même, mais non pas le prochain. Il n'est donc pas normal de
commander à l'homme d'aimer son prochain comme soi-même.
Cependant, il est dit en S. Matthieu (22, 30) " Le second précepte est semblable au premier tu aimeras ton prochain comme toi-même. "
Conclusion
:
Ce précepte est donné comme il faut, car on y voit indiqués à la fois la raison que nous avons d'aimer, et le mode de l'amour. La raison d'aimer est touchée dans le mot même de prochain. Ce pourquoi, en effet, nous devons aimer les autres de charité, c'est qu'ils nous sont proches en raison de l'image naturelle de Dieu et aussi de leur capacité d'entrer dans la gloire. Il n'importe en rien d'ailleurs qu'on l'appelle prochain ou frère, comme dans la 1e épître de S. Jean (4, 20), ou ami comme dans le Lévitique (19, 18), car tous ces mots signalent une même affinité.
Quant au mode de l'amour, il est signalé lorsqu'on dit : " comme toi-même ", ce qui ne veut pas dire qu'il faut aimer le prochain autant que soi-même, mais de la même manière. Et cela de trois façons.
1° A considérer la fin : on aime le prochain pour Dieu, comme aussi l'on doit s'aimer soi-même pour Dieu ; et ainsi l'amour du prochain est-il saint.
2° A considérer la règle de l'amour : on ne s'accorde pas avec le prochain dans le mal, mais seulement dans le bien, comme aussi on ne doit satisfaire sa propre volonté que dans le bien ; ainsi l'amour du prochain est-il juste.
3° A considérer la raison de la dilection : on n'aime pas le prochain pour son avantage ou pour son plaisir propre mais pour cette raison que l'on veut pour le prochain du bien, de même que l'on se veut du bien à soi-même ; et ainsi l'amour du prochain est vrai, car lorsqu'on aime le prochain pour son avantage ou son plaisir propre, ce n'est pas le prochain que l'on aime vraiment, mais soi-même.
Solutions
:
Cela donne la réponse aux Objections.
Objections
:
1. Il apparaît que non, car
celui qui transgresse un précepte commet une injustice. Or, si l'on aime
quelqu'un autant qu'on le doit et que cependant l'on aime un autre davantage,
on ne commet d'injustice à l'égard de personne On ne transgresse donc pas le
précepte. Donc l'ordre de la charité ne tombe pas sous le précepte.
2. Ce qui fait partie du
précepte nous est suffisamment indiqué dans la Sainte Écriture. Or, l'ordre à
mettre dans la charité dont il a été question précédemment ne nous est indiqué
nulle part dans la Sainte Écriture. Donc il ne tombe pas sous le précepte.
3. L'ordre implique
toujours quelque distinction. Or, c'est sans distinction que l'amour du prochain
nous est prescrit par cette parole : " Tu aimeras ton prochain comme
toi-même. " Donc l'ordre à mettre dans la charité ne fait pas partie du
précepte.
Cependant, ce que Dieu fait en nous par la grâce, il nous l'enseigne par les préceptes, selon cette parole de Jérémie (31, 33) : " je mettrai ma loi dans leur coeur. " Or Dieu cause en nous l'ordre qu'il faut mettre dans la charité, selon cette parole du Cantique (2, 4) : " Il a ordonné en moi la charité. " Donc, l'ordre de la charité tombe sous le précepte de la loi.
Conclusion
:
On l'a dit, le mode qui fait essentiellement partie de l'acte vertueux tombe sous le précepte qui nous commande celui-ci. Or, l'ordre à mettre dans la charité fait essentiellement partie de la vertu, puisqu'il se prend de la proportion qui doit exister entre l'amour et ce qu'on doit aimer, nous l'avons montré. Il est donc manifeste que l'ordre de la charité doit tomber sous le précepte.
Solutions
:
1. On accorde davantage à
celui qui aime davantage. C'est pourquoi, si l'on aime moins celui que l'on
doit aimer davantage, on accorde davantage à celui à qui il faudrait donner
moins. On commet alors une injustice envers celui que l'on devrait aimer
davantage.
2. L'ordre à mettre dans les quatre objets qu'il faut aimer de charité est indiqué dans la Sainte Écriture. Quand on nous commande en effet d'aimer Dieu de tout notre coeur, on nous laisse entendre que nous devons aimer Dieu par-dessus toute chose. Quand on nous commande d'aimer le prochain comme nous-même, on fait prévaloir l'amour de soi-même sur l'amour du prochain. De même encore, quand on nous commande (1 Jn 3, 16) de " donner notre vie pour nos frères ", c'est-à-dire la vie de notre corps, on nous laisse entendre que nous devons aimer le prochain davantage que notre propre corps.
Enfin, quand on nous commande (Ga
6, 10) " de faire plus de bien à nos frères dans la foi ", et quand
on blâme (1 Tm 5, 8) " celui qui ne prend pas soin des siens, surtout de
ses familiers ", on nous laisse entendre que nous devons aimer davantage
ceux qui sont meilleurs et ceux qui nous sont plus proches.
3. L'expression : " Tu aimeras ton prochain " laisse entendre, par voie de conséquence, que ceux qui sont plus proches doivent être aimés davantage.
Nous allons maintenant considérer le don de sagesse qui correspond à la charité. D'abord la sagesse elle-même (Question 45), ensuite le vice qui lui est opposé (Question 46).
1. Doit-elle être comptée parmi les dons du Saint-Esprit ? - 2. Quel est son siège dans l'homme ? - 3. Est-elle seulement spéculative, ou bien est-elle aussi pratique ? - 4. La sagesse, qui est un don, peut-elle coexister avec le péché mortel ? - 5. Existe-t-elle chez tous ceux qui ont la grâce sanctifiante ? - 6. Quelle béatitude lui correspond ?
Objections
:
1. Non, semble-t-il. En
effet, les dons sont plus parfaits que les vertus, nous l'avons dit
précédemment. Or la vertu ne se réfère qu'au bien, ce qui a fait dire à S.
Augustin que " personne ne fait un mauvais usage des vertus ". A plus
forte raison en est-il ainsi des dons du Saint-Esprit, qui ne se réfèrent qu'au
bien. Mais la sagesse se réfère aussi au mal. S. Jacques (3, 15) parle d'une
sagesse " terrestre, animale, diabolique ". La sagesse ne doit donc
pas être placée parmi les dons du Saint-Esprit.
2. D'après S. Augustin,
" la sagesse est la connaissance des choses divines ". Or la
connaissance des choses divines dont l'homme est naturellement capable relève
de la sagesse, qui est une vertu intellectuelle. Quant à la connaissance
surnaturelle des choses divines, elle appartient à la foi qui est une vertu
théologale, nous l'avons montré antérieurement. On devrait donc appeler la
sagesse une vertu plutôt qu'un don.
3. Nous lisons au livre de
Job (28, 28) : " La crainte du Seigneur, voilà la sagesse ; s'écarter du
mal, voilà l'intelligence. " Quant au texte des Septante utilisé par S.
Augustin, il porte : " La piété, voilà la sagesse. " Or, la crainte
aussi bien que la piété sont déjà placées parmi les dons du Saint-Esprit. Il
n'y a donc pas lieu de compter la sagesse comme un don différent des autres.
Cependant, nous lisons en Isaïe (11, 2) : " Sur lui reposera l'esprit du Seigneur, esprit de sagesse et d'intelligence, etc. "
Conclusion
:
Selon le Philosophe, il revient au sage de considérer la cause la plus élevée par laquelle on peut juger de tout avec une grande certitude et d'après laquelle il faut tout ordonner. Or, la cause la plus élevée peut s'entendre d'une double façon : ou bien d'une manière absolue ou bien dans un certain domaine. Celui qui connaît la cause la plus élevée dans un domaine, peut grâce à elle juger et ordonner tout ce qui appartient à cet ordre de choses. Il est sage en ce domaine, par exemple en médecine ou en architecture. " Comme un sage architecte, j'ai posé les fondations ", écrit S. Paul (1 Co 3, 10). Mais celui qui connaît d'une manière absolue la cause la plus élevée qui est Dieu, on dit qu'il est sage absolument, en tant qu'il peut juger et ordonner toutes choses selon les règles divines. Or, c'est le Saint-Esprit qui donne à l'homme d'avoir un tel jugement. " L'homme spirituel juge toutes choses ", selon S. Paul, car " l'Esprit scrute tout, jusqu'aux profondeurs divines " (1 Co 2, 15). Il est donc évident que la sagesse est un don du Saint-Esprit.
Solutions
:
1. On parle du bien de deux
façons. D'une première façon, le bien est ce qui est vraiment bien et
absolument parfait. D'une autre façon, par similitude, on dira qu'un être est
bon lorsqu'il est parfait en malice. Ainsi on parlera d'un " bon voleur
" ou d'un " parfait voleur ", comme le montre Aristote. Et de
même qu’il existe une cause suprême dans le domaine des êtres vraiment bons, et
c'est le souverain bien, fin ultime dont la connaissance rend l'homme vraiment
sage ; de même il existe dans le domaine des êtres mauvais un être auquel les
autres réfèrent comme à la fin ultime. L'homme qui connaît est un sage pour
faire le mal. " Ils sont sages pour faire le mal, mais ils ne savent pas
faire le bien ", dit Jérémie (4, 22). Quiconque en effet se détourne de la
fin requise se donne nécessairement une fin mauvaise, parce que tout agent agit
en vue de la fin. Quand on met sa fin dans biens terrestres, la sagesse est
" une sagesse terrestre " ; si c'est dans les biens corporels, la
sagesse est " une sagesse animale " ; si c'est dans quelque
supériorité, la sagesse est " une sagesse diabolique ", car on imite
l'orgueil du diable qui est (Jb 41, 26) " le roi de tous les fils de
l'orgueil ".
2. La sagesse comptée parmi
les dons du Saint-Esprit est différente de celle qui est comptée comme une
vertu intellectuelle acquise. Car celle-ci s'obtient par l'effort humain, et
celle-la, au contraire " descend d'en-haut ", comme dit S. Jacques
(3, 15). Elle diffère aussi de la foi, car la foi donne son assentiment à la
vérité divine considérée en elle-même, tandis que c'est le jugement conforme à
la vérité divine qui est le fait du don de sagesse. Et c'est pourquoi le don de
sagesse présuppose la foi, car " chacun juge bien ce qu'il connaît ",
dit le Philosophe.
3. La piété qui relève du culte divin, manifeste notre foi en tant que nous professons cette foi en rendant un culte à Dieu ; c'est de la même manière que la piété manifeste la sagesse. Voilà pourquoi l'on dit que " la piété est sagesse ". Il en est de même pour la crainte. En effet, l'homme montre qu'il a un jugement juste en ce qui concerne les choses divines, parce qu'il craint et honore Dieu.
Objections
:
1. Il ne semble pas qu'elle
réside dans l'intelligence, car pour S. Augustin " la sagesse est la
charité de Dieu ". Mais la charité a son siège dans la volonté et non pas
dans l'intelligence, comme on l'a vu plus haut. Donc la sagesse n'a pas son
siège dans l'intelligence.
2. " La sagesse qui
instruit justifie son nom " (Si 6, 22). Or, la sagesse s'appelle ainsi (sapientia)
parce qu'elle est une science savoureuse (sapida scientia), ce qui
semble relever du sentiment, auquel il appartient d'éprouver les joies et
douceurs spirituelles. La sagesse n'a donc pas son siège dans l'intelligence,
mais plutôt dans le sentiment.
3. La puissance
intellectuelle est pleinement perfectionnée par le don d'intelligence. Et quand
une chose suffit pour en parfaire une autre, ü est inutile d'en supposer
plusieurs. La sagesse n'a donc pas son siège dans l'intelligence.
Cependant, selon S. Grégoire, la sagesse est contraire à la sottise. Mais la sottise est dans l'intelligence. Donc aussi la sagesse.
Conclusion
:
La sagesse, nous venons de le dire, implique que l'on juge avec une certaine rectitude selon les raisons divines. Mais cette rectitude de jugement peut exister de deux façons : ou bien en raison d'un usage parfait de la raison ; ou bien en raison d'une certaine connaturalité avec les choses sur lesquelles porte le jugement. Ainsi, en ce qui regarde la chasteté, celui qui apprend la science morale juge-t-il bien par suite d'une enquête rationnelle ; tandis que celui qui a l'habitus de chasteté en juge bien par une certaine connaturalité avec elle. Ainsi donc, en ce qui regarde le divin, avoir un jugement correct, en vertu d'une enquête de la raison, relève de la sagesse, qui est une vertu intellectuelle. Mais bien juger des choses divines par mode de connaturalité relève de la sagesse en tant qu'elle est un don du Saint-Esprit. Denys, parlant d'Hiérothée, dit de lui qu'il est parfait en ce qui concerne le divin " non seulement parce qu'il l'a appris, mais parce qu'il l'a éprouvé ". Cette sympathie ou connaturalité avec le divin nous est donnée par la charité qui nous unit à Dieu selon S. Paul (1 Co 6, 17) : " Celui qui s'unit à Dieu est avec lui un seul esprit. " Ainsi donc, la sagesse qui est un don a pour cause la charité qui réside dans la volonté ; mais elle a son essence dans l'intelligence, dont l'acte est de bien juger, comme on l'a vu antérieurement.
Solutions
:
1. S. Augustin parle ici de
la sagesse quant à sa cause. C'est de celle-ci qu'elle tient son nom de
sagesse, selon qu'elle comporte une certaine saveur.
2. Cela éclaire la réponse
à la deuxième objection, si cependant c'est bien le sens qu'il faut donner à ce
texte. Il ne le semble pas, parce qu'une telle explication ne convient à la
sagesse que selon son nom latin. En grec, ni peut-être en d'autres langues,
cela ne va pas. Aussi semble-t-il plutôt que le mot sagesse est pris ici pour
la réputation qu'elle possède aux yeux de tous.
3. L'intelligence a deux activités : elle perçoit et elle juge. A la première de ces activités est ordonné le don d'intelligence ; à la seconde, selon les valeurs divines, le don de sagesse, et, en ce qui concerne les valeurs humaines, le don de science.
Objections
:
1. Il semble que la sagesse
ne soit pas pratique, mais seulement spéculative. En effet, le don de sagesse
dépasse en excellence la sagesse considérée comme vertu intellectuelle. Or,
comme vertu intellectuelle, la sagesse est uniquement spéculative. Donc, à plus
forte raison, le don de sagesse est-il d'ordre spéculatif et non d'ordre
pratique.
2. L'intelligence pratique
concerne les actions à faire, qui sont contingentes. Mais la sagesse concerne
le divin, qui est éternel et nécessaire. Donc la sagesse ne peut pas être
pratique.
3. Selon S. Grégoire,
" dans la contemplation on cherche le principe, qui est Dieu ; dans
l'action au contraire, on peine sous le fardeau de la nécessité ". Or, la
sagesse s'occupe de la vision du divin qui n'est pas un labeur écrasant ; comme
dit le livre de la Sagesse (8, 16) : " Sa société ne cause pas d'amertume
ni son commerce, d'ennui. " La sagesse est donc uniquement contemplative,
elle n'est ni pratique ni active.
Cependant, il est écrit dans l'épître aux Colossiens (4, 5) : " Conduisez-vous en toute sagesse à l'égard de ceux du dehors. " Cela relève bien de l’action. Donc la sagesse n’est pas seulement spéculative, mais aussi pratique.
Conclusion
:
Selon S. Augustin, la partie supérieure de la raison est consacrée à la sagesse, et sa partie inférieure à la science. Or la raison supérieure, toujours selon S. Augustin, porte son attention sur les valeurs suprêmes " pour les considérer et les consulter ". Pour les considérer en ce qu'elle contemple le divin en lui-même ; pour les consulter en ce qu'à partir du divin elle juge les activités humaines, qu'elle dirige selon les règles divines. Ainsi donc, la sagesse comme don n'est pas seulement spéculative, mais aussi pratique.
Solutions
:
1. Plus une vertu est
élevée, plus son domaine est étendu, d'après le livre Des Causes. C'est
pourquoi, du fait que la sagesse comme don est plus excellente que la sagesse
comme vertu intellectuelle, puisqu'elle atteint Dieu de beaucoup plus près en
raison de l'union qui s'établit entre l'âme et lui, elle a le pouvoir de
diriger non seulement la contemplation, mais aussi l'actions.
2. Le divin en lui-même est
nécessaire et éternel. Cependant il règle les affaires contingentes qui sont la
matière des actes humains.
3. Il faut considérer une chose en elle-même avant de la comparer à une autre. C'est pourquoi la contemplation du divin appartient d'abord à la sagesse, qui est la vision du principe ; ultérieurement il lui appartient de diriger les actes humains selon les valeurs divines. Mais la sagesse n'apporte ni amertume ni labeur aux actes humains queue dirige. A cause d'elle au contraire, l'amertume se tourne plutôt en douceur, et le labeur en repos.
Objections
:
1. Il semble que oui. En
effet, les saints se glorifient avant tout de ces choses qui ne peuvent
coexister avec le péché mortel, selon S. Paul, qui dit (2 Co 1, 12) : "
Notre gloire, c'est le témoignage de notre conscience. " Mais nul ne doit
se glorifier de sa sagesse, selon Jérémie (9, 23) : " Que le sage ne se
glorifie pas de sa sagesse. " Donc la sagesse peut exister sans la grâce,
en compagnie du péché mortel.
2. La sagesse comporte une
connaissance du divin, nous venons de le voir. Mais on peut avoir une
connaissance de la vérité divine, même avec le péché mortel, si l'on en croit
S. Paul (Rm 1, 18) - " Ils tiennent la vérité divine captive de
l'injustice. " La sagesse peut donc coexister avec le péché mortel.
3. Parlant de la charité,
S. Augustin écrit : " Il n'y a rien de plus excellent que ce don de Dieu ;
il est le seul à séparer les fils du royaume éternel et les fils de la
perdition éternelle. " Or la sagesse est distincte de la charité ; elle ne
sépare donc pas les fils du Royaume et les fils de la perdition. Donc elle peut
coexister avec le péché mortel.
Cependant, on lit au livre de la Sagesse (1, 4) : " La sagesse n'entrera pas dans une âme de mauvaise volonté, et n'habitera pas dans un corps soumis au péché. "
Conclusion
:
La sagesse, don du Saint-Esprit, permet de juger correctement le divin, comme on l'a dit , et les autres choses à partir des règles divines, en vertu d'une certaine connaturalité ou union avec le divin. Ce qui se réalise par la charité, nous l'avons dit. C'est pourquoi la sagesse dont nous parlons présuppose la charité. Or la charité ne peut pas exister en même temps que le péché mortel, comme nous l'avons montré plus haut'. Aussi faut-il conclure que la sagesse dont nous parlons ne peut coexister avec le péché mortel.
Solutions
:
1. Cette parole doit
s'entendre de la sagesse qui concerne les choses du monde, ou les choses
divines, mais jugées à partir des raisons humaines. De cette sagesse les saints
ne se glorifient pas, mais ils avouent ne pas la posséder, selon cette parole
des Proverbes (30, 2) : " La sagesse des hommes n'est pas en moi. "
Mais ils se glorifient de la sagesse divine, selon S. Paul (1 Co 1, 30) :
" Le Christ est devenu pour nous sagesse de Dieu. "
2. Il s'agit ici de la
connaissance du divin que l'on obtient par une étude et une enquête de la
raison. Elle peut coexister avec le péché mortel. Tel n'est pas le cas de la
sagesse dont nous parlons.
3. Si la sagesse diffère de la charité, elle la suppose cependant. C'est pourquoi elle sépare les fils de la perdition et les fils du Royaume.
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car il
vaut mieux posséder la sagesse que l'écouter. Or, il n'appartient qu'aux
parfaits d'écouter la sagesse, selon cette parole de S. Paul (1 Co 2, 6) :
" Nous parlons sagesse parmi les parfaits. " Ainsi donc, puisque tous
ceux qui sont en état de grâce ne sont pas parfaits, il semble beaucoup moins
vrai encore que tous ceux qui sont en état de grâce possèdent la sagesse.
2. " Il appartient au
sage d'ordonner ", d'après Aristote u. Et S. Jacques (3, 17) dit que
" la sagesse juge sans hypocrisie ". Mais il n'appartient pas à tous
ceux qui ont la grâce de juger les autres ou de leur donner des ordres, mais
seulement aux prélats. Ceux qui sont en état de grâce ne possèdent donc pas
tous la sagesse.
3. " La sagesse nous
est donnée contre la sottise ", dit S. Grégoire. Or il y a beaucoup de
gens ayant la grâce, qui sont sots par nature. Le cas est net par exemple pour
ceux qui, lors de leur baptême étaient déjà en état de démence, ou pour ceux
qui ensuite, sans commettre de péché, sont devenus fous. Ainsi donc, la sagesse
n'existe pas forcément chez tous ceux qui sont en état de grâce.
Cependant, celui qui est sans péché mortel est aimé de Dieu, car ayant la charité il aime Dieu, et " Dieu aime ceux qui l'aiment " (Pr 8, 17). Or, d'après le livre de la Sagesse (7, 28) : " Dieu n'aime que celui qui habite avec la Sagesse. " Donc, chez tous ceux qui sont en état de grâce et qui sont sans péché mortel, il y a la sagesse.
Conclusion
:
La sagesse dont nous parlons comporte une certaine rectitude de jugement en ce qui concerne le divin à considérer et à consulter, nous venons de le dire.
A ce double point de vue, les hommes obtiennent la sagesse à des degrés divers, selon leur union à Dieu. En effet, certains possèdent, en fait de jugement droit, aussi bien dans la contemplation du divin que dans l'organisation des affaires humaines selon les règles divines, uniquement ce qui est nécessaire au salut. Cette sagesse ne manque à personne qui soit sans péché mortel, par la grâce qui rend agréable à Dieu ; car, si la nature n'échoue jamais pour ce qui est nécessaire, la grâce y échoue beaucoup moins encore. C'est pourquoi, dit S. Jean (1 Jn 2, 27) : " L'onction vous enseignera toutes choses. "
Mais certains reçoivent le don de sagesse à un degré plus élevé. D'abord pour la contemplation des choses divines, dans la mesure où ils pénètrent les mystères les plus profonds et où ils peuvent les manifester aux autres. Et aussi pour la direction des choses humaines selon les règles divines, dans la mesure où ils peuvent non seulement se gouverner eux-mêmes selon ces règles, mais encore gouverner les autres. Ce degré de sagesse n'est pas commun à tous ceux qui sont en état de grâce, il est du domaine des grâces gratuites que le Saint-Esprit " distribue comme il veut ", selon S. Paul (1 Co 12, 8) : " A l'un c'est une parole de sagesse qui est donnée par l'Esprit, etc. "
Solutions
:
1. L'Apôtre parle ici de la
sagesse qui s'étend au mystère caché des choses divines, comme il l'explique au
même endroit (1 Co 2, 7) : " Ce dont nous parlons, c'est d'une sagesse
divine, mystérieuse et demeurée cachée. "
2. Quoiqu'il appartienne
aux seuls prélats de donner des ordres aux autres hommes et de les juger, il
appartient cependant à tout homme d'ordonner ses propres actes et de porter un
jugement sur eux, comme le montre Denys.
3. Ceux qui sont baptisés sans avoir la raison, comme les enfants, ont cependant l'habitus de sagesse, selon qu'il est un don du Saint-Esprit. Mais ils n'en possèdent pas encore l'acte, à cause de l'obstacle corporel qui empêche en eux l'usage de la raison.
Objections
:
1. Il semble que la
septième béatitude ne corresponde pas au don de sagesse. Cette béatitude dit :
" Heureux les artisans de paix car ils seront appelés fils de Dieu. "
Ces deux termes ressortissent immédiatement à la charité. Car on dit dans le
Psaume (119, 165) : " Il y a une grande paix pour ceux qui aiment ta loi.
" De son côté S. Paul a écrit (Rm 5, 5) : " L'amour de Dieu a été
diffusé dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné ", lui qui
est " l'Esprit d'adoption des fils, lui qui nous fait crier : "Abba,
Père" " (Rm 8, 15). La septième béatitude doit donc être attribuée à
la charité plutôt qu'à la sagesse.
2. Tout être se manifeste
davantage par son effet prochain que par son effet éloigné. Or, l'effet
prochain de la sagesse semble bien être la charité, selon cette parole (Sg 7,
27) sur la Sagesse : " Elle se répand à travers les nations dans les âmes
saintes, elle en fait des amis de Dieu et des prophètes. " Quant à la paix
et à l'adoption des fils, qui procèdent de la charité, on l'a dit, ce sont,
semble-t-il, des effets éloignés de la sagesse. La béatitude qui répond à la
sagesse devrait donc être déterminée selon l'amour de charité plutôt que selon
la paix.
3. D'après S. Jacques (3,
17) : " La sagesse d'en-haut est premièrement pure, ensuite pacifique,
discrète, compréhensive, conciliante, pleine de miséricorde et féconde en
bonnes oeuvres, sans partialité, sans hypocrisie. " La béatitude qui
correspond à la sagesse ne doit donc pas être comprise selon la paix plutôt que
selon les autres effets de la sagesse divine.
Cependant, d'après S. Augustin, " la sagesse convient aux pacifiques en qui l'on ne trouve aucun mouvement rebelle, mais l'obéissance à la raison ".
Conclusion
:
La septième béatitude s'adapte très bien au don de sagesse, quant au mérite et quant à la récompense. Au mérite se rattache la parole : " Heureux les artisans de paix. " On appelle ainsi ceux qui font la paix, en eux ou chez les autres. Or, faire la paix, c'est ramener les choses à l'ordre qui convient ; la paix est en effet " la tranquillité de l'ordre ", selon S. Augustin. Et comme mettre de l'ordre est du ressort de la sagesse, dit Aristote, il en résulte que la qualité d'artisan de paix est attribuée à la sagesse.
A la récompense se rattache la suite : " Ils seront appelés fils de Dieu. " On appelle certains " fils de Dieu " en tant qu'ils participent d'une similitude avec le Fils unique selon la nature divine, comme dit S. Paul (Rm 8, 29) : " Il les a prédestinés à reproduire l'image de son Fils ", qui est la Sagesse engendrée. Et c'est pourquoi, par la participation du don de sagesse, l'homme parvient à devenir fils de Dieu.
Solutions
:
1. Il appartient à la
charité de posséder la paix ; mais il appartient à la sagesse ordonnatrice de
faire la paix. De même l'Esprit Saint reçoit la dénomination d'Esprit
d'adoption en tant qu'il nous donne une ressemblance avec le Fils selon la
nature, qui est la Sagesse engendrée.
2. Cela doit s'entendre de
la Sagesse incréée qui s'unit à nous d'abord par le don de l'amour, et de ce
fait nous révèle les mystères, dont la connaissance constitue la sagesse
infuse. C'est pourquoi la sagesse infuse, qui est un don, n'est pas la cause de
la charité, mais plutôt son effet.
3. Comme nous l'avons dit récemment, il appartient à la sagesse, qui est don, non seulement de contempler le divin, mais aussi de régler les actes humains. Dans cette régulation se présente d'abord l'éloignement des maux qui sont contraires à la sagesse. C'est pourquoi l'on dit que la crainte est " le commencement de la sagesse ", parce qu'elle nous fait fuir les maux. Au terme, par manière de fin, tout est ramené à l'ordre qui convient, ce qui relève de la paix. C'est pourquoi S. Jacques a très bien dit que la sagesse d'en haut qui est don de l'Esprit Saint, premièrement est pure, parce queue évite la corruption du mal ; et qu'elle est ensuite pacifique, ce qui correspond à son effet dernier. C'est pourquoi on lui attribue la béatitude. Ce qui suit dans la citation de S. Jacques montre bien que la sagesse ramène à la paix dans l'ordre qui convient. A celui qui, par la pureté, s'écarte de la corruption, la sagesse se présente d'abord pour qu'il garde la mesure en tout, autant qu'il le peut par lui-même ; en cela elle est dite discrète. Deuxièmement, elle le rend attentif aux conseils des autres, pour ce qui le dépasse ; en cela elle est dite compréhensive. Deux qualités qui permettent à l'homme d'établir la paix en lui-même.
Mais ensuite, pour que l’homme soit en paix avec les autres, il faut d’abord qu’ils ne s’oppose pas au bien des autres ; en cela, la sagesse est dite conciliante. Ensuite, qu’il compatisse par son affection et subvienne par son action aux déficiences d'autrui ; en cela la sagesse est dite pleine de miséricorde et féconde en bonnes oeuvres. Enfin, il est nécessaire qu'il s'efforce de corriger les péchés avec charité, et en cela la sagesse est dite sans partialité et sans hypocrisie, car en cherchant la correction, il ne doit pas chercher à apaiser sa haine.
1. S'oppose-t-elle à la sagesse ? - 2. Est-elle un péché ? - 3. A quel vice capital se ramène-t-elle ?
Objections
:
1. La sottise ne semble pas
s'opposer à la sagesse. A la sagesse, en effet semble s'opposer directement la
déraison. Or la sottise n'est pas la même chose que la déraison, car la
déraison, comme la sagesse, a trait seulement aux choses divines, tandis que la
sottise a trait aux choses divines et aux choses humaines.
2. De deux opposés, l'un ne
peut être la voie pour parvenir à l'autre. Or la sottise est la voie pour
parvenir à la sagesse, comme dit S. Paul (1 Co 3,18) : " Si quelqu'un
parmi vous se croit un sage à la manière du monde, qu'il se fasse sot pour
devenir sage. " La sottise n'est donc pas opposée à la sagesse.
3. De deux opposés, l'un ne
peut être cause de l'autre. Or la sagesse est cause de la sottise ; en effet,
selon Jérémie (10, 14) : " Tout homme devient sot par sa science. "
Et la sagesse est une certaine science. De même Isaïe (47, 10) : " Ta
sagesse et ta science, ce sont elles qui t'ont trompé. " Or cette
déception se réfère à la sottise. Donc la sottise ne s'oppose pas à la sagesse.
4. Isidore a dit que "
le sot est celui qui n'est pas attristé par l'ignominie ni ébranlé par
l'outrage ". Or cela appartient à la sagesse spirituelle, comme l'affirme
S. Grégoire. La sottise ne s'oppose donc pas à la sagesse.
Cependant, pour S. Grégoire, " le don de sagesse nous est donné contre la sottise ".
Conclusion
:
Le mot stultitia (sottise) semble venir de stupor (stupeur). C'est pourquoi Isidore dit : " Le sot est celui qui, par stupeur, ne bouge pas. " La sottise diffère de la folie, comme il est dit au même endroit, en ce qu'elle comporte un engourdissement du coeur et obscurcissement des sens, tandis que la folie implique une totale privation de sens. C'est pourquoi il est juste d'opposer la sottise à la sagesse. " En effet, dit Isidore, "sage" (sapiens) vient de saveur (sapor) parce que, de même que le goût est capable de distinguer la saveur des aliments, de même le sage est capable de discerner les réalités et les causes. " Aussi est-il clair que la sottise s'oppose à la sagesse comme à son contraire, tandis que la folie s'y oppose comme sa pure négation. Car le fou est dépourvu du sens du jugement ; le sot, lui, a ce sens, mais hébété, tandis que le sage l'a subtil et pénétrants.
Solutions
:
1. Comme dit Isidore au
même endroit, l'insensé (insipiens) est le contraire du sage (sapiens)
parce qu'il n'a pas la saveur du discernement et du sens. Aussi le manque
de sens semble-t-il être identique à la sottise. Mais on dira principalement
que quelqu'un est sot lorsqu'il présentera un manque de jugement à l'égard de
la cause suprême ; car s'il manque de jugement sur un menu détail, on ne le
traitera pas de sot pour cela.
2. De même qu'il y a une
mauvaise sagesse, on vient de le dire, celle qui est appelée sagesse du monde,
parce qu'elle tient un bien terrestre pour la cause suprême et pour la fin
ultime, de même il y a une bonne sottise, qui s'oppose à la mauvaise sagesse,
celle par laquelle on méprise les choses de la terre. C'est de cette sottise-là
que parle l'Apôtre. La sagesse du monde est celle qui déçoit et qui rend sot
aux yeux de Dieu. Cela ressort des paroles de l'Apôtre (1 Co 3, 19).
4. Ne pas être ébranlé par les outrages provient parfois de ce qu'on ne goûte pas les choses de la terre, mais seulement les choses du ciel. Aussi cela relève de la sottise pour le monde, et de la sagesse selon Dieu, dit S. Grégoire. Mais parfois aussi cela provient de ce qu'on est simplement stupide en face de tout. Ce qui est le cas des déments, qui ne saisissent pas les outrages. Et cela relève de la sottise absolue.
Objections
:
1. La sottise ne semble pas
être un péché, car il n'y a pas de péché qui provienne en nous de la nature. Or
il y a des gens qui sont sots par nature. Donc la sottise n'est pas un péché.
2. Tout péché est volontaire,
dit S. Augustin. Or la sottise n'est pas volontaire. Elle n'est donc pas un
péché.
3. Tout péché s'oppose à un
précepte divin. Mais la sottise ne s'oppose à aucun précepte. Donc la sottise
n'est pas un péché.
Cependant, on lit dans les Proverbes (1, 32 Vg) : " La prospérité des sots les perdra. " Or personne ne se perd à moins de pécher. Donc la sottise est un péché.
Conclusion
:
Comme nous venons de le dire, la sottise comporte une certaine hébétude dans le jugement, et surtout en ce qui concerne la cause suprême, qui est la fin ultime et le souverain bien. Mais on peut souffrir d'hébétude dans le jugement de deux façons. 1° En vertu d'une mauvaise disposition naturelle, comme il apparaît chez les déments. Cette sottise-là n'est pas un péché. 2° En tant que l'homme est tellement plongé par les sens dans les choses terrestres qu'il en devient inapte à percevoir les choses divines, comme dit S. Paul (1 Co 2, 14) : " L'homme animal ne perçoit plus ce qui vient de l'Esprit Saint ", de même que pour celui qui a le goût infecté par une humeur mauvaise, les aliments sucrés ont perdu leur saveur.
Solutions
:
1. Cela répond à la
première objection.
2. Bien que personne ne
veuille la sottise, on veut cependant ce qui conduit à la sottise : se
détourner des biens spirituels et se plonger dans les terrestres. La même chose
se produit pour les autres péchés. Car le luxurieux veut le plaisir sans lequel
il n'y a pas de péché, bien qu'il ne veuille pas le péché : il voudrait en
effet obtenir la jouissance sans le péché.
3. La sottise s'oppose aux préceptes relatifs à la contemplation de la vérité, préceptes dont on a parlé plus haut quand il s'est agi de la science et de l'intelligence.
Objections
:
1. Il semble que la sottise
ne soit pas fille de la luxure, car S. Grégoire énumère les filles de la
luxure, parmi lesquelles on ne trouve pas la sottise.
2. L'Apôtre dit (1 Co 3,
19) : " La sagesse de ce monde est sottise devant Dieu. " Mais selon
S. Grégoire, " c'est une sagesse du monde que de cacher ses sentiments par
des artifices ", ce qui appartient à la duplicité. La sottise est donc
davantage fille de la duplicité que de la luxure.
3. C'est par la colère
principalement que certains tournent à la fureur et à la dérision. La sottise
naît donc davantage de la colère que de la luxure.
Cependant, on lit dans les Proverbes (7, 22) : " Aussitôt il suit la courtisane, comme un sot ignorant les liens vers lesquels elle l'attire. "
Conclusion
:
Comme on vient de le dire, la sottise qui est un péché, provient de ce que le sens spirituel est hébété et n'est plus apte à juger des choses spirituelles. Or le sens de l'homme est plongé dans les biens terrestres surtout par la luxure, qui recherche les plaisirs les plus puissants, ceux qui absorbent l'âme au maximum. C'est pourquoi la sottise qui est un péché, naît surtout de la luxure.
Solutions
:
1. Il appartient à la
sottise de donner le dégoût de Dieu et de ses dons. Aussi S. Grégoire
nomme-t-il parmi les filles de la luxure deux péchés qui se rapportent à la
sottise ; " la haine de Dieu et le désespoir du siècle futur ", ce
qui divise ainsi la sottise en deux parties.
2. Ce mot de l'Apôtre n'est
pas à entendre à titre causal mais à titre essentiel. Car c'est la sagesse du
monde elle-même qui est sottise devant Dieu. Il n'est donc pas nécessaire que
tout ce qui appartient à la sagesse du monde soit cause de cette sottise.
3. Nous l'avons dit antérieurement, la colère, en raison de son agressivité, est ce qui modifie le plus la complexion du corps. C'est pourquoi elle est surtout cause de la sottise qui provient d'un obstacle corporel. Mais la sottise, qui provient d'un obstacle spirituel, c'est-à-dire de l'enlisement de l'esprit dans le terrestre, naît surtout de la luxure, on vient de le dire.
Logiquement, à la suite des vertus théologales, vient en premier lieu, au sujet des vertus cardinales, l'étude de la prudence. I. La nature de la prudence (Question 47). - II. Ses parties (Question 48-51). - III. Le don qui lui correspond (Question 52). - IV. Les vices opposés (Question 53-55). - V. Les préceptes qui s'y rapportent (Question 56).
1. La prudence est-elle dans la volonté ou dans la raison ? - 2. Si elle est dans la raison, est-elle seulement dans la raison pratique, ou aussi dans la raison spéculative ? - 3. A-t-elle connaissance des singuliers ? - 4. Est-elle une vertu ? - 5. Est-elle une vertu spéciale ? - 6. Fournit-elle leur fin aux vertus morales ? - 7. Établit-elle leur milieu ? - 8. Commander est-il son acte principal ? - 9. La sollicitude ou vigilance se rapporte-t-elle à la prudence ? - 10. La prudence s'étend-elle au gouvernement de la multitude ? - 11. La prudence qui regarde le bien propre est-elle de même espèce que celle qui s'étend au bien commun ? - 12. La prudence est-elle chez les sujets ou seulement chez les princes ? - 13. Se trouve-t-elle chez les pécheurs ? - 14. Se trouve-t-elle chez tous les bons ? - 15. Est-elle en nous par nature ? - 16. La perd-on par l'oubli ?
Objections
:
1. Il semble que la
prudence ne soit pas dans la faculté cognitive mais dans la faculté appétitive.
S. Augustin dit en effet : " La prudence est un amour qui choisit avec
sagacité ce qui lui est utile en le discernant de ce qui lui fait obstacle.
" Or l'amour n'est pas dans la faculté cognitive mais dans la faculté
appétitive. Celle-ci est donc le siège de la prudence.
2. Comme il ressort de la
définition citée, il appartient à la prudence de " choisir avec sagacité
". Mais le choix ou élection est l'acte de la puissance appétitive, on l'a
montré précédemment. Donc la prudence n'est pas dans la puissance cognitive,
mais dans la puissance appétitive.
3. Le Philosophe dit que
" si en art celui qui se trompe volontairement est d'un plus grand mérite,
en prudence il est d'un mérite moindre, comme en matière de vertu ". Mais
les vertus morales, dont il parle dans ce texte, sont dans la partie
appétitive, tandis que l'art est dans la raison. Donc la prudence est plutôt
dans la partie appétitive que dans la raison.
Cependant, S. Augustin écrit : " La prudence est la connaissance des choses qu'il faut vouloir et des choses qu'il faut fuir. "
Conclusion
:
Comme dit Isidore : " Le prudent est ainsi appelé comme voyant loin (prudens = porro videns) ; il est perspicace en effet et voit les vicissitudes des choses incertaines. " Or, l'acte de voir n'appartient pas à la puissance appétitive mais à la puissance cognitive. Il est donc évident que la prudence concerne directement la faculté cognitive. Non toutefois la faculté sensible : par celle-ci en effet l'on connaît seulement les choses présentes et proposées aux sens. Tandis que connaître le futur à partir du présent et du passé, ce qui est le fait de la prudence, appartient proprement à la raison ; on y procède en effet par le moyen d'une certaine confrontation. Il reste que la prudence est proprement dans la raison.
Solutions
:
1. Comme il a été dit
précédemment, la volonté meut toutes les puissances à leurs actes. Or, le
premier acte de la faculté appétitive est l'amour, comme on l'a dit. Ainsi donc
la prudence est appelée un amour, non pas essentiellement, mais en tant que
l'amour pousse à l'acte de la prudence. Aussi S. Augustin ajoute-t-il à la
suite que " la prudence est un amour discernant bien ce qui l'aide à
tendre vers Dieu de ce qui peut l'en empêcher ". Et l'on dit de l'amour
qu'il discerne en tant qu'il pousse la raison à discerner.
2. Le prudent considère ce
qui est loin pour autant qu'une aide ou un empêchement en provient envers ce
qui doit être accompli présentement. D'où il est clair que ce qui tombe sous la
considération du prudent dit ordre à autre chose comme à sa fin. Or, pour les
moyens en vue d'une fin il y a le conseil dans la raison, et l'élection dans
l'appétit. De ces deux actes, le conseil concerne plus proprement la prudence :
le Philosophe h dit en effet que le prudent " délibère bien ". Mais
parce que l'élection présuppose le conseil - elle est en effet " l'appétit
de ce qui a été préalablement délibéré ", selon Aristote - l'acte
même de choisir peut être attribué de façon logique à la prudence, en ce sens
que par le conseil elle dirige l'élection.
3. La réussite de la prudence ne consiste pas dans la simple considération, mais dans l'application à l'oeuvre, ce qui est la fin de la raison pratique. Et c'est pourquoi il serait souverainement contraire à la prudence de manquer cette application ; car, de même que la fin est ce qu'il y a de plus important en tout domaine, ainsi manquer la fin est ce qu'il y a de pire. D'où la remarque complémentaire du Philosophe au même endroit, selon laquelle la prudence " n'est pas seulement avec la raison ", comme l'art ; elle comporte en effet, comme on l'a dit, l'application à l'oeuvre, ce qui se fait par la volonté.
Objections
:
1. Il semble que la
prudence n'ait pas rapport seulement à la raison pratique mais aussi à la
raison spéculative. Il est dit en effet dans les Proverbes (10, 23) : " La
prudence est sagesse pour l'homme. " Mais la sagesse consiste
principalement dans la contemplation. Donc aussi la prudence.
2. S. Ambroise déclare :
" La prudence s'occupe de la recherche du vrai, et elle inspire le désir
d'une science plus complète. " Mais cela relève de la raison spéculative.
Donc la prudence consiste aussi dans la raison spéculative.
3. L'art et la prudence
sont situés par le Philosophe dans la même partie de l'âme. Mais l'art n'est
pas seulement pratique, il est aussi spéculatif, comme on le voit dans les arts
libéraux. Donc il y a aussi et une prudence pratique et une prudence
spéculative.
Cependant, le Philosophe dit que " la prudence est la droite règle de l'action ". Mais cela ne relève que de la raison pratique. Donc la prudence n'est nulle part ailleurs que dons la raison pratique.
Conclusion
:
Comme dit le Philosophe " il appartient au prudent de pouvoir bien délibérer. " Or la délibération ou conseil porte sur ce que nous avons à faire par rapport à une fin. Mais la raison relative aux actions en vue d'une fin est la raison pratique. D'où il est évident que la prudence ne consiste en rien d'autre que la raison pratique.
Solutions
:
1. Comme il a été dit plus
haut, la sagesse considère la cause absolument la plus élevée. Aussi la
considération de la cause la plus élevée en un genre donné prend-elle rang de
sagesse en ce genre-là. Or, dans le genre des actes humains, la cause la plus
élevée est la fin commune à la vie humaine tout entière. Et telle est la fin
que vise la prudence. Le Philosophe dit en effet que celui qui raisonne bien à
l'égard d'une fin particulière, par exemple la victoire, est appelé prudent,
non absolument, mais dans ce genre, à savoir dans l'art de la guerre ; ainsi
celui qui raisonne bien à l'égard du bien vivre tout entier est appelé prudent
absolument. D'où il est évident que la prudence est sagesse en l'ordre des
choses humaines, mais non pas sagesse absolument, car elle ne s'attache pas à
la cause la plus élevée absolument ; en effet la prudence a pour objet le bien
humain, et l'homme n'est pas ce qu'il y a de meilleur entre tous les êtres.
Aussi est-il dit expressément que la prudence est " sagesse pour l'homme
", et non pas sagesse absolument.
2. S. Ambroise et de même
Cicéron emploient le mot prudence au sens large, comme signifiant toute
connaissance humaine, tant spéculative que pratique. On peut dire pourtant que
l'acte de la raison spéculative lui-même, en tant qu'il est volontaire, tombe
sous l'élection et le conseil quant à son exercice, et par conséquent tombe
sous l'ordre et l'autorité de la prudence. Mais quant à son espèce, en tant
qu'on le rapporte à son objet qui est le vrai nécessaire, il ne tombe ni sous
le conseil ni sous la prudence.
3. Toute application de la raison droite à une fabrication relève de l'art. Mais de la prudence relève la seule application de la raison droite aux objets de la délibération. Et l'on délibère là où les voies conduisant à la fin ne sont pas déterminées, comme dit Aristote. Donc, puisque la raison spéculative produit certains effets, comme le syllogisme, la proposition, etc., où l'on procède selon des voies fixes et déterminées, la raison d'art est sauve par rapport à cela, mais non pas la raison de prudence. Et c'est pourquoi l'art est quelquefois spéculatif, tandis que la prudence ne l'est jamais.
Objections
:
1. Il semble que non. La
prudence est en effet dans la raison, comme on vient de le dire. Mais la raison
a pour objet les universels, dit Aristote. Donc la prudence n'a connaissance
que des universels.
2. Les singuliers sont
infinis. Mais la raison ne peut embrasser ce qui est infini. Donc la prudence,
qui est une raison droite, n'a pas pour objet les singuliers.
3. Ce qui est particulier
est connu par le sens. Mais la prudence n'est pas dans le sens ; beaucoup en
effet, qui sont doués de sens extérieurs perspicaces, ne sont pas prudents.
Donc la prudence n'a pas pour objet les singuliers.
Cependant, le Philosophe dit que " la prudence ne se rapporte pas seulement aux universels, mais doit connaître aussi les singuliers ".
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut, il revient à la prudence, non seulement de considérer selon la raison, mais encore de s'appliquer à l'oeuvre, ce qui est la fin de la raison pratique. Or, personne ne peut appliquer convenablement une chose à une autre s'il ne les connaît toutes deux : ce qu'il faut appliquer, et ce à quoi il faut l'appliquer. Mais les actions ont lieu dans le singulier. Et c'est pourquoi il est nécessaire que le prudent connaisse et les principes universels de la raison et les singuliers, objets des opérations.
Solutions
:
1. La raison concerne en
premier lieu et à titre principal les universels ; elle peut cependant
appliquer les raisons universelles aux particuliers, et de là vient que les
conclusions des syllogismes ne sont pas seulement universelles mais aussi
particulières ; car l'intelligence s'étend à la matière par le moyen d'une
certaine réflexion, selon Aristote.
2. L'infinité des
singuliers ne pouvant être embrassée par la raison humaine, il s'ensuit que
" nos providences sont incertaines ", comme dit le livre de la
Sagesse (9, 14). Cependant, par l'expérience, l'infinité des singuliers est
réduite au nombre fini des cas les plus fréquents, dont la connaissance suffit
à la prudence humaine.
3. Comme dit le Philosophe, la prudence ne consiste pas dans le sens extérieur par lequel nous connaissons les sensibles propres, mais dans le sens intérieur, rendu apte par la mémoire et l'expérience à juger promptement des choses particulières qu'on a perçues. Non toutefois en ce q ' ne la prudence serait dans le sens intérieur comme dans son siège principal : mais elle est à titre principal dans la raison, et c'est par une certaine application queue s'étend jusqu'au sens dont on vient de parler.
Objections
:
1. Il semble que non. S.
Augustin dit en effet que la prudence est " la science des choses à
vouloir et à éviter ". Mais la science se divise contre la vertu, comme le
montre Aristote. Donc la prudence n'est pas une vertu.
2. Il n'y a pas de vertu de
la vertu. Mais l'art a sa vertu, dit le Philosophe. Donc l'art n'est pas une
vertu. Mais dans l'art est contenue la prudence : il est dit en effet de Hiram
(2 Ch 2, 14) qu'il savait " graver toute sorte de figures et inventer avec
prudence tout ce qui est nécessaire pour un ouvrage ". Donc la prudence
n'est pas une vertu.
3. Aucune vertu ne peut
être démesurée. Mais la prudence est démesurée ; sinon il n'y aurait pas de
raison de dire dans les Proverbes (23, 4) : " Mets une mesure à ta
prudence. " Donc la prudence n'est pas une vertU3.
Cependant, S. Grégoire dit que " les quatre vertus sont : la prudence, la tempérance, la force et la justice ".
Conclusion
:
Comme il a été dit lorsqu'on traitait des vertus en général, " la vertu rend bon celui qui la possède, et bonne l'oeuvre qu'il accomplit ". Or, le bien peut se dire en deux sens : matériellement, pour désigner ce qui est bon ; formellement, où il s'entend selon la raison de bien. Mais le bien, en tant que tel, est objet de la faculté appétitive. C'est pourquoi, s'il y a des habitus qui rectifient l'acte rationnel de la connaissance, sans égard à la rectitude de l'appétit, ils vérifient à un moindre degré la raison de vertu ; ils se rapportent en effet au bien compris matériellement, c'est-à-dire à quelque chose qui de fait est bon, mais non pas considéré sous la raison de bien. Tandis que les habitus qui regardent la rectitude de l'appétit vérifient davantage la raison de vertu, car ils regardent le bien non seulement matériellement mais encore formellement, c'est-à-dire qu'ils se rapportent au bien considéré sous la raison de bien. Or, il revient à la prudence, nous l'avons dit, d'appliquer la raison droite à l'oeuvre, ce qui ne se fait pas sans un appétit droit. C'est pourquoi la prudence ne vérifie pas seulement la raison de vertu que possèdent les autres vertus intellectuelles, mais elle possède en outre la raison de vertu que possèdent les vertus morales, au nombre desquelles elle figure aussi.
Solutions
:
1. S. Augustin dans ce
texte entend la science au sens large pour signifier tout ce qui est raison
droite.
2. Le Philosophe soumet
l'art à une vertu parce qu'il n'inclut pas la rectitude de l'appétit ; aussi,
pour qu'on se serve correctement de l’art, faut-il posséder la vertu qui rend
l'appétit droit. Or la prudence n'a pas sa place dans ce qui relève de l'art ;
parce que l'art est ordonné à une fin particulière, et aussi parce qu'il
emploie des moyens déterminés pour parvenir à sa fin. Si l'on dit cependant de
quelqu'un qu'il oeuvre avec prudence dans le domaine de l'art, c'est par
similitude ; dans certains arts en effet, à cause de l'indétermination des
moyens par lesquels on parvient à la fin, une délibération est nécessaire :
ainsi en médecine et en navigation, comme dit encore Aristote.
3. Cette parole du Sage n'est pas à entendre comme si la prudence elle-même devait être mesurée ; mais en ce sens qu'il faut imposer à toutes choses la mesure de la prudence.
Objections
:
1. Il semble que non.
Aucune vertu spéciale en effet ne figure dans la définition générale de la
vertu. Mais la prudence y figure, puisque, chez Aristote, la vertu est définie
: " Un habitus électif consistant dans un milieu déterminé par la raison à
notre égard, tel que l'homme sage le déterminera. " Or la droite raison
s'entend selon la prudence, dit encore Aristote. Donc la prudence n'est pas une
vertu spéciale.
2. Le Philosophe dit :
" La vertu morale fait que l'on agit droit à l'égard de la fin, la
prudence à l'égard des moyens ordonnés à la fin. " Mais en toute vertu il
y a quelque chose à accomplir en vue de la fin. Donc la prudence se trouve en
toute vertu. Elle n'est donc pas une vertu spéciale.
3. Une vertu spéciale a un
objet spécial. Mais la prudence n'a pas d'objet spécial : elle est en effet
" la droite raison de l'action ", dit Aristote ; or toutes les
oeuvres vertueuses relèvent de l'action. Donc la prudence n'est pas une vertu
spéciale.
Cependant, elle figure avec les autres dans la division et l'énumération des vertus. Il est dit en effet de la Sagesse (8, 7) : " Elle enseigne la sobriété et la prudence, la justice et la force. "
Conclusion
:
L'acte et l'habitus recevant leur espèce des objets, comme il ressort de ce qu'on a dit, nécessairement, l'habitus auquel répond un objet spécial distinct des autres doit être un habitus spécial ; et s'il est bon, c'est une vertu spéciale. Or, l'objet spécial s'entend non selon qu'on le considère matériellement, mais plutôt selon sa raison formelle, comme il ressort de ce qu'on a dit plus haut : car une seule et même réalité tombe sous l'acte de divers habitus et même de diverses puissances, selon des raisons diverses. Mais pour fonder une diversité de puissance il est requis une plus grande diversité de l'objet que pour fonder une diversité d'habitus, étant donné que plusieurs habitus se trouvent dans une seule puissance, nous l'avons vu. La diversité de la raison objective diversifiant, la puissance diversifie donc bien davantage l'habitus.
En conséquence, on dira que la prudence étant dans la raison, nous l'avons dit h, elle se distingue des autres vertus intellectuelles selon la diversité matérielle des objets. Car la sagesse, la science et l'intelligence concernent les réalités nécessaires ; l'art et la prudence, les réalités contingentes ; mais l'art a pour objet les choses fabriquées, c'est-à-dire constituées dans une matière extérieure, comme une maison, un couteau, etc., tandis que la prudence concerne les actions, lesquelles ont leur existence dans l'agent lui-même, nous l'avons montré. Mais par rapport aux vertus morales, la prudence se distingue selon la raison formelle qui fonde la distinction des puissances : d'une part la puissance intellectuelle, sujet de la prudence ; d'autre part la puissance appétitive, sujet de la vertu morale. D'où il est évident que la prudence est une vertu spéciale, distinguée de toutes les autres vertus.
Solutions
:
1. Cette définition n'est
pas celle de la vertu en général, mais de la vertu morale. Il est convenable de
faire figurer dans la définition de celle-ci la vertu intellectuelle ayant une
matière commune avec elle, à savoir la prudence ; de même en effet que le sujet
de la vertu morale participe de la raison, ainsi la vertu morale a-t-elle
raison de vertu en tant qu'elle participe de la vertu intellectuelle.
2. Il suit de ce
raisonnement que la prudence aide toutes les vertus et opère en toutes. Mais
cela ne suffit pas pour montrer qu'elle n'est pas une vertu spéciale ; car rien
n'empêche qu'il y ait dans un genre une espèce opérant de quelque façon dans
toutes les espèces du même genre : comme le soleil répand son influence de
quelque façon sur tous les corps.
3. L'action est matière de la prudence selon qu'elle est objet de la raison, à savoir sous la raison de vrai. Mais elle est matière des vertus morales selon qu'elle est objet de la puissance appétitive, à savoir sous la raison de bien.
Objections
:
1. Il semble bien, car,
puisque la prudence est dans la raison, et la vertu morale dans l'appétit, il
semble que la prudence soit avec la vertu morale dans le rapport de la raison
avec l'appétit. Mais la raison assigne sa fin à la puissance appétitive. Donc
la prudence assigne leur fin aux vertus morales.
2. L'homme dépasse les
êtres irrationnels par sa raison, mais pour le reste il leur est semblable. Les
autres parties de l'homme sont donc avec sa raison dans le même rapport que
l'homme avec les créatures irrationnelles. Mais l'homme est la fin des
créatures irrationnelles, dit Aristote. Donc toutes les autres parties de
l'homme sont ordonnées à la raison comme à leur fin. Mais la prudence est la
droite raison de l'action comme il a été dit plus haut. Donc toutes les actions
à faire sont ordonnées à la prudence comme à leur fin. Elle assigne donc leur
fin à toutes les vertus morales.
3. Le propre de la vertu,
de l'art ou de la puissance à laquelle appartient la fin, est de commander aux
autres vertus ou aux autres arts auxquels appartient ce qui est ordonné à la
fin. Mais la prudence dispose des autres vertus morales et elle leur commande.
Donc elle leur assigne la fin.
Cependant, le Philosophe dit que " la vertu morale rectifie l'intention de la fin, la prudence, les moyens ordonnés à la fin ". Donc il n'appartient pas à la prudence de fournir leur fin aux vertus morales, mais seulement de disposer de ce qui est ordonné à la fin.
Conclusion
:
La fin des vertus morales est le bien humain. Or, le bien de l'âme humaine est d'être conformée à la raison, comme le montre Denys. Aussi est-il nécessaire que les fins des vertus morales préexistent dans la raison. Mais comme il y a dans la raison spéculative certaines connaissances naturelles, relevant de l'intelligence et certaines connaissances obtenues par le moyen de celles-là, à savoir les conclusions, relevant de la science ; ainsi préexistent dans la raison pratique certaines connaissances naturelles au titre de principes et telles sont les fins des vertus morales car la fin dans l'action tient la place du principe dans la spéculation comme nous l'avons montré ; et certaines connaissances sont dans la raison pratique comme des conclusions ; et telles sont les connaissances relatives à ce qui est ordonné a la fin, auxquelles nous parvenons à partir des fins elles-mêmes. La prudence concerne ces connaissances-là, puisqu'elle applique les principes universels aux conclusions particulières en matière d'action. C'est pourquoi il n'appartient pas à la prudence de fournir leur fin aux vertus morales, mais seulement d'organiser ce qui est en vue de la fin.
Solutions
:
1. Les vertus morales
reçoivent leur fin de la raison naturelle appelée syndérèse, comme on l'a vu
dans la première Partie, mais non pas de la prudence, pour la raison qu'on,
vient de dire.
2. Cela répond à la
deuxième objection.
3. La fin n'appartient pas aux vertus morales comme si elles-mêmes assignaient la fin, mais parce qu'elles tendent à la fin assignée par la raison naturelle. Elles y sont aidées par la prudence qui leur prépare la voie en disposant ce qui est ordonné à la fin. D'où il suit que la prudence est plus noble que les vertus morales et les met en mouvement. Mais la syndérèse meut la prudence comme l'intelligence des principes meut la science.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, atteindre le milieu est la fin des vertus morales. Mais la prudence
n'assigne pas leur fin aux vertus morales, comme on vient de le voir. Donc elle
ne trouve pas le milieu qui leur convient.
2. Ce qui existe par soi ne
semble pas avoir de cause mais être soi-même cause de soi ; car toute chose est
dite exister par sa cause. Mais se situer dans un milieu convient à la vertu
morale par soi, cette clause figurant dans sa définition, comme il ressort de
ce qu'on a dit. La prudence ne cause donc pas le milieu dans les vertus
morales.
3. La prudence opère par
mode de raison. Mais la vertu morale tend à son milieu par mode de nature ;
comme le dit en effet Cicéron " la vertu est un habitus conforme à la
raison par mode de nature ". Donc la prudence n'assigne pas leur milieu
aux vertus morales.
Cependant, il est dit dans la définition de la vertu rapportée plus haut qu'elle consiste dans un milieu déterminé par la raison, tel que l'homme sage le déterminera.
Conclusion
:
La conformité à la raison droite est la fin propre de toute vertu morale ; car l'intention de la tempérance est que l'homme ne s'écarte pas de la raison sous l'effet des convoitises ; pareillement, celle de la force est qu'il ne s'écarte pas du droit jugement de la raison sous l'effet de la crainte ou de l'audace. Et cette fin est assignée à l'homme selon la raison naturelle, car celle-ci dicte à chacun d'agir selon la raison. Mais comment et par quelles voies l'homme qui agit peut atteindre le milieu raisonnable, cela appartient à la disposition de la prudence. En effet, bien qu'atteindre le milieu soit la fin de la vertu morale, cependant ce milieu n'est trouvé que par la droite disposition de ce qui est ordonné à la fin.
Solutions
:
1. Cela répond à la
première objection.
2. L'agent naturel fait que
la forme se trouve dans la matière ; cependant il ne fait pas que les
propriétés appartenant par soi à la forme conviennent à celle-ci. De même la
prudence, elle aussi, constitue le milieu dans les passions et opérations ;
elle ne fait pas cependant que rechercher le milieu convenant à la vertu.
3. La vertu morale tend par mode de nature à parvenir à son milieu. Mais parce que le milieu ne se trouve pas de la même manière dans tous les cas, l'inclination naturelle, qui agit toujours de la même manière, n'y suffit pas, et la raison prudente y est requise.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, commander se rapporte au bien qui est à faire. Mais S. Augustin attribue
pour acte à la prudence de " prévoir et éviter les embûches ". Donc
commander n'est pas l'acte principal de la prudence.
2. Le Philosophe dit qu'
" il appartient au prudent de bien délibérer ". Mais délibérer et
commander semblent être deux actes différents, comme il ressort de ce qu'on a
dit précédemment. Donc l'acte principal de la prudence n'est pas de commander.
3. Commander ou donner un
ordre semble appartenir à la volonté ; en effet cette puissance a pour objet la
fin et elle met en mouvement les autres puissances de l'âme. Or la prudence
n'est pas dans la volonté mais dans la raison. Donc l'acte de la prudence n'est
pas de commander.
Cependant, le Philosophe dit que " la prudence est impérative ".
Conclusion
:
La prudence est la droite règle des actions à faire, on l'a dit plus haut. D'où il faut que l'acte principal de la prudence soit l'acte principal de la raison préposée à l'action. Celle-ci émet trois actes. Le premier est le conseil : il se rattache à l'invention, car délibérer c'est chercher, comme il a été établi antérieurement. Le deuxième acte est le jugement relatif à ce qu'on a trouvé, ce que fait la raison spéculative. Mais la raison pratique, ordonnée à l'oeuvre effective, va plus loin et son troisième acte est de commander ; cet acte-là consiste en ce qu'on applique à la réalisation le résultat du conseil et du jugement. Et parce que cet acte est plus proche de la fin de la raison pratique, il est l'acte principal de la raison pratique et par conséquent de la prudence. Et le signe en est que la perfection de l'art consiste dans le jugement, non dans le commandement. C'est pourquoi l'on tient pour meilleur artiste celui qui volontairement commet une faute en son art, comme ayant le jugement meilleur ; au contraire on tient pour moindre artiste celui qui commet une faute sans le faire exprès, ce qui semble provenir d'un jugement défectueux. Mais en prudence c'est l'inverse, dit Aristote. En effet, celui-là est davantage imprudent, qui commet une faute volontairement, en ce qu'il manque l'acte principal de la prudence qui est de commander ; celui-là l'est moins, qui commet une faute involontairement.
Solutions
:
1. L'acte de commander
s'étend au bien à accomplir et au mal à éviter. Et cependant " prévoir et
éviter les embûches " n'est pas attribué par S. Augustin à la prudence au
titre d'acte principal de cette vertu, mais parce que cet acte de la prudence
ne demeure pas dans la patrie.
2. La bonne délibération
est requise afin que ce qu'on a dûment trouvé soit appliqué à l'action. Et
c'est pourquoi commander appartient à la prudence, qui est bonne conseillère.
3. Mouvoir, entendu absolument, appartient à la volonté. Mais commander implique une motion accompagnée d'ordination. Aussi est-ce un acte de la raison, comme nous l'avons dit antérieurement.
Objections
:
1. Il semble que non, car
la sollicitude implique une certaine inquiétude ; Isidore dit en effet qu'on
appelle soucieux (sollicitus) l'homme inquiet. Mais le mouvement
appartient surtout à la faculté appétitive. Donc aussi la sollicitude. Or la
prudence n'est pas dans la faculté appétitive mais dans la raison, on l'a
établi plus haute. Donc la sollicitude ne se rapporte pas à la prudence.
2. A la sollicitude semble
s'opposer la certitude de la vérité d'où la parole de Samuel à Saül (1 S 19,
20) " Ne sois pas soucieux des ânesses que tu as perdues avant-hier, car
on les a trouvées. " Mais la certitude de la vérité concerne la prudence,
puisqu'elle est une vertu intellectuelle. Donc la sollicitude s'oppose à la
prudence, loin de s'y rattacher.
3. Le Philosophe dit qu'il
appartient au magnanime " d'être tranquille et en repos ". Mais la
sollicitude s'oppose à la tranquillité. Donc, puisque la prudence ne s'oppose
pas à la magnanimité, le bien n'étant pas contraire au bien, dit Aristote, il
semble que la sollicitude ne se rapporte pas à la prudence.
Cependant, il est dit dans la Ir, épître de S. Pierre (4, 7) : " Soyez prudents et veillez dans la prière. " Mais la vigilance est identique à la sollicitude. Donc la sollicitude se rapporte à la prudence.
Conclusion
:
Comme dit Isidore, le mot de sollicitude vient de sollers (habile) et de citus (prompt), en ce que le mot s'applique à un homme habile d'esprit, et prompt de ce fait à accomplir ce qu'il doit faire. Mais ce trait s'applique à la prudence, dont l'acte principal est de commander en matière d'action ce qui a été d'abord délibéré et jugé. Aussi le Philosophe dit-il qu' " il faut mettre promptement en oeuvre ce qui a été délibéré, mais délibérer lentement ". De là vient que la sollicitude a proprement rapport à la prudence. Et pour cette raison S. Augustin écrit : " A la prudence il appartient de monter la garde et de veiller avec le plus grand soin de peur que, par l'effet d'une fausse persuasion se glissant peu à peu en nous, nous ne soyons induits en erreur. "
Solutions
:
1. Le mouvement appartient
bien à la faculté appétitive comme au principe du mouvement. Elle meut
toutefois selon le précepte et la direction donnés par la raison, et c'est en
cela que consiste essentiellement la sollicitude.
2. Selon le Philosophe,
" la certitude ne doit pas être cherchée de la même façon en toute chose
mais en chaque matière selon son mode propre ". Et puisque la matière de
la prudence consiste dans les singuliers contingents, objet des actions
humaines, la certitude de la prudence ne peut être si grande que toute
sollicitude en soit ôtée.
3. Le magnanime est appelé un homme tranquille et en repos, non parce qu'il ne se soucie de rien, mais parce qu'il ne se soucie pas exagérément d'un grand nombre de choses ; il a confiance là où il faut avoir confiance et il n'a pas à ce sujet de soucis superflus. C'est en effet la superfluité de la crainte et de la défiance qui cause les soucis exagérés, parce que la crainte inspire aux gens de s'entourer de conseils, comme il a été dit lorsqu'on étudiait la passion de craintes.
Objections
:
1. Il semble queue ne
s'étende pas au gouvernement de la multitude, mais seulement au gouvernement de
soi-même. Le Philosophe dit en effet que la vertu relative au bien commun est la
justice. Mais la prudence diffère de la justice. Donc la prudence n'a pas
rapport au bien commun.
2. Celui-là semble être
prudent qui se cherche et se procure du bien à lui-même. Mais souvent ceux qui
cherchent le bien commun négligent leur bien propre. Donc ils ne sont pas
prudents.
3. La prudence partage le
genre vertueux avec la tempérance et la force. Mais la tempérance et la force
semblent s'entendre seulement par rapport au bien propre. Donc aussi la
prudence.
Cependant, le Seigneur dit (Mt 24,45) : " Quel est, pensez-vous, le serviteur fidèle et prudent, que le maître a établi sur sa famille ? "
Conclusion
:
Comme dit le Philosophe, certains ont affirmé que la prudence ne s'étend pas au bien commun, mais seulement au bien propre. Et cela parce qu'ils n'estiment pas que l'homme doive rechercher autre chose que son bien propre. Mais cette estimation s'oppose à la charité, laquelle " ne recherche pas son avantage " (1 Co 13, 5). Aussi l'Apôtre dit-il de lui-même (1 Co 10, 33) : " je ne recherche pas ce qui m'est utile, mais ce qui l'est au grand nombre, afin qu'ils soient sauvés. " Cela s'oppose en outre à la raison droite, laquelle juge que le bien commun est meilleur que le bien d'un seul. Donc, parce qu'il appartient à la prudence de bien délibérer, juger et commander en ce qui concerne les voies conduisant à la fin requise, il est manifeste que la prudence ne regarde pas seulement le bien privé d'un seul homme, mais encore le bien commun de la multitude.
Solutions
:
1. Le Philosophe à cet
endroit parle de la vertu morale. Et de même que toute vertu morale rapportée
au bien commun se nomme justice légale, ainsi la prudence rapportée au bien
commun est appelée prudence politique ; de sorte que la politique est avec la
justice légale dans le même rapport que la prudence entendue absolument avec la
vertu morale.
2. Lorsque l'on cherche le
bien commun de la multitude, par voie de conséquence on cherche en outre son
bien propre, pour deux raisons. La première est que le bien propre ne peut
exister sans le bien commun de la famille, de la cité ou du royaume. Aussi
Valère Maxime 0 dit-il des anciens Romains, qu'" ils aimaient mieux être
pauvres dans un état riche que riches dans un état pauvre ". La seconde
raison est que, l'homme étant partie de la maison et de la cité, il doit
considérer le bien qui lui convient d'après ce qui est prudent relativement au
bien de la multitude ; en effet, la bonne disposition des parties se prend de
leur rapport au tout. Comme dit S. Augustin : " Toute partie est laide qui
ne s'accorde pas avec son tout. "
3. Même la tempérance et la force peuvent être rapportées au bien commun ; aussi la loi intervient-elle pour commander leurs actes, dit Aristote. Cependant, la prudence et la justice s'y rapportent davantage, comme appartenant à la partie rationnelle, à laquelle ce qui est commun se rattache directement, comme ce qui est singulier se rattache à la partie sensible.
Objections
:
1. Il semble bien. Le
Philosophe dit en effet : " Politique et prudence sont un même habitus,
mais leur manière d'être n'est pas la même. "
2. Le Philosophe dit
que " la vertu de l'homme de bien est identique à la vertu du bon prince
". Mais la politique se trouve surtout chez le prince, en qui elle a rang
architectonique. La prudence étant donc la vertu de l'homme de bien, il semble
que prudence et politique soient un même habitus.
3. Les objets dont l'un est
ordonné à l'autre ne diversifient pas l'espèce ou la substance de l'habitus.
Mais le bien propre, objet de la prudence entendue absolument, est ordonné au
bien commun, objet de la politique. Donc politique et prudence ne diffèrent ni
quant à l'espèce ni quant à la substance de l'habitus.
Cependant, les disciplines que voici constituent des sciences diverses : politique, ordonnée au bien commun de la cité ; domestique, relative à ce qui intéresse le bien commun de la maison ou de la famille ; individuelle, relative à ce qui intéresse le bien d'une seule personne. Donc et pour la même raison, il y a aussi des espèces diverses de prudence, selon cette diversité de la matière.
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut, les espèces des habitus sont diversifiées selon la diversité de l'objet, laquelle se prend de sa raison formelle Or la raison formelle de tout ce qui est en vue de la fin se considère du point de vue de la fin, selon ce qu'on a dit antérieurement. Et c'est pourquoi la relation à des fins diverses diversifie nécessairement les espèces de l'habitus. Or, le bien propre d'un seul, le bien de la famille, le bien de la cité et du royaume constituent autant de fins diverses. Aussi est-il nécessaire que les prudences diffèrent spécifiquement selon la différence de ces fins, c'est-à-dire qu'il y ait une prudence absolument dite, ordonnée au bien propre ; une autre, la prudence domestique, ordonnée au bien commun de la maison ou famille ; une troisième, la prudence politique, ordonnée au bien commun de la cité ou du royaume.
Solutions
:
1. Le Philosophe n'entend
pas dire que la politique est identique selon la substance de l'habitus avec
n'importe quelle prudence, mais avec la prudence ordonnée au bien commun.
Celle-ci est appelée prudence selon la raison commune de prudence, c'est-à-dire
en tant qu’elle est une certaine raison droite relative à l'action, et elle est
appelée politique selon l'ordre quelle a au bien commun.
2. Comme dit le Philosophe
au même endroit : " L'homme de bien doit pouvoir bien commander et bien
obéir. " C'est pourquoi la vertu du bon prince est incluse aussi dans la
vertu de l'homme de bien. Mais la vertu du prince et celle du sujet diffèrent
spécifiquement, comme aussi la vertu de l'homme et de la femme, dit-il au même
endroit.
3. Même les fins diverses dont l'une est ordonnée à l'autre diversifient l'espèce de l’habitus : comme l'art équestre, l'art militaire et l'administration civile diffèrent spécifiquement, bien que la fin de l'un soit ordonnée à la fin de l'autre. Et pareillement, quoique le bien d'un seul soit ordonné au bien de la multitude, cela n'empêche pas qu'une diversité de cette sorte entraîne une diversité spécifique dans les habitus. Mais il s'ensuit que l'habitus ordonné à la fin suprême est le principal et commande aux autres habitus.
Objections
:
1. Il semble que la
prudence ne soit pas chez les sujets mais seulement chez les princes. Le
Philosophe dit en effet : " La prudence seule est la vertu propre du
prince. Les autres vertus sont communes aux sujets et aux princes. La vertu du
sujet n'est pas la prudence mais une opinion vraie. "
2. Pour Aristote, "
l'esclave ne possède absolument rien qui le rende apte à délibérer ". Mais
la prudence rend ceux qui la possèdent hommes de bon conseil, dit-il ailleurs.
Donc la prudence ne convient pas aux esclaves ou sujets.
3. La prudence est
impérative, comme il a été dit plus haut. Or, commander n'appartient pas aux
esclaves ou sujets, mais seulement aux princes. Donc la prudence n'est pas dans
les sujets mais seulement dans les princes.
Cependant, le Philosophe affirme que la prudence politique a deux espèces : l'une, qui établit les lois, regarde les princes ; l'autre, qui retient le nom commun de politique, concerne les affaires particulières. Mais traiter ce genre d'affaires particulières regarde aussi les sujets. Donc la prudence n'appartient pas seulement aux princes mais aussi aux sujets.
Conclusion
:
La prudence est dans la raison. Mais diriger et gouverner appartient en propre à la raison. C'est pourquoi il convient à chacun de posséder la mesure de raison et de prudence en rapport avec la part qu'il prend à la direction et au gouvernement. Or, il est manifeste qu'il n'appartient pas au sujet en tant que sujet, à l'esclave en tant qu'esclave, de diriger et de gouverner, mais plutôt d'être dirigé et d'être gouverné. C'est pourquoi la prudence n'est pas une vertu de l'esclave en tant qu'esclave ni du sujet en tant que sujet. Mais parce que tout homme, en tant qu'être raisonnable, exerce une part de gouvernement selon l'arbitrage de sa raison, dans cette mesure il lui convient de posséder la prudence. Aussi est-il manifeste que la prudence est dans le prince à la façon d'un art architectonique, comme dit Aristote a ; et dans les sujets à la manière d'un art manuel d'exécution.
Solutions
:
1. Le mot du Philosophe
doit s'entendre au sens formel : il veut dire que la vertu de prudence n'est
pas la vertu du sujet en tant que tel.
2. L'esclave est démuni de
la faculté de délibérer en tant qu'esclave ; à ce titre en effet il est
l'instrument de son maître. Il délibère néanmoins en tant qu'il est animal
raisonnable.
3. Par la prudence l'homme commande non seulement aux autres mais aussi à lui-même, dans le sens où l'on dit que la raison commande au puissances inférieures.
Objections
:
1. Il semble que oui. Le
Seigneur dit en effet (Lc 16, 8) : " Les fils de ce siècle sont
plus prudents entre eux que les fils de la lumière. " Mais les fils de ce
siècle sont les pécheurs. Donc la prudence peut se trouver chez les pécheurs.
2. La foi est une vertu
plus noble que la prudence. Mais la foi peut se trouver chez les pécheurs. Donc
aussi la prudence.
3. " L'acte
principalement attribué au prudent est celui de bien délibérer ", dit
Aristoté-b. Mais beaucoup de pécheurs sont de bon conseil. Donc beaucoup de
pécheurs possèdent la prudence.
Cependant, le Philosophe déclarec" Impossible d'être prudent si l'on n'est pas bon. " Mais aucun pécheur n'est bon. Donc aucun pécheur n'est prudent.
Conclusion
:
La prudence s'entend selon une triple signification.
1° Il y a en effet une certaine prudence fausse, à laquelle ce nom est donné selon l'apparence. En effet, puisque l'homme prudent est celui qui dispose bien les actions à faire en vue d'une fin bonne, quiconque dispose en vue d'une fin mauvaise ce qui convient à cette fin possède une fausse prudence, en ce qu'il adopte pour fin non un bien véritable mais un semblant de bien ; c'est ainsi qu'on parle d'un bon cambrioleur. De cette manière en effet on peut par similitude appeler prudent le cambrioleur qui découvre des procédés habiles pour cambrioler. Et telle est la prudence dont l'Apôtre dit (Rm 8, 6) : " La prudence de la chair, c'est la mort " ; il parle de la prudence qui met sa fin dernière dans le plaisir de la chair.
2° La deuxième prudence est vraie en ce queue trouve les voies conduisant à une fin vraiment bonne, mais elle est imparfaite pour deux raisons. La première, parce que ce bien qu'elle prend pour fin n'est pas la fin commune de la vie humaine tout entière, mais d'un ordre spécial d'activité ; par exemple, celui qui découvre les moyens appropriés pour commercer ou naviguer est appelé un homme d'affaires prudent ou un marin prudent. L'autre raison est qu'il manque ici l'acte principal de la prudence ; tel est le cas de celui qui délibère bien et juge exactement, même au sujet de ce qui concerne la vie tout entière, mais ne commande pas efficacement.
3° La troisième prudence, vraie et parfaite à la fois, est celle qui délibère, juge et commande comme il faut en vue de la fin bonne de la vie tout entière. Celle-là seule est appelée prudence absolument. Elle ne peut pas se trouver chez les pécheurs. Tandis q ' ne la première ne se trouve que chez eux. Pour la prudence imparfaite, elle est commune aux bons et aux méchants, celle surtout qui est imparfaite en raison de sa fin particulière. Car pour celle qui est imparfaite en raison de l'omission de l'acte principal, elle ne se trouve aussi que chez les méchants.
Solutions
:
1. Cette parole du Seigneur
s'entend de la première prudence. Aussi n'est-il pas dit absolument qu'ils sont
prudents, mais qu'ils le sont " entre eux ".
2. La foi en sa notion essentielle ne comporte pas une conformité des actions droites avec l’appétit, mais elle consiste dans la seule connaissance. Or, la prudence inclut l'ordre à l'appétit droit. Soit parce que les principes de la prudence sont les fins pratiques, dont on a la droite estimation grâce aux habitus des vertus morales, lesquelles rectifient l'appétit : aussi n'y a-t-il pas prudence sans les vertus morales, comme nous l'avons montré. Soit encore parce que la prudence commande les actions droites, ce qui ne va pas sans un appétit droit. Aussi, bien que la foi soit plus noble que la prudence à cause de son objet, la prudence par sa nature répugne davantage au péché, qui procède d'un appétit corrompus 3. Les pécheurs peuvent bien être hommes de bon conseil en vue d'une fin mauvaise ou d'un bien particulier ; mais par rapport à la fin bonne de la vie tout entière ils ne sont pas parfaitement hommes de bon conseil, car ils ne conduisent pas leur conseil jusqu'à l'effet. Aussi n'ont-ils pas la prudence, qui ne s'intéresse qu'au bien ; mais, dit le Philosophe , on trouve chez eux ce qu'il appelle la deinotica, c'est-à-dire une habileté naturelle qui se prête au bien comme au mal ; ou la ruse qui ne se prête qu'au mal ; nous l'appelions tout à l'heure fausse prudence ou prudence de la chair.
Objections
:
1. Il semble que la
prudence ne se trouve pas chez tous ceux qui ont la grâce. La prudence requiert
en effet une certaine habileté par laquelle on sache bien pourvoir aux actions
à faire. Mais beaucoup qui ont la grâce sont dépourvus d'une telle habileté.
Donc la prudence ne se trouve pas chez tous ceux qui ont la grâce.
2. On a pelle prudent
l'homme de bon conseil, comme il a été dit. Or beaucoup qui ont la grâce ne
sont pas gens de bon conseil, mais ont besoin d'être dirigés par le conseil
d'autrui. Donc, la prudence ne se trouve pas chez tous ceux qui ont la grâce.
3. Le Philosophe dit :
" Les jeunes gens manquent manifestement de prudence. " Mais beaucoup
de jeunes gens possèdent la grâce. Donc la prudence ne se trouve pas chez tous
ceux qui ont la grâce.
Cependant, personne ne possède la grâce s'il n'est vertueux. Mais personne ne peut être vertueux s'il ne possède la prudence. S. Grégoire dit en effet que les autres vertus " si elles n'opèrent pas avec prudence ce qu'elles désirent, ne peuvent être de vraies vertus ". Donc tous ceux qui possèdent la grâce possèdent la prudence.
Conclusion
:
Les vertus sont nécessairement connexes, en sorte que celui qui en possède une les possède toutes, on l'a montré précédemment. Or, quiconque possède la grâce possède la charité. Aussi possède-t-il nécessairement toutes les autres vertus. De cette manière, la prudence étant une vertu comme on l'a montré, il possède nécessairement la prudence.
Solutions
:
1. Il y a deux sortes
d'habiletés. L'une est suffisante pour ce qui est nécessaire au salut. Et cette
habileté-là est donnée à tous ceux qui possèdent la grâce, " puisque
l'onction leur enseigne toute chose " (1 Jn 2, 27). Mais il y a une autre
habileté plus complète, par laquelle on est capable de subvenir à soi-même et
aux autres, non seulement pour ce qui est nécessaire au salut, mais encore pour
tout ce qui a rapport à la vie humaine. Et une habileté de cette sorte ne se
trouve pas chez tous ceux qui possèdent la grâce.
2. Ceux qui ont besoin
d'être dirigés par le conseil d'autrui savent au moins se conduire, s'ils ont
la grâce, en ce qu'ils recourent aux conseils d'autrui et qu'ils discernent les
bons conseils des mauvais.
3. La prudence acquise a pour cause l'exercice des actes ; aussi " a-t-elle besoin pour naître, de l'expérience et du temps ", dit Aristote. Aussi ne peut-elle se trouver chez les jeunes gens, ni selon l'habitus ni selon l'acte. Mais la prudence qui vient de la grâce a pour cause l'infusion divine. Aussi la prudence se trouve-t-elle selon l'habitus, quoique non selon l'acte, chez les enfants baptisés qui n'ont pas encore l'usage de la raison ; et de même chez les fous. Chez ceux qui ont déjà l'usage de la raison elle existe aussi selon l'acte, pour ce qui est nécessaire au salut ; mais en s'exerçant elle mérite d'être augmentée jusqu'à la perfection, comme les autres vertus. Aussi l'Apôtre dit-il : " Elle est pour les parfaits, la nourriture solide, pour ceux dont les facultés ont été exercées par la pratique à discerner le bien et le mal " (He 5, 14).
Objections
:
1. Il semble bien. Le
Philosophe dit en effet que les qualités ayant rapport à la prudence "
semblent être naturelles " - il s'agit de la synésis, de la gnômè,
etc. ; tandis que les qualités ayant rapport à la sagesse spéculative ne le
sont pas. Mais tout ce qui est d'un même genre relève aussi d'une commune
origine. Donc la prudence, elle aussi, est en nous par nature.
2. C'est par nature qu'on
passe d'un âge à l'autre. Mais la prudence est un effet de l'âge, selon le
livre de Job (12, 12) : " Chez les anciens se trouve la sagesse, et dans
l'âge avancé la prudence. " Donc la prudence est naturelle.
3. La prudence convient
davantage à la nature humaine qu'à la nature des animaux sans raison. Mais les
animaux sans raison possèdent certaines prudences naturelles, comme le montre
Aristote dans son Histoire des animaux. Donc la prudence est naturelle.
Cependant, le Philosophe dit que " la vertu intellectuelle naît et grandit principalement grâce à l'enseignement, c'est pourquoi elle demande de l'expérience et du temps ". Mais la prudence est une vertu intellectuelle, on l'a établi plus haut. Donc la prudence n'est pas en nous par nature, mais grâce à l'enseignement et à l'expérience.
Conclusion
:
Comme il ressort de ce qu'on a avancé plus haut, la prudence inclut la connaissance des principes universels et aussi des circonstances singulières relatives à l'action, l'homme prudent appliquant à celles-ci les principes universels. En ce qui regarde par conséquent la connaissance universelle, il en va de même pour la prudence et pour la science spéculative. Car l'une et l'autre connaissent par nature les premiers principes universels, selon ce qu'on a dit plus haut ; avec cette différence que les principes communs de la prudence sont plus connaturels à l'homme ; comme dit en effet le Philosophe : " La vie spéculative est au-dessus de la nature de l'homme. " Mais les principes universels postérieurs, soit de la raison spéculative soit de la raison pratique, on ne les possède pas par nature : on les découvre par l'expérience, ou par l'enseignement.
En ce qui regarde la connaissance particulière de ce que l'opération concerne, il faut de nouveau distinguer. Car l'opération a rapport ou à la fin ou à ce qui est en vue de la fin. Or les fins droites de la vie humaine sont déterminées. Il peut donc y avoir inclination naturelle à l'égard de ces fins ; ainsi a-t-on dit précédemment que certains, par disposition naturelle, possèdent certaines vertus les inclinant vers des fins droites, et donc possèdent par nature aussi un jugement droit relatif à ces fins. Mais les moyens de réaliser la fin, dans le domaine des choses humaines, ne sont pas déterminés ; ils sont sujets à toute sorte de variations selon la diversité des personnes et des affaires. Aussi, parce que l'inclination de la nature se porte toujours vers du déterminé, une telle connaissance ne peut être innée par nature chez l'homme ; toutefois, l'un peut être naturellement plus apte que l'autre à discerner ce genre d'actions, comme il arrive aussi pour les conclusions des sciences spéculatives. Donc, parce que la prudence n'a pas pour objet les fins mais les moyens en vue de la fin, comme on l'a établi plus haut' elle n'est pas non plus naturelle à l'homme.
Solutions
:
1. Dans ce passage le
Philosophe parle des qualités ayant rapport à la prudence pour autant qu'elles
disent ordre aux fins. C'est pourquoi il avait dit auparavant de ces
qualités qu'elles sont " les principes de ce pourquoi l'on agit ",
c'est-à-dire de la fin. Et c'est la raison pour laquelle il ne fait pas mention
de l'eubulia, laquelle délibère au sujet des moyens ordonnés à la fin.
2. La prudence se rencontre
davantage chez les vieillards, non seulement par une disposition naturelle du
fait que leurs passions sensibles sont apaisées, mais aussi par suite d'une
expérience prolongée.
3. Chez les animaux sans raison, il y a des voies déterminées pour parvenir à la fin ; c'est pourquoi nous voyons tous les animaux de la même espèce agir semblablement. Mais cela ne peut se retrouver chez l'homme, à cause de sa raison : par là même qu'elle connaît les principes universels, elle à l'infinité des circonstances singulières.
Objections
:
1. Il semble que oui. En
effet, la science, qui a pour objet le nécessaire, est plus certaine que la
prudence, qui a pour objet le contingent des actions humaines. Mais la science
se perd par l'oubli. Donc à plus forte raison la prudence.
2. Comme dit le Philosophe
: " La vertu est produite et détruite par les mêmes causes
opérant en sens contraire. " Mais la prudence n’est produite que moyennant
l'expérience, laquelle est faite d'un grand nombre de souvenirs, dit aussi
Aristote. Donc, puisque l'oubli s'oppose au souvenir, il semble que la prudence
puisse se perdre par l'oubli.
3. La prudence ne va pas
sans la connaissance des principes universels. Mais la connaissance des
principes universels peut se perdre par l'oubli. Donc aussi la prudence.
Cependant, le Philosophe dit qu'on " oublie l'art, mais non la prudence ".
Conclusion
:
L'oubli concerne seulement la connaissance. Aussi peut-on par l'oubli perdre totalement un art, et semblablement une science, lesquels siègent dans la raison. Or la prudence ne consiste pas dans la seule raison, mais aussi dans l'appétit : car, nous l'avons dit, son acte principal est de commander, ce qui revient à appliquer une connaissance à l'appétit et à l'opération. C'est pourquoi la prudence ne disparaît pas directement par l'oubli ; elle est plutôt détruite par les passions. Le Philosophe dit en effet que " le délectable et le triste corrompent l'estimation de la prudence ". Aussi est-il dit dans Daniel (13, 56) : " La beauté t'a séduit et la concupiscence a retourné ton coeur " ; et dans l'Exode (23, 8) : " N'accepte pas de présents ; ils aveuglent même les prudents. " L'oubli toutefois peut empêcher la prudence, en tant qu'elle passe à l'acte de commander à partir d'une connaissance, laquelle peut disparaître par l'oubli.
Solutions
:
1. La science est dans la
raison seule. Il faut donc en juger autrement, comme on vient de le dire.
2. L'expérience de la
prudence ne s'acquiert pas par la seule mémoire, mais par l'exercice de l'acte
de bien commander.
3. La prudence consiste principalement non dans la connaissance des principes universels mais dans leur application aux actes, on vient de le dire. Et c'est pourquoi l'oubli de la connaissance universelle ne détruit pas ce qu'il y a de principal dans la prudence, mais lui porte de l'empêchement, on vient de le dire.
LES PARTIES DE LA PRUDENCE
À ce sujet, quatre questions : 1. Quelles sont les parties de la prudence ? (Question 48) - 2. Les parties de la prudence qu'on peut appeler intégrantes (Question 49) - 3. Ses parties subjectives (Question 50) - 4. Ses parties potentielles (Question 51).
Objections
:
1. La manière dont sont
énumérées les parties de la prudence ne satisfait pas. Cicéron propose en effet
trois parties : " la mémoire, l'intelligence, la prévoyance ". Mais
Macrobe de son côté, conformément à Plotin, attribue à la prudence six parties
: " la raison, l'intelligence, la circonspection, la prévoyance, la
docilité, l'attention précautionneuse ". Aristote nomme comme ayant
rapport à la prudence, " l'eubulia, la synésis, la gnômè ".
Il fait en outre mention en ce qui concerne la prudence, de l'eustochia
et de la sagacité, du sens et de l'intelligence. Un autre philosophe grec
dit pour sa part que dix qualités se rapportent à la prudence : l'eubulia, la
sagacité, la prévoyance, la royale, la militaire, la politique, la domestique,
la dialectique, la rhétorique, la physique. Donc il semble que certaines de ces
répartitions soient surabondantes ou d'autres incomplètes.
2. La prudence s'oppose à
la science. Mais la politique, la domestique, la dialectique, la rhétorique, la
physique sont autant de sciences. Elles ne sont donc pas des parties de la
prudence.
3. Les parties ne débordent
pas le tout. Mais la mémoire intellectuelle, ou l'intelligence, la raison, le
sens et la docilité, non seulement concernent la prudence, mais encore tous les
habitus de connaissance. Donc il ne faut pas les donner comme des parties de la
prudence.
4. Comme délibérer juger et
commander sont des actes de la raison pratique, ainsi l'usage, comme on l'a
établi plus haute. Donc, de même que sont adjointes à la prudence l'eubulia,
qui concerne le conseil, la synésis et la gnômè, qui
concernent le jugement, de même fallait-il aussi poser une qualité relative à
l'usage.
5. La sollicitude a rapport à la prudence, on l'a dit. Il fallait donc aussi poser la sollicitude parmi les parties de la prudence.
Conclusion
:
Il y a trois sortes de parties intégrantes, ainsi le mur, le toit, les fondations comme parties d'une maison ; subjectives, ainsi le boeuf et le lion comme parties du genre animal ; et potentielles, ainsi la faculté nutritive et la faculté sensitive comme parties de l'âme. On peut donc attribuer des parties à une vertu de trois manières.
Tout d'abord, à la manière des parties intégrantes : en ce cas, on appellera parties d'une vertu les éléments concourant nécessairement à l'acte parfait de cette vertu. Et en ce sens on peut retenir, de toutes les qualités énumérées, huit parties de la prudence : les six énumérées par Macrobe, auxquelles on ajoutera comme septième la mémoire proposée par Cicéron, plus l'eustochia ou sagacité proposée par Aristote. Car pour ce qui est du sens de la prudence, on l'appelle encore intelligence ; aussi le Philosophe dit-il : " A l'égard de ces objets, il faut poser un sens ; et celui-ci est une intelligence. " De ces huit parties, cinq concernent la prudence en tant queue est connaissance : la mémoire, la raison, l'intelligence, la docilité, la sagacité ; les trois autres s'y rapportent en tant qu'elle exerce l'art de commander, appliquant la connaissance à l'action : la prévoyance, la circonspection, l'attention précautionneuse. La raison de cette diversité se prend de ce que trois considérations interviennent à propos de la connaissance. Premièrement, il faut considérer la connaissance elle-même. Si elle porte sur le passé, elle est mémoire ; si elle porte sur le présent, soit contingent, soit nécessaire, elle s'appelle intellect ou intelligence. Deuxièmement, il faut considérer l'acquisition de la connaissance. Elle se fait par l'enseignement, à quoi se rapporte la docilité ; ou bien par découverte personnelle et c'est à cela que se rapporte l'eustochia, ou le bonheur dans la découverte. Une partie de celle-ci h est la sagacité, qui consiste à découvrir rapidement le moyen terme, comme dit encore Aristote i ' Troisièmement il faut considérer l'usage de la connaissance ; car on use de celle-ci lorsque, à partir de ce que l'on connaît, on passe à des connaissances ou à des jugements nouveaux. Et cela relève de la raison. S'il s'agit maintenant de commander comme il faut, la raison doit avoir trois qualités. Premièrement, pour ordonner à la fin ce qui y est adapté, et cela relève de la prévoyance. Deuxièmement, pour considérer les circonstances de l'action entreprise, ce qui relève de la circonspection. Troisièmement, pour éviter les obstacles, ce qui relève de l'attention précautionneuse.
On appelle parties subjectives d'une vertu ses diverses espèces. Ainsi entendues, les parties de la prudence, à les prendre au sens propre, sont la prudence par laquelle chacun se gouverne soi-même, et la prudence par laquelle on gouverne la multitude, l'une et l'autre différant spécifiquement, on l'a dit. À son tour, la prudence qui gouverne la multitude se divise en espèces diverses selon les diverses espèces de multitudes. Il y a une multitude rassemblée en vue de s'acquitter d'une fonction spéciale, comme l'armée organisée pour le combat ; sa règle est la prudence militaire. Il y a une multitude rassemblée en vue d'assurer le bien de la vie humaine en sa totalité, comme la multitude composant une maison ou famille, que gouverne la prudence domestique ; ou encore la multitude composant une cité ou un royaume, que dirige chez le prince la prudence royale, et chez les sujets la politique, entendue sans autre détermination. Si l'on prend maintenant la prudence au sens large, telle queue inclut même la science spéculative, comme on l'a dit plus haut, elle a aussi pour parties la dialectique, la rhétorique et la physique, selon les trois méthodes en usage dans les sciences. Dans l'une, on procède par démonstration pour obtenir la science : cela relève de la physique, en comprenant sous ce nom toutes les sciences démonstratives. Dans l'autre, on procède à partir de probabilités pour fonder une opinion : cela relève de la dialectique. Dans la troisième, on procède à partir de certaines conjectures pour créer le soupçon ou pour persuader : cela relève de la rhétorique. On peut dire néanmoins que ces trois derniers noms se rapportent aussi à la prudence proprement dite ; car elle raisonne tantôt à partir du nécessaire, tantôt à partir du probable, tantôt à partir de conjectures.
On appelle parties potentielles d'une vertu les vertus annexes ordonnées à des actes ou matières secondaires, signifiant par ce nom qu'elles ne possèdent pas toute la puissance de la vertu principale. En cette acception, sont attribuées comme parties à la prudence : l'eubulia, qui concerne le conseil, la synésis, qui concerne le jugement relatif aux circonstances ordinaires, la gnômè, qui concerne le jugement pour les cas où l'on doit s'écarter de la loi commune. Quant à la prudence, elle concerne l'acte principal, qui est de commander.
Solutions
:
1. Les diverses
répartitions répondent aux différents genres de parties ; ou bien elles
s'entendent en ce sens qu'une seule partie dans l'une contient plusieurs
parties distinctement énumérées dans l'autre. C'est ainsi que Cicéron, sous la
prévoyance, comprend l'attention précautionneuse et la circonspection ; sous
l'intelligence, la raison, la docilité et la sagacité.
2. La domestique et la
politique ne s'entendent pas ici comme des sciences mais comme étant de
certaines prudences. Pour les trois autres, on vient de voir comment il faut
répondre.
3. Ces qualités sont
désignées comme des parties de la prudence, non selon leur signification
générale mais selon le rapport qu'elles ont aux objets de la prudence.
4. Bien commander et faire
bon usage vont toujours ensemble ; car le précepte de la raison entraîne
l'obéissance des puissances inférieures, ce qui concerne l'usage.
5. La sollicitude est comprise dans la prévoyance.
1. La mémoire - 2. L'intellect ou intelligence - 3. La docilité - 4. La sagacité - 5. La raison - 6. La prévoyance - 7. La circonspection - 8. L'attention précautionneuse.
Objections
:
1 - Il semble que la mémoire ne
soit pas une partie de la prudence. En effet, la mémoire, comme le prouve le
Philosophe, est dans la partie sensible de l'âme. La prudence au contraire est
dans sa partie rationnelle, comme il le montre ailleurs. Donc la mémoire n'est
pas une partie de la prudence.
2. La prudence s'acquiert
et grandit par l'exercice. Mais la mémoire est en nous par nature. Donc la
mémoire n'est pas une partie de la prudence.
3. La mémoire a pour objet
le passé. La prudence au contraire concerne ce qui est encore à faire, au sujet
de quoi l'on délibère, dit Aristote. Donc la mémoire n'est pas une partie de la
prudence.
Cependant, Cicéron met la mémoire dans les parties de la prudence.
Conclusion
:
La prudence a pour objet les actions humaines en leur contingence, nous l'avons dit. En ce domaine, l'homme ne peut être dirigé par des vérités absolues et nécessaires, mais selon des règles dont le propre est d'être vraies dans la plupart des cas ; il faut en effet que les principes soient proportionnés aux conclusions et que, à partir de ceux-ci, on obtienne des conclusions qui leur soient homogènes, dit Aristote. Or, ce qui est vrai dans la plupart des cas, on ne peut le savoir que par l'expérience : aussi le Philosophe dit-il que " la vertu intellectuelle naît et grandit grâce à l'expérience et au temps ". " A son tour l'expérience est le produit d'un grand nombre de souvenirs ", dit-il encore. En conséquence, il est requis à la prudence d'avoir beaucoup de souvenirs. C'est donc à bon droit que la mémoire est comptée parmi les parties de la prudence.
Solutions
:
1. La prudence, nous
l'avons dit, applique la connaissance universelle aux réalités particulières,
objets de la perception sensible. C'est pourquoi nombre de qualités appartenant
aux facultés sensibles sont requises à la prudence. La mémoire est l'une
d'entre elles.
2. De même que la prudence existe par nature à l'état d'aptitude, mais reçoit son achèvement de l'exercice ou de la grâce ; de même aussi, dit Cicéron, la mémoire ne tient pas de la nature seule son accomplissement, mais elle doit beaucoup aussi à l'art et à l'habileté. Quatre moyens font progresser la mémoire. Le premier est que l'on choisisse des similitudes adaptées à ce que l'on veut se rappeler, à condition toutefois qu'elles ne soient pas trop banales ; car ce qui est inhabituel nous étonne davantage, et l'esprit pour cette raison le retient davantage et plus vivement ; de là vient que nous gardons meilleur souvenir de ce que nous avons vu dans l'enfance. C'est pourquoi il est nécessaire de découvrir ces similitudes ou images parce que les idées simples et spirituelles disparaissent trop facilement de l'esprit si elles ne sont pas attachées pour ainsi dire par des similitudes matérielles ; car la connaissance humaine saisit plus fortement les objets sensibles. C'est pourquoi la faculté du souvenir appartient à la partie sensible de l'âme. Le deuxième moyen est que l'on s'exerce à disposer dans un certain ordre ce que l'on veut se rappeler, en sorte que l'on passe facilement d'un souvenir à l'autre. Aussi le Philosophe dit-il : "Les réminiscences se font quelquefois à partir du souvenir des lieux, et la cause en est que l'on passe rapidement (en pensée) de l'un à l'autre. " Le troisième moyen est que l'on porte de l'attention et de l'affection à ce qu'on veut se rappeler, parce que plus une chose a fait impression sur l'esprit, moins on l'oublie. Cicéron dit en ce sens que " la sollicitude conserve intact le contour des images ". Le quatrième moyen est de méditer fréquemment ce que l'on veut se rappeler. D'où le mot du Philosophe : " Les pensées assidues sauvent la mémoire ", car, comme il est dit dans le même ouvrage : « l'habitude est comme une nature ». C’est pourquoi nous nous rappelons vite les choses auxquelles nous pensons beaucoup, passant de l’une à l’autre selon un ordre qui est devenu pour ainsi dire, nature.
3. Nous devons, par nos expériences passées, tirer argument pour l’avenir. Aussi la mémoire du passé est-elle nécessaire si on veut bien délibérer de ce qui est à faire dans le futur.
Objections
:
1. Il semble que l’intelligence ne soit pas une partie de la prudence. Car, de deux opposés, l’un n’est pas une partie de l’autre. Mais l’intelligence, dans le genre des vertus intellectuelles, est distinguée de la prudence, comme le montre Aristote. Donc l’intelligence ne doit pas être appelée une partie de la prudence.
2. L’intelligence est un des dons du Saint Esprit et elle correspond à la foi, nous l’avons établi plus haut. Mais la prudence est une vertu différente de la foi, comme il ressort de tout ce qu’on dit. Donc l’intelligence n’a pas rapport à la prudence.
3. La prudence a pour objet les actions humaines considérées dans leurs éléments particuliers, dit Aristote. Mais l’intelligence connaît l’universel et l’immatériel, comme il le dit ailleurs. Donc l’intelligence n’est pas une partie de la prudence.
Cependant
:
Cicéron donne l’intelligence comme partie de la prudence, et Macrobe l’intellect, ce qui revient au même.
Conclusion
:
Par intelligence, on n’entend pas ici la faculté intellectuelle. On prend le mot comme impliquant la droite estimation de quelque principe initial que l’on accepte comme connu par soi, dans le sens où l’on dit que nous avons l’intelligence des premiers principes de la démonstration. Or toute déduction de la raison procède de propositions acceptées comme premières. Aussi faut-il que toute démarche de la raison procède d’une intelligence. Donc parce que la prudence est la droite règle de la raison, il est nécessaire que son développement tout entier procède de l’intelligence. C’est pourquoi l’intelligence est donnée comme l’une des parties de la prudence.
Solutions
:
1. Le raisonnement de la
prudence atteint son terme dans une action particulière qui est comme une
conclusion, et à laquelle est appliquée la connaissance universelle, nous
l'avons montré. Or, une conclusion particulière s'obtient par voie de
syllogisme à partir d'une proposition universelle et d'une proposition
particulière. Il faut donc que le raisonnement de la prudence procède d'une
double intelligence. L'une a pour objet l'universel. Et celle-là ressortit à
l'intelligence qui figure parmi les vertus intellectuelles ; car nous
connaissons par nature non seulement les principes universels spéculatifs mais
aussi pratiques, tel celui-ci : il ne faut nuire à personne, comme on l'a
montré plus haut. L'autre intelligence est celle qui a connaissance d'un
extrême, dit Aristote, c'est-à-dire de quelque chose de premier, relatif à une
action particulière et contingente - de là se forme la mineure, laquelle doit
être particulière dans le syllogisme de prudence, comme on vient de le dire.
Or, ce principe particulier est une fin particulière, comme il est dit au même
endroit. Aussi l'intelligence qui figure comme partie de la prudence est-elle
la droite estimation d'une fin particulière.
2. L'intelligence entendue
comme un don du Saint-Esprit est une certaine pénétration aiguë des choses
divines, nous l'avons montré plus haut. C'est dans un autre sens que
l'intelligence est tenue pour une partie de la prudence, on vient de le dire.
3. La même estimation droite de la fin particulière est appelée intelligence, en tant qu'elle concerne un principe, et aussi sens, en tant qu'elle porte sur du particulier. Et c'est ce que dit le Philosophe : " Il faut que les singuliers aient un sens ; et celui-ci est une intelligence. " Ne l'entendons pas du sens particulier par lequel nous connaissons les sensibles propres, mais du sens intérieur par lequel nous jugeons du particulier.
Objections
:
1. Il semble que la
docilité ne doive pas figurer parmi les parties de la prudence. En effet, ce
qui est requis pour toute vertu intellectuelle ne doit pas être attribué en
propre à l'une d'entre elles. Mais la docilité est nécessaire pour n'importe
quelle vertu intellectuelle. Donc il ne faut pas en faire une partie de la
prudence.
2. Ce qui concerne les
vertus humaines est en nous ; car nous sommes loués ou blâmés selon ce qui est
en nous. Mais il n'est pas en notre pouvoir d'être dociles : cela convient à
certains par une disposition de leur nature. Donc la docilité n'est pas une
partie de la prudence.
3. La docilité appartient
au disciple. Mais la prudence est préceptive, et à ce titre elle semble plutôt
appartenir aux maîtres, qu'on appelle aussi précepteurs. Donc la docilité n'est
pas une partie de la prudence.
Cependant, Macrobe conformément à Plotin, fait figurer la docilité parmi les parties de la prudence.
Conclusion
:
Comme on l'a dit plus haut, la prudence concerne les actions particulières. En ce domaine, la diversité est comme infinie, et il n'est pas possible qu'un seul homme soit pleinement informé de tout ce qui s'y rapporte, surtout en peu de temps ; il lui en faut beaucoup, au contraire. C'est pourquoi la prudence est une matière où l'homme a besoin plus qu'ailleurs d'être formé par autrui ; les vieillards surtout sont qualifiés pour l'éclairer, eux qui sont parvenus à la saine intelligence des fins relatives à l'action. D'où ces mots du Philosophe : " Il faut être attentif aux dires et opinions indémontrables des vieillards et des hommes prudents, et y croire non moins qu'aux démonstrations ; car par leur expérience ils voient les principes. " Dans le même sens il est dit aux Proverbes (3, 5) : " Ne prends pas appui sur ta prudence " ; et dans l'Ecclésiatique (6,35) : " Tiens-toi au milieu des anciens (c'est-à-dire des vieillards) prudents, et unis-toi de coeur à leur sagesse. " Or, il appartient à la docilité de bien se laisser instruire. Voilà pourquoi la docilité est légitimement tenue pour une partie de la prudence.
Solutions
:
1. Bien que la docilité
soit utile à toute vertu intellectuelle, elle l'est particulièrement à la
prudence pour la raison qu'on vient de dire.
2. La docilité, comme les
autres qualités rattachées à la prudence, est naturelle comme aptitude ; mais
pour qu'elle soit consommée, le zèle est très important, c'est-à-dire que
l'homme applique son esprit avec soin, assiduité et respect aux enseignements
des anciens, évitant de les négliger par paresse comme de les mépriser par
orgueil.
3. Par la prudence l'homme ne commande pas seulement aux autres mais aussi à soi-même, nous l'avons dit. Aussi se trouve-t-elle même chez les sujets, comme on l'a dit aussi, et c'est à leur prudence qu'appartient la docilité. Bien que les supérieurs eux-mêmes doivent être dociles quant à certaines choses ; car il n'est personne qui se suffise en tout dans les matières relevant de la prudence, nous venons de le dire.
Objections
:
1. Il semble que la
sagacité ne soit pas une partie de la prudence. En effet, la sagacité a pour
effet de découvrir facilement les moyens termes dans les démonstrations, selon
Aristote. Mais le raisonnement de la prudence n'est pas démonstratif, puisqu'il
porte sur du contingent. Donc la sagacité n'appartient pas à la prudence.
2. Il appartient à la
prudence de bien délibérer, dit Aristote. Mais la sagacité n'a pas sa place
dans la délibération : elle est en effet une eustochia, c'est-à-dire le
bonheur dans la découverte, et celle-ci est rapide, ne s'embarrassant pas de
raisonnement. La délibération au contraire doit être lente, dit encore
Aristote. Donc la sagacité ne doit pas figurer comme partie de la prudence.
3. La sagacité, on vient de
le dire, est une heureuse conjecture. Mais recourir aux conjectures est le
propre des rhéteurs. Donc la sagacité appartient davantage à la rhétorique qu'à
la prudence.
Cependant, comme dit Isidore, le mot sollicitus vient de sollers et de citus. Mais la sollicitude a rapport à la prudence, on l'a dit plus haut. Donc aussi la sagacité ou sollertia.
Conclusion
:
L'homme prudent est celui qui possède la droite estimation de ce qu'il faut faire. Or la droite estimation ou opinion, dans l'ordre pratique comme dans l'ordre spéculatif, s'acquiert de deux manières, soit qu'on la trouve soi-même, soit qu'on l'apprenne d'un autre. Et comme la docilité dispose à bien recevoir l'opinion droite provenant d'un autre, ainsi la sagacité fait-elle qu'on est apte à acquérir par soi-même la droite estimation. La sagacité prend alors le sens de l'eustochia, dont elle est une partie. Car l'eustochia inspire l'heureuse conjecture en toute matière, la sagacité étant pour sa part une facile et prompte conjecture relative à la découverte du moyen terme, dit Aristote. Toutefois le philosophe, qui nomme la sagacité comme l'une des parties de la prudence, l'entend généralement de l'eustochia en toute son extension, puisqu'il dit que " la sagacité est une disposition par laquelle tout d'un coup l'on découvre ce qui convient ".
Solutions
:
1. La sagacité est la
découverte du moyen terme non seulement dans les démonstrations mais aussi dans
l'ordre pratique. Si par exemple je vois que certains individus sont devenus
amis, je conjecture qu'ils ont un ennemi commun, dit le Philosophe au même
endroit. C'est en ce sens que la sagacité a rapport à la prudence.
2. Dans son Éthique le
Philosophe indique la vraie raison pour laquelle l’eubulia, principe de
la bonne délibération, n'est pas la même chose que l'eustochia, grâce à
quoi l'on découvre rapidement ce qu'il faut ; et l'on peut être homme de bon
conseil même si l'on délibère longuement ou lentement. Il ne s'ensuit pas que
l'heureuse conjecture soit sans intérêt pour une bonne délibération. Et il
arrive qu’elle soit nécessaire, lorsqu'il faut prendre une décision à
l'improviste. C'est donc à juste titre que la sagacité est donnée comme une
partie de la prudence.
3. La rhétorique raisonne aussi sur l'action. Rien n'empêche par conséquent qu'une même qualité concerne la rhétorique et la prudence. Et cependant l'acte de conjecturer que nous signalons ici ne s'entend pas seulement des conjectures auxquelles se livrent les rhéteurs, mais dans le sens où l'on parle de conjecturer la vérité, en quelque domaine que ce soit.
Objections
:
1. Il semble que la raison
ne doive pas figurer parmi les parties de la prudence. En effet, le sujet d'un
accident n'est pas l'une de ses parties. Mais la prudence est dans la raison
comme dans son sujet, dit Aristote. Donc la raison ne doit pas figurer parmi
les parties de la prudence.
2. Ce qui est commun à de
nombreuses qualités ne doit pas figurer comme une partie de l'une d'elles ; ou
bien, si l'on en fait une partie, que ce soit à l'égard de la qualité à
laquelle se rapporte très spécialement cet élément commun. Or, la raison est
nécessaire dans toutes les vertus intellectuelles, et principalement dans la
sagesse et la science, qui mettent en jeu la raison démonstrative. Donc la
raison ne doit pas être donnée comme une partie de la prudence.
3. La raison n'est pas une
puissance essentiellement différente de l'intelligence, nous l'avons établi
précédemment. Donc, si l'intelligence figure comme une partie de la prudence,
il a été superflu d'y ajouter la raison.
Cependant, Macrobe, conformément à Plotin, compte la raison dans les parties de la prudence.
Conclusion
:
L'oeuvre de la prudence est de bien délibérer, selon Aristote. Or la délibération est une recherche où, partant de certaines données, on tend vers des conclusions. Telle est l'oeuvre de la raison. Il est donc nécessaire à la prudence que l'homme sache bien raisonner. Et puisque ce qui est exigé pour la perfection de la prudence prend le nom de parties pour ainsi dire intégrantes de la prudence, il y a lieu de compter la raison par elles.
Solutions
:
1. La raison ne s'entend
pas ici de la puissance de ce nom, mais de son bon usage.
2. La certitude de la
raison vient de l'intelligence, mais la nécessité de la raison vient des
limites de l'intelligence. En effet, les êtres chez qui l'intelligence possède
une pleine vigueur n'ont pas besoin de la raison, mais ils saisissent la vérité
par un simple regard, ainsi Dieu et les anges. Or, les actions dans leurs
particularité, dont la prudence assume la direction, s’éloignent considérablement
de la condition des intelligibles, et d'autant plus, qu'elles sont moins
certaines ou moins déterminées. Car les moyens de l'art, quoique particuliers,
sont néanmoins plus déterminés et plus certains ; et c'est pourquoi dans la
plupart des arts il n'y a pas à instituer de délibération, la certitude étant
d'avance acquise, selon Aristote. C'est pourquoi, bien que la raison soit plus
certaine dans d'autres vertus intellectuelles que la prudence, elle est surtout
requise en celle-ci pour que l'homme sache bien raisonner, en sorte qu'il
applique comme il faut les principes universels aux cas particuliers, lesquels
sont variés et incertains.
3. Bien que l'intelligence et la raison ne soient pas des puissances différentes, elles prennent cependant leur nom d'actes différents. Car le mot d'intelligence se prend de l'intime pénétration de la vérité ; celui de raison, de la recherche discursive. C'est pourquoi l'une et l'autre figurent comme parties de la prudence, on vient de le montrer.
Objections
:
1. Il semble que la
prévoyance ne doive pas figurer comme partie de la prudence. Car rien n'est
partie de soi-même. Mais prévoyance et prudence semblent être identiques.
Isidore dit en effet : " Le prudent est ainsi appelé comme voyant loin
" (prudens =porro videns). Mais c'est aussi de là que dérive le nom
de prévoyance, dit Boèce'. Donc la prévoyance n'est pas une partie de la
prudence.
2. La prudence est
uniquement pratique. Mais la prévoyance peut être aussi spéculative, car la s
vision, d'où vient le nom de prévoyance, concerne davantage la spéculation que
l'action. Donc la prévoyance n'est pas une partie de la prudence.
3. L'acte principal de la
prudence est de commander, son acte secondaire, de juger et conseiller. Mais le
nom de prévoyance ne semble se rapporter proprement ni à l'un ni à l'autre.
Donc la prévoyance n'est pas une partie de la prudence.
Cependant, l'autorité de Cicéron et de Macrobe fait de la prévoyance une partie de la prudence, on l'a dit.
Conclusion
:
Comme il a été dit plus haut, la prudence concerne proprement ce qui est en vue de la fin, et son office propre consiste à ordonner en fonction de la fin requise tout ce qui est de l'ordre des moyens. Et bien que certaines réalités nécessaires aient ordre à une fin et soient soumises à la providence divine, seules sont soumises à la prudence humaine les réalités contingentes relatives aux opérations accomplies par l'homme en vue d'une fin. Or, celles d'entre ces réalités qui appartiennent au passé sont devenues de quelque façon nécessaires, parce qu'il est impossible que ce qui est déjà fait ne soit pas. De même les réalités présentes, en tant que telles, ont une certaine nécessité, car il est nécessaire que Socrate soit assis tandis qu'il est assis. Il suit de là que les contingents futurs relèvent de la prudence, selon qu'ils tombent sous l'action de l'homme pour être ordonnés à la fin de la vie humaine. Or, le mot de prévoyance implique l'un et l'autre : il implique en effet que le regard s'attache à quelque chose de lointain comme à un terme auquel doivent être ordonnées des actions présentes. La prévoyance est donc une partie de la prudence.
Solutions
:
1. Chaque fois qu'un grand
nombre d'éléments sont requis pour une action déterminée, l'un d'eux est nécessairement
le principal, et tous les autres y sont ordonnés. Aussi y a-t-il dans chaque
tout une partie formelle et dominante, d'où le tout reçoit son unité. En ce
sens la prévoyance est principale entre toutes les parties de la prudence - car
tous les autres éléments requis à cette vertu ne sont nécessaires que pour
assurer le bon ordre de l'action à sa fin. Pour cette raison le mot même de
prudence dérive de prévoyance, car ce mot désigne sa partie principale.
2. La spéculation a pour
objet l'universel et le nécessaire, réalités qui, de soi, ne sont pas
lointaines, puisqu'elles sont partout et toujours. Elles ne sont lointaines que
par rapport à nous, en tant que nous ne parvenons pas à les connaître
parfaitement. C'est pourquoi il n'y a pas proprement prévoyance dans la
spéculation mais seulement dans l'action.
3. Dans l'acte de bien ordonner à la fin, inclus dans la raison de prévoyance, est comprise la rectitude du conseil, du jugement et du précepte, sans lesquels il ne peut y avoir de bon ordre à la fin.
Objections
:
1. Il semble que la
circonspection ne puisse être une partie de la prudence. Elle semble consister
en effet dans la considération des circonstances. Mais il y a une infinité de
circonstances, et l'infini ne peut être saisi par la raison, à laquelle
appartient la prudence. Donc la circonspection ne doit pas figurer comme partie
de la prudence.
2. Les circonstances
semblent concerner les vertus morales plutôt que la prudence. Mais la
circonspection ne semble être rien d'autre que l'inspection des circonstances.
Donc elle semble concerner les vertus morales plutôt que la prudence.
3. Quiconque peut voir ce
qui est loin, à plus forte raison peut-il voir ce qui est alentours Mais la
prévoyance permet à l'homme de regarder ce qui est loin. Donc elle suffit à la
considération des circonstances. Il n'était donc pas nécessaire, outre la
prévoyance, de faire figurer la circonspection comme partie de la prudence.
Cependant, il y a l'autorité de Macrobe, comme on l'a dit.
Conclusion
:
Il revient principalement à la prudence, on l'a dit plus haut, de bien ordonner une action à sa fin. Cela n'est possible que si la fin est bonne et si les éléments ordonnés à la fin sont eux-mêmes bons et adaptés à celle-ci. Mais parce que la prudence, on l'a dit, concerne l'action dans ses particularités où sont engagées beaucoup de choses, il arrive qu'un élément de l'action, considéré en lui-même, soit bon et adapté à la fin, mais devienne mauvais ou inopportun par un concours de circonstances. C'est ainsi que montrer des signes d'amour à quelqu'un, considéré en soi, semble être un bon moyen d'exciter en lui amour ; mais s'il s'agit d'une personne orgueilleuse ou qui soupçonne la flatterie, le moyen cesse d'être adapté à la fin. C'est pourquoi la circonspection est nécessaire à la prudence, en ce sens qu'il lut juger aussi d'après les circonstances ce qui est ordonné à la fin.
Solutions
:
1. Bien que les
circonstances puissent être infinies, en fait, dans une situation donnée, elles
ne le sont pas. Il n'y a que peu d'éléments amour modifier le jugement de la
raison sur ce qu'il faut faire.
2. Les circonstances
concernent la prudence en ce qu'elle doit les déterminer ; elles concernent les
vertus morales en ce que celles-ci trouvent leur perfection grâce à la
détermination des circonstances.
3. Comme il appartient à la prévoyance de regarder ce qui de soi convient à la fin, ainsi appartient-il à la circonspection de considérer si cette même manière d'agir convient à la fin, compte tenu des circonstances. Or, l'un et l'autre comporte une difficulté spéciale. Et c'est pourquoi l'un comme l'autre figure distinctement comme partie de la prudence.
Objections
:
1. Il semble que
l'attention précautionneuse ne doive pas figurer comme partie de la prudence.
En effet, là où le mal ne peut arriver, les précautions ne sont pas
nécessaires. " Personne ne fait un mauvais usage des vertus ", dit S.
Augustin. Donc l'attention précautionneuse ne concerne pas la prudence,
directrice des vertus.
2. Il appartient au même
principe de prévoir le bien et d'éviter le mal ; c'est ainsi que le même art
cause la santé et guérit la maladie. Mais prévoir le bien est l'affaire de la
prévoyance. Donc aussi éviter le mal. L'attention précautionneuse ne doit donc
pas figurer comme partie de la prudence distincte de la prévoyance.
3. Aucun homme prudent ne
s'efforce à l'impossible. Mais personne ne peut prendre garde à tous les maux
qui peuvent arriver. Donc l'attention précautionneuse ne concerne pas la
prudence.
Cependant, l'Apôtre dit aux Éphésiens (5, 15) : " Prenez garde à vous conduire avec précaution. "
Conclusion
:
La matière de la prudence, ce sont les réalités contingentes relatives à l'action. De même que le vrai s'y mêle au faux, ainsi le mal se mêle au bien, à cause de la grande diversité de ces actions où le bien est souvent empêché par le mal, et où le mal prend l'apparence du bien. C'est pourquoi l'attention précautionneuse est nécessaire à la prudence pour que le bien soit accueilli de façon à éviter le mal.
Solutions
:
1. L'attention
précautionneuse n'est pas nécessaire en morale pour qu'on se mette en garde
contre les actes vertueux ; mais pour qu'on se mette en garde contre ce qui
peut empêcher ceux-ci.
2. Éviter les maux opposés
et poursuivre le bien relève du même genre d'activité. Mais se soustraire à des
empêchements survenant de l'extérieur, c'est quelque chose de différent.
L'attention précautionneuse se distingue de la prévoyance pour cette raison,
bien que l'une et l'autre concerne la même vertu de prudence.
3. Parmi les maux que l'homme doit éviter, certains arrivent le plus souvent. Il est possible de s'en faire une idée. C'est contre de tels maux qu’est dirigée l'attention précautionneuse, pour qu’on y échappe totalement ou qu'ils causent un moindre dommage. Il est d'autres maux qui n'arrivent que rarement et par hasard. Puisqu'ils sont infinis ni la raison ne peut les embrasser ni l'homme s'y soustraire entièrement. Il reste néanmoins que par l'activité de sa prudence l'homme peut ainsi se préparer à subir tous les assauts de la fortune pour en limiter les atteintes.
Il faut étudier maintenant les parties subjectives de la prudence. Et puisqu'on a traité déjà de la prudence par laquelle chacun se gouverne soi-même, il reste à traiter des espèces de prudence intéressant le gouvernement de plusieurs.
1. L'institution des lois doit-elle être comptée comme une espèce de la prudence ? - 2. La politique ? - 3. Le gouvernement domestique ? - 4. L'art militaire ?
Objections
:
1. Il semble que la science
royale ne doive pas être comptée comme une espèce de la prudence. En effet
cette science est ordonnée au maintien de la justice car, pour Aristote ?
" Le prince est le gardien de la justice ". Donc la science royale
concerne davantage la justice que la prudence.
2. Selon le Philosophe, la
monarchie est l'une des six formes de régime politique. Mais on ne trouve
aucune espèce de prudence dans les cinq autres régimes qui sont :
l'aristocratie, la timocratie (électorat censitaire), la tyrannie,
l'oligarchie, la démocratie. Donc il ne faut pas non plus trouver dans la
monarchie la prudence royale.
3. Créer des lois
n'appartient pas seulement aux rois mais encore à certaines autres autorités et
même au peuple, comme le montre Isidore. Mais le Philosophe fait de
l'institution des lois une partie de la prudence. Il ne convient donc pas de
substituer à celle-ci la prudence royale.
Cependant, le Philosophe dit que " la prudence est la vertu propre du prince ". Donc il doit y avoir une prudence spéciale : celle du roi.
Conclusion
:
D'après ce qu'on a dit plus haut, il appartient à la prudence de gouverner et de commander. C'est pourquoi, là où se trouve dans les actes humains un gouvernement et un commandement d'une nature spéciale, il se trouve aussi une prudence spéciale. Or, il est clair que l'on trouve une sorte éminente et parfaite de gouvernement chez celui qui non seulement est chargé de se conduire lui-même, mais doit aussi gouverner la société parfaite qu'est une cité ou un royaume ; en effet, un gouvernement est d'autant plus élevé qu'il est plus universel, c'est-à-dire qu'il s'étend à un plus grand nombre de biens et qu'il atteint une fin plus éloignée. Pour cette raison il revient au roi, à qui incombe le gouvernement de la cité ou du royaume, de posséder une prudence spéciale et qui soit la plus parfaite de toutes. Pour cette raison, la prudence royale est comptée comme une espèce de la prudence.
Solutions
:
1. Tout ce qui a rapport
aux vertus morales concerne la prudence comme directrice de ces vertus ; aussi
la droite règle de la prudence figure-t-elle dans la définition de la vertu
morale, nous l'avons dit plus haut. C'est pourquoi même l'exécution de la
justice au service du bien commun, telle quelle appartient à la fonction
royale, a besoin de la direction de la prudence. Aussi ces deux vertus
sont-elles souverainement propres au roi, savoir la prudence et la justice,
selon Jérémie (23, 5) : " Le roi régnera et il sera sage, et il accomplira
jugement et justice sur la terre. " Toutefois, parce que diriger
appartient davantage au roi et exécuter aux sujets, la prudence royale s'entend
plutôt comme une espèce de la prudence, laquelle est directrice, que de la
justice, laquelle est exécutrice.
2. Entre tous les régimes,
la monarchie est le meilleur d'après Aristote,. C'est pourquoi il fallait
qu'une espèce de la prudence reçoive son nom avant tout de la royauté. Sous la
prudence royale on comprendra néanmoins toutes les formes justes de
gouvernement, mais non pas les formes corrompues qui s'opposent à la vertu ;
elles sont de ce fait étrangères à la prudence.
3. Le Philosophe nomme la prudence royale d'après la fonction principale du roi, qui est d'instituer les lois. Il est vrai que d'autres exercent la même fonction ; ils ne le font néanmoins qu'au titre où ils ont une participation au gouvernement du roi.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, la prudence royale est une partie de la prudence politique, on vient de
le dire. Mais la partie ne doit pas être opposée au tout. Donc la politique ne
doit pas figurer comme une autre espèce de la prudence.
2. Les espèces des habitus
se distinguent selon les divers objets. Mais ce que le souverain commande et ce
que le sujet exécute c'est la même chose. Donc la politique, en tant qu'elle
concerne les sujets, ne doit pas figurer comme une espèce de prudence distincte
de la prudence royale.
3. Chacun des sujets est
une personne singulière. Mais toute personne singulière peut suffisamment se
diriger d'elle-même par la prudence prise en son sens général. Inutile donc de
poser une autre espèce de prudence appelée politique.
Cependant, selon le Philosophe, il y a deux parties dans la prudence relative à la cité : l'une est architectonique et s'identifie à la fonction législatrice ; l'autre a pour objet les cas particuliers et elle garde le nom général de prudence politique.
Conclusion
:
Lorsqu'ils reçoivent un ordre, l'esclave est mû par son maître et le sujet par son prince. Mais autrement que ne sont mus les êtres irrationnels et inanimés. Car ceux-ci sont seulement mus par un autre sans se mettre eux-mêmes en mouvement, parce qu'ils ne sont pas les maîtres de leurs actes par le libre arbitre. C'est pourquoi la rectitude du gouvernement qui les dirige n'est pas en eux-mêmes mais seulement dans leurs moteurs. Mais quand des hommes sont esclaves ou sujets, ils sont soumis à la motion des autres par voie de commandement, de telle sorte qu'ils se meuvent cependant eux-mêmes par leur libre arbitre. C'est pourquoi une certaine rectitude de gouvernement doit se trouver en eux, par laquelle ils puissent se diriger eux-mêmes dans l'obéissance qu'ils accordent à leurs princes. Et c'est en quoi consiste l'espèce de la prudence qui est appelée politiques.
Solutions
:
1. Comme on vient de le
dire, la prudence royale est la plus parfaite espèce de prudence. C'est
pourquoi la prudence des sujets, inférieure à la prudence royale, retient pour
soi le nom générique et s'appelle prudence politique. C'est ainsi qu'en
logique, le prédicable qui ne signifie pas l'essence, retient pour soi le nom
générique et s'appelle un propre.
2. C'est la diversité dans
la raison d'objet qui diversifie spécifiquement l'habitus, on l'a montré
précédemment. Or, les mêmes actions à accomplir sont considérées par le roi
selon une raison plus universelle que par le sujet, qui obéit selon une raison
moins universelle. En effet, beaucoup obéissent à un seul et même roi dan leurs
fonctions diverses. Et c'est pourquoi la prudence royale est, par rapport à
cette prudence politique dont nous parlons maintenant, comme un art
architectonique par rapport à un art manuel d'exécution.
3. Par la prudence communément dite un homme se gouverne lui-même en rapport avec son bien propre ; par la prudence politique dont il s'agit ici, en rapport avec le bien commun.
Objections
:
1. Il semble que non. Le
Philosophe dit en effet que la prudence est ordonnée " au bien vivre en sa
totalité ". Mais le gouvernement domestique est ordonné à une fin
particulière, c'est-à-dire aux richesses, comme il dit ailleurs. Donc le
gouvernement domestique n'est pas une espèce de la prudence.
2. Comme on l'a établi plus
haut, la prudence ne se trouve que chez les bons. Mais le gouvernement
domestique peut se trouver aussi chez les mauvais ; nombre de pécheurs en effet
pourvoient bien à l'administration de leur famille. Donc le gouvernement
domestique ne doit pas être donné comme une espèce de la prudence.
3. De même que dans le
royaume on trouve prince et sujet, ainsi dans la maison. Donc, si la prudence
domestique est une espèce comparable à la prudence politique, il devrait y
avoir aussi une prudence paternelle, comme il y a une prudence royale. Mais il
n'y en a pas. Donc la prudence domestique ne doit pas non plus être comptée
comme une espèce de la prudence.
Cependant, le Philosophe dit que " parmi les prudences préposées au gouvernement de plusieurs, l'une est domestique, l'autre législative, la troisième politique ".
Conclusion
:
La raison d'objet, diversifiée selon l'universel et le particulier, ou selon le tout et la partie, diversifie les arts et les vertus ; du fait de cette diversité, l'une est principale par rapport à l'autre. Or, il est clair que la maison occupe le milieu entre une personne individuelle et la cité ou royaume ; car, de même qu'une personne individuelle est une partie de la maison, ainsi la maison est une partie de la cité ou royaume. C'est pourquoi, comme la prudence en général qui gouverne une seule personne, se distingue de la prudence politique, ainsi la prudence domestique doit-elle être distinguée de l'une et de l’autre.
Solutions
:
1. Les richesses ne sont
pas la fin ultime du gouvernement domestique, mais elles lui tiennent lieu
d'instruments, comme dit Aristote. Or la fin ultime du gouvernement domestique
est le bien-vivre total à l'intérieur de la société familiale. C'est par
manière d'exemple que le Philosophe fait des richesses la fin du gouvernement
domestique, et il se réfère alors à ce qui est la préoccupation du grand
nombre.
2. Certains pécheurs
peuvent pourvoir convenablement à des biens particuliers intéressant la maison,
mais non au bien-vivre total de la société domestique qui requiert avant toute
chose la vie vertueuse.
3. Le père, dans la maison, porte quelque ressemblance de la souveraineté royale, dit Aristote. Toutefois, il ne possède pas la pleine puissance de gouvernement que détient le roi. C'est pourquoi l'on ne pose pas une espèce distincte de prudence paternelle, comme il y a une prudence royale.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
la prudence s'oppose à l'art selon Aristote. Mais ce mot de militaire semble
bien signifier l'art de la guerre, comme il le montre ailleurs. Donc il ne faut
pas proposer une espèce militaire de la prudence.
2. Comme les activités
militaires sont contenues sous la politique, ainsi nombre d'autres activités
comme le commerce, les métiers. Mais aucune des autres activités exercées dans
la cité ne donne lieu à une espèce de la prudence. Donc les activités
militaires non plus.
3. Dans la guerre, le
courage des soldats est ce qui compte le plus. Donc l'art militaire concerne
davantage la force que la prudence.
Cependant, il est dit dans les Proverbes (24, 6) : " C'est par les calculs que tu feras la guerre, et le salut sera assuré là où les conseils abondent. " Mais les conseils sont affaire de prudence. Donc dans les choses de la guerre il y a la plus grande nécessité de posséder cette espèce de prudence qu'on appelle militaire.
Conclusion
:
Les oeuvres de l'art et de la raison doivent être conformes aux oeuvres de la nature instituées par la raison divine. Or, la nature vise deux fins : premièrement gouverner chaque chose en elle-même, deuxièmement résister aux attaques extérieures et aux causes de destruction. C'est pour cette raison qu'elle a donné aux animaux non seulement la puissance concupiscible par laquelle ils sont mus à rechercher ce qui est conforme à leur bien, mais encore la puissance irascible par laquelle l'animal résiste à ceux qui l'attaquent. Aussi, dans les oeuvres de la raison, n'est-il pas besoin seulement de la prudence politique par laquelle soit convenablement disposé ce qui a rapport au bien commun, mais il faut encore la prudence militaire, par laquelle soient repoussés les assauts ennemis.
Solutions
:
1. " Militaire " peut qualifier cet art
qui consiste à appliquer les règles intéressant le bon usage de certains objets
extérieurs, comme les armes et les chevaux. Mais en tant qu'un tel art est ordonné
au bien commun, il a plutôt raison de prudence.
2. Les autres activités
exercées dans la cité ont pour fin des utilités particulières. Mais l'activité
militaire a pour fin de protéger la totalité du bien commun.
3. L'exécution du combat appartient bien à la force, mais sa direction appartient à la prudence, surtout à celle du chef de l'armée.
1. L'eubulia est-elle une vertu ? - 2. Est-elle une vertu spéciale, distincte de la prudence ?- 3. La synésis est-elle une vertu spéciale ? - 4. La gnômè est-elle une vertu spéciale ?
Objections
:
1. Il semble que non, car
selon S. Augustin, personne ne fait mauvais usage de la vertu. Mais certains
font mauvais usage de l'eubulia, qui signifie l'aptitude à bien
délibérera ; soit qu'ils conçoivent des plans subtils en vue d'atteindre de
mauvaises fins, soit aussi qu'ils combinent des péchés en vue d'atteindre des
fins bonnes, comme celui qui vole pour faire l'aumône. Donc l'eubulia n'est
pas une vertu.
2. La vertu est un certain
achèvement. Mais l'eubulia a pour matière la délibération, et celle-ci
comporte doute et recherche, qui sont des états imparfaits de l'esprit. Donc l'eubulia
n'est pas une vertu.
3. Les vertus sont connexes
entre elles, nous l'avons établi antérieurement. Mais l'eubulia n'est
pas en connexion avec les autres vertus ; nombre de pécheurs en effet sont gens
de bon conseil, et nombre de justes n'en finissent pas de délibérer. Donc l'eubulia
n'est pas une vertu.
Cependant, l'eubulia est la rectitude de la délibération, dit le Philosophe. Mais c'est la raison droite qui fait la parfaite vertu. Donc l'eubulia est une vertu.
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut, il est de l'essence de la vertu humaine qu'elle rende bon l'acte accompli par l'homme. Or, entre autres actes, l'homme a en propre celui de délibérer, ce qui implique une recherche conduite par la raison relativement à l'action en laquelle consiste la vie humaine, car la vie spéculative, elle, est au-dessus de l'homme, d'après le Philosophe. Or l'eubulia désigne la bonté de la délibération, car ce mot est formé de eu qui signifie " bien " et de boule qui signifie " délibération ", c'est-à-dire l'acte de bien délibérer ou plutôt l'aptitude à bien délibérer. Il est donc clair que l'eubulia est une vertu humaine.
Solutions
:
1. La délibération n'est
pas bonne, soit queue poursuive une fin mauvaise, soit queue invente des voies
mauvaises pour atteindre une fin bonne. Semblablement en spéculation, le
raisonnement n'est pas bon, qu'il ait une conclusion fausse ou bien qu'il ait
une conclusion vraie à partir de prémisses fausses, parce qu'il n'emploie pas
le moyen terme approprié. C'est pourquoi chacun des deux cas est contraire à l'eubulia
bien comprise, dit le Philosophe.
2. Bien que la vertu soit
essentiellement une certaine perfection, il n’est pas nécessaire cependant que
la matière de la vertu implique toujours quelque chose de parfait. Tout ce qui
est humain en effet doit être perfectionné par des vertus, non seulement les
actes de la raison parmi lesquels le conseil, mais aussi les passions de
l'appétit sensible, qui sont encore beaucoup plus imparfaites. Ou bien l'on
peut répondre que la vie humaine est une perfection à la mesure de l'homme ; or
l'homme ne peut saisir avec certitude la vérité des choses d'un simple regard,
surtout dans l'action, où l'on a affaire à du contingent.
3. Chez aucun pécheur en tant que tel on ne trouve l'eubulia. Car tout péché est opposé à la bonne délibération. Il est requis en effet, pour bien délibérer, non seulement que l’on découvre ou l'on imagine ce qui est adapté à la fin, mais aussi que l'on observe les autres circonstances : le temps convenable, en sorte qu'on ne soit ni trop lent ni trop rapide dans les conseils ; la manière de délibérer, en sorte qu'on soit ferme dans son conseil ; et les autres circonstances obligatoires que le pécheur ne respecte pas lorsqu'il pèche. Tout homme vertueux d'autre part délibère des choses ordonnées à la fin de la vertu ; il peut avec cela n'être pas de bon conseil dans un ordre particulier d'activités, par exemple dans le négoce, la guerre, etc.
Objections
:
1. Il semble bien que non,
car le Philosophe dit " qu'il semble appartenir au prudent de bien
délibérer ". Mais tel est, nous venons de le dire, l'acte de l'eubulia.
L'eubulia ne se distingue donc pas de la prudence.
2. Les actes humains
auxquels sont ordonnées les vertus humaines reçoivent leur espèce avant tout de
la fin, comme on l'a montré antérieurement. Mais l'eubulia et la
prudence sont ordonnées à la même fin, selon Aristote, non à une fin
particulière déterminée, mais à la fin universelle de la vie tout entière. Donc
l'eubulia n'est pas une vertu distincte de la prudence.
3. En science spéculative,
il appartient à la même science de chercher et de déterminer. Pareillement ces
actes appartiennent donc à la même vertu dans l'ordre pratique. Mais chercher
relève de l'eubulia, déterminer de la prudence. Donc l'eubulia n'est
pas une vertu différente de la prudence.
Cependant, " la prudence a pour rôle de prescrire ", dit Aristote. Or, cet acte ne convient pas à l'eubulia. Donc celle-ci est une vertu différente de la prudence.
Conclusion
:
Nous venons de le dire, la vertu au sens propre est ordonnée à l'acte, qu’elle rend bon. C'est pourquoi, selon la diversité des actes, il doit y avoir aussi des vertus diverses, et surtout quand la bonté des actes n'est pas de même nature. S'ils avaient en effet la même sorte de bonté, les actes divers relèveraient de la même vertu ; c'est ainsi que d'une même cause dépend la bonté de l’amour, du désir, de la joie, et pour cette raison tous trois relèvent de la même vertu de charité. Or, les actes de la raison ordonnés à la vie pratique sont divers et ils n'ont pas la même sorte de bonté. En effet, il dépend d'une autre cause qu'un homme soit de bon conseil, de bon jugement, ou de bon commandement ; et la preuve en est que ces qualités sont quelquefois séparées l'une de l'autre. Donc autre doit être la vertu d'eubulia, par laquelle un homme délibère bien, autre la prudence par laquelle il commande bien. Et de même que la délibération est ordonnée au commandement comme à l'acte principal, pareillement l'eubulia est ordonnée à la prudence comme à la vertu principale, faute de laquelle elle ne serait pas vertu, tout comme il n'y a pas de vertus morales sans la prudence, ni aucune vertu sans la charité.
Solutions
:
1. Il appartient à la
prudence de commander la bonne délibération, à l'eubulia de la produire.
2. A l'unique fin ultime,
qui est le bien-vivre dans sa totalité, sont ordonnés des actes divers selon
une certaine gradation ; car le conseil précède, puis vient le jugement et en
dernier lieu le commandement ; celui-ci a rapport immédiat à la fin dernière,
tandis que les deux autres actes n'ont avec elle qu'un rapport éloigné. Ils ont
cependant des fins prochaines ; celle du conseil est de découvrir ce qu'il faut
faire, celle du jugement est de le décider. Il ne suit donc pas de là que l'eubulia
et la prudence ne sont pas des vertus diverses, mais que l'eubulia est
ordonnée à la prudence comme une vertu secondaire à la vertu principale.
3. Même en spéculation, autre est la science rationnelle nommée dialectique, par laquelle on cherche à découvrir la vérité, autre la science démonstrative, par laquelle on la détermine.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, les vertus ne nous sont pas données avec la nature d'après Aristote.
Mais il dit aussi que la synésis est naturelle chez quelques-uns. Donc
la synésis n'est pas une vertu.
2. La synésis, dit-il
au même livre, se borne à juger. Mais le jugement seul, sans le
commandement, peut se trouver même chez les mauvais. Puisque la vertu ne se
trouve que chez les bons, il semble donc que la synésis ne soit pas une
vertu.
3. Jamais il n'y a défaut
dans le commandement s'il n'y a défaut dans le jugement, du moins relatif à une
action particulière, car quiconque fait le mal s'est trompé en cela. Donc, si
l'on fait de la synésis la vertu du bon jugement, une autre vertu,
ordonnée au bon commandement, ne semble plus nécessaire. En conséquence la
prudence sera superflue, ce qui est inadmissible. La synésis n'est donc
pas une vertu.
Cependant, le jugement est plus parfait que le conseil. Mais l'eubulia, qui inspire le bon conseil, est une vertu. Donc à bien plus forte raison la synésis qui inspire le bon jugement.
Conclusion
:
La synésis désigne un jugement droit, non en matière de spéculation, mais en matière d'actions particulières, qui sont aussi l'objet de la prudence. Aussi, en rapport avec ce mot, dit-on en grec que certains sont synétoi, c'est-à-dire sensés, ou eusynétoi, c'est-à-dire hommes de bon sens ; au contraire, on appelle ceux qui sont privés de cette vertu asynétoi, c'est-à-dire insensés. Or, la diversité des vertus doit correspondre à la différence des actes qui ne se ramènent pas à la même cause. Mais il est clair que la bonté du conseil et la bonté du jugement ne se ramènent pas à la même cause ; beaucoup en effet sont de bon conseil qui ne sont pas cependant de bon sens, c'est-à-dire doués d'un jugement droit. En spéculation aussi, certains sont de bons chercheurs, ayant une raison prompte à se porter de tous côtés, grâce, semble-t-il, à une disposition de leur imagination, apte à former facilement des représentations diverses ; et cependant il arrive que ces esprits n'aient pas un bon jugement ; la cause en est dans un défaut de l'intelligence, lui-même dû surtout à une mauvaise disposition du sens commun qui juge mal. Outre l'eubulia, il faut donc une autre vertu par laquelle on juge bien. C'est celle qu'on appelle synésis.
Solutions
:
1. Le jugement droit
consiste en ce que la faculté de connaissance saisit une chose comme elle est.
L'effet en est dû à la droite disposition de la faculté de connaissance ; c'est
ainsi que dans un miroir bien conditionné, les formes corporelles s'impriment
comme elles sont ; mais s'il est mal conditionné, les images apparaissent
tordues et déformées. Or, si une faculté de connaissance est bien conditionnée
pour recevoir les réalités comme elles sont, l'aptitude radicale en provient de
la nature, mais l'accomplissement en vient de l'exercice, ou du don de la
grâce. Et ceci de deux manières. Directement, à considérer la faculté de
connaissance elle-même - en ce sens par exemple qu'elle n'est pas imbue de conceptions
déformées, mais vraies et droites, et cette disposition relève de la synésis
comme vertu spéciale. L'autre manière est indirecte et concerne la droite
disposition de l'appétit, par laquelle l'homme juge bien des objets qui se
proposent à cette puissance appétitive. Ainsi le bon jugement vertueux résulte
de l'habitus des vertus morales, mais il s'agit alors du jugement relatif aux
fins, tandis que la synésis regarde plutôt ce qui est en vue de la fin.
2. Chez les mauvais, le
jugement peut être droit par rapport à l'universel. Mais quand il s'agit de
l'action particulière à accomplir, leur jugement est toujours vicié, comme on
l'a établi antérieurement.
3. Il arrive que ce qui a été bien jugé soit différé, accompli négligemment ou de manière désordonnée. C'est pourquoi après la vertu du bon jugement, la vertu principale du bon commandement, la prudence est encore nécessaire en dernier lieu.
Objections
:
1. Il semble qu'elle
ne soit pas distincte de la synésis. Selon celle-ci en effet on est
homme de bon jugement. Mais nul n'est homme de bon jugement s'il ne juge bien
en toute chose. Donc la synésis s'étend à juger de tout. Il n'y a donc
pas une autre vertu du bon jugement appelée gnômè.
2. Le jugement tient le
milieu entre le conseil et le commandement. Mais il n'y a qu'une vertu du bon
conseil, l'eubulia et une vertu du bon commandement, la prudence. Donc
il n'y a qu'une seule vertu du bon jugement, et c'est la synésis.
3. Les événements rares, pour
lesquels il faut s'écarter des lois communes, sont surtout des effets du
hasard. Or on ne rend pas raison du hasard, dit Aristote. Mais toutes les
vertus intellectuelles concernant la raison droite. Donc, relativement à ces
événements, il n'y a pas de vertu intellectuelle.
Cependant, le Philosophe a précisé que la gnômè est une vertu spéciale.
Conclusion
:
Les habitus de la connaissant se distinguent selon les principes plus ou moins élevés ; par exemple la sagesse, en spéculation, considère des principes plus élevés que la science et c'est pourquoi elle en est distincte. Il doit en aller de même aussi dans l'ordre pratique. Or, il est clair que ce qui échappe à l'ordre d'un principe ou d'une cause inférieure tombe parfois sous l'ordre d'un principe plus élevé ; c'est ainsi que l'enfantement d'un monstre, chez les animaux, enfreint l'ordre de la vertu séminale, mais elle est conforme à l'ordre d'un principe plus élevé, qui est le corps céleste ou au-delà, la providence divine. C'est pourquoi celui qui considérerait la vertu séminale ne pourrait porter un jugement certain sur ces monstres ; on peut en juger cependant du point de vue de la providence divine. Or, il arrive quelquefois que l'on doive agir sans observer les règles communes de l'action : par exemple ne pas rendre un dépôt à l'ennemi de la patrie, et autres cas semblables. C'est pourquoi il faut juger de ces cas selon des principes plus élevés que les règles communes dont s'inspire la synésis. Et selon ces principes plus élevés une plus haute vertu est exigée : on l'appelle gnômè et elle implique une certaine perspicacité du jugement,
Solutions
:
1. La synésis juge bien de tous les cas tombant sous les règles communes. Mais
d'autres actions doivent être jugées en dehors des règles communes, nous venons
de le dire.
2. Le jugement doit se
prendre des principes propres de la chose, tandis que la recherche a lieu
encore selon les voies communes. De là vient qu'en spéculation aussi la
dialectique, qui concerne la recherche, procède à partir de principes communs,
tandis que la science démonstrative, qui juge, procède de principes propres.
Pour cette raison l'eubulia, de laquelle relève la recherche de la
délibération, est unique dans tous les cas, mais non pas la synésis, qui
concerne le jugement. Quant au précepte, il regarde dans tous les cas une
raison de bonté. Et c'est pourquoi la prudence, elle aussi, est unique.
3. Considérer la totalité des choses qui peuvent arriver en dehors du cours commun appartient à la seule providence divine. Mais parmi les hommes, celui qui est plus perspicace peut juger par sa raison un plus grand nombre de ces cas. Et tel est le rôle de la gnômè, qui implique une certaine perspicacité de jugement.
1. Faut-il placer le conseil parmi les sept dons du Saint-Esprit ? - 2. Le don de conseil correspond-il à la vertu de prudence ? - 3. Le don de conseil subsiste-t-il dans la patrie ? - 4. La cinquième béatitude : " Bienheureux les miséricordieux " correspond-elle au don de conseil ?
Objections
:
1. Il semble que non, car
les dons du Saint-Esprit sont donnés pour aider les vertus, comme le montre S.
Grégoire. Mais avec la vertu de prudence ou encore d'eubulia, l'homme
possède tout ce qu'il faut pour délibérer, d'après ce que nous avons dit b.
Donc le conseil ne doit pas figurer parmi les dons du Saint-Esprit.
2. La différence entre les
sept dons du Saint-Esprit et les grâces gratuitement données semble consister
en ce que celles-ci ne sont pas données à tous, mais distribuées aux uns ou aux
autres, tandis que les dons du Saint-Esprit sont donnés à tous ceux qui
possèdent le Saint-Esprit. Mais le conseil semble être au nombre de ces faveurs
qui sont accordées par le Saint-Esprit à quelques-uns spécialement, témoin ce
texte du 1er livre des Maccabées (2, 65) : " Voici Siméon votre
frère. Lui, il est un homme de conseil. " Donc le conseil doit figurer
plutôt parmi les grâces gratuitement données que parmi les sept dons du
Saint-Esprit.
3. Il est dit (Rm 8, 14) :
" Ceux-là sont les fils de Dieu qui sont mus par l'Esprit de Dieu. "
Mais ceux qui sont mus par un autre n'ont pas besoin de conseil. Donc, puisque
les dons du Saint-Esprit conviennent surtout aux fils de Dieu " qui ont
reçu l'esprit d'adoption des fils " (Rm 8, 15), il semble que le conseil ne
doive pas figurer parmi les dons du Saint-Esprit.
Cependant, il est dit dans Isaïe (11, 2) " L'esprit de conseil et de force reposera sur lui. "
Conclusion
:
Les dons du Saint-Esprit, comme nous l'avons dit, sont certaines dispositions par lesquelles l'âme se laisse facilement mouvoir par le Saint-Esprit. Or, Dieu meut chaque chose selon le mode de l'être qui est mû : c'est ainsi qu'il meut la créature corporelle dans le temps et dans le lieu, la créature spirituelle dans le temps et non dans le lieu, dit S. Augustin. Mais le propre de la créature douée de raison est qu'elle est mue à l'action par sa recherche rationnelle, et cette recherche prend le nom de conseil. C'est pourquoi le Saint-Esprit meut la créature raisonnable par mode de conseil. Et c'est pourquoi le conseil figure parmi les dons du Saint-Esprit.
Solutions
:
1. La prudence ou eubulia,
qu'elle soit acquise ou infuse, dirige l'homme dans la recherche du conseil
selon ce que peut comprendre la raison ; aussi, par la prudence ou eubulia, est-on
de bon conseil pour soi ou pour les autres. Mais parce que la raison humaine ne
peut comprendre dans leur singularité les événements contingents, il en résulte
que " les pensées des mortels sont timides, et incertaines nos prévoyances
", dit le livre de la Sagesse (9, 14). Pour cette raison, l'homme a besoin
dans la recherche du conseil d'être dirigé par Dieu qui comprend toute chose.
Tel est le rôle du don du conseil, par lequel l'homme est dirigé pour ainsi
dire par le conseil qu'il reçoit de Dieu. Pareillement, dans les affaires
humaines, ceux qui ne trouvent pas par euxmêmes le conseil voulu requièrent le
conseil d'hommes plus sages.
2. Qu'un homme soit à ce
point de bon conseil qu'il puisse conseiller les autres, cela peut relever
d'une grâce gratuitement donnée. Mais qu'un homme reçoive de Dieu le conseil
relatif à une action nécessaire au salut, cela est commun à tous ceux qui ont
la grâce sanctifiante.
3. Les fils de Dieu sont mus par le Saint-Esprit selon leur mode d'être, c'est-à-dire en gardant leur libre arbitre, qui est faculté de volonté et de raison. Ainsi, en tant que la raison est instruite par le Saint-Esprit de ce qu'il faut faire, le don de conseil convient aux enfants de Dieu.
Objections
:
1. Il semble qu'il n'y
corresponde pas exactement, car la réalité inférieure, en ce quelle a de plus
élevé, rejoint la réalité supérieure, comme le montre Denys ; c'est ainsi que
l'homme rejoint l'ange par son intelligence. Mais la vertu cardinale est
inférieure au don, nous l'avons dit. Donc, puisque le conseil est le premier et
le moins élevé des actes de la prudence, tandis que l'acte le plus élevé de
cette vertu est le commandement et que son acte intermédiaire est le jugement,
il semble que le don correspondant à la prudence ne soit pas le conseil, mais
plutôt le jugement ou le commandement.
2. Une seule vertu est
pleinement aidée par un seul don ; car plus un être est élevé, plus il est
unifié, comme il est prouvé au livre Des causes. Mais la prudence est
secourue par le don de science, qui n'est pas seulement spéculatif mais
pratique, comme on l'a établi plus haut. Donc le don de conseil ne correspond
pas à la vertu de prudence.
3. Il appartient en propre
à la prudence de diriger, comme on l'a établi plus haut. Mais il relève du don
de conseil que l'homme soit dirigé par Dieu, nous venons de le dire. Donc le
don de conseil n'a pas rapport à la vertu de prudence.
Cependant, le don de conseil concerne les actions à accomplir en vue de la fin. Mais la prudence a le même objet. Donc ils se correspondent.
Conclusion
:
Un principe inférieur de mouvement est secouru et perfectionné avant tout en étant mû par un principe moteur plus élevé, comme le corps lorsqu'il est mû par l'esprit. Or, il est clair que la rectitude de la raison humaine se rapporte à la raison divine comme un principe inférieur de mouvement se rapporte à un principe plus élevé ; car la raison éternelle est la règle suprême de toute rectitude humaine. Et c'est pourquoi la prudence qui implique rectitude de raison est souverainement perfectionnée et aidée en ce qu'elle est réglée et mue par le Saint-Esprit. Telle est l'oeuvre du don de conseil, comme on l'a dit. Donc le don de conseil correspond à la prudence, comme la secourant et la perfectionnant.
Solutions
:
1. Juger et commander n'est
pas le fait de ce qui est mû, mais de ce qui meut. Et parce que dans les dons
du Saint-Esprit l'âme humaine n'a pas pour rôle de mouvoir mais plutôt d'être
mue, comme nous l'avons dit, il ne convenait pas que le don correspondant à la
prudence fût appelé commandement ou jugement, mais conseil, car ce mot signifie
la motion reçue dans l'esprit conseillé de la part de celui qui conseille.
2. Le don de science ne
correspond pas directement à la prudence, puisqu'il se trouve dans la partie
spéculative, mais vient à son secours par une certaine extension. Tandis que le
don de conseil correspond directement à la prudence, ayant le même objet.
3. Tout être qui meut en étant mû lui-même, meut du fait qu'il est mû. Aussi l'âme humaine, du fait queue est dirigée par le Saint-Esprit, devient capable de se diriger, elle-même et les autres.
Objections
:
1. Il semble que non, car
le conseil concerne les actions à accomplir en vue d'une fin. Mais dans la
patrie aucune action ne devra être accomplie en vue d'une fin, puisque les
hommes y seront en possession de leur fin. Donc il n'y a pas de don de conseil
dans la patrie.
2. Le conseil suppose un
doute, car il est ridicule de délibérer en matière évidente, comme le montre le
Philosophe. Or dans la patrie tout doute sera supprimé. Donc il n'y a pas de
don de conseil dans la patrie.
3. Dans la patrie, les
saints seront rendus parfaitement conformes à Dieu, selon le mot de S. Jean (1
Jn 3, 2) : " Lorsqu'il apparaîtra, nous lui serons semblables. " Mais
le conseil ne sied pas à Dieu, selon S. Paul (Rm 11, 34) : " Qui a été son
conseil ? " Donc le don de conseil ne convient pas non plus aux saints
dans la patrie.
Cependant, S. Grégoire déclare : " Lorsque la faute ou la justice de chaque nation est déférée au conseil de la cour céleste, le chef de cette nation est proclamé vainqueur ou non dans le combat. "
Conclusion
:
Nous l'avons dit, les dons du Saint-Esprit se rapportent à la motion par Dieu de la créature raisonnable. Or deux choses sont à considérer relativement à cette motion. La première, c'est que la disposition de ce qui est mû tant que dure le mouvement, est différente de sa disposition au terme du mouvement. Et tout d'abord, dans le cas où ce qui meut est seulement principe du mouvement, lorsque cesse le mouvement, cesse aussi l'action du moteur sur le mobile désormais parvenu au terme ; ainsi la maison, une fois construite, ne continue pas d'être bâtie par le bâtisseur. Mais quand ce qui meut est cause non seulement du mouvement, mais aussi de la forme à laquelle le mouvement était ordonné, l'action du moteur ne cesse pas une fois la forme acquise ; c'est ainsi que le soleil continue d'éclairer l'air après que celui-ci a reçu la lumière. De la même manière, Dieu cause en nous la vertu et la connaissance non seulement lorsque nous les acquérons pour la première fois, mais encore aussi longtemps que nous y persévérons. Dieu cause ainsi chez les bienheureux la connaissance des actions à faire, non en leur apprenant ce qu'ils ignoraient, mais en maintenant en eux la connaissance de ces actions.
Il y a cependant certaines choses que les bienheureux, anges ou hommes, ne connaissent pas ; elles n'appartiennent pas à l'essence de la béatitude, mais concernent le gouvernement providentiel du monde. Et sur ce point intervient la seconde considération : à savoir que Dieu ne meut pas de la même manière les âmes des bienheureux et les âmes des voyageurs. Car pour ces dernières, la motion divine qui dirige leurs actions apaise en elles l'anxiété d'un doute qu'elles avaient d'abord éprouvée. Chez les bienheureux au contraire il y a simple ignorance de ce qu'ils ne connaissent pas, et les anges même ont à en être purifiés, selon Denys. Chez eux il n'y a pas d'abord recherche et incertitude, mais simple conversion à Dieu. C'est ce qui s'appelle demander conseil à Dieu. S. Augustin dit en ce sens que les anges consultent Dieu sur les réalités d'ici-bas. On nomme donc conseil l'instruction qu'ils reçoivent de Dieu.
De cette façon, le don de conseil se trouve chez les bienheureux en tant que Dieu leur continue la connaissance de ce qu'ils savent ; et en tant qu'ils reçoivent de Dieu la lumière sur ce qu'ils ignorent relativement à leur action.
Solutions
:
1. Même chez les
bienheureux, il y a des actes qui sont ordonnés à la fin, soit qu'ils
procèdent, pour ainsi dire, de la fin déjà obtenue, comme la louange qu'ils adressent
à Dieu ; soit que ces actes aient pour effet d'attirer les autres à la fin
qu'eux-mêmes possèdent, comme font les ministères des anges et les prières des
saints. A l'égard de tels actes, le don de conseil a sa place chez eux.
2. Le doute qui se rattache
au conseil caractérise l'état de la vie présente ; il ne se rattache plus au
conseil dans la patrie. Semblablement, les vertus cardinales n'ont pas tout à
fait les mêmes actes dans la patrie et au cours du voyage.
3. Le conseil n'est pas chez Dieu comme en celui qui le reçoit, mais comme en celui qui le donne. Or les saints dans la patrie sont conformés à Dieu comme celui qui reçoit est conformé au principe dont il subit l'influence.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car
toutes les béatitudes sont des actes vertueux déterminés, nous l'avons établi.
Mais le conseil nous dirige dans tous les actes des vertus. Donc la cinquième
béatitude ne correspond pas plus qu'une autre au conseil.
2. Les préceptes
prescrivent ce qui est nécessaire au salut, le conseil ce qui n'est pas
nécessaire au salut. Or la miséricorde est nécessaire au salut, selon ce texte
(Jc 2, 13) : " Celui-là subira un jugement sans miséricorde, qui n'a pas
fait miséricorde. " La pauvreté au contraire n'est pas nécessaire au salut
mais appartient à la vie parfaite, selon l'Évangile (Mt 19, 21). Donc la
béatitude de la pauvreté répond mieux au don de conseil que celle de la miséricorde.
3. Les fruits font suite
aux béatitudes ; ils disent en effet un certain plaisir spirituel qui suit les
actes parfaits des vertus. Mais aucun fruit ne répond au don de conseil, comme
il ressort de la lettre aux Galates (5, 22. 23). Donc la béatitude de la miséricorde
ne répond pas non plus au don de conseil.
Cependant, S. Augustin affirme que " le conseil convient aux miséricordieux ; car le seul remède qui nous délivre de si grands maux est de remettre aux autres et de pardonner ".
Conclusion
:
Le conseil concerne proprement ce qui est utile en vue de la fin. Ce qui a le plus d'utilité en vue de la fin est donc aussi ce qui correspond le mieux au don de conseil. Or, telle est la miséricorde, selon cette parole de S. Paul (1 Tm 4, 8) : " La piété est utile à tout. " Et c'est pourquoi au don de conseil correspond spécialement la béatitude de la miséricorde, non comme l'acte que ce don produit lui-même, mais comme celui qu'il dirige.
Solutions
:
1. Bien que le conseil
dirige dans tous les actes vertueux, il dirige spécialement dans les oeuvres de
miséricorde, pour la raison qu'on vient de dire.
2. Le conseil comme don du
Saint-Esprit nous dirige en toute action ordonnée à la fin de la vie éternelle,
qu'elle soit nécessaire au salut ou non. Mais il est vrai que toute oeuvre de
miséricorde n'est pas nécessaire au salut.
3. Le fruit dit quelque chose d'ultime. Dans la vie pratique, l'ultime n'est pas dans la connaissance mais dans l'opération, qui est la fin recherchée. C'est pourquoi parmi les fruits, il n'en est aucun qui se rapporte à la connaissance pratique ; on ne mentionne que ce qui concerne les opérations à l'égard desquelles la connaissance pratique est directrice. Parmi eux figurent la bonté et la bénignité, qui correspondent à la miséricorde.
LES VICES OPPOSÉS A LA PRUDENCE
S. Augustin nous dit : " Pour toutes les vertus il y a non seulement des vices qui s'opposent a chacune par une différence évidente, comme la témérité s'oppose à la prudence, mais encore des vices voisins des vertus en quelque manière et ayant avec elles une ressemblance non point véritable, mais apparente et trompeuse, comme la ruse avec la prudence elle-même. " Il faut donc étudier : I. Les vices qui s'opposent manifestement à la prudence ; ils proviennent d'un défaut dans la prudence ou dans les qualités requises à cette vertu (Question 53-54). II. Les vices qui ont avec elle une fausse ressemblance (Question 55) ; ceux-là sont dus au mauvais usage de ce qui est requis à la prudence. Et puisque la sollicitude se rattache à la prudence, on traitera de deux vices à propos de la première catégorie : 1. l'imprudence (Question 53) ; 2. la négligence, qui s'oppose à la sollicitude (Question 54).
1. L'imprudence est-elle un péché ? - 2. Est-elle un péché spécial ? - 3. La précipitation ou témérité. - 4. L'inapplication. - 5. L'inconstance. - 6. L'origine de ces vices.
Objections
:
1. Il semble que non, car
tout péché est volontaire, dit S. Augustin. Or, l'imprudence n'est pas
volontaire, car personne ne veut être imprudent. Donc l'imprudence n'est pas un
péché.
2. Aucun péché ne naît avec
l'homme, en dehors du péché originel. Mais l'imprudence naît avec l'homme :
d'où l'imprudence des jeunes gens. Et elle n'est pas le péché originel, qui
s'oppose à la justice originelle. Donc l'imprudence n'est pas un péché.
3. Tout péché est ôté par
la pénitence. Mais l'imprudence n'est pas ôtée par la pénitence. Donc elle
n'est pas un péché.
Cependant, le trésor spirituel de la grâce n'est ôté que par le péché. Or il est ôté par l'imprudence, selon les Proverbes (21, 20) : " Il y a un trésor précieux et de l'huile dans la demeure du juste, mais l'homme imprudent les dissipera. "
Conclusion
:
L'imprudence peut se prendre en deux sens : comme privant de la prudence, comme s'opposant à la prudence. Dans le sens négatif, le mot ne s'emploie pas avec propriété car, en rigueur de termes, il ne signifie pas autre chose que l'absence de prudence, qui peut être sans péché. On parle d'imprudence au sens privatif lorsqu'un sujet manque de prudence, alors qu'il peut et doit en avoir. L'imprudence ainsi comprise est péché en raison de la négligence, parce qu'on ne s'applique pas à posséder la prudence.
Par mode d'opposition, il y a imprudence lorsque la raison agit et procède d'une manière contraire à la prudence. Par exemple, si la droite raison prudente agit par voie de délibération, l'imprudence dédaigne de délibérer, et ainsi des autres qualités de l'acte prudent. En ce sens, l'imprudence est péché au titre propre de la prudence, car on ne peut agir contre la prudence que si l'on s'écarte des règles garantissant sa rectitude. Donc, si l'on agit ainsi par aversion des règles divines, il y a péché mortel ; c'est le cas de l'homme qui méprisant et répudiant les enseignements divins, agit précipitamment. Mais si l'on agit en dehors des règles divines sans mépris et sans dommage pour ce qui est nécessaire au salut, le péché est véniel.
Solutions
:
1. Personne ne veut la
difformité de l'imprudence, mais le téméraire qui veut agir avec précipitation
veut l'acte d'imprudence. Aussi le Philosophe dit-il : " Celui qui pèche
volontairement en matière de prudence est moins approuvé. "
2. Cet argument se réfère à
l'imprudence entendue au sens négatif. Disons toutefois que l'absence de
prudence comme de n'importe quelle vertu est comprise dans l'absence de la
justice originelle qui rendait parfaite l'âme entière. Ainsi compris, tous ces
manques de vertus peuvent être ramenés au péché originel.
3. Par la pénitence, la prudence infuse est restituée, et son absence prend fin. Mais l'habitus de la prudence acquise n'est pas restitué pour autant ; ce qui est enlevé, c'est l'acte contraire, en lequel consiste proprement le péché d'imprudence.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, quiconque pèche agit contre la raison droite, qui est la prudence. Mais
l'imprudence consiste à agir contre la prudence, on vient de le dire. Donc
l'imprudence n'est pas un péché spécial.
2. La prudence a plus
d'affinité que la science avec les actes moraux. Mais l'ignorance, qui s'oppose
à la science, est classée parmi les causes générales du péché. Donc à bien plus
forte raison l'imprudence.
3. Les péchés proviennent
de ce que les circonstances des vertus sont désordonnées : d'où le mot de Denys
selon lequel " le mal provient de chacun des défauts affectant la chose
mauvaise ". Mais nombre d'éléments sont requis à la prudence : la raison,
l'intelligence, la docilité et les autres dont on a parlé plus haut. Donc
l'imprudence donne lieu à beaucoup d'espèces. Donc elle n'est pas un péché
spécial.
Cependant, l'imprudence est le contraire de la prudence, comme on l'a dit. Mais la prudence est une vertu spéciale. Donc l'imprudence est un vice spécial.
Conclusion
:
Un vice ou péché peut être dit général de deux manières : ou bien absolument, parce qu'il est général à l'égard de tous les péchés ; ou bien, parce qu'il est général à l'égard de certains vices, ses espèces. Dans le premier sens un vice peut être dit général doublement. A titre essentiel lorsqu'il s'attribue à tous les péchés. En cc sens l'imprudence n'est pas un péché général, de même que la prudence n'est pas en ce sens une vertu générale, car elles concernent des actes spéciaux, à savoir les actes mêmes de la raison.
Au titre de la participation ensuite. En ce sens l'imprudence est un péché général. De même effet que la prudence est de quelque manière participée dans toutes les vertus en tant qu’elle les dirige ; ainsi l'imprudence, dans tous les vices et péchés ; aucun péché en effet, ne peut être commis s'il n'y a un défaut dans un acte de la raison dirigeante, ce qui est une imprudence.
Mais, si l'on entend le péché général non pas absolument mais dans un genre donné, en cc qu'il contient et comprend plusieurs espèces, l’imprudence est alors un péché général. Elle contient en effet des espèces diverses de trois manières.
1° Par opposition aux diverses parties subjectives de la prudence. En effet, comme on distingue la prudence en prudence privée, qui gouverne une seule personne, et en prudences préposées au gouvernement de la multitude, qui constituent d'autres espèces, comme on l'a établi plus haut, de même l'imprudence.
2° En référence aux parties pour ainsi dire potentielles de la prudence, qui sont les vertus annexes et se prennent selon les différents actes de la raison. De cette façon, en ce qui concerne le manque de conseil, objet de l'eubulia, on a comme espèce d'imprudence la précipitation ou témérité ; en ce qui concerne le manque de jugement, objet de la synésis et de la gnômè, on a l'inapplication. En ce qui concerne le commandement lui-même, qui est l'acte propre de la prudence, on a l'inconstance et la négligence.
3° L'imprudence peut se diviser par opposition aux qualités requises à la prudence, qui sont pour ainsi dire les parties intégrantes de cette vertu. Mais parce que toutes ces qualités ont pour fin de diriger les trois actes de la raison susdits, tous les défauts contraires se réduisent aux quatre espèces qu'on vient de nommer. C'est ainsi que l'absence d'attention précautionneuse et de circonspection sont comprises dans l'inconsidération. Si l'on manque de docilité, de mémoire ou de raison, il s'agit de précipitation. Mais l'imprévoyance, le défaut d'intelligence et de sagacité, se réduisent à la négligence et à l'inconstance.
Solutions
:
1. L'argument se réfère à
la généralité par participation.
2. Parce que la science est
plus éloignée de la moralité que la prudence, selon la signification propre de
l'une et de l'autre, l'ignorance n'a pas en soi raison de péché moral, mais
seulement à cause de la négligence qui la précède ou de l'effet qui suit. On la
classe en conséquence parmi les causes générales du péché. Mais l'imprudence,
dans sa raison propre, signifie un vice moral. C'est pourquoi l'on est plus
fondé à en faire un péché spécial.
3. Quand le dérèglement des diverses circonstances procède du même motif, l'espèce du péché n'en est pas diversifiée ; le péché, par exemple, est de même espèce si quelqu'un prend le bien d'autrui dans un lieu qui ne convient pas et dans un temps qui ne convient pas. Mais si les motifs étaient divers, les espèces le seraient aussi, par exemple si quelqu'un prend le bien d'autrui là où il ne doit pas, dans l'intention de profaner le lieu saint, ce qui en ferait une espèce de sacrilège ; un autre, dans le temps où il ne doit pas, pour la seule satisfaction de son désir démesuré de posséder, ce qui serait de l'avarice pure et simple. C'est pourquoi le défaut des qualités requises à la prudence ne donne lieu à des espèces diverses que pour autant qu'elles disent ordre aux actes divers de la raison, comme on vient de le dire.
Objections
:
1. Il semble que la
précipitation ne soit pas un péché compris dans l'imprudence. L'imprudence en
effet s'oppose à la vertu de prudence. Mais la précipitation s'oppose au don de
conseil. car S. Grégoire affirme : " Le don de conseil est donné contre la
précipitation. " Donc la précipitation n'est pas un péché compris dans
l'imprudence.
2. La précipitation semble
se rattacher à la témérité. Mais la témérité implique la présomption, qui se
rattache à l'orgueil. Donc la précipitation n'est pas un vice compris dans
l'imprudence.
3. La précipitation semble
impliquer une hâte désordonnée. Or, dans l'acte de délibérer il n'y a pas
seulement péché du fait que l'on se hâte, mais aussi si l'on tarde trop, en
sorte qu'on laisse passer l'occasion d'agir, et aussi selon le dérèglement des
autres circonstances selon Aristote. Donc il n'y a pas plus de raison de
comprendre dans l'imprudence le péché de précipitation que la lenteur excessive
ou quelque autre désordre relatif à la délibération.
Cependant, il est dit aux Proverbes (4, 19) : " Le chemin des impies est ténébreux, ils ne savent sur quoi ils trébuchent. " Mais les ténèbres du chemin d'impiété se rattachent à l'imprudence. Donc trébucher, ou être précipité, se rattache à l'imprudence.
Conclusion
:
La précipitation se dit métaphoriquement des actes de l'âme par ressemblance avec le mouvement corporel. En ce sens, se précipiter désigne ce qui passe de haut en bas par son propre mouvement ou sous l'effet d'une impulsion reçue, sans observer l'ordre et les degrés de la descente. Or, le haut de l'âme est la raison : le bas, c'est l'action exercée par le corps ; les degrés intermédiaires, par lesquels il faut descendre en bon ordre, sont la mémoire du passé, l'intelligence du présent, la sagacité à l'égard des événements futurs, le raisonnement qui compare une chose avec l'autre, la docilité qui acquiesce aux avis des anciens : par ces degrés on descend en bon ordre selon le cours d'une délibération bien faite. Tandis que si l'on se porte à agir par élan de volonté ou de passion en sautant ces degrés, on tombe dans la précipitation. Donc, puisque le désordre de la délibération se rattache à l'imprudence, il est clair que le vice de précipitation est compris dans ce péché.
Solutions
:
1. La rectitude du conseil
relève du don de conseil et de la vertu de prudence, quoique de manière
différente, nous l'avons dit. C'est pourquoi la précipitation s'oppose à l'un
et à l'autre.
2. On appelle actes
téméraires ceux qui ne sont pas gouvernés par la raison. Ce qui arrive de deux
manières. Ou bien sous l'effet de la volonté ou de la passion, ou bien par
mépris de la règle directrice, et c'est proprement ce qui implique la témérité.
Elle semble donc provenir de la racine d'orgueil, qui refuse de se soumettre à
une règle étrangère. Tandis que la précipitation vérifie les deux manières. La
témérité est donc comprise dans la précipitation, bien que la précipitation
concerne plutôt le premier genre d'actions.
3. Dans la délibération il y a beaucoup de particularités à considérer. D'où le parole du Philosophe : " Il faut délibérer lentement. " Aussi la précipitation s'oppose-t-elle à la rectitude de la délibération plus directement que la lenteur exagérée, qui a quelque ressemblance avec la délibération droite.
Objections
:
1. Il semble que l'inapplication
ne soit pas un péché spécial compris dans l'imprudence. La loi divine nous
engage en effet à ne commettre aucun péché, selon le Psaume (19, 8) : " La
loi du Seigneur est sans tache. " Or, elle nous engage à ne pas nous
appliquer, puisqu'il est dit (Mt 10, 19) : " Ne réfléchissez pas à la
manière dont vous répondrez ou sur ce que vous direz. " Donc
l'inapplication n'est pas un péché.
2. Quiconque délibère doit
s'appliquer à beaucoup de choses. Mais lorsque la délibération est
insuffisante, on a la précipitation, qui provient par conséquent de
l'inapplication. Donc la précipitation est comprise dans l'inapplication. Donc
celle-ci n'est pas un péché spécial.
3. La prudence consiste
dans les actes de la raison pratique, qui sont : délibérer, juger de ce qu'on a
délibéré, commander. Mais s'appliquer est un acte qui précède tous ceux-là,
puisqu'il appartient aussi à l'intellect spéculatif. Donc l'inapplication n'est
pas un péché spécial compris dans l'imprudence.
Cependant, il est dit (Pr 4, 25) : " Que tes yeux voient ce qui est droit, et que tes regards précèdent tes pas ", ce qui relève de la prudence. Mais l'inapplication fait le contraire. Donc elle est un péché spécial compris dans l'imprudence.
Conclusion
:
La considération ou l'application implique l'acte de l'intelligence regardant une vérité. Or, de même que la recherche relève de la raison, ainsi le jugement relève de l'intelligence ; aussi la science démonstrative en spéculation est-elle appelée judicative en tant qu'elle vérifie ce qui a été cherché, en résolvant les conclusions dans les premiers principes intelligibles. C'est pourquoi la considération concerne avant tout le jugement. Aussi le manque de jugement droit tombe-t-il sous le vice d'inapplication, dans le cas où l'on manque au jugement droit du fait que l'on méprise ou que l'on néglige de faire attention aux règles d'où procède le jugement droit. Il est clair en conséquence que l'inapplication est un péché.
Solutions
:
1. Le Seigneur ne défend
pas de considérer ce qu'il faut faire et dire, lorsqu'on en a l'opportunité.
Mais dans les paroles citée il encourage ses disciples à mettre leur confiance
dans le seul conseil divin, pour le cas où l'opportunité ferait défaut, soit
parce qu'ils manquent de savoir, soit parce qu'ils sont brusquement surpris car
" lorsque nous ignorons comment agir, il nous reste la seule ressource de
diriger nos regards vers Dieu " (2 Ch 20, 12). Autrement, si l'homme
néglige de faire ce qu'il peut et attend tout du secours divin, il semble qu'il
tente Dieu.
2. Toute la considération
de ce qui tombe sous le conseil est ordonné au droit jugement ; c'est pourquoi
la considération s'accomplit dans le jugement. Aussi est-ce encore
l'inapplication qui s'oppose surtout à la rectitude du jugement.
3. On entend ici l'inapplication relativement à une matière déterminée, c'est-à-dire aux actions humaines. Pour être bien jugées, celles-ci demandent qu'on fasse attention à plus de choses que même en matière spéculative, pour la raison que les actions ont lieu dans le singulier.
Objections
:
1. Il semble que
l'inconstance ne soit pas un vice compris dans l'imprudence. Car elle semble
consister en ce que l'homme ne persiste pas dans une entreprise difficile. Mais
persister dans les difficultés relève de la force. Donc l'inconstance s'oppose
à la force plus qu'à l'imprudence.
2. On lit en S. Jacques (3,
16) : " Là où il y a jalousie et dispute, il y a inconstance et toute
sorte de désordre. " Mais la jalousie se rattache à l'envie. Donc
l'inconstance ne se rattache pas à l'imprudence, mais plutôt à l'envie.
3. On attribue
l'inconstance à celui qui ne persévère pas dans ce qu'il s'était proposé. Si
c'est par plaisir, c'est le fait de l'incontinent ; si c'est par tristesse,
c'est le fait d'un homme mou et délicat, selon Aristote. Donc l'inconstance ne
se rattache pas à l'imprudence.
Cependant, il appartient à la prudence de préférer un bien plus grand à un bien moindre. Donc renoncer au meilleur est un acte d'imprudence. Mais c'est là de l'inconstance. Donc l'inconstance se rattache à l'imprudence.
Conclusion
:
L'inconstance implique l'abandon d'un bon propos déterminé. Un tel abandon a son principe dans l'appétit ; en effet, on ne s'écarte après coup d'un bon propos que parce que l'on cède à une complaisance désordonnée. Mais il n'est consommé que par la défaillance de la raison, qui s'égare en répudiant ce qu'elle avait admis à bon droit ; et parce qu'elle pouvait résister à la poussée de la passion, elle ne doit qu'à sa faiblesse de ne pas résister et de ne pas soutenir fermement le bon propos qu'elle avait conçu. C'est pourquoi l'inconstance, lorsqu'elle est consommée, signale une défaillance de la raison. Or, de même que toute rectitude de la raison pratique relève en quelque façon de la prudence, ainsi toute défaillance de sa part se rattache à l'imprudence. C'est pourquoi la consommation de l'inconstance est de l'imprudence. Et de même que la précipitation provient d'un défaut relatif à la délibération, et l'inapplication d'un défaut relatif au jugement, ainsi l'inconstance provient d'un défaut relatif au commandement ; car on appelle inconstant celui dont la raison néglige de commander ce qui a été délibéré et jugé.
Solutions
:
1. Le bien de la prudence
est participé dans toutes les vertus morales ; et en ce sens il appartient à
toutes les vertus morales de persister dans le bien. On l'attribue toutefois de
préférence à la force, qui subit une plus grande poussée en sens contraire.
2. L'envie et la colère,
qui sont à l'origine de la dispute, produisent l'inconstance du côté de la
puissance appétitive où se trouve le principe de l'inconstance, comme on vient
de le dire.
3. Il semble que la continence et la persévérance ne soient pas dans l'appétit, mais seulement dans la raison. Le continent en effet subit des convoitises déréglées et le persévérant de pénibles tristesses, ce qui dénonce une insuffisance de la puissance appétitive. Mais leur raison tient bon : celle du continent contre les convoitises, celle du persévérant contre les tristesses. Si bien, que la continence et la persévérance apparaissent comme des espèces de la constance, rattachée à la raison ; et c'est à la raison aussi que se rattache l'inconstance.
Objections
:
1. Il semble que tous ces
vices ne naissent pas de la luxure. En effet l'inconstance naît de l'envie
comme on vient de le dire. Mais l'envie est un vice distinct de la luxure. Donc
ces vices ne naissent pas de la luxure.
2. Il est écrit (Jc 1, 8) :
" L'homme à l'âme partagée est inconstant dans toutes ses voies. " La
duplicité ne semble pas se rattacher à la luxure, mais plutôt au penchant à la
tromperie laquelle est fille de l'avarice, selon S. Grégoire. Donc ces vices ne
naissent pas de la luxure.
3. Ces vices signalent un défaut de la raison. Mais les vices spirituels sont plus proches de la raison que les vices charnels. Donc ces vices naissent plutôt des vices spirituels que des vices charnels.
En sens contraire : S. Grégoire donne tous ces vices comme naissant de la luxure.
Conclusion
:
Selon le Philosophe, le plaisir est ce qui trouble au maximum l'estimation de la prudence, surtout le plaisir charnel, qui absorbe l'âme entière et l'entraîne au plaisir des sens. Or la perfection de la prudence, comme de toute vertu intellectuelle, consiste à se détacher du sensible. Par conséquent, les vices dont on a parlé plus haut et qui signalent un défaut de la prudence et de la raison pratique, comme on l'a montré que naissent surtout de la luxure.
Solutions
:
1. L'envie et la colère
causent l'inconstance en détournant la raison vers un autre objet, mais la
luxure cause l'inconstance en éteignant totalement le jugement de la raison.
Aussi le Philosophe dit-il : " Celui qui ne peut contenir sa colère entend
la raison, quoique non parfaitement, mais celui qui ne peut contenir sa
convoitise ne l'entend pas du tout. "
2. Même la duplicité de
l'âme est une conséquence de la luxure, tout comme l'inconstance, en ce que la
duplicité de l'âme signifie qu'on passe incessamment d'un objet à l'autre. D'où
le mot de Térence : " L'amour cause la guerre, puis de nouveau la paix et
la trêve. "
3. Les vices charnels éteignent d'autant plus le jugement de la raison qu'ils détournent et éloignent davantage de la raison.
1. La négligence est-elle un péché spécial ? - 2. A quelle vertu s'oppose-t-elle ? - 3. Est-elle
péché mortel ?
Objections
:
1. Il ne le semble pas. La
négligence s'oppose à la diligence. Mais la diligence est requise en toute vertu.
Donc la négligence n'est pas un péché spécial.
2. Ce qui se trouve en tout
péché n'est pas un péché spécial. Mais la négligence se trouve en tout péché ;
car celui qui pèche, néglige ce qui le détournerait du péché ; et celui qui
persévère dans le péché, néglige de s'en repentir. Donc la négligence n'est pas
un péché spécial.
3. Tout péché spécial a une
matière déterminée. Mais la négligence ne semble pas avoir une matière
déterminée ; elle ne concerne en effet ni les actions mauvaises ni les actions
indifférentes, parce qu'on ne taxe pas de négligence le fait de les omettre ;
elle ne concerne pas non plus le bien, parce que si on l'accomplit
négligemment, il cesse d'être le bien. Il semble donc que la négligence ne soit
pas un vice spécial.
Cependant, on distingue les péchés commis par négligence des péchés commis par mépris.
Conclusion
:
La négligence implique qu'on manque de la sollicitude requise. Or le manquement à un acte requis a toujours raison de péché. Il est donc évident que la négligence a raison de péché ; et de même que la sollicitude est un acte spécial de vertu, la négligence est nécessairement un péché spécial. Il y a en effet des péchés spéciaux dont la matière est spéciale : ainsi la luxure, qui a pour matière les plaisirs sexuels. Mais d'autres vices sont spéciaux en raison de la spécialité de leur acte qui s'étend à toute matière. Et tous les vices relatifs à un acte de la raison sont de cet te sorte, car tout acte de la raison s'étend à toute matière morale. C'est pourquoi, puisque la sollicitude est un acte spécial de la raison comme on l'a établi plus haut, la négligence, qui implique le manque de sollicitude, est un péché spécial.
Solutions
:
1. La diligence (diligentia)
semble être identique à la sollicitude, car nous apportons une sollicitude
plus grande à ce que nous préférons (diligimus). Aussi la diligence,
comme la sollicitude, est-elle requise pour toute vertu, en tant que sont
requis en toute vertu les actes de la raison qui sont nécessaires.
2. En tout péché, il y a
nécessairement un manque affectant un acte de la raison, par exemple la
délibération ou un autre acte semblable. En conséquence, de même que la
précipitation est un péché spécial à cause de l'acte spécial de la raison qui
est omis, à savoir la délibération, encore qu'il puisse y avoir précipitation
en tout genre de péché ; de même la négligence est un péché spécial à cause
d'un manque affectant l'acte spécial de la raison qu'est la sollicitude, bien
qu'on la trouve plus ou moins en tout péché.
3. Le bien que l'on doit faire constitue la matière propre de la négligence ; non que des actions puissent négligemment être bonnes en étant négligemment accomplies, mais en ce sens que par négligence il leur manque la bonté qu'elles devraient avoir, soit que par manque de sollicitude on ait complètement omis d'accomplir l'acte requis, soit qu'on ait négligé l'une des circonstances de l'acte qui sont requises.
Objections
:
1. Il semble que la
négligence ne s'oppose pas à la prudence. En effet, elle semble être identique
à la paresse ou torpeur qui se rattache à l'acédie, comme le montre S.
Grégoire. Or l'acédie ne s'oppose pas à la prudence mais plutôt à la charité,
comme on l'a dit plus haute. Donc la négligence ne s'oppose pas à la prudence.
2. Tout péché d'omission
semble relever de la négligence. Mais le péché d'omission ne s'oppose pas à la
prudence, il s'oppose plutôt aux vertus morales préposées à l'exécution des
actes bons. Donc la négligence ne s'oppose pas à la prudence.
3. L'imprudence concerne un
des actes de la raison. Mais la négligence n'implique pas un manque relatif à
la délibération, ce qui est le défaut de la précipitation, ni relatif au
jugement, ce qui est le défaut de l'inapplication, ni relatif au commandement,
ce qui est le défaut de l'inconstance. Donc la négligence ne se rattache pas à
l'imprudence.
4. On lit dans
l'Ecclésiaste (7, 19) : " Qui craint Dieu, ne néglige rien. " Mais
tout péché est exclu surtout par la vertu contraire. Donc la négligence
s'oppose davantage à la crainte qu'à la prudence.
Cependant, il est dit dans l'Ecclésiastique (20, 7) : " Le vantard et l'imprudent laissent passer le bon moment. " Mais cela revient à la négligence. Donc la négligence s'oppose directement à la prudence.
Conclusion
:
La négligence s'oppose directement à la sollicitude. Or la sollicitude se rattache à la raison, et la rectitude de la sollicitude se rattache à la prudence. Par opposition, la négligence se rattache donc à l'imprudence. Le nom même en fait foi. Selon Isidore, négligent (negligens) équivaut à non élisant (nec eligens). Or la juste élection des moyens en vue de la fin relève de la prudence. Donc la négligence se rattache à l'imprudence.
Solutions
:
1. La négligence consiste
dans le défaut de l'acte intérieur auquel se rattache aussi l'élection. Tandis
que la paresse et la torpeur concernent plutôt l'exécution ; en ce sens
toutefois que la paresse implique le retard à exécuter tandis que la torpeur
implique un relâchement dans l'exécution même. Il est donc logique que la
torpeur naisse de l'acédie, car l'acédie est une tristesse qui accable l'âme,
c'est-à-dire l'empêche d'agir.
2. L'omission concerne
l'acte extérieur. Il y a omission en effet quand on n'accomplit pas un acte
requis. Elle s'oppose donc à la justice. Et elle est un effet de la négligence,
comme l'exécution de l'action juste est l'effet de la raison droite.
3. La négligence concerne
l'acte du commandement, auquel se rattache aussi la sollicitude. Mais le
négligent manque à cet acte autrement que l'inconstant. L'inconstant en effet
commande mal par suite d'un empêchement, le négligent par manque de promptitude
dans la volonté.
4. La crainte de Dieu fait éviter tout péché, comme il est dit dans les Proverbes (15, 27 Vg) : " Par la crainte du Seigneur chacun s'écarte du mal. " Par conséquent la crainte fait éviter la négligence. Non en ce sens toutefois que la négligence s'oppose directement à la crainte, mais en tant que la crainte stimule l'homme à accomplir les actes de la raison. On a établi pareillement au traité des passions e que la crainte amène à bien délibérer.
Objections
:
1. Il semble que non, car
sur ce texte de Job (9, 28) : " Je redoutais tout ce que je faisais, etc.
", la Glose de S. Grégoire déclare que " c'est un moindre amour de
Dieu qui favorise la négligence ". Mais partout où il y a péché mortel,
l'amour de Dieu disparaît totalement. Donc la négligence n'est pas péché
mortel.
2. Sur ce texte de
l'Ecclésiastique (7, 34 Vg) " Purifie-toi à peu de frais de la négligence
", la Glose de Raban Maur déclare : " Bien que l'offrande soit mince,
elle purifie les négligences de nombreux péchés. " Ce ne serait pas vrai
si la négligence était péché mortel. Donc la négligence n'est pas péché mortel.
3. Dans la loi, des
sacrifices ont été établis pour les péchés mortels, comme on le voit au
Lévitique (4 et suiv.). Mais aucun sacrifice n'y est statué pour la négligence.
Donc la négligence n'est pas péché mortel.
Cependant, on lit aux Proverbes (19, 16) : " Celui qui néglige son chemin trouvera la mort. "
Conclusion
:
Comme on vient de le dire, la négligence provient d'un certain relâchement de la volonté, par l'effet duquel la raison manque de la sollicitude qui lui ferait commander ce qu'elle doit ou comme elle doit. Donc il peut arriver de deux manières que la négligence soit péché mortel.
L'une tient à ce qui est omis par négligence. Si ce qu'on omet, soit acte, soit circonstance, est nécessaire au salut, la négligence sera péché mortel. L'autre manière tient à la cause de la négligence. En effet, si la volonté est à ce point relâchée en ce qui concerne les choses de Dieu qu'elle perde la charité, une telle négligence est péché mortel. Cela se produit surtout quand la négligence est un effet du mépris. En revanche, si la négligence consiste à omettre un acte ou une circonstance qui n'est pas nécessaire au salut et ne résulte pas du mépris mais d'un manque de ferveur, comme celui que produit parfois un péché véniel, la négligence n'est pas péché mortel mais véniel.
Solutions
:
1. " Un moindre amour de Dieu " peut
s'entendre de deux façons. Ou bien par défaut de ferveur de charité, et cela
produit une négligence qui est péché véniel. Ou bien par défaut de la charité
elle-même, comme on parle de moindre amour de Dieu lorsque Dieu est aimé
seulement d'amour naturel. La négligence qui a une telle cause est péché
mortel.
2. " Une modeste
offrande, faite d'un coeur humble et dans un sentiment de pure dilection
", comme il est dit au même endroit, purifie non seulement des péchés
véniels, mais encore des mortels.
3. Quand la négligence consiste dans l'omission de ce qui est nécessaire au salut, elle passe au genre de péché plus manifeste, car les péchés qui consistent dans les actes intérieurs restent plus cachés. Et c'est la raison pour laquelle la loi ne prescrivait pas à leur sujet de sacrifices déterminés ; l'offrande des sacrifices était en effet un aveu public de péché, qu'on ne doit pas faire pour un péché occulte.
1. La prudence de la chair est-elle un péché ? - 2. Est-elle péché mortel ? - 3. La ruse est-elle un péché spécial ? - 4. La tromperie. - 5. La fraude. - 6. Le souci pour les affaires temporelles. - 7. Le souci de l'avenir. - 8. L'origine de ces vices.
Objections
:
1. Il semble que non, car
la prudence est une vertu plus noble que les autres vertus morales, puisqu'elle
les gouverne toutes. Mais aucune justice ni tempérance n'est péché. Donc aucune
prudence non plus n'est péché.
2. Agir avec prudence en
vue d'une fin qu'il est licite d'aimer n'est pas un péché. Mais il est licite
d'aimer la chair : " Personne n'a jamais haï sa propre chair " (Ep 5,
29). Donc la prudence de la chair n'est pas un péché.
3. Comme l'homme est tenté
par sa chair, il l'est aussi par le monde, voire par le diable. Mais aucune
prudence du monde ni non plus du diable ne figure parmi les péchés. Donc aucune
prudence de la chair ne doit non plus figurer parmi les péchés.
Cependant, nul n'est ennemi de Dieu si ce n'est à cause de l'iniquité, selon ce passage de la Sagesse (14, 9) : " L'impie et son impiété pareillement haïs de Dieu. " Mais comme il est dit aux Romains (8, 7) : " La prudence de la chair est révolte contre Dieu. " Donc la prudence de la chair est un péché.
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut, la prudence a pour objet ce qui s'ordonne à la fin de la vie entière. C'est pourquoi la prudence de la chair signifie proprement qu'un homme traite les biens charnels comme la fin ultime de sa vie. Or, il est clair que cela est péché ; de cette manière en effet il abandonne l'ordre à l'égard de la fin ultime, qui ne consiste pas dans les biens du corps, ainsi qu'on l'a établi précédemment b. C'est pourquoi la prudence de la chair est péché.
Solutions
:
1. La justice et la
tempérance impliquent dans leur raison même ce qui fait louer la vertu, à
savoir l'égalité et la modération des convoitises ; et c'est pourquoi elles ne
sont jamais prises en mauvaise part. Tandis que le mot de prudence dérive de
prévoyance, nous l'avons dit plus haute. Or, celle-ci peut s'étendre même au
mal. C'est pourquoi, bien que la prudence sans autre qualification soit prise
en bonne part, elle peut moyennant une addition recevoir un sens défavorable.
C'est ainsi que la prudence de la chair est le nom d'un péché.
2. La chair est pour l'âme,
comme la matière est pour la forme, et l'instrument pour l'agent principal.
Aussi aime-t-on licitement la chair pour qu'elle soit ordonnée au bien de l'âme
comme à sa fin. Mais si l'on va jusqu'à établir sa fin dernière dans le bien de
la chair, l'amour qu'on a pour elle sera désordonné et illicite. Et c'est de
cette manière que la prudence de la chair s'ordonne à l'amour de la chair.
3. Le diable nous tente non en devenant désirable, mais par ses suggestions. C'est pourquoi, puisque la prudence implique l'ordre à une fin désirable, on ne parle pas d'une prudence du diable comme on parle d'une prudence en rapport avec quelque fin mauvaise, en raison de laquelle le monde et la chair nous tentent : car on veut dire par là que les biens du monde et de la chair s'offrent à nos désirs. C'est pourquoi l'on parle d'une prudence de la chair et aussi d'une prudence du monde, selon ce texte de Luc (16, 8) : " Les fils de ce siècle sont plus prudents entre eux, etc. " S. Paul, pour son compte, renferme tout dans la prudence de la chair, car même les biens extérieurs du monde, c'est à cause de la chair que nous les convoitons.
On peut dire néanmoins ceci : Parce que la prudence est une sorte de sagesse, nous l'avons reconnu plus haut, on peut entendre une triple prudence conformément aux trois tentations. Aussi S. Jacques (3, 15) parle-t-il d'une sagesse terrestre, animale, diabolique comme on l'a exposé plus haut en traitant de la sagesse.
Objections
:
1. Il semble que la
prudence de la chair soit péché mortel. En effet, s'insurger contre la loi
divine est péché mortel, car de cette manière on méprise le Seigneur. Mais
" la prudence de la chair ne se soumet pas à la loi de Dieu " (Rm 8,
7). Donc la prudence de la chair est péché mortel.
2. Tout péché contre le
Saint-Esprit est péché mortel. Mais la prudence de la chair semble être un
péché contre le Saint-Esprit : elle ne peut en effet être " soumise à la
loi de Dieu ". comme il est écrit au même endroit, et ainsi semble-t-elle
être un péché irrémissible, ce qui est le trait propre du péché contre le
Saint-Esprit. Donc la prudence de la chair est péché mortel.
3. Au plus grand bien est
opposé le plus grand mal, selon Aristote. Mais la prudence de la chair s'oppose
à la prudence, qui est la plus importante des vertus morales. Donc la prudence
de la chair est le plus important des désordres moraux. Donc elle est péché
mortel.
Cependant, ce qui diminue le péché n'a pas de soi raison de péché mortel. Mais prendre soin de la chair avec précaution, ce qui semble relever de la prudence de la chair, diminue le péché. Donc la prudence de la chair, de soi, n'implique pas péché mortel.
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut, un homme est appelé prudent selon deux significations possibles : ou bien il est prudent absolument, c'est-à-dire par rapport à la fin de la vie entière ; ou bien il l'est relativement, c'est-à-dire par rapport à une fin particulière, dans le sens où l'on parle d'un homme prudent en affaires ou autres choses semblables. Donc, si l'on entendait prudence de la chair au sens d'une prudence absolue, en sorte que la fin ultime de la vie consisterait dans le soin de la chair, elle est péché mortel. En effet, une telle fin détourne l’homme de Dieu, puisqu'il est impossible d'avoir plusieurs fins dernières, nous l'avons établi antérieurement.
Mais si l'on entend la prudence de la chair au sens d'une prudence particulière, en ce cas la prudence de la chair est un péché véniel. Il arrive en effet que l'on soit porté de façon désordonnée vers un plaisir charnel sans que l'on se détourne de Dieu par un péché mortel ; ainsi ne met-on pas la fin de sa vie entière dans le plaisir de la chair. Chercher à se procurer un plaisir de cette sorte est un péché véniel qui se rattache à la prudence de la chair. Et si l'on ordonne effectivement le soin de la chair à une fin honnête, comme lorsqu’on tient à manger pour soutenir son corps, il ne s’agit plus de prudence de la chair. Car en ce cas l'homme utilise le soin de la chair comme un moyen en vue d'une fin.
Solutions
:
1. L'Apôtre parle de la
prudence de la chair dans le sens où l'on met dans les biens charnels la fin de
la vie humaine tout entière. Et en ce sens elle est péché mortel.
2. La prudence de la chair
n'implique pas le péché contre le Saint-Esprit. Lorsqu'il est dit qu'elle ne
peut être " soumise à la loi de Dieu ", il ne faut pas l'entendre
comme si l'homme, sujet de la prudence de la chair, ne pouvait se convertir et
se soumettre à la loi de Dieu ; mais en ce sens que la prudence de la chair
comme telle ne peut être soumise à la loi de Dieu, de même que l'injustice ne
peut être juste, ni la chaleur froide, bien qu'un corps chaud puisse être froid.
3. Tout péché s'oppose à la prudence, de même que la prudence est participée en toute vertu. Il n'en résulte pas que tout péché opposé à la prudence soit le plus grave ; il ne l'est que lorsqu'il s'oppose à la prudence dans une matière de la plus grande importance.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, les paroles de la Sainte Écriture n'engagent personne à pécher. Or,
elles engagent à la ruse (Pr 1, 4) " Afin qu'aux tout-petits soit donnée
la ruse. " Donc la ruse n'est pas un péché.
2. On lit aux Proverbes
(13, 16) : " L'homme rusé fait tout avec conseil. " C'est ou bien en
vue d'une fin bonne, ou bien en vue d'une fin mauvaise. S'il agit en vue d'une
fin bonne, il ne semble pas y avoir péché. S'il agit en vue d'une fin mauvaise,
son péché semble relever de la prudence de la chair ou du siècle. Donc la ruse
n'est pas un péché spécial distinct de la prudence de la chair.
3. Sur ce passage de Job
(12, 4) : " La simplicité du juste est tournée en dérision ", S.
Grégoire déclare : " La sagesse de ce monde consiste à cacher son coeur
sous des machinations, à voiler sa pensée par ses paroles, à présenter comme
vrai ce qui est faux, à montrer comme faux ce qui est vrai. " Il ajoute
plus loin : " Cette sorte de prudence, les jeunes gens la connaissent par
la pratique, les enfants paient pour l'apprendre. " Mais la description
qu'il en fait semble concerner la ruse. Donc celle-ci ne se distingue pas de la
prudence de la chair ou du monde. Et par là elle ne semble pas être un péché spécial.
Cependant, l'Apôtre écrit (2 Co 4, 2) " Nous repoussons les dissimulations honteuses, nous ne nous conduisons pas avec ruse, et nous ne falsifions pas la parole de Dieu. " Donc la ruse est un péché.
Conclusion
:
La prudence est la droite règle des actions comme la science est la droite règle de la connaissance. Or, on pèche de deux façons contre la rectitude de la science dans l'ordre spéculatif : ou bien lorsque la raison aboutit à une conclusion fausse qui paraît vraie ; ou bien lorsque la raison procède de prémisses fausses qui semblent être vraies, soit qu'elle en tire une conclusion vraie, soit qu'elle en tire une conclusion fausse. De même, un péché peut s'opposer à la prudence en ayant une certaine ressemblance avec cette vertu, de deux manières. 1° Parce que la raison s'emploie au service d'une fin qui a une bonté non pas vraie mais apparente, et cela relève de la prudence de la chair. 2° En tant qu'on se sert, pour atteindre une fin, bonne ou mauvaise, de moyens qui ne sont pas vrais, mais simulés et apparents, et l'on a le péché de ruse. Celle-ci est donc un péché opposé à la prudence et distinct de la prudence de la chair.
Solutions
:
1. Comme dit S. Augustin,
on emploie par extension le mot de ruse dans un bon sens, comme par extension l'on
emploie celui de prudence dans un mauvais sens. La cause en est dans la
ressemblance de l'une avec l'autre. A proprement parler cependant, la ruse se
prend en mauvaise part, comme dit aussi le Philosophe k.
2. La ruse peut délibérer
ou bien en vue d'une fin bonne, ou bien en vue d'une fin mauvaise. Il ne faut
pas toutefois atteindre une fin bonne par des voies fausses et simulées, mais
par des voies vraies. Donc la ruse est un péché, même si elle est ordonnée à
une fin bonne.
3. Dans la prudence du monde, S. Grégoire inclut tout ce qui peut se rattacher à la fausse prudence. Elle comprend donc aussi la ruse.
Objections
:
1. Il semble que la
tromperie ne soit pas un péché se rattachant à la ruse. En effet, il n'y a pas
de péché, surtout mortel, chez les hommes parfaits. Or, il y a chez eux de la
tromperie, selon ce texte (2 Co 12, 16) : " je vous ai trompés. "
Donc la tromperie n'est pas toujours un péché.
2. La tromperie semble se
rapporter surtout à la langue, selon ce passage du Psaume (5, 11) " Par
leurs langues ils agissaient de façon trompeuse. " Mais la ruse, comme la
prudence, est dans l'acte même de la raison. Donc la tromperie ne se rattache
pas à la ruse.
3. Il est dit aux Proverbes
(12, 20) : " La tromperie est dans le coeur de ceux qui méditent le mal.
" Mais méditer le mal ne se rapporte pas toujours à la ruse. Donc la
tromperie ne semble pas se rapporter à la ruse.
Cependant, la ruse a pour but de circonvenir, selon ce mot de l'Apôtre (Ep 4, 14) : " Par ruse, afin de circonvenir et d'entraîner dans l'erreur. " Mais c'est aussi le but de la tromperie. Donc la tromperie se rattache à la ruse.
Conclusion
:
Comme on vient de le dire, il appartient à la ruse d'adopter des voies non pas vraies mais simulées et apparentes en vue d'atteindre une fin, qu'elle soit bonne ou mauvaise. Or on adopte de telles voies selon deux degrés. Ou bien on les conçoit, et cela relève de la ruse, de même que concevoir des voies droites en vue d'une fin bonne relève de la prudence. Ou bien adopter ces voies consiste en l'exécution effective des desseins qu'on a médités, et l'on a cette fois la tromperie. En conséquence, la tromperie consiste à exécuter la ruse. Et en ce sens elle s'y rattache.
Solutions
:
1. De même que la ruse se
prend à proprement parler du mal, et par extension du bien, de même la
tromperie qui en est l'exécution.
2. L'exécution de la ruse
destinée à tromper les autres a lieu avant tout et principalement par le moyen
des paroles, qui occupent le premier rang parmi les signes dont les hommes se
servent pour communiquer avec leurs semblables comme le montre S. Augustin'.
C'est pourquoi la tromperie est attribuée surtout au langage. Mais il arrive
aussi qu'il y ait de la tromperie dans les actes, selon le Psaume (105, 25) :
" Ils ont agi avec tromperie envers les serviteurs (de Dieu). " Il y
a même tromperie dans le coeur, selon ce passage de l'Ecclésiastique (19, 23
Vg) : " Leur coeur est plein de tromperie. " Mais il s'agit alors de
concevoir des tromperies selon le Psaume (38, 13) : " Tout le jour, ils
ruminent des tromperies. "
3. Tous ceux qui pensent faire le mal doivent concevoir des procédés qui leur permettent d'exécuter leur dessein ; et le plus souvent ils conçoivent des procédés trompeurs grâce auxquels ils obtiennent plus facilement ce qu'ils veulent. Il arrive néanmoins que certains accomplissent le mal ouvertement et par violence, sans ruse ni tromperie. Mais parce que c'est plus difficile, c'est aussi plus rare.
Objections
:
1. Il semble que la fraude
ne se rattache pas à la ruse. Il n'est pas louable en effet de se laisser
tromper, ce qui est l'objet de la ruse. Mais il est louable de subir la fraude,
selon ce texte (1 Co 6, 7) : " Pourquoi ne subissez-vous pas plutôt la
fraude ? " Donc la fraude ne se rattache pas à la ruse.
2. La fraude semble se
rapporter au fait d'acquérir illicitement les biens extérieurs. Il est dit en
effet dans les Actes des Apôtres (5, 1-2) : " Un homme du nom d'Ananie,
avec Saphire son épouse, vendit un champ et frauda sur son prix. Mais
s'approprier illicitement ou retenir des biens extérieurs tombe sous
l'injustice ou l'illibéralité. Donc la fraude ne se rattache pas à la ruse, qui
s'oppose à la prudence.
3. Personne n'emploie la
ruse contre soi-même. Mais les fraudes de certains sont tournées contre
eux-mêmes. Il est dit en effet aux Proverbes (1, 18) que certains "
trament des fraudes contre leurs propres âmes ". Donc la fraude ne se
rattache pas à la ruse.
Cependant, la fraude a pour but de tromper, selon le texte de Job (13, 9) : " Dieu serait-il trompé comme un homme par vos procédés frauduleux ? " Or la ruse a le même but. Donc la fraude se rattache à la ruse.
Conclusion
:
De même que la tromperie consiste en l'exécution de la ruse, pareillement aussi la fraude. Mais on peut marquer la différence en disant que la tromperie concerne l'exécution de la ruse universellement, soit par paroles soit par actions, tandis que la fraude concerne plus proprement l'exécution de la ruse par des actions.
Solutions
:
1. L'Apôtre n'engage pas
les fidèles à se laisser tromper au plan de la connaissance. Il les engage à
supporter patiemment l'effet de la tromperie en tenant bon sous les torts qu'on
leur a frauduleusement causés.
2. L'exécution de la ruse
peut être assurée par un autre vice, comme celle de la prudence est assurée par
les vertus. Et en ce sens rien n'empêche que l'acte de fraude ne tombe sous
l'avarice ou l'illibéralité.
3. Ceux qui commettent des fraudes n'entreprennent rien intentionnellement contre eux-mêmes ou contre leurs âmes. Mais en vertu du juste jugement de Dieu il se fait que ce qu'ils ont entrepris contre les autres se retourne contre eux-mêmes, selon ce mot du Psaume (7, 16) : " Il est tombé dans la fosse qu'il a creusée. "
Objections
:
1. Il semble licite d'avoir
du souci pour les affaires temporelles. Car il appartient au supérieur d'avoir
de la sollicitude pour ses sujets, selon ce mot de l'épître aux Romains (12, 8)
: " Celui qui préside, qu'il le fasse avec sollicitude. " Mais, en
vertu de l'ordination divine, l'homme règne sur les biens temporels, selon le Psaume
(8, 8) : " Tu as mis toutes choses sous ses pieds, les brebis et les
boeufs, etc. " Donc l'homme doit avoir de la sollicitude pour les affaires
temporelles.
2. Chacun est en souci de
la fin en vue de laquelle il agit. Mais il est licite à l'homme de travailler
en vue des biens temporels qui soutiennent sa vie. D'où le mot de l'Apôtre (2
Th 3, 10) : " Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas.
" Donc il est licite de se mettre en souci des choses temporelles.
3. La sollicitude dans les
oeuvres de miséricorde est louable, selon la deuxième épître à Timothée (1, 17)
: " Venu à Rome, Onésiphore me chercha avec sollicitude. " Mais la
sollicitude des biens temporels a rapport quelquefois avec les oeuvres de
miséricorde ; ainsi lorsqu'on apporte de la sollicitude à traiter des affaires
des orphelins et des pauvres. Donc la sollicitude des choses temporelles n'est
pas illicite.
Cependant, le Seigneur nous dit (Mt 6, 31) : " Ne soyez pas en souci, disant : "Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ? De quoi nous vêtirons-nous ?" " Et cependant ces choses sont des plus nécessaires.
Conclusion
:
La sollicitude comporte l'application qu'on met à obtenir quelque chose. Or, il est clair qu'on met plus d'application là où l'on craint de manquer ; et donc la sollicitude est moindre là où l'on est sûr d'obtenir. Par conséquent la sollicitude des biens temporels peut être illicite de trois manières. 1° En ce qui regarde l'objet de la sollicitude, si nous recherchons les biens temporels comme notre fin. D'où ce mot de S. Augustin : " Quand le Seigneur dit : "Ne soyez pas en souci, etc.", il le dit afin que les disciples n'aient pas ces biens en vue, et ne fassent pas à cause d'eux tout ce qu'il ont reçu l'ordre de faire en prêchant l'Évangile. "
2° La sollicitude des biens temporels peut être illicite d'une deuxième manière, du fait de l’application superflue que l’on met à se procurer ces biens, d'où il suit que l'homme s'éloigne des biens spirituels auxquels il doit s'appliquer principalement. C'est pourquoi il est dit (Mt 13, 22) " Le souci du monde étouffe la parole. "
3° Ce souci est illicite du fait de la crainte superflue, lorsque l'on craint, faisant ce que l'on doit, que le nécessaire ne vienne à manquer. Le Seigneur exclut ce sentiment d'une triple façon. Tout d'abord, à cause des bienfaits plus grands accordés par Dieu à l'homme sans qu'il les sollicite, bienfaits qui sont le corps et l'âme. Ensuite, à cause de l'aide accordée par Dieu aux animaux et aux plantes indépendamment de toute oeuvre humaine, à proportion de leur nature. Enfin, au nom de la providence divine ; c'est parce qu'ils l'ignoraient que les païens mettaient leur principale sollicitude à rechercher les biens temporels. Le Seigneur conclut en conséquence que notre principal souci doit être celui des bienfaits spirituels, dans l'espérance que même les temporels nous seront fournis selon nos besoins, si nous faisons ce que nous devons.
Solutions
:
1. Les biens temporels sont
soumis à l'homme pour qu'il en use à la mesure de ses nécessités, non pour
qu'il mette en eux sa fin et dépense à leur sujet une sollicitude excessive.
2. La sollicitude de
l'homme qui gagne son pain par le labeur de son corps n'est pas excessive si
elle est mesurée. C'est pourquoi S. Jérôme dit : " Il faut travailler,
mais sans sollicitude ", ce qui veut dire sans ce souci excessif qui
trouble l’esprit.
3. La sollicitude du temporel dans les oeuvres de miséricorde est ordonnée à la fin de la charité. Elle n'est donc pas illicite, sauf si elle est excessive.
Objections
:
1. Il semble que l'on doive
se soucier de l'avenir. On lit en effet dans les Proverbes (6, 6-8) : " Va
voir la fourmi, paresseux, considère ses moeurs et apprends la sagesse. Elle
n'a ni chef ni maître, et cependant elle prépare dès l'été sa nourriture, et au
temps de la moisson elle rassemble ce qu'elle mangera plus tard. " Voilà
qui est se soucier de l'avenir. Donc la sollicitude de l'avenir est louable.
2. La sollicitude se
rattache à la prudence. Mais la prudence a pour objet principalement ce qui est
à venir ; en effet, sa partie principale est la prévoyance du futur, nous
l'avons dit plus haut. Donc il est vertueux d'être en souci de l'avenir.
3. Quiconque met de côté
quelque chose et le réserve pour plus tard est en souci de l'avenir. Mais le
Christ en personne, lisons-nous (Jn 12, 6) avait une bourse pour y garder de
l'argent qui était confié à judas. Les Apôtres eux aussi conservaient le prix
des domaines qu'on " venait jeter à leurs pieds " (Ac 4, 35). Donc il
est permis de se soucier de l'avenir.
Cependant, le Seigneur dit (Mt 6, 34) " Ne soyez pas en souci du lendemain. " Or le lendemain est mis ici pour l'avenir, explique S. Jérôme.
Conclusion
:
Aucune oeuvre ne peut être vertueuse si elle n'est revêtue des circonstances requises. Le temps est l'une d'entre elles, selon l'Ecclésiaste (8, 6) : " Il y a un temps et un moment pour tout. " La règle vaut non seulement pour les oeuvres extérieures, mais encore pour la sollicitude intérieure. A chaque temps, en effet, convient sa sollicitude propre, comme à l'été le souci de la moisson, à l'automne le souci de la vendange. Donc si l'on avait déjà en été du souci pour la vendange, on devancerait inutilement le souci de la saison prochaine. C'est pourquoi le Seigneur interdit comme superflue une telle sollicitude, disant . " Ne soyez pas en souci du lendemain. " Aussi ajoute-t-il : " Demain se souciera de lui-même ", c'est-à-dire : il aura sa propre sollicitude, et qui suffit à affliger l'âme. C'est ce qu'il dit ensuite : " A chaque jour suffit sa peine ", c'est-à-dire l'affliction du souci.
Solutions
:
1. La fourmi a le souci
approprié au moment. Et c'est cela qui est proposé à notre imitation.
2. A la prudence appartient
la juste prévoyance de l'avenir. Or, la prévoyance de l'avenir ou sollicitude
serait désordonnée si l'on recherchait comme des fins les biens
temporels pour lesquels on parle de passé et d'avenir ; ou bien si l'on
recherchait le superflu au-delà des besoins de la vie présente ; ou bien si
l'on devançait le temps du souci.
3. Comme dit S. Augustin : " Quand nous voyons un serviteur de Dieu pourvoir à ce que le nécessaire ne lui manque pas, ne pensons pas qu'il est en souci du lendemain. " Car le Seigneur en personne a daigné pour l'exemple avoir une bourse ; et il est écrit dans les Actes des Apôtres (1 1, 28) que l'on a fait des provisions de vivres en raison d'une famine imminente. Le Seigneur ne blâme donc pas celui qui prend de telles mesures conformément à la manière d'agir humaine, mais celui qui servirait Dieu en vue de cette sorte de biens.
Objections
:
1. Il semble que les vices
ci-dessus, ne naissent pas de l'avarice. Car nous l'avons dit, c'est par la
luxure surtout que la raison manque à sa rectitude. Mais les vices dont on
vient de parler s'opposent à la raison droite, c'est-à-dire à la prudence. Donc
ces vices naissent principalement de la luxure, surtout si l'on observe que,
selon le Philosopher . Vénus est trompeuse et ses liens sont chatoyants
; il dit encore que l'homme qui ne peut maîtriser sa convoitise agit par
stratagèmes.
2. Ces vices ont une
certaine ressemblance avec la prudence, nous l'avons dit'. Mais puisque
la prudence est dans la raison, les vices les plus spirituels, comme l'orgueil
et la vaine gloire, semblent s'en rapprocher davantage. Donc les vices dont on
vient de parler semblent nàltre plutôt de l'orgueil que de l'avarice.
3. L'homme recourt aux
pièges, non seulement pour s'emparer du bien d'autrui mais encore pour machiner
des meurtres ; le premier péché relève de l'avarice, le second de la colère.
Mais recourir aux pièges est le fait de la ruse, de la tromperie, et de la
fraude. Donc ces vices ne naissent pas seulement de l'avarice mais aussi de la
colère.
Cependant, S. Grégoire fait de la fraude la fille de l'avarice.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, la prudence de la chair et la ruse, avec la tromperie et la fraude, ressemblent à la prudence en ce qu'elles font toutes quelque usage de la raison. Or, parmi les vertus morales, l'usage de la raison droite apparaît principalement dans la justice, qui se trouve dans l'appétit rationnel. C'est pourquoi aussi l'usage indu de la raison apparent surtout dans les vices opposés à la justice. Or, à la justice s'oppose avant tout l'avarice. C'est pourquoi les vices en question naissent de l'avarice.
Solutions
:
1. La luxure, à cause de la
véhémence du plaisir et de la convoitise, étouffe totalement la raison et
l'empêche d'agir. Mais dans les vices en question on trouve un certain usage de
la raison, quoique désordonné. Donc ces vices ne naissent pas directement de la
luxure. Et quand le Philosophe dit que Vénus est trompeuse, il le dit par
similitude ; en effet, l'amour surprend l'homme soudainement comme on fait
lorsqu'on procède par tromperie ; toutefois elle n'agit pas par ruse, mais
plutôt par la violence de la convoitise et du plaisir. Aussi le Philosophe
ajoute-t-il que " Vénus dérobe l'esprit du plus sage ".
2. Agir en dressant des
pièges semble être le fait d'une certaine pusillanimité. En effet, le magnanime
veut toujours être à découvert, dit le Philosophe. Et c'est pourquoi, l'orgueil
ayant ou affectant une certaine ressemblance avec la magnanimité, les vices en
question, qui usent de fraude et de tromperie, ne naissent pas directement de
l'orgueil. Ces procédés ont plus d'affinité avec l'avarice, qui recherche son
profit et méprise la supériorité.
3. La colère est soudaine, aussi agit-elle précipitamment et sans délibération ; au contraire les vices dont on a parlé délibèrent, quoique d'une manière désordonnée. Pour ceux qui, ayant dessein d'attenter à la vie des autres, recourent aux pièges, ils sont inspirés plus par la haine que par la colère ; car l'homme en colère veut nuire à découvert, dit le Philosophe.
1. Les préceptes relatifs à la prudence. - 2. Les préceptes concernant les vices opposés.
Objections
:
1. Il semble qu'il aurait
dû y avoir un précepte relatif à la prudence parmi les préceptes du décalogue,
car les préceptes principaux doivent être promulgués relativement à la vertu
principale. Mais les préceptes principaux de la loi sont ceux du décalogue. La
prudence étant la principale des vertus morales, il semble donc qu'il aurait dû
y avoir un précepte relatif à la prudence parmi les préceptes du décalogue.
2. La loi est contenue dans
l'enseignement évangélique, surtout en ce qui concerne les préceptes du
décalogue. Mais il y a un précepte de la prudence dans l'enseignement
évangélique (Mt 10, 16) : " Soyez prudents comme les serpents. " Donc
l'acte de la prudence devait tomber sous les préceptes du décalogue.
3. Les autres prescriptions
de l'Ancien Testament sont ordonnées aux préceptes du décalogue. Aussi est-il
dit dans Malachie (3, 22) : " Souvenez-vous de la loi de Moïse, mon
serviteur, que je lui ai prescrite au mont Horeb. " Mais dans les autres
prescriptions de l'Ancien Testament figurent des préceptes relatifs à la
prudence. Ainsi dans les Proverbes (3, 5) - " Ne prends pas appui sur ta
prudence " ; et plus loin (4, 25) : " Que tes regards devancent tes
pas. " Donc il aurait dû y avoir aussi dans la loi un précepte relatif à
la prudence, et notamment parmi les préceptes du décalogue.
Cependant, il suffit d'énumérer les préceptes du décalogue.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit lorsqu'il était question des préceptes, les préceptes du décalogue, de même qu'ils ont été donnés au peuple tout entier, sont compris par tous comme relevant de la raison naturelle. Or, ce qui est dicté avant tout par la raison naturelle ce sont les fins de la vie humaine, qui sont pour l'action ce que les principes naturellement connus sont pour la spéculation, comme on l'a montré ci-dessus. Mais la prudence ne concerne pas la fin, elle concerne ce qui est en vue de la fin, comme on l'a dit. C'est pourquoi il ne convenait pas de faire figurer parmi les préceptes du décalogue un précepte se rapportant directement à la prudence. Tous les préceptes du décalogue s'y rapportent cependant, en tant qu'elle est directrice de tous les actes
Solutions
:
1. Bien que la prudence
soit, à parler absolument, la principale de toutes les autres vertus morales,
la justice est cependant principale du point de vue de l'obligation, laquelle
est requise au précepte, comme nous l'avons dit. Et c'est pourquoi les
principaux préceptes de la loi, ceux du décalogue, devaient se rapporter à la
justice plutôt qu'à la prudence.
2. La doctrine évangélique
est une doctrine de perfection : il fallait donc que l'homme fût parfaitement
instruit par elle de tout ce qui concerne la rectitude de la vie, qu'il
s'agisse de la fin ou des moyens. Pour cette raison il fallait que même les
préceptes relatifs à la prudence figurent dans la doctrine évangélique.
3. De même que les autres prescriptions de l'Ancien Testament sont ordonnées aux préceptes du décalogue comme à leur fin, ainsi convenait-il que dans les documents postérieurs de l'Ancien Testament les hommes fussent instruits de l'acte de la prudence, qui porte sur les moyens de parvenir à la fin.
Objections
:
1. Il semble que dans
l'ancienne loi les préceptes prohibitifs concernant les vices opposés à la
prudence n'ont pas été bien présentés. En effet, les vices qui s'opposent
directement à la prudence, comme l'imprudence et ses parties, ne s'opposent pas
moins à cette vertu que les vices qui lui ressemblent, comme la ruse et ce qui
s'y rattache. Or, ces derniers sont défendus dans la loi. Il est dit en effet
au Lévitique (19, 13) : " Tu ne calomnieras pas ton prochain ", et au
Deutéronome (25, 13) : " Tu n'auras pas dans ton sac deux sortes de poids,
des grands et des petits. " Il fallait donc que des préceptes prohibitifs
soient aussi promulgués à l'égard des vices directement opposés à la prudence.
2. Il peut y avoir fraude
en bien d'autres affaires que l'achat et la vente. La loi n'est donc pas bien
faite, qui n'a interdit la fraude qu'en matière d'achat et de vente.
3. La même raison inspire
de commander l'acte vertueux et d'interdire l'acte vicieux qui s'y oppose. Mais
on ne voit pas que la loi ait commandé les actes de la prudence. Il ne fallait
donc pas non plus interdire dans la loi certains vices opposés.
Cependant, nous trouvons les préceptes de la loi cités dans la première objection.
Conclusion
:
Comme on l'a dit plus haut,, la justice concerne surtout la raison de dette, qui est requise au précepte ; car la justice est ordonnée à acquitter ce qu'on doit à autrui comme on le dira ci-dessous. Or la ruse, quant à son exécution, se commet surtout en matière de justice, on l'a dit. C'est pourquoi il convenait que des préceptes prohibitifs soient promulgués dans la loi relativement à l'exécution de la ruse, en tant qu'elle relève de l'injustice : comme lorsque par ruse ou par fraude on calomnie quelqu'un ou qu'on lui prend ce qu'il possède.
Solutions
:
1. Les vices directement
opposés à la prudence par une contrariété manifeste ne tombent pas sous
l'injustice au même point que l'exécution de la ruse. C'est pourquoi ils ne
sont pas prohibés par la loi comme la fraude et la tromperie, qui se rattachent
à l'injustice.
2. On peut comprendre comme
prohibée au chapitre 19 du Lévitique, dans l'interdiction de la calomnie, toute
tromperie ou fraude commise contre la justice. Mais la fraude et la tromperie
se pratiquent d'ordinaire en matière d'achat et de vente, selon
l'Ecclésiastique (26, 28 Vg) : " Le cabaretier ne sera pas justifié du
péché de ses lèvres. " Pour cette raison, il y a dans la loi un précepte
prohibitif spécial relativement à la fraude commise dans les achats et les
ventes.
3. Tous les préceptes de la loi relatifs aux actes de la justice se rattachent à l'exécution de la prudence, comme les préceptes prohibitifs concernant le vol, la calomnie, la vente frauduleuse, intéressent l'exécution de la ruse.
LA JUSTICE AU SENS STRICT
Après la prudence, il faut étudier la justice. Cette étude aura quatre parties : I. La justice (Question 57-60). - II. Ses parties (Question 61-120). - III. Le don qui s'y rattache (Question 121). - IV. Les préceptes qui la concernent (Question 122).
Au sujet de la justice, on étudiera 1° Le droit (Question 57) ; 2° La justice elle-même (Question 58) ; 3° L'injustice (Question 59) ; 4° Le jugement (Question 60).
1. Le droit est-il l'objet de la justice ? - 2. Convient-il de le diviser en droit naturel et droit positif ? - 3. Le droit des gens est-il identique au droit naturel ? - 4. Y a-t-il lieu de distinguer spécialement le droit du maître et celui du père ?
Objections
:
1. Le droit n'est pas
l'objet de la justice. En effet le jurisconsulte Celse nous dit que « le
droit est l'art du bien et du juste » ; or l'art, étant par lui-même une vertu
intellectuelle, n'est pas l'objet de la justice, donc le droit non plus.
2. La loi, dit Isidore, est
« une espèce de droit » ; or la loi n'est pas l'objet de la justice, mais
plutôt de la prudence, d'où le nom de législative donné par Aristote à une
partie de la prudence ; le droit n'est donc pas l'objet de la justice.
3. La justice a pour
fonction principale de soumettre l'homme à Dieu ; car, selon S. Augustin . «
elle est un amour exclusivement consacré au service de Dieu, et qui, pour
cette raison, s'impose justement à tout ce qui est soumis à l'homme » ; or le
droit ne concerne pas les choses divines, mais seulement les choses humaines :
« Le devoir sacré, remarque Isidore. caractérise la loi divine, et le droit, la
loi humaine » ; la justice n'a donc pas le droit pour objet.
Cependant, Isidore, au même endroit nous déclare « que le droit jus) est ainsi appelé parce qu'il est juste (justum) » ; or le juste est l'objet de la justice : « Tout le monde, dit Aristote convient de donner le nom de justice à l'habitus dont on se sert pour faire des actions justes. » Le droit est donc bien l'objet de la justice.
Conclusion
:
La justice, parmi les autres vertus, a pour fonction propre d'ordonner l'homme en ce qui est relatif à autrui. En effet, elle implique une certaine égalité, comme son nom lui-même l'indique : ce qui s'égale « s'ajuste », dit-on communément ; or l'égalité se définit par rapport à autrui. Les autres vertus au contraire ne perfectionnent l'homme que dans ce qui le concerne personnellement.
Ainsi donc, ce qui est droit dans les oeuvres de ces vertus, et à quoi tend l'intention vertueuse comme à son objet propre, ne se définit que par rapport au sujet vertueux, tandis que le droit, dans les oeuvres de justice, est constitué par son rapport avec autrui, même abstraction faite du sujet ; en effet, nous appelons juste dans notre action ce qui correspond à autre chose selon une certain égalité, par exemple le paiement du salaire qui est dû en raison d'un service.
En conséquence, on appelle juste, avec tout la rectitude de justice que cela comporte, le terni auquel aboutit l'acte de la vertu de justice, sans même considérer la façon dont le sujet l'accomplis alors que, pour les autres vertus, c'est au contraire la façon dont le sujet agit qui sert à détermine la rectitude de ce qu'il fait. C'est pourquoi l'objet de la justice, contrairement à des autres vertus, se détermine en lui-même spécialement, et porte le nom de juste. Et précisément le droit. Celui-ci est donc bien l'objet de la justice.
Solutions
:
1. Il est courant que les
mots soient détournés de leur acception première pour signifier d'autres choses
: ainsi le mot médecine employé d'abord pour signifier le remède destiné
à guérir un malade, a été ensuite appliqué à l'art de guérir. Pareillement le
mot droit. Il a été utilisé d'abord pour signifier la chose juste
elle-même, puis il a désigné l'art de discerner le juste ; ensuite le lieu même
où se rend la justice, comme quand on dit de quelqu'un qu'il a comparu en
justice ; et enfin l'arrêt, fût-il inique, rendu par celui qui est chargé de
faire justice.
2. Une oeuvre d'art suppose
dans l'esprit de l'artiste une idée préexistante qui est comme la règle de
l'art ; pareillement en matière de justice : la raison ne détermine une oeuvre
juste qu'en vertu d'une notion préexistant dans l'esprit, et qui est une sorte
de règle de prudence. Écrite, on lui donne le nom de loi ; en effet, selon
Isidore la loi est « une constitution écrite ». C'est pourquoi la loi n'est pas
à proprement parler le droit, mais plutôt la règle du droit.
3. Parce que la justice implique l'égalité et que nous ne pouvons rendre à Dieu l'équivalent de ce que nous avons reçu, il s'ensuit que le juste, au sens parfait du mot, ne peut être atteint par nous dans nos rapports avec Dieu. Voilà pourquoi la loi divine ne peut strictement s'appeler droit, mais devoir sacré, parce qu'il suffit à Dieu que nous remplissions à son égard ce que nous pouvons. Toutefois la justice exige que l'homme ; acquitte envers Dieu autant que possible, en lui omettant entièrement son âme.
Objections
:
1. Il semble que non, car
ce qui est naturel est immuable et pareil chez tous. Or il n'y a rien de tel
dans les choses humaines, où l'on voit que toutes les règles du droit humain
sont insuffisantes pour certains cas et n'exercent pas partout leur vertu. Il
n'y a donc pas de droit nature.
2. On appelle positif ce
qui procède de la volonté humaine ; or ce n'est pas pour cela qu'une chose est
juste ; autrement une volonté injuste ne pourrait exister chez l'homme. Donc,
si le juste s'identifie avec le droit, il semble qu'il n'y ait pas de droit
positif.
3. Le droit divin n'est pas
naturel, puisqu'il dépasse la nature humaine ; ni positif, car il ne s'appuie
pas sur l'autorité humaine, mais sur l'autorité divine. Il ne convient donc pas
de diviser ainsi le droit en droit naturel et positif.
Cependant, le Philosophe affirme « En droit politique l'un est naturel, et l'autre légal », autrement dit établi par la loi.
Conclusion
:
Ainsi que nous venons de le voir, le droit ou le juste se disent d'une oeuvre quelconque ajustée à autrui sous un certain mode d'égalité.
Et cela peut se produire de deux façons : de par la nature même des choses, comme si je donne tant pour recevoir autant ; alors c'est le droit naturel ; - ou bien par convention, d'un commun accord, comme lorsque quelqu'un s'estime content de recevoir tant. Mais ici deux cas peuvent se présenter : le cas d'une convention privée, ainsi qu'il arrive à la suite d'un pacte entre personnes privées ; et le cas d'une convention publique, lorsque l'adéquation ou la proportion avec autrui résulte du consentement populaire, ou de l'ordre du prince qui a la charge du peuple et tient sa place. Alors c'est le droit positif.
Solutions
:
1. Ce qui est naturel à un
être doué d'une nature immuable doit être partout et toujours le même. Mais ce
n'est pas le cas de la nature humaine, qui est soumise au changement ; voilà
pourquoi ce qui est naturel à l'homme peut quelquefois manquer. Par exemple,
c'est en vertu d'une égalité naturelle qu'un dépôt doit être rendu à qui l'a
confié ; donc, si la nature humaine était toujours droite, cette règle ne
souffrirait pas d'exception. Mais parce qu'il arrive parfois que la volonté
humaine se déprave, il y a des cas où il ne faut pas rendre un dépôt confié,
pour éviter qu'un homme dont la volonté est pervertie en use mal, par exemple
si un fou furieux ou un ennemi de l’État réclamait les armes qu'il a déposées.
2. La volonté humaine peut,
en vertu d'une convention commune, faire qu'une chose soit juste parmi celles
qui d'elles-mêmes n'impliquent aucune opposition à la justice naturelle. Et
c'est là qu'il y a place pour le droit positif. D'où cette définition du
Philosophe concernant le droit légal : A savoir qu'« avant d'être posé, il
n'importait pas qu'il fût ainsi ou autrement, mais qu'une fois posé, cela
importe ». En revanche, une chose qui de soi répugne au droit naturel ne peut
devenir juste par la volonté humaine, par exemple, si l'on décrète qu'il est permis
de voler ou de commettre l'adultère. C'est pourquoi il est écrit dans Isaïe
(10, 1) : « Malheur à ceux qui font des lois iniques. »
3. On appelle droit divin ce qui est promulgué par Dieu, qu'il s'agisse de choses naturellement justes, mais dont la justice est cachée aux hommes, ou de choses qui deviennent justes par institution divine. En sorte que le droit divin, comme le droit humain, se dédouble : d'un côté, dans la loi divine, les choses commandées parce qu'elles sont bonnes, et défendues parce qu'elles sont mauvaises ; d'un autre, celles qui sont bonnes parce que commandées, ou mauvaises parce que défendues.
Objections
:
1. Il semble que oui, car
il n'y a d'accord possible entre tous les hommes que sur ce qui leur est
naturel ; or cet accord existe pour le droit des gens, qui, au dire du
Jurisconsulte, est utilisé par toutes les nations humaines.
2. L'esclavage parmi les hommes
est naturel : il y a en effet, dit Aristote, des individus qui sont esclaves
naturellement ; or l'esclavage relève du droit des gens selon Isidore ; il
relève donc du droit naturel.
3. le droit, nous venons de
le dire, se divise en droit naturel et en droit positif ; or le droit des gens
n'est pas positif, car jamais toutes les nations réunies n'ont convenu entre
elles d'établir quoi que ce soit d'un commun accord ; il est donc naturel.
Cependant, selon Isidore : « en de droit, il n'y a que le naturel, le civil, et celui des gens » celui-ci diffère donc du droit naturel.
Conclusion
:
Ainsi que nous venons de le dire, droit (jus) ou juste naturel, c'est ce qui par nature s'ajuste ou se proportionne à autrui. Mais cela peut arriver de deux manières : soit qu'on envisage la chose absolument et en soi, par exemple l'homme qui, comme tel, s'adapte à une femme pour avoir des enfants, ou un père à son fils pour l'élever ; soit qu'on l'envisage, non plus absolument, mais relativement à ses conséquences ; par exemple, la propriété privée. En effet, à considérer ce champ absolument et en soi, il n'y a rien en lui qui le fasse appartenir à un individu plutôt qu’à un autre. Mais si l'on envisage l'intérêt de sa culture ou de son paisible usage, il vaut mieux qu'il appartienne à l'un et non à l'autre, remarque Philosophe.
Cependant, le fait d'envisager une chose absolument ne convient pas seulement à l'homme, mais encore aux animaux ; c'est pourquoi nous partageons avec eux le droit naturel première manière, « dont le droit des gens, au dire du jurisconsulte, diffère en ce qu'il ne s'applique qu'aux rapports des hommes entre eux et non à tous les animaux, comme le droit naturel » ainsi entendu. Au contraire, le fait d'envisager une chose en la comparant à ses conséquences n'appartient qu'à la raison. De là vient que la conduite dictée à l'homme par la raison lui est naturelle au titre d'être raisonnable. C'est aussi l'opinion du jurisconsulte Gaïus : « Ce que la raison naturelle établit chez tous les hommes, ce que toutes les nations observent, on l'appelle le droit des gens.
Solutions
:
1. Ainsi se trouve résolue
la première objection.
2. Il n'y a pas de raison
naturelle pour qu'un individu soit esclave plutôt qu'un autre, si on le
considère en lui-même, mais seulement si l'on se place au point de vue de
l'utilité qui en dérive, par exemple pour cet individu d'être dirigé par un
plus sage, et pour celui-ci d'être aidé par lui, selon Aristote. Voilà pourquoi
l'esclavage qui relève du droit des gens est naturel au second sens et non au
premier.
3. Parce que la raison naturelle dicte ce qui appartient au droit des gens comme réalisant le plus possible l'égalité, ces choses-là n'ont pas besoin d'une institution spéciale ; c'est la raison naturelle elle-même qui les établit, comme le dit Gaïus.
Objections :
1. Il semble que non car,
dit S. Ambroise, c'est le propre de la justice de rendre à chacun ce qui lui
est dû ; or le droit est l'objet de la justice, on vient de le dire ; il
appartient donc également à chacun, sans qu'il y ait lieu de distinguer un
droit du père et du maître.
2. C'est à la loi que
revient la détermination du juste, nous l'avons dit. Or la loi concerne le bien
commun de la cité et du royaume, comme nous l'avons établi, non le bien privé
d'une personne ou d'une famille, en sorte qu'il ne doit pas y avoir de droit
spécial du maître ou du père, 1'un'et l'autre faisant partie de la maison,
selon Aristote.
3. Il y a entre les hommes
beaucoup d'autres différences de degrés, puisque les uns sont soldats, d’autres
prêtres, ou princes ; on serait donc obligé du déterminer pour chacun d'eux des
droits spéciaux.
Cependant, le Philosophe distingue du droit politique ceux du maître et du père, et d'autres du même genre.
Conclusion
:
Le droit ou le juste, se définit par rapport à autrui. Mais il y a deux façons d'entendre autrui : la première absolue, où l'autre est absolument autre, et tout à fait distinct, comme le sont deux hommes individuellement indépendants, quoique soumis tous deux au même chef de la cité ; entre ces hommes, au dire du Philosophe, le droit est absolu ; - la seconde relative, où l'autre n'est pas absolument autre, mais fait pour ainsi dire partie de celui avec qui il est en relations, tel, dans les choses humaines, le fils à l'égard de son père dont il est en quelque sorte une partie ; et pareillement l'esclave à l'égard de son maître dont il est l'instrument, selon Aristote. Ainsi, entre un père et son fils le rapport n'est pas celui d'un être à quelqu'un d'absolument autre, et par conséquent un droit absolu, mais une sorte de droit, qui est le droit paternel. De même, entre le maître et l'esclave, il y a un droit spécial de domination.
L'épouse au contraire : bien queue soit quelque chose du mari, parce que, selon le mot de l'Apôtre (Ep 5, 28), elle se rattache à lui comme étant son propre corps, elle se distingue de lui plus que le fils de son père, ou l'esclave de son maître ; car elle est engagée avec lui dans une certaine vie de société, celle du mariage. C'est pourquoi, d'après le Philosophe, la notion de droit se réalise davantage entre un mari et sa femme qu'entre un père et son fils, ou un maître et son esclave. Toutefois, parce que l'homme et la femme sont en relation immédiate avec la communauté domestique, il s'ensuit qu'il n'y a pas entre eux de droit politique absolu, mais plutôt un droit domestique.
Solutions
:
1. Il appartient à la
justice de rendre à chacun son dû, mais en supposant qu'il s'agit d'un autre à
qui le rendre ; si quelqu'un en effet se rend à soi-même son dû, il n'y a pas
là de droit à proprement parler. De même entre un père et son fils, entre un
maître et son esclave, il n'y a pas de justice proprement dite.
2. Le fils, comme tel, est
quelque chose du père, ainsi que l'esclave, comme tel, est quelque chose de son
maître. Cela ne les empêche pas l'un et l'autre, considéré comme tel homme,
d'avoir une subsistance propre qui les distingue des autres, et d'être, sous
cet angle, en relation de justice. Et c'est pour cela aussi qu'on donne
certaines lois sur les rapports du père avec son fils, du maître avec son
esclave. Néanmoins, du fait que l'un est quelque chose de l'autre, la notion
parfaite de droit et de juste est ici boiteuse.
3. Toutes les autres différences de personnes qu'on trouve dans la cité soutiennent avec la communauté et son chef une relation immédiate. C'est pourquoi le droit s'applique à elles en toute rigueur de justice, ce qui d'ailleurs n'empêche pas de distinguer selon les fonctions. Aussi parle-t-on du droit du soldat, ou des magistrats, ou des prêtres. Cela ne signifie pas qu'il y ait là une réalisation imparfaite du droit pur et simple comme dans le cas du droit paternel, ou du droit de domination, mais seulement qu'on doit rendre en propre à chacun selon sa condition ce qui lui est dû à raison de ses services.
1. Qu'est-ce que la justice ? - 2. S'exerce-t-elle toujours envers autrui ? - 3. Est-elle une vertu ? - 4. A-t-elle son siège dans la volonté ? - 5. Est-elle une vertu générale ? - 6. A ce titre, se confond-elle avec les autres vertus ? - 7. Y a-t-il une justice particulière ? - 8. La justice particulière a-t-elle une matière propre ? - 9. Concerne-t-elle les passions, ou seulement les activités ? - 10. Le « milieu » de la justice est-il un caractère objectif ? - 11. L'acte de la justice consiste-t-il à rendre à chacun son dû ? - 12. La justice est-elle la plus grande des vertus morales ?
Objections
:
1. Il semble qu'on ne
puisse accepter la définition des juristes : « La justice est une volonté
perpétuelle et constante d'accorder à chacun son droit. » En effet, d'après le
Philosophe : « La justice est un habitus qui porte les hommes à faire
des choses justes, et qui est cause qu'on les fait et qu'on les veut. » Mais
qui dit volonté, dit puissance et aussi acte. Donc, la justice ne peut pas être
appelée une volonté.
2. La rectitude de la
volonté n'est pas la volonté ; autrement, nulle volonté ne pourrait être
déviée. Or, selon S. Anselme, « la justice est une certaine rectitude » ; donc
la justice n'est pas une volonté.
3. Seule est perpétuelle la
volonté divine ; si la justice était une volonté perpétuelle, la justice
n'existerait qu'en Dieu.
4. Tout ce qui est
perpétuel est constant, parce que immuable ; il y a donc pléonasme à poser dans
la définition de la justice les deux épithètes « perpétuelle et constante ».
5. Il appartient au chef de
rendre à chacun son dû. Donc, si la justice consistait à rendre à chacun son
dû, il s'ensuivrait que la justice est exclusivement chez les chefs, ce qui est
inadmissible.
6. S. Augustin dit : « La justice est un amour au service de Dieu seul. » Donc elle n'a pas à rendre à chacun son dû.
Conclusion
:
Cette définition de la justice est exacte, si elle est bien comprise. Toute vertu étant un habitus, c'est-à-dire le principe d'actes bons, il faut définir la vertu par l'acte bon ayant pour objet la matière même de la vertu. Or, la justice envisage comme sa matière propre tout ce qui est relation avec autrui, on le verra bientôt. C'est pourquoi l'on considère l'acte de la justice dans sa relation avec sa matière propre et son objet lorsqu'on dit qu'elle attribue à chacun son droit car Isidore donne l'étymologie suivante du mot juste : « Celui qui observe le droit jus). » Mais pour qu'un acte, quelle que soit la matière sur laquelle il s'exerce, soit vertueux, il faut qu'il soit volontaire et qu'il soit stable et ferme ; car le Philosophe nous dit que tout acte de vertu requiert trois conditions :
1° que son auteur sache ce qu'il fait, 2° qu'il le fasse par un choix réfléchi et pour la fin requise, 3° qu'il agisse avec constance. La première condition est incluse dans la deuxième, parce que « l'action faite par ignorance est involontaire », dit encore Aristote. C'est pourquoi, dans la définition de la justice que nous avons donnée, on a d'abord posé la volonté, pour montrer que tout acte de justice doit être volontaire. On a ensuite ajouté la constance et la perpétuité, pour indiquer la fermeté de l'acte. Et cette définition de la justice est ainsi complète, si ce n'est qu'à la place de l'habitus on a posé l'acte qui le spécifie, l'habitus se définissant par l'acte. Si l'on voulait mettre cette définition dans une forme logique parfaite, il faudrait dire que « la justice est l'habitus par lequel on donne, d'une perpétuelle et constante volonté, à chacun son droit ». Et c'est presque la définition que nous trouvons chez Aristote : « La justice est un habitus qui fait agir quelqu'un conformément au choix qu'il a fait de ce qui est juste. »
Solutions
:
1. Le mot volonté signifie
ici l’acte et non la puissance. Les auteurs ont coutume de définir les habitus
par l'acte ; c'est ainsi que S. Augustin nous dit : « La foi consiste à croire
ce qu'on ne voit pas. »
2. La justice n'est pas non
plus essentiellement une rectitude, elle ne l'est qu'à titre de cause. Elle est
en effet, un habitus qui rend droites l'action et la volonté.
3. Une volonté peut être
dite perpétuelle de deux façons : 1° du côté de l'acte même qui dure perpétuellement,
et en ce sens, la volonté de Dieu seul est perpétuelle ; 2° du côté de l'objet,
quand quelqu'un veut faire quelque chose perpétuellement ; et cette perpétuité
est nécessaire à la justice, dans sa définition même. Il ne suffit pas en effet
à la notion de justice que l'on veuille dans une certaine affaire, à un certain
moment, la respecter ; en effet, on trouverait difficilement quelqu'un qui, de
parti pris, voudrait en toute chose agir injustement ; mais il est nécessaire
que l'homme ait toujours et en toute chose la volonté de garder la justice.
4. Ce mot « perpétuel » ne
doit pas être entendu comme signifiant la durée perpétuelle d'un acte de
volonté ; c'est pourquoi le mot « constante » n'est pas superflu ; en disant «
volonté perpétuelle », on a indiqué qu'il fallait se proposer de garder
toujours la justice ; en disant « constante», on signifie qu'il faut persévérer
avec fermeté dans cette résolution.
5. Le juge rend à chacun
son dû en donnant des ordres ou des directions, car « le juge est la justice vivante
», et « le prince est le gardien de la justice », dit Aristote. Mais les sujets
rendent à chacun ce qui lui est dû en exécutant ces décisions.
6. De même que l'amour du prochain est inclus dans l'amour de Dieu, nous l'avons dit l, ainsi le service de Dieu implique que l'on rende à chacun ce qu'on lui doit.
Objections
:
1. Il semble que non, car S. Paul écrit (Rm 3, 22) : « La justice de Dieu
est donnée par la foi en Jésus Christ. » Mais la foi n'implique pas un rapport
d'un homme à un autre ; donc, la justice non plus.
2. D'après S. Augustin, il
appartient à la justice, qui assujettit toutes choses au service de Dieu, de «
bien commander à tout ce qui est soumis à l'homme ». Or, l'appétit sensible est
soumis à l'homme. L'Écriture nous le montre quand elle dit (Gn 4, 7) : « Le
désir [du péché] est en toi, mais tu le domineras. » Donc, il appartient à la
justice de dominer son propre désir ; il y a donc une justice qui implique une
relation avec soi-même.
3. La justice de Dieu est
éternelle. Mais rien d'autre que Dieu ne lui est coéternel. Donc, il n'est pas
essentiel à la justice d'avoir rapport à autrui.
4. De même qu'il est nécessaire
aux opérations qui impliquent un rapport avec autrui d'être soumises à une
règle, de même celles qui comportent relation à soi-même. Or, les opérations
sont réglées par la justice, selon les Proverbes (11, 5) : « La justice de
l'homme intègre rend droit son chemin. » Donc, la justice ne s'occupe pas
seulement de ce qui implique rapport avec autrui, mais aussi de ce qui n'a
rapport qu'avec soi-même.
Cependant, Cicéron nous dit : « La justice est la règle qui maintient la société des hommes entre eux, et leur communauté de vie », ce qui implique rapport à autrui. Donc la justice s'occupe de ce qui a rapport à autrui.
Conclusion
:
Nous l'avons vu : justice signifie égalité : par définition, la justice implique rapport avec autrui. On n'est jamais égal à soi-même, mais à un autre. Or, puisqu'il appartient à la justice de rectifier les actes humains, comme on l'a dit, il faut que cette altérité qu'elle exige affecte des agents différents. Les actions, en effet, émanent de la personne et du tout, et non pas des parties, des formes ou des puissances. On ne dit pas, à proprement parler, que la main frappe, mais que l'homme frappe avec la main, ni que la chaleur chauffe, mais que le feu chauffe par la chaleur. Cependant on parle ainsi par figure. Donc, la justice proprement dite exige la diversité des sujets, et il n'y a de justice que d'un homme par rapport à un autre. Mais on peut, au figuré, considérer dans un même homme divers principes d'actions comme émanant de sujets distincts : tels la raison, l'irascible, le concupiscible. Et c'est pourquoi l'on dit métaphoriquement qu'il y a une justice dans un seul et même homme, en ce sens que sa raison commande à son irascible et à son concupiscible et que ceux-ci obéissent à la raison, et en général, selon qu'on attribue à chaque partie de l'homme ce qui ne convient qu'à lui. Aussi le Philosophe dit-il que cette justice est appelée ainsi « par métaphore ».
Solutions
:
1. La justice qui est en
nous par la foi et qui justifie l'impie consiste en la bonne ordonnance
réciproque des parties de l'âme, nous l'avons dit en traitant de la
justification des impies. Cela concerne donc la justice prise au sens
métaphorique, qu'on peut trouver même dans la vie d'un solitaire.
2. Cette réponse résout la
deuxième objection.
3. La justice de Dieu est
de toute éternité, provenant d'une volonté et d'une pensée éternelles, et c'est
surtout là-dessus que se fonde la justice. Mais ses effets ne sont pas de toute
éternité, car rien n'est coéternel à Dieu.
4. Les actions de l'homme qui ont lui-même pour objet, sont rectifiées quand ses passions le sont par les autres vertus morales. Mais les actions qui ont trait à autrui ont besoin d'une rectification spéciale, non seulement dans leurs rapports avec leur auteur, mais aussi dans leurs rapports avec celui qu'elles atteignent. C'est pourquoi il doit y avoir une vertu spéciale à leur égard, qui est la justice.
Objections
:
1. Non, car il est écrit
dans S. Luc (17, 10) : « Lorsque vous aurez accompli tout ce qui vous a été
commandé, dites : "Nous sommes des serviteurs inutiles ; nous avons fait
ce que nous devions faire." » Or l'accomplissement d'une oeuvre vertueuse
n'est pas inutile, selon ce mot de S. Ambroise : « Nous appelons utile, non ce
qui procure un bénéfice pécuniaire, mais ce qui acquiert la piété. » Donc,
faire ce qu'on doit ne relève pas de la vertu ; c'est cependant une oeuvre de
justice ; celle-ci par conséquent n'est pas une vertu.
2. Ce qui se fait par
nécessité n'est pas méritoire. Or tel est le cas de la justice, qui consiste à
rendre à quelqu'un son dû ; il n'y a pas là de mérite. Et comme nous méritons
par nos actes vertueux, il s'ensuit que la justice n'est pas une vertu.
3. Toute vertu morale a
trait à l'action. Mais ce qui se produit au-dehors ne relève pas de l'action,
mais de la fabrication, selon le Philosophe. Et puisqu'il appartient à la
justice « de faire » au-dehors une oeuvre juste en soi, elle ne saurait être
une vertu morale.
Cependant, S. Grégoire nous assure que « toute la structure de l'oeuvre bonne résulte des quatre vertus » : tempérance, prudence, force et justice.
Conclusion
:
La vertu humaine « consiste à rendre bons les actes humains, et l'homme lui-même », ce qui convient à la justice. La bonté d'un acte humain lui vient de sa soumission à la règle de la raison, d'où les actes humains tirent leur rectitude. Aussi, puisque la justice rectifie les opérations humaines, il est clair qu'elle les rend bonnes. Ainsi que le déclare Cicéron : « C'est surtout à cause de la justice que les hommes sont appelés bons. » Aussi, comme il l'ajoute : « C'est en elle qu'éclate souverainement la splendeur de la vertu. »
Solutions
:
1. Faire ce que l'on doit
n'est pas procurer un gain à autrui, c'est simplement lui éviter un dommage.
C'est à soi-même qu'on est utile, car faire ce que l'on doit d'une volonté
prompte et spontanée, c'est agir vertueusement L'Écriture nous dit (Sg 8, 7) :
« La sagesse Dieu enseigne la sobriété et la justice, la prudence et la vertu ;
dans cette vie il n'est rien de plus utile aux hommes », c'est-à-dire aux
vertueux.
2. Il y a deux sortes de
nécessités : la nécessité de contrainte, qui contrarie la volonté et supprime
le mérite ; et la nécessité qui tient à l'obligation du précepte, nécessité qui
vient de la fin, par exemple, quand on ne peut réaliser la fin de telle vertu
qu’à telle condition. Et cette sorte de nécessité n'exclut pas la possibilité
du mérite ; car on fait volontairement l'acte ainsi nécessaire exclut cependant
la gloire de surérogation, selon S. Paul (1 Co 9, 16) « Annoncer l’Évangile
n’est pas une gloire pour moi, c'est une nécessité qui m'incombe. »
3. La justice concerne les choses extérieures non pour les fabriquer : cela concerne l'art pour s'en servir dans l'intérêt d'autrui.
Objections
:
1. Il ne le semble pas, car
on donne parfois à la justice le nom de vérité ; or la vérité est dans
l'intelligence, non dans la volonté.
2. La justice concerne ce
qui a rapport à autrui ; or c'est à l'intelligence qu'il appartient d'établir
ce rapport ; la justice est donc une vertu de l'intelligence plutôt que de la
volonté.
3. La justice, puisqu'elle n'est pas ordonnée la connaissance, n'est pas une vertu intellect Il Reste donc qu'elle soit une vertu morale. vertu morale a pour siège « ce qui, dans l'homme participe de la raison », c'est-à-dire l'irascible et le concupiscible d'après Aristote. C'est donc là, et non dans la volonté, que la justice a son siège.
En sens contraire : S. Anselme nous dit : « La justice est la rectitude de la volonté observés pour elle-même. »
Conclusion
:
La vertu a son siège dans la puissance, dont elle a pour fonction de rectifier l'acte. Or la justice n'a pas à rectifier un acte quelconque de connaissance ; on ne nous appelle pas justes du fait que nous connaissons quelque chose avec rectitude. Elle n'a donc pas son siège dans l'intelligence ou la raison, qui est une faculté de connaissance. Mais parce que nous sommes appelés justes du fait que nous accomplissons quelque chose avec droiture, et parce que c'est l'appétit qui est le principe prochain d'un acte, il est nécessaire duc la justice ait son siège dans une puissance appétitive. Or l'appétit est double : la volonté, qui est dans la raison, et l'appétit sensible qui suit la perception sensible et qui se divise en irascible et concupiscible, comme on l'a vu dans la première Partie. Mais rendre à chacun son dû ne peut dépendre de l'appétit sensible, car la perception sensible ne va pas jusqu'à pouvoir considérer le rapport d'une chose à une autre : c'est là le propre de la raison. Il s'ensuit que la justice ne saurait avoir son siège dans l'irascible ou le concupiscible, mais dans la volonté. C'est pourquoi le Philosophe définit la justice par l'acte de la volonté, comme nous l'avons montré précédemment.
Solutions
:
1. La volonté est un
appétit de la raison ; c'est pourquoi, quand la rectitude de la raison,
autrement dit la vérité, pénètre dans la volonté, elle conserve ce nom de
vérité, et de là vient que la justice est appelée parfois vérité.
2. La volonté se porte vers
son objet après qu'il a été saisi par la raison. C'est pourquoi, parce que la
raison établit un rapport avec autrui, la volonté point vouloir quelque chose
relativement à autrui, la volonté est du domaine de la justice.
3. Il n'y a pas, pour participer de la raison, que et le concupiscible. C'est toute puissance appétitive, dit Aristote, parce que tout appétit obéit à la raison. Or la volonté est faculté appétitive ; c'est pourquoi elle peut être le siège d'une vertu morale.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car la
justice est énumérée avec les autres vertus, comme cela se voit au livre de la
Sagesse (8, 7) : « Elle enseigne la sobriété et la justice, la prudence et la
force. » Or on ne divise pas, ou on n'énumère pas ainsi un genre avec les
espèces qu'il contient. La justice n'est donc pas une vertu générale.
2. De même que la justice
est considérée comme une vertu cardinale, il en est ainsi pour la force et la
tempérance. Or celles-ci ne sont pas des vertus générales. Donc, la justice non
plus, à aucun titre.
3. La justice implique
toujours rapport à autrui, nous l'avons dite. Mais le péché contre le prochain
n'est pas un péché général ; il s'oppose seulement au péché que l'on commet
contre soi-même. Donc la justice n'est pas une vertu générale.
Cependant, le Philosophe nous dit que « la justice est toute vertu ».
Conclusion
:
La justice a pour but de régler nos rapports avec autrui, et cela de deux manières : soit avec autrui considéré individuellement, soit avec autrui considéré socialement, c'est-à-dire en tant que le serviteur d'une communauté sert tous les hommes qui en font partie. Sous ce double aspect la justice peut intervenir selon sa raison propre. Il est manifeste, en effet, que tous ceux qui vivent dans une société sont avec elle dans le même rapport que des parties avec un tout. Or la partie, en tant que telle, est quelque chose du tout ; d'où il résulte que n'importe quel bien de la partie doit être subordonné au bien du tout. C'est ainsi que le bien de chaque vertu, de celles qui ordonnent l'homme envers soi-même, ou de celles qui l'ordonnent envers d'autres individus, doit pouvoir être rapporté au bien commun auquel nous ordonne la justice. De cette manière les actes de toutes les vertus peuvent relever de la justice en ce que celle-ci ordonne l'homme au bien commun. Et en ce sens la justice est une vertu générale. Et parce que c'est le rôle de la loi de nous ordonner au bien commun, nous l'avons vu, cette justice dite générale est appelée justice légale : car, par elle, l'homme s'accorde avec la loi qui ordonne les actes de toutes les vertus au bien commun.
Solutions
:
1. Ce n'est pas en tant que
vertu générale que la justice est énumérée parmi les autres vertus, mais en
tant que vertu spéciale, comme nous allons le voir.
2. La tempérance et la
force ont leur siège dans l'appétit sensible, c'est-à-dire dans le
concupiscible et l'irascible. Ces puissances désirent des biens particuliers,
de même que les sens ne connaissent que l'individuel. Au contraire, la justice
a pour siège l'appétit intellectuel, qui peut se porter vers le bien universel
appréhendé par l'intelligence. C'est pourquoi la justice peut être une vertu
générale plus que la tempérance et la force.
3. Ce qui nous concerne personnellement peut être ordonné à autrui, surtout en raison du bien commun. De là vient que la justice légale, qui a le bien commun pour objet, peut être qualifiée de vertu générale. Pour la même raison l'injustice peut être appelée un péché général car « tout péché est une iniquité » (1 Jn 3, 4).
Objections
:
1. Il semble bien, car le
Philosophe dit que vertu et justice légale « s'identifient avec n'importe
quelle vertu, n'en différant que par l'existence ». Mais les êtres qui
diffèrent ainsi seulement par l'existence, ou par une distinction de raison, ne
diffèrent pas essentiellement. La justice est donc identique par essence à
n'importe quelle vertu.
2. Toute vertu qui ne
diffère pas d'une autre essentiellement, en est une partie. Or la justice en
question, d'après le Philosophe « n'est pas une partie de vertu, mais toute
vertu » ; la justice ne fait donc qu'un essentiellement avec toutes les vertus.
3. Du fait qu'une vertu
ordonne son acte à une fin plus haute, l'habitus n'en est pas diversifié pour
autant dans son essence, par exemple l'habitus de tempérance, même si son acte
était ordonné au bien divin. Or, c'est le propre de la justice légale
d'ordonner les actes de toutes les vertus au bien commun de la multitude, qui
l'emporte en valeur sur le bien privé de l'individu. Il apparaît donc que la
justice légale se confond essentiellement avec toute autre vertu.
4. Tout le bien de la
partie doit pouvoir être ordonné à celui du tout, sous peine d'être vain et
inutile. Mais ce qui se conforme à la vertu ne peut être ainsi. Il semble donc
qu'il ne puisse y avoir aucun acte d'une vertu qui ne relève de la justice
générale, ordonnée au bien commun. Il semble ainsi que la justice légale ne
ferait qu'un essentiellement avec les autres vertus.
Cependant, le Philosophe nous dit que « beaucoup de gens pensent exercer la vertu dans leurs biens privés, qui ne le peuvent pas lorsqu'il s'agit du bien d'autrui ». Il dit encore que « la vertu d'un homme bon n'est pas purement et simplement la vertu du bon citoyen ». Or la vertu de ce dernier n'est autre que la justice générale qui nous ordonne au bien commun. La justice générale ne se confond donc pas avec la vertu commune ; elles peuvent exister l'une sans l'autre.
Conclusion
:
Le mot « général » s'entend de deux manières. Premièrement, sous forme d'attribution, comme le mot animal attribué à l'homme, au cheval, et à tous les êtres semblables. Dans ce cas, ce qui est général doit s'identifier essentiellement avec les êtres auxquels il est attribué, puisque le genre appartient essentiellement à l'espèce, et entre dans sa définition. Deuxièmement, un être est appelé général au point de vue de sa puissance, telle une cause universelle par rapport à tous ses effets, par exemple le soleil qui illumine ou transforme tous les corps par sa puissance. En ce sens, il n'est pas nécessaire que la puissance générale s'identifie avec les êtres auxquels elle s'étend ; la cause et ses effets n'ont pas la même essence.
C'est précisément dans ce sens, d'après ce qui a été dit plus haut qu'on donne le nom de vertu générale à la justice légale : en tant qu'elle ordonne les actes des autres vertus à sa fin, ce qui revient à les mouvoir par son commandement. De même en effet que la charité peut être qualifiée de vertu générale en tant qu'elle ordonne les actes de toutes les vertus au bien divin, ainsi la justice légale qui ordonne leurs actes au bien commun. Cependant cela n'empêche pas la charité, qui a pour objet propre le bien divin, d'être par essence une vertu spéciale ; pareillement la justice légale demeure une vertu spéciale, du fait qu'elle a pour objet propre le bien commun. Ainsi elle réside dans le prince à titre de principe, dotée d'une qualité architectonique, ne se trouvant chez les sujets que de façon secondaire, comme agents d'exécution.
Néanmoins n'importe quelle vertu peut être appelée justice légale en ce qu'elle est ordonnée au bien commun par la vertu dont nous venons de parler, laquelle est à la fois spéciale par son essence, et générale par sa puissance motrice. Alors, d'après cette façon de parler, il n'y aurait entre n'importe quelle vertu et la justice légale qu'une différence de raison. Et c'est ainsi que parle Aristote.
Solutions
:
1 et 2. Ainsi se trouvent résolues
la première et la deuxième objections.
3. Ici encore l'objection
porte sur la justice légale en tant que l'on donne son , nom à la vertu elle
commande.
4. Chaque vertu, selon sa raison propre, ordonne son acte à sa propre fin. Mais que, toujours ou quelquefois, cet acte soit ordonné à une fin supérieure, cela ne provient pas de cette vertu sous sa raison propre, mais il faut que cela vienne d'une autre vertu supérieure par qui elle est ordonnée à cette fin. Ainsi faut-il qu'une vertu supérieure ordonne au bien commun toutes les vertus ; et elle n'est autre que la justice légale, essentiellement différente de toute autre vertu.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car,
dans le domaine des vertus, pas plus que dans celui de la nature, il n'y a rien
de superflu. Or la justice générale ordonne suffisamment l'homme à tout ce qui
concerne autrui. Donc aucune justice particulière n'est nécessaire.
2. L'un et le multiple ne
changent pas l'espèce d'une vertu. Or la justice légale a pour objet de mettre
l'homme en relation avec autrui pour tout ce qui concerne la multitude, ainsi
que nous venons de le montrer. Il ne peut donc y avoir une autre vertu,
spécifiquement différente, qui l'ordonne à autrui pour ce qui concerne
l'individu.
3. Entre l'individu et la
foule des citoyens se place le groupe domestique. Si donc, en plus de la
justice générale, il existe une justice particulière qui regarde les individus,
il faudra, pour la même raison, trouver une justice domestique qui ordonne
l'homme au bien commun de la famille, ce dont on ne parle pas. Donc il n'existe
pas de justice particulière à côté de la justice légale.
Cependant, S. Jean Chrysostome à propos de ce verset de S. Matthieu (5, 6) : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice », nous dit que « la justice désigne ou une vertu universelle, ou une vertu particulière qui s'oppose à l'avarice ».
Réponse . Nous venons de voir que la justice légale ne se confond pas essentiellement avec n'importe quelle vertu. Il faut donc qu'en plus de cette vertu générale qui ordonne l'homme de façon immédiate au bien commun, il y en ait d'autres qui l'ordonnent immédiatement aux biens particuliers. Les uns peuvent nous concerner personnellement, ou bien regarder un autre individu. Donc, de même qu'en dehors de la justice légale il faut qu'il existe des vertus particulières qui ordonnent l'homme en lui-même, telles la tempérance et la force, ainsi une justice particulière est encore requise pour l'ordonner au sujet de ce qui appartient à d'autres personnes que lui.
Solutions
:
1. Que la justice légale
ordonne suffisamment l'homme envers autrui, c'est vrai de façon immédiate par
rapport au bien commun ; mais seulement d'une façon médiate par rapport au bien
individuel. C'est pourquoi en ce qui concerne le bien particulier des
individus, une justice particulière est requise.
2. Le bien commun de la
cité et le bien particulier d'une personne différent entre eux formellement, et
non pas seulement en quantité. La notion de bien commun et celle de bien
individuel diffèrent en effet entre elles comme celles de tout et de partie.
C'est pourquoi le Philosophe blâme ceux qui n'admettent entre la cité, la
maison, et autres choses du même ordre, qu'une différence selon le grand ou le
petit nombre, et non selon l'espèce.
3. Selon le Philosophe, le groupe domestique implique trois relations : entre l'épouse et l'époux ; entre parents et enfants ; entre maîtres et serviteurs. On voit que l'une de ces personnes est quelque chose de l'autre. C'est pourquoi entre ces personnes il n'y a pas de justice stricte, mais une espèce de justice qu'on appelle domestique.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car,
au sujet de ce texte de la Genèse (2, 14), « le quatrième fleuve est l'Euphrate
», la glose ordinaire remarque que « Euphrate a le sens de fructueux ; et qu'on
ne dit pas où il va, parce que la justice concerne toutes les parties de l'âme
». Or cela ne serait pas si elle avait une matière spéciale, car toute matière
spéciale appartient à une puissance spéciale de l'âme. La justice particulière
n'a donc pas de matière spéciale.
2. S. Augustin nous dit «
qu'il existe quatre vertus assurant ici-bas notre vie spirituelle : la
tempérance, la prudence, la force et la justice », et il ajoute, à propos de la
quatrième, « qu'elle se diffuse en tous ». Donc la justice particulière ne
comporte pas de matière spéciale.
3. La justice dirige
suffisamment l'homme dans ses relations avec autrui. Mais tout ce qui existe en
cette vie peut l'ordonner à autrui. Donc la matière de la justice est générale,
et non spéciale.
Cependant, le Philosophe postule une justice particulière pour ce qui a trait spécialement aux échanges résultant de la vie entre les hommes.
Conclusion
:
Tout ce qui peut être rectifié par la raison constitue la matière d'une vertu morale, laquelle se définit par la droite raison, selon le Philosophe,. Or les passions intérieures de l'âme, les actions extérieures, et même les biens extérieurs qui sont à l'usage de l'homme sont susceptibles de cette rectification rationnelle, avec cette différence que, dans les actions et les choses extérieures par quoi les hommes peuvent communiquer entre eux, on prend garde à l'ordination d'un homme à l'égard d'un autre, tandis que dans les passions intérieures, on ne considère que sa propre rectification en lui-même. Et puisque la justice a pour objet d'ordonner à autrui, elle n'embrasse pas toute la matière de la vertu morale, mais seulement les actions et les choses extérieures, sous une raison d'objet qui est spéciale, c'est-à-dire en tant que par elles un homme est mis en relation avec un autre.
Solutions
:
1. La justice appartient
essentiellement à une puissance de l'âme, la volonté, qui meut par son
commandement toutes les autres puissances. A cause de cela on peut dire que la
justice s'étend à toutes, non de façon directe mais par une sorte de
rejaillissement.
2. Comme nous l'avons dit
précédemment, il y a deux façons d'entendre les vertus cardinales : soit comme
des vertus spéciales ayant des matières déterminées ; soit comme des manières
générales d'être vertueux. C'est dans ce dernier sens que l'entend ici S.
Augustin. Il dit en effet que la prudence est « la connaissance des réalités
désirables ou évitables » ; la tempérance, « un refrènement de la cupidité à
l'égard des délectations temporelles » ; la force, « une fermeté d'âme en
présence des choses pénibles d'ici-bas » ; et la justice, « qui se diffuse dans
les autres vertus, un amour de Dieu et du prochain » que l'on trouve à la
racine de toutes nos relations avec autrui.
3. Les passions intérieures, qui sont une partie de la matière morale, n'impliquent pas d'elles-mêmes une ordination à autrui, en quoi au contraire consiste la raison propre de justice ; mais leurs effets, autrement dit les opérations extérieures, peuvent être rapportés à autrui. Il ne s'ensuit pas que la matière de la justice soit générale.
Objections
:
1. Il semble que la justice
concerne les passions. Car le Philosophe nous dit que « les voluptés et les
tristesses relèvent d'une vertu morale ». Or ce sont là des passions, nous
l'avons vu ; elles relèvent donc de la justice qui est une vertu morale.
2. Il appartient à la
justice de rectifier les opérations qui ont trait au prochain ; or cela est
impossible sans une rectification préalable des passions, dont le désordre rejaillit
sur les opérations en question ; c'est ainsi que la convoitise charnelle
conduit à l'adultère, et l'avarice au vol. La justice doit donc s'occuper des
passions.
3. Comme la justice
particulière, la justice légale concerne autrui. Or celle-ci doit s'étendre aux
passions, sans quoi elle ne s'étendrait pas à toutes les vertus, dont
quelques-unes ont manifestement les passions pour objet. Les passions relèvent
donc de la justice.
Cependant, le Philosophe nous dit qu'elle a trait aux activités.
Conclusion
:
La vérité sur cette question ressort de deux considérations. La première concerne le siège de la justice, c'est-à-dire la volonté dont les mouvements et les actes ne sont pas les passions, nous l'avons établi ; car on ne donne le nom de passions qu'aux mouvements de l'appétit sensitif. Les passions ne regardent donc pas la justice mais la force et la tempérance, qui sont des vertus de l'irascible et du concupiscible.
La seconde considération se tire de la matière même de la justice, à savoir les rapports avec autrui. En effet, les passions intérieures ne nous mettent pas d'elles-mêmes et immédiatement en relation avec le prochain. Elles ne relèvent donc pas de la justice.
Solutions
:
1. Toutes les vertus n'ont
pas pour matière les plaisirs et les tristesses, car la force porte sur les
craintes et les audaces. Mais toute vertu morale est en relation avec le
plaisir et la tristesse comme avec des fins qui en sont la conséquence. En
effet, remarque Aristote « la délectation et la tristesse sont la fin principale
en vue de quoi nous qualifions toute chose de bonne ou de mauvaise ». Et cela
aussi relève de la justice : car « il n'y a pas d'homme juste qui ne se
réjouisse d'activités justes », dit Aristote.
2. Les activités
extérieures tiennent pour ainsi dire le milieu entre les réalités extérieures,
qui sont leur matière, et les passions intérieures qui sont leurs principes. Or
il peut arriver qu'il y ait un défaut sur un point et non sur l'autre : par
exemple si quelqu'un s'empare du bien d'autrui non par désir cupide de
posséder, mais par volonté de nuire ; ou inversement, s'il convoite le bien
d'autrui, mais sans vouloir le prendre. Aussi est-ce à la justice de rectifier
les activités sous le rapport où elles aboutissent aux choses extérieures ;
mais en tant qu'elles dérivent des passions, leur rectification relève des
vertus morales qui ont les passions pour objet. De là vient que la justice
empêche la soustraction du bien d'autrui pour autant qu'elle s'oppose à
l'égalité à établir dans les choses extérieures ; et la libéralité, en tant que
cette soustraction procède d'un amour immodéré des richesses. Toutefois, parce
que les activités extérieures ne tirent pas leur espèce des passions
intérieures, mais plutôt des réalités extérieures, il s'ensuit, à proprement
parler, que les réalités extérieures sont la matière de la justice plus que des
autres vertus morales.
3. Le bien commun est la fin de chacune des personnes vivant en communauté, comme le bien du tout est la fin de chacune des parties. Or le bien d'une personne en particulier n'est pas la fin d'une autre. C'est pourquoi la justice légale qui a le bien commun pour objet peut s'étendre davantage aux passions intérieures, par quoi l'homme est plus ou moins déterminé en lui-même, plus que ne fait la justice particulière qui est ordonnée au bien d'une autre personne en particulier. Ce qui n'empêche pas la justice légale de s'étendre à titre de principe aux autres vertus considérées dans leurs activités extérieures, c'est-à-dire en tant que « la loi ordonne d'accomplir les oeuvres qui conviennent à l'homme fort, tempérant et doux », dit Aristote.
Objections
:
1. Il semble que non. Une raison générique doit se retrouver dans toutes les espèces.
Or la vertu morale se définit : « Un habitus de choix qui consiste dans un milieu que la raison détermine par rapport à nous. » Le milieu visé par la justice est donc un milieu rationnel, et non objectif
2.Quand il s'agit de choses bonnes
purement et simplement, il n'y a pas lieu de parler de trop ou de trop peu, ni
par conséquent de « milieu », comme c'est le cas pour les vertus selon
Aristote. Or la justice concerne des « choses purement et simplement bonnes »,
d'après Aristote. Donc le juste milieu de la justice n'a pas de caractère
objectif.
3. Dans les autres vertus,
le juste milieu est appelé rationnel et non objectif, parce qu'il se diversifie
relativement à diverses personnes : ce qui est beaucoup pour l'un, est peu pour
un autre. Or cela s'observe aussi en justice : on ne punit pas de la même peine
celui qui frappe le prince, et celui qui frappe une personne privée. Le juste
milieu de la justice n'a donc pas de caractère objectif, mais un caractère
rationnel.
Cependant, d'après le Philosophe le juste milieu de la justice se détermine selon une proportionnalité arithmétique, ce qui en fait un « milieu » objectif.
Conclusion
:
Nous avons dit précédemment que les autres vertus morales ont trait principalement aux passions, dont la rectification ne se prend que par rapport à l'homme lui-même, sujet des passions, de façon qu'il s'irrite ou convoite comme il le doit selon les diverses circonstances. C'est pourquoi le juste milieu propre à ces vertus ne s'apprécie pas d'après la proportion d'une chose à une autre, mais seulement par rapport au sujet vertueux lui-même. C'est pourquoi, chez elles, le juste milieu est fixé par la raison et relatif à nous. Au contraire, la matière de la justice est une activité extérieure qui, par elle-même ou par la réalité qu'elle emploie, implique une juste proportion avec autrui. C'est donc dans l'égalité de proportion de cette réalité extérieure avec autrui que consistera le juste milieu de la justice. Or l'égalité tient réellement le milieu entre le plus et le moins. Le juste milieu de la justice a donc un caractère objectif.
Solutions
:
1. Cette réalité du juste
milieu de la justice ne l'empêche pas d'être en même temps rationnel. C'est
pourquoi on retrouve dans la justice la raison de vertu morale.
2. Le bien pur et simple
s'entend de deux manières. D'abord en ce sens qu'il est bon de toutes manières
; c'est ainsi que les vertus sont bonnes. Dans ce sens-là il n'y a ni milieu ni
extrêmes. Mais dans un autre sens, on dit d'une chose qu'elle est bonne
purement et simplement lorsqu'elle l'est absolument, c'est-à-dire selon sa
nature, bien que par suite d'abus elle puisse devenir mauvaise ; c'est évident
pour les richesses et les honneurs. Dans ce cas, il y a place pour des excès,
des déficiences et un juste milieu, à cause des hommes qui peuvent en faire un
bon ou un mauvais usage. C'est précisément le cas de la justice, qui concerne
ces réalités absolument bonnes en elles-mêmes.
3. Entre la violence faite au prince, ou faite à une personne privée, la proportion est différente. C'est pourquoi l'égalité à rétablir par le châtiment n'est pas la même dans les deux cas. Il s'agit donc bien là d'une différence réelle, et non seulement rationnelle.
Objections
:
1. Il semble que non, car
S. Augustin attribue à la justice de « secourir les malheureux ». Mais alors
nous leur donnons ce qui est à nous et non ce qui est à eux. Donc l'acte de la
justice ne consiste pas à rendre à chacun son dû.
2. Cicéron déclare que « la
bienfaisance, qu'on peut appeler libéralité ou bénignité », appartient à la
justice. Mais la libéralité consiste aussi à donner de son propre bien à
quelqu'un, et non de ce qui lui appartient. Donc l'acte de la justice ne
consiste pas à rendre à chacun son dû.
3. Il appartient à la
justice non seulement de distribuer les ressources dans la mesure requise, mais
encore de réprimer les actions injustes, comme les homicides, les adultères,
etc. Mais rendre à chacun son dû ne concerne que la dispensation des
ressources. Donc on ne signale pas suffisamment l'acte de la justice en disant
qu'il consiste à rendre à chacun son dû.
Cependant, pour S. Ambroise, « la justice est la vertu qui rend à chacun son dû, ne réclame pas le bien d'autrui, et néglige son propre intérêt pour sauvegarder l'équité commune ».
Conclusion
:
Nous venons de voire que la matière de la justice est l'activité extérieure qui, par elle-même ou par la réalité dont elle fait usage, se trouve proportionnée à la personne avec qui la justice nous met en relation. Or on dit qu'une chose appartient en propre à une personne donnée, lorsqu'elle lui est due selon une égalité de proportion. C'est pourquoi l'acte propre de la justice consiste bien à rendre à chacun son dû.
Solutions
:
1. Certaines vertus
secondaires, telles que la miséricorde, la libéralité, etc., se sont ajoutées à
la justice, du fait que celle-ci est une vertu cardinale, comme on le montrera
plus loin. C'est en ce sens que le secours aux malheureux qui relève de la
miséricorde ou de la piété, ou la largesse dans les bienfaits, qui relève de la
libéralité, sont ramenés à la justice comme à la vertu principale.
2. Et par là se trouve
résolue la deuxième objection.
3. Selon Aristote, on donne le nom de gain, par extension, à tout ce qui dépasse les exigences de la justice, comme on donne celui de dommage à ce qui leur est inférieur. Et c'est pourquoi, du fait que la justice s'est d'abord exercée et s'exerce encore le plus souvent dans les échanges volontaires de biens, tels que les achats et les ventes, où ces mots sont employés dans leur sens propre, ou en a étendu l'appellation à tout ce qui, de près ou de loin, peut être l'objet de la justice. Il en est de même pour l'expression - « rendre à chacun ce qui lui est dû ».
Objections
:
1. Il ne semble pas ; car il est plus vertueux de donner à quelqu'un, par
libéralité, de son propre bien que de lui rendre en justice ce qui lui est dû.
La libéralité est donc une vertu supérieure à la justice.
2. On ne confère un
ornement qu'en donnant un objet plus digne. Or, d'après Aristote « la
magnanimité est l'ornement de la justice et de toutes les vertus ». Elle est
donc plus noble que la justice.
3. « La vertu concerne ce
qui est difficile et bon », dit Aristote. Mais, selon lui la force concerne des
actions plus difficiles : les périls de mort. Donc la force est plus noble que
la justice.
Cependant, Cicéron affirme : « C'est dans la justice que la vertu brille de son plus vif éclat ; car c'est à cause d'elle que les hommes sont appelés bons. »
Conclusion
:
Si nous parlons de la justice légale, il est manifeste qu'elle dépasse en valeur toutes les vertus morales, du fait que le bien commun l'emporte sur le bien particulier d'un individu. C'est en ce sens qu'Aristote nous dit que « la plus éclatante des vertus paraît être la justice, et que ni l'étoile du soir, ni celle du matin ne sont aussi admirables ».
Mais, si nous parlons de la justice particulière, elle dépasse en excellence les autres vertus morales pour deux raisons. La première, prise du côté du sujet, est que la justice a son siège dans la partie la plus noble de l'âme, c'est-à-dire l'appétit rationnel ou la volonté, alors que les autres vertus morales ont pour siège l'appétit sensible et pour matière les passions qui s'y rapportent, lesquelles sont la matière des autres vertus morales. La seconde raison se prend du côté du sujet. Car les vertus morales autres que la justice sont louées seulement à cause du bien qu'elles réalisent dans l'homme vertueux, tandis que la justice est louée en outre pour le bien que l'homme vertueux réalise dans ses rapports avec autrui, de telle sorte qu'elle est d'une certaine manière le bien d'autrui, dit Aristote. C'est pourquoi il remarque' que « les plus grandes vertus sont nécessairement les plus honorables pour autrui, puisque la vertu est une puissance bienfaisante. C'est pourquoi on honore davantage les forts et les justes, la force étant utile aux autres dans la guerre, et la justice dans la guerre et dans la paix ».
Solutions
:
1. La libéralité, tout en
donnant du sien, ne le fait qu'en considérant le bien de sa vertu propre ; la
justice au contraire donne aux autres ce qui leur est dû en considération du
bien commun. En outre, la justice concerne tous les hommes, alors que la
libéralité ne peut s'étendre à tous. Enfin la libéralité, qui donne du sien, a
son fondement dans la justice qui garantit à chacun son dû.
2. La magnanimité, quand
elle s'ajoute à la justice, accroît sa bonté. Mais sans la justice, elle
n'aurait pas raison de vertu.
3. La force, si elle vise au plus difficile, ne vise pas au meilleur, car elle n'est utile que dans la guerre ; tandis que la justice est utile dans la guerre et dans la paix, on vient de le dire.
Somme Théologique IIa-IIae
1. L'injustice est-elle un vice spécial ? - 2. Agir injustement est-il propre à l'homme injuste ?- 3. Peut-on subir une injustice volontairement ? - 4. L'injustice est-elle, par son genre, péché mortel ?
Objections
:
1. « Tout péché est une iniquité » (1 Jn 3, 4). Or
il semble que l'iniquité se confonde avec l'injustice, la justice étant une
égalité, si bien que l'injustice semble identique à l'inégalité ou iniquité.
Donc l'injustice n'est pas un péché spécial.
2. Aucun péché spécial ne
s'oppose à toutes les vertus, tandis que c'est là le fait de l'injustice ;
ainsi l'adultère s'oppose à la chasteté, l'homicide à la mansuétude, et ainsi
de suite. Donc l'injustice n'est pas un péché spécial.
3. L'injustice s'oppose à
la justice qui a son siège dans la volonté ; or, comme le remarque S. Augustin
a, « la volonté est le siège de tous les péchés ». Il s'ensuit que l'injustice
n'est pas un péché spécial.
Cependant, l'injustice s'oppose à la justice qui est une vertu spéciale ; elle est donc aussi un péché spécial.
Conclusion
:
Il y a deux sortes d'injustice. D'abord une injustice illégale qui s'oppose à la justice légale, et qui est par essence un vice spécial en tant qu'elle regarde un objet spécial - le bien commun - qu'elle méprise. Mais si l'on tient compte de l'intention, elle est un vice général, en ce sens que le mépris du bien commun peut conduire l'homme à commettre tous les péchés, de même que tous les vices, sous le rapport où ils s'opposent au bien commun, dérivent en quelque sorte de l'injustice, comme nous venons de le dire au sujet de la justice. En plus de cette injustice légale, il y en a une autre qui consiste dans une certaine inégalité par rapport à autrui, en tant qu'on veut plus de bien, comme des richesses et des honneurs, et moins de maux, comme des labeurs et des dommages. En ce sens l'injustice a une matière spéciale, et constitue un vice particulier opposé à la justice particulière.
Solutions
:
1. De même qu'on définit la
justice légale par rapport au bien commun humain, de même la justice divine par
rapport au bien divin, auquel s'oppose tout péché. A ce point de vue tout péché
mérite le nom d'iniquité.
2. Même l'injustice
particulière s'oppose à toutes les vertus indistinctement, en tant que les
actes extérieurs relèvent à la fois de la justice et des autres vertus morales,
mais sous des aspects différents, nous l'avons dit.
3. La volonté, comme la raison, s'étend à toute la matière morale, c'est-à-dire aux passions et aux opérations extérieures ayant trait à autrui. Cependant, la justice ne perfectionne la volonté que dans la mesure où elle s'étend à ces opérations. Pareillement l'injustice n'est dans la volonté qu'à ce titre.
Objections
:
1. Il semble bien, car les
habitus reçoivent leur espèce de leurs objets, nous l'avons montré précédemment
; or le juste est l'objet propre de la justice, comme l'injuste de l'injustice.
Il faut donc appeler juste ou injuste celui qui commet une action juste ou
injuste.
2. Le Philosophe déclare
fausse l'opinion de ceux pour lesquels il est au pouvoir de l'homme de
commettre subitement une injustice, si bien que l'homme juste n'en est pas
moins capable que l'homme injuste. Or cela ne serait pas, si le fait de
commettre l'injustice n'était pas le propre d'un homme injuste. On doit donc
qualifier quelqu'un d'injuste du fait qu'il commet l'injustice.
3. Toutes les vertus ont le
même rapport à leur acte propre, et il faut en dire autant des vices opposés.
Or on appelle intempérant quiconque fait un acte d'intempérance. Donc tout
homme qui commet une injustice est appelé injuste.
Cependant, le Philosophe soutient « qu'on peut faire quelque chose d'injuste sans pour cela être injuste ».
Conclusion
:
De même que l'égalité dans les biens extérieurs est l'objet de la justice, ainsi l'inégalité est l'objet de l'injustice, par exemple d'attribuer à quelqu'un plus ou moins que ce qui lui revient. C'est à cet objet que se rapporte l'habitus de l'injustice, moyennant son acte propre qui consiste à faire quelque chose d'injuste. Il peut donc arriver à quelqu'un d'agir ainsi sans être injuste, et cela doublement. D'abord du fait que cet acte injuste n'a pas de rapport avec l'objet propre de l'injustice. C'est en effet d'un objet propre et non accidentel qu'une opération reçoit son nom et son espèce. Or, dans les actes qui sont accomplis pour une fin, est essentiel ce qui est voulu, et accidentel ce qui ne l'est pas. C'est pourquoi, si quelqu'un commet une injustice sans en avoir l'intention, par exemple par ignorance, et sans penser faire quelque chose d'injuste, il ne commet pas d'injustice à proprement parler, c'est-à-dire formellement, mais accidentellement et matériellement. Une pareille action ne peut être qualifiée d'injustice. - Cela peut arriver aussi du fait que cette action est sans rapport avec l'habitus. Une injustice peut en effet provenir d'une passion, par exemple de la colère ou de la convoitise ; ou du libre choix, quand cette injustice plaît par elle-même. Dans ce dernier cas, elle procède proprement de l'habitus, s'il est vrai que quiconque a un habitus trouve agréable ce qui s'accorde avec cet habitus. - Donc le fait de commettre une injustice, intentionnellement et librement, est le propre d'un homme injuste, c'est-à-dire de celui qui possède l'habitus d'injustice ; mais il peut arriver aussi que quelqu'un qui en est dépourvu, commette une injustice sans le vouloir, ou sous le coup d'une passion.
Solutions
:
1. Ce qui spécifie un
habitus est l'objet envisagé formellement et proprement, et non un objet
envisagé accidentellement et matériellement.
2. Il n'est pas facile à
n'importe qui d'accomplir délibérément une injustice comme quelque chose qui
plaît par soi et non pour d'autres motifs ; c'est le propre de quelqu'un qui en
a acquis l'habitus, remarque le Philosophe.
3. L'objet de la tempérance n'a pas, comme celui de la justice, une consistance extérieure ; il se définit seulement par rapport au sujet. C'est pourquoi on ne peut donner le nom de « tempérant », ni formellement, ni matériellement, à un acte accidentel, et non voulu ; de même pour ce qui est « intempérant ». En cela consiste la différence entre la justice et les autres vertus morales. Mais quant au rapport entre l'acte et l'habitus correspondant, il existe de façon semblable dans toutes les vertus.
Objections
:
1. Il semble bien, car ce
qui est injuste est inégal, nous l'avons dit. Or on s'éloigne de
l'égalité en se nuisant à soi-même aussi bien qu'en nuisant à autrui ; on peut
donc être injuste envers soi comme envers autrui : mais quiconque commet
l'injustice la commet volontairement. Donc on peut souffrir une injustice
volontairement, surtout lorsqu'elle vient de soi-même.
2. Personne n'est puni
selon la loi civile s'il n'a commis une injustice ; or ceux qui se donnent la
mort sont punis d'après les lois des cités, en ce qu'autrefois ils étaient
privés des honneurs de la sépulture ; donc on peut être injuste envers soi, et
ainsi on peut supporter l'injustice volontairement.
3. On ne peut commettre
d'injustice qu'à l'égard de quelqu'un qui la subit ; or il arrive que ce
quelqu'un y consente, par exemple si on lui vend une chose plus cher qu'elle ne
vaut ; on peut donc souffrir une injustice volontairement.
Cependant, le fait de souffrir une injustice s'oppose au fait de la commettre ; or nul ne commet une injustice qu'à la condition de la vouloir ; donc par opposition, nul se subit l'injustice que s'il ne la veut pas.
Conclusion
:
Une action, par définition, procède de l'agent, tandis que la passion, par définition, provient d'un autre ; c'est pourquoi on ne peut être à la fois et sous le même rapport agent et patient, selon Aristote. Or la volonté est le principe propre de l'action humaine. Il s'ensuit qu'à parler proprement et essentiellement, un homme ne fait que ce qu'il fait volontairement, et à l'inverse il ne souffre que ce qui échappe à sa volonté ; car, en tant qu'il veut, il est le principe de son acte, et par conséquent, comme tel, plus actif que passif Il faut donc soutenir qu'à parler essentiellement et formellement, nul ne peut commettre une injustice qu'à condition de la vouloir, et ne peut la subir qu'à condition de ne pas la vouloir. Au contraire, à parler selon l'accident et pour ainsi dire matériellement, il peut arriver que quelqu'un commette quelque chose de vraiment injuste sans le vouloir, lorsqu'il agit sans intention, ou supporte volontairement l'injustice par exemple s'il donne volontairement à quelqu'un plus qu'il ne lui doit.
Solutions
:
1. Si quelqu'un donne
volontairement à un autre plus qu'il ne lui doit, il ne commet ni injustice, ni
inégalité. En effet, c'est par sa volonté qu'un homme possède les choses, et
ainsi, lorsqu'on les lui enlève ou s'il les donne de son propre gré, ce n'est
pas étranger à son dessein, ni à l'égalité.
2. Une personne quelconque
peut être considérée à deux points de vue. Individuellement d'abord. En ce cas,
si elle se nuit à elle-même, elle pourra commettre un péché soit
d'intempérance, soit d'imprudence, mais non d'injustice ; car l'injustice,
comme la justice, implique toujours rapport à autrui. Ou bien on peut
considérer un homme en tant que membre de la cité, ou en tant qu'il appartient
à Dieu comme sa créature et son image. A ce point de vue, quiconque se donne la
mort est injuste non envers soi, mais envers la cité et envers Dieu. C'est
pourquoi la loi divine comme la loi civile lui inflige une punition, ainsi
qu'au fornicateur dont l'Apôtre (1 Co 3, 17) nous dit : « Si quelqu'un détruit
le temple de Dieu, Dieu le détruira. »
3. La passion est l'effet d'une action extérieure. Or, dans le fait de commettre et de souffrir une injustice, l'élément matériel se rapporte à l'acte extérieur, considéré en soi, nous l'avons dit au contraire l'élément formel et essentiel se rapporte à la volonté de l'agent et du patient, nous venons de le montrer. A parler matériellement, on doit donc dire que le fait de commettre une injustice et celui d'en subir une, vont toujours ensemble.
Mais, si nous parlons formellement, il peut arriver que quelqu'un commette une injustice volontairement alors que le patient ne souffre pas d'injustice parce qu'il y consent. Inversement, il peut arriver que quelqu'un souffre une injustice parce qu'il la subit contre son gré, alors que celui qui en est cause l'ignore, et à cause de cela ne commet pas l'injustice formellement, mais matériellement seulement.
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car le
péché véniel s'oppose au péché mortel. Or il arrive qu'on pèche véniellement en
commettant une injustice. C'est l'avis d'Aristote qui, parlant de ceux qui
accomplissent des choses injustes, prétend que « quels que soient les péchés
commis, s'ils le sont dans l'ignorance et à cause d'elle, ils sont véniels ».
On ne pèche donc pas toujours mortellement en commettant une injustice.
2. Celui qui commet une
injustice en matière légère, s'éloigne peu du milieu vertueux. Or cela semble
tolérable, et être compté parmi les petits malheurs, d'après Aristote. Toute
injustice n'est donc pas péché mortel.
3. La charité est la mère
de toutes les vertus, et c'est pour son opposition à la charité qu'un péché est
appelé mortel. Or tous les péchés opposés aux autres vertus ne sont pas mortels
; donc toute injustice n'est pas péché mortel.
Cependant, tout ce qui est contre la loi de Dieu est péché mortel ; or quiconque fait une injustice agit contre la loi de Dieu, qu'il s'agisse d'un vol, d'un adultère, d'un homicide, etc., comme on le verra par la suite. Donc celui qui commet une injustice fait un péché mortel.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit précédemment à propos de la différence des péchés, le péché mortel est celui qui est contraire à la charité, laquelle fait vivre l'âme. Or tout dommage causé à autrui s'oppose par soi à la charité, qui nous pousse à vouloir le bien d'autrui. C'est pourquoi l'injustice, qui consiste toujours dans un dommage causé à autrui, constitue, par son genre, un péché mortel.
Solutions
:
1. Le mot d'Aristote doit
s'entendre d'une ignorance de fait que lui-même qualifie « d'ignorance des
circonstances particulières », et qui mérite le pardon, mais non d'une
ignorance de droit qui est sans excuse. Celui qui commet une injustice sans le
savoir, n'agit que par accident, nous l'avons dit.
2. Celui qui commet une
injustice dans les petites choses ne réalise pas l'injustice de façon parfaite,
dans la mesure où il peut penser que ce n'est pas absolument contraire à la
volonté de celui qui la subit ; c'est le cas par exemple de quelqu'un qui
volerait une pomme, ou quelque chose d'équivalent, en présumant que cela ne
léserait pas le propriétaire et ne lui déplairait pas.
3. Les péchés commis contre les autres vertus morales n'impliquent pas toujours un dommage à l'égard d'autrui, mais un certain désordre à l'égard des passions.
Somme Théologique IIa-IIae
1. Le jugement est-il un acte de justice ? - 2. Est-il licite de juger ? - 3. Faut-il juger sur des soupçons ? - 4. Le doute doit-il être interprété favorablement ? - 5. Le jugement doit-il toujours être porté conformément aux lois écrites ? - 6. Le jugement est-il vicié par l'usurpation ?
Objections
:
1. Il semble que non, car
le Philosophe dit que « chacun juge bien ce qu'il connaît », en sorte que le
jugement semble relever de la faculté de connaissance. Or c'est la prudence qui
perfectionne cette faculté. Le jugement paraît donc relever de la prudence
plutôt que de la justice, qui est dans la volonté, comme on l'a dit.
2. L'Apôtre déclare (1 Co
2, 15) : « L'homme spirituel juge toutes choses. » Or l'homme se spiritualise
surtout par la charité « répandue dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a
été donné ». Le jugement relève donc de la charité plutôt que de la justice.
3. Il appartient à chaque
vertu de porter un jugement droit sur sa propre matière, parce que, dit le
Philosophe, « l'homme vertueux est en chaque chose règle et mesure ». Le
jugement ne relève donc pas plus de la justice que des autres vertus morales.
4. Le jugement semble
n'appartenir qu'aux juges. Or l'acte de la justice se trouve chez tous les
justes. Donc puisque les juges ne sont pas les seuls justes, il semble que le
jugement ne soit pas l'acte propre de la justice.
Cependant, nous lisons dans le Psaume (94, 15) : « jusqu'à ce que la justice soit convertie en jugement. »
Conclusion
:
A proprement parler, le jugement signifie l'acte du juge en tant que tel. Or, on l'appelle « juge » (judicem) comme étant celui qui « énonce le droit » (jus dicens). Et d'autre part le droit est l'objet de la justice, nous l'avons établi. Il s'ensuit que le jugement, dans l'acception première du mot, implique une définition ou détermination du juste ou du droit. Or le fait pour quelqu'un de bien définir dans les actions vertueuses provient proprement de l'habitus vertueux ; c'est ainsi que l'homme chaste détermine avec exactitude ce qui a trait à la chasteté. Il s'ensuit que le jugement, qui comporte une détermination exacte de ce qui est juste, appartient proprement à la justice. C'est pourquoi le Philosophe remarque que les hommes « recourent au juge comme à une sorte de justice animée ».
Solutions
:
1. Le mot de jugement qui,
dans sa première acception, signifie une détermination exacte des choses
justes, s'est élargi au point de signifier la détermination exacte de toutes
choses, dans l'ordre spéculatif aussi bien que pratique. Cependant, pour qu'il
y ait en toutes choses un jugement droit, deux conditions sont requises, dont
l'une se confond avec la vertu même qui profère le jugement. Dans ce sens, le
jugement est un acte de la raison, dont c'est la fonction de dire ou de
définir. L'autre condition concerne la disposition de celui qui juge, selon
laquelle ü est apte à juger correctement. C'est ainsi qu'en matière de justice
le jugement procède de la vertu de justice, comme ü procède de la force en tout
ce qui relève de cette vertu. Le jugement est donc l'acte de la justice en tant
quelle incline à juger exactement, et de la prudence en tant queue profère le
jugement. D'où la synésis (bon sens moral), qui appartient à la
prudence, est appelée une vertu « de bon jugement », nous l'avons établi
précédemment
2. L'homme spirituel tient
de l'habitus de charité une inclination à juger sainement de toutes choses
selon les règles divines, à partir desquelles il porte son jugement grâce au
don de sagesse ; de même le juste, par la vertu de la prudence, porte son
jugement à partir des règles du droit.
3. Les autres vertus
morales ordonnent l'homme par rapport à lui-même, tandis que la justice
l'ordonne par rapport à autrui, nous l'avons montrés. Or, si l'homme est maître
de ce qui lui appartient, il ne l'est pas de ce qui appartient à autrui. C'est
pourquoi, dans le domaine des autres vertus morales, on ne requiert que le
jugement d'un homme vertueux, en l'entendant du jugement au sens le plus large
du mot, comme nous l'avons dit. En matière de justice au contraire, le jugement
d'une autorité supérieure est requis, « qui soit capable de reprendre les deux
parties et de poser sa main sur les deux ». Pour cette raison le jugement
convient à la justice plus spécialement qu'aux autres vertus.
4. Chez le prince, la justice est une vertu architectonique : elle commande et prescrit ce qui est juste ; tandis que, chez les sujets, c'est une vertu qui est d'exécution et de service. Aussi l'acte de juger, qui comporte une déclaration de ce qui est juste, relève-t-il de la justice selon le mode particulier qu'elle a chez le prince.
Objections
:
1. Il semble que non, car
on n'inflige de châtiment que pour une action illicite ; or ceux qui jugent
sont menacés d'un châtiment auquel se soustraient ceux qui ne jugent pas, selon
cette parole du Christ (Mt 7, 1) : « Ne jugez pas si vous ne voulez pas être
jugés. »
2. S. Paul écrit (Rm 14, 4)
: « Toi, qui es-tu pour juger le serviteur d'autrui ? Qu'il reste debout ou
qu'il tombe, cela ne concerne que son maître. » Et le maître de tous, c'est
Dieu. Donc il n'est permis à aucun homme de juger.
3. Personne n'est sans
péché : « Lorsque nous prétendons être sans péché, nous nous faisons illusion »
(1 Jn 1, 8). Or il n'est pas permis au pécheur de juger, selon cette parole (Rm
2, 1) : « Qui que tu sois , ô homme qui juges, tu es sans excuse ; car sur le
point où tu juges les autres, tu te condamnes toi-même, en faisant toi-même ce
que tu juges. » Il n'est donc permis à personne de juger.
Cependant, il est écrit dans le Deutéronome (16, 18) : « Tu établiras des juges et des maîtres dans toutes les villes qui t'appartiennent, pour qu'ils jugent le peuple par des jugements justes. »
Conclusion
:
Un jugement est licite dans la mesure où il est un acte de justice. Or, d'après ce qui a été dit, trois conditions sont requises pour cela : la première, qu'il procède d'une inclination à la justice ; la deuxième, qu'il émane de l'autorité d'un supérieur ; la troisième, qu'il soit proféré selon la droite règle de la prudence. Là où l'une de ces conditions fait défaut, le jugement devient vicieux et illicite. D'abord s'il va contre la droiture de la justice, il est pervers ou injuste. Ensuite, quand l'homme juge en des matières où il n'a pas autorité, on dit que le jugement est usurpé. Enfin, là où la certitude fait défaut, par exemple lorsque sur de légères conjectures quelqu’un juge de choses douteuses ou cachées, son jugement est entaché de suspicion, ou téméraires.
Solutions
:
1. Le Christ interdit par
ces paroles le jugement téméraire qui porte sur quelque intention secrète du
coeur ou sur d'autres objets incertains, selon S. Augustin - ou encore il
interdit tout jugement sur les choses divines : parce qu'elles nous sont
supérieures, nous ne devons pas les juger mais simplement les croire, dit S.
Hilaire- ou enfin, le Christ interdit tout jugement inspiré non par la
bienveillance, mais par l'aigreur, selon S. Chrysostome.
2. Le juge est établi
ministre de Dieu : c'est pourquoi il est écrit (Dt 1, 16) : « Jugez selon la
justice », et aussi : « Parce que c'est le jugement de Dieu. »
3. Ceux qui sont tombés dans des péchés graves ne doivent pas juger ceux qui sont coupables des mêmes fautes, ou de péchés moindres, dit S. Jean Chrysostome. Et cela doit s'entendre surtout quand ces péchés sont publics, à cause du scandale qui s'élèverait de ce fait dans le coeur des gens. Si les péchés ne sont pas publics, mais occultes, et que le pécheur, du fait de ses fonctions, soit dans la nécessité de rendre immédiatement son arrêt, il peut requérir ou juger, mais qu'il le fasse dans l'humilité et la crainte. Aussi S. Augustin dit-il : « Si nous découvrons en nous le même vice, gémissons ensemble, et invitons-nous réciproquement aux mêmes efforts. » Cependant, pour autant, le juge ne se condamne pas lui-même, et n'encourt pas une nouvelle condamnation, si ce n'est qu'en condamnant un autre, il se montre condamnable de la même façon, pour un péché identique ou semblable.
Objections
:
1. Il semble que le
jugement fondé sur le soupçon ne soit pas illicite, car le soupçon est une
opinion incertaine au sujet d'un mal. Le soupçon, d'après Aristote, porte aussi
bien sur le vrai que sur le faux. Or sur les faits singuliers et Contingents on
ne peut avoir qu’une opinion incertaine. Donc, puisque le jugement des hommes a
pour objet les actes humains qui sont des faits singuliers et contingents, il
semble que nul jugement ne serait licite, s'il n'était pas permis de fonder un
jugement sur le soupçon.
2. Le jugement illicite est
cause d'injustice envers le prochain. Mais le soupçon mauvais consiste
seulement dans une opinion humaine, et ainsi elle ne semble pas comporter
d'injustice envers l'autre. Le jugement fondé sur le soupçon n'est donc pas
illicite.
3. Si un tel jugement est
illicite, il faut qu'il se ramène à l'injustice, puisque, comme on vient de le
voir, le jugement est l'acte de la justice. Mais l'injustice, par son genre
même, est péché mortel nous l'avons dit plus haut. Donc, le jugement fondé sur
un soupçon, s'il était illicite, serait toujours péché mortel. Mais cela est
faux, car « nous ne pouvons pas éviter les soupçons », nous dit S. Augustin
dans sa glose sur ces mots de S. Paul (1 Co 4, 5) : « Ne jugez pas avant le
temps. » Donc un tel jugement ne semble pas illicite.
Cependant, selon S. Jean Chrysostome : « Par cet ordre : "Ne jugez pas", le Christ n'empêche pas les chrétiens de corriger les autres par bienveillance ; mais il ne veut pas que, par l'étalage de leur propre justice, des chrétiens méprisent des chrétiens en haïssant et condamnant les autres, sur de simples soupçons la plupart du temps. »
Conclusion
:
Comme dit Cicéron. le soupçon doit être considéré comme une faute lorsqu'il n'est fondé que sur de légers indices. Trois cas peuvent se présenter : 1° Quelqu'un est méchant en soi-même, et, en conséquence, conscient de sa propre méchanceté, il attribue facilement le mal aux autres. Comme dit l'Ecclésiaste (10, 3 Vg) : « Dans ses voyages, l'insensé, parce qu'il est lui-même sans sagesse, estime que tous les autres sont insensés. » 2° Quelqu'un est mal disposé envers son prochain ; or, lorsqu'un homme en méprise ou en déteste un autre, qu'il s'irrite contre lui ou qu'il l'envie, de légers signes suffisent pour qu'il le juge coupable ; car chacun croit facilement ce qu'il désire. 3° Le soupçon peut encore provenir d'une longue expérience. Aussi Aristote dit-il que « les vieillards sont soupçonneux à l'excès pour avoir éprouvé nombre de fois les défauts des autres ».
Les deux premières causes de soupçon relèvent manifestement d'une disposition vicieuse. Mais la troisième élimine le soupçon dans la mesure où l'expérience approche de la certitude, laquelle est contraire à la notion de soupçon. En conséquence, il y a un vice dans tout soupçon, et un vice proportionnel au soupçon lui-même. 1° Il y a d'ailleurs trois degrés dans le soupçon : Il Un homme, sur de faibles indices, commence à douter de la bonté d'un autre. C'est là un péché véniel et léger, car « cela tient à la faiblesse humaine, inhérente à cette vie », ainsi que dit la glose sur la parole de S. Paul (1 Co 4, 5) : « Ne jugez de rien avant le temps. » 2° Quelqu'un tient pour certaine la malice d'autrui, d'après de faibles indices. En ce cas, si la matière est grave, il y a péché mortel, parce que cela ne peut aller sans mépris du prochain. La glose ajoute au même endroit : « Bien que nous ne puissions éviter les soupçons, puisque nous sommes des hommes, nous devons cependant nous abstenir des jugements, c'est-à-dire des sentences fermes et définitives. » 3° Un juge se prépare à condamner sur un simple soupçon : cela relève directement de l'injustice, et par conséquent est péché mortel.
Solutions
:
1. Dans les actes humains,
on ne requiert pas la certitude des sciences démonstratives, mais seulement
celle qui convient à une telle matière, par exemple la preuve établie par les
témoins qualifiés.
2. Du fait même que quelqu'un a mauvaise opinion d'autrui sans cause suffisante, il le méprise injustement ; donc il est injuste envers lui.
3.Comme on l'a vu, la justice et l'injustice concernent. les activités extérieures. Le jugement fondé sur le soupçon relève directement de l'injustice quand il porte sur un acte extérieur ; et il est alors péché mortel, nous venons de le dire. Le jugement intérieur ne relève de la justice que dans sa relation avec le jugement extérieur ; c'est le cas de tout acte intérieur par rapport à l'acte extérieur : la convoitise par rapport à la fornication, la colère par rapport à l'homicide.
Objections
:
1. Il semble que non, car
la majorité des jugements doit être conforme à ce qui arrive dans la majorité
des cas ; or, dans la majorité des cas, il arrive que l'on agit mal : car « le
nombre des insensés est infini », dit l'Ecclésiaste (1, 15 Vg), et la Genèse
(8, 21) : « Les desseins de l'homme sont portés au mal dès son enfance. » Donc
nous devons interpréter le doute dans le sens du mal, plutôt que dans celui du
bien.
2. D'après S. Augustin, «
celui qui vit dans la justice et la piété est un appréciateur impartial », car
il ne penche vers aucun des deux côtés. Or, interpréter en bien ce qui est
douteux, c'est incliner dans l'autre sens. Donc il ne faut pas le faire.
3. L'homme doit aimer son
prochain comme soi-même. Mais, en ce qui le concerne personnellement, l'homme
doit interpréter ses doutes en mauvaise part, conformément à cette parole de
Job (9, 28) : « L'effroi me saisit en face de tous mes maux. » Donc, il semble
bien qu'il faille interpréter en mal tout ce qui, dans le prochain, laisse
place au doute.
Cependant, sur ce texte de l'épître aux Romains (14, 3) : « Que celui qui ne mange pas ne juge pas celui qui mange », la Glose écrit : « Les doutes doivent être interprétés en bonne part. »
Conclusion
:
Comme on vient de le dire, celui qui a une mauvaise opinion du prochain sans motif suffisant est injuste et méprisant envers lui. Or, nul ne doit mépriser autrui, ni lui causer aucun dommage, sans motif contraignant. C'est pourquoi, tant que des indices de perversité ne sont pas évidents chez un homme, nous devons le tenir pour vertueux et interpréter en bonne part tout ce qui est douteux.
Solutions
:
1. Il peut arriver que
celui qui interprète toujours en bonne part ce qui est douteux se trompe le
plus souvent. Mais il vaut mieux se tromper souvent en ayant bonne opinion d'un
homme mauvais, que de faire très rarement erreur en ayant mauvaise opinion d'un
homme vertueux ; dans ce dernier cas, on commet une injustice envers le
prochain ; mais non pas dans le premier.
2. Ce n'est pas pareil, de juger des choses ou de juger des hommes. Dans le jugement que nous portons sur les choses, on ne considère pas le bien ou le mal chez elles, c'est pourquoi la façon dont nous les jugeons ne peut leur nuire. Ce qui est seulement à considérer, c'est le bien de celui qui juge si son jugement est conforme à la vérité ; et c'est son mal si ce jugement est erroné, car, dit Aristote, « la vérité est le bien de l'esprit, l'erreur est son mal ». Que chacun s'efforce donc de juger des choses comme elles sont.
Mais dans le jugement que nous
portons sur les personnes, il faut considérer surtout le bien ou le mal chez
celui qui est jugé ; car le jugement porté le rendra honorable s'il est jugé
bon ; méprisable s'il est jugé mauvais. C'est pourquoi nous devons nous
efforcer de porter sur autrui un jugement favorable, à moins que nous n'ayons
un motif évident en sens contraire. Quant à l'homme qui juge, le jugement faux
qu'il porte en bonne part ne constitue pas un mal pour son intelligence, pas
plus que la connaissance des singuliers contingents n'appartient, de soi, à la
perfection de son intelligence ; cela contribue davantage au bien de ses
dispositions affectives.
3. Interpréter en bonne ou mauvaise part peut se faire de deux façons : 1° Par hypothèse. Ainsi, quand nous devons employer un remède pour certaines maladies - les nôtres ou celles d'autrui - il est bon que nous apportions un remède efficace contre une maladie supposée plus grave ; parce que le remède efficace contre un mal plus grave, l'est bien davantage contre un mal moindre. 2° Nous interprétons en bien ou en mal en définissant ou en précisant. Et ainsi, dans un jugement sur des choses, on doit s'efforcer de les interpréter chacune comme elle est ; mais en jugeant les personnes, on doit interpréter en bonne part, nous l'avons dit.
Objections
:
1. Il semble que non, car
on doit toujours éviter de rendre un jugement injuste. Or, les lois écrites
sont parfois injustes : nous lisons en effet dans Isaïe (10, 1) : « Malheur à
ceux qui font des lois injustes et qui écrivent des décrets oppressifs » Donc
il ne faut pas toujours juger selon la loi écrite.
2. Le jugement porte sur
des cas particuliers. Or, aucune loi écrite ne peut prévoir tous les cas
particuliers, comme le Philosophe le démontre. On voit qu'on ne doit pas
toujours juger d'après les lois écrites.
3. La loi est écrite pour
faire connaître la décision du législateur. Or, il arrive parfois que, si le
législateur était présent, il jugerait autrement qu'il n'a décidé dans la loi.
Donc il ne faut pas toujours juger selon la loi écrite.
Cependant, S. Augustin déclare : « Les hommes peuvent discuter lorsqu'ils instituent des lois temporelles ; mais quand elles ont été instituées et confirmées, il n'est pas permis aux juges de les juger, mais seulement de juger d'après elles. »
Conclusion
:
Comme on l'a dit le jugement est une définition ou détermination de ce qui est juste. Or, ce qui est juste est déterminé, 1° par la nature même de la chose : c'est le droit naturel ; 2° par un contrat consenti entre des personnes, ce qui et du droit positif, nous l'avons établi plus haut. Les lois sont écrites pour assurer l'application de l'un et l'autre droit, mais de façon différente. La loi écrite contient le droit naturel, mais ne le constitue pas ; car le droit naturel ne fonde pas son autorité sur la loi, mais sur la nature. Au contraire, la rédaction écrite de la loi contient et constitue le droit positif et fonde son autorité. C'est pourquoi il est nécessaire que les jugements soient rendus conformément à la loi écrite : autrement, le jugement manquerait soit au droit naturel, soit au droit positif.
Solutions
:
1. La loi écrite ne donne
pas au droit naturel son autorité et par conséquent ne peut ni diminuer, ni
supprimer cette autorité, car la volonté de l'homme ne peut pas changer la
nature. C'est pourquoi, si la loi écrite contient quelque prescription
contraire au droit naturel, elle est injuste et ne peut obliger ; il n'y a de
place, en effet, pour le droit positif que là où il est indifférent à l'égard
du droit naturel, qu'il soit ainsi ou autrement, comme nous l'avons montré.
C'est pourquoi de tels écrits ne peuvent être appelés des lois, mais plutôt des
corruptions de la loi, nous l'avons dit précédemment. On ne peut donc pas se
régler sur eux pour juger.
2. Les lois injustes en
elles-mêmes sont contraires au droit naturel, soit toujours, soit le plus
souvent ; de même, les lois bien faites sont, dans certains cas, défectueuses :
à les suivre on irait contre le droit naturel ; il ne faut pas alors juger
selon l'intention du législateur. Ce qui fait dire au jurisconsultes : « Aucune
raison de droit, ni la bienveillance de la justice ne peuvent souffrir que des
prescriptions sagement introduites en vue de l'utilité des hommes, tournent à
leur préjudice du fait d'une interprétation trop stricte par laquelle on en
arrive à la sévérité. » Et d'ailleurs, en telles conjonctures, le législateur
lui-même jugerait autrement ; et s'il avait considéré ce cas, il l'aurait
précisé dans sa loi.
3. Cette réponse résout aussi la troisième objection.
Objections
:
1. Il semble que non, car
la justice est une rectitude dans l'action. Mais rien ne diminue la vérité,
dite par n'importe qui, et elle doit être reçue par tous. Donc, de même, rien
ne diminue la justice, quel que soit celui qui détermine ce qui est juste,
détermination qui constitue le jugement même.
2. Il appartient au
jugement de punir le péché. Or, dans l’Écriture, certains hommes sont loués
pour avoir puni des péchés, alors qu'ils n'avaient pas autorité sur ceux qu'ils
châtiaient : tel Moïse, loué pour avoir tué un Égyptien (Ex 2, 11) et Phinéès,
fils d'Éléazar, pour avoir fait périr Zimri, fils de Salu (Nb 25, 7) ; « et cet
acte lui fut imputé à justice », dit le Psaume (106, 31). Donc, l'usurpation
des fonctions judiciaires ne relève pas de l'injustice.
3. Le pouvoir spirituel se
distingue du pouvoir temporel. Mais quelquefois, les prélats qui ont le pouvoir
spirituel interviennent dans des questions qui ne relèvent que de la puissance
séculière : donc l'usurpation des fonctions judiciaires n'est pas toujours
illicite.
4. Un jugement droit
requiert chez le juge, au même titre que l'autorité, la vertu de justice et la
science, nous l'avons montré plus haute. Or, il n'est dit nulle part qu'un jugement
rendu par un juge à qui manque la vertu de justice ou la science du droit, est,
de ce fait même, injuste. Donc, l'usurpation de fonction, par laquelle on
manque d'autorité, ne cause pas toujours l'injustice du jugement.
Cependant, il est dit dans l'épître aux Romains (14, 4) : « Qui es-tu, toi qui juges le serviteur d'autrui ? »
Conclusion
:
On vient de le voir, un jugement doit être rendu selon la loi écrite. Celui qui porte un jugement interprète donc de quelque façon le texte de la loi, en l'appliquant à une affaire particulière. Or, il appartient à la même autorité d'interpréter la loi et de la fonder ; en conséquence, de même qu'une loi ne peut être fondée que par la puissance publique, un jugement ne peut être rendu que par l'autorité publique, qui a pouvoir sur tous les membres de la société. Or, il serait injuste qu'un homme en contraignît un autre à observer une loi non sanctionnée par l'autorité publique ; de même, il est injuste que quelqu'un impose à un autre de subir un jugement qui n'est pas porté par l'autorité publique.
Solutions
:
1. L'énoncé de la vérité ne
contraint pas à la recevoir : libre à chacun de l'accepter ou de la refuser,
comme il le veut. Au contraire, le jugement implique une contrainte ; c'est
pourquoi il est injuste d'être jugé par quelqu'un qui ne détient pas l'autorité
publique.
2. Moïse paraît bien avoir
tué l'Égyptien après avoir reçu l'autorité publique par une inspiration divine
; c'est ce qui ressort de ce que disent les Actes des Apôtres (7, 25) : « Moïse
pensait que ses frères comprendraient que Dieu accorderait par sa main la
délivrance au peuple d'Israël. » On peut dire encore que Moïse tua l'Égyptien
en prenant à bon droit la défense de celui qui avait été victime de violence.
S. Ambroise nous dit : « Celui qui ne repousse pas la violence faite à son
compagnon est aussi coupable que celui qui la commet », et il donne l'exemple
de Moïse. Ou enfin on peut dire avec S. Augustin : « De même qu'une terre est
estimée à son prix, avant de porter des fruits utiles, par sa fertilité en
herbes inutiles, de même cet acte de Moïse fut mauvais, mais il était le signe
d'une grande fécondité. » Il était, en effet, le signe de cette vigueur avec
laquelle il devait libérer le peuple. De Phinéès, il faut dire qu'il agit de
cette façon parce qu'il était poussé par le zèle de la gloire de Dieu et sous
l'inspiration divine ; ou encore, parce que, bien qu'il ne fût pas encore grand
prêtre, il était le fils du grand prêtre, et que le jugement lui appartenait
comme aux autres juges qui en avaient reçu l'ordre.
3. Le pouvoir séculier est
soumis au pouvoir spirituel, comme le corps est soumis à l'âme. C'est pourquoi
il n'y a pas usurpation quand le supérieur spirituel intervient dans celles des
affaires temporelles ou le pouvoir séculier lui est soumis, ou que ce pouvoir
lui abandonne.
4. L'habitus de la science et l'habitus de la justice sont des perfections de l'individu ; c'est pourquoi leur absence ne cause pas une usurpation, comme le défaut de l'autorité publique, laquelle donne au jugement sa force de coercition.
LES PARTIES DE LA JUSTICE
Elles se divisent en trois groupes. I. Les parties subjectives, qui sont les espèces de la justice : distributive et commutative (Question 61-78). - II. Les parties intégrantes (Question 79). - III. Les parties potentielles, c'est-à-dire les vertus annexes (Question 80-120).
Les parties subjectives appellent une double étude : 1) Les parties proprement dites de la justice. 2) Les vices opposés (Question 63-78).
Et parce que la restitution apparaît comme un acte de la justice commutative, il faut d'abord étudier la distinction entre justice commutative et justice distributive (Question 61), ensuite la restitution (Question 62).
Somme Théologique IIa-IIae
1. Y a-t-il deux espèces de justice : commutative et distributive 2. Leur juste milieu se détermine-t-il de la même façon ? - 3. Ont-elles la même matière, ou une matière multiple ? - 4. Dans quelques-unes de ses espèces, la justice s'identifie-t-elle à la réciprocité ?
Objections
:
1. Il semble que cette
distinction soit malheureuse, car il ne peut exister une sorte de justice qui
nuise à la multitude, puisque la justice est ordonnée au bien commun. Mais
distribuer les biens communs à beaucoup nuit au bien commun de la multitude
parce que cela épuise les ressources communes, et aussi parce que cela corrompt
les moeurs, car Cicéron déclare : « Celui qui reçoit un don devient pire et de
plus en plus prêt à en attendre autant. » Donc, la distribution ne relève
d'aucune espèce de justice.
2. L'acte de la justice
consiste comme on l'a vu, à rendre à chacun son dû. Or, dans une distribution,
on ne rend pas à chacun ce qui était son dû, mais chacun s'approprie un bien
nouveau qui était un bien commun. Donc, cela ne relève pas de la justice.
3. La justice n'est pas
seulement chez le prince ; comme on l'a dit, elle est aussi chez les sujets.
Mais distribuer concerne toujours le prince, donc la justice n'a pas à s'en
occuper.
4. « Une juste
distribution, dit Aristote, est une distribution de biens communs. » Or les
biens communs sont du ressort de la justice légale. Donc la justice
distributive n'est pas une espèce de la justice particulière, mais de la
justice légale.
5. L'unité et la
multiplicité ne peuvent être le fondement d'une distinction spécifique dans la
vertu. Or la justice commutative consiste à rendre quelque chose à quelqu'un,
et la justice distributive, à donner quelque chose à plusieurs. Ce ne sont donc
pas des espèces différentes de la justice.
Cependant, Aristote distingue deux sortes de justice et dit que « l'une nous dirige dans les distributions et l'autre dans les échanges ».
Conclusion
:
Ainsi que nous l'avons dit, la justice particulière s'ordonne à une personne privée, qui est avec la société dans un rapport comparable à celui de la partie avec le tout. Or une partie comporte une double relation : d'abord celle de partie à partie, à laquelle correspond dans la société la relation d'individu à individu. C'est cet ordre de relations que dirige la justice commutative, qui a pour objet les échanges mutuels entre deux personnes.
Entre le tout et les parties on envisage un autre ordre, auquel ressemble l'ordre de ce qui est commun aux individus. Cet ordre est celui que dirige la justice distributive, appelée à répartir proportionnellement le bien commun de la société. Il y a donc bien deux espèces de justice, l'une distributive, l'autre commutatives.
Solutions
:
1. Dans les libéralités des
personnes privées, la modération est recommandée, tandis que la dissipation est
coupable ; de même, dans la distribution des biens communs, il faut observer
une certaine modération, que détermine la justice distributive.
2. La partie et le tout
sont, d'un certain point de vue, identiques, en ce que tout ce qui appartient
au tout appartient d'une certaine façon à la partie ; et c'est ainsi que
lorsqu'on partage entre les membres de la communauté un bien commun, chacun
reçoit en quelque sorte ce qui est à lui.
3. Procéder à la
répartition des biens communs appartient à celui-là seul qui a la charge de ces
biens. Les sujets à qui ils sont distribués n'en ont pas moins à pratiquer la
justice distributive, en se montrant satisfaits si la répartition est juste. Il
arrive parfois que les biens communs à distribuer appartiennent non pas à la
cité, mais à une famille ; en ce cas, c'est l'autorité d'une personne privée
qui fixe la répartition.
4. Tout mouvement est
spécifié par son terme final. C'est pourquoi il appartient à la justice légale
d'ordonner au bien commun les biens particuliers ; mais inversement, ordonner
le bien commun au bien des individus en le leur distribuant concerne la justice
particulière.
5. La justice distributive et la justice commutative ne se distinguent pas seulement par leur objet un et multiple, mais par la nature même de la dette qui les concerne : devoir à quelqu'un un bien commun est autre Chose que lui devoir un bien qui lui est propre.
Objections
:
1. Il semble bien, car ces
deux justices sont des parties de la justice particulière, nous venons de le
dire. Or, dans toutes les parties de la tempérance ou de la force, le juste
milieu est déterminé de la même façon. Donc, il doit l'être aussi dans les deux
justices, distributive et commutative.
2. La forme de la vertu
morale consiste en un juste milieu déterminé rationnellement. Donc, puisqu'une
seule vertu n'a qu'une seule forme, il semble bien que dans ces deux espèces
d'une seule vertu, le juste milieu doit être déterminé de la même façon.
3. Dans la justice
distributive, le juste milieu s'établit en tenant compte de la dignité
différente des personnes. Mais cette dignité intervient aussi dans la justice
commutative, par exemple dans les peines, car celui qui frappe le prince est
plus sévèrement puni que celui qui frappe une personne privée. Donc, le juste
milieu s'établit de la même façon dans l'une et l'autre justices.
Cependant, le Philosophe dit que dans la justice distributive le juste milieu s'établit selon une proportion géométrique, et dans la justice commutative selon une proportion arithmétique.
Conclusion
:
Comme nous venons de le dire, il appartient à la justice distributive de donner quelque chose à une personne privée pour autant que ce qui appartient au tout est dû à la partie. Mais ce dû est d'autant plus considérable que la partie occupe dans le tout une plus grande place. Et c'est pourquoi, en justice distributive, il est donné d'autant plus des biens communs à une personne que sa place dans la communauté est prépondérante. Dans les communautés à régime aristocratique, cette prépondérance est donnée à la vertu ; dans les oligarchies, à la richesse ; dans les démocraties, à la liberté ; et sous d'autres régimes, d'autres façons. C'est pourquoi, dans la justice distributive, le juste milieu vertueux ne se détermine pas par une égalité de chose à chose, mais selon une proportion des choses aux personnes ; de telle sorte que si une personne est supérieure à une autre, ce qui lui est donné doit dépasser ce qui est donné à l'autre. Et c'est pourquoi le Philosophe dit qu'un tel milieu vertueux s'établit selon une proportion géométrique, où l'égalité n'est pas une égalité de quantité, mais une égalité proportionnelle. Nous disons ainsi que 6 est à 4 comme 3 est à 2, parce que nous y trouvons la même proportion sesquialtère, c'est-à-dire telle que le plus grand nombre égale une fois et demie le plus petit. Cette égalité n'est pas, comme on le voit, une égalité de différences entre les quantités comparées, puisque la différence entre 6 et 4 est 2, et celle entre 3 et 2 est 1.
Au contraire, dans les échanges, on rend à une personne particulière quelque chose en remplacement de ce que l'on a reçu d'elle ; ce qui est évident dans l'achat et la vente, qui nous donnent la définition élémentaire de l'échange. Il faut égaler objet à objet, de telle façon que, tout ce que l'un a reçu en plus en prenant sur ce qui est à l'autre, il le lui restitue en égale quantité. Et ainsi l'égalité s'établit selon une moyenne arithmétique que fixe un excédent quantitatif égal : ainsi, 5 est le milieu entre 6 et 4 ; il dépasse l'un des deux nombres d'une unité et est dépassé par l'autre d'autant. Si donc, avant tout échange, les deux parties avaient 5 et que l'une d'elles reçoit 1 de ce qui appartient à l'autre, elle aura 6 et il ne restera à l'autre que 4. Pour revenir au juste milieu, il faudra, en justice, que la partie qui a 6 donne 1 à celle qui a 4 ; en effet, l'une et l'autre auront ainsi 5 qui est le milieu.
Solutions
:
1. Dans les autres vertus,
le milieu est déterminé selon la raison, et non pas selon la réalité objective.
Mais, dans la vertu de justice, il est fixé objectivement le juste milieu varie
avec les objets.
2. La forme générale de la
justice est l'égalité, pour la justice distributive comme pour la justice
commutative ; mais dans la première elle s'établit selon une proportionnalité
géométrique ; dans 1 seconde, selon une proportionnalité arithmétique.
3. Dans les actions et les passions, la condition de la personne est un élément de la valeur quantitative de la chose considérée objectivement ; l'offense est plus grave si l'on frappe le prince que si l'on frappe une personne privée. Et ainsi la condition d la personne est considérée en soi, par la justice distributive ; et par la justice commutative, dans la mesure où elle est cause de distinctions réelles.
Objections
:
1. Il semble que la matière
de ce deux justices ne soit pas différente. En effet, un diversité de matière
fait une diversité de vertu c'est évident pour la tempérance et la force. Donc,
si la matière de la justice distributive est différente de la matière de la
justice commutative, il semble qu'elles ne pourront appartenir à la même vertu
de justice.
2. La distribution qui
concerne la justice distributive « a pour objet l'argent ou l'honneur, ou tout
autre bien pouvant être réparti entre les membres d'une communauté », dit
Aristote. C'est donc bien un échange réciproque entre personnes, qui relève de
la justice distributive. Donc ces deux justices ont une matière identique.
3. Supposons que la matière
de la justice distributive soit autre que celle de la justice commutative ;
cette différence de matière causera une différence spécifique ; donc, là où il
n'y aura pas de différence spécifique, il n'y aura pas de différence de
matière. Or le Philosophe pose une seule espèce de justice commutative, dont la
matière est pourtant multiple. Il semble donc que ces deux espèces de justice
ont la même matière.
Cependant, Aristote l'affirme : « Une espèce de justice règle les distributions ; une autre, les échanges. »
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut, la justice concerne les oeuvres extérieures, c'est-à-dire la répartition et l'échange qui sont un usage de réalités extérieures : biens, personnes, ou même actions. Un usage de biens, quand par exemple on prend ou on rend à quelqu'un un objet lui appartenant ; de personnes, lorsqu'on commet une injustice contre la personne même d'un homme, en le frappant ou en l'injuriant, ou bien encore quand on lui rend des marques extérieures de respect ; d'actions enfin, si quelqu'un en exige d'autrui à juste titre, ou lui rend un service. Donc, si nous prenons comme matière de l'une ou l'autre justice tout ce dont l'usage est une activité externe, la justice distributive et la justice commutative ont la même matière ; car ces biens peuvent être, ou retirés d'un ensemble commun pour être distribués à des personnes privées, ou être échangés de l'une à l'autre ; il y a aussi une certaine distribution, et un certain échange compensatoire de travaux pénibles.
Mais si nous prenons comme matière, dans chacune de ces deux justices, les actes principaux eux-mêmes par quoi nous faisons usage des personnes, des biens ou des actions, nous devons distinguer deux matières, car la justice distributive règle la répartition, et la justice commutative les échanges entre deux individus.
De ces échanges, les uns sont involontaires, les autres volontaires. Ils sont involontaires quand quelqu'un se sert du bien, de la personne ou d l'action d'un autre contre son gré, ce qui peut s faire, soit secrètement par fraude, soit au grand jour par violence ; et cet abus peut avoir pour objet un bien, une personne libre, ou une personne lié à une autre. Un bien : Si quelqu'un prend le bien d'autrui en se cachant, il y a vol ; s'il le prend a grand jour, il y a rapine. Une personne libre, alors deux cas sont à distinguer : La personne est lésée dans son existence même, ou dans sa dignité. Dans son existence, elle peut être attaquée par quelqu'un qui en se cachant la tue, la frappe, ou lui donne du poison ; ou qui, au grand jour, la tue, l'emprisonne, la frappe, ou la mutile. Dans sa dignité, quelqu'un peut être lésé de façon occulte, par de faux témoignages, des médisances qui ternissent sa réputation, ou d'autres procédés du même genre ; ou bien au grand jour, par une accusation devant les tribunaux ou une attaque injurieuse. Si l'injustice atteint une personne liée à une autre : On peut être lésé dans son épouse, et la plupart du temps, secrètement, par l'adultère ; ou dans un serviteur quand quelqu'un le débauche pour qu'il quitte son maître ; et tout cela peut aussi se faire au grand jour. Il en va de même des autres personnes conjointes à l'égard desquelles des injustices peuvent aussi être commises de toutes manières, comme à l'égard de la personne dont elles dépendent. Cependant l'adultère et le débauchage du serviteur sont proprement des injustices vis-à-vis de ces personnes. Remarquons que le serviteur étant une sorte de propriété, cette faute contre la justice se rattache au vol.
Les échanges sont appelés volontaires quand quelqu'un transfère volontairement sa propriété à autrui. Si le bien est transféré à titre gratuit, comme dans la donation, ce n'est pas un acte de justice, mais de libéralité. Le transfert volontaire d'une propriété concerne la justice dans la mesure où il soulève une question de dette. Ce qui peut arriver de trois manières : 1° Quelqu'un transmet simplement sa propriété à un autre en compensation de la propriété d'autrui : c'est le cas de l'achat et de la vente - 2° Quelqu'un cède sa propriété à autrui en lui concédant l'usage de ce bien, à charge pour le cessionnaire de le rendre. Si cet usage est concédé gratuitement, il s'appelle usufruit pour tout ce qui peut produire un fruit ; prêt ou avance pour tout ce qui est incapable d'en donner, comme l'argent, les instruments, etc. Si l'usage n'est pas gratuit, on a une location ou un bail. - 3° Quelqu'un confie une propriété avec l'intention de la reprendre, et non pas à fin d'usage mais à fin de conservation, comme lorsqu'on met son bien en gage, ou lorsqu'on se porte caution pour un autre.
Dans tous les actes de cette sorte, volontaires ou involontaires, le juste milieu se détermine de la même manière : l'égalité de la compensation ; et c'est pourquoi toutes ces actions relèvent d'une seule espèce de justice : la justice commutatives. Et cette Réponse résout les objections.
Objections
:
1. Il semble bien, car le
jugement divin est la justice même ; or, c'est une formule du jugement divin,
que l'on doit souffrir ce qu'on a fait endurer. Nous lisons en S. Matthieu (7,
2) : « On vous jugera du jugement dont vous aurez jugé, on vous mesurera avec
la mesure dont vous aurez mesuré. » Donc la justice consiste simplement dans la
réciprocité.
2. Dans l'une et l'autre
espèces de justice, la rétribution suit une certaine règle d'égalité ; eu égard
à la dignité de la personne, dans la justice distributive, et cette dignité
doit être déterminée surtout par les services rendus à la communauté ; dans la
justice commutative cette égalité est calculée d'après ce que l'on a subi. Dans
l'un et l'autre cas, par conséquent, on supporte, par voie de réciprocité, tout
ce que l'on a fait.
3. Surtout, il semble qu'il
ne faudrait pas qu'un coupable ait à supporter le mal qu'il a fait sans qu'il
soit tenu compte d'aucune différence entre le volontaire et l'involontaire : en
effet, celui qui commet une injustice involontairement est moins puni. Or le
volontaire et l'involontaire, qui viennent de nous, ne changent pas le juste
milieu de la justice, qui est fixé objectivement et non subjectivement. Donc la
justice semble être absolument identique à la réciprocité.
Cependant, le Philosophe prouve que la justice ne s'identifie pas toujours à la réciprocité.
Conclusion
:
La réciprocité implique la compensation exacte de ce qu'on a subi, par rapport à l'action antérieure. Elle s'applique très proprement à ces cas d'injustice où quelqu'un lèse la personne de son prochain ; il le frappe : qu'il soit frappé. La législation mosaïque proclame la justice de ce principe : on lit en effet dans l'Exode (21, 23) : « Vie pour vie, oeil pour oeil, etc. » Et parce que prendre le bien d'autrui, c'est encore accomplir une action, on peut là encore parler de réciprocité : celui qui a causé un dommage à autrui doit subir un dommage dans ses propres biens. Et la justice de cette peine se trouve aussi dans la loi de Moïse (Ex 22, 1) : « Si un homme a volé un boeuf ou une brebis, et qu'il l'ait tué ou vendu, il rendra cinq boeufs pour un boeuf, et quatre brebis pour une brebis. » Enfin, ce terme de réciprocité peut s'appliquer encore dans les cas d'échange volontaire, où il y a action et passion des deux côtés ; mais alors le caractère volontaire diminue le caractère de passion, comme nous l'avons dit.
En tout cela, le principe de la justice commutative exige une égalité de compensation : il faut que la passion subie soit compensée exactement par l'action. Mais cette égalité ne serait pas toujours réalisée si un coupable avait à subir une souffrance spécifiquement semblable à celle qu'il a causée. Ainsi, quelqu'un qui blesse injustement une personne plus élevée que lui, commet une action plus grave que ne serait la punition par laquelle il souffrirait la même douleur. C'est pourquoi celui qui frappe le prince n'est pas seulement frappé : il est châtié beaucoup plus sévèrement. Pareillement, lorsqu'on inflige à quelqu'un un tort involontaire dans ses biens, l'action est plus grave que la passion de même espèce que le coupable aurait à subir lui-même ; car celui qui a fait du tort à autrui n'en subirait aucun dans son propre bien. C'est pourquoi il est puni en restituant davantage, parce qu'il n'a pas fait tort seulement à un individu, mais à l'autorité publique en détruisant la sécurité qu'elle est chargée d'assurer. De même encore, dans les échanges volontaires, la parfaite égalité ne serait pas réalisée toujours si quelqu'un transmettait son bien en retour du bien d'autrui parce que ce bien peut être plus considérable que le sien. Et c'est pourquoi il faut, dans tous les échanges, que ce que l'on reçoit soit égal, suivant une mesure proportionnelle, à ce que l'on a donné. La monnaie a été inventée à cette fin. Ainsi, la réciprocité est un principe exact de justice commutative.
Dans la justice distributive, au contraire, la loi de réciprocité n'a pas sa raison d'être ; il n'y est pas question, en effet, d'une égalité proportionnelle entre un bien et un autre, ou entre une passion et une action, mais entre les biens et la personne, nous l'avons dit.
Solutions
:
1. Cette formule de
jugement divin est à entendre dans un sens de justice commutative, en tant
qu'elle égale les récompenses aux mérites, et les supplices aux péchés.
2. Si l'on accordait à
celui qui a rendu service à la communauté une rétribution pour le service
rendu, celle-ci relèverait de la justice commutative, et non de la justice
distributive. La question qui se pose en justice distributive n'est pas celle
de l'égalité à réaliser entre ce que quelqu'un reçoit pour ce qu'il a dépensé,
mais pour ce que l'autre a reçu selon la situation des deux personnes.
3. Quand l'injustice est volontaire, elle est plus grave, et ainsi elle peut être considérée comme d'un montant plus élevé ; il faut donc qu'un châtiment plus sévère vienne la compenser ; mais la différence est prise dans les biens en question, et non par rapport à nous, objectivement et non subjectivement.
Somme Théologique IIa-IIae
1. De quelle vertu est-elle l'acte ? - 2. Est-il nécessaire au salut de restituer tout ce qu'on a dérobé ? - 3. Faut-il restituer plus que ce que l'on a pris ? - 4. Faut-il restituer ce que l'on n'a pas pris ? - 5. Faut-il restituer à celui de qui l'on a reçu ? - 6. Est-ce celui qui a pris qui doit restituer ? - 7. Est-ce quelqu'un d'autre ? - 8. Faut-il restituer sans délai ?
Objections
:
1. Il semble que la
restitution ne soit pas l'acte de la justice commutative. En effet l'objet de
la justice est le dû. Or, on peut faire donation de ce qu'on ne doit pas, et il
en est de même pour la restitution. Donc, la restitution n'est l'acte d'aucune
partie de la justice.
2. Ce qui est passé et
n'existe plus ne peut être restitué ; or la justice et l'injustice ont pour
objet des actions et des passions qui ne demeurent pas, mais qui passent. Donc
la restitution n'est pas un acte de la vertu de justice.
3. La restitution est une
compensation de ce qui a été soustrait. Mais on peut soustraire quelque chose à
quelqu'un, non seulement dans les échanges, mais aussi dans les distributions ;
par exemple, quand quelqu'un en distribuant des biens donne à l'un des
bénéficiaires moins qu'il ne devrait avoir. Donc la restitution n'est pas plus
un acte de la justice commutative que de la justice distributive.
Cependant, la restitution s'oppose à la soustraction ; mais la soustraction du bien d'autrui est un acte d'injustice commis dans un échange. Donc la restitution est un acte de cette justice qui règle les échanges.
Conclusion
:
Restituer ne paraît être rien d'autre que d'établir à nouveau quelqu'un dans la possession ou la maîtrise de son bien. Et ainsi on vise dans la restitution une égalité de justice commutative. La restitution est donc un acte de la justice commutative, que le bien de l'autre soit acquis conformément à sa volonté, comme dans l'échange ou le dépôt, ou contrairement à elle, comme dans le vol ou la rapine.
Solutions
:
1. Ce qui n'est pas dû à
quelqu'un qu'il ait pu l'être auparavant. Et c'est pourquoi il semble qu'il y
ait une nouvelle donation plutôt qu'une restitution, quand on rend à autrui
quelque chose qu'on ne lui doit pas. Il demeure cependant une certaine
ressemblance avec la restitution, parce que la chose est matériellement la
même. Cependant elle ne l'est pas au point de vue formel que considère la
justice, c'est-à-dire d'appartenir à quelqu'un : on ne peut donc pas l'appeler
proprement une restitution.
2. Le mot de restitution,
en tant qu'il implique une reprise, suppose une identité d'objet. C'est
pourquoi, dans le sens premier du mot, la restitution semble s'appliquer surtout
aux choses extérieures, du fait que leur substance et le droit de les posséder
demeurent les mêmes, si bien qu'elles peuvent passer de l'un à l'autre. Mais le
mot d'échange, tout d'abord réservé aux seuls biens de ce genre, a été
transféré ensuite aux actions et aux passions qui ont trait au respect ou au
mépris d'une personne, à son préjudice ou à son avantage ; de même, le mot de
restitution s'est appliqué en un sens dérivé à des choses qui ne demeurent que
dans leurs effets, et non dans leur substance ; ces effets peuvent d'ailleurs
être corporels, comme, par exemple, quand on a blessé quelqu'un en le frappant,
ou encore ils peuvent rester dans l'opinion humaine, par exemple, quand
quelqu'un demeure noté d'infamie, ou diminué par une parole déshonorante.
3. La compensation accordée par celui qui distribue à celui à qui ü a donné moins que son dû est déterminée par une comparaison entre les biens : plus il y a d'écart entre ce qu'il a reçu et ce qui lui était dû, plus il doit recevoir. Aussi est-ce du ressort de la justice commutatives.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car ce
qui est impossible n'est pas nécessaire au salut. Or il est quelquefois
impossible de restituer ce qu'on a dérobé : dans le cas par exemple où l'on a
enlevé un membre, ou même la vie à autrui. Donc il ne paraît pas être
nécessaire au salut de restituer ce que l'on a dérobé.
2. Commettre un péché n'est
pas nécessaire au salut : car alors, on serait acculé au péché. Or parfois la
chose soustraite ne peut être restituée sans péché, par exemple dans le cas où
l'on a diffamé autrui en disant la vérité. Donc restituer ce qu'on a soustrait
n'est pas nécessaire au salut.
3. Rien ne peut empêcher
que ce qui a été fait ne l'ait été ; or il arrive parfois qu'une personne ait
perdu l'honneur par des critiques injustes. On ne peut donc pas lui rendre ce
qu'elle a perdu, et ainsi, il n'est pas nécessaire au salut de restituer ce
qu'on a soustrait.
4. Empêcher autrui
d'acquérir un bien est identique à le lui enlever, parce que, dit le Philosophe
: « Un léger dommage apparaît comme un rien. » Mais celui qui empêche autrui
d'acquérir une prébende, ou quelque autre avantage, ne peut être tenu à la
restituer parce que, le plus souvent, il ne le pourra pas ; donc il n'est pas
nécessaire au salut de restituer ce qu'on a dérobé.
Cependant, S. Augustin affirme : « Si le bien d'autrui, objet du péché, peut être rendu et ne l'est pas, la pénitence n'est pas réelle, mais simulée ; mais si elle est véritable, le péché n'est pas remis sans restitution, à condition, comme je l'ai dit, que celle-ci soit possible4. »
Conclusion
:
La restitution, on vient de le dire, est un acte de la justice commutative qui consiste en une certaine égalité. La restitution exige donc la remise de ce bien qui avait été injustement pris ; c'est ainsi que l'égalité se rétablit par cette remise. Mais si la prise a été juste, l'inégalité viendra de la restitution, parce que la justice consiste dans l'égalité. Puisqu'il est nécessaire au salut d'observer la justice, il s'ensuit qu'il est nécessaire au salut de restituer ce qui a été soustrait injustement à autrui.
Solutions
:
1. Quand il est impossible
de faire la compensation exacte, il faut la faire le mieux qu'on peut ; le
Philosophe e nous dit la même chose au sujet « des honneurs dus à Dieu et aux
parents ». C'est pourquoi, quand ce qui a été enlevé n'est pas restituable du
fait qu'on ne peut rendre rien d'égal, on doit compenser le dommage causé,
autant que c'est possible. Si quelqu'un a enlevé un membre à autrui, il doit,
en compensation, lui remettre de l'argent, ou lui rendre des honneurs, selon la
situation sociale respective du coupable et de la victime, selon l'arbitrage
d'un bon juge.
2. On peut dérober à
quelqu'un sa réputation de trois façons : l) En disant le vrai selon la
justice, par exemple quand on dévoile un crime en observant les règles
établies. Et dans ce cas on n'est pas tenu à réhabiliter cette réputation. - 2)
En disant le faux, et injustement. On est tenu alors de restituer en avouant
qu'on a accusé faussement. - 3) En disant la vérité, mais sans respecter la
justice, par exemple quand on dévoile un crime, sans observer les règles du
droit. On est alors tenu de restituer cette réputation, mais sans mentir : en
disant, par exemple, qu'on s'est mal exprimé, ou que la diffamation a été
injuste. Enfin, si la réputation atteinte ne peut pas être réhabilitée, on doit
compenser de la façon qu'on a dite ci-dessus.
3. On ne peut faire qu'un
outrage qui a été porté contre autrui ne l'ait pas été. Mais son effet : le
tort fait à la dignité de la personne dans l'opinion publique, peut être réparé
par des marques extérieures de respect.
4. On peut empêcher autrui d'acquérir une prébende de multiples façons. 1° A juste titre c'est le cas par exemple où la recherche de l'honneur de Dieu ou de l'utilité de l'Église nous pousse à la faire donner à une personne plus digne de la posséder ; et alors il ne peut être question ni de restitution, ni de compensation. 2° Injustement, quand on cherche à nuire par haine, par vengeance, etc., à celui qu'on veut écarter. Et ici encore une distinction doit être faite : si l'on a empêché le plus digne d'obtenir la prébende, en conseillant de la donner à un autre, avant qu'il ait été désigné définitivement, on est tenu à une certaine compensation, en rapport avec les conditions des personnes et l'état de l'affaire, au jugement d'un expert ; mais on n'est pas tenu à rendre autant, parce que le candidat n'était pas encore nommé et que bien des empêchements pouvaient survenir. Mais au cas où l'on aurait obtenu indûment la révocation du titulaire, c'est comme si on lui avait enlevé ce qui lui appartenait. On est donc tenu à une restitution égale, du moins selon qu'on en est capable.
Objections
:
1. Il apparaît qu'il ne
suffit pas de restituer seulement ce qu'on a pris injustement, car il est écrit
dans l'Exode (22, 1) : « Si un homme a volé un boeuf ou une brebis, et qu'il
l'a tué ou vendu, il rendra cinq boeufs pour un, et quatre brebis pour une. »
Or on est tenu d'obéir au commandement divin ; donc le voleur est tenu de
restituer le quadruple ou le quintuple.
2. Dans l'épître aux
Romains (15, 4), l'Apôtre nous dit : « Tout ce qui a été écrit a été écrit pour
notre instruction. » Or dans l'évangile selon S. Luc (19, 8), Zachée dit au
Seigneur : « Si j'ai fait tort à quelqu'un, je lui rendrai le quadruple. » Donc
on doit, dans la restitution, multiplier la valeur de ce qu'on a pris injustement.
3. Il ne peut pas être
juste d'enlever à quelqu'un ce qu'il ne doit pas donner. Mais le juge enlève au
voleur, pour le châtier, plus qu'il n'a volé, donc tout homme doit s'acquitter
de même, et il n'est pas suffisant de rendre seulement ce qu'on a pris.
Cependant, la restitution ramène à l'égalité l'inégalité causée par le vol. Or en restituant simplement ce qu'on a dérobé, on ramène cette égalité. On n'est donc tenu qu'à restituer autant qu'on a pris.
Conclusion
:
Prendre injustement à autrui a deux conséquences. L'une est une inégalité dans les biens, et celle-ci peut même exister sans injustice, comme dans les échanges mutuels. L'autre, c'est la faute d'injustice, qui peut même exister en gardant objectivement l'égalité, comme dans le cas où l'on veut faire violence, mais sans succès la réparation de la première conséquence est assurée par la restitution qui rétablit l'égalité, et il suffit pour y parvenir que l'on rende seulement ce qu'on a dérobé. Mais pour effacer la faute, il faut un châtiment qu'il appartient au juge d'infliger. C'est pourquoi, tant qu'on n'a pas été condamné par le juge, on n'est pas tenu de restituer plus qu'on n'a pris. Mais une fois condamné, on doit subir la peine.
Solutions
:
1. Cela répond clairement à
la première objection : c'est la loi qui détermine la peine que doit infliger
le juge. Bien que depuis l'avènement du Christ, les préceptes judiciaires de
l'ancienne loi n'obligent plus personne, comme on l'a dit précédemment il peut
se faire pourtant que la loi humaine porte un jugement identique ou semblable
sur les mêmes questions.
2. Zachée parle en homme
qui veut faire plus que son devoir ; il avait dit auparavant : « Je donne la
moitié de mes biens aux pauvres. »
3. Le juge peut, en guise de châtiment, exiger quelque chose de plus que ce qui a été volé ; mais avant la condamnation, ce surplus n'était pas dû.
Objections
:
1. Il semble que certains doivent
restituer ce qu'ils n'ont pas dérobé. En effet, celui qui cause du tort à
quelqu'un est tenu de réparer le dommage. Mais parfois le dommage causé à
autrui dépasse de beaucoup le profit qu'on en a tiré ; par exemple, arracher
les semences détruit toute la future récolte ; ainsi le coupable semble tenu à
la restituer. Donc il est tenu de rendre ce qu'il n'a pas pris.
2. Le débiteur qui retient
l'argent de son créancier au-delà du terme fixé lui fait tort de tout ce qu'il
aurait pu gagner avec cet argent. Cependant lui-même n'a pas dérobé ce profit.
Donc il semble bien qu'on peut être tenu de rendre ce qu'on n'a pas pris.
3. La justice humaine
découle de la justice divine ; or il faut rendre à Dieu plus qu'on n'a reçu de
lui, selon S. Matthieu (25, 26) : « Tu savais que je moissonne où je n'ai, pas
semé, et que je ramasse où je n'ai rien répandu. » Il est donc juste qu'on
restitue aussi à autrui quelque chose qu'on n'a pas reçu.
Cependant, la compensation réclamée par la justice a pour but de rétablir l'égalité. Or restituer ce qu'on n'a pas reçu n'y aboutit pas ; donc une telle restitution n'est pas réclamée par la justice.
Conclusion
:
Celui qui a causé à autrui un dommage semble lui prendre le montant de ce dommage. Or, il y a dommage quand quelqu'un a moins qu'il ne devrait avoir, dit le Philosophe. D'où il suit que l'on est tenu de restituer ce dont on a fait tort à autrui. Mais il y a deux façons de causer du dommage à son prochain. 1° En lui enlevant ce qu'il avait effectivement ; et en ce cas il faut réparer en restituant exactement ce qu'on a pris ; par exemple si quelqu'un a fait tort à autrui en détruisant sa maison, il doit lui rendre la valeur de cette maison. 2° On fait tort à son prochain en l'empêchant de recueillir ce qu'il était en voie de posséder. Et alors la compensation n'a pas à se fonder sur l'égalité. Parce qu'une possession virtuelle est inférieure à une possession actuelle. Être en voie d'acquérir un bien ne vous rend maître de ce bien qu'en puissance ou virtuellement. Or, rendre, en compensation, un bien dont on jouirait immédiatement, ce serait rendre plus qu'on n'a dérobé, ce qui n'est pas nécessaire à la juste restitution, comme on vient de le dire. On est cependant tenu à une compensation selon la condition des personnes et des affaires.
Solutions
:
1 et 2. La réponse est évidente par
ce que nous avons dit. Celui qui sème n'a pas encore effectivement la moisson ;
il ne la possède qu'en puissance ; de même, celui qui a l'argent n'en a le
profit qu'en puissance ; l'un et l'autre peuvent rencontrer toute sorte
d'obstacles.
3. Dieu ne réclame rien de l'homme, si ce n'est le bien dont lui-même a mis la semence en nous. Il faut interpréter ce qu'il nous dit ici comme se rapportant au jugement faux du mauvais serviteur qui estime qu'il n'a rien reçu ; ou encore comme nous rappelant que Dieu réclame de nous les fruits de ses dons, fruits qui viennent de lui et de nous, bien que les dons viennent de Dieu sans nous.
Objections
:
1. Il semble qu'il ne faut
pas toujours restituer à celui dont on a reçu quelque chose. En effet, nous ne
devons nuire à personne. Or il arriverait parfois qu'on nuirait à quelqu'un en
lui rendant ce qu'on a reçu de lui, et même qu'on ferait tort aux autres, par
exemple en rendant à un furieux l'épée qu'il nous aurait confiée. Donc on n'est
pas toujours tenu de restituer à celui de qui l'on a reçu.
2. Celui qui a donné une
chose illicitement ne mérite pas de la récupérer. Mais quelquefois le donateur
et le bénéficiaire agissent illicitement ; cela est évident dans le cas de
simonie. Donc on ne doit pas toujours restituer à celui qui a donné.
3. A l'impossible nul n'est
tenu. Mais il est parfois impossible de rendre à celui qui vous a donné, soit
parce qu'il est mort, soit parce qu'il est trop loin, soit parce qu'il est
inconnu. La restitution ne doit donc pas toujours être faite à celui de qui
l'on a reçu.
4. Il faut rendre davantage
à celui dont on a reçu plus de bienfaits. Mais on reçoit plus de certaines
personnes, par exemple de ses parents, que de quelqu'un qui vous consent un
emprunt ou un dépôt. Donc on doit d'abord subvenir aux besoins d'autres
personnes, plutôt que de restituer à un créancier.
5. Il est vain de restituer
d'une main ce qui vous est restitué dans l'autre. Or si un prélat a soustrait
injustement quelque chose à son église, et qu'il le lui restitue, en définitive
cela lui revient, puisqu'il est l'administrateur de l'église. Donc il n'est pas
obligé de restituer. Par conséquent, on n'est pas toujours tenu de restituer à
celui à qui on a dérobé.
Cependant, il est dit dans l'épître aux Romains (13, 7) : « Rendez à chacun ce que vous lui devez : l'impôt à qui vous devez l'impôt ; à qui les taxes, les taxes. »
Conclusion
:
La restitution établit l'égalité exigée par la justice commutative, qui consiste en une certaine proportion entre les biens, nous l'avons dit. Or cette proportion objective ne pourrait se réaliser si celui qui a moins que son dû ne recevait pas ce qui lui manque. Or il est nécessaire, pour qu'il le reçoive, que la restitution lui en soit faite.
Solutions
:
1. Quand la chose à
restituer doit être gravement nuisible à celui à qui il faut la restituer, ou à
un autre, on ne doit pas la rendre, parce que le but d'une restitution est
l'utilité de celui à qui on restitue ; en effet, la raison d'être de toute
possession est son utilité. Cependant, celui qui détient le bien d'autrui ne
doit pas se l'approprier ; mais il doit, ou le conserver pour le restituer en
temps opportun, ou même le transférer pour mieux le conserver.
2. On donne illicitement de
deux façons. 1° Parce que la donation elle-même est illicite et contraire à la
loi ; c'est le cas quand elle est simoniaque. Le donateur mérite alors de
perdre ce qu'il a donné ; et l'on ne doit rien lui en restituer. Quant au
donataire, il a reçu un bien contrairement à la loi ; il ne doit pas le garder
pour son usage, mais l'employer à des oeuvres pieuses. 2° On donne illicitement
lorsque la cause de la donation est illicite, quoique la donation elle-même ne
le soit pas : par exemple, quand on donne à une prostituée pour la fornication.
La femme peut, en ce cas, garder ce qui lui a été donné, mais si, par fraude ou
par tromperie, elle a extorqué quelque chose de plus, elle doit le restituer.
3. Si le bénéficiaire de la
restitution est complètement inconnu, il faut restituer comme on peut, par
exemple en faisant des aumônes pour son salut, qu'il soit mort ou vivant.
Cependant, il faut d'abord faire toutes les recherches possibles, pour
retrouver l'intéressé. - S'il est mort, il faut restituer à son héritier qui
doit être considéré comme ne faisant qu'une seule personne avec lui. - Enfin
s'il est très loin, ce qui lui est dû doit lui être transmis, surtout si c'est
un bien de grande valeur et facilement transportable. Autrement, il faut le
mettre en lieu sûr et en aviser son propriétaire.
4. On doit employer ses
biens propres plutôt à s'acquitter envers ses parents, ou ceux dont on a reçu
le plus de bienfaits. Mais on ne doit pas rembourser un bienfaiteur avec le
bien d'autrui ; et c'est ce que l'on ferait si l'on restituait à l'un ce qu'on
doit à l'autre. Pourtant, en cas d'extrême nécessité, on pourrait et on devrait
même prendre à autrui pour subvenir aux besoins de ses propres parents.
5. Un prélat peut dérober les biens d'une église de trois manières. 1° En usurpant à son profit un bien qui ne lui est pas destiné ; par exemple, si un évêque s'appropriait les biens du chapitre. Et alors il est clair qu'il doit restituer en remettant ce qu'il a détourné entre les mains de ceux qui en sont de droit les bénéficiaires. - 2° En transférant à un autre un bien d'une église confiée à sa garde ; et alors il doit le restituer à l'église, et prendre soin qu'il parvienne à son successeur. - 3° Enfin, un prélat peut soustraire du bien de son église en esprit seulement, quand il commence à avoir une âme de propriétaire, à le posséder comme le sien, et non plus comme celui de l'église. Et il doit restituer en quittant un tel état d'esprit.
Objections
:
1. Il semble que celui qui
a pris n'est pas toujours tenu de restituer. En effet, la restitution rétablit
la juste égalité qui consiste à ôter à celui qui possède davantage, pour donner
à celui qui a moins. Mais il arrive parfois que le voleur ne possède pas ce
bien qui passe dans les mains d'un autre. Ce n'est donc pas celui qui l'a pris
qui doit restituer, mais celui qui le détient.
2. Nul n'est tenu de
déclarer sa faute. Mais parfois en restituant, on découvre sa faute ; c'est
évident en cas de vol. Donc celui qui a dérobé n'est pas toujours tenu de
restituer.
3. Il n'y a pas lieu de restituer
plusieurs fois la même chose. Or quelquefois on s'est mis à plusieurs pour
voler, et l'un des coupables a restitué intégralement. Donc celui qui a profité
du vol n'est pas toujours tenu de restituer.
Cependant, celui qui a péché est tenu de satisfaire. Mais la restitution relève de la réparation. Donc le voleur doit restituer.
Conclusion
:
Il y a lieu de considérer deux choses concernant celui qui a reçu le bien d'autrui : ce qu'il a reçu et la manière dont il l'a reçu. En raison de ce bien, on est tenu de le restituer du moment qu'on l'a encore en sa possession. Le principe de la justice commutative exige en effet que celui qui possède plus que son bien propre le rende à celui qui a été frustré. Mais on peut avoir pris ce bien d'autrui de trois façons : 1° Parfois c'est injuste parce que contraire à la volonté du propriétaire : c'est évident pour le vol ou la rapine. Et alors la restitution est obligatoire, que l'on considère ce bien en lui-même, ou l'action injuste par laquelle on se l'est approprié ; le voleur doit restituer, même si le bien volé n'est pas demeuré en sa possession. Comme celui qui a frappé autrui est tenu de réparer l'injustice subie, quoique lui-même n'y ait rien gagné, de même le voleur ou le pillard est tenu de compenser le tort qu'il a causé, même s'il n'en a rien tiré ; et de plus, il doit subir un châtiment pour l'injustice commise. - 2° On reçoit le bien d'autrui et l'on en dispose, mais sans injustice, c'est-à-dire avec l'agrément du propriétaire de ce bien ; c'est le cas des emprunts. Le bénéficiaire est tenu à restitution, que l'on considère le bien en lui-même, ou la façon de le prendre, même s'il a tout perdu. Il doit en effet reconnaître l'obligeance gratuite dont il a été l'objet, ce qu'il ne ferait pas si le donateur en subissait un dommage. - 3° On peut enfin recevoir le bien d'autrui sans injustice, mais sans pouvoir l'utiliser ; c'est le cas des dépôts. Du fait qu'il a reçu ce bien, le dépositaire n'est tenu à rien ; au contraire, puisqu'il rend service en le recevant. Mais il est tenu en raison du bien confié. C'est pourquoi si le dépôt lui est soustrait sans qu'il y ait de sa faute, il n'est pas tenu à restitution ; au cas contraire, il le serait s'il avait perdu le dépôt par une faute grave.
Solutions
:
1. Le but principal de la
restitution n'est pas d'enlever son surplus à celui qui possède plus que son dû
; mais de donner ce qui lui manque à celui qui a moins. C'est pourquoi il ne
peut pas être question de restitution à propos de ce que l'on reçoit d'autrui
sans lui causer de préjudice ; par exemple quand on prend de la lumière à la
chandelle d'autrui. Et c'est pourquoi, quand même celui qui a dérobé à autrui
n'a plus le bien qu'il a pris, parce qu'il l'a transmis à un autre, il est
pourtant tenu à restitution, parce que l'autre a été frustré de son bien ;
celui qui a dérobé y est obligé, à cause de son acte injuste ; celui qui
possède ce bien, à cause de ce bien lui-même.
2. Bien qu'on ne soit pas
obligé de découvrir sa faute aux hommes, on est tenu de la découvrir à Dieu en
confession. Et ainsi, on peut restituer à autrui son bien, par l'intermédiaire
du prêtre à qui l'on s'est confessé.
3. Le but principal de la restitution est la réparation du dommage causé au propriétaire injustement dépouillé ; c'est pourquoi, lorsqu'une restitution suffisante a été faite par l'un des coupables, les autres ne sont pas tenus de la renouveler, mais plutôt de rendre à celui qui a restitué ; celui-ci peut d'ailleurs leur en faire cadeau.
Objections
:
1. Il semble que ceux qui
n'ont rien pris ne sont pas tenus de restituer. En effet, la restitution est le
châtiment de celui qui a volé. Or on ne doit être puni que si l'on a péché.
Donc personne ne doit restituer, sinon celui qui a volé.
2. La justice n'oblige
personne à augmenter le bien d'autrui. Or, si étaient tenus à restitution, non
seulement celui qui a pris, mais encore ceux qui ont coopéré de quelque façon,
cela accroîtrait les biens de celui à qui l'on a dérobé quelque chose ; soit
parce que la restitution serait faite plusieurs fois, soit encore parce que
l'on coopère à une soustraction de biens qui n'aboutit pas. Donc les autres ne
sont pas tenus à restituer.
3. Nul n'est obligé de s'exposer
à un péril pour sauver le bien d'autrui ; or quelquefois, en dénonçant un
voleur, ou en lui résistant, on s'expose au danger de mort. On ne peut donc
être tenu à restitution pour n'avoir pas dénoncé un voleur, ou ne pas lui avoir
résisté.
Cependant, il est dit dans l'épître aux Romains (1, 32) : « Sont dignes de mort non seulement les auteurs de pareilles actions, mais encore ceux qui approuvent ceux qui les commettent. » Donc, au même titre, ceux qui approuvent le vol doivent restituer.
Conclusion
:
On est tenu à restitution non seulement, comme on vient de le voir, en raison du bien d'autrui dont on s'est emparé, mais encore en raison de cette prise injuste. Donc, tous ceux qui en sont la cause sont tenus de restituer. Or on peut l'être de deux manières : directement ou indirectement. Directement, quand on pousse quelqu'un à s'emparer du bien d'autrui. Et cela peut se faire de trois façons. D'abord en poussant à prendre, en le prescrivant, en le conseillant, en y consentant expressément et en félicitant le voleur de son habileté. Ensuite, du côté de celui qui prend, parce qu'on lui donne asile, ou qu'on l'aide de quelque manière. Enfin, du côté du bien qui est pris, en participant au vol ou à la rapine, comme complice du méfait. On participe au vol indirectement, en n'empêchant pas ce qu'on pourrait et devrait empêcher : soit en dissimulant l'ordre ou le conseil qui empêcherait le vol ou la rapine, soit en refusant un secours qui pourrait y mettre obstacle, soit en tenant secret le fait accompli. Toutes causes énumérées dans ces vers : « Ordre, Conseil, Consentement, Flatterie, Recours, Participant, Muet, Ne s'opposant pas, Ne dénonçant pas ».
Cinq de ces causes obligent à restitution 1° L'ordre, car celui qui ordonne est le principal moteur ; aussi est-il tenu principalement à restitution. 2° Le consentement, si la rapine n'avait pu se commettre sans lui. 3° Le recours, quand on reçoit des voleurs et qu'on les protège. 4° La participation, quand on participe à un vol ou à un pillage. 5° Est tenu à restitution celui qui ne s'oppose pas au vol quand il y est tenu, comme les princes qui sont tenus de maintenir la justice sur la terre. Si, par leur négligence, les vols se multiplient, ils sont tenus à restitution. Car leurs revenus sont comme un salaire institué pour qu'ils maintiennent sur terre la justice.
Dans les autres cas énumérés, la restitution n'est pas toujours obligatoire. Le conseil, la flatterie, etc., ne sont pas toujours une cause effective de rapine. Le conseiller ou le flatteur n'est tenu à restituer que s'il peut estimer avec probabilité que l'acquisition injuste a découlé d'une de ces causes.
Solutions
:
1. Celui qui pèche, ce
n'est pas seulement celui qui accomplit le péché, mais encore celui qui, de
quelque façon, est cause du péché, soit par un conseil, soit par un ordre, soit
de toute autre façon.
2. Est tenu principalement
à restituer celui qui a tenu la place principale dans l'accomplissement du vol
; principalement, certes, celui qui commande ; en second lieu, l'exécutant et
les autres à la suite, dans l'ordre. Si l'un d'eux a restitué à la victime du
vol, nul autre n'est plus tenu à restitution ; mais' ceux qui ont été les
principaux acteurs, et à qui le vol a profité, sont tenus de rendre à ceux qui
ont restitué. Mais quand on a commandé un vol qui n'a pas réussi, il n'y a rien
à restituer, puisque la restitution a pour but principal de rendre son bien à
celui qui en a été injustement dépouillé.
3. Ne pas dénoncer un voleur, ne pas l'empêcher, ne pas l'arrêter, n'oblige pas toujours à restituer, mais seulement ceux qui en ont la charge, comme les chefs temporels. Mais le plus souvent, cela ne leur fait courir aucun péril ; ils sont en effet maîtres de la puissance publique, en tant que gardiens de la justice.
Objections
:
1. Il semble que l'on ne
soit pas obligé de restituer sans délai, mais qu'on peut licitement différer la
restitution. En effet, les préceptes affirmatifs n'obligent pas en tout temps
et toujours ; or le précepte de restituer est affirmatif ; donc on n'est pas
obligé de restituer immédiatement.
2. A l'impossible nul n'est
tenu. Ou quelquefois on ne peut pas restituer immédiatement.
3. La restitution est un
acte de vertu, de la vertu de justice. Or le temps est une des circonstances
requises à l'acte de vertu. Puisque les autres circonstances ne sont pas
déterminées, mais déterminables par les règles de la prudence, il semble que
dans la restitution non plus, il n'y ait pas de temps déterminé, pour qu'on
soit tenu de restituer immédiatement.
Cependant, toutes les questions de restitution doivent être résolues de la même façon. Or celui qui embauche un salarié n'a pas le droit de différer la restitution qui lui est due, comme le Lévitique (19, 13) le dit expressément : « Tu ne retiendras pas le salaire du mercenaire jusqu'au lendemain matin. » Donc, dans les autres restitutions non plus on ne peut pas souffrir de délai, et la restitution doit être immédiate.
Conclusion
:
De même que prendre le bien d'autrui est un péché contre la justice, le retenir l'est aussi. Car retenir ainsi contre le gré de son propriétaire un de ses biens, c'est l'empêcher d'en user, et donc commettre envers lui une injustice. Or, il est évident qu'on ne peut pas demeurer dans le péché, on doit en sortir au plus tôt. L'Ecclésiastique (21, 2) dit à ce sujet : « Fuis le péché comme si tu étais devant un serpent. » On est donc tenu de restituer immédiatement, ou de demander un délai à celui qui peut vous accorder l'usage de ce bien.
Solutions
:
1. Le précepte de la
restitution, quoique la forme en soit affirmative, implique un précepte
négatif, qui nous interdit de détenir le bien d'autrui.
2. L'impossibilité de
restituer aussitôt dispense de la restitution immédiate, de même que
l'impossibilité absolue de la restitution en dispense totalement. On doit
cependant demander par soi-même ou par un autre un délai ou une remise à son
créancier.
3. Parce que l'omission de n'importe quelle circonstance s'oppose à la vertu, on doit considérer comme obligatoire de l'observer. Et parce que, en retardant la restitution, on commet le péché d'une injuste rétention, qui est contraire à la justice, il est nécessaire de déterminer le temps, pour que la restitution se fasse aussitôt.
LES VICES OPPOSÉS AUX PARTIES SUBJECTIVES DE LA JUSTICE
Étudions : I. L'acception des personnes qui s'oppose à la justice distributive (Question 63). Les péchés qui s'opposent à la justice commutative (Question 64-78).
Somme Théologique IIa-IIae
1. Est-elle un péché 2. Peut-il y en avoir dans la dispensation des biens spirituels ? - 3.les honneurs l'on rend ? - 4. Dans les jugements.
Objections
:
1. Il ne semble pas. Le
terme de « personne », en effet, exprime une idée de dignité ; or, avoir égard
à la dignité des personnes relève de la justice distributive. L'acception des
personnes n'est donc pas un péché.
2. Dans les affaires
humaines les personnes sont plus importantes que les choses, puisque celles-ci
sont ordonnées à celles-là, et non inversement ; mais faire acception des
choses n'est pas un péché. Donc encore moins l'acception des personnes.
3. En Dieu il ne peut y
avoir ni injustice ni péché. Mais Dieu semble bien faire acception des
personnes, puisque parfois, entre deux hommes de même condition, il s'attache
l'un par la grâce et laisse l'autre dans le péché, selon cette parole en S.
Matthieu (24, 40) : « De deux personnes qui seront dans le même lit, l'une sera
prise et l'autre pas. » Donc l'acception des personnes n'est pas un péché.
Cependant, la loi divine n'interdit que le péché. Or elle interdit l'acception des personnes par ce texte du Deutéronome (1, 17) : « Vous ne ferez pas acception des personnes. » Donc l'acception des personnes est un péché.
Conclusion
:
L'acception des personnes s'oppose à la justice distributive. En effet, l'égalité de la justice distributive consiste en ce qu'on accorde des parts diverses à différentes personnes proportionnellement à leurs mérites. Donc, si l'on considère dans la personne cette qualité propre en vertu de laquelle ce qu'on lui accorde lui est dû, on ne fait pas acception de la personne, mais bien d'une cause réelle. Aussi la Glose, sur ce passage de l'épître aux Éphésiens (6, 9) : « Dieu ne fait pas acception des personnes », dit-elle : « Le juste juge discerne les causes sans égard pour les personnes. » Si par exemple on élève quelqu'un à la maîtrise, parce qu'il a la science suffisante, on prend en considération, non le sujet, mais le motif exigé. Au contraire, lorsqu'on ne considère pas, chez celui à qui l'on accorde un avantage, si la charge qu'on lui confie est en rapport avec son mérite ou lui est due, mais seulement que cet homme est un tel, Pierre ou Martin : il y a acception de personne, parce qu'on ne lui accorde pas ce bien pour un motif qui l'en rendrait digne, mais simplement parce qu'il est telle personne.
Par le terme de « personne » il faut entendre toute qualité du sujet qui ne constitue pas un motif à l'égard d'un don précis dont elle rendrait digne. Ainsi, par exemple, promouvoir quelqu'un à la prélature ou à la maîtrise parce qu'il est riche ou qu'il est notre parent, c'est faire acception de la personne. Il arrive cependant que telle qualité personnelle rende quelqu'un digne d'une chose mais non d'une autre. C'est ainsi que les liens du sang habilitent un parent à être institué héritier d'un patrimoine, mais non à recevoir une prélature ecclésiastique. La même qualité personnelle, si l'on en tient compte dans une affaire donnée, fera donc acception de la personne, mais non dans une autre affaire.
Il est donc clair que l'acception des personnes s'oppose à la justice distributive en ce queue fait agir en dehors de l'égalité de proportion propre à cette justice ; et puisque le péché seul s'oppose à la vertu, il s'ensuit que l'acception des personnes est un péché.
Solutions
:
1. La justice distributive
considère la situation ou les qualités qui rendent telle personne apte à telle
dignité ou lui en donnent le droit. Mais les qualités auxquelles on a égard
dans l'acception des personnes sont étrangères à ce mérite, nous venons de le
dire 3.
2. Les personnes reçoivent
leur part et deviennent dignes de ce qu'on leur répartit à cause de certaines
réalités qui ressortissent à leur condition personnelle. On doit donc regarder
cette condition de la personne comme la cause propre de l'attribution. Mais si
l'on envisage les personnes en elles-mêmes, on considère comme une cause ce qui
n'en est pas une. Il est donc évident qu'une personne peut être plus digne
absolument parlant, et ne l'est pas vis-à-vis de telle charge ou de, telle
faveur.
3. Il y a deux sortes de dons ; les uns relèvent de la justice stricte : on donne à quelqu'un ce qu'on lui doit, et c'est dans de tels dons qu'on peut faire acception des personnes. Les autres dons sont de pure libéralité : on donne gratuitement à quelqu'un ce qui ne lui est pas dû. Tels sont les dons de la grâce par lesquels Dieu attire à lui les pécheurs. A propos de ces largesses on ne saurait parler d'acception des personnes puisque chacun est libre d'accorder ses faveurs autant qu'il veut et à qui il veut, sans commettre d'injustice, d'après ces paroles en S. Matthieu (20, 14) « Ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux Prends ce qui te revient, et va-t'en. »
Objections
:
1. Il ne semble pas que ce
soit possible. Sans doute conférer une dignité ecclésiastique ou un bénéfice à
quelqu'un pour une raison de parenté semble être une acception des personnes,
puisque les liens du sang ne sauraient constituer une cause qui rende digne
d'un bénéfice ecclésiastique. Mais comme telle est la coutume observée dans
l'Église par les prélats, on ne voit pas comment ce pourrait être un péché. Donc
le péché d'acception des personnes n'a pas sa place dans la dispensation des
biens spirituels.
2. Préférer le riche au
pauvre semblerait, d'après S. Jacques (2, 1), un cas d'acception des personnes.
Mais puisque les dispenses des empêchements de mariage pour degré prohibé de
parenté sont plus facilement accordées aux riches et aux puissants, c'est donc
que dans la dispensation des biens spirituels il n'y a pas lieu de faire
acception des personnes.
3. Selon les prescriptions
du droit, il suffit d'élire à une charge quelqu'un qui en soit digne, et il
n'est pas requis d'élire le plus digne. Mais choisir le moins bon pour une
charge plus élevée semble bien faire acception des personnes. Donc l'acception
des personnes dans la dispensation des biens spirituels n'est pas un péché.
4. Selon les statuts
ecclésiastiques, l'élu doit « appartenir à l'église » qu'il s'agit de pourvoir.
Mais cela semble faire acception de personnes, car on pourrait trouver ailleurs
des candidats plus capables. Donc, dans la dispensation des biens spirituels,
l'acception des personnes n'est pas un péché.
Cependant, il est écrit dans l'épître de S. Jacques (2, 1) : « Ne mêlez pas à des acceptions de personnes la foi en notre Seigneur Jésus Christ. » Sur quoi S. Augustin glose : « Qui tolérerait qu'on élève un riche à un siège d'honneur dans l'église, au mépris d'un pauvre plus instruit et plus saint ? »
Conclusion
:
Comme nous venons de le dire à l'Article précédent, c'est parce qu'elle s'oppose à la justice que l'acception des personnes est un péché. Or le péché est d'autant plus grave que la transgression de la justice se réalise dans une matière plus importante. Aussi, puisque les choses spirituelles priment sur les temporelles, ce sera un péché plus grave de faire acception des personnes dans la dispensation des biens spirituels que dans celle des biens temporels.
Et parce qu'il y a acception des personnes lorsque l'on attribue à quelqu'un ce dont il n'est pas digne, on peut observer que la dignité d'une personne peut être appréciée de deux manières : 1° Absolument et en soi ; ainsi celui-là est le plus digne, chez qui les dons de la grâce sont plus abondants. 2° Par rapport au bien commun ; en effet, il arrive parfois que le moins élevé en sainteté et en science soit plus utile au bien commun en raison de sa puissance ou de son habileté profane, ou pour quelque autre qualité de cet ordre. Et parce que la dispensation des biens spirituels est ordonnée avant tout à l'utilité commune, selon qu'il est écrit (1 Co 12, 7) : « La manifestation de l'Esprit est accordée à chacun pour le bien de tous », il peut arriver que dans la dispensation de tels biens, ceux qui sont moins parfaits absolument soient préférés aux meilleurs sans qu'il y ait acception des personnes. C'est ainsi que Dieu accorde parfois à des hommes moins bons que d'autres des grâces gratuitement donnée.
Solutions
:
1. Lorsqu'il s'agit des
parents d'un prélat, il faut distinguer. Parfois ce sont les moins dignes, et
absolument et par rapport au bien commun. Si alors on les préfère à des
candidats plus dignes, on commet vraiment un péché d'acception des personnes
dans la dispensation des biens spirituels ; car le prélat ecclésiastique n'est
pas maître de ces biens de telle sorte qu'il puisse en faire des largesses à
son gré ; il n'en est que le dispensateur, selon la parole de l'Apôtre (1 Co 4,
1) : « Que l'on nous regarde comme des serviteurs du Christ et des
dispensateurs des mystères de Dieu. » Mais parfois les parents d'un prélat sont
aussi dignes que d'autres, et alors on peut légitimement les préférer sans se
rendre coupable d'acception des personnes, parce qu'ils offrent au moins cet
avantage que le prélat pourra ,avoir plus de confiance en eux et qu'ils
administrant d'un commun accord avec lui les affaires de l'Église. Il faudrait
cependant renoncer à tel choix par crainte du scandale, si d'autres prélats
s'autorisaient de cet exemple pour confier les biens d'Église à leurs proches
sans tenir compte de leurs capacités.
2. Les dispenses de mariage
sont accordées principalement pour garantir l'union dans la paix, et cela
importe davantage au bien commun lorsque des personnes haut placées sont en
cause. C'est pourquoi, si on leur accorde plus facilement la dispense, on ne
commet pas d'acception des personnes.
3. Pour qu'une élection
soit inattaquable devant la justice, il suffit que le candidat élu soit bon ;
il n'est pas nécessaire qu'il soit le meilleur, autrement toutes les élections
pourraient être contestées. Mais en conscience on est tenu d'élire le meilleur,
qu'il soit tel absolument parlant ou par rapport aux services qu'il peut rendre
au bien commun. S'il existe en effet un sujet plus apte à une dignité, et qu'on
lui en préfère un autre, il faut avoir pour cela un motif Si ce motif se
rapporte à la nature même de la charge, celui qui a été élu est bien le plus
digne ; mais si ce motif est sans rapport avec l'affaire, il y aura
certainement acception des personnes.
4. Si le candidat d'une Église doit être pris dans son sein, c'est qu'ordinairement, il en servira mieux le bien commun, puisqu'il aimera d'avantage cette Église qui est sa mère. Aussi le Deutéronome (17,15) prescrit-il : « Tu ne pourras pas te donner pour roi un étranger qui ne serait pas ton frère. »
Objections
:
1. Il semble qu'en montrant
de la considération et du respect on ne commette pas le péché d'acception des
personnes. En effet, la considération n'est rien d'autre que du respect
manifesté à quelqu'un en témoignage de sa vertu ; ainsi la définit Aristote.
Or, on doit honorer les supérieurs même si la vertu leur fait défaut ; de même
nos parents, au sujet desquels l'Exode prescrit (20, 12) : « Honore ton père et
ta mère » ; ainsi encore les esclaves doivent-ils honorer leurs maîtres, même
s'ils sont mauvais, selon cette recommandation de S. Paul (1 Tm 6, 1) : « Que
tous ceux qui sont sous le joug comme esclaves, estiment leurs maîtres dignes
de tout honneur. » C'est donc que l'acception des personnes ne constitue pas un
péché dans les marques d'honneur que l'on donne à autrui.
2. Le Lévitique (19,32)
prescrit : «Tu te lèveras devant une tête blanche, et tu honoreras la personne
du vieillard. » Mais cela semble ressortir à l'acception des personnes, puisque
l'on rencontre des vieillards qui ne sont pas vertueux comme dit Daniel (13, 5)
: « A Babylone, l'iniquité est partie des plus anciens du peuple. » Donc il n'y
a pas de péché à faire acception des personnes en leur rendant honneur.
3. Sur le mot de S. Jacques
(2, 1) : « Ne faites pas acception des personnes... », S. Augustin remarque : «
S'il faut entendre des réunions quotidiennes ce que Jacques ajoute :
"Si un homme portant au doigt un anneau d'or et revêtu d'un habit magnifique
entre dans votre assemblée, etc." qui ne pécherait sur ce point s'il y a
matière à pécher ? » Mais c'est faire acception des personnes que d'honorer les
riches pour leurs richesses. S. Grégoire dit en effet : « Nous abaissons notre
orgueil lorsque, dans les hommes, nous honorons, non leur nature faite à
l'image de Dieu, mais leurs richesses » ; et puisque les richesses ne sont pas
un motif légitime d'honneur, en tenir compte c'est faire acception des
personnes. Donc faire acception des personnes en les honorant n'est pas un
péché.
Cependant, la Glose affirme sur le texte de S. Jacques (2, 1) : « Quiconque honore le riche pour ses richesses commet un péché. » Il en est de même toutes les fois que l'on honore quelqu'un pour des motifs qui ne légitiment pas ces témoignages de respect ; ce qui est le fait de l'acception des personnes. Donc faire acception des personnes par des témoignages d'honneur est un péché.
Conclusion
:
L'honneur est dans un témoignage rendu à la vertu d'autrui, c'est pourquoi il n'y a que la vertu qui soit la cause légitime de cet honneur. Toutefois un homme pourra être légitimement honoré, non seulement pour sa propre vertu, mais pour la vertu d'autrui. C'est ainsi qu'on honore les princes et les prélats même s'ils sont mauvais, parce qu'ils tiennent la place de Dieu et de la société dont ils ont la charge. « Celui qui rend honneur à l'insensé, dit le livre des Proverbes (26, 8 Vg), est comme celui qui apporte une pierre au monceau amassé en l'honneur de Mercure. » Parce que les païens attribuaient le calcul à Mercure, on appelle « monceau de Mercure » une somme de calculs où le marchand met parfois un petit caillou tenant la place de cent marcs. De même on honore l'insensé qui tient la place de Dieu et de toute la communauté. Pour la même raison, on doit honorer ses parents et ses maîtres parce qu'ils participent de la dignité de Dieu, Père et Seigneur de tout. Les vieillards aussi doivent être honorés pour la vertu que symbolise la vieillesse, encore que ce signe puisse parfois tromper ; ce qui fait dire au Sage (Sg 4, 8) : « Une vieillesse honorable n'est pas celle que donne une longue vie ; elle ne se mesure pas au nombre des années. Mais la prudence tient lieu pour l'homme de cheveux blancs ; et l'âge de la vieillesse, c'est une vie sans tache. » Enfin, c'est parce qu'ils occupent une place prépondérante dans la communauté que les riches sont honorés, et non uniquement en raison de leurs richesses, ce qui serait commettre le péché d'acception des personnes.
Solution : Ainsi se trouvent résolues les Objections.
Objections
:
1. Il semble que non. Nous
avons dit en effet que l'acception des personnes s'oppose à la justice
distributive. Les jugements, au contraire, relèvent surtout de la justice
commutative ; donc l'acception des personnes n'a pas sa place dans les
jugements.
2. Les peines sont
infligées d'après un jugement. Mais on y fait acception de personnes, sans
qu'il y ait péché, parce qu'on punira plus sévèrement celui qui outrage le
prince que celui qui offense une personne privée. Donc l'acception des
personnes n'a pas sa place dans les jugements.
3. Le Siracide (4, 10 Vg),
demande que « dan, les jugements, on soit miséricordieux pour l'orphelin ».
Mais c'est là faire acception de la personne du pauvre. Donc l'acception des
personnes dans les jugements n'est pas un péché.
Cependant, il est écrit au livre de, Proverbes (18, 5 Vg) : « Ce n'est pas bien de fair, acception de personne dans un jugement. »
Conclusion
:
Le jugement, avons-nous dit, est un acte de justice, en ce que le juge ramène à l'égalité requise par la justice ce qui peut constituer une inégalité contraire. Or, l'acception des personnes entraîne une certaine inégalité, du fait qu’elle attribue à telle personne plus que sa part, en laquelle consiste l'égalité de la justice. Il est donc évident qu'un tel jugement est vicié par l'acception des personnes.
Solutions
:
1. Le jugement peut être
envisagé sous un double aspect. 1° Quant à sa matière, c'est-à-dire la chose
jugée. Alors il se rapporte aussi bien à la justice commutative qu'à la justice
distributive. On peut en effet déterminer par un jugement aussi bien la manière
de distribuer à plusieurs ce qui est à tous, que le mode de restitution de
telle personne à telle autre. 2° Quant à la forme même du jugement, à savoir
lorsque le juge, même dans le domaine propre de la justice commutative, ôte à
l'un ce qu'il donne à l'autre ; et cela relève de la justice distributive. Ce
qui montre qu'en tout jugement on peut faire acception des personnes.
2. Punir plus sévèrement
une injure faite à un personnage plus haut placé n'est pas faire acception des
personnes, car les dignités différentes des personnes entraînent dans ce cas
une différence objective, comme on l'a vu plus haut.
3. On doit aider le pauvre autant que faire se peut, mais sans léser la justice. Autrement on ne tient pas compte de cette parole de l'Exode (23, 3) : « Tu ne favoriseras pas même le pauvre en rendant ton jugement. »
LES VICES OPPOSÉS A LA JUSTICE COMMUTATIVE,
I1 faut maintenant étudier les vices opposés à la justice commutative. Nous traiterons d'abord des péchés qui se commettent dans les échanges involontaires, puis de ceux qui se commettent dans les échanges volontaires (Question 77-78).
Les premiers se commettent du fait que l'on porte préjudice au prochain contre sa volonté, ce qui peut se faire de deux façons : par action et en parole (Question 67-76).
Par action lorsque le prochain est atteint dans sa propre personne (Question 64), ou dans une personne qui lui est unie (Question 65, a. 4), ou dans ses biens (Question 66).
Nous allons les étudier dans cet ordre. Et en premier lieu l'homicide, par quoi on fait au prochain le plus grand tort qui soit.
Somme Théologique IIa-IIae
1. Est-ce un péché de mettre à mort les animaux ou même les plantes ? - 2. Est-il permis de tuer le pécheur ? - 3. Est-ce permis à un particulier, ou seulement à l'autorité publique ? - 4. Et à un clerc ? - 5. Est-il permis de se tuer ? - 6. Est-il permis de tuer un homme juste ? - 7. Est-il permis de tuer un homme pour se défendre ? - 8. L'homicide accidentel est-il péché mortel ?
Objections
:
1. Il semble qu'il soit
illicite de tuer n'importe quel être vivant. En effet, S. Paul écrivait aux
Romains (13, 2) : « Celui qui résiste à l'ordre voulu de Dieu, attire sur lui-même
la condamnation. » Or c'est l'ordre providentiel qui conserve tous les êtres en
vie, selon ce mot du Psaume (147, 8) : « Dieu fait croître l'herbe sur les
montagnes et donne au bétail leur nourriture. » Donner la mort à un être doué
de vie est donc illicite.
2. L'homicide est un péché
parce qu'il prive un homme de la vie. La vie est commune à tous les animaux et
à toutes les plantes. Il semble donc que pour la même raison ce soit un péché
de tuer des animaux et des plantes.
3. La loi divine ne fixe de
peine déterminée que pour le péché. Or elle établit une peine déterminée pour
celui qui tue le boeuf ou la brebis d'autrui, comme le montre l'Exode (22, 1).
Donc le meurtre des animaux est un péché.
Cependant, S. Augustin déclare « Quand nous entendons le précepte "Tu ne tueras pas", nous ne croyons pas que cela concerne les arbres fruitiers, qui n'ont aucun sentiment, ni les animaux, qui n'ont pas la raison en commun avec nous. C'est donc de l'homme qu'il faut entendre cette parole : "Tu ne tueras pas." »
Conclusion
:
On ne pèche pas en utilisant une chose en vue de la fin pour laquelle elle existe. Or, dans la hiérarchie des êtres, ceux qui sont imparfaits sont créés pour les parfaits ; comme aussi dans la génération d'un seul être, la nature va de l'imparfait au parfait. De même donc que dans la génération de l'homme ce qui existe d'abord c'est ce qui a vie, puis un animal et en dernier lieu l'homme ; ainsi les êtres qui n'ont que la vie, comme les végétaux, existent tous ensemble pour tous les animaux, et les animaux eux-mêmes existent pour l'homme. Voilà pourquoi, si l'homme se sert des plantes pour l'usage des animaux, et des animaux pour son propre usage, ce n'est pas illicite, comme le montre déjà Aristote.
Parmi tous les usages possibles, le plus nécessaire est que les plantes servent de nourriture aux animaux, et les animaux à l'homme, ce qui comporte inévitablement leur mise à mort. Voilà pourquoi il est permis de tuer des plantes pour l'usage des animaux et des animaux pour l'usage de l'homme, en vertu de l'ordre divin. Car on lit dans la Genèse (1, 29) : « Voici que je vous donne toutes les herbes et tous les arbres ; ce sera votre nourriture, et tous les animaux... » ; et encore (9, 3) : « Tout ce qui se meut et tout ce qui vit vous servira de nourritures. »
Solutions
:
1. Si l'ordre divin
conserve la vie des animaux et des plantes, ce n'est pas pour elle-même, mais
pour l'homme. Aussi S. Augustin peut-il écrire : « Par la disposition très
juste du Créateur, la vie et la mort de ces êtres sont à notre service. »
2. Les bêtes et les plantes
ne possèdent pas cette vie rationnelle qui leur permettrait de se conduire par
eux-mêmes ; ils sont toujours menés par l'instinct naturel comme par une force
étrangère. C'est là le signe qu'ils sont par nature esclaves, et destinés à
l'usage d'autres êtres.
3. Celui qui tue le boeuf de son prochain pèche, non parce qu'il tue un boeuf, mais parce qu'il porte préjudice à autrui dans ses biens. Ce n'est donc pas un péché de meurtre, mais de vol ou de rapine.
Objections
:
1. Il semble que non, car
notre Seigneur interdit d'arracher l'ivraie qui, dans la parabole, représente
les « fils du Mauvais » (Mt 13, 38). Or tout ce que Dieu interdit est péché.
2. La justice des hommes se
modèle sur la justice de Dieu ; or celle-ci ménage les pécheurs pour qu'ils
fassent pénitence - « je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se
convertisse et qu'il vive » (Ez 18, 23). Il est donc absolument injuste de tuer
les pécheurs.
3. Il n'est jamais permis
de faire pour une bonne fin ce qui est mauvais en soi ; on le voit chez S.
Augustin et chez Aristote. Or tuer un homme est une chose mauvaise en soi,
puisque opposée à la charité que nous devons avoir pour tous les hommes ; et
comme le remarque le Philosophe : « Nous voulons à nos amis l'existence et la
vie. » Il n'est donc aucunement permis de tuer un pécheur.
Cependant, il est écrit dans l'Exode (22, 18) : « Tu ne laisseras pas vivre les magiciens », et dans le Psaume (101, 8) : « Chaque matin, j'exterminerai tous les pécheurs du pays. »
Conclusion
:
Nous venons de le dire : il est permis de tuer des animaux parce qu'ils sont ordonnés par la nature à l'usage de l'homme, comme ce qui est moins parfait est ordonné au parfait. Or cette subordination existe entre la partie et le tout, et donc toute partie, par nature, existe en vue du tout. Voilà pourquoi, s'il est utile à la santé du corps humain tout entier de couper un membre parce qu'il est infecté et corromprait les autres, une telle amputation est louable et salutaire.
Mais tout individu est avec la société dont il est membre dans le même rapport qu'une partie avec le tout. Si donc quelque individu devient un péril pour la société et que son péché risque de la détruire, il est louable et salutaire de le mettre à mort pour préserver le bien commun ; car « un peu de ferment corrompt toute la pâte » (1 Co 5, 6).
Solutions
:
1. Le Seigneur, en défendant d'arracher l'ivraie, avait en vue la conservation du blé, c'est-à-dire des bons. Ceci s'applique lorsqu'on ne peut faire périr les méchants sans tuer en même temps les bons ; soit parce qu'on ne peut les discerner les uns des autres, soit parce que les méchants ayant de nombreux partisans, leur mise à mort serait dangereuse pour les bons. Aussi le Seigneur préfère-t-il laisser vivre les méchants et réserver la vengeance jusqu'au jugement dernier, plutôt que de s'exposer à faire périr les bons en même temps.
Toutefois, si la mise à mort des
méchants n'entraîne aucun danger pour les bons, mais assure au contraire leur
protection et leur salut, il est licite de mettre à mort les méchants.
2. Selon l'ordre de sa
sagesse, Dieu tantôt supprime immédiatement les pécheurs afin de délivrer les
bons ; tantôt leur accorde le temps de se repentir, ce qu'il prévoit également
pour le bien de ses élus. La justice humaine fait de même, selon son pouvoir.
Elle met à mort ceux qui sont dangereux pour les autres, mais elle épargne,
dans l'espoir de leur repentance, ceux qui pèchent gravement sans nuire aux
autres.
3. Par le péché l'homme s'écarte de l'ordre prescrit par la raison ; c'est pourquoi il déchoit de la dignité humaine qui consiste à naître libre et à exister pour soi ; il tombe ainsi dans la servitude qui est celle des bêtes, de telle sorte que l'on peut disposer de lui selon qu'il est utile aux autres, selon le Psaume (49, 21) : « L'homme, dans son orgueil ne l'a pas compris ; il est descendu au rang des bêtes ; il leur est devenu semblable », et ailleurs (Pr 11, 29) : « L'insensé sera l'esclave du sage. » Voilà pourquoi, s'il est mauvais en soi de tuer un homme qui garde sa dignité, ce peut être un bien que de mettre à mort un pécheur, absolument comme on abat une bête ; on peut même dire avec Aristote qu'un homme mauvais est pire qu'une bête et plus nuisible.
Objections
:
1. Il semble qu'il soit
permis à un particulier de tuer un pécheur. En effet, la loi divine ne saurait
prescrire rien de mal. Or Moïse a prescrit (Ex 32, 27) : « Que chacun tue son
frère, chacun son ami, chacun son parent », pour avoir commis le crime d'adorer
le veau d'or. Donc, même des personnes privées peuvent licitement tuer un
pécheur.
2. Puisque, on vient de le
voir, le péché rend l'homme comparable aux bêtes, et que tout homme peut tuer
une bête sauvage, surtout nuisible, il est permis, au même titre, de tuer un
pécheur.
3. Tout homme, même un
individu privé, agit louablement en servant le bien commun. Or la mise à mort
des malfaiteurs est utile au bien commun, on vient de le voir.
Cependant, S. Augustin parle ainsi « Celui qui sans mandat officiel tuera un malfaiteur sera homicide, et d'autant plus qu'il n'a pas craint de s'arroger un droit que Dieu ne lui avait pas donné. »
Conclusion
:
Nous venons de dire que la mise à mort d'un malfaiteur est permise en tant qu'elle est ordonnée à la sauvegarde de la société. C'est pourquoi elle appartient à celui-là seul qui pourvoit au bien commun de la société, de même que l'ablation d'un membre corrompu revient au médecin auquel on a confié la santé du corps tout entier. Or le soin du bien commun est confié aux princes qui détiennent l'autorité publique. C'est donc à eux seuls et non aux particuliers qu'il revient de mettre à mort les malfaiteurs.
Solutions
:
1. Denys remarque que le
véritable responsable d'une action est l'autorité qui l'ordonne ; aussi, comme
S. Augustin l'écrit : « Celui qui tue, ce n'est pas celui qui doit son
service à celui qui commande, comme le glaive à celui qui s'en sert. » C'est ainsi
qu'il faut juger le cas de ceux qui tuèrent leurs parents et leurs amis sur
l'ordre de Dieu ; le véritable auteur de ces meurtres était l'autorité qui le
leur avait ordonné ; il en est de même du soldat qui tue un ennemi sur l'ordre
du prince, et du bourreau qui exécute un bandit d'après la sentence du juge.
2. Il y a une différence de
nature entre la bête et l'homme. Aussi n'y a-t-il pas besoin d'un jugement pour
tuer la bête, si elle est sauvage. Mais si c'est une bête domestique, un
jugement sera requis, non pour elle, mais pour le dommage subi par son maître.
Mais l'homme pécheur n'est pas d'une autre nature que les justes. C'est
pourquoi il faudra un jugement public pour décider s'il doit être mis à mort
pour le salut de la société.
3. Faire quelque chose pour l'utilité commune sans nuire à personne est permis à toute personne privée. Mais si cela doit nuire à autrui, cela ne peut se faire qu'au jugement de celui qui peut apprécier ce que l'on peut enlever aux parties pour le salut de tous.
Objections
:
1. Il semble qu'il soit
permis aux clercs de tuer les malfaiteurs. C'est surtout aux clercs, en effet,
d'accomplir cet ordre de l'Apôtre (1 Co 4, 16) : « Soyez mes imitateurs comme
je le suis du Christ. » Ce qui nous engage à imiter Dieu et ses saints. Or le
Dieu que nous adorons tue les malfaiteurs, d'après le Psaume (136, 10) : « Il
frappa les Égyptiens dans leurs premiers-nés. » En outre, Moïse fit exterminer
par les lévites vingt-trois mille hommes qui avaient adoré le veau d'or (Ex 32,
28). Phinéès, prêtre, tua l'Israélite qui s'était uni à une Madianite (Nb 25,
6). Samuel fit mourir Agag roi d'Amalec (1 S 15, 33). Élie fit périr les
prêtres de Baal (1 R 18, 40). Matthatias mit à mort l'apostat qui s'apprêtait à
sacrifier (1 M 2,24). Dans le Nouveau Testament, S. Pierre punit de mort Ananie
et Saphire (Ac 5, 3). On voit donc que même les clercs sont autorisés à tuer
les pécheurs.
2. La puissance spirituelle
est plus grande que la puissance temporelle et plus proche de Dieu. Si donc S.
Paul accorde au pouvoir séculier le droit de mettre à mort les pécheurs, comme
exerçant le rôle de « ministre de Dieu » (Rm 13, 4), à plus forte raison les
clercs auront-ils ce droit, eux qui sont ministres de Dieu dans l'exercice d'un
pouvoir spirituel.
3. Quiconque reçoit licitement une charge peut licitement exercer toutes
les fonctions qui s'y rattachent. Or, l'une des fonctions du prince temporel,
avons-nous dit dans l'Article précédent, est de supprimer les malfaiteurs ;
donc les clercs, qui sont princes sur la terre, peuvent licitement tuer les
malfaiteurs.
Cependant, S. Paul exige que « l'évêque soit irréprochable... qu'il ne soit pas adonné au vin, ne frappant personne » (1 Tm 3, 2).
Conclusion
:
Il n'est pas permis aux clercs de tuer, pour une double raison. 1° Ils sont choisis pour le service de l'autel où est rendue présente la passion du Christ mis à mort, et qui, comme le dit S. Pierre (1 P 2, 23), « frappé, ne frappait pas à son tour ». Il ne convient donc pas aux clercs de frapper ou de tuer puisque les serviteurs doivent imiter leur Maître, selon la parole de l'Ecclésiastique (10, 2) : « Tel le chef du peuple, tel ses ministres. » 2° De plus, les clercs sont les ministres de la loi nouvelle, qui ne comporte aucune peine de mort ou de mutilation corporelle. C'est pourquoi, afin d'être « des ministres authentiques de la nouvelle Alliance » (2 Co 3, 6), ils doivent s'abstenir de tels châtiments.
Solutions
:
1. Dieu accomplit de façon
universelle en tous les êtres ce qui est bon, mais il l'accomplit en chaque
être conformément à la nature de celui-ci. Ainsi chacun doit-il imiter Dieu
conformément à sa condition propre. Donc, bien que Dieu puisse tuer
physiquement les malfaiteurs, il ne faut pas que tous les hommes l'imitent en
cela. Ce n'est pas de son autorité et de sa propre main que S. Pierre punit de
mort Ananie et Saphire, il a plutôt promulgué la sentence divine à leur égard.
Quant aux prêtres et aux lévites de l'Ancien Testament, ils étaient les
ministres de la loi ancienne qui prescrivait des châtiments corporels, et c'est
pourquoi ils pouvaient tuer un malfaiteur de leur propre main.
2. Le ministère des clercs
est ordonné à une fin plus haute que celle des exécutions corporelles ; ils ont
pour but le salut spirituel ; il ne leur convient donc pas d'employer des
sanctions d'un ordre inférieur.
3. Les supérieurs ecclésiastiques sont investis d'un pouvoir temporel, non pour exercer eux-mêmes une sentence capitale, mais pour faire exercer par d'autres leur autorité.
Objections
:
1. Il semble que le suicide
soit permis. L'homicide, en effet, n'est défendu que comme péché contre la
justice. Mais il est impossible de pécher par injustice envers soi-même, ainsi
que le prouve Aristote. Donc nul ne pèche en se tuant.
2. Il est permis à celui
qui détient l'autorité publique de tuer les malfaiteurs. Mais parfois il est
lui-même un malfaiteur. Il est donc permis de se tuer.
3. Il est permis de
s'exposer spontanément à un péril moindre pour en éviter un plus grand, de même
qu'il est permis, pour sauver tout son corps, de se couper un membre gangrené.
Or il peut arriver qu'en se donnant la mort on évite un plus grand mal, comme
serait une vie misérable ou la honte d'un péché. Il est donc permis parfois de
se tuer.
4. Samson s'est suicidé (Jg
16, 30). Pourtant il est compté, d'après l'épître aux Hébreux (11, 32), parmi
les saints.
5. Le deuxième livre des Maccabées
(14, 41) rapporte l'exemple de Razis qui se donna la mort, « aimant mieux périr
noblement que de tomber entre des mains criminelles et de subir des outrages
indignes de sa noblesse ». Mais rien de noble et de courageux n'est illicite.
Donc se tuer n'est pas illicite.
Cependant, S. Augustin écrit « C'est de l'homme que doit s'entendre le précepte : "Tu ne tueras point." Ni ton prochain par conséquent, ni toi-même ; car c'est tuer un homme que se tuer soi-même. »
Conclusion
:
Il est absolument interdit de se tuer. Et cela pour trois raisons :
1° Tout être s'aime naturellement soi-même ; de là vient qu'il s'efforce, selon cet amour inné, de se conserver dans l'existence et de résister autant qu'il le peut à ce qui pourrait le détruire. C'est pourquoi le suicide va contre cette tendance de la nature et contre la charité dont chacun doit s'aimer soi-même.
2° La partie, en tant que telle, est quelque chose du tout. Or chaque homme est dans la société comme une partie dans un tout ; ce qu'il est appartient donc à la société. Par le suicide l'homme se rend donc coupable d'injustice envers la société à laquelle il appartient, comme le montre Aristote.
3° Enfin la vie est un don de Dieu accordé l'homme, et qui demeure toujours soumis a pouvoir de celui qui « fait mourir et qui fait vivre » Aussi quiconque se prive soi-même de la vie pèche contre Dieu, comme celui qui tue l'esclave d'autre pèche contre le maître de cet esclave, ou comme pèche encore celui qui s'arroge le droit de juger une cause qui ne lui est pas confiée. Décider de la mort ou de la vie n'appartient qu'à Dieu seul, selon le Deutéronome (32, 39) : « C'est moi qui fais mourir et qui fais vivre. »
Solutions
:
1. L'homicide est un péché non seulement parce qu'il s'oppose à la justice, mais parce qu'il est contraire à la charité que chacun doit avoir envers soi-même. De ce point de vue le suicide est un péché par rapport à soi-même.
Mais il a encore raison de péché
comme opposé à la justice par rapport à la société et à Dieu.
2. Celui qui détient l'autorité
publique peut licitement faire périr un malfaiteur puisqu'il a le droit de le
juger. Mais nul n'est juge de soi-même. Par conséquent, il n'est pas permis à
celui qui détient l'autorité publique de se tuer pour n'importe quel péché. Il
peut cependant se livrer au jugement d'autres autorités.
3. Par le libre arbitre, l'homme est constitué maître de soi-même. C'est pourquoi il peut disposer de soi-même dans tout le domaine de la vie soumis à son libre arbitre ; mais le passage de cette vie à une autre plus heureuse relève du pouvoir divin, non du libre arbitre de l'homme. Il n'est donc pas permis à l'homme de se tuer pour passer à une vie meilleure.
Le suicide n'est pas non plus permis pour échapper aux misères de la vie présente ; puisque, comme Aristote l'a montré : « Le dernier des maux de cette vie, et de beaucoup le plus redoutable, c'est la mort. » Se donner la mort pour fuir les misères de l'existence présente est donc recourir à un plus grand mal pour en éviter un moindre.
Il n'est pas d'avantage permis de se tuer à cause d'un péché qu'on a commis. Soit parce que l'on se cause le plus grand préjudice en se privant du temps nécessaire pour faire pénitence. Soit encore parce que la mise à mort d'un malfaiteur n'est licite qu'après un jugement prononcé par la puissance publique.
Il n'est pas non plus permis à une femme de se tuer pour éviter d'être souillée. Parce qu'elle ne peut pas commettre sur elle-même le pire crime, le suicide, pour empêcher autrui de commettre un crime moindre. En effet, il n'y a pas de crime chez une femme à qui l'on fait violence, si elle refuse son consentement ; comme disait sainte Lucie : « Le corps n'est souillé que si l'âme y consent. » Or il est évident que le péché de fornication ou d'adultère est moindre que l'homicide et surtout que le suicide ; ce dernier crime est le pire, puisque d'une part, on se nuit à soi-même, alors qu'on se doit le plus grand amour ; et que, d'autre part, il est le plus dangereux, puisqu'on n'a plus le temps de l'expier par la pénitence.
Enfin, il est encore interdit de se
tuer dans la crainte de consentir au péché. Car « on ne doit pas faire le mal
pour qu'il arrive du bien » ou pour éviter d'autres maux, surtout moindres et
moins certains. Or, il n'est pas sûr que l'on consentira plus tard au péché.
Car Dieu est assez puissant pour préserver l'homme du péché, quelles que soient
les tentations qui l'assaillent.
4. D'après S. Augustin : «
Samson, qui s'est enseveli avec ses ennemis sous les ruines de leur temple,
n'est exempt de péché que parce qu'il obéissait ainsi à l'ordre secret du
Saint-Esprit qui, par lui, faisait des miracles. » Et il attribue le même
motifs aux saintes femmes qui se donnèrent la mort en temps de persécution, et
dont l'Église célèbre la mémoire.
5. C'est un acte de la vertu de force de ne pas craindre de subir la mort pour le bien de la vertu et pour fuir le péché. Mais si quelqu'un se tue pour éviter un châtiment, ce n'est là qu'une apparence de force ; certains se sont tués en croyant agir avec courage, c'est le cas de Razis ; mais ce n'est pas là une vertu de force authentique. C'est bien plutôt le fait d'une âme faible, incapable de supporter la souffrance. Aristote et S. Augustin l'ont montré tous deux.
Objections
:
1. Il semble qu'en certains
cas il soit permis de tuer un homme innocent. Car la crainte de Dieu ne se
manifeste pas par le péché, mais plutôt « la crainte de Dieu détourne du péché
», dit l'Ecclésiastique (1, 27 Vg). Or Abraham est loué d'avoir craint Dieu
parce qu'il voulut tuer son fils innocent. On peut donc tuer un innocent sans
que ce soit un péché.
2. La gravité des péchés
envers le prochain est d'autant plus grave qu'on lui inflige un plus grand
préjudice par ce péché. Or le meurtre nuit davantage au pécheur qu'à
l'innocent, puisque pour celui-ci la mort n'est que le passage des misères de
cette vie à la gloire céleste. Donc puisqu'en certains cas il est permis de
tuer un pécheur, à plus forte raison est-il permis de tuer un innocent ou un
juste.
3. Lorsqu'on observe
l'ordre de la justice, on ne commet pas de péché. Mais parfois on est
contraint, selon l'ordre de la justice, de tuer un innocent ; ainsi lorsque le
juge qui doit juger conformément aux dépositions des témoins, condamne à mort
un inculpé qu'il sait innocent, mais qui est accablé par de faux témoins ; de
même le bourreau qui, sur l'ordre du juge, exécuterait un homme injustement
condamné. On peut donc parfois tuer un innocent sans commettre de péché.
Cependant, il est écrit dans l'Exode (23, 7) : « Tu ne feras pas mourir l'innocent et le juste. »
Conclusion
:
On peut envisager un homme sous un double aspect : en lui-même ou par rapport aux autres. A considérer l'homme en lui-même, il n'est jamais permis de le tuer, parce que dans tout homme, fût-il pécheur, nous devons aimer sa nature qui est l'oeuvre de Dieu et que le meurtre supprime. Si la mort du pécheur peut devenir licite, ce n'est, on l'a déjà vu, que pour préserver le bien commun que détruit le péché. Mais la vie des justes au contraire conserve et accroît le bien commun, car ils sont la partie la plus influente de la société. C'est pourquoi il n'est aucunement permis de tuer un innocent.
Solutions
:
1. Dieu est le maître de la
vie et de la mort ; car c'est par son ordre que meurent et les pécheurs et les
justes. C'est pourquoi celui qui, par l'ordre de Dieu, met à mort un innocent,
ne pèche pas plus que Dieu, dont il est l'exécutant ; et il montre qu'il craint
Dieu, en obéissant à son ordre.
2. Pour apprécier la
gravité d'un péché, il faut considérer l'essentiel plus que l'accidentel.
Ainsi, celui qui tue un juste pèche plus gravement que celui qui tue un
pécheur. 1° Parce qu'il nuit à celui qu'il devrait aimer davantage, il commet
donc une faute plus grave contre la charité. 2° Il fait tort à celui qui le
mérite le moins ; il offense donc davantage la justice. 3° Il prive la société
d'un plus grand bien. 4° Il montre un plus grand mépris de Dieu, selon cette
parole (Lc 10, 16) : « Qui vous méprise me méprise. » Et que le juste mis à
mort soit conduit par Dieu à la gloire, c'est un effet accidentel de sa mise à
mort.
3. Si le juge sait que l'inculpé, accablé par de faux témoins, est innocent, il doit contrôler les dépositions avec une scrupuleuse attention afin de trouver le moyen de délivrer un innocent, comme le fit Daniel (ch. 13). S'il ne le peut pas, il doit renvoyer la cause à un tribunal supérieur. Si cela lui est impossible, il ne pèche pas en prononçant un jugement conforme aux dépositions, car ce n'est pas lui qui condamne un innocent, mais ceux qui affirment sa culpabilité. Quant à l'exécuteur du juge condamnant un innocent, si la sentence contient une erreur intolérable, il ne doit pas obéir, sinon il faudrait innocenter tous ceux qui torturèrent les martyrs. Mais si l'injustice de l'arrêt n'est pas évidente, celui qui l'applique ne pèche pas, car il n'a pas à discuter l'ordre de son supérieur, et ce n'est pas lui qui tue l'innocent, mais le juge dont il exécute les ordres.
Objections
:
1. Il semble que non, car
S. Augustin écrit : « Je trouve mauvais de conseiller quelqu'un de tuer
d'autres hommes pour ne pas être tué par eux, à moins que ce soit un solda ou
un agent de l'ordre public ; de telle sorte qu'il n'agit pas pour lui-même mais
pour les autres, et parce qu'il en a reçu le pouvoir légitime conformément à
ses fonctions. » Or celui qui tu un homme pour sa défense le tue uniquement pou
n'être pas tué lui-même. Un tel acte est don défendu.
2. S. Augustin dit encore :
« Comment seront-ils exempts de péché devant la Providence divine,
ceux qui se souillent d'un meurtre pour conserver des biens que nous devons
mépriser ? » Ces biens à mépriser sont « ceux que les hommes peuvent perdre
malgré eux », d'après le contexte. Or telle est la vie corporelle. Donc il
n'est permis à personne de tuer pour préserver sa vie corporelle.
3. Voici la décision du
pape Nicolas, que l'on peut lire dans les Décrets : « Vous m'avez
consulté au sujet de ces clercs qui pour se défendre ont tué un païen, afin de
savoir si, après avoir fait pénitence, ils pourraient être réintégrés dans leur
premier état, ou même monter plus haut. Sachez que nous n'admettons aucun
prétexte et ne leur accordons aucune permission de tuer n’importe quel homme de
n’importe quelle manière. » Or clercs et laïcs sont tenus indistinctivement
d'observer les préceptes de la morale. Donc même les laïcs ne peuvent tuer
quelqu'un pour se défendre.
4. L'homicide est un péché
plus grave que la fornication simple ou l'adultère. Mais il n'est jamais permis
à personne de forniquer, d'être adultère, ou de commettre tout autre péché
mortel pour conserver sa propre vie, car la vie de l'âme doit être préférée à
celle du corps. Donc personne ne peut tuer pour conserver sa propre vie.
5. Selon l’Évangile, si
l'arbre est mauvais, les fruits le seront aussi (Mt 7, 17). Or, d'après S.
Paul, il semble interdit de se défendre : « Bien-aimés, ne vous défendez pas »,
écrit-il aux Romains (12, 9). Donc on n'a pas le droit de tuer un homme pour se
défendre.
Cependant, l'Exode (22, 2) stipule « Si le voleur est surpris en train de percer un mur, et qu'alors il soit blessé mortellement, celui qui l'a frappé ne sera pas responsable du sang versé. » Mais il est bien davantage permis de défendre sa propre vie que sa maison. Donc, même si l'on tue quelqu'un pour défendre sa vie, on ne sera pas coupable d'homicide.
Conclusion
:
Rien n'empêche qu'un même acte ait deux effets, dont l'un seulement est voulu, tandis que l'autre ne l'est pas. Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l'objet que l'on a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l'intention, et demeure, comme nous l'avons dit, accidentel à l'acte. Ainsi l'action de se défendre peut entraîner un double effet : l'un est la conservation de sa propre vie, l'autre la mort de l'agresseur. Une telle action sera donc licite si l'on ne vise qu'à protéger sa vie, puisqu'il est naturel à un être de se maintenir dans l'existence autant qu'il le peut. Cependant un acte accompli dans une bonne intention peut devenir mauvais quand il n'est pas proportionné à sa fin. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu'il ne faut, ce sera illicite. Mais si l'on repousse la violence de façon mesurée, la défense sera licite. Les droits civil et canonique statuent, en effet : « Il est permis de repousser la violence par la violence, mais avec la mesure qui suffit pour une protection légitime. » Et il n'est pas nécessaire au salut que l'on omette cet acte de protection mesurée pour éviter de tuer l'autre ; car on est davantage tenu de veiller à sa propre vie qu'à celle d'autrui.
Mais parce qu'il n'est permis de tuer un homme qu'en vertu de l'autorité publique et pour le bien commun, nous l'avons montré, il est illicite de vouloir tuer un homme pour se défendre, à moins d'être investi soi-même de l'autorité publique. On pourra alors avoir directement l'intention de tuer pour assurer sa propre défense, mais en rapportant cette action au bien public ; c'est évident pour le soldat qui combat contre les ennemis de la patrie et les agents de la justice qui luttent contre les bandits. Toutefois ceux-là aussi pèchent s'ils sont mus par une passion personnelle.
Solutions
:
1. Le texte de S. Augustin
doit s'entendre seulement du cas où un homme voudrait en tuer un autre pour
échapper lui-même à la mort.
2. C'est ce même cas que
vise le texte cité par la deuxième objection où il est dit expressément : «
pour conserver les biens... », ce qui précise l'intention du meurtrier.
3. Tout homicide, même si
l'on n'en est pas responsable, entraîne une irrégularité, ainsi le juge qui, en
toute justice, condamne à mort un coupable. Aussi le clerc qui tue son
agresseur pour se défendre devient irrégulier, encore qu'il n'ait pas eu
l'intention de tuer, mais uniquement celle de se défendre.
4. L'acte de fornication ou
d'adultère n'est pas ordonné par un rapport nécessaire à la conservation de la
vie, comme tel acte qui entraîne parfois un homicide.
5. Ce que l'Apôtre interdit, c'est de se défendre avec un désir de vengeance. Aussi la Glose précise-t-elle : « Ne vous défendez pas », c'est-à-dire : « Ne cherchez pas à rendre à vos adversaires coup pour coup. »
Objections
:
1. Il semble que quelqu'un
qui tue un homme accidentellement soit coupable d'homicide. La Genèse (4, 24)
rapporte, en effet, que Lamech croyant tuer une bête, donna la mort à un homme,
et que cette action lui fut imputée à homicide. Il est donc coupable
d'homicide, celui qui tue un homme accidentellement.
2. Il est prescrit au livre
de l'Exode (21, 22,23) : « Si quelqu'un frappe une femme enceinte et provoque
par là un avortement ... , si mort s'ensuit, il rendra vie pour vie. » Mais
cela peut arriver sans aucune intention de donner la mort. Donc l'homicide
accidentel revêt toute la culpabilité de l'homicide.
3. Plusieurs canons insérés
dans les Décrets punissent les homicides accidentels. Or une peine ne
peut être portée que pour une faute. Donc celui qui tue accidentellement un
homme encourt la culpabilité de l'homicide.
Cependant, S. Augustin écrivait « Qu'on évite de nous imputer un tel acte que nous faisons licitement et pour le bien - si du moins c'est le cas - et d'où résulte accidentellement un mal que nous n'avons pas voulu. » Mais il arrive parfois qu'un homicide soit le résultat accidentel d'une action entreprise dans une bonne intention. Donc son auteur ne sera pas jugé coupable.
Conclusion
:
Le hasard, selon Aristote, est une cause qui agit en dehors de notre intention. Aussi les choses accidentelles, absolument parlant, ne sont ni intentionnelles ni volontaires. Et parce que tout péché est volontaire, selon S. Augustin, il s'ensuit que les effets du hasard ne peuvent comme tels constituer des péchés. Il arrive cependant qu'un but auquel on ne tend pas et que l'on ne veut pas actuellement et pour lui-même, soit dans l'intention et voulu par accident, selon que « l'on appelle cause par accident ce qui supprime l'obstacle ». Aussi celui qui ne supprime pas une cause d'homicide, alors qu'il doit la supprimer, sera d'une certaine manière coupable d'homicide volontaire.
Ceci arrive de deux manières. Ou bien l'on s'expose à un homicide en faisant une chose défendue que l'on n'aurait pas dû se permettre. Ou bien on ne prend pas toutes les précautions requises. Voilà pourquoi, selon les règles du droit, si quelqu'un se livrant à une action licite y apporte la vigilance requise et que, cependant, il provoque la mort d'un homme, il ne sera pas tenu coupable de l'homicide. Si, au contraire, il se livre à une action mauvaise, ou même à une action permise mais sans y apporter tout le soin nécessaire, n'échappe pas à la responsabilité de l'homicide si son acte entraîne la mort d'un homme.
Solutions
:
1. Si Lamech a été jugé
coupable d'homicide c'est qu'il n'avait pas pris les précautions suffisantes
pour éviter ce meurtre.
2. Celui qui frappe une
femme enceinte contribue à une action illicite. C'est pourquoi, s'il en résulte
la mort de la femme ou de l'enfant, déjà doté d'une âme, le crime d'homicide
sera imputé au coupable, surtout si la mort suit de près les coups qu'il a
portés.
3. Les canons cités infligent un châtiment à ceux qui donnent la mort accidentellement en coopérant à une action illicite, ou en n'apportant pas toute l'attention requise.
Somme Théologique IIa-IIae
1. La mutilation. - 2. Les coups. - 3. L'emprisonnement. - 4. Le péché de ces violences est-il aggravé parce qu'elles sont commises contre une personne unie à d'autres ?
Objections
:
1. Il semble qu'il ne
puisse être permis en aucun cas de mutiler quelqu'un. En effet, S. Jean
Damascène a dit qu'il y a péché « dès qu'on s'écarte de ce qui est conforme à
la nature pour faire ce qui lui est contraire ». Or il est conforme à la nature
telle que Dieu l'a créée que le corps humain possède tous ses membres, et il
est contraire à la nature qu'il soit privé d'un membre. La mutilation paraît
donc toujours être un péché.
2. Aristote établit que
toute l'âme est avec tout le corps dans le même rapport que chaque partie de
l'âme avec chaque partie du corps. Or il est défendu, si ce n'est aux pouvoirs
publics, de priver quelqu'un de son âme en le tuant. De même sera-t-il interdit
de lui couper un membre, si ce n'est peut-être en vertu de ce même pouvoir.
3. On doit préférer le
salut de l'âme à celui du corps. Or il n'est pas permis de se mutiler pour
assurer le salut de son âme. En effet, le 1er concile de Nicée a
condamné ceux qui se châtraient pour conserver la chasteté. Donc, pour quelque
cause que ce soit, on ne pourra retrancher un membre à quelqu'un.
Cependant, il est écrit au livre de l'Exode (21, 24) : « Oeil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied. »
Conclusion
:
Puisque chaque membre est une partie de tout le corps humain, il existe pour le tout, comme l'imparfait existe pour le parfait. On devra donc traiter un membre selon ce que demande le bien de tout le corps. Or si, de soi, un membre est utile au bien de tout le corps, il arrive cependant accidentellement qu'il soit nuisible ; ainsi un membre infecté peut corrompre le corps tout entier. Donc, si un membre est sain et dans son état normal, il ne peut être coupé sans que tout le corps en pâtisse. Mais parce que tout l'homme est ordonné comme à sa fin à toute la société dont il est une partie, comme nous l'avons dit plus haut il pourra se faire que l'ablation d'un membre, bien qu'elle cause un préjudice à tout le corps, soit ordonnée au bien de la société, en tant qu'elle est imposée comme un châtiment pour réprimer certains péchés. C'est pourquoi, de même que l'autorité publique peut priver quelqu'un de la vie pour certaines fautes majeures, elle a également le droit de lui retrancher un membre pour des fautes moins graves. Mais une personne privée ne peut pratiquer une telle ablation, même avec le consentement du patient ; ce serait commettre une injustice envers la société, à laquelle l'homme appartient avec tous ses membres.
Si toutefois la corruption d'un membre infecté menace tout le corps, il est permis de couper ce membre pour la santé du corps entier, mais avec l'accord du malade, car chacun est responsable de sa propre santé. Les mêmes principes s'appliquent dans le cas où l'opération serait décidée avec l'accord du responsable de la santé du malade. En dehors de cette nécessité, mutiler un homme est absolument interdit.
Solutions
:
1. Rien n'empêche qu'une
chose contraire à telle nature particulière soit conforme à la nature
universelle : ainsi la mort et la corruption dans les êtres de la nature
nuisent à la nature particulière de ces êtres, et sont cependant conformes à la
nature universelle. De même mutiler un homme, encore que ce soit contraire à la
nature particulière de son corps, est cependant conforme à l'ordre raisonnable
par rapport au bien commun.
2. La vie totale de l'homme
n'est pas ordonnée à quelque bien propre à cet homme ; ce sont plutôt tous ces
biens particuliers de l'homme qui doivent s'ordonner à la vie totale. C'est
pourquoi priver un homme de la vie n'est jamais permis, si ce n'est aux
pouvoirs publics chargés de pourvoir au bien commun. Mais l'ablation d'un
membre peut être utile à la vie personnelle de tel homme ; c'est pourquoi, en
certains cas, celui-ci peut en décider.
3. On ne peut couper un membre que s'il n'y a pas d'autre manière d'assurer la santé du corps entier. Mais on pourra toujours garantir le salut de l'âme par d'autres moyens que la mutilation corporelle, car le péché est essentiellement volontaire ; la mutilation ne sera donc jamais permise pour supprimer l'occasion de pécher. Aussi, commentant la parole de l’Évangile (Mt 19, 12) : « Il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels à cause du Royaume des cieux », S. Jean Chrysostome expliques « Il ne s'agit pas de l'ablation d'un membre, mais de mettre fin aux mauvaises pensées ; car celui qui se mutile est voué à la malédiction ; il s'assimile ainsi aux homicides. » Puis il ajoute : « D'ailleurs par là on n'apaise pas la concupiscence, elle devient plus tyrannique. La convoitise qui est en nous a, en effet, d'autres causes, notamment les désirs impurs et le manque de vigilance ; l'ablation d'un membre ne supprime pas aussi sûrement les tentations que le fait de mettre un frein à ses pensées. »
Objections
:
1. Il semble qu'il ne soit
pas permis aux pères de frapper leurs enfants, ni aux maîtres de frapper leurs
serviteurs. S. Paul écrit, en effet, aux Éphésiens (6, 4) : « Vous, pères,
n'exaspérez pas vos enfants », et plus loin (6, 9) il ajoute « Et vous,
maîtres, agissez de même à l'égard de vos serviteurs et laissez là les menaces.
» Or les coups poussent à l'exaspération, et ils sont plus redoutables que les
menaces. Ils sont donc interdits.
2. Aristote note que « le
langage paternel comporte seulement l'admonition, mais non la contrainte ». Or
on peut contraindre par des coups. les parents ne doivent donc pas frapper
leurs enfants.
3. Il est permis de
corriger son prochain ; c'est une aumône spirituelle à lui faire, comme on l'a
établi au traité de la charité. Si donc il était permis aux parents de battre
leurs enfants pour les corriger, il serait également permis à tout le monde de
battre n'importe qui ; ce qui est faux.
Cependant, « Celui qui ménage la verge hait son fils » (Pr 13, 24) et plus loin (23, 13) : « N'épargne pas à l'enfant la correction ; si tu le fouettes, il n'en mourra pas ! Tu le fouettes et tu délivres son âme de l'enfer. » De même l'Ecclésiastique (33, 27) « A l'esclave méchant la torture et les fers. »
Conclusion
:
Comme la mutilation, mais d'une autre manière, les coups que l'on donne à quelqu'un nuisent à son corps. En effet, la mutilation porte atteinte à l'intégrité du corps, alors que les coups causent seulement une impression de douleur. C'est donc un préjudice bien moindre que l'ablation d'un membre. Or il est interdit de nuire à quelqu'un, si ce n'est pas manière de châtiment pour faire régner la justice. En outre, une punition ne sera pleinement juste que si l'on a juridiction sur le délinquant. Par conséquent, il n'y a que celui qui a autorité sur un autre qui puisse le frapper. Et parce que le fils est soumis à l'autorité du père, et le serviteur à celle de son maître, le père pourra battre son fils et le maître son serviteur pour les corriger et les former.
Solutions
:
1. Puisque la colère est un
désir de vengeance, elle sera surtout provoquée chez celui qui s'estime
injustement frappé, comme le montre Aristote. Donc, quand on prescrit aux
parents de ne pas exaspérer leurs enfants, on ne leur défend pas de les frapper
pour les corriger, mais seulement de le faire sans mesure. Quant à la
recommandation faite aux maîtres de ne pas menacer leurs serviteurs, elle peut
s'entendre de deux manières. Ou bien en ce sens que les maîtres n'usent de
menaces qu'avec discrétion, ce qui relève d'une éducation bien réglée. Ou bien
parce qu'ils ne doivent pas toujours exécuter leurs menaces ; la décision
d'infliger un châtiment doit parfois être tempérée de miséricorde.
2. Quiconque jouit d'une
plus grande autorité doit disposer d'un plus grand pouvoir de répression.
Puisque la cité est une société parfaite, le chef suprême de la cité aura plein
pouvoir coercitif ; il pourra donc infliger des peines irréparables comme la
mort ou la mutilation. Mais le père ou le maître, chefs de la société
domestique, société imparfaite, jouiront d'un pouvoir de répression moindre, et
ne pourront donc appliquer que des peines plus légères, dont les effets ne sont
pas irréparables. Tel est le droit de fouetter.
3. Tout homme peut corriger son prochain pourvu que celui-ci y consente. Mais le droit d'infliger une correction à celui qui s'y refuse n'appartient qu'à celui qui a charge pour cela. C'est ainsi qu'il lui revient de fouetter.
Objections
:
1. Il semble que l'on n'ait
pas le droit d'incarcérer un homme. En effet, l'acte qui porte sur une matière
illégitime est mauvais par son genre, on l'a vu précédemment. Or, l'homme étant
doué de liberté par la nature, ne peut être justement soumis à l'incarcération,
qui supprime sa liberté. Donc l'incarcération est illicite.
2. La justice humaine doit
se conformer à la justice divine. Or celle-ci, selon l'Ecclésiastique (15, 14)
« a laissé l'homme aux mains de son conseil ». Il semble qu'on n'ait pas le
droit de contraindre un homme en l'enchaînant ou en l'emprisonnant.
3. On ne doit exercer une
contrainte sur un homme que pour l'empêcher de mal agir, et dans ce cas toute
personne peut licitement en empêcher une autre de commettre une mauvaise
action. Donc, s'il était permis de mettre quelqu'un en prison pour l'empêcher
de mai agir, on aboutirait à ce que tout le monde pourrait incarcérer n'importe
qui. Ce qui est manifestement faux.
Cependant, il est rapporté dans le Lévitique (24, 11) « que l'on jeta un homme en prison pour avoir blasphémé ».
Conclusion
:
Les biens corporels se hiérarchisent de la façon suivante : 1° L'intégrité substantielle du corps ; on lui porte atteinte par la mort ou la mutilation ; 2° la délectation ou le repos des sens, auxquels nuisent les coups reçus ou toute sensation douloureuse ; 3° le mouvement et l'usage des membres que l'on entrave par des liens, l'emprisonnement, ou tout autre mode de détention. Et c'est pourquoi mettre quelqu'un en prison ou le détenir de quelque manière est interdit, si ce n'est conformément à la justice, soit à titre de châtiment, soit par mesure préventive contre certains maux.
Solutions
:
1. L'homme qui abuse du
pouvoir qu'on lui a donné mérite de le perdre. Donc l'homme qui par le péché
abuse du libre usage de ses membres, mérite d'en être privé par
l'emprisonnement.
2. Dieu, selon l'ordre de
sa sagesse, retient parfois les pécheurs d'accomplir leur péché, comme il est
dit dans Job (5, 12) : « Il déjoue les projets des perfides, il les empêche de
réaliser leurs complots. » Mais parfois il leur permet de faire ce qu'ils
veulent. Pareillement, la justice humaine ne punit de l'incarcération que
certaines fautes et non pas toutes.
3. Chacun a le droit d'empêcher momentanément un homme de faire une mauvaise action qu'il est sur le point d'accomplir ; ainsi de le retenir pour l'empêcher de se tuer ou de frapper un autre. Mais à parler absolument, le droit d'enfermer ou de lier une personne appartient uniquement à celui qui dispose tout à la fois des actes et de la vie d'un autre ; car celui-ci se trouvera alors empêché non seulement de faire le mal, mais aussi le bien.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
de telles violences injustes ont raison de péché en tant qu'elles nuisent à
quelqu'un contre sa volonté. Mais le tort causé à notre personne est contraire
à notre volonté plus que s'il atteint une personne qui nous est unie. Donc la
violence injuste contre cette personne est moins grave.
2. La Sainte Écriture blâme
surtout les injustices commises contre les veuves et les orphelins ; on lit dans
l'Ecclésiastique (35, 14) : « Le Seigneur ne dédaigne pas les prières de
l'orphelin ni les plaintes de la veuve. » Mais la veuve et l'orphelin n'ont
aucun lien qui les rattache à d'autres. Donc une injustice atteignant une
personne liée à d'autres n'aggrave pas le péché.
3. La personne qui détient
l'autorité et celle qui lui est unie gardent chacune sa volonté personnelle. Il
peut donc arriver qu'une chose soit voulue par l'une tandis qu'elle s'oppose à
la volonté de l'autre plus haut placée. C'est ainsi que l'adultère plaît à la
femme et déplaît au mari. Or des injustices de ce genre ont raison de péché en
tant qu'elles constituent un échange contraire à l'assentiment de la victime.
Donc de telles injustices ont moins raison de péché.
Cependant, le Deutéronome (20, 32) menace comme d'un surcroît de châtiment : « Tes fils et tes filles seront livrés à un autre peuple tes yeux le verront. »
Conclusion
:
Un péché d'injustice est d'autant plus grave qu'il atteint un plus grand nombre de personnes, toutes choses égales d'ailleurs. Ce sera donc un péché plus grave de frapper le prince plutôt qu'un simple particulier, car alors l'injure rejaillit sur tous les sujets, comme nous l'avons vu. Or, lorsqu'on commet une injustice à l'égard d'une personne que certains liens unissent à une autre, l'injustice atteint deux personnes à la fois. C'est pourquoi, toutes choses égales d'ailleurs, le péché en est aggravé. Il peut arriver cependant qu'en vertu de circonstances particulières un péché commis envers une personne indépendante soit plus grave, soit à cause du rang que cette personne occupe, soit en raison de la grandeur du préjudice.
Solutions
:
1. L'injustice qui atteint
une personne liée à une autre nuit moins à celle-ci que si elle l'atteignait
immédiatement, et de ce point de vue il y a un péché moindre. Mais tout ce qui
constitue une injustice vis-à-vis de cette seconde personne s'ajoute au péché
déjà commis contre la première, laquelle est directement lésée par l'injustice.
2. Les injustices commises
envers les veuves et les orphelins sont plus graves, et parce qu'elles
s'opposent davantage à la miséricorde, et parce que le mal causé à ces
malheureux leur est plus pénible, parce qu'ils n'ont personne pour le
réconforter.
3. Du fait que l'homme consent volontairement à l'adultère, le péché et l'injustice sont moindres par rapport à la femme. Car ils seraient plus graves si l'adultère lui faisait violence. Mais l'injustice causée au mari reste la même, puisque selon S : Paul (1 Co 7, 4) : « Ce n'est pas l'épouse qui dispose de son corps, c'est son mari. » Ces principes valent pour tous les cas semblables. La question de l'adultère sera examinée pour elle-même au traité de la tempérance. Car c'est un péché non seulement contre la justice, mais encore contre la vertu de chasteté.
Somme Théologique IIa-IIae
Étudions maintenant les péchés opposés à la justice par lesquels on nuit au prochain dans ses biens, péchés qui sont le vol et la rapine.
1. La possession de biens extérieurs est-elle naturelle à l'homme. - 2. Est-il licite de posséder en propre un de ces biens ? - 3. Le vol consiste-t-il à prendre secrètement le bien d'autrui - 4. La rapine est-elle un péché spécifiquement distinct du vol ? - 5. Tout vol est-il un péché ? - 6. Le vol est-il péché mortel ? - 7. Est-il permis de voler en cas de nécessité ? - 8. Toute rapine est-elle péché mortel ? - 9. Est-elle un péché plus grave que le vol ?
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car
personne ne doit s'attribuer ce qui appartient à Dieu. Or la souveraineté sur
toutes les créatures est propre à Dieu, selon ce mot du Psaume (24, 1) : « La
terre est au Seigneur, etc. » Donc la possession de biens créés n'est pas
naturelle à l'homme.
2. Commentant la parole du
riche insensé : « je ramasserai dans mes greniers tous mes produits et tous mes
biens » (Lc 12, 18), S. Basile l'interrogea : « Dis-moi, quels biens sont à
toi, et d'où les as-tu pris pour les apporter en ce monde ? » Mais on peut à
juste titre dire siens les biens qu'on possède par nature. La possession de
biens extérieurs n'est donc pas naturelle à l'homme.
3. Selon S. Ambroise : «
Le nom de maître implique la puissance. » Mais l'homme n'a aucune puissance sur
les biens extérieurs, il ne peut rien changer à leur nature. La possession des
biens extérieurs ne lui est donc pas naturelle.
Cependant, le Psaume (8, 8) dit à Dieu : « Tu as mis toutes choses sous les pieds » de l'homme.
Conclusion
:
Les biens extérieurs peuvent être envisagés sous un double aspect. D'abord quant à leur nature, qui n'est pas soumise au pouvoir de l'homme mais de Dieu seul, à qui tout obéit docilement. Puis quant à leur usage ; sous ce rapport l'homme a un domaine naturel sur ces biens extérieurs, car par la raison et la volonté il peut s'en servir pour son utilité, comme étant faits pour lui. On a démontré plus haut, en effet, que les êtres imparfaits existent pour les plus parfaits. C'est ce principe qui permet à Aristote de prouvera que la possession des biens extérieurs est naturelle à l'homme. Et cette domination naturelle sur les autres créatures, qui convient à l'homme parce qu'il a la raison, ce qui fait de lui l'image de Dieu, cette domination se manifeste dans sa création même, lorsque Dieu dit (Gn 1, 26) : « Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les oiseaux du Ciel ... »
Solutions
:
1. Dieu a la maîtrise de tous
les êtres, étant leur principe. Et c'est lui qui, selon l'ordre de sa
providence, a ordonné certaines choses à sustenter la vie corporelle de
l'homme. C'est pour cela que l'homme a la possession naturelle de ces choses,
en ce qu'il a le pouvoir d'en faire usage.
2. Ce riche est blâmé parce
qu'il croyait que les biens extérieurs lui appartenaient à titre principal,
comme s'il ne les avait pas reçus d'un autre, c'est-à-dire de Dieu.
3. L'objection vise la maîtrise qui s'exerce sur la nature même des choses extérieures ; elle appartient en effet à Dieu seul, comme on vient de le dire.
Objections
:
1. Il semble que nul n'ait
le droit de posséder une chose comme lui appartenant en propre. Tout ce qui
s'oppose au droit naturel, en effet, est illicite. Or selon le droit naturel
tout est commun ; et à cette communauté des biens s'oppose la propriété des
possessions. Il est donc illicite à tout homme de s'approprier n'importe quel
bien extérieur.
2. S. Basile dans le
commentaire de la parabole du riche insensé déclare : « Les riches qui
considèrent comme leur appartenant en propre les biens appartenant à tous, dont
ils se sont emparés les premiers, sont semblables à celui qui, arrivé le
premier au théâtre, empêcherait les autres d'entrer, se réservant pour lui seul
ce qui est destiné à la jouissance de tous. » Or il est illicite d'interdire
aux autres la jouissance de biens destinés à tous. Il est donc illicite de
s'approprier ces biens.
3. Nous lisons dans S.
Ambroise et il est spécifié dans les Décrets : « Que personne
n'appelle son bien propre ce qui est commun. » Or S. Ambroise considère les
biens extérieurs comme communs, ainsi qu'il ressort du contexte. Il semble donc
illicite que quelqu'un s'approprie un bien extérieur.
Cependant, S. Augustin affirme : « On appelle « apostoliques », écrit-il, ces hommes d'une arrogance sans pareille, qui se sont donné ce nom parce qu'ils ne reçoivent pas dans leur communion ceux qui usent du mariage et possèdent des biens en propre ; en cela ils imiteraient la conduite des moines et de nombreux clercs dans l'Église catholique. » Mais ces orgueilleux sont hérétiques parce que, se séparant de l'Église, ils refusent tout espoir de salut à ceux qui usent des biens dont eux-mêmes s'abstiennent. Il est donc faux de soutenir que l'homme ne peut posséder quelque chose en propre.
Conclusion
:
Deux choses conviennent à l'homme au sujet des biens extérieurs. D'abord le pouvoir de les gérer et d'en disposer ; et sous ce rapport il lui est permis de posséder des biens en propre. C'est même nécessaire à la vie humaine, pour trois raisons : 1° Chacun donne à la gestion de ce qui lui appartient en propre des soins plus attentifs qu'il n'en donnerait à un bien commun à tous ou à plusieurs ; parce que chacun évite l'effort et laisse le soin aux autres de pourvoir à l'oeuvre commune ; c'est ce qui arrive là où il y a de nombreux serviteurs. 2° Il y a plus d'ordre dans l'administration des biens quand le soin de chaque chose est confié à une personne, tandis que ce serait la confusion si tout le monde s'occupait indistinctement de tout. 3° La paix entre les hommes est mieux garantie si chacun est satisfait de ce qui lui appartient ; aussi voyons-nous de fréquents litiges entre ceux qui possèdent une chose en commun et dans l'indivis.
Ce qui convient encore à l'homme au sujet des biens extérieurs, c'est d'en user. Et sous tout rapport l'homme ne doit pas posséder ces biens comme s'ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu'il doit les partager volontiers avec les nécessiteux. Aussi S. Paul écrit-il (1 Tm 6, 17-18) : « Recommande aux riches de ce monde... de donner de bon coeur et de savoir partager. »
Solutions
:
1. La communauté des biens
est dite de droit naturel, non parce que le droit naturel prescrit que tout
soit possédé en commun et rien en propre, mais parce que la division des
possessions est étrangère au droit naturel ; elle dépend plutôt des conventions
humaines et relèvera par là du droit positif, comme on l'a établi plus haut.
Ainsi la propriété n'est pas contraire au droit naturel, mais elle s'y
surajoute par une précision due à la raison humaine.
2. Celui qui, arrivé le
premier au théâtre, en faciliterait l'accès aux autres n'agirait pas d'une
manière illicite, mais bien s'il leur en interdisait l'entrée. De même, le
riche n'est pas injuste, lorsque s'emparant le premier de la possession d'un
bien qui était commun à l'origine, il en fait part aux autres. Il ne pèche
qu'en leur interdisant à tous d'en user. C'est pourquoi S. Basile peut dire : «
Pourquoi es-tu dans l'abondance, et lui dans la misère, sinon pour que tu
acquières les mérites du partage et lui pour qu'il obtienne le prix de la
patience ? »
3. Lorsque S. Ambroise dit : « Que personne n'appelle son bien propre ce qui est commun », il parle de la propriété au point de vue de l'usage. Aussi ajoute-t-il : « Tout ce qui dépasse les besoins, on le détient par la violence. »
Objections
:
1. Il semble que ce soit
une mauvaise définition, car ce qui diminue le péché ne saurait appartenir à
l'essence du péché. Or pécher en secret est une circonstance qui diminue le
péché ; au contraire, pour montrer l'excès de certains pécheurs, Isaïe remarque
(3, 9) : « Comme Sodome, ils étalent leurs péchés et ne s'en cachent pas. »
Donc le secret n'entre pas dans la définition du vol.
2. Par ailleurs, selon S.
Ambroise, et nous retrouvons ses termes dans les Décrets : « On est
moins coupable en enlevant à autrui ce qui lui appartient, qu'en refusant à
ceux qui sont dans le besoin, alors qu'on pouvait leur donner et que l'on est
dans l'abondance. » Le vol ne consiste donc pas simplement à s'emparer du bien
d'autrui, mais aussi à le garder.
3. Un homme peut reprendre
furtivement ce qui lui appartient, par exemple un objet qu'il a mis en dépôt
chez un autre ou que celui-ci lui a injustement dérobé. Donc prendre en secret
le bien d'autrui n'est pas nécessairement un vol.
Cependant, S. Isidore a écrit dans ses Etymologies : « Le terme de voleur (fur) vient de (furvum), c'est-à-dire de furvum (obscurité), parce que le voleur profite de la nuit. »
Conclusion
:
La définition du vol comporte trois éléments. Le premier est son opposition à la justice, qui attribue à chacun ce qui lui appartient ; de ce chef le vol est l'usurpation du bien d'autrui. Le deuxième élément distingue le vol des péchés contre les personnes, comme l'homicide et l'adultère. A ce titre le vol s'attaque aux biens possédés par autrui. En effet, prendre à quelqu'un, non ce qui lui appartient comme sa possession, mais ce qui est comme une partie de lui-même, ainsi lui enlever un membre, ou une personne qui lui est unie, sa fille ou son épouse par exemple, ce n'est pas à proprement parler un vol. Enfin le troisième élément qui achève la notion de vol, est de s'emparer du bien d'autrui en secret. Le vol est donc rigoureusement défini : « L'usurpation secrète du bien d'autrui. »
Solutions
:
1. Le secret est parfois
une cause de péché, lorsque l'on en use pour pécher, par exemple pour frauder
et tromper ; alors, loin d'être une circonstance atténuante, le secret
constitue l'espèce du péché ; tel est le cas du vol. Mais parfois le secret
n'est qu'une simple circonstance du péché et en atténue la gravité, soit parce
qu'il est un signe de honte, soit parce qu'il évite le scandale.
2. Garder ce qui est dû à
autrui et s'en emparer injustement, c'est tout un. Aussi sous les termes «
prendre injustement », il faut également entendre « détenir injustement ».
3. Rien n'empêche qu'une chose appartenant absolument à une personne, soit à une autre de façon relative. Ainsi un dépôt appartient purement et simplement au déposant, mais appartient au dépositaire afin qu'il le conserve. Quant au bien enlevé par rapine, le ravisseur n'en a certes pas la propriété absolument parlant, mais il a charge de le garder.
Objections
:
1. Il semble plutôt que le
vol et la rapine ne soient qu'un seul et même péché d'injustice. En effet, ils
ne diffèrent que par le caractère occulte de l'un, et flagrant de l'autre. Or
dans les autres genres de péchés, le secret et la publicité ne constituent pas
des espèces différentes. Donc le vol et la rapine ne diffèrent pas d'espèce.
2. Les actes moraux
reçoivent leur espèce de leur fin, comme on l'a dit précédemment. Or vol et
rapine sont ordonnés à la même fin : s'approprier le bien d'autrui ; ils sont
donc de même espèce.
3. Comme on ravit un objet
pour s'en assurer la possession, on ravit une femme pour en jouir ; aussi,
selon les Étymologies de S. Isidore : « Le ravisseur (raptor) est
appelé corrupteur (corruptor) et les objets ravis (rapta),
corrompus (corrupta). » Mais qu'une femme soit enlevée publiquement ou
en secret, c'est toujours un rapt. On commet donc une rapine quelle que soit la
manière, occulte ou flagrante, dont on s'empare du bien d'autrui. Donc il n'y a
pas de différence entre vol et rapine.
Cependant, Aristote distingue vol et rapine. Il caractérise le premier par le secret et la seconde par la violence.
Conclusion
:
Le vol et la rapine sont des vices opposés à la justice par le tort injuste qu'ils font à autrui. Or nul n'est victime d'une injustice lorsqu'il y consent, comme le prouve Aristote. Et c'est pourquoi le vol et la rapine ont raison de péché par le fait qu'on s'empare d'une chose contre la volonté de la victime. Mais il y a deux espèces d'involontaire, celle qui est l'effet de l'ignorance, et celle qui résulte de la violence, toujours d'après Aristote. Et c'est pourquoi la raison de péché n'est pas la même pour le vol et la rapine. Donc ils sont d'espèce différente.
Solutions
:
1. Dans les autres genres
de péché, on ne tire pas la raison de péché d'un élément involontaire. Cela est
propre aux péchés opposés à la justice, où les différentes espèces
d'involontaire entraînent des espèces différentes de péché.
2. La fin éloignée de la
rapine et du vol est sans doute la même, mais cela ne suffit pas à constituer
une seule espèce de péché, car les fins prochaines sont diverses. Le ravisseur
en effet veut obtenir le bien d'autrui par force, le voleur par ruse.
3. Un rapt ne peut évidemment pas être caché à la femme qui en est victime. Donc si ses ravisseurs s'enveloppent de mystère, la raison de rapine subsiste du côté de la femme à qui l'on fait violence.
Objections
:
1. Il ne semble pas. Aucun
péché en effet, ne tombe sous un précepte divin, selon cette parole de
l'Ecclésiastique (15, 20) : « Dieu n'a commandé à personne de mal faire. » Or
Dieu a prescrit de voler, d'après l'Exode (12, 35) : « Les enfants d'Israël
firent comme le Seigneur l'avait ordonné à Moïse, et ils dépouillèrent les
Égyptiens. » Donc le vol n'est pas toujours un péché.
2. Celui qui trouve un
objet qui ne lui appartient pas, et s'en empare, semble commettre un vol,
puisqu'il s'approprie le bien d'autrui. Mais, disent les juristes, un tel acte
semble être licite selon l'équité naturelle. Le vol n'est donc pas toujours un
péché.
3. Celui qui prend ce qui
lui appartient ne pèche pas, semble-t-il, puisqu'il ne lèse pas la justice dont
il respecte l'égalité. Mais on commet un vol même si l'on reprend secrètement
son propre bien qu'un autre détient ou garde en dépôt. Donc il apparaît que le
vol n'est pas toujours un péché.
Cependant, il est écrit au livre de l'Exode (20, 15) : « Tu ne voleras pas. »
Conclusion
:
En considérant la notion de vol, on peut y découvrir deux raisons de péché. D'abord son opposition à la justice, qui rend à chacun ce qui lui est dû. Et ainsi le vol s'oppose à la justice parce qu'il consiste à prendre le bien d'autrui. De plus il est entaché de tromperie ou de fraude, puisque le voleur agit en secret et comme par stratagème en usurpant ce qui appartient à autrui. Il est donc manifeste que tout vol est un péché.
Solutions
:
1. Prendre le bien
d'autrui, de façon occulte ou publique, sur l'ordre du juge, n'est pas un vol,
puisque ce bien nous devient dû par le fait qu'une sentence nous l'a adjugé.
Encore bien moins, par conséquent, y a-t-il vol dans le cas des Hébreux
spoliant les Égyptiens sur l'ordre de Dieu, en compensation des maux dont les
Égyptiens les avaient injustement accablés. Aussi est-il expressément noté par
le livre de la Sagesse (10, 20) : « Les justes dépouillèrent les impies. »
2. Il y a une distinction à
faire au sujet des objets trouvés. Certains n'ont jamais appartenu à personne,
comme les pierres précieuses et les perles que l'on trouve au bord de la mer ;
ils sont au premier qui s'en empare. Il en va de même pour les trésors enfouis
depuis des siècles et dont personne n'est possesseur ; à moins toutefois que la
loi civile oblige celui qui les trouve dans une propriété à en donner la moitié
au propriétaire. C'est pourquoi il est dit dans la parabole de l'Évangile (Mt 13,
44) que l'homme qui a trouvé « un trésor caché dans un champ, achète ce champ
», comme pour avoir le droit de posséder le trésor tout entier. - Mais il est
d'autres objets trouvés qui récemment avaient un propriétaire. Alors, si celui
qui les prend n'a pas l'intention de les garder, mais de les restituer à leur
propriétaire qui n'en a pas fait l'abandon, il n'y a pas vol. Pareillement,
lorsque certains objets sont censés abandonnés, et que celui qui les trouve les
considère comme tels, il ne commet pas de vol en les gardant. Dans tous les
autres cas, il y aurait vol ; ce qui fait dire à S. Augustin dans une homélie
ce qu'on trouve aussi dans le Décret : « Si tu trouves un objet et ne le
restitues pas, tu le voles. »
3. Celui qui prend son dépôt à l'insu du dépositaire lèse ce dernier qui est tenu à restituer ou à faire la preuve de sa non-culpabilité. Une telle action n'est évidemment pas sans péché et l'on est tenu de dédommager le dépositaire du tort qu'on lui cause.
Mais celui qui reprend furtivement son propre bien chez quelqu'un qui le détenait injustement, pèche aussi, non pas qu'il lèse le détenteur - et c'est pourquoi il n'est tenu à aucune sorte de restitution ou de dédommagement -, mais il pèche contre la justice légale en s'arrogeant le droit de se faire justice lui-même, en négligeant la règle du droit. Aussi est-il tenu de faire réparation à Dieu, et d'atténuer le scandale, s'il en est résulté un.
Objections
:
1. Le vol n'est pas péché
mortel, car il est écrit dans les Proverbes (6, 30 Vg) : « Ce n'est pas une
grande faute si quelqu'un vole. » Or tout péché mortel est une grande faute.
Donc le vol n'est pas péché mortel.
2. La peine de mort est due
au péché mortel. Or la loi n'inflige pas la peine de mort pour vol, mais
seulement une amende, selon l'Exode (21, 37) : « Si un homme dérobe un boeuf ou
un agneau, il restituera cinq boeufs pour le boeuf et quatre agneaux pour
l'agneau. » Donc le vol n'est pas un péché mortel.
3. On peut voler de petites
choses comme de grandes. Or il semble absurde qu'un homme soit puni de la mort
éternelle pour avoir dérobé une petite chose, une aiguille par exemple, ou une
plume. Le vol n'est donc pas un péché mortel.
Cependant, nul n'est damné, selon le jugement divin, que pour un péché mortel. Or il damne pour le vol, selon cette parole du prophète Zacharie (5, 3) : « Voici la malédiction qui va s'étendre sur toute la terre, car, selon ce qui est ici écrit : « Tout voleur sera condamné. » » Donc le vol est péché mortel.
Conclusion
:
Nous avons défini précédemment le péché mortel : celui qui est directement opposé à la charité, cette vertu étant la vie spirituelle de l'âme. Or, la charité consiste principalement dans l'amour de Dieu et secondairement dans l'amour du prochain ; elle exige donc que nous voulions et fassions du bien à notre prochain. Mais par le vol on nuit au prochain dans ses biens, et si de telles pratiques se généralisaient parmi les hommes, la société humaine disparaîtrait. Le vol est donc péché mortel parce que contraire à la charité.
1. On dit que le vol n'est pas une grande faute, pour deux raisons.
Premièrement à cause de la nécessité qui pousse à voler, et qui diminue la
faute ou même la supprime totalement, comme on le verra à l'article suivant :
aussi le verset des Prophètes précisait : « Il vole pour apaiser sa faim. »
Secondement par comparaison avec le crime d'adultère qui est puni de mort.
Aussi lisons-nous à la suite : « Le voleur, s'il est pris, rendra sept fois la
valeur de ce qu'il a pris, mais l'adultère perdra la vie. »
2. Les peines de la vie
présente ont pour but de guérir le pécheur plutôt que de le châtier. Ceci est
réservé au jugement de Dieu, qui est selon la vérité. Voilà pourquoi ici-bas la
peine de mort n'est pas infligée pour le péché mortel, mais seulement pour les
péchés qui causent un dommage irréparable ou comportent une laideur effrayante.
Aussi la justice humaine ne porte pas une telle peine contre le vol qui
n'entraîne pas de dommage irréparable, à moins qu'il ne soit accompagné d'une
circonstance particulièrement aggravante ; tels sont : le sacrilège, le vol
d'une chose sacrée ; la concussion, qui est le détournement des deniers publics,
comme S. Augustin l'explique dans son commentaire sur S. Jean ; l'enlèvement ou
vol d'un homme, crime que la loi divine punissait de mort (Ex 21, 16).
3. Ce qui est minime peut être tenu pour rien. En vertu de ce principe, lorsqu'il s'agit de vols insignifiants, le propriétaire ne peut se tenir pour lésé, et celui qui dérobe peut présumer qu'il n'agit pas contre la volonté du possesseur. Aussi celui qui s'empare furtivement de choses insignifiantes peut ne pas commettre de péché mortel. Mais s'il a l'intention de voler et de porter préjudice à son prochain, son vol peut être un péché mortel malgré la légèreté de la matière ; comme la pensée seule suffit, dès qu'il y a consentement.
Objections
:
1. Il semble que non, car
on n'inflige de pénitence qu'à un coupable. Or il est prescrit dans les Décrétales
: « Si quelqu'un, poussé par la faim ou le dénuement, vole des aliments,
des habits ou du bétail, il fera pénitence pendant trois semaines. » Il n'est
donc pas permis de voler par nécessité.
2. Aristote remarque : «
Il y a des choses dont le nom seul implique immédiatement la malice » et parmi
elles il met le vol. Or ce qui est mauvais en soi ne peut devenir bon parce
qu'il est ordonné à une fin bonne. On ne pourra donc pas voler en cas de
nécessité pour pourvoir à sa subsistance.
3. Il faut aimer son
prochain comme soi-même. Mais on ne peut voler pour faire l'aumône à son
prochain ; S. Augustin l'affirme. On ne peut donc pas d'avantage voler pour
subvenir à ses propres besoins.
Cependant, dans la nécessité tous les biens sont communs. Il n'y a donc pas péché si quelqu'un prend le bien d'autrui, puisque la nécessité en a fait pour lui un bien commun.
Conclusion
:
Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l'ordre naturel établi par la providence divine, les être inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l'homme. C'est pourquoi leur division et leur appropriation, oeuvre du droit humain, n'empêchent pas de s'en servir pour subvenir aux nécessités de l'homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance sont dus, de droit naturel, à l'alimentation des pauvres ; ce qui fait dire à S. Ambroise et ses paroles sont reproduites dans les Décrets : « C'est le pain des affamés que tu détiens ; c'est le vêtement de ceux qui sont nus que tu renfermes ; ton argent, c'est le rachat et la délivrance des miséreux, et tu l'enfouis dans la terre. »
Toutefois, comme il y a beaucoup de miséreux et qu'une fortune privée ne peut venir au secours de tous, c'est à l'initiative de chacun qu'est laissé le soin de disposer de ses biens de manière à venir au secours des pauvres. Si cependant la nécessité est tellement urgente et évidente que manifestement il faille secourir ce besoin pressant avec les biens que l'on rencontre - par exemple, lorsqu'un péril menace une personne et qu'on ne peut autrement la sauver -, alors quelqu'un peut licitement subvenir à sa propre nécessité avec le bien d'autrui, repris ouvertement ou en secret. Il n'y a là ni vol ni rapine à proprement parler.
Solutions
:
1. La décrétale citée ne
vise pas le cas d'urgente nécessité.
2. Se servir du bien
d'autrui que l'on a dérobé en secret dans un cas d'extrême nécessité n'est pas
un vol à proprement parler, car, du fait de cette nécessité, ce que nous
prenons pour conserver notre propre vie devient nôtre.
3. Cette même nécessité fait que l'on peut aussi prendre subrepticement le bien d'autrui pour aider le prochain dans la misère.
Objections
:
1. Il semble que
l'on puisse commettre une rapine sans pécher. Car on ne peut enlever un butin
que par la violence, et c'est cette circonstance, on l'a vu, qui caractérise la
rapine. Mais il est permis de prendre un butin à l'ennemi, car S. Ambroise
observe a : « Quand le butin est tombé aux mains du vainqueur, la
discipline militaire veut que tout soit remis au roi », qui en assurera la
distribution. Donc, en certains cas, la rapine est permise.
2. Il est permis d'enlever
à quelqu'un ce qui ne lui appartient pas. Or les biens des infidèles ne leur
appartiennent pas, ainsi que leur déclare S. Augustin : « C'est à tort que vous
appelez vôtres ces biens que vous ne possédez pas selon la justice, et dont
vous devez être dépouillés par les décrets des princes séculiers. » On peut
donc sans pécher prendre les biens des infidèles.
3. Les princes temporels,
par la violence, extorquent de grands biens à leurs sujets, ce qui semble une
véritable rapine. Mais il semble dangereux de dire qu'ils pèchent en agissant
ainsi, car ce serait condamner de ce chef presque tous les princes. Il y a donc
des cas où la rapine est permise.
Cependant, on peut faire à Dieu un sacrifice ou une offrande de tout bien légitimement acquis. Or on ne peut lui offrir le fruit de la rapine, selon Isaïe (61, 8 Vg) : « Moi, le Seigneur, j'aime la justice et j'ai en horreur l'holocauste qui vient des rapines. » Il est donc défendu de s'emparer d'une chose par rapine.
Conclusion
:
La rapine comporte une certaine violence et contrainte par laquelle on arrache à quelqu'un, contrairement à la justice, ce qui lui appartient. Or, dans la société humaine, seule l'autorité publique donne à quelqu'un droit de contrainte. Aussi quiconque s'empare du bien d'autrui par la violence, s'il n'est qu'un simple particulier et n'est pas investi d'un pouvoir officiel, agit d'une manière illicite et commet une rapine, ainsi qu'on le voit avec les bandits.
Quant aux princes, l'autorité publique leur est confiée pour qu'ils fassent respecter la justice. Ils ne peuvent donc user de violence et de coercition que selon les dispositions de la justice, soit en combattant contre les ennemis extérieurs, soit en punissant les malfaiteurs de la cité. Ce qu'on enlève ainsi par violence n'a pas raison de rapine, puisqu'il n'y a là rien de contraire à la justice. Si au contraire certains princes se servent de la puissance publique pour prendre le bien d'autrui, ils agissent illicitement, commettent une rapine, et sont tenus à restitution.
Solutions
:
1. Sur le butin pris aux
ennemis, il faut distinguer. Si ceux qui les dépouillent mènent une guerre
juste, ils deviennent possesseurs de ce qu'ils acquièrent par violence à la
guerre. Il n'y a donc pas là de rapine, ni par conséquent obligation de
restituer. Toutefois, même dans une guerre juste, ceux qui s'emparent du butin
peuvent avoir une intention coupable et pécher par cupidité lorsque, par
exemple, ils combattent moins pour défendre la justice que pour dépouiller
leurs ennemis. Aussi S. Augustin écrit-il que « c'est un péché de guerroyer en
vue du butin ». - Mais lorsque ceux qui dépouillent l'ennemi font une guerre
injuste, ils sont coupables de rapine et tenus à restitutions.
2. Certains infidèles ne
possèdent leurs biens injustement que dans la mesure où les princes ont porté
des lois pour les en dépouiller. Il sera donc permis de les leur enlever de
force, pourvu qu'on agisse en vertu non d'une autorité privée, mais de
l'autorité publique.
3. Lorsque les princes exigent de leurs sujets ce qui leur est dû selon la justice pour la garde du bien commun dont ils sont responsables, ils ne commettent pas de rapine, même s'ils emploient la violence. Au contraire, si certains princes extorquent quelque chose injustement et par violence, c'est de la rapine et du brigandage. Aussi S. Augustin écrit-il : « Sans la justice, que sont les royaumes, si ce n'est de vastes repaires de bandits ? Et ces repaires de bandits que sont-ils, sinon de petits royaumes ? » Et encore Ézéchiel (22, 27) : « Les chefs sont au milieu d'elle [Jérusalem] comme des loups qui déchirent leur proie. » Ils sont donc tenus à restituer, comme les bandits. Ils pèchent même bien davantage que les bandits, dans la mesure où ils agissent d'une manière plus dangereuse et plus totale contre la justice légale, dont ils ont été institués les gardiens.
Objections
:
1. Il semble que le vol
soit plus grave que la rapine, car à l'usurpation du bien d'autrui, il ajoute
la fraude et la tromperie, ce que ne fait pas la rapine. Or la fraude et la
tromperie ont par soi raison de péché, nous l'avons dit . Donc le vol est un
péché plus grave que la rapine.
2. La pudeur qui a été
définie par Aristote la crainte d'un acte honteux, naît davantage du vol que de
la rapine.
3. Un péché est d'autant
plus grave qu'il nuit à davantage de personnes. Or, par le vol, on peut nuire
aux puissants comme aux faibles ; par la rapine, au contraire, on ne peut
porter préjudice qu'à ces derniers, incapables de résister à la violence. Le
vol paraît donc un péché plus grave que la rapine.
Cependant, les lois punissent la rapine plus sévèrement que le vol.
Conclusion
:
Nous avons établi plus haut que le vol et la rapine ont raison de péché parce qu'ils s'opposent à la volonté de la victime ; toutefois, dans le vol, il y a involontaire par ignorance, mais dans la rapine par violence. Or cette opposition est plus grande dans le second cas que dans le premier, car la violence est plus directement contraire à la volonté que l'ignorance. C'est pourquoi la rapine est un péché plus grave que le vol.
On peut encore en donner cette raison : non seulement la rapine porte directement préjudice à quelqu'un dans ses biens, mais en outre elle inflige une sorte de déshonneur ou d'injure envers la personne. Et cela est plus grave que la fraude ou la tromperie qui appartiennent au vol.
Solutions
:
1. La réponse à la première objection est ainsi évidente.
2.Attachés aux réalités sensibles,
les hommes tirent gloire de cette force extérieure qui se déploie dans la
rapine plus que de la vertu intérieure qui est détruite par le péché. Aussi
ont-ils moins de honte de la rapine que du vol.
3. Bien que le vol puisse nuire à plus de gens que la rapine, celle-ci peut causer des torts plus graves que le vol. Pour ce motif encore, la rapine est plus détestable.
LES PÉCHÉS COMMIS EN PAROLES CONTRE LA JUSTICE COMMUTATIVE
Il faut maintenant étudier les péchés opposés à la justice commutative qui se commettent par des paroles au détriment de notre prochain.
Nous traitons d'abord de ceux qui se commettent dans les procès, puis du tort fait au prochain par des paroles en dehors des tribunaux (Question 72-76).
Le premier point comporte cinq questions qui ont trait aux injustices commises par : 1) Le juge dans l'administration de la justice (Question 67). - 2) L'accusateur dans son accusation (Question 68). - 3) L'accusé dans sa défense (Question 69). - 4° Le témoin dans sa déposition (Question 70). - 5° L'avocat dans sa tâche d'assistance (Question 71).
Somme Théologique IIa-IIae
1. Peut-on juger sans injustice quelqu'un qui ne vous est pas soumis ? - 2. Est-il permis au juge de juger contre la vérité qu'il connaît, à cause de faits qui lui sont présentés ? - 3. Le juge peut-il condamner avec justice quelqu'un qui n'a pas été accusé ? - 4. Peut-il licitement accorder une remise de peine ?
Objections
:
1. Il semble bien, car il
est dit (Dn 13,45) que Daniel jugea et condamna les vieillards convaincus de
faux témoignages. Mais ces vieillards, loin d'être soumis à Daniel, étaient
eux-mêmes juges du peuple. Donc on peut licitement juger quelqu'un qui ne vous
est pas soumis.
2. Le Christ, « Roi des
Rois et Seigneur des Seigneurs » (Ap 19, 16), ne pouvait être soumis à aucun
homme. Or il se présente de lui-même à la justice humaine. Donc il est permis
de juger quelqu'un que l'on n'a pas pour sujet.
3. Les droits civil et canonique statuent qu'en cas de délit l'affaire ressortit au tribunal du lieu.
Or il arrive parfois que la
personne du délinquant ne soit pas soumise au juge du tribunal devant lequel
son affaire est appelée, lorsqu'il appartient par exemple à un autre diocèse,
ou s'il est exempt. Donc on peut juger quelqu'un qui ne vous est pas soumis.
Cependant, commentant ce passage du Deutéronome (23, 26) : « Si tu traverses les moissons de ton prochain... », S. Grégoire explique : « Vous ne pouvez pas porter la faux de votre jugement dans la moisson qu'on sait confiée à un autre. »
Conclusion
:
La sentence du juge est comme une loi particulière visant un cas particulier. Or, selon Aristote toute loi générale doit disposer pour son application d'un pouvoir coercitif ; de même la sentence du juge, pour être observée par chaque partie, doit avoir un pouvoir de contrainte, sinon le jugement ne serait pas efficace. Mais dans la société, le dépositaire de l'autorité publique peut seul exercer le pouvoir de coercition. Et ceux qui en sont investis sont regardés comme les supérieurs de ceux qui sont soumis à ce pouvoir, et qui sont comme leurs sujets ; quel que soit d'ailleurs le mode de juridiction des premiers : ordinaire ou déléguée. Il est donc évident que personne ne peut juger quelqu'un qui ne serait pas de quelque façon son sujet, soit par délégation, soit par pouvoir ordinaire.
Solutions
:
1. Le pouvoir que Daniel
exerça sur les vieillards lui avait été comme confié par une inspiration divine
; c'est ce que laisse entendre ces paroles du même livre : « Le Seigneur
éveilla l'esprit du jeune enfant. »
2. Pour régler une affaire,
certaines personnes peuvent se soumettre de leur propre initiative au jugement
de certaines autres, bien que ces dernières ne soient pas leurs supérieurs ;
c'est le cas des compromis qui recourent à l'arbitrage. Mais alors il est
nécessaire de garantir l'arbitrage par une peine ; puisque les arbitres qui, par
définition, ne sont pas des supérieurs, ne jouissent pas par eux-mêmes d'un
plein pouvoir coercitif. Ainsi le Christ a-t-il pu se soumettre de lui-même au
jugement des hommes, et le pape Léon IV au jugement de l'empereur.
3. L'évêque dans le diocèse de qui se commet un délit devient par là même le supérieur du délinquant, ce dernier fût-il exempt ; sauf, toutefois si la matière du délit bénéficie de l'exemption, comme par exemple l'administration des biens d'un monastère exempt. Mais si un exempt commet un vol, un homicide ou une autre faute de ce genre, l'ordinaire a le droit de le condamner.
Objections
:
1. Il semble qu'il ne soit
pas permis d'agir ainsi, car nous lisons dans le Deutéronome (17, 9 Vg) : « Tu
iras trouver les prêtres de l'ordre Lévitique, et le juge en fonction à ce
moment ; tu les consulteras et ils te feront connaître leur sentence conforme à
la vérité. » Mais les positions sont parfois contraires à la vérité, ainsi,
celles des faux témoins. Le juge ne peut donc pas juger en se conformant aux
dépositions et aux preuves, si celles-ci vont contre la vérité qu'il connaît
par ailleurs.
2. L'homme qui juge doit se
conformer au jugement divin, car il est écrit dans le Deutéronome (1, 17) : «
Le jugement est à Dieu. » Or S. Paul (Rm 2, 2) nous dit : « Le jugement de Dieu
s'exerce selon la vérité », et le Messie, d'après le prophète Isaïe (11, 3) «
ne jugera point sur ce qui paraîtra aux yeux et ne prononcera point sur ce qui
frappera les oreilles ; mais il jugera les faibles avec justice et prononcera
selon le droit pour les humbles de la terre ». Donc le juge ne doit pas juger
conformément aux dépositions s'il les sait contraires à la vérité.
3. Les preuves doivent être
fournies au procès pour permettre au juge de se former une conviction ; mais,
lorsqu'il s'agit de faits notoires, il n'est pas nécessaire d'observer toute la
procédure (1 Tm 5, 24) : « Il y a des hommes dont les péchés sont manifestes,
même avant qu'on ne les juge. » Donc, si le juge connaît déjà la vérité, il ne
doit pas tenir compte des preuves opposées, mais porter une sentence conforme à
la vérité qu'il connaît.
4. Le mot « conscience »
indique l'application de la science à l'action, comme on l'a vu dans la
première Partie. Or agir contre sa conscience est un péché. Donc le juge pèche
s'il porte une sentence d'après ce qui est allégué au procès, mais contrairement
à sa conscience de la vérité.
Cependant, S. Augustine . dans une homélie, déclare : « Le bon juge ne décide rien selon son bon plaisir, il prononce d'après les lois et le droit. » C'est-à-dire que son jugement est conforme aux dépositions et aux preuves apportées dans le procès. Donc le juge doit se fonder là-dessus et non pas sur son bon plaisir,
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, le jugement appartient au juge selon qu'il exerce un pouvoir public. C'est pourquoi, lorsqu'il juge, il doit former son opinion non pas selon ce qu'il sait en tant que personne privée, mais d'après ce qui est porté à sa connaissance en tant que personnage public. Or cette connaissance lui parvient et d'une façon générale et d'une façon particulière par les lois publiques, divines ou humaines, contre lesquelles il ne doit admettre aucune preuve. En particulier, pour telle affaire, par les pièces à l'appui, les témoins et les autres documents légitimes. Il devra les suivre dans son jugement, de préférence à ce qu'il a appris comme personne privée. Il peut cependant s'aider de son information privée pour discuter avec plus de rigueur les preuves produites et chercher à en découvrir le vice. Mais s'il ne peut pas les repousser par des moyens de droit, il est obligé de juger d'après ces preuves, comme on l'a dit en sens contraire.
Solutions
:
1. Ce texte du Deutéronome
expose au préalable l'objet du litige que l'on vient soumettre au juge ; c'est
pour faire entendre que les juges doivent juger selon la vérité d'après les éléments
produits devant eux.
2. A Dieu seul il
appartient de juger de sa propre autorité. C'est pourquoi son jugement est
formé par la vérité qu'il connaît par lui-même et non par ce qu'il apprend des
autres. Il en est de même du Christ, vrai Dieu et vrai homme. Mais les autres
juges ne prononcent pas de leur propre autorité. Aussi la comparaison ne vaut
pas.
3. S. Paul vise le cas de
culpabilité manifeste pour tout le monde, et non seulement pour le juge, de
telle sorte que le coupable n'ait aucune possibilité de nier, étant donnée
l'évidence immédiate du fait. Mais si le juge seul a une certitude, ou tout le
monde sauf le juge, alors il est nécessaire de poursuivre les débats du procès.
4. Pour tout ce qui le concerne personnellement, l'homme doit former sa conscience d'après son propre savoir. Mais quand il exerce une fonction publique, il doit informer sa conscience par ce qu'il peut apprendre au tribunal.
Objections
:
1. Il semble qu'un juge
puisse condamner un prévenu, même s'il n'y a pas d'accusation. En effet, la
justice humaine découle de la justice divine. Mais Dieu condamne les pécheurs,
même si personne ne les accuse. Un homme peut donc condamner au tribunal un
prévenu que personne n'a accusé.
2. Dans un procès il faut
un accusateur pour déférer le crime au juge. Mais il peut arriver qu'un crime
soit déféré au juge autrement que par l'accusation, par exemple par une
dénonciation, par l'indignation publique, ou si le juge lui-même en a été
témoin. Donc le juge peut condamner quelqu'un sans accusateur.
3. Les actions des saints
relatées dans l’Écriture nous sont proposées comme des modèles de la vie
humaine. Or Daniel fut à la fois accusateur et juge des vieillards iniques (Dn
13, 45). Il n'est donc pas contraire à la justice de condamner quelqu'un comme
juge, en étant accusateur soi-même.
Cependant, commentant la décision de l'Apôtre au sujet de l'incestueux de Corinthe (1 Co 5, 2), S. Ambroise s'exprime ainsi : « Il n'appartient pas au juge de condamner sans accusateur. Le Seigneur lui-même ne rejeta pas judas, quoiqu'il fût voleur, parce que personne ne l'avait accusé. »
Conclusion
:
Le juge est l'interprète de la justice. C'est pourquoi le Philosophe remarque que « les hommes recourent au juge comme à une sorte de justice animée ». Or la justice, comme nous l'avons dit plus haut, ne se pratique pas envers soi-même, mais envers autrui. Il faut donc que le juge ait à prononcer entre deux personnes, ce qui suppose que l'une d'entre elles intente une action contre l'autre qui est accusée. C'est pourquoi un juge ne pourra en matière criminelle condamner quelqu'un s'il n'y a pas d'accusateur, d'après ce principe que nous lisons dans les Actes des Apôtres (25, 16) : « Ce n'est pas la coutume des Romains de condamner un homme avant d'avoir confronté l'accusé avec ses accusateurs et de lui avoir permis de se défendre contre ce qu'on lui reproche. »
Solutions
:
1. Au tribunal de Dieu,
c'est la propre conscience du pécheur qui joue l'office d'accusateur selon S.
Paul (Rm 2, 15) : « Leurs pensées, tour à tour les accusent ou les défendent. »
On peut dire encore que l'évidence du fait joue le même rôle, selon la Genèse
(4, 10) : « La voix du sang de ton frère Abel crie de la terre jusqu'à moi. »
2. L'indignation publique
joue le rôle d'accusateur. Sur la parole de la Genèse que nous venons de citer,
la Glose note : « L'évidence de la perpétration du crime rend l'accusation
superflue. Quant à la dénonciation, nous avons précisé qu'elle a pour but
l'amendement du pécheur, non son châtiment ; c'est pourquoi elle n'agit pas
contre le pécheur lorsqu'elle dénonce le péché, mais en sa faveur ; un accusateur
n'est donc pas nécessaire. Mais on inflige une peine à cause de la rébellion
contre l'Église, car cette rébellion étant manifeste, tient lieu d'accusateur.
Et du fait que le juge lui-même est témoin, il ne peut entreprendre de porter
une sentence sans suivre l'ordre d'un procès public. »
3. Dieu, dans son jugement, se fonde sur sa propre connaissance de la vérité ; mais non l'homme, on vient de le dire. C'est pourquoi l'homme ne peut être à la fois accusateur, juge et témoin, comme Dieu. Quant à Daniel, il fut en même temps accusateur et juge pour exécuter le jugement de Dieu, dont l'inspiration le poussait, comme nous l'avons dit.
Objections
:
1. Il semble que le juge
soit autorisé à remettre la peine, car, selon S. Jacques (2, 13) : « Le
jugement sera sans miséricorde pour celui qui ne fait pas miséricorde. » Or on
ne punit pas quelqu'un pour n'avoir pas fait ce qu'il lui était interdit de
faire. Donc tout juge peut licitement faire miséricorde en remettant la peine.
2. Les jugements des hommes
doivent imiter les jugements divins. Or Dieu remet leurs peines à ceux qui se repentent,
car Ézéchiel écrit (18, 23) « Il ne veut pas la mort du pécheur. » L'homme qui
juge peut donc aussi faire une remise de peine au coupable repentant.
3. Il est toujours permis
de faire ce qui est utile à autrui et ne nuit à personne. Or libérer un accusé
de sa peine lui est avantageux et ne fait de mal à personne. C'est donc permis.
Cependant, le Deutéronome prescrit au sujet de quiconque entraînerait les autres à l'idolâtrie (13, 9) : « Ton oeil sera sans pitié pour lui, tu ne l'épargneras pas et tu ne le cacheras 1)as, mais tu dois le tuer sur-le-champ », et au sujet de l'homicide (1 9, 12) : « Qu'il meure ! Tu n'auras pas de pitié pour lui. »
Conclusion
:
D'après tout ce que nous venons de dire, il y a deux points à envisager chez le juge. Le premier, c'est qu'il doit prononcer entre un accusateur et un accusé ; le second, c'est qu'il ne prononce pas la sentence de sa propre autorité, mais comme représentant de l'autorité publique. Or il y a là deux raisons qui interdisent au juge de remettre sa peine à un accusé. La première vient de l'accusateur qui a parfois le droit d'exiger que le coupable soit puni, par exemple pour le tort que celui-ci lui a fait. En ce cas aucun juge n'est libre de prononcer la relaxe, car il est tenu d'assurer le respect des droits d'un chacun.
La seconde raison qui l'empêche, se prend du côté de l'États au nom duquel le juge exerce sa fonction et dont le bien exige que les malfaiteurs soient punis. Il y a cependant une distinction à faire ici entre les juges délégués et le prince, juge suprême, qui a la plénitude du pouvoir public. Un juge subalterne, en effet, n'a pas le droit de remettre sa peine au coupable, à l'encontre des lois édictées par l'autorité supérieure. Sur ce mot de Jésus (Jn 19, 11) : « Tu n'aurais sur moi aucun pouvoir, s'il ne t'avait pas été donné d'en haut », S. Augustin remarque : « Dieu n'avait accordé à Pilate qu'un pouvoir subordonné à celui de César, de telle sorte qu'il n'était aucunement libre d'acquitter. » Le prince, au contraire, qui jouit de la plénitude du pouvoir dans l’État, peut acquitter le coupable, si la victime y consent, et s'il juge qu'il n'en résultera aucun préjudice pour la société.
Solutions
:
1. Le juge peut exercer sa
clémence dans les causes qui sont laissées à sa décision ; alors s'applique le
mot d'Aristote : « L'homme de bien s'efforce d'adoucir les châtiments. » Mais
il ne lui appartient pas d'accorder sa grâce dans les affaires déterminées par
la loi divine ou humaine.
2. Dieu étant le souverain
juge, toutes les fautes commises contre le prochain relèvent. de son pouvoir
suprême ; il lui est donc loisible d'en absoudre, d'autant plus que si le péché
mérite châtiment, c'est surtout parce qu'il s'attaque à Dieu. Toutefois, en
remettant les peines, Dieu n'agit que selon les convenances de sa bonté,
laquelle est la source de toutes les lois.
3. Si le juge remettait les peines inconsidérément, il porterait préjudice à la société qui exige que les méfaits soient punis pour éviter les péchés. Aussi le Deutéronome (13, 12), après avoir fixé le châtiment du propagandiste de l'idolâtrie ajoute : « Tout Israël l'apprendra et sera dans la crainte, afin qu'on ne commette plus une action aussi criminelle parmi vous. » Cette indulgence nuit aussi à la victime de l'injustice, car le châtiment de son agresseur lui donne une compensation en lui restituant son honneur.
Somme Théologique IIa-IIae
1. Est-on tenu de se porter accusateur ? - 2. L'accusation doit-elle être faite par écrit ? - 3. Comment peut-elle être entachée de vice ? - 4. Comment doit-on punir ceux qui portent une accusation fausse ?
Objections
:
1. Il semble que nul ne
soit tenu de porter une accusation. En effet, on ne saurait être excusé, à
cause d'un péché, d'accomplir un précepte divin, car alors on tirerait avantage
de son péché. Or certains péchés rendent inhabiles à se porter accusateur ;
c'est le cas des excommuniés, des gens perdus de réputation, et de ceux qui,
accusés de grands crimes, n'ont pu encore établir leur innocence. Il n'y a donc
pas de précepte divin qui fasse de l'accusation un devoir.
2. Tous les devoirs
dépendent de la charité qui est la « fin du précepte » ; aussi S. Paul peut-il
écrire aux Romains (13, 8) : « N'ayez de dette envers personne, si ce n'est
celle de l'amour mutuel. » Mais cette dette de charité, tout homme la doit à
tous, aux grands et aux petits, aux sujets comme aux supérieurs. Donc, puisque
les sujets ne doivent pas accuser leurs supérieurs, ni les inférieurs les
grands, comme le stipule le Décret, il semble que nul n'aie le droit de
se porter accusateur.
3. Personne n'est tenu
d'agir contre la fidélité qu'il doit à un ami, car nous ne devons pas faire à
un autre ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fit. Mais certaines
accusations peuvent porter atteinte à la fidélité que l'on doit à un ami. Il
est écrit en effet, au livre des Proverbes (11, 13 Vg) : « Le fourbe révèle les
secrets, mais l'homme au coeur fidèle garde caché ce que son ami lui a confié.
» On n'est donc pas toujours tenu de porter une accusation.
Cependant, il est écrit dans le Lévitique (5, 1) : « Si quelqu'un a été témoin et qu'après avoir entendu l'adjuration du juge, il ne déclare pas ce qu'il a vu ou ce qu'il sait, il pèche et portera son iniquité. »
Conclusion
:
Nous avons vu la différence qu'il y a entre la dénonciation et l'accusation ; la première vise l'amendement de notre frère, la seconde la punition du crime. Or, ici-bas, les peines ne sont pas infligées pour elles-mêmes, car ce n'est pas encore le temps de rendre à chacun ce qui lui est dû ; elles sont médicinales, c'est-à-dire qu'elles servent soit à l'amendement du coupable, soit au bien de l’État, dont la sécurité est garantie par le châtiment des délinquants. De ces deux fins, la première est celle de la dénonciation, la seconde est proprement celle qui relève de l'accusation. Et voilà pourquoi, s'il s'agit d'un crime dont les conséquences sont funestes pour l'État, on est tenu de l'accuser, à condition toutefois que l'on soit en mesure d'en fournir efficacement la preuve, laquelle est à la charge de l'accusateur ; ce devoir s'impose par exemple dans le cas du péché d'un individu qui tourne au détriment corporel ou spirituel d'un grand nombre. Mais si le péché n'est pas de nature à entraîner de telles conséquences, ou s'il n'est pas possible de le prouver d'une manière suffisante, on n'est pas tenu d'intenter une accusation, car nul n'est tenu d'entreprendre ce qu'il ne peut mener à bonne fin de la manière requise.
Solutions
:
1. Rien n'empêche que le
péché puisse rendre un homme incapable d'accomplir ce qui est obligatoire, par
exemple de mériter la vie éternelle ou de recevoir les sacrements. Bien loin
que cet homme en tire avantage, il en subit le pire châtiment qui est de
manquer à ses obligations, parce que les actions vertueuses sont en quelque
sorte autant de perfections pour l'homme.
2. Il est défendu aux
subordonnés d'accuser leurs supérieurs, « s'ils ne sont pas guidés par l'amour
de charité mais cherchent par perversité à diffamer leur vie et à les censurer
» ; ou encore si les sujets qui voudraient se porter accusateurs sont eux-mêmes
chargés d'un crime, selon les Décrets. Autrement, s'ils remplissent les
conditions voulues, il est permis aux sujets d'intenter, par charité, une
accusation contre leurs supérieurs.
3. Révéler des secrets au détriment d'une personne, c'est assurément agir contre la fidélité, mais non quand cette révélation est faite en vue du bien commun, qu'il faut toujours préférer au bien d'un individu. Aussi n'est-il jamais permis de recevoir un secret qui aille contre le bien commun. On peut d'ailleurs ajouter que ce qui est susceptible d'être prouvé efficacement par témoin n'est aucunement un secret.
Objections
:
1. Cela ne semble pas nécessaire.
L’écriture, en effet, a été inventée pour venir en aide à la mémoire afin de
conserver le souvenir du passé. Or l'accusation vise un fait présent. Elle n'a
donc pas besoin d'écriture.
2. Le droit prescrit : «
Aucun absent ne peut être accusateur, ni accusé. » Or S. Augustin montre que
l'écriture rend service pour communiquer une nouvelle aux absents. Donc il
n'est pas nécessaire que l'on rédige une accusation, d'autant plus que le même
canon prescrit : « Une accusation écrite ne doit jamais être reçue. »
3. On peut convaincre
quelqu'un de crime aussi bien par l'accusation que par la dénonciation. Or il
n'est pas nécessaire que la dénonciation soit écrite ; il en sera donc de même
pour l'accusation.
Cependant, d'après le droit : « On n'admettra jamais un accusateur, sans un écrit. »
Conclusion
:
Comme on vient de le dire lorsque dans une cause criminelle on procède par voie d'accusation, l'accusateur se constitue partie, de telle sorte que le juge est placé entre l'accusateur et l'accusé pour procéder à l'examen de la cause ; il doit s'entourer de toutes les garanties possibles de certitude. Mais comme on peut facilement perdre la mémoire de ce qui a été dit de vive voix, le juge, lorsqu'il doit prononcer la sentence, pourrait ne plus être bien sûr de ce qui a été dit et de la manière dont on l'a dit, si tout n'avait été consigné par écrit. On a donc eu raison d'exiger que l'accusation et tous les autres actes du procès soient rédigés par écrit.
Solutions
:
1. Il est difficile de
retenir toutes les paroles, en raison de leur nombre et de leur diversité. La
preuve en est que si, après un laps de temps assez court, on interrogeait
toutes les personnes qui ont entendu le même discours, elles le rapporteraient
différemment. De même, une légère modification dans les mots peut changer le
sens. Voilà pourquoi, même si la sentence doit être prononcée presque aussitôt
après les débats, il faut, pour assurer au jugement la plus grande garantie
possible, que l'accusation soit rédigée par écrit.
2. L'écriture n'est pas
seulement nécessaire pour communiquer avec des personnes éloignées, mais aussi
pour obvier aux inconvénients qui résultent des délais, et que nous avons
signalés. C'est pourquoi le canon cité : « Nul n'est reçu à faire une
accusation par écrit » doit s'entendre d'un absent qui communiquerait par
lettre son accusation au tribunal ; mais la présence de l'accusateur ne le
dispense pas de rédiger son accusation.
3. Le dénonciateur ne s'oblige pas à faire la preuve de ce qu'il avance, aussi n'est-il passible d'aucune peine s'il ne peut fournir cette preuve. Pour cette raison, il n'est pas nécessaire que la dénonciation soit rédigée par écrit ; il suffit qu'elle soit faite de vive voix à l'autorité ecclésiastique qui procédera, en vertu de son office, à l'amendement du fidèle.
Objections
:
1. Il ne semble pas que
l'accusation soit rendue injuste du fait de calomnie, prévarication et
tergiversation. Car les Décret affirment que « calomnier, c'est imputer
faussement des crimes ». Or, parfois un homme en accuse faussement un autre par
une ignorance du fait, qui est une excuse. Il apparat donc que le fait d'être
calomnieuse ne fait pas toujours de l'accusation un acte d'injustice.
2. Le même Décret dit
que : « Prévariquer, c'est tenir cachés des crimes réels. » Mais cela ne paraît
pas illicite, puisque, nous l'avons vu, on n'est pas toujours tenu de révéler
tous les crimes. Donc l'accusation ne devient pas injuste du fait de
prévarication.
3. Il est dit encore au
même endroit : « Tergiverser, c'est se désister totalement de l'accusation »,
mais le contexte montre que l'on peut agir ainsi sans injustice : « Si
quelqu'un se repent d'avoir formulé une accusation en matière criminelle, dont
il ne puisse prouver le bien-fondé, qu'il se mette d'accord avec la partie
adverse et qu'ils se tiennent quittes. » L'accusation n'est donc pas rendue
injuste du fait de la tergiversation.
Cependant, la même loi dit aussi : « La témérité des accusateurs se révèle de trois manières : ou il calomnient, ou ils prévariquent, ou ils tergiversent. »
Conclusion
:
Nous venons de le dire, celui qui porte une accusation se propose de servir le bien commun qui exige la révélation des crimes. Mais personne ne doit nuire injustement à autrui pour promouvoir le bien commun. Aussi peut-on pécher d'une double manière en se portant accusateur. D'une part on agit d'une manière injuste envers l'accusé que l'on charge de faux crimes : on le calomnie. On pèche, d'autre part, envers l'État quand, de mauvaise foi, on empêche la répression du crime, alors que le but de l'accusation est au premier chef le bien de l'État. Ici encore deux cas peuvent se présenter : ou bien l'accusation est entachée d'une intention frauduleuse, et c'est une « prévarication », « le prévaricateur est, en effet, comme un transgresseur (varicator : celui qui marche en faisant des crocs-en-jambe), qui aide la partie adverse en trahissant sa propre cause » ; ou bien on se désiste entièrement de l'accusation, ce qui est « tergiverser », car celui qui renonce à ce qu'il avait commencé, lui tourne pour ainsi dire le dos (tergum vertere).
Solutions
:
1. On ne doit formuler une
accusation que pour un fait dont on est absolument sûr, et au sujet duquel on
ne peut invoquer l'excuse d'ignorance. Cependant, en accusant son prochain à
tort, on n'est pas nécessairement un calomniateur ; il faudrait Pour l'être,
qu'on lance par malice une accusation fausse. Mais si l'on n'a agi que par
légèreté, par exemple si l'on a trop facilement accordé foi à ce que l'on a
entendu, l'accusation est téméraire. Mais parfois on est conduit à accuser par
une erreur justifiée. C'est à la prudence du juge de discerner la part exacte
de culpabilité afin de ne pas taxer d'emblée de calomnie celui qui a formulé
une accusation fausse soit par légèreté d'esprit, soit d'après une erreur
justifiée.
2. Quiconque tient cachés
des crimes véritables, n'est pas pour autant un prévaricateur ; il ne l'est que
s'il cache frauduleusement ce que son accusation devrait révéler ; il entre en
collusion avec le coupable, en dissimulant les preuves appropriées et en
admettant de fausses excuses.
3. Tergiverser, c'est se désister totalement de l'accusation, non pas d'une façon quelconque, mais d'une façon injustifiable. Il peut arriver, en effet, que l'on abandonne le rôle d'accusateur pour de justes motifs et par suite sans péché, de deux façons : 1° il se révèle au cours des débats que l'accusation portée était fausse ; alors l'accusateur et l'accusé se désistent d'un commun accord ; 2° le prince, qui a la charge du bien commun, que l'accusation a pour but de servir, annule l'accusation.
Objections
:
1. Il ne semble pas que
l'accusateur incapable de faire la preuve soit tenu à la peine du talion. Car
il arrive parfois que l'accusation soit fondée sur une erreur qu'on ne pouvait
discerner ; en ce cas le droit prescrit au juge d'absoudre l'accusateur. Donc
celui-ci n'est pas soumis à la peine du talion.
2. Si l'on devait infliger
la peine du talion à celui qui formule une accusation injuste, ce serait pour
l'injustice commise envers quelqu'un. Or ce n'est pas pour l'injustice portant
atteinte à l'honneur de l'accusé, car alors le prince ne pourrait remettre
cette peine. Ce n'est pas non plus pour l'injustice commise envers l'État,
puisque, à ce titre, l'accusé ne pourrait en tenir quitte. Donc la peine du
talion ne doit pas être infligée à l'accusateur qui ne peut prouver ce qu'il
avance.
3. A un même péché on ne
doit pas infliger deux sortes de peines, selon ce mot du prophète Nahum (1, 9
Vg) : « Dieu ne donnera pas deux châtiments pour le même fait. » Or
l'accusateur qui ne peut faire la preuve encourt déjà la peine d'infamie, dont
le pape lui-même, semble-t-il, ne peut relever : « Nous pouvons bien sauver les
âmes par la pénitence, écrit le pape Gélase, mais nous ne pouvons supprimer
l'infamie. » Donc l'accusateur n'est pas tenu à subir la peine du talion.
Cependant, le pape Hadrien prescrit : « Celui qui ne prouvera pas ce qu'il avance, subira la peine qu'il voulait faire infliger à l'accusé. »
Conclusion
:
Nous avons établit qu'en procédure criminelle l'accusateur se constitue partie pour obtenir la condamnation de l'accusé. Le rôle du juge est d'établir entre les parties adverses l'égalité requise par la justice ; or cette égalité se réalisera en faisant souffrir à l'un ce qu'il avait l'intention de faire subir à l'autre : « Oeil pour oeil, dent pour dent », est-il écrit (Ex 21, 24). Il est donc juste que celui qui, par son accusation, expose son prochain à un grave châtiment, soit passible de ce même châtiments.
Solutions
:
1. Aristote prouve que la
justice ne s'accommode pas toujours de la loi de réciprocité appliquée
rigoureusement, car il y a une grande différence si quelqu'un blesse une
personne volontairement ou involontairement : le châtiment est dû pour dommage
volontaire, le pardon pour l'involontaire. C'est pourquoi, lorsque le juge
constate que quelqu'un a fait une accusation fausse, sans intention de nuire,
mais involontairement, par ignorance provenant d'une erreur justifiée, il
n'impose pas la peine du talion.
2. Celui qui porte une
accusation injuste pèche envers la personne de l'accusé et envers l’État. Il
mérite donc d'être puni à ce double titre. C'est précisément ce que prescrit le
Deutéronome (19, 18) : « Les juges feront avec soin une enquête, et si le témoin
se trouve être un faux témoin, qui a porté contre son frère une fausse
déposition, vous lui ferez subir ce qu'il avait dessein de faire subir à son
frère » ; cela concerne l'injustice commise contre la personne de l'accusé ;
quant à l'injustice commise contre l'État, l'auteur inspiré poursuit : « Tu
ôteras ainsi le mal du milieu de toi ; les autres, en l'apprenant, craindront
et n'oseront plus jamais commettre de telles actions. » Cependant une fausse
accusation lèse directement la personne de l'accusé ; aussi ce dernier, s'il
est innocent, peut-il accorder son pardon à l'injuste accusateur, surtout si
celui-ci n'a pas agi par calomnie, mais à la légère. Cependant, si l'on se
désiste de l'accusation d'un innocent par collusion avec la partie adverse, on
commet une injustice envers l’État ; et il n'appartient pas à l'accusé de la
pardonner, mais au prince qui a la charge de l’État.
3. L'accusateur mérite la peine du talion comme compensation du tort qu'il a l'intention de causer à son prochain ; il mérite par ailleurs la peine d'infamie pour la malice que représente une accusation calomnieuse. Or parfois le prince remet la peine du talion, mais ne relève pas de l'infamie, et parfois il acquitte totalement. Le pape jouit donc des mêmes pouvoirs ; et lorsque le pape Gélase dit : « Nous ne pouvons relever de l'infamie », cela doit s'entendre soit de l'infamie de fait, soit de l'inopportunité d'une telle grâce, soit enfin, comme Gratien n l'explique, de l'infamie infligée par le juge civil.
Somme Théologique IIa-IIae
1. Est-ce un péché mortel de nier une vérité qui entraînerait la condamnation ? - 2. Est-il permis de calomnier pour se défendre ? - 3. Est-il permis de faire appel pour échapper au jugement ? - 4. Un condamné peut-il se défendre par la violence, s'il en a la possibilité ?
Objections
:
1. Il semble qu'un accusé
puisse, sans péché mortel, nier une vérité qui le ferait condamner. S. Jean
Chrysostome déclare en effet : « je ne te dis pas de te dénoncer toi-même au
magistrat, ni d'avouer à autrui. » Or, si au cours du procès l'accusé
reconnaissait la vérité, il se trahirait et s'accuserait lui-même. Il n'est
donc pas tenu de dire la vérité, et, par suite, ne pèche pas mortellement s'il
ment devant ses juges.
2. Si l'on commet un
mensonge officieux lorsque l'on ment pour sauver son prochain de la mort, il en
est de même lorsque l'on ment pour sauver sa propre vie, puisqu'on a plus
d'obligation envers soi-même qu'envers autrui. Or le mensonge officieux est
considéré comme un péché véniel et non comme une faute mortelle. Donc, si
l'accusé nie la vérité devant le tribunal pour sauver sa vie, il ne pèche pas
mortellement.
3. Le péché mortel est
celui qui est contraire à la charité, on l'a dit précédemment. Mais qu'un
accusé mente pour se justifier d'une faute qu'on lui impute, cela n'est
contraire ni à la charité envers Dieu, ni à la charité envers le prochain. Un
tel mensonge n'est donc pas péché mortel.
Cependant, tout ce qui est contraire à la gloire de Dieu est péché mortel, car nous sommes tenus par précepte à « faire tout pour la gloire de Dieu » (1 Co 10, 31). Or la gloire de Dieu est intéressée à ce que le coupable reconnaisse tout ce qui le charge, ainsi qu'on le voit dans ces paroles de Josué à Achan (Jos 7, 19) : « Mon fils, rends gloire au Seigneur, le Dieu d'Israël, et fais-lui hommage. Avoue-moi ce que tu as fait, ne me le cache pas. » Donc mentir pour se disculper d'un péché est péché mortel.
Conclusion
:
Quiconque transgresse une obligation de justice pèche mortellement, nous l'avons dit plus haute. Or la justice exige que l'on obéisse à son supérieur en tout ce que son autorité a le droit d'ordonner. Et le juge, nous l'avons dit, est le supérieur de l'accusé qui relève de sa compétence. En conséquence, l'accusé est tenu en justice de révéler la vérité au juge qui la lui demande dans les formes juridiques. S'il ne veut pas l'avouer comme ce serait son devoir, ou s'il la nie par un mensonge, il pèche mortellement. Mais si le juge demande ce qu'il ne peut juridiquement exiger, l'accusé n'est pas obligé de lui répondre, et il lui est licite d'esquiver le jugement en interjetant appel ou par d'autres moyens ; toutefois il ne lui est pas permis de mentir.
Solutions
:
1. Lorsqu'un accusé est
interrogé par le juge conformément aux règles de la procédure, il ne se trahit
pas lui-même, il est comme livré par un autre, du moment que la nécessité de
répondre lui est imposée par celui à qui il est tenu d'obéir.
2. Mentir pour sauver
quelqu'un de la mort, mais en faisant tort à un tiers, n'est pas un simple
mensonge officieux, c'est aussi mêlé de mensonge pernicieux. Or le prévenu qui
ment au cours des débats pour se justifier commet une injustice envers celui
auquel il est tenu d'obéir ; car il lui refuse ce qu'il lui doit, à savoir
l'aveu de la réalité.
3. Celui qui ment dans un procès pour se justifier, pèche à la fois contre l'amour de Dieu, d'où dérive toute autorité judiciaire, et contre l'amour du prochain, soit vis-à-vis du juge auquel il refuse ce qui lui est dû, soit vis-à-vis de l'accusateur, qui sera puni s'il ne peut prouver ce qu'il avance. Aussi lisons-nous dans le Psaume (141, 4) : « Ne permets pas que mon coeur se livre à des paroles injustes, pour chercher des excuses à mes péchés », ce que la Glose commente ainsi : « C'est l'usage des êtres sans pudeur, lorsqu'ils sont pris en faute, de s'excuser par quelque mensonge.» Et S. Grégoire e. sur ce passage de Job (31, 33) - « Si, comme font les hommes, j'ai caché mon péché... », fait cette remarque : « C'est le vice courant de la race humaine et de se cacher pour commettre le péché, et de le dissimuler après l'avoir commis, en le niant, et de le multiplier en se défendant lorsqu'on s'en voit convaincu.
Objections
:
1. Il semble permis à
l'accusé de calomnier pour se défendre. En effet., dans une cause criminelle,
la législation civile reconnaît à chaque partie le droit de corrompre la partie
adverse. Or c'est là très précisément une défense calomnieuse. Donc, dans une
cause criminelle, l'accusé ne pèche pas s'il a recours à la calomnie pour se
défendre.
2. «L'accusateur en
collusion avec l'accusé encourt la peine fixée par les lois », telle est la
décision des canons. Mais ils ne disent rien de l'accusé en connivence avec
l'accusateur. Donc ils autorisent l'accusé à se défendre par la calomnie. 3. Il
est écrit au livre des Proverbes (14, 16) : «Le sage craint le mal et s'en
détourne, mais l'insensé passe outre et reste en sécurité. » Or l'oeuvre du
sage n'est pas un péché. Donc celui qui se délivre du mal par n'importe quel
moyen, ne pèche pas.
Cependant, même en cause criminelle, il est obligatoire de prêter serment contre la calomnie, ce qui ne se ferait pas si l'on pouvait user de la calomnie pour se défendre ainsi.
Conclusion
:
Autre chose est de taire la vérité, autre chose de dire un mensonge. En certains cas, taire la vérité est permis. On n'est pas tenu, en effet, de dire toute la vérité, mais seulement celle que le juge peut et doit exiger selon les formes légales ; par exemple lorsque la rumeur publique, des indices assez nets ou déjà un commencement de preuve permettent d'accuser l'auteur d'un crime. Cependant, dire un mensonge est toujours interdit.
Mais cela même qui est permis peut être obtenu soit par les voies licites et conformes au but qu'on se propose, et c'est faire oeuvre de prudence ; soit par des voies illicites et sans rapport avec le but visé ; cela relève de la ruse, qui s'exerce par la fraude et la tromperie, comme nous l'avons montré plus haut. De ces deux manières d'agir, la première est vertueuse, la seconde vicieuse. Ainsi donc le coupable, lorsqu'il est accusé, peut se défendre en cachant la vérité qu'il n'est pas tenu de révéler, mais par des procédés honnêtes, par exemple en ne répondant pas à des questions auxquelles il n'est pas obligé de répondre. Agir ainsi n'est pas se défendre par calomnie, mais plutôt se dérober prudemment. Mais il est interdit, ou de dire un mensonge ou de taire une vérité que l'on est tenu d'avouer, ou enfin d'user de tromperie ou de fraude car l'une et l'autre sont de véritables mensonges.
Solutions
:
1. Beaucoup de crimes
restent impunis selon les lois humaines et sont néanmoins des péchés selon le
jugement de Dieu ; la fornication simple, par exemple. C'est que la loi humaine
ne peut exiger des hommes une vertu parfaite qui ne serait le fait que d'une
élite, et qu'on ne pourrait trouver dans le peuple si nombreux que la loi est
obligée de contenir. Or, que l'accusé refuse de commettre un péché pour
échapper à la mort dont il est menacé dans une cause capitale, c'est la vertu
parfaite, car selon le mot d'Aristote : « De tous les maux, le plus
redoutable est la mort. » Voilà pourquoi, si l'accusé dans une cause criminelle
corrompt l'adversaire, il pèche en l'entraînant à une action mauvaise, mais la
loi civile ne porte pas de peine contre ce péché. Et c'est dans ce sens qu'on
le dit licite.
2. Lorsque l'accusateur
entre en collusion avec un accusé réellement coupable, il encourt un châtiment,
ce qui montre bien qu'il pèche. Mais comme on est coupable de péché lorsqu'on
entraîne quelqu'un au péché ou que l'on participe de quelque façon à son péché,
puisque l'Apôtre (Rm 1, 32) déclare dignes de mort ceux qui approuvent les
pécheurs, il est évident que l'accusé lui-même pèche lorsqu'il s'entend
frauduleusement avec la partie adverse. Si la loi civile ne le puni pas, c'est
pour la raison donnée dans la réponse précédente.
3. Le sage ne se dérobe pas par la calomnie, mais en exerçant sa prudence.
Objections
:
1. Il semble qu'un accusé
ne peut faire appel d'un tribunal à un autre. S. Paul écrit en effet aux
Romains (13, 1) : « Que tout homme soit soumis aux autorités supérieures. » Or,
l'accusé qui interjette appel refuse de se soumettre à l'autorité supérieure,
en l'espèce celle du juge. Donc il pèche.
2. La force d'obligation
dont dispose l'autorité régulière est plus grande que celle qui est confiée à
un juge élu par les parties. Or le droit i prescrit : « Il n'est pas permis
d'en appeler de la sentence du juge choisi par consentement mutuel. » Encore
moins pourra-t-on faire appel des jugements d'un tribunal régulier.
3. Ce qui est permis une
fois l'est toujours. Or il n'est pas permis d'interjeter appel au-delà d'un
délai de dix jours après le prononcé du jugement, ni trois fois au sujet de la
même cause. Donc l'appel lui-même semble de soi illicite.
Cependant, S. Paul en a appelé à César (Ac 25, 11).
Conclusion
:
On peut faire appel pour deux motifs. 1° Parce qu'on a confiance dans la justice de sa cause et que l'on a été injustement chargé par le juge. Dans ce cas l'appel est permis, et c'est faire oeuvre de prudence que de se dérober : « Quiconque est opprimé, statue un canon, peut en appeler librement au jugement des prêtres. Que personne ne l'en empêche. »
2° On peut aussi faire appel pour gagner du temps et par ce moyen retarder matériellement une juste décision. Mais c'est encore employer une défense calomnieuse, ce qui est interdit, nous l'avons dit à l'Article précédent. L'accusé, en effet, nuit et au juge qu'il empêche de remplir ses fonctions, et à l'adversaire auquel il empêche la justice de donner satisfaction. Aussi le même canon cité plus haut prescrit : « On doit punir sans merci celui qui a fait appel injustement. »
Solutions
:
1. On ne doit se soumettre
à une autorité inférieure que dans la mesure où elle-même obéit à l'autorité
supérieure ; et quand elle s'en écarte, on n'est plus tenu de lui rester
soumis, comme le dit la Glose (sur Rm 13, 12), lorsque « le proconsul ordonne
une chose, et l'empereur une autre ». Or, lorsque le juge accable injustement
quelqu'un, il s'écarte de l'ordre prescrit par l'autorité supérieure qui lui
impose l'obligation de juger en toute justice. Aussi est-il permis à celui qui
est ainsi injustement chargé de recourir directement à l'autorité supérieure en
interjetant appel, soit avant soit après la sentence. Cependant, comme on
présume qu'il n'y a pas de justice parfaite là où il n'y a pas de vraie foi, on
interdit aux catholiques d'en appeler à un juge infidèle : « Le catholique qui
fait appel au tribunal d'un juge appartenant à une autre religion, que la cause
soit juste ou injuste, sera excommunié. » Car l'Apôtre réprouve ceux qui
intentaient des procès auprès des infidèles (1 Co 6, 1).
2. Si quelqu'un, de sa
propre initiative, se soumet au jugement d'une autre personne en la justice de
laquelle il n'a pas confiance, cela vient de lui-même et de sa négligence. En
outre, se désister après s'être engagé prouve de la légèreté d'esprit. C'est
donc avec raison que le code refuse le bénéfice de l'appel dans les causes
jugées par des arbitres car toute l'autorité de ceux-ci vient du choix
concordant des plaideurs. En revanche, le juge ordinaire ne tient pas son
autorité du consentement du justiciable, mais de l'autorité suprême du roi ou
du prince qui l'a institué. Voilà pourquoi, contre sa partialité injuste, la
loi accorde la ressource de faire appel, de telle sorte que, même si le juge
était à la fois ordinaire et arbitre, on pourrait en appeler de son jugement.
Il semble, en effet, que ce soit son pouvoir ordinaire qui ait été la cause de
son choix comme arbitre, et l'on ne peut pas non plus penser que le plaideur se
soit mis dans son tort pour avoir accepté comme arbitre un juge que le prince
avait investi d'un pouvoir régulier.
3. L'équité juridique vient au secours de l'une des parties sans nuire à l'autre. Aussi accorde-t-elle un délai de dix jours pour faire appel ; elle estime ce laps de temps suffisant pour délibérer sur l'opportunité d'une telle décision. Mais si elle n'avait pas fixé un terme au-delà duquel l'appel ne serait plus possible, l'application du jugement resterait en suspens, et il en résulterait un préjudice pour la partie adverse. C'est pour le même motif qu'il est interdit de faire appel trois fois au sujet de la même affaire, car il est invraisemblable que les juges s'écartent si souvent de la justice.
Objections
:
1. Il semble qu'il soit
permis à un condamné à mort de se défendre s'il le peut. En effet, il est
toujours permis de faire ce à quoi la nature nous porte : c'est de droit
naturel. Or la tendance de la nature est de résister aux agents destructeurs,
et cette tendance existe non seulement chez les hommes et les animaux, mais
même dans les êtres inanimés. Il est donc permis à un condamné de résister,
s'il le peut, pour ne pas être mis à mort.
2. On peut se soustraire à
une sentence de mort par la violence ou par la fuite. Mais il paraît permis
d'échapper à la mort par la fuite selon l'Ecclésiastique (9, 13 Vg) : «
Éloigne-toi de l'homme qui a le pouvoir de faire mourir, mais non de faire
revivre. » Il sera donc permis également à l'accusé de résister.
3. L'Écriture dit encore (Pr 24, 11) : « Délivre ceux qu'on mène à la mort ; ne cesse de l'employer à la libération de ceux que l'on traîne au supplice. »
Mais on a plus d'obligation envers
soi-même qu'envers autrui. Il est donc permis à un condamné de se défendre pour
n'être pas mis à mort.
Cependant, S. Paul écrit (Rm 13, 2) « Celui qui résiste à l'autorité, résiste à l'ordre que Dieu a établi, et il attire sur lui-même la condamnation. » Or, en se défendant, le condamné résiste à l'autorité dans l'exercice même du pouvoir qu'elle tient de Dieu, « pour faire justice des malfaiteurs et approuver les gens de bien » (1 P 2, 14). Se défendre est donc un péché.
Conclusion
:
Une sentence de mort peut être portée en toute justice ; alors le condamné n'a pas le droit de se défendre ; s'il le fait, le juge pourrait combattre sa résistance, et cette rébellion du condamné, assimilable à une guerre injuste, serait sans aucun doute un péché. Mais si la condamnation est injuste, c'est la sentence du juge que l'on peut comparer à un acte de violence accompli par des bandits selon Ézéchiel (22, 27) : « Les princes de la nation sont au milieu d'elle comme des loups qui déchirent leur proie et cherchent à répandre le sang. » De même donc qu'il est permis de résister aux bandits, de même est-il permis en ce cas de résister aux mauvais princes, à moins toutefois qu'il ne faille éviter le scandale, dans le cas où la résistance ferait craindre de graves désordres.
Solutions
:
1. Si l'homme est doué de
raison, c'est pour qu'il ne suive pas les inclinations de la nature au hasard,
mais selon l'ordre de la raison. Aussi tout acte de défense n'est-il permis que
si l'on observe la modération requise.
2. Aucune condamnation à
mort ne comporte que le coupable se donne la mort, mais qu'il la subisse. Aussi
le condamné n'est-il pas obligé de faire ce qui entraînerait la mort, comme par
exemple de rester dans le lieu d'où il sera conduit au supplice. Cependant il
est tenu de ne pas résister au bourreau pour éviter de subir son juste
châtiment. Ainsi encore il ne péchera pas si, condamné à mourir de faim, il
prend la nourriture qu'on lui a secrètement apportée, parce que s'en abstenir
serait se suicider.
3. Cette parole du Sage n'exhorte pas à sauver quelqu'un de la mort en violant l'ordre de la justice. On n'est donc pas davantage autorisé à se soustraire soi-même à la mort par une résistance contraire à la justice.
Somme Théologique IIa-IIae
1. Est-on obligé de porter témoignage ? - 2. Le témoignage de deux ou trois témoins est-il suffisant ? - 3. Un témoin peut-il être récusé sans une faute de sa part ? - 4. Est-ce un péché mortel de porter un faux témoignage ?
Objections
:
1. Il semble qu'on ne
puisse être tenu de porter témoignage. S. Augustin, estime qu'Abraham, en
disant de sa femme : « C'est ma soeur » (Gn 12, 12), a voulu cacher la vérité,
non faire un mensonge. Mais en cachant la vérité on s'abstient de témoigner.
Donc on n'est pas tenu de témoigner.
2. Personne n'est tenu
d'agir avec fourberie. Or nous lisons au livre des Proverbes (11, 13 Vg) : « Le
fourbe révèle les secrets ; mais l'homme au coeur fidèle garde caché ce que son
ami lui a confié. » Un homme ne saurait donc être toujours tenu de porter
témoignage, surtout sur un fait dont son ami lui a confié le secret.
3. Les clercs et les
prêtres sont obligés plus que tous les autres à observer ce qui est nécessaire au
salut. Or il leur est interdit de porter témoignage dans une cause criminelle.
Donc témoigner n'est pas nécessaire au salut.
Cependant, S. Augustin écrit : « Celui qui cache la vérité et celui qui profère un mensonge sont tous deux coupables : le premier parce qu'il ne veut pas être utile, le second parce qu'il cherche à nuire. »
Conclusion
:
Il y a une distinction à faire sur la déposition du témoin. Tantôt sa déposition est requise, tantôt elle ne l'est pas. La déposition d'un inférieur, en effet, peut être requise par le supérieur qui est en droit d'exiger l'obéissance en tout ce qui relève de la justice ; dans ce cas il n'est pas douteux que l'on est tenu d'apporter son témoignage sur les faits, pourvu que la déposition soit demandée par le juge conformément aux prescriptions du droit ; par exemple sur des crimes flagrants ou déjà dénoncés par l'opinion publique. Mais si le témoignage est exigé sur d'autres faits, par exemple pour des faits secrets ou que la rumeur publique n'a pas divulgués, on n'est pas tenu de témoigner.
Dans le cas où la déposition ne serait pas requise par l'autorité à laquelle on est tenu d'obéir, il faut encore distinguer. Si le témoignage est demandé afin de délivrer un homme menacé injustement de la mort ou d'un châtiment quelconque, d'un déshonneur immérité ou même d'un préjudice excessif, on est tenu de témoigner. Même si l'on ne nous demandait pas de déposer, il faudrait faire tout son possible pour révéler la vérité à celui qui pourrait aider l'accusé. Nous lisons, en effet, dans le Psaume (82,4) : « Sauvez le pauvre et l'indigent, délivrez-les de la main des méchants » ; dans les Proverbes (24, 11) : « Délivre ceux qu'on envoie à la mort », et dans l'épître aux Romains (1, 32) : « Ils sont dignes de mort non seulement ceux qui agissent ainsi, mais ceux qui les approuvent. » Or la Glose précise : « Se taire alors que l'on pourrait réfuter l'erreur, c'est l'approuver. »
Mais lorsqu'il s'agit de favoriser la condamnation, on n'est pas tenu de témoigner, à moins d'y être contraint par l'autorité légitime et selon l'ordre du droit. Parce que, si l'on cache la vérité à ce sujet, on ne cause à personne un tort précis. Ou bien, si cela peut créer un danger pour l'accusateur, on n'a pas à s'en soucier, puisqu'il s'y est librement exposé. Il en est autrement du prévenu, car il court un danger qu'il n'a pas voulu.
Solutions
:
1. S. Augustin autorise à
tenir cachée la vérité lorsque l'autorité légitime n'exige pas sa divulgation,
et quand le silence n'est dommageable à personne en particulier.
2. Le prêtre ne doit en aucune façon apporter son témoignage sur un fait qui lui a été révélé sous le secret de la confession ; en effet, il ne le connaît pas comme homme, mais comme ministre de Dieu, et le lien du secret sacramentel est plus strict que n'importe quel précepte humain.
Pour les autres genres de secrets,
il faut distinguer. Certains sont de telle nature qu'on est tenu de les révéler
dès qu'on en aura eu connaissance ; par exemple ceux dont l'objet serait
relatif à la ruine spirituelle ou matérielle de la société ou comporterait un
grave dommage pour une personne ou quelque effet nuisible de ce genre. On est
tenu de divulguer ce secret soit en apportant son témoignage, soit par
dénonciation. L'obligation du secret ne vaut pas contre un tel devoir, car on
manquerait alors à la loyauté due à autrui. Mais lorsque le contenu de certains
secrets n'oblige pas à les révéler, on pourra être obligé de les garder cachés
par le fait même qu'ils nous auront été confiés sous le sceau du secret. On ne sera
jamais autorisé à trahir de tels secrets, même sur l'ordre d'un supérieur, car
le respect de la parole donnée est de droit naturel ; et rien ne peut être
commandé à un homme qui soit contre le droit naturel.
3. Donner la mort ou y coopérer ne convient pas aux ministres de l'autel, nous l'avons déjà dite. C'est pourquoi, selon le droit, on ne peut les contraindre à témoigner dans une cause criminelle.
Objections
:
1. Il semble qu'il ne
suffise pas. En effet le jugement requiert la certitude. On ne saurait
l'obtenir par les dépositions de deux témoins ; on lit en effet (1 R 21, 10)
que Naboth fut injustement condamné sur la déposition de deux témoins.
2. Pour être crédibles, les
témoignages doivent être concordants. Mais le plus souvent les dépositions de
deux ou trois témoins sont en désaccord. Elles ne sont donc pas capables de
prouver la vérité.
3. Le droit prescrit : « Un
évêque ne peut être condamné que sur la déposition de soixante-douze témoins.
Un cardinal-prêtre ne sera déposé que sur le témoignage de quarante-quatre
témoins. Un cardinal-diacre de la ville de Rome ne sera condamné que sur le
témoignage de vingt-huit témoins. Les sous-diacres, acolytes, exorcistes,
lecteurs, portiers ne seront condamnés que sur le témoignage de sept témoins. »
Or plus un homme est élevé en dignité, plus son péché est pernicieux et donc
moins digne d'indulgence. A plus forte raison par conséquent la déposition de
deux ou trois témoins ne sera-t-elle pas suffisante pour faire condamner des
accusés moins coupables.
Cependant, le Deutéronome prescrit (17, 6) : « Sur la parole de deux ou trois témoins on mettra à mort celui qui doit mourir », et encore (19, 15) : « C'est sur la parole de deux ou trois témoins que la cause sera jugée. »
Conclusion
:
Aristote remarque : « On ne doit pas exiger le même genre de certitude en toute matière. » De fait il ne peut y avoir de certitude absolument convaincante au sujet des actions humaines, sur lesquelles portent les jugements et les dépositions, car tout cela concerne des faits contingents et variables. Il suffit d'une certitude probable, c'est-à-dire celle qui approche le plus souvent de la vérité, encore qu'elle puisse s'en écarter moins souvent. Or il est probable que la déposition de nombreux témoins sera plus proche de la vérité que la déposition d'un seul. Voilà pourquoi, lorsque le coupable est seul à nier, tandis que de nombreux témoins sont affirmatifs, d'accord avec l'accusateur, il a été raisonnablement institué par le droit divin et humain, qu'on devait s'en tenir à la parole des témoins.
Or, toute multitude tient dans ces trois éléments : le commencement, le milieu et la fin ; ce qui fait dire à Aristote : « Nous faisons tenir dans le nombre trois l'universalité et la totalité. » Mais le chiffre trois est atteint lorsque deux témoins sont d'accord avec l'accusateur. Deux témoins seulement seront donc requis, ou trois pour une plus grande certitude, afin d'obtenir le nombre ternaire qui constitue alors la multitude parfaite chez les témoins eux-mêmes. D'où cette sentence du Sage (Qo 4, 12) : « Le triple filin ne rompt pas facilement », et sur cette parole de Jean (8, 17) : « Le témoignage de deux hommes est véridique », S. Augustin remarque : « Par là est suggérée de façon symbolique la sainte Trinité dans laquelle réside la solidité éternelle de la vérité. »
Solutions
:
1. Si grand soit le nombre
de témoins que la procédure puisse exiger, cela n'empêcherait pas leur
déposition d'être parfois injuste, puisqu'il est écrit dans l'Exode (23, 2) : «
Tu ne suivras pas la multitude pour faire le mal. » Toutefois, si l'on ne peut
obtenir une certitude infaillible en pareille matière, on ne doit pas pour
autant négliger la certitude probable qui peut naître de la déposition de deux
ou trois témoins, comme on vient de le dire.
2. Le désaccord entre les témoins, lorsqu'il porte sur des circonstances importantes qui changent la substance du fait, par exemple : le temps et le lieu de l'action, les personnes qui y ont pris une part active, etc., enlève toute valeur à leur témoignage ; car, si les témoins divergent à ce point dans leur déposition, il semble que chacun d'eux porte un témoignage isolé et parle de faits différents ; ainsi, lorsqu'un témoin affirme que ce fait s'est passé à tel moment, à tel endroit, et qu'un second témoin assure que c'était à un autre moment et dans un autre endroit, ils semblent ne pas parler de la même chose. Mais le témoignage n'est pas compromis si l'un des témoins déclare ne plus s'en souvenir, alors qu'un autre témoin précise le temps et le lieu.
Il peut encore se produire un désaccord total sur ces points importants entre les témoins de l'accusation et ceux de la défense. Si les témoins sont en nombre égal et aussi dignes de foi, on favorisera l'accusé, car le juge doit plus volontiers acquitter que condamner, sauf peut-être lorsque le procès est en faveur du demandeur, comme ce serait le cas pour une affaire d'affranchissement ou d'autres semblables. Mais si ce sont les témoins d'une même partie qui sont en désaccord, le juge doit se demander pour quelle partie se prononcer et se décider, soit d'après le nombre des témoins, ou leur qualité, soit d'après les éléments favorables de la cause ou les circonstances de l'affaire et les dépositions.
Quant au témoignage d'un individu qui se contredit lorsqu'on l'interroge sur ce qu'il a vu et ce qu'il sait, on ne peut absolument pas en tenir compte. Toutefois il n'en va plus de même si la contradiction porte entre l'opinion personnelle du témoin et ce qu'il a entendu dire, car il est fort possible qu'il soit porté à répondre diversement selon qu'il tient compte des diverses impressions qu'il a reçues.
Enfin si le désaccord entre les témoins
porte sur des circonstances qui n'intéressent pas la substance des faits, si le
ciel, par exemple, était nuageux ou serein, si la maison était peinte ou non,
etc., de telles divergences n'infirment pas un témoignage, car habituellement
on ne s'occupe pas beaucoup de ces détails et on les oublie facilement. Bien
plus, un certain désaccord sur ces points secondaires, rend le témoignage plus
digne de foi, car, comme S. Jean Chrysostome l'a remarqué, si les
dépositions étaient identiques dans tous leurs détails, on pourrait soupçonner
un accord concerté. Ici encore c'est à la prudence du juge d'apprécier.
3. Les dispositions contenues dans le canon cité sont particulières aux évêques, aux prêtres, aux diacres et aux clercs de l’Église romaine, et sont motivées par le rang d'honneur de cette Église ; et cela pour trois raisons : 1° On ne doit y promouvoir aux dignités que des hommes dont la sainteté inspire plus de confiance que les dépositions de nombreux témoins. 2° Les hommes qui ont à juger les autres se créent souvent, dans l'exercice même de leur mission, de nombreux ennemis ; aussi ne faut-il pas croire trop aisément aux témoins qui déposent contre eux, à moins qu'ils ne soient nombreux à être d'accord. 3° La condamnation de l'un d'eux porterait atteinte à la vénération dont les hommes entourent cette Église pour sa dignité et son autorité. Et ce serait plus dangereux que d'y tolérer un pécheur, à moins que ce désordre soit public et manifeste, au point de créer un grave scandale.
Objections
:
1. Il semble qu'on ne doit
récuser un témoignage que pour une faute. C'est en effet un châtiment que l'on
inflige à certains individus, de les rendre inhabiles à témoigner, ainsi ceux
qui encourent la note d'infamie. Mais on ne doit infliger de châtiment que pour
une faute. Donc lorsqu'il n'y a pas de faute, on ne peut rejeter la déposition
d'un témoin.
2. Le droit prescrit : « On
doit présumer l'honnêteté de tout homme, à moins de constater le contraire. »
Or porter un témoignage véridique est le fait de l'honnête homme. Donc,
puisqu'il ne peut être soupçonné de malhonnêteté qu'en raison d'une faute, on
ne pourra rejeter son témoignage que pour ce motif.
3. Il n'y a que le péché
qui rende un homme inapte à faire ce qui est nécessaire au salut. Or nous avons
établi que déposer en faveur de la vérité est nécessaire au salut. Donc nul ne
peut être récusé comme témoin, s'il est innocent.
Cependant, S. Grégoire, cité par le droit canon dit : « Si un évêque est accusé par ses serviteurs, on ne doit absolument pas les entendre. »
Conclusion
:
Un témoignage, nous venons de le dire, ne peut avoir une certitude infaillible, mais seulement probable. C'est pourquoi tout ce qui contribue à former une probabilité en sens contraire annule le témoignage. Or il devient probable qu'un témoin ne sera pas ferme dans l'attestation de la vérité, parfois en raison d'une faute, comme chez les infidèles, les infâmes, ceux qui sont coupables d'un crime public ; ils perdent le droit d'accuser. Mais aussi lorsque le témoin n'est coupable d'aucune faute. Ou bien parce qu'il n'a pas l'usage parfait de sa raison, c'est le cas des enfants, des fous et des femmes ; ou bien à cause de son attachement à l'une des parties, ainsi les ennemis, les parents et les domestiques ; ou enfin c'est à cause de sa condition sociale, comme celle des pauvres, des esclaves et de tous ceux sur lesquels s'exerce l'influence d'un supérieur ; on peut conjecturer qu'ils seront facilement amenés à porter témoignage contre la vérité. On voit donc que certains témoins peuvent être récusés, qu'ils soient coupables ou non.
Solutions
:
1. Récuser un témoin relève
moins d'un châtiment que d'une précaution, contre un faux témoignage possible.
Donc l'objection ne porte pas.
2. Sans doute, à moins de
constater le contraire, doit-on présumer l'honnêteté d'un homme, du moment que
cette présomption ne comporte pas de risques pour un tiers ; car alors il faut
être sur ses gardes et ne pas croire sans discernement au témoignage de
n'importe qui, selon cette parole (1 jn 4, 1) : « Ne croyez pas à tout esprit.
»
3. Faire office de témoin est nécessaire au salut, mais à condition que le témoin en soit capable et soit appelé par le droit. Rien n'empêche donc que certains soient dispensés de témoigner, s'ils n'en sont pas jugés capables selon le droit.
Objections
:
1. Il ne semble pas que le
faux témoignage soit toujours péché mortel ; car on peut le porter par
ignorance du fait, et une telle ignorance excuse du péché mortel.
2. Le mensonge officieux se
définit celui qui est utile à quelqu'un et ne nuit à personne ; il n'est pas
péché mortel. Or parfois, le mensonge contenu dans le faux témoignage a ce
caractère ; par exemple lorsqu'on porte un faux témoignage pour sauver
quelqu'un de la mort ou d'une condamnation injuste demandée par de faux témoins
ou par un juge inique. On ne commet donc pas de péché mortel en portant dans ce
cas un faux témoignage.
3. On fait prêter serment
au témoin afin qu'il craigne un parjure qui serait un péché mortel. Mais ce
serment serait inutile si le faux témoignage lui-même était déjà un péché
mortel. Donc celui-ci n'est pas toujours péché mortel.
Cependant, il est écrit au livre des Proverbes (19, 5) : « Le faux témoin ne restera pas impuni. »
Conclusion
:
Le faux témoignage revêt une triple laideur ; d'abord celle du parjure, puisqu'un témoin ne saurait être admis à déposer qu'après avoir juré ; de ce chef c'est toujours un péché mortel. Puis, sa laideur vient de l'injustice commise envers autrui ; de ce point de vue c'est un péché mortel de sa nature, comme toute injustice. Aussi le Décalogue condamne-t-il le faux témoignage (Ex 20, 16) : « Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain. » Car on n'agit pas contre quelqu'un en l'empêchant de commettre une injustice, mais seulement en le privant de la justice qui lui est due. Enfin
la dernière laideur du faux témoignage lui vient de sa fausseté même, selon laquelle tout mensonge est un péché ; mais ce n'est pas de ce chef que le faux témoignage est toujours péché mortel.
Solutions
:
1. En portant témoignage,
on ne doit pas affirmer pour certain, comme si l'on était bien informé, ce dont
on n'est pas sûr ; ce qui est douteux doit être donné comme douteux, et ce qui
est certain comme certain. Toutefois, en raison d'une défaillance de mémoire,
on peut parfois tenir pour certain ce qui est faux ; si alors, après y avoir
mûrement réfléchi, on maintient son affirmation, se croyant convaincu de ce qui
néanmoins est faux, on ne pèche pas mortellement ; on ne porte pas, en effet,
un faux témoignage à proprement parler et intentionnellement, mais par accident
et contre son intention,
2. Un jugement injuste
n'est pas un jugement. Aussi le faux témoignage porté dans un jugement injuste
pour empêcher une injustice n'a pas raison de péché mortel contre la justice,
mais seulement contre le serment qu'on a violé.
3. Les hommes, par-dessus tout, redoutent les péchés contre Dieu, comme étant les plus graves ; de ce nombre est le parjure ; ils n'ont pas la même horreur des péchés contre le prochain. Et c'est pour cela, pour rendre le témoignage plus certain, qu'on exige le serment du témoin.
Somme Théologique IIa-IIae
1. L'avocat est-il tenu d'assister les pauvres ? - 2. Doit-on interdire à certains d'exercer l'office d'avocat ? - 3. L'avocat pèche-t-il en défendant une cause injuste ? - 4. En acceptant de l'argent pour son assistance ?
Objections
:
1. Il semble qu'un avocat
soit tenu de donner son assistance à la cause d'un pauvre. Il est écrit, en
effet (Ex 23, 5) : « Si tu vois l'âne de celui qui te hait succombant sous sa
charge, ne l'abandonne pas, mais joins tes efforts aux siens pour le décharger.
» Or le pauvre n'est pas moins en danger lorsque sa cause est accablée
contrairement à la justice que si son âne succombait sous la charge. L'avocat
est donc tenu de prendre en main la défense d'un pauvre.
2. Dans une homélie sur
l'Évangile, S. Grégoire déclare : « Celui qui a l'intelligence doit veiller à
ne pas se taire ; celui qui a l'abondance des biens, à ne pas diminuer les
largesses de sa miséricorde celui qui sait converser, à en faire profiter le
prochain ; celui qui est capable de parler à un riche, à intercéder en faveur
des pauvres. Tout ce qu'il a reçu, en effet, si peu que ce soit, doit être
regardé comme un talent. » Or on ne doit pas enfouir un talent, mais le faire
fructifier fidèlement ; c'est ce que montre bien dans la parabole (Mt 25, 21)
le châtiment du serviteur qui a enfoui son talent. L'avocat est donc tenu de
plaider pour un pauvre.
3. Le précepte relatif aux
oeuvres de miséricorde, puisqu'il est un principe affirmatif, oblige en
certains lieux et temps déterminés, mais surtout en cas de nécessité. Or c'est
bien un cas de nécessité que celui du pauvre opprimé dans un procès. Donc en ce
cas il apparaît que l'avocat est tenu de donner son assistance aux pauvres.
Cependant, le pauvre qui manque de nourriture n'est pas dans une nécessité moindre que celui qui a besoin d'un avocat. Or celui qui a les moyens de nourrir un pauvre n'est pas toujours tenu de le faire. Donc l'avocat non plus ne sera pas toujours obligé d'assurer la défense d'un pauvre.
Conclusion
:
Donner son assistance à la cause
d'un pauvre est une oeuvre de miséricorde ; on peut donc appliquer ici ce que
nous avons dit plus haut b des oeuvres de miséricorde en général. Personne, en
effet, n'est à même de pourvoir par ses oeuvres de miséricorde aux nécessités
de tous les indigents. Aussi, dit S. Augustin : « Puisque tu ne peux
être utile à tous., il faut surtout venir en aide à ceux qui, par une sorte de
destin, te sont plus étroitement unis, en fonction des rapports de lieux, de
temps ou de quelque autre circonstance. » Les circonstances de lieu : de fait,
on n'est pas obligé d'aller par le monde chercher des indigents à secourir ; il
suffit d'exercer la miséricorde à l'égard de ceux qui se présentent. En ce
sens, il est prescrit au livre de l'Exode (23, 4) : « Si tu rencontres le boeuf
ou l'âne de ton ennemi, errant dans la campagne, ramène-le-lui. » Les
circonstances de temps : on n'est pas tenu de pourvoir aux nécessités futures
du prochain, il suffit de venir à son secours dans la nécessité présente. Ici
nous rencontrons le mot de S. Jean (1 Jn 3, 17) : « Celui qui voit son frère
dans le besoin sans se laisser attendrir, comment l'amour de Dieu pourrait-il
demeurer en lui ? » Enfin quelque autre circonstance : car on doit avant tout
venir en aide à ses proches qui sont dans le besoin ; selon S. Paul (1 Tm 5, 3)
: « Si quelqu'un n'a pas soin des siens, surtout ceux de sa famille, il a renié
la foi. »
Cependant, lorsque ces circonstances se trouvent réalisées, il reste encore à examiner si l'indigent est dans une nécessité telle qu'on ne découvre pas sur-le-champ un autre moyen de lui venir en aide. Dans ce cas on est tenu de faire en sa faveur une oeuvre de miséricorde. Si au contraire on voit tout de suite un autre moyen de le secourir, par soi-même ou par l'intervention de quelqu'un qui lui tient de plus près, ou qui dispose de plus de ressources, on n'est pas rigoureusement tenu de venir en aide à l'indigent, et s'en abstenir n'est pas un péché ; bien que ce soit un acte louable de le faire sans y être rigoureusement obligé.
En conséquence, l'avocat ne sera pas toujours tenu d'accorder son assistance aux pauvres, mais seulement lorsque ces conditions sont rassemblées. Autrement il devrait abandonner toutes les autres causes pour ne se consacrer qu'à celles des pauvres. Les mêmes principes valent pour le médecin à propos des soins à donner aux pauvres.
Solutions
:
1. Lorsqu'un âne succombe
sous sa charge, on suppose qu'il ne peut être relevé que par les passants ; c'est
pourquoi il sont tenus de l'aider. Ce qui ne serait pas le cas si l'on pouvait
l'aider autrement.
2. L'homme est tenu
d'employer utilement le talent qui lui a été confié, en tenant compte des
circonstances de temps, de lieux, etc., selon les règles données ci-dessus.
3. Toute nécessité n'entraîne pas l'obligation de secourir le prochain, mais seulement celles que nous avons déterminées.
Objections
:
1. Il ne semble pas que le
droit puisse interdire à quelqu'un d'exercer l'office d'avocat. Personne, en
effet, ne doit être empêché d'accomplir une oeuvre de miséricorde. Or donner
son assistance dans un procès est une oeuvre de miséricorde. Donc cela ne doit
être interdit à personne.
2. Un même effet ne peut
être produit par des causes contraires. Or s'adonner aux choses divines et
s'adonner au péché sont deux états contraires. C'est donc à tort qu'on interdit
l'office d'avocat aux uns parce qu'ils se consacrent à la religion, comme les
moines et les clercs, et à d'autres en raison de leurs fautes, comme les
infâmes et les hérétiques.
3. Il faut aimer son
prochain comme soi-même. Or c'est un effet de l'amour, qu'un avocat accorde son
assistance à son prochain devant les tribunaux. Il est donc inadmissible de
reconnaître à certains le droit de se défendre eux-mêmes et de leur refuser
cependant de plaider pour les autres.
Cependant, le droit interdit à de nombreuses personnes d'engager une procédure.
Conclusion
:
On peut être empêché d'accomplir un acte pour deux raisons, soit par incapacité, soit par inconvenance ; mais tandis que l'incapacité est un empêchement absolu, l'inconvenance est un empêchement relatif qui peut disparaître devant la nécessité. Ainsi certains seront inaptes pour cause d'incapacité, à exercer l'office d'avocat, soit qu'ils manquent de sens interne, comme les aliénés et les impubères, soit qu'ils manquent d'un sens externe, comme les sourds et les muets. En effet, l'avocat a besoin, d'une part de l'habileté qui le rend apte à montrer efficacement la justice de la cause qu'il soutient, et d'autre part d'une bonne langue et d'une bonne oreille qui lui permettent de s'exprimer et d'entendre ce qu'on lui dit. Aussi ceux qui sont privés de l'une ou l'autre ne pourront-ils absolument pas remplir la charge d'avocat ni pour eux-mêmes ni pour d'autres.
Par ailleurs, la convenance que requiert l'accomplissement de cette charge exclut certains, et ici encore pour deux motifs. Les uns sont liés par des devoirs plus élevés. Ainsi ne convient-il pas que les moines et les prêtres soient avocats dans quelque cause que ce soit, ni les clercs devant les tribunaux séculiers ; car ces hommes sont consacrés aux choses divines. - D'autres ont un défaut personnel, corporel, comme les aveugles qu'on ne peut faire intervenir dans un procès ; ou un défaut spirituel, car il ne convient pas que celui qui a méprisé la justice en ce qui le concerne, vienne la défendre en faveur d'un autre. Voilà pourquoi les infâmes, les infidèles et tous ceux qui ont été condamnés pour crimes graves ne peuvent décemment remplir l'office d'avocat.
Toutefois la nécessité l'emporte sur cette raison de convenance. Alors de telles personnes pourront plaider pour elles-mêmes ou d'autres personnes qui leur sont unies ; les clercs pourront prendre en main la cause de leurs églises, et les moines celle de leur monastère, si l'abbé le leur ordonne.
Solutions
:
1. On se trouve parfois
empêché d'accomplir une oeuvre de miséricorde, soit par incapacité, soit par
manque de convenance. C'est qu'en effet toutes les oeuvres de miséricorde ne
conviennent pas à tous ; il ne convient pas aux sots de donner un conseil, ni
aux ignorants d'instruire.
2. De même que la vertu est
détruite par l'excès ou le défaut, de même l'inconvenance provient du trop ou
du trop peu. Il en résulte que certains seront écartés de l'office d'avocat
parce que leur dignité les élève trop haut pour leur permettre d'exercer une
telle fonction, ainsi les religieux et les clercs. D'autres au contraire sont
indignes de remplir cet office et lui sont en quelque sorte inférieurs, c'est
le cas des infâmes et des infidèles.
3. Un homme a une plus grande obligation de se défendre lui-même que de défendre les autres, car ces derniers peuvent pourvoir d'une autre manière à leur propre cas. La comparaison ne vaut donc pas.
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet, de même que l'habileté du médecin se révèle lorsqu'il guérit une maladie
désespérée, ainsi l'habileté de l'avocat s'il peut défendre une cause injuste.
Or on loue le médecin d'une telle réussite. Donc l'avocat aussi, loin de pécher,
mérite d'être loué s'il plaide en faveur d'une cause injuste.
2. Il est permis de
renoncer à n'importe quel péché. Mais le code punit l'avocat qui trahit la
cause dont il s'est chargé. Donc un avocat ne pèche pas en défendant une cause
injuste dont il s'est chargé.
3. Lorsqu'on emploie des
moyens injustes pour défendre une cause juste, comme de produire de faux
témoins ou faire état de lois inexistantes, on pèche plus gravement qu'en
défendant une cause injuste ; parce que le premier péché porte sur la forme, le
second sur la matière. Or il apparaît que l'avocat a le droit de se servir de
telles ruses, absolument comme le soldat a le droit de dresser des embuscades.
Il semble donc que l'avocat ne pèche pas s'il défend une cause injuste.
Cependant, il est écrit (2 Ch 19, 2) « Tu prêtes secours au méchant, et c'est pourquoi tu as mérité la colère du Seigneur. » Or l'avocat qui défend une cause injuste prête secours au méchant. Donc son péché attire sur lui la colère du Seigneur.
Conclusion
:
Il est interdit de coopérer au mal, soit en le conseillant, soit en y aidant, soit en y consentant de quelque manière ; conseiller ou favoriser le mal, en effet, est à peu près la même chose que le faire. Aussi S. Paul écrit-il aux Romains (1, 32) : « Sont dignes de mort, non seulement ceux qui commettent le péché, mais encore ceux qui y donnent leur consentement » ; et c'est pourquoi nous avons dite qu'ils sont tous tenus à restitution. Or il est évident que l'avocat apporte aide et conseil à son client. Donc, s'il défend sciemment une cause injuste, nul doute qu'il pèche gravement, et soit tenu à restitution du dommage qu'il a causé injustement à la partie adverse en accordant son assistance à son client. Mais s'il ignore l'injustice de la cause qu'il défend et la croit juste, il est excusable dans la mesure où l'ignorance peut excuser.
Solutions
:
1. Le médecin qui
entreprend de soigner une maladie désespérée ne fait de tort à personne. Au
contraire, l'avocat prenant en main une cause injuste lèse la partie contre
laquelle il plaide. Il n'y a donc pas de comparaison. Si l'éclat de son talent
semble mériter les louanges, sa volonté pèche contre la justice en abusant de
son talent au service du mal.
2. L'avocat qui accepte de
défendre une cause qu'il croit d'abord juste et dont il découvre au cours du
procès qu'elle est injuste, ne doit pas la trahir, par exemple, en venant en
aide à la partie adverse, ou en révélant à celle-ci les secrets de son client.
Cependant il peut et il doit abandonner cette cause, ou bien il peut engager
son client à renoncer ou à composer, sans préjudice pour la partie adverse.
3. Nous avons montré plus haut que le général et le soldat peuvent agir avec ruse au cours d'une guerre juste, en dissimulant habilement leurs plans à l'ennemi, sans toutefois que cette dissimulation aille jusqu'à la perfidie, car, comme l'observe Cicéron : « Même envers les ennemis il faut rester loyal. » De même l'avocat, en défendant une cause juste, pourra-t-il cacher prudemment ce qui pourrait nuire à son procès, mais il ne lui est pas permis de mentir.
Objections
:
1. Il ne semble pas que
l'avocat puisse recevoir de l'argent pour son assistance. Les oeuvres de
miséricorde ne doivent pas être faites en vue d'une récompense humaine, selon
ce texte (Lc 14, 12) : « Lorsque tu donnes à déjeuner ou à dîner, n'invite ni
tes amis, ni tes voisins riches, de peur qu'ils ne t'invitent à leur tour et
que ce soit là ta récompense. » Or donner son assistance est une oeuvre de
miséricorde, nous l'avons vu. L'avocat n'a donc pas le droit d'être rémunéré
pour son assistance.
2. Il ne faut pas échanger
du spirituel contre du temporel. Or assister un plaideur est bien du spirituel,
puisque c'est exercer la science du droit. L'avocat ne peut donc accepter de
l'argent en retour.
3. Trois personnes
coopèrent au procès l'avocat, le juge, le témoin. Or S. Augustin déclare : « Le
juge ne doit pas vendre un jugement juste, ni le témoin une déposition
véridique. » L'avocat ne pourra donc pas davantage vendre sa légitime
assistance.
Cependant, S. Augustin dit au même endroit : « L'avocat a le droit de faire payer son assistance, comme tout homme de loi un bon conseil. »
Conclusion
:
Lorsqu'on n'est pas obligé de rendre un service, on peut en toute justice exiger une rétribution après l'avoir rendu. Or il est clair qu'un avocat n'est pas toujours obligé d'accorder son assistance et ses conseils. Aussi ne commet-il pas d'injustice s'il fait payer son assistance ou ses conseils. Le même principe vaut pour le médecin qui se dévoue au chevet d'un malade, et pour tous ceux qui remplissent des emplois analogues, à condition toutefois que leurs honoraires soient modérés, en tenant compte de la condition sociale de leurs clients, de la nature des services rendus, du labeur fourni, et des coutumes du pays. Mais si, malheureusement, ils extorquaient une rétribution excessive, ils pécheraient contre la justice. C'est ce qui fait dire encore à S. Augustin : « On a coutume de leur faire rendre ce qu'ils ont extorqué par une improbité sans scrupule, mais il n'en est pas de même de ce qui leur a été donné conformément à un usage acceptable. »
Solutions
:
1. On n'est pas toujours tenu
de donner gratuitement ce que l'on peut faire par miséricorde ; autrement
personne ne pourrait vendre quoi que ce soit, car tout peut être la matière
d'un acte de miséricorde. Mais lorsqu'un homme donne une chose par miséricorde,
il ne doit pas attendre sa récompense des hommes, mais de Dieu. Donc lorsque
l'avocat assume la défense d'un pauvre par miséricorde, il ne doit pas attendre
une rétribution humaine, mais la récompense divine. Cependant il n'est pas
toujours tenu de plaider gratuitement.
2. Si la science du droit
est quelque chose de spirituel, son exercice exige un travail matériel, pour la
rétribution duquel on peut recevoir de l'argent ; sinon aucun artisan n'aurait
le droit de vivre de son art.
3. Le juge et le témoin sont communs aux deux parties, parce que le juge est tenu de rendre une juste sentence, et le témoin de donner un témoignage vrai. Or la justice et la vérité ne penchent pas d'un côté plus que de l'autre. Aussi est-ce du trésor public que le juge reçoit des honoraires pour son travail. Quant aux témoins, ils reçoivent une indemnité, non comme prix de leur déposition, mais à titre de dédommagement de leur peine ; et ces frais sont à la charge des deux parties, ou seulement de celle qui a cité les témoins à la barre ; car selon S. Paul (1 Co 9, 7) - « Personne n'a jamais porté les armes à ses propres frais. » Au contraire, l'avocat défend uniquement les intérêts d'une partie. Il a donc le droit d'être payé pour les services qu'il lui a rendus.
LES INJUSTICES PAR PAROLES COMMISES HORS DES TRIBUNAUX
Ce sont : 1) L'injure (Question 72). - 2) La diffamation (Question 73). - 3) La médisance (Question 74). - 4° La moquerie (Question 75). - 5° La malédiction (Question 76).
Somme Théologique IIa-IIae
1. Qu'est-ce que l'injure ? - 2. Est-elle toujours péché mortel ? - 3. Faut-il réprimer les auteurs d'injures ? - 4. L'origine de l'injure.
Objections
:
1. Il semble que l'injure
ne consiste pas en paroles. En effet elle comporte un certain tort fait au
prochain, puisqu'elle est une injustice. Mais les paroles semblent ne faire
aucun tort au prochain, ni dans sa parole ni dans ses biens.
2. L'injure implique un
certain déshonneur. Or on peut déshonorer ou dénigrer quelqu'un par des actions
plus que par des paroles.
3. Le déshonneur infligé en
paroles s'appelle insulte ou reproche. Mais ce sont des actes distincts de
l'injure. Celle-ci ne consiste donc pas en paroles.
Cependant, l'ouïe ne peut percevoir que les paroles. Or elle perçoit l'injure selon ce texte de Jérémie (20, 10) : « J'ai entendu des injures à la ronde. » Donc l'injure consiste en paroles.
Conclusion
:
L'injure comporte du déshonneur. Or cela se produit de deux façons. En effet puisque l'honneur est l'effet d'une certaine excellence, on peut d'abord déshonorer un autre en le privant de l'excellence qui lui procurait son honneur. Cela se fait par les péchés d'action contre la justice dont nous avons déjà parlé. - On peut encore porter à sa connaissance et à celle des autres ce qui est contre son honneur. Et c'est là proprement l'injure. On la commet à l'aide de certains signes expressifs. Mais comme le remarque S. Augustin : « Tous les signes, comparés aux paroles, sont peu de chose ; en effet, la parole est le principal moyen que les hommes ont à leur disposition pour exprimer tout ce qui se passe dans leur esprit. » C'est pourquoi nous disons que l'injure est à proprement parler un péché de langue, et que S. Isidore note cette étymologie : « L'homme injurieux est appelé ainsi (contumeliosus) parce qu'il est prompt à dire des paroles offensantes et qu'il en a la bouche gonflée (tumet). »
Toutefois, parce que certains faits peuvent avoir une signification, et être, sous ce rapport, assimilés aux paroles, il suit que l'on peut parler d'injures au sens large, même à propos d'actions. Aussi sur ces mots (Rm 1, 30) : « Hommes qui outragent, orgueilleux, etc. », la Glose définit les premiers « ceux qui par des paroles ou des actes outragent et salissent leur prochain ».
Solutions
:
1. Les paroles considérées
dans leur essence de sons qui frappent l'oreille ne causent aucun dommage sauf
peut-être celui de fatiguer l'oreille lorsque l'on parle trop fort. Mais,
envisagées comme signes qui portent une idée ou un fait à la connaissance des
autres, elles peuvent causer de nombreux dommages. L'un des plus graves est de
ravir à un homme les témoignages d'honneur et de vénération qui lui sont dus.
Aussi l'injure est-elle plus grande quand on dit à quelqu'un ses défauts devant
un plus grand nombre de personnes. Cependant on peut encore injurier quelqu'un
en ne s'adressant qu'à lui, lorsqu'en agissant ainsi on manque au respect qu'on
lui doit.
2. On déshonore quelqu'un
par des actes dans la mesure ou ceux-ci produisent ou expriment une atteinte à
l'honneur de cette personne. La première manière ne constitue pas une injure
proprement dite, mais relève des injustices par action envers autrui dont nous
avons déjà parlé. Quant à la seconde, c'est bien un outrage, car l'action peut
être aussi significative que des paroles.
3. L'insulte et le reproche se font par des paroles, comme l'injure ; car dans les trois cas, on relève les défauts de quelqu'un au détriment de son honneur... Or ces défauts peuvent être de trois sortes : D'abord c'est une faute qui est dénoncée par des paroles injurieuses. Puis, d'une façon générale, la faute et la peine qui sont la matière des paroles d'insulte (convitium), car le mot vice (vitium) peut s'entendre non seulement d'un défaut de l'âme mais aussi du corps. Ainsi dire à quelqu'un d'une manière offensante qu'il est aveugle, c'est l'insulter, et non l'injurier ; au contraire accuser quelqu'un d'être un voleur est plus qu'une insulte, c'est une injure. Mais parfois on peut souligner la bassesse ou la pauvreté de l'autre et porter ainsi atteinte à son honneur qui résulte toujours d'une certaine excellence. Ce sont des paroles de reproche, et c'est précisément le cas lorsque quelqu'un, d'une façon odieuse, rappelle à un autre le secours qu'il lui a fourni lorsqu'il était dans le besoin. Comme le dit l'Écriture (Si 20, 15) « Il donne peu et reproche beaucoup. » Cependant tous ces mots se prennent parfois l'un pour l'autre.
Objections
:
1. Il ne semble pas que
l'injure ou l'insulte soit péché mortel. Car aucun péché mortel n'est l'acte
d'une vertu. Or railler les défauts d'autrui est un acte de la vertu d'eutrapélie,
ou de bonne humeur, à laquelle il appartient, selon Aristote, de critiquer
gentiment. Donc l'insulte ou l'outrage n'est pas péché mortel.
2. Les hommes parfaits ne
commettent pas de péché mortel, et cependant il leur arrive de railler ou de
proférer des outrages. S. Paul dit bien (Ga 3, 1) « O Galates insensés! » Et le
Seigneur lui-même (Lc 24, 25) : « Ô hommes sans intelligence et dont le coeur
est lent à croire ! » Donc l'insulte ou l'injure n'est pas péché mortel.
3. Ce qui est péché véniel
de sa nature peut devenir mortel, mais la réciproque n’est pas vraie, nous
l’avons vu précédemment. Donc, si proférer une insulte ou une injure était
péché mortel de sa nature, il s'ensuivrait que ce serait toujours péché mortel.
Mais c'est faux, au moins dans le cas de celui qui, par légèreté et par
surprise, ou par un mouvement de colère sans gravité, laisse échapper une
parole injurieuse. Donc l'injure ou l'insulte ne doivent pas être classés comme
péchés mortels.
Cependant, seul le péché mortel mérite la peine éternelle de l'enfer. Or l'insulte ou l'injure mérite cette peine ; selon cette parole en S. Matthieu (5, 28) : « Celui qui dira à son frère : "Fou !" mérite d'être jeté dans la géhenne de feu. » Donc l'insulte ou l'injure est péché mortel.
Conclusion
:
Nous venons de dire que les paroles considérées comme des sons ne portent pas préjudice à autrui, mais seulement en tant qu'elles comportent une signification, puisque celle-ci provient du sentiment intérieur. Aussi dans les péchés de paroles, il faut surtout examiner les sentiments de celui qui parle. Donc, vu que l'insulte ou l'injure comportent par définition un déshonneur, si celui qui les prononce a bien l'intention de porter atteinte par ses paroles à l'honneur d'autrui, c'est très proprement et de soi, faire une insulte ou une injure. C'est un péché mortel qui n'est pas moins grave que le vol ou la rapine, car l'homme n'a pas moins d'attachement à son honneur qu'à ses possessions matérielles.
En revanche, si quelqu'un profère envers autrui des paroles d'insulte ou d'injure sans intention de le déshonorer, mais pour le corriger ou pour un motif semblable, il ne prononce pas une insulte ou une injure formellement et absolument, mais seulement par accident et matériellement, en ce sens que ce qu'il dit pourrait être une insulte ou une injure. Dans ce cas il peut y avoir péché véniel, comme il peut n'y avoir pas de péché du tout. En cela cependant la discrétion est nécessaire : il faut n'employer ce langage qu'avec mesure. Car si l'on en usait sans discernement, l'insulte pourrait avoir assez de force pour ruiner l'honneur de celui qu'elle vise. On pourrait ainsi aller jusqu'à commettre un péché mortel, même si l'on n'avait pas l'intention de déshonorer son prochain. De même, celui qui blesse gravement un autre qu'il a frappé en jouant imprudemment, n'est pas exempt de péché.
Solutions
:
1. C'est faire preuve de
bonne humeur que de lancer quelques légères railleries, non pour déshonorer ou
peiner son prochain, mais plutôt pour s'amuser et par plaisanterie. On peut
donc le faire sans péché, pourvu que l'on observe la retenue convenable. Mais
si quelqu'un n'hésite pas à faire de la peine à celui auquel il adresse ses
critiques plaisantes, du moment qu'il provoque les risées de l'entourage, il y
a là quelque chose de vicieux, comme Aristote le dit à ce sujet.
2. De même qu'il est permis
de frapper quelqu'un ou de le mettre à l'amende pour le former, ainsi, pour le
même motif, on a le droit d'adresser une parole insultante à celui que l'on
doit corriger. C'est ainsi que le Seigneur appela les disciples « hommes sans
intelligence », et l'Apôtre traita les Galates d'insensés. Cependant, comme le
remarque S. Augustin : « Ces reproches ne doivent être faits que
rarement et lorsqu'ils deviennent absolument nécessaires, non dans l'intention
de nous imposer nous-mêmes, mais pour l'honneur de Dieu. »
3. Puisque le péché d'insulte ou d'injure dépend de l'intention de son auteur, le péché peut n'être que véniel si l'insulte est futile, ne portant pas une grave atteinte à l'honneur d'autrui, si elle est proférée par légèreté d'esprit ou par un léger mouvement de colère, et sans propos délibéré de déshonorer ; par exemple lorsqu'on a l'intention de mortifier légèrement quelqu'un par une telle parole.
Objections
:
1. Il semble que l'on ne
doive pas supporter les injures qui nous sont adressées. Car celui qui les
supporte encourage l'audace de l'insulteur. Mais il ne faut pas agir ainsi.
Donc on ne doit pas supporter les injures, mais plutôt répondre à l'insulteur.
2. On doit s'aimer soi-même
plus qu'autrui. On ne doit pas laisser insulter autrui, ce qui fait dire aux
Proverbes (26, 10 Vg) : « Celui qui impose silence à l'insensé apaise les
colères. » Donc on ne doit pas supporter non plus d'être soi-même injurié.
3. Nul n'a le droit de se
venger soi-même, selon cette parole de Dieu (He 10, 30) : « A moi la vengeance!
C'est moi qui paierai de retour. » Or, c'est une vengeance de ne pas résister
aux injures, car S. Jean Chrysostome remarque : « Si tu veux te venger, garde
le silence, et tu porteras à ton ennemi un coup mortel. » Donc on ne doit pas
garder le silence et se résigner aux outrages, mais plutôt y répondre.
Cependant, il est écrit dans le Psaume (38, 13) : « Ceux qui cherchent mon malheur répandent des mensonges », et plus loin : « Mais moi je suis comme un sourd, je n'entends pas ; je suis comme un muet qui n'ouvre pas la bouche. »
Conclusion
:
De même que la patience est nécessaire pour supporter les actes dirigés contre nous, de même pour supporter les paroles qui nous attaquent. Or l'obligation de garder le silence à l'égard des actes hostiles s'entend d'une disposition habituelle de l'âme. Le précepte du Sermon sur la montagne (Mt 5, 39) : « Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l'autre » est ainsi expliqué par S. Augustin : « C'est-à-dire qu'on doit être prêt à le faire s besoin est ; mais on n'est pas toujours tenu d'agi ainsi effectivement, puisque le Seigneur lui-même ne l'a pas fait ; lorsqu'il reçut un soufflet au cour de la Passion, il demanda : "Pourquoi m frappes-tu ?" »
De même pour les paroles injurieuses proférée contre nous ; on doit avoir l'âme prête à supporte les injures, si cela est à propos. Mais il y a de cas où il faut repousser les injures, et surtout pour deux raisons. La première est le bien de celui qui nous injurie ; il importe de réprimer son audace afin qu'il ne soit pas tenté de recommencer ; le livre des Proverbes (26, 5) dit à ce propos : « Réponds à l'insensé selon sa folie, de peur qu'il ne se regarde comme sage. » La seconde raison est le bien de plusieurs autres personnes dont les progrès spirituels pourraient être entravés par les outrages qu’on nous porte. Ce qui fait dire à S. Grégoire : « Ceux dont la vie est donnée en exemple aux autres doivent, s'ils le peuvent, faire taire leurs détracteurs ; afin que ceux qui pourraient écouter leurs prédications n'en soient pas détournés, et qu'en demeurant plongés dans leurs vices ils ne méprisent la vertu. »
Solutions
:
1. On doit réprimer avec
mesure l'audace de l'insulteur injurieux, pour accomplir un devoir de charité,
non pour satisfaire son amour-propre. Aussi le livre des Proverbes dit-il
encore (26, 4) : « Ne réponds pas à l'insensé selon sa folie, de peur de lui
ressembler. »
2. Lorsqu'on réprime les
injures adressées à d'autres, le danger d'une satisfaction l'amour propre est
moindre que lorsqu'on se défend personnellement ; il semble que l'on soit
davantage inspiré par un sentiment de charité.
3. Se taire avec le secret désir que notre silence provoque celui qui nous injurie à la colère, c'est agir par vengeance ; mais si au contraire on garde le silence pour laisser passer la colère, on agit vertueusement. Aussi est-il écrit dans l'Ecclésiastique (8, 3) : « N'aie pas de dispute avec un grand parleur, ne mets pas de bois sur le feu. »
Objections
:
1. Il semble que l'injure
ne dérive pas de la colère, car il est écrit au livre des Proverbes (11, 2) : «
Où est l'orgueil, là est l'injure. » Or la colère est un vice distinct de
l'orgueil. Donc l'injure ne dérive pas de la colère.
2. Le livre des Proverbes
(20, 3) remarque encore : « Tous les fous se laissent aller aux injures. » Or
la folie est opposée à la sagesse, et la colère à la mansuétude. Donc l'injure
ne provient pas de la colère.
3. Aucun péché n'est
diminué par sa cause propre. Or le péché d'injure est moindre s'il a sa source
dans la colère ; il est, en effet, plus grave de proférer des injures par haine
que par colère. Donc l'injure ne vient pas de la colère.
Cependant, S. Grégoire dit que les outrages naissent de la colère.
Conclusion
:
Un seul et même péché peut venir de sources diverses, mais on l'attribue principalement à la source dont il découle le plus souvent, parce qu'elle est plus proche de sa fin propre. Or il y a une grande affinité entre l'injure et la fin poursuivie par la colère, qui est la vengeance. En effet, pour l'homme en colère, le moyen le plus facilement réalisable de se venger est d'injurier l'adversaire. C'est pourquoi l'injure naît surtout de la colère.
Solutions
:
1. L'injure n'est pas
ordonnée à la fin de l'orgueil qui est la grandeur ; elle ne dérive donc pas
directement de l'orgueil. Toutefois celui-ci dispose à l'injure, car ceux qui
se jugent supérieurs sont davantage portés à mépriser les autres et à les
injurier. En effet, ils se mettent facilement en colère, car ils jugent
révoltant tout ce qui s'oppose à leur volonté.
2. Aristote remarque que «
la colère n'est pas parfaitement docile à la raison », et ainsi l'homme en
colère souffre d'un manque de raison qui rejoint la folie. De ce chef l'injure
peut naître de la folie, à cause de l'affinité de celle-ci avec la colère.
3. Aristote note aussi que « l'homme en colère cherche à se venger ouvertement ; mais le haineux n'agit pas ainsi ». Aussi l'injure qui comporte une offense publique relève-t-elle davantage de la colère que de la haine.
Somme Théologique IIa-IIae
1. Qu'est-ce que la diffamation ? - 2. Est-elle un péché mortel ? - 3. Sa gravité comparée celle des autres péchés. - 4. Est-ce un péché d'écouter la diffamation ?
Objections
:
1. Il semble que la
diffamation ne soit pas le dénigrement secret de la réputation d'autrui, selon
la définition de certains. En effet, qu'une chose soit secrète ou manifeste, ce
ne sont pas là des circonstances qui constituent l'espèce du péché ; car il est
accidentel au péché d'être connu par beaucoup ou peu de gens. Or ce qui ne
constitue pas l'espèce du péché n'appartient pas à son essence et ne doit pas
figurer dans sa définition. La plus ou moins grande publicité des paroles
prononcées n'est donc pas essentielle à la diffamation.
2. La réputation s'entend
de l'opinion publique. Donc si la diffamation est le dénigrement d'une
réputation, elle ne peut se faire par des paroles secrètes, mais par des
paroles dites ouvertement.
3. Celui qui diffame (detrahit)
enlève (subtrahit) ou amoindrit quelque chose. Or il peut arriver que l'on
dénigre la réputation du prochain sans rien retrancher de la vérité, par
exemple lorsqu'on découvre des crimes réellement commis. Donc tout dénigrement
d'une réputation n'est pas de la diffamation.
Cependant, il est écrit au livre de l'Ecclésiaste (10, 11 Vg) : « Le serpent mord sans faire de bruit ; celui qui diffame en secret ne fait pas autre chose. » Donc diffamer, c'est déchirer en secret la réputation de quelqu'un.
Conclusion
:
De même qu'il y a deux façons de léser autrui par un acte : au grand jour, comme par la rapine ou toute espèce de violence ; en secret, comme par le vol ou par une agression sournoise ; de même on peut nuire au prochain en paroles de deux manières : en public, et c'est l'injure, nous l'avons dit ; en secret, et c'est la diffamation. Lorsque l'on tient ouvertement des propos offensants contre le prochain, on montre qu'on en fait peu de cas et on le déshonore par là même. C'est pourquoi l'injure porte atteinte à l'honneur de celui qui la subit. Mais celui qui tient ces propos dans le secret montre qu'il redoute l'autre plus qu'il ne le méprise. Il ne porte donc pas directement atteinte à son honneur, mais à sa réputation ; en ce sens que, proférant secrètement de telles paroles, il crée, autant qu'il le peut, chez ceux qui l'écoutent, une mauvaise opinion de celui qu'il dénigre. C'est bien cela, en effet, que le diffamateur semble se proposer et à quoi tendent ses efforts : que l'on croie ses paroles.
Il est donc évident que la diffamation diffère de l'outrage à un double titre. D'une part, quant à la manière de parler contre quelqu'un : ouvertement dans l'injure, à l'insu de l'intéressé dans la diffamation. D'autre part, quant à la fin visée, c'est-à-dire au préjudice que l'on provoque, celui qui outrage diminue l'honneur, le diffamateur diminue la réputation.
Solutions
:
1. Dans les échanges
involontaires auxquels se ramènent tous les préjudices causés au prochain en
parole ou en action, la raison de péché change selon que l'on agit en secret ou
au grand jour, car la violence et l'ignorance ne réalisent pas de la même façon
la raison d'involontaire, nous l'avons montré plus haut.
2. Les paroles
diffamatoires sont appelées secrètes non au sens absolu, mais par rapport à
celui qu'elles visent, parce qu'on les dit en son absence et à son insu. Au
contraire, les injures sont dites en face. Par suite, dire du mal de quelqu'un
en son absence devant beaucoup de gens, c'est le diffamer ; si au contraire il
est seul présent, c'est l'injurier. Bien que, si l'on parle mal d'un absent à
une seule personne, cela suffit pour nuire à sa réputation, au moins
partiellement.
3. On diffame non en portant atteinte à la vérité, mais à une réputation. Ce qui peut se faire directement ou indirectement. Directement de quatre façons : en attribuant à autrui ce qui n'est pas ; en exagérant ses péchés réels ; en révélant ce qui est secret ; en disant que telle bonne action a été commise avec une intention mauvaise. Indirectement, en niant le bien qu'il fait ou en multipliant méchamment les réticences et les restrictions.
Objections
:
1. Il semble que
diffamer ne soit pas un péché mortel. Aucun acte de vertu, en effet, n'est un
péché mortel. Or révéler un péché caché - ce qui relève de la diffamation, nous
venons de le dire - est un acte de vertu : soit par charité lorsque, par
exemple, on dénonce le péché d'un de ses frères afin de le corriger, soit de
justice lorsqu'on porte une accusation. La diffamation n'est donc pas un péché
mortel.
2. Sur cette sentence du
livre des Proverbes (24, 21 Vg) : « N'ayez pas de rapports avec les diffamateurs
», la Glose note : « C'est là spécialement le péché dans lequel tombe tout le
genre humain. » Mais il n'y a aucun péché mortel qui soit répandu dans tout le
genre humain, car beaucoup d'hommes vivent sans en commettre ; ce sont les
péchés véniels qui sont le lot de tous les humains. Donc la diffamation est
péché véniel.
3. S. Augustin range «
parmi les menus péchés le fait de dire du mal avec une grande facilité et
imprudence », ce qui relève de la diffamation. Celle-ci est donc péché véniel.
Cependant, S. Paul écrit aux Romains (1, 30) : « Les diffamateurs sont loin de Dieu. » Précision donnée, ajoute la Glose, « afin qu'on ne pense point que cette faute soit légère parce qu'elle consiste en paroles ».
Conclusion
:
Nous avons dit que les péchés de langue sont à juger surtout d'après l'intention. Or la diffamation est ordonnée par définition à dénigrer la réputation d'autrui. Aussi est-il essentiellement un diffamateur, celui qui déblatère contre quelqu'un en son absence pour noircir sa réputation. Mais enlever à quelqu'un sa réputation est très grave, car la réputation est un bien plus précieux que les trésors temporels, et lorsque l'homme en est privé, il se trouve dans l'impossibilité de faire le bien. Aussi le livre de l'Ecclésiastique (41, 12) recommande : « Prends soin de ta réputation, car c'est un bien plus sûr que mille trésors grands et précieux. » Voilà pourquoi, essentiellement, la diffamation est un péché mortel.
Il arrive cependant que l'on prononce parfois des paroles qui abaissent la réputation d'autrui, sans le vouloir, mais en voulant autre chose. Ce n'est pas alors de la diffamation à parler essentiellement et formellement, mais seulement matériellement et comme par accident. Si ces paroles portant atteinte à la réputation d'autrui sont dites pour une fin bonne ou nécessaire, en observant toutes les circonstances voulues, il n'y a pas de péché et on ne peut pas parler de diffamation. - En revanche, si l'on prononce ces paroles par légèreté ou sans nécessité, c'est un péché, mais qui n'est pas mortel, à moins que ces paroles ne soient d'un tel poids qu'elles lèsent notablement la réputation d'autrui et surtout en tout ce qui touche l'honorabilité de la vie, car alors la nature même de ces paroles constituerait un péché mortel.
Dans ce cas on est tenu à restituer la bonne réputation du prochain, - tout comme on est tenu à la restitution d'un bien volé, - en observant les règles établies précédemment.
Solutions
:
1. Ce n'est pas diffamer,
on vient de le montrer, que dévoiler le péché caché de son prochain, soit par
une dénonciation pour amender le coupable, soit par une accusation en justice
pour sauvegarder les intérêts du bien public.
2. La Glose ne dit pas que
tous les hommes soient diffamateurs, car elle a soin d'ajouter « presque ». C'est
dans le même sens que l'Écriture dit que « le nombre des insensés est infini »
(Qo 1, 15 Vg), et qu'il y en a peu qui marchent dans la voie du salut. On peut
dire aussi qu'il y a bien peu d'hommes, si même il y en a, qui ne disent
parfois, par légèreté d'esprit, des paroles pouvant porter légèrement atteinte
à la réputation d'autrui sur un point ou sur un autre ; car, comme le remarque
S. Jacques (3, 2) : « Si quelqu'un ne pèche pas en paroles, c'est un homme
parfait. »
3. Le cas visé par S. Augustin est celui de quelqu'un qui signale un léger mal chez son prochain, sans intention de lui nuire, mais par légèreté ou par erreur de langage.
Objections
:
1. Il semble que la
diffamation soit le plus grave de tous les péchés que l'on commet envers le
prochain. En effet, sur le Psaume (109, 4) : « Au lieu de m'aimer, ils disent
du mal de moi », la Glose note : « Ceux qui diffament le Christ nuisent
davantage à ses membres - car ils tuent les âmes de ses fidèles -, que les
meurtriers de sa chair qui devait aussitôt ressusciter. » On voit ainsi que la
diffamation est un péché plus grave que l'homicide, dans la mesure même où tuer
l'âme est plus grave que tuer le corps. Mais l'homicide est le plus grave des
péchés contre le prochain. Donc la diffamation est absolument le plus grave de
tous.
2. La diffamation semble
pire que l'injure, car si l'homme peut repousser l'injure, il ne peut repousser
la diffamation qui se cache. Or l'injure paraît pire que l'adultère ; ici deux
s'unissent en une seule chair, là ceux qui sont unis sont divisés. La
diffamation est donc pire que l'adultère qui est l'un des péchés les plus
graves que l'on puisse commettre contre le prochain.
3. L'injure naît de la
colère, la diffamation naît de l'envie, affirme S. Grégoire. Or l'envie est un
plus grand péché que la colère. Donc la diffamation est pire que l'injure et
nous retrouvons le raisonnement précédent.
4. La gravité d'un péché
doit se mesurer à la gravité des maux qu'il entraîne. Or la diffamation
entraîne le plus grand des maux qui est l'aveuglement de l'esprit. S. Grégoire
remarque en effet : « Que font les diffamateurs, sinon souffler sur la
poussière et faire sauter de la terre dans leurs yeux, de telle sorte que plus
ils exhalent leurs diffamations, moins ils voient la vérité ? » La diffamation
est donc le plus grave des péchés que l'on commet contre le prochain.
Cependant, un péché d'action est plus grave qu'un péché de parole. Or la diffamation est un péché de parole ; l'adultère, l'homicide et le vol sont des péchés d'action. Donc la diffamation n'est pas plus grave que les autres péchés envers le prochain.
Conclusion
:
Les péchés commis contre le prochain s'apprécient essentiellement d'après le préjudice qu'ils portent à autrui, puisque c'est ce qui leur donne raison de faute. Et ce préjudice est d'autant plus grand qu'il détruit un plus grand bien. Or l'homme possède trois sortes de biens : le bien de l'âme, le bien du corps, les biens extérieurs. Le bien de l'âme, qui est le plus excellent, ne peut être ravi par autrui que s'il nous en donne l'occasion, par exemple par un mauvais conseil, qui ne supprime pas notre liberté. Quant au bien du corps et aux biens extérieurs on peut nous les arracher de force. Mais parce que le bien du corps l'emporte sur les biens extérieurs, les péchés par lesquels on porte atteinte au corps sont plus graves que ceux qui nuisent aux biens extérieurs. Par conséquent, de tous les péchés commis envers le prochain, le plus grave est l'homicide puisqu'il a pour effet de détruire une vie effectivement existante. Vient ensuite l'adultère qui viole l'ordre légitime de la génération humaine, par laquelle on entre dans la vie. Enfin parmi les biens extérieurs, la réputation l'emporte sur les richesses, car elle a plus d'affinité avec les biens spirituels, ce qui fait dire au livre des Proverbes (21, 1) : « La bonne renommée vaut mieux que de grandes richesses. » Aussi, de sa nature, la diffamation est un péché plus grave que le vol, mais moindre que l'homicide ou l'adultère. Remarquons toutefois que les circonstances aggravantes ou atténuantes peuvent changer cette classification.
Par accident, la gravité du péché s'évalue selon les dispositions du pécheur. Celui-ci sera plus coupable s'il pèche de propos délibéré, que s'il commet cette faute par faiblesse ou inadvertance. De ce chef, les péchés de langue peuvent aisément devenir légers, lorsqu'ils proviennent d'une parole qui nous a échappé par manque de réflexion.
Solutions
:
1. Ceux qui diffament le
Christ en raillant la foi de ses membres insultent sa divinité sur laquelle
repose la foi. Ce n'est donc pas une simple diffamation, c'est un blasphème.
2. L'injure est un péché
plus grave que la diffamation parce qu'elle implique un plus grand mépris du
prochain, de même que la rapine est pire que le vol, nous l'avons dit. toutefois
l'injure n'est pas plus grave que l'adultère, dont la malice ne vient pas de
l'union chamelle mais du désordre introduit dans la génération humaine. Or
celui qui lance une injure n'est pas à lui seul une cause suffisante des
sentiments d'inimitié qui divisent ceux qui étaient unis, il n'en fournit que
l'occasion ; en ce sens que, publiant du mal sur son prochain, il lui fait
perdre, pour autant que cela dépend de lui, l'amitié des autres, bien que ces
paroles ne soient pas contraignantes. C'est encore ainsi que le diffamateur se
rend indirectement coupable d'homicide, ses propos donnant occasion à autrui de
haïr ou de mépriser telle personne. C'est pourquoi S. Clément a pu écrire : «
Les diffamateurs sont homicides », c'est-à-dire qu'ils en fournissent
l'occasion, car selon S. Jean (1 Jn 3, 15) : « Celui qui hait son frère est un
homicide. »
3. Selon Aristote : « La
colère cherche à se venger ouvertement. » C'est pourquoi la diffamation, qui
est secrète, n'est pas fille de la colère, comme l'injure, mais bien plutôt de
l'envie, qui s'efforce de toutes les façons de ternir la gloire du prochain. Il
ne s'ensuit pas pour autant que la diffamation soit plus grave que l'injure,
car un vice moindre peut engendrer un plus grand crime, comme la colère est la
source des homicides et des blasphèmes. C'est en effet par l'inclination de
chaque péché vers une fin, qu'on peut en discerner l'origine, donc par son
attachement aux biens périssables, alors que la gravité du péché dépend plutôt
de l'éloignement des biens meilleurs.
4. Il est écrit au livre des Proverbes (15, 23) « L'homme se complaît dans la sentence de sa bouche. » C'est pourquoi le diffamateur aime et croit toujours davantage ce qu'il dit, et par suite il a plus de haine pour celui qu'il diffame. Ainsi s'éloigne-t-il de plus en plus de la connaissance de la vérité. Mais c'est un résultat auquel peuvent conduire les autres péchés commis en haine du prochain.
Objections
:
1. Il semble que ce ne soit
pas un péché grave d'écouter sans protestation des paroles diffamatoires.
Personne, en effet, n'est tenu de faire pour autrui plus qu'il ne ferait pour
soi-même. Or il est louable de supporter patiemment les propos de nos
diffamateurs. S. Grégoire dit en effet : « De même que nous ne devons pas, par
notre activité, éveiller la langue des diffamateurs, pour ne pas les induire à
pécher, de même, pour accroître nos mérites, devons-nous supporter avec
patience les propos inspirés par leur malice. » On ne pèche donc pas en ne
repoussant pas la diffamation lancée contre autrui.
2. Il est écrit au livre de
l'Ecclésiastique (4, 25) : « Ne contredis jamais une parole véridique. » Mais
les diffamateurs disent parfois la vérité. On n'est donc pas toujours tenu de
les désapprouver.
3. Personne ne doit mettre
obstacle à une oeuvre utile au prochain. Or la diffamation tourne souvent à
l'avantage de ceux qui en sont l'objet, comme le remarque le pape Pie Ier
: « Lorsque la diffamation s'attaque aux honnêtes gens, il arrive parfois
qu'elle ait pour effet d'humilier ceux que les flatteries de leur famille ou la
faveur du public avaient exaltés. » On ne doit donc pas s'opposer à la
diffamation.
Cependant, S. Jérôme prescrit « Veille à ce que ta langue ou tes oreilles ne te démangent, je veux dire que tu ne diffames personne, ou que tu n'écoutes pas les autres quand ils diffament. »
Conclusion
:
S. Paul écrit (Rm 1, 32) : « Sont dignes de mort, non seulement ceux qui commettent le péché, mais aussi ceux qui les approuvent. » Cette approbation peut se donner de deux manières. D'abord directement, quand on induit le prochain à pécher ou qu'on prend plaisir à ce péché. Puis indirectement, quand on ne s'y oppose pas alors qu'on pourrait le faire, et cette abstention ne vient pas toujours d'une complaisance dans le péché, mais d'une sorte de respect humain. On doit donc penser que si quelqu'un écoute des propos diffamatoires sans les désapprouver, il y consent et participe par là même au péché. Mais s'il provoque la diffamation ou seulement s'y complaît par haine de celui qui en est l'objet, il ne pèche pas moins que le diffamateur et parfois même davantage. C'est l'enseignement de S. Bernard : « Il n'est pas facile de décider quel est le plus coupable, du diffamateur ou de celui qui l'écoute. » - Mais si le témoin ne prend pas plaisir à ce péché et qu'il s'abstienne par crainte, négligence ou même par timidité, de désapprouver le diffamateur, il pèche sans doute, mais beaucoup moins gravement que le diffamateur, et le plus souvent ne commet qu'un péché véniel. Parfois aussi, cela peut être un péché mortel, lorsque la charge que l'on occupe fait un devoir de corriger le diffamateur, ou encore lorsqu'on sait qu'un péril s'ensuivra, ou enfin à cause du motif, car le respect humain, comme nous l'avons déjà dito, peut être parfois péché mortel.
Solutions
:
1. Personne n'entend la
diffamation dont il est l'objet, car dire du mal de quelqu'un en sa présence
n'est pas à proprement parler une diffamation, mais une injure, nous l'avons
dit. Les propos diffamatoires peuvent toutefois être portés par les on dit, à
la connaissance de l'intéressé. Alors celui-ci est libre de souffrir cette
atteinte à sa réputation, à moins que cela risque d'atteindre les autres, nous
l'avons dit. C'est pourquoi il est légitime de faire l'éloge de la patience
chez celui qui supporte la diffamation. Mais on n'est pas libre de laisser
attaquer ainsi la réputation d'autrui. Aussi cela devient une faute de ne pas
la défendre, lorsqu'on le peut, pour la même raison qui nous oblige de «
relever l'âne de notre prochain lorsqu'il succombe sous la charge » (Dt 22, 4).
2. Ce n'est pas toujours le
bon moyen de protester que de taxer le diffamateur de mensonge, surtout si l'on
sait que ce qu'il dit est vrai. Mais il faut le reprendre en lui montrant qu'il
pèche en offensant son prochain, ou du moins lui faire sentir, en gardant un
visage sévère, que l'on ne prend pas plaisir à ses diffamations. Ainsi disent
les Proverbes (25, 23 Vg) : « Le vent du nord chasse la pluie ; et le visage
attriste les propos diffamateurs. »
3. Le profit qui peut résulter d'une diffamation ne vient pas de l'intention du diffamateur, mais de l'ordre divin, qui peut toujours tirer le bien du mal. Il n'en faut pas moins résister aux diffamateurs, absolument comme on s'oppose aux ravisseurs et à ceux qui oppriment les autres, malgré le mérite que peuvent acquérir par leur patience les opprimés et les spoliés.
Somme Théologique IIa-IIae
1. La médisance est-elle un péché distinct de la diffamation ? - 2. Lequel des deux est le plus grave ?
Objections
:
1. Il ne semble pas. S.
Isidore donne en effet l'étymologie suivante : « Le médisant (susurre =
chuchoteur) s'appelle ainsi par une onomatopée. De fait, il ne parle pas en
face, mais il chuchote à l'oreille ses paroles diffamatoires. » Mais tenir des
propos diffamatoires sur autrui, c'est de la diffamation. Donc médire est la
même chose que diffamer.
2. Il est écrit dans le
Lévitique (19, 16 Vg) « Tu n'iras pas incriminer ni médire dans le peuple. »
Mais celui qui incrimine s'identifie au diffamateur. Donc médire ne diffère pas
de diffamer.
3. Il est écrit dans
l'Ecclésiastique (28, 13) « Maudit soit l'homme qui médit et l'homme qui a deux
langages. » Or ce dernier doit être identifié au diffamateur, puisque celui-ci
tient un double langage, l'un en l'absence de celui qu'il dénigre, l'autre en
sa présence. Donc médire est identique à diffamer.
Cependant, sur ces mots de l'épître aux Romains (1, 29) : « Médisants, diffamateurs », la Glose note : « Les premiers sèment la discorde entre les amis ; les seconds nient ou dénigrent les qualités d'autrui. »
Conclusion
:
La médisance et la diffamation ont la même matière et la même forme ou manière de parler, car dans les deux cas on dit en secret du mal de son prochain. Cette affinité fait que l'on prend parfois ces péchés l'un pour l'autre. Ainsi sur le texte de l'Ecclésiastique (5, 14) « Que l'on ne t'appelle pas médisant », la Glose précise, « c'est-à-dire diffamateur ». Mais la fin voulue est différente. Le diffamateur veut noircir la réputation de son prochain ; aussi s'attache-t-il surtout à souligner les fautes du prochain qui sont de nature à ruiner ou à diminuer sa réputation. Mais le médisant cherche à diviser les amis ; c'est ce que dit le passage de la Glose précité, et ce texte des Proverbes (26, 20) : « Éloignez le médisant et les querelles s'apaisent. » C'est pourquoi le médisant met surtout en avant les fautes du prochain qui peuvent irriter contre lui l'esprit de l'auditeur selon l'Ecclésiastique (28, 9) : « Le pécheur jette le trouble entre les amis, et l'inimitié parmi ceux qui vivent en paix. »
Solutions
:
1. Le médisant, en tant
qu'il dit du mal de son prochain, le diffame. Mais son cas diffère de celui du
diffamateur parce que son intention n'est pas tant de dire du mal, que de dire
ce qui peut exciter les esprits les uns contre les autres, serait-ce d'ailleurs
du bien en soi, pourvu que l'interlocuteur y voie du mal qui lui déplaît.
2. Celui qui accuse d'un
crime diffère du médisant et du diffamateur. Car, à l'inverse de ceux-ci, c'est
au grand jour qu'il accable le prochain d'accusations ou d'insultes.
3. Le médisant est appelé à proprement parler l'homme à double langage. En effet, lorsque l'amitié unit deux personnes, le médisant s'efforce de la détruire des deux côtés à la fois, et pour ce faire, use d'un langage différent vis-à-vis de chacune, disant à l'une du mal de l'autre. Aussi, après avoir dit : « Maudit soit le médisant et celui qui a deux langages », l'Ecclésiastique ajoute : « Car il a jeté le trouble parmi un grand nombre d'hommes qui vivaient en paix. »
Objections
:
1. Il semble que ce soit la
diffamation. En effet, les péchés en paroles consistent à dire du mal. Or le
diffamateur dit de son prochain des choses qui sont absolument mauvaises
puisqu'elles détruisent ou diminuent sa réputation. Le médisant, au contraire, n'a
souci que de dire des maux apparents dont s'offusquera son auditeur. La
diffamation est donc un péché plus grave que la médisance.
2. Ravir à quelqu'un sa
réputation, c'est lui ravir l'amitié non pas d'un homme mais d'une multitude de
gens ; car chacun refuse l'amitié d'individus perdus de réputation. Voilà
pourquoi un roi de Juda est blâmé « de s'être lié d'amitié avec ceux qui
haïssent Dieu » (2 Ch 19, 2). Mais la médisance prive d'un seul ami. Elle est
donc moins grave.
3. Selon S. Jacques (4, 11)
: « Celui qui diffame son frère, diffame la loi », et par conséquent le
législateur, Dieu lui-même. Ainsi la diffamation paraît être un péché contre
Dieu, ce qui est le plus grave des péchés, nous l'avons dit b. La
médisance est un péché contre le prochain, elle est donc moins grave.
Cependant, il est écrit dans le livre de l'Ecclésiastique (6, 2) : « Rien n'est pire que l'homme au double langage ; le médisant s'attire la haine, l'aversion et l'opprobre. »
Conclusion
:
Nous avons déjà dit plusieurs fois e que le péché contre le prochain est d'autant plus grave qu'il lui porte plus de préjudice, et celui-ci est d'autant plus grand qu'il détruit un bien plus grand. Or un ami est le plus précieux des biens extérieurs, car, remarque Aristote : « Personne ne peut vivre sans ami » ; et selon l'Écriture (Si 6, 15) « Il n'y a rien de comparable à un ami fidèle. » Or, justement, la réputation que la diffamation détruit, est surtout nécessaire pour nous rendre dignes d'amitié. Aussi la médisance est-elle un péché pire que la diffamation et même que l'injure, car dit encore Aristote : « L'amitié est préférable aux honneurs. Il vaut mieux être aimé qu'honoré. »
Solutions
:
1. L'espèce et la gravité
du péché se prennent de sa fin plus que de son objet matériel. Voilà pourquoi,
en raison de sa fin, la médisance est un péché plus grave que la diffamation,
bien que la diffamation puisse dire des choses pires.
2. La bonne réputation
dispose à l'amitié, et la mauvaise, à l'inimitié. Or, la disposition est
inférieure au bien qu'elle prépare. C'est pourquoi celui qui produit une
disposition à l'inimitié pèche moins que celui qui travaille directement à
produire l'inimitié.
3. On peut dire que diffamer son prochain c'est diffamer la loi, en ce sens que la diffamation méprise le précepte d'aimer le prochain. Mais celui qui s'efforce de briser une amitié s'oppose plus directement à ce précepte. Et c'est pourquoi il pèche davantage contre Dieu, puisque, selon S. Jean : « Dieu est amour » (1 Jn 4, 8). Aussi le livre des Proverbes (6, 16) peut-il affirmer : « Il y a six choses que Dieu hait, et la septième il l'a en horreur ». et cette dernière est : « Le semeur de discorde entre frères. »
Somme Théologique IIa-IIae
1. Est-elle un péché spécial, distinct des autres péchés de paroles qui font du tort au prochain ? - 2. Est-elle un péché mortel ?
Objections
:
1. Il ne semble pas que la
moquerie soit un péché spécial, distinct de ceux que l'on vient d'étudier. En
effet, tourner quelqu'un en dérision et s'en moquer, n'est-ce pas la même chose
? Or la dérision relève de l'injure. Donc la moquerie ne se distingue pas de
celle-ci.
2. On n'est un objet de
moquerie que pour quelque chose de honteux dont un homme doit rougir. Tels sont
les péchés : si on les reproche ouvertement à quelqu'un, c'est une injure ; si
on les révèle à son insu, c'est de la diffamation ou de la médisance. Donc la
moquerie n'est pas un vice distinct des précédents.
3. Les péchés de parole
envers le prochain se distinguent entre eux d'après le préjudice qu'ils
entraînent. Or la moquerie ne peut nuire au prochain que dans son honneur, sa
réputation ou ses amitiés ; donc elle ne peut se distinguer des péchés en
question.
Cependant, la moquerie se fait par jeu (Indus), si bien qu'on dit aussi « se jouer » de quelqu'un (illusio). Or aucun des péchés de parole que nous avons examinés ne se fait par jeu, mais sérieusement. Donc la moquerie est un péché distinct de ceux qui précèdent.
Conclusion
:
Les péchés de paroles, avons-nous dit doivent se juger surtout d'après l'intention de leur auteur. C'est pourquoi l'on distinguera ces péchés d'après le but que se propose celui qui parle contre son prochain. Or, de même que, par des insultes, on veut atteindre l'honneur de quelqu'un, par la diffamation sa réputation et par la médisance ruiner son amitié ; de même le moqueur cherche à faire rougir celui dont il se moque. Or c'est là une fin bien distincte des précédentes. Donc le péché de moquerie doit être distingué des autres péchés de parole.
Solutions
:
1. Sans doute la dérision
et la moquerie ont le même but, mais ils ne l'atteignent pas de la même
manière. Comme le précise la Glose sur ce verset du Psaume (2,4) : « Celui qui
habite dans les cieux se moque d'eux », « la moquerie se fait par les lèvres »,
c'est-à-dire par des paroles et des éclats de rire ; « la dérision au contraire
par des grimaces ». Toutefois de telles nuances ne peuvent établir entre ces
péchés une différence d'espèce. Mais la dérision et la moquerie diffèrent de
l'injure, comme rougir de confusion diffère d'être déshonoré, car, remarque S.
Jean Damascène cette rougeur trahit « la crainte d'être déshonoré ».
2. Un acte de vertu attire
le respect et l'estime d'autrui, et procure à nous-mêmes la fierté d'une bonne
conscience, selon le mot de l'Apôtre (1 Co 1, 12) : « Ce qui fait notre gloire,
c'est le témoignage de notre conscience. » Au contraire, un acte honteux, donc
un péché, nous fait perdre le respect et l'estime d'autrui ; c'est à cette fin
que, pour injurier ou diffamer quelqu'un, on lui attribue des actions
honteuses. Quant au sujet victime de ces propos, il éprouve une confusion qui
le fait rougir, ce qui lui fait perdre son assurance intérieure ; et c'est pour
cela que le moqueur exploite des faits défavorables. Il ressort de là que la
moquerie a la même matière que les autres péchés, mais en diffère par sa fin.
3. La sécurité et le repos de la conscience est un grand bien, comme dit le livre des Proverbes (15, 15) : « Un coeur tranquille est comme un festin perpétuel. » C'est pourquoi celui qui trouble la conscience de son prochain en le couvrant de confusion, lui cause un préjudice très précis. Donc la moquerie est un péché spécial.
Objections
:
1. On ne peut pas croire
que ce soit un péché mortel de se moquer. Car tout péché mortel est opposé à la
charité. Or la moquerie ne semble pas contraire à la charité, puisque c'est un
amusement (Indus) auquel on se livre parfois entre amis, d'où le nom de
plaisanterie (delusio) qu'on lui donne encore. La moquerie ne peut donc
pas être un péché mortel.
2. La pire moquerie est
celle qui offense Dieu. Mais une moquerie qui deviendrait injurieuse pour Dieu
même, n'est pas pour autant péché mortel. Sinon, quiconque retomberait dans un
péché véniel dont il s'est repenti pécherait mortellement. S. Isidore dit en
effet : « Celui qui retombe dans une faute dont il s'est déjà repenti, se moque
et n'est pas réellement pénitent. » Il s'ensuivrait aussi que toute simulation
serait péché mortel, car, en commentant Job (39, 18) : « Quand l'autruche prend
son essor, elle se moque du cheval et de son cavalier. » S. Grégoire remarquer
que l'autruche est le symbole de la simulation, le cheval de l'homme juste, et
le cavalier de Dieu. Donc la moquerie n'est pas péché mortel.
3. L'injure et la
diffamation sont des péchés plus graves que la moquerie, car il est pire de
faire du mal sérieusement que par mode de plaisanterie. Or l'injure ou la
diffamation n'est pas toujours péché mortel. Donc la moquerie le sera encore
beaucoup moins.
Cependant, il est écrit dans le livre des Proverbes (3, 34) : « Dieu se moque des moqueurs. » Or cette moquerie divine consiste à punir le péché mortel par d'éternels supplices, selon le Psaume (2, 4) : « Celui qui habite dans les cieux se moque d'eux. » Donc la moquerie est péché mortel.
Conclusion
:
On ne se moque que d'un mal ou d'un défaut. Or lorsqu'un mal est grand, il faut le prendre au sérieux, et non en plaisanterie. Donc si l'on s'en amuse (Indus), ou si l'on en rit (risus), (de là viennent les mots : risée, irrisio, et amusement, illusio), c'est que l'on regarde ce mal comme peu important. Mais il y a deux façons d'estimer ainsi un mal : en lui-même, et par rapport à la personne qui en est affectée. Aussi, lorsque quelqu'un s'amuse ou rit du mal ou d'un défaut de son prochain parce que ce mal est en soi peu de chose, il ne commet qu'un péché véniel et léger de sa nature. - Si au contraire, il apprécie ce mal comme peu grave en fonction de la personne qui en souffre, comme nous le faisons souvent pour les travers des enfants ou des sots, il y a dans cet amusement et cette moquerie un mépris total du prochain ; on l'estime si peu que l'on juge inutile de s'inquiéter de son mal et qu'on en fait un objet de plaisanterie. Se moquer de la sorte est un péché mortel, et plus grave encore que l'injure que l'on jette également à la face de son prochain. Dans l'injure en effet, on paraît prendre au sérieux le mal d'autrui, mais le moqueur s'en amuse. Il y a là davantage de mépris et de déshonneur.
À ce titre la moquerie est un péché grave ; et d'autant plus grave que la personne dont on se moque a droit à plus de respect. Le pire sera donc de se moquer de Dieu et des choses divines, selon Isaïe (37, 23) ; « Qui as-tu insulté ? Qui as-tu blasphémé ? Contre qui as-tu élevé la voix ? » Et il répond : « Contre le Saint d'Israël. » En second lieu vient la moquerie envers les parents. C'est pourquoi nous lisons au livre des Proverbes (30, 17) : « L'oeil qui tourne son père en dérision et méprise sa mère qui l'a enfanté, les corbeaux du torrent le crèveront et les petits de l'aigle le dévoreront. » Enfin se moquer des justes constitue encore une faute grave, car « l'honneur est la récompense de la vertu ». Aussi Job (12, 4) se plaint-il que « l'intégrité du juste soit un objet de moquerie ». De fait cette moquerie est extrêmement nuisible, car elle empêche les hommes de bien agir : « Il y en a, dit S. Grégoire, qui voyant le bien accompli par les actes de leur prochain, s'empressent de l'arracher par leurs railleries meurtrières. »
Solutions
:
1. Jouer n'a rien de
contraire à la charité, du moins à l'égard de la personne avec laquelle on joue
; mais on peut offenser la charité vis-à-vis de la personne dont on se joue,
parce qu'on la méprise, nous venons de le dire.
2. Celui qui retombe dans
un péché dont il s'était repenti, et celui qui feint les sentiments qu'il n'a
pas ne se moquent pas expressément de Dieu, mais ils prêtent à cette
interprétation, car ils se conduisent comme s'ils se moquaient de Dieu. De
plus, quand il ne s'agit que de péchés véniels, on ne doit pas dire à
proprement parler que l'homme récidive ou qu'il simule ; il n'y a là qu'une
disposition à la rechute et une manière d'agir imparfaite.
3. La moquerie est de soi quelque chose de plus léger que la diffamation ou l'injure, car elle n'implique pas le mépris : c'est un amusement. Il peut arriver cependant qu'on mette davantage de mépris dans une moquerie que dans un outrage, nous venons de le dire. C'est alors un péché grave.
Somme Théologique IIa-IIae
1. Est-il permis de maudire un homme ? - 2. De maudire une créature sans raison ? - 3. La malédiction est-elle un péché mortel ? - 4. Comparaison de la malédiction avec les autres péchés.
Objections
:
1. Il semble qu'il ne soit
pas permis de maudire quelqu'un. Il est défendu en effet de transgresser un
précepte de l’apôtre qui parlait au nom du Christ (2 Co 13, 3). Or l'Apôtre
ordonne aux Romains (12, 14) : « Bénissez, ne maudissez pas. » Il n'est donc
pas permis de maudire.
2. Tous les hommes doivent
bénir Dieu, car il est prescrit dans le livre de Daniel (3, 82) : « Enfants des
hommes, bénissez le Seigneur. » Or S. Jacques (3, 9) montre bien que la même
bouche ne peut bénir Dieu et maudire les hommes. Donc personne n'a le droit de
lancer une malédiction.
3. Celui qui maudit son
prochain, lui souhaite un mal de faute ou de peine ; car la malédiction est une
sorte d'imprécation. Mais il est interdit de désirer le mal de son prochain ;
on doit au contraire prier pour tous afin qu'ils soient délivrés du mal. Donc
il n'est permis à personne de maudire.
4. Le diable, en raison de
son obstination, est l'être le plus mauvais qui soit. Or il est interdit de le
maudire, comme il est interdit de se maudire soi-même. En effet, selon
l'Ecclésiastique (21, 27) : « Quand l'impie maudit le diable, il se maudit
lui-même. » A plus forte raison par conséquent, nul ne peut maudire un homme.
5. Sur cette parole de
Balaam, rapportée par le livre des Nombres (23, 8) : « Comment maudirai-je
celui que Dieu ne maudit pas ? », la Glose note : « On ne peut avoir un juste
motif de malédiction quand on ignore les sentiments du pécheur. » Or un homme
ne peut deviner les sentiments d'un autre homme, ni savoir s'il a été maudit de
Dieu. Donc aucun homme ne peut en maudire un autre.
Cependant, il est écrit dans le Deutéronome (27, 26) -. « Maudit soit celui qui est infidèle aux prescriptions de cette loi. » Il y a aussi l'exemple d'Élisée maudissant les enfants qui le tournaient en dérision (2 R 2, 24).
Conclusion
:
Maudire c'est mal dire. Or on peut envisager trois façons de dire : 1° Sous forme d'affirmation ; on emploie alors le verbe à l'indicatif En ce sens maudire n'est pas autre chose que rapporter du mal de son prochain, ce qui est de la diffamation. Voilà pourquoi les diffamateurs sont parfois appelés médisants (maledici). 2° La parole le (dicere) est cause de cela même qui est exprimé. Cette manière de dire convient d'abord et principalement à Dieu qui crée toutes choses par sa parole, selon le verset du Psaume (33, 9) : « Il dit, et tout a été fait. » Mais cela convient ensuite aux hommes qui, par le commandement de la parole, poussent leurs semblables à faire quelque chose. Alors le verbe de la phrase se met à l'impératif. 3° Enfin « dire », ce peut être encore une façon d'exprimer son désir ou ses souhaits à l'égard de la réalité dont on parle. C'est la fonction de l'optatif.
Si l'on fait abstraction du premier genre de malédiction, qui est une dénonciation pure et simple d'un mal, il ne reste que deux genres à examiner. Il faut d'abord se souvenir de ce que nous avons établi autrefois à savoir que faire une chose et la vouloir sont deux actes revêtus de la même bonté ou de la même malice morale. Par suite une malédiction sera aussi licite ou aussi illicite, que l'on souhaite le mal du prochain ou que l'on ordonne de lui en faire. Si, en effet, on commande ou on souhaite le mal d'autrui, précisément parce que c'est son mal, et en voulant ce mal pour lui-même, de l'une ou l'autre façon, maudire est illicite ; et c'est la malédiction proprement dite. Mais commander ou souhaiter le mal de son prochain sous la raison de bien, est licite. Ce n'est pas maudire de manière absolue, mais par accident, car l'intention principale de celui qui parle ne porte pas sur le mal mais sur un bien.
Or le mal peut être commandé ou souhaité à autrui en vue d'un bien pour deux motifs : d'abord pour une raison de justice ; ainsi un juge peut légitimement maudire un accusé en lui infligeant une condamnation méritée. De même l'Église maudit en jetant l'anathème ; et dans l'Écriture les prophètes souhaitaient du mal aux pécheurs en se conformant ainsi aux ordres de la justice de Dieu ; bien que l'on puisse aussi considérer ces imprécations comme des prédictions. - Puis il y a parfois une raison d'utilité qui autorise à dire du mal : souhaiter, par exemple à un pécheur une maladie ou un obstacle quelconque, pour qu'il se corrige ou du moins cesse de nuire.
Solutions
:
1. S. Paul interdit la
malédiction proprement dite, celle qui veut le mai du prochain.
2. Même réponse à la
deuxième objection.
3. Souhaiter du mal à
quelqu'un sous la raison de bien ne s'oppose pas à l'affection qu'on lui doit
et qui est essentiellement bienveillante ; c'est au contraire se conformer à ce
sentiment.
4. Chez le diable, il faut
distinguer sa nature et sa faute. Sa nature est bonne, elle vient de Dieu ; on
ne peut donc la maudire. Mais il faut maudire sa faute, selon le mot de Job (3,
8) : « Que ceux-là maudissent la nuit où je suis né, eux qui maudissent le
jour. » Quand un pécheur maudit le diable pour sa malice, il s'estime par le
fait même digne de malédiction. C'est en ce sens que l'on dit qu'il se maudit
lui-même.
5. Bien que le pécheur ne dévoile pas ses sentiments, on peut cependant les percevoir à partir d'un péché manifeste, pour lequel on devra le châtier. Pareillement, bien que l'on ne puisse pas savoir qui est celui que Dieu maudit d'une réprobation éternelle, on peut néanmoins savoir qui encourt la malédiction divine en raison de la culpabilité de sa faute actuelle.
Objections
:
1. Il semble que non, car
la malédiction est autorisée surtout comme châtiment. Mais une créature sans
raison ne peut faire de faute ni recevoir de châtiment. On ne peut donc la
maudire.
2. Dans une créature sans
raison, on trouve seulement la nature, que Dieu a créée. Or il n'est pas permis
de maudire une nature, même celle du diable, on vient de le dire b. On ne peut
donc aucunement maudire une créature sans raison.
3. Une créature sans raison
est stable comme le sont les corps, ou fugitive comme le temps. Or S. Grégoire
remarque : « Il est vain de maudire ce qui n'existe pas et vicieux de maudire
ce qui existe. » Il n'est donc aucunement permis de maudire une créature sans
raison.
Cependant, le Seigneur a maudit un figuier (Mt 21, 19), et Job (3, 1) a maudit le jour de sa naissance.
Conclusion
:
La bénédiction ou la malédiction concernent proprement l'être auquel il peut arriver du bien ou du mal, c'est-à-dire la créature raisonnable. Mais on dit aussi que le bien et le mal affectent les créatures sans raison par leur rapport avec les êtres raisonnables, pour lesquelles elles existent. Or elles leur sont ordonnées de multiples façons :
l) A titre de secours, en ce sens que les êtres sans raison servent à l'homme pour subvenir à ses besoins. Aussi Dieu déclaratif à l'homme (Gn 3, 17) : « La terre que tu travailles sera maudite », c'est-à-dire que sa stérilité sera le châtiment de l'homme. C'est dans le même sens qu'il faut entendre ces mots du Deutéronome (28, 5) « Tes greniers seront bénis », et plus loin « Tes greniers seront maudits. » C'est de la même manière encore, explique S. Grégoire que David maudit la montagne de Gelboé (2 S 1, 21).
2) Les créatures sans raison servent encore à l'homme de symboles. Le figuier maudit par le Christ symbolisait la Judée.
3) Enfin à titre de cadre chronologique et géographique. Ainsi Job maudit le jour de sa naissance, à cause du péché originel qu'il avait contracté en naissant et des pénalités qui en sont la conséquence. On peut aussi entendre en ce sens la malédiction que David lança contre la montagne de Gelboé à cause du massacre du peuple qui avait eu lieu sur cette montagne.
Mais maudire les êtres sans raison comme créatures de Dieu, c'est un péché de blasphème. Et les maudire pour eux-mêmes est vain et sans objet, donc illicite.
Solution : Cela donne la solution des Objections.
Objections
:
1. Il ne semble pas que ce
soit un péché mortel de maudire. En effet, S. Augustine range la malédiction
parmi ce qu'il appelle les péchés légers, qui correspondent à nos péchés
véniels. Donc la malédiction est un péché véniel et non mortel.
2. Ce qui est fait à la
légère n'est pas toujours péché mortel. Or tel est parfois le cas de la
malédiction, qui n'est donc pas péché mortel.
3. Mal faire est plus grave
que maudire. Or mal faire n'est pas toujours péché mortel. Donc beaucoup moins
maudire.
Cependant, seul le péché mortel exclut du royaume de Dieu. Or la malédiction exclut du royaume de Dieu, selon S. Paul (1 Co 6, 10) : « Ni ceux qui profèrent des malédictions, ni les escrocs ne posséderont le royaume de Dieu. » La malédiction est donc péché mortel.
Conclusion
:
La malédiction, telle que nous l'envisageons ici, consiste à appeler le mal sur quelqu'un sous forme de commandement ou de souhait. Or vouloir le mal d'autrui ou le provoquer par un ordre s'oppose, de soi, à la charité qui nous fait aimer notre prochain en lui voulant du bien. C'est donc un péché mortel de sa nature, et d'autant plus grave que la personne que nous maudissons a droit à plus d'amour et de respect de notre part. Voilà pourquoi il est écrit dans le Lévitique (20, 9) : « Quiconque maudit son père ou sa mère sera puni de mort. »
Il peut arriver cependant qu'en lançant une parole de malédiction l'on ne commette qu'un péché véniel, soit parce que l'on appelle sur autrui un mal sans gravité, soit en raison du sentiment qui inspire cette malédiction ; on peut, en effet, prononcer de telles paroles à la légère, ou pour plaisanter, ou sans y prendre garde.
Car les péchés de parole doivent être évalués surtout d'après les sentiments qui les inspirent, nous l'avons déjà dit.
Solution : Cela donne la solution des Objections.
Objections
:
1. Il semble que maudire
soit plus grave que diffamer. En effet, la malédiction est ne sorte de
blasphème ; c'est évident d'après ce que dit l'épître canonique de S. Jude (v.
9) : « L'archange Michel, lorsqu'il contestait avec le diable et lui disputait
le corps de Moïse, n'osa pas porter contre lui une sentence de blasphème », et
ici, remarque la Glose, blasphème est mis pour malédiction. Or le blasphème est
un péché plus grave que la diffamation. Donc aussi la malédiction.
2. L'homicide est plus
grave que la diffamation, nous l'avons montrés. Or la gravité de la malédiction
est égale à celle de l'homicide, selon S. Jean Chrysostome : « Lorsque vous
dites à Dieu : "Maudis cet homme, renverse sa maison, fais périr tous ses
biens" vous ne différez en rien d'un homicide. » Donc maudire est plus
grave que diffamer.
3. La cause l'emporte sur
le signe. Or celui qui maudit cause le mal par son commandement ; le
diffamateur au contraire ne fait que désigner un mal déjà existant. Le premier
pèche donc plus gravement que le second.
Cependant, la diffamation ne peut jamais se prendre en bonne part. La malédiction au contraire peut être bonne ou mauvaise, nous l'avons montré. Donc la diffamation est plus grave que la malédiction.
Conclusion
:
Comme on l'a vu dans la première Partie, il y a deux sortes de maux, le mal de faute et le mal de peine. Mais, comme on l'a dit aussi, de ces deux maux, celui de faute est le pire. Aussi parler de la faute de quelqu'un est plus grave que parler de son châtiment, si toutefois on le fait en termes semblables. Or l'injure, la médisance, la diffamation et même la moquerie dénoncent le mal de faute ; tandis que la malédiction dont nous parlons maintenant concerne le mal de peine, non le mal de faute, à moins qu'il n'envisage la faute sous la raison de peine. De plus la manière de s'exprimer n'est pas la même. Dans les quatre premiers vices, on dit la faute d'autrui seulement en la dénonçant ; dans la malédiction, au contraire, on parle du châtiment soit de manière impérative pour le causer, soit sous forme de souhait. Mais dénoncer une faute est un péché, en ce que cela nuit au prochain. Or il est plus grave de nuire que d'en exprimer simplement le désir, toutes choses égales d'ailleurs. Voilà pourquoi la diffamation, en son acception générale, est un péché plus grave que la malédiction exprimée sous forme de simple désir. Mais la malédiction sous forme impérative, ayant raison de cause, peut être plus grave que la diffamation, si le préjudice qu'elle porte est plus grand que le dénigrement d'une réputation, ou moins grave si le dommage causé est moindre.
Cette appréciation de gravité est établie d'après les éléments qui appartiennent essentiellement à ces péchés, mais des éléments accidentels peuvent augmenter ou diminuer cette gravité.
Solutions
:
1. La malédiction portée
contre une créature envisagée comme telle, rejaillit sur Dieu et peut donc par
accident avoir raison de blasphème. Il n'en serait pas de même si la créature
était maudite pour une faute. On doit faire une distinction semblable pour la
diffamation.
2. Comme nous l'avons dit.
l'une des formes de la malédiction inclut le désir du mal. Donc, si celui
qui la prononce souhaite la mort d'autrui, son désir fait de lui un homicide.
Il en diffère cependant en tant que l'acte extérieur ajoute quelque chose à la
volonté.
3. Ce raisonnement vaut seulement pour la malédiction qui implique un commandement.
LE PÉCHÉ D'INJUSTICE DANS LES ÉCHANGES VOLONTAIRES
Nous traiterons d'abord de la fraude qui a lieu dans les achats et les ventes (Question 77), puis de l'usure qui se pratique dans les prêts (Question 78). Les péchés qui se commettent dans les autres échanges volontaires rentrent dans le vol ou la rapine et ne forment pas d'espèces distinctes.
1. La vente rendue injuste par le prix demandé, autrement dit : Est-il permis de vendre une chose plus cher qu'elle ne vaut ? - 2. La vente injuste en ce qui concerne la marchandise. - 3. Le vendeur est-il tenu de dire les défauts de sa marchandise ? - 4. Est-il permis, dans le commerce, de vendre une marchandise plus cher qu'on ne l'a achetée ?
Objections
:
1. Il semble que ce soit
permis. Car c'est aux lois civiles de déterminer ce qui est juste dans les
échanges de la vie humaine. Or ces lois autorisent l'acheteur et le vendeur à se
tromper mutuellement ; ce qui a lieu lorsque le vendeur vend sa marchandise
plus cher qu'elle ne vaut, ou que l'acheteur la paie au-dessous de sa valeur.
Il est donc permis de vendre une chose plus cher qu'elle ne vaut.
2. Ce qui est commun à tout le monde paraît venir de la nature et ne peut pas être un péché.
Or S. Augustin rapporte ce mot d'un
comédien, qui fut admis par tous : « Vous voulez acheter à bas prix et vendre
cher. » Ce qui rejoint cette réflexion du livre des Proverbes (20, 14) : «
"Mauvais! Mauvais !", dit l'acheteur ; et en s'en allant il se
félicite. » Il est donc permis de vendre une chose plus cher et de l'acheter
moins cher qu'elle ne vaut.
3. Il ne semble pas qu'il
soit interdit de faire par contrat ce que l'on est déjà tenu de faire d'après
les règles de l'honnêteté. Or, suivant Aristote, dans l'amitié fondée sur
l'utilité, celui qui a reçu un bienfait doit donner une compensation
proportionnée. Mais le bienfait dépasse parfois la valeur de la chose donnée ;
c'est ce qui arrive lorsqu'on a grandement besoin d'une chose, soit pour éviter
un risque, soit pour obtenir un avantage. Il est donc permis dans un contrat
d'achat ou de vente de livrer une chose pour un prix supérieur à sa valeur
réelle.
Cependant, il est écrit en S. Matthieu (7, 12) : « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le aussi pour eux. » Or personne ne veut qu'on lui vende une chose plus cher qu'elle ne vaut. Donc personne ne doit vendre une chose au-dessus de sa valeur.
Conclusion
:
User de fraude pour vendre une chose au-dessus de son juste prix est certainement un péché, car on trompe le prochain à son détriment. C'est ce qui fait dire à Cicéron : « Tout mensonge doit être exclu des contrats ; le vendeur ne fera pas venir un acheteur qui enchérisse, ni l'acheteur un vendeur qui offre un prix moins élevé. ». Mais toute fraude exclue, nous pouvons examiner l'achat et la vente sous un double point de vue. D'abord en eux-mêmes. De ce point de vue, l'achat et la vente semblent avoir été institués pour l'intérêt commun des deux parties, chacune d'elles ayant besoin de ce que l'autre possède, comme le montre Aristote. Or, ce qui est institué pour l'intérêt commun ne doit pas être plus onéreux à l'un qu'à l'autre. Il faut donc établir le contrat de manière à observer l'égalité entre eux. Par ailleurs la quantité ou valeur d'un bien qui sert à l'homme se mesure d'après le prix qu'on en donne ; c'est à cet effet, dit Aristote, qu'on a inventé la monnaie. Par conséquent, si le prix dépasse en valeur la quantité de marchandise fournie, ou si inversement la marchandise vaut plus que son prix, l'égalité de la justice est détruite. Et voilà pourquoi vendre une marchandise plus cher ou l'acheter moins cher qu'elle ne vaut est de soi injuste et illicite.
En second lieu, l'achat et la vente peuvent en certaines circonstances tourner à l'avantage d'une partie et au détriment de l'autre ; par exemple lorsque quelqu'un a grandement besoin d'une chose et que le vendeur soit lésé s'il ne l'a plus. Dans ce cas le juste prix devra être établi non seulement d'après la valeur de la chose vendue, mais d'après le préjudice que le vendeur subit du fait de la vente. On pourra alors vendre une chose au-dessus de sa valeur en soi, bien qu'elle ne soit pas vendue plus qu'elle ne vaut pour celui qui la possède.
Mais si l'acheteur tire un grand avantage de ce qu'il reçoit du vendeur, et que ce dernier ne subisse aucun préjudice en s'en défaisant, il ne doit pas le vendre au-dessus de sa valeur. Parce que l'avantage dont bénéficie l'acheteur n'est pas au détriment du vendeur, mais résulte de la situation de l'acheteur ; or on ne peut jamais vendre à un autre ce qui ne vous appartient pas, bien qu'on puisse lui vendre le dommage que l'on subit. Cependant celui qui acquiert un objet qui lui est très avantageux, peut spontanément payer au vendeur plus que le prix convenu ; c'est honnête de sa part.
Solutions
:
1. Comme nous l'avons écrit
la loi humaine régit une société dont beaucoup de membres n'ont guère de vertu
; or elle n'a pas été faite seulement pour les gens vertueux. La loi ne peut
donc réprimer tout ce qui est contraire à la vertu, elle se contente de
réprimer ce qui tendrait à détruire la vie en commun ; on peut dire qu'elle
tient tout le reste pour permis, non qu'elle l'approuve, mais elle ne le punit
pas. C'est ainsi que la loi, n'infligeant pas de peine à ce sujet, permet au
vendeur de majorer le prix de sa marchandise et à l'acheteur de l'acheter moins
cher, pourvu qu'il n'y ait pas de fraude et qu'on ne dépasse pas certaines
limites ; dans ce dernier cas, en effet, la loi oblige à restituer, par exemple
si l'un des contractants a été trompé pour plus de la moitié du juste prix.
Mais rien de ce qui est contraire à la vertu ne reste impuni au regard de la
loi divine. Or la loi divine considère comme un acte illicite le fait de ne pas
observer l'égalité de la justice dans l'achat et dans la vente. Celui qui a
reçu davantage sera donc tenu d'offrir une compensation à celui qui a été lésé,
si toutefois le préjudice est notable. Si j'ajoute cette précision, c'est que
le juste prix d'une chose n'est pas toujours déterminé avec exactitude, mais
s'établit plutôt à l'estime, de telle sorte qu'une légère augmentation ou une
légère diminution de prix ne semble pas pouvoir porter atteinte à l'égalité de
la justice.
2. S. Augustin explique au
même endroit : « Ce comédien, en se regardant lui-même ou d'après son
expérience des autres, a cru que tout le monde veut acheter à bas prix et
vendre cher. Mais comme ce sentiment est certainement vicieux, chacun peut
acquérir la justice qui lui permettra d'y résister et de le vaincre. » Et il
cite l'exemple d'un homme qui, pouvant avoir un livre pour un prix modique à
cause de l'ignorance du vendeur, paya néanmoins le juste prix. Cela prouve que
ce désir généralisé n'est pas un désir naturel mais vicieux. Aussi est-il
commun à beaucoup : ceux qui marchent dans la voie large des vices.
3. En justice commutative, on considère principalement l'égalité des choses échangées. Mais dans l'amitié utile, on considère l'égalité de l'utilité respective ; et c'est pourquoi la compensation qu'il faut accorder doit être proportionnée à l'utilité dont on a tiré profit. Dans l'achat au contraire, elle sera proportionnée à l'égalité de la chose échangée.
Objections
:
1. Il semble qu'une vente
ne devienne pas injuste et illicite en raison de la chose vendue. Car dans une
chose, on doit estimer sa substance propre plus que tout le reste. Or un défaut
qui porte sur la substance de la chose vendue ne rend pas une vente illicite ;
ainsi par exemple, si quelqu'un vend, comme étant véritables, de l'argent ou de
l'or fabriqué par les alchimistes, qui peuvent servir à tous les usages pour
lesquels l'or et l'argent sont nécessaires, comme des vases ou d'autres objets.
Donc, beaucoup moins encore la vente sera-t-elle rendue illicite pour des
défauts accessoires.
2. Lorsque le défaut de la
marchandise porte sur la quantité, il paraît léser davantage la justice, car
celle-ci consiste dans l'égalité. Or la quantité est connue à l'aide de
mesures. Et comme l'a noté Aristote, les mesures que l'homme applique aux
choses dont il se sert ne sont pas déterminées, mais sont plus ou moins grandes
selon les pays. On ne pourra donc éviter ce défaut de quantité de la
marchandise. Par suite il ne peut rendre la vente illicite.
3. Il y a encore un défaut
dans la marchandise si elle n'a pas la qualité requise. Mais pour apprécier
cette qualité, il faut une grande science, qui manque à la plupart des
vendeurs. La vente ne sera donc pas rendue illicite du fait d'un tel défaut.
Cependant, S. Ambroise écrit : « La règle évidente de la justice est que l'homme de bien ne doit pas s'écarter de la vérité, ni faire subir à personne un dommage injuste, ni frauder sur la marchandise. »
Conclusion
:
Trois défauts peuvent affecter un objet à vendre. L'un porte sur la nature de cet objet. Si le vendeur sait que l'objet qu'il vend a ce défaut, il commet une fraude dans la vente, et celle-ci par là-même devient illicite. C'est ce qu’Isaïe (1, 22) reproche à ses contemporains : « Votre argent a été changé en scories ; votre vin a été coupé d'eau » , car ce qui est mélangé perd sa nature propre. - Un autre défaut porte sur la quantité que l'on connaît au moyen de mesures. Si donc au moment de la vente on use sciemment d'une mesure défectueuse, on commet encore une fraude et la vente est illicite. Aussi le Deutéronome (25, 13) prescrit-il : « Tu n'auras pas dans ton sac deux sortes de poids, un gros et un petit. Tu n'auras pas dans ta maison deux sortes de boisseaux, un grand et un petit », et plus loin : « Car il est en abomination à Dieu, celui qui fait ces choses ; Dieu a en horreur toute injustice. » - Le troisième défaut possible est celui de la qualité ; par exemple vendre une bête malade comme saine. Si le vendeur fait cela sciemment, il commet une fraude et la vente est illicite.
Dans tous ces cas, non seulement on pèche en faisant une vente injuste, mais on est tenu à restitution. Si cependant le vendeur ignore que l'objet qu'il vend est affecté de ces défauts, il ne pèche pas, car il ne commet que matériellement une injustice et son action morale elle-même n'est pas injuste, nous l'avons déjà vu. Mais lorsqu'il S'en aperçoit, il est tenu à dédommager l'acheteur.
Ce que nous disons du vendeur vaut également pour l'acheteur. Il arrive en effet que le vendeur estime moins cher qu'elle ne vaut l'espèce de l'objet qu'il vend, lorsque, par exemple, il croit vendre du cuivre jaune alors que c'est de l'or ; l'acheteur, s'il en est averti, fait un achat injuste et est tenu à restitution. Il en va de même pour les erreurs de qualité et de quantité.
Solutions
:
1. Ce qui fait la cherté de
l'or et de l'argent, ce n'est pas seulement l'utilité des objets qu'ils servent
à fabriquer ou les autres usages auxquels on les emploie ; mais aussi la
noblesse et la pureté de leur substance. C'est pourquoi si l'or ou l'argent
issu du creuset des alchimistes n'a pas la substance véritable de l’or ou de
l'argent, la vente en est frauduleuse et injuste : et surtout parce que l'or et
l'argent servent, par leurs propriétés naturelles, à certains usages auxquels
l'or artificiel des alchimistes ne peut servir ; comme, par exemple, pour
dissiper certaines humeurs tristes et servir de remède contre certaines
maladies. En outre, l'or naturel peut servir à des emplois plus fréquents et
conserve plus longtemps sa pureté que l’or fabriqué. - Mais si l’alchimiste
parvenait à faire de l’or véritable, il ne serait pas illicite de le vendre
pour tel ; car rien n'interdit à un artisan de se servir de certaines causes
naturelles pour produire des effets naturels et vrais ; S. Augustin fait cette
remarque au sujet de l'art des démons.
2. Il est nécessaire que les
mesures appliquées aux marchandises varient avec les lieux, selon l'abondance
ou la pénurie de ces produits ; parce que là où règne l'abondance, les mesures
sont ordinairement plus fortes. Cependant en chaque lieu, c'est aux chefs de la
cité qu’il appartient de déterminer les mesures exacte des articles en vente,
en tenant compte des conditions des lieux et des choses elles-mêmes. Ainsi
n'est-il pas permis de dépasser ces mesures fixées par les pouvoirs publics ou
par la coutume.
3. S. Augustin fait remarquer que le prix des marchandises ne s'estime pas d'après la hiérarchie des natures, puisqu'il arrive parfois qu'un cheval se vende plus cher qu'un esclave, mais d'après l'utilité que les hommes peuvent en retirer. Il n'est donc pas nécessaire que le vendeur ou l'acheteur connaisse les qualités cachées de l'objet en vente, mais seulement celles qui le rendent apte à servir aux besoins humains, par exemple, s'il s'agit d'un cheval, qu'il soit fort et rapide, etc. Or ce sont là des qualités que le vendeur et l'acheteur peuvent facilement reconnaître.
Objections
:
1. Il ne semble pas. Comme
le vendeur, en effet, ne force personne à acheter, il semble soumettre au
jugement de l'acheteur l'objet qu'il lui vend. Or c'est à la même personne
qu'il appartient de connaître l'objet et de décider. On ne devra donc pas s'en
prendre au vendeur si l'acheteur se trompe dans son appréciation, faisant son
achat en hâte et sans avoir suffisamment examiné les qualités de la
marchandise.
2. Il est insensé de poser
un acte qui empêche de réaliser ce qu'on veut faire. Mais déclarer les défauts
de l'objet que l'on veut vendre, c'est empêcher sa vente. Comme le fait dire
Cicéron à un personnage qu'il met en scène : « Quoi de plus absurde pour un
propriétaire, que de faire annoncer par le crieur public : "je vends une
maison insalubre ?" » Donc le vendeur n'est pas tenu de dévoiler les
défauts de sa marchandise.
3. Il est plus nécessaire à
l'homme de connaître la voie de la vertu que les vices des objets à vendre. Or
on n'est pas tenu de donner des conseils à tout venant et de lui dire la vérité
concernant sa moralité, encore qu'on ne doive dire de mensonge à personne. Donc
le vendeur sera bien moins tenu encore de révéler les vices de sa marchandise
et de donner ainsi une sorte de conseil à l'acheteur.
4. Si quelqu'un est tenu de
dire les défauts de sa marchandise, ce ne peut être que pour faire baisser son
prix. Or quelquefois, le prix serait quand même diminué, sans aucun défaut de
la marchandise, mais pour une autre raison ; par exemple si le vendeur porte
son blé dans un pays qui en manque et sait que beaucoup d'autres marchands
viendront après lui pour en vendre également ; si les acheteurs le savaient,
ils offriraient au premier vendeur un prix inférieur. Or celui-ci, semble-t-il,
n'est pas tenu de les avertir. Donc, pour la même raison, il n'a pas à les
aviser des défauts de sa marchandise.
Cependant, S. Ambroise écrit : « Dans les contrats, on est tenu de déclarer les défauts de la marchandise que l'on vend ; si le vendeur ne le fait pas, bien que la marchandise soit passée aux mains de l'acheteur, le contrat est annulé comme entaché de fraude. »
Conclusion
:
Il est toujours illicite de fournir à autrui une occasion ou de danger ou de préjudice. Pourtant, il n'est pas nécessaire qu'un homme donne toujours à son prochain un secours ou un conseil capable de lui procurer un avantage quelconque ; ce ne serait requis qu'en certains cas déterminés, par exemple envers quelqu'un dont on a la charge, ou lorsque nul autre ne pourrait lui venir en aide. Or le vendeur qui offre sa marchandise à l'acheteur, lui fournit par là même une occasion de préjudice ou de danger, si cette marchandise a des défauts tels que son usage puisse entraîner un préjudice ou un danger. Un préjudice, si le défaut est de nature à diminuer la valeur de la marchandise mise en vente, et que néanmoins le vendeur ne rabatte rien du prix ; un danger si, du fait de ce défaut, l'usage de la marchandise devient difficile ou nuisible ; comme par exemple, si l'on vendait un cheval boiteux comme un cheval rapide, ou une maison qui menace ruine comme une maison en bon état, ou des aliments avariés ou empoisonnés comme des aliments sains. Si ces vices sont cachés et que le vendeur ne les révèle pas, la vente sera illicite et frauduleuse, et il sera tenu de réparer le dommage.
Mais si le défaut est manifeste, comme s'il s'agit d'un cheval borgne ; ou si la marchandise qui ne convient pas au vendeur, peut convenir à d'autres, et si par ailleurs le vendeur fait de lui-même une réduction convenable sur le prix de la marchandise, il n'est pas tenu de manifester le défaut de sa marchandise. Car à cause de cela, l'acheteur pourrait vouloir une diminution de prix exagérée. Dans ce cas, le vendeur peut licitement veiller à son intérêt, en taisant le défaut de la marchandise.
Solutions
:
1. On ne peut porter un
jugement que sur une chose connue, car « chacun, dit Aristote, juge d'après ce
qu'il connaît ». Donc, si les défauts d'une marchandise mise en vente sont
cachés à moins que le vendeur ne les révèle, l'acheteur n'est pas à même de se
faire un jugement sur ce qu'il achète. Au contraire si les défauts sont apparents.
2. Il n'est pas nécessaire
que l'on fasse annoncer par le crieur public les défauts de la marchandise ;
des annonces de ce genre feraient fuir les acheteurs et leur laisserait ignorer
les autres qualités qui rendent cette marchandise bonne et utile. Mais il faut
révéler ce défaut à chacun de ceux qui viennent acheter ; ils pourront ainsi
comparer entre elles les qualités bonnes et mauvaises. Rien n'empêche en effet
qu'une chose atteinte d'un défaut puisse rendre beaucoup de services.
3. Si l'homme n'est pas
tenu d'une manière absolue de dire la vérité à son prochain en ce qui regarde
la pratique de la vertu, il y est cependant obligé quand, par son fait,
quelqu'un serait menacé d'un danger où la vertu serait engagée, s'il ne disait
pas la vérité. C'est le cas ici.
4. Le vice d'une marchandise diminue sa valeur présente. Mais dans le cas envisagé par l'objection, c'est seulement plus tard que la valeur de la marchandise doit baisser, du fait de l'arrivée de nouveaux marchands, et cette circonstance est ignorée des acheteurs. Par conséquent, le vendeur peut, sans blesser la justice, vendre sa marchandise au taux du marché où il se transporte, sans avoir à révéler la baisse prochaine. Si toutefois il en parlait ou s'il baissait lui-même ses prix, il pratiquerait une vertu plus parfaite ; mais il ne semble pas y être tenu en justice.
Objections
:
1. Cela semble interdit. En
effet, d'après S. Jean Chrysostome : « Celui qui achète une chose pour la
revendre telle quelle et sans y rien changer en faisant du bénéfice, c'est l'un
des marchands qui furent chassés du temple de Dieu. » De même, commentant ce
verset du Psaume (71, 15 Vg) : « Parce que je ne sais pas l'art d'écrire » ou
d'après une autre leçon : « Parce que j'ignore le commerce », Cassiodore dit
ceci : « Qu'est-ce que le commerce, sinon acheter à bas prix dans l'intention
de vendre plus cher ? » et il ajoute : « De tels commerçants, le Seigneur les a
chassés du Temple. » Or l'expulsion du Temple est la suite d'un péché. Donc un
tel commerce est un péché.
2. Il est contraire à la
justice de vendre un objet plus cher ou de l'acheter moins cher qu'il ne vaut.
Mais le commerçant qui vend un objet plus cher qu'il ne l'a acheté est obligé,
ou de l'achète au-dessous de son prix, ou de le vendre au-dessus. Il ne peut
donc éviter le péché.
3. S. Jérôme écrit : « Un
clerc homme d'affaires, ex-pauvre devenu riche, ex-roturier devenu fanfaron,
fuis-le comme la peste. » Mais le commerce ne pourrait être interdit aux clerc
s'il n'était pas un péché. Donc c'est un péché de faire du commerce en achetant
à bas prix et en vendant plus cher.
Cependant, sur le même verset Psaume : « Parce que je ne sais pas l'a d'écrire... », S. Augustin remarque : « Le commerçant âpre au gain blasphème lorsqu'il subit une perte, il ment et fait de faux serments sur le prix de sa marchandise. » Mais ces vices sont ceux de l'homme, et non du négoce qui peut s'exercer sans eux. Faire du commerce n'est donc pas, de soi, illicite.
Conclusion
:
Le négoce consiste à échanger des biens. Or Aristote Il distingue deux sortes d'échanges. L'une est comme naturelle et nécessaire, et consiste à échanger denrées contre denrées, ou denrées contre argent, pour les nécessités de la vie. De tels échanges ne sont pas propres aux négociants, mais sont surtout effectués par le maître de maison ou le chef de la cité qui sont chargés de procurer à la maison ou à la cité les denrées nécessaires à la vie. - Il y a une autre sorte d'échange ; elle consiste à échanger argent contre argent ou des denrées quelconques contre de l'argent, non plus pour subvenir aux nécessités de la vie, mais pour le gain. Et c'est cet échange qui très précisément constitue le négoce, d'après Aristote. Or, de ces deux sortes d'échange, la première est louable, puisqu'elle répond à une nécessité de la nature, mais il réprouve à bon droit la seconde qui, par sa nature même, favorise la cupidité, laquelle n'a pas de bornes et tend à acquérir sans fin. Voilà pourquoi le négoce, envisagé en lui-même, a quelque chose de honteux, car il ne se rapporte pas, de soi, à une fin honnête et nécessaire.
Cependant si le gain, qui est la fin du commerce, n'implique de soi aucun élément honnête ou nécessaire, il n'implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu. Rien n'empêche donc de l'ordonner à une fin nécessaire, ou même honnête. Dès lors le négoce deviendra licite. C'est ce qui a lieu quand un homme se propose d'employer le gain modéré qu'il demande au négoce, à soutenir sa famille ou à secourir les indigents, ou encore quand il s'adonne au négoce pour l'utilité sociale, afin que sa patrie ne manque pas du nécessaire, et quand il recherche le gain, non comme une fin mais comme salaire de son effort.
Solutions
:
1. Le texte de S. Jean
Chrysostome doit s'entendre du négoce en tant qu'il met sa fin dernière dans le
gain. Cette intention se révèle surtout quand on revend un objet plus cher sans
l'avoir transformé. Si en effet le vendeur vend plus cher un objet qu'il a
amélioré, il apparaît qu'il reçoit la récompense de son travail. On peut
pourtant viser le gain licitement, non comme une fin ultime mais, nous l'avons
dit, en vue d'une autre fin nécessaire ou honnête.
2. Tout homme qui vend un
objet plus cher que cela ne lui a coûté, ne fait pas pour autant du négoce,
mais seulement celui qui achète afin de vendre plus cher. En effet, si l'on
achète un objet sans intention de le revendre, mais pour le conserver et que,
par la suite, pour une cause ou pour une autre, on veuille s'en défaire, ce
n'est pas du commerce, quoi qu'on le vende plus cher. Cela peut être licite,
soit que l'on ait amélioré cet objet, soit que les prix aient varié selon
l'époque ou le lieu, soit en raison des risques auxquels on s'expose en
transportant ou en faisant transporter cet objet d'un lieu dans un autre. En ce
cas, ni l'achat ni la vente n'est injuste.
3. Les clercs ne doivent pas seulement s'abstenir de ce qui est mal en soi, mais encore ce qui a l'apparence du mal. Or cela se produit avec le négoce, soit parce qu'il est ordonné à un profit terrestre que les clercs doivent mépriser, soit parce que les péchés qui s'y commettent sont trop fréquents. Comme dit l'Ecclésiastique (26, 29) : « Le commerçant évite difficilement les péchés de la langue. » Il y a d'ailleurs une autre raison, c'est que le commerce exige une trop grande application d'esprit aux choses de ce monde et détourne par là du souci des biens spirituels ; c'est pourquoi S. Paul écrivait (2 Tm 2, 4) : « Celui qui est enrôlé au service de Dieu ne doit pas s'embarrasser des affaires du siècle. » Toutefois il est permis aux clercs d'utiliser, en achetant ou en vendant, la première forme de commerce qui est ordonnée à procurer les biens nécessaires à la vie.
1. Est-ce un péché de recevoir de l'argent à titre d'intérêt pour un prêt d'argent, ce qui constitue l'usure ? - 2. Est-il permis, en compensation de ce prêt, de bénéficier d'un avantage quelconque ? - 3. Est-on tenu de restituer les bénéfices légitimement obtenus par les intérêts d'un prêt usuraire ? - 4. Est-il permis d'emprunter de l'argent sous le régime de l'usure ?
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car on
ne peut pécher lorsqu'on suit l'exemple de Jésus Christ. Or le maître dit de
lui-même, dans la parabole rapportée par S. Luc (19, 23) : « A mon retour, je
l'aurais retiré avec les intérêts », alors qu'il s'agissait d'un prêt d'argent.
Ce n'est donc pas un péché de percevoir un intérêt pour un prêt d'argent.
2. Le Psaume (19, 8) dit de
la loi divine qu'elle est parfaite parce qu'elle condamne le péché. Mais la loi
divine autorise un certain prêt à intérêt selon le Deutéronome (23, 19) : « Tu
n'exigeras de ton frère aucun intérêt, ni pour un prêt d'argent, ni pour du
gain, ni pour autre chose. Tu ne pourras recevoir un intérêt que d'un étranger.
» Bien plus, il est promis une récompense pour ceux qui auront observé cette
loi (Dt 23, 19) : « Tu prêteras, en percevant des intérêts, à beaucoup de
nations, mais toi-même tu n'auras pas à emprunter. » Ce n'est donc pas un péché
de percevoir un intérêt.
3. Dans les relations
humaines, c'est la législation civile qui détermine ce qui est juste. Or elle
autorise à percevoir un intérêt ; donc le prêt à intérêt ne paraît pas
illicite.
4. Les conseils
évangéliques n'obligent pas sous peine de péché. Or l’Évangile (Lc 6, 35) formule
ce conseil : « Prêtez, sans rien attendre en retour. » On peut donc, sans
pécher, percevoir un intérêt.
5. Il ne semble pas que ce
soit nécessairement un péché de se faire payer pour une oeuvre que l'on n'était
pas obligé d'accomplir. Or celui qui dispose d'une certaine somme n'est pas
tenu en toute circonstance de la prêter à son prochain. Le prêt à intérêt est
donc parfois licite.
6. La monnaie d'argent et
les pièces d'argenterie ont la même matière. Or il est licite de se faire payer
lorsqu'on prête de l'argenterie. Il sera donc également permis de recevoir une
certaine somme pour le prêt d'argent en monnaie. Le prêt à intérêt n'est donc
pas par lui-même un péché.
7. On est toujours en droit
de recevoir un objet que son propriétaire offre librement. Or l'emprunteur
offre librement un intérêt au prêteur. Ce dernier a donc le droit de le
recevoir.
Cependant, il est écrit dans le livre de l'Exode (22, 25) : « Si tu prêtes de l'argent à quelqu'un de mon peuple, au pauvre qui vit avec toi, tu ne seras pas à son égard comme un créancier, tu ne l'accableras pas d'intérêts. »
Conclusion
:
Recevoir un intérêt pour de l'argent prêté est de soi injuste, car c'est faire payer ce qui n'existe pas ; ce qui constitue évidemment une inégalité contraire à la justice. Pour s'en convaincre, il faut se rappeler que l'usage de certains objets se confond avec leur consommation ; ainsi nous consommons le vin pour notre boisson, et le blé pour notre nourriture. Dans les échanges de cette nature on ne devra donc pas compter l'usage de l'objet à part de sa réalité même ; mais du fait même que l'on en concède l'usage à autrui, on lui concède l'objet. Voilà pourquoi, pour les objets de ce genre, le prêt transfère la propriété. Si donc quelqu'un voulait vendre d'une part du vin, et d'autre part son usage, il vendrait deux fois la même chose, ou même vendrait ce qui n'existait pas. Il commettrait donc évidemment une injustice. Pour la même raison, l'on pécherait contre la justice si, prêtant du vin ou du blé, on exigeait deux compensations, l'une à titre de restitution équivalente à la chose elle-même, l'autre pour prix de son usage (usus) ; d'où le nom d'usure (usura).
En revanche, il est des objets dont l'usage ne se confond pas avec leur consommation. Ainsi l'usage d'une maison consiste à l'habiter, non à la détruire ; on pourra donc faire une cession distincte de l'usage et de la propriété ; vendre une maison, par exemple, dont on se réserve la jouissance pour une certaine période ; ou au contraire céder l'usage de cette maison, mais en garder la nue-propriété. Voilà pourquoi on a le droit de faire payer l'usufruit d'une maison et de redemander ensuite la maison prêtée, comme cela se pratique dans les baux et les locations d'immeubles.
Quant à l'argent monnayé, Aristote remarque qu'il a été principalement inventé pour faciliter les échanges ; donc son usage (usus) propre et principal est d'être consommé, c'est-à-dire dépensé, puisque tel est son emploi dans les achats et les ventes. En conséquence, il est injuste en soi de se faire payer pour l'usage de l'argent prêté ; c'est en quoi consiste l'usure (usure). Et comme on est tenu de restituer les biens acquis injustement, de même on est tenu de restituer l'argent reçu à titre d'intérêt.
Solutions
:
1. Les intérêts dont parle
l'Évangile doivent s'entendre dans un sens métaphorique ; ils désignent le
surcroît de biens spirituels exigé par Dieu, qui veut que nous fassions
toujours un meilleur usage des biens qu'il nous a confiés. Mais c'est pour
notre avantage et non pour le sien.
2. Il était interdit aux Juifs de toucher un intérêt de la part de « leurs frères », c'est-à-dire des juifs ; ce qui donne à entendre que percevoir l'intérêt d'un prêt, de quelque homme qu'on le reçoive, est mal, absolument parlant. Nous devons, en effet, regarder tout homme « comme notre prochain et notre frère », surtout d'après la loi évangélique à laquelle tous sont appelés. Aussi le Psaume (15, 5) parlant du juste, dit-il sans restriction : « Il ne prête pas son argent à intérêt », et Ézéchiel (18, 17) : « Il n'a pas pris d'intérêt. » Si les Juifs étaient autorisés à percevoir un intérêt de la part des étrangers, ce n'est pas que cet acte fût permis parce qu'il était licite : c'était une tolérance pour éviter un plus grand mal : de peur que, poussés par cette avarice dont ils étaient esclaves, comme le signale Isaïe (56, 11), ils ne perçussent des intérêts sur les Juifs eux-mêmes, adorateurs du vrai Dieu.
Quant à la récompense promise par
le Deutéronome : « Tu prêteras à intérêt (foenerabis) à beaucoup de
nations », le mot prêt (foenus) doit s'entendre ici au sens large pour
le prêt pur et simple (mutuum) ; c'est en ce sens qu'il faut interpréter
le passage de l'Ecclésiastique (29, 10 Vg) : « Ce n'est pas par malice mais par
crainte d'être injustement dépouillés, que beaucoup refusent de prêter avec
intérêt (non foenerati sunt) », il faut lire : « de prêter sans
intérêt (non mutuaverunt) ». La récompense que Dieu promet donc
aux Juifs, c'est une telle abondance de richesses qu'elle leur permettra de
prêter au autres.
3. Les lois humaines
laissent certains péchés impunis à cause de l'imperfection des hommes ; car
elles priveraient la société de nombreux avantages, si elles réprimaient
rigoureusement tous les péchés en y appliquant des peines. C'est pourquoi la
loi humaine tolère le prêt à intérêt, non qu'elle l'estime conforme à la
justice, mais pour ne pas nuire au plus grand nombre. Aussi le droit civil
lui-même prescrit-il : « Les choses qui se consomment par l'usage ne sont pas
susceptibles d'usufruit, ni selon le droit naturel, ni selon le droit civil. »
Et encore : « Le Sénat n'a pas admis l'usufruit de ces choses ; il ne le
pouvait pas, il a autorisé un quasi-usufruit », il a permis en effet l'intérêt.
Aristote, de son côté, guidé par la raison naturelle, affirme « Il est
absolument contre nature que l'argent produise un intérêt. »
4. L'homme n'est pas
toujours tenu de prêter, et c'est pourquoi le prêt est simplement l'objet d'un
conseil. Mais que l'homme ne cherche pas à tirer profit d'un prêt, cela tombe
sous le précepte. - On pourrait cependant n'y voir qu'un conseil, eu égard aux
doctrines des pharisiens légitimant d'une certaine manière le prêt à intérêt ;
en ce sens l'amour des ennemis est aussi un conseil. Il se peut aussi que le
Christ ait visé, non l'espoir du gain usuraire, mais l'espérance que l'on met
dans un homme. Nous ne devons pas, en effet, accorder un prêt ou faire une
bonne oeuvre pour une récompense en mettant notre espérance en l'homme, mais en
Dieu.
5. L'homme qui prête peut
recevoir une compensation, mais seulement de ce qu'il a fait, et il n'a pas le
droit d'exiger davantage. Or cette compensation est conforme à l'égalité
requise par la justice, si l'on rend autant qu'on a emprunté. Donc, si l'on
exige davantage pour l'usufruit d'une chose qui n'a d'autre usage que celui de
sa consommation, on demande le prix de ce qui n'existe pas. C'est une exaction
injuste.
6. Le principal usage des pièces d'argenterie ne consiste pas dans leur destruction ; aussi l'on peut licitement en vendre l'usage, sans en aliéner la propriété. Mais l'usage principal de la monnaie d'argent, c'est d'être dépensée dans les échanges. Il n'est donc pas permis d'en vendre l'usage, et de vouloir en outre la restitution de ce qu'on a prêté.
Il faut cependant observer que les
pièces d'argenterie peuvent avoir un usage secondaire et servir d'objets
d'échange ; mais il ne serait pas permis de vendre cet usage. Pareillement, les
pièces d'argent monnayé pourraient avoir un usage secondaire, par exemple si on
les prêtait à autrui pour qu'il en fasse étalage ou les mette en gage. On
pourrait alors licitement exiger un prix pour cet usage de l'argent.
7. L'emprunteur qui paie un intérêt n'est pas absolument libre, il le donne contraint et forcé, puisque, d'une part, il a besoin d'emprunter de l'argent et que, d'autre part, le prêteur qui dispose de cette somme ne veut pas la prêter sans percevoir un intérêt.
Objections
:
1. Il semble que ce soit
licite. En effet, chacun peut licitement chercher à s'indemniser. Or on peut
subir un préjudice en prêtant de l'argent. Il sera donc légitime de demander ou
même d'exiger quelque chose en sus de l'argent prêté, à titre d'indemnité.
2. Aristote fait remarquer
que c'est un devoir de convenance pour chacun de « donner une compensation à
celui dont il a reçu une faveur ». Or celui qui prête de l'argent à son
prochain qui est dans le besoin, lui fait une faveur et acquiert par conséquent
des droits à sa gratitude. L'emprunteur a donc une obligation naturelle de
donner une certaine compensation à son bienfaiteur. Mais il ne paraît pas illicite
de s'obliger à ce que l'on doit en vertu du droit naturel. Donc il ne paraît
pas illicite, lorsque l'on prête de l'argent à autrui, de l'obliger à donner
une certaine compensation.
3. Sur cette parole d'Isaïe
(33, 16) : « Bienheureux celui qui secoue ses mains pour ne pas recevoir de
présents », la Glose fait remarquer que, s'il y a des présents offerts par la
main, il en est d'autres qui se font par la parole et par des services rendus.
Or il est permis d'accepter un service, voire un éloge, de son emprunteur. Il
sera donc également permis de recevoir n'importe quel autre présent.
4. Le rapport est le même
d'un don à un autre, et d'un prêt à un autre. Or on peut accepter de l'argent
pour une autre somme que l'on a donnée. On pourra donc recevoir un prêt
réciproque de l'emprunteur comme compensation de l'argent qu'on lui a prêté.
5. Celui qui prête une
somme d'argent en cède la possession à l'emprunteur, et aliène davantage son
bien que s'il confiait cette somme à un marchand ou à un ouvrier. Or il est
permis de tirer un bénéfice de l'argent confié à un marchand ou à un ouvrier.
Il est donc également permis de prendre un bénéfice sur un prêt d'argent.
6. Pour de l'argent prêté,
on peut recevoir un gage, dont l'usage pourrait se vendre un certain prix ; on
peut engager ainsi un champ ou une maison d'habitation. Il est donc licite de
retirer un avantage d'un prêt d'argent.
7. Il arrive parfois que
quelqu'un vende ses biens plus cher, ou qu'il achète ceux d'autrui moins cher
en raison d'un prêt antérieur ; ou encore qu'il majore ses prix s'il accorde un
délai de paiement, ou qu'il les baisse lorsqu'on le paie plus vite. Il semble
qu'il y ait dans toutes ces circonstances une certaine compensation qui est
comme le bénéfice d'un prêt d'argent. Or il n'est pas évident que ce soit
illicite. Il semble donc licite de demander ou même d'exiger certains avantages
lorsque l'on prête de l'argent.
Cependant, on lit dans Ézéchiel (18, 17), parmi les qualités de l'homme juste : « Il n'a reçu ni intérêt, ni rien de plus que ce qu'il a prêté. »
Conclusion
:
Selon Aristote, « tout ce qui est estimable à prix d'argent peut être traité comme l'argent lui-même ». Par suite, de même que l'on pèche contre la justice, lorsqu'en vertu d'un contrat, tacite ou exprès, on perçoit un intérêt sur un prêt d'argent ou une autre chose qui se consomme par l'usage - nous l'avons vu dans l'Article précédent -, de même quiconque, en vertu d'un contrat tacite ou exprès, reçoit un avantage quelconque estimable à un prix d'argent, commet pareillement un péché contre la justice. Toutefois, s'il reçoit cet avantage sans l'avoir exigé et sans aucune obligation tacite ou expresse, mais à titre de don gracieux, il ne pèche pas ; car, avant le prêt, il lui était loisible de bénéficier d'un tel don, et le fait de consentir un prêt n'a pu le mettre dans une condition plus défavorable. - Mais ce qu'il est permis d'exiger en compensation d'un prêt, ce sont ces biens qui ne s'apprécient pas avec de l'argent : la bienveillance et l'amitié de l'emprunteur, ou d'autres faveurs.
Solutions
:
1. Dans son contrat avec
l'emprunteur, le prêteur peut, sans aucun péché, stipuler une indemnité à
verser pour le préjudice qu'il subit en se privant de ce qui était en sa
possession ; ce n'est pas là vendre l'usage de l'argent, mais obtenir un
dédommagement. Il se peut d'ailleurs que le prêt évite à l'emprunteur un
préjudice plus grand que celui auquel s'expose le prêteur. C'est donc avec son
bénéfice que le premier répare le préjudice du second. Mais on n'a pas le droit
de stipuler dans le contrat une indemnité fondée sur cette considération, que
l'on ne gagne plus rien avec l'argent prêté ; car on n'a pas le droit de vendre
ce que l'on ne possède pas encore et dont l'acquisition pourrait être empêchée
de bien des manières.
2. La compensation pour un
bienfait reçu peut être envisagée sous un double aspect. D'abord comme
l'acquittement d'une dette de justice ; on peut y être astreint par un contrat
précis, et cette obligation se mesure à la quantité du bienfait reçu. Voilà
pourquoi celui qui emprunte une somme d'argent ou des biens qui se consomment
par l'usage, n'est pas tenu à rendre plus qu'on ne lui a prêté. Ce serait donc
contraire à la justice que de l'obliger à rendre davantage. - En second lieu,
on peut être obligé de témoigner sa reconnaissance pour un bienfait, par dette
d'amitié ; alors on tiendra compte des sentiments du bienfaiteur plus que de
l'importance du bienfait. Une dette de cette nature ne peut être l'objet d'une
obligation civile, puisque celle-ci impose une sorte de nécessité, qui empêche
la spontanéité de la reconnaissance.
3. Si le prêteur demande ou
exige pour l'argent qu'il prête la compensation d'un présent en services ou en
paroles, comme s'il y avait une obligation de l'offrir résultant d'un contrat
tacite ou exprès, ce serait comme s'il demandait ou exigeait comme présent un
service manuel, puisque les uns et les autres peuvent être évalués à prix
d'argent, ainsi qu'on le voit chez ceux qui louent les services, rendus par
leur travail ou leur parole. Mais si le présent en travail ou en parole est
offert, non comme l'acquittement d'une créance, mais dans un sentiment de
bienveillance qui ne s'estime pas à prix d'argent, le prêteur a le droit de
l'accepter, de l'exiger et de le réclamer.
4. L'argent ne peut être
vendu pour une somme dépassant la quantité échangée ; il faut restituer autant
qu'on a reçu. On ne doit rien demander ou exiger de plus, sinon un sentiment de
bienveillance qui ne peut être évalué à prix d'argent, et qui peut susciter
chez l'emprunteur une offre spontanée de prêt réciproque. Mais il serait tout à
fait contraire à cette bienveillance spontanée de stipuler l'obligation pour
l'emprunteur de consentir à son tour un prêt dans l'avenir ; attendu que même
cette obligation peut s'évaluer à prix d'argent. Et voilà pourquoi, s'il est
permis au prêteur d'emprunter simultanément autre chose à son emprunteur, il
lui est interdit d'exiger la promesse d'un prêt pour l'avenir.
5. Celui qui prête de
l'argent en transfère la possession à l'emprunteur. Celui-ci conserve donc cet
argent à ses risques et périls, et il est tenu de le restituer intégralement.
Le prêteur n'a donc pas le droit d'exiger plus qu'il n'a donné. Mais celui qui
confie une somme d'argent à un marchand ou à un artisan par mode d'association,
ne leur cède pas la propriété de son argent qui demeure bien à lui, de sorte
qu'il participe à ses risques et périls au commerce du marchand et au travail
de l'artisan ; voilà pourquoi il sera en droit de réclamer, comme une chose lui
appartenant, une part du bénéfice.
6. Si, comme garantie de
l'argent qu'il a reçu, l'emprunteur donne un gage dont l'usage est appréciable
à prix d'argent, le prêteur devra déduire ce revenu de la somme que doit lui
restituer l'emprunteur. S'il voulait en effet que ce revenu lui soit concédé
gratuitement par surcroît, ce serait comme s'il prêtait à intérêt, ce qui est
usuraire. A moins toutefois, qu'il ne s'agisse d'un objet dont on a coutume de
se concéder gratuitement l'usage entre amis ; par exemple lorsqu'on se prête un
livre.
7. Vendre un objet au-dessus de son juste prix parce que l'on accorde à l'acheteur un délai de paiement, c'est une usure manifeste, car ce délai ainsi concédé a le caractère d'un prêt. Par conséquent, tout ce qu'on exige au-dessus du juste prix en raison de ce délai est comme l'intérêt d'un prêt, et doit donc être considéré comme usuraire. - De même lorsque l'acheteur veut acheter un objet au-dessous du juste prix, sous prétexte qu'il le paiera avant sa livraison, il commet lui aussi le péché d'usure ; ce paiement anticipé, en effet, est une sorte de prêt, dont l'intérêt consiste dans la remise faite sur le juste prix de l'objet vendu. - Si toutefois on baisse volontairement les prix afin de disposer plus vite de l'argent, ce n'est pas de l'usure.
Objections
:
1. Il semble que l'on soit
tenu de rendre tout ce que l'on a acquis avec les intérêts d'un prêt. S. Paul
écrit en effet aux Romains (11, 16) : « Si la racine est saine, les branches le
sont aussi. » On peut donc dire pareillement : Si la racine est corrompue, les
branches le sont aussi. Or ici la racine a été usuraire. Tout ce qui est acquis
par elle le sera donc aussi ; et l'on sera tenu de le restituer.
2. Un texte des Décrétales
statue : « Les possessions qui ont été acquises grâce aux intérêts d'un
prêt doivent être vendues, et leur prix restitué aux personnes auxquelles les
intérêts ont été extorqués. » Donc, pour la même raison, on aura à restituer
tout autre bien qui aurait été acquis grâce aux intérêts d'un prêt.
3. Ce qu'une personne
achète avec de l'argent reçu comme intérêt d'un prêt, ne lui appartient qu'en
raison de l'argent qu'elle a donné. Elle n'a donc pas plus de droit sur cet
achat que sur l'argent avec lequel elle l'a payé. Or elle est obligée de
restituer cet argent usuraire. Donc aussi tout ce qu’elle a acquis avec cet
argent.
Cependant, tout le monde peut licitement conserver ce qu'il a légitimement acquis. Or ce que l'on acquiert avec les intérêts d'un prêt est quelquefois légitimement acquis. On peut donc licitement le conserver.
Conclusion
:
L'usage de certains objets est leur consommation elle-même, nous l'avons dit et le droit ne leur reconnaît pas d'usufruit. C'est pourquoi qu'il s'agisse de deniers, de blé, de vin ou de denrées du même genre, si on les a extorqués à titre d'intérêt sur un prêt, on ne sera tenu de restituer que ce que l'on a reçu, parce que ce que l'on a gagné par la suite avec cette matière ne peut être regardé comme son fruit propre, mais comme celui de l'activité humaine. A moins toutefois qu'en conservant ces denrées, on n'ait porté préjudice à l'emprunteur, qui aurait de ce chef perdu quelque chose de ses biens. Le prêteur est alors tenu de réparer ce préjudice.
Mais d'autres objets ne sont pas détruits par l'usage qu'on en fait et peuvent avoir un usufruit, ainsi une maison, un champ, etc. C'est pourquoi, si quelqu'un extorque à titre d'intérêt la maison ou le champ de l'emprunteur, il sera tenu non seulement de restituer cette maison ou ce champ, mais encore les revenus de ces propriétés ; parce que ce sont des fruits dont un autre est propriétaire, et par conséquent ils lui sont dus.
Solutions
:
1. La racine n'est pas
seulement une matière improductive comme l'argent prêté, mais elle a raison de
cause active, puisqu’elle donne à l'arbre sa nourriture. C'est pourquoi la
comparaison ne vaut pas.
2. Les possessions qui ont
été acquises grâce aux intérêts d'un prêt n'appartiennent pas à celui qui a
versé les intérêts, mais à l'acheteur. Toutefois elles sont hypothéquées par
l'emprunteur, comme d'ailleurs tous les autres biens du prêteur usurier. Et
c'est pourquoi on ne dit pas que ces biens doivent être attribués à celui dont
on a exigé des intérêts, car leur valeur peut dépasser le montant des intérêts
perçus ; mais on ordonne de les vendre et de restituer sur le prix de vente une
somme équivalant aux intérêts reçus.
3. Ce qui est acheté avec les intérêts d'un prêt revient de droit à l'acquéreur, non pas tant en raison de cet argent qu'il avance et qui ne joue en quelque sorte que le rôle de cause instrumentale, mais en raison de son activité qui est la cause principale. C'est pourquoi cet acquéreur a plus de droit sur cet objet qu'il achète avec les intérêts de l'argent prêté que sur ces intérêts eux-mêmes.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, S. Paul écrit (Rm 1, 32) : « Sont dignes de mort, non seulement ceux qui
commettent le péché, mais aussi ceux qui y consentent. » Or celui qui emprunte
de l'argent à intérêt consent au péché du prêteur et lui fournit l'occasion de
le commettre. Il pèche donc lui aussi.
2. Pour aucun avantage
temporel on ne doit donner à son prochain l'occasion de pécher. Ce serait un
scandale actif et on a dit que c'est toujours un péché. Or celui qui sollicite
un prêt donne expressément occasion de pécher au prêteur qui exige des intérêts
; il n'y a donc aucun avantage temporel qui excuse l'emprunteur.
3. Une égale nécessité peut
contraindre à déposer son argent chez un homme qui prête à intérêt, comme à lui
demander un prêt. Mais faire un dépôt chez cet homme est absolument interdit,
comme il l'est de remettre une épée à un fou furieux, une jeune fille à la
garde d'un débauché, ou de la nourriture à un glouton. Il n'est donc pas permis
d'emprunter à un homme qui exige des intérêts.
Cependant, Aristote a établi que celui qui subit une injustice ne pèche pas, aussi l'injustice n'est-elle pas un juste milieu entre deux vices. Or le péché du prêteur usurier consiste à commettre une injustice envers l'emprunteur dont il exige des intérêts. Donc l'emprunteur qui souscrit un prêt à intérêt ne pèche pas.
Conclusion
:
Il n'est aucunement permis d'engager quelqu'un à pécher, quoiqu'il soit permis de profiter du péché d'autrui pour un bien. Parce que même Dieu fait servir tous les péchés à la réalisation d'un bien, car de tout mal il tire un bien, d'après S. Augustin. Aussi lorsque Publicola demandait à celui-ci s'il était permis d'avoir recours au serment de l'homme qui jure par les idoles, et qui évidemment pèche en leur rendant ainsi un honneur divin, il reçut cette réponse : « Celui qui a recours au serment de l'homme qui jure par les faux dieux, non pour le mal, mais pour le bien, ne participe pas au péché de cet homme qui a juré par les démons ; il s'associe seulement à ce qu'il y a de bon dans son pacte, par lequel il est resté loyal. » Il y aurait cependant péché si l'on engageait cet homme à jurer par les faux dieux.
De même, pour la question qui nous occupe, il faut répondre que jamais il ne sera permis d'engager quelqu'un à prêter en exigeant des intérêts ; mais quand un homme est disposé à faire des prêts de cette nature et ainsi pratique l'usure, il est permis de lui emprunter à intérêt ; ceci en vue d'un bien, qui est de subvenir à sa propre nécessité ou à celle d'autrui. C'est ainsi encore qu'il est permis à celui qui tombe au pouvoir des bandits de leur montrer ce qu'il possède, pour éviter d'être tué, bien que les bandits pèchent en le dépouillant. C'est ce que nous enseigne l'exemple des dix hommes tombés au pouvoir d'Ismaël et qui lui dirent : « Ne nous fais pas mourir, car nous avons des provisions cachées dans ce champ » (Jr 41, 8).
Solutions
:
1. L'emprunteur qui accepte
de l'argent d'un prêt à intérêt ne consent pas au péché du prêteur, mais il
s'en sert. Ce qui lui agrée, ce n'est pas de promettre des intérêts, mais de
recevoir un prêt qui en lui-même est bon.
2. Celui qui emprunte à
intérêt ne donne pas au prêteur l'occasion de percevoir des intérêts, mais
seulement de prêter. C'est le prêteur à intérêt lui-même qui en tire l'occasion
de pécher à cause de la malice de son coeur. C'est donc de son côté qu'il y a
scandale passif, sans qu'il y ait scandale actif de la part de l'emprunteur.
Cependant un homme n'est pas obligé à cause de ce scandale passif de s'abstenir
de solliciter un prêt, s'il est dans le besoin, parce que ce scandale ne
provient pas de la faiblesse ou de l'ignorance, mais de la malice.
3. Si quelqu'un confiait son argent à un homme qui prête à intérêt et qui, sans cet apport, ne pourrait nous consentir de tels prêts, ou s'il le lui confiait dans l'intention de lui faire obtenir un gain plus considérable grâce aux intérêts qu'il perçoit, il lui fournirait par là même la matière de son péché. Aussi serait-il complice de sa faute. Si, au contraire, en vue de mettre son argent en lieu sûr, quelqu'un confie son argent à un homme qui prête à intérêt, mais qui a par ailleurs de quoi continuer ses prêts, il ne pèche pas mais utilise pour un bien les services d'un pécheur.
Il reste à étudier les parties intégrantes de la vertu de justice, qui sont : faire le bien et se détourner du mal ; puis les vices opposés.
1. Ces deux parties intégrantes sont-elles des parties de la justice ? - 2. La transgression est-elle un péché spécial ? - 3. De même l'omission ? - 4. Comparaison entre omission et transgression.
Objections
:
1. Il ne semble pas que
nous puissions considérer ces deux dispositions comme deux parties de la
justice. En effet, la volonté de faire le bien et d'éviter le mal se retrouve
en toute vertu. Or les parties ne dépassent pas le tout. Donc se détourner du
mal et faire le bien ne peuvent être considérés comme des parties de la justice,
qui est une vertu spéciale.
2. Sur ce verset du Psaume
(34, 15) : « Éloigne-toi du mal et fais le bien », la Glose remarque : « Le
premier évite la faute, c'est se détourner du mal ; le second fait le bien,
c'est mériter la vie et la récompense. » Or chacune des parties d'une vertu
mérite la vie et la récompense. Donc éviter le mal n'est pas une partie de la
justice.
3. Lorsqu'une chose est
incluse dans une autre, on ne les distingue pas l'une de l'autre comme les
parties d'un même tout. Mais se détourner du mal est inclus dans faire le bien,
puisque personne ne fait simultanément le bien et le mal. Donc éviter le mal et
faire le bien ne sont pas des parties de la justice.
Cependant, S. Augustin affirme que se détourner du mal et faire le bien relève de la justice légale.
Conclusion
:
Si nous parlons du bien et du mal en général, il appartient à toute vertu de faire l'un et d'éviter l'autre. En ce sens, on ne peut en faire deux parties de la justice, à moins que l'on ne parle de la justice au sens où elle désigne toute vertu. Cependant, même la justice envisagée de cette manière envisage le bien sous une raison spéciale de dette vis-à-vis de la loi divine et humaine.
Mais la justice qui est une vertu spéciale envisage le bien sous la raison de dette envers le prochain. A ce titre il appartient à la justice spéciale de faire le bien, sous la raison de dette envers le prochain, et d'éviter le mal opposé, c'est-à-dire celui qui nuit au prochain. Mais c'est à la justice générale qu'il appartient de faire le bien considéré comme une dette envers la communauté ou envers Dieu, et d'éviter le mal opposé.
Or nous disons que ces deux parties de la justice générale ou spéciale se présentent comme des parties intégrantes, parce que l'une et l'autre sont indispensables à la perfection de l'acte de la justice. Car il appartient à la justice, nous l'avons vu, d'établir l'égalité en ce qui concerne nos rapports avec autrui, mais c'est le même principe qui doit établir cette égalité et la maintenir une fois constituée. Or on établit cette égalité de la justice en faisant le bien, c'est-à-dire en rendant à autrui ce qui lui est dû ; et l'on maintient cette égalité en évitant le mal, c'est-à-dire en ne portant aucun préjudice au prochain.
Solutions
:
1. Le bien et le mal sont
envisagés ici sous une raison spéciale, par laquelle ils deviennent proprement
matière de la vertu de justice. C'est pourquoi faire le bien et éviter le mal
seront des parties de la justice et non d'une autre vertu morale, car les
autres vertus morales concernent nos passions, où faire le bien est se tenir
dans un juste milieu, c'est-à-dire s'éloigner des extrêmes en lesquels consiste
le mal. Ainsi, pour les autres vertus, faire le bien et éviter le mal, revient
au même. La justice au contraire a pour objet les actes et les réalités
extérieures, et dans ce domaine c'est autre chose de réaliser l'égalité, et
autre chose de ne pas la détruire ensuite.
2. L'éloignement du mal,
qui constitue une partie intégrante de la justice, n'est pas purement négatif,
comme ne pas faire le mal. Il n'y aurait là qu'à éviter un châtiment. On
l'entend au contraire d'un mouvement de la volonté repoussant le mal comme
l'exprime le mot « se détourner ». Et cette attitude est méritoire, surtout
lorsqu'on est assailli par le mal et qu'on lui résiste.
3. Faire le bien est l'acte achevé de la justice et comme sa partie principale. Éviter le mal est un acte moins parfait, et constitue une partie secondaire de cette vertu. C'est pourquoi il joue en quelque sorte le rôle d'un élément matériel sans lequel la forme qui achève l'être ne peut exister.
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet on n'introduit pas l'espèce dans la définition du genre. Or la
transgression entre dans la définition générale du péché, puisque S. Ambroise
le définit : « La transgression de la loi divine. » Donc la transgression n'est
pas une espèce de péché.
2. Aucune espèce ne dépasse
les limites du genre. Mais la transgression est une notion plus générale que
celle de péché ; puisque S. Augustin définit celui-ci : « Une parole, un acte
ou un désir contraire à la loi de Dieu », et que la transgression englobe en
outre tout ce qui est contraire à la nature ou à la coutume. La transgression
n'est donc pas une espèce de péché.
3. Aucune espèce ne
contient en elle toutes les parties qui divisent le genre. Or le péché de
transgression englobe tous les vices capitaux, et en outre les péchés de
pensée, de parole et d'action. Donc la transgression n'est pas un péché
spécial.
Cependant, la transgression s'oppose à une vertu spéciale, la justice.
Conclusion
:
Le mot « transgression » a été emprunté aux mouvements corporels pour être appliqué aux actes moraux. En effet, dans le domaine physique, on dit qu'une personne commet une transgression (transgredi) lorsqu'elle passe au-delà (graditur trans) de la limite qui lui a été fixée. Or, dans la vie morale, ce sont les préceptes négatifs qui fixent à l'homme la limite au-delà de laquelle il ne doit pas aller. Il y a donc transgression proprement dite lorsque l'on agit contrairement à un précepte négatif.
Cette disposition peut être matériellement commune à toute espèce de péché, car en toute espèce de péché mortel l'homme transgresse un précepte divin. Mais si on la prend formellement, c'est-à-dire selon cette raison spéciale qui est d'agir contrairement à un précepte négatif, c'est un péché spécial à un double titre. D'abord parce qu'elle se distingue des divers genres de péchés opposés aux autres vertus. De même, en effet, qu'il appartient à la raison propre de la justice légale d'envisager l'obligation que comporte tout précepte, de même il appartient à la raison propre de la transgression de faire mépriser le précepte. En second lieu la transgression est encore un péché spécial parce qu'elle se distingue de l'omission, qui s'oppose aux préceptes positifs.
Solutions
:
1. De même que la justice
légale ou sociale est « toute vertu » du côté du sujet, et comme la matière de
chaque vertu, de la même manière l'injustice légale est matériellement tout
péché. Et c'est conformément à cette notion de l'injustice légale que S.
Ambroise a défini le péché.
2. L'inclination de la
nature relève des préceptes de la loi naturelle. La coutume honnête a aussi
force de loi ; S. Augustin écrit en effet : « La coutume du peuple de Dieu doit
être considérée comme une loi. » Voilà pourquoi le péché, aussi bien que la
transgression, peut aller contre les coutumes honnêtes et contre l'inclination
naturelle.
3. Toutes les espèces de péchés énumérées par l'objectant peuvent impliquer une transgression, non selon leurs raisons propres, mais selon une raison spéciale que nous avons déterminée dans la Réponse. Toutefois le péché d'omission demeure absolument distinct de la transgression.
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet, tout péché est soit originel soit actuel. Or l'omission n'est pas le
péché originel, puisque nous ne la contractons pas par notre origine. Et elle
n'est pas non plus péché actuel, puisque, comme nous l'avons établi
précédemment, elle peut avoir lieu sans aucun acte. Donc l'omission n'est pas
un péché spécial.
2. Tout péché est
volontaire. Or il arrive parfois que l'omission soit non volontaire, mais
forcée, par exemple lorsqu'une femme qui avait fait voeu de virginité est
violée, ou lorsqu'on a perdu un objet que l'on devait restituer, ou encore
lorsqu'un prêtre est obligé de célébrer et qu'un obstacle s'y oppose. Donc
l'omission n'est pas toujours un péché.
3. Pour chaque péché
spécial, on peut déterminer le moment où ce péché commence à exister. Mais pour
l'omission c'est impossible, car elle dure pendant tout le temps où l'on n'agit
pas, et cependant on ne pèche pas sans cesse.
4. Tout péché spécial
s'oppose à une vertu spéciale. Or on ne voit pas à quelle vertu spéciale
l'omission s'oppose. D'abord parce que le bien de chaque vertu peut être
l'objet d'une omission. Ensuite parce que la justice, à laquelle elle semble
s'opposer plus spécialement, exige toujours un acte, même pour éviter le mal,
on l'a dit ; tandis que l'omission peut exister sans aucun acte. Donc
l'omission n'est pas un péché spécial.
Cependant, S. Jacques écrit (4, 17) « Celui qui sait faire le bien et ne le fait pas, commet un péché. »
Conclusion
:
L'omission implique qu'on néglige le bien, non pas n'importe lequel, mais celui que l'on sait être son devoir. Or le bien envisagé sous la raison de dette est proprement l'objet de la justice : de la justice légale s'il est prescrit par la loi divine ou humaine ; de la justice particulière s'il est dû au prochain. Aussi, de même que la justice est une vertu spéciale comme nous l'avons montré, l'omission sera un péché spécial distinct des péchés opposés aux autres vertus. Et comme faire le bien - à quoi s'oppose l'omission - est une partie spéciale de la justice distincte de l'éloignement du mal - à quoi s'oppose la transgression -, de même l'omission se distingue de la transgression.
Solutions
:
1. L'omission n'est pas le
péché originel, mais un péché actuel ; non qu’elle comporte un acte qui lui
serait essentiel, mais parce que la négation d'un acte rentre encore dans le
genre acte. Aussi comme nous l'avons établi, ne pas agir, c'est encore agir
d'une certaine manière.
2. Nous venons de le dire :
l'omission ne porte que sur un devoir que l'on est tenu d'accomplir. Mais à
l'impossible nul n'est tenu. Aussi ne commet-on pas le péché d'omission
lorsqu'on ne fait pas ce que l'on est dans l'impossibilité d'accomplir. Donc
une femme qui avait fait voeu de virginité et qui est violée ne commet pas un
péché d'omission parce qu'elle n'est plus vierge, mais seulement si elle ne se
repent pas d'un péché passé, où si elle néglige de faire ce qui dépend d'elle
pour accomplir son voeu, par la pratique de la continence. Le prêtre aussi
n'est obligé de célébrer la messe que dans la mesure où il est en état de le
faire. Si les conditions requises font défaut, son abstention n'est pas un
péché d'omission. De même aussi l'obligation de restituer ne s'impose que si
l'on a les moyens de le faire ; si quelqu'un n'en a pas les moyens et ne peut
se les procurer, il ne commet pas de péché d'omission, pourvu toutefois qu'il
fasse ce qui est en son pouvoir. Il faut en dire autant de tous les cas
semblables.
3. De même que le péché de transgression s'oppose aux préceptes négatifs, qui ont pour objet de nous faire éviter le mal, de même le péché d'omission s'oppose aux préceptes affirmatifs qui prescrivent de faire le bien. Or les préceptes affirmatifs n'obligent pas à tout instant, mais seulement pour un temps déterminé. Et c'est alors que le péché d'omission commence d'exister.
Il peut cependant arriver qu'à tel
moment quelqu'un soit dans l'incapacité de faire ce qu'il faut. Si ce n'est pas
par suite d'une faute, il ne pèche pas par omission, comme nous l'avons vu dans
la solution précédente. Si au contraire cette incapacité résulte d'une faute
antérieure, par exemple lorsque quelqu'un s'est enivré dans la soirée et ne
peut plus se lever pour les matines, auxquelles il est tenu d'assister, alors
certains auteurs estiment que le péché d'omission a commencé lorsque cet homme
s'est livré à l'acte illicite, et qui était incompatible avec l'acte ultérieur
qu'il était tenu d'accomplir. Mais cela ne semble pas exact. Car supposons
qu'on le force à se lever et qu'il aille à matines, il ne commet pas
d'omission. Il est donc évident que l'ivresse de la veille ne constitue pas
l'omission, mais en a été la cause. - Nous pouvons en conclure que l'on
commence d'être coupable d'omission quand arrive le moment d'agir, mais en
raison de la cause antérieure qui rend volontaire l'omission subséquente.
4. Nous avons dit dans la Réponse que l'omission s'oppose directement à la vertu de justice ; en effet, il n'y a omission du bien d'une vertu que si ce bien a raison de dette, par où il relève de la justice. Or plus de conditions sont requises pour qu'un acte ait le mérite de la vertu que pour qu'il encoure le démérite de la faute, parce que le bien est produit par une cause parfaite, tandis que le mal résulte de n'importe quel défaut. C'est pourquoi un acte est requis pour constituer le mérite de la justice, mais il n'est pas nécessaire pour l'omission.
Objections
:
1. Il semble que le péché
d'omission est plus grave que le péché de transgression. En effet le « délit »
(delictum) semble identique à « délaissé » (derelictum) ; il serait
donc synonyme d'omission. Or un délit est plus grave qu'une transgression,
puisque le Lévitique (5, 14 s.) lui impose une expiation plus grande. Donc le
péché d'omission est plus grave que le péché de transgression.
2. D'après Aristote au plus
grand bien s'oppose le plus grand mal. Or faire le bien, à quoi s'oppose
l'omission, est une partie plus noble de la justice qu'éviter le mal, à quoi
s'oppose la transgression, comme nous l'avons montré. Donc l'omission est un
péché plus grave que la transgression.
3. Le péché de transgression
peut être véniel ou mortel. Or le péché d'omission semble être toujours mortel,
puisqu'il s'oppose à un précepte affirmatif Donc l'omission paraît être un
péché plus grave que la transgression.
4. La peine du dam, qui
consiste à être privé de la vision de Dieu et qui est due au péché d'omission,
est un châtiment plus grand que la peine des sens qui est due au péché de
transgression ; S. Jean Chrysostome le prouve. Or le châtiment est proportionné
à la faute. C'est donc que le péché d'omission est plus grave que celui de
transgression.
Cependant, il est plus facile de s'abstenir de mal faire que d'accomplir le bien. Donc celui qui ne s'abstient pas de mal faire, ce qui est une transgression, pèche plus gravement que celui qui n'accomplit pas le bien, c'est-à-dire qui pèche par omission.
Conclusion
:
Un péché est d'autant plus grave qu'il s'éloigne de la vertu. Comme dit Aristote : « C'est entre les contraires qu'existe la plus grande distance. » Un contraire est donc plus éloigné de son contraire que de sa simple négation. Ainsi le noir est plus éloigné du blanc que ce qui est seulement non blanc ; tout ce qui est noir, en effet, est non blanc, mais l'inverse n'est pas vrai. Or il est évident que la transgression est contraire à l'acte d'une vertu, et que l'omission implique la négation de cet acte ; par exemple on pèche par omission en ne rendant pas à ses parents le respect qu'on leur doit, et l'on commettra le péché de transgression en leur adressant des injures ou n'importe quelle offense. Il est donc évident qu'à parler purement et simplement la transgression est un péché plus grave que l'omission, bien que telle ou telle omission puisse être plus grave qu'une transgression.
Solutions
:
1. Un délit, au sens
général du mot, désigne toute espèce d'omission. Mais si on le prend dans son
sens strict, il exprime soit l'omission de nos devoirs envers Dieu, soit
l'omission qu'un homme commet, sciemment et avec une sorte de mépris, d'un
devoir qui s'impose à lui. Et cela donne au délit une certaine gravité, qui
exige une expiation plus grande.
2. A « faire le bien »
s'oppose « ne pas faire le bien » qui est l'omission, et « faire le mal », qui
est la transgression. Le premier de ces péchés est le contradictoire de l'acte
vertueux, le second est son contraire, et qui implique une plus grande
distance. Voilà pourquoi la transgression est un péché plus grave.
3. L'omission s'oppose aux
préceptes affirmatifs et la transgression aux préceptes négatifs. C'est
pourquoi l'une et l'autre, dans leur acception propre, impliquent la raison de
péché mortel. Toutefois elles sont susceptibles d'un sens plus large et
s'entendent alors d'un léger écart en dehors des préceptes affirmatifs ou
négatifs, et qui dispose aux actes contraires. Dans ce sens large, elles
peuvent n'être que des péchés véniels.
4. Au péché de transgression correspond la peine du dam parce qu'il nous détourne de Dieu, et la peine des sens parce qu'il est un attachement déréglé aux biens périssables. Or le péché d'omission mérite non seulement la peine du dam, mais aussi celle des sens, selon S. Matthieu (7, 9) « Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu. » Et cela à cause de la racine d'où dérive l'omission ; bien que celle-ci ne comporte pas nécessairement un attachement actuel à un bien périssable. Il faut étudier maintenant les parties potentielles de la justice, c'est-à-dire les vertus qui lui sont rattachées.
On considérera deux points : 1° Les vertus qui sont rattachées à la justice (Question 80). - 2°. L'étude de chacune d'elles (Question 81-122).
Objections
:
1. Leur liste semble mal
faite, car Cicéron a en énumère six : la religion, la piété, la gratitude, la
vindicte, l'observance, la vérité. Mais la vindicte apparent plutôt comme une
forme spéciale de la justice commutative, qui paie de retour les outrages
subis, comme on l'a vu. Elle n'est donc pas à sa place dans cette liste.
2. Macrobe cite sept vertus
: l'innocence, l'amitié, la concorde, la piété, la religion, l'affection,
l'humanité. Plusieurs d'entre elles sont omises par Cicéron, dont l'énumération
paraît donc insuffisante.
3. D'autres comptent cinq
parties de la justice : l'obéissance envers les supérieurs ; la discipline
envers les inférieurs ; l'égalité par rapport aux égaux ; la vérité et la bonne
foi envers tous. De tout cela, Cicéron n'a que la vérité. Donc son énumération
apparaît insuffisantes.
4. Andronicus, le
péripatéticien, rattache à la justice neuf vertus : « Libéralité, bénignité,
vindicte, eugnômosynè, eusebia, eucharistie, bons échanges, législative.
» Or, de toutes ces vertus, on ne trouve clairement que la vindicte chez
Cicéron, dont l'énumération paraît donc incomplète.
5. Aristote e rattache à la justice ce qu'il appelle épikie, dont on ne trouve nulle trace dans les listes précédentes. Le catalogue de Cicéron est donc bien insuffisant.
Conclusion
:
Lorsqu'on étudie les vertus rattachées à une vertu principale, il faut se rappeler un double principe. D'abord, ces vertus coïncident en quelque point avec la vertu principale. Ensuite, il leur manque quelque chose de ce qui définit parfaitement cette vertu. La justice impliquant rapport à autrui, comme nous l'avons montré plus haut, toutes les vertus qui règlent nos rapports avec autrui peuvent, en raison de ce point commun, lui être rattachées. Mais, nous le savons aussi, l’idée de justice implique qu'on rende à autrui ce qui lui est dû de manière à établir une égalité. C'est donc sur deux points que nous pouvons trouver en défaut, par rapport à la raison de justice, les vertus qui nous ordonnent à autrui : déficience dans l'égalité, déficience dans la raison de dette.
Il y a en effet des vertus qui tout en nous faisant acquitter une dette ne peuvent rendre l'équivalent. 1° L'homme ne peut rendre à Dieu rien qu'il ne lui doive. Mais jamais il n'égalera sa dette, selon le Psaume (1 16, 3) : « Que rendrai-je au Seigneur pour tout ce dont il m'a comblé ? » C'est à ce titre qu'on rattachera à la justice la religion qui selon la définition de Cicéron h « rend à une nature d'un ordre supérieur, qu'on nomme divine, les devoirs d'un culte sacré ». 2° On ne peut davantage rendre aux parents l'équivalent de ce qu'on leur doit. Aristote confirme cette assertion. Nous avons ainsi une nouvelle vertu annexe, la piété, relative selon Cicéron « aux alliés par le sang et aux bienfaiteurs de la patrie qu’elle entoure de ses soins et de sa déférence empressée ».
Aristote reconnaît encore qu'on ne peut trouver un prix égal au mérite de la vertu. L'observance, s'adjoindra donc au même titre à la justice, grâce à quoi, dit Cicéron, « l'honorabilité voit reconnaître ses droits aux hommages et au respect ».
La déficience dans la raison de dette rigoureuse qui définit la justice nous amène à la notion d'une double dette, suivant le « droit légal » et le « droit moral » distingués par Aristote. La dette légale est celle que la loi nous oblige à acquitter, et relève de la vertu principale de justice. La dette morale, elle, est fondée sur la seule exigence des bonnes moeurs. Et parce que la dette implique nécessité, nous pourrons distinguer deux degrés dans ce qui est moralement dû.
Ce qui est à ce point nécessaire que l'intégrité morale en dépend dans sa substance même, se trouve de ce fait dû à un titre plus strict. Cette dette peut d'ailleurs être diversement déterminée. Relativement à celui qui l'encourt : on doit se montrer aux autres, dans ses paroles et dans ses actes, tel qu'on est. Ainsi rattachons-nous à la justice la vertu de vérité. Grâce à elle, dit Cicéron, « on exprime fidèlement ce qui est, ce qui fut, ce qui sera ». Relativement à celui envers qui nous avons des devoirs, nous mesurons alors à ce qu'il a fait le retour dont nous le payons : nous a-t-il fait du bien, nous usons de gratitude, vertu qui implique selon Cicéron « la volonté de rétribuer autrui en souvenir des bons offices de son amitié ». Nous a-t-il fait du mal : c'est à la vertu de vindicte d'assurer en ce cas un juste retour. Cicéron lui attribue en effet de « réprimer par mode de défense ou de punition, la violence, l'outrage et tout noir dessein ».
Une autre dette est nécessaire en ce qu’elle contribue à une plus grande dignité, sans être cependant indispensable au maintien de cette dignité. C'est à cela que visent la libéralité, l'affabilité ou amitié, et les autres vertus analogues dont Cicéron ne fait pas mention parce que la raison de dette n'y existe guère.
Solutions
:
1. Sans doute, la vindicte,
que les pouvoirs publics assurent par mode de sentence judiciaire,
relève-t-elle de la justice commutative. Mais la vindicte que l'on exerce de
son propre mouvement pourvu que ce ne soit pas contrairement à la loi, ou que
l'on demande aux tribunaux, appartient seulement à une vertu annexe de la
justice.
2. La liste de Macrobe
paraît concerner les deux parties intégrantes de la justice : se détourner du
mal, c'est l'innocence ; et faire le bien, ce sont les six autres vertus. Deux
concernent les égaux : l'amitié, pour les relations extérieures, et la concorde
pour les sentiments intérieurs. Deux concernent les supérieurs : la piété qui
s'adresse aux parents, et la religion qui s'adresse à Dieu. Deux concernent les
inférieurs : l'affection, en tant que leur bien nous fait plaisir, et
l'humanité, qui fait subvenir à leurs déficiences. Car, selon Isidore, « être
humain, c'est avoir envers l'homme de l'amour et un sentiment de miséricorde ;
aussi appelle-t-on humanité la vertu par laquelle nous nous aidons mutuellement
». En ce sens l'amitié s'entend de nos rapports extérieurs selon Aristote. Mais
on peut encore l'entendre au sens où il la prend ailleurs en tant qu’elle
concerne proprement le sentiment En ce sens trois vertus se rattachent à
l'amitié la bienveillance ou affection, la concorde, et la bienfaisance,
synonyme d'humanité. Cicéron a omis ces vertus parce que la raison de dette n'y
apparaît guère, comme nous l'avons dit dans notre Réponse.
3. L'obéissance est incluse
dans l'observance, citée par Cicéron, car on doit aux supérieurs respect et
obéissance. Quant à « la bonne foi, par laquelle on remplit ses promesses »,
elle est incluse à ce point de vue dans la vérité, bien que la vérité soit bien
davantage, comme on le verra plus loin. Quant à la discipline, Cicéron l'omet
parce qu’elle n'est pas une nécessité à laquelle nous serions obligé envers un
inférieur en tant que tel, bien qu'un supérieur puisse être obligé de pourvoir
aux besoins de ses inférieurs selon S. Matthieu (24, 45) : « Serviteur fidèle
et avisé que le maître a établi sur les gens de sa maison. » On peut inclure
cette discipline dans l'humanité citée par Macrobe. Quant à l'équité, on peut
l'inclure dans l'épikie ou l'amitié.
4. Cette liste d'Andronicus énumère des vertus dont certaines relèvent de la justice particulière, et certaines de la justice légale. De la justice particulière relèvent les « bons échanges », dont il nous dit que c'est l'habitus qui fait observer l'égalité en cette matière. À la justice légale, quant à ce que tous doivent observer, appartient la « législative » qui, selon lui, est « la science des échanges sociaux relativement au bien de la communauté ». Pour les cas particuliers qui échappent aux lois générales, on trouve l'eugnômosynè, ou bonne gnâmè ; c'est elle qui nous dirige en de tels cas, comme nous l'avons déjà vu au traité de la prudence r . Andronicus dit à son sujet quelle est une « justification volontaire » : en effet, par elle et non par la loi écrite, l'homme observe librement ce qui est juste. Ces deux dernières vertus sont rattachées à la prudence en tant qu'elle les dirige, et à la justice en tant qu'elle les exécute.
Quant à l'eusébia, elle signifie « culte bien réglé » ; elle est donc identique à la religion. C'est pourquoi Andronicus dit qu'elle est « la science du service de Dieu », parlant à la manière de Socrate, pour qui « toutes les vertus sont des sciences ». C'est à elle que se ramène la sainteté, comme nous le dirons plus loin'. L'eucharistia, qui veut dire « bonne grâce », Cicéron la mentionne avec la vindicte. La bénignité s'identifie avec l'affection de Macrobe car, selon Isidore, « le bénin est l'homme toujours prêt à faire du bien, et à parler avec douceur ».
Andronicus dit aussi que la bénignité est « l’habitus de faire volontiers le bien ». Enfin la libéralité se rattache à l'humanité.
5. L'épikie n'est pas une annexe de la justice particulière, mais de la justice légale. Et elle semble s'identifier avec ce qu'on a appelé eugnômosynè.
Après cette énumération, il faut étudier chacune de ces parties potentielles ou annexes de la justice, dans la mesure où cela répond à notre programme.
Nous étudierons donc : l° la religion (Question 81-100) ; 2° la piété (Question 101) ; 3° l'observance (Question 102-105) ; 4° la gratitude (Question 106-107) ; 5° la vindicte (Question 108) ; 6° la vérité (Question 109-113) ; 7° l'amitié ou affabilité (Question 114-116) ; 8° la libéralité (Question 117-119) ; 9° l'épikie (Question 120).
Des autres vertus énumérées ici (Question 80, obj. 2 et 4) on a déjà parlé plus haut : en partie au traité de la charité, sur la concorde et le reste (Question 29, 30 et 31) ; en partie dans le présent traité de la justice, sur les bons échanges (Question 61 et 62), et sur la droiture (Question 79, a. 1).
Au sujet de la religion, l'étude aura trois parties : 1°. La nature de la religion proprement dite (Question 81). - 2°. Ses actes (Question 82-91). - 3°. Les vices qui lui sont opposés (Question 92-100).
1. Concerne-t-elle seulement nos rapports avec Dieu ? - 2. Est-elle une vertu ? - 3. Est-elle une vertu unique ? - 4. Est-elle une vertu spéciale ? - 5. Est-elle une vertu théologale ? - 6. Est-elle supérieure aux autres vertus morales ? - 7. Comporte-t-elle des actes extérieurs ? - 8. Est-elle identique à la sainteté ?
Objections
:
1. Il semble qu'elle ait un
objet moins restreint, car nous lisons dans l'épître de S. Jacques (1, 27) : «
La religion pure et sans tache devant notre Dieu et Père, la voici : visiter
les orphelins et les veuves dans leurs épreuves, et se garder de toute
souillure du monde. » Mais le premier point concerne nos rapports avec le
prochain, et le second l'ordre qui règle l'homme en lui-même.
2. S. Augustin a déclare :
« Dans le latin usuel, non seulement des ignorants, mais aussi des plus doctes,
on parle de manifester sa religion à l'égard de ses parents, de ses alliés, de
tous ceux envers qui nous avons une obligation quelconque ; d'où vient que
l'ambiguïté du terme empêche de dire en toute assurance que la religion ne fut
pas autre chose que le culte de Dieu. »
3. Le culte de latrie ressortit
à la religion, car latrie signifie « servitude », remarque S. Augustin.
Or nous devons servir non seulement Dieu, mais le prochain, selon l'épître aux
Galates (5, 13) : « Par la charité mettez-vous au service les uns des autres. »
Donc la religion implique aussi nos rapports avec le prochain.
4. Le culte relève de la
religion. Mais on ne parle pas de culte seulement pour Dieu, selon cette
sentence de Caton : « Rends un culte à tes parents. » La religion nous ordonne
donc aussi au prochain.
5. Tous ceux qui veulent
faire leur salut se soumettent à Dieu. Pourtant on réserve le nom de «
religieux » à ceux qui s'astreignent, par des voeux et des observances, à
l'obéissance envers d'autres hommes. Il ne semble donc pas que la religion
consiste à régler la juste sujétion de l'homme à Dieu.
Cependant, d'après Cicéron, « la religion présente ses soins et ses cérémonies à une nature d'un ordre supérieur qu'on nomme divine ».
Conclusion
:
Pour définir la religion, Isidore adopte l'étymologie suggérée par Cicérone : « L'homme religieux, c'est celui qui repasse et pour ainsi dire relit ce qui concerne le culte divin. » Religion viendrait donc de « relire », ce qui relève du culte divin, parce qu'il faut fréquemment y revenir dans notre coeur ; selon Proverbe (3, 6) : « En toutes tes démarches pense à lui. » Mais on peut aussi entendre la religion du devoir de « réélire » Dieu comme le bien suprême délaissé par nos négligences, dit S. Augustin. Ou bien encore, toujours avec S. Augustin on peut faire dériver religion de « relier », la religion étant « notre liaison au Dieu unique et tout-puissant ». Quoi qu'il en soit de cette triple étymologie, lecture renouvelée, choix réitéré de ce qui a été perdu par négligence, restauration d'un lien, la religion au sens propre implique ordre à Dieu. Car c'est à lui que nous devons nous attacher avant tout, comme au principe indéfectible ; lui aussi que, sans relâche, notre choix doit rechercher comme notre fin ultime ; lui encore que nous avons négligé et perdu par le péché, et que nous devons recouvrer en croyant, et en témoignant de notre foi.
Solutions
:
1. Il y a deux sortes
d'actes attribués à la religion. Par ses actes propres et immédiats, ceux
qu'elle émet, elle nous ordonne uniquement à Dieu ; tels sont le sacrifice,
l'adoration, etc. Mais on lui attribue aussi d'autres actes, émis directement
par d'autres vertus qu'elle tient sous son commandement, pour autant qu'elle
les ordonne à l'honneur de Dieu. La vertu qui regarde la fin commande en effet
aux vertus qui gouvernent les choses ordonnées à cette fin. C'est à ce titre
d'actes commandés qu'on attribuera à la religion la visite des orphelins et des
veuves, acte propre de la miséricorde. De même, se garder de la contagion du
siècle est un acte commandé par la religion, mais émanant de la tempérance ou
d'une vertu analogue.
2. Les extensions possibles
du mot religion aux relations humaines n'empêchent pas que le sens propre en
soit réservé, comme S. Augustin le dit lui-même un peu plus haut, au culte de
Dieu : « Au sens le plus précis, la religion parait désigner le culte de Dieu,
et non pas n'importe quel culte. »
3. Puisque la servitude
implique une relation au maître, il faut nécessairement que là où il y a raison
spéciale et propre de domination, existe une raison spéciale et propre de
servitude. Or il est clair que la domination convient à Dieu selon une raison
propre et unique, parce qu'il a tout créé et parce que, en toutes choses, il a
le rang suprême. C'est pourquoi on lui doit une servitude d'une nature
spéciale. Et une telle servitude est appelée latrie par les Grecs. Donc
la servitude appartient proprement à la religion.
4. Nous employons le mot «
culte » au sujet des hommes à qui nous consacrons des honneurs, notre souvenir
ou notre présence. En Outre, nous parlons de « cultiver » des réalités
inférieures qui nous sont soumises. On appelle agriculteurs ceux qui cultivent
les champs, et on appelle incolae ceux qui cultivent un lieu en
l'habitant. Cependant, parce qu'on doit à Dieu un honneur spécial, comme au
premier principe de toutes choses, une raison spéciale de culte lui est due,
qu'on appelle en grec eusébéia ou théosébéia, comme le montre S.
Augustin.
5. Bien qu'on qualifie d'hommes religieux tous ceux qui rendent un culte à Dieu, on réserve le nom de « religieux » à certains précisément parce qu'ils vouent toute leur vie au culte de Dieu, en se dégageant des embarras du monde. Ainsi appelle-t-on contemplatifs, non point tous ceux qui contemplent, mais ceux qui consacrent leur vie entière à la contemplation. Les religieux d'ailleurs ne se soumettent pas à l'homme pour lui-même, mais pour Dieu. « Comme un ange de Dieu, comme le Christ jésus, ainsi m'avez-vous reçu », dit S. Paul (Ga 4, 14).
Objections
:
1. Il ne semble pas, car la
révérence envers Dieu semble appartenir à la religion. Or cette révérence est
un acte de la crainte, qui est un don du Saint-Esprit, nous l'avons vu . .
2. Toute vertu réside dans
une volonté libre, si bien qu'on la définit un habitus électif, c'est-à-dire
volontaire. Mais, nous l'avons dit, la vertu de latrie qui implique une
certaine servitude, se rattache à la religion. Donc celle-ci n'est pas une
vertu.
3. Comme dit Aristote,
l'aptitude à la vertu est mise en nous par la nature, si bien que les vertus
sont réglées par la raison naturelle. Mais la religion est chargée d'offrir
tout un cérémonial à la nature divine. Or nous avons vu que les préceptes
cérémoniels, ne sont pas réglés par la raison naturelle. Donc la religion n'est
pas une vertu.
Cependant, elle est énumérée parmi les autres vertus, comme on a pu le voir.
Conclusion
:
La vertu, nous l'avons déjà dit, rend bon celui qui la possède et rend bonne son oeuvre. Toute bonté dans l'action requiert donc une vertu. Or, rendre à autrui ce qui lui est dû a manifestement raison de bien ; parce que, du fait que l'on rend à autrui son dû, on s'établit dans une juste relation envers lui, on s'ordonne à lui comme il le faut. Or l'ordre se rattache à la raison de bien, ainsi que le mode et l'espèce, comme le montre S. Augustin. Puisqu'il appartient à la religion de rendre l'honneur qui lui est dû à quelqu'un qui est Dieu, il est évident qu'elle est une vertu.
Solutions
:
1. Révérer Dieu est un acte
du don de crainte. Mais la religion s'applique à faire certaines choses par
révérence pour Dieu. Il n'y a donc pas lieu d'identifier religion et don de
crainte, mais d'ordonner la vertu au don comme à ce qui est plus capital. Car
les dons sont plus capitaux que les vertus morales, nous l'avons montré.
2. Même un esclave peut
rendre volontairement à son maître ce qu'il lui doit ; il fait ainsi de
nécessité vertu, en lui rendant volontairement son dû. De même, rendre à Dieu
le service que nous lui devons peut être un acte de vertu, en tant que l'homme
agit volontairement.
3. C'est bien la raison naturelle qui nous dicte notre devoir de faire certains gestes, pour révérer Dieu ; mais qu'on fasse précisément ceci ou cela n'est pas dicté par la raison naturelle : c'est institué par le droit, humain ou divin.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
la religion nous ordonne à Dieu, nous l'avons dit. Mais en Dieu, nous trouvons
trois personnes et encore une multitude d'attributs, distincts au moins pour la
raison. Or, nous avons montré que la diversité dans la raison de l'objet suffit
à diversifier les vertus.
2. L'unité de la vertu doit
se retrouver dans son acte, puisque les actes servent à distinguer les habitus.
Mais il y a bien des actes divers de religion : culte et service, voeux,
prières, sacrifices, etc. Donc la religion n'est pas une vertu unique.
3. L'adoration ressortit à
la religion. Mais on adore les images et Dieu lui-même selon des raisons
diverses. Donc, puisque des raisons diverses différencient les vertus, il
apparaît que la religion n'est pas une vertu unique.
Cependant, « Un seul Dieu, une seule foi », dit l'Apôtre (Ep 4, 5). Mais la religion vraie exprime la foi au Dieu unique. Elle est donc une vertu unique.
Conclusion
:
On a établi ailleurs le principe de la distinction des habitus par la diversité des objets formels. Or l'objet de la religion, c'est de rendre honneur au Dieu unique, sous cette raison unique qu'il est le principe premier de la création et du gouvernement du monde. Lui-même nous dit par la voix de Malachie (1, 6) : « Si je suis Père, rendez-moi honneur! » Car il appartient au père de donner la vie et de gouverner. La vertu de religion est donc évidemment unique.
Solutions
:
1. Les trois personnes
divines n'interviennent dans la création et le gouvernement du monde qu'à titre
de principe unique. La même vertu de religion suffit donc à leur rendre nos
devoirs. Les divers attributs divins se rejoignent dans la raison de premier
principe, parce que Dieu produit l'univers et le gouverne par sa sagesse, sa
volonté et la puissance de sa bonté. C'est pourquoi la religion est une vertu
unique.
2. C'est par le même acte
que l'on sert Dieu et qu'on lui rend un culte ; car le culte envisage
l'excellence de Dieu, à qui est due la révérence ; la servitude envisage la
sujétion de l'homme qui par sa condition est obligé de rendre révérence à Dieu.
Et ce double aspect est commun à tous les actes attribués à la religion, parce
que tous permettent à l'homme de proclamer l'excellence divine et sa sujétion envers
Dieu, soit en lui présentant quelque chose, soit en participant du bien divin.
3. Le culte de religion ne s'adresse pas aux images considérées en elles-mêmes comme des réalités, mais les regarde sous leur aspect propre d'images qui nous conduisent à Dieu incarné. Or le mouvement qui s'adresse à l'image en tant que telle ne s'arrête pas à elle, mais tend à la réalité dont elle est l'image. C'est pourquoi le fait que l'on rend un culte religieux aux images du Christ n'introduit aucune diversité dans le motif de latrie ni dans la vertu de religion.
Objections
:
1. Il apparaît que non,
car, pour S. Augustin : « Est sacrifice véritable tout ce qu'on fait pour
s'unir à Dieu en de saintes relations. » Mais le sacrifice ressortit à la
religion, donc tout acte vertueux ressortit à la religion. Et ainsi elle n'est
pas une vertu spéciale.
2. L'apôtre nous dit (1 Co
10, 31) : « Faites tout pour la gloire de Dieu. » Mais il appartient à la
religion de faire certaines actions pour révérer Dieu, nous l'avons dit. Donc
la religion n'est pas une vertu spéciale.
3. La charité dont on aime
Dieu n'est pas une vertu distincte de la charité dont on aime le prochain. Mais
pour Aristote « honorer le prochain et l'aimer sont choses voisines ». Donc la
religion par laquelle on honore Dieu n'est pas une vertu spécifiquement
distincte de l'observance, de la dulie ou de la piété, par lesquelles on honore
le prochain. Elle n'est donc pas une vertu spéciale.
Cependant, elle est donnée comme une partie de la justice, distincte des autres.
Conclusion
:
Puisque la vertu est ordonnée au bien, là où il y a une raison spéciale de bien, il faut qu'il y ait une vertu spéciale. Le bien auquel est ordonnée la religion est de rendre à Dieu l'honneur qui lui est dû. Or, on doit honneur à quelqu'un en raison de son excellence. Mais c'est une excellence unique que celle de Dieu, dont la transcendance infinie s'élève au-dessus de toutes choses. Aussi lui doit-on un honneur spécial : déjà sur le plan humain on voit les honneurs se diversifier suivant l'excellence des personnes : on honore différemment son père et son roi. Aussi est-il évident que la religion est une vertu spéciale.
Solutions
:
1. Toute oeuvre vertueuse
est appelée sacrifice en tant qu'on l'ordonne à l'honneur de Dieu. Il ne
s'ensuit donc pas que la religion soit une vertu générale, mais qu'elle étend
son commandement à toutes les autres vertus, comme nous l'avons dit plus haut.
2. Tout ce que l'on fait à
la gloire de Dieu relève de la religion, non en tant qu'elle produit ces actes,
mais en tant qu'elle les commande. N'émanent directement de la religion que les
actes qui n'ont d'autre motif, selon leur raison spécifique, que la gloire de
Dieu.
3. L'objet de l'amour est le bien. L'objet du respect ou de l'honneur est quelque chose d'excellent. Dieu communique aux créatures sa bonté, mais non l'excellence qu'elle possède en lui. C'est pourquoi la charité ne se divise pas, qu'elle porte sa dilection sur Dieu ou sur le prochain ; tandis que la religion, qui honore Dieu, se distingue des vertus qui honorent le prochain.
Objections
:
1. Il semble bien, car S.
Augustin affirme : « On rend un culte à Dieu par la foi, l'espérance et la
charité. » Mais rendre un culte à Dieu relève de la religion. Celle-ci est donc
une vertu théologale.
2. On appelle « théologales
» les vertus qui ont Dieu pour objet. Or tel est le cas de la religion, puisque
c'est à Dieu seul qu'elle nous ordonne, comme on l'a dit plus haut.
3. Une vertu ne peut être
que théologale, intellectuelle ou morale, nous l'avons dit. La religion n'est
pas une vertu intellectuelle, puisque sa perfection ne consiste pas dans la
considération de la vérité. Elle n'est pas davantage une vertu morale,
celles-ci ayant en propre de tenir le milieu entre l'excès et le défaut, car on
ne peut honorer Dieu à l'excès d'après l'Ecclésiastique (43, 30) : « Bénissez
le Seigneur, exaltez-le autant que vous pouvez, il dépasse toute louange. » Elle
ne peut donc être qu'une vertu théologale.
Cependant, on la rattache à la justice, qui est une vertu morale.
Conclusion
:
La religion rend à Dieu le culte qui lui est dû, on vient de le dire. Il y a donc en elle deux points à considérer : ce qu'elle offre à Dieu, le culte, qui est la matière et l'objet de la vertu ; d'autre part celui à qui nous le présentons : Dieu. C'est à lui qu'on rend un culte, non pas que nos actes de culte l'atteignent en lui-même, comme nous l'atteignons lorsque nous croyons en lui ; c'est pourquoi nous avons dit précédemment c que Dieu est objet de foi non seulement en ce que nous croyons à Dieu, mais en tant que nous croyons Dieu. Tandis que l'on offre à Dieu le culte qui lui est dû en tant que les actes de culte se font pour le révérer : ainsi, l'oblation de sacrifices, etc. Aussi est-il évident que Dieu n'est pas rattaché à la vertu de religion comme sa matière ou son objet, mais comme sa fin.
C'est pourquoi la religion n'est pas une vertu théologale, dont l'objet est la fin ultime, mais une vertu morale qui concerne des moyens ordonnés à la fin.
Solutions
:
1. C'est un principe
universel qu'une puissance ou une vertu dont l'activité porte sur une fin, meut
par son commandement la puissance ou la vertu qui actionne les moyens relatifs
à cette fin. Les vertus théologales, foi, espérance et charité, s'exercent à
l'égard de Dieu comme envers leur objet propre ; il leur appartient donc de
causer par leur commandement l'acte de la vertu de religion qui accomplit
certains actes ordonnés à Dieu. C'est pourquoi S. Augustin parle du culte rendu
par la foi, l'espérance et la charité.
2. La religion nous ordonne
à Dieu, non comme à son objet, mais comme à sa fin.
3. La religion n'est pas une vertu théologale ni une vertu intellectuelle, mais une vertu morale, puisqu'elle fait partie de la justice. En elle le juste milieu se prendra non de l'équilibre des passions, mais selon une certaine égalité dans les oeuvres qu'on fait pour Dieu. Ne l'entendons pas d'une égalité quantitative avec ce que nous devons à Dieu ; mais relativement à ce que nous pouvons faire et à ce que Dieu lui-même agrée. Quant à l'excès, il peut s'en trouver dans ce qui touche au culte divin ; non qu'on puisse trop honorer Dieu, mais il y a d'autres circonstances que la quantité. L'excès pourra consister à rendre les honneurs divins à quelqu'un qui n'y a pas droit, hors du temps voulu, ou selon d'autres circonstances blâmables.
Objections
:
1. Il semble que non, car
la perfection de la vertu morale c'est d'atteindre au juste milieu d'après
Aristote. Or le juste milieu de la justice n'est pas réalisé par la religion, qui
ne rend aucunement à Dieu l'équivalent de ses dons.
2. Dans ce que l'on fait
pour les hommes, on mérite d'autant plus l'éloge qu'on aide celui qui en a le
plus besoin, d'où cette parole d'Isaïe (58, 7) : « Partage ton pain avec
l'affamé. » Mais Dieu n'a pas besoin de notre aide, selon le Psaume (16, 2 Vg)
: « J'ai dit au Seigneur : "Tu es mon Dieu, car tu n'as pas besoin de mes
biens." » Donc la religion paraît mériter moins d'éloges que les autres
vertus, par lesquelles on vient en aide aux hommes. 3. Ce qu'on fait par une
nécessité plus impérieuse est d'autant moins digne d'éloge, selon S. Paul (1 Co
9, 16) : « Annoncer l'Évangile n'est pas pour moi un titre de gloire : c'est
une nécessité qui s'impose à moi. » La grandeur de la nécessité est conforme à
la grandeur de la dette. Donc, puisque la plus grande dette est ce que l'homme
doit présenter à Dieu, il apparaît que la religion est la moins digne d'éloges
entre les vertus humaines.
Cependant, l'Exode (20, 1-11) place au premier rang les préceptes concernant la religion. Or l'ordre des préceptes correspond à l'ordre des vertus, puisqu'ils ont pour but d'en promouvoir les actes. La religion a donc primauté parmi les vertus morales.
Conclusion
:
Tout ce qui est relatif à une fin tire sa bonté de son ordre à cette fin ; aussi plus on est proche de celle-ci, plus la bonté s'accroît. Or, les vertus morales ont pour matière, nous l'avons dite, tout ce qui est ordonné à Dieu comme à notre fin. Or, parmi ces vertus, c'est la religion qui touche de plus près à Dieu : elle nous fait accomplir des actes directement et immédiatement ordonnés à son honneur. Elle a donc prééminence sur les autres vertus morales.
Solutions
:
1. L'éloge de la vertu
tient à ce que nous voulons, non aux limites de ce que nous pouvons. Rester en
deçà de cette égalisation qui est le juste milieu de la justice, faute de le
pouvoir, ne rabaisse en rien la qualité de la vertu, s'il n'y a aucune
déficience du côté de la volonté.
2. Dans les services que
l'on rend à autrui, l'acte est d'autant plus louable que le besoin est plus
grand, parce qu'il rend davantage service. Mais on n'offre rien à Dieu pour son
profit, on l'offre pour sa gloire, c'est là notre profit.
3. La nécessité empêche la gloire de la surérogation, mais non le mérite de la vertu, si la volonté y intervient.
Objections
:
1. Il semble que la latrie n'ait pas d'acte extérieur, car il est dit en S. Jean (4, 24) « Dieu est esprit et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et vérité. »
Or les actes extérieurs ne relèvent
pas de l'esprit, mais plutôt du corps. Donc la religion n'a pas d'actes
extérieurs, mais seulement intérieurs.
2. La religion a pour fin
de rendre à Dieu respect et honneur. Mais il semble irrespectueux de présenter
à quelqu'un d'éminent ce qui convient proprement aux inférieurs. Or, tous les
actes d'hommage où le corps intervient paraissent appropriés aux besoins
humains ou au respect dû aux créatures inférieures à Dieu. Il apparaît donc peu
convenable d'en user pour honorer Dieu.
3. S. Augustin approuve
Sénèque blâmant ceux qui rendent aux idoles les hommages rendus ordinairement
aux hommes, parce que ce qui revient aux mortels ne convient pas aux immortels.
Moins encore est-ce permis pour le Dieu véritable, élevé par-dessus tous les
dieux. Les actes corporels sont donc à réprouver dans le culte de Dieu, et la
religion ne les comporte pas.
Cependant, on lit dans le Psaume (84,3). « Mon coeur et ma chair ont bondi vers le Dieu vivant » Mais si les actes intérieurs relèvent du « coeur », les actes extérieurs relèvent de la « chair ». Il apparaît donc que le culte rendu à Dieu doit comporter non seulement des actes intérieurs, mais aussi des actes extérieurs.
Conclusion
:
Nous témoignons à Dieu honneur et révérence non pour lui-même, parce qu'en lui-même il est plein d'une gloire à quoi la créature ne peut rien ajouter, mais pour nous-mêmes ; car révérer Dieu et l'honorer, c'est en fait lui assujettir notre esprit, qui trouve en cela sa perfection. Toute chose en effet trouve sa perfection dans la soumission à ce qui lui est supérieur. Ainsi le corps vivifié par l'âme, l'air illuminé par le soleil. Mais pour rejoindre Dieu, l'esprit humain a besoin d'être guidé par le sensible : car, écrit l'Apôtre (Rm 1, 20) : « C'est par le moyen des choses créées qu'apparaît au regard de l'intelligence l'invisible mystère de Dieu. » C'est pourquoi le culte divin requiert nécessairement l'usage de réalités corporelles, comme de signes capables d'éveiller en l'âme humaine les actes spirituels par lesquels on s'unit à Dieu. Ainsi la religion a des actes intérieurs qui sont principaux et qui d'eux-mêmes lui appartiennent. Mais elle y ajoute, à titre secondaire, des actes extérieurs ordonnés aux actes intérieurs.
Solutions
:
1. Le Seigneur ne parle que
de ce qui, dans le culte, est premier et voulu pour soi-même.
2. Ces offrandes
extérieures ne sont pas présentées à Dieu pour subvenir à une indigence, selon
qu'il dit dans le Psaume (50, 13) : « Mangerai-je donc la chair des taureaux,
boirai-je le sang des boucs ? » Mais on les présente en signe de certaines
oeuvres intérieures et spirituelles, agréées de lui pour elles-mêmes. D'où
cette définition de S. Augustin : « Le sacrifice visible est le sacrement,
c'est-à-dire le signe sacré, du sacrifice invisible. »
3. On se moque des idolâtres parce qu'ils présentaient aux idoles des offrandes bonnes pour des hommes, non comme des signes éveillant au monde spirituel, mais comme si les idoles prenaient plaisir à ces dons en eux-mêmes. Et surtout parce que ces idoles étaient inexistantes et immorales.
Objections
:
1. Non, car la religion est
une vertu spéciale, on vient de le dire. Or la sainteté est une vertu générale
: « Elle assure, dit Andronicus, la fidèle observance de tout ce qui est juste
devant Dieu. »
2. La sainteté implique la
pureté ; car d'après Denys elle est « la pureté libre de toute souillure,
parfaite et sans la moindre tache ». Or la pureté est surtout affaire de
tempérance, laquelle rejette les honteux excès du corps. Donc, puisque la religion
appartient à la justice, elle ne peut être identique à la sainteté.
3. On ne peut identifier ce
qu'on oppose dans une division logique. Or dans une liste des annexes de la
justice, sainteté et religion sont distinguées.
Cependant, on lit dans S. Luc (1, 74) : « Servons Dieu en sainteté et justice. » Mais le service de Dieu, c'est la religion, nous l'avons vu. Religion et sainteté sont donc identiques.
Conclusion
:
Le mot de sainteté implique deux choses : Premièrement : la pureté. C'est le sens donné par le mot grec haies comme si l'on disait « sans terre ». Deuxièmement, il implique fermeté : les anciens appelaient saint ce que la loi protégeait et rendait inviolable. D'où vient aussi le terme de « sanctionné » pour désigner ce que confirme une loi. L'étymologie latine permet d'ailleurs de rattacher au mot sanctus l'idée de pureté. Il faut alors l'entendre de sanguine tinctus, parce que, dans l'antiquité, celui qui voulait être purifié se faisait asperger par le sang d'une victime, d'après Isidore. L'un et l'autre sens s'accordent pour faire attribuer la sainteté à ce qui est engagé dans le culte divin. Si bien que non seulement les hommes, mais le temple, les instruments et autres choses de ce genre, se trouveront sanctifiés par leur application au culte de Dieu. La pureté en effet est nécessaire pour que l'âme s'applique à Dieu. C'est parce que l'âme se souille du fait de sa liaison aux choses d'en bas, comme un métal s'avilit par son alliage avec un métal moins noble, ainsi l'argent mêlé de plomb. Or il faut que l'âme spirituelle se sépare de ces réalités inférieures pour pouvoir s'unir à la réalité suprême. C'est pourquoi une âme sans pureté ne peut s'appliquer à Dieu. Aussi l'épître aux Hébreux (12, 14) nous dit-elle : « Recherchez la paix avec tous, et cette pureté sans laquelle nul ne verra Dieu. » La fermeté stable est également requise pour l'application de l'âme à Dieu. Elle s'attache à lui en effet comme à la fin ultime et au premier principe, ce qui nécessairement est immuable au plus haut point. S. Paul disait aux Romains (8, 38) : « je suis certain que ni la mort ni la vie ne me sépareront de l'amour de Dieu. »
Ainsi donc, on appelle sainteté cette application que l'homme fait de son âme spirituelle et de ses actes à Dieu. Elle ne diffère donc pas de la religion dans son essence, mais seulement d'une distinction de raison. Car on parle de religion selon que l'on rend à Dieu le service qu'on lui doit en ce qui concerne spécialement le culte divin : sacrifices, oblations, etc. Tandis qu'on parle de sainteté lorsque l'homme, outre ces actes, rapporte encore à Dieu les actes des autres vertus, ou bien se dispose au culte divin par certaines bonnes oeuvres.
Solutions
:
1. A la prendre dans son
essence, la sainteté est une vertu spéciale, et l'on peut alors d'une certaine
façon l'identifier à la religion. Mais elle a aussi un caractère général selon
que son commandement ordonne au bien divin tous les actes des vertus. De même,
la justice légale est appelée vertu générale en tant qu'elle ordonne au bien
commun les actes de toutes les vertus.
2. La pureté qu'assure la
tempérance n'a raison de sainteté que si on la réfère à Dieu. D'où cette
remarque de S. Augustin : « La virginité est honorée non pour elle-même mais
parce qu'elle est consacrée à Dieu.
3. La sainteté se distingue de la religion, nous venons de le dire, non d'une distinction réelle, mais d'une distinction de raison,
LES ACTES DE LA RELIGION
Premièrement les actes intérieurs (Question 82-83) qui sont les principaux, on l'a dit. Deuxièmement les actes extérieurs, qui sont secondaires (Question 84-9 1). Nous trouvons comme actes intérieurs de la religion la dévotion (Question 82) et la prière (Question 83), dont nous allons traiter successivement.
1. Est-elle un acte spécial ? - 2. Est-elle un acte de religion ? - 3. Sa cause. - 4. Son effet.
Objections
:
1. Apparemment non. Ce qui
est une modalité d'autres actes ne peut être un acte spécial : or c'est le cas,
Semble-t-il, de la dévotion, car on lit au deuxième livre des Chroniques (29,
31) : « La foule tout entière offrit d'une âme dévote ses victimes, ses
louanges et ses holocaustes. »
2. Aucun acte spécial ne se
trouve en des genres divers comme sont les actes spirituels et corporels ; or
on appelle « dévote » aussi bien une méditation qu'une génuflexion.
3. Tout acte spécial doit
appartenir soit à la puissance appétitive, soit à la puissance cognitive. Or ni
l'une ni l'autre ne compte la dévotion parmi ses actes propres, si l'on
parcourt l'énumération donnée jadis de leurs différentes espèces d'actes. La
dévotion n'est donc pas un acte spécial.
Cependant, c'est par nos actes que nous méritons. Mais la dévotion a une raison spéciale de mérite. Donc elle est un acte spécial.
Conclusion
:
Dévotion vient de « dévouer » et l'on appellera « dévots » ceux qui, en quelque sorte, « vouent » à Dieu leur propre personne par un assujettissement total. C'est ainsi que l'antiquité païenne désignait par ce terme ceux qui se « dévouaient » aux idoles, en se livrant à la mort pour le salut de leur armée, comme Tite-Live le raconte des deux Decius. On voit par là ce qu'est la dévotion : rien autre qu'une volonté de se livrer promptement à ce qui concerne le service de Dieu. Ainsi est-il dit dans l'Exode (35, 23) : « Toute l'assemblée des fils d'Israël, d'une âme très prompte et dévote, offrit les prémices au Seigneur. » Ce vouloir, portant sur le prompt accomplissement de ce qui tient au service divin, est manifestement un acte spécial. Donc la dévotion est un acte spécial de la volonté.
Solutions
:
1. Ce qui meut impose son
mode au mouvement du mobile. La volonté meut les autres facultés de l'âme à
leurs actes respectifs, et elle-même en tant qu'elle est de la fin se meut à
vouloir les moyens, nous l'avons vu. Et puisque la dévotion est un acte de
volonté par lequel on fait offrande de soi-même à Dieu pour le servir, lui qui
est fin ultime de tout ce que nous faisons, il s'ensuit qu'elle impose une
modalité aux actes humains : actes de la volonté elle-même s'appliquant aux
moyens, ou bien encore actes des autres puissances soumises à son
impulsion.
2. Parmi les actes humains,
si l'on retrouve la dévotion en des genres divers, ce n'est pas comme une
espèce unique sous des genres différents, mais on l'y trouve selon la façon
dont le mouvement imprimé par le moteur se retrouve virtuellement dans les
mouvements du mobile.
3. La dévotion est un acte de la puissance appétitive, et c'est un mouvement de la volonté. nous venons de le dire.
Objections
:
1. Il ne le paraît pas, si
l'on se rappelle que la dévotion consiste à se livrer à Dieu. Mais c'est là
surtout le fait de la charité, car, selon Denys « l'amour divin produit
l'extase ; grâce à lui, ceux qui aiment ne s'appartiennent plus, ils
appartiennent à ce qu'ils aiment ». Donc la dévotion est plutôt un acte de
charité que de religion.
2. La charité vient avant
la religion, mais elle-même est précédée par la dévotion, car la Sainte
Écriture symbolise la charité par le feu, et la dévotion par la graisse, qui
est la matière du feu. Donc la dévotion n'est pas un acte de la religion.
3. La religion nous ordonne
seulement à Dieu, nous l'avons dit. Mais on a aussi de la dévotion pour
des hommes : on parle de gens dévots à tels saints personnages ; on dit même de
certains sujets qu'ils sont à la dévotion de leurs maîtres : le pape Léon
montre « les Juifs s'exprimant comme des gens à la dévotion des lois romaines
lorsqu'ils disaient : "Nous n'avons de roi que César" ».
Cependant, dévotion vient de « vouer », nous l'avons dit à l'Article précédent. Mais le voeu est un acte de religion. Donc la dévotion aussi.
Conclusion
:
C'est à la même vertu qu'il appartient de vouloir faire quelque chose, et de tenir sa volonté prompte à l'accomplir ; ces deux actes ont en effet un même objet. Ainsi, dit Aristote, « la justice fait vouloir et accomplir ce qui est juste ». Or il est évident que les oeuvres concernant le culte ou le service divin sont le domaine propre de la religion, nous l'avons vu. C'est donc à elle qu'on attribuera l'acte de tenir sa volonté prompte à les exécuter : c'est cela être dévot. Il est donc clair que la dévotion est un acte de la religion.
Solutions
:
1. Que l'homme se livre à
Dieu en s'unissant à lui spirituellement, cela relève immédiatement de la
charité. Mais qu'il se livre à Dieu pour des oeuvres de culte, cela relève
immédiatement de la religion ; la charité n'y intervient que médiatement, comme
principe de la religion.
2. La graisse corporelle
est produite par la chaleur naturelle qui digère les aliments, et elle-même
conserve et alimente cette chaleur. Semblablement la charité engendre la
dévotion, car l'amour rend prompt au service de l'ami ; et en outre, la
dévotion nourrit la charité, de même que toute amitié se conserve et s'accroît
par l'exercice et la pensée de services amicaux.
3. La dévotion qu'on a pour les saints morts ou vivants ne s'arrête pas à eux, mais aboutit à Dieu, que nous révérons en ses ministres. Quant à la dévotion dont on parle dans les rapports de subordonnés à maîtres temporels, elle est d'un autre ordre, comme le service des maîtres d'ici-bas diffère de celui de Dieu.
Objections
:
1. La méditation
contemplative ne peut causer la dévotion, car aucune cause ne fait obstacle à
son effet. Or les méditations subtiles de l'intelligence empêchent souvent la
dévotion.
2. Si la contemplation
était la cause propre et essentielle de la dévotion, il faudrait que les objets
de la plus haute contemplation éveillent davantage la dévotion. C'est tout le
contraire qui apparaît. Souvent la dévotion est excitée par la considération de
la passion du Christ et les autres mystères de son humanité, plus que par la
vue de la grandeur divine.
3. Si cela était, il faudrait que les plus aptes à la contemplation soient aussi les plus disposés à la dévotion. C'est le contraire que nous voyons.
On rencontre plus souvent de la
dévotion chez des gens simples et chez les femmes, en qui l'on trouve peu de
contemplation. Celle-ci n'est donc pas la cause propre de la dévotion.
Cependant, on dit dans le Psaume (39,4) : « Dans ma méditation s'animera l'ardeur du feu. » Mais le feu spirituel engendre la dévotion. Donc la méditation est cause de dévotion.
Conclusion
:
La cause extérieure et principale de la dévotion c'est Dieu. S. Ambroise écrit : « Dieu appelle ceux qu'il juge bon d'appeler, rend religieux celui qu'il veut, et s'il l'avait voulu il eût transformé en dévotion l'indifférence des Samaritains. » Quant à la cause intérieure, qui tient à nous, c'est nécessairement la méditation ou contemplation. Nous l'avons dit en effet la dévotion est un acte de la volonté, qui fait qu'on se livre avec promptitude au service de Dieu. Or, tout acte de volonté procède d'une certaine vue de l'esprit, du fait que le bien perçu par l'intelligence est l'objet de la volonté. « La volonté naît de l'intelligence » dit S. Augustin. Nous en déduirons nécessairement que la méditation est cause de dévotion, pour autant qu'elle fait naître en nous cette conviction qu'on doit se livrer au service divin. A cela mènent deux ordres de considérations. Les unes prises de la divine bonté et de ses bienfaits, selon le Psaume (73, 28) : « Il m'est bon d'adhérer à Dieu et de placer dans le Seigneur mon espoir. » Cette considération éveille l'amour de charité, cause prochaine de la dévotion. Un autre sujet de méditation se tire de nous-même et de la vue des déficiences qui nous forcent à nous appuyer sur Dieu, selon le Psaume (121, 1) : « J'ai levé les yeux vers les sommets d'où me viendra le secours. Mon secours vient du Seigneur, qui a fait le ciel et la terre. » Cette vue exclut la présomption, qui, nous faisant compter sur nos propres forces, nous empêche de nous soumettre à Dieu.
Solutions
:
1. La considération de ce
qui excite naturellement l'amour de Dieu cause la dévotion. Mais la
considération de tout ce qui y est étranger, en distrayant l'esprit, empêche la
dévotion.
2. Ce qui tient à la
divinité doit plus que toute autre chose, à le prendre en soi, éveiller l'amour
et par suite la dévotion parce que Dieu doit être aimé plus que toute chose.
Mais la faiblesse de l'esprit humain, de même qu'elle a besoin d'être conduite
par la main jusqu'à la connaissance divine, veut que nous n'atteignions pas à
l'amour sans l'aide de réalités sensibles, adaptées à notre connaissance. En
premier lieu ce sera l'humanité du Christ, selon cette préface du missel pour
Noël : « En sorte que connaissant Dieu sous cette forme visible nous soyons par
lui ravis en l'amour des réalités invisibles. » Regarder l'humanité du Christ
est donc le moyen par excellence d'exciter la dévotion. C'est comme un guide
qui nous prendrait par la main. Cependant la dévotion s'attache principalement
à ce qui concerne la divinité.
3. La science, comme tout ce qui implique grandeur, est une occasion pour l'homme de se fier à lui-même et l'empêche donc de se livrer totalement à Dieu. C'est donc là parfois un obstacle occasionnel à la dévotion ; tandis que des gens simples et des femmes ont une abondante dévotion parce qu'ils répriment tout orgueil. Mais la science ou toute autre perfection que ce soit, si on la soumet parfaitement à Dieu, accroît la dévotion.
Objections
:
1. Il semble que
l'allégresse ne soit pas l'effet de la dévotion. Car, on l'a dit. la passion du
Christ est un des principaux motifs qui l'éveillent, et c'est une considération
affligeante pour l'âme selon les Lamentations (3, 19) : « Rappelle-toi ma
pauvreté, l'absinthe et le fiel », ce qui évoque la Passion, et le texte ajoute
: « Oui, je me souviendrai, et mon âme se consumera en moi. » La délectation,
la joie, n'est donc pas l'effet de la dévotion.
2. La dévotion est avant
tout le sacrifice intérieur de l'esprit. Mais il est dit dans le Psaume (51,
19) : « Le sacrifice pour Dieu, c'est l'esprit broyé. » La dévotion produit
donc plus de peine que de plaisir ou de joie.
3. S. Grégoire de Nysse
remarque que « si le rire vient de la joie, les larmes et les gémissements sont
signes de tristesse ». Mais il arrive que par dévotion des gens fondent en
larmes. Donc l'allégresse ou la joie ne vient pas de la dévotion.
Cependant, nous demandons, dans une oraison du missel que « ceux que les jeûnes châtient, une sainte dévotion les réjouisse ».
Conclusion
:
Par soi, et à titre principal, la dévotion cause l'allégresse de l'âme. Mais à titre dérivé et par accident, elle engendre la tristesse. Deux ordres de considérations, nous l'avons dit font naître la dévotion. Le rôle principal y revient à la considération de la bonté divine, parce que cette considération rejoint le terme du mouvement par lequel la volonté se livre à Dieu. Par elle-même cette vue est suivie de délectation, selon le Psaume (77, 4) : « je me suis souvenu de Dieu et me suis délecté. » Par accident, toutefois, elle cause de la tristesse, chez ceux qui ne jouissent pas encore pleinement de Dieu, selon le Psaume (42, 3) : « Mon âme a soif de Dieu, la source vive. » Une deuxième cause de notre dévotion, nous l'avons dit., c'est la considération de nos propres déficiences, car elle regarde le point dont nous partons et nous éloignons, dans le mouvement de la volonté dévote : elle ne veut plus exister en soi-même, mais se soumettre à Dieu. Ici tout se passe à l'inverse du cas précédent. En elle-même, cette considération est de nature à causer de la tristesse, par le rappel de nos misères, mais elle peut être l'occasion d'allégresse, dans l'espoir du secours divin. C'est ainsi que premièrement et par soi la dévotion engendre la joie, secondairement et par accident la bonne tristesse « qui est selon Dieu ».
Solutions
:
1. Ce qui nous attriste,
dans la considération de la passion du Christ, c'est la misère humaine que le Christ
est venu enlever et pour laquelle « il a fallu qu'il souffre ». Mais il y a de
quoi nous remplir d'allégresse si nous songeons à la bonté de Dieu envers nous,
qui nous a procuré une telle libération.
2. L'esprit broyé par la
misère de la vie présente trouve sujet de se réjouir en considérant la bonté
divine et en espérant le secours divin.
3. Les larmes jaillissent de la tristesse, mais aussi d'un coeur attendri. On le constate surtout dans ces joies dont l'objet même évoque des souvenirs attristants. On pleure d'attendrissement lorsqu'on retrouve un fils, un ami très cher qu'on avait crus perdus. C'est de cette façon que la dévotion fait verser des larmes.
1. La prière est-elle un acte de la faculté appétitive, ou cognitive ? - 2. Convient-il de prier Dieu ? - 3. Est-ce un acte de la religion ? - 4. Ne doit-on prier que Dieu ? - 5. La prière de demande doit-elle avoir un objet déterminé ? - 6. Doit-on demander à Dieu des biens temporels ? - 7. Devons-nous prier pour autrui ? - 8. Devons-nous prier pour nos ennemis ? - 9. Les sept demandes de l'oraison dominicale. - 10. La prière appartient-elle en propre à la créature douée de raison ? - 11. Les saints du ciel prient-ils pour nous ? - 12. La prière doit-elle être vocale ? - 13. L'attention est-elle requise pour la prière ? - 14. La prière doit-elle être prolongée ? - 15. Est-elle méritoire ? - 16. La prière est-elle efficace pour obtenir ce qu'on demande ? - 17. Les différentes espèces de prière.
Objections
:
1. Il apparaît qu'elle est
un acte de la faculté appétitive. En effet, on prie pour être exaucé. Mais
c'est le désir que Dieu exauce selon le Psaume (10, 38) : « Le Seigneur exauce
le désir des pauvres. » Or le désir est un acte de la faculté appétitive, donc
la prière aussi.
2. « Avant toutes choses,
dit Denys, il est utile de commencer par prier, nous livrant ainsi et nous
unissant à Dieu. » Mais l'union à Dieu se fait par l'amour : comme celui-ci, la
prière sera donc attribuée à la puissance appétitive.
3. Selon Aristote, l'âme
intellectuelle a deux opérations : l'intelligence des indivisibles, simple
saisie de l'essence de chaque être, et la composition et division, qui fait
saisir que quelque chose existe ou n'existe pas ; on y ajoute le raisonnement
qui va du connu à l'inconnu. Mais la prière ne se ramène à aucune de ces
opérations. Elle n'est donc pas un acte de la puissance intellectuelle.
Cependant, Isidore nous dit que prier (ordre) c'est « dire », ce qui appartient à l'intellect. La prière est donc l'acte de la puissance intellective, et non appétitive.
Conclusion
:
Cassiodore discerne dans le mot oratio l'étymologie oris ratio : « raison parlée ». Or la raison spéculative et la raison pratique se distinguent en ce que la raison spéculative se contente d'appréhender le réel, tandis que la raison pratique y ajoute un pouvoir de causalité. Or un être est cause d'un autre de deux façons. D'une façon parfaite, par une action nécessaire, et cela se produit lorsque l'effet est totalement soumis à la puissance de la cause. Ou bien d'une façon imparfaite en ne créant qu'une disposition, quand l'effet n'est pas totalement soumis à la puissance de la cause. C'est ainsi que la raison est cause de deux façons. 1° Son action peut se faire contraignante. C'est ainsi qu'il lui appartient de commander aux puissances inférieures et aux membres du corps, et d'exercer sa maîtrise non seulement sur eux, mais encore sur les hommes qui nous sont soumis. C'est la causalité du commandement. 2° Mais l'influence de la raison peut se borner à engager et à disposer l'action. C'est ainsi que la raison demande l'accomplissement de quelque chose à ceux qui ne lui sont pas soumis, mais égaux ou supérieurs. Ces deux façons d'agir : commandement, et demande ou prière comportent l'établissement d'un ordre : on dispose que quelque chose doit être fait par un autre agent. Aussi cela relève-t-il de la raison, à laquelle il appartient d'ordonner. C'est le sens du texte d'Aristote - : « La raison porte au bien parfait sous forme de prière » ; et c'est en ce sens que nous parlons ici d'oratio, dans le sens d'une imploration ou d'une demande, selon la définition de S. Augustin : « La prière est une demande », et du Damascène : « C'est la demande à Dieu de ce qui convient. » La prière dont nous parlons est donc bien un acte de la raison.
Solutions
:
1. « Le Seigneur exauce le
désir des pauvres » en ce sens que la demande est l'effet du désir, qu’elle
traduit en quelque sorte. A moins qu'on veuille désigner en parlant ainsi la
rapidité de la réponse divine. Les pauvres ne font encore que désirer, et déjà
Dieu les exauce, sans leur laisser le temps d'exprimer leur prière, selon Isaïe
(65, 24) : « Avant qu'ils aient crié vers moi, je les ai exaucés. »
2. Nous l'avons dit
précédemment la volonté pousse la raison vers sa propre fin. Rien n'empêche
donc qu'un acte de la raison mue par la volonté ne tende à ce qui est la fin de
la charité : l'union avec Dieu. Cette influence du vouloir de charité sur la
prière nous portera vers Dieu de deux façons. 1° Du point de vue de l'objet de
nos demandes, parce que nous devons principalement demander dans nos prières
l'union à Dieu, selon le Psaume (27, 4) : « J'ai demandé une chose à Dieu,
celle-là je la cherche, c'est d'habiter dans la maison de Dieu tous les jours
de ma vie. » 2° Du point de vue du sujet qui prie. Il lui faut en effet,
accéder à celui qu’il implore, localement si c'est un homme, spirituellement
s'il s'agit de Dieu. C'est ce qu'indique Denys en ajoutant : « Quand nos
prières invoquent Dieu, nous sommes face à lui par notre esprit. » Et c'est
aussi ce que dit S. Jean Damascène lorsqu'il définit la prière « une élévation
de l'âme vers Dieu ».
3. Ces trois actes relèvent de la raison spéculative. La raison pratique fait davantage, et exerce une activité causale, par mode de commandement ou de demande, nous venons de le dire.
Objections
:
1. Non, à ce qu'il semble.
Car, si la prière nous est nécessaire, c'est pour notifier nos besoins à celui
à qui nous l'adressons. Mais selon S. Matthieu (6, 32) : « Votre Père sait bien
que vous avez besoin de tout cela. »
2. La prière fléchit celui
à qui on l'adresse et l'amène à faire ce qu'on lui demande. Mais Dieu est
immuable et inflexible en ses desseins selon le premier livre de Samuel (15, 29
Vg) : « Le Dieu triomphant d'Israël ne pardonnera pas, et rien ne l'amènera à
se repentir. » Il ne convient donc pas de prier Dieu.
3. Il est plus libéral de
donner à celui qui ne demande pas qu'à celui qui demande. Sénèque le dit : «
Rien n'est plus chèrement acheté que ce qu'on paie de ses prières. » Mais Dieu
est la libéralité même ; il ne paraît donc pas logique de le prier.
Cependant, le Seigneur dit (Luc 18, 1) : « Il faut prier toujours, sans se lasser. »
Conclusion
:
Les anciens ont commis, touchant la prière, trois sortes d'erreurs. Les uns ont soutenu que les affaires humaines ne dépendent pas de la providence divine. D'où l'inutilité de la prière et de tout culte religieux. C'est à eux que s'applique cette apostrophe de Malachie (3, 14) : « Vous avez dit : c'est vanité que servir Dieu. » Pour d'autres, tout, même les choses humaines, se produit de façon nécessaire, qu'on l'explique par l'immutabilité de la Providence, les influences astrales ou l'enchaînement des causes. Ceux-là aussi nient l'utilité de la prière. D'autres enfin admettent bien que les choses humaines, régies par la providence divine, ne se produisent pas de façon nécessaire. Mais ils disent que la providence divine peut varier dans ses dispositions, et que les prières et autres pratiques cultuelles peuvent changer quelque chose à l'ordre établi par elle. Toutes ces erreurs ont été réfutées dans notre première Partie 1. Il nous faut donc présenter l'utilité de la prière mais ne pas imposer une nécessité quelconque aux choses humaines soumises à la Providence, et ne pas non plus estimer que l'ordre établi par Dieu puisse changer.
Pour le voir clairement, il faut considérer que la providence divine ne se borne pas à établir que tel ou tel effet sera produit ; elle détermine aussi en vertu de quelles causes et dans quel ordre il le sera. Or l'activité humaine est efficace et nous pouvons la mettre au rang des causes. Aussi faut-il que l'homme agisse non pour que ses actes changent le plan divin, mais pour qu'ils réalisent certains effets conformément à l'ordre établi par Dieu. C'est d'ailleurs ce qui se passe dans la causalité naturelle ; et il en est de même pour la prière. Nous ne prions pas pour changer l'ordre établi par Dieu, mais pour obtenir ce que Dieu a décidé d'accomplir par le moyen des prières des saints. Si bien que « par leurs demandes, les hommes méritent de recevoir ce que le Dieu tout-puissant, dès avant les siècles, a résolu de leur donner », dit S. Grégoire.
Solutions
:
1. Si nous adressons des
prières à Dieu, ce n'est pas parce qu'il faudrait lui faire connaître nos
besoins ou nos désirs ; c'est pour que nous envisagions nous-mêmes qu'en pareil
cas on doit recourir au secours de Dieu.
2. Notre prière, on vient
de le dire, n'a pas pour but de changer le plan de Dieu, mais d'obtenir par nos
prières ce qu'il a décidé de nous donner.
3. Dieu, dans sa libéralité, nous accorde bien des choses sans même que nous les lui demandions. Mais s'il exige en certains cas notre prière, c'est que cela nous est utile. Cela nous vaut l'assurance de pouvoir recourir à lui, et nous fait reconnaître en lui l'auteur de nos biens. D'où ces paroles de Chrysostome : « Considère quel bonheur t'est accordé, quelle gloire est ton partage : voilà que tu peux converser avec Dieu par tes prières, dialoguer avec le Christ, souhaiter ce que tu veux, demander ce que tu désires. »
Objections
:
1. Il apparaît que non, car
la religion, rattachée à la justice, a pour siège la volonté, tandis que la
prière met en oeuvre nos puissances intellectuelles, nous l'avons dit". La
prière ne paraît donc pas être un acte de la religion, mais du don
d'intelligence qui élève l'âme à Dieu.
2. L'acte de latrie tombe
sous une obligation de précepte. Mais tel n'est pas le cas de la prière qui
dépend purement de la volonté, puisqu'elle n'est pas autre chose que la demande
de ce qu'on veut. Il paraît donc qu'elle n'est pas un acte de la religion.
3. Il revient à la religion
de présenter à Dieu un culte et des cérémonies. Mais la prière n'apporte rien à
Dieu. Elle demande plutôt d'obtenir quelque chose. Elle n'est donc pas un acte
de religion.
Cependant, il est dit dans le Psaume (141, 2) : « Que ma prière monte droit comme l'encens devant ta face. » Et la Glose commente : « Dans l'Ancien Testament on symbolisait la prière par l'encens offert au Seigneur en odeur agréable. » Ce qui appartient à la religion. Nous lui attribuerons donc l'acte de prière.
Conclusion
:
L'objet propre de la vertu de religion, c'est de rendre à Dieu honneur et respect. Tout ce qui exprime la révérence envers Dieu est de son ressort. C'est le cas de la prière. On y révère Dieu en tant qu'on se soumet à lui et que l'on professe avoir besoin de lui, auteur de tous nos biens. Manifestement pareil acte relève en propre de la vertu de religion.
Solutions
:
1. La volonté meut les
autres puissances vers sa propre fin, nous l'avons dit. C'est pourquoi la
religion, qui réside dans la volonté, ordonne à l'honneur de Dieu les actes des
autres puissances. Or, parmi celles-ci, c'est l'intellect qui est la plus haute
et la plus voisine de la volonté. Après la dévotion, qui est un acte de la
volonté elle-même, la prière, qui met en oeuvre l'intellect, a donc le premier
rang parmi les actes de religion : c'est l'acte dans lequel cette vertu meut
vers Dieu l'intellect humain.
2. Non seulement demander
ce que nous désirons, mais même désirer ce qu'il faut tombe sous le précepte.
Le désir sous le précepte de la charité, la demande sous celui de la religion,
précepte qu'on trouve en S. Matthieu (7, 7) « Demandez et vous recevrez. »
3. Prier, c'est livrer à Dieu son esprit, qu'on lui soumet par le respect et qu'on lui présente, selon le texte de Denys cité dans l'objection. Et de même que l'esprit humain l'emporte sur les membres extérieurs, corporels, ou sur les biens extérieurs que nous employons au service de Dieu, de même la prière est le plus haut de tous les actes de la religion.
Objections
:
1. Il semble que oui,
puisque la prière est un acte de la religion, qui doit réserver son culte à
Dieu seul.
2. C'est en vain qu'on
adresse une prière à quelqu'un qui ne peut la connaître. Or Dieu seul connaît
nos prières. Le plus souvent en effet la prière se fait par un acte de notre
âme, connu de Dieu seul, plutôt qu'en paroles. « Je prierai en esprit, je
prierai par l'âme », dit S. Paul (1 Co 14, 15). Et aussi, dit S. Augustin, «
les morts, même saints, ignorent ce que font les vivants, fussent-ils leurs
fils ». On ne doit donc adresser sa prière qu'à Dieu.
3. Si nous adressons des
prières à certains saints, c'est uniquement parce qu'ils sont unis à Dieu. Mais
il y a des gens qui vivent en ce monde ou encore des âmes du purgatoire, qui
sont très unis à Dieu par la grâce. Or, on ne les prie pas. Donc on ne doit pas
prier non plus les saints du paradis.
Cependant, on lit dans Job (5, 1) « Appelle, si quelqu'un peut te répondre, et tourne-toi vers l'un des saints. »
Conclusion
:
Il y a deux manières de présenter sa demande à quelqu'un. On peut lui demander de l'exaucer lui-même, ou bien de nous la faire obtenir. Dans le premier cas la prière ne peut s'adresser qu'à Dieu, car nos prières doivent être ordonnées à l'obtention de la grâce et de la gloire, que Dieu seul peut nous octroyer selon le Psaume (84, 12) : « Le Seigneur donne la grâce et la gloire. » Mais nous prions de la seconde manière en nous adressant aux saints, anges et hommes. Non pour qu'ils fassent connaître à Dieu nos demandes, mais pour qu'ils les fassent aboutir par leur intercession et leurs mérites. C'est pourquoi on lit dans l'Apocalypse (8, 4) : « La fumée des parfums, c'est-à-dire les prières des saints, monte de la main de l'ange devant le Seigneur. » C'est également ce qui ressort de la forme suivie par l’Église dans ses prières. Car nous demandons à la sainte Trinité « d'avoir pitié de nous », aux saints, autres que Dieu, nous demandons « de prier pour nous ».
Solutions
:
1. Lorsque nous prions,
nous rendons un culte à celui-là seulement de qui nous espérons recevoir ce que
nous demandons, parce que nous attestons ainsi qu'il est l'auteur de tous nos
biens. Il n'en est pas de même avec ceux que nous implorons comme nos
intercesseurs auprès de Dieu.
2. Les morts, à ne
considérer que leur condition naturelle, ne savent pas ce qui se passe en ce
monde, surtout dans l'intime des coeurs. Mais, nous dit S. Grégoire, les
bienheureux découvrent dans le Verbe ce qu'ils doivent connaître de ce qui nous
arrive, même quant aux mouvements intérieurs du coeur. Or il convient
par-dessus tout au rang élevé qui est le leur, qu'ils connaissent les demandes
qui leur sont faites oralement ou mentalement. Ils connaissent donc les prières
que nous leur adressons, parce que Dieu les leur découvre.
3. Ceux qui sont en ce monde ou dans le purgatoire ne jouissent pas encore de la vision du Verbe. Ils ne peuvent donc pas connaître ce que nous pensons ou disons. C'est pourquoi nous n'implorons pas leurs suffrages par la prière, sinon en ce qui concerne les vivants, par nos demandes.
Objections
:
1. Il apparaît que non car,
selon la définition de S. Jean Damascène : « prier, c'est demander à Dieu ce
qui convient » ; et la prière est inefficace si elle demande ce qu'il n'est pas
avantageux d'obtenir, selon S. Jacques (4, 3) : « Vous demandez et ne recevez
pas, parce que vous demandez mal. » Or « ce qu'il faut que nous demandions,
nous l'ignorons », dit S. Paul (Rm 7, 26).
2. Adresser à quelqu'un une
demande déterminée, c'est tenter d'incliner sa volonté à faire notre volonté
propre. Or nous ne devons pas tendre à ce que Dieu veuille ce que nous voulons,
mais plutôt à vouloir nous-mêmes ce qu'il veut, comme dit la Glose sur ce
verset du Psaume (33, 1) : « Exultez, vous les justes, dans le Seigneur. » Nous
ne devons donc pas, dans la prière, adresser à Dieu des demandes déterminées.
3. Ce qui est mal, nous ne
devons pas le demander à Dieu ; quant au bien, il nous y invite. Il est donc
inutile de le lui demander. Si bien qu'il ne faut demander à Dieu, dans la
prière, rien de déterminé.
Cependant, le Seigneur a instruit ses disciples à demander de façon déterminée ce qui figure dans l'oraison dominicale.
Conclusion
:
D'après Valère Maxime : « Socrate pensait qu'on devait se borner à demander aux dieux immortels de nous être bienfaisants. Il estimait qu'ils savent ce qui est utile à chacun, tandis que la plupart du temps nous sollicitons ce qu'il vaudrait mieux ne pas obtenir. » Cette opinion a du vrai, au moins en ce qui concerne les choses qui peuvent mal tourner et dont on peut bien ou mal user ; ainsi les richesses, dont il est dit au même endroit « quelles ont été la ruine de bien des gens ; les honneurs, qui en ont perdu un grand nombre ; les règnes, dont on voit l'issue souvent misérable ; les alliances splendides, qui plus d'une fois détruisent les familles ». Mais il y a des biens dont on ne peut user mal et qui ne peuvent avoir d'issue fâcheuse : ceux qui font notre béatitude ou qui nous permettent de la mériter. C'est ce que les saints demandent de façon absolue : « Montre ta face et nous serons sauvés » (Ps 80, 4) ; et encore : « Conduis-moi dans le chemin de tes commandements » (Ps 119, 35).
Solutions
:
1. Bien que l'homme ne
puisse de lui-même savoir ce qu'il doit demander, l'Esprit, comme il est dit au
même endroit, « vient en aide à notre faiblesse », parce que, en nous inspirant
de saints désirs, il rectifie notre requête. D'où la parole du Seigneur (Jn 4,
23) : « Les vrais adorateurs doivent adorer en esprit et vérité. »
2. Quand nous demandons
dans la prière ce qui concerne notre salut, nous conformons notre volonté à
celle de Dieu dont il est dit (1 Tm 2, 4) qu'il « veut le salut de tous les
hommes ».
3. Les biens auxquels Dieu nous convie, c'est à nous de venir y prendre part, non par une démarche corporelle, mais par les pieux désirs et les dévotes prières.
Objections
:
1. Il apparaît que non, car
ce que nous demandons dans la prière, nous le recherchons, ce qu'il ne faut pas
faire pour les biens d'ici-bas (Mt 6, 33) : « Cherchez d'abord le royaume de
Dieu et sa justice, et tout cela viendra de surcroît. » Tout cela, ce sont les
biens terrestres, dont on nous dit qu'il ne faut pas les rechercher, mais
qu'ils s'ajoutent à ce que nous avons demandé. Il faut donc les exclure des
demandes que nous faisons à Dieu.
2. On ne demande que ce
dont on a souci, et l'on ne doit pas se mettre en souci pour les biens
temporels (Mt 6, 25) : « Ne vous mettez pas en souci pour votre vie, de ce que
vous mangerez. » Il n'y a donc pas à demander dans la prière les biens
temporels.
3. Par notre prière, l'âme
doit s'élever vers Dieu. Mais les demandes temporelles la font descendre
au-dessous d'elle-même. C'est contredire S. Paul, qui disait (2 Co 4, 18) : «
Ne regardons pas aux réalités visibles mais aux invisibles ; car ce qu'on voit est
temporel, ce qu'on ne voit pas est éternel. » Donc on ne doit pas, dans la
prière, demander à Dieu des biens temporels.
4. On ne doit demander à
Dieu que ce qui est bon et utile. Or les biens terrestres, quand on les a, sont
parfois nuisibles aussi bien temporellement que spirituellement : on ne doit
donc pas les demander à Dieu dans la prière.
Cependant, on demande dans les Proverbes (30, 8) : « Accorde-moi seulement ce qui est nécessaire à ma subsistance. »
Conclusion
:
S. Augustin écrit à Proba, « Il est permis de demander dans la prière tout ce qu'il est permis de désirer. » Or il est permis de désirer les biens temporels, non pas sans doute à titre principal, en mettant en eux notre fin ; mais comme des secours qui nous aident à tendre à la béatitude, en tant que notre vie corporelle trouve en eux son soutien, et que notre activité vertueuse les emploie à titre d'instruments, selon Aristote. Il est donc permis de prier pour les obtenir. Et c'est ce que dit S. Augustin : « Il est très normal de vouloir les moyens suffisants de vivre, quand on veut cela et rien de plus. On ne les recherche pas pour eux-mêmes mais pour le salut du corps, pour se comporter convenablement suivant son rang et ne pas gêner ceux avec qui l'on doit vivre. Lorsqu'on les a, il faut prier pour les conserver, et lorsqu'on ne les a pas, il faut prier pour les avoir. »
Solutions
:
1. Les biens temporels ne
doivent pas faire l'objet principal de nos recherches, mais venir au second
plan. Ainsi S. Augustin déclare : « Lorsque le Seigneur dit : "Il faut
premièrement chercher le royaume de Dieu", il veut dire que les biens
temporels ne doivent être recherchés qu'après, non selon le temps, mais selon
leur dignité : celui-là comme notre bien, ceux-ci comme notre nécessaire. »
2. On n'interdit pas tout
souci des biens temporels, mais le souci superflu et désordonné, nous l'avons
déjà dit.
3. Lorsque notre âme vise
les biens temporels pour se reposer, elle s'y abaisse. Mais quand elle les vise
en vue d'obtenir la béatitude, loin de se trouver rabaissée par eux, elle les
relève.
4. Du moment que nous demandons les biens temporels, non comme l'objet principal de nos désirs mais pour obtenir des biens plus élevés, nous demandons à Dieu de nous les accorder dans la mesure où il sont utiles à notre salut.
Objections
:
1. Il apparaît que non. Car
en priant nous devons suivre le modèle que le Seigneur nous a donné. Or dans
l'oraison dominicale nous formulons des demandes pour nous, mais non pas pour
autrui : « Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour... »
2. On prie pour être exaucé
; or l'une des conditions requises pour qu'une prière puisse être exaucée,
c'est précisément qu'on prie pour soi-même. Sur ce texte de S. Jean (16, 23) :
« Si vous demandez quelque chose à mon Père en mon nom, il vous le donnera » S.
Augustin Il fait ce commentaire : « Tous sont exaucés, lorsqu'il s'agit
d'eux-mêmes, mais non lorsqu'ils prient pour tous. C'est pourquoi il est dit
"vous donnera" et non pas simplement "donnera". Il semble
donc que nous ne devons prier que pour nous-même. »
3. On ne doit pas prier
pour les méchants, car Dieu l'interdit à Jérémie (7, 16) : « Ne prie pas pour
ce peuple, ne te présente pas devant moi, car je ne t'exaucerai pas. » Quant
aux bons, il ne faut pas prier pour eux, car les prières qu'ils font pour
eux-mêmes sont exaucées. Il n'y a donc pas à prier pour autrui.
Cependant, S. Jacques recommande (5, 16) : « Priez les uns pour les autres afin d'être sauvés. »
Conclusion
:
Ce que nous devons demander dans nos prières, c'est ce qu’il nous faut désirer, nous venons de le dire. Or, nous ne devons pas désirer notre bien personnel seulement : nous devons aussi vouloir du bien aux autres.
C'est essentiel à la dilection qu'il nous faut avoir pour le prochain, nous l'avons déjà montré. La charité requiert donc que nous priions pour les autres. Ainsi, dit S. Jean Chrysostome, « la nécessité nous contraint de prier pour nous-mêmes ; pour autrui, c'est la charité fraternelle qui nous y engage. La prière est plus douce devant Dieu, lorsqu'elle n'est pas expédiée par la nécessité, mais recommandée par la charité fraternelle ».
Solutions
:
1. Comme dit S. Cyprien :
« Si nous ne disons pas "mon père", mais "notre Père",
ni "donne-moi", mais "donne-nous", c'est que le Maître de
l'unité n'a pas voulu que la prière fût affaire privée, et que chacun prie pour
soi seulement. Il a voulu que chacun prie pour tous, comme il nous a tous
portés dans son unité. »
2. Prier pour soi est donné
comme une condition de la prière ; elle n'est pas nécessaire pour rendre la
prière méritoire mais pour obtenir son exaucement. Il arrive en effet que la
prière faite pour autrui n'aboutisse pas, même si elle est pieuse, persévérante
et ordonnée au salut, par suite d'un obstacle tenant à celui pour qui l'on
prie, comme dit le Seigneur à Jérémie (15, 1) : « Même si Moïse et Samuel se
tenaient devant moi, je ne suis pas disposé en faveur de ce peuple. » Néanmoins
la prière sera méritoire pour celui qui prie, s'il le fait par charité. « Ma
prière revenait dans mon sein », selon le Psaume (35, 13), et la Glose explique
: « Bien qu'elle ait été inutile pour eux, je ne suis pas privé de ma
récompense. »
3. Il faut prier aussi pour les pécheurs, afin qu'ils se convertissent ; et pour les justes, afin qu'ils persévèrent et progressent. On n'est pas toujours exaucé lorsqu'on prie pour les pécheurs, mais pour certains d'entre eux, les prédestinés, non pour ceux qui, dans la prescience divine, vont à la mort. C'est ainsi également que la correction fraternelle que nous adressons à nos frères n'a d'effet que sur les prédestinés, et non sur les réprouvés, selon l'Ecclésiastique (7, 14 Vg) : « Nul ne peut corriger celui que Dieu a délaissé. » Aussi S. Jean déclare-t-il (1 Jn 5, 16) : « Quelqu'un voit-il son frère commettre un péché ne conduisant pas à la mort, qu'il prie, et Dieu donnera la vie à son frère. » Mais de même qu'on ne doit soustraire à personne, tant qu'il vit ici-bas, le bienfait de la correction fraternelle, dans l'impossibilité où nous sommes de discerner les prédestinés des réprouvés, comme dit S. Augustin, il ne faut refuser à personne le secours de nos prières.
Quant aux justes, on a trois motifs de prier pour eux : l° Les prières d'un grand nombre sont plus facilement exaucées. La Glose commente la demande de S. Paul (Rm 15, 30) : « Aidez-moi de vos prières », en disant : « L'Apôtre a bien raison de demander à des gens modestes de prier pour lui, car beaucoup de petits n'ayant qu'un seul coeur, deviennent grands ; et il est impossible que la prière d'un grand nombre ne soit pas exaucée », du moins en ce qu'on peut obtenir. - 2° De nombreuses personnes rendent ainsi grâce à Dieu pour les bienfaits qu'il accorde aux justes, et dont beaucoup profitent d'après S. Paul (2 Co 1, 11). - 3° Les meilleurs évitent l'orgueil lorsqu'ils considèrent qu'ils ont besoin des secours de fidèles moins parfaits qu'eux.
Objections
:
1. Il apparaît que non,
car, pour S. Paul (Rm 14, 4) : « Tout ce qui est écrit l'est pour notre
enseignement. » Or on rencontre dans la Sainte Écriture beaucoup d'imprécations
contre les ennemis, par exemple dans le Psaume (6, 11) : « Qu'ils aient honte
et qu'ils tremblent, tous mes ennemis ; qu'ils reculent soudain, couverts de
honte! » Donc nous devons, nous aussi, prier contre nos ennemis plutôt que pour
eux.
2. Se venger de ses
ennemis, c'est leur vouloir du mal. Or les saints demandent vengeance de leurs
ennemis dans l'Apocalypse (6, 10) : « Quand vengeras-tu enfin notre sang sur
les habitants de la terre », et ils se réjouissent d'être vengés des impies
selon le Psaume (58, 11) : « Le juste se réjouira quand il verra la vengeance.
» On n'a donc pas à prier pour ses ennemis, mais plutôt contre eux.
3. Nos actes ne doivent pas
être en contradiction avec nos prières. Or il est parfois légitime de combattre
ses ennemis, sinon toute guerre serait illicite, contrairement à ce qu'on a
prouvé précédemment. Nous ne devons donc pas prier pour nos ennemis.
Cependant, le Seigneur a dit (Mt 5, 44) : « Priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient. »
Conclusion
:
C'est la charité qui veut qu'on prie pour autrui, on vient de le voir. Nous serons donc tenus de prier pour nos ennemis dans la mesure où nous sommes tenus de les aimer. Quelle sorte de dilection nous leur devons, nous l'avons dit au traité de la charité. On doit aimer en eux ce qui vient de la nature, mais non leurs fautes. Aimer ses ennemis d'un amour général est de précepte, mais il n'est pas commandé de les aimer en particulier de façon spéciale, sinon en y étant disposé dans son esprit : on doit être prêt même à aimer son ennemi de façon spéciale et à lui porter secours, en cas de nécessité ou s'il demandait pardon. Quant à accorder à ses ennemis, sans condition, une dilection spéciale et leur venir en aide, cela relève de la perfection. Conformément à ces principes, il est nécessaire de ne pas excepter nos ennemis des prières que nous faisons en général pour autrui. Mais si nous prions spécialement pour eux, c'est oeuvre de perfection et ne devient obligatoire qu'en certaines circonstances spéciales.
Solutions
:
1. Les imprécations que
l'on rencontre dans la Sainte Écriture peuvent s'interpréter de quatre manières
: 1° On peut les considérer comme « une façon pour les prophètes d'annoncer
l'avenir », selon S. Augustin. 2° Parce qu'il y a certains maux temporels que
Dieu envoie quelquefois aux pécheurs pour les corriger. 3° On peut l'entendre
de demandes dirigées non contre les hommes eux-mêmes, mais contre le règne du
péché, pour que le châtiment des hommes en assure la destruction. 4° Elles
peuvent manifester une conformation de la volonté à la justice divine, damnant
ceux qui persévèrent dans le péché.
2. On peut dire avec S.
Augustin que « la vengeance des martyrs, c'est le renversement du règne du
péché, dont la domination leur a fait souffrir tant de maux ». Ou bien encore «
qu'ils demandent vengeance, non par une formule, mais par leur état, comme on
dit que le sang d'Abel criait de la terre vers Dieu ». Ils se réjouissent de la
vengeance, non pour elle-même, mais à cause de la justice divine.
3. Il est permis de combattre ses ennemis, pour qu'ils cessent de pécher ; c'est pour leur bien et celui des autres. Ainsi est-il également permis de demander pour ses ennemis certains maux temporels qui serviront à les corriger. Ainsi notre prière et nos oeuvres ne se contrediront pas.
Objections
:
1. Il apparaît qu'elles
sont mal réparties. En effet, il est inutile de demander la sanctification de
ce qui est toujours saint, comme est le nom de Dieu, selon S. Luc (1, 49) - «
Saint est ton Nom. » De même, le règne de Dieu est éternel selon le Psaume
(145, 13) : « Ton règne, Seigneur, est un règne éternel. » Et sa volonté
s'accomplit toujours selon Isaie (46, 10) : « Toute ma volonté sera faite. » Il
est donc vain de demander que le nom de Dieu soit sanctifié, que son règne
vienne et que sa volonté soit faite.
2. Il faut d'abord
s'éloigner du mal pour obtenir le bien. Il paraît donc illogique de demander le
bien avant l'éloignement du mal.
3. Si nous demandons
quelque chose, c'est pour qu'on nous le donne. Mais le principal don de Dieu, c'est
l'Esprit Saint et ce qui nous est donné par lui. Il paraît donc anormal de
proposer des demandes sans rapport avec les dons du Saint-Esprit.
4. S. Luc (11, 2) ne
mentionne que cinq demandes pour la prière du Seigneur. Il est donc superflu
d'en formuler sept, selon S. Matthieu (6, 9).
5. Il semble vain de
vouloir capter la bienveillance de celui qui nous prévient de ses bontés, car
Dieu « nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 10). Il est donc superflu de mettre
en tête des demandes : « Notre Père qui es aux cieux » qui semble vouloir
capter sa bienveillance.
Cependant, on peut s'en tenir à l'autorité du Christ instituant cette prière.
Conclusion
:
L'oraison dominicale est absolument parfaite. Comme dit S. Augustin : « Si nous prions d'une manière correcte et convenable, nous ne pouvons rien dire d'autre que ce que renferme cette prière du Seigneur. » La prière est en effet comme l'interprète de notre désir devant Dieu. Nous ne lui demandons à bon droit que ce que nous pouvons désirer de même. Or la prière du Seigneur non seulement demande tout ce que nous sommes en droit de désirer, mais elle le fait dans l'ordre même où l'on doit le désirer ; si bien qu'elle ne nous enseigne pas seulement à demander, mais à régler tous nos sentiments. Or il est clair que notre désir porte premièrement sur la fin, et en second lieu sur les moyens de l'atteindre. Notre fin, c'est Dieu, vers qui le mouvement de notre coeur tend à double titre. Nous voulons sa gloire, et nous voulons jouir de cette gloire. Il s'agit d'abord de la dilection que nous portons à Dieu lui-même, et ensuite de celle par quoi nous nous aimons nous-même en Dieu. De là notre première demande : « Que ton nom soit sanctifié » ; elle exprime notre désir de la gloire de Dieu. Et la deuxième : « Que ton règne vienne » par quoi nous demandons de parvenir à la gloire de Dieu et de son règne.
Pour atteindre cette fin, il y a deux sortes de moyens. Les uns nous y mènent essentiellement, les autres par accident. Ce qui nous y conduit essentiellement, c'est le bien utile à cette fin bienheureuse. D'abord d'une façon directe et principale : tout ce qui sous forme de mérite nous donne droit à la béatitude en nous faisant obéir à Dieu. C'est l'objet de cette demande : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » - Ensuite nous demandons ce qui nous sert à titre d'instrument et vient en quelque sorte coopérer à notre activité méritoire. C'est à ce propos qu'on dit : « Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. » Soit qu'on l'entende du pain sacramentel, dont l'usage quotidien est avantageux pour l'homme, et dans lequel on comprend tous les autres sacrements. Soit qu'on l'entende du pain corporel, par quoi l'on entend « toutes les nécessités de la vie », selon S. Augustin. L'eucharistie est en effet le premier des sacrements, et le pain est l'aliment fondamental. C’est ce qu’indique le texte de S. Matthieu qui porte « supersubstantiel », c'est-à-dire « principal » d'après l'exégèse de S. Jérôme.
Par accident, nous sommes ordonnés à la béatitude par ce qui écarte les obstacles. Ceux-ci sont au nombre de trois. 1° Le péché, qui nous exclut directement du Royaume selon S. Paul (1 Co 6, 9) : « Ni les fornicateurs, ni ceux qui servent les idoles ne posséderont le royaume de Dieu. » Ce qui nous fait dire : « Remets-nous nos dettes. » - 2° La tentation, qui nous empêche de respecter la volonté divine. D'où cette demande : « Ne nous fais pas entrer en tentation », par quoi nous demandons non de n'être pas tentés, mais de n'être pas vaincus par la tentation, ce qui est « entrer » en tentation. 3° Les peines de la vie présente, comme celles qui empêchent d'avoir le suffisant pour vivre. A ce sujet l'on dit : « Délivre-nous du mal. »
Solutions
:
1. Selon S. Augustin, quand
nous disons : « Que ton nom soit sanctifié », cette demande n'implique pas que
le nom de Dieu ne soit pas saint. Elle tend à ce qu'il soit tenu pour saint par
les hommes, c'est-à-dire à ce que la gloire de Dieu se répande parmi eux.
Lorsqu'on dit : « Que ton règne vienne », on ne prétend pas qu'il ne règne pas
encore. Mais nous excitons en nous le désir de ce règne : qu'il vienne pour
nous et que nous puissions y régner. Quant à ces paroles : « Que ta volonté
soit faite », elles signifient, à juste titre, qu'on obéisse à tes
commandements. « Sur la terre comme au ciel », c'est-à-dire aussi bien de la
part des hommes que des anges. « Ces trois demandes seront parfaitement
accomplies dans la vie future. Les quatre autres sont relatives aux besoins de
la vie présente », dit encore S.Augustin.
2. Puisque la prière est
l'interprète du désir, l'ordre des demandes ne répond pas à l'ordre
d'exécution, mais à l'ordre d'intention, qui est celui du désir. La fin y est
donc envisagée avant ce qui permet de l'atteindre, et l'obtention du bien avant
le rejet du mal.
3. S. Augustin adapte les
sept demandes aux dons du Saint-Esprit et aux béatitudes, en ces termes : « Si
la crainte de Dieu rend heureux les pauvres en esprit, demandons que les hommes
aient le sentiment de la sainteté du nom divin, dans la crainte filiale. Si la
piété rend heureux les doux, demandons l'avènement de son règne, car alors nous
serons doux et ne lui résisterons pas. Si la science rend heureux ceux qui
pleurent : prions pour que s'accomplisse sa volonté, car alors nous ne
pleurerons plus. Si la force rend heureux les affamés, demandons que notre pain
quotidien nous soit donné. Si le conseil rend heureux ceux qui font
miséricorde, remettons les dettes pour que les nôtres nous soient remises. Si
l'intelligence rend heureux les coeurs purs, prions pour n'avoir pas un coeur
double, qui nous fait poursuivre les biens temporels, source de toutes nos
tentations. Si la sagesse rend heureux les artisans de paix, parce qu'ils
seront appelés fils de Dieu, prions pour être délivrés du mal, car cette libération
fera de nous les libres fils de Dieu. »
4. Voici ce que dit S.
Augustin : « Dans S. Luc la prière du Seigneur comprend non point sept mais
cinq demandes : c'est parce que l'Évangéliste voulait montrer que la troisième
n'est que la répétition des deux précédentes : il la supprime pour faire
comprendre cela. » C'est en effet l'objet principal de la volonté de Dieu, que
nous connaissions sa sainteté et régnions avec lui. « Quant à la demande placée
en dernier lieu par S. Matthieu : "Délivre-nous du mal", S. Luc ne la
donne pas, pour que chacun de nous sache qu'il est délivré du mal par le seul
fait qu'il n'entre pas en tentation. »
5. Ce n'est pas pour fléchir Dieu que nous lui adressons notre prière, mais pour exciter en nous-même une demande confiante. Cette confiance naît en nous surtout quand nous considérons l'amour qu'il nous porte et qui lui fait vouloir notre bien ; c'est pourquoi nous disons « Notre Père » ; et quand nous considérons son excellence qui lui permet de l'accomplir : c'est pourquoi nous disons : « Qui es aux cieux. »
Objections
:
1. Il semble que non, car
c'est à la même personne qu'il appartient de demander et de recevoir. Or, «
recevoir » convient également à des personnes incréées, le Fils et le Saint-Esprit.
Il leur convient donc aussi de prier. Aussi le Fils dit-il (Jn 14, 16) : « je
prierai mon Père », et l'Apôtre dit du Saint-Esprit (Rm 8,26) : « L'Esprit
intercède pour nous. »
2. Les anges sont au-dessus
des créatures raisonnables, puisque ce sont de pures substances
intellectuelles. Or il leur appartient de prier, car on lit dans le Psaume (97,
7) : « Adorez-le, tous ses anges. » La prière n'est donc pas le propre de la
créature raisonnable.
3. La prière existe chez
ceux qui invoquent Dieu, car c'est surtout en priant qu'on l'invoque. Or nous
rencontrons cela chez les bêtes, selon le Psaume (147, 9) : « Il donne leur
pâture aux troupeaux, aux petits des corbeaux qui l'invoquent. » Prier n'est
donc pas le propre de la créature raisonnable.
Cependant, la prière est un acte de la raison, nous l'avons vu. Or la créature raisonnable s'appelle ainsi parce qu'elle possède la raison. Prier lui est donc propre.
Conclusion
:
On l'a vu par ce qui précède, la prière est un acte de la raison par lequel un être s'ordonne à qui lui est supérieur, comme le commandement est un acte de la raison par lequel l'inférieur est ordonné à faire quelque chose. Prier sera donc propre à qui est doué de raison, et dépend d'un supérieur qu'il puisse invoquer. Les personnes divines n'ont rien qui leur soit supérieur ; les bêtes ne possèdent pas la raison. Ni les personnes divines ni les bêtes ne peuvent donc prier, et cet acte reste propre à la créature raisonnable.
Solutions
:
1. « Recevoir » convient en
effet aux personnes divines, mais cela tient à leur nature, tandis que prier
est le fait de ceux qui reçoivent un don gratuit. Si l'on dit que le Fils
demande ou prie, c'est selon la nature qu'il a assumée, c'est-à-dire la nature
humaine, et non selon la nature divine. Quant à l'Esprit Saint, on dit qu'il
demande parce qu'il nous fait demander.
2. L'intellect et la raison
ne sont pas en nous des puissances diverses, comme nous l'avons montré dans la
première Partie. Leur différence est celle de l'imparfait au parfait. C'est
pourquoi tantôt on distingue les anges des créatures raisonnables, et tantôt on
les compte parmi elles. De cette manière on peut dire que la prière est le
propre de la créature raisonnable.
3. On dit que les petits des corbeaux invoquent Dieu à cause du désir naturel, en chaque être, d'atteindre à sa façon la bonté divine. On dit aussi en ce sens que les bêtes obéissent à Dieu, à cause de l'instinct naturel par lequel Dieu les actionne.
Objections
:
1. Il semble que non, car
on agit de façon méritoire plus pour soi que pour autrui. Mais les saints de la
patrie ne méritent plus, et ils ne prient plus pour eux-mêmes, étant désormais
arrivés au terme. Donc ils ne prient pas non plus pour nous.
2. Les saints conforment
parfaitement leur volonté à Dieu pour ne plus vouloir que ce qu'il veut. Mais
ce que Dieu veut s'accomplit toujours. Ce serait donc en vain qu'ils prieraient
pour nous.
3. Comme les saints qui
sont dans la patrie, nous sont supérieurs, de même ceux du purgatoire, parce
qu'ils ne peuvent plus pécher. Mais ceux-là ne prient pas pour nous, c'est
plutôt nous qui prions pour eux. Donc les saints du paradis ne prient pas non
plus pour nous.
4. Si les saints de la
patrie priaient pour nous, la prière des plus grands saints serait la plus
efficace. On ne devrait donc pas implorer le secours des saints d'une catégorie
inférieure, mais seulement celui des plus grands.
5. L'âme de Pierre n'est pas
Pierre. Donc, si les âmes des saints priaient pour nous, aussi longtemps
qu'elles sont séparées de leur corps, nous ne devrions pas invoquer S. Pierre
pour qu'il prie pour nous, mais son âme. L'Église fait le contraire. Donc, les
saints, au moins jusqu'à la résurrection, ne prient pas pour nous.
Cependant, on lit au 2ème livre des Maccabées (15, 14) : « Voici celui qui prie beaucoup pour le peuple et pour toute la cité sainte, Jérémie le prophète de Dieu. »
Conclusion
:
Ce fut l'erreur de Vigilantius d'après S. Jérôme, de penser que « tant que nous vivons nous pouvons prier les uns pour les autres ; mais après sa mort, nul d'entre nous ne pourra le faire, d'autant que les martyrs qui demandent vengeance de leur sang ne peuvent pas l'obtenir ». Mais cela est tout à fait faux. C'est la charité qui nous fait prier pour autrui, nous l'avons dits. Plus parfaite est la charité des saints qui sont au ciel, plus ils prient pour les pèlerins terrestres que peuvent aider leurs prières. Plus aussi ils sont unis à Dieu, plus leurs prières sont efficaces. Car l'ordre divin veut que l'excellence des êtres supérieurs rayonne sur ce qui est au-dessous d'eux, comme la clarté du soleil se répand dans l'air. Ainsi est-il dit du Christ (He 7, 25) : « Il s'approche de Dieu pour intercéder en notre faveur. » Et S. Jérôme dit en ce sens : « Si les Apôtres et les martyrs prient pour les autres alors qu'ils vivent encore ici-bas, où ils doivent encore se soucier d'eux-mêmes, combien plus après leurs victoires, leurs couronnes et leurs triomphes. »
Solutions
:
1. Aux saints du ciel,
puisqu'ils sont bienheureux, rien ne manque, sinon la glorification du corps,
objet de leur prière. Mais ils prient pour nous qui sommes privés encore de la
béatitude, notre perfection dernière. Leurs prières sont efficaces pour nous
l'obtenir, grâce aux mérites acquis par eux et agréables à Dieu.
2. Les saints obtiennent ce
que Dieu veut réaliser par le moyen de leurs prières. Et ils demandent ce
qu'ils estiment devoir dépendre de leurs prières selon la volonté de Dieu.
3. Ceux qui sont au
purgatoire, bien que supérieurs à nous par leur impeccabilité, sont en état
d'infériorité si l'on considère les peines qu'ils souffrent. A ce point de vue,
ils ne sont pas en état de prier, mais plutôt que l'on prie pour eux.
4. Dieu veut que les êtres
inférieurs soient aidés par tout ce qui leur est supérieur. C'est pourquoi il
faut prier non seulement les plus grands saints, mais aussi les moindres. Sinon
il ne faudrait implorer miséricorde que de Dieu seul. Il arrive parfois que
l'invocation d'un moindre saint ait plus d'efficacité, soit qu'on l'implore
avec plus de dévotion, soit que Dieu veuille montrer sa sainteté.
5. Parce que c'est durant leur vie que les saints ont mérité de pouvoir maintenant prier pour nous, nous les invoquons sous les noms qu'ils portaient ici-bas et qui nous les font connaître. C'est aussi pour suggérer la foi en la résurrection : « je suis le Dieu d'Abraham » (Ex 3, 6).
Objections
:
1. Il apparat que non, car
la prière, on l'a dit, s'adresse principalement à Dieu. Or Dieu comprend le
langage du coeur. Donc la prière vocale est inutile.
2. Par la prière, l'âme de
l'homme doit monter vers Dieu, nous l'avons dit. Or les paroles retardent
l'essor de la contemplation, comme les autres objets sensibles. Il ne faut donc
pas user de paroles dans la prière.
3. La prière doit être
présentée à Dieu dans le secret, dit le Seigneur (Mt 6, 6) : « Lorsque tu
pries, entre dans ta chambre, ferme la porte et prie ton Père dans le secret. »
Mais par la voix la prière devient publique. Elle ne doit donc être aucunement
vocale.
Cependant, on dit dans le Psaume (142, 2) : « A pleine voix je crie vers le Seigneur ! A pleine voix je supplie le Seigneur ! »
Conclusion
:
Il y a deux sortes de prière : la prière communautaire et la prière individuelle. La première est celle que les ministres de l'Église offrent à Dieu en tenant la place de tout le peuple fidèle. Il faut donc qu'elle soit connue de tout le peuple, puisqu'elle est faite à sa place. Ce ne serait pas possible si elle n'était pas vocale. On a donc institué avec raison que les ministres de l'Église prononceraient même ces prières à haute voix, pour qu'elles puissent parvenir à la connaissance de tous.
La prière individuelle est celle que chacun offre en son nom propre, pour soi-même ou pour autrui. Elle ne requiert pas nécessairement une expression vocale. On y adjoint pourtant des paroles pour trois raisons. 1° C'est un moyen d'exciter intérieurement la dévotion, par laquelle l'âme s'élève à Dieu dans la prière. En effet, par ces signes extérieurs, l'âme est amenée à connaître et, par suite, à aimer. Ce qui fait dire à S. Augustin : « Excitons-nous plus vivement par la parole et les autres signes, pour accroître en nous le saint désir. » Dans la prière individuelle, il faudra donc user de paroles et de signes analogues, dans la mesure où cela contribue à éveiller la vie intérieure. Mais si cela distrait ou paralyse notre âme, il faut y renoncer. C'est surtout le cas de ceux qui n'ont pas besoin de ces signes pour être disposés à la dévotion, ce qui fait dire dans le Psaume (27, 8) : « Mon coeur t'a parlé, mon visage t'a cherché. » Et nous lisons (1 S 1, 13) qu'Anne « parlait dans son coeur ». - 2° C'est une manière de rendre à Dieu son dû parce qu'alors l'homme emploie à le servir tout ce qu'il tient de lui, son esprit, mais aussi son corps. Cela convient surtout à la prière dans son rôle de satisfaction selon Osée (14, 3) : « Enlève toute faute, reçois ce que nous avons de bon, et nous offrirons le sacrifice de nos lèvres. » - 3° Enfin la prière devient vocale par une sorte de rejaillissement de l'âme sur le corps, sous la véhémence du sentiment, selon le Psaume (16, 9) : « Mon coeur s'est réjoui, et ma langue a exulté. »
Solutions
:
1. La prière s'exprime en
paroles non pour manifester à Dieu ce qu'il ignore, mais pour entraîner à lui
l'âme de celui qui prie, ou celle des autres.
2. Les paroles étrangères
distraient l'âme et entravent la dévotion, mais celles qui se rapportent à la
piété soulèvent les âmes, surtout peu dévotes.
3. Voici ce qu'en dit S. Jean Chrysostome : « Le Seigneur défend de prier en public dans le dessein de se faire voir du public. Celui qui prie ne doit rien faire d'étrange qui le fasse remarquer ; ni crier ni se frapper la poitrine, ni étendre les mains. » Comme dit S. Augustin : « Il est mauvais non pas d'être vu par les hommes, mais d'agir ainsi pour être vu. »
Objections
:
1. Elle semble nécessaire,
car le Seigneur a dit (Jn 4, 24) : « Dieu est esprit, et ceux qui l'adorent
doivent l'adorer en esprit et vérité. » Mais on ne prie pas en esprit si l'on
n'est pas attentif. L'attention est donc nécessaire à la prière.
2. La prière est une
élévation de l'esprit vers Dieu. Mais quand la prière n'est pas attentive,
l'esprit ne monte pas vers Dieu.
3. Il est nécessaire à la
prière d'être exempte de tout péché. Or il y a péché à laisser son esprit
vagabonder lorsque l'on prie ; car on semble se moquer de Dieu, comme si l'on
parlait à quelqu'un sans faire attention à ce que l'on dit, selon S. Basile : «
N'implorons pas le secours divin avec nonchalance, l'esprit errant ici et là ;
loin d'obtenir ce qu'on demande, c'est bien plutôt ainsi qu'on irrite Dieu. »
Donc il est nécessaire que la prière soit attentive.
Cependant, les saints eux-mêmes éprouvent parfois en priant le vagabondage de l'esprit. « Mon coeur m'a délaissé », dit le Psalmiste (40, 13).
Conclusion
:
La question se pose surtout pour la prière vocale. Pour la résoudre il faut savoir que « nécessaire » s'entend de deux façons : On peut l'entendre de ce qui permet de mieux atteindre sa fin ; en ce sens l'attention est absolument nécessaire à la prière. - Mais ce mot désigne aussi ce sans quoi une réalité n'obtient pas son effet. Or les effets de la prière sont au nombre de trois. Le premier est commun à tous les actes informés par la charité : c'est le mérite. Pour l'obtenir il n'est pas nécessaire que l'attention accompagne la prière d'un bout à l'autre, mais le dynamisme de l'intention initiale rend méritoire l'ensemble de la prière, comme cela se produit pour les autres actes méritoires. Le deuxième effet est propre à la prière : c'est d'obtenir ce qu'on y demande. Là encore il suffit de l'intention première que Dieu regarde principalement. Si elle manque, la prière ne comporte ni mérite ni efficacité pour obtenir. Car Dieu, dit S. Grégoire, n'écoute pas la prière qu'on fait sans s'appliquer. La prière a un troisième effet, qu'elle produit dans l'âme par sa présence même. C'est une certaine réfection spirituelle qui, elle, requiert nécessairement une prière attentive. Comme dit S. Paul (1 Co 14, 14) : « Si ma langue seule prie, mon esprit ne recueille aucun fruit. »
On remarque cependant qu'on peut donner à la prière vocale trois sortes d'attention. 1° On peut prêter attention aux mots eux-mêmes pour ne pas se tromper. 2° Ensuite au sens des mots. 3° A ce qui est la fin de la prière, c'est-à-dire à Dieu et à l'objet de la demande ; c'est la plus nécessaire. Elle est à la portée même des gens sans instruction, et parfois cet élan spirituel qui nous porte vers Dieu est si fort qu'on en oublie tout le reste, dit Hugues de Saint-Victor.
Solutions
:
1. Il prie bien « en esprit
et vérité », celui qui s'est mis en prière à l'instigation de l'Esprit, même si
dans la suite, par faiblesse, il laisse son esprit vagabonder.
2. La faiblesse naturelle
de l'esprit humain ne lui permet pas de demeurer longtemps dans les hauteurs.
Le poids de la faiblesse humaine ramène l'âme à des régions plus basses, et
l'esprit qui dans la prière était monté vers Dieu par la contemplation, se
trouve soudain errant à l'aventure par suite de notre fragilité.
3. Si c'est de propos délibéré que l'esprit vagabonde dans la prière, c'est un péché qui entrave son résultat. Pour combattre ce défaut, S. Augustin recommande : « Lorsque vous priez Dieu par des psaumes et des hymnes, méditez dans votre coeur ce que prononce votre bouche. » Mais la distraction involontaire n'enlève pas le fruit de la prière, dit S. Basile : « Si, affaibli par le péché, tu ne peux te fixer dans la prière, Dieu te pardonnera ; car ce n'est pas par négligence, mais par fragilité que tu ne peux, comme il faudrait, demeurer en sa présence. »
Objections
:
1. Non, car on lit en S.
Matthieu (6, 7) : « Quand vous priez, ne parlez pas beaucoup. » Mais celui qui
prie longtemps doit beaucoup parler, surtout s'il s'agit d'une prière vocale.
Donc la prière ne doit pas être de longue durée.
2. La prière expose notre
désir. Mais le désir est d'autant plus saint qu'il se restreint à un unique
objet, selon le Psaume (27, 4) : « je n'ai demandé qu'une seule chose au
Seigneur, et je la recherche. » La prière sera donc d'autant plus agréable à
Dieu qu'elle sera plus courte.
3. Il semble interdit de
dépasser les limites fixées par Dieu, surtout, en ce qui concerne le culte
divin selon l'Exode (19, 21) : « Fais au peuple une défense expresse, pour
qu'il ne cherche pas à voir le Seigneur en franchissant les bornes prescrites
et que le plus grand nombre ne périsse pas. » Mais Dieu a déterminé les limites
de notre prière en instituant l'oraison dominicale. Il n'est donc pas permis de
prolonger au-delà notre prière.
Cependant, il apparaît que l'on doit prier sans arrêt, car le Seigneur nous dit (Lc 18, 1) : « Il faut toujours prier sans se décourager. » Et S. Paul (1 Th 5, 17) : « Priez sans relâche. »
Conclusion
:
Nous pouvons envisager la prière soit en elle-même, soit dans sa cause. Celle-ci n'est autre que le désir de charité. Ce désir doit, en nous, être continu, qu'il soit actuel ou virtuel ; car sa vertu demeure dans tout ce que nous faisons par charité, et nous devons, dit S. Paul (1 Co 10, 31), faire tout pour la gloire de Dieu. A ce point de vue on doit parler d'une prière continuelle, S. Augustin le dit : « Dans la foi et la charité, le désir incessant nous fait prier toujours. »
Mais à considérer la prière en elle-même, on voit qu'elle ne peut être continuelle, car d'autres occupations nous réclament. « Nous fixons donc, explique S. Augustin des heures et des temps déterminés pour exprimer vocalement à Dieu nos prières, afin de nous tenir avertis par ces signes sensibles ; dans la mesure où nous progresserons dans ce désir, nous en prendrons conscience, et nous l'exciterons plus vivement en nous. » Mais toute chose doit se proportionner à sa fin : ainsi la dose au remède. Il convient donc que la prière dure aussi longtemps qu'il est utile pour exciter la ferveur du désir. Lorsqu'elle dépasse cette mesure, au point de ne pouvoir continuer sans ennui, il ne faut pas la prolonger. « On dit que les moines d'Égypte, écrit S. Augustin dans la même lettre, avaient des prières fréquentes, mais très courtes, rapides comme des flèches, afin que cette vigilance toujours en arrêt, si nécessaire à celui qui prie, ne se dissipe et ne s'émousse en des attentes prolongées. Ils nous montrent aussi par là que cette tension intérieure, comme elle ne doit pas être forcée si elle ne peut durer, ne doit pas non plus être aussitôt rompue quand elle est prête à se prolonger. » Cette règle de conduite exige que si, dans la prière individuelle, on doit se proportionner à l'élan intérieur de la personne qui prie, de même dans la prière communautaire on doit se proportionner à la dévotion du peuple.
Solutions
:
1. S. Augustin nous répond
: « Ce n'est pas parler beaucoup que prier longtemps. Autre chose est
l'abondance des discours, autre chose le prolongement du désir. Du Seigneur il
est écrit qu'il passait la nuit en prière, qu'il prolongeait sa prière, pour
nous donner l'exemple. » Et plus loin S. Augustin ajoute : « Rejetez de la
prière la multiplicité des paroles, mais non celle des supplications, pourvu
que votre désir demeure tendu avec ferveur ; car parler beaucoup, c'est dans la
prière traiter du nécessaire avec des mots inutiles. La plupart du temps, il
s'agit de gémissements plus que de discours. »
2. Le prolongement de la
prière ne consiste pas à demander beaucoup de choses, mais à s'attacher de
façon continue à en désirer une seule.
3. Le Seigneur n'a pas
institué cette prière pour nous obliger à n'employer que ces paroles. Il a
voulu nous indiquer les seuls objets que notre prière doit viser à obtenir, que
nous les exprimions ou y pensions de n'importe quelle manière.
4. On prie continuellement soit du fait de la continuité du désir, nous venons de le dire ; soit parce qu'on ne manque pas de prier aux moments fixés ; soit à raison de l'efficacité de la prière, ou bien chez le priant qui demeure plus dévot même après la prière ; soit encore chez un autre, par exemple si par vos bienfaits vous l'invitez à prier pour vous, alors que vous-même avez fini de prier.
Objections
:
1. Il semble que non, car
tout mérite vient de la grâce. Mais la prière précède la grâce, car la grâce
elle-même s'obtient par la prière, selon S. Luc (11, 13) : « Votre Père du ciel
donnera l'Esprit Saint à ceux qui le demandent. » La prière n'est donc pas un
acte méritoire.
2. Si la prière peut
mériter quelque chose, c'est surtout semble-t-il ce qu'elle demande. Or elle ne
le mérite pas toujours, car souvent les prières, même celles des saints, ne
sont pas exaucées. Ainsi S. Paul n'a pas été exaucé, alors qu'il demandait que
s'éloigne de lui l'aiguillon de sa chair (2 Co 12, 18). La prière n'est donc
pas un acte méritoire.
3. La prière s'appuie
surtout sur la foi selon S. Jacques (1, 6) : « Qu'il demande dans la foi, sans
nulle hésitation. » Mais la foi est insuffisante pour mériter, comme on voit
chez ceux qui ont la foi informe. La prière n'est donc pas un acte méritoire.
Cependant, sur le texte du Psaume (35, 13) : « Ma prière revenait dans mon sein », la Glose écrit : « Bien qu'elle ait été inutile pour eux, je ne suis pas privé de ma récompense. » Or la récompense n'est due qu'au mérite. La prière est donc méritoire.
Conclusion
:
On a dit plus haut que la prière, outre son effet présent de consolation spirituelle, a, relativement à l'avenir, une double efficacité : de mérite et d'impétration. Il en va de la prière comme de tout autre acte vertueux : elle tient sa valeur méritoire de la charité dont elle est issue, car celle-ci a pour objet propre le bien éternel, dont nous méritons d'avoir la jouissance. Cependant la prière procède de la charité par l'intermédiaire de la religion, dont la prière est l'acte, nous l'avons dit ; d'autres vertus l'accompagnent encore, qui sont requises à la bonté de la prière : l'humilité et la foi. C'est à la religion en effet de présenter la prière à Dieu ; tandis que la charité nous fait désirer ce dont elle demande l'accomplissement. Quant à la foi, elle est exigée par le fait que nous nous adressons à Dieu ; pour le prier nous devons croire que nous pouvons obtenir de lui ce que nous demandons. D'autre part l'humilité est nécessaire à celui qui prie, car il reconnaît son indigence. La dévotion est également nécessaire, mais elle tient à la religion, dont elle est l'acte primordial, nécessaire à tous ceux qui en découlent, nous l'avons dit plus haut.
Quant à l'efficacité d'impétration, la prière la tient de la grâce de Dieu que nous prions et qui nous induit à prier. Comme dit S. Augustin : « Il ne nous encouragerait pas à demander s'il ne voulait pas donner », et S. Jean Chrysostome : « Il ne refuse jamais ses bienfaits à qui le prie, celui qui, pour qu'on ne cesse point de prier, nous y pousse dans sa miséricorde. »
Solutions
:
1. Sans la grâce
sanctifiante la prière n'est pas méritoire, non plus que les autres actes
vertueux. Cependant la prière qui obtient la grâce sanctifiante procède
elle-même d'une certaine grâce, comme d'un don gratuit ; car prier, « c'est un
don de Dieu », dit S. Augustin.
2. Le mérite de la prière est parfois relatif principalement à tout autre chose que ce qu'on demande : son objet majeur est en effet la béatitude, et la prière étend parfois directement sa demande à d'autres objets, comme nous l'avons montré. Si ce qu'on demande ainsi pour soi-même n'est d'aucune utilité pour la béatitude, on ne le mérite pas. Il arrive même qu'à le demander et à le désirer, on perde tout mérite, par exemple si l'on demandait à Dieu l'accomplissement d'un péché, prière sans piété. Parfois cependant il s'agit d'une chose inutile à notre salut, sans qu'elle lui soit manifestement contraire. En ce cas, bien que cette prière puisse nous mériter la vie éternelle, on ne mérite pas d'obtenir ce qu'on demande. Aussi S. Augustin dit-il : « Lorsque nous supplions Dieu avec foi, pour obtenir des choses nécessaires à cette vie, c'est la miséricorde qui nous exauce, et la miséricorde encore qui se refuse à nous exaucer, car le médecin sait mieux que le malade ce qui est utile à sa faiblesse. » Voilà pourquoi S. Paul ne fut pas exaucé lorsqu'il demandait que Dieu éloigne de sa chair l'aiguillon, parce que cela ne lui était pas avantageux. Mais si ce qu'on demande est utile à la béatitude, parce que cela concerne notre salut, on le mérite non seulement par la prière, mais encore par d'autres bonnes oeuvres. C'est pourquoi on reçoit infailliblement ce qu'on a demandé, mais au moment où on doit le recevoir. « Il y a des demandes que Dieu ne refuse pas, mais qu'il fait attendre pour les exaucer au bon moment », dit S. Augustin. Toutefois, cet accomplissement peut être empêché, si l'on ne persévère pas à le demander, ce qui fait dire à S. Basile : « Quand vous demandez sans recevoir, c'est que vous demandez ce qu'il ne faut pas, ou bien sans foi, avec légèreté, ou ce qui ne vous était pas utile, ou sans persévérance. » En effet, on ne peut mériter en justice la vie éternelle pour autrui, comme nous l'avons dit précédemment'. C'est pourquoi, par voie de conséquence, on ne le peut pas non plus pour ce qui se rapporte à la vie éternelle. C'est pourquoi on n'est pas toujours exaucé lorsque l'on prie pour un autre, comme nous l'avons dit plus haut.
Il y a donc quatre conditions dont
la réunion fait qu'on obtient toujours ce qu'on demande. Il faut demander pour
soi, ce qui est nécessaire au salut, avec piété et avec persévérance.
3. Si la prière s'appuie principalement sur la foi, ce n'est pas pour y trouver son efficacité méritoire car pour cela elle s'appuie sur la charité, mais c'est pour obtenir l'efficacité d'impétration. En effet, la foi nous révèle la toute-puissance et la miséricorde divines, de qui notre prière obtient ce qu'elle demande.
Objections
:
1. Il semble que les
pécheurs n'obtiennent rien de Dieu par la prière, car il est dit en S. Jean (9,
31) : « Nous savons que Dieu n'exauce pas les pécheurs. » Et cela s'accorde
avec le livre des Proverbes (28, 9) : « Celui qui, pour ne pas entendre la loi,
se bouche les oreilles, sa prière est maudite. » Donc, la prière des pécheurs
n'obtient rien de Dieu.
2. Les justes obtiennent de
Dieu ce qu'ils méritent, nous venons de le voir. Mais les pécheurs ne peuvent
rien mériter, car ils n'ont pas la grâce, ni davantage la charité qui est « la
vertu de la piété », dit la Glose sur le texte de S. Paul (2 Tm 3, 5) : « Ils
ont les dehors de la piété, mais ils rejettent la vertu qui la donne. » Ils ne
prient donc pas avec piété, ce qui est nécessaire pour obtenir ce qu'on demande,
nous l'avons dit. Ils n'obtiennent donc rien par la prière.
3. « Le Père n'exauce pas
volontiers la prière que le Fils n'a pas dictée », dit Chrysostome. Or, dans la
prière enseignée par le Christ, il est dit : « Remets-nous nos dettes comme
nous les remettons nous-mêmes à nos débiteurs », ce que ne font pas les
pécheurs. Donc, ou bien ils mentent en parlant ainsi, et se rendent indignes
d'être exaucés ; ou bien, s'ils ne le disent pas, ils ne sont pas exaucés
puisqu'ils ne suivent pas le modèle de prière donné par le Christ.
Cependant, S. Augustin nous dit : « Si Dieu n'exauçait pas les pécheurs, c'est en vain que le publicain aurait demandé : "Seigneur, prends pitié du pécheur que je suis." » Et S. Jean Chrysostome : « Quiconque demande reçoit, qu'il soit juste ou pécheur. »
Conclusion
:
Deux choses sont à considérer chez le pécheur : la nature, que Dieu aime, et le péché, qu'il déteste. Si dans sa prière c'est le pécheur comme tel qui demande, c'est-à-dire en suivant son désir du péché, Dieu ne l'écoute pas, par miséricorde. Mais parfois aussi il est exaucé pour son châtiment, lorsque Dieu permet qu'il se précipite encore davantage dans le péché. « Il y a des choses que Dieu refuse par bonté, et qu'il accorde par colère », dit S. Augustin. Mais quand le pécheur prie sous l'inspiration d'un bon désir de la nature, Dieu l'exauce, non par justice car le pécheur ne le mérite pas, mais par pure miséricorde ; pourvu toutefois que soient sauvées les quatre conditions énumérées plus haut : demander Pour soi-même, les biens nécessaires au salut, avec piété et avec persévérance.
Solutions
:
1. Cette parole, explique
S. Augustin, fut prononcée par l'aveugle avant l'onction, c'est-à-dire alors
qu'il était imparfaitement éclairé. Elle n'a donc pas valeur définitive. On
pourrait toutefois l'accepter comme vraie si on l'entendait du pécheur comme
pécheur. C'est aussi en ce sens que la prière du pécheur est qualifiée de
maudite.
2. Le pécheur ne peut prier
avec piété, si on l'entend de l'habitus vertueux qui doit informer sa prière.
Mais sa prière peut être pieuse par son objet conforme à la piété, de même que,
sans avoir l'habitus de justice, on peut vouloir quelque chose de juste, nous
l'avons montré. Cette prière n'est pas méritoire, mais elle peut fort bien être
exaucée, car le mérite est fondé en justice, mais l'impétration est fondée sur
la grâce de Dieu.
3. Comme nous l'avons dit l'oraison dominicale est prononcée en la personne de l’Église entière. Aussi, celui qui la prononce en refusant de remettre les dettes à son prochain, ne ment pas, car s'il ne dit pas la vérité quant à sa personne, ce qu'il dit est vrai en la personne de l'Église. Mais il est hors de celle-ci par son fait, et cela rend sa prière infructueuse. Il arrive cependant que des pécheurs soient prêts à remettre à leurs débiteurs, et leurs prières sont alors exaucées, conformément à ces paroles de l'Ecclésiastique (28, 2) : « Pardonne au prochain qui t'a nui, et tes péchés seront remis à ta prière. »
Objections
:
1. Il ne semble pas adéquat
de donner comme parties de la prière les obsécrations, les prières, les
postulations et les actions de grâce. En effet, l'obsécration est une sorte
d'adjuration. Mais d'après Origène « celui qui veut vivre selon l'Évangile ne
doit adjurer personne ; il n'est pas plus permis d'adjurer que de jurer ». Il
ne convient donc pas de ranger l'obsécration parmi les parties de la prière.
2. La prière est selon le
Damascène « la demande à Dieu de ce qui convient ». C'est donc à tort qu'on
distingue prière et postulation.
3. L'action de grâce
regarde le passé, les autres actes concernent l'avenir. Mais le passé précède
l'avenir. L'action de grâce n'est donc pas à sa place au terme de
l'énumération.
Cependant, il y a l'autorité de S. Paul (1 Tm 2, 1).
Conclusion
:
Trois conditions sont requises à la prière : 1° S'approcher de Dieu que l'on prie. C'est ce que signifie le mot « prière », puisqu'il désigne l'élévation de l'esprit vers Dieu. 2° Il faut aussi demander : ce qu'exprime le mot « postulation ». Si c'est une demande déterminée, c'est pour certains la « postulation » proprement dite ; si elle reste indéterminée, comme lorsqu'on demande l'aide de Dieu, ils la nomment « supplication », et si l'on se contente d'exposer un fait comme par exemple : « Celui que tu aimes est malade » (Jn 11, 3), ils l'appellent « insinuation ». 3° Il faut enfin un motif d'obtenir ce qu'on demande, et on le prend du côté de Dieu et du côté de celui qui prie. Du côté de Dieu, c'est sa sainteté, à raison de quoi nous demandons d'être exaucé selon Daniel (9, 18) : « Prête l'oreille, Seigneur... en raison de tes grandes miséricordes. » C'est le rôle de l'« obsécration » qui implore au nom de réalités saintes, comme nous disons dans les litanies : « Par ta naissance délivre-nous, Seigneur. » Du côté de l'homme, la raison qu'il peut avoir d'obtenir ce qu'il demande, c'est l'« action de grâce » : « En rendant grâce pour les bienfaits reçus, puissions-nous en recevoir de plus grands », dit une oraison du missel.
Nous retrouvons ces distinctions dans les explications de la Glose sur le texte de Paul « A la messe la consécration est précédée par des "obsécrations" qui sont un rappel des réalités saintes. La "prière" consiste dans la consécration même, moment où l'esprit doit le plus s'élever vers Dieu. On trouve les "postulations" dans les demandes qui suivent, et les "actions de grâce" à la fin. » - On peut également remarquer ces quatre éléments dans bon nombre d'oraisons de l’Église. Par exemple celle de la fête de la Trinité, les mots : « Dieu éternel et tout-puissant » représentent l'élévation de la prière vers Dieu ; les mots : « qui as donné à tes serviteurs » constituent l'action de grâce ; « accorde, nous le demandons... » exprime la postulation ; et cette formule finale : « Par Jésus Christ Notre Seigneur... » renferme l'obsécration.
On lit, il est vrai, dans les Conférences des Pères « L'obsécration est l'imploration pour nos péchés ; la prière consiste dans les voeux qu'on fait à Dieu ; la postulation désigne les demandes qu'on fait pour autrui. » Mais la première explication est meilleure.
Solutions
:
1. C'est l'adjuration par
mode de contrainte qui est défendue ; non l'obsécration qui implore
miséricorde.
2. La prière en son
acception la plus générale inclut tout ce qu'on vient de dire. Mais comme
élément distinct elle est proprement l'élévation vers Dieu.
3. Lorsque les événements sont divers, le passé précède l'avenir. Mais un seul et même événement est futur avant d'être passé. C'est pourquoi l'action de grâce pour certains bienfaits précède la demande d'autres bienfaits. Mais s'il s'agit d'un même bienfait on commence par le demander, puis l'ayant reçu on en rend grâce. Par ailleurs la postulation est précédée de la prière, qui nous fait aborder celui à qui nous demandons ; et la prière elle-même suit l'obsécration qui, nous faisant considérer la bonté divine, nous donne la hardiesse de l'approcher.
LES ACTES EXTÉRIEURS DE LATRIE
Ce sont : 1°. L'adoration où l'on vénère Dieu par son corps (Question 84). - 2°. Les actes par lesquels on offre à Dieu quelque chose de ses biens extérieurs (Question 85-88). - 3°. Les actes dans lesquels on emploie des réalités divines (Question 89-91).
1. Est-elle un acte de latrie ? - 2. Implique-t-elle un acte intérieur, ou extérieur ? - 3. Requiert-elle un lieu déterminé ?
Objections
:
1. Il ne semble pas que
l'adoration soit un acte de latrie ou de religion. En effet, le culte religieux
n'est dû qu'à Dieu. Mais l'adoration ne lui est pas réservée : Abraham adora
les anges (Gn 18, 2), et on lit que le prophète Nathan, paraissant devant le
roi David, « l'adora, prosterné à terre » (1 R 1, 23).
2. Nous devons à Dieu le
culte de religion, selon S. Augustin parce que nous trouvons en lui notre
béatitude. Tandis que l'adoration lui est due en raison de sa majesté. Sur le
texte : « Adorez le Seigneur dans son sanctuaire » (Ps 96, 9), la Glose dit : «
De ces parvis on vient au sanctuaire où l'on adore sa Majesté. » L'adoration
n'est donc pas un acte de latrie.
3. La religion honore d'un
culte unique les trois personnes divines. L'adoration manque à cette loi, car
nous fléchissons le genou au nom de chacune d'elles. Elle n'est donc pas un
acte de latrie.
Cependant, on trouve cité en Matthieu (4, 10) : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et ne serviras que lui. »
Conclusion
:
L'adoration a pour but d'honorer celui qui en est l'objet. Or nous avons dit qu'il appartient en propre à la religion de témoigner à Dieu le respect qui lui est dû. L'adoration qu'on lui rend est donc l'acte de cette vertu.
Solutions
:
1. Nous devons révérer Dieu pour son excellence. Si celle-ci est communiquée à certaines créatures, ce n'est jamais à titre d'égalité, mais de simple participation. La vénération dont nous vénérons Dieu ressortit à la latrie, et elle est différente de celle que nous adressons à certaines créatures éminentes, qui ressortit à la dulie, dont il sera traité plus loin. Et parce que nos actions extérieures sont les signes de notre révérence intérieure, certains de ces signes sont accordés à des créatures éminentes. L'adoration est le plus élevé de ces signes. Mais il y a quelque chose qu'on réserve absolument à Dieu, c'est le sacrifice. « Bien des rites ont été empruntés au culte divin, dit S. Augustin, pour servir à honorer les hommes par un excès de bassesse ou une flatterie pernicieuse. Jamais toutefois on n'a cessé de tenir pour des hommes ceux qu'on déclare honorer, vénérer, et par un dernier excès, adorer. Mais qui a jamais eu l'idée d'offrir des sacrifices à un autre qu'à celui que l'on sait, que l'on croit, ou que l'on imagine être Dieu ? »
C'est comme expression de la
révérence due aux créatures éminentes que Nathan adora David. Mais à cause du
respect dû à Dieu, Mardochée refusa d'adorer Aman, « craignant de reporter sur
un homme la gloire de Dieu » (Est 13, 14 Vg). De même, c'est en raison de la
révérence due à une créature excellente qu'Abraham adora des anges ; de même
Josué (5, 14). A moins qu'on ne l'entende d'une adoration de latrie rendue à
Dieu qui se manifestait et parlait sous la forme d'un ange. Mais selon la
révérence qui est due à Dieu, il fut interdit à S. Jean d'adorer un ange (Ap
22, 9). C'était pour montrer la dignité conférée à l'homme par le Christ, et
qui l'égale aux anges : « je suis serviteur comme toi et tes frères », dit
l'ange à S. jean. C'était aussi pour exclure le péril d'idolâtrie, car il
ajoute : « Adore Dieu. »
2. Par la majesté de Dieu
on entend toute la plénitude de son excellence, par laquelle nous trouvons
notre béatitude en lui comme en notre souverain Bien.
3. Parce que l'excellence des trois Personnes est unique, un même honneur et une unique révérence leur sont dus, et par suite une seule adoration. C'est ce qu'illustre l'histoire d'Abraham : alors que trois anges lui apparaissent, c'est un seul qu'il adore en lui disant : « Seigneur, si j'ai trouvé grâce... » Quant aux trois génuflexions, elles signifient le nombre des Personnes, mais non une diversité dans l'adoration.
Objections
:
1. Il semble que
l'adoration n'implique pas un acte corporel. En effet, « les vrais adorateurs
adoreront le Père en esprit et vérité », (Jn 4, 23). Or ce qui se fait en
esprit n'implique aucun acte corporel.
2. « Adoration » vient de oratio,
prière ; et la prière consiste principalement en un acte intérieur selon S.
Paul (1 Co 14, 15) : « Je prierai par l'esprit, je prierai par l'âme. »
L'adoration implique donc surtout un acte spirituel.
3. Les actes corporels ont
rapport à la connaissance sensible. Or nous n'atteignons pas Dieu par les sens,
mais par l'esprit. Donc l'adoration ne comporte pas d'acte corporel.
Cependant, sur le texte de l'Exode (20, 5) : « Vous ne les adorerez ni ne les honorerez », la Glose explique : « Vous n'honorerez pas dans votre coeur, vous n'adorerez pas extérieurement. »
Conclusion
:
Comme dit S. Jean Damascène « Parce que nous sommes composés de deux natures, intellectuelle et sensible, nous offrons à Dieu une double adoration. » L'une est spirituelle et consiste dans l'intime dévotion de l'esprit ; l'autre est corporelle parce qu'elle consiste en l'abaissement extérieur du corps. Parce que, dans tous les actes de religion, l'extérieur est relatif à l'intérieur comme à ce qui est au principe, l'adoration extérieure est faite en vue de l'adoration intérieure. Les signes d'humilité présentés par le corps excitent notre coeur à se soumettre à Dieu, le sensible étant pour nous le moyen naturel d'accéder à l'intelligible.
Solutions
:
1. Même l'adoration
corporelle s'accomplit en esprit quand elle naît de la dévotion spirituelle, et
s'ordonne à la promouvoir.
2. La prière est sans doute
dans l'esprit à titre primordial, mais elle s'exprime secondairement par des
paroles, nous l'avons dit plus haut. De même l'adoration consiste
principalement en la révérence intérieure envers Dieu, et secondairement en
signes corporels d'humilité ; ainsi en fléchissant le genou nous exprimons
notre faiblesse devant Dieu ; prosternés, nous protestons que nous ne sommes
rien nous-mêmes.
3. Nous ne pouvons pas atteindre Dieu par les sens, mais les signes sensibles provoquent notre âme à se porter vers lui.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
notre Seigneur dit en S. Jean (4, 21) : « L'heure vient où ce ne sera ni sur
cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. » Donc un lieu
déterminé n'est pas requis pour l'adoration.
2. L'acte extérieur
d'adoration est ordonné à l'acte intérieur. Mais celui-ci s'adresse à Dieu en
tant qu'il existe partout. Donc aucun endroit déterminé n'est exigé pour
l'adoration extérieure.
3. C'est le même Dieu que
l'on adore sous l'Ancien et le Nouveau Testament. Or dans l'ancienne
alliance on adorait tourné vers l'occident, puisque la porte du tabernacle
faisait face à l'orient, d'après l'Exode (26, 22-27). C'est donc du côté de
l'occident qu'on devrait maintenant adorer Dieu, s'il était vrai qu'un lieu
déterminé est requis à l'adoration.
Cependant, il y a cette parole d'Isaïe (56, 7), citée en S. Luc (19, 46) : « Ma maison est une maison de prière. »
Conclusion
:
Comme on vient de le dire, le principal dans l'adoration, c'est la dévotion intérieure de l'âme. Tout ce qu'elle comporte extérieurement de signes corporels est secondaire. Intérieurement l'esprit conçoit Dieu hors de toute limite de lieu. Mais les gestes significatifs de notre corps doivent s'exercer en un lieu et emplacement déterminés. C'est pourquoi l'adoration ne requiert pas nécessairement tel ou tel lieu, comme si cette détermination était un élément principal ; c'est une question de convenance, comme d'ailleurs pour les autres signes corporels.
Solutions
:
1. Ces paroles de notre
Seigneur annoncent qu'on cessera d'adorer selon le rite des juifs, adorant à
Jérusalem, aussi bien que des Samaritains, adorant sur le mont Garizim. L'un et
l'autre rite, en effet, ont, pris fin à l'avènement de la vérité spirituelle de
l’Évangile, selon laquelle « on offre à Dieu le sacrifice en tout lieu », selon
la prophétie de Malachie (1, 11).
2. Le choix pour nos
adorations d'un lieu déterminé ne tient pas à Dieu que nous adorons, et que cet
espace enfermerait, mais à nous, ses adorateurs. Trois raisons à cela. D'abord
le caractère sacré du lieu ; ceux qui prient en conçoivent une dévotion
particulière qui rend leurs prières plus dignes d'être exaucées comme on le
voit dans l'adoration de Salomon (1 R 8). Puis les saints mystères et autres
signes sacrés que ce lieu renferme. Enfin le concours d'un grand nombre
d'adorateurs, qui fait exaucer plus facilement leurs prières, selon cette
parole en Matthieu (18, 20) : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je
suis là au milieu d'eux. »
3. C'est pour des raisons de convenance que nous adorons tournés vers l'orient. C'est d'abord à cause de la majesté divine que symbolise l'orient, où le mouvement du ciel prend son origine. Ensuite c'est là qu'était établi le paradis terrestre selon le texte des Septante (Gn 2, 8) : nous semblons ainsi vouloir y retourner. C'est enfin à cause du Christ lumière du monde qui porte le nom d'Orient (Za 6, 12) et qui « est monté au-dessus de tous les cieux à l'Orient » (Ps 78, 34) d'où l'on attend sa venue suprême, selon S. Matthieu (24, 27) : « Comme l'éclair part de l'orient et brille jusqu'à l'occident, ainsi sera l'avènement du Fils de l’Homme. »
Il faut étudier maintenant les actes par lesquels on offre à Dieu des biens extérieurs. D'abord les dons que les fidèles font à Dieu. Ensuite les voeux par lesquels ils lui font des promesses (Question 88).
Sur le premier point on étudiera : 1°. Les sacrifices (Question 85). 2°. Les oblations et les prémices (Question 86). 3°. Les dîmes (Question 87).
1. Offrir à Dieu le sacrifice est-il de loi naturelle ? - 2. Ne faut-il offrir de sacrifice qu'à Dieu ? - 3. Offrir un sacrifice est-il un acte spécial de vertu ? - 4. Tous y sont-ils tenus ?
Objections
:
1. Il semble que non. Car
les prescriptions du droit naturel sont communes à tous les hommes, ce qui
n'est pas le cas du sacrifice. D'après l'Ecriture, certains ont offert du pain
et du vin, comme Melchisédech (Gn 14, 18), ceux-ci tels animaux et ceux-là tels
autres. L'oblation sacrificielle n'est donc pas de droit naturel.
2. Tous les justes ont
suivi les prescriptions du droit naturel. Or on ne lit pas qu'Isaac ait offert
de sacrifice, non plus qu'Adam, dont il est pourtant écrit « que la sagesse le
tira de son péché » (Sg 10, 2). Donc l'offrande du sacrifice n'est pas de droit
naturel.
3. Les sacrifices sont
offerts pour leur signification, dit S. Augustin. Or, les mots qui sont, comme
il le dit ailleurs, les principaux signes de la pensée ont d'après Aristote «
une signification qui n'est pas naturelle mais conventionnelle ». Les
sacrifices ne sont donc pas de loi naturelle.
Cependant, à toute époque et dans toutes les nations, il y a toujours eu offrande de sacrifices. Ce que l'on rencontre ainsi universellement paraît être le fait de la nature. L'offrande des sacrifices est donc de droit naturel.
Conclusion
:
La raison naturelle prescrit à l'homme de se soumettre à un être supérieur, à cause des déficiences qu'il éprouve en lui-même et qui le mettent dans la nécessité de recevoir aide et direction de cet être supérieur. Quel que soit cet être, il est celui à qui tous les hommes donnent le nom de Dieu. Mais, de même que dans la nature les êtres inférieurs sont naturellement soumis aux supérieurs, de même la raison naturelle prescrit à l'homme, selon son penchant inné, de rendre à qui est au-dessus de lui soumission et honneur, à sa manière. La manière de l'homme, c'est d'avoir recours pour s'exprimer aux signes sensibles, parce qu'il tire sa connaissance du sensible. C'est pour cela que la raison le porte naturellement à employer certaines choses sensibles, qu'il offre à Dieu, en signe de la sujétion et de l'honneur qu'il lui doit, à la manière dont les vassaux font des offrandes à leur suzerain pour reconnaître sa domination. C'est à cela que se rapporte la raison de sacrifice. Et c'est pourquoi l'oblation sacrificielle relève du droit naturel.
Solutions
:
1. Comme on l'a dit précédemment il y a des choses qui prises en général sont de droit naturel, et dont les déterminations relèvent du droit positif. Par exemple, punir les malfaiteurs est de loi naturelle ; leur appliquer telle ou telle peine relève d'un code humain ou divin. De même, la loi naturelle prescrit de façon générale d'offrir des sacrifices, et l'accord est universel sur ce point.
Mais la détermination des
sacrifices est d'institution humaine ou divine, d'où leurs différences.
2. Adam et Isaac, comme les
autres justes, ont offert le sacrifice à Dieu selon qu'il convenait au temps où
ils vivaient, car, dit S. Grégoire : « Chez les anciens le péché
originel était remis par l'offrande des sacrifices. » Cependant l'Écriture ne
mentionne pas tous les sacrifices des justes, mais seulement ceux qui ont
comporté quelque particularité. Peut-être cependant n'a-t-on point parlé du
sacrifice d'Adam pour ne pas sembler mettre en lui, avec la source du péché,
celle de notre sanctification. Quant à Isaac, il préfigure le Christ, en tant que
lui-même était offert en sacrifice. Il ne fallait donc pas le montrer en train
d'en offrir.
3. Il est naturel aux hommes d'exprimer par des signes ce qu'ils conçoivent ; c'est la détermination de ces signes qui relève de leur convention.
Objections
:
1. Apparemment, on ne doit
pas réserver le sacrifice au Dieu souverain, car, puisqu'on doit cet hommage à
sa divinité, on le doit semble-t-il à tous ceux qui y sont associés. Or, même
les hommes saints « deviennent participants de la nature divine » selon la 2ème
épître de Pierre (1, 4) ; aussi lit-on dans le Psaume (82, 6) : « Moi, j'ai dit
: "Vous êtes des dieux." » Les anges aussi sont appelés « fils de
Dieu », comme le montre le livre de Job (1, 6). Donc on doit offrir le
sacrifice à tous ceux-là.
2. Plus quelqu'un est haut
placé, plus on doit lui rendre honneur. Mais les anges et les saints sont bien
au-dessus de tous les princes de la terre. Pourtant ceux-ci reçoivent de leurs
sujets, prosternés devant eux et leur offrant des présents, bien plus d'honneur
que ne fait le sacrifice, où l'on offre un animal ou quelque autre chose. À
plus forte raison peut-on offrir un sacrifice aux anges et aux saints.
3. Les temples et les
autels sont destinés à l'offrande des sacrifices. Or on en élève en l'honneur
des anges et des saints. Donc on peut leur offrir des sacrifices.
Cependant, il est dit dans l'Exode (22, 20) : « Quiconque immole à d'autres dieux que le seul Seigneur véritable sera mis à mort. »
Conclusion
:
Le sacrifice extérieurement offert est le signe du sacrifice intérieur, oblation spirituelle que l'âme fait d'elle-même à Dieu selon le Psaume (51, 19) : « Le sacrifice qu'il faut à Dieu c'est l'esprit affligé. » Car, nous l'avons dit plus haut les actes extérieurs de religion sont ordonnés aux actes intérieurs.
L'âme s'offre en sacrifice à Dieu comme au principe de sa création et à sa fin béatifiante. Or, selon la vraie foi, Dieu seul est le créateur de nos âmes, comme nous l'avons établi dans la première Partie. Et c'est en lui seul que consiste notre béatitude, nous l'avons vu. C'est pourquoi, puisque nous devons au seul souverain Bien l'offrande du sacrifice spirituel, nous devons également n'offrir qu'à lui les sacrifices extérieurs. De même « dans la prière et la louange, nous faisons monter nos paroles vers celui à qui nous offrons en notre coeur les choses mêmes quelles signifient », dit S. Augustin. Nous voyons d'ailleurs, en tout Etat, observer l'usage d'honorer le chef souverain par quelque marque particulière que ce serait un crime de lèse-majesté de présenter à quelqu'un d'autre. Aussi la loi divine établit-elle la peine de mort pour tous ceux qui rendent des honneurs divins à d'autres que Dieu.
Solutions
:
1. Si le nom de Dieu est
communiqué à certains, ce n'est pas à titre d'égalité, mais de participation.
On ne leur doit donc pas des honneurs égaux.
2. Quand on offre un
sacrifice on ne considère pas le prix de l'animal immolé, mais le sens de cette
action, qu'on fait en l'honneur du Maître souverain de l'univers entier. « Les
démons, dit S. Augustin aiment non pas l'odeur des victimes, mais les honneurs
divins. »
3. Comme dit S. Augustin : « Ce n'est pas aux martyrs que nous destinons des temples et des prêtres, car ce n'est pas eux, mais leur Dieu, que nous tenons pour notre Dieu. C'est pourquoi le prêtre ne dit pas : "je t'offre ce sacrifice, Pierre ou Paul." Mais nous rendons grâce à Dieu de leurs victoires et nous nous excitons à les imiter. »
Objections
:
1. Apparemment non, car
selon S. Augustin, le vrai sacrifice est toute oeuvre accomplie pour s'unir à
Dieu en de tes relations. Or toute oeuvre bonne n'est pas l'acte spécial d'une
vertu déterminée. L'oblation du sacrifice n'est donc pas un acte spécial,
attribuable à une vertu déterminée.
2. Mortifier son corps par
le jeûne, c'est le fait de l'abstinence ; par la continence, cela relève de la
chasteté ; par le martyre, c'est l'acte de la force. Tout cela est inclus dans
l'oblation sacrificielle selon l'épître aux Romains (12, 1) : « Offrez vos
corps en sacrifice vivant. » Et l'épître aux Hébreux (13, 16) : « N'oubliez pas
la bienfaisance et la mise en commun de vos biens : c'est par de tels
sacrifices qu'on mérite devant Dieu. » Or la bienfaisance et la communauté de
biens relèvent de la charité, de la miséricorde et de la libéralité L'oblation
du sacrifice n'est donc pas un acte, spécial d'une vertu déterminée.
3. Le sacrifice est ce qu'on
offre à Dieu. Mais il y a bien des choses qu'on lui offre : la dévotion : la
prière, les dîmes, les prémices, les oblations, les holocaustes. Donc le
sacrifice ne semble pas, être un acte spécial d'une vertu déterminée.
Cependant, la loi donne sur les sacrifices des préceptes spéciaux, comme on le voit au début du Lévitique.
Conclusion
:
Nous l'avons déjà dit, quand l'acte d'une vertu se trouve ordonné à la fin d'une autre vertu, il en partage l'espèce d'une certaine manière. Celui qui vole afin de forniquer communique à son vol la malice de la fornication, au point que si ce n'était déjà par ailleurs un péché, cela le deviendrait de ce seul fait. Ainsi donc le sacrifice est un acte spécial, dont la bonté tient à ce qu'on l'accomplit à l'honneur de Dieu. Cela fait qu'il appartient à une vertu déterminée, la religion. Mais il arrive que les actes d'autres vertus soient également ordonnés à l'honneur divin. Par exemple on fait aumône de ses biens personnels pour Dieu, ou bien on s'inflige quelque pénitence corporelle par révérence pour Dieu. De ce point de vue, nous pourrons encore donner à ces actes de vertus différentes le nom de sacrifices. Toutefois il est des actes dont la seule valeur vient de ce qu'ils sont faits en l'honneur de Dieu. Ces actes-là sont les sacrifices proprement dits, et ils relèvent de la vertu de religion.
Solutions
:
1. Le fait même de vouloir
contracter avec Dieu une union spirituelle se rattache à l'honneur qu'on lui
doit. C'est pourquoi tout acte vertueux prend raison de sacrifice du fait qu'on
l'accomplit pour entrer en la sainte société de Dieu.
2. L'homme possède trois
sortes de biens : 1° Les biens de l'âme qu'il offre à Dieu en un sacrifice
intérieur, par la dévotion et la prière, et par d'autres actes intérieurs de
cette sorte : c'est là le sacrifice principal. 2° Les biens du corps qu'on
offre d'une certaine façon à Dieu par le martyre, l'abstinence ou la
continence. 3° Les biens extérieurs dont on offre à Dieu le sacrifice
directement, quand nous lui offrons immédiatement ce que nous possédons ;
médiatement, quand nous en faisons part au prochain pour Dieu.
3. Il y a sacrifice proprement dit quand on accomplit quelque chose sur les biens que l'on offre à Dieu, comme était la mise à mort des animaux, ou comme est la fraction, manducation et bénédiction du pain. Le nom de « sacrifice » l'indique, car on parle de sacrifice là où l'on « fait du sacré ». Le mot « oblation » désigne directement l'acte d'offrir à Dieu quelque chose, même si l'on n'accomplit rien avec. Ainsi on parle d'une oblation de pain et d'argent à l'autel, sans qu'on accomplisse rien à leur égard. Tout sacrifice est donc une oblation, mais non réciproquement. Quant aux prémices, ce sont des oblations, car on les offrait à Dieu, selon le Deutéronome (26, 1-11) ; mais ce n'étaient pas des sacrifices, car elles n'étaient la matière d'aucun rite sacré. Les dîmes, à proprement parler, ne sont ni des sacrifices ni des oblations, parce qu'on ne les présente pas directement à Dieu, mais aux ministres du culte.
Objections
:
1. Il apparaît que non, car
S. Paul écrit aux Romains (3, 19) : « Ce que dit la loi s'adresse à ceux qui
sont sous la loi. » Or la loi sur les sacrifices n'a pas été donnée à tous,
mais au seul peuple hébreu. Tout le monde n'était donc pas obligé d'offrir des
sacrifices.
2. Les sacrifices sont
offerts à titre de signes. Mais tout le monde ne comprend pas ce symbolisme.
Donc le sacrifice n'est pas obligatoire pour tous.
3. La fonction des prêtres
est dite « sacerdotale » précisément parce qu'ils offrent le sacrifice. Mais
tous ne sont pas prêtres, ni par conséquent tenus d'offrir des sacrifices.
Cependant, offrir le sacrifice est de loi naturelle nous l'avons vu. Or la loi naturelle oblige tous les hommes. Tous sont donc tenus d'offrir le sacrifice à Dieu.
Conclusion
:
Il y a, nous l'avons dit deux sortes de sacrifices. Le premier, le principal, est le sacrifice intérieur, à quoi tous sont tenus ; car tout le monde est tenu d'offrir à Dieu une âme dévote. L'autre est le sacrifice extérieur, qui se subdivise en deux. Il y a en effet un sacrifice dont toute la valeur réside en l'oblation de biens extérieurs, faite à Dieu en témoignage de
soumission à sa divinité. L'obligation en est différente pour ceux qui sont sous la loi, ancienne ou nouvelle, et pour ceux qui ne sont pas sous la loi. Sous le régime de la loi, des sacrifices déterminés sont obligatoires conformément aux prescriptions légales. Ceux, au contraire, qui n'ont pas vécu sous la loi, étaient tenus à certains sacrifices extérieurs, qu'ils devaient faire pour honorer Dieu, en harmonie avec leur milieu. Mais ils n'étaient pas obligés à tels ou tels sacrifices déterminés. L'autre sorte de sacrifice extérieur se réalise quand on se sert des actes extérieurs des autres vertus, pour en faire hommage à Dieu. Certains de ces actes sont l'objet d'un précepte dont l'obligation est universelle ; d'autres sont surérogatoires et tous n'y sont pas tenus.
Solutions
:
1. Les sacrifices
déterminés par les prescriptions de la loi n'obligeaient pas tous les hommes,
mais tous étaient tenus à des sacrifices intérieurs ou extérieurs, on vient de
le dire.
2. Tous ne connaissent pas
explicitement la vertu des sacrifices, mais du moins en ont-ils une
connaissance implicite, comme ils ont une foi implicite, ainsi que nous l'avons
vu précédemment.
3. Les prêtres offrent les sacrifices proprement ordonnés au culte divin, non seulement pour eux-mêmes, mais pour les autres. Mais il y a d'autres sacrifices, que chacun peut offrir à Dieu pour soi-même, nous l'avons montré ci-dessus.
1. Certaines oblations sont-elles imposées par précepte ? - 2. A qui les doit-on ? - 3. Avec quels biens doit-on les faire ? - 4. Spécialement au sujet des oblations de prémices : y est-on strictement obligé ?
Objections
:
1. Il semble que l'on ne
soit pas tenu de faire des oblations en vertu d'un précepte obligatoire. Car,
au temps de l'Évangile, on n'est pas tenu d'observer les préceptes cérémoniels
de l'ancienne loi, on l'a établis. Mais les oblations font partie de ces
préceptes. Car on lit dans l'Exode (23, 14) : « Trois fois l'an vous célébrerez
des fêtes en mon honneur. » Et plus loin : « Vous ne vous présenterez pas
devant moi les mains vides. » Donc aujourd'hui on n'est pas tenu aux oblations
par un précepte.
2. Les oblations, avant
leur accomplissement, dépendent de notre libre vouloir. On le voit par ces
paroles du Seigneur (Mt 5, 23) : « Si tu offres ton présent sur l'autel... » Il
parle comme si c'était laissé au bon plaisir des offrants. Et une fois
l'oblation faite, il n'y a pas lieu de la renouveler. Donc on ne peut
aucunement y être tenu par un précepte.
3. Celui qui ne rend pas à
l'Église ce qu'il est tenu de lui remettre peut y être contraint par le refus
des sacrements. Mais, il n'est pas permis de refuser les sacrements de l’Église
à ceux qui n'ont pas voulu faire d'offrande, conformément à ce décret b : «
Celui qui dispense la sainte communion ne doit rien exiger de celui qui la
reçoit ; s'il exige quelque chose, qu'il soit déposé. » Donc l'oblation n'est
pas obligatoire comme nécessaire au salut.
Cependant, Grégoire VII écrit : « Tout chrétien aura soin, à la messe, de faire une offrande. »
Conclusion
:
Le nom d'« oblation » désigne en général tout ce qu'on offre pour le culte divin. Ainsi, lorsqu'on offre quelque chose pour le culte divin en vue d'une action sacrée qui doit en résulter, et où l'offrande est consumée, c'est à la fois une oblation et un sacrifice. En effet, on lit dans l'Exode (29, 18) : « Tu offriras le bélier tout entier en le brûlant sur l'autel ; c'est une oblation au Seigneur, le parfum très agréable d'une victime pour Dieu. » Et dans le Lévitique (2, 1) : « Lorsque l'on offrira le sacrifice à Dieu, l'oblation sera de pure farine. » Mais si on l'offre telle quelle pour l'employer au culte divin ou la dépenser au profit des ministres, c'est une oblation et non un sacrifice.
Ces oblations sont donc, par leur nature, volontaires, selon l'Exode (25, 2) : « Vous les recevrez de celui qui l'offre de plein gré. » Quatre motifs cependant peuvent les rendre obligatoires : 1° Une convention antérieure ; par exemple si un fonds ecclésiastique a été concédé, à charge de faire à des époques fixées des offrandes déterminées. Cette offrande est due à titre de redevance. 2° Un legs ou une promesse, comme lorsqu'on offre à l’Église, par donations entre vifs, ou qu'on lègue par testament, des biens meubles ou immeubles qui devront être cédés plus tard. 3° Les besoins de l’Église : au cas par exemple où ses ministres n'auraient pas de quoi subvenir à leur entretien. 4° La coutume : les fidèles sont tenus, à certaines fêtes, de faire des offrandes traditionnelles. Cependant, en ces deux derniers cas, l'oblation demeure d'une certaine façon volontaire, quant à la qualité ou à la nature de l'offrande.
Solutions
:
1. Si dans la loi nouvelle
les oblations sont obligatoires, ce n'est pas à cause des solennités légales
dont parle l'Exode, mais pour les autres raisons qu'on vient d'exposer.
2. On peut être tenu de
faire des offrandes soit avant de les accomplir (1er ,3ème
et 4ème motifs donnés ci-dessus), soit également après avoir offert,
quant on l'a fait par mode d'engagement ou de promesse, car on est tenu
d'acquitter en fait ce qu'on a offert à l'Église par manière d'engagement.
3. Ceux qui ne s'acquittent pas des oblations obligatoires peuvent encourir le refus des sacrements, non par le prêtre à qui l'on doit remettre les offrandes, de crainte qu'il ne paraisse exiger quelque chose pour l'administration des sacrements, mais par un de ses supérieurs.
Objections
:
1. Il semble que les
oblations ne sont pas dues seulement aux prêtres. En effet, les principales
oblations semblent être destinées aux sacrifices. Mais dans la Sainte Écriture
on appelle « hosties » ce qu'on donne aux pauvres, selon la lettre aux Hébreux
(13, 16) : « Quant à la bienfaisance et à la mise en commun de vos ressources,
ne les oubliez pas, car c'est à de telles hosties que Dieu prend plaisir. »
Beaucoup plus qu'aux prêtres, c'est donc aux pauvres que les oblations sont
dues.
2. Dans beaucoup de
paroisses, les moines reçoivent une part des offrandes. Or « la charge des
clercs et la charge des moines sont différentes », dit S. Jérôme. Donc les
oblations ne sont pas dues aux seuls prêtres.
3. Les laïcs peuvent, du
consentement de l'Église, acheter les offrandes, pains et choses analogues. Ils
ne le font que pour les employer à leur usage. Donc les oblations peuvent aussi
concerner les laïcs.
Cependant, on trouve dans le décret ce canon du pape Damase : « Seuls les prêtres qui sont au service quotidien de Dieu ont le droit de manger et de boire les oblations offertes dans l'église. Car sous l'ancienne alliance Dieu défendit aux enfants d'Israël de manger les pains sacrés sauf pour Aaron et ses fils. »
Conclusion
:
Le prêtre est établi comme un négociateur et un intermédiaire entre le peuple et Dieu, selon ce qui est dit de Moïse (Dt 5, 5). C'est pourquoi il lui appartient de transmettre au peuple les enseignements divins et les saints mystères ; et aussi de présenter à Dieu ce qui, venant du peuple, doit passer par lui : prières, sacrifices, oblations, selon l'épître aux Hébreux (5, 1) : « Tout pontife, pris parmi les hommes, est établi pour intervenir en leur faveur dans leurs relations avec Dieu, afin d'offrir dons et sacrifices pour le péché. » Les oblations que le peuple présente à Dieu sont donc remises aux prêtres, non seulement pour qu'ils les emploient à leur usage, mais pour qu'ils en soient les fidèles dispensateurs. Ils les emploieront en partie aux frais du culte divin ; une autre part sera destinée à leur propre subsistance, car « ceux qui servent à l'autel partagent avec l'autel » (1 Co 9, 13) ; une autre partie sera allouée aux pauvres qui doivent, autant que faire se peut, être entretenus sur les biens de l'Église, car notre Seigneur lui-même avait une bourse pour les pauvres, remarque S. Jérôme.
Solutions
:
1. Bien qu'elles ne soient
pas des hosties proprement dites, les aumônes faites aux pauvres reçoivent ce
nom quand on les fait pour Dieu. On peut, au même titre, les appeler des «
oblations », mais ce n'est pas le sens propre du terme, réservé à ce qu'on
offre immédiatement à Dieu. Mais les oblations proprement dites servent à
nourrir les pauvres par la répartition que font non les offrants mais les
prêtres.
2. Les moines et les autres
religieux peuvent recevoir les oblations à trois titres. 1° Comme pauvres, ils
les reçoivent du prêtre qui les distribue ou de l’Église qui les répartit. 2°
S'ils sont ministres de l'autel, ils peuvent recevoir directement les offrandes
qu'on leur fait spontanément. 3° S'ils ont charge paroissiale, ils ont un droit
sur les oblations comme recteurs d'une Église.
3. Les oblations, une fois consacrées, ne peuvent servir aux laïcs, pas plus que les vases et les vêtements sacrés. C'est ainsi qu'il faut entendre la décision du pape Damase. Mais les offrandes non consacrées peuvent être attribuées aux laïcs, par mode de donation ou de vente, exercée par le ministère des prêtres.
Objections
:
1. Il semble que l'on ne
puisse pas faire une oblation de tout ce qu'on possède licitement. En effet,
aux termes du droit fi : « La prostituée exerce un métier honteux, mais fait un
gain honnête. » Elle le possède donc licitement. Et cependant cet argent ne
peut servir à une offrande d'après le Deutéronome (23, 19) : « Tu n'offriras
pas le salaire de la prostitution dans la maison du Seigneur ton Dieu. » Il
n'est donc pas permis de faire oblation de tout ce qu'on possède licitement.
2. Dans le Deutéronome
également, il est interdit d'offrir dans la maison de Dieu le prix d'un chien.
Mais il est évident que le prix d'un chien, vendu régulièrement est possédé de
même. Il n'est donc pas permis de faire oblation de tout ce qu'on possède
régulièrement.
3. Il est dit en Malachie
(1, 8) : « Si vous offrez un animal boiteux et malade, n'est-ce pas mal ? » Or
on peut posséder régulièrement cet animal boiteux et malade. Il semble donc que
l'on ne puisse faire oblation de tout ce qu'on possède régulièrement.
Cependant, on lit dans les Proverbes (3, 9) : « Honore le Seigneur ton Dieu de tous tes biens. » Les biens d'un homme, c'est l'ensemble, de ce qu'il possède régulièrement ; on peut donc en faire oblation.
Conclusion
:
Comme dit S. Augustin « Si, ayant dépouillé un homme sans défense, tu partages ses dépouilles avec le juge, la faveur de ce dernier te dégoûterait toi-même, tant est puissant en nous l'instinct de justice. Ne fais pas ton Dieu à l'image, de ce que tu ne dois pas être toi-même. » Aussi est-il dit dans l'Ecclésiastique (34, 21 Vg) : « Offrir, en sacrifice du bien mal acquis, est une offrande souillée. » Ces textes montrent que les biens acquis et possédés injustement ne peuvent être matière à oblation.
Par ailleurs, sous la loi ancienne, dont le régime était figuratif, la signification qu'on attribuait : certaines choses les faisait tenir pour impures, et l'on ne pouvait les offrir. Mais dans la loi nouvelle, nous considérons avec S. Paul que toute créature de Dieu est pure (Tt 1, 15). C'est pourquoi, à prendre les choses en soi, tout ce qu'on possède licitement est matière à oblation. Mais il arrive que, pour une raison accidentelle, un bien, licitement possédé ne puisse être offert. Par exemple si c'était dommageable à autrui : ainsi le fils qui offrirait à Dieu ce qu'il doit employer à nourrir son père, façon d'agir réprouvée par notre Seigneur (Mt 15, 5) ; ou bien cela ferait scandale il en résulterait du mépris, etc.
Solutions
:
1. La loi ancienne
défendait d'offrir, le salaire de la prostitution à raison de soie impureté.
Dans la loi nouvelle c'est à cause du scandale, pour éviter que l'Église ne
paraisse approuver le péché, en recevant l'offrande du gain qu'il procure.
2. La loi considérait le
chien comme un animal! impur. Les autres animaux impurs pouvaient être,
rachetés et l'on pouvait en offrir le prix, selon le Lévitique (27, 27) : « Si
c'est un animal impur, celui qui l'a offert le rachètera. » Mais le chien ne
pouvait être ni offert ni racheté, soit parce que les idolâtres employaient cet
animal à leurs sacrifices, soit encore parce que les chiens symbolisent la
rapine qui ne peut fournir matière à oblation. Mais cette défense n'existe plus
dans la loi nouvelle.
3. Trois raisons rendaient illicite l'oblation d'un animal aveugle ou boiteux. 1° Le motif de l'oblation : « Si tu offres pour le sacrifice un animal aveugle, n'est-ce pas mal ? » dit Malachie (1, 8). Car il fallait que les sacrifices soient sans défaut. 2° Le mépris, car le prophète ajoute (1, 14) : « Vous souillez mon nom en disant : "La table du Seigneur est devenue impure et ce qu'on y offre est méprisable." » 3° Un voeu préalable, obligeant à rendre en son entier ce qu'on a promis selon le même texte : « Malheur au trompeur qui a dans son troupeau une bête saine, et qui après avoir fait voeu, immole au Seigneur un animal malade. » Les mêmes motifs demeurent sous la loi nouvelle, mais là où ils manquent, toute interdiction disparaît.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
l'Exode (13, 9) fait suivre la loi des premiers-nés de cette clause : « Ce sera
comme un signe sur ta main. » On voit donc que c'est un précepte cérémoniel.
Mais les préceptes cérémoniels ne doivent plus être observés sous la loi
nouvelle. Donc on ne doit pas non plus acquitter les prémices.
2. Le peuple juif offrait
les prémices au Seigneur pour reconnaître un bienfait spécial, selon le
Deutéronome (26, 2) : « Tu prendras les prémices de tous les produits du sol,
tu iras trouver le prêtre en fonctions et tu lui diras : "je confesse
aujourd'hui devant le Seigneur ton Dieu que je suis entré dans la terre qu'il
avait juré à nos pères de nous donner." » Les autres nations ne sont donc
pas obligées d'acquitter les prémices.
3. On n'est obligé qu'à
quelque chose de déterminé. Or on ne trouve ni dans la loi nouvelle ni dans la
loi ancienne de détermination concernant la quantité des prémices. Il n'y a
donc pas d'obligation stricte à les acquitter.
Cependant, il est stipulé dans les Décrets : « Les dîmes et les prémices que nous déclarons revenir de droit aux prêtres doivent être reçues du peuple entier. »
Conclusion
:
Les prémices sont un genre d'oblations, car selon le Deutéronome (26, 3) c'est à Dieu qu'on les présente avec une formule d'hommage. C'est pourquoi le texte sacré ajoute : « Le prêtre, prenant la corbeille - c'est-à-dire les prémices - de la main de celui qui les présente, la placera devant l'autel du Seigneur ton Dieu », et ensuite le fidèle doit dire : « J'offre maintenant les prémices des fruits de la terre que le Seigneur m'a donnés. » L'offrande des prémices avait un motif spécial : reconnaître les bienfaits de Dieu. On déclarait qu'on reçoit de Dieu les fruits de la terre, et qu'on est tenu par suite de lui faire hommage d'une part de ces biens, selon ces paroles (1 Ch 29, 16) : « Ce que nous avons reçu de tes mains, nous te l'avons donné. » Et comme nous devons offrir à Dieu ce qu'il y a de meilleur, l'oblation des prémices, part de choix des fruits de la terre, fut rendue obligatoire par un précepte. Comme d'autre part le prêtre est chargé auprès du peuple de ce qui concerne Dieu, les prémices offertes par le peuple servaient à l'usage des prêtres (Nb 18, 8) : « Le Seigneur a dit à Aaron : "Voici, je t'ai donné la garde de mes prémices." »
Or il relève du droit naturel qu'on prenne sur les biens que Dieu nous a donnés, pour les offrir en son honneur. Mais qu'on doive porter cette offrande à telles personnes, que ce soit la primeur des fruits, ou en telle quantité, c'est l'objet de déterminations positives de droit divin dans la loi ancienne ; et sous la loi nouvelle, de droit ecclésiastique. Celui-ci fixe comme règle d'acquitter les prémices selon les coutumes du pays et les besoins des ministres de l'Église.
Solutions
:
1. Les préceptes
cérémoniels étaient proprement figuratifs de l'avenir. C'est pourquoi ils ont
cessé avec l'avènement de la réalité qu'ils symbolisaient. Mais l'offrande des
prémices rappelait un bienfait passé, fondement d'une dette de reconnaissance
selon la prescription de la loi naturelle. C'est pourquoi cette obligation
demeure en ce qu'elle a de général.
2. L'offrande de prémices
n'avait pas pour seul motif, dans la loi ancienne, le bienfait accordé par Dieu
avec le don de la terre promise, mais également le don des fruits de la terre.
D'où cette formule (Dt 26, 19) : « je t'offre ces prémices des fruits de la
terre que le Seigneur m'a donnés. » Ce dernier motif vaut pour tous. On peut
dire aussi que si le don de la terre promise fut un bienfait spécial, il y a un
bienfait universel que Dieu a accordé à tout le genre humain, en lui donnant la
possession de la terre : « Il a donné la terre aux enfants des hommes » (Ps
115, 16).
3. D'après S. Jérôme : « Selon la tradition des anciens il est d'usage qu'on donne aux prêtres pour les prémices la quarantième partie au plus, la soixantième au minimum. » On voit dans quelles limites doit se tenir, selon la coutume du pays, l'offrande de prémices.
Toutefois c'est avec raison que la quantité des prémices ne fut pas fixée par la loi ; car les prémices sont une forme d'offrande, ce qui implique qu'elles soient volontaires.
1. Est-on tenu d'acquitter les dîmes par un précepte rigoureux ? - 2. Les biens dont il faut payer la dîme. - 3. A qui doit-on les dîmes ? - 4. Qui doit les payer ?
Objections
:
1. Il semble que non. Car
le précepte concernant les dîmes se trouve dans la loi ancienne, ainsi le
Lévitique (27, 30) : « Les dîmes de la terre, des grains, aussi bien que des
fruits des arbres, sont au Seigneur. » Et plus loin : « Tout animal qui naît le
dixième, soit des boeufs, des brebis ou des chèvres et de tout ce qui passe
sous la houlette du berger, sera la dîme consacrée au Seigneur. » Or on ne peut
ranger ce commandement parmi les préceptes moraux, parce que, de droit naturel,
rien n'oblige à donner la dixième, plutôt que la neuvième ou la onzième partie.
Donc c'est un précepte judiciaire ou cérémoniel. Or nous savons que sous le
régime de la grâce ces préceptes n'obligent plus. Donc on n'est pas tenu
présentement d'acquitter les dîmes.
2. Les seules observances
auxquelles on soit tenu à l'époque de la grâce sont celles que le Christ nous a
commandées par ses Apôtres, selon S. Matthieu (28, 20) : « Apprenez-leur à
observer tout ce que je vous ai commandé. » Et S. Paul dit (Ac 20, 27) : « je
ne me suis pas dérobé quand il fallait vous enseigner tous les desseins de
Dieu. » Or il n'y a rien dans l'enseignement du Christ et des Apôtres sur le
paiement des dîmes. Ce que le Christ a dit à ce sujet (Mt 23, 23) : «
Malheureux, vous qui payez la dîme sur la menthe et la rue... il fallait faire
cela, etc. », se rapporte au régime passé des observances légales. C'est ainsi
que le comprend S. Hilaire : « Cette dîme sur les légumes qui était
utile pour préfigurer l'avenir, ne devait pas être omise. » Donc au temps de la
grâce nous ne sommes pas tenus au paiement des dîmes.
3. Au temps de la grâce on
n'est pas plus tenu aux observances légales qu'avant la loi ancienne. Or à ce
moment les dîmes n'étaient pas acquittées en vertu d'un précepte, mais
seulement à la suite d'un voeu, selon ce texte de la Genèse (28, 20) : « Jacob
fit un voeu en disant : "Si Dieu est avec moi et me garde dans mes
démarches... de tout ce que tu me donneras je t'offrirai la dîme." » Donc,
au temps de la grâce on n'y est pas obligé non plus.
4. La loi ancienne
obligeait à trois sortes de dîmes. On en donnait une part aux lévites, disent
les Nombres (18, 24) : « Les lévites auront pour leur part l'offrande des dîmes
que j'ai ordonnées à leur usage et à leurs besoins. » Un texte du Deutéronome
(14, 22) signale une autre sorte de dîmes : « Tu mettras à part la dixième
partie de tous les fruits que la terre produit chaque année et tu mangeras en
présence du Seigneur ton Dieu, dans le lieu que Dieu a choisi. » Et ce texte
fait ensuite mention d'autres dîmes encore : « La troisième année, tu mettras à
part un autre dixième de tous les biens qui te naîtront en ce temps-là, et tu
le déposeras dans ta ville. Alors viendra le lévite, qui n'a pas de part à tes
possessions ; l'étranger, l'orphelin et la veuve qui sont dans tes villes, et
ils mangeront à satiété. » Mais au temps de la grâce on n'est pas tenu à ces
deux dernières sortes de dîmes. Ni non plus aux premières.
5. Ce que l'on doit sans
détermination de temps oblige aussitôt, sous peine de péché. Si donc au temps
de la grâce on était obligé par un précepte rigoureux de payer la dîme, là où
on ne le fait pas, tout le monde serait en état de péché mortel ; et les
ministres de l'Église n'y échapperaient pas, ayant dissimulé le mal, ce qui
paraît inadmissible.
Cependant, S. Augustin dit, et on lit dans le droit que les dîmes sont exigées à titre de dette ; ceux qui ne veulent pas les payer ravissent le bien d'autrui.
Conclusion
:
Dans l'ancienne loi, les dîmes étaient affectées à l'entretien des ministres de Dieu, ce qui ressort de ce texte de Malachie (3, 10) : « Portez toutes les dîmes dans mon grenier, afin qu'il y ait de la nourriture dans ma maison. » Le précepte d'acquitter les dîmes relevait donc pour une part de la loi morale, fruit de la raison naturelle, et pour une autre part était un précepte judiciaire de droit positif, tenant sa force de l'institution divine. La raison naturelle en effet nous prescrit que le peuple doit pourvoir à l'entretien des ministres du culte divin, qui ont la charge de son salut ; de même qu'il doit fournir aux serviteurs du bien commun, princes, soldats, etc., la contribution nécessaire. Aussi S. Paul le prouve-t-il par les coutumes humaines (1 Co 9, 7) : « Qui donc a jamais combattu à ses propres frais ? Qui donc plante une vigne et n'en mange pas le produit ? » Mais la détermination de l'impôt cultuel n'est plus le fait du droit naturel ; Dieu l'a fixée relativement aux conditions de vie du peuple auquel il a donné sa loi. Des douze tribus qui le divisaient, la dernière, celle de Lévi, vouée tout entière au service divin, n'avait pas de propriétés. Il était donc convenable d'obliger les onze autres tribus à donner aux lévites le dixième de leurs récoltes, pour qu'ils vivent plus honorablement, et aussi parce que certains négligeraient ce devoir. Relativement à la détermination de la dixième partie, ce commandement était donc un précepte judiciaire. On nomme ainsi les nombreuses institutions spécialement destinées à maintenir l'égalité selon l'état social de ce peuple. Sans doute ces préceptes préfiguraient-ils l'avenir comme tout ce qui arrivait à ce peuple selon S. Paul (1 Co 10, 11) : « Tout ce qui leur arrivait était figuré. » C'est là un point commun avec les préceptes cérémoniels, dont la raison principale était de préfigurer l'avenir. Il y a donc bien dans le précepte des dîmes un symbolisme pour le futur. Car le dixième symbolise la perfection, en ce que le nombre dix est comme un nombre parfait - c'est la première limite des nombres ; au-delà les nombres ne progressent plus, mais repartent de l'unité. Donc donner le dixième en se réservant les neuf autres parts, c'est signifier qu'on est par soi-même imparfait et qu'on attend de Dieu cette perfection que le Christ devait apporter. Pour autant ce n'est pas un précepte cérémoniel, cela reste un précepte judiciaire.
Or il existe entre les préceptes cérémoniels et les préceptes judiciaires une différence que nous avons jadis signalées. Il est défendu d'observer les premiers au temps de la loi nouvelle. Les seconds au contraire, bien qu'ils aient perdu leur force obligatoire, peuvent être observés sans péché. Et l'on peut y être tenu, s'ils sont réitérés par l'autorité législative. Ainsi la loi ancienne obligeait celui qui avait dérobé une brebis à en rendre quatre (Ex 22, 1) : ce commandement devrait être observé, si un roi y soumettait ses sujets. De même l’Église par son autorité a institué que sous le régime de la loi nouvelle on paierait la dîme. Et elle a fait preuve d'une certaine douceur, tout en ne demandant pas moins au peuple chrétien pour l'entretien des ministres du Nouveau Testament qu'il n'était demandé sous l'Ancien, bien que le peuple de la nouvelle loi ait des obligations plus hautes, selon le Seigneur en Matthieu (5, 20) : « Si votre justice n'est pas plus parfaite que celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux. » Et bien que la dignité des prêtres de la nouvelle Alliance soit supérieure à celle des ministres de l'Ancien Testament selon l'Apôtre (2 Co 3, 7). Il est donc évident qu'on est tenu d'acquitter les dîmes. C'est de droit naturel pour une part, et de droit ecclésiastique pour une autre part. Mais l'Église, appréciant l'opportunité des temps et des personnes, pourrait déterminer différemment le pourcentage qu'on doit acquitter.
Solutions
:
1. Cette Réponse résout
l'objection.
2. Le précepte du paiement
des dîmes est donné par l'Évangile en ce qu'il a de moral : C'est la parole du
Seigneur (Mt 10, 10) : « L'ouvrier mérite son salaire », et celle de l'Apôtre
(1 Co 9, 4). Mais la détermination, précise de ce qu'on doit payer est réservée
à l'Église.
3. Avant la promulgation de
la loi ancienne, les ministres du culte n'étaient pas spécialisés, mais on nous
dit que les premiers-nés étaient prêtres et recevaient à ce titre double
portion. C'est pourquoi on n'avait pas fixé la part qui revenait aux ministres
sacrés, mais lorsque l'un d'eux se rencontrait, chacun lui donnait spontanément
son offrande. C'est ainsi qu'Abraham, poussé par un instinct prophétique, remit
la dîme à Melchisédech, prêtre du Dieu Très-Haut (Gn 14, 20). De même Jacob fit
voeu de donner la dîme, bien qu'on ne voit pas qu'il ait promis de la donner à
des ministres sacrés ; c'était plutôt en vue du culte divin, pour
l'accomplissement des sacrifices. Ce qu'indiquent ces paroles expresses (Gn 28,
22) « Je t'offrirai la dîme. »
4. Les deuxièmes dîmes
prévues pour les sacrifices n'ont plus leur place dans la loi nouvelle, les
victimes légales ayant disparu. La troisième sorte de dîmes, celles qu'on
devait manger avec les pauvres, s'est au contraire accrue. Car le Seigneur
ordonne non seulement de donner la dixième partie, mais tout son superflu aux
pauvres, selon Luc (11, 4 1) : « Ce qui reste, donnez-le en aumône. » - Quant
aux dîmes qu'on remet aux ministres de l’Église, eux-mêmes doivent les
distribuer aux pauvres. ,
5. Les ministres de l'Église doivent avoir un plus grand souci de promouvoir le bien spirituel du peuple que de recueillir des biens temporels. C'est pourquoi l'Apôtre ne voulut pas user du pouvoir que le Seigneur lui avait donné, et recevoir son entretien de ceux à qui il prêchait l'Évangile du Christ, de peur de faire obstacle à celui-ci. Ceux qui ne lui donnaient rien ne péchaient pas pour autant. Autrement S. Paul n'aurait pas manqué de les en reprendre. Les ministres de l'Église qui ne réclament pas les dîmes ecclésiastiques, là où on ne peut les exiger sans scandale, l'habitude en étant perdue, ou pour quelque autre motif, méritent des éloges. Pour autant, ne sont pas en état de damnation ceux qui ne s'acquittent pas, dans les régions où l'Église demande rien ; à moins qu'ils y mettent une obstination mauvaise, bien décidés à ne pas payer même si on le demandait.
Objections
:
1. Il semble qu'on ne soit
pas tenu de payer la dîme sur tout. Car le paiement de la dîme semble avoir été
introduit par la loi ancienne. Mais dans celle-ci on ne trouve aucun précepte
concernant les dîmes à payer sur le produit de son activité personnelle - dans
le commerce par exemple, ou l'état militaire. Donc nul n'est tenu de payer la
dîme là-dessus.
2. On ne peut faire
oblation avec des biens mal acquis, nous l'avons dit Mais les oblations qui
sont présentées directement à Dieu, semblent se rattacher à lui plus que les
dîmes, offertes à ses ministres. Donc les dîmes prises sur des biens mal
acquis ne doivent pas non plus être acquittées.
3. D'après le Lévitique
(27, 30), la loi ordonna seulement de payer la dîme des grains, des fruits des
arbres, et des animaux qui sont sous la houlette du berger. Mais on récolte
d'autres choses encore : les herbes qui poussent dans les jardins par exemple.
Donc on n'est pas tenu de payer la dîme sur ces produits.
4. On ne peut s'acquitter
qu'avec un bien en son pouvoir. Mais tout ce qui provient à l'homme du produit
de ses terres ou de ses animaux ne reste pas en son pouvoir. Parfois ses biens
lui sont enlevés par vol ou par rapine ; parfois ils passent à un autre qui les
achète ; il les doit à d'autres pour payer l'impôt au prince, leur salaire aux
ouvriers. Donc de tout cela on n'est pas tenu de verser la dîme.
Cependant, on lit dans la Genèse (28, 22) : « De tout ce que tu me donneras je t'offrirai la dîme. » Mais tout ce que l'homme possède lui a été donné par Dieu. Donc il doit verser la dîme de tout.
Conclusion
:
Pour juger n'importe quelle action, il faut avant tout la juger à partir de sa racine. Or la racine du paiement des dîmes est la dette que les charnels doivent à ceux qui sèment les biens spirituels, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 9, 11) : « Si nous avons semé en vous les biens spirituels, est-il extraordinaire que nous récoltions vos biens temporels ? » Or toutes nos possessions sont comprises dans les biens temporels. C'est pourquoi il faut acquitter la dîme sur tout ce que nous possédons.
Solutions
:
1. Il y avait un motif
spécial pour que la loi ancienne ne comporte pas de précepte au sujet de dîmes
personnelles. Cela tenait à la situation de ce peuple, où les autres tribus
avaient des possessions assurées leur permettant de faire vivre les lévites,
qui n'en avaient pas ; mais il n'était pas interdit à ceux-ci de pratiquer
certains travaux lucratifs, comme les autres Juifs. Or le peuple de la loi
nouvelle est répandu dans le monde entier ; ses membres, pour la plupart, n'ont
pas de propriétés, mais vivent d'affaires qui ne contribueraient nullement à
l'entretien des ministres de Dieu s'ils ne payaient pas la dîme sur leurs
profits. En outre il est strictement interdit aux ministres de la loi nouvelle
de se mêler d'affaires lucratives, selon S. Paul (2 Tm 2, 4) : « Quand on est
enrôlé au service de Dieu, on ne se mêle pas des affaires du siècle. » C'est
pour cela que dans la loi nouvelle on est tenu à des dîmes personnelles, selon
la coutume du pays et les besoins des ministres. Aussi S. Augustin, cité par le
Décret dit-il : « Payez la dîme sur les revenus de la vie militaire, du
négoce et de l'artisanat. »
2. « Mal acquis » se comprend de deux façons. D'abord en ce que l'acquisition est injuste, par exemple réalisée par la rapine, le vol ou l'usure : on doit alors la restituer, non en payer la dîme. Cependant, si un champ a été acheté par les revenus de l'usure, l'usurier doit payer la dîme de son produit parce que ce produit ne vient pas de l'usure, mais d'un don de Dieu.
On appelle encore « mal acquis » ce
qui est acquis par un travail honteux, celui de la prostituée, de l'histrion,
etc., qu'on n'est pas tenu de restituer. Aussi doit-on en payer la dîme comme
les autres dîmes personnelles. Cependant l'Église ne doit pas les accepter tant
que ces gens sont dans le péché, pour ne pas paraître y communier ; mais
lorsqu'ils ont fait pénitence, elle peut recevoir ces dîmes.
3. Ce qui est ordonné à une
fin doit être jugé selon son rapport à cette fin. Or le paiement de la dîme
n'est pas dû pour lui-même, mais pour les ministres, car il ne serait pas digne
d'eux qu'ils le réclament avec une exigence minutieuse, car ce serait là un
vice signalé par Aristote. C'est pourquoi la loi ancienne ne fixait rien pour
les petits produits, mais elle laissait cela à la liberté de chacun, car on
compte pour rien ce qui est peu de chose. Aussi les pharisiens, qui s'attribuaient
une parfaite observance de la loi, payaient-ils la dîme même sur ces petits
produits. Mais ce n'est pas cela que le Seigneur leur reproche, mais seulement
de mépriser le plus important : les préceptes spirituels. Il montre que la
pratique des pharisiens était en soi recommandable quand il dit : « Il fallait
faire cela », et S. Jean Chrysostome explique : « au temps de la loi ancienne
». Et cela semble concerner une convenance plutôt qu'une obligation. Aussi
n'est-on pas tenu aujourd'hui de payer la dîme pour ces minuties, sinon parce
que c'est la coutume du pays.
4. Celui qui a été dépouillé de ses biens par vol ou par rapine n'est pas tenu de payer les dîmes avant de les avoir récupérés, sauf si ce dommage lui était arrivé par une faute ou une négligence de sa part, car l'Église ne doit pas en souffrir.
Si l'on vend du blé sans avoir payé la dîme, l'Église peut exiger celle-ci et de l'acheteur qui détient un bien dû à l'Église, et du vendeur qui pour sa part a fraudé l'Église. Mais si l'un des deux paye, l'autre n'y est plus obligé.
Quant aux fruits de la terre, on doit la dîme pour eux parce qu'ils proviennent de la bonté divine. C'est pourquoi les dîmes échappent à l'impôt et ne sont pas prises sur le salaire de l'ouvrier. On ne doit donc pas déduire l'impôt et le salaire avant l'acquittement des dîmes ; celles-ci doivent être payées sur la récolte, avant tout prélèvement.
Objections
:
1. Il semble qu'il ne faut
pas les donner aux clercs, car dans l'ancienne alliance on les donnait aux
lévites qui n'avaient pas de possessions comme le reste du peuple (voir Nm 18,
23). Mais sous la loi nouvelle, les clercs ont des possessions, biens
patrimoniaux, domaines ecclésiastiques. Ils reçoivent en outre les prémices, et
les offrandes pour les vivants et les morts. Il est donc superflu de leur
donner des dîmes.
2. Un homme habite sur une
paroisse, et cultive des champs situés dans une autre ; un berger conduit son
troupeau une partie de l'année sur le territoire d'une paroisse, et le reste du
temps sur une autre ; ou bien il a sa bergerie dans une paroisse et les
pâturages dans une autre : dans des cas pareils il semble qu'on ne voie pas
nettement à quels clercs on devrait payer les dîmes. Donc il n'apparaît pas
qu'on doive payer les dîmes à certains clercs plutôt qu'à d'autres.
3. Dans certains pays, la
coutume générale veut que les soldats reçoivent de l'Église les dîmes à titre
de fief. Il y a aussi des religieux qui les reçoivent. Donc elles ne sont pas
réservées aux clercs ayant charge d'âmes.
Cependant, il y a ce texte des Nombres (18, 21) : « J'ai donné en possession aux fils de Lévi toutes les dîmes d'Israël pour le ministère qu'ils accomplissent dans le service du tabernacle. » Aux fils de Lévi ont succédé les clercs du Nouveau Testament. C'est donc à eux seuls qu'on doit les dîmes.
Réponse Sur les dîmes deux points sont à considérer le droit de les recevoir, et d'autre part les biens que l'on donne sous ce nom. Le droit de recevoir les dîmes est spirituel ; il résulte de l'obligation qu'on a de pourvoir aux frais des ministres de l'autel, et de donner « les biens temporels à ceux qui sèment les biens spirituels ». C'est le fait des clercs ayant charge d'âmes, et d'eux seuls. Ce droit leur est donc réservé. Quant aux biens eux-mêmes que l'on donne, ils sont d'ordre matériel, et peuvent servir à l'usage de tout le monde. Ils peuvent donc revenir aux laïcs.
Solutions
:
1. Sous l'ancienne loi il y
avait, on l'a dit, des dîmes spécialement destinées à aider les pauvres. Sous
la loi nouvelle les dîmes sont données aux clercs non seulement pour leur
entretien mais encore pour leur permettre d'aider les pauvres. Elles ne sont
pas de trop, par conséquent, et il est nécessaire de les ajouter aux
possessions ecclésiastiques, oblations et prémices.
2. On doit les dîmes personnelles
à l'Église de la paroisse où l'on habite. Quant aux dîmes territoriales elles
appartiennent avec plus de raison à l'Église sur le territoire de laquelle sont
situés les domaines qu'on possède. Cependant le droit décide qu'il faut en ce
cas s'en tenir à la coutume qui prévaut depuis longtemps. Le berger qui à des
époques différentes fait paître son troupeau sur deux paroisses doit
proportionnellement payer la dîme à chaque Église. Et parce que les produits du
troupeau proviennent du pâturage, il doit plutôt la dîme à l'Église sur le
territoire de laquelle paît le troupeau, qu'à celle où se trouve la bergerie.
3. Comme l'Église peut remettre à un laïc ce qu'elle reçoit pour la dîme, elle peut aussi bien lui accorder de recevoir les dîmes qu'elle doit percevoir, en réservant le droit de ses ministres. Soit qu'elle subvienne ainsi à ses propres nécessités, comme dans le cas des dîmes concédées en fief à des soldats ; soit pour subvenir aux besoins des pauvres ; c'est ainsi qu'elle les accorde à certains religieux laïcs ou n'ayant pas charge d'âmes, par manière d'aumône. Mais il y a aussi des religieux qui ont droit à les recevoir du fait qu'ils ont charge d'âmes.
Objections
:
1. Il semble que même les
clercs doivent donner les dîmes, car il est de droit commun que l'Église
paroissiale doit recevoir la dîme des propriétés qui sont sur son territoire.
Or il arrive que ces propriétés appartiennent à des clercs, ou à une autre
Église. Le clergé est donc tenu de payer la dîme de ses propriétés.
2. Il y a des religieux
clercs, et qui sont cependant tenus de payer aux Églises la dîme des terres
qu'ils cultivent de leurs propres mains. Les clercs ne sont donc pas exempts de
la dîme.
3. La loi ancienne (Nb 18,
2 1) ordonne aux lévites de recevoir la dîme du peuple, mais aussi de la donner
eux-mêmes au grand prêtre. De même que les laïcs doivent payer la dîme aux
clercs, ceux-ci doivent s'en acquitter à l'égard du souverain pontife.
4. La dîme destinée à
l'entretien des clercs est aussi ordonnée à subvenir aux besoins des pauvres.
Si donc les clercs sont dispensés de la dîme, les pauvres le seront également.
Ce qui est faux, comme la raison qu'on en donne.
Cependant, le pape Pascal dit dans une décrétale : « Que les clercs exigent la dîme d'autres clercs, c'est un nouveau genre d'exaction. »
Conclusion
:
Si quelqu'un donne et reçoit à la fois, ce ne peut être pour une cause identique ; de même que le principe d'activité n'est pas en même temps principe de passivité. Mais il arrive que, pour des causes diverses et sous des rapports différents, le même sujet donne et reçoive, soit actif et passif. C'est en tant que ministres de l'autel chargés d'ensemencer spirituellement les âmes, que les clercs ont droit aux dîmes des fidèles. Les possessions ecclésiastiques appartenant aux clercs considérés comme tels ne sont donc pas soumises à la dîme. Mais ils sont tenus de s'en acquitter lorsqu'ils possèdent à un autre titre : soit en leur propre nom, par héritage, achat, etc.
Solutions
:
1. Cela résout la première
objection. Les clercs doivent payer à l’Église paroissiale la dîme de leurs
biens personnels, comme tout le monde, même s'ils appartiennent à la même
Église ; car il faut distinguer leurs propriétés personnelles de celles de
l'Église. Mais les biens ecclésiastiques ne sont pas soumis à la dîme, même
lorsqu'ils sont sur le domaine d'une autre paroisse.
2. Les religieux clercs,
s'ils ont charge d'âmes, ne sont pas tenus de payer les dîmes, mais peuvent les
recevoir. Quant aux autres religieux, même clercs, qui ne distribuent pas au
peuple les biens spirituels, leur cas est différent. Ils sont soumis au droit
commun. Toutefois différentes concessions faites par le Saint-Siège leur
assurent une certaine immunité.
3. Sous l'ancienne loi on
devait les prémices aux prêtres, et la dîme aux lévites. Les lévites étaient
subordonnés aux prêtres. Le Seigneur leur ordonna donc de payer au grand prêtre
la dîme de la dîme, au lieu de prémices. De même les clercs seraient tenus de
payer la dîme au souverain pontife s'il l'exigeait. La raison naturelle
prescrit en effet que celui qui est chargé des intérêts généraux de la
multitude trouve de quoi faire face aux exigences du salut commun.
4. Les dîmes doivent être employées par les clercs au soulagement des pauvres. Ceux-ci n'ont donc pas de motif pour les recevoir directement, mais ils sont tenus de les payer.
Étudions maintenant le voeu, par lequel on promet quelque chose à Dieu.
1. Qu'est-ce que le voeu ? - 2. Sur quoi porte-t-il ? - 3. Son obligation. - 4. Son utilité. - 5. De quelle vertu est-il l'acte ? - 6. Est-il plus méritoire d'accomplir quelque chose avec voeu ou sans voeu ? - 7. La solennité du voeu. - 8. Ceux qui sont soumis à une autorité peuvent-ils faire des voeux ? - 9. Les enfants peuvent-ils s'obliger par voeu à entrer en religion ? - 10. Peut-on dispenser d'un voeu ou le commuer ? - 11. Peut-on dispenser du voeu solennel de continence ? - 12. Faut-il, pour dispenser d'un voeu, recourir à une autorité supérieure ?
Objections
:
1. Il semble qu'il consiste
seulement dans un projet de la volonté, car certains définissent ainsi le voeu
: « Concevoir un bon projet, assuré par une délibération, en s'obligeant envers
Dieu à faire ou ne pas faire une chose. » Mais concevoir un bon projet, avec
tout ce qu'on ajoute, cela peut consister exclusivement dans un mouvement du
vouloir. Donc le voeu est uniquement un projet de la volonté.
2. Le mot même de « voeu »
(votum) paraît venir de « volonté ». On dit que quelqu'un agit selon ses
voeux quand il agit volontairement. Or le projet est un acte de la volonté,
tandis que la promesse est un acte de la raison. Le voeu est donc uniquement un
acte de la volonté.
3. Notre Seigneur a dit (Lc
9, 62) : « Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n'est pas
apte au royaume de Dieu. » Mais du fait même qu'on a le projet de bien faire,
on met la main à la charrue ; et si l'on regarde en arrière, abandonnant le
bien projeté, on n'est pas apte au royaume de Dieu. Donc le bon projet oblige à
lui seul devant Dieu, indépendamment de toute promesse. On voit ainsi que le
simple projet de la volonté suffit à constituer le voeu.
Cependant, nous lisons dans l'Ecclésiastique (5, 3) : « Si tu as fait un voeu à Dieu, ne tarde pas à l'accomplir, car la promesse infidèle et imprudente lui déplaît. » Vouer, c'est donc promettre, et le voeu est une promesse.
Conclusion
:
Le voeu implique l'obligation de faire une chose ou d'y renoncer. On s'oblige entre hommes par le moyen d'une promesse, qui est un acte de la raison, faculté de l'ordre ; de même que par le commandement et la prière nous ordonnons d'une certaine manière ce que les autres doivent faire pour nous, par la promesse nous ordonnons ce que nous-mêmes devons faire pour autrui. Mais, alors que la promesse faite d'homme à homme exige des paroles ou d'autres signes extérieurs, on peut faire à Dieu une promesse par un simple acte intérieur de pensée, car il est écrit (1 S 16, 7) : « Les hommes voient ce qui paraît au-dehors, Dieu pénètre le coeur. » Pourtant, on s'exprime parfois en paroles, soit pour s'exciter soi-même comme nous l'avons vu à propos de la prières ; soit pour prendre à témoin d'autres hommes, en sorte qu'on soit retenu de rompre ses voeux non seulement par crainte de Dieu, mais aussi par respect des hommes. La promesse elle-même procède du projet de faire quelque chose, et ce projet exige une délibération préalable, puisqu'il est un acte de volonté délibérée. Trois éléments sont donc requis pour qu'il y ait voeu : la délibération, le projet de la volonté, enfin la promesse qui porte à sa perfection la raison de voeu. On y ajoute quelquefois deux autres éléments, comme confirmation du voeu par une formule verbale, selon le Psaume (66, 13) : « J'acquitterai envers toi les voeux que mes lèvres ont formulés » ; - et l'assistance de témoins. Ainsi le Maître des Sentences définit le voeu : « L'attestation d'une promesse volontaire, qui doit être faite à Dieu, et porter sur ce qui le concerne. » On peut d'ailleurs rapporter cette définition au voeu lui-même, en l'entendant d'un témoignage intérieur.
Solutions
:
1. Le bon projet qu'on a
conçu n'est rendu ferme, du fait de la délibération, que par la promesse qui
fait suite à celle-ci.
2. C'est la volonté qui
meut la raison à promettre quelqu'une des choses soumises à son empire. Voilà
pourquoi et dans quelle mesure le nom de « voeu » se rattache au mot « volonté
» elle est le premier moteur de celui-ci.
3. Celui qui met la main à la charrue fait déjà quelque chose, mais celui qui se borne à projeter ne fait rien encore. C'est quand il promet qu'il commence à s'y mettre vraiment, bien qu'il n'accomplisse pas encore ce qu'il promet ; comme celui qui met la main à la charrue ne laboure pas encore, mais prépare déjà sa main au labour.
Objections
:
1. Il ne semble pas que le
voeu doive toujours porter sur un bien meilleur. Car on appelle ainsi ce qui
est surérogatoire. Mais le voeu concerne aussi ce qui concerne le salut. On
fait voeu au baptême de renoncer à Satan et à son cortège, et de garder la foi,
comme le dit la Glose sur le texte du Psaume (76, 12) : « Faites des voeux et
tenez vos promesses au Seigneur votre Dieu. » De même, Jacob fit voeu de tenir
le Seigneur pour son Dieu (Gn 28, 21), ce qui est nécessaire au salut. Le voeu
n'a donc pas pour seul objet un bien supérieur.
2. L'épître aux Hébreux
(11, 32) met Jephté au nombre des saints. Or, en exécution d'un voeu, cet homme
immola sa fille innocente (Jg 11, 39). Mettre à mort un innocent, loin d'être
un bien supérieur, est une action défendue. Il apparaît donc par cet exemple
qu'on peut faire voeu d'accomplir non seulement un plus grand bien, mais même
ce qui est défendu.
3. On ne peut regarder
comme un bien supérieur ce qui nous nuit ou ne sert à rien. Or, par suite d'un
voeu, on se livre à des veilles immodérées ou à des jeûnes qui risquent d'être
dangereux. Parfois aussi on s'engage à des choses indifférentes et qui ne sont
bonnes à rien. Le voeu ne porte donc pas toujours sur un bien supérieur.
Cependant, on lit dans le Deutéronome (23, 23) : « Si tu t'abstiens de promettre, ce ne sera pas un péché. »
Conclusion
:
Nous avons défini le voeu : une promesse faite à Dieu. Une promesse porte toujours sur quelque chose qu'on fait volontairement en faveur de quelqu'un : ce ne serait plus promettre, mais menacer, que d'exprimer son
dessein d'agir contre cette personne. De même il serait inutile de lui promettre ce qui ne lui plairait pas. C'est pourquoi, puisque tout péché va contre Dieu, et que Dieu ne peut agréer que des oeuvres vertueuses, il faut en conclure que le voeu ne peut porter sur rien d'illicite ni sur rien d'indifférent, mais seulement sur un acte de vertu.
Mais, parce que le voeu implique promesse volontaire et que la nécessité inclut la volonté libre, ce dont l'existence ou la non-existence est absolument nécessaire ne peut donner lieu à un voeu. Car il serait insensé de faire le voeu de mourir un jour, ou de ne pas voler comme un oiseau.
Pourtant il y a des actions qui n'ont pas une nécessité absolue, mais une nécessité à l'égard de la fin, par exemple parce que sans elles le salut est impossible. Elles peuvent faire l'objet d'un voeu en tant qu'elles sont volontaires, non en raison de leur nécessité. - Reste ce qui ne tombe ni sous une nécessité absolue ni sous une nécessité conditionnelle : ce sont des actions entièrement volontaires, c'est pourquoi le voeu y trouve sa matière la plus appropriée. Or c'est là aussi ce qu'on nomme un bien supérieur, par comparaison avec le bien communément nécessaire au salut. On dira donc, en termes propres, que le voeu a pour matière un bien supérieur.
Solutions
:
1. C'est ainsi que les
baptisés font voeu de renoncer au diable et à son cortège, et de garder la foi
au Christ, parce que c'est un acte volontaire, quoique nécessaire au salut. On
peut en dire autant du voeu de Jacob. Bien qu'on puisse aussi l'entendre du
voeu de reconnaître le Seigneur pour son Dieu par un culte spécial auquel il
n'était pas tenu, comme l'offrande des dîmes et les autres actions mentionnées
ensuite.
2. Il y a des actions qui
sont bonnes en toute occurrence, comme les oeuvres vertueuses et les autres
biens, qui peuvent absolument être matière d'un voeu. D'autres sont mauvaises
en toute occurrence comme ce qui de soi est péché. Et celles-là ne peuvent
aucunement être la matière d'un voeu. Mais d'autres sont bonnes considérées en
elles-mêmes, et à ce titre peuvent être l'objet d'un voeu. Mais elles peuvent
avoir un mauvais résultat qui détourne d'observer ce voeu. C'est ce qui est
arrivé avec le voeu de Jephté. D'après le livre des Juges (11, 30) « il fit ce
voeu au Seigneur : "Si tu livres entre mes mains les Ammonites, celui qui
sortira le premier de ma maison pour venir à ma rencontre quand je reviendrai
vainqueur, je l'offrirai en holocauste au Seigneur" ». Cela pouvait avoir
un mauvais résultat, si venait à sa rencontre un être vivant qu'on ne peut
immoler, comme un âne ou un être humain ; et c'est ce qui arriva. Aussi S.
Jérôme dit-il : « En faisant ce voeu il fut insensé » par son
manque de jugement, « et en l'accomplissant il fut impie ». On avait pourtant
dit auparavant (Jg 11, 29) : « L'Esprit du Seigneur fut sur Jephté. » C'est
parce que la foi et la dévotion qui l'ont poussé à faire son voeu venaient de
l'Esprit Saint. C'est pourquoi il est mis au nombre des saints par l'épître aux
Hébreux, et aussi à cause de sa victoire ; et parce qu'il est probable qu'il se
repentit de cette action criminelle, qui pourtant préfigurait un bien.
3. Dieu n'agrée les macérations qu'on inflige à son corps par les veilles et les jeûnes que dans la mesure où c'est un acte de vertu, parce qu'on y met une juste discrétion, pour réprimer la concupiscence sans trop charger la nature. Avec ces garanties on peut faire de ces choses l'objet d'un voeu. Aussi l'Apôtre après ces mots (Rm 12, 1) : « Offrez vos corps comme une hostie vivante, sainte, agréable à Dieu », ajoute-t-il : « Que votre hommage soit raisonnable. » Mais on est facilement mauvais juge en sa propre cause. Il vaut donc mieux pour ces sortes de voeux s'en remettre à un supérieur qui décide ce qu'on doit en tenir ou en rejeter. En notant toutefois que si l'on éprouvait à garder un tel voeu une charge manifestement trop lourde, sans avoir la faculté de recourir à un supérieur, on ne devrait pas observer ce voeu. Quant à ceux qui portent sur des choses vaines et inutiles, mieux vaut en rire que les observer.
Objections
:
1. Il semble que tout voeu
n'oblige pas à l'observer. En effet, si quelqu'un a besoin qu'on fasse quelque
chose pour lui, c'est l'homme plutôt que Dieu, qui n'a nul besoin de nos biens.
Or l'accomplissement d'une simple promesse faite à un homme n'est pas obligatoire,
selon le droit humain, qui semble avoir tenu compte en cela de la mobilité de
la volonté humaine. A plus forte raison la promesse faite à Dieu, que nous
appelons voeu, n'oblige-t-elle pas à la tenir.
2. A l'impossible nul n’est
tenu. Or il arrive que ce qu'on a promis par voeu devient impossible parce que
cela dépend d'une volonté étrangère, si par exemple on a fait voeu d'entrer
dans un monastère et que les moines ne veulent pas vous recevoir ; ou bien
surgit quelque défaut : voici une femme qui avait fait voeu de garder la
virginité et qui l'a perdue, un homme qui avait fait voeu de donner une somme
d'argent et qui est ruiné. Le voeu n'est donc pas toujours obligatoire.
3. Ce qu'on est obligé de
payer, on doit l'acquitter sans retard. Mais on n'est pas tenu de s'acquitter
tout de suite de ses voeux, surtout lorsque l'on s'engage sous une condition
portant sur l'avenir. Le voeu n'est donc pas toujours obligatoire.
Cependant, on lit dans l'Ecclésiaste (5, 3) : « Tout ce que tu as voué, acquitte-le. Il vaut beaucoup mieux ne pas faire de voeu, que d'en faire un sans l'accomplir. »
Conclusion
:
C'est à la fidélité qu'il revient de nous faire acquitter c que nous avons promis ; aussi, selon S. Augustin, « la fidélité (fides) s'appelle ainsi parce qu'on fait ce qu'on a dit (fiunt dicta) »
Or c'est surtout à Dieu que l'on doit fidélité, en raison de son autorité sur nous, en raison aussi des bienfaits que nous recevons de lui. C'est donc une obligation souveraine d'accomplir les voeux faits à Dieu ; cela relève de la fidélité que l'homme doit à Dieu, et l'infraction au voeu est une espèce de l'infidélité. Aussi Salomon marque-t-il bien le motif qui doit faire acquitter les voeux, lorsqu'il dit : « La promesse infidèle déplaît à Dieu » (Qo 5, 3 Vg).
Solutions
:
1. Honnêtement, toute
promesse échangée d'homme à homme oblige ; et c'est une obligation de droit
naturel. Mais pour que la promesse obtienne des effets juridiques, d'autres
conditions sont requises. Quant à Dieu, bien qu'il n'ait aucun besoin de nos
biens, nous avons envers lui la plus stricte obligation. Aussi le voeu qu'on
lui fait est-il tout à fait obligatoire.
2. Si ce dont on a fait voeu est pour une raison quelconque rendu impossible, on doit faire ce qu'on peut, et avoir au moins la volonté prête à faire ce qui est possible. Celui qui a fait voeu d'entrer dans un monastère doit mettre tout en oeuvre pour y être reçu. Si son intention fut principalement de s'obliger à entrer en religion, et que dans la suite il n'ait choisi tel ordre, ou tel lieu comme lui convenant le mieux, qu'à la suite de ce projet, il est tenu, si on ne peut l'admettre là, d'entrer ailleurs. Mais si son intention principale était de s'engager à tel ordre ou à tel monastère par suite d'un attrait particulier, il n'est pas tenu d'entrer
dans un autre ordre religieux, si
on ne veut pas le recevoir dans celui-là. Mais celui qui tombe dans
l'impossibilité d'accomplir son voeu par sa propre faute, est tenu, en outre,
de faire pénitence de la faute qui a précédé. Une femme qui a fait voeu de
garder la virginité et qui vient ensuite à la perdre doit non seulement garder
ce qu'elle peut, c'est-à-dire la continence perpétuelle, mais encore faire
pénitence du péché qu'elle a accepté.
3. Le voeu tire son obligation de la volonté personnelle et de l'intention ; aussi lit-on dans le Deutéronome (23, 23) : « Ce qui est sorti de tes lèvres, tu l'observeras, et tu feras comme tu l'as promis au Seigneur ton Dieu et selon ce que, volontairement, tu as déclaré de ta bouche. » C'est pourquoi, si celui qui fait un voeu a l'intention et la volonté de s'obliger à l'acquitter immédiatement, il est tenu de le faire aussitôt. S'il s'engage pour une date déterminée, ou sous telle condition, il n'est pas tenu de l'acquitter sur-le-champ. Mais il ne doit pas non plus dépasser le délai auquel il a voulu s'obliger, car il est écrit au même endroit : « Quand tu auras fait un voeu au Seigneur, tu ne tarderas pas à l'accomplir, car le Seigneur ton Dieu t'en demandera compte, et si tu apportes du retard, on te l'imputera à péché. »
Objections
:
1. Il semble que le voeu ne
serve à rien. Car il n'y a pas d'avantage à se priver des biens que Dieu nous a
donnés. Or la liberté est un des plus grands biens que l'homme ait reçus de
Dieu, et nous en sommes privés par l'obligation que le voeu impose. Il ne
paraît donc pas avantageux de faire des voeux.
2. Nul ne doit s'exposer au
danger. Or c'est ce qui arrive à tous ceux qui font des voeux ; ce qu'on
pouvait avant le voeu omettre sans péril devient dangereux, si l'on manque à
accomplir sa promesse. « Maintenant que tu as fait voeu, écrit S. Augustin,
tu t'es lié, il ne t'est pas permis de faire autre chose. Si tu ne fais pas ce
que tu as voué, tu ne resteras pas le même que si tu n'avais pas pris cet
engagement. Car tu serais resté moins parfait, mais tu ne serais pas devenu
pire. Au lieu que désormais, si malheureusement tu rompais la foi donnée à
Dieu, tu serais d'autant plus misérable qu'un bonheur plus grand t'attendait si
tu lui étais fidèle. » Il n'y a donc pas d'avantage à faire des voeux.
3. L'Apôtre nous dit (1 Co
4, 16) : « Soyez mes imitateurs comme moi-même je le suis du Christ. » Mais on
ne lit nulle part que le Christ ait fait des voeux, pas plus que les Apôtres.
Il ne paraît donc pas expédient de faire des voeux.
Cependant, on lit dans le Psaume (76, 12) : « Faites des voeux et acquittez-les envers le Seigneur votre Dieu. »
Conclusion
:
Nous l'avons dit, le voeu est une promesse faite à Dieu. Or, la promesse n'a pas la même raison d'être s'il s'agit d'un homme de Dieu. Un homme, cela lui sert : il a intérêt ce que nous lui donnions quelque chose, et à c que nous l'assurions par avance du service que nous lui rendrons. Mais nous ne prétendons pas être utiles à Dieu, quand nous lui faisons un promesse ; c'est à nous que cela sert. Aussi S. Augustin dit-il encore : « Il est un créancier généreux, et qui n'a besoin de rien. Il ne s'accroît pas de ce qu'on lui donne, mais fait s'accroître en lui ses donateurs. » Et de même que les dons que nous faisons à Dieu tournent non à son utilité à notre avantage, selon cette parole de S. Augustin : « S'acquitter envers lui c'est s'enrichir », la promesse en quoi consistent nos voeux ne lui est d'aucun usage ; il n'a pas besoin des assurances que nous lui donnons. Mais nous y trouvons ce profit que par le voeu nous fixons immuablement notre volonté à faire ce qui nous avantage. Il est donc profitable de faire des voeux .
Solutions
:
1. De même que ne pouvoir
pécher ne diminue pas la liberté, de même la nécessité qu'éprouve la volonté
fixée dans le bien ne diminue pas la liberté, comme on peut le voir en Dieu et
chez les bienheureux. Telle est l'obligation du voeu, qui a quelque similitude
avec la confirmation des bienheureux dans le bien. S. Augustin dit à ce propos
que « c'est une heureuse nécessité, celle qui nous pousse à mieux agir ».
2. Quand le péril naît du
fait lui-même, il n'est pas expédient de s'y engager ; mieux vaut ne point
passer le fleuve sur un pont qui menace ruine ; mais si le danger ne vous
guette que par votre défaillance possible en cette affaire, celle-ci n'en perd
pas pour autant ses avantages : il est utile d'aller à cheval, bien qu'on
risque de tomber de cheval. Ou alors il faudrait laisser là tout ce qui est bon
et qui peut d'aventure nous exposer à quelque risque. Comme dit l'Ecclésiaste
(11, 4) : « Celui qui observe le vent ne sème pas, et celui qui regarde les
nuages ne moissonnera jamais. » Aucun danger ne vient du voeu lui-même pour
ceux qui s'y engagent. S'il en est, ce danger ne peut tenir qu'à la faute de
l'homme, dont la volonté change, et qui transgresse son voeu. Aussi S. Augustin
poursuit-il dans la même lettre : « Ne regrette pas tes voeux. Bien au
contraire, réjouis-toi qu'il ne te soit plus permis de faire ce dont la licence
t'était dommageable. »
3. Le Christ étant ce qu'il est n'avait pas à faire de voeux. Parce qu'il était Dieu. Et aussi parce que, comme homme, il avait la volonté fixée dans le bien, lui qui possédait la vision de Dieu. Pourtant, par une certaine assimilation c'est en son nom que le Psaume (22, 55), selon la Glose, dit ces mots : « Je rendrai mes voeux au Seigneur en présence de ceux qui le craignent. » Mais il parle pour son corps, qui est l'Église. Quant aux Apôtres, on peut entendre qu'ils ont fait voeu de ce qui constitue l'état de perfection quand, ayant tout quitté, ils suivirent le Christ.
Objections
:
1. Il semble que le voeu ne
soit pas un acte de latrie ou de religion. Car tout acte de vertu peut faire
l'objet d'un voeu. Or il semble que ce soit à la même vertu d'assurer la
promesse et son accomplissement. Le voeu peut donc être attribué à n'importe
quelle vertu et non point à la seule religion.
2. Cicéron attribue à la
religion « d'offrir à Dieu culte et cérémonie ». Mais celui qui fait un voeu
n'offre encore rien à Dieu, il promet seulement. Donc le voeu n'est pas un acte
de religion.
3. La religion réserve à
Dieu son culte. Or on fait voeu non seulement à Dieu, mais aux saints et aux
prélats, à qui les religieux, dans leur profession, font voeu d'obéissance.
Donc le voeu n'est pas un acte de religion.
Cependant, nous lisons dans Isaïe (19, 21) : « Ils rendront leur culte à Dieu par des sacrifices et des offrandes ; ils feront des voeux au Seigneur et les acquitteront. » Mais le culte de Dieu est l'objet propre de la religion ou latrie. Le voeu est donc un acte de cette vertu.
Conclusion
:
Toute oeuvre de vertu, nous l'avons dit plus haut, peut dépendre de la religion ou vertu de latrie, par mode de commandement, en tant qu'elle est ordonnée à Dieu, fin propre de cette vertu. Or cette ordre à une finalité nouvelle est le fait de la vertu qui commande, et non des vertus soumises à celle-ci. L'acte même d'ordonner les actes d'une vertu quelconque au service de Dieu sera donc propre à la religion. Nous savons déjà que le voeu est une promesse faite à Dieu ; nous savons aussi que la promesse est un acte par lequel on destine à quelqu'un ce qu'on lui promet. Il s'ensuit que le voeu consiste à ordonner son objet au culte et au service de Dieu. Ainsi le voeu est évidemment un acte de religion.
Solutions :
1. La matière du voeu est
parfois l'acte d'une autre vertu : jeûner, garder la continence ; d'autres fois
c'est un acte de religion, offrir un sacrifice, prier. Mais dans les deux cas
la promesse faite à Dieu est l'acte de la religion, pour la raison qu'on vient
de dire. Nous voyons par là que certains voeux relèvent de la religion
uniquement en raison de la promesse faite à Dieu, qui est l'essence du voeu,
tandis que d'autres dépendent aussi de cette vertu pour leur matière.
2. Qui promet s'oblige à
donner, ce qui en un sens est déjà donner, car on dit qu'une chose se fait
quand sa cause se produit, parce que l'effet est virtuellement contenu dans sa
cause. De là vient que l'on remercie non seulement celui qui donne, mais celui
qui promet.
3. Le voeu ne se fait qu'à Dieu, alors que la promesse peut s'adresser à un homme. Mais cette promesse elle-même, faite à un homme, peut tomber sous un voeu, étant oeuvre de vertu. C'est ainsi qu'il faut comprendre les voeux par lesquels on s'engage envers des saints et des prélats : la promesse qu'on leur fait tombe sous le voeu à titre de matière, en tant qu'on fait voeu à Dieu d'accomplir ce qu'on leur promet.
Objections
:
1. Il semble que ce soit
d'agir sans voeu. Car S. Prosper m nous dit : « Nous devons faire abstinence ou
jeûner, mais sans que ce soit par soumission à une nécessité, de peur que nous
fassions sans dévotion et à contrecoeur ce qu'on doit faire de plein gré. »
Mais celui qui fait voeu de jeûner se soumet à la nécessité de le faire. Il
vaudrait mieux par conséquent qu'il jeûnât sans en faire le voeu.
2. L'Apôtre nous dit (2 Co
9, 7) : « Que chacun donne comme il l'a résolu dans son coeur, non pas avec
tristesse et par contrainte. Dieu aime celui qui donne avec joie. » Or il est
des gens qui accomplissent avec tristesse ce qu'ils ont voué, précisément
semble-t-il parce qu'ils y sont tenus ; Aristote n voyait dans la nécessité une
source de tristesse. Il vaut donc mieux agir sans avoir fait de voeu.
3. Le voeu est nécessaire
pour fixer inébranlablement la volonté de l'homme à ce qu'il promet de faire.
Mais la volonté ne sera jamais plus fermement déterminée à faire quelque chose
qu'au moment même où elle l'accomplit. On ne fera donc pas mieux avec un voeu
que sans voeu.
Cependant, sur ce texte (Ps 76, 12) : « Faite des voeux et acquittez-les », la Glose explique : « C'est un conseil qui s'adresse à notre volonté. » Mais le conseil ne porte que sur un bien supérieur ; ce sera donc encore mieux, quand nous avons affaire à quelque chose qui est déjà un bien supérieur, de l'accomplir en vertu d'un voeu ; sans cela, en effet, on remplit un seul conseil, relatif à cette oeuvre meilleure ; tandis que celui qui agit sous l'empire d'un voeu accomplit deux conseils : l'un relatif au voeu, l'autre à l'oeuvre accomplie.
Conclusion
:
La même oeuvre accomplie en exécution d'un voeu est plus méritoire et meilleure que si on l'eût faite sans voeu, et cela pour trois raisons.
1° Le voeu est, nous venons de le voir, un acte de la vertu de religion, laquelle tient le premier rang parmi les vertus morales. Plus haute est la qualité de la vertu, plus grande est la bonté et le mérite de l'acte. Donc l'acte d'une vertu inférieure devient meilleur et plus méritoire, du fait qu'il est commandé par une vertu supérieure, puisque par ce commandement il en devient l'acte. Nous reconnaissons par exemple plus de bonté et de mérite à l'acte de foi ou d'espérance, lorsqu'ils sont commandés par la charité. C'est pourquoi les actes des vertus morales autres que la religion : le jeûne, acte de l'abstinence, la continence, acte de la chasteté, sont meilleurs et plus méritoires s'ils sont accomplis en exécution d'un voeu, car ainsi ils appartiennent au culte de Dieu, comme des sacrifices. « La virginité elle-même, dit S. Augustin, n'est pas honorée pour ce qu'elle est, mais pour l'hommage qu'on en fait à Dieu, elle que favorise et conserve la continence religieuse. »
2° Celui qui accomplit une chose après en avoir fait le voeu se soumet plus entièrement à Dieu que celui qui se contente de l'accomplir. Sa sujétion s'étend en effet non seulement à l'acte, mais au pouvoir, puisque désormais il ne peut plus faire autre chose. Qui donne l'arbre avec les fruits fait un présent plus grand que s'il donnait seulement les fruits, remarque S. Anselme. C'est pourquoi l'on remercie aussi ceux qui promettent, comme nous l'avons déjà remarqué.
3° Le voeu confirme de façon stable notre volonté de bien faire. Or, agir avec une volonté ainsi stabilisée dans le bien, c'est faire acte de vertu parfaite, comme le montre Aristote. De même encore dans le cas du péché, où l'obstination spirituelle aggrave la faute. C'est ce qu'on appelle pécher contre le Saint-Esprit, comme on l'a vu précédemment.
Solutions
:
1. Ce texte doit s'entendre
de la nécessité de contrainte qui rend l'acte involontaire et exclut la
dévotion. C'est ce qui ressort de la suite : « De peur que nous ne fassions
sans dévotion et à contrecoeur ce qu'on doit faire de plein gré. » L'obligation
du voeu vient en réalité d'une volonté rendue inébranlable. Renforçant la
volonté, il accroît la dévotion. On ne peut donc tirer argument de ce texte.
2. C'est la nécessité de contrainte qui cause de la tristesse parce qu'elle contrarie la volonté. Telle est la pensée d'Aristote. Mais l'obligation du voeu chez ceux qui sont bien disposés, par le fait qu'il affermit leur volonté, ne cause pas de tristesse, mais de la joie. « N'aie point regret de tes voeux : réjouis-toi de ce que désormais il ne te soit plus permis de faire ce dont la licence t'était dommageable », dit S. Augustin.
Si cependant l'oeuvre considérée en
elle-même devenait triste et contraignante, une fois le voeu prononcé, tant que
subsiste la volonté d'accomplir le voeu, c'est encore plus méritoire que de
l'accomplir sans voeu, parce que l'accomplissement du voeu est un acte de la
religion, vertu supérieure à l'abstinence, dont le jeûne est l'acte.
3. Lorsqu'on fait une chose sans voeu, on a une volonté fixe envers l'oeuvre particulière que l'on fait, et au moment où on la fait. Mais cette volonté ne demeure aucunement fixée pour l'avenir, comme dans le voeu qui oblige la volonté à faire quelque chose avant d'accomplir cette oeuvre particulière, et peut-être à la renouveler plusieurs fois.
Objections
:
1. Il semble que le voeu ne
soit pas solennisé par la réception d'un ordre sacré et par la profession d'une
règle déterminée. En effet, le voeu, on l'a dit u, est une promesse faite à
Dieu. Or les solennités extérieures ne sont pas ordonnées à Dieu, mais aux
hommes. C'est donc par accident qu'elles s'ajoutent au voeu, et cette solennité
n'est pas une condition propre au voeu.
2. Ce qui est relatif à la
condition d'une chose doit pouvoir se rencontrer partout où se trouver cette
chose. Mais bien des oeuvres peuvent faire l’objet d'un voeu, qui sont sans
rapport avec un Ire sacré ou une règle de vie religieuse, le voeu n pèlerinage,
par exemple, ou d'une oeuvre analogue. La solennité réalisée dans la réception
n ordre sacré ou la profession d'une règle terminée n'appartient donc pas à la
nature du voeu.
3. Voeu solennel et voeu
public, c'est, semble-t-il, la même chose. Mais on peut faire en public
beaucoup de voeux autres que celui que l'on émet en recevant un ordre sacré ou
en faisant profession d'une règle particulière. Ceux-ci, d'autre part, peuvent
être faits en secret. Donc il n'y a pas que ces voeux qui soient solennels.
Cependant, ces voeux sont les seuls qui empêchent de contracter mariage et diriment le mariage contracté, ce qui est l'effet du voeu solennel comme nous le dirons dans la troisième Partie.
Conclusion
:
Chaque chose reçoit la solennité qui convient à sa condition. Autre est la solennité militaire pour la réception des nouvelles recrues, avec tout un appareil d'armes et de chevaux et un rassemblement de soldats ; autre est la solennité nuptiale qui consiste dans l'apparat qui environne les jeunes époux et la réunion de leurs proches. Or le voeu est une promesse faite à Dieu. Il tirera donc sa solennité de quelque chose de spirituel, où Dieu soit engagé, c'est-à-dire d'une bénédiction ou consécration spirituelle, laquelle a lieu, par l'institution des Apôtres, dans la profession d'une règle déterminée, et vient au second rang après la réception d'un ordre sacré, selon Denys.
En voici la raison. On n'a coutume d'user de solennités que lorsque quelqu'un se consacre totalement à quelque chose. Ainsi la solennité des noces n'est-elle employée que dans la célébration du mariage, lorsque chacun des deux époux livre à l'autre pouvoir sur son corps. De même la solennité est donnée au voeu lorsque la réception d'un ordre sacré attache quelqu'un au ministère divin, et dans la profession de la vie régulière lorsque renonçant au siècle et à sa volonté propre on assume l'état de perfection.
Solutions
:
1. Cette solennité tient
non seulement aux hommes, mais à Dieu, en tant qu'elle comporte une certaine
consécration ou bénédiction spirituelle, dont Dieu est l'auteur, bien que
l'homme en soit le ministre selon ce texte des Nombres (6, 27) : « Ils
invoqueront mon nom sur les fils d'Israël, et je les bénirai. » Le voeu
solennel a donc une obligation plus forte devant Dieu que le voeu simple, et
celui qui le transgresse pèche plus gravement. Quant à dire que le voeu simple
n'oblige pas moins auprès de Dieu que le voeu solennel, il faut l'entendre en ce
que la transgression est dans les deux cas péché mortel.
2. Les actes particuliers
ne comportent pas ordinairement de solennité, mais seulement l'entrée dans un
nouvel état. Aussi, lorsqu'on fait voeu de quelque oeuvre particulière comme un
pèlerinage ou un jeûne spécial, la solennité ne lui convient pas, mais
seulement au voeu par lequel on s'assujettit totalement au ministère divin ou
au service de Dieu, voeu qui d'ailleurs embrasse beaucoup d'oeuvres
particulières.
3. Le caractère public d'un voeu peut lui conférer une certaine solennité humaine, non une solennité spirituelle et divine comme celle qui est attachée aux voeux dont nous avons parlé, même s'ils ont peu de témoins. Il est donc différent, pour un voeu, d'être public, et d'être solennel.
Objections
:
1. Cela n'empêche pas de
faire des voeux, car un lien plus faible est dominé par un plus fort. Or
l'obligation contractée envers un homme à qui nous sommes soumis est un moindre
lien que le voeu qui nous lie envers Dieu. Donc ceux qui sont soumis au pouvoir
d'autrui ne sont pas empêchés de faire des voeux.
2. Les enfants sont sous la
puissance paternelle. Mais ils peuvent faire profession dans un ordre religieux
sans le consentement de leurs parents. Donc ce n'est pas un empêchement au voeu
que d'être sous la puissance d'autrui.
3. Faire, c'est plus que
promettre. Or les religieux qui sont sous la puissance de leurs supérieurs
peuvent faire certaines choses sans leur permission, comme dire des psaumes ou
s'imposer quelque abstinence. A plus forte raison pourront-ils en faire la
promesse à Dieu.
4. Quiconque fait ce qu'il
n'a pas le droit de faire commet un péché. Or les sujets ne pèchent pas quand
ils font des voeux, car on ne trouve nulle part de défense sur ce point. Il
parait donc qu'ils ont le droit de faire des voeux.
Cependant, il est stipulé dans le livre des Nombres (30, 4) : « Si une femme, étant dans la maison de son père et encore jeune, fait un voeu, elle n'est point engagée à moins que son père y consente. » Même solution pour la femme qui a un mari. Donc, pour la même raison, toute autre personne soumise à la puissance d'autrui ne peut d'elle-même contracter l'obligation d'un voeu.
Conclusion
:
Le voeu, disons-le à nouveau, est une promesse faite à Dieu. Personne ne peut faire une promesse qui l'oblige de façon ferme à ce qui est au pouvoir d'un autre : il faut que ce soit totalement en son propre pouvoir. Or, celui qui est soumis à une autre personne, n'a pas pouvoir de faire ce qu'il veut dans le cadre de sa sujétion, il dépend de la volonté d'autrui. Il ne peut donc, dans le domaine où il est soumis à autrui, s'obliger efficacement par un voeu sans le consentement de son supérieur.
Solutions
:
1. La promesse qu'on fait à
Dieu ne peut porter que sur des oeuvres vertueuses, nous l'avons dit. Nous
avons vu également que la vertu s'oppose à ce qu'on offre à Dieu le bien
d'autrui. Les conditions requises pour qu'il y ait voeu ne sont donc pas
entièrement sauvegardées lorsque quelqu'un qui est en état de dépendance
s'engage à ce qui relève du pouvoir d'autrui. A moins qu'il ne le fasse sous la
condition que le détenteur de ce pouvoir n'y contredira pas.
2. Parvenu à l'âge de la
puberté, l'homme de condition libre peut disposer de lui-même et de ce qui le
concerne personnellement, par exemple s'engager par des voeux dans la vie
religieuse ou contracter mariage. Mais il n'a pas autorité dans l'économie
familiale. Dans ce domaine il ne peut faire de voeu valable sans le
consentement paternel. Quant à l'esclave, même ses actions personnelles sont
soumises à la disposition de son maître. Il ne peut donc s'obliger par voeu à
la vie religieuse, qui l'enlèverait au service de celui-ci.
3. Le religieux est, dans
ses activités, soumis à son supérieur, conformément à la règle qu'il professe.
Même si un religieux, de lui-même, peut faire momentanément telle chose, dans
le temps où il n'est pas occupé à telle autre par son supérieur, comme il n'est
aucun moment où son supérieur ne puisse lui imposer telle occupation, il ne
peut, sans son consentement, faire aucun voeu qui tienne. De même le voeu d'une
jeune fille encore à la maison paternelle ne vaut pas sans le consentement du
père, et celui d'une épouse sans le consentement du mari.
4. Le voeu de gens soumis à la puissance d'autrui n'a pas de force sans le consentement du supérieur. Mais ce n'est pas pour autant un péché ; ce voeu sous-entend en effet la condition requise : « Si cela plaît aux supérieurs, ou s'ils ne s'y opposent pas. »
Objections
:
1. Il semble que non.
Puisque, pour faire un voeu il faut délibérer, cela convient seulement à ceux
qui ont l'usage de la raison. Or celui-ci manque aux enfants comme aux idiots
et aux fous. De même que ces derniers ne peuvent s'astreindre à quoi que ce
soit par voeu, il doit en être de même pour les enfants qui, semble-t-il, ne
peuvent s'obliger par voeu à la vie religieuse.
2. Ce qui a été
légitimement fait par quelqu'un ne peut être déclaré nul par un autre. Or les
parents ou le tuteur peuvent révoquer le voeu fait par un petit garçon ou une
petite fille avant l'âge de la puberté ; garçons et filles ne peuvent donc
avant quatorze ans faire des voeux valides.
3. La règle de S. Benoît et
le décret d'Innocent IV accordent une année de probation à ceux qui entrent en
religion, pour que cette épreuve précède l'engagement du voeu. Il paraît donc
illicite que des enfants s'engagent par voeu avant cette année de probation.
Cependant, ce qui n'est pas fait selon les formes du droit n'est pas valide, même si personne ne le révoque. Mais, selon le droit, le voeu émis par une fillette, même avant l'âge de puberté, est valide s'il n'est pas révoqué dans l'année par ses parents. Donc, licitement et conformément au droit, les enfants peuvent s'obliger la vie religieuse par un voeu émis avant l'âge de puberté.
Conclusion
:
Nous avons reconnus deux sortes de voeu : le voeu simple et le voeu solennel. La solennité du voeu, avons-nous dit également, consiste en une certaine bénédiction et consécration spirituelle conférée par le ministère de l'Église. C'est donc à celle-ci de régler les conditions du voeu solennel. Quant au voeu simple, il tient tout son effet de la délibération personnelle, en vertu de laquelle on entend s'obliger. Cette obligation peut dès lors se trouver infirmée en deux cas. D'abord le défaut de raison : c'est le fait des fous et des gens hors de sens, qui ne peuvent se lier par aucun voeu tant que dure leur folie ou leur égarement. L'autre cas est celui, précédemment étudié de la personne soumise au pouvoir d'autrui. Ces deux conditions se trouvent réunies chez les enfants qui n'ont pas atteint l'âge de puberté, parce que, ordinairement, la raison leur fait encore défaut ; et ils sont, par condition naturelle, sous la garde de leurs parents ou des tuteurs qui remplacent ceux-ci. Et c'est pourquoi leurs voeux sont sans valeur pour un double motif.
Mais par une disposition de la nature, qui n'obéit pas aux lois humaines, il arrive que certains, peu nombreux, atteignent de bonne heure l'usage de la raison : on les appelle alors « capables de dol ». Toutefois, cela ne les soustrait en rien au régime paternel réglé par la loi humaine qui envisage les conditions les plus courantes.
Voici donc ce que l'on doit dire : si le garçon ou la fillette, avant l'âge de la puberté, n'a pas l'usage de la raison, il ne peut aucunement se lier par un voeu. S'il a atteint l'usage de la raison avant l'âge de la puberté, il peut bien, en ce qui dépend de lui, se lier, mais son voeu peut être annulé par ses parents, auxquels il demeure soumis. Mais serait-il « capable de dol » avant l'âge de la puberté, il ne peut se lier par le voeu solennel de religion à cause de la loi de l'Église, qui envisage les cas les plus fréquents. Après l'âge de la puberté, les enfants peuvent se lier par le voeu de la religion, simple ou solennel, sans le consentement des parents.
Solutions
:
1. Le cas envisagé par
l'objection est celui des enfants qui n'ont pas encore l'usage de la raison, et
dont les voeux sont invalides, nous venons de le dire.
2. Ceux qui, étant sous la
puissance d'autrui, font des voeux, s'obligent sous la condition implicite que
ces voeux ne seront pas révoqués par leur supérieur. Cette condition les rend
licites, et sa réalisation assure leur validité, nous l'avons dite.
3. Il s'agit du voeu solennel, qui se fait par la profession religieuse.
Objections
:
1. Cela paraît impossible.
Il est moins grave en effet de commuer un voeu que d'en dispenser. Or on ne
peut le commuer d'après le Lévitique (27, 9) : « L'animal qui peut être immolé
au Seigneur, si c'est par voeu, il sera chose consacrée et on ne pourra le
changer par un autre qui soit meilleur ou pire. » Donc, à plus forte raison, ne
peut-on dispenser d'un voeu.
2. L'homme ne peut
dispenser de ce qui relève de la loi naturelle et des préceptes divins, surtout
s'il s'agit des préceptes de la première table, directement relatifs à l'amour
de Dieu, fin ultime de tous les commandements. Or la loi naturelle exige qu'on
acquitte ses voeux, et la loi divine en fait un précepte, nous le savons déjà.
C'est même un précepte de la première table, car il s'agit d'un acte de latrie.
On ne peut donc dispenser d'un voeu.
3. L'obligation du voeu est
fondée sur la fidélité qu'on doit à Dieu, nous l'avons dit. Or de cette
fidélité nul ne peut dispenser. Du voeu, pas davantage.
Cependant, ce qui émane de la volonté commune a plus de fermeté, semble-t-il, que ce qui procède d'une initiative particulière. Or l'homme peut dispenser de la loi qui tient sa force de la volonté commune. Il apparaît donc que l'homme peut dispenser du voeu.
Conclusion
:
Il faut concevoir la dispense du voeu à la manière de la dispense concédée dans l'observation d'une loi. La teneur de la loi regarde en effet ce qui est bon dans la pluralité des cash. Mais parce qu'il arrive en telle circonstance que ce qui était bon ne le soit plus, il a fallu que quelqu'un vînt déterminer que dans ce cas particulier la loi ne devrait pas être observée. C'est là proprement dispenser en matière de loi. La notion de « dispense » comporte en effet une répartition bien proportionnée, l'adaptation d'une chose générale aux éléments particuliers qu'elle embrasse : c'est ainsi qu'on parle de « dispenser » la nourriture à sa famille. De même celui qui fait un voeu s'impose en quelque sorte une loi, en s'obligeant à quelque chose qui est bon en soi et dans la majorité des cas. Cependant tel cas peut se présenter où la chose deviendrait absolument mauvaise ou inutile, ou opposée à un bien plus grand ; ce qui est contraire aux conditions essentielles que nous avons requises i pour la matière du voeu. Il est donc nécessaire de déterminer qu'en pareil cas le voeu ne doit pas être observé. Si l'on détermine de façon absolue la non-exécution d'un voeu, c'est ce qu'on nomme dispense. Si l'on remplace l'obligation par une autre, on appelle cela commuer le voeu. La commutation du voeu est donc moindre que la dispense. L'une et l'autre toutefois font appel au pouvoir de l'Église.
Solutions
:
1. L'animal propre à
l'immolation, par le seul fait qu'on le vouait au Seigneur, était tenu pour
sacré, comme appartenant au culte divin. C'est pour cette raison qu'on ne
pouvait pas le changer. De même maintenant on ne peut changer pour une chose
meilleure ou moindre un objet qu'on a voué, lorsqu'il est consacré, un calice
par exemple, ou une maison. Quant à l'animal qui ne pouvait être consacré parce
qu'il était impropre au sacrifice, on pouvait et on devait le racheter comme la
loi le prescrit (Lv 26, 11). Ainsi peut-on encore changer ce qu'on a donné par
voeu, si nulle consécration n'intervient.
2. De même que l'obligation
d'acquitter un voeu, celle d'obéir à la loi et aux ordres promulgués par les
supérieurs relève du droit naturel et d'un précepte divin. Et cependant la
dispense relative à une loi humaine ne contrarie pas ce devoir d'obéissance,
car elle s'opposerait ainsi à la loi naturelle et au précepte de Dieu. Elle
fait simplement que ce qui était la loi ne le soit plus en ce cas. De même
encore, le supérieur ayant autorité pour dispenser, fait que ce qui était
compris sous un voeu cesse de l'être ; par là même il détermine qu'il n'y a
pas, en tel cas, matière convenable pour un voeu. C'est pourquoi, lorsqu'un
supérieur ecclésiastique dispense d'un voeu, il ne dispense pas d'un précepte
naturel ou de droit divin ; mais sa décision est relative à ce qui tombait sous
l'obligation issue d'une délibération humaine qui n'a pu tout prévoir.
3. La fidélité due à Dieu n'exige pas qu'on accomplisse ce qui, faisant l'objet d'un voeu, est mauvais, inutile, ou opposé à un plus grand bien. C'est le sens de la dispense ; celle-ci n'est donc pas contraire à la fidélité qu'on doit à Dieu.
Objections
:
1. Il semble que oui, car
la seule raison qui permette de dispenser d'un voeu, c'est qu'il s'oppose à un
bien meilleur. Or ce peut être le cas du voeu de continence, même solennel, car
« le bien commun est plus divin que le bien d'un seul ». Or le bien de tout un
peuple peut être contrarié parce qu'un individu gardera la continence, par
exemple lorsqu'un mariage contracté entre personnes ayant fait voeu de
continence assurerait la paix de la patrie. Il semble donc que l'on puisse
dispenser du voeu solennel de continence.
2. La religion est une
vertu plus noble que la chasteté. Or on peut dispenser d'un voeu portant sur un
acte de culte, l'oblation d'un sacrifice par exemple. A plus forte raison du
voeu de continence qui porte sur un acte de la vertu de chasteté.
3. Le voeu d'abstinence
peut, si on l'accomplit, mettre en danger la personne qui l'a fait. De même le
voeu de continence. Mais on peut dispenser du voeu d'abstinence s'il porte atteinte
à la santé. Donc la même raison doit permettre de dispenser du voeu de
continence.
4. La profession religieuse qui confère au voeu sa solennité embrasse non seulement le voeu de continence mais celui de pauvreté et d'obéissance. Or de ces deux derniers voeux on peut dispenser, comme on le voit chez ceux qui après avoir fait profession sont élevés à l'épiscopat. Il paraît donc qu'on puisse dispenser du voeu solennel de continence.
En sens contraire,1° on lit dans l'Ecclésiastique (26, 15) : « Une âme chaste est un trésor inestimable. »
2° On lit dans un décret d'Innocent III : « Le renoncement à la propriété comme aussi la garde de la chasteté sont à ce point liés à la vie monastique, que le souverain pontife lui-même ne peut permettre aucun relâchement à cet égard ».
Conclusion
:
Trois éléments sont à considérer dans le voeu solennel de continence : la matière du voeu, c'est-à-dire la continence elle-même ; la perpétuité du voeu, c'est-à-dire l'engagement de garder perpétuellement la continence ; enfin la solennité du voeu.
Pour certains, si l'on ne peut dispenser du voeu solennel, c'est en raison de la continence, dont rien ne peut égaler le prix, ainsi qu'il ressort du texte de l’Écriture allégué ci-dessus. Ils en donnent ce motif que, par la continence, l'homme triomphe de son ennemi domestique ; ou qu'elle assure notre parfaite conformité au Christ, dans la pureté de l'âme et du corps. Mais ces propos sont sans portée. Car les biens de l'âme comme la contemplation et la prière sont bien supérieurs à ceux du corps, et nous font bien davantage ressembler à Dieu. Et pourtant on peut dispenser d'un voeu portant sur des actes de prière ou de contemplation. Il n'y a donc pas de raison de ne pas dispenser du voeu de continence, si l'on envisage de façon absolue la dignité même de la continence. D'autant plus que l'Apôtre nous engage à la pratiquer en vue de la contemplation, lorsqu'il dit (1 Co 7, 34) : « La femme sans mari a souci des affaires du Seigneur. » Or la fin l'emporte toujours sur les moyens.
C'est pourquoi d'autres ont donné pour raison la perpétuité et l'universalité de ce voeu. Si l'on cesse d'observer le voeu de continence, disent-ils, ce ne peut-être qu'en posant l'acte qui lui est tout à fait contraire, ce qui n'est jamais permis dans aucun voeu. Mais cela est manifestement faux. Si l'union charnelle est contraire à la continence, il est tout aussi contraire à l'abstinence de manger de la viande ou de boire du vin. Pourtant, on peut dispenser des voeux de cette espèce.
Aussi apparaît-il à d'autres auteurs qu'on puisse dispenser du voeu solennel de continence pour un intérêt ou une nécessité sociale, comme dans le cas, cité en exemple, d'un mariage assurant la pacification d'un pays.
Mais puisque la décrétale citée en sens contraire dit expressément que le souverain pontife lui-même ne peut dispenser un moine de garder la chasteté, il semble qu'on doive parler autrement et dire ceci comme on l'a dit plus haut et selon le Lévitique (26, 9.28) : « Ce qui a été une fois consacré au Seigneur ne peut être aliéné à d'autre usages. » Or nul supérieur ecclésiastique ne peut faire que ce qui a été consacré perde sa consécration, même dans les choses inanimées : par exemple qu'un calice consacré cesse d'être consacré, s'il demeure intact. Aussi, bien moins encore, un supérieur ne peut-il faire qu'un homme consacré à Dieu, tant qu'il vit, cesse d'être consacré. Or la solennité du voeu consiste en une certaine consécration ou bénédiction de celui qui fait le voeu consiste en une certaine consécration ou bénédiction de celui qui fait le voeu, nous l’avons dit. Nul supérieur ecclésiastique ne peut donc faire que le sujet d'un voeu solennel soit soustrait aux effets de la consécration qu'il a reçue ; par exemple que celui qui est prêtre ne le soit plus, bien qu'un supérieur puisse, pour un motif donné, empêcher l'exercice de l'ordre sacré. Pour la même raison, le pape ne peut pas faire que celui qui a fait profession religieuse ne soit plus religieux, bien que certains juristes disent le contraire par ignorance.
Il s'agit donc de voir si la continence est essentiellement liée à ce que le voeu solennise parce que, si cette liaison n'est pas essentielle, la consécration peut demeurer sans l'obligation de la continence, ce qui ne peut se faire dans le cas contraire. Or, l'obligation de la continence n'est pas liée aux ordres sacrés par essence,, mais par décision de l'Église. Cela montre que l'Église peut dispenser du voeu de continence solennisé par la réception d'un ordre sacré. Mais le devoir de la continence est essentiel à l'état religieux, par lequel l'homme renonce au siècle, en se donnant totalement au service de Dieu ; cela est incompatible avec le mariage, qui impose la nécessité de veiller sur son épouse, de ses enfants et toute la maisonnée, avec ce que cela entraîne. Comme dit l'Apôtre (1 Co 7, 33) : « Celui qui est marié a souci des choses du monde, des moyens de plaire à son épouse, et il est partagé. » C'est pourquoi le nom de moine vient de monos, « un », par opposition à la division dont parle S. Paul. En conséquence le voeu solennisé par la profession religieuse ne peut recevoir dispense de l'Église, et la décrétale en indique la raison : « Parce que la chasteté est liée à la règle monastique. »
Solutions
:
1. Aux périls qui menacent
les affaires humaines on doit obvier par des moyens humains, et non en
affectant à un usage humain les réalités divines. Or ceux qui ont fait
profession religieuse sont morts au monde et vivent pour Dieu. On ne doit donc
pas les faire revenir à la vie humaine, quoi qu'il arrive.
2. On peut dispenser du
voeu temporaire de continence, de même qu'on peut dispenser du voeu portant sur
une prière ou une abstinence temporaires. Mais le voeu de continence solennisé
par la profession religieuse ne souffre pas dispense, non parce qu'il s'agit
d'un acte de chasteté, mais parce que, du fait de la profession religieuse, il
est entré dans le domaine du culte divin.
3. La nourriture a pour but
direct la conservation de l'individu, si bien qu'il peut y avoir danger direct
et personnel à s'en abstenir. C'est pour cette raison que l'on dispense du voeu
d'abstinence. Mais les relations conjugales ne sont pas ordonnées directement à
la conservation de l'individu, mais à celle de l'espèce. Il ne peut donc y
avoir de danger pour celui qui s'en abstient. Si pour une raison accidentelle
il y avait péril, il est d'autres moyens d'y subvenir : l'abstinence par
exemple ou d'autres remèdes corporels.
4. Le religieux élevé à
l'épiscopat n'est pas plus délié de son voeu de pauvreté que de son voeu de continence,
parce qu'il ne doit rien avoir en propre, mais se considérer comme intendant
des biens communs de l'Église. De même il n'est pas délié du voeu d'obéissance.
S'il lui arrive de n'être plus tenu d'obéir, c'est pour une raison
accidentelle, faute de supérieur : tel est le cas de l'abbé d'un monastère, qui
n'est pas pour autant délié du voeu d'obéissance.
5. Quant au texte invoqué en sens contraire contre la dispense du voeu, il faut l'entendre en ce sens que ni la fécondité charnelle, ni aucun bien du corps, ne peuvent se comparer à la continence, qu'on range avec S. Augustin parmi les biens de l'âme. C'est ce que le texte lui-même explique clairement en parlant non de la chair, mais d'une « âme chaste ».
Objections
:
1. Il ne semble pas, car on
peut entrer en religion sans recourir à l'autorité d'un supérieur. Or l'entrée
en religion délie de tous les voeux qu'on a faits dans le monde, même du voeu
d'aller en Terre sainte. Il peut donc y avoir dispense ou commutation d'un voeu
sans intervention d'un supérieur.
2. Dispenser d'un voeu,
c'est déterminer en quel cas l'on n'a pas à l'observer. Mais si la décision du
prélat porte à faux, il ne semble pas qu'on soit exempté du voeu qu'on avait
fait, car nul supérieur ne peut par sa dispense contredire le précepte divin
exigeant l'exécution du voeu, on vient de le dire. Pareillement, si l'on
détermine comme il faut, de son propre chef, qu'en tel cas il n'y a pas à
remplir le voeu, il semble qu'on n'est plus tenu de l'exécuter ; car le voeu
n'oblige pas au cas où il produirait de mauvais effets, on l'a dit. La dispense
d'un voeu n'exige donc pas l'autorité d'un prélat.
3. Si le pouvoir de dispenser
tenait à leur charge, tous les prélats pourraient également l'exercer. Or tous
ne peuvent pas dispenser de n'importe quel voeu. Donc la dispense du voeu ne
dépend pas du pouvoir des prélats.
Cependant, le voeu oblige à la façon d'une loi. Or nous savons que pour dispenser d'un commandement de la loi il faut l'autorité du supérieur, nous l'avons déjà dito. Il en va de même du voeu, à titre égal.
Conclusion
:
Le voeu est, nous l'avons dit, la promesse faite à Dieu d'une chose qu'il agrée. Que cela lui agrée, c'est au destinataire de cette promesse d'en juger. Or, dans l'Église, le supérieur tient la place de Dieu. C'est pourquoi, s'il s'agit de commuer un voeu ou d'en dispenser on doit recourir à l'autorité d'un prélat qui, en la personne de Dieu, détermine ce que Dieu agrée. Ainsi S. Paul écrit (2 Co 2, 10) : « Moi-même j'ai pardonné à cause de vous, en tenant la place du Christ. » Et c'est à dessein qu'il dit « à cause de vous ». Car toute dispense demandée à un supérieur doit avoir pour but l'honneur du Christ au nom de qui il l'accorde, ou l'intérêt de l'Église qui est son corps.
Solutions
:
1. Tous les autres voeux
portent sur des oeuvres particulières, tandis qu'en entrant en religion on
livre sa vie tout entière au service de Dieu. Or le particulier est inclus dans
l'universel. C'est pourquoi la décrétale dit qu'on « ne manque pas à son voeu
lorsqu'on remplace un service momentané par la perpétuelle observance de la vie
religieuse ». Celui qui entre en religion n'est cependant pas tenu d'accomplir
les jeûnes, les prières et autres bonnes oeuvres dont il a fait voeu quand il
était dans le monde, car en entrant en religion on meurt à sa vie antérieure.
En outre, ces pratiques particulières ne conviennent pas à la vie religieuse,
et le poids de celle-ci est déjà assez lourd pour qu'il ne faille pas le
surcharger encore.
2. D'après certains auteurs, les prélats pourraient à leur gré dispenser des voeux, parce que tout voeu inclurait comme condition la volonté d'un supérieur, à la manière des voeux des subordonnés, serviteurs ou enfants, dont nous avons dit qu'ils sous-entendent cette condition : « Si cela plaît à mon père ou à mon maître, s'ils ne s'y opposent pas. » L'inférieur pourrait ainsi sans aucun remords de conscience ne plus tenir compte de son voeu, du moment que le prélat le lui dirait.
Cette thèse a une base fausse. Parce que le prélat spirituel n'est pas un maître, mais un intendant : son pouvoir lui est donné « pour édifier et non pour détruire » (2 Co 10, 8) ; de même que le prélat ne peut commander ce qui de soi déplaît à Dieu, le péché, de même il ne peut empêcher d'accomplir les oeuvres de vertu, celles qui plaisent à Dieu. On peut donc en faire voeu de façon absolue. C'est au prélat toutefois qu'il appartient de juger ce qui est plus vertueux et plus agréable à Dieu.
Et c'est pourquoi, dans les cas
évidents, la dispense d'un prélat n'excuserait pas du péché, par exemple s'il
dispensait quelqu'un d'entrer en religion, sans nulle cause apparente qui s'y
oppose. Si cependant il y avait quelque motif apparent qui rendît la chose au
moins douteuse, on pourrait s'en tenir au jugement du prélat qui accorde
dispense ou commutation. On ne peut toutefois s'en tenir à son jugement propre,
car on ne tient pas soi-même la place de Dieu, sauf dans le cas où le voeu
porterait sur une chose illicite, et qu'on ne puisse recourir au supérieur.
3. Le souverain pontife tient la place du Christ d'une façon plénière et pour toute l'Église. Aussi a-t-il plein pouvoir de dispenser de tous les voeux susceptibles de dispense. Aux autres prélats inférieurs est remis le pouvoir de dispenser des voeux que l'on fait communément et qui nécessitent fréquemment une dispense : le recours est ainsi facilité. C'est le cas des voeux de pèlerinages, jeûnes, et oeuvres analogues. Mais les grands voeux de continence et de pèlerinage en Terre sainte sont réservés au souverain pontife.
L'USAGE DU NOM DIVIN : LE SERMENT, L'ADJURATION ET L'INVOCATION
Il faut étudier maintenant les actes extérieurs de latrie où l'homme emploie quelque chose de divin, soit un sacrement, soit le nom de Dieu.
L'étude des sacrements trouvera sa place dans la troisième Partie de notre ouvrage (Question 60 et suivantes).
Quant à l'usage du nom divin, c'est ici qu'il faut en traiter. On y a recours de trois manières. 1°. Par mode de serment, pour confirmer ses propres paroles (Question 89). - 2°. Par mode d'adjuration, pour amener les autres à faire quelque chose (Question 90). - 3°. Par mode d'invocation pour prier et louer Dieu (Question 91).
1. Qu'est-ce que le serment ? - 2. Est-il licite ? - 3. Quelles qualités l'accompagnent ? - 4. De quelle vertu est-il l'acte ? - 5. Faut-il le rechercher et le pratiquer comme utile et bon ? - 6. Est-il permis de jurer par une créature ? - 7. Le serment oblige-t-il ? - 8. Lequel oblige davantage : le serment ou le voeu ? - 9. Peut-on dispenser d'un serment ? - 10. Quand et à qui est-il permis de jurer ?
Objections
:
1. Il semble que jurer ne
soit pas prendre Dieu à témoin. Car lorsqu'on tire argument de la Sainte
Écriture, on prend Dieu à témoin, lui dont l'Écriture nous propose les paroles.
Donc, si jurer est prendre Dieu à témoin, quiconque citerait la Sainte Écriture
jurerait ; ce qui est faux, et suppose donc une prémisse fausse.
2. Produire un témoin, ce
n'est pas lui rendre quelque chose. Or jurer c'est rendre quelque chose Dieu ;
car on lit en Matthieu (5, 33) : « Tu rendras tes serments au Seigneur. » Et S.
Augustin dit que jurer c'est « rendre à Dieu droit à la vérité ». jurer n'est
donc pas prendre Dieu à témoin.
3. L'office du juge diffère
de celui du témoin. Mais il arrive que le serment consiste à implorer le
jugement de Dieu, selon le Psaume (7, 5) : « Si j'ai rendu le mal à ceux qui
m'ont fait du bien, que je sois renversé par mes ennemis. » jurer n'est donc
pas prendre Dieu à témoin.
Cependant, S. Augustin dit, dans un sermon sur le parjure : « Que signifie : "Jurer par Dieu", sinon : Dieu est témoin ? »
Conclusion
:
Selon l'épître aux Hébreux (6, 16), le but du serment est de confirmer quelque chose. En matière de science, c'est à la raison qu'il appartient de confirmer une assertion, en partant de principes naturellement connus et infailliblement vrais. Mais s'il s'agit de faits humains, particuliers et contingents, on ne peut les confirmer par une raison nécessaire. Aussi confirme-t-on ses dires, en pareil cas, par des témoins. Mais le témoignage des hommes n'est pas suffisant ici, et pour deux motifs. D'abord les défaillances humaines envers la vérité, parce que le plus grand nombre se laissent aller à mentir. « Leur bouche a prononcé le mensonge », dit le Psaume (17, 10). Puis le défaut de connaissance : les hommes ne peuvent connaître ni l'avenir, ni les secrets des coeurs, ni même les réalités absentes. Toutes choses dont ils parlent, et il faut pour la bonne marche des affaires humaines qu'on ait là-dessus quelque certitude. D'où la nécessité de recourir au témoignage divin, parce que Dieu ne peut mentir, et rien ne lui est caché. Or, prendre Dieu à témoin, c'est ce qu'on appelle « jurer » car il est reçu comme un droit (pro jure) que ce qu'on affirme en invoquant le témoignage de Dieu doit être tenu pour vrai.
On fait appel au témoignage divin tantôt pour affirmer une chose passée ou présente : c'est alors le serment affirmatif ; tantôt pour confirmer un fait à venir : c'est alors le serment de promesse. Mais dans le domaine du nécessaire et des problèmes que la raison peut résoudre, on n'emploie pas de serment. Il serait ridicule, dans une discussion scientifique, de vouloir prouver sa thèse par un serment.
Solutions
:
1. Se servir du témoignage
de Dieu déjà donné, en recourant à l'autorité de l'Écriture est une chose ; et
c'est autre chose qu'implorer Dieu de donner son témoignage lorsqu'on fait un
serment.
2. « Rendre à Dieu ses
serments », cela veut dire acquitter ce qu'on a juré ; ou encore, reconnaître,
du fait qu'on l'invoque en témoignage, que Dieu possède la connaissance
universelle et l'infaillible vérité.
3. On appelle quelqu'un à témoigner pour qu'il manifeste la vérité sur ce qu'on dit. Dieu le fait de deux façons : 1° En révélant directement la vérité : par inspiration intérieure, ou encore en dévoilant le fait, par la divulgation de ce qui était caché.- 2° En punissant le menteur. Dieu est alors à la fois juge et témoin, puisqu'il manifeste le mensonge par la punition du menteur.
Il y a par suite deux manières de jurer : 1° Par simple appel au témoignage divin, lorsqu'on dit par exemple : « Dieu m'est témoin », ou « Je parle devant Dieu », ou bien « Par Dieu », ce qui selon S. Augustin est la même chose. - 2° Par exécration lorsqu'on se voue, soi-même ou quelque chose qui vous touche, à un châtiment, si l'on ne dit pas la vérité.
Objections
:
1. Apparemment non. Car
rien n'est permis de ce qu'interdit la loi divine, et elle interdit le serment
: « je vous le dis, ne jurez aucunement » (Mt 5, 34). « Avant toutes choses,
mes frères, ne jurez pas » (Jc 5, 12).
2. Ce qui vient du mauvais
paraît illicite car « un arbre mauvais ne peut porter de bons fruits », selon
S. Matthieu (7, 18). Or le serment vient du mauvais, car nous lisons dans S.
Matthieu (5, 37) : « Que votre parole soit : cela est, cela n'est pas. Ce qu'on
dit de plus vient du mauvais. » Le serment est donc illicite.
3. Demander un signe à la
divine Providence c'est tenter Dieu, ce qui est absolument illicite, selon ce
précepte du Deutéronome (6, 16) : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. »
Mais celui qui jure semble bien demander un signe de la Providence, puisqu'il
demande à Dieu de témoigner et donc de produire quelque effet évident. Il
paraît donc que le serment est tout à fait illicite.
Cependant, on lit au Deutéronome (6, 13) : « Tu craindras le Seigneur ton Dieu et tu jureras par son nom. »
Conclusion
:
Rien n'empêche qu'une chose soit bonne en elle-même et pourtant tourne au détriment de celui qui n'en use pas comme il faut. Recevoir l'eucharistie est bien, et cependant celui qui la reçoit indignement mange et boit sa propre condamnation, dit S. Paul (1 Co 11, 29). Sur notre sujet nous dirons que de soi le serment est chose licite et honorable. Cela se voit à son origine et à sa fin. A son origine, parce que le serment vient de la foi, qui nous fait croire que Dieu possède l'infaillible vérité et l'universelle connaissance et prévision de tout. A sa fin, parce que l'on fait appel au serment pour se justifier et mettre un terme aux controverses, dit l'épître aux Hébreux (6, 16).
Mais le serment devient mauvais si l'on en use mal, c'est-à-dire sans nécessité et sans les précautions requises. C'est faire preuve, en effet, de peu de respect envers Dieu que de le prendre à témoin pour un léger motif, ce qu'on n'oserait même pas faire à l'égard d'un personnage honorable. C'est aussi s'exposer au danger de parjure, car l'homme pèche facilement en paroles selon S. Jacques (3, 2) : « Si quelqu'un ne pèche pas en paroles, c'est un homme parfait. » De là ce conseil de l'Ecclésiastique (23, 9) : « Que ta bouche ne s'accoutume pas au serment ; il y a là bien des occasions de chute. »
Solutions
:
1. Voici l'interprétation de S. Jérôme : « Remarquez que le Seigneur n'a pas défendu de jurer par Dieu, mais par le ciel et la terre. On sait en effet que les Juifs ont cette très fâcheuse habitude de jurer sur les éléments. » Mais ceci ne répond pas suffisamment à notre difficulté, car S. Jacques précise : « Ni par quelque autre serment que ce soit. » Il faut donc dire avec S. Augustin : « L'Apôtre lui-même, en employant le serment dans ses épîtres, nous montre en quel sens il faut prendre cette parole : "je vous dis de ne pas jurer du tout." Entendez qu'il faut éviter d'en arriver à le faire facilement, passant de la facilité à l'habitude, et de l'habitude au parjure. C'est pourquoi on ne voit pas qu'il ait juré ailleurs qu'en écrivant, car le soin plus grand qu'on prend alors empêche qu'on soit emporté par sa langue. ».
Comme dit S. Augustin : « Si tu es
obligé de jurer, sache que cette nécessité vient de la faiblesse de ceux que tu
veux persuader, faiblesse qui est assurément un mal. C'est pourquoi l’Évangile
ne dit pas : "Ce qu'on dit de plus est un mal." Car tu ne fais rien
de mal en usant à bon droit du serment pour persuader quelqu'un utilement. Le
texte porte : "vient du mal", le mal de celui dont la faiblesse
t'oblige à jurer. »
3. Celui qui jure ne tente pas Dieu, car il n'invoque pas le secours de Dieu sans utilité et sans nécessité. De plus il ne s'expose à aucun péril si Dieu ne veut pas lui rendre témoignage sur-le-champ. Car il est certain qu'il le fera plus tard, quand « il projettera la lumière sur les secrets des ténèbres, et manifestera les desseins des coeurs » (1 Co 4, 5). Ce témoignage rendu au serment ne manquera à personne, soit pour lui, soit contre lui.
Objections
:
1. Il paraît malheureux de
donner trois compagnons au serment : la justice, le jugement et la vérité. Car
on ne doit pas énumérer comme distinctes des qualités dont l'une est incluse
dans l'autre, parce que la vérité fait partie de la justice, selon Cicéron ; et
nous avons dit jadis h que le jugement est l'acte de cette vertu. Il n'y a donc
pas lieu de donner ces trois compagnons au serment.
2. Le serment requiert bien
d'autres conditions : la dévotion, la foi qui nous fait croire que Dieu sait
tout et ne peut mentir. Cette énumération est donc insuffisante.
3. Toute action humaine
requiert ces trois qualités, car on ne doit rien faire contre la justice ou la
vérité, ni sans jugement selon S. Paul (1 Tm 5, 4) : « Ne fais rien sans
jugement préalable. » Donc ces trois qualités ne doivent pas s'associer au
serment plutôt qu'aux autres actes humains.
Cependant, on lit dans Jérémie (4, 2) : « Tu jureras : "le Seigneur est vivant !" dans la vérité, le jugement et la justice. » Ce que S. Jérôme, commente ainsi « Remarquez que le serment a trois compagnons la vérité, le jugement et la justice. »
Conclusion
:
Nous avons dit que le serment n'est bon que pour ceux qui en usent bien. Ce bon usage requiert deux choses : 1° Qu'on ne jure pas à la légère, mais pour un motif nécessaire, et avec discernement. De ce chef on exigera le jugement, celui de discernement, chez celui qui jure. 2° Relativement à ce qu'on veut confirmer : il faut que ce ne soit ni faux ni défendu. D'où les deux conditions de vérité, impliquant que ce qu'on affirme par serment est vrai, et de justice, impliquant que c'est chose permise : Le défaut de jugement donne lieu au serment imprudent ; le défaut de vérité au serment trompeur ; le défaut de justice au serment indigne ou illicite.
Solutions
:
1. Le jugement dont il est
question ici n'est pas, comme nous venons de le dire, celui qui consiste à
faire la justice, mais celui qui fait discerner comme il faut. De même, on
parle ici de la vérité, non comme partie de la justice, mais comme condition du
langage.
2. La dévotion, la foi, et
toutes les conditions analogues que requiert le serment pour être bien fait, sont
comprises dans ce que nous entendons par jugement. Les deux autres qualités
exigées se rapportent en effet à son objet. Toutefois on pourrait dire aussi
que la justice se rapporte à la cause pour laquelle on fait le serment.
3. Le serment comporte un grand danger, tant à cause de la grandeur de Dieu dont on invoque le témoignage, que de la fragilité de la parole humaine dont le serment doit confirmer les dires. C'est pourquoi ces exigences sont plus fortes pour les serments que pour les autres actes humains.
Objections
:
1. Il ne semble pas que le
serment soit un acte de religion ou latrie. Car de tels actes portent sur des
réalités saintes et divines. Le serment, lui, intervient dans les controverses
humaines, selon l'épître aux Hébreux (6, 16). Le serment n'est donc pas un acte
de la vertu de religion ou latrie,
2. Il appartient à la
religion d'offrir un culte à Dieu, dit Cicéron. Or, celui qui jure n'offre rien
à Dieu mais le prend à témoin. Jurer n'est donc pas un acte de religion.
3. La religion ou latrie a
pour fin de rendre honneur à Dieu. Or, ce n'est pas là le but du serment, qui
tend plutôt à confirmer quelque assertion. jurer n'est donc pas faire acte de
religion.
Cependant, on lit dans le Deutéronome (6, 13) : « Tu craindras le Seigneur ton Dieu, tu ne serviras que lui et tu jureras par son nom. » Or il s'agit là du service de latrie. Le serment est donc un acte de latrie.
Conclusion
:
jurer c'est, nous le savons faire appel au témoignage divin pour confirmer ce qu'on dit. Or, on ne confirme quelque chose que par ce qui a plus de certitude et de poids. On comprend alors que jurer par Dieu c'est, par le fait même, confesser que Dieu l'emporte sur nous par son indéfectible vérité et sa connaissance universelle, ce qui est une manière de lui rendre hommage. L'Apôtre nous dit (He 6, 16) que « les hommes jurent par de plus grands qu'eux-mêmes ». S. Jérôme écrit : « Celui qui jure fait preuve de vénération ou d'amour envers celui par qui il jure. » Et le Philosophe enseigne aussi que « le serment honore au plus haut point ». Rendre hommage à Dieu, c'est l'objet de la religion. Il est donc manifeste que le serment est un acte de cette vertu.
Solutions
:
1. On considère deux points
dans le serment : le témoignage invoqué, qui est divin. Ce qu'il vient
attester, ou ce qui le rend nécessaire, et cela est humain. Le serment
appartient à la religion en raison du premier point, non du second.
2. Par le fait même qu'on
prend Dieu à témoin par mode de serment, on confesse que sa grandeur nous
dépasse, ce qui revient à le révérer. Et ainsi on offre à Dieu quelque chose :
révérence et honneur.
3. Nous devons faire à l'honneur de Dieu tout ce que nous faisons. C'est pourquoi, si nous nous proposons de fournir à un homme les certitudes qu'il réclame, rien n'empêche que par le fait même nous rendions honneur à Dieu. Car ainsi nous devons rendre hommage à Dieu de telle manière que notre prochain en retire avantage. Parce que Dieu, lui aussi, agit à la fois pour sa gloire et pour notre intérêt.
Objections
:
1. Il paraît bien que oui,
car le serment est un acte de religion comme le voeu. Mais faire quelque chose
par voeu rend cet acte plus louable et plus méritoire, on l'a dit,. Donc au
même titre il est plus louable d'agir et de parler avec serment. Il faut donc
rechercher le serment comme étant un bien par lui-même.
2. S. Jérôme commentant S.
Matthieu écrit que « celui qui fait serment vénère ou aime celui par qui il
jure ». Mais vénérer Dieu ou l'aimer est un bien qu'on doit rechercher comme
bon en lui-même. Donc aussi le serment.
3. Le but du serment c'est
de confirmer, de certifier. Mais il est bien de confirmer ses dires. Le serment
doit donc être recherché comme une bonne chose.
Cependant, on lit dans l'Ecclésiastique (23, 12) : « L'homme qui jure sera rempli d'iniquité. » Et S. Augustin écrit : « Le Seigneur a interdit le serment afin que tu fasses ton possible pour ne pas t'y attacher, que tu ne prennes pas plaisir à le rechercher, comme si c'était un bien. »
Conclusion
:
Ce qu'on recherche uniquement pour subvenir à quelque déficience n'est pas à ranger parmi les choses désirables en elles-mêmes, mais parmi celles que la nécessité rend bonnes, comme la médecine, à qui l'on demande de soulager le malade. Or, on a recours au serment pour subvenir à cette déficience humaine qu'est le refus d'accorder foi aux paroles d'autrui. C'est pourquoi il ne faut pas ranger le serment parmi les biens désirables en soi, mais parmi ceux dont on fait un usage indu lorsque l'on dépasse les limites du nécessaire. Aussi S. Augustin dit-il : « Celui qui comprend que le serment doit être considéré non point comme un bien », c'est-à-dire comme recherché pour lui-même mais comme une nécessité, celui-là se retient autant qu'il le peut d'en user, si la nécessité ne l'y contraint ».
Solutions
:
1. La raison de voeu et la
raison de serment sont différentes. Par le voeu nous ordonnons à l'honneur de
Dieu une oeuvre qui de ce fait devient un acte de religion. Dans le serment, au
contraire, c'est pour confirmer notre promesse que nous avons recours au
respect dû au nom de Dieu. Aussi ce que nous confirmons par serment ne devient
pas de ce fait acte de religion, car nos actes moraux tirent leur espèce de
leur fin.
2. En faisant serment on
use de vénération et d'amour envers celui dont on invoque le témoignage. Mais
ce n'est pas le but direct du serment. Celui-ci ne tend qu'à remédier à une
nécessité de la vie présente.
3. Les remèdes sont utiles à la guérison. Mais plus grande est leur vertu, plus nuisible aussi leur emploi s'il n'est pas convenablement réglé.
De même le serment : utile pour confirmer nos assertions, du fait qu'il mérite plus de respect, il présente plus de danger si on l'emploie de façon indue. Comme dit l'Ecclésiastique (23, 11) : « Celui qui trompe son frère, son péché sera sur lui ; et s'il dissimule » par un faux serment, « il pèche doublement » parce que l'équité simulée est une double injustice ; « et s'il jure en vain », c'est-à-dire sans motif suffisant et sans nécessité, « il ne sera pas justifié ».
Objections
:
1. Il semble que non, car
nous lisons en S. Matthieu (5, 34) : « je vous dis de ne pas jurer du tout, ni
par le ciel ni par la terre, ni par Jérusalem, ni par votre tête », ce que S.
Jérôme, commente en ces termes : « Remarquez que le Sauveur n'a pas défendu de
jurer par Dieu, mais par le ciel et la terre. »
2. Seule une faute mérite
une peine. Or, on punit ceux qui jurent par les créatures. Nous lisons en effet
dans les Décrets de Gratien : « Le clerc qui jure par les créatures doit
être sévèrement repris. S'il persiste dans son péché il doit être excommunié. »
Il n'est donc pas permis de jurer par les créatures.
3. Le serment est un acte
de latrie, nous l'avons dit u. Mais le culte de latrie n'est dû à aucune
créature. Il n'est donc pas permis de jurer par une créature. Il n’est donc pas
permis de jurer par les créatures.
Cependant, nous lisons dans le Genèse (42, 15) que Joseph a juré « par le salut de Pharaon ». Et l'on a coutume de jurer par l'Évangile, par les reliques et par les saints.
Conclusion
:
Il y a, avons-nous dit, deux types de serments. On peut tout d'abord jurer par mode de simple attestation, c'est-à-dire en faisant appel au témoignage de Dieu. Ce serment s'appuie sur la vérité divine, comme la foi elle-même. Or la foi porte, de soi, principalement sur Dieu qui est la vérité même, mais secondairement sur les créatures, dans lesquelles brille la vérité de Dieu, nous l'avons montré. De même, le serment se réfère principalement à Dieu lui-même, dont on invoque le témoignage ; mais secondairement on y fait appel aux créatures ; non point pour elles-mêmes, mais pour la vérité divine qu'elles manifestent. Ainsi jurons-nous par l'Évangile, et par les saints qui ont cru à cette vérité et l'ont mise en pratique.
L'autre manière de jurer c'est l'exécration. Dans ce serment-là, on fait entrer la créature en tant que le jugement de Dieu s'exercera contre elle. C'est ainsi que les hommes ont coutume de jurer par leur tête, par leur fils, ou par quelque autre objet de leur amour. Ainsi fit l'Apôtre lorsqu'il exprima ce serment (2 Co 1, 23) : « J'en prends Dieu à témoin sur mon âme. »
Pour ce qui est de Joseph jurant « par le salut de Pharaon » on peut l'entendre de deux manières : Soit comme un cas d'exécration, la vie de Pharaon étant prise comme gage devant Dieu. Soit comme simple attestation, par un appel à la vérité de la justice divine, que les princes de la terre sont chargés d'exécuter.
Solutions
:
1. Notre Seigneur a interdit le serment où des créatures seraient l'objet d'un honneur divin. Aussi S. Jérôme ajoute-t-il que les Juifs en jurant par les anges et d'autres créatures leur rendaient un honneur qui n'était dû qu'à Dieu.
C'est le motif également des peines
canoniques qui atteignent le clerc, coupable, en jurant de la sorte, du
blasphème d'infidélité. Voici en effet les termes du chapitre suivant : « Si
quelqu'un jure par les cheveux de Dieu, ou s'il blasphème contre lui de quelque
autre façon, on doit le déposer, si c'est un clerc. »
2. Par là se trouve résolue
la deuxième objection.
3. On rend un culte de latrie à celui dont on invoque le témoignage en prêtant serment. De là cette défense, au livre de l'Exode (23, 18) : « Vous ne jurerez point par le nom des dieux étrangers. » Mais aucun honneur latreutique n'est rendu aux créatures que l'on fait entrer dans le serment de la manière que nous avons dite.
Objections
:
1. Il semble que non, car
on prête serment pour confirmer la vérité de ce qu'on dit. Mais lorsqu'on parle
de l'avenir on dit la vérité, même si ce qu'on avait dit n'arrive pas. S. Paul,
qui n'alla pas à Corinthe comme il l'avait dit, n'a pas menti comme il le fait
voir (2 Co 1, 15). Il semble donc que le serment n'oblige pas.
2. La vertu n'est pas
contraire à la vertu, dit Aristote. Mais nous savons que le serment est un acte
de vertu. Or il serait parfois contraire à la vertu, ou ce serait y faire
obstacle, que de s'en tenir à ce qu'on a juré, par exemple si l'on jurait de
commettre un péché ou de cesser une bonne oeuvre. Le serment n'oblige donc pas
toujours.
3. Il arrive qu'une
personne soit forcée contre son gré de promettre quelque chose sous serment.
Mais « ces personnes sont déliées de leurs serments par les pontifes romains »,
d'après les Décrétales . Donc le serment n'a pas toujours force
obligatoire.
4. Personne ne peut être
obligé à deux choses opposées. Or il arrive que celui qui jure veuille tout
l'opposé de ce que veut celui à qui il prête serment. Le serment ne peut donc
pas avoir toujours force obligatoire.
Cependant, on lit en S. Matthieu (5, 33) : « Tu t'acquitteras de tes serments envers le Seigneur. »
Conclusion
:
Toute obligation est relative à une chose qu'on doit accomplir ou omettre. Le serment affirmatif, portant sur le présent ou le passé, n'en comporte donc pas ; ni le serment dont l'objet dépendrait, en sa réalisation, de causes étrangères : si l'on affirmait par exemple, avec serment, qu'il pleuvra demain. L'obligation ne peut regarder que les choses qu'accomplira lui-même celui qui en fait le serment.
Mais, de même que le serment affirmatif portant sur le présent ou le passé doit être vrai, de même le serment sur ce que nous ferons plus tard. L'un et l'autre comportent donc une obligation, mais de façon différente. Dans le serment relatif au présent ou au passé, l'obligation regarde non cette chose passée ou présente, mais l'acte même du serment : on doit jurer ce qui est ou ce qui fut vraiment. Mais quand nous jurons quelque chose que nous devons faire, l'obligation porte sur ce que le serment a confirmé. Car on est tenu de réaliser vraiment ce qu'on a juré, sinon le serment manque à la vérité.
Mais il peut s'agir d'une chose qui n'était pas au pouvoir de celui qui a juré de l'accomplir. C'est alors un serment où manque le jugement de discernement ; à moins que la chose, possible au moment du serment, soit par la suite devenue impossible, par exemple vous aviez juré de payer une somme d'argent, et on vous l'a arrachée par violence, ou volée. En pareil cas on voit bien que l'on est dispensé de faire ce que l'on a juré. Mais on est tenu de faire ce qu'on peut comme nous l'avons dit au sujet de l'obligation du voeu.
Mais s'il s'agit d'une chose qu'on pourrait faire mais qu'on ne doit pas faire, parce que c'est mauvais en soi, ou que cela s'oppose au bien, c'est un serment où fait défaut la justice. Il n'y a donc pas à tenir son serment quand il y a péché ou obstacle à un bien, car selon S. Augustin ces deux serments aboutissent à une issue plus malheureuse.
Nous conclurons donc que jurer de faire quoi que ce soit, c'est s'obliger à le faire, pour que la vérité soit accomplie, si du moins le serment a ses deux autres compagnons : le jugement et la justice.
Solutions
:
1. Autre chose est une
simple parole, autre chose un serment où l'on invoque le témoignage divin. Pour
qu'une parole soit vraie il suffit qu'on dise ce qu'on propose de faire, la
chose étant déjà vraie dans sa cause, par le fait qu'on a dessein de
l'accomplir. Mais le serment ne doit intervenir qu'à propos de ce dont on a une
certitude solide. Donc, si l'on en vient à jurer, on est obligé, par révérence
envers le témoignage de Dieu à quoi l'on fait appel, de faire en sorte que ce
qu'on a juré soit vrai, et cela autant qu'il est en notre pouvoir, à moins
qu'on aboutisse à une issue fâcheuse, comme on vient de le dire.
2. Le serment peut avoir une issue fâcheuse de deux manières : cette issue fâcheuse est impliquée dans le principe : c'est le cas du serment mauvais en soi, si l'on jurait par exemple de commettre l'adultère. Ou bien ce serment met obstacle à un plus grand bien : on jure de ne pas entrer en religion, de ne pas se faire clerc, de ne pas accepter une prélature alors qu'il serait utile de le faire, etc. Ces serments sont illicites dès le principe ; avec une différence cependant. Si l'on jure de commettre un péché, il y a péché à deux reprises : quand on fait le serment, et quand on accomplit. Si l'on jure de ne pas accomplir un bien meilleur auquel toutefois on n'est pas tenu, ce serment est un péché en tant qu'il fait obstacle au Saint-Esprit qui nous inspire ces bons propos ; cependant il n'y a pas péché à tenir son serment, mais on ferait bien mieux de ne pas l'observer.
Le serment peut aussi avoir issue
fâcheuse par le fait d'une circonstance imprévue qui surgit soudain. C'est le
cas très clair du serment d'Hérode. Il jura de donner à la jeune danseuse ce
qu'elle demanderait. C'est là un serment qui dans son principe pouvait être
licite, avec cette condition sous-entendue qu'elle ne demanderait rien qu'on ne
pût accorder. Mais c'est de l'accomplir qu'Hérode fut coupable. « Il est
parfois contraire au devoir, dit S. Ambroise. d'accomplir son serment, comme
Hérode qui, pour ne pas renier sa promesse, fit exécuter S. Jean. »
3. Dans le serment qui
impose sa contrainte, il y a une double obligation. Il y a d'abord l'obligation
contractée envers celui à qui l'on promet. Elle disparaît du fait de la
contrainte, car celui qui fait violence mérite qu'on ne tienne pas sa promesse
envers lui. Mais le serment nous lie également envers Dieu, exigeant
l'accomplissement de ce qui fut promis en son nom. Cette obligation demeure en
conscience, car on doit préférer subir un dommage temporel que violer son
serment. Mais dans ce cas on peut redemander en justice ce que l'on a acquitté,
ou dénoncer la chose au prélat, même si l'on a juré de ne pas le faire ; car en
ce cas le serment aurait des conséquences mauvaises, étant contraire à la
justice publique. Quant au fait que les pontifes romains aient délié de ces
sortes de serment, cela ne signifie pas qu'ils les aient jugé sans force
obligatoire ; ils n'ont fait qu'affranchir de ces liens pour un juste motif.
4. Lorsqu'il y a divergence de vues entre celui qui a fait serment et celui envers qui il est engagé, deux cas se présentent. Le jureur est de mauvaise foi ; il doit alors tenir le serment conformément à ce qu'entend son partenaire. « Malgré les artifices de paroles, dit S. Isidore Dieu, qui est le témoin des consciences, reçoit le serment dans le sens où l'entend celui à qui il est fait. » Il s'agit bien dans la pensée de cet auteur du serment trompeur, comme le prouve la suite : « C'est être doublement coupable que de prendre en vain le nom de Dieu, et de surprendre le prochain par tromperie. » Mais si le jureur n'emploie pas la tromperie, l'obligation se mesure à ses intentions à lui. C'est l'avis de S. Grégoire : « Les hommes jugent de nos paroles selon ce qui frappe leurs oreilles, mais dans ses jugements Dieu entend ce que nous disons, comme cela sort de notre coeur. »
Objections
:
1. L'obligation du serment
est la plus forte. Le voeu n'est qu'une simple promesse, mais le serment ajoute
à la promesse le témoignage de Dieu. Il oblige donc davantage.
2. D'ordinaire on confirme
le plus faible par le plus fort. Or le voeu est parfois confirmé par un
serment. Donc celui-ci a plus de force que le voeu.
3. La source de
l'obligation du voeu est la délibération de l'esprit, avons-nous dit. Le
serment tire sa force obligatoire de la vérité divine, dont on invoque le
témoignage. Donc, puisque la vérité de Dieu surpasse la délibération de
l'homme, le serment comporte une obligation plus forte que le voeu.
Cependant, le voeu nous oblige envers Dieu. Le serment nous oblige parfois envers un homme. L'obligation contractée envers Dieu est plus grande que celle qu'on contracte envers un homme. Le lien du voeu est donc plus fort que celui du serment.
Conclusion
:
L'obligation du voeu et celle du serment sont toutes deux fondées sur quelque chose de divin, mais différemment. Le voeu nous oblige en raison de la fidélité que nous devons à Dieu, et qui exige que nous nous acquittions de nos promesses envers lui. L'obligation du serment vient du respect que nous devons à Dieu, et qui nous impose d'accomplir vraiment ce que nous promettons par son nom. Toute infidélité contient une irrévérence ; mais la réciproque n'est pas vraie. L'infidélité du sujet envers son maître apparaît en effet comme la plus grande irrévérence. C'est pourquoi, par sa raison même, le voeu est plus obligatoire que le serment.
Solutions
:
1. Le voeu n'est pas une
promesse quelconque, c'est une promesse faite à Dieu, et lui être infidèle est
chose fort grave.
2. Si l'on joint au voeu un
serment, ce n'est pas que l'on tienne celui-ci pour plus efficace ; on veut
simplement par le moyen de deux choses immuables assurer une stabilité plus
grande.
3. On peut dire que la délibération fonde la solidité du voeu, en se plaçant du côté de l'auteur du voeu. Mais du côté de Dieu, à qui le voeu est offert, on trouve une cause supérieure de fermeté.
Objections
:
1. Nul ne le peut. En
effet, de même que la vérité est exigée pour un serment affirmatif concernant
le passé ou le présent, de même pour un serment qui promet quelque chose dans
l'avenir. Mais nul ne peut accorder dispense à celui qui jure contre la vérité
concernant le passé ou le présent. Donc nul ne peut accorder dispense de réaliser
vraiment ce qu'il a juré pour l'avenir.
2. Si le serment s'adjoint
à la promesse, c'est dans l'intérêt de celui à qui on la fait. Or celui-ci n'en
peut délier, car il agirait contre le respect dû à Dieu. A plus forte raison
nulle autre personne ne pourra-t-elle dispenser en pareille matière.
3. Tout évêque peut
dispenser des voeux, excepté ceux qui sont réservés au pape. Donc si, comme
nous l'avons dit. le serment pouvait souffrir dispense, tout évêque, au
même titre, pourrait en dispenser. Or le droit s'y oppose i. Il n'y a donc pas
de dispense possible en cette matière.
Cependant, le voeu oblige davantage que le serment, nous venons de le dire. Or le voeu peut subir dispense. Donc le serment aussi.
Conclusion
:
Nous avons vu ci-dessus d'où venait la nécessité d'introduire le régime de la dispense dans la loi et le voeu : de ce qu'une chose, utile et morale en elle-même ou d'une façon générale, peut, dans un cas particulier, devenir immorale et nuisible et ne peut plus être matière à une loi ou à un voeu. Les mêmes caractères d'immoralité ou de nocivité s'opposent aux qualités qu'on doit exiger du serment ; car si la chose est immorale, c'est en opposition avec la justice ; si c'est nuisible, c'est en opposition avec le jugement. Il y a donc lieu au même titre d'introduire dans le serment un régime de dispense.
Solutions
:
1. La dispense appliquée au
serment ne va pas jusqu'à permettre d'agir contrairement au serment lui-même.
C'est impossible, l'accomplissement des serments relevant d'un principe divin
dont on ne peut dispenser. La dispense a cette conséquence que ce qui tombait
sous le serment n'en relève plus, la matière apte au serment faisant défaut. Le
cas est semblable à celui du voeu, résolu plus haut. Pour le serment
affirmatif, qui porte sur un fait passé ou présent, la matière du serment est
déjà entrée dans le domaine du nécessaire, et est devenue immuable. Aussi la
dispense ne pourrait l'atteindre, et, portant sur l'acte même du serment,
serait directement opposée au précepte divin. Mais dans le cas d'un serment de
promesse, on a pour matière une chose future, sujette à varier ; si bien
qu'elle pourrait par la suite devenir illicite ou nuisible et n'être plus
matière légitime d'un serment. Il y a donc possibilité de dispense pour le
serment de promesse, et cela parce que la dispense est relative à la matière du
serment, sans s'opposer au précepte divin qui impose de tenir la parole jurée.
2. On peut faire avec
serment deux sortes de promesses. Premier cas : ce qu'on promet à autrui lui
sera utile, on lui rendra un service, ou on lui donnera de l'argent. En pareil
cas, celui qui a reçu la promesse peut en délier, car la promesse est censée
acquittée quand on se conforme à la volonté de l'intéressé. Deuxième cas : la
promesse faite à autrui concerne l'honneur de Dieu, ou les intérêts d'autres
gens, par exemple je vous promets avec serment d'entrer en religion ou de faire
telle oeuvre de miséricorde. Alors celui qui reçoit la promesse ne peut en
délier, car ce n'est pas pour lui qu'elle est faite, mais pour Dieu ; excepté
le cas où l'on aurait mis une condition comme celle-ci : « Si celui à qui je le
promets le juge bon. »
3. Parfois le serment de promesse porte sur une chose en opposition manifeste avec la justice, soit parce que c'est un péché : on jure par exemple de tuer quelqu'un ; ou bien cela empêchera un plus grand bien : on jure de ne pas entrer en religion. Nul besoin de dispense pour des serments de ce genre. On est tenu de ne pas observer les premiers, et quant aux seconds on peut à son gré les observer ou non, comme nous l'avons dit.
Parfois le serment appuie une promesse dont l'objet est douteux : on ne sait si c'est permis ou non, utile ou nuisible, et cela par soi-même ou en tel cas. Tout évêque a le pouvoir d'en dispenser.
Parfois l'objet de la promesse est manifestement licite et utile. Il ne paraît pas en ce cas qu'il reste place pour une dispense. On ne pourra que commuer la promesse, si une oeuvre se présente qui assure mieux l'intérêt général ; et le pouvoir en appartient avant tout au pape qui a la charge de l'Église universelle. On pourra même délier complètement du serment, ce qui est encore du ressort du pape, en toute matière touchant d'une façon générale au gouvernement ecclésiastique sur lequel le souverain pontife exerce un pouvoir plénier ; de même que n'importe qui peut déclarer nul le serment porté par quelqu'un qui lui est soumis, dans une matière relevant de son autorité. Ainsi le père peut annuler le serment de sa fille, le mari celui de son épouse, selon le texte des Nombres (30, 6), et selon la doctrine analogue exposée à propos du voeu.
Objections
:
1. Il semble que le serment
ne puisse être empêché par une condition de personne et de temps. Car on fait
serment pour confirmer quelque chose, dit l'épître aux Hébreux (6, 16). Or
n'importe qui peut confirmer ses propres dires, et n'importe quand. Il semble
donc que le serment ne puisse être empêché par une condition de personne ou de
temps.
2. C'est davantage de jurer
par Dieu que par les Évangiles. Chrysostome nous le dit : « Certains pensent,
l'occasion s'en présentant, que celui qui jure par Dieu fait peu de chose, bien
moins que celui qui jure par l'Évangile. Insensés ! les Écritures ont été
faites pour Dieu, et non Dieu pour les Écritures ! » Or des personnes de toute
condition, et en tout temps, ont toujours de façon courante juré par Dieu. Il
leur est donc bien plus encore permis de jurer par les Évangiles.
3. Un même effet ne peut
avoir des causes contraires, car les contraires s'opposent. Or, il est des gens
à qui l'on refuse de prêter serment pour un défaut dans la personne : ainsi les
enfants de moins de quatorze ans et les parjures. On ne doit donc pas en
exclure d'autres à raison de leur dignité, comme les clercs, ou à cause de la
solennité du jour.
4. Nul homme vivant en ce
monde n'égale en dignité les anges, « car le plus petit dans le royaume de Dieu
est plus grand que lui », comme dit le Seigneur (Mt 10, 11), à propos de S.
Jean Baptiste encore vivant. Mais l'ange peut jurer. Car on lit dans
l'Apocalypse (10, 6) : « L'ange a juré par celui qui vit dans les siècles des
siècles. » La dignité d'une personne ne peut donc l'exempter du serment.
Cependant, on lit dans les Décrets « Le prêtre, au lieu de prêter serment, doit être interrogé au nom de son caractère sacré. » Et ailleurs : « Aucun ecclésiastique ne doit jurer quoi que ce soit à un laïc sur les saints Évangiles. »
Conclusion
:
Deux points sont à considérer dans le serment.
1° Par rapport à Dieu, dont on produit le témoignage. A cet égard on doit au serment le plus grand respect. C'est pourquoi on en écarte les enfants qui n'ont pas atteint l'âge de puberté, parce qu'ils n'ont pas encore le parfait usage de la raison, qui leur permettrait de prêter le serment avec la révérence voulue. On exclut en outre les parjures, qui ne sont pas admis à prêter serment parce que leur passé fait présumer qu'ils n'apporteront pas à cet acte la révérence requise. Cette même raison du respect qu'il faut apporter au serment explique ces termes du droit : « Les convenances exigent que celui qui ose jurer sur les choses saintes le fasse à jeun, avec toute la dignité possible et la crainte de Dieu. »
2° Par rapport à l'homme - le serment vient confirmer ce qu'il dit. Si ses paroles ont besoin d'être ainsi confirmées, c'est parce qu'on en doute. Or c'est porter atteinte à la dignité d'une personne que de mettre en doute la vérité de ce qu'elle dit. Il n'est donc pas convenable que les personnes revêtues d'une importante dignité prêtent serment. C'est pourquoi le droit déclare que le prêtres ne doivent pas jurer pour une cause légère. Toutefois, s'il y a nécessité ou grande utilité, il leur est permis de le faire, surtout s'il s'agit de questions spirituelles. En ce dernier cas il convient que le serment soit fait un jour de fête, car ces jours-là sont consacrés aux occupations spirituelles ; mais on ne peut alors prêter serment pour des affaires temporelles, sauf en cas de grave nécessité.
Solutions
:
1. Il y a des gens qui ne
peuvent confirmer leurs paroles par incapacité. Il y en a d'autres dont les
dires doivent être certains à tel point qu'ils n'aient pas besoin d'être
confirmés.
2. Regardé en lui-même, le
serment est d'autant plus sacré et plus obligatoire que ce par quoi l'on jure
est plus grand, dit S. Augustin. A ce point de vue, il est plus grave de jurer
par Dieu que par les Évangiles. Mais si l'on s'arrête au mode du serment, ce
peut être l'inverse, si par exemple le serment qu'on fait sur les Évangiles
s'accompagne de délibération et de solennité, tandis qu'un serment prêté au nom
de Dieu sera fait à la légère et sans délibération.
3. Rien n'empêche qu'une
chose soit également détruite par des causes contraires, agissant par excès et
par défaut. C'est ainsi que certains sont empêchés de jurer parce que leur
autorité est trop grande pour qu’ils puissent le faire sans manquer aux
convenances, et d'autres parce que leur autorité est trop petite pour qu'on
puisse faire fond sur leur serment.
4. Si l'ange fait un serment, ce n'est pas qu'il y ait en lui un défaut empêchant de croire à sa seule parole, c'est pour montrer que ce qu'il dit exprime les infaillibles desseins de Dieu. C'est ainsi que nous voyons dans l'Écriture Dieu lui-même jurer, pour montrer l'immutabilité de sa parole, ainsi qu'il est dit dans l'épître aux Hébreux (6, 17).
Il faut maintenant étudier l'emploi du nom divin par manière d'adjuration. 1. Est-il permis d'employer l'adjuration à l'égard des hommes ? - 2. Des démons ? - 3. Des créatures privées de raison ?
Objections
:
1. Nous voyons que non, par
ce texte d'Origène : « J’estime que celui qui veut vivre selon l'Évangile ne
doit point user d'adjuration à l'égard d'un autre homme. S'il n'est pas permis
de jurer à celui qui veut suivre les commandements évangéliques du Christ, il
est clair qu'il ne l'est pas davantage d'adjurer quelqu'un. L'on voit bien par
là que le prince des prêtres pécha en adjurant jésus au nom du Dieu vivant. »
2. Celui qui adjure
quelqu'un le force à agir. Mais il n'est pas permis de forcer quelqu'un à agir
contre son gré. Il n'est donc pas permis d'adjurer quelqu'un de faire quelque
chose.
3. Adjurer c'est
étymologiquement induire quelqu'un à jurer. Or cela appartient aux supérieurs,
qui peuvent imposer à leurs inférieurs le serment. Les inférieurs ne peuvent
donc adjurer leurs supérieurs.
Cependant, nous usons d'obsécration envers Dieu même, quand nous le supplions au nom de choses saintes. De même l'Apôtre « exhorte » les fidèles « au nom de la miséricorde divine » (Rm 12, 1), et c'est là une manière d'adjuration. Il est donc permis d'adjurer les autres.
Conclusion
:
Jurer dans le cas du serment de promesse c'est user de son respect envers le nom divin, invoqué en confirmation de la promesse, pour s'obliger à accomplir celle-ci ; c'est en somme s'ordonner soi-même immuablement à accomplir une chose. Si l'on peut ainsi s'ordonner soi-même à faire quelque chose, on peut également y ordonner autrui : par la prière s'il nous est supérieur ; par le commandement s'il nous est inférieur. Lorsque l'on confirme l'une de ces ordinations par l'appel au divin, il y a adjuration. L'homme est maître de ses actes, mais non de ce que doivent faire les autres. C'est pourquoi il peut s'imposer une obligation en faisant appel au nom divin, mais il ne peut imposer pareille exigence à autrui, à moins qu'il ne s'agisse de ses sujets, qu'on peut contraindre en vertu d'un serment. Faire appel au nom divin ou à quelque réalité sainte, pour adjurer quelqu'un sur qui l'on n'a pas d'autorité, si on entend l'obliger comme on s'oblige soi-même par serment, une telle adjuration est illicite parce qu’elle s'arroge sur autrui un pouvoir quelle n'a pas. En cas de nécessité, cependant, les supérieurs peuvent contraindre les inférieurs par une adjuration de ce genre. Mais si l'on entend simplement, par le respect dû au nom de Dieu et aux réalités saintes, obtenir quelque chose de quelqu'un, sans le forcer, c'est là une forme d’adjuration permise à l'égard de n'importe qui.
Solutions
:
1. Origène parle de
l'adjuration où l'on entend imposer à quelqu'un une stricte obligation, comme
celle qu'on s'impose à soi-même en jurant. C'est en effet ainsi que le prince
des prêtres osa adjurer le Seigneur Jésus Christ.
2. L'objection vaut pour
l'adjuration où l'on impose une obligation.
3. Adjurer n'est pas engager quelqu'un à prêter serment ; c'est user soi-même d'une formule analogue au serment pour l'amener à faire quelque chose. C'est bien différemment d'ailleurs que nous entendons adjurer Dieu ou adjurer les hommes. S'il s'agit d'un homme, nous entendons influencer sa volonté par le respect dû aux choses saintes ; ce que nous ne prétendons pas à l'égard de Dieu, dont la volonté est immuable. Mais nous marquons par là qu'obtenir quelque chose de Dieu par sa volonté éternelle, c'est le fait, non de nos mérites, mais de sa bonté.
Objections
:
1. Cela n'est pas permis.
Origène écrit en effet : « L'adjuration n'est pas conforme aux pouvoirs donnés
par le Sauveur : c'est une pratique judaïque. » Or nous ne devons pas imiter
les rites des juifs, mais user des pouvoirs donnés par le Christ. Il n'est donc
pas licite d’adjurer les démons.
2. Dans leurs
enchantements, les nécromanciens invoquent souvent les démons au nom d'une
réalité divine : c'est une adjuration. Donc, si l'adjuration des démons est
permise, les enchantements des nécromanciens le sont aussi, ce qui est
évidemment faux. Donc aussi la proposition antécédente.
3. Adjurer quelqu'un, c'est
du fait même entrer en rapports avec lui. Or il n'est pas permis d'avoir de
relations avec les démons. S. Paul l'interdit (1 Co 10, 20) : « je ne veux pas
que vous ayez de relations avec les démons. » On ne peut donc les adjurer.
Cependant, le Seigneur dit de ses disciples (Mc 16, 17) : « En mon nom ils chasseront les démons. » Amener quelqu'un à agir par le nom de Dieu c'est l'adjurer. Il est donc permis d'adjurer les démons.
Conclusion
:
Nous avons distingué deux sortes d'adjuration. L'une procède par mode de prière ou d'incitation, par respect pour une réalité sacrée. L'autre procède par mode de contrainte. On ne peut admettre à l'égard des démons la première forme d'adjuration, parce qu’elle implique un recours à la bienveillance ou à l'amitié, qui n'est pas permise envers les démons. La seconde manière d'adjurer, qui procède par contrainte, peut être permise sur un point, et non sur un autre. Car les démons sont dans le cours de cette vie nos adversaires par leur état, et leurs actes ne sont point soumis à nos ordres, mais à ceux de Dieu et des saints Anges ; car, dit S. Augustin : « L'esprit qui a déserté est régi par l'esprit demeuré fidèle. » Nous pouvons donc, par la vertu du nom divin, repousser les démons en les adjurant, et les traiter ainsi en ennemis pour les empêcher de nous nuire spirituellement et corporellement, selon le pouvoir divin donné par le Christ en Luc (10, 19) : « Voici que je vous ai donné pouvoir de fouler aux pieds serpents et scorpions, et toute puissance ennemie : rien ne vous nuira. » Mais il n'est pas permis de les adjurer en vue d'apprendre ou d'obtenir quelque chose par leur entremise. Ce serait là faire alliance avec eux. Toutefois il peut arriver que, par inspiration ou révélation divine, certains saints les fassent coopérer à tel ou tel effet. On raconte ainsi que S. Jacques se fit amener Hermogène par les démons.
Solutions
:
1. Origène ne parle pas de
l'adjuration qui se fait par voie d'autorité et par manière de contrainte, mais
de celle qui se fait par mode de supplication bienveillante.
2. Les nécromanciens usent
d'adjurations et invoquent les démons pour en apprendre ou obtenir quelque
chose, ce qui, nous l'avons dit, n'est pas permis. Aussi Chrysostome commente
la parole adressée par le Seigneur à l'esprit immonde (Mc 1, 25) : « Tais-toi
et sors de cet homme », en ces termes : « Un enseignement salutaire nous est
ici donné, c'est de ne pas croire les démons, quelque vérité qu'ils nous
annoncent. »
3. Cet argument procède de l'adjuration où l'on fait appel au secours des démons pour faire ou connaître quelque chose ; c'est en effet avoir société avec eux. Mais user d'adjuration pour chasser les démons, c'est au contraire s'écarter de leur société.
Objections
:
1. Il semble que non.
L'adjuration s'exprime par le langage. Mais c'est en vain qu'on adresse la
parole à ce qui ne comprend pas, comme la créature sans raison. C'est donc
chose vaine et illicite que de l'adjurer.
2. L'adjuration convient à
ceux qui sont aptes à jurer. Mais la créature non raisonnable ne peut prêter
serment. On voit donc qu'il n'est pas permis de l'adjurer.
3. Des deux formes
d'adjuration distinguées ci-dessus celle qui se fait par mode de prière ne peut
être employée à l'égard des créatures sans raison, qui n'ont aucunement la
maîtrise de leurs actes. Pas davantage, semble-t-il, l'adjuration qui s'exerce
par contrainte. Il ne nous appartient pas de commander à ces créatures : c'est
réservé à celui donc il est dit (Mt 8, 27) : « Voilà que les vents et la mer
lui obéissent ! » On ne peut donc aucunement user d'adjuration envers les
créatures dépourvues de raison.
Cependant, on raconte que Simon et Jude ont adjuré des dragons et leur ont commandé de se retirer dans des lieux déserts.
Conclusion
:
Les créatures non raisonnables exercent leurs opérations propres sous l'action d'une force étrangère. Cela ne fait en réalité qu'une seule action, attribuable à un double principe : celui qui est mû à agir, et celui qui le meut. Ainsi le mouvement de la flèche est-il une opération de l'archer. Nous attribuerons donc l'opération de la créature non raisonnable, non seulement à elle-même, mais principalement à Dieu, qui gouverne et meut toutes choses. Le diable y a également sa part : par permission de Dieu il se sert en effet de certaines de ces créatures pour nuire aux hommes.
Ainsi donc on peut comprendre de deux façons l'adjuration adressée aux créatures dépourvues de raison. Ou bien on croit que l'adjuration s'adresse à elles, et c'est alors inutile. Ou bien l'adjuration s'adresse à celui de qui cette créature tient son action et son mouvement. Nous la rencontrons alors sous deux formes. Sous forme de prière adressée à Dieu, c'est le cas des miracles accomplis au nom de Dieu ; ou bien sous forme de contrainte, s'exerçant sur le démon qui cherche à nous nuire par le moyen des créatures privées de raison. C'est ce dernier mode d'adjuration que l'Église emploie dans les exorcismes, pour enlever ces créatures au pouvoir du démon. Mais il n'est pas permis d'adjurer les démons en implorant leur aide.
Solution : Cet exposé répond clairement aux Objections.
Il faut ensuite étudier l'emploi qu'on fait du nom de Dieu en l'invoquant, par mode de prière et de louange. De la prière, on a déjà parlé (Question 83). Reste à traiter de la louange. 1°. Faut-il louer Dieu oralement ? - 2°. Doit-on, dans les louanges de Dieu, employer des chants ?
Objections
:
1. Non, si l'on en croit le
Philosophe : « Ce n'est pas la louange qu'il faut aux meilleurs, mais davantage
et mieux. » Or Dieu est au-dessus de tout ce qu'il y a de meilleur. Donc on ne
lui doit pas la louange, mais quelque chose de plus. Aussi l'Ecclésiastique
(43, 30) dit-il que Dieu « dépasse toute louange ».
2. Louer Dieu c'est lui
rendre un culte, car c'est faire acte de religion. Or le culte de Dieu doit
venir du coeur plus que des lèvres. Notre Seigneur, en S. Matthieu (15, 7),
cite ce reproche d'Isaïe (29, 13) : « Ce peuple m'honore des lèvres, mais leur
coeur est loin de moi. » Donc la louange de Dieu réside davantage dans le coeur
que sur les lèvres.
3. Les louanges verbales
qu'on adresse aux hommes veulent les provoquer à mieux faire. De même que les
méchants s'enorgueillissent des éloges qu'on leur fait, les bons y trouvent un
stimulant pour le bien, selon les Proverbes (27, 21) : « Comme l'argent est
éprouvé au creuset, ainsi fait-on l'épreuve de l'homme aux louanges qu'il
reçoit. » Mais nos paroles ne peuvent provoquer Dieu à mieux agir, tant parce
qu'il est immuable que parce qu'il est le souverain Bien, et ne peut
progresser. Donc il ne faut pas louer Dieu vocalement.
Cependant, le Psaume (63, 6) s'écrie « La joie sur les lèvres, je dirai ta louange. »
Conclusion
:
Nous employons des paroles pour nous adresser à Dieu avec une toute autre raison que pour nous adresser à un homme. Envers celui-ci nous employons des paroles pour exprimer les pensées de notre coeur, qu'il ne peut connaître autrement. Et c'est pourquoi nous employons à son égard la louange vocale pour faire connaître à lui et aux autres la bonne opinion que nous avons de lui ; cela pour provoquer à mieux faire celui que nous louons, et pour porter ceux qui entendent sa louange, à l'estimer, à le respecter et à l'imiter.
Mais envers Dieu nous employons des paroles non pour révéler nos pensées à celui qui lit dans les coeurs, mais pour engager nous-mêmes et ceux qui nous entendent à le révérer. C'est pourquoi la louange vocale est nécessaire, non pour Dieu mais pour celui qui le loue, dont l'amour est porté à Dieu par cette louange, selon cette parole du Psaume (50, 23) : « Qui offre le sacrifice d'action de grâce, celui-là me rend gloire. » Et dans la mesure où le coeur de l'homme s'élève vers Dieu par la louange divine, il s'éloigne de tout ce qui lui est contraire, selon Isaïe (48, 9) : « Pour mon honneur, je vais patienter avec toi, et non pas t'exterminer. » En outre, la louange de nos lèvres sert à entraîner vers Dieu le coeur de ceux qui nous entendent, ce qui fait dire au Psaume (34, 2) : « Sa louange sera sans cesse dans ma bouche », et ensuite : « Qu'ils écoutent, les humbles, qu'ils jubilent! Magnifiez le Seigneur avec moi! »
Solutions
:
1. Nous pouvons parler de
Dieu de deux manières. D'abord en le considérant dans son essence. A ce point
de vue, comme il est incompréhensible et ineffable, sa grandeur le met
au-dessus de toute louange. Mais sous ce rapport, on lui doit révérence et
culte de latrie. De là ce que nous lisons dans le Psautier de S. Jérôme
(64, 2) : « Pour toi mon Dieu, le silence est louange », pour ce qui est du
premier point ; et pour ce qui est du second : « Qu'on acquitte envers toi son
voeu. » Nous pouvons aussi parler de Dieu en considérant ses oeuvres, qu'il
ordonne à notre usage. C'est à ce point de vue qu'on doit à Dieu la louange.
Nous comprenons alors les paroles d'Isaïe (63, 7) : « je vais rappeler les
miséricordes du Seigneur, je proclamerai ses louanges pour tout ce qu'il nous a
donné. » Nous lisons aussi dans Denys : « Les louanges saintes des théologiens,
c'est-à-dire la louange divine, consistent à disposer les noms divins dans
leurs paroles et dans leurs hymnes d'après les manifestations bienfaisantes de
la Théarchie », c'est-à-dire de la divinité.
2. La louange qu'expriment
nos lèvres est inutile à celui qui la donne si elle n'est pas accompagnée de la
louange du coeur, car il dit à Dieu sa louange lorsqu'il médite ses merveilles.
Mais la louange extérieure et vocale a l'efficacité d'éveiller ces sentiments
intérieurs chez celui qui la chante, et de provoquer les autres à louer Dieu,
on vient de le dire.
3. Nous ne louons pas Dieu pour son utilité, mais pour la nôtre, nous venons de le dire.
Objections
:
1. Il semble que non, car
S. Paul écrit aux Colossiens (3, 16) : « Enseignez-vous et exhortez-vous
mutuellement, par des psaumes, des hymnes et des cantiques spirituels. » Nous
ne devons introduire dans le culte de Dieu rien de plus que ce qu'autorise
l'Écriture. Ce texte nous montre que dans la louange divine, ce ne sont pas nos
lèvres, c'est notre esprit qui doit chanter.
2. Sur ce texte de S. Paul
aux Éphésiens (5, 19) : « Chantez et psalmodiez dans vos coeurs au Seigneur »,
S. Jérôme écrit : « Qu'ils entendent cela, les jeunes gens qui dans l'église
ont la charge de chanter les psaumes : ce n'est pas avec sa voix mais avec son
coeur qu'on doit chanter pour Dieu. Qu'ils n'imitent pas les acteurs qui se
gargarisent avec des drogues pour s'adoucir la gorge, et qu'ils évitent de
faire entendre dans l'église des modulations et des chants de théâtre. » Donc
il ne faut pas introduire de chants dans la louange de Dieu.
3. Louer Dieu convient aux
petits comme aux grands selon l'Apocalypse (19, 5) : « Dites votre louange à
votre Dieu, vous tous qui êtes ses serviteurs et le craignez tous, les petits
et les grands ! » Or les dignitaires de l'Église ne doivent pas chanter. S.
Grégoire dit en effet : « Par le présent décret, je prescris que, dans cette
église, les ministres de l'autel ne doivent pas chanter. » Les chants ne
conviennent donc pas à la louange divine.
4. Sous l'ancienne loi on
louait Dieu avec des instruments de musique et des voix humaines, selon ce
verset du Psaume (33, 2) : « Louez le Seigneur sur la cithare, jouez pour lui
sur la harpe à dix cordes, chantez-lui un cantique nouveau! » Or l'Église a
abandonné l'usage des instruments, comme la cithare et la harpe, pour ne pas
paraître imiter le judaïsme. Pour le même motif il ne faut donc pas employer le
chant dans la louange de Dieu.
5. La louange du coeur
l'emporte sur celle des lèvres. Or le chant met obstacle à cette louange
spirituelle. Ceux qui chantent sont distraits par leur application à chanter,
et ne font pas attention au texte. Ceux qui les entendent saisissent moins
facilement les paroles, que le chant rend inintelligibles. Il ne faut donc pas
les employer à la louange de Dieu.
Cependant, S. Ambroise a institué le chant dans l'Église de Milan, comme le rapporte S. Augustin dans ses Confessions.
Conclusion
:
Nous avons dit la nécessité de la louange vocale pour entraîner le coeur humain vers Dieu. Tout ce qui peut contribuer à ce résultat aura donc sa place dans la louange divine. Or, c'est évident, des mélodies diverses provoquent en l'âme humaine des dispositions différentes. Aristote dans sa Politique et Boèce dans le prologue de son traité sur la Musique, l'ont remarqué. On a donc décidé de façon salutaire d'employer des chants dans la louange divine, pour exciter plus de dévotion dans les coeurs tièdes. S. Augustin le dit dans ses Confessions : « je suis amené à approuver la coutume de chanter à l'église pour que les sons agréables à entendre réveillent dans les âmes faibles des sentiments de piété. » Et parlant d'expérience : « J'ai pleuré à tes hymnes et à tes cantiques, tant les accents suaves de ton Église m'ont vivement ému. »
Solutions
:
1. « Cantiques spirituels » peut s'entendre non
seulement du chant intérieur de l'âme, mais aussi du chant de nos lèvres, pour
autant que de tels cantiques éveillent la dévotion spirituelle.
2. S. Jérôme ne blâme pas
purement et simplement le chant ; il critique ceux qui chantent à l'église
d'une manière théâtrale, non pour porter à la dévotion, mais pour se faire
valoir ou pour flatter la sensibilité. S. Augustin est du même avis : « Quand
il m'arrive d'être ému plus par le chant que par ce qu'on chante, je me
reconnais coupable et pécheur, et j'aimerais mieux alors ne pas entendre celui
qui chante. »
3. C'est exciter les âmes à
la dévotion d'une manière plus noble que de le faire par l'enseignement et la
prédication plutôt que par le chant. C'est pourquoi les diacres et les prélats,
qui ont cette fonction, ne doivent pas s'adonner au chant, pour ne pas se
soustraire à des tâches supérieures. Comme dit S. Grégoire : « C'est une
coutume très répréhensible que les ministres établis dans l'ordre du diaconat
se consacrent à la musique vocale, quand il leur conviendrait de vaquer à l'office
de la prédication et à la gestion des aumônes. »
4. Aristote remarque que «
l'on doit bannir de l'enseignement l'usage de la flûte, ou de tout autre
instrument analogue, comme la cithare, et n'admettre que ce qui est capable
d'améliorer les auditeurs ». Les instruments de musique de ce genre, en effet,
touchent l'âme par des émotions agréables plus qu'ils ne forment en elle de
bonnes dispositions intérieures. Dans l'Ancien Testament, on en faisait usage à
un double titre. Le peuple étant plus endurci et charnel, il fallait le toucher
par ce moyen, comme par la promesse de biens terrestres. D'autre part ces
instruments matériels avaient un sens figuratif.
5. Si l'on s'adonne au chant pour la jouissance qu'on y trouve, l'âme est distraite et ne peut être attentive au sens des paroles. Mais si l'on chante par dévotion, on médite plus attentivement ce qu'on dit, parce qu'on s'arrête longuement aux mêmes objets ; et d'autre part, dit S. Augustin : « Tous les sentiments de notre âme trouvent dans le chant des modulations qui s'adaptent à leurs nuances diverses, et les font vibrer par une secrète harmonie. » Il en va de même pour les auditeurs. Et même s'ils ne comprennent pas ce qu'on chante, ils savent néanmoins pourquoi l'on chante : pour louer Dieu, et cela suffit pour exciter leur dévotion.
LES VICES OPPOSÉS A LA RELIGION
Étudions maintenant les vices opposés à la religion. Certains ont en commun avec elle qu'ils pratiquent un culte divin. Les autres manifestent au contraire leur opposition totale, par le mépris de tout ce qui touche au culte de Dieu.
La première catégorie se rattache à la superstition, la seconde, à l'irréligion. Aussi étudierons-nous : 1°. La superstition proprement dite (Question 92) et ses parties (Question 93 et 94-96). - 2°. L'irréligion et ses parties (Question 97-100).
1. Est-elle un vice opposé à la religion ? - 2. A-t-elle plusieurs parties ou espèces ?
Objections
:
1. Apparemment non. Car un
des contraires n'entre pas dans la définition de l'autre. Or la religion entre
dans la définition de la superstition, car, à partir du texte de S. Paul (Col 2,
23) : « Ces préceptes ont réputation de sagesse avec leur culte arbitraire (superstitions)
», la Glose la définit : « La religion pratiquée avec excès : » Donc la
superstition n'est pas un vice contraire à la religion.
2. On lit dans les Étymologies
d'Isidore : « On appelle superstitieux d'après Cicéron ceux qui, à longueur
de journée, priaient et offraient des sacrifices pour que leurs fils leur
survivent (superstitesfierent). » Mais cela peut se faire selon le culte
de la vraie religion. Donc la superstition n'est pas un vice contraire à la
religion.
3. La superstition semble
impliquer un excès. Mais la religion ne peut connaître d'excès ; jamais, nous
l'avons dit, nous ne pouvons rendre à Dieu ce que nous lui devons. Donc la
superstition ne peut s'opposer à la religion.
Cependant, S. Augustin nous dit « Tu touches la première corde, sur laquelle on rend son culte au Dieu unique, et voici que tombe le monstre de la superstitition. » Culte du Dieu unique - c'est-à-dire religion - et superstition s'opposent donc bien.
Conclusion
:
La religion est une vertu morale, nous l'avons dite. Nous avons aussi enseignés que la vertu morale s'établit dans le juste milieu. Le vice peut donc doublement s'y opposer : par excès et par défaut. Or, on peut outrepasser la mesure vertueuse par excès, non seulement au point de vue de la quantité, mais aussi relativement aux autres circonstances de l'action. Ainsi rencontrons-nous des vertus, comme la magnanimité et la magnificence, où l'excès vicieux ne consistera pas à tendre à un objet plus élevé que celui de la vertu, mais peut-être à un objet moindre ; et pourtant il y aura excès par rapport au juste milieu, si l'on fait quelque chose pour qui on ne le doit pas, quand il ne le faut pas, ou avec quelque autre abus dans les circonstances de l'acte, comme le montre Aristote. Ainsi donc la superstition est un vice qui s'oppose à la religion par excès ; non que l'on rende à Dieu plus d'hommage que ne fait la vraie religion, mais par le fait qu'on rend le culte divin à qui on ne le doit pas, ou d'une manière indue.
Solutions
:
1. Par métaphore, il nous
arrive de parler de bonté là où il y a malice. Nous parlerons par exemple d'un
« bon » voleur. De même, on emprunte parfois le nom des vertus pour désigner
des actions mauvaises. Ainsi vous trouverez « prudence » pour « ruse » dans ce
texte de S. Luc (16, 8) : « Les fils de ce monde sont plus prudents que les
fils de lumière. » C'est de cette manière qu'on donne à la superstition le nom
de religion.
2. L'étymologie nous
reporte à l'origine du mot ; le sens, au contraire, à la chose qu'on s'est
proposé de désigner en employant ce mot. Or, ces deux points de vue peuvent
être différents. Le mot lapis, pierre, dérive de laesio pedis, blessure
du pied, et pourtant ce n'est pas là ce qu'il signifie, sinon le fer qui blesse
le pied serait une pierre. De même le mot superstition ne nous reporte pas
nécessairement à ce qui en est l'origine.
3. La religion ne peut connaître d'excès dans sa mesure essentielle, mais bien dans sa mesure relative ; par exemple lorsqu'on fait dans le culte divin quelque chose que l'on ne doit pas faire.
Objections
:
1. Apparemment non. « Si
l'un des opposés est multiple, l'autre l'est aussi », dit Aristote. Mais la
religion, qui est l'opposé de la superstition, ne comporte aucune multiplicité
d'espèces, et tous ses actes sont relatifs à une seule. Il n'y a donc pas
plusieurs espèces de superstition.
2. L'opposition s'établit
par rapport à un même terme. Religion et superstition s'opposeront donc par
rapport à ce qui nous ordonne à Dieu, puisque c'est là-dessus que porte la
religion, on l'a dit. On ne pourra donc, pour distinguer des superstitions
d'espèce différente, tenir compte des procédés divinatoires qui servent à
connaître les événements humains, ou de certaines observances humaines.
3. Par ailleurs, puisque la
Glose sur le texte de S. Paul déjà cité explique le mot de « superstition » par
« religion simulée », il faudrait mettre la simulation au nombre des espèces de
superstition.
Cependant, S. Augustin distingue diverses espèces de superstitions.
Conclusion
:
En matière de religion, nous venons de le dire, la vie consiste à dépasser dans les circonstances de l'acte le juste milieu de la vertu. Nous avons exposé autrefois que n'importe quelle espèce de dérèglement dans les circonstances ne pouvait suffire à changer l'espèce du péché. Il faut pour cela que ce dérèglement engage un objet ou une fin distincte, car c'est là ce qui donne à nos actes leur espèce morale, on l'a montré plus haut.
Pour distinguer les différentes espèces de superstition nous partirons donc tout d'abord de l'objet. Nous pouvons en effet rendre le culte divin au vrai Dieu à qui nous le devons, mais d'une manière indue : ce sera la première espèce de superstition. Mais nous pouvons aussi rendre ces mêmes honneurs à qui n'y a pas droit : une créature quelconque. Voilà une autre forme de superstition, qui est elle-même un genre, que nous allons diviser en de nombreuses espèces en considérant cette fois les diverses fins du culte divin.
Son premier but c'est d'honorer Dieu : ce point de vue nous permet de distinguer une première espèce : l'idolâtrie m qui se propose indûment de rendre à la créature l'hommage dû à Dieu. En rendant son culte à Dieu, l'homme cherche aussi à recevoir de lui quelque enseignement. Nous aurons, par rapport à cette seconde fin du culte, la divination superstitieuse n, qui interroge les démons, concluant avec eux des pactes tacites ou exprès. Le culte nous offre enfin certaines règles d'action prescrites par le Dieu qu'il honore. A cette finalité se rattacheront les pratiques superstitieuses. S. Augustin touche ces trois points lorsqu'il écrit : « Est superstitieux tout ce qu'ont fait les hommes en fabriquant et honorant les idoles » - première espèce ; ou encore, ajoute-t-il, « tout ce qui est consultation des démons ou pacte symbolique accepté et conclu avec eux » - c'est notre deuxième espèce. La troisième est indiquée un peu plus loin en ces termes : « Appartiennent à ce genre de superstition toutes les ligatures, etc. »
Solutions
:
1. Selon Denys « le
bien est produit par une cause parfaite, tandis que le mal résulte de n'importe
quel défaut ». De ce principe nous avons conclue qu'à une même vertu s'opposent
plusieurs vices. Ce que dit Aristote est vrai des opposés dont la multiplicité
dépend de cela même à quoi ils s'opposent.
2. La divination et les
pratiques dont il s'agit se rattachent à la superstition parce qu'elles
dépendent de certaines activités des démons. Elles se rattachent ainsi aux
pactes conclus avec eux.
3. Les mots de « religion simulée » signifient dans ce texte « le cas où l'on applique à une tradition humaine le nom de religion », ainsi que la Glose elle-même le dit. Il s'agit donc simplement du culte rendu au Dieu vrai, mais d'une manière indue - si par exemple on voulait, au temps de la grâce, suivre dans le culte de Dieu les rites de la loi ancienne. C'est le sens littéral de la Glose.
LES ESPÈCES DE LA SUPERSTITION
1°. Celle qui consiste à rendre au vrai Dieu un culte indu (Question 93). - 2°. L'idolâtrie (Question 94).- 3°. Les pratiques superstitieuses (Question 95).
1. Peut-il y avoir dans le culte du vrai Dieu quelque chose de pernicieux ? - 2. Peut-il y avoir quelque chose de superflu ?
Objections
:
1. C'est impossible, car on
lit en Joël (2, 32) : « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. »
Or, lorsqu'on rend un culte à Dieu, de quelque manière qu'on le fasse, on
invoque son nom. Donc tout culte rendu à Dieu nous est salutaire, et aucun
n'est pernicieux.
2. C'est le même Dieu que
les justes honorent de leur culte en n'importe quel âge du monde. Or avant la
loi, les justes de cette époque, sans péché mortel, donnaient à leur hommage la
forme qui leur plaisait. Ainsi Jacob par un voeu personnel s'obligea à un culte
spécial (Gn 28, 20). Donc maintenant encore aucune forme du culte rendu à Dieu
n'est pernicieuse.
3. L'Église ne donne son
appui à rien de pernicieux. Or elle maintient une diversité de rites. Voici ce
qu'écrit S. Grégoire S. Augustin, évêque de Cantorbery, qui lui exposait la
diversité des coutumes suivies par les Églises dans la célébration de la messe
: « J'approuve, si tu trouves dans les provinces romaines ou gauloises ou en
n'importe quelle Église, quelque chose qui puisse plaire davantage au Dieu
tout-puissant, que tu le recueilles avec soin. » Aucune forme du culte n'est
donc pernicieuse.
Cependant, S. Augustin dit dans une lettre à S. Jérôme, et on le trouve dans la Glose sur l'épître aux Galates (2, 14), que les observances légales, une fois connue la vérité de l'Évangile, donnent la mort. Pourtant ces observances appartiennent au culte de Dieu. Donc il peut y avoir dans le culte de Dieu quelque chose qui donne la mort.
Conclusion
:
S. Augustin dit que le mensonge le plus pernicieux est celui qui touche à la religion chrétienne. Qu'est-ce donc que le mensonge ? Mentir c'est signifier extérieurement le contraire de la vérité. Or, on se sert de la parole pour s'exprimer, mais aussi de l'action ; et c'est cette sorte de signification qui constitue, nous l'avons dit le culte extérieur de religion. Donc, si le culte vient à exprimer quelque chose de faux, il sera pernicieux.
Or cela peut arriver de deux façons. L'une est un désaccord entre la réalité signifiée et les symboles cultuels. De cette façon, à l'âge de la loi nouvelle, l'accomplissement parfait des mystères du Christ ne permet plus d'employer les rites de l'Ancien Testament, parce que leur symbolisme regarde le mystère du Christ comme futur. Il serait aussi pernicieux de proclamer en paroles que la passion du Christ est encore à venir.
Le culte extérieur peut encore être mensonger d'une seconde manière, du fait de celui qui le pratique. Cela peut arriver surtout dans le culte public, où les ministres officient en tenant la place de toute l'Église. C'est être un faussaire que de présenter, de la part de quelqu'un, ce dont il ne vous a aucunement chargé. Ce serait le cas de celui qui offrirait à Dieu, de la part de l'Église, un culte en opposition avec les formes qu'elle a instituées par autorité divine, et que pratique cette même Église. Si bien que S. Ambroise déclare : « Il est indigne, celui qui célèbre les divins mystères sans se conformer à la tradition reçue du Christ. » Ce qu'exprime également la Glose, lorsqu'elle dit (sur Col 2, 23), qu'il y a superstition quand « on donne le nom de religion à une tradition humaine ».
Solutions
:
1. Dieu est vérité. Ceux-là
l'invoquent qui lui rendent leur culte « en esprit et vérité », comme il est
dit en S. Jean (4, 24). C'est pourquoi un culte mêlé de fausseté ne se rattache
pas à l'invocation de Dieu qui nous sauve.
2. Avant le temps de la loi
les justes recevaient de Dieu une inspiration intérieure qui les instruisait
sur la manière dont ils devaient l'honorer, et les autres suivaient leur
exemple. Dans la suite, c'est par des préceptes extérieurs que les hommes ont
été fixés sur ce point, et il est désastreux de les transgresser.
3. La diversité des coutumes de l'Église dans l'exercice du culte divin ne s'oppose en rien à la vérité. Il faut les suivre, et il est illicite de les transgresser.
Objections
:
1. Ce n'est pas possible,
puisque l'Ecclésiastique (43, 10) nous dit : « Glorifiez Dieu tant que vous
pouvez, il restera toujours à faire. » Glorifier Dieu, c'est ce que l'on se
propose dans son culte. Donc rien ne pourra y être superflu.
2. Le culte extérieur est
une manifestation du culte intérieur qui, selon S. Augustin honore Dieu « dans
la foi, l'espérance et la charité ». Mais au sujet de ces vertus, on n'en fera
jamais trop. Il en va de même pour le culte divin.
3. Le culte divin nous fait
rendre à Dieu ce que nous avons reçu de lui. Or, nous avons tout reçu de lui.
Nous pouvons donc faire tout ce que nous pouvons pour l'honorer : rien ne sera
jamais de trop.
Cependant, S. Augustin affirme : « Le bon et véritable chrétien doit rejeter des saintes lettres elles-mêmes les fictions superstitieuses. » Or les saintes lettres nous montrent comment il faut honorer Dieu. Donc la superstition peut se glisser sous forme de superfluité dans le culte que nous lui rendons.
Conclusion
:
On peut parler de superflu en deux sens. D'abord, par rapport à une mesure absolue. Rien ne peut être de trop, à ce point de vue, dans le culte de Dieu, parce que l'homme ne peut rien faire qui ne demeure en deçà de ce que nous lui devons.
Mais, d'une autre façon, quelque chose peut être superflu selon une mesure relative, lorsque ce n'est pas proportionné à la fin. Or la fin du culte divin est que l'homme glorifie Dieu et se soumette à lui, corps et âme. C'est pourquoi tout ce que l'homme peut faire qui se rattache à la glorification de Dieu, à la sujétion envers Dieu de son âme, et même de son corps, en refrénant avec mesure ses convoitises, selon les règles données par Dieu et l'Église et selon les coutumes de notre milieu, tout cela ne comporte rien de superflu dans le culte de Dieu.
Mais si nous y mêlons quelque chose qui, de soi, ne se rattache pas à la glorification de Dieu, au rapprochement de notre âme avec lui, au gouvernement mesuré de la convoitise charnelle ; ou encore si c'est en dehors de l'institution de Dieu et de l'Église, ou contre la coutume générale qui, selon S. Augustin a force de loi : tout cela doit être tenu pour superflu ou superstitieux, parce que ce qui ne consiste qu'en pratiques extérieures ne ressortit pas au culte intérieur de Dieu. Aussi S. Augustin dit-il que la parole de Luc (17, 21) « Le règne de Dieu est au-dedans de vous » condamne les « superstitieux », c'est-à-dire ceux qui s'attachent principalement aux pratiques extérieures.
Solutions
:
1. Si l'on prétend
glorifier Dieu, il faut que ce qu'on fait ait rapport à sa gloire. Cela exclut
par conséquent toute superfluité superstitieuse.
2. Par la foi, l'espérance
et la charité, notre âme se soumet à Dieu. Rien ne peut donc y être superflu.
Il en va autrement des actes extérieurs qui ne s'y rapportent pas toujours.
3. Cet argument vaut pour le superflu concernant la mesure des choses prises absolument.
1. L'idolâtrie est-elle une espèce de la superstition ? - 2. Est-elle un péché ? - 3. Est-ce le plus grave de tous les péchés ? - 4. Quelle est la cause de ce péché ?
Quant à savoir s'il faut avoir des rapports avec les idolâtres, c'est une question qui a été traitée plus haut à propos de l'infidélité.
Objections
:
1. Cela semble une erreur
de l'affirmer, car les idolâtres sont des infidèles, comme les hérétiques. Or
l'hérésie est une des espèces de l'infidélité, nous l'avons vu. Nous devons
donc dire la même chose de l'idolâtrie.
2. La latrie relève de la
vertu de religion, qui est l'opposé de la superstition. Or, dans le mot
idolâtrie, on emploie latrie de façon univoque, dans le même sens que lorsqu'il
s'agit de la vraie religion. C'est comme pour le désir de la béatitude, qu'elle
soit vraie ou fausse. Ici le culte des faux dieux, l'idolâtrie, est pris dans
le même sens que le culte du vrai Dieu. L'idolâtrie n'est donc pas une espèce
de la superstition.
3. Ce qui n'est rien ne
peut être l'espèce d'aucun genre. Mais l'idolâtrie, c'est du néant. Car S. Paul
affirme (1 Co 8, 4) : « Nous savons qu'une idole n'est rien dans le monde. » Et
plus loin : « Quoi donc ? Est-ce à dire que la viande sacrifiée aux idoles est
quelque chose ? » Interrogation qui suggère la réponse : Non ! Or, offrir un
sacrifice aux idoles, voilà proprement l'idolâtrie. Concluons que l'idolâtrie
n'étant que néant, ne peut être une espèce de la superstition.
4. La superstition consiste
à rendre un culte divin à celui qui n'y a pas droit. Mais pas plus qu'aux
idoles on ne doit le culte divin à aucune créature. L'épître aux Romains (1,
25) blâme ceux qui ont honoré et servi la créature de préférence au Créateur.
Il faut donc appeler cette espèce de superstition non pas idolâtrie, mais
latrie de la créature.
Cependant, les Actes des Apôtres racontent (17, 16) : « S. Paul, attendant à Athènes, avait l'esprit tout agité à la vue de cette cité livrée à l'idolâtrie » ; et dans la suite il parla ainsi : « Athéniens, je vous tiens à tous égards pour des gens superstitieux. » Donc l'idolâtrie est une espèce de la superstition.
Conclusion
:
La superstition est, nous l'avons dite, un excès, qui consiste à dépasser la juste mesure dans le culte divin. C'est ce qui arrive en tout premier lieu lorsqu'on le rend à celui qui n'y a pas droit. Nous le devons exclusivement au Dieu unique, souverain et incréé ; nous avons établi cela plus haut en traitant de la religion. C'est pourquoi rendre des honneurs divins à une créature est un acte de superstition.
Ce culte divin était rendu comme à des créatures sensibles par des signes sensibles : sacrifices, jeux et rites analogues. De même ils représentaient sous une forme sensible la créature qu'ils honoraient ainsi, et c'est cette image qu'on nomme idole. Il y avait toutefois une certaine diversité dans ce culte des idoles. Certains en effet, mettant en oeuvre un art criminel, fabriquaient des images que les démons par leur vertu douaient d'une efficacité déterminée. Aussi croyait-on que quelque chose de la divinité y résidait, et qu'il fallait en conséquence leur rendre un culte divin. Telle fut, au dire de S. Augustin, l'opinion d'Hermès Trismégiste. D'autres ne rendaient pas le culte divin aux images elle-mêmes, mais aux créatures qu'elles représentaient. S. Paul mentionne ces deux points dans l'épître aux Romains (1, 23, 25) : « Ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible en la ressemblance et l'image d'un homme corruptible, d'un oiseau, d'un quadrupède, d'un serpent » ; à ce premier mode d'idolâtrie il ajoute le second : « Ils ont honoré et servi la créature plus que le Créateur. »
Nous rencontrons parmi les représentants de cette seconde manière, trois opinions. - l° Certains hommes ont été des dieux, pensaient les uns, et ils les honoraient par le culte de leurs images : tels Jupiter, Mercure, et autres dieux à forme humaine. - 2° Pour d'autres, c'est le monde qui était un dieu unique ; non dans sa substance corporelle, mais à raison de son âme, qu'ils croyaient être Dieu - « Dieu, disaient-ils, n'est autre chose que l'âme du monde, le gouvernant par mouvement et raison » - à la manière dont nous disons qu'un homme est sage, non du fait de son corps mais de son âme. Cela les amenait à penser qu'on devait rendre un culte divin au monde entier et à toutes ses parties : ciel, air, eau, et autres éléments. Les noms et les images de leurs dieux y étaient relatifs, selon la doctrine de Varron, que nous rapporte S. Augustin - 3° Pour les platoniciens, il y a un Dieu suprême, cause de toutes choses. Mais ils admettaient ensuite des substances spirituelles, créées par ce Dieu suprême, et qu'ils appelaient dieux, à cause de leur participation à la divinité ; c'est ce que nous appelons les anges. A leur suite ils plaçaient les âmes des corps célestes, et au-dessous encore les démons, êtres animés, de substance aérienne ; venaient enfin les âmes humaines qui, dans leur croyance, étaient, par le mérite de la vertu, élevées à la société des dieux et des démons. A tous on rendait les honneurs divins, rapporte S. Augustin.
Les deux dernières opinions représentent ce qu'on appelait la « théologie de la nature » : c'est la doctrine que les philosophes puisaient dans l'étude du monde, et enseignaient dans leurs écoles. L'opinion relative au culte des dieux humains s'exprimait dans la « théologie mythologique », que les poètes traduisaient dans leurs compositions théâtrales. Quant à la première opinion, concernant les images, elle se rapportait à ce qu'on nommait la « théologie de la cité », c'est-à-dire au culte que les pontifes célébraient dans les temples.
Tout cela se rapporte à la superstition d'idolâtrie. D'où ce texte de S. Augustin : « Est superstitieux tout ce qui a été institué par les hommes relativement à la fabrication et au culte des idoles, ou dans le dessein d'honorer comme Dieu la créature ou une partie quelconque de la création. »
Solutions
:
1. La religion n'est pas la
foi : c'est une manifestation de foi, par le moyen de signes extérieurs. De
même la superstition consiste à exprimer l'infidélité par le culte qu'on rend
extérieurement. C'est cette profession d'infidélité qu'on nomme idolâtrie,
tandis que l'hérésie désigne seulement l'opinion fausse. L'hérésie est donc une
espèce de l'infidélité, tandis que l'idolâtrie est une espèce de la
superstition.
2. Le mot de latrie peut
être pris en deux sens. Il peut d'abord désigner un acte humain relatif au
culte de Dieu. A ce point de vue le sens reste invariable quel que soit le
destinataire effectif de cet hommage ; car on fait abstraction de celui-ci dans
la définition donnée. On parlera alors univoquement, c'est-à-dire dans le même
sens, de latrie, qu'il s'agisse de la vraie religion ou de l'idolâtrie ; ainsi
quand nous parlons d'acquitter le tribut, cela n'a qu'un sens, qu'on le rende
au roi véritable ou à un faux roi. Dans la seconde acception du terme, latrie
s'identifie à religion. Alors, étant une vertu, elle implique essentiellement
que le culte divin soit rendu à qui il doit l'être. A ce point de vue, c'est
équivoquement, c'est-à-dire en un sens différent, qu'on parlera de la latrie de
la vraie religion, et de celle des idoles. De même on peut « équivoquer » sur
le mot prudence : car il y a la vertu qui porte ce nom, et la prudence de la
chair.
3. L'Apôtre estime que
l'idole n'est rien dans le monde parce que les images qu'on appelait idoles
n'étaient pas animées et n'avaient pas de vertu divine, comme l'imaginait
Hermès qui les croyait composées d'esprit et de corps. Il faut, de même,
entendre que ce qu'on sacrifie aux idoles est néant, en ce sens que par un tel sacrifice
les viandes immolées ne recevaient aucun caractère sacré comme le pensaient les
païens, ni aucune impureté, comme le pensaient les Juifs.
4. Les païens avaient généralement coutume d'employer des images dans le culte qu'ils rendaient aux créatures. C'est pourquoi le nom d'idolâtrie en est venu à désigner tout culte d'une créature, même s'il ne comportait pas d'images.
Objections
:
1. Il semble que non, car
rien n'est péché, de ce que la vraie foi fait servir au culte de Dieu. Dans le
tabernacle se trouvaient les images des Keroubim comme on peut le lire dans
l'Exode (25, 18), et dans nos églises on expose des images à l'adoration des
fidèles. L'idolâtrie qui fait adorer les idoles n'est donc pas un péché.
2. Tout supérieur a droit à
notre hommage. Or les anges et les âmes des saints nous sont supérieurs. Il n'y
a donc pas de péché à leur témoigner de la révérence par un culte, des
sacrifices ou des rites analogues.
3. Nous devons au Dieu
souverain l'hommage intérieur du culte spirituel. « Il faut adorer Dieu en
esprit et vérité », dit notre Seigneur en S. Jean (4, 24), et S. Augustin écrit
: « Le culte de Dieu, c'est la foi, l'espérance et la charité. » Or il peut
arriver à quelqu'un de rendre aux idoles des marques extérieures de culte, sans
pour autant abandonner intérieurement la vraie foi. Il semble donc que, sans
préjudice pour le culte divin, on puisse honorer les idoles d'un hommage
extérieur.
Cependant, on lit dans l'Exode (20, 5) : « Tu ne les adoreras pas "extérieurement" et ne leur rendras pas de culte », intérieurement, commente la Glose. Il s'agit dans ce texte des statues et images. Donc c'est un péché que de rendre aux idoles un culte quelconque, extérieur ou intérieur.
Conclusion
:
On a commis deux erreurs sur le sujet qui nous occupe. Certains ont pensé que les sacrifices et autres rites de latrie étaient dus non seulement au Dieu souverain, mais aux autres êtres dont nous avons parlé. C'était là un devoir et un bien en soi du fait que, dans leur pensée, toute nature supérieure a droit aux honneurs divins à cause de sa proximité avec Dieu. Mais cette assertion est déraisonnable. Car, si nous devons révérer tous ceux qui nous sont supérieurs, nous ne devons pas à tous une révérence identique ; on doit au Dieu souverain un hommage spécial puisque sa perfection le met à un titre unique au-dessus de tous : tel est le culte de latrie. Et qu'on ne dise pas, suivant en cela certaine opinion, « que les sacrifices visibles conviennent aux autres dieux, tandis qu'au Dieu suprême seraient dus, à raison de sa perfection plus grande, des sacrifices plus parfaits : l'hommage de l'âme en sa pure spiritualité ». Car, dit S. Augustin : « Les sacrifices extérieurs sont le signe des sacrifices intérieurs, comme les paroles qui résonnent au dehors le sont des choses qu'elles désignent. Aussi, de même que dans nos prières et nos louanges nous faisons monter nos paroles - qui sont des signes - vers celui à qui, dans notre coeur, nous offrons la réalité des sentiments qu'elles expriment ; de même, offrant le sacrifice, nous savons que l'oblation visible est due exclusivement à celui à qui nous présentons dans nos coeurs le sacrifice invisible, dont nous-même sommes l'offrande. »
D'autres ont pensé qu'on ne devait pas rendre aux idoles de culte extérieur de latrie, à ne considérer que l'opportunité et la bonté de cet acte lui-même ; mais qu'il le fallait pour s'accorder à la coutume du vulgaire. Ainsi parle Sénèque, cité par S. Augustin : « Nous adorons, mais en nous rappelant que ce culte s'accorde avec l'usage plus qu'avec la réalité. » Voici également ce qu'écrit S. Augustin : « N'allez pas chercher la religion chez les philosophes ; eux qui participaient au culte populaire, professaient dans leurs écoles des opinions diverses et contraires sur la nature de leurs dieux et le souverain bien. » A cette erreur se rattache l'assertion de certains hérétiques, d'après laquelle on pourrait, sans nuire à son salut, rendre un culte extérieur aux idoles, sous la contrainte de la persécution, pourvu que l'on garde la foi dans son coeur. Mais cela est manifestement faux. Car, puisque le culte extérieur est le signe du culte intérieur, rendre ce culte contrairement à son sentiment intérieur est un mensonge pernicieux tout autant que si l'on affirmait en paroles le contraire de la vraie foi que l'on éprouve dans son coeur. Aussi S. Augustin nous dit-il que « Sénèque agissait d'une façon d'autant plus condamnable qu'il observait ces pratiques mensongères de manière que, dans le peuple, on les estimât vraies ».
Solutions
:
1. Ni dans le tabernacle ou le temple de l'ancienne loi, ni dans nos églises, les images ne sont exposées pour qu'on leur rende un culte de latrie. Ce sont des signes. Leur rôle est d'imprimer dans nos esprits et d'y fixer la foi en l'excellence des anges et des saints. Il en est autrement pour l'image du Christ à laquelle, à raison de sa divinité, on doit le culte de latrie comme nous l'expliquerons dans la troisième Partie.
2 et 3. L'exposé répond à ces objections.
Objections
:
1. Apparemment non. Car,
selon Aristote, « le pire est l'opposé du mieux ». Or le culte intérieur, fait
d'actes de foi, d'espérance et de charité, a plus de valeur que le culte
extérieur. Donc l'infidélité, le désespoir, la haine de Dieu, qui s'y opposent,
sont des péchés plus graves que l'idolâtrie, qui s'oppose au culte extérieur.
2. Un péché est d'autant
plus grave qu'il s'attaque davantage à Dieu. Or, blasphémer, attaquer la foi, c'est
agir plus directement contre Dieu que rendre à un autre des honneurs divins,
comme fait l'idolâtrie. Ce sont donc des péchés plus graves.
3. On constate que de
moindres maux en amènent de plus grands, pour leur châtiment. Or, d'après S.
Paul (Rm 1, 23), le péché d'idolâtrie fut suivi, comme d'un châtiment, par le
péché contre nature. Celui-ci est donc plus grave que l'idolâtrie.
4. S. Augustin disait aux
manichéens : « Nous ne disons pas que vous êtes des païens, ou une secte
païenne, mais que vous avez quelques ressemblances avec eux, car vous honorez
des dieux multiples. Mais nous affirmons aussi que vous êtes bien au-dessous
d'eux. Eux, au moins, honorent des êtres réels, bien qu'indignes des honneurs
divins, mais vous, vous honorez ce qui n'existe pas. » Le vice d'une perversion
hérétique est donc plus grave que l'idolâtrie.
5. Sur le texte de Ga 4, 9
: « Comment retournez-vous à ces pauvres et faibles éléments ? » la glose de
Jérôme commente : « Ce retour aux observances légales était un péché presque
égal à l'idolâtrie qu'ils avaient pratiquée avant leur conversion. » Le péché
d'idolâtrie n'est donc pas le plus grave péché de tous.
Cependant, sur le texte du Lévitique (15, 31) concernant l'impureté de la femme qui subit un flux de sang, la Glose dit : « Tout péché est une impureté de l'âme, mais par-dessus tout l'idolâtrie. »
Conclusion
:
La gravité d'un péché peut se prendre à deux points de vue. - 1° A regarder le péché en lui-même, l'idolâtrie est très grave. Nous voyons que dans un état terrestre, le plus grand crime est de rendre à un autre que le roi véritable les honneurs royaux. Celui qui fait cela trouble, autant qu'il est en lui, l'ordre entier de l'État. Ainsi en va-t-il des péchés contre Dieu ; ce sont les plus graves de tous, et pourtant parmi eux il en est un d'une gravité suprême, c'est celui qui consiste à rendre à une créature les honneurs divins. Qui fait cela dresse dans le monde un autre Dieu, et porte atteinte, autant qu'il est en lui, à la souveraineté de son empire.
2° A regarder le péché tel qu'il est commis par le pécheur, nous dirons que celui qui agit sciemment pèche plus gravement que celui qui pèche par ignorance. Ainsi, rien n'empêche que le péché des hérétiques, qui corrompent seulement la foi qu'ils ont embrassée, soit plus grave que celui des idolâtres qui pèchent dans l'ignorance de la vérité. De même d'autres péchés pourront être plus graves, par le fait d'un mépris plus grand chez le pécheur.
Solutions
:
1. L'idolâtrie suppose
l'infidélité intérieure ; et elle y ajoute le culte extérieur indûment rendu.
S'il s'agit d'une idolâtrie purement extérieure sans acte intérieur
d'infidélité, il s'y ajoute, nous l'avons dit un mensonge.
2. L'idolâtrie inclut un
grand blasphème, car elle soustrait à Dieu le caractère unique de sa
seigneurie. De même l'idolâtrie est pratiquement une attaque contre la foi.
3. Il est de l'essence du
châtiment de contrarier la volonté. C'est pourquoi si un péché sert de
châtiment à un autre péché, il doit être plus manifeste afin de rendre celui
qui le commet odieux à lui-même et aux autres, mais il n'est pas nécessaire
qu'il soit plus grave. Cela nous permet de comprendre que le péché contre
nature, tout en étant moins grave que l'idolâtrie, soit présenté comme son
juste châtiment. Le péché y est en effet plus manifeste. L'homme qui par
l'idolâtrie renverse l'ordre, en s'attaquant à l'honneur divin, subit ainsi par
le fait du péché contre nature la honte de voir sa propre dégradation.
4. L'hérésie des manichéens
quant au genre du péché, est plus grave que le péché des autres idolâtres. Ils
abaissent davantage l'honneur de Dieu en supposant l'existence de deux dieux
contraires, et en imaginant sur Dieu lui-même nombre de fables absurdes. Il en
va autrement des autres hérétiques qui reconnaissent et honorent un Dieu
unique.
5. Observer sous le régime de la grâce les prescriptions de la loi mosaïque, n'est pas, de soi, un péché en tout point égal à l'idolâtrie, mais presque égal, parce que tous deux sont des espèces de la superstition, qui est une faute mortelle.
Objections
:
1. Il semble que cette
cause n'est pas du côté de l'homme. En effet, il n'y a rien dans l'homme en
dehors de sa nature, de la vertu, ou de la faute. Mais l'idolâtrie ne peut
avoir pour cause sa nature ; bien au contraire, sa raison naturelle lui dicte
qu'il y a un seul Dieu, et qu'on ne doit pas rendre un culte divin aux morts et
aux êtres inanimés. Pareillement l'idolâtrie ne peut être causée en lui par la
vertu, parce qu'« un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits » (Mt 7, 18).
L'idolâtrie ne peut pas venir non plus de la faute, car, dit la Sagesse (14,27)
: « Le culte des idoles innommables est le commencement et la fin de tout mal.
» Donc l'idolâtrie n'a pas sa cause du côté de l'homme.
2. Ce dont les hommes sont
cause se retrouve en tous temps parmi eux. Or, l'idolâtrie n'a pas toujours
existé. Elle commença au second âge du monde où, lisons-nous, elle fut inventée
: qu'on l'attribue à Nemrod qui obligeait, dit-on, à adorer le feu, ou à Ninus
qui fit adorer l'image de son père Bel. Chez les Grecs, selon Isidore. « c'est
Prométhée qui fut le premier à façonner l'image humaine avec de la glaise.
Quant aux Juifs, ils disent que c'est Ismaël qui le premier modela une statue
avec de la glaise ». D'autre part l'idolâtrie a disparu en grande partie au
sixième âge du monde. La cause n'en est donc pas dans l'homme lui-même.
3. D'après S. Augustin, «
on n'aurait pu savoir d'abord, s'ils ne l'avaient enseigné, ce que chacun des
démons désire, ce qu'il déteste ; avec quel nom on l'attire ou on le contraint,
tout ce qui a fondé l'art de la magie et de ses ouvriers ». Cela vaut également
pour l'idolâtrie. Elle ne vient donc pas des hommes.
Cependant, il est écrit dans la Sagesse (14, 14) : « C'est la vanité des hommes qui introduit les idoles dans le monde. »
Conclusion
:
L'idolâtrie a une double cause. La première dispose à ce péché, et elle vient de hommes. Et cela pour trois motifs. 1° Le dérèglement du coeur : l'excès d'amour ou d vénération envers l'un de leurs semblables a amené les hommes à lui rendre les honneurs divins. C'est la cause indiquée dans la Sagesse (14, 15) : « Affligé par un deuil cruel, le père s'est fait une image d fils qui lui fut prématurément ravi ; et cet être qui comme un homme, venait de mourir, il s'est mi à l'honorer comme un dieu. » Et un peu plus loin (v. 21) : « Les hommes, pour satisfaire leur affection ou pour obéir aux rois, ont donné à des pierres ou à du bois le Nom incommunicable », celui de la divinité. - 2° Le plaisir naturel à l'homme en présence d'un portrait. C'est un fait noté par le Philosophe, et qui explique que dans leur grossièreté primitive les hommes, à la vue de l'image de leurs semblables, représentée de façon expressive par d'habiles artisans, l'honorèrent d'un culte divin. C'est ce qu'exprime le livre de la Sagesse (13, 1) : « Qu'un ouvrier abatte dans la forêt un arbre bien droit, le façonne par son art et lui donne figure humaine : il lui fait des voeux et s'enquiert près de lui de ses intérêts d'argent, de ses fils, du mariage qu'il veut contracter. » - 3° L'ignorance du vrai Dieu. Méconnaissant son infinie perfection, les hommes ont rendu le culte qu'on lui doit à des créatures dont la beauté ou la force les touchaient. Ce qui fait dire à la Sagesse (13, 1) : « Ils n'ont pas reconnu, en considérant ses oeuvres, quel en était l'artisan. Mais c'est le feu, le vent, l'air subtil, l'abîme des eaux, le soleil, la lune, qu'ils ont pris pour des dieux, gouverneurs du monde. »
Une autre cause, qui donne à l'idolâtrie son définitif achèvement, est l'influence des démons. C'est eux qui dans les idoles s'offrirent au culte de ces hommes plongés dans l'erreur, en répondant à leurs questions et en faisant ce qui leur paraissait des prodiges. C'est pourquoi le Psaume (96, 5) nous dit : « Tous les dieux des païens sont des démons. »
Solutions
:
1. La cause qui disposa à
l'idolâtrie est venue, du côté de l'homme, de sa nature qui fut en défaut soit
par ignorance intellectuelle, soit par dérèglement des sentiments. Et cela
aussi se rattache au péché. On dit que l'idolâtrie est la cause, le
commencement et la fin de tout péché, parce qu'il n'est aucun genre de péché
qu'elle ne produise un jour ; soit qu'elle y porte expressément par mode de
cause, soit qu'elle en donne l'occasion par mode de commencement, ou par mode
de fin, le culte des idoles donnant lieu à certains péchés comme les meurtres,
les mutilations, etc. Toutefois certains péchés peuvent précéder l'idolâtrie en
y disposant.
2. Dans le premier âge du
monde l'idolâtrie n'existait pas parce que le souvenir de la création du monde,
récente encore, gardait vive en l'esprit humain la connaissance du Dieu unique.
Au sixième âge, l'idolâtrie fut chassée par l'enseignement et la puissance du
Christ, qui triompha du démon.
3. Cet argument vaut pour la seconde cause de l'idolâtrie, celle qui lui donne son achèvement.
1. La divination est-elle un péché ? - 2. Est-elle une espèce de la superstition ? - 3. Ses espèces. - 4. La divination démoniaque. - 5. La divination par les astres. - 6. La divination par les songes. - 7. La divination par les augures et autres observations analogues. - 8. La divination par les sorts.
Objections
:
1. Il semble que non. Le
mot « divination » vient de « divin ». Mais le divin se rattache davantage à la
sainteté qu'au péché. La divination n'est donc pas un péché.
2. S. Augustin écrit : «
Qui oserait dire que l'instruction soit un mal ? » Et il ajoute : « je ne dirai
jamais qu'il peut être mauvais de comprendre quelque chose. » Or, il existe un
« art de la divination », selon Aristote, et la divination apporte semble-t-il
une certaine intelligence de la vérité.
3. Une inclination
naturelle ne nous porte jamais au mal, car la nature ne tend qu'à ce qui lui
ressemble. Or, les hommes sont naturellement aisance de l’avenir. La divination
n'est donc pas un péché.
Cependant, il est écrit dans le Deutéronome (18, 11) : « Que personne ne consulte les oracles ni les devins. » Et nous lisons dans les Décrets : « Ceux qui font appel à la divination subiront la peine de cinq. ans, suivant les degrés de pénitence établis par les canons. »
Conclusion
:
On entend par divination une prédiction de l'avenir. Or, les événements futurs peuvent être connus de deux façons : dans leurs causes et en eux-mêmes. Or leurs causes sont de trois sortes.
1° Les unes produisent leurs effets nécessairement et toujours. Ceux-ci peuvent alors être prévus et prédits avec certitude grâce à l'examen de leurs causes. Ainsi les astronomes annoncent les éclipses futures.
2° Mais il y a des causes qui ne produisent pas leurs effets de façon nécessaire et constante, mais seulement la plupart du temps, tout en étant rarement en défaut. On peut alors par leur moyen prévoir ce qui arrivera, non point avec certitude, mais seulement par conjecture. Ainsi les astronomes peuvent en observant les étoiles connaître et annoncer d'avance la pluie ou la sécheresse, et les médecins prévoir la guérison ou la mort.
3° Il y a enfin des causes qui, à les regarder en elles-mêmes, sont indifférentes à tel ou tel effet. C'est surtout le cas des puissances rationnelles qui, selon Aristote peuvent se porter à des objets contraires. Les effets de ce genre, et aussi ceux qui ne proviennent des causes naturelles que rarement et par hasard, ne peuvent être prévus par l'examen de leurs causes ; car elles n'ont pas d'inclination fixe qui les y détermine. On ne peut connaître à l'avance de tels résultats, à moins de les voir en eux-mêmes ; ce qui, pour un homme, exige que l'événement soit présent : ainsi voit-on Socrate courir ou marcher.
Considérer l'événement en sa réalité même avant qu'il ne s'accomplisse n'appartient qu'à Dieu ; seul, il voit dans son éternité les choses futures comme présentes, ainsi que nous l'avons enseigné dans la première Partie. Ce qui fait dire à Isaie (41, 23) : « Annoncez ce qui arrivera dans l'avenir et nous saurons que vous êtes des dieux. » Donc, si quelqu'un se fait fort de prévoir ou de prédire par quelque moyen ce genre d'événements, à moins d'une révélation de Dieu, il usurpe manifestement ce qui appartient à Dieu. C'est de là que vient le nom de devin, d'après S. Isidore : « On les appelle devins (divine), écrit-il, comme s'ils étaient pleins de Dieu (Deo pleni) ; car ils feignent d'être remplis de la divinité, et par une ruse frauduleuse prédisent l'avenir aux humains. » On ne parlera donc pas de divination lorsque quelqu'un prédit des choses qui arrivent nécessairement ou le plus souvent, et dont la prévision est accessible à la raison humaine. Pas davantage dans le cas d'une connaissance des futurs contingents reçue par révélation divine. Car alors on ne fait pas acte de divination, c'est-à-dire acte divin : il est plus exact de dire qu'on reçoit ce qui est divin. On ne fait acte de divination que lorsqu'on s'arroge indûment la prédiction d'événements futurs. Or il est clair que cela est un péché. La divination est donc toujours un péché. C'est pourquoi S. Jérôme dit que ce mot est toujours pris en mauvaise part.
Solutions
:
1. On n'entend point par
divination la participation normale à une perfection divine, mais l'usurpation
indue des droits de Dieu, on vient de le dire.
2. Il y a des méthodes pour
prévoir les événements qui se produisent nécessairement ou le plus couramment,
mais ce n'est pas de la divination. Pour les autres événements futurs, il n'y a
pas d'art véritable ni de méthodes, mais des procédés vains et trompeurs, dus
aux démons qui ni veulent se jouer des hommes, dit S. Augustin.
3. L'homme est porté par inclination naturelle à connaître l'avenir conformément à ses propres moyens, mais non selon un mode illégitime de divination.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
une même espèce ne peut appartenir à deux genres différents. Or la divination
paraît bien être, selon S. Augustin, une espèce de la curiosité. Elle n'est
donc pas une espèce de la superstition.
2. La religion, c'est le
culte tel qu'on doit l'accomplir ; la superstition c'est le culte indûment
rendu. Mais la divination n'a pas rapport à cela, et n'est donc pas une forme
de la superstition.
3. La superstition est l'opposé de la religion. Or, dans la vraie religion vous ne trouvez rien qui corresponde, à titre de contraire, à la divination. Celle-ci n'est donc pas une espèce de la superstition.
En sens contraire « Il y a dans la prescience, dit Origène, une certaine opération des démons ; ceux qui se sont livrés à eux l'ont enfermée dans leurs arts, et la mettent en oeuvre soit par les sorts, les augures ou l'examen des ombres. Je ne doute point que tout cela ne se fasse par l'opération des démons. » Or, selon S. Augustin tout ce qui provient de rapports entre les hommes et les démons est superstitieux. La divination est donc une espèce de la superstition.
Conclusion
:
On entend par superstition, avons-nous dit. un culte divin contraire à la règle. Or une chose peut appartenir de deux manières au culte de Dieu. Premièrement sous forme d'oblation : sacrifice, offrandes, etc. Deuxièmement sous forme de recours au divin : le serment par exemple, nous l'avons vu. Il y aura donc superstition non seulement lorsqu'on offre un sacrifice aux démons par idolâtrie, mais aussi lorsqu'on recourt à leur aide pour faire ou connaître quelque chose. Or, toute divination procède de l'opération des démons, soit qu'on les ait expressément invoqués pour qu'ils révèlent l'avenir, soit qu'ils s'ingèrent eux-mêmes dans les vaines recherches qu'on en fait, pour enlacer les esprits dans cette vanité dont il est dit dans le Psaume (40, 5) : « Heureux l'homme qui n'a pas regardé la vanité et les folies décevantes! » La divination est donc manifestement une espèce de la superstition.
Solutions
:
1. Il y a en effet de la
curiosité dans la divination ; elle est dans la fin qu'on poursuit : la
connaissance anticipée de l'avenir. Mais si l'on regarde la manière d'agir, on
rattachera la divination à la superstition.
2. Une telle divination se
rattache au culte des démons en tant qu'on fait avec eux un pacte tacite ou
exprès.
3. La loi nouvelle détourne l'esprit humain des soucis temporels. C'est pourquoi elle ne détermine aucune pratique à laquelle on puisse recourir pour connaître d'avance les événements futurs. La loi ancienne, qui renfermait des promesses temporelles, comportait des consultations sur l'avenir, à caractère religieux. Ainsi lisons-nous dans Isaïe : « Et quand on vous dira : "Interrogez les magiciens et les devins qui murmurent dans leurs incantations " - Est-ce que ( c’est la réponse qu'il dit de faire), ce n'est pas près de son Dieu que le peuple va chercher la vision, pour les vivants et pour les morts ? » Il y eut cependant dans le Nouveau Testament des prophètes inspirés qui firent de nombreuses prédictions.
Objections
:
1. Il semble qu'il n'y ait
pas lieu de distinguer plusieurs espèces de divination. Car là où la raison de
péché est unique, il n'y a pas plusieurs espèces. Or, toute divination a une
seule raison de péché, du fait qu'on use pour connaître l'avenir de pacte avec
les démons. On ne peut donc distinguer plusieurs espèces de divinations.
2. L'acte humain est
spécifié par sa fin, on l'a dit. Or, la divination a toujours une fin unique :
l'Annonce de l'avenir. Il n'y en a donc qu'une espèce.
3. Les signes qu'on emploie
ne peuvent changer l'espèce du péché ; que l'on nuise à la réputation de
quelqu'un par paroles, par écrit ou par gestes, c'est tout un. Les formes
variées de divination ne diffèrent, semble-t-il, que par la diversité des
signes d'où l'on tire la connaissance de l'avenir. Il n'y donc pas diversité d'espèces.
Cependant, S. Isidore énumère les différentes espèces de divination.
Conclusion
:
Toute divination, nous l'avons dit, use pour connaître l'avenir du conseil ou de l'aide des démons. Leur secours est parfois expressément requis. Mais indépendamment de toute demande, le démon peut intervenir secrètement pour annoncer des événements futurs ignorés des humains, et connus de lui. Sur les moyens qu'il en a, voir ce que nous avons dit dans la première Partie.
Lorsqu'ils répondent à un appel exprès, les démons ont bien des manières d'annoncer l'avenir. Parfois ils se présentent eux-mêmes, sous des formes trompeuses, à la vue des humains et font entendre leurs prédictions. C'est ce qu'on appelle le prestige, parce qu'en ce cas les yeux des hommes sont comme éblouis. D'autres fois ils usent de songes, et c'est alors la divination par les songes. Ou bien ils font apparaître et parler des morts. C'est la nécromancie, dont Isidore explique ainsi le nom : « En grec nekros signifie mort, et mantia, divination ; car après certaines incantations, où intervient le sang, on voit se lever des morts qui prédisent l'avenir et répondent aux questions. » Les démons annoncent encore les événements futurs par le truchement d'hommes vivants, comme on le voit chez les possédés. Cette espèce de divination est celle des pythonisses, « ainsi nommées, dit Isidore à cause d'Apollon Pythien, qui passait pour l'auteur des oracles ». Autre procédé encore : des dessins ou des signes apparaissent sur des êtres inanimés. S'il s'agit d'un corps composé d'éléments terrestres, bois, fer, pierre taillée, c'est la géomancie ; si c'est dans l'eau c'est l'hydromancie ; dans le feu, la pyromancie ; dans les entrailles d'animaux sacrifiés sur les autels des démons, l'haruspice.
La divination qui ne comporte pas d'invocation explicite des démons se divise en deux genres. Dans le premier on examine les dispositions de certaines choses, pour en tirer des prévisions. A l'examen de la position et du mouvement des astres, s'adonnent les astrologues, nommés aussi généthliaques parce qu'ils étudient le jour de la naissance. - Les observations portant sur les mouvements et les cris des oiseaux, ou d'un animal quelconque, ou encore sur les éternuements des hommes ou les tressaillements de leurs membres, portent le nom générique d'augure. Ce mot vient de avium garritus, gazouillement des oiseaux, comme auspice vient d'avium inspection inspection des oiseaux ; ces deux procédés, dont l'un se rapporte à l'ouïe et le second à la vue, s'appliquent en effet principalement aux oiseaux. Les remarques faites sur des paroles, prononcées par des hommes dans une tout autre intention, pour les faire tourner à la prévision de l'avenir, donnent lieu au présage : « L'observation des présages, dit Valère Maxime, a des liens avec la religion. Car on croit que ce n'est pas le hasard, mais la providence divine qui règle l'événement. C'est ainsi que, tandis que les Romains délibéraient s'ils iraient ailleurs, un centurion s'écria, d'une manière toute fortuite : " Porte-enseigne, plante là ton drapeau, nous resterons très bien ici ! " Ce cri fut reçu par ceux qui l'entendirent comme un présage, et ils abandonnèrent le dessein de partir. » - Nous trouvons encore une autre espèce de divination, dans l'examen des figures qu'on voit en certains corps ; ainsi la chiromancie est l'étude des lignes de la main, du grec chiros, main ; la spatulomancie, l'étude des dessins qu'on voit sur les omoplates (spatula) de certains animaux.
Le second genre de divination, sans invocation expresse des démons, consiste à examiner le résultat de certains actes attentivement pratiqués par celui qui désire connaître quelque secret. Par exemple on trace des lignes en prolongeant des points (ce qui se rattache à la géomancie), ou bien on examine les dessins formés par du plomb fondu jeté dans l'eau. Ou encore on dépose dans un récipient qui les cache, des papiers, écrits ou non, et l'on observe qui tirera tel ou tel ; on use aussi de fétus inégaux que l'on présente pour voir qui prendra la plus longue ou la plus courte paille ; on jette les dés pour voir qui aura le plus grand nombre de points ; on lit un passage d'un livre qu'on ouvre au hasard. Tout cela porte le nom de sorts.
Il y a donc, au total, trois genres de divination : 1° Divination par appel manifeste aux démons ; c'est le fait des nécromanciens ; - 2° Par simple considération de la position ou du mouvement d’une chose étrangère ; c'est le fait des augures. 3° Par mise en oeuvre de certaines pratiques que l'on accomplit en vue de découvrir ce qui est caché : se sont les sorts. Chacun de ces genres se divise lui-même en espèces nombreuses, comme il ressort de cet exposé.
Solutions
:
1. Dans toutes les formes
de divination qu'on vient d'examiner, la raison de péché est la même en ce
qu'il a de général, mais non quant à son espèce. Il est en effet beaucoup plus
grave d'invoquer les démons que de faire des choses qui prêtent à leur
intervention.
2. La connaissance des
choses futures ou cachées caractérise la divination de façon générique, à titre
de fin ultime. La division en espèces se prend de l'objet ou de la matière
propres à chaque mode de divination, c'est-à-dire de la diversité des choses où
l'on prétend chercher cette connaissance.
3. Les signes auxquels s'applique le devin ne sont pas comme pour le diffamateur un moyen d'exprimer sa pensée, mais le principe d'une connaissance. Or, à diversité de principes, diversité d'espèces ; c'est une loi manifeste, même dans les sciences de démonstration.
Objections
:
1. Il semble qu'elle ne
soit pas illicite, car le Christ n'a rien fait d'illicite selon la première
épître de S. Pierre (2, 22) : « Il n'a pas commis de faute. » Or notre Seigneur
a interrogé le démon (Mc 5, 9) : « Quel est ton nom ? » A quoi le démon
répondit : « Légion, car nous sommes une foule 1 » On peut donc interroger les
démons pour savoir ce qui nous est caché.
2. Les âmes des saints ne
peuvent favoriser les questions illicites. Or, Saül, interrogeant une pythonisse
sur l'issue d'une guerre future, vit lui apparaître Samuel, qui lui prédit ce
qui allait arriver (1 S, 28, 8). La divination qui fait appel aux démons n'est
donc pas illicite.
3. Il semble permis de
demander, à celui qui la sait, la vérité qu'il est utile de connaître. Or, il
peut être utile de savoir des secrets, qu'on peut apprendre des démons, s'il
s'agit de découvrir un vol, par exemple. On peut donc user de cette sorte de
divination.
Cependant, nous lisons dans le Deutéronome (18, 10) : « Qu'on ne trouve parmi vous personne qui interroge les devins ou consulte les pythonisses. »
Conclusion
:
Toute divination faisant appel au démon est illicite pour deux motifs.
Premier motif : le principe même de la divination. C'est en effet conclure un pacte avec le démon que l'invoquer. Et cela est tout à fait défendu. Tel est le reproche d'Isaïe (28, 15) : « Vous avez dit : nous avons fait alliance avec la mort, et conclu un pacte avec l'enfer. » Ce serait plus grave encore si l'on offrait un sacrifice au démon qu'on invoque, ou si des marques d'honneur lui étaient rendues.
Second motif : les conséquences. Car le démon, qui veut la perte des hommes, même s'il dit vrai quelquefois, veut par ses réponses les accoutumer à le croire ; il veut ainsi les amener à mettre en danger leur salut. Sur ce texte de S. Luc (4, 35) : « Il le réprimanda et lui dit : Tais-toi ! » S. Athanase commente : « Bien que le démon confessât la vérité, le Christ lui fermait la bouche pour qu'il ne répandît pas sa perversion en la mêlant à la vérité. Il voulait nous accoutumer aussi à ne pas prêter attention aux révélations de ce genre, même si elles paraissent vraies. Il est criminel en effet, alors que nous possédons la Sainte Écriture, de nous faire instruire par le démon. »
Solutions
:
1. Comme le dit S. Bède : «
Notre Seigneur n'interroge pas comme quelqu'un qui ignore. Il veut faire
reconnaître la détresse du possédé pour manifester davantage la puissance du
guérisseur. » Il peut être parfois permis, dans l'intérêt des autres, de poser
une question au démon qui se présente de lui-même, surtout quand la vertu
divine peut le contraindre à dire le vrai. Mais c'est là tout autre chose que
d'appeler à soi le démon pour recevoir de lui la connaissance de choses
occultes.
2. Comme dit S. Augustin :
« Il n'est pas déraisonnable de croire que, par une permission de Dieu, et
par un ordre secret qui échappait à la pythonisse et à Saül, l'âme d'un juste,
sans subir aucunement l'influence des artifices et de la puissance magique, ait
pu se montrer aux regards du roi, qu'il devait frapper d'une sentence divine...
Ou bien, on pourrait penser que ce ne fut pas vraiment l'esprit de Samuel,
arraché à son repos, mais un fantôme et un jouet de l'imagination, produit par
les artifices diaboliques. La Sainte Écriture lui donnerait alors le nom de
Samuel en suivant le procédé commun, consiste à donner le nom des choses aux
image qui les représentent. »
3. Aucun avantage temporel ne peut être mi en balance avec le dommage spirituel qui menace notre salut, si nous invoquons les démons pou découvrir des secrets.
Objections
:
1. Elle ne paraît pas
illicite, car est permis d'annoncer, par l'examen des causes, l'effet qui
s'ensuivra. Les médecins, d'après le cours que prend la maladie, annoncent la
mort de leur client. Or, les corps célestes sont cause de ce qui se passe dans
ce bas monde ; Denys lui-même le dit. La divination par les astres n'est donc
pas défendue.
2. La science naît de
l'expérience. C'est ce qu'on peut voir dans Aristote au début de sa Métaphysique.
Or, grâce à de multiples expériences, des gens ont découvert qu'on pouvait,
par l'examen des astres, annoncer certains événements futurs. Il ne semble donc
pas illicite d'employer un tel moyen pour connaître l'avenir.
3. La divination est
illicite en tant qu'elle se fonde sur un pacte conclu avec les démons. Mais
cela n'a pas lieu dans l'astrologie, où l'on considère simplement la
disposition des créatures de Dieu. Il parent donc que cette forme de divination
n'est pas illicite.
Cependant, nous lisons dans les Confessions de S. Augustin : « je ne renonçais pas à consulter ces imposteurs que l'on nomme mathématiciens ; cela parce qu'il me semblait qu'ils n'offraient pas de sacrifices, et n'adressaient pas de prières à un esprit quelconque, en vue de leurs divinations. Et cependant la vraie piété chrétienne rejette ces pratiques et les condamne. »
Conclusion
:
Nous avons déjà dit que les démons agissent dans la divination qui procède d'une opinion fausse ou creuse, afin d'entraîner les esprits humains dans la vanité ou l'erreur. Or, c'est faire preuve d'une opinion vaine ou fausse que de chercher à prévoir, par l'examen des étoiles, l'avenir qu'elles ne peuvent nous faire connaître. Il faut donc examiner ce que l'observation des corps célestes peut exactement nous faire prévoir. S'il s'agit d'événements dont le cours est nécessaire, il est évident qu'on peut les prévoir par ce moyen ; les astronomes annoncent ainsi les éclipses. Mais nous nous trouvons en présence d'opinions bien diverses au sujet des prévisions sur l'avenir que peuvent fournir les étoiles.
Il y eut des gens pour dire que les étoiles signifient, plutôt qu'elles ne produisent, ce que l'on prédit en les observant. Mais cela est déraisonnable. Tout signe corporel ou bien est un effet qui nous renseigne directement sur la cause qui le produit, ainsi la fumée est le signe du feu qui en est cause ; ou bien, en désignant la cause, il désigne par là son effet, comme l'arc-en-ciel signifie le beau temps parce que le beau temps et l'arc-en-ciel ont une même cause. Or, on ne peut dire que les positions et les mouvements des corps célestes sont les effets d'événements futurs. Et on ne peut pas davantage ramener les uns et les autres à une cause unique de nature corporelle. La seule cause à laquelle on puisse ramener ces différents effets comme à une source commune, est la providence divine. Mais celle-ci soumet à des lois différentes les mouvements et les positions des corps célestes, et les événements contingents. Les premiers se produisent selon une raison nécessaire qui les produit toujours de la même manière, tandis que les seconds, soumis à une raison contingente, se produisent de façon variable.
On ne peut donc, de l'examen des astres, tirer d'autre prévision que celle qui consiste à découvrir par avance l'effet dans sa cause. Or, deux sortes d'effets échappent à la causalité des corps célestes. D'abord tout ce qui se produit par accident, soit dans l'ordre humain, soit dans l'ordre naturel. L'être par accident n'a pas de cause, explique Aristote, surtout si on l'entend d'une cause naturelle comme l'influence des corps célestes. Parce que ce qui se produit par accident n'est pas à proprement parler un être et n'a pas d'unité réelle : que la chute d'une pierre produise un tremblement de terre, qu'un fossoyeur, creusant une tombe, trouve un trésor, on ne peut reconnaître à ces rencontres d'unité formelle ; de telles rencontres n'ont pas d'unité réelle, elles sont absolument multiples. Tandis que le terme d'une opération naturelle est toujours quelque chose d'un, comme son principe qui n'est autre que la forme naturelle de l'être qui agit.
Échappent ensuite à la causalité des corps célestes les actes du libre arbitre, « faculté de la volonté et de la raison » . L'intellect en effet, ou la raison, n'est pas un corps, ni l'acte d'un organe corporel. La volonté, qui est la tendance correspondant à la raison, ne l'est donc pas davantage. Or, aucun corps ne peut impressionner une réalité incorporelle. Il est donc impossible que les corps célestes fassent directement impression sur l'intelligence et la volonté, car ce serait admettre que l'intelligence ne diffère pas du sens : ce qu'Aristote attribue à ceux qui soutenaient que « la volonté des hommes est modifiée par le père des hommes et des dieux », c'est-à-dire le soleil ou le ciel. Les corps célestes ne peuvent donc être directement causes des opérations du libre arbitre. Ils peuvent cependant incliner ou agir en tel ou tel sens, en y disposant par leur influence. Celle-ci s'exerce en effet sur notre corps, et par suite sur nos facultés sensitives, car celles-ci sont l'acte d'organes corporels qui inclinent à produire les actes humains. Mais ces puissances inférieures obéissent à la raison, comme le montre Aristote ; le libre arbitre n'est donc aucunement nécessité, et l'homme peut toujours, par sa raison, s'opposer à cette impulsion venue des corps célestes.
Donc, si l'on use de l'astrologie pour prévoir les événements qui se produisent par hasard ou accidentellement, ou encore pour prévoir avec certitude les actions des hommes, on part d'une opinion fausse et vaine. C'est ainsi que l'action des démons s'y mêle. C'est une divination superstitieuse et illicite. Si par contre, on examine les astres pour connaître d’avance les effets directs de l’influence des corps célestes : sécheresses, pluies, etc., il n'y a plus ni divination illicite ni superstition.
Solutions
:
1. Notre exposé répond à la
première objection.
2. L'exactitude fréquente des prédictions des astrologues tient à deux causes : 1° La plupart des hommes suivent leurs impressions corporelles. Leurs actes n'ont donc le plus souvent d'autre règle que le penchant imprimé par les corps célestes. Un petit nombre seulement, les sages, gouvernent ces penchants par la raison. C'est pourquoi, dans bien des cas les prédictions des astrologues se réalisent, surtout lorsqu'il s'agit d'événements généraux qui dépendent du grand nombre. 2° Les démons s'en mêlent. « Il faut avouer, dit S. Augustin que lorsque les astrologues disent vrai, c'est sous l'influence d'un instinct très secret que les âmes humaines subissent inconsciemment. C'est là une oeuvre de séduction, qu'il faut attribuer aux esprits impurs et séducteurs, à qui Dieu permet de connaître certaines vérités de l'ordre temporel. » Et il tire de là cette conclusion : « Aussi un bon chrétien doit-il se garder des astrologues et de ceux qui exercent un art divinatoire et impie, surtout s'ils disent vrai.
Il doit craindre que son âme,
trompée par le commerce des démons, ne soit prise au piège dans le pacte qui
l'attache à eux . »
3. Cela résout également la troisième objection.
Objections
:
1. Il semble que la
divination par les songes ne soit pas illicite. Car il n'est pas illicite de
profiter d'un enseignement divin. Or c'est en songe que Dieu instruit les
hommes. On lit en effet dans Job (33, 15) : « Par un songe, dans la vision de
la nuit, quand le sommeil accable les hommes et qu'ils dorment sur leur lit,
alors Dieu leur ouvre l'oreille, et par son enseignement les instruit de sa
loi. » Employer la divination par les songes n'est donc pas illicite.
2. Ce genre de divination
est précisément employé par ceux qui expliquent les songes. Or, on lit dans
l'Écriture que de saints hommes l'ont pratiquée. joseph expliqua les songes de
l'échanson et du grand panetier de Pharaon, et celui de Pharaon lui-même (Gn
41, 15) ; et Daniel, le songe du roi de Babylone (Dn 2, 26). On peut donc
employer ce genre de divination.
3. On ne peut
raisonnablement nier un fait d'expérience commune. Or, tout le monde le
constate, les songes ont une signification relative à l'avenir. Il est donc inutile
de nier leur efficacité divinatoire, et l'on peut à bon droit y prêter
attention.
Cependant, le Deutéronome prescrit (18, 10) « Que nul parmi vous n'observe les songes. »
Conclusion
:
La divination qui repose sur une opinion fausse est superstitieuse et illicite, nous l'avons dit. C'est pourquoi il faut chercher ce qu'il y a de vrai dans la prévision qu'on peut tirer des songes. Ceux-ci sont parfois la cause d'événements futurs, par exemple lorsque l'esprit, préoccupé par ce qu'il a vu en songe, est amené à faire ou à éviter telle chose. Mais il arrive aussi qu'ils soient le signe d'événements futurs, une même cause rendant compte du rêve et de l'événement. Telle est la raison de la plupart des prémonitions reçues en songe. Il nous faut donc examiner quelle est la cause des songes, et si cette cause peut en même temps produire les événements futurs ou les connaître.
Il faut donc savoir que les songes peuvent dépendre de deux sortes de causes, internes et externes.
Les causes internes sont elles-mêmes soit intérieures soit extérieures. - 1° L'une est psychique : l'imagination représente dans le sommeil ce qui a arrêté sa pensée et ses affections pendant la veille. Pareille cause ne peut avoir d'influence sur les événements postérieurs, avec lesquels ce genre de rêve n'a qu'un rapport purement accidentel. S'ils se rencontrent, c'est par hasard. - 2° La source intérieure du rêve est corporelle. Car les dispositions internes du corps produisent des mouvements de l'imagination en rapport avec elles ; l'homme chez qui abondent les humeurs froides rêve qu'il est dans l'eau ou dans la neige. C'est pourquoi les médecins disent qu'il faut porter attention aux rêves du malade pour diagnostiquer son état intérieur.
Quant aux causes externes, nous y retrouvons également une double division, fondée sur la distinction du corporel et du spirituel. - 1° la cause est corporelle en tant que l'imagination du dormeur est impressionnée par l'air ambiant ou par l'influence des corps célestes. Ainsi les imaginations qui lui apparaissent dans le sommeil sont en harmonie avec la disposition des corps célestes. - 2° La cause spirituelle est parfois Dieu qui, par le ministère des anges, fait aux hommes certaines révélations dans leurs songes, selon ce texte des Nombres (12, 6) : « S'il y a parmi vous un prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en vision ou je lui parlerai par un songe. » Mais d'autres fois ce sont les démons qui sont à l'oeuvre. Ils font apparaître dans le sommeil des images grâce auxquelles ils révèlent certains faits à venir, à ceux qui ont avec eux des pactes défendus.
Il faut donc conclure que si l'on emploie les songes pour connaître l'avenir en tant qu'ils proviennent d'une révélation divine ou qu'ils dépendent d'une cause naturelle interne ou externe, pourvu qu'on n'aille pas au-delà des limites où s'étend son influence, une telle divination ne sera pas illicite. Mais si le songe divinatoire est causé par une révélation diabolique, à la suite d'un pacte exprès avec les démons invoqués à cette fin, ou d'un pacte tacite, parce que cette divination s'étend au-delà des limites auxquelles elle peut prétendre, cette divination sera illicite et superstitieuse.
Solutions
:
Les Objections sont par là résolues.
Objectifs : 1. Il semble que la divination par les augures, les présages et d'autres
observations analogues, ne soit pas illicite, sans quoi de saints hommes ne
l'emploieraient pas. Mais on lit que Joseph consultait les augures. La Genèse
(44, 5) dit en effet que l'intendant de Joseph disait : « La coupe que vous
avez volée est celle dans laquelle boit mon maître, et dont il se sert
habituellement pour connaître les augures. » Joseph lui-même dit ensuite à ses
frères : « Ignorez-vous donc que je n'ai pas mon pareil dans la science des
augures ? » Il n'est donc pas illicite d'employer ce procédé divinatoire.
2. Les oiseaux ont une
connaissance naturelle de certains événements futurs, selon Jérémie (8, 7) : «
Le milan connaît dans les cieux sa saison ; la tourterelle, l'hirondelle, la
cigogne, observent le temps de leur arrivée. » Mais la connaissance naturelle
est infaillible et vient de Dieu. Donc employer la connaissance des oiseaux
pour connaître l'avenir, ce qui est pratiquer l'augure, ne paraît pas illicite.
3. Gédéon est mis au nombre
des saints (He 11, 32). Or, il s'est servi d'un présage, le jour où il entendit
raconter et interpréter un songe, selon le livre des juges (7, 13). De même
Eliézer, serviteur d'Abraham, d'après la Genèse (24, 13). Ce procédé ne paraît
donc pas illicite.
Cependant, on trouve dans le Deutéronome (18, 13) : « Que nul parmi vous n'observe les augures. »
Conclusion
:
Les mouvements ou les cris des oiseaux, et toutes les dispositions de ce genre que l'on peut observer, ne sont manifestement pas la cause des événements futurs ; aussi ne peut-on y découvrir ceux-ci, comme un effet qu'on découvre dans sa cause. Si l'on peut en tirer quelque prévision, ce sera donc seulement dans la mesure où eux-mêmes dépendent de ce qui produit ou connaît les événements qu'ils présagent.
Les animaux dépourvus de raison agissent sous l'impulsion d'un instinct qui les meut d'un mouvement naturel. Ils ne possèdent pas en effet la maîtrise de leur activité. A cet instinct lui-même nous pouvons assigner une double cause :
1° Une cause corporelle. N'ayant qu'une âme sensible, dont toutes les puissances sont l'acte d'organes corporels, ces animaux sont sujets à subir l'influence des corps environnants, et en tout premier lieu des corps célestes. Rien n'empêche donc que certaines de leurs opérations ne fournissent une indication sur l'avenir, par leur conformité avec l'état des corps célestes et de l'air ambiant, d'où proviendront certains événements. Il faut cependant faire ici deux remarques. D'abord, les prévisions fournies par l'observation des animaux doivent se borner aux événements dont le mouvement des corps célestes rend raison, comme on l'a dit plus haut . D'autre part elles ne peuvent s'étendre au-delà de ce qui peut concerner par quelque côté ces animaux. Ils ne reçoivent en effet des corps célestes qu'une connaissance naturelle et un instinct relatif aux choses nécessaires à leur vie : les variations des vents et des pluies par exemple.
2° Ces instincts peuvent également dépendre d'une cause spirituelle. Ce peut être Dieu. On le voit par les cas suivants : la colombe qui descend sur le Christ, le corbeau qui ravitaille Élie, le monstre marin qui avale et rejette Jonas. Ce peuvent être aussi les démons, qui se servent de ces activités des bêtes pour troubler l'esprit des hommes par des opinions sans fondements.
Ces explications valent pour toutes les autres divinations de ce genre, sauf pour les présages. Parce que les paroles humaines que l'on tient pour un présage ne dépendent pas de la disposition des astres. Elles dépendent de l'ordre providentiel que Dieu leur assigne, et parfois de l'activité des démons. Nous devons donc conclure que toute divination de ce genre, si elle prétend franchir les limites qu'elle peut atteindre selon l'ordre de la nature ou de la Providence, est superstitieuse et illicite.
Solutions
:
1. Joseph plaisantait, dit
S. Augustin, quand il disait n'avoir pas son pareil dans la science des
augures. Il ne parlait pas sérieusement, et sans doute se référait-il à
l'opinion du vulgaire. Il faut entendre de même les propos de son intendant.
2. Ce texte parle de la
connaissance que les oiseaux ont de ce qui les concerne. Chercher à prévoir
cela en considérant leurs cris et leurs évolutions, n'est pas défendu, par
exemple si le croassement répété des corneilles annonce une pluie imminente.
3. Gédéon, lorsqu'il prêta attention au récit et à l'explication du songe pour en tirer présage, vit en ces faits une instruction que lui ménageait la Providence. C'est dans les mêmes sentiments qu'Éliézer, après avoir prié Dieu, fut attentif aux paroles que prononcerait la jeune fille.
Objections
:
1. Il semble que cette
divination ne soit pas illicite, car, sur ce texte du Psaume (31, 16) : « Mon
sort est entre tes mains », la glose de S. Augustin commente : « Le sort n'est
pas chose mauvaise, mais un signe qui dans le doute indique la volonté divine.
»
2. Les saints dont l’Écriture nous rapporte les actions n'ont rien fait que de permis. Or, on trouve, tant dans l'Ancien que dans le Nouveau Testament, que des saints personnages ont employé des sorts. C'est Josué qui, pour obéir au Seigneur, punit, sur le jugement du sort, Akan qui avait soustrait quelque chose à l'anathème (Jos 7, 13). C'est Saül qui par le moyen des sorts découvrit que son fils Jonathan avait mangé du miel (1 S 14, 42). C'est Jonas qui fuyant la face du Seigneur fut indiqué par le sort et jeté dans la mer (jon 1, 7). C'est Zacharie qui fut désigné par le sort pour offrir l'encens (Lc 1, 9). C'est S. Matthias enfin que le sort désigne au choix des Apôtres pour entrer dans leurs rangs (Ac 1, 26).
La divination par les sorts ne
paraît donc pas être illicite.
3. Le duel, ou combat
singulier, les jugements du feu et de l'eau qu'on appelle jugements populaires,
se rattachent aux sorts puisque par ces procédés on cherche à découvrir une
chose cachée. Mais on ne voit pas que cela soit illicite puisqu'on lit que
David a engagé un combat singulier avec le Philistin (1 S 17, 32). Donc la
divination par les sorts n'est pas illicite.
Cependant, on lit dans les Décrets « Les sorts, dont vous faites usage pour juger toutes les affaires qui vous sont confiées, ont été condamnés par les Pères et nous y voyons divinations et maléfices. C'est pourquoi nous voulons que cette condamnation soit totale et qu'on n'en parle plus désormais chez les chrétiens ; et pour qu'ils cessent, nous les interdisons sous peine d'anathème. »
Conclusion
:
On entend proprement par « sort » un procédé qu'on utilise, et dont on observe le résultat pour découvrir un fait caché. Si l'on s'en remet au jugement des sorts pour décider à qui l'on doit attribuer telle chose, que ce soient des possessions, honneurs, dignités, peines ou une fonction quelconque, nous aurons le sort distributif. Si l'on recherche ce qu'on doit faire, c'est le sort consultatif ; tandis que par le sort divinatoire on s'enquiert de ce qui arrivera.
Les actes des hommes, que l'on utilise pour les sorts, ne sont pas soumis à la disposition des astres, ni davantage leurs résultats. Recourir aux sorts en pensant que l'issue de ces procédés est soumise à cette influence, c'est s'attacher à une opinion vaine et fausse, et par conséquent comportant une intervention des démons. De ce fait une telle divination sera superstitieuse et illicite.
Cette causalité étant écartée, il s'impose que l'issue de la consultation des sorts ne peut venir que du hasard, ou d'une cause spirituelle prépondérante. Si cela vient du hasard, ce qui ne peut produire que par le sort distributif, on ne peut reprocher que la vanité ; ainsi, lorsque des gens ne peuvent se mettre d'accord sur un partage, ils veulent y employer le sort distributif, en confiant au hasard quelle part doit revenir à chacun.
Mais si l'on attend d'une cause spirituelle le jugement des sorts, on l'attend parfois des démons ; ainsi lisons-nous en Ézéchiel (21, 26) : « Le roi de Babylone s'est arrêté au carrefour, au départ des deux chemins, mêlant ses flèches pour interroger le sort ; il a interrogé les idoles et consulté les entrailles des victimes. » De tels sorts sont illicites et interdits par les canons.
Mais d'autres fois, on attend de Dieu la réponse, selon les Proverbes (16, 33) : « Les sorts sont jetés dans le pli du vêtement, mais c'est le Seigneur qui les dirige. » En soi cette consultation des sorts n'est pas mauvaise, dit S. Augustin. Cependant le péché peut s'y introduire de quatre façons. 1° Si l'on recourt aux sorts sans aucune nécessité, car cela semble tenter Dieu. Aussi S. Ambroise dit-il : « Celui qui est élu par le sort échappe au jugement humain. » 2° Si, même en cas de nécessité, on emploie les sorts sans respecter Dieu. Aussi Bède n dit-il : « Si, poussé par la nécessité, on estime qu'il faut consulter Dieu ou les sorts à l'exemple des Apôtres, on doit remarquer que les Apôtres ne l'ont fait qu'après avoir réuni les frères et après avoir prié Dieu. » 3° Si l'on fait servir les oracles divins à des affaires terrestres, ce qui fait dire à S. Augustin : « Ceux qui consultent les sorts en ouvrant l'évangile, s'il faut souhaiter qu'ils agissent ainsi plutôt que de consulter les démons, je trouve déplaisante cette habitude de vouloir faire servir les oracles divins à des affaires profanes et aux vanités de cette vie. » 4° Si dans les élections ecclésiastiques, qui doivent se faire sous l'inspiration du Saint-Esprit, certains recourent aux sorts. Aussi, dit Bède : « Matthias fut ordonné par la voie du sort avant la Pentecôte », c'est-à-dire avant l'effusion plénière du Saint-Esprit sur l'Église, « dans la suite les sept diacres ont été ordonnés non par le sort, mais par le choix des disciples ». Il en est autrement des dignités temporelles, ordonnées au bon ordre des affaires terrestres ; dans ces élections, la plupart du temps les hommes emploient les sorts, comme pour la répartition des biens temporels.
Mais, si la nécessité est pressante, il est licite d'implorer le jugement divin avec tout le respect voulu. Ce qui fait dire à S. Augustin : « Si en temps de persécution les ministres de Dieu sont divisés pour savoir qui restera pour éviter que tous ne s'enfuient, afin que l’Église ne soit pas dépeuplée par la mort de tous, si cette répartition ne peut se régler autrement, à mon avis, c'est au sort de choisir ceux qui doivent rester et ceux qui devront fuir. » Et il dit ailleurs : « Supposons que tu aies du superflu qu'il te faille donner à un indigent, sans qu'il te soit possible d'en faire deux parts ; si tu rencontres deux hommes dont ni l'un ni l'autre ne peut justifier ta préférence, soit par son indigence, soit par quelque lien qui te l'attacherait : tu ne feras rien de plus juste que de tirer au sort un don que tu ne peux faire aux deux à la fois. »
Solutions
:
1. et 2. Notre exposé
répond à ces deux objections.
3. L'épreuve du fer rouge ou de l'eau bouillante est un procédé par lequel on s'efforce, au moyen d'actes accomplis par un homme, de découvrir une faute cachée ; c'est ce qu'elle a de commun avec les sorts ; cependant, en tant qu'on y compte sur un miracle de Dieu, elle dépasse la raison générale des sorts. C'est ce qui rend illicite un tel jugement ; car il est ordonné à juger des choses secrètes, réservées au jugement de Dieu ; en outre un tel jugement n'est pas sanctionné par l'autorité divine. Ç'est ce qui explique cette décision du pape Etienne, : « Les canons n'approuvent pas qu'on arrache un aveu à qui que ce soit par l'épreuve du fer rouge ou de l'eau bouillante. Ce que les saints Pères n'ont pas enseigné ni sanctionné de leur autorité nul ne doit oser le faire par un procédé superstitieux. Les délits manifestés par un aveu spontané ou par des témoignages probants, c'est à nous d'en juger, en gardant devant les yeux la crainte du Seigneur. Quant aux fautes secrètes et inconnues, il faut les abandonner à celui qui seul connaît les coeurs des fils des hommes. » La même raison vaut pour le duel judiciaire, à cela près qu'on rejoint ici davantage la notion générale des sorts, en tant qu'on n'attend ici aucun effet miraculeux, sauf peut-être lorsque les combattants sont vraiment de force ou d'habileté inégales.
1. Pratiques pour acquérir la science d'après l' « art notoire ». - 2. Pratiques pour agir sur certains corps. - 3. Pratiques pour conjecturer la bonne ou la mauvaise fortune. - 4. Les formules sacrées qu'on suspend à son cou.
Objections
:
1. Il semble que ce ne soit
pas illicite de les employer. En effet, une chose est appelée illicite de deux
façons. Par elle-même, comme l'homicide, le vol ; ou parce qu'elle est ordonnée
à une fin mauvaise, comme l'aumône faite par vaine gloire. Mais les pratiques
de l'art notoire, à les prendre en elles-mêmes, n'ont rien d'illicite, car ce
sont des jeûnes et des prières adressées à Dieu. Et elles sont ordonnées à une
fin bonne : acquérir la science. Il n'est donc pas illicite d'employer ces
pratiques.
2. On lit dans Daniel (1,
17) que Dieu, aux jeunes gens qui pratiquaient l'abstinence, donna la science
et la connaissance de tous les livres et de toute la sagesse. Mais les pratiques
de l'art notoire concernent des jeûnes et des abstinences. Il semble donc que
cet art tient de Dieu son efficacité. Il n'est donc pas illicite de l'employer.
3. C'est un désordre de
s'enquérir de l'avenir auprès des démons, parce qu'ils ne le connaissent pas,
cela étant réservé à Dieu, nous l'avons dit. Mais ils connaissent les vérités
scientifiques, car les sciences ont pour objet les réalités nécessaires et
universelles, accessibles à la connaissance humaine, et bien davantage à celle
dès démons. Il semble donc que ce ne soit pas un péché de pratiquer l'art
notoire, même s'il tient son efficacité du démon.
Cependant, on lit dans le Deutéronome (18, 10) : « Que nul d'entre vous ne recherche la vérité auprès des morts », car cette recherche repose sur l'intervention des démons. Mais les pratiques de l'art notoire prétendent nous faire trouver la vérité « par certains pactes symboliques conclus avec les démons ». Il n'est donc pas licite de l'employer.
Conclusion
:
L'art notoire est illicite et inefficace. 1° Il est illicite parce qu'il emploie pour acquérir la science des procédés impuissants par eux-mêmes : il faut examiner certaines figures, prononcer certains mots inconnus, etc. C'est pourquoi un tel art n'emploie pas ces procédés comme des causes, mais comme des signes ; et non pas des signes divinement institués, comme les signes sacramentels. Il n'y a donc plus qu'à conclure à leur vanité, et par conséquent les rapporter à ces « pactes symboliques acceptés et conclus avec les démons ». Il en va donc de l'art notoire comme des autres « pratiques frivoles et nuisibles » dont S. Augustin nous dit que « le chrétien doit les rejeter totalement et les fuir ».
2° Cet art est inefficace pour nous faire acquérir la science. Il prétend en effet y parvenir sans suivre le mode connaturel à l'homme, de la découverte et de l'enseignement ; il s'ensuit qu'on attend ce résultat de Dieu ou des démons. Certainement Dieu a doté certains hommes d'une science et d'une sagesse infuses. L'Écriture sainte (1 R 3, 11) le dit de Salomon, et le Seigneur le promet à ses disciples (Lc 21, 15) : « je vous donnerai un langage et une sagesse auxquels tous vos adversaires ne pourront opposer ni résistance ni contradiction. » Mais ce don n'est pas accordé à n'importe qui, et il n'y a pas de recette déterminée qui en assure la possession : c'est l'Esprit Saint qui en dispose à son gré, dit S. Paul (1 Co 12, 8) : « L'un reçoit du Saint-Esprit le don de parler avec sagesse, l'autre de parler avec science, selon le même Esprit » ; et plus loin : « Tout cela est l'oeuvre d'un seul et même Esprit, qui distribue à chacun comme il veut. » Quant aux démons, il ne leur appartient pas d'éclairer l'intelligence, comme nous l'avons dit dans la première Partie. Or la science et la sagesse s'acquièrent par accroissement de la lumière intellectuelle. Il n'est donc personne qui ait jamais acquis la science par l'opération des démons. Selon S. Augustin : « De l'aveu de Porphyre, les pratiques théurgiques » où entrent les démons « ne communiquent à l'intelligence aucune purification qui la rende capable de voir son Dieu et de pénétrer ce qui est vrai », comme toutes les acquisitions de la science. Toutefois, les démons pourraient, en parlant aux hommes leur langage, exprimer quelques-uns des enseignements des sciences ; mais ce n'est pas là ce qu'on recherche par l'art notoire.
Solutions
:
1. Il est bien d'acquérir
la science, mais non d'une manière indue. Or c'est à cette fin que tend l'art
notoire.
2. Ces jeunes gens ne
réglaient pas leur abstinence sur les vaines pratiques de l'art notoire ; mais
pour obéir à la loi de Dieu, ils refusaient de se souiller en touchant aux mets
des païens. C'est leur obéissance qui leur a mérité de recevoir de Dieu la
science, selon ce mot du Psaume (1 19,100) : « Je surpasse les vieillards en
intelligence, car je garde tes préceptes. »
3. Demander aux démons la connaissance de l'avenir est un péché, non seulement parce qu'ils l'ignorent, mais parce que cela fait entrer en relation avec eux.
Objections
:
1. Il semble que ces
pratiques ordonnées à modifier les corps, par exemple pour leur rendre la
santé, ne sont pas illicites. En effet, il est licite d'employer les vertus
naturelles des corps pour obtenir leurs effets propres. Or ils ont des vertus
cachées dont la raison nous échappe : l'aimant attire le fer par exemple, et S.
Augustin énumère quantité d'autres vertus cachées. Donc les employer pour
modifier les corps n'est pas illicite.
2. De même que les corps
naturels sont soumis aux corps célestes, de même les corps artificiels. Mais
l'influence des corps célestes confère aux corps naturels des vertus occultes,
conformes à leur espèce. Donc, les corps artificiels eux-mêmes, comme les
statues, reçoivent des corps célestes une vertu occulte capable de produire
certains effets. Donc employer de tels corps artificiels n'est pas illicite.
3. Les démons peuvent aussi
transformer les corps de multiples façons, selon S. Augustin Mais leur
puissance vient de Dieu. Il est donc permis d'employer celle-ci pour produire
certaines de ces transformations.
Cependant, S. Augustin écrit qu'il faut rattacher à la superstition « les tentatives des arts magiques, les amulettes, les remèdes réprouvés par la science médicale et qui consistent en incantations ou en tatouages appelés marques, ou en la façon de suspendre et d'attacher toutes sortes d'objets ».
Conclusion
:
Dans les procédés employés pour obtenir certains effets corporels, il faut examiner s'ils peuvent produire naturellement ces effets. Si tel est le cas, ils ne sont pas illicites ; il est permis d'employer des causes naturelles pour produire les effets qui leur sont propres. Mais si l'on voit qu'ils ne peuvent causer naturellement de tels effets, il s'ensuit qu'ils ne doivent pas être employés à produire ces effets comme des causes, mais pour leur valeur symbolique. Et ainsi ils appartiennent « aux pactes symboliques conclus avec les démons ». Aussi S. Augustin dit-il encore : « Les démons sont attirés par des créatures qui ne sont pas leur ouvrage, mais celui de Dieu. Les charmes sont divers, selon la diversité des démons qu'ils attirent, non comme des animaux alléchés par des aliments, mais comme des esprits séduits par des signes qui conviennent au goût de chacun, par toute une variété de pierres, d'herbes, d'arbres, d'enchantements et de rites. »
Solutions
:
1. Si l'on emploie
simplement des forces naturelles pour produire certains effets dont on les
croit capables, il n'y a rien de superstitieux ni d'illicite. Mais si l'on y
ajoute des inscriptions, des formules ou n'importe quelle autre pratique,
manifestement dénuées de toute efficacité naturelle, c'est superstitieux et
illicite.
2. Les vertus naturelles des corps découlent de leurs formes substantielles, qu'ils reçoivent de l'influence des corps célestes ; et c'est pourquoi leur influence confère des vertus actives. Mais dans les corps artificiels, les formes procèdent de la conception de l'artisan ; et puisqu'elles ne consistent que dans la composition, l'ordre et la figure, selon Aristote elles ne peuvent avoir aucune vertu naturelle active. Par suite, en tant qu'objets fabriqués, ils ne reçoivent des corps célestes aucune vertu en dehors de leur vertu naturelle. Donc, ce que pensait Porphyre est faux, d'après S. Augustin : « Avec des herbes, des pierres, des animaux, des sons et des paroles déterminées, des représentations et des images, reflétant les mouvements des astres observés dans leur évolution céleste, les hommes pouvaient fabriquer sur terre des pouvoirs capables de réaliser les différents mouvements des astres », comme si les effets des arts magiques provenaient de la vertu des corps célestes. Mais, ajoute S. Augustin, « tout cela vient des démons qui se jouent des âmes soumises à leur pouvoir ».
Aussi, même les images qu'on
appelle « astronomiques » tirent leur efficacité de l'opération des démons. Le
signe en est qu'il est nécessaire d'y inscrire certaines marques qui, par
nature, ne produisent rien, car une simple représentation n'est pas le principe
d'une action naturelle. Mais il y a cette différence entre les images
astronomiques et la nécromancie que dans celle-ci il y a des invocations
explicites et des prestiges qui se rattachent aux pactes exprès conclus avec
les démons. Tandis que dans les autres images il y a des pactes tacites
impliqués par des dessins ou des marques symboliques.
3. La majesté divine étend son autorité sur les démons pour que Dieu les emploie à ce qu'il veut. Mais l'homme n'a pas reçu de pouvoir sur les démons, pour les employer licitement à tout ce qu'il veut. Au contraire, il est avec eux en guerre déclarée. Aussi ne lui est-il aucunement permis d'utiliser leur aide par des pactes tacites ou exprès.
Objections 1. Il
semble que ces pratiques ne soient pas illicites. Parmi les infortunes des
hommes, il y a les maladies. Mais celles-ci sont précédées par des symptômes
observés par les médecins. Donc observer de tels indices ne paraît pas
illicite.
2. Il est déraisonnable de
nier ce que constate l'expérience commune. Mais presque tout le monde en fait
l'expérience ; il y a des temps, des lieux, des paroles, des rencontres
d'hommes ou d'animaux, des événements bizarres ou exceptionnels qui présagent
un bonheur ou un malheur futur. Donc les observer ne semble pas illicite.
3. Les actions des hommes
et les événements sont disposés par la providence divine selon un certain
ordre, qui explique que des faits précédents soient les signes de ceux qui
suivront. Aussi ce qui arrivait aux Pères de l'ancienne loi était-il le signe
de ce qui s'accomplit parmi nous, comme le montre l'Apôtre (1 Co 10, 6). Donc
observer de tels présages ne parent pas être illicite.
Cependant, S. Augustin affirme « L'observation de mille riens se rattache aux pactes conclus avec les démons : le sursaut d'un membre ; une pierre ou un chien s'interposant entre deux amis marchant ensemble ; piétiner le seuil quand on passe devant sa maison ; se recoucher si l'on a éternué en se chaussant ; rentrer à la maison si on a trébuché en marchant ; avoir un vêtement rongé par les souris ; craindre le pressentiment d'un mal futur plus que s'affliger du mal présent. »
Conclusion
:
Les hommes prennent garde à ces observations non comme à des causes, mais comme à des signes d'événements futurs, bons ou mauvais. Or, on ne les considère pas comme des signes révélés par Dieu, puisqu'ils n'ont pas été établis par l'autorité divine ; ils viennent plutôt de la frivolité humaine fortifiée par la malice des démons qui cherchent à embrouiller l'esprit humain par ces sottises. C'est pourquoi il est évident que toutes ces observations sont superstitieuses et illicites. Il faut y voir des séquelles de l'idolâtrie qui faisait observer les augures, les jours fastes et néfastes, ce qui se rattachait à la divination par les astres, qui distinguait entre les jours ; il semble donc que ces observations sont illogiques et grossières, et elles n'en sont que plus superstitieuses et plus vaines.
Solutions
:
1. Les causes des maladies
précèdent celles-ci en nous et produisent certains signes des maladies à venir
; il est donc permis aux médecins de les observer. Aussi n'est-il pas illicite
de présager des événements futurs à partir de leur cause, et l'esclave craint
le fouet quand il voit son maître en colère. Il pourrait en être de même quand
on craint que le mauvais oeil ne fasse du mal à un enfant : nous avons parlé
dans la première Partie. Mais cela ne vaut pas pour les observations dont il
s'agit.
2. Si au début on a
constaté du vrai dans ces observations, c'était par hasard. Mais dans la suite,
lorsque les hommes ont commencé à se laisser captiver par ces pratiques,
beaucoup de faits se sont produits par la tromperie des démons, si bien que,
d'après S. Augustin, « les hommes sont devenus de plus en plus curieux en se
laissant prendre à ces observations, et en s'empêtrant de plus en plus dans le
piège de cette erreur pernicieuse ».
3. Dans le peuple juif, d'où le Christ devait naître, non seulement les paroles mais aussi les faits étaient prophétiques, dit S. Augustin. Et c'est pourquoi il est licite de faire servir ces faits à notre instruction, comme étant des signes donnés par Dieu. Mais tout ce que fait la providence divine n'est pas ordonné à présager l'avenir. Aussi la comparaison est-elle sans portée.
Objections
:
1. Il semble que cette
pratique ne soit pas illicite. En effet, les paroles divines n'ont pas moins
d'efficacité quand elles sont écrites que quand elles sont prononcées. Mais il
est permis de prononcer des paroles sacrées pour obtenir certains effets, comme
la guérison des malades, ainsi le Pater Noster, Ave Maria ou toute autre
invocation du nom de Dieu, selon cette parole en Marc (16, 17) : « En mon nom
ils chasseront les démons, ils parleront des langues nouvelles, ils saisiront
les serpents. » Donc il semble licite de suspendre à son cou un texte sacré
pour se préserver de la maladie ou de toute autre misère.
2. Les paroles sacrées
n'agissent pas moins efficacement sur les corps des hommes que sur ceux des
serpents et des autres animaux. Mais les incantations sont efficaces pour
écarter les serpents ou pour guérir d'autres animaux. C'est pourquoi on dit
dans le Psaume (58, 5) : « Comme l'aspic sourd et qui se bouche les oreilles
pour ne pas entendre la voix de l'enchanteur, du charmeur le plus habile aux
charmes. » Donc il est permis de s'accrocher au cou des paroles sacrées en
guise de remède.
3. La parole de Dieu n'a
pas une moindre sainteté que les reliques des saints. S. Augustin affirme qu'elle
« n'est pas moindre que le corps du Christ ». Mais il est permis de se
suspendre au cou des reliques, ou de les porter autrement, pour se protéger. Au
même titre il est donc permis d'employer pour sa sauvegarde les paroles de la
Sainte Écriture, parlées ou écrites.
Cependant, S. Jean Chrysostome déclare : « Certains portent au cou un fragment du texte de l'Évangile. Mais est-ce que l'Évangile n'est pas lu chaque jour dans les églises pour que tout le monde l'entende ? Ceux dont les oreilles ont reçu l'Évangile sans aucun profit, comment peut-il les sauver en étant suspendu à leur cou ? Alors, où est la vertu de l'Évangile ? Dans la forme des caractères, ou dans l'intelligence de sa signification ? Si c'est dans la forme des caractères, tu fais bien de les pendre à ton cou ? Si c'est dans l'intelligence, il vaudra mieux l'avoir dans ton coeur qu'accroché à ton cou. »
Conclusion
:
Dans toutes les incantations ou les écritures accrochées au cou, il faut prendre garde à deux choses.
1° Quel est le contenu de la formule, prononcée ou écrite ? Car si c'est une invocation aux démons, c'est manifestement superstitieux et illicite. Pareillement, il faut se méfier s'il y a là des noms inconnus, de peur qu'ils ne cachent quelque chose d'illicite. Ce qui fait dire à S. Jean Chrysostome : « A l'exemple des pharisiens qui portaient de grandes houppes à leur manteau, il y a maintenant beaucoup de gens qui composent des noms d'anges en hébreu, les copient et les attachent : ceux qui ne les comprennent pas doivent les redouter. » Il faut encore prendre garde que la formule ne contienne rien de faux. Car alors on ne pourrait attendre son efficacité de Dieu, qui n'est pas le témoin de l'erreur.
2° Ensuite il faut prendre garde que les paroles sacrées ne soient accompagnées par rien de vain, comme par l'inscription de caractères, en dehors de la croix du Christ. Ou bien qu'on ne mette pas son espoir dans la manière d'écrire ou d'attacher la formule, ou en quelque sottise de ce genre qui ne s'accorde pas avec le respect dû à Dieu. Parce que tout cela serait jugé superstitieux. C'est pourquoi on lit dans le Décret, : « Il n'est pas permis, en cueillant des herbes médicinales, de s'adonner à des pratiques ou incantations, si ce n'est en employant le Symbole ou l'oraison dominicale afin que, seul, Dieu le Créateur du monde soit adoré et honoré. »
Solutions
:
1. Il est licite de
prononcer des paroles divines ou d'invoquer le nom divin, si l'on ne cherche
que le respect dû à Dieu, respect dont on attend le résultat. Mais si on s'attache
à une autre pratique vaine, c'est illicite.
2. Il n'est pas illicite
non plus de charmer des serpents et d'autres animaux, si l'on ne s'attache
qu'aux paroles divines et à la puissance de Dieu. Mais la plupart du temps ces
incantations comportent des pratiques illicites et obtiennent des démons leur
efficacité ; surtout avec les serpents, car le serpent fut le premier
instrument dont le démon s'est servi pour tromper l'homme. Aussi la Glose
dit-elle : « Notez que l'Écriture n'approuve pas tout ce qu'elle dit par mode
de comparaison ; c'est évident avec le juge inique qui écoute à peine la
requête de la veuve. »
3. Le même raisonnement
vaut pour le port des reliques. Si on les porte parce qu'on a confiance en Dieu
et dans les saints dont elles proviennent, cela n'est pas illicite. Mais si, à
ce propos, on attache de l'importance à un détail futile, par exemple à la
forme triangulaire du reliquaire ou à tout autre détail étranger au respect
envers Dieu et les saints, ce serait superstitieux et illicite.
4. Chrysostome parle ainsi pour ceux qui attachent plus d'importance à l'écriture qu'au sens des paroles.
LES VICES OPPOSÉS A LA RELIGION PAR DÉFAUT
Nous devons étudier maintenant les vices qui s'opposent à la religion par défaut, et comportent une opposition manifeste à cette vertu, ce qui les fait ranger sous ce titre d'irréligion. Nous comprenons par là tout ce qui se rapporte au mépris envers Dieu et les choses saintes. Voici donc notre plan d'études : l° Vices directement relatifs à l'irrévérence envers Dieu (Question 97-98). - 2° Vices relatifs à l'irrévérence envers les choses saintes (Question 99-100).
Dans la première catégorie, nous rencontrons successivement la tentation de Dieu, relative à Dieu lui-même (Question 97), et le parjure, où l'on emploie son nom sans respect (Question 98).
1. En quoi consiste-t-elle ? - 2. Est-elle un péché ? - 3. A quelle vertu s'oppose-t-elle ? - 4. Comparaison avec les autres vices.
Objections
:
1. Il semble qu'elle ne
consiste pas en certaines actions dont on attend l'objet uniquement de la
puissance divine. En effet, de même que l'homme tente Dieu, lui-même est tenté
par Dieu, par ses semblables, et par le démon. Mais chaque fois qu'un homme est
tenté, on n'attend pas nécessairement quelque effet de sa puissance. Tenter
Dieu ne sera donc pas attendre un effet de sa seule puissance.
2. Tous ceux qui font des
miracles en invoquant le nom de Dieu attendent un effet de sa seule puissance.
Si des faits de ce genre constituaient la tentation de Dieu, tous ceux qui font
des miracles tenteraient Dieu.
3. Abandonner tous les
secours humains pour mettre en Dieu seul son espoir, voilà la perfection. Sur
le passage de Luc (9, 3) : « N'emportez rien en voyage », S. Ambroise fait ce
commentaire : « Ce que doit être la conduite de celui qui annonce le royaume de
Dieu est ainsi désigné par les préceptes évangéliques il ne doit pas rechercher
les ressources terrestres mais tout entier attaché à sa foi, il doit penser que
moins il en aura souci, plus il pourra se suffire. » Et sainte Agathe disait :
« je n'ai jamais employé pour guérir mon corps de remède matériel, mais j'ai le
Seigneur Jésus qui par sa seule parole répare tout. » Mais tenter Dieu ne
consiste pas en ce qui concerne la perfection. C'est donc tout autre chose que
d'attendre un secours de Dieu seul.
Cependant, S. Augustin écrit : « Le Christ, en enseignant et en discutant publiquement, sans permettre à la rage de ses ennemis d'avoir prise sur lui, manifestait la puissance de Dieu ; mais lui-même a voulu ainsi, en fuyant et en se cachant, enseigner à la faiblesse humaine qu'il ne faut pas avoir la témérité de tenter Dieu, quand on peut échapper aux périls qu'on doit éviter. » Ce texte nous montre que tenter Dieu c'est omettre de faire ce qu'on peut pour sortir du danger.
Conclusion
:
Tenter quelqu'un, c'est à proprement parler le mettre à l'épreuve. On le fait par des paroles ou par des actes. Nous parlons pour éprouver si notre interlocuteur sait ce que nous cherchons et s'il peut ou s'il veut l'accomplir. Nous tentons par les actes lorsque par notre conduite nous explorons la prudence de l'autre, sa volonté ou son pouvoir.
Ces deux formes de la tentation se produisent de deux manières. D'abord ouvertement, lorsque le tentateur se manifeste comme tel ; c'est ainsi que Samson proposa une énigme aux Philistins pour les éprouver (Jg 14, 12). Mais la tentation peut être insidieuse et cachée ; c'est ainsi que les pharisiens mirent le Christ à l'épreuve selon Matthieu (22, 15). En outre, ce peut être de façon expresse, par exemple lorsqu'on veut mettre quelqu'un à l'épreuve par la parole ou par l'action. Et parfois d'une façon qui peut s'interpréter ainsi lorsque, sans vouloir mettre à l'épreuve, on agit ou on parle de telle sorte que cela ne paraît pas avoir d'autre but.
Ainsi donc on tente Dieu tantôt par des paroles et tantôt par des actions. Par des paroles quand nous nous entretenons avec Dieu dans la prière. Aussi quelqu'un tente-t-il Dieu expressément par sa demande, quand il l'implore pour découvrir sa science, sa puissance ou sa volonté. On tente Dieu expressément par son action, quand on veut, par ce qu'on fait, expérimenter son pouvoir, sa bonté ou sa science. Mais on tente Dieu de façon sujette à cette interprétation lorsque, sans vouloir le mettre à l'épreuve, on demande ou on fait quelque chose qui ne sert à rien d'autre qu'à prouver sa puissance, sa bonté ou sa connaissance. Ainsi, lorsque quelqu'un fait courir un cheval pour échapper à l'ennemi, il ne met pas ce cheval à l'épreuve ; mais s'il fait courir le cheval sans aucune utilité, cela ne peut avoir d'autre sens que d'éprouver sa rapidité ; et il en est de même pour tout le reste. Donc se confier à Dieu dans ses prières ou sa conduite pour une nécessité ou une utilité quelconque, ce n'est pas tenter Dieu. Aussi, sur le précepte du Deutéronome (6, 16) : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu », la Glose explique-t-elle : « Il tente Dieu, celui qui, capable d'agir, s'expose au péril sans motif, pour expérimenter si Dieu pourra le délivrer. »
Solutions
:
1. L'homme aussi est
parfois tenté par des faits, lorsqu'on se demande s'il peut, s'il sait ou s'il
veut par une telle conduite aider ou empêcher telle entreprise.
2. Les saints qui font des
miracles par leur prière sont poussés par une nécessité ou une utilité à
demander le secours de la puissance divine.
3. Les prédicateurs de la parole de Dieu se passent de subsides matériels pour une grande nécessité ou utilité, afin de se consacrer à Dieu plus librement. C'est pourquoi, s'ils s'appuient sur Dieu seul, ils ne tentent pas Dieu pour autant. Mais s'ils renonçaient à ces subsides humains sans utilité ni nécessité, ils tenteraient Dieu. Ce qui fait dire à S. Augustin : « Paul ne s'enfuit pas comme s'il n'avait pas foi en Dieu, mais pour ne pas le tenter, ce qu'il aurait fait en ne fuyant pas, alors qu'il le pouvait. » Quant à sainte Agathe, elle avait fait l'expérience de la bienveillance de Dieu à son égard : il lui avait épargné des blessures qui eussent demandé des remèdes corporels, ou il lui aurait fait sentir aussitôt l'effet d'une guérison divine.
Objections
:
1. Il semble que non, car
Dieu n'a commandé aucun péché. Or il a commandé aux hommes de l'éprouver,
c'est-à-dire de le tenter, car on lit dans Malachie (3, 10) : « Apportez
intégralement la dîme dans mon grenier, pour qu'il y ait de la nourriture chez
moi. Et mettez-moi ainsi à l'épreuve, dit le Seigneur, pour voir si je
n'ouvrirai pas en votre faveur les écluses du ciel. » Il semble donc que tenter
Dieu ne soit pas un péché.
2. On tente quelqu'un pour
expérimenter sa science et sa puissance, mais aussi pour expérimenter sa bonté
et sa volonté. Or il est permis de chercher à expérimenter la bonté de Dieu, et
aussi sa volonté, car il est dit dans le Psaume (34, 9) : « Goûtez et voyez que
le Seigneur est doux » et aux Romains (12, 2) : « Éprouvez quelle est la
volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait. »
3. Personne n'est blâmé
dans l’Écriture pour avoir renoncé au péché, mais plutôt pour avoir commis le
péché. Or on blâme Achaz parce que, le Seigneur lui ayant dit : « Demande pour
toi un signe au Seigneur ton Dieu », il avait répondu : « Je n'en demanderai
pas et je ne tenterai pas le Seigneur. » Et il lui fut dit : « Ne te suffit-il
pas de lasser les hommes, pour que tu lasses aussi mon Dieu ? » (Is 7, 11). Au sujet
d'Abraham, l'Écriture (Gn 15, 8) rapporte qu'il dit au Seigneur : « Comment
saurai-je que je la posséderai ? » (la Terre promise). Pareillement Gédéon
demanda à Dieu un signe de la victoire promise (Jg 6, 36). Or ces deux
personnages n'ont encouru aucun reproche.
Cependant, c'est interdit dans la loi divine (Dt 6, 16) : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. »
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit à l'Article précédent, tenter c'est mettre à l'épreuve. Or nul ne cherche à expérimenter ce dont il est certain. C'est pourquoi toute tentation procède d'une ignorance ou d'un doute ; soit de la part de celui qui tente, lorsqu'il expérimente une chose pour connaître sa qualité ; soit de la part des autres, lorsque quelqu'un fait une expérience pour leur montrer cette qualité. C'est ainsi que Dieu nous tente.
Mais ignorer ce qui concerne Dieu et sa perfection, ou en douter, est un péché. Aussi est-il évident que tenter Dieu pour connaître sa puissance est un péché. Mais si l'on met à l'épreuve les perfections divines non pour s'instruire soi-même, mais pour instruire les autres, ce n'est pas là tenter Dieu, puisque cette démarche est fondée sur une juste nécessité ou une pieuse utilité, et sur tous les autres motifs qui doivent y pousser. C'est ainsi, en effet, que les Apôtres demandèrent au Seigneur de faire des miracles au nom de Jésus Christ pour manifester aux païens la puissance de celui-ci (Ac 4, 29).
Solutions
:
1. Le paiement des dîmes
était prescrit par la loi, nous l'avons vue. Sa nécessité tenait au précepte,
et son utilité est indiquée par les paroles : « Pour qu'il y ait de la
nourriture chez moi. » Aussi n'était-ce pas tenter le Seigneur que de payer la
dîme. Quant à ce qui suit : « Mettez-moi ainsi à l'épreuve », il faut
l'entendre non d'une cause, comme si l'on devait payer les dîmes pour éprouver
si Dieu « ouvrirait les cataractes du ciel », mais d'une conséquence : s'ils
payaient les dîmes, ils éprouveraient par expérience les bienfaits divins.
2. Il y a deux manières de
connaître la volonté de Dieu ou sa bonté. L'une est spéculative. À ce point de
vue, il n'est pas permis de douter si la volonté de Dieu est bonne, ni de le
prouver, et de chercher à savoir si « le Seigneur est doux ». Il y a aussi une
connaissance affective ou expérimentale de la bonté divine : on expérimente en
soi-même le goût de la douceur de Dieu et la complaisance de sa volonté. C'est
ainsi que, selon Denys, « Hiérothée apprit les mystères divins pour les avoir
éprouvés ». Voilà comment nous sommes invités à expérimenter la volonté de Dieu
et à goûter sa douceur.
3. Dieu voulait donner un signe au roi Achaz, non pour lui seul, mais pour l'instruction du peuple. On le blâme parce qu'il s'oppose, en refusant de recevoir ce signe, au salut commun du peuple. Et en le demandant, il n'aurait pas tenté Dieu.
Objections
:
1. Il ne semble pas qu'elle
s'oppose à la vertu de religion. Car elle a raison de péché du fait que l'on
doute de Dieu, nous venons de le dire. Mais le doute envers Dieu relève du
péché d'infidélité qui s'oppose à la foi. Donc tenter Dieu s'oppose à la foi
plutôt qu'à la religion.
2. Il est écrit dans
l'Ecclésiastique (18, 23) « Avant la prière, prépare-toi ; ne sois pas comme un
homme qui tente Dieu. » La Glose explique qui est cet homme : « Il prie selon
l'enseignement du Seigneur, mais il n'accomplit pas ses commandements. » Or
cela relève de la présomption, qui s'oppose à l'espérance. Tenter Dieu apparaît
donc comme un péché qui s'oppose à l'espérance plutôt qu'à la religion.
3. Sur le Psaume (78, 18) :
« Ils tentèrent Dieu dans leur coeur », la Glose commente : « Tenter Dieu,
c'est demander avec fourberie. Il y a de la simplicité dans les paroles, mais
de la malice dans le coeur. » Or la tromperie s'oppose à la vertu de vérité.
Donc tenter Dieu ne s'oppose pas à la religion, mais à la vérité.
Cependant, selon la Glose que nous avons citée, tenter Dieu, c'est lui adresser une demande mal réglée. Mais demander comme il faut est un acte de religion, comme nous l'avons vu plus haut. Tenter Dieu est donc un péché contraire à la religion.
Conclusion
:
Nous l'avons montré, la fin de la vertu de religion est de rendre honneur à Dieu. Aussi tout ce qui s'oppose directement à ce respect s'oppose à la religion. Or il est évident que tenter quelqu'un, c'est lui manquer de respect, car personne n'ose tenter celui dont il tient l'excellence pour certaine. Il est donc évident que tenter Dieu est un péché contraire à la religion.
Solutions
:
1. Comme on l'a dit plus
haut, le rôle de la religion est de professer la foi par des signes exprimant
notre révérence envers Dieu. C'est pourquoi on rattache à l'irréligion ce qu'un
homme fait en raison d'une foi incertaine et qui relève de l'irrévérence envers
Dieu, comme de tenter Dieu, ce qui est donc une espèce de l'irréligion.
2. Celui qui ne prépare pas
son âme à la prière en pardonnant si quelqu'un lui en veut, ou par tout autre
moyen de se disposer à la dévotion, ne fait pas tout ce qui dépend de lui pour
être exaucé par Dieu. C'est pourquoi son attitude implique qu'il tente Dieu. Et
bien que cette tentation implicite semble provenir de la présomption ou de
l'irréflexion, cependant c'est manquer de révérence envers Dieu que d'agir avec
présomption et négligence en ce qui regarde Dieu. Car il est écrit (1 P 5, 6) :
« Humiliez-vous sous la main puissante de Dieu » et aussi (2 Tm 2, 15) : «
Efforce-toi de te présenter devant Dieu comme un homme éprouvé. » Tenter Dieu
est donc une espèce de l'irréligion.
3. On ne dit pas par rapport à Dieu qu'un homme demande avec fourberie, car Dieu connaît les secrets des coeurs ; on le dit par rapport aux hommes. Aussi est-ce par accident que cela est tenter Dieu, et cela n'oppose pas directement la tentation de Dieu à la vertu de vérité.
Objections
:
1. La tentation de Dieu
semble un péché plus grave que la superstition. Car on inflige un plus grand
châtiment pour un péché plus grave. Mais les Juifs ont été châtiés plus
sévèrement pour avoir tenté Dieu que pour leur idolâtrie, qui est pourtant la
plus grave des superstitions. Car pour le péché d'idolâtrie, vingt-trois mille
hommes ont trouvé la mort selon l'Exode (32, 28). Et pour avoir tenté Dieu, ils
ont tous péri dans le désert, sans entrer dans la Terre promise selon le Psaume
(95, 9) : « Vos prières m'ont tenté... J'ai juré dans ma colère : ils
n'entreront pas dans mon repos. » Tenter Dieu est donc un péché plus grave que
la superstition.
2. Un péché paraît d'autant
plus grave qu'il s'oppose davantage à une vertu. Mais l'irréligion, dont la
tentation est une espèce, s'oppose davantage à la vertu de religion que la
superstition, qui a une certaine ressemblance avec elle. Donc tenter Dieu est
un péché plus grave que la superstition.
3. Manquer de respect
envers ses parents est un péché plus grave, semble-t-il, que de témoigner à
d'autres le respect que l'on doit à ses parents. Mais Dieu doit être honoré par
nous comme le Père de tous, selon Malachie (1, 6). Donc tenter Dieu semble un
plus grand péché, puisque c'est manquer de respect envers Dieu, que l'idolâtrie
où l'on témoigne à la créature le respect qu'on doit à Dieu.
Cependant, sur le texte du Deutéronome (17, 2) : « S'il se trouve un homme qui fasse ce qui est mal... » la Glose commente : « La loi réprouve au plus haut degré l'erreur et l'idolâtrie, car le pire des crimes est de rendre à la créature l'honneur dû au Créateur. »
Conclusion
:
Parmi les péchés opposés à la religion, le plus grave est celui qui s'oppose davantage à la révérence due à Dieu. On s'y oppose moins si l'on doute de l'excellence divine que si l'on pense le contraire avec assurance. Car, de même que l'homme confirmé dans son erreur est plus infidèle que l'homme qui met en doute la vérité de la foi, de même celui qui par sa conduite professe une erreur opposée à celle de l'excellence divine manque davantage au respect envers Dieu que l'homme qui professe seulement un doute. Or le superstitieux professe l'erreur, nous l'avons montré. Tandis que celui qui tente Dieu en paroles ou en actes professe son doute au sujet de l'excellence divine, avons nous dit. C'est pourquoi le péché de superstition est plus grave que de tenter Dieu.
Solutions
:
1. Les Juifs coupables
d'idolâtrie ne reçurent pas un châtiment suffisant à les punir ; pour ce péché
un châtiment plus grave était réservé à leur postérité, comme dit Dieu dans
l'Exode (32, 34) : « Au jour de ma visite, je les punirai de leur péché. »
2. La superstition
ressemble à la religion par la matérialité de son acte, qu'elle présente comme
religieux. Mais quant à la fin recherchée, elle s'oppose à la religion plus que
tenter Dieu, parce qu'elle se rattache davantage à l'irrévérence envers lui.
3. Il est essentiel à l'excellence divine d'être unique et incommunicable ; c'est pourquoi cela revient au même de faire un acte contraire à la révérence divine, et de reporter celle-ci sur un autre que Dieu. La comparaison avec le respect dû aux parents ne vaut pas, car on peut le reporter sur d'autres sans qu'il y ait péché.
1. Un mensonge est-il nécessaire pour qu'il y ait parjure ? - 2. Le parjure est-il toujours un péché ? - 3. Est-il un péché mortel ? - 4. Pèche-t-on en obligeant un parjure à prêter serment ?
Objections
:
1. Il semble que non. Car,
nous l'avons dit plus haut a, si la vérité doit accompagner le serment, il y
faut de même le jugement et la justice. Donc, si l'on commet un parjure en manquant
à la vérité, on en commet un aussi par défaut de jugement, par exemple si l'on
jure sans discernement, et par défaut de justice, par exemple si l'on jure
d'accomplir un acte illicite.
2. Ce qui confirme une
proposition a plus de poids que la proposition elle-même : dans le syllogisme,
les principes ont plus de poids que la conclusion. Or, dans le serment, la
parole de l'homme est confirmée par l'appel au nom divin. Donc il semble qu'il
y ait davantage parjure losqu'on jure par de faux dieux, que si la parole de
l'homme, confirmée par le serment, est mensongère.
3. S. Augustin a dit : «
Les hommes font un faux serment quand ils trompent ou quand ils sont trompés. »
Et il donne trois exemples. 1° « Celui-ci jure en pensant qu'il jure le vrai. »
2° « Cet autre jure ce qu'il sait être faux. » 3° : « Ce dernier croit à la
fausseté de ce qu'il jure être vrai, alors que c'est peut-être vrai. » De
celui-ci, S. Augustin dit qu'il est parjure. Donc on peut être parjure en
jurant la vérité. Le mensonge n'est donc pas requis pour qu'il y ait parjure.
Cependant, on définit le parjure « un mensonge confirmé par serment ».
Conclusion
:
Comme nous l'avons déjà dit, en morale les actes sont spécifiés par leur fin. Or le serment a pour fin de confirmer une parole de l'homme. La fausseté s'oppose à cela : en effet confirmer ce qu'on dit, c'est en montrer solidement la vérité, ce qui est impossible pour une parole fausse. Aussi la fausseté annule ce qui est la fin du serment. Et c'est pour cela qu'elle spécifie surtout cette perversité qu'on appelle le parjure. La fausseté appartient donc à la raison de parjure.
Solutions
:
1. Comme dit S. Jérôme « là
où manque une de ces trois qualités, il y a parjure ». Mais non dans le même
ordre. En premier lieu et à titre principal, il y a parjure lorsque manque la
vérité, nous venons de dire pourquoi. Secondairement, lorsque manque la justice
car, de quelque manière qu'on jure en matière illicite, on s'engage à faux
parce qu'on s'oblige à faire le contraire. En troisième lieu, il y a parjure
par manque de jugement, car jurer sans discernement expose au péril de jurer
faussement.
2. Dans le syllogisme, ce
sont les principes qui ont le plus de poids parce qu'ils ont raison de cause
efficiente. Mais en morale la fin est plus capitale que la cause efficiente.
C'est pourquoi, bien que jurer la vérité par les faux dieux pervertisse le
serment, cette perversité ne transforme pas le serment en parjure, parce
qu'elle ne détruit pas la fin du serment en jurant ce qui est faux.
3. Nos actes moraux émanent de la volonté, qui ont pour objet le bien perçu par la raison. C'est pourquoi, si l'on perçoit le faux comme étant le vrai, par rapport à la vérité le serment sera matériellement faux et formellement vrai. Mais si ce qui est faux est tenu pour faux, le serment sera faux et matériellement et formellement. Et si ce qui est faux est tenu pour faux, le serment sera matériellement vrai et formellement faux. C'est pourquoi, dans tous ces cas, la raison de parjure subsiste en quelque manière, à cause d'une fausseté quelconque. Mais parce que, en chaque cas, ce qui est formel a plus de poids que ce qui est matériel, celui qui jure le faux en pensant dire le vrai n'est pas aussi parjure que celui qui jure le vrai en le croyant faux. Car S. Augustin dit au même endroit : « Ce qui importe, c'est comment la parole vient du coeur, parce que la langue n'est coupable que si l'esprit l'est déjà. »
Objections
:
1. Il semble que non. Car
on est parjure lorsque l'on n'accomplit pas ce que le serment a garanti. Mais
quelquefois on jure de faire un acte illicite, comme l'adultère ou l'homicide,
dont l'accomplissement est un péché. Donc, si même en ne le faisant pas on est
parjure, il s'ensuit qu'on est acculé au péché.
2. Personne ne pèche en
accomplissant un bien meilleur. Mais quelquefois le parjure permet d'accomplir
un bien meilleur, par exemple si l'on a juré de ne pas entrer en religion, de
ne jamais faire telle oeuvre vertueuse. Donc tout parjure n'est pas péché.
3. Celui qui jure de faire
la volonté d'un autre encourt le parjure s'il ne la fait pas. Mais il peut
arriver qu'on ne pèche pas en n'accomplissant pas cette volonté, par exemple si
l'on a reçu un ordre trop dur et insupportable. Il semble donc que tout parjure
ne soit pas un péché.
4. Le serment de promesse
s'étend à l'avenir, comme le serment affirmatif porte sur le passé et le
présent. Mais il peut arriver que l'obligation du serment disparaisse à
l'apparition d'un fait nouveau. Ainsi une cité a juré certaine loi et dans la
suite surviennent de nouveaux citoyens qui n'ont pas fait ce serment ; ou bien
un chanoine a juré d'observer les statuts d'une église, et par la suite on en a
fait de nouveaux. Il semble donc que celui qui transgresse son serment ne pèche
pas.
Cependant, S. Augustin dit à propos du parjure : « Vous voyez combien ce monstre est détestable et doit être banni des affaires humaines. »
Conclusion
:
Nous l'avons dit4 jurer consiste à prendre Dieu à témoin. Or c'est de l'irrespect envers Dieu que l'invoquer comme témoin de ce qui est faux, parce qu'ainsi on donne à entendre que Dieu ne connaît pas la vérité, ou qu'il veut témoigner en faveur de la fausseté. C'est pourquoi le parjure est manifestement un péché contraire à la vertu de religion, chargée de la révérence envers Dieu.
Solutions
:
1. Jurer d'accomplir une
action illicite, c'est commettre le parjure par défaut de justice. Mais si l'on
n'accomplit pas son serment, on ne commet pas de parjure, parce que cela ne
pouvait pas devenir l'objet d'un serment.
2. Celui qui jure de ne pas
entrer en religion, ou de ne pas faire l'aumône, etc., commet alors un parjure
par défaut de jugement. C'est pourquoi, quand il fait ce qui est meilleur, il
ne commet pas de parjure, mais il contredit son parjure, car le contraire de ce
qu'il fait maintenant ne pouvait être objet de serment.
3. Quand on jure de faire
la volonté d'un autre, on sous-entend cette condition nécessaire : que celui-ci
ordonnera quelque chose d'honorable, et aussi de supportable, c'est-à-dire de
modéré.
4. Parce que le serment est une action personnelle, celui qui devient citoyen n'est pas obligé par son serment d'observer ce que la cité a juré d'observer. Cependant il est tenu par une certaine fidélité qui l'oblige, de même qu'il partage les biens de la cité, à en partager les charges. Quant au chanoine qui jure d'observer les statuts d'une certaine communauté, il n'est pas tenu par serment à observer les statuts ultérieurs, sauf s'il a voulu s'obliger à tous les statuts présents et futurs. Cependant il est tenu de les observer en vertu des statuts eux-mêmes qui ont une force obligatoire, comme nous l'avons montré.
Objections
:
1. On lit ceci dans une
décrétale « Sur la question de savoir si sont déliés de leur serment ceux qui
l'ont prêté malgré eux pour sauver leur vie et leurs biens, nous ne jugeons pas
autrement que nos prédécesseurs, les pontifes romains, qui ont délié ces gens
d'un tel serment. Toutefois, pour agir plus prudemment et pour ne pas donner
matière à parjure, on ne leur dira pas expressément de ne pas observer leurs
serments ; mais s'ils n'en tiennent pas compte, on ne doit pas les punir comme
pour une faute mortelle. » Donc le parjure n'est pas toujours péché mortel.
2. Selon Chrysostome «
jurer par Dieu c'est davantage que jurer par l'Évangile ». Mais celui qui jure
par Dieu une chose fausse ne commet pas toujours un péché mortel. Par exemple,
si l'on fait un tel serment dans la conversation courante par plaisanterie, ou
par erreur de langage. Donc, même si l'on enfreint le serment qu'on a fait
solennellement par l'Évangile, ce ne sera pas toujours péché mortel.
3. Selon le Droit, le
parjure fait encourir l'infamie. Or, on ne voit pas que tout parjure fasse
encourir cette peine, d'après ce qui est dit de la violation du serment
affirmatif. Donc tout parjure n'est pas péché mortel.
Cependant, tout péché opposé à un précepte divin est mortel. Mais le parjure contrevient au précepte divin du Lévitique (1 9, 12) : « Tu ne commettras pas de parjure en mon nom. »
Conclusion
:
Selon l'enseignement d'Aristote : « Ce qui fait qu'une chose est telle, l'est lui-même encore davantage. » Or, nous le voyons, des actions qui de soi sont péchés véniels, ou même qui sont bonnes par nature, deviennent péchés mortels si on les accomplit par mépris de Dieu. Aussi, à bien plus forte raison, tout ce qui comporte par définition du mépris envers Dieu est-il péché mortel. Or le parjure comporte ce mépris par définition, car il a raison de faute, nous l'avons dit à l'Article précédent, parce qu'il comporte une irrévérence envers Dieu. Aussi est-il évident que, par définition, le parjure est péché mortel.
Solutions
:
1. Comme nous l'avons dit
plus haut, la contrainte n'enlève pas au serment de promesse sa force
obligatoire à l'égard d'une action licite. C'est pourquoi, si l'on ne tient pas
un serment prêté sous la contrainte, on commet un parjure et on pèche
mortellement. Cependant on peut être délié de ce serment par l'autorité du
souverain pontife, surtout si la contrainte est venue d'une crainte capable
d'impressionner un homme solide. Et quand on dit que de tels parjures ne
doivent pas être punis comme pour un crime mortel, cela ne signifie pas qu'ils
ne pèchent pas mortellement, mais qu'on leur inflige une peine moins forte.
2. Celui qui jure par
plaisanterie n'évite pas l'irrévérence envers Dieu, en un sens il l'aggrave
plutôt. C'est pourquoi il n'est pas excusé de péché mortel. Quant au faux
serment qu'on fait par une erreur de langage, si l'on s'aperçoit que l'on jure,
et que c'est à faux, on n'est pas excusé du péché mortel pas plus que du mépris
envers Dieu. Mais si on ne le remarque pas, on ne semble pas avoir eu
l'intention de jurer, et l'on est donc excusé du parjure. Donc, si l'on jure
solennellement par l’Évangile, c'est un péché plus grave que si l'on jure par
Dieu dans la conversation courante, en raison du scandale, et aussi de la
délibération plus attentive. Aussi, dans des circonstances semblables, il est
lus grave de commettre un parjure en jurant par Dieu qu'en jurant par
l'Evangile.
3. On n'encourt pas l'infamie de droit pour n'importe quel péché mortel. Par conséquent, si celui qui a prêté un serment d'affirmation sur une chose fausse n'est pas déclaré infâme par le droit, mais seulement par une sentence précise à la suite d'un procès, cela n'implique pas qu'il n'ait pas péché mortellement. C'est pourquoi celui qui viole un serment de promesse prêté solennellement est davantage réputé infâme parce qu'il a toujours le pouvoir, après qu'il a juré, de rendre vrai son serment, ce qui n'a pas lieu dans le serment affirmatif.
Objections
:
1. Il semble bien, car on
sait que le serment est vrai, ou bien qu'il est faux. Dans le premier cas, on
fait jurer pour rien ; dans le second cas on induit à pécher, pour autant qu'on
le peut.
2. Recevoir un serment de
quelqu'un est moins important que de le lui prescrire. Mais recevoir un serment
n'est pas permis, surtout s'il s'agit d'un parjure, car il semble que ce soit
consentir au péché. Donc il semble bien moins permis encore d'exiger un serment
d'un parjure.
3. On lit dans le Lévitique
(5, 1) : « Si quelqu'un pèche, parce qu'il a entendu proférer un faux serment,
dont il est conscient par ce qu'il a vu ou ce qu'il sait, et s'il ne le révèle
pas, il porte son iniquité. » On voit par là que celui qui connaît un faux
témoignage est tenu de le dénoncer. Il n'a donc pas le droit d'exiger de ce
parjure un nouveau serment.
Cependant, si l'on pèche en jurant faussement, on pèche de même en jurant par de faux dieux. Or il est permis d'user du serment de qui jure par de faux dieux, selon S. Augustin. Donc il est permis d'exiger le serment du parjure.
Conclusion
:
Il faut faire une distinction au sujet de celui qui exige le serment. Ou bien il l'exige pour lui-même, de son propre mouvement, ou bien il l'exige au profit d'un autre, en vertu de la fonction qu'on lui a confiée. Dans le cas de celui qui exige le serment pour lui-même, en tant que personne privée, il faut encore distinguer, avec S. Augustin : « S'il ignore que l'autre fera un faux serment, et qu'il lui dise : "Jure-moi", afin de pouvoir lui faire confiance, il n'y a pas péché ; il y a toutefois une tentation bien humaine », qui vient d'une certaine faiblesse, par laquelle on doute si l'autre dira vrai. « Et tel est le serment dont le Seigneur dit (Mt 5, 37) : "Tout ce qu'on ajoute vient du mauvais". Mais si, sachant ce que cet homme a fait (c'est-à-dire le contraire de ce qu'il jure), il le force encore à jurer, il est homicide. Car l'autre se donne la mort du fait de son parjure, mais celui qui l'oblige à jurer lui a forcé la main. » Si au contraire celui qui a exigé le serment le fait en vertu d'une fonction publique, parce que l'ordre du droit l'exige, et à la demande d'un autre, il ne semble pas commettre de faute s'il exige le serment, en prévoyant qu'il sera faux ou qu'il sera vrai, car ce n'est pas lui-même qui l'exige, mais celui dont il subit la pression.
Solutions
:
1. L'objection est valable
quand on exige le serment pour soi-même. Pourtant on ne sait pas toujours si
celui-ci est vrai ou faux. Parfois on doute du fait, mais on croit que l'autre
jurera la vérité, et on exige le serment pour accroître sa certitude.
2. Comme dit S. Augustin, «
bien qu'on nous dise de ne pas jurer, je ne me rappelle pas avoir jamais lu
dans la Sainte Écriture qu'on y défendît de recevoir un serment ». Aussi celui
qui reçoit un serment ne pèche-t-il pas, à moins que, de sa propre initiative,
il force à jurer quelqu'un qu'il sait devoir faire un faux serment.
3. Comme dit S. Augustin,
Moïse n'a pas déclaré dans ce texte à qui il faudrait dénoncer le parjure de
l'autre. C'est pourquoi on comprend qu'on doit le signaler « à ceux qui peuvent
aider l'homme coupable de parjure, plutôt que lui nuire. » De même il n'a pas
dit quel ordre devait suivre cette dénonciation. Il semble donc qu'il faudra
suivre l'ordre évangélique, comme nous l'avons dit.
4. Il est permis d'utiliser le mal pour faire le bien ; c'est ce que fait Dieu ; mais il n'est pas permis d'induire quelqu'un au mal. Donc, s'il est permis de recevoir le serment de celui qui est prêt à jurer par les faux dieux, il n'est jamais permis d'induire quelqu'un à jurer ainsi. Mais le cas est différent chez celui qui fait un faux serment par le vrai Dieu, car dans un tel serment, il manque la bonne foi dont témoigne celui qui jure la vérité par les faux dieux, dit S. Augustin. Aussi dans le serment où l'on jure le faux par le vrai Dieu, il n'y a aucun bien dont il soit permis de profiter.
Nous étudions maintenant les vices d'irréligion où se montre l'irrévérence à l'égard des choses sacrées. Ce sont le sacrilège (Question 99) et la simonie (Question 100).
1. Qu'est-ce que le sacrilège ? - 2. Est-il un péché spécial ? - 3. Ses espèces. - 4. Quelle punition lui est due ?
Objections
:
1. Il ne semble pas que le
sacrilège soit « la violation d'une chose sainte », car on lit dans les Décrets
: « Commettent le sacrilège ceux qui discutent le jugement du prince, en
doutant que celui qu'il a choisi soit digne d'honneur. » Il n'y a là aucun
rapport avec les choses saintes.
2. Un canon suivant porte
que celui qui permettrait aux juifs d'exercer des charges publiques « serait
excommunié comme sacrilège ». Mais les charges publiques n'ont aucun rapport
avec le sacré. Donc le sacrilège ne doit pas se définir par la violation d'une
chose sainte.
3. C'est de Dieu, dont la
puissance dépasse celle de l'homme, que les choses sacrées tiennent leur
sainteté. L'homme ne peut donc rien contre elles et l'on ne peut pas dire que
le sacrilège consiste à les violer.
Cependant, Isidore donne cette étymologie : « Sacrilège vient de sacra legere : prendre, c'est-à-dire dérober, les choses sacrées. »
Conclusion
:
On attribue la qualité de sacré, comme nous l'avons vu c, à ce qui est ordonné au culte de Dieu. Il en va de même ici que pour la notion de bien : le bien est ce qui est ordonné à une fin bonne. Pareillement, du fait qu'une chose est ordonnée au culte de Dieu, elle devient quelque chose de divin ; on lui doit alors un certain respect, qui se reporte sur Dieu. Toute irrévérence à l'égard des choses saintes est donc une offense envers Dieu, et a raison de sacrilège.
Solutions
:
1. Aristote dit que le bien
commun de la nation est quelque chose de divin. Dans l'antiquité ceux qui
dirigeaient les affaires publiques étaient appelés « divins », comme ministres
de la providence divine, ce qui rejoint le texte de la Sagesse (6, 5 Vg) : «
Alors que vous étiez les ministres de son règne, vous n'avez pas jugé avec
droiture. » On peut donc étendre le terme de sacrilège et nommer ainsi, par
assimilation, ce qui atteint le prince dans son honneur : discuter sa décision
et se demander s'il faut la suivre.
2. Le peuple chrétien est
un peuple saint, sanctifié par la foi et les sacrements du Christ. « Vous avez
été lavés, vous avez été sanctifiés », dit S. Paul (1 Co 6, 11). Et S. Pierre
lui fait écho (1 P 2, 9) : « Vous êtes une race choisie, une nation sainte, un
peuple acquis. » C'est faire offense au peuple chrétien que de mettre à sa tête
des infidèles, et il est raisonnable d'appeler sacrilège cette irrévérence à
l'égard d'une sainteté véritable.
3. On désigne ici, sous ce terme assez large de violation, toute irrévérence ou manque d'honneur. Rappelons-nous que, pour Aristote « l'honneur est chez celui qui honore, et non point chez celui qui reçoit cet honneur ». De même, l'irrévérence existe chez celui qui agit de façon irrespectueuse, même s'il ne nuit en rien à celui qu'il outrage. Autant qu'il est en lui, le sacrilège viole une réalité sainte, bien que celle-ci ne soit pas violée en elle-même.
Objections
:
1. C'est un péché général.
Car nous lisons dans les Décrets : « Commettent le sacrilège ceux qui
agissent contre la sainteté de la loi divine par ignorance, ou qui la violent
et l'offensent par négligence. » Mais cela est impliqué dans tout péché, que S.
Augustin définit comme « une parole, un acte ou un désir contraire à la loi de
Dieu ».
2. Aucun péché spécial ne
se situe dans divers genres de péché. Or le sacrilège appartient à plusieurs
genres de péché : l'homicide, si l'on tue un prêtre ; la luxure, si l'on viole
une vierge consacrée, ou n'importe quelle femme dans un lieu saint ; le vol,
s'il s'agit d'objets sacrés. Ce n'est donc pas un péché spécial.
3. Un péché spécial doit
pouvoir se rencontrer à part, indépendamment de tout autre péché, comme le dit
Aristote, au sujet de l'injustice, péché spécial. Or on ne trouve jamais le
sacrilège sans d'autres péchés : il est lié tantôt au vol, tantôt à l'homicide.
Il n'est donc pas un péché spécial.
Cependant, le sacrilège s'oppose à la religion, vertu spéciale dont l'objet est de révérer Dieu et les choses divines. C'est donc un péché spécial.
Conclusion
:
Partout où se rencontre une raison spéciale de difformité, il y a nécessairement un péché spécial, car l'espèce de chaque chose est considérée selon sa raison formelle, non selon sa matière ou son sujet. Or le sacrilège comporte une raison spéciale de difformité : il consiste à violer une chose sainte par irrévérence. C'est donc un péché spécial.
Et il s'oppose à la religion. Comme dit S. Jean Damascène : « La pourpre, devenue vêtement royal, est honorée et glorifiée. Si quelqu'un la transperce, il est puni de mort », comme s'il s'agissait du roi lui-même. Ainsi encore celui qui viole une chose sainte agit par le fait même contre le respect dû à Dieu et pèche par irréligion.
Solutions
:
1. On parle dans ce texte
de ceux qui attaquent la loi de Dieu, comme les hérétiques et les
blasphémateurs. En refusant de croire en Dieu, ils commettent le péché
d'infidélité, et en faussant les paroles de la loi divine, ils commettent le
sacrilège.
2. Rien n'empêche qu'une
même raison spéciale de péché se retrouve en des péchés de genres différents.
Des péchés divers peuvent être ordonnés à une même fin coupable, de même qu'une
vertu peut tenir d'autres vertus sous son commandement. De cette façon, quel
que soit le péché commis en manquant au respect dû aux choses saintes, on
commet formellement un sacrilège, bien que matériellement il y ait là divers
genres de péchés.
3. On trouve parfois le sacrilège séparé des autres péchés, l'acte n'ayant d'autre défaut moral que la violation d'une chose sacrée ; c'est le cas, par exemple, du juge qui fait saisir dans un lieu saint quelqu'un qu'il pourrait légitimement appréhender ailleurs.
Objections
:
1. Il semble que les
espèces du sacrilège ne se distinguent pas par les choses sacrées. En effet, la
diversité matérielle ne diversifie pas l'espèce si la raison formelle reste la
même. Mais dans la violation de n'importe quelles choses sacrées, on trouve la
même raison formelle de péché, parce que la diversité n'est que matérielle.
2. Il n'est pas possible
que des choses soient d'une même espèce et en même temps se distinguent
spécifiquement. L'homicide, le vol, l'union sexuelle illicite, sont des péchés
d'espèce distincte. Ils ne peuvent donc se rejoindre dans une seule espèce de
sacrilège. Ainsi voit-on que les espèces de sacrilège se distinguent selon les
espèces diverses des autres péchés, et non selon la diversité des choses
sacrées.
3. On range également dans
la catégorie du sacré les personnes consacrées. Si l'outrage commis à l'égard
d'une personne consacrée était un sacrilège d'une espèce spéciale, il
s'ensuivrait que tout péché commis par une personne sacrée serait un sacrilège.
Car tout péché souille le pécheur qui le commet. Donc les espèces du sacrilège
ne se distinguent pas selon les réalités sacrées.
Cependant, les actes et les habitus se distinguent par leurs objets. L'objet du sacrilège c'est le sacré, nous l'avons dit. La diversité des choses sacrées servira donc à distinguer les espèces de sacrilège.
Conclusion
:
Le péché de sacrilège, avons-nous dit, consiste à traiter avec irrévérence une chose sacrée. Or, les choses sacrées ont droit à notre respect en raison de leur sainteté. C'est pourquoi il est nécessaire de distinguer les espèces du sacrilège, et celui-ci est d'autant plus grave que la réalité sacrée contre laquelle on pèche a une plus grande sainteté.
Or, on attribue la sainteté aux personnes consacrées, c'est-à-dire dédiées au culte divin, aux lieux sacrés et à certaines autres réalités sacrées. La sainteté du lieu est ordonnée à celle de l'homme qui, dans le lieu saint, rend son culte à Dieu. Comme il est dit au 2ème livre des Maccabées (5, 19), « Dieu n'a pas choisi la nation pour le lieu, mais le lieu pour la nation ». C'est donc pécher plus gravement de commettre le sacrilège contre une personne sacrée, que contre un lieu saint. Il y a toutefois dans ces deux espèces de sacrilège des degrés divers suivant les différences qui s'y rencontrent. La première place y revient en effet aux sacrements qui sanctifient l'homme ; et le plus grand d'entre eux est l'eucharistie qui contient le Christ lui-même. Le sacrilège commis contre ce sacrement est donc le plus grave de tous. Viennent au second rang, après les sacrements, les vases consacrés qui servent à les recevoir ; puis les saintes images et les reliques des saints dans lesquelles, d'une certaine manière, les personnages mêmes des saints sont vénérés ou outragés. Ensuite tout ce qui sert à l'ornement de l'église et des ministres du culte. Ensuite tout ce qui est voué à l'entretien des ministres, biens meubles ou immeubles. Quiconque pèche contre l'une quelconque de ces choses saintes encourt le crime de sacrilège.
Solutions
:
1. Toutes ces réalités ne
sont pas saintes au même titre. Il y a là plus qu'une distinction matérielle :
c'est vraiment formel.
2. Rien n'empêche que deux
choses soient d'une même espèce sous un certain rapport, et d'espèces
différentes à d'autres points de vue. Socrate et Platon se rejoignent dans une
même espèce animale, mais se distinguent par une coloration d'espèce
différente, si l'un est blanc et l'autre noir. De même il est possible que des
actes, constituant matériellement des péchés différents, se trouvent rangés
sous une même espèce selon une même raison formelle de sacrilège ; par exemple,
c'est un sacrilège d'outrager une moniale, que ce soit en la frappant ou en
couchant avec elle.
3. Tout péché commis par une personne consacrée est sacrilège, mais matériellement, et comme par accident. C'est en ce sens que S. Jérôme dit : « Les frivolités sur les lèvres d'un prêtre sont sacrilège ou blasphème. » Mais formellement et proprement seul le péché qu'une personne consacrée commet en opposition directe avec sa sainteté est un sacrilège : si par exemple une vierge consacrée à Dieu commet la fornication ; de même pour les autres péchés.
Objections
:
1. L'amende ne semble pas
le châtiment qui convient au sacrilège, car elle n'est pas en usage pour les
fautes criminelles. Or le sacrilège est un crime, que les lois civiles
punissent de la peine capitale. Donc il ne doit pas être puni d'amende.
2. Le même péché ne doit
pas être puni d'un double châtiment, selon cette parole du prophète Nahum (1,
9) : « La détresse ne surgira pas deux fois. » Or la peine prévue pour le
sacrilège est l'excommunication : majeure si l'on fait violence à une personne
consacrée ou si l'on incendie ou détruit une église ; excommunication majeure
pour les autres sacrilèges. Le sacrilège ne doit donc pas être puni par une
amende.
3. « Nous n'avons jamais
donné prise à la cupidité », dit S. Paul (1 Th 2, 5). Or ce serait le cas si
l'on exigeait une amende pour la violation d'une réalité sacrée. Cette peine ne
convient donc pas pour le sacrilège.
Cependant, on lit dans les Décrets « Si quelqu'un, par opiniâtreté ou par orgueil, arrache, par force du parvis de l'église, un esclave fugitif, il fera composition de neuf cents sols. » Et plus loin : « Quiconque aura été convaincu de sacrilège fera composition de trente livres d'argent contrôlé, très pur. »
Conclusion
:
Pour infliger des châtiments, deux principes sont à considérer. D'abord un principe de proportion, qui mesure le juste châtiment. On doit « être puni par où l'on a péché », dit le livre de la Sagesse (11, 16). A ce point de vue, il convient que le sacrilège, qui déshonore les choses saintes, soit puni de l'excommunication, qui tient à l'écart du sacré. Le second principe est l'utilité du châtiment : les pénalités sont en effet comme des remèdes destinés à détourner du péché par l'effroi qu'elles inspirent. Or le sacrilège est un homme qui n'a pas de respect pour les choses saintes. Il ne sera donc pas suffisamment détourné du péché par le fait qu'on lui interdit les choses saintes dont il n'a cure. C'est pourquoi les lois humaines infligent pour ce crime la peine de mort. L'Église, qui ne punit pas de mort corporelle, frappe ce même crime d'amende, afin qu'au moins des peines temporelles détournent les hommes du sacrilège.
Solutions
:
1. L'Église n'inflige pas
la mort corporelle mais la remplace par l'excommunication.
2. Il est nécessaire d'employer
ce double châtiment, quand un seul ne peut suffire à détourner quelqu'un du
péché. C'est pourquoi il fallait ajouter à la peine d'excommunication une peine
temporelle, pour réprimer ceux qui méprisent les réalités spirituelles.
3. Si l'on exigeait de l'argent sans cause raisonnable, cela semblerait donner lieu à la cupidité. Mais quand on l'exige pour corriger des pécheurs, l'utilité est manifeste, et cela ne peut donner l'occasion d'aucun reproche.
1. Qu'est-ce que la simonie ? - 2. Est-il permis de recevoir de l'argent pour des sacrements ? - 3. Est-il permis d'en recevoir pour des actes spirituels ? - 4. Est-il permis de vendre des biens annexés au spirituel ? - 5. Est-ce seulement le « présent manuel » qui rend simoniaque, ou encore le « présent verbal » et le « présent servile » ? - 6. Le châtiment dû à la simonie.
Objections
:
1. Il semble que la simonie
ne soit pas « l'application de la volonté à acheter et vendre une réalité
spirituelle ou liée au spirituel ». En effet, la simonie est une hérésie, car
on lit dans les Décrets : « L'hérésie impie de Macédonius et de ceux
qui, avec lui, attaquent l'Esprit Saint, est plus tolérable que celle des
simoniaques. Ceux-là affirment dans leur folie que le Saint-Esprit est une
créature et le serviteur de Dieu, Père et Fils. Mais ceux-ci font du
Saint-Esprit leur propre esclave ; car c'est le maître qui vend à son gré ce
qu'il possède, un esclave ou quelque autre de ses biens. » Or l'infidélité
réside non pas dans la volonté mais dans l'intelligence, comme la foi
elle-même, nous l'avons vu il ne faut donc pas faire entrer la volonté dans la
définition de la simonie.
2. S'appliquer à pécher,
c'est pécher par malice, ce qui définit le péché contre le Saint-Esprit. Donc,
si la simonie était une application volontaire à pécher, ce serait toujours un
péché contre le Saint-Esprit.
3. Rien de plus spirituel
que le Royaume des cieux ; or on peut acheter le Royaume des cieux. S. Grégoire
nous dit le prix qu'il faut y mettre : « Il vaut tout ce que tu possèdes. »
Vouloir acheter une chose spirituelle n'est donc pas de la simonie.
4. Le mot vient de Simon le
Mage. Le livre des Actes (8, 18) nous raconte qu'il offrit de l'argent aux
Apôtres pour acheter la puissance spirituelle, « en sorte que tous ceux à qui
il imposerait les mains recevraient le Saint-Esprit ». Mais nous ne lisons pas
qu'il ait voulu vendre quoi que ce soit. La simonie n'est donc pas la volonté
de vendre quelque chose de spirituel.
5. Il y a bien des échanges
volontaires autres que l'achat et la vente : l'échange, la transaction. La
définition est donc insuffisante.
6. Tout ce qui se trouve
lié au spirituel est spirituel. Il est donc inutile d'ajouter cette mention «
liée au spirituel ».
7. Certains disent que le
pape ne peut commettre la simonie. Or il peut acheter ou vendre des choses
spirituelles. Ce n'est donc pas en cela que consiste la simonie.
Cependant, S. Grégoire dit : « Acheter ou vendre l'autel, les dîmes et l'Esprit Saint, voilà l'hérésie simoniaque, nul fidèle ne l'ignore. »
Conclusion
:
Est mauvais en soi, nous l'avons dite, tout acte qui porte sur une matière indue. Or, l'achat et la vente ne peuvent s'exercer à l'égard du spirituel, pour trois raisons. 1° Les réalités spirituelles, comparées aux valeurs terrestres, n'ont pas de prix. La « sagesse est plus précieuse que toutes les richesses : tout ce qu'on peut convoiter ne saurait lui être comparé » (Pr 3, 15). Aussi S. Pierre a-t-il condamné dans sa racine le vice de Simon, en disant : « Périsse ton argent avec toi, puisque tu as cru pouvoir acquérir à ce prix le don du Seigneur! » - 2° On ne peut vendre légitimement que ce dont on est le maître (voir le texte cité dans l'objection 1). Or un prélat ecclésiastique n'est pas maître, mais seulement intendant des choses spirituelles. Comme dit S. Paul (1 Co 4, 1) : « Qu'on nous tienne pour les ministres du Christ, et les dispensateurs des mystères de Dieu. » - 3° L'origine des choses spirituelles est incompatible avec leur vente. Elles proviennent de la volonté gratuite de Dieu. C'est pourquoi notre Seigneur a dit (Mt 10, 8) : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. » Par conséquent vendre ou acheter une chose spirituelle, c'est montrer de l'irrévérence envers Dieu et les choses divines. C'est donc pécher par irréligion.
Solutions
:
1. De même que la religion est une protestation de la foi, que l'on n'a pas toujours dans son coeur, de même les vices opposés à la religion comportent une sorte de protestation d'infidélité, bien que parfois celle-ci ne soit pas dans l'esprit. Si l'on parle d'hérésie à propos de la simonie, c'est donc relativement à cette manifestation extérieure : celui qui vend le don du Saint-Esprit professe d'une certaine manière qu'il est maître des dons spirituels, ce qui est hérétique.
Il faut savoir cependant que Simon
le Mage, outre « qu'il voulut acheter des Apôtres à prix d'argent la grâce du
Saint-Esprit » disait que le monde n'avait pas été créé par Dieu, « mais par
une certaine puissance supérieure », d'après S. Isidore. C'est à ce point de
vue qu'on met les disciples de Simon au rang des hérétiques, comme on peut le
voir par le livre de S. Augustin sur les hérésies.
2. La justice réside dans
la volonté, ainsi que toutes les vertus qu'on lui rattache, et par suite tous
les vices contraires. La simonie est donc à définir comme un vice de la
volonté. Quant au mot « application » que l'on met dans la définition, il
désigne le choix volontaire qui est au principe de la vertu et du vice. Mais
pécher par choix volontaire n'est pas nécessairement pécher contre le
Saint-Esprit. C'est le cas seulement du péché dont le choix volontaire comporte
un mépris de tout ce qui habituellement détourne de pécher, nous l'avons dit
précédemment. On parle d'acheter le Royaume des cieux, en donnant pour Dieu
tout ce qu'on a. Mais c'est au sens large : achat est pris au sens de mérite,
ce qui n'est pas tout à fait la même chose, car « les souffrances d'ici-bas »
(non plus que nos dons ou nos oeuvres) « ne sont proportionnées à la gloire
future qui sera manifestée en nous » (Rm 8, 18). Et, d'autre part, le mérite ne
tient pas principalement au don, à l'acte, ou à la souffrance extérieure, mais
au sentiment intérieur.
4. Simon le Mage voulait
acheter le pouvoir spirituel pour le vendre ensuite. « Selon les Décrets il
voulut acheter le don du Saint-Esprit pour faire commerce de prodiges et
multiplier les gains. » Ceux qui vendent les choses spirituelles ont la même
intention que Simon. Ceux qui veulent les acheter l'imitent dans son acte.
Quant à ceux qui vendent, ils imitent l'acte de Giézi, disciple d'Élisée, dont
on lit (2 R 5, 20) qu'il reçut de l'argent du lépreux guéri par son maître. Si
bien qu'on peut appeler ceux qui vendent les choses spirituelles non seulement
simoniaques, mais « giézites»
5. On entend par vente et
achat tout contrat non gratuit. Aucun échange de prébende ou de bénéfices
ecclésiastiques ne peut donc se faire, en vertu de la simple autorité des
parties, sans danger de simonie ; ni les transactions, ainsi que le droit le
détermine. Mais le prélat peut, en vertu de sa charge, faire ces sortes
d'échanges quand il y a utilité ou nécessité.
6. De même que l'âme est
vivante par elle-même, et le corps vivant par son union à l'âme ; de même il y
a des réalités spirituelles par elles-mêmes, comme les sacrements et réalités
analogues, et d'autres qui sont appelées spirituelles parce qu'elles sont liées
aux précédentes. D'où ce texte des Décrets : « Les réalités spirituelles
sans les réalités corporelles ne nous servent pas, de même que l'âme ne peut,
sans le corps, vivre de la vie corporelle. »
7. Le pape peut tomber comme tout homme dans le péché de simonie, et le péché est d'autant plus grave que celui qui le commet est plus haut placé. Bien que les affaires de l'Église lui soient confiées comme au dispensateur principal, il n'en est ni le maître ni le possesseur. Donc, s'il recevait, pour une affaire spirituelle, de l'argent pris sur le revenu d'une église, il ne serait pas exempt de simonie. Il pourrait également commettre la simonie en recevant d'un laïc de l'argent qui ne viendrait pas des biens de l'Église.
Objections
:
1. Ce n'est pas toujours
défendu, semble-t-il. Car le baptême est la « porte des sacrements », on le
dira dans la troisième Partie. Or on voit qu'il est permis, en certains cas, de
donner de l'argent pour le recevoir. Si par exemple un prêtre ne voulait pas
sans salaire baptiser un enfant mourant. Donc il n'est pas toujours illicite
d'acheter ou de vendre les sacrements.
2. Le plus grand des
sacrements est l'eucharistie, que l'on consacre à la messe. Mais certains
prêtres reçoivent une prébende ou de l'argent pour chanter la messe. A plus
forte raison peut-on acheter ou vendre les autres sacrements.
3. Le sacrement de
pénitence est obligatoire, et consiste surtout dans l'absolution. Or certains
réclament de l'argent pour absoudre de l'excommunication.
4. La coutume enlève à des
actes qui seraient autrement des péchés leur caractère coupable. Ce n'était pas
un crime d'avoir plusieurs femmes, dit S. Augustin au temps où c'était la coutume.
Or on rencontre la coutume de donner quelque chose pour le chrême, l'huile
sainte et autres choses de ce genre, lors des consécrations d'évêques,
bénédictions d'abbés et ordinations de clercs.
5. Il arrive que par
méchanceté on empêche quelqu'un d'obtenir l'épiscopat ou une autre dignité. Or
il est permis à quiconque de racheter ce qui lui donne tort. Il semble donc
permis en ce cas de donner de l'argent pour un évêché ou une autre dignité
ecclésiastique.
6. Le mariage est un
sacrement. Mais on donne parfois de l'argent pour se marier. Il est donc permis
de vendre les sacrements à prix d'argent.
Cependant, on lit dans les Décrets : « Celui qui aura consacré quelqu'un à prix d'argent devra être rejeté du sacerdoce. »
Conclusion
:
Les sacrements de la loi nouvelle sont spirituels au plus haut point, car ils produisent dans les âmes la grâce spirituelle. Celle-ci ne peut s'estimer à prix d'argent, et par définition exige d'être donnée gratuitement. Mais les sacrements sont dispensés par les ministres de l'Église, à l'entretien desquels le peuple doit subvenir, selon S. Paul (1 Co 9, 13) : « Ignorez-vous que ceux qui vaquent aux offices sacrés doivent se nourrir du temple ? Et que ceux qui servent à l'autel ont part à l'autel ? » Nous dirons donc que recevoir de l'argent en échange de la grâce spirituelle des sacrements est un crime de simonie, que nulle coutume ne peut autoriser : car la coutume ne prévaut pas contre le droit naturel ou divin. Et par argent on entend ici tout ce qu'on peut estimer à prix d'argent, comme dit Aristote. Mais recevoir quelque chose pour l'entretien de ceux qui administrent les sacrements selon la détermination de l'Église et les coutumes approuvées, n'est pas simonie, ni péché. Ce n'est pas, en effet, le prix d'un salaire, mais le tribut payé à la nécessité. C'est pourquoi sur ce texte (1 Tm 5, 17) : « Les prêtres qui gouvernent bien, etc. », la Glose de S. Augustin donne ce commentaire : « Qu'ils reçoivent du peuple l'entretien nécessaire, et du Seigneur le salaire de leur administration. »
Solutions
:
1. En cas de nécessité n'importe qui peut baptiser. Et parce que rien n'autorise jamais le péché, on doit, si le prêtre ne veut pas baptiser sans recevoir d'argent, faire comme s'il n'y avait personne pour baptiser. Celui qui a la charge de l'enfant pourrait en pareil cas le baptiser licitement lui-même, ou le faire baptiser par quelqu'un d'autre. Toutefois il lui serait permis d'acheter de l'eau à un prêtre, car c'est là un simple élément corporel.
Supposons maintenant un adulte
désirant le baptême, et en danger de mort, que le prêtre ne veut pas baptiser
sans argent. Il doit, s'il le peut, se faire baptiser par quelqu'un d'autre. Si
ce recours lui est impossible, il ne doit aucunement acheter à prix d'argent
son baptême, mais plutôt mourir sans l'avoir reçu. Le baptême de désir supplée
en effet pour lui ce que le sacrement ne peut lui donner.
2. L'argent reçu par le
prêtre n'est pas le prix de la consécration eucharistique ni de la messe qu'il
doit chanter. Ce serait une pratique simoniaque. C'est une sorte de tribut
acquitté pour son entretien, comme on vient de le dire.
3. L'argent exigé n'est pas
le prix de l'absolution, ce qui serait simoniaque. C'est le châtiment de la
faute qui a entraîné l'excommunication.
4. La coutume, nous venons
de le dire, laisse toujours intact le droit naturel ou divin, qui interdit la
simonie. Si donc, par suite d'une coutume, on exige une rétribution qui soit
comme le prix d'une chose spirituelle, avec intention d'acheter et de vendre,
c'est manifestement de la simonie : surtout si on l'exige contre le gré de ceux
qui doivent payer. Mais si l'on reçoit quelques dons comme un tribut approuvé
par la coutume, il n'y a pas simonie, pourvu toutefois qu'on n'ait pas
intention de faire acte d'achat ou de vente, mais simplement d'observer une
coutume, et surtout quand le donateur s'en acquitte volontairement. Il faut
cependant en tout ceci prendre garde qu'il n'y ait aucune apparence de simonie
et de cupidité. Comme dit S. Paul (1 Th 5, 22) : « Abstenez-vous de toute
apparence de mal. »
5. Avant d'avoir acquis un
droit à l'épiscopat ou à une quelconque dignité ou prébende par voie
d'élection, provision ou collation, celui qui écarterait les obstacles à prix
d'argent serait simoniaque. Ce serait en effet s'ouvrir par de l'argent l'accès
à un bien spirituel. Mais le droit étant déjà acquis, on peut légitimement
écarter à prix d'argent les empêchements injustes.
6. Certains disent que pour le mariage on peut donner de l'argent parce que la grâce n'y est pas conférée. Ce n'est pas tout à fait vrai, comme on le dira dans la troisième Partie. Il faut résoudre autrement la question : le mariage n'est pas seulement sacrement de l'Église, mais aussi office de nature. C'est à ce dernier point de vue qu'il est licite de donner de l'argent pour se marier, mais en tant que le mariage est un sacrement, c'est illicite. Et voilà pourquoi le droit interdit d'exiger quoi que ce soit pour la bénédiction nuptiale.
Objections
:
1. C'est permis, car
l'exercice de la prophétie est un acte spirituel. Or jadis on payait les
prophètes : le cas est mentionné aux livres des Rois (1 S 9, 7 et 1 R 14, 3).
2. La prière, la
prédication, la louange divine sont des actes hautement spirituels. Mais on
donne de l'argent à de saintes gens pour obtenir le suffrage de leurs prières,
selon la parole du Seigneur (Lc 16, 9) : « Faites-vous des amis avec le Mammon
d'iniquité. » Les prédicateurs, qui sèment le bon grain dans les âmes, ont
droit également à une rétribution temporelle : c'est l'avis de S. Paul (1 Co 9,
11). On donne quelque chose à ceux qui célèbrent les louanges divines en
s'acquittant de l'office ecclésiastique, à ceux qui font des processions ;
parfois même des revenus annuels sont affectés à cela. Il est donc permis de
recevoir de l'argent pour des actes spirituels.
3. La science n'est pas
moins spirituelle que le pouvoir. Or on peut faire usage de sa science contre
argent ; ainsi l'avocat fait payer sa plaidoirie, le médecin sa consultation,
le maître son enseignement. Au même titre, il semble donc qu'un prélat peut
recevoir de l'argent pour exercer les actes de son pouvoir, correction,
administration, etc.
4. La vie religieuse est un
état de perfection spirituelle. Mais dans certains monastères on exige quelque
chose des sujets qu'on y reçoit.
Cependant, on lit dans les Décrets « Absolument rien de ce qu'on peut attribuer à la consolation de la grâce invisible, ne doit être vendu pour un gain ou une rétribution quelconque. » C'est le cas des actes spirituels dont il s'agit ici, et qui sont dus à la grâce invisible.
Conclusion
:
De même que les sacrements sont dits « spirituels » parce qu'ils confèrent la grâce spirituelle, ainsi d'autres réalités sont appelées « spirituelles » parce qu'elles découlent de la grâce spirituelle et y disposent. Cependant ces réalités sont procurées par le ministère des hommes, lesquels doivent être entretenus par le peuple à qui ils dispensent ces biens spirituels, selon S. Paul (1 Co 9, 7) : « Qui donc a jamais combattu à ses frais, et quel berger ne se nourrit du lait de son troupeau ? » C'est pourquoi vendre ou acheter ce qu'il y a de spirituel dans ces actes est de la simonie ; mais il est permis de recevoir ou de donner quelque chose pour l'entretien de ceux qui les exercent, conformément à la loi de l'Église et à la coutume approuvée ; à condition toutefois qu'on n'ait pas l'intention d'acheter ou de vendre, et qu'on ne contraigne pas ceux qui ne veulent pas donner, en leur refusant les biens spirituels qu'on doit leur fournir ; il y aurait là en effet apparence de vente. Toutefois, après avoir gratuitement exercé ces fonctions spirituelles, on peut exiger de ceux qui peuvent payer, mais ne veulent pas, les offrandes ou autres rétributions déterminées par la règle et la coutume. On doit alors faire intervenir l'autorité supérieure.
Solutions
:
1. Selon S. Jérôme, on
faisait spontanément aux bons prophètes certains présents pour subvenir à leurs
besoins, et non par manière de paiement pour l'exercice de la prophétie. Les
faux prophètes toutefois y cherchaient un gain.
2. Ceux qui donnent l'aumône aux pauvres pour obtenir les suffrages de leurs prières n'entendent pas, ce faisant, acheter ces prières ; mais par une bienfaisance gratuite ils provoquent leurs âmes à des prières toutes gratuites, inspirées par la charité. Les prédicateurs ont droit à des dons temporels pour leur entretien, non en paiement de leur prédication. C'est pourquoi sur le texte de S. Paul : « Les prêtres qui gouvernent bien... », la Glose donne ce commentaire : « A la nécessité il revient de recevoir de quoi vivre, à la charité de le fournir. Mais l'Évangile ne se vend pas, et ce n'est pas pour cela qu'on prêche. Ce serait là vendre une grande chose pour un prix bien vil. » De même on fait certains dons temporels à ceux qui louent Dieu en célébrant l'office divin, pour les vivants ou pour les morts, non par manière de paiement, mais comme frais d'entretien. C'est au même titre que l'on reçoit certaines aumônes pour des processions ou une cérémonie de funérailles.
Mais si cela se faisait par
contrat, ou avec l'intention d'acheter ou de vendre, il y aurait simonie. Ce
serait donc une ordonnance illicite que de décréter dans une église que l'on ne
fera pas de cortège à un enterrement sans l'acquittement d'une somme d'argent
déterminée. Ce serait en effet s'ôter tout moyen d'accorder gratuitement à
certains un devoir de piété. L'ordonnance serait plus licite si l'on
établissait qu'à tous ceux qui donneront une aumône déterminée tel honneur
serait rendu. Cela laisserait une possibilité de l'accorder à d'autres. La
première ordonnance a l'aspect d'une exaction, la seconde fait figure d'un
témoignage de reconnaissance gracieuse.
3. Celui à qui un pouvoir spirituel est confié est tenu par sa charge de l'exercer en dispensant les biens spirituels. Il a de plus pour son entretien des subsides déterminés qui viennent des revenus ecclésiastiques. Par conséquent, s'il recevait quelque chose pour exercer son pouvoir spirituel, on ne pourrait dire qu'il loue son travail, puisqu'il est tenu de l'accomplir en justice par le fait de sa charge ; on ne pourrait voir là qu'une vente de la grâce spirituelle. C'est pourquoi il ne lui est permis de rien recevoir pour aucun acte d'administration spirituelle ; ni même pour aucun remplacement ; ni même pour corriger ses sujets ou arrêter leur correction. Mais il peut licitement recevoir des rétributions quand il visite ses sujets, non en paiement de la correction qu'il fait, mais comme juste subside.
Quant à celui qui possède la
science et n'a pas reçu une charge qui l'oblige à la communiquer aux autres, il
lui est permis de recevoir le prix de son enseignement ou de son conseil. Non
point qu'il vende la vérité ou la science, mais il loue son activité. Pourtant,
s'il y était tenu par sa charge, on penserait qu'il vend la vérité, et il
pécherait gravement" C'est le cas de ceux qui sont, dans certaines
Églises, chargés de l'enseignement des clercs de l'église et d'autres pauvres.
Ils reçoivent à cet effet un bénéfice ecclésiastique et ils n'ont le droit de
rien recevoir, ni pour enseigner ni pour célébrer ou omettre certaines
solennités.
4. On n'a le droit de recevoir ni d'exiger aucun paiement pour l'entrée dans un monastère. Il est permis cependant, tout en accordant gratuitement l'entrée du monastère, de recevoir quelque chose pour l'entretien du sujet, si le monastère est pauvre et ne suffit pas à nourrir tout le monde. Il est également permis d'admettre plus facilement quelqu'un qui, pour témoigner sa dévotion à cette maison, lui a fait de larges aumônes. De même qu'il est permis, à l'opposé, de provoquer la dévotion de quelqu'un envers le monastère par des bienfaits temporels, en sorte de l'amener à y entrer. Mais il n'est pas permis de donner ou recevoir par contrat une somme pour l'entrée au monastère, selon le droit.
Objections
:
1. Cela semble licite, car
toutes les choses temporelles ont un lien avec les spirituelles, et nous ne
devons chercher les unes que pour obtenir les autres. Donc, s'il n'est pas
permis de vendre ce qui est adjoint au spirituel, on ne pourra vendre aucun
bien temporel, ce qui est évidemment faux.
2. Rien n'est plus
étroitement lié aux choses spirituelles que les vases sacrés. Or on peut les
vendre pour le rachat des captifs d'après S. Ambroise.
3. Sont en liaison avec le
spirituel : le droit de sépulture, le droit de patronage, le droit d'aînesse
chez les anciens (car les premiers-nés, avant la loi, remplissaient l'office de
prêtre), et encore le droit de recevoir les dîmes. Or Abraham a acheté d'Éphron
une double caverne pour sa sépulture (Gn 23, 8) ; Jacob a acheté à Ésaü son
droit d'aînesse (Gn 25, 31) ; le droit de patronage se transmet avec la terre
vendue et se trouve concédé en fief ; les dîmes sont concédées à certains
soldats et peuvent être rachetées ; les prélats retiennent parfois pour eux
pendant un certain temps les fruits des prébendes qu'ils confèrent, et pourtant
les prébendes sont jointes à des biens spirituels. Donc il est permis d'acheter
et de vendre ce qui se trouve lié au spirituel.
Cependant, voici ce que dit le pape Pascal, et qu'on trouve dans les Décrets : « Quiconque vend un bien sans lequel on n'en possède pas un autre, ne peut empêcher que tout l'ensemble soit vendu. Que personne par conséquent n'achète une église, une prébende ou aucun bien ecclésiastique. »
Conclusion
:
Une chose peut se trouver rattachée aux réalités spirituelles par un double lien. Premièrement un lien de dépendance. Posséder un bénéfice ecclésiastique par exemple ne convient qu'à celui qui a un office clérical. Ainsi de telles choses ne peuvent exister indépendamment de biens spirituels. Et c'est pourquoi il n'est aucunement permis de vendre ce genre de choses, parce que, lorsqu'on les vend, on comprend que les biens spirituels sont inclus dans la vente.
Mais certaines choses temporelles sont liées aux spirituelles en y étant ordonnées : le droit de patronage par exemple est ordonné à présenter les clercs aux bénéfices ecclésiastiques ; les vases sacrés sont ordonnés à la pratique des sacrements. De telles choses temporelles ne supposent pas nécessairement l'existence de la réalité spirituelle qui s'y trouve annexée, mais plutôt la précèdent. C'est pourquoi on peut, d'une certaine manière, les vendre : mais non en tant qu'elles sont adjointes au spirituel.
Solutions
:
1. Toutes les choses
temporelles sont liées au spirituel comme à leur fin. C'est pourquoi on peut
vendre les choses temporelles ellesmêmes. Mais leur ordre au spirituel ne peut
tomber sous la vente.
2. Les vases sacrés sont
reliés aux réalités spirituelles comme à leur fin. C'est pourquoi leur
consécration ne peut être objet de vente. Mais la matière dont ils sont fait
peut être vendue pour subvenir aux besoins de l'Église et des pauvres.
Toutefois, ils doivent préalablement être brisés, après une prière ; car une
fois brisés, ils ne sont plus considérés comme des vases sacrés, mais
simplement comme du métal. Aussi faudrait-il renouveler la consécration si des
vases semblables étaient reconstitués avec la même matière.
3. La double caverne achetée par Abraham pour servir de sépulture n'était pas, d'après le texte de l'Écriture, un terrain consacré à cet usage. Abraham pouvait donc l'acheter pour faire un lieu de sépulture en y construisant un sépulcre. De même, actuellement, il est permis d'acheter un champ ordinaire pour en faire un cimetière, ou y édifier une église. Comme cependant, chez les païens, les lieux voués à la sépulture étaient tenus pour sacrés, si Éphron a entendu faire payer le droit de sépulture, il a péché en faisant cette vente. Mais Abraham n'a pas péché en faisant cet achat, car il ne prétendait acheter qu'un terrain ordinaire. De même il est permis, même maintenant, de vendre ou d'acheter, en cas de nécessité, un terrain où il y eut jadis une église ; le cas est le même que celui des vases sacrés, étudié ci-dessus.
Une autre explication permet d'excuser Abraham de péché, en disant que le prix qu'il a donné était destiné à compenser un affront possible : bien qu'Éphron lui ait offert gratuitement le lieu de sépulture, Abraham pensa qu'il ne pouvait le recevoir ainsi sans offense.
Quant au droit d'aînesse, il était dû à Jacob par le choix divin, selon ces paroles de Malachie (1, 2) : « J'ai aimé Jacob et j'ai haï Ésaü. » C'est pourquoi Esaü pécha en vendant son droit d'aînesse. Mais Jacob ne pécha pas en l'achetant, parce que l'on comprend qu'il a racheté l'injustice qu'on lui avait faite.
Le droit de patronage ne peut être vendu en lui-même, ni même concédé en fief ; mais il suit la terre qui lui est vendue ou concédée. Le droit spirituel de recevoir la dîme n'est pas concédé aux laïcs : on leur concède seulement les biens temporels qui leur sont concédés sous le nom de dîmes.
Concernant la collation des bénéfices il faut savoir que si un évêque, avant d'offrir un bénéfice à quelqu'un, a décidé pour quelque motif de soustraire quelque chose aux fruits du bénéfice à conférer, pour le dépenser en oeuvres pies, il n'y a là rien d'illicite. Mais s'il requiert de celui à qui il offre un bénéfice qu'il lui donne une part des fruits de ce bénéfice, c'est comme s'il exigeait une rétribution, et il n'est pas exempt de simonie.
Objections
:
1. Il semble qu'il soit
permis de donner des pouvoirs spirituels par un présent servile ou verbal. Car
S. Grégoire dit : « Il est digne que ceux qui sont au service d'une Église
jouissent des rémunérations de cette Église. » Le service de l'église relève du
présent servile, et on le rétribue légitimement par des bénéfices
ecclésiastiques.
2. C'est également agir
pour des motifs charnels que de donner un bénéfice ecclésiastique en échange
d'un service reçu, ou pour une raison de parenté. Rien de simoniaque en ce
dernier cas, car il n'y a ni achat ni vente. Donc pas de simonie non plus dans
le premier cas.
3. Ce qu'on fait uniquement
pour répondre à la prière de quelqu'un semble être un don gratuit. Pas de
simonie en ce cas, puisqu'il n'y a ni vente ni achat. Or, c'est un cas de
présent verbal que de conférer un bénéfice ecclésiastique parce qu'on en a été
prié par quelqu'un. Cela n'est donc pas simoniaque.
4. Les hypocrites font des
oeuvres spirituelles pour obtenir une louange humaine : on ne les qualifie pas
pour autant de simoniaques. Pourtant ils agissent pour une rétribution verbale.
Ce n'est donc pas de la simonie.
Cependant, voici ce que dit le pape Urbain : « Quiconque donne ou obtient des biens ecclésiastiques, en y cherchant son propre gain pour un autre but que celui de leur institution, et en faisant trafic de son crédit verbal, de ses services ou de son argent, est simoniaque. »
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit on peut appeler « argent » tout ce dont le prix peut être estimé en argent. Il est évident que le service rendu à un homme est ordonné à une utilité qui peut être estimée à prix d'argent ; aussi les serviteurs sont-ils engagés pour un salaire en argent. C'est pourquoi donner un bien spirituel pour un service temporel déjà rendu ou encore à rendre revient au même que le donner pour la somme d'argent, payée comptant ou promise, à laquelle on pourrait estimer ce service. Pareillement, si l'on répond aux prières de quelqu'un qui recherche une faveur temporelle, cela s'ordonne à une utilité qui peut être estimée à prix d'argent. Et c'est pourquoi, si l'on commet la simonie en recevant de l'argent ou un autre bien extérieur, ce qui relève du présent manuel, on la commet aussi par un présent verbal, ou de service.
Solutions
:
1. Si un clerc rend à un
prélat un service honorable, ordonné aux choses spirituelles, utile à l'Église
ou à ses ministres, la dévotion même dont il témoigne ainsi le rend digne, au
même titre que d'autres bonnes oeuvres, de recevoir un bénéfice ecclésiastique.
Il n'y a pas là de présent servile. C'est le cas auquel fait allusion S.
Grégoire. Mais si c'est un service malhonnête ou destiné à produire des
avantages charnels, relatifs aux intérêts du prélat, de sa parenté, de son
patrimoine, etc., ce sera un présent servile, entaché de simonie.
2. Conférer gratuitement à
quelqu'un une faveur spirituelle en raison de sa parenté, ou par le fait d'une
affection humaine, est illicite et procède de vues charnelles. Mais ce n'est
pas simoniaque, puisqu'on ne reçoit rien, et qu'il n'y a par conséquent aucun
contrat de vente ou d'achat, ce qui fonderait la simonie. Mais accorder un
bénéfice ecclésiastique avec l'intention tacite ou expresse de pourvoir de ce
fait aux intérêts de sa parenté, est une simonie manifeste.
3. Par « présent verbal »
on entend : la louange, représentant une faveur humaine qu'on peut apprécier,
soit encore les recommandations qui permettent d'acquérir ces faveurs humaines
ou d'éviter la défaveur. Avoir égard principalement à ce motif est donc
commettre la simonie. C'est le cas de celui qui exauce la requête qu'on lui
présente pour un indigne. Mais, si on la lui présente pour quelqu'un qui est
digne, le fait lui-même n'est pas simoniaque car il subsiste un juste motif de
conférer une valeur spirituelle à celui pour qui on la demande. Il peut
cependant y avoir une intention simoniaque si, plus qu'à la dignité du sujet,
on prête attention à la recommandation humaine. D'autre part, si l'on demande
pour soi-même charge d'âmes, la présomption même du quémandeur le rend indigne,
et ainsi ces prières sont faites pour un indigne. Mais on peut très bien, étant
indigent, demander pour soi-même un bénéfice ecclésiastique sans charge d'âmes.
4. L'hypocrite qui cherche la louange ne donne pas vraiment quelque chose de spirituel, il en fait seulement parade. Par sa simulation il dérobe la louange des hommes, plus qu'il ne l'achète. Ce n'est pas de la simonie.
Objections
:
1. Il ne semble pas que ce
soit un châtiment approprié de priver le simoniaque de ce qu'il a acquis par
simonie. En effet, la simonie consiste à acquérir un bien spirituel au moyen de
quelque présent. Mais il y a des biens spirituels qu'on ne peut pas perdre une
fois acquis, comme les caractères sacramentels imprimés par une consécration.
2. Il arrive qu'un évêque,
ayant obtenu l'épiscopat par simonie, prescrive à un sujet dépendant de son
autorité de se faire ordonner par lui. Celui-ci doit, semble-t-il, lui obéir
tant que l'Église le tolère. Or on ne doit rien recevoir de quelqu'un qui n'a
pas pouvoir de le conférer. Donc l'évêque ne perd pas son pouvoir épiscopal du
fait qu'il l'a acquis par simonie.
3. Nul ne doit être puni
pour ce qui s'est fait à son insu et indépendamment de sa volonté, parce que la
peine est due au péché, qui est un acte volontaire, nous l'avons dit
précédemment. Or il arrive que, par l'entremise d'autres personnes, quelqu'un
reçoive une faveur spirituelle de façon simoniaque, sans l'avoir su ni voulu.
On ne doit donc pas l'en punir en le privant de ce qui lui a été conféré.
4. Nul ne doit tirer
avantage de son péché. Or c'est ce qui se produirait si le simoniaque qui a
reçu un bénéfice ecclésiastique était obligé de le rendre. Ce serait en effet
tout profit pour ceux qui ont participé à l'acte simoniaque, le prélat par
exemple et tout le collège qui y ont consenti. On ne doit donc pas toujours
faire restituer.
5. Il arrive qu'un moine
entré de façon simoniaque au monastère y fasse profession et donc voeu
solennel. Or nul ne peut être délié des obligations du voeu pour avoir commis
une faute. Donc le simoniaque ne peut être privé de l'état monacal qu'il a
acquis.
6. On ne peut en ce monde
infliger une peine extérieure pour un mouvement intérieur, car il appartient à
Dieu seul de juger les coeurs. Mais on peut commettre la simonie par une simple
intention volontaire. C'est pourquoi on la définit comme un acte de volonté.
Donc on ne doit pas toujours priver le simoniaque de ce qu'il a acquis.
7. Être promu à un rang
plus élevé, c'est recevoir une faveur bien plus grande que de demeurer dans son
état. Or parfois des simoniaques, du fait de la dispense, sont promus au rang
supérieur. On ne doit donc pas toujours enlever aux simoniaques ce qu'ils ont
acquis.
Cependant, on lit dans les Décrets : « Celui qui a été ordonné ou promu à une dignité par suite d'un trafic, n'en retirera aucun profit, mais il sera écarté de la dignité ou de la cure qu'il a acquise à prix d'argent. »
Conclusion
:
Nul ne peut licitement retenir ce qu'il a acquis contre la volonté du possesseur. Par exemple, si un intendant distribuait des biens appartenant à son maître contrairement à sa volonté et à son ordre, celui qui les aurait reçus n'aurait pas le droit de les garder. Or, le Seigneur, dont les prélats ecclésiastiques sont les intendants et les ministres, a ordonné de dispenser gratuitement les biens spirituels (Mt 10, 8) : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. » Donc ceux qui obtiennent des biens spirituels quelconques grâce à un présent, ne peuvent légitimement les garder.
De plus les simoniaques, tant vendeurs qu'acheteurs de biens spirituels, ainsi que les intermédiaires, sont sous le coup d'autres pénalités : l'infamie et la déposition s'ils sont clercs, l'excommunication s'ils sont laïcs, selon le droits.
Solutions
:
1. Dans la réception simoniaque d'un ordre sacré le caractère de l'ordre est conféré, à cause de l'efficacité du sacrement. Mais le simoniaque ne reçoit pas la grâce, ni le droit d'exercer cet ordre, car il a en quelque sorte dérobé le caractère sacramentel, reçu contre la volonté du Seigneur qui en est le principe. Il est suspens en vertu du droit et, en ce qui le concerne, il ne doit pas se mêler d'exercer son ordre. En ce qui concerne les autres, nul n'a le droit de communiquer avec lui dans l'exercice de son pouvoir d'ordre, que le péché soit public ou occulte. Il ne peut réclamer l'argent qu'il a honteusement donné, bien que l'autre le possède injustement.
S'il s'agit d'un simoniaque qui a
conféré un ordre sacré, donné ou reçu un bénéfice, ou servi d'intermédiaire
dans un trafic simoniaque, si le fait est public, la suspense est encourue en
vertu du droit, pour lui et pour les autres ; si le fait est occulte, la
suspense ne concerne que le simoniaque, et non les autres.
2. Nul ne doit recevoir un ordre sacré d'un évêque dont il sait que la promotion a été simoniaque, même si celui-ci le lui commande et le menace d'excommunication. S'il est ordonné, il ne reçoit pas le droit d'user de son ordre, même s'il ignorait la simonie de l'évêque, et il lui faut une dispense. Certains disent que s'il ne pouvait prouver le fait de la simonie, il devrait obéir et recevoir l'ordre, mais ne pourrait l'exercer sans dispense. C'est là un propos sans fondement, parce que nul ne doit obéir à celui qui vous fait communiquer avec lui dans un acte illicite. Or, celui qui est suspens en vertu du droit envers lui-même et envers les autres, confère illicitement l'ordination. Mais, si l'on n'a pas de certitude, on ne doit pas croire au péché d'autrui, et l'on peut, en bonne conscience, recevoir de lui l'ordination.
Si l'évêque est simoniaque
autrement que par sa promotion à l'épiscopat, on peut recevoir de lui un ordre
sacré, si la chose est occulte, parce que la suspense ne concerne que lui, et
non les autres, comme on vient de le dire.
3. Ce n'est pas seulement
pour le punir d'un péché qu'on retire à quelqu'un les biens qu'il a reçus. Ce
peut être l'effet de l'acquisition injuste ; si par exemple vous achetez une
chose à celui qui ne peut la vendre. C'est pourquoi, si quelqu'un reçoit
sciemment, et de son propre mouvement, un ordre ou un bénéfice ecclésiastique
entaché de simonie, non seulement on le prive de ce qu'il a reçu, en ce sens
qu'il ne peut user de son pouvoir d'ordre et doit résigner son bénéfice avec
tous les fruits qu'il en a perçus ; mais il encourt des pénalités de surcroît ;
il est marqué d'infamie et obligé à la restitution des fruits non seulement
perçus, mais qui auraient pu l'être par un possesseur diligent (ce qui doit
s'entendre des fruits qui restent, déduction faite des dépenses qu'ils ont
ocasionnées, et à l'exception de ceux qi4i ont été employés par ailleurs dans
l'intérêt de l'Église). Si c'est indépendamment de sa volonté et à son insu
qu'il a été promu à un bénéfice par une intervention simoniaque, il est privé
de l'exercice du pouvoir d'ordre, et tenu de résigner le bénéfice qu'il a
obtenu, avec les fruits existants. Mais il n'est pas tenu de restituer les
fruits déjà consommés, car il était possesseur de bonne foi. Il faut d'ailleurs
excepter les cas où ce serait un ennemi qui aurait donné de l'argent pour entacher
sa promotion par ce moyen frauduleux, ou s'il avait protesté expressément. Il
n'est pas obligé alors de renoncer à son bénéfice, à moins que dans la suite il
ait donné son consentement au pacte simoniaque en payant la somme promise.
4. L'argent, les biens, les
fruits reçus par des manoeuvres simoniaques doivent retourner à l'Église au
préjudice de laquelle ils ont été donnés, même si le prélat ou quelque membre
du collège de cette Église était en faute, parce que leur péché ne doit pas
nuire aux autres. On prendra garde toutefois, dans la mesure du possible, que
les coupables n'en tirent aucun avantage. Si le prélat et tout le collège sont
en faute, on doit, par l'autorité du supérieur, tout donner à des pauvres ou à
une autre Église.
5. Ceux qui sont entrés par
simonie dans un monastère doivent y renoncer. S'ils ont commis sciemment cet
acte après le Concile général ils sont chassés de leur monastère sans espoir de
retour. On doit les placer sous une règle plus stricte pour y faire une
perpétuelle pénitence, ou les reléguer dans un autre lieu appartenant au même
ordre, si l'on ne trouve pas d'ordre plus sévère. Si la chose s'est produite
avant le Concile, on doit les placer dans d'autres maisons du même ordre. Et si
c'est impossible, on doit par dispense les recevoir dans le même monastère,
pour les empêcher de courir le monde, mais en les changeant de place, pour leur
en assigner d'inférieures. - Mais si c'est à leur insu que leur réception a été
simoniaque, avant ou après le Concile, on peut, après qu'ils y ont renoncé, les
recevoir à nouveau, et ils prendront rang à la suite des autres, comme on l'a
dit.
6. Devant Dieu, il suffit
de l'intention pour être simoniaque. Mais les pénalités ecclésiastiques
extérieures n'atteignent pas si profondément. Le simoniaque d'intention n'est
donc pas tenu de renoncer à ce qu'il a obtenu, mais doit se repentir de son
intention mauvaise.
7. La dispense en faveur d'un simoniaque qui a reçu sciemment un bénéfice est réservée au pape. Dans les autres cas un évêque peut l'accorder, pourvu que le simoniaque ait préalablement renoncé à ce qu'il a acquis. Il recevra alors soit la petite dispense, qui lui donne la communion laïque ; soit la grande dispense qui lui permet, après avoir accompli sa pénitence, de demeurer dans une autre église en gardant son ordre ; ou une dispense majeure, qui lui permet de demeurer dans la même église, mais dans un ordre inférieur ; ou enfin la dispense maximale, qui lui permet d'exercer dans la même église les ordres majeurs, sans toutefois recevoir une prélature.
LES VERTUS ANNEXES DE LA JUSTICE
Après la religion, il faut étudier la piété. Cette étude nous fera suffisamment connaître les vices qui lui sont opposés.
1. A qui la piété s'étend-elle ? - 2. Quels services rend-elle ? - 3. Est-elle une vertu spéciale ?- 4. Peut-on, sous couvert de religion, omettre les devoirs de la piété filiale ?
Objections
:
1. Selon S. Augustin : «
Par piété l'on entend d'ordinaire, à proprement parler, le culte de Dieu,
auquel les Grecs donnent le nom de eusébéia. » Mais le culte de Dieu est
exclusivement rapporté à Dieu, non aux hommes. Donc la piété ne s'étend pas de
façon déterminée à certaines personnes humaines.
2. S. Grégoire nous dit :
« La piété fait son festin à son jour, quand elle remplit les entrailles du
coeur des oeuvres de miséricorde. » Mais, d'après S. Augustin, les oeuvres de
miséricorde doivent être pratiquées envers tous. Donc la piété ne s'étend pas à
des personnes déterminées.
3. Dans les affaires
humaines, il y a bien d'autres relations que la consanguinité et la
concitoyenneté, comme le montre Aristote, et sur chacune d'elles se fonde une
certaine amitié, qui semble être la vertu de piété, d'après la Glose (sur 2 Tm
3, 5) : « Ayant les apparences de la piété... » Donc la piété ne s'étend pas
seulement aux parents et aux concitoyens2.
Cependant, Cicéron déclare : « La piété est l'exact accomplissement de nos devoirs envers nos parents et les amis de notre patrie. »
Conclusion
:
L'homme est constitué débiteur à des titres différents vis-à-vis d'autres personnes, selon les différents degrés de perfection qu'elles possèdent et les bienfaits différents qu'il en a reçus. À ce double point de vue, Dieu occupe la toute première place, parce qu'il est absolument parfait et qu'il est, par rapport à nous, le premier principe d'être et de gouvernement. Mais ce titre convient aussi, secondairement, à nos père et mère et à notre patrie, desquels et dans laquelle nous avons reçu la vie et l'éducation. C'est pourquoi, après Dieu, l'homme est surtout redevable à ses père et mère et à sa patrie. En conséquence, de même qu'il appartient à la religion de rendre un culte à Dieu, de même, à un degré inférieur, il appartient à la piété de rendre un culte aux parents et à la patrie. D'ailleurs, le culte des parents s'étend à tous ceux de la même ascendance, comme le montre Aristote. Or, dans le culte de la patrie est compris le culte de tous les concitoyens et de tous les amis de la patrie. C'est pourquoi la piété s'étend à ceux-là par priorité.
Solutions
:
1. Le plus comprend le
moins. C'est pourquoi le culte dû à Dieu comprend en lui-même, comme l'un de
ses éléments, le culte dû aux parents. D'où cette parole en Malachie (1, 6) : «
Si je suis Père, où donc est l'honneur qui m'est dû ? » Sous ce rapport, la
piété peut aussi se référer au culte divin.
2. Comme dit S. Augustin :
« Le mot piété est encore employé par le peuple pour désigner les oeuvres de
miséricorde ; ce sens vient, je pense, de ce que Dieu recommande
particulièrement de telles oeuvres, déclarant qu'elles lui sont autant et plus
agréables que les sacrifices. » C'est en ce sens qu'on l'applique à Dieu même
en l'appelant pieux.
3. Les relations de consanguinité et de concitoyenneté touchent aux principes de notre être de plus près que celles d'amitié ; la piété s'étend donc davantage à elles.
Objections
:
1. Il semble que la piété
n'ait pas pour objet d'apporter un soutien à nos parents. Elle semble en effet
concernée par le précepte du décalogue : « Honore ton père et ta mère. » Mais
il ne prescrit que de leur montrer de l'honneur. Donc il ne revient pas à la
piété de nous faire soutenir nos parents.
2. On doit thésauriser pour
ceux qu'on est obligé de soutenir. Mais l'Apôtre dit (2 Co 13, 14) : « Ce ne
sont pas les enfants qui doivent thésauriser pour les parents. » Donc la piété
ne les oblige pas à soutenir ceux-ci.
3. Comme nous l'avons dit à l'Article précédent, la piété ne s'étend pas
seulement aux parents, mais aussi aux autres consanguins et concitoyens.
Pourtant on n'est pas obligé de soutenir tous ses consanguins et concitoyens.
Ni non plus, donc, ses parents.
Cependant, le Seigneur reproche aux pharisiens d'empêcher les enfants d'assister leurs parents (Mt 15, 3).
Conclusion
:
On doit quelque chose aux parents et aux concitoyens de deux façons : par essence ou par accident. Par essence on leur doit ce qui convient au père en tant que tel. Puisqu'il est un supérieur comme étant le principe du fils, celui-ci lui doit respect et service. Par accident, on doit au père ce qui lui convient selon une circonstance accidentelle ; par exemple, s'il est malade on doit le visiter et lui procurer des soins ; s'il est pauvre on doit le soutenir, et ainsi de tout ce qui est englobé dans le service qu'on lui doit. C'est pourquoi Cicéron dit que la piété comporte devoir et culte : le devoir se rapporte au service, le culte au respect ou à l'honneur rendu, parce que, selon S. Augustin, « on dit que nous avons un culte pour les personnes à qui nous accordons fréquemment honneur, souvenir ou présence ».
Solutions
:
1. L'honneur envers les
parents signifie aussi bien l'assistance qui leur est due, selon
l'interprétation donnée par le Seigneur lui-même (Mt 15, 3). Et cela, parce que
assister un père, c'est lui payer une dette comme à quelqu'un de supérieur.
2. Le père, ayant le
caractère de principe vis-à-vis de l'enfant qui procède de lui, doit donc, par
le fait même qu'il est père, subvenir aux besoins de son enfant, et non pas
seulement pour une heure, mais pour toute sa vie, ce qui implique thésauriser.
L'assistance donnée au père par le fils est accidentelle : elle résulte de
quelque nécessité actuelle qui lui impose de secourir dans le présent, sans
toutefois thésauriser pour l'avenir, car il est naturel que les enfants
succèdent aux parents et non pas les parents aux enfants.
3. Comme le dit Cicéron le culte et le devoir sont dus à tous ceux qui nous sont « unis par le sang ou l'amour de la patrie », non pas à tous également, mais surtout à nos parents, et aux autres dans la mesure de nos ressources et de leur situation sociale.
Objections
:
1. Non, car le service et
le culte procèdent de l'amour. Or cela ressortit à la piété. Donc celle-ci
n'est pas une vertu distincte de la charité.
2. Rendre un culte à Dieu
est le propre de la religion. Mais la piété aussi rend un culte à Dieu, dit S.
Augustin. Donc la piété ne se distingue pas de la religion.
3. La piété qui honore et
sert la patrie semble s'identifier à la justice légale, qui vise le bien
commun. Mais la justice légale est une vertu générale, comme le montre
Aristote. Donc la piété n'est pas une vertu spéciale.
Cependant, Cicéron fait de la piété une partie de la justice.
Conclusion
:
Ce qui spécialise une vertu, c'est qu'elle vise son objet sous un point de vue spécial. Il revient à la raison de justice de payer une dette à autrui ; payer une dette spéciale à une personne déterminée sera donc l'objet d'une vertu spéciale. Or, l'homme est débiteur à un titre particulier envers ce qui est par rapport à lui principe connaturel d'être et de gouvernement. C'est ce principe que considère la piété, en tant qu'elle rend un culte et des devoirs aux parents et à la patrie, et à ceux qui leur sont ordonnés. Elle est donc une vertu spéciale.
Solutions
:
1. De même que la religion
est une protestation de la foi, de l'espérance et de la charité, par lesquelles
l'homme s'ordonne à Dieu de façon primordiale, de même la piété est une
protestation de l'amour qu'on a envers ses parents et sa patrie.
2. Dieu est principe d'être
et de gouvernement d'une manière bien plus excellente que le père ou la patrie.
La religion qui rend un culte à Dieu est donc une vertu différente de la piété
qui rend un culte aux parents et à la patrie. Mais les perfections des
créatures sont attribuées à Dieu par mode de superexcellence et de causalité
selon Denys. C'est ainsi que, par excellence, la piété désigne le culte de
Dieu, de même que Dieu est appelé par excellence notre Père.
3. La piété s'étend à la patrie en tant que celle-ci est pour nous un certain principe de notre être ; tandis que la justice légale envisage le bien de la patrie sous le point de vue du bien commun. C'est pourquoi la justice légale est, plus que la piété, une vertu générale.
Objections
:
1. Il semble bien que pour
un motif religieux on puisse omettre les devoirs de la piété filiale. Le
Seigneur dit en effet (Lc 14, 26) : « Si quelqu'un vient à moi sans haïr son
père, sa mère, son épouse et ses enfants, ses frères et soeurs et même sa
propre vie, il ne peut être mon disciple. » On dit à la louange de Jacques et
Jean (Mt 4, 22) : « Abandonnant leurs filets et leur père, ils suivirent le
Christ. » Et l'on dit à la louange des Lévites (Dt 33, 9) : « Celui qui a dit à
son père et à sa mère : "je ne vous connais pas", et de ses frères :
"je les ignore", et ils ont ignoré leurs fils : ceux-là ont gardé la
parole. » Mais si l'on ignore ses parents et les autres consanguins, ou même si
on les hait, on omet nécessairement les devoirs de la piété envers eux. Donc on
doit omettre les devoirs de la piété pour cause de religion.
2. A celui qui disait (Mt
8, 21 ; Lc 9, 59) « Permets-moi d'aller d'abord ensevelir mon père », le
Seigneur répondit : « Laisse les morts ensevelir leurs morts. Mais toi, va-t'en
annoncer le royaume de Dieu », ce qui ressortit à la religion. Mais enterrer
son père ressortit au devoir de la piété. Donc il faut omettre un devoir de
piété par motif religieux.
3. Dieu est appelé par excellence « notre Père ». Mais de même que nous honorons un parent par les services de la piété, nous honorons Dieu par la religion. Donc on doit omettre les services de la piété filiale en vue du culte de religion.
4. Les religieux sont tenus,
par un voeu qu'il n'est pas permis de transgresser, à pratiquer des
observances. Celles-ci les empêchent de subvenir aux besoins de leurs parents,
soit par la pauvreté qui leur enlève tout bien propre, soit par l'obéissance
parce qu'ils ne peuvent sortir du cloître sans la permission de leurs
supérieurs. Donc les devoirs de la piété filiale doivent être négligés par
religion.
Cependant, le Seigneur (Mt 15, 3) blâme les pharisiens qui, pour un motif religieux, enseignaient à refuser l'honneur dû aux parents.
Conclusion
:
La religion et la piété sont toutes les deux des vertus. Or aucune vertu n'est contraire ou opposée à une autre car, selon Aristote le bien n'est pas contraire au bien. Il est donc impossible que la religion et la piété se fassent mutuellement obstacle de telle sorte que les actes de l'une empêchent les actes de l'autre. En effet, tout acte vertueux, nous l'avons montré, est limité par les circonstances qui s'imposent ; si on les dépasse, ce ne sera plus un acte vertueux, mais un acte vicieux. Il appartient donc à la piété filiale de rendre à ses parents service et honneur dans la mesure qui s'impose. Or, ce n'est pas observer cette mesure que de tendre à honorer son père plus que Dieu. Mais, dit S. Ambroise (sur Lc 12, 52), la piété religieuse passe avant les liens de parenté. Donc, si le culte des parents nous éloignait du culte de Dieu, ce ne serait plus de la piété envers les parents que de s'opposer au culte envers Dieu. Aussi S. Jérôme écrit-il dans sa lettre à Héliodore : « Avance, et foule aux pieds ton père, avance, et foule aux pieds ta mère, vole vers l'étendard de la croix. C'est ici une forme suprême de piété que d'être cruel. » C'est pourquoi, en ce cas, il faut faire passer la religion envers Dieu avant les devoirs envers les parents. Mais si ces devoirs ne nous détournent pas du culte dû à Dieu, ce sont dès lors des actes de piété filiale, qu'il ne faut pas négliger sous prétexte de religion.
Solutions
:
1. S. Grégoire interprète
cette parole du Seigneur en ce sens que « nous devons haïr et fuir nos parents
s'ils s'opposent à nous dans la voie qui mène à Dieu ». En effet, si nos
parents nous provoquent au péché et nous détournent de la religion, nous
devons, à ce point de vue, les abandonner et les haïr. C'est dans ce même sens
que s'explique l'attitude des Lévites qui, sur l'ordre de Dieu, n'épargnèrent
pas leurs parents coupables d'idolâtrie (Ex 32, 26). Jacques et Jean sont loués
d'avoir laissé leur père pour suivre jésus, non parce que ce père les provoquait
au mal, mais parce qu'ils estimaient que celui-ci pouvait vivre autrement,
s'ils suivaient le Christ.
2. S. Chrysostome explique ainsi la défense faite par le Seigneur au disciple d'aller ensevelir son père : « Par là il lui épargna bien des maux ; les larmes les chagrins et toutes les émotions pénibles auxquelles on peut s'attendre. Après les funérailles, c'eût été la lecture du testament, le partage des biens, et le reste. Et surtout, il y avait d'autre personnes qui pouvaient rendre au défunt les derniers devoirs. »
S. Cyrille donne cette autre
interprétation « Ce disciple ne demanda pas d'aller ensevelir son père qui
venait de mourir, mais il voulait l'assister dans sa vieillesse jusqu'au moment
de l'ensevelir. Ce que le Seigneur n'a pas accordé parce qu'il y avait d'autres
parents qui pouvaient prendre ce soin. »
3. Les devoirs que nous
rendons par piété à nos parents selon la chair, nous les rapportons à Dieu, de
même que les autres oeuvres de miséricorde que nous pratiquons envers tous nos
proches, selon la parole (Mt 25, 40) : « Ce que vous avez fait à l'un de ces
plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait. » C'est pourquoi,
si nos services envers nos parents selon la chair sont absolument nécessaires
pour les assister, nous ne devons pas, sous couvert de religion, les
abandonner. Mais, s'il nous est impossible de vaquer à leur service sans
commettre de péché, ou encore s'ils peuvent être assistés sans notre secours,
il est permis d'omettre ces services pour vaquer plus généreusement à la
religion.
4. On doit parler différemment de celui qui est encore établi dans le monde et de celui qui a déjà fait profession religieuse. Car celui qui est établi dans le monde, s'il a des parents qui ne peuvent subsister sans lui, ne doit pas les abandonner pour entrer en religion, parce qu'il transgresserait le précepte d'honorer ses père et mère. Certains disent pourtant que même en ce cas il pourrait licitement les abandonner en confiant leur soin à Dieu. Mais si l'on envisage correctement les choses, ce serait tenter Dieu, puisque, sachant par la sagesse humaine ce que l'on doit faire, on mettrait en danger ses parents en espérant que Dieu les secourra.
Mais s'ils pouvaient vivre sans l'aide de leur fils, celui-ci pourrait licitement entrer en religion en abandonnant ses parents. Parce que les enfants ne sont pas tenus de soutenir leurs parents, sauf pour motif de nécessité, nous l'avons dit.
Quant à celui qui a fait profession, il est regardé dès lors comme mort au monde. Il ne doit donc pas, même pour assister ses parents, quitter le cloître où il est enseveli avec le Christ, et s'engager de nouveau dans les affaires du siècle. Il est tenu cependant, sans manquer à l'obéissance envers son supérieur et à son état religieux, de s'efforcer avec piété d'aider ses parents.
Il faut étudier maintenant le respect et ses espèces par, où l'on connaîtra les vices opposés. 1. Le respect est-il une vertu spéciale, distincte des autres ? - 2. En quoi consiste-t-il - 3. Comparaison du respect avec la piété.
Objections
:
1. Il semble que non, car
les vertus se distinguent selon leurs objets. Mais l'objet du respect ne se
distingue pas de celui de la piété. Car, nous dit Cicéron, « le respect consiste
dans le culte et l'honneur qu'on témoigne aux hommes supérieurs en dignité ».
Or la piété honore les parents, qui sont supérieurs en dignité. Donc le respect
n'est pas une vertu distincte de la piété.
2. On doit honneur et culte
aux hommes constitués en dignité, et de même à ceux qui sont éminents par la
science et la vertu. Cependant aucune vertu spéciale n'a ces derniers pour
objet. Donc aussi le respect, par quoi nous honorons ceux qui nous surpassent
en dignité, n'est pas une vertu spéciale.
3. nous avons bien des
dettes envers les personnes constituées en dignité, que la loi nous contraint
d'acquitter, selon S. Paul (Rm 13, 7) : « Rendez à tous ce qui leur est dû ; à
qui le tribut, le tribut, etc. » Mais les actes auxquels la loi nous oblige
regardent la justice légale, ou même la justice spéciale. Donc le respect n'est
pas par soi une vertu spéciale distincte des autres.
Cependant, Cicéron classe le respect parmi les autres parties de la justice, qui sont des vertus spéciales.
Conclusion
:
Comme il a été dit plus haut, il est nécessaire de distinguer plusieurs vertus subordonnées, correspondant aux divers degrés d'excellence des personnes dont nous sommes les débiteurs. Or, de même que le père selon la chair possède d'une manière particulière le caractère de principe, possédé par Dieu d'une manière universelle ; de même celui qui à un point de vue déterminé se fait notre providence participe de la paternité, puisque le père est le principe tout à la fois de la génération, de l'éducation, de l'instruction et de tout ce qui concourt à la vie humaine parfaite. Or, une personne constituée en dignité se comporte opérations militaires, le pédagogue dans l'enseignement, et pareillement les autres. De là vient que de tels personnages sont appelés « pères » par analogie de fonction. Les serviteurs de Naaman lui disaient : « Père, si le prophète t'avait demandé quelque chose de difficile, etc. » (2 R 6, 13).
C'est pourquoi, de même qu'au-dessous de la religion qui rend un culte à Dieu se trouve, dans un certain ordre, la piété par laquelle on honore les parents, de même au-dessous de la piété on trouve le respect par lequel on honore les . Il appartient à la justice de rendre ce qu'on doit. Aussi cela appartient-il au respect, partie de la justice. Or nous ne devons pas culte et honore à tous ceux qui sont constitués en dignité
Solutions
:
1. Comme nous l'avons dit.
on donne à la religion le nom de piété dans un sens suréminent, ce qui
n'empêche pas la piété proprement dite de se distinguer de la religion ; de même,
et dans le même sens, la piété peut s'appeler respect, sans que pour autant le
respect proprement dit se confonde avec elle.
2. La dignité dont il est
ici question ne suppose pas seulement chez celui qui en est revêtu un certain
état d'excellence, mais un certain pouvoir de gouverner des sujets. Il est donc
principe par le fait même qu'il gouverne les autres. Tandis qu'un haut degré de
science et de vertu n'établit pas son possesseur dans une relation de causalité
par rapport à autrui, mais contribue seulement à son excellence personnelle.
C'est pourquoi une vertu spéciale a pour fonction d'honorer ceux qui sont
constitués en dignité. - Cependant, comme la science, la vertu et les autres
qualités sont autant d'aptitudes à l'état de dignité, l'estime témoignée à ceux
qui les possèdent se rattache au respect.
3. La justice spéciale proprement dite consiste à payer intégralement une dette. Mais il est impossible de réaliser cette intégralité envers les hommes vertueux et ceux qui font bon usage de leur dignité, comme d'ailleurs, et plus encore, envers Dieu et nos parents. Le paiement imparfait de cette dette appartient donc à une vertu annexe, non à la justice spéciale, qui est une vertu principale. Quant à la justice légale, elle s'étend aux actes de toutes les vertus, nous l'avons dit plus haut.
Objections
:
1. Il ne semble pas qu'il
revienne au respect de rendre culte et honneur à ceux qui sont constitués en
dignité. Car S. Augustin nous dit que rendre un culte à certaines personnes,
c'est les honorer. Cette définition est donc inacceptable.
2. Il appartient à la
justice de rendre ce qu'on doit. Aussi cela appartient-il au respect, partie de
la justice. Or nous ne devons pas culte et honneur à tous ceux qui sont
constitués en dignité, mais seulement à ceux qui ont autorité sur nous. Il est
donc faux de déterminer que nous devons donner à tous honneur et culte.
3. A nos supérieurs
constitués en dignité nous ne devons pas seulement honneur et culte, mais aussi
de la crainte et une contribution financière (Rm 13, 7) : « Rendez à chacun ce
qui lui est dû : à qui l'impôt, l'impôt ; à qui les taxes, les taxes ; à qui la
crainte, la crainte ; à qui l'honneur, l'honneur. » Nous leur devons aussi
déférence et soumission (He 13, 7) : « Obéissez à vos supérieurs, et soyez-leur
soumis. » Il est donc insuffisant de déterminer que le respect rend culte et
honneur.
Cependant, Cicéron dit : « Le respect consiste à attribuer culte et honneur aux hommes qui nous précèdent en dignité. »
Conclusion
:
Il appartient à ceux qui sont constitués en dignité de gouverner leurs sujets. Gouverner c'est pousser certains hommes vers la fin requise : ainsi le pilote gouverne le navire en le conduisant au port. Or celui qui meut un autre homme a sur celui-ci supériorité et puissance. Aussi faut-il que chez l'homme constitué en dignité on considère d'abord sa position supérieure, avec la puissance sur ses sujets que cela entraîne ; en second lieu la fonction de gouverner. En raison de sa supériorité on lui doit l'honneur, qui consiste à reconnaître la supériorité de quelqu'un. En raison de sa fonction de gouvernement on lui doit le culte, qui consiste en une certaine déférence, en ce qu'on lui obéit, et en ce qu'on répond à ses bienfaits selon qu'on le peut.
Solutions
:
1. Par culte, on n'entend
pas seulement l'honneur, mais encore tout l'ensemble des actes qui conviennent
aux inférieurs vis-à-vis de leurs supérieurs.
2. Comme on l'a dit plus
haut, il faut distinguer deux espèces de dette. L'une est légale, car la loi
oblige à s'en acquitter. C'est de cette façon que l'homme doit rendre un culte
et des honneurs aux personnes constituées en dignité et qui ont autorité sur
lui. - L'autre est qualifiée de morale, car c'est être honnête homme que de la
payer. Ainsi devons-nous culte et honneur à ceux qui sont constitués en
dignité, même s'ils ne sont pas nos supérieurs.
3. L'honneur est dû aux personnes constituées en dignité en raison de l'excellence qu'elles possèdent et qui les place à un rang plus élevé ; la crainte, à cause de leur pouvoir coercitif. Au gouvernement qu'elles exercent est due l'obéissance qui exécute le mouvement commandé par elles ; et les tributs sont comme la rémunération de leurs travaux.
Objections
:
1. Il semble que le respect
soit une vertu supérieure à la piété. En effet, le prince, auquel le respect
rend un culte, se compare au père, auquel la piété rend un culte, comme le
gouverneur universel se compare au particulier, car la famille, que le père
gouverne, est une partie de la cité, que gouverne le prince. Or la puissance
universelle est supérieure, et les inférieurs lui sont davantage soumis. Donc
le respect est une vertu qui l'emporte sur la piété.
2. Ceux qui sont constitués
en dignité gèrent l'administration du bien commun. Or les consanguins relèvent
du bien privé qu'il faut mettre au-dessous du bien commun, d'où la gloire de
ceux qui s'exposent à des périls mortels pour le bien commun. Donc le respect,
par lequel on rend un culte à ceux qui sont constitués en dignité, est une
vertu supérieure à la piété, qui rend un culte à ceux qui nous sont unis par le
sang.
3. Après Dieu, c'est
surtout aux hommes vertueux que l'on doit honneur et révérence. Mais on rend
honneur et révérence par la vertu de respect, nous l'avons dit. Donc le respect
est premier, après la religion.
Cependant, les préceptes de la loi ont pour objet les actes des vertus. Or, immédiatement après les préceptes qui concernent la religion et appartiennent à la première table, vient le précepte d'honorer ses père et mère, qui se rattache à la piété. Donc celle-ci vient immédiatement après la religion, en ordre de dignité.
Conclusion
:
On peut honorer les personnes constituées en dignité à deux titres : 1° à l'égard du bien commun, par exemple lorsqu'elles le servent en gérant les affaires de l'État. Cela ne relève plus du respect, mais de la piété qui rend un culte non seulement au père, mais à la patrie ; 2° en s'adonnant spécialement à leur intérêt et à leur gloire personnels. Et cela relève proprement du respect en tant qu'il se distingue de la piété filiale.
C'est pourquoi, pour comparer le respect et la piété, il est nécessaire de considérer les divers rapports qu'ont avec nous les diverses personnes que visent ces deux vertus. Or, il est évident que les personnes de nos parents et de ceux qui nous sont unis par le sang nous sont unies plus profondément que les personnes constituées en dignité ; en effet la génération et l'éducation, dont notre père est le principe, nous concernent plus profondément que le gouvernement extérieur qui a pour principe des hommes établis en dignité. A cet égard, la piété l'emporte sur le respect, parce qu'elle rend un culte à des personnes qui nous touchent de plus près et envers qui nous avons plus d'obligation.
Solutions
:
1. Si le prince se compare
au père comme la puissance universelle à la puissance particulière, c'est quant
au gouvernement extérieur, mais non quant au fait que le père est principe de
la génération. Car à ce point de vue, il se compare à la puissance divine, la
cause de tout ce qui existe.
2. Du côté où les personnes
constituées en dignité sont ordonnées au bien commun, le culte qu'on leur rend
ne se rattache pas au respect, mais à la piété, nous venons de le dire dans la
Réponse.
3. Le culte et l'honneur rendus ne doivent pas seulement se proportionner à la personne qui en est l'objet considérée en elle-même, mais aussi dans un rapport avec celui qui les rend. Donc, bien que les hommes vertueux, considérés en eux-mêmes, soient plus dignes d'honneur que les personnes des pères, cependant les fils, à cause des bienfaits reçus et de l'union qui vient de la nature, sont davantage obligés à rendre culte et honneur à leurs parents qu'à des hommes vertueux qui leur sont étrangers.
Il faut étudier maintenant les deux vertus subordonnées au respect : 1° la dulie, qui rend honneur aux supérieurs avec tout ce que cela comporte (Question 103) ; l'obéissance qui exécute leurs ordres (Question 104).
1. L'honneur est-il quelque chose de spirituel ou de corporel ? - 2. Est-il dû aux seuls supérieurs ? - 3. La vertu de dulie est-elle une vertu spéciale, distincte de celle de latrie ? - 4. Y distingue-t-on plusieurs espèces ?
Objections
:
1. Il semble qu'il ne
comporte rien de corporel, car il est un témoignage de révérence rendu à la
vertu, comme on peut le déduire d'Aristote. Mais révérer est quelque
chose de spirituel, car c'est un acte de la crainte, on l'a établi
antérieurement b. Donc l'honneur est quelque chose de spirituel.
2. Selon Aristote «
l'honneur est la récompense de la vertu ». Or la vertu qui est spirituelle dans
son principe ne peut avoir pour récompense quelque chose de corporel, puisque
la vertu est supérieure au mérite. Donc l'honneur ne consiste pas en
manifestations corporelles.
3. L'honneur se distingue
de la louange et même de la gloire. Mais celles-ci consistent en manifestations
extérieures. Donc l'honneur consiste en des réalités intérieures et
spirituelles.
Cependant, commentant ce texte de S. Paul (1 Tm 5, 17) : « Les anciens qui gouvernent bien sont dignes d'être doublement honorés, etc. » S. Jérôme écrit : « L'honneur est pris dans ce passage comme synonyme d'aumône ou de salaire », deux choses qui ne sont pas purement spirituelles.
Conclusion
:
L'honneur est un témoignage rendu à l'excellence de quelqu'un ; c'est bien là ce que recherchent ceux qui veulent être honorés, comme Aristote l'a montré. Or, ce témoignage peut être rendu devant Dieu ou devant les hommes. Dans le premier cas, puisque Dieu « voit le fond des coeurs », le témoignage de la conscience suffit. C'est pourquoi l'honneur rendu à Dieu peut consister seulement en un mouvement du coeur, par exemple la pensée de l'excellence souveraine de Dieu, ou même celle d'un autre homme, que nous faisons monter vers Dieu. - Dans le second cas, le témoignage adressé aux hommes ne saurait se passer de signes extérieurs qui peuvent être soit des paroles élogieuses ; soit des gestes, inclinations, prévenances, offrande de cadeaux et de présents, érection de statues et autres manifestations du même genre. Ainsi considéré, l'honneur comporte des signes extérieurs et corporels.
Solutions
:
1. Révérer n'est pas la
même chose qu'honorer ; d'une part c'en est le principe déterminant : on honore
quelqu'un parce qu'on le révère ; d'autre part, c'en est le but : on honore
quelqu'un afin que les autres le révèrent.
2. Aristote a dit que
l'honneur n'est pas la récompense suffisante de la vertu ; néanmoins, c'est ce
que les choses humaines et matérielles peuvent offrir de meilleur ; leur
témoignage corporel rendu à une vertu éminente. Le bien et le beau doivent
resplendir : « On n'allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais
sur le chandelier, afin qu'elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison » (Mt
5, 15). C'est en ce sens que l'honneur est dit récompenser la vertu.
3. Il y a deux différences entre la louange et l'honneur. La première, c'est que la louange est seulement verbale, tandis que l'honneur se sert de signes extérieurs. En ce sens la louange est englobée dans l'honneur. La seconde, c'est que l'honneur rendu à quelqu'un atteste d'une manière absolue le bien qui est en lui ; la louange, au contraire, a pour objet un bien ordonné à une fin, par exemple l'habileté de celui qui agit bien en vue de cette fin. C'est encore ainsi que l'honneur s'attache aux choses meilleures, qui ne sont pas seulement des moyens, mais des fins en soi, comme le montre Aristote.
Quant à la gloire, elle résulte de l'honneur et de la louange. Ce double témoignage rendu à l'excellence fait briller celle-ci à tous les yeux. Et c'est bien le sens du mot gloire, qui semble apparenté au mot clarté (gloria - claria). S. Augustin la définit « une notoriété brillante accompagnée de louange ».
Objections
:
1. Non, semble-t-il. Car
l'ange est supérieur à tout homme de ce monde, selon cette parole (Mt 11, 11) :
« Le plus petit dans le Royaume des cieux est supérieur à Jean-Baptiste. » Mais
l'ange a refusé l'honneur que voulait lui rendre S. Jean (Ap 22, 8.9). Donc
l'honneur n'est pas dû aux supérieurs.
2. On doit rendre honneur à
quelqu'un, a-t-on dit h, pour témoigner de sa vertu. Mais il arrive parfois que
les supérieurs ne sont pas vertueux ; on ne doit donc pas leur rendre honneur.
De même aux démons qui nous sont supérieurs par leur nature.
3. L'Apôtre dit (Rm 12, 10)
: « Rivalisez d'honneurs les uns pour les autres », et S. Pierre (1 P 2, 17) :
« Honorez tous les hommes. » Donc l'honneur n'est pas dû proprement aux
supérieurs.
4. Il est dit de Tobie (1,
16 Vg) que celui-ci « avait été honoré par le roi d'un don de dix talents », et
dans Esther (6, 11) qu'Assuérus honora Mardochée en faisant crier devant lui :
« Voyez comment l'on traite l'homme que le roi veut honorer ! »
Cependant, Aristote déclarer que « l'honneur est dû aux meilleurs ».
Conclusion
:
L'honneur, nous l'avons dit à l'Article précédent, n'est pas autre chose qu'un témoignage d'excellence. Toutefois, celle-ci peut être considérée non seulement par rapport à celui qui honore, comme si celui qui est honoré devait toujours lui être supérieur ; mais encore en elle-même, ou par comparaison avec d'autres personnes. En ce sens, l'honneur est toujours dû à une certaine excellence ou supériorité. En effet, il n'est pas nécessaire que celui qui est honoré soit supérieur en tout à celui qui l'honore ; il suffit qu'il le soit sous un certain rapport, ou même simplement qu'il soit supérieur à d'autres personnes, et non de façon absolue.
Solutions
:
1. L'ange défendit à Jean
non de lui rendre aucun honneur, mais l'honneur de latrie qui est réservé à
Dieu. Ou même, l'honneur de dulie, par lequel le Christ rendait Jean égal aux
anges, selon « l'espérance de la gloire des fils de Dieu » (Rm 5, 2). C'est
pourquoi l'ange ne voulait pas être adoré par lui comme étant son supérieur.
2. Si les supérieurs sont
mauvais, ils ne sont pas honorés à cause de l'éminence de leur vertu
personnelle mais à cause de l'éminence de leur dignité, qui les rend ministres
de Dieu. En outre on honore en eux la communauté tout entière, dont ils sont
les chefs. Quant aux démons, ils sont irrévocablement mauvais ; plutôt que de
les honorer, on doit les tenir pour des ennemis.
3. Chacun peut trouver chez
les autres de quoi les regarder comme supérieurs à soi-même, selon cette
recommandation de S. Paul (Ph 2, 3) : « Que chacun, en toute humilité, regarde
les autres comme supérieurs à soi. » C'est pour cette raison que tous doivent
rivaliser d'honneur les uns envers les autres.
4. Les rois honorent parfois leurs sujets, non point parce que ceux-ci leur sont supérieurs en dignité, mais parce qu'ils possèdent quelque vertu éminente. C'est ainsi que Tobie et Mardochée furent honorés par des rois.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
sur le Psaume (7, 1) : « Seigneur mon Dieu, j'espère en toi », la Glose dit : «
Seigneur de tous par la puissance, à qui l'on doit la dulie, Dieu par la
création, à qui l'on doit le culte de latrie. » Mais il n'y a pas deux vertus
distinctes, l'une adressée à Dieu en tant que Seigneur, et l'autre en tant que
Dieu. Donc la dulie n'est pas une vertu distincte de celle de latrie.
2. Selon Aristote « être
aimé est semblable à être honoré ». Mais il n'y a qu'une seule vertu de
charité, par laquelle on aime et le prochain et Dieu. Donc la dulie, qui nous
fait honorer le prochain, n'est pas une vertu différente de celle de latrie,
qui nous fait honorer Dieu.
3. C'est d'un seul et même
mouvement qu'on se porte vers une image et vers la réalité qu'elle représente.
Mais la vertu de dulie honore dans l'homme l'image de Dieu, comme il est dit au
sujet des impies dans le livre de la Sagesse (2, 22.23) : « Ils n'ont pas cru à
l'honneur réservé aux âmes saintes. Car Dieu a créé l'homme pour l'immortalité
et il l'a fait à l'image de sa propre nature. » Donc la dulie n'est pas une
autre vertu que celle de latrie par laquelle on honore Dieu.
Cependant, S. Augustin a écrit « Autre est le service dû aux hommes, celui dont parlait l'Apôtre quand il recommandait aux serviteurs d'être soumis à leurs maîtres, et qu'en grec on appelle dulie ; autre celui qui fait partie du culte de Dieu et qu'on appelle latrie. »
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut, à une dette spéciale correspond une vertu qui est chargée de l'acquitter. Or, ce n'est pas pour la même raison que l'on est serviteur de Dieu et serviteur d'un homme, de même qu'être le maître convient pour des raisons différentes à Dieu et à l'homme. Car Dieu exerce un domaine plénier et premier sur toutes ses créatures, dont chacune est entièrement soumise à sa puissance ; l'autorité de l'homme ne participe de celle de Dieu que par une certaine ressemblance : sa puissance est particulière et ne s'exerce que sur quelque créature humaine ou inférieure. Il en résulte que la vertu de dulie, par laquelle les serviteurs remplissent leurs devoirs envers leurs maîtres humains, se distingue de la vertu de latrie par laquelle l'homme agit de même envers son Maître divin. La dulie est une espèce du respect. Celui-ci, en effet, nous porte à honorer toutes les personnes éminentes ; la dulie, au sens propre du mot qui signifie « servitude » porte les serviteurs à honorer leurs maîtres.
Solutions
:
1. De même que la religion
est piété par excellence, comme Dieu est Père par excellence, de même la vertu
de latrie est dulie par excellence, comme Dieu est le Maître souverain. Aucune
créature ne participe de la puissance créatrice, qui est la raison du culte de
latrie rendu à Dieu. La Glose a donc distingué ce culte, qu'elle attribue à
Dieu en raison de son action créatrice qu'il ne communique pas à la créature,
et le culte de dulie, qui lui convient en raison de son autorité, qu'il
communique à la créature.
2. Le motif d'aimer le
prochain, c'est Dieu, puisque c'est lui que la charité aime dans le prochain ;
aussi est-ce par la même charité qu'on aime l'un et l'autre. Mais il y a
d'autres motifs d'aimer qui donnent lieu à des amités qui ne sont pas la
charité. De même ici ; puisque les motifs de servir Dieu et l'homme, comme de
les honorer, sont distincts, les deux vertus de latrie et de dulie le sont donc
aussi.
3. Le mouvement vers l'image comme telle aboutit à la réalité qu'elle représente ; mais tout mouvement n'a pas ce caractère relatif. C'est pourquoi le mouvement vers l'image et le mouvement vers la réalité sont parfois distincts. Il faut donc dire que l'honneur et la soumission inspirée par la vertu de dulie s'adresse de façon absolue à une certaine dignité humaine. Sans doute celui qui la possède est par là même image et ressemblance de Dieu, mais on ne pense pas toujours à faire remonter jusqu'à Dieu l'horreur que l'on rend à son image.
On pourrait dire encore que tout mouvement vers l'image se porte aussi, d'une certaine manière, vers la réalité qu'elle représente ; mais le mouvement qui se porte vers la réalité ne se porte pas forcément vers l'image. C'est pourquoi, si l'hommage rendu à un homme, image de Dieu, se réfère en quelque façon à Dieu, il y a un hommage rendu à Dieu qui en aucune façon ne saurait être adressé à son image.
Objections
:
1. Il semble que la dulie
ait plusieurs espèces. En effet la dulie nous fait honorer le prochain. Or nous
honorons les divers prochains - comme le roi, le père et le maître - sous
diverses raisons, comme le montre Aristote. Donc, puisque la diversité dans la
raison d'objet diversifie les espèces de la vertu, il apparaît que la dulie se
divise en vertus d'espèces différentes.
2. Le milieu diffère
spécifiquement des extrêmes, comme le gris diffère du blanc et du noir. Or
l'hyperdulie semble occuper le milieu entre latrie et dulie ; on la pratique en
effet à l'égard de créatures qui ont un lien spécial avec Dieu, comme envers la
Bienheureuse Vierge en tant qu'elle est la mère de Dieu. Donc il paraît qu'il y
a des espèces différentes de dulie : la dulie ordinaire, et l'hyperdulie.
3. De même qu'on trouve
l'image de Dieu dans la créature rationnelle, de même encore trouve-t-on dans
la créature irrationnelle un vestige de Dieu, dont l'homme est l'image. Mais on
trouve une raison différente de ressemblance dans ce qui est image et dans ce
qui est vestige. Donc il faut encore envisager à ce titre diverses espèces de dulie,
d'autant plus qu'on honore certaines créatures irrationnelles comme le bois de
la sainte croix, et d'autres objets analogues.
Cependant, le culte de dulie s'oppose à celui de latrie. Or celui-ci n'a pas diverses espèces. Donc la dulie non plus.
Conclusion
:
On peut prendre la dulie en deux sens. D'abord en un sens général, selon qu'on montre de la déférence à tous ceux qui la justifient par une supériorité quelconque. Ainsi, elle englobe la piété, le respect et toutes les autres vertus qui témoignent de la déférence envers un homme. En ce sens elle comporte plusieurs parties spécifiques.
Mais on peut la prendre en un sens étroit, en tant que par elle le serviteur montre de la déférence envers son maître, car « dulie » signifie « servitude », nous l'avons dit à l'Article précédent. En ce sens, elle ne se divise pas en plusieurs espèces, mais elle est une des espèces du respect énumérées par Cicéron, parce que c'est sous des raisons différentes que le serviteur révère son patron, le soldat son chef, le disciple son mettre, etc.
Solutions
:
1. Cet argument vaut pour
la dulie au sens général.
2. L'hyperdulie est
l'espèce majeure de la dulie pense au sens général. On doit en effet la plus
grande déférence à l'homme en raison de sa proximité avec Dieu.
3. L'homme ne doit ni soumission ni honneur à la créature irrationnelle ; tout au contraire une telle créature est soumise à l'homme par sa nature. Si l'on honore la croix du Christ, c'est du même honneur dont on honore le Christ, comme la pourpre royale reçoit les mêmes honneurs que le roi, selon S. Jean Damascène.
1. L'homme doit-il obéir à l'homme ? - 2. L'obéissance est-elle une vertu spéciale ? - 3. Sa comparaison avec les autres vertus. - 4. Doit-on obéir à Dieu en tout ? - 5. Les inférieurs doivent-ils obéir en tout à leurs supérieurs ? - 6. Les fidèles doivent-ils obéir aux puissances séculières ?
Objections
:
1. Il semble qu'un homme ne
soit pas tenu d'obéir à un autre. En effet, on ne doit rien faire contre
l'institution divine. Mais celle-ci veut que l'homme soit dirigé par son propre
conseil, selon l'Ecclésiastique (15, 14) : « Dieu a créé l'homme au
commencement et l'a laissé au pouvoir de son propre conseil. »
2. Si l'un était tenu
d'obéir à l'autre, il faudrait qu'il adopte la volonté de celui-ci comme règle
de son action. Mais seule la volonté divine, qui est toujours droite, est la
règle de l'action humaine. Donc l'homme n'est tenu d'obéir qu'à Dieu.
3. Plus les services sont
gratuits, plus ils sont agréés. Or ce que l'homme fait obligatoirement n'est
pas gratuit. Donc si l'homme était tenu obligatoirement d'obéir en
accomplissant des oeuvres bonnes, cette oeuvre bonne deviendrait moins agréable
pour avoir été faite par obéissance. Donc l'homme n'est pas tenu d'obéir à un
autre homme.
Cependant, il est commandé dans la lettre aux Hébreux (13, 17) . « Obéissez à vos supérieurs et soyez-leur soumis. »
Conclusion
:
De même que les activités des réalités naturelles procèdent des pouvoirs naturels, de même les activités humaines procèdent de la volonté humaine. Or c'est une loi de la nature que les êtres supérieurs fassent agir les inférieurs par la supériorité de la vertu naturelle que Dieu leur a donnée. Aussi faut-il encore que chez les hommes les supérieurs actionnent les inférieurs par leur propre volonté, en vertu de l'autorité qui leur a été confiée dans le plan de Dieu. Or mouvoir par la raison et la volonté, c'est prescrire. C'est pourquoi, de même qu'en vertu de l'ordre naturel institué par Dieu, les êtres inférieurs sont nécessairement soumis à la motion que leur impriment les êtres supérieurs, de même chez les hommes, selon le plan du droit naturel et divin, les inférieurs sont tenus d'obéir à leurs supérieurs.
Solutions
:
1. Si Dieu a laissé l'homme
au pouvoir de son propre conseil, ce n'est pas pour lui permettre de faire ce
qu'il veut. C'est parce qu'il n'est pas contraint à faire ce qu'il doit par une
nécessité de nature, comme les créatures irrationnelles, mais Par un libre
choix procédant de son conseil, selon ces paroles de S. Grégoire : « Nous
soumettre humblement à la voix d'un autre, c'est nous élever intérieurement
au-dessus de nous-même. »
2. La volonté divine est la
règle première ; toutes les volontés raisonnables sont réglées par elle, mais
de façon plus ou moins proche, selon l'ordre établi par Dieu. Ainsi, parmi les
hommes, la volonté de celui qui commande peut être considérée comme la règle
seconde de la volonté de celui qui obéit.
3. La gratuité peut s'estimer à deux points de vue : du côté de l'oeuvre elle-même, parce que l'on n'y est pas obligé. Ou bien du côté de l'ouvrier, parce qu'il fait cela de sa libre volonté. Or ce qui rend honorable et méritoire une action vertueuse, c'est qu'elle soit volontaire. Donc, quand bien même obéir est un devoir, si la volonté s'y empresse, le mérite n'y perd rien, surtout devant Dieu qui voit non seulement l'action au-dehors, mais la volonté au-dedans.
Objections
:
1. Il semble que non, car
la désobéissance s'oppose à elle. Or la désobéissance est un péché général, car
S. Ambroise définit le péché « une désobéissance à la loi divine ». Donc
l'obéissance est, elle aussi, non une vertu spéciale, mais une vertu générale.
2. Toute vertu spéciale est
ou bien une vertu théologale, ou bien une vertu morale. Or l'obéissance n'est
pas une vertu théologale parce qu'elle n'est incluse ni dans la foi, ni dans
l'espérance, ni dans la charité. Elle n'est pas non plus une vertu morale,
parce qu'elle ne tient pas le milieu entre un excès et un défaut, car plus on
est obéissant plus on est digne de louange. Donc elle n'est pas une vertu
spéciale.
3. S. Grégoire nous dit «
L'obéissance est d'autant plus méritoire et louable qu'il y entre moins de
volonté propre. » Or, toute vertu spéciale est d'autant plus louée qu'elle
manifeste plus d'initiative, du fait que la vertu requiert volonté et choix,
selon Aristote. Donc l'obéissance n'est pas une vertu spéciale.
4. Les vertus diffèrent
d'espèce selon leurs objets. Or l'objet de l'obéissance paraît être le précepte
du supérieur, qui se diversifie différemment selon les différents degrés de
supériorité. Donc l'obéissance est une vertu générale incluant beaucoup de
vertus spéciales.
Cependant, certains auteurs font de l'obéissance une partie de la justice, comme nous l'avons dit plus haut.
Conclusion
:
A toutes les oeuvres bonnes qui ont une raison spéciale de bonté correspond une vertu spéciale, puisque le propre de la vertu c'est de « rendre l'oeuvre bonne ». Or, l'obéissance à un supérieur est un devoir qui correspond à l'ordre établi par Dieu lui-même dans l'univers, nous l'avons montré à l'Article précédent ; elle est donc un bien, puisque celui-ci consiste dans « la mesure, l'espèce et l'ordre », dit S. Augustin. Or cet acte reçoit une raison spéciale de louange du fait de son objet spécial. En effet, puisque les inférieurs ont de multiples devoirs envers leurs supérieurs, dont l'un, tout spécialement, est de leur obéir, l'obéissance est donc aussi une vertu spéciale, ayant pour objet spécial le commandement exprès ou tacite. Car la volonté du supérieur, de quelque façon qu'elle se manifeste, est comme un précepte tacite ; et l'obéissance se montre d'autant plus empressée qu'elle devance l'expression du précepte, dès qu'elle a compris la volonté du supérieur.
Solutions
:
1. Rien n'empêche que deux raisons spéciales appartenant à deux vertus spéciales, se rencontrent dans la même réalité ; par exemple, le soldat qui défend le camp royal fait à la fois oeuvre de force en bravant la mort en vue du bien, et oeuvre de justice en rendant à son maître le service qu'il lui doit. Ainsi donc, la raison de précepte que considère l'obéissance se rencontre dans les actes de toutes les vertus, non pas cependant dans tous les actes vertueux, puisque tous ne sont pas de précepte comme nous l'avons établi plus haut. De même, certaines choses tombent parfois sous le précepte, alors qu'elles n'appartiennent à aucune autre vertu, comme on le voit bien pour celles qui ne sont mauvaises que parce qu'elles sont défendues.
Ainsi donc, si l'on prend l'obéissance au sens strict, selon lequel elle regarde principalement dans l'acte à accomplir le caractère d'ordre à exécuter, elle est une vertu spéciale, et la désobéissance est un péché spécial. Ainsi comprise, l'obéissance doit avoir, en accomplissant un acte de justice ou de toute autre vertu, l'intention d'accomplir un ordre, comme la désobéissance de mépriser un ordre.
Si, au contraire, on prend
l'obéissance au sens large, comme l'exécution de tout ce qui peut tomber sous
le précepte, et la désobéissance comme son omission, sans tenir compte de
l'intention, alors l'obéissance sera une vertu générale, et la désobéissance un
péché général.
2. L'obéissance n'est pas une vertu théologale. En effet son objet essentiel n'est pas Dieu, mais le précepte du supérieur, exprès ou discernable : une simple parole du supérieur signifiant sa volonté, à laquelle l'obéissant se conforme spontanément, « obéissant volontiers » (Tt 3, 1). Mais c'est une vertu morale, puisqu'elle est une partie de la justice et qu'elle tient le milieu entre l'excès et le défaut.
L'excès ne se manifeste pas selon
la quantité, mais selon d'autres circonstances : par exemple on obéit à
quelqu'un ou dans des matières qui ne comportent pas d'obligation, comme nous
l'avons dit précédemment, au sujet de la religions. On peut aussi comparer
l'obéissance à la justice. Là, l'excès se trouve chez celui qui garde le bien
d'autrui, le défaut chez celui à qui on ne paie pas ce qu'on doit, selon
Aristote ; de même l'obéissance est un milieu entre l'excès de celui qui
soustrait au supérieur ce qu'il lui doit comme obéissance (il excède en
accomplissant sa volonté propre), et le défaut qui se trouve chez le supérieur
à qui l'obéissance est refusée. Sous cet angle, l'obéissance ne sera pas le milieu
entre deux maux, comme nous l'avons dit à propos de la justices.
3. L'obéissance, comme toute vertu, doit impliquer une volonté qui s'ordonne spontanément à son objet propre, mais non à ce qui en lui contrarie la volonté. L'objet propre de l'obéissance, c'est le précepte, lequel procède de la volonté d'un autre, qui commande. Mais si l'acte commandé est voulu pour lui-même, sans qu'on tienne compte du précepte, comme il arrive quand tout va bien, alors on tend à cet acte par volonté propre, et il ne semble pas qu'on l'accomplisse à cause du précepte. Au contraire, lorsque l'acte prescrit n'est aucunement voulu pour lui-même mais que, considéré en lui-même, il contrarie la volonté, comme il arrive dans les difficultés, alors il est absolument évident qu'un tel acte n'est accompli qu'en vue du précepte. Et c'est pourquoi S. Grégoire affirme : « L'obéissance qui trouve son compte quand tout va bien, est nulle ou petite », parce que la volonté propre ne semble pas viser principalement l'accomplissement du précepte. « Mais dans les contradictions ou les difficultés, l'obéissance domine » parce que la volonté propre ne vise pas autre chose que l'accomplissement du précepte.
Mais cela doit se comprendre selon
ce qui apparaît au-dehors. Selon le jugement de Dieu, qui scrute les coeurs, il
peut arriver qu'une obéissance qui rencontre son intérêt n'en soit pas moins
louable, si celui qui obéit par sa volonté propre n'en met pas moins toute sa
générosité à accomplir le précepte.
4. La déférence vise directement la personne qui nous surpasse, c'est pourquoi elle a diverses espèces selon les diverses raisons de supériorité. Au contraire, l'obéissance envisage le précepte de cette personne supérieure, et c'est pourquoi elle n'a qu'une seule raison d'être. Mais parce que l'obéissance au précepte s'impose à cause de la déférence due à la personne, il en résulte que toute obéissance est d'une seule espèce, bien que procédant de motifs spécifiquement différents.
Objections
:
1. Il apparaît que
l'obéissance est la plus grande des vertus. Il est écrit en effet (1 S 15, 22)
: « L'obéissance vaut mieux que les sacrifices. » Mais l'oblation de sacrifices
ressortit à la religion, qui est la plus grande des vertus morales, comme on
l'a montré.
2. S. Grégoire nous dit : «
L'obéissance est la seule vertu qui introduise dans l'âme les autres vertus, et
ensuite les y garde. » Or la cause est plus puissante que l'effet. Donc
l'obéissance est la plus puissante des vertus.
3. S. Grégoire nous dit
encore : « Si l'obéissance ne nous fait jamais commettre le mal, elle nous
oblige parfois à interrompre le bien que nous faisons. » Mais on n'omet un bien
qu'en vue d'un bien supérieur. Donc l'obéissance pour laquelle on omet le bien
des autres vertus, est meilleure qu'elles.
Cependant, l'obéissance est louable parce quelle procède de la charité. Car S. Grégoire nous dit : « On doit pratiquer l'obéissance non par crainte servile, mais par charité ; non par crainte du châtiment, mais par amour de la justice. »
Conclusion
:
De même que le péché consiste en ce que l'homme, en méprisant Dieu, s'attache aux biens périssables, ainsi le mérite de l'acte vertueux consiste au contraire en ce que l'homme, en méprisant les biens créés, s'attache à Dieu. Or la fin est plus puissante que les moyens. Donc, si l'on méprise les biens créés pour s'attacher à Dieu, la vertu mérite plus d'éloges pour son attachement à Dieu que pour son mépris des biens terrestres. Et c'est pourquoi les vertus par lesquelles on s'attache à Dieu pour lui-même, qui sont les vertus théologales, l'emportent sur les vertus morales par lesquelles on méprise le terrestre pour s'attacher à Dieu.
Or, parmi les vertus morales, la plus importante est celle par laquelle on méprise un plus grand bien pour s'attacher à Dieu. Au plus bas degré se trouvent les biens extérieurs ; au milieu se trouvent les biens du corps ; au sommet les biens de l'âme, parmi lesquels le principal est la volonté, en tant que par celle-ci on use de tous les autres biens. C'est pourquoi, par elle-même, l'obéissance est la plus louable des vertus : pour Dieu elle méprise la volonté propre, alors que par les autres vertus morales on méprise certains autres biens en vue de Dieu. C'est pourquoi S. Grégoire écrit : « Il est juste de préférer l'obéissance aux sacrifices, parce que ceux-ci immolent une chair étrangère, tandis que l'obéissance immole notre propre volonté. »
C'est pourquoi aussi certaines autres activités sont méritoires devant Dieu parce qu'elles sont accomplies pour obéir à la volonté divine. Car si quelqu'un endurait le martyre, ou distribuait tous ses biens aux pauvres, - à moins qu'il n'ordonne ces oeuvres à l'accomplissement de la volonté divine, ce qui concerne directement l'obéissance -, de telles oeuvres ne pourraient être méritoires, tout comme si on les faisait sans la charité, qui ne peut exister sans l'obéissance. Il est écrit en effet (1 Jn 2, 4.5) : « Celui qui prétend connaître Dieu et ne garde pas ses commandements est un menteur ; quant à celui qui observe ses paroles, l'amour de Dieu a vraiment trouvé en lui son accomplissement. » Et cela parce que l'amitié procure aux amis identité des vouloir et des refuse.
Solutions
:
1. L'obéissance procède de la déférence qui rend culte et honneur au supérieur. Et quant à cela, elle est subordonnée à des vertus diverses bien que, considérée en elle-même, en tant qu'elle s'attache à la raison de précepte, elle soit une seule vertu spéciale. Donc, en tant qu'elle procède de la déférence envers les supérieurs, elle est comme subordonnée au respect. En tant qu'elle procède de la déférence envers les parents, à la piété. En tant qu'elle procède de la déférence envers Dieu, à la religion, et elle ressortit à la dévotion, acte principal de la vertu de religion. Aussi, de ce point de vue, est-il plus louable d'obéir à Dieu que de lui offrir un sacrifice.
Et aussi parce que, selon S.
Grégoire cité dans notre Conclusion :
« Les sacrifices immolent une chair
étrangère tandis que l'obéissance immole notre propre volonté. » En
particulier, dans le cas dont parlait Samuel, il aurait mieux valu pour Saül
obéir à Dieu que d'offrir en sacrifice, contre son ordre, les bêtes grasses des
Amalécites.
2. Tous les actes des vertus relèvent de l'obéissance du fait qu'ils sont commandés. Donc, en tant que les actes des vertus agissent comme des causes ou des dispositions pour engendrer ou conserver celles-ci, on dit que l'obéissance les introduit et les garde toutes dans l'âme.
Mais il ne s'ensuit pas que l'obéissance soit absolument la première de toutes les vertus, pour deux raisons. 1° Parce que, bien qu'un acte de vertu tombe sous le précepte, on peut cependant l'accomplir sans prendre garde à cette raison de précepte. Par suite, s'il y a une vertu dont l'objet soit par nature antérieur au précepte, cette vertu est par nature antérieure à l'obéissance. C'est évident pour la foi : elle nous révèle la sublimité de l'autorité de Dieu, qui lui confère le pouvoir de commander.
2° L'infusion de la grâce et des
vertus peut précéder, même dans le temps, tout acte vertueux. Ainsi, ni par
nature ni dans le temps, l'obéissance ne précède toutes les autres vertus.
3. Il y a deux sortes de biens. D'abord un bien que l'homme est nécessairement tenu d'accomplir, comme aimer Dieu ou quelque chose de même genre. Un tel bien ne peut aucunement être omis par obéissance. Mais il y a une autre sorte de bien auquel l'homme n'est pas nécessairement tenu. Et celui-là, on doit parfois l'omettre par obéissance ; parce qu'on ne doit pas faire quelque chose de bien en commettant une faute. Cependant, dit S. Grégoire au même endroit". « celui qui interdit à ses sujets d'accomplir un bien quelconque doit leur en permettre beaucoup d'autres, pour éviter que l'âme de son sujet ne se perde totalement, si elle était privée absolument de tout bien par cette interdiction ». C'est ainsi que, par l'obéissance, d'autres biens peuvent compenser la perte d'un seul.
Objections
:
1. Il semble que non, car
il est écrit (Mt 9, 29.31) que le Seigneur donna cet ordre aux aveugles qu'il
venait de guérir : « Veillez à ce que personne ne le sache. Mais à peine
sortis, ils parièrent de lui dans toute la région. » Ce qu'on ne leur reprocha
pas. Il paraît donc que nous ne sommes pas tenus d'obéir à Dieu en tout.
2. Nul n'est tenu d'agir contrairement à la vertu. Mais nous découvrons des ordres de Dieu contraires à la vertu. C'est ainsi qu'il commanda à Abraham de mettre à mort son fils innocent (Gn 22, 2), aux Juifs de dérober les biens des Egyptiens (Ex 11, 2) ce qui est contraire à la justice ; et au prophète Osée (1, 2) d'épouser une femme adultère, ce qui est contraire à la chasteté.
Donc il ne faut pas obéir à Dieu en
tout.
3. Quiconque obéit à Dieu
conforme sa volonté à la volonté divine, même quant à l'objet voulu. Or nous ne
sommes pas tenus de conformer en tout notre volonté à la volonté divine quant à
l'objet voulu. C'est ce qui a été établi précédemment. Donc on n'est pas tenu
d'obéir à Dieu en tout.
Cependant, il est écrit dans l'Exode (24, 7) : « Tout ce qu'a dit le Seigneur, nous le ferons et nous lui obéirons. »
Nous l'avons dit à l'ARTICLE 1 : Celui qui obéit est mû par le commandement de celui auquel il obéit, comme dans la nature un être est mû par les influences qui agissent sur lui. Or, Dieu est le moteur suprême non seulement de toutes choses selon la nature, mais encore de toutes les volontés, nous l'avons établi. De même donc que les premières sont soumises à la nature divine par une nécessité de nature, de même les secondes doivent obéir aux ordres divins par une nécessité de justice.
Solutions
:
1. En disant aux aveugles
de tenir secret le miracle, le Seigneur n'entendait pas leur imposer sa
volonté, mais comme l'explique S. Grégoire « donner un exemple aux serviteurs :
les engager à tenir leurs vertus cachées, quoique, malgré eux, il puisse
arriver qu'elles soient manifestées pour servir d'exemple au prochain ».
2. Dieu ne va jamais contre
la nature des choses puisque « ce que Dieu fait en elles est leur nature même
», dit le Glose ; mais il agit parfois contre le cours ordinaire de la nature.
C'est ainsi que Dieu ne peut rien prescrire de contraire à la vertu, puisque la
vertu et la rectitude de la volonté humaine consistent avant tout dans la
conformité à la volonté de Dieu et l'obéissance à ses ordres, encore que ses
ordres puissent contredire parfois la pratique ordinaire de telle ou telle vertu.
Ainsi l'ordre donné à Abraham n'alla pas contre la justice, puisque Dieu est
l'auteur de la vie et de la mort ; pas plus que l'ordre donné aux Hébreux de
dérober les biens des Égyptiens, puisque tout appartient à Dieu qui le donne à
qui bon lui semble. Pareillement, l'ordre donné à Osée d'épouser une adultère
n'était pas contraire à la chasteté, puisque Dieu est l'ordinateur de la
génération humaine, et que les relations réglées par lui ne peuvent être que
légitimes. - Il est donc évident que tous ces personnages, ni par leur
obéissance à Dieu, ni par leur volonté d'obéir n'ont péché.
3. Si nous ne sommes pas toujours obligés de vouloir ce que Dieu veut, nous le sommes toujours de vouloir ce qu'il veut que nous voulions. Cette volonté divine nous est signifiée principalement par les commandements divins. C'est pourquoi on est tenu d'obéir à Dieu.
Objections
:
1. Il semble que oui. Car
S. Paul dit (Col 3, 20) : « Enfants, obéissez en tout à vos parents. » Et il
ajoute (v. 22) : « Esclaves, obéissez en tout à vos maîtres d'ici-bas. » Donc,
au même titre, les autres sujets doivent obéir en tout à leurs supérieurs.
2. Les supérieurs sont des
intermédiaires entre Dieu et leurs sujets, selon cette parole (Dt 5, 5) : «
Moi, je me tenais entre le Seigneur et vous en ce temps-là pour vous faire
connaître sa parole. » Mais on ne va d'un extrême à l'autre qu'en passant par
le milieu. Donc les préceptes du supérieur doivent être considérés comme les
préceptes de Dieu. Ce qui fait dire à l'Apôtre (Ga 4, 14) : « Vous m'avez
accueilli comme un ange de Dieu, comme le Christ Jésus », et aussi (1 Th 2, 13)
: « Une fois reçue la parole de Dieu que nous vous faisions entendre, vous
l'avez accueillie non comme une parole d'hommes, mais comme ce qu'elle est
réellement, la parole de Dieu. » Donc, de même qu'à Dieu on doit obéir en tout,
de même aux supérieurs.
3. Les religieux font voeux
de chasteté et de pauvreté par leur profession ; de même font-ils le voeu
d'obéissance. Mais le religieux est tenu d'observer en tout la chasteté et la
pauvreté. De même est-il tenu d'obéir en tout.
Cependant, il est dit au livre des Actes (6, 29) : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. » Mais parfois les ordres des supérieurs sont contraires à ceux de Dieu. Donc il ne faut pas leur obéir en tout.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, celui qui obéit est mis en mouvement sur l'ordre de celui qui commande, par une certaine nécessité de justice, comme un être naturel est mis en mouvement par l'être qui l'actionne, par une nécessité de nature. Que ce mouvement ne se produise pas, cela peut tenir à deux causes. D'abord à cause d'un empêchement qui provient de la puissance supérieure d'un autre moteur ; c'est ainsi que du bois ne brûle pas si trop d'humidité l'empêche de s'enflammer. Ou bien par un manque de relation entre le mobile et le moteur, parce que le mobile est bien soumis à l'action du moteur sur un point, mais non sur tout. Par exemple l'humidité est parfois soumise à l'action de la chaleur de façon à être réchauffée, sans pouvoir être desséchée ou absorbée.
De même il peut arriver pour deux motifs que le sujet ne soit pas tenu à obéir en tout à son supérieur. 1° A cause de l'ordre d'un supérieur plus puissant. Sur le texte (Rm 13, 2) : « Ceux qui résistent attirent sur eux-mêmes la condamnation », la Glose commente : « Si le commissaire donne un ordre, devras-tu l'exécuter si le proconsul ordonne le contraire ? Et si le proconsul donne un ordre, et l'empereur un autre, n'est-il pas évident qu'en méprisant le premier, tu dois obéir au second ? Donc si l'empereur donne un ordre, et Dieu un autre, tu devras mépriser celui-là et obéir à Dieu. »
2° L'inférieur n'est pas tenu d'obéir à son supérieur si celui-ci donne un ordre auquel il n'a pas à se soumettre. Car Sénèque écrit : « On se trompe si l'on croit que la servitude s'impose à l'homme tout entier. La meilleure partie de lui-même y échappe. C'est le corps qui est soumis et engagé envers les maîtres ; l'âme est indépendante. » C'est pourquoi, en ce qui concerne le mouvement intérieur de la volonté on n'est pas tenu d'obéir aux hommes, mais à Dieu seul.
On est tenu d'obéir aux hommes dans les actes extérieurs du corps. Cependant, même là, selon ce qui relève de la nature du corps, on n'est pas tenu d'obéir aux hommes, mais seulement à Dieu, parce que tous les hommes sont naturellement égaux, par exemple en ce qui concerne la nourriture et la génération. Donc les serviteurs ne sont pas obligés d'obéir à leurs maîtres, ni les enfants à leurs parents, pour contracter mariage ou pour garder la virginité, etc.
Mais en ce qui concerne l'organisation de son activité et des affaires humaines, le sujet est tenu d'obéir à son supérieur en tenant compte de la supériorité qui lui est propre ; ainsi le soldat au chef de l'armée en ce qui concerne la guerre ; le serviteur à son maître en ce qui concerne le service à exécuter ; le fils à son père en ce qui concerne la conduite de sa vie et l'organisation domestique, et ainsi du reste.
Solutions
:
1. Quand l'Apôtre dit « en
tout », il faut l'entendre de ce qui concerne le droit du père ou du maître.
2. L'homme est soumis à
Dieu de façon absolue, pour tout : intérieurement et extérieurement. Or les
sujets ne sont pas soumis à leurs supérieurs en toutes choses mais seulement
dans un domaine déterminé. Et même pour celui-ci, ils sont des intermédiaires
entre Dieu et leurs sujets. Quant au reste ils sont immédiatement soumis à
Dieu, qui les instruit par la loi naturelle ou la loi écrite.
3. Les religieux font profession d'obéissance quant à la vie régulière selon laquelle ils sont soumis à leurs supérieurs. C'est pourquoi ils ne sont tenus d'obéir que pour ce qui peut concerner la vie régulière. Telle est l'obéissance qui suffit au salut. S'ils veulent obéir en autre chose, cela relève d'un surcroît de perfection, pourvu que rien de cela ne soit contraire à Dieu, car une telle obéissance serait illicite.
On peut donc distinguer trois espèces d'obéissance : l'une, suffisante au salut, obéit en tout ce qui est d'obligation ; la seconde, parfaite, obéit en tout ce qui est permis ; la troisième, excessive, obéit même en ce qui est défendu.
Objections
:
1. Il semble que non, parce
que, sur le texte de Matthieu (17, 2) : « Donc les fils sont libres », la Glose
explique : « Si, dans tout royaume, les fils du souverain régnant sont libres,
alors les fils du roi à qui sont soumis tous les royaumes doivent être libres.
» Or les chrétiens sont devenus enfants de Dieu par la foi du Christ, selon S.
Jean (1, 12) : « ceux qui croient en son nom, il leur a donné le pouvoir de
devenir enfants de Dieu. » Donc ils ne sont pas tenus d'obéir aux puissances
séculières.
2. S. Paul écrit (Rm 7, 4)
: « Vous avez été mis à mort à l'égard de la loi par le corps du Christ », et
il parle de la loi divine de l'ancienne alliance. Mais la loi humaine qui soumet
les hommes aux puissances séculières est inférieure à la loi divine de
l'ancienne alliance. Donc à plus forte raison les hommes devenus membres du
corps du Christ sont-ils libérés de la loi de sujétion qui les liait aux
princes séculiers.
3. Les hommes ne sont pas
tenus d'obéir aux brigands qui oppriment par la violence. Ce qui fait dire à S.
Augustin : « Quand la justice disparaît, que sont les royaumes sinon de vastes
brigandages ? » Donc, puisque les pouvoirs séculiers des princes sont exercés
le plus souvent de façon injuste, et que leur pouvoir a été injustement usurpé,
il apparaît que les chrétiens n'ont pas à obéir aux princes séculiers.
Cependant, S. Paul écrivait (Tt 3, 1) « Rappelle aux fidèles le devoir d'être soumis aux magistrats et aux autorités. » S. Pierre (1 P 2, 13.14) : « Soyez donc soumis à toute institution humaine à cause du Seigneur, soit au roi comme souverain, soit aux gouverneurs comme délégués par lui. »
Conclusion
:
La foi chrétienne est principe et cause de justice, selon S. Paul (Rm 3, 22) : « Justice de Dieu par la foi en Jésus Christ. » Cette foi ne supprime donc pas l'ordre fondé sur la justice mais au contraire l'affermit. Cet ordre requiert que les inférieurs obéissent à leurs supérieurs ; car autrement ce serait la ruine de la société humaine. La foi chrétienne ne dispense donc pas d'obéir aux princes séculiers.
Solutions
:
1. Nous l'avons dit à l'Article précédent, la soumission due aux hommes
est limitée au corps et n'atteint pas l'âme qui garde sa liberté. En cette vie
la grâce du Christ remédie aux misères de l'âme, mais non à celles du corps,
selon ce que S. Paul disait de lui-même (Rm 7, 25) : « Par l'esprit esclave de
la loi de Dieu, et par la chair esclave de la loi du péché. » Ainsi, ceux qui
sont devenus enfants de Dieu par la grâce sont libérés de l'esclavage spirituel
du péché, mais non de la servitude corporelle ; et c'est par là qu'ils ont, en
ce monde, des maîtres auxquels ils doivent être soumis, comme dit la Glose (sur
1 Tm 6, 1) : « Tous ceux qui sont sous le joug de l'esclavage, etc.»
2. La loi ancienne était la
figure de l'Ancien Testament, c'est pourquoi elle devait disparaître lorsque
adviendrait la vérité. Mais il n'en est pas de même pour la loi humaine qui
soumet l'homme à un autre homme. Et cependant, même en vertu de la loi divine,
l'homme est tenu d'obéir à l'homme.
3. On n'est tenu d'obéir aux princes séculiers que dans la mesure requise par un ordre fondé en justice. Et c'est pourquoi, si les chefs ont une autorité usurpée, donc injuste, ou si leurs préceptes sont injustes, leurs sujets ne sont pas tenus de leur obéir, sinon peut-être par accident, pour éviter un scandale ou un danger.
1. Est-elle un péché mortel ? - 2. Est-elle le plus grave des péchés ?
Objections
:
1. Il semble que non. Car
tout péché est une désobéissance, comme nous l'avons vu par la définition de S.
Ambroise donnée plus haut. Donc si la désobéissance était péché mortel, tout
péché serait mortel.
2. S. Grégoire écrit que la
désobéissance naît de la vaine gloire. Mais celle-ci n'est pas péché mortel.
Donc la désobéissance non plus.
3. On est appelé désobéissant quand on n'accomplit pas le précepte du supérieur. Mais très souvent les supérieurs multiplient tellement les préceptes qu'on ne peut guère ou jamais les observer tous. Donc si la désobéissance était péché mortel, il s'ensuivrait qu'on ne pourrait pas éviter le péché mortel, ce qui est absurde.
En sens contraire : S. Paul met au nombre des péchés mortels « la désobéissance aux parents » (Rm 1, 30 ; 2 Tm 3, 2).
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, le péché mortel est celui qui est contraire à la charité, source de la vie spirituelle. Car la charité nous fait aimer Dieu et le prochain, et l'amour de Dieu exige l'obéissance à ses commandements. Y désobéir, c'est donc aller contre la charité et commettre un péché mortel. De plus, les commandements divins prescrivent l'obéissance envers les supérieurs. Leur désobéir, c'est donc encore commettre un péché mortel opposé à l'amour envers Dieu, selon S. Paul (Rm 13, 2) : « Celui qui résiste à l'autorité résiste à l'ordre établi par Dieu. » - La désobéissance est en même temps contraire à l'amour du prochain, puisque le supérieur en fait partie et qu'on lui refuse l'obéissance à laquelle il a droit.
Solutions
:
1. S. Ambroise définit ainsi le péché mortel, c'est-à-dire le péché dans toute la force du terme. Le péché véniel n'est pas une désobéissance parce qu'il ne va pas contre le précepte mais passe à côté.
Le péché mortel lui-même n'est pas
toujours une désobéissance, au sens propre et essentiel du mot ; mais seulement
quand on méprise le précepte. C'est parce que les actes moraux sont spécifiés
par leur fin. Lorsque l'on transgresse un précepte non par mépris de celui-ci
mais pour une autre fin, ce n'est une désobéissance que matériellement ;
formellement cela relève d'une autre espèce de péché.
2. La vaine gloire peut
être la manifestation d'une certaine supériorité ; et parce que l'on croit y
parvenir en refusant de se soumettre aux préceptes d'autrui, la désobéissance
naît en effet de la vaine gloire. Mais rien n'empêche que le péché mortel
naisse d'un péché véniel, puisque celui-ci est une disposition à celui-là.
3. A l'impossible nul n'est tenu. C'est pourquoi, si un supérieur multiplie les préceptes au point que son subordonné soit incapable de les accomplir, celui-ci n'est pas coupable. Les supérieurs doivent donc éviter de multiplier les préceptes.
Objections
:
1. Il semble bien, car on
lit dans l’Écriture (1 S 15, 23) : « Un péché de sorcellerie, voilà la
rébellion ; une idolâtrie, voilà la résistance. » Mais l'idolâtrie est le plus
grave des péchés comme on l'a montré. Donc aussi la désobéissance.
2. On appelle péché contre
le Saint-Esprit celui qui enlève tous les obstacles au péché, on l'a dite. Or
par la désobéissance on méprise le précepte qui détourne au maximum du péché.
Donc la désobéissance est un péché contre le Saint-Esprit, le plus grave de
tous.
3. S. Paul déclare (Rm 5,
10) : « Tous sont devenus pécheurs parce qu'un seul a désobéi. » Or la cause
est plus puissante que l'effet. Donc la désobéissance apparaît comme un péché
plus grave que les autres, qui sont causés par elle.
Cependant, mépriser celui qui commande est plus grave que de mépriser son commandement. Mais certains péchés s'opposent à la personne qui commande, comme le blasphème et l'homicide. Donc la désobéissance n'est pas le plus grave des péchés.
Conclusion
:
Tous les péchés de désobéissance n'ont pas la même gravité. Une désobéissance peut être plus grave qu'une autre pour deux motifs : 1° A cause de celui qui commande. Bien que l'on doive mettre tout son soin à obéir à toute autorité, ce devoir est d'autant plus impérieux que l'autorité est plus grande. Le signe en est que l'ordre émané d'une autorité inférieure devient caduc en cas de conflit avec une autorité supérieure. D'où cette conséquence : plus l'autorité est grande, plus la désobéissance est grave ; donc désobéir à Dieu est plus grave que de désobéir aux hommes.
2° A cause de ce qui est commandé. Le supérieur n'attache pas la même importance à l'accomplissement de tous ses ordres, mais il veut davantage sa fin et le moyen qui en est le plus proche. La désobéissance est donc d'autant plus grave que le commandement transgressé est plus haut placé dans l'intention de celui qui l'a donné.
Parmi les commandements de Dieu, il est évident que plus le précepte concerne un bien meilleur, plus il est grave d'y désobéir. Parce que, la volonté de Dieu se portant essentiellement sur le bien, plus l'objet du précepte est bon, plus Dieu veut l'accomplissement de celui-ci. Aussi celui qui désobéit au précepte d'aimer Dieu pèche-t-il plus gravement que celui qui désobéit au précepte d'aimer le prochain. Mais la volonté de l'homme ne se porte pas naturellement vers le plus grand bien. Et c'est pourquoi, lorsque nous sommes obligés uniquement par un précepte humain, le péché n'est pas plus grave du fait qu'on omet un bien plus grand, mais du fait qu'on omet ce que veut davantage l'auteur du précepte.
Ainsi donc faut-il mettre les divers degrés de désobéissance en relation avec les divers degrés de préceptes. Car la désobéissance qui méprise le précepte de Dieu, en raison même de cette désobéissance est un péché plus grave que le péché commis contre un homme, abstraction faite de la désobéissance envers Dieu que ce péché entraîne. (je dis cela parce que celui qui pèche contre le prochain agit aussi contrairement au commandement de Dieu.) Cependant, si l'on méprisait un commandement de Dieu plus important, le péché serait encore plus grave.
Quant à la désobéissance qui méprise un précepte humain, le péché est moins grave que celui de mépriser l'auteur du précepte, parce que le respect envers le précepte doit procéder du respect envers son auteur. Pareillement, le péché qui se rattache directement au mépris envers Dieu, comme le blasphème, est plus grave, abstraction fait de la désobéissance qu'il implique, que le péché qui ne méprise que le précepte de Dieu.
Solutions
:
1. Dans cette comparaison
il ne s'agit pas d'égalité absolue, mais de ressemblance : comme l'idolâtrie,
quoique à un degré moindre, la désobéissance aboutit au mépris de Dieu.
2. Toute désobéissance
n'est pas un péché contre le Saint-Esprit, mais seulement celle où l'on met de
l'obstination. En effet, on ne pèche pas contre le Saint-Esprit du fait que
l'on méprise un obstacle quelconque au péché ; autrement le mépris de n'importe
quel bien spirituel serait un péché contre le Saint-Esprit, parce que l'on peut
être détourné du péché par n'importe quel bien. Ce qui fait le péché contre le
Saint-Esprit, c'est le mépris des biens qui conduisent à la pénitence et à la
rémission des péchés.
3. Le premier péché de nos premiers parents, d'où le péché a dérivé sur tous les hommes, ne fut pas la désobéissance, au sens où elle est un péché spécial, mais l'orgueil qui les poussa à désobéir. Aussi, dans le texte cité, S. Paul semble-t-il entendre la désobéissance au sens général où elle s'identifie avec tout péché.
Il faut étudier maintenant la reconnaissance ou gratitude, et le vice opposé ou ingratitude (Question 107). Sur la reconnaissance, six questions : 1. La gratitude est-elle une vertu spéciale, distincte des autres ? - 2. Lequel, de l'innocent ou du pénitent, doit à Dieu de plus grandes actions de grâce ? - 3. Est-on toujours tenu de rendre grâce pour les bienfaits des hommes ? - 4. Faut-il tarder à rendre un bienfait ? - 5. La reconnaissance doit-elle se mesurer aux bienfaits reçus, ou aux sentiments du bienfaiteur ? - 6. Convient-il de rendre plus que ce qu'on a reçu ?
Objections
:
1. Il semble que non. Car c'est de Dieu et de nos parents que nous avons reçu les plus grands bienfaits. Mais l'honneur que nous rendons à Dieu relève de la vertu de religion ; celui que nous rendons à nos parents, de la vertu de piété. Donc la reconnaissance ou gratitude n'est pas une vertu distincte des autres.
2 Une rétribution proportionnée
relève de la justice commutative, comme le montre le Philosophe. Mais, dit-il
encore, « on rend grâce pour rétribuer ». Donc rendre grâce, ce qui relève de
la gratitude, est un acte de justice. Donc la gratitude n'est pas une vertu
spéciale, distincte des autres.
3. Aristote montre que la
reconnaissance est nécessaire pour entretenir l'amitié. Mais l'amitié se porte
sur toutes les vertus qui rendent l'homme aimable. Donc la reconnaissance ou
gratitude, chargée de récompenser les bienfaits, n'est pas une vertu spéciale.
Cependant, Cicéron considère la gratitude comme une vertu spéciale, qui fait partie de la justice.
Conclusion
:
Nous l'avons dit précédemment on doit diversifier la raison de dette, selon les diverses causes de dettes, mais de telle sorte que le moins soit toujours inclus dans le plus. C'est en Dieu, à titre premier et principal, que se trouve la cause de notre endettement, du fait qu'il est le principe premier de tous nos biens. Deuxièmement, en notre père qui est le principe premier de notre génération et de notre éducation. Troisièmement, dans la personne constituée en dignité, de qui procèdent les bienfaits communs. Quatrièmement, chez un bienfaiteur de qui nous avons reçu des bienfaits particuliers et privés, pour lesquels nous avons envers lui une obligation particulière. Donc, parce que tout ce que nous devons à Dieu, à notre père ou à une personne constituée en dignité, nous ne le devons pas à un bienfaiteur qui nous a accordé un bienfait particulier, il s'ensuit qu'après la religion (culte dû à Dieu), la piété (à nos parents) et le respect (aux personnes constituées en dignité), c'est la reconnaissance ou gratitude qui répond à la générosité des bienfaiteurs. Et cette gratitude se distingue des vertus que nous venons d'énumérer comme la fin d'une série se distingue de ce qui la commence, parce qu'elle ne réalise ce principe que partiellement.
Solutions
:
1. De même que la religion
est une piété supérieure, ainsi est-elle une reconnaissance ou gratitude
éminente. C'est pourquoi, plus haute, nous avons placé l'action de grâce comme
un élément de la religion.
2. La rétribution
proportionnée relève de la justice commutative quand on l'envisage selon la
dette légale, par exemple par un contrat fixant le montant de la rétribution.
Mais ce qui relève de la reconnaissance ou gratitude, c'est la rétribution qui
se fait par une obligation d'honneur, c'est-à-dire qu'on acquitte spontanément.
Aussi la gratitude est-elle moins gracieuse, dit Sénèque, si elle est forcée.
3. Puisque la véritable amitié est fondée sur la vertu, tout ce qui, chez l'ami, est contraire à la vertu arrête l'amitié, et tout ce qui est vertueux la provoque. Ainsi l'amitié se conserve par l'échange des bienfaits, bien que cet échange relève spécialement de la vertu de gratitude.
Objections
:
1. Il semble que ce soit
l'innocent, car dans la mesure où l'on a reçu de Dieu un plus grand don, on est
davantage tenu de lui rendre grâce. Mais le don de l'innocence est plus grand
que la restauration de la justice.
2. Le bienfaiteur a droit à
l'amour, comme à l'action de grâce. Mais S. Augustin nous dit : « Qui donc, en
réfléchissant à sa faiblesse, oserait attribuer à ses propres forces sa
chasteté et son innocence, de façon à t'aimer moins, comme s'il avait moins
besoin de ta miséricorde, qui remet les péchés à ceux qui se tournent vers toi
? » Et il ajoute : « C'est pourquoi il doit t'aimer tout autant et même bien
davantage : lorsqu'il voit par qui je suis délivré de toutes les maladies de
mes péchés, il découvre que la même influence l'en a préservé. » Donc
l'innocent est tenu de rendre grâce plus que le pénitent.
3. Plus le bienfait
gracieux est prolongé, plus on doit en rendre grâce. Mais le bienfait de la
grâce divine est plus prolongé chez l'innocent que chez le pénitent. Car S.
Augustin dit au même endroit : « J'attribue à ta grâce et à ta miséricorde que
tu aies fait fondre la glace de mes péchés. J'attribue aussi à ta grâce tout ce
que je n'ai pas fait de mal, car de quoi n'étais-je pas capable ? Et je
reconnais que tout m'a été pardonné, et le mal que j'ai fait de moi-même, et
celui que, guidé par toi, je n'ai pas fait. »
Cependant, on lit dans S. Luc (7, 47) « Celui à qui il est pardonné davantage aime davantage. » Il doit donc pour le même motif rendre grâce davantage.
Conclusion
:
L'action de grâce chez le bénéficiaire répond à la générosité du bienfaiteur. Or un bienfait généreux est donné gratuitement. Aussi peut-il y avoir plus de générosité chez le donateur de deux façons. D'abord par la quantité du don. Et à cet égard, l'innocent est davantage tenu à rendre grâce parce que Dieu lui fait un plus grand don, et plus prolongé, toutes choses égales d'ailleurs, à parler dans l'absolu.
On peut encore parler d'un plus grand bienfait parce qu'il est donné plus gratuitement. Et à ce titre, le pénitent est tenu de rendre grâce plus que l'innocent, parce que le don que Dieu fait est plus gratuit ; car, alors qu'il méritait un châtiment, c'est la grâce qui lui est donnée. Et ainsi, bien que le don fait à l'innocent, considéré dans l'absolu, soit plus grand, le don fait au pénitent est plus grand en comparaison : c'est ainsi qu'un petit don fait à un pauvre est plus grand pour lui qu'un grand don fait à un riche. Et parce que les actions concernent des cas individuels, on considère davantage dans une action ce qui est tel dans des circonstances concrètes que ce qui est tel de façon absolue, comme dit Aristote, à propos du volontaire et de l'involontaire.
Solutions
:
Nous venons de répondre aux Objections.
Objections
:
1. Il semble qu'on ne soit
pas tenu de rendre grâce à tous les hommes qui nous font du bien. En effet on
peut se faire du bien, comme on peut se nuire à soi-même, dit l'Ecclésiastique
(14, 5) : « Celui qui est mauvais pour lui-même, pour qui serait-il bon ? »
Mais on ne peut se rendre grâce à soi-même, car l'action de grâce semble passer
de l'un à l'autre. Donc on n'est pas tenu de rendre grâce à tout bienfaiteur.
2. L'action de grâce est la
reconnaissance d'une bonne grâce. Mais certains bienfaits nous sont accordés de
mauvaise grâce, et même d'une façon insultante, avec retard et tristesse. On ne
doit donc pas toujours rendre grâce à un bienfaiteur.
3. On ne doit aucune action
de grâce à celui qui recherche son intérêt. Mais certains accordent des
bienfaits intéressés. On ne leur doit donc pas d'action de grâce.
4. On ne doit pas d'action
de grâce à un esclave car tout ce qu'il est appartient à son maître. Pourtant
il arrive que le serviteur soit le bienfaiteur de son maître. On ne doit donc
pas rendre grâce à tout bienfaiteur.
5. Nul n'est tenu de faire
ce qui est déshonnête et sans avantage. Mais il arrive parfois que le
bienfaiteur soit comblé de félicité, et il serait inutile de le récompenser
pour son bienfait. Parfois il arrive que le bienfaiteur passe d'une vie
vertueuse à une vie de péché, et il apparaît alors qu'on ne peut honnêtement
reconnaître son bienfait. Il arrive aussi parfois que le bénéficiaire soit si pauvre
qu'il ne puisse rien donner en retour. Il apparaît donc qu'on n'est pas
toujours tenu de récompenser un bienfait.
6. Nul ne doit faire à
autrui ce qui ne lui est pas avantageux mais nuisible. Or il arrive que la
récompense du bienfait est nuisible ou inutile à celui qu'on veut remercier.
Donc on ne doit pas toujours récompenser un bienfait en rendant grâce.
Cependant, S. Paul dit (1 Th 5, 18) « En toutes circonstances, rendez grâce. »
Conclusion
:
Tout effet a un mouvement naturel de retour vers sa cause. Ce qui fait dire à Denys que Dieu ramène tout à lui, comme étant la cause de tout. Car il faut toujours que l'effet soit ramené à la fin voulue par l'agent. Or il est évident que le bienfaiteur en tant que tel est cause pour le bénéficiaire. C'est pourquoi l'ordre naturel requiert que celui-ci se tourne vers son bienfaiteur en lui rendant grâce, selon leur condition à tous deux. Et comme nous l'avons diti au sujet du père, on doit au bienfaiteur honneur et déférence parce qu'il a raison de principe ; mais accidentellement on doit l'aider et le soutenir s'il en a besoin.
Solutions
:
1. Comme dit Sénèque dans
son traité des Bienfaits : « On n'est pas libéral en se donnant à
soi-même, ni clément en se pardonnant, ni miséricordieux en étant touché de ses
propres maux, mais en agissant ainsi pour tous les autres ; de même encore
personne n'est bienfaiteur de soi-même, mais ne fait qu'obéir à sa nature qui
pousse à rejeter ce qui est nuisible et à rechercher ce qui est profitable. »
Ainsi il n'y a pas lieu d'avoir gratitude ou ingratitude envers soi-même, car
on ne peut se refuser quelque chose qu'en le gardant pour soi. Cependant on
peut parler de ce qui nous arrive à nous-même, comme s'il s'agissait d'un
autre, ainsi qu'Aristote le dit à propos de la justice : par métaphore on
considère les différentes parties de l'être humain comme autant de personnes.
2. Un bon esprit est plus
attentif au bien qu'au mal. Donc, si quelqu'un nous a accordé un bienfait d'une
façon choquante, nous ne devons pas nous abstenir totalement de remercier, mais
nous le ferons moins que si le don avait été fait avec grâce, car le bienfait
lui-même en est diminué, parce que, dit Sénèque, « la rapidité a beaucoup
donné, le retard a beaucoup retiré ».
3. Comme dit Sénèque, « Il
importe beaucoup que je sache si le bienfaiteur agit seulement dans son
intérêt, ou aussi dans le mien. Celui qui ne regarde que lui-même et ne nous
aide que parce qu'il ne peut s'aider lui-même autrement, me paraît semblable à
l'homme qui cherche un pâturage pour ses bêtes. S'il m'a admis au partage, il a
pensé à nous deux, je suis ingrat et injuste si je ne me réjouis pas de le voir
profiter de ce qui a profité à moi-même. C'est une grande méchanceté de
réserver le nom de bienfait à ce qui désavantage le donateur. »
4. Comme dit encore Sénèque
: « Tant que l'esclave se borne à faire ce qu'on a coutume d'exiger de lui, il
fait son service ; s'il en fait davantage, c'est un bienfait. Car ce qui
aboutit à un sentiment d'amitié s'appelle bienfait. »
5. Le pauvre lui-même est ingrat, s'il ne fait pas ce qu'il peut. Car, de même que le bienfait consiste davantage dans le sentiment que dans l'objet matériel, de même la reconnaissance. Aussi Sénèque dit-il : « Celui qui reçoit avec reconnaissance a déjà fait un premier versement. Par l'expression de nos sentiments nous montrons quelle reconnaissance les bienfaits suscitent en nous, nous en témoignons non seulement au donateur mais en tout lieu. »
Et cela montre que même à un bienfaiteur comblé on peut témoigner sa reconnaissance en lui témoignant déférence et honneur. Aussi le Philosophe dit-il : « On doit exprimer sa reconnaissance à l'homme fortuné par de l'honneur, et au pauvre par de l'argent. » Sénèque dit également : « Il y a bien des moyens de rendre ce que nous devons, même à des gens heureux : un avis sincère, un commerce assidu, une conversation simple, gaie et sans flatterie. » Il ne faut donc pas souhaiter que le bienfaiteur tombe dans l'indigence ou le malheur afin de pouvoir lui rendre son bienfait. Comme dit Sénèque, : « Si tu souhaitais cela à celui dont tu n'as reçu aucun bienfait, ce voeu serait inhumain. Combien davantage à un bienfaiteur ! »
Si le bienfaiteur a changé pour une
vie mauvaise, on doit cependant lui manifester de la reconnaissance selon l'état
où il se trouve : par exemple en le ramenant à la vertu si c'est possible. Mais
si son mal est incurable, alors il est devenu un autre homme et on ne lui doit
plus de reconnaissance pour son bienfait. Cependant autant qu'on le peut
honnêtement, on doit garder le souvenir du bienfait, nous dit Aristote.
6. Nous venons de le dire, la reconnaissance pour un bienfait tient surtout au sentiment. C'est pourquoi on doit la témoigner de la manière la plus avantageuse pour le bienfaiteur ; si par sa négligence cela tourne plus tard à son désavantage, on ne l'attribuera pas à celui qui a fait son remerciement. Comme dit Sénèque : « Il me fallait rendre, mais non garder ou défendre ce que j'ai rendu.
Objections
:
1. Il semble qu'on doit rendre un bienfait sans attendre. Car ce que nous
devons sans qu'un terme soit fixé, nous sommes tenus de le restituer aussitôt.
Or, pour la reconnaissance des bienfaits, il n'y a pas de terme fixé, mais cela
est une dette, on l'a dit à l'Article précédent. Donc on est tenu de
reconnaître aussitôt un bienfait.
2. Le bien est d'autant
plus louable qu'on le fait avec plus de ferveur. Or qu'un homme ne mette aucun
retard à faire ce qu'il doit, c'est un effet de sa ferveur. Il apparent donc
plus louable de rendre aussitôt un bienfait.
3. Sénèque dit que « le
vrai bienfaiteur agit volontiers et tout de suite ». Or la gratitude doit
s'égaler au bienfait. Donc le remerciement doit être immédiat.
Cependant, d'après Sénèque : « Celui qui se hâte de rendre n'a pas le coeur d'un homme reconnaissant, mais d'un débiteur. »
Conclusion
:
Dans la reconnaissance, comme dans le bienfait, deux choses sont à considérer : le sentiment et le don. La reconnaissance doit trouver son expression immédiate dans le premier : « Veux-tu rendre un bienfait ? Reçois-le de bon coeur », dit Sénèque.
Quant au don, il faut attendre le moment où la reconnaissance sera la bienvenue. Une reconnaissance qui prétend payer sa dette tout de suite, et même à contretemps, n'est pas vertueuse, Sénèque le dit encore : « La dette semble peser à celui qui est trop pressé de la payer, et celui à qui pèse une dette de reconnaissance est un ingrat. »
Solutions
:
1. Une dette légale doit
être acquittée tout de suite ; autrement l'égalité essentielle à la justice
serait violée si le débiteur retenait ce qui appartient au créancier malgré
celui-ci. Mais une dette morale dépend de l'honnêteté de celui qui l'a
contractée, et son devoir est de choisir le moment le plus favorable pour s'en
acquitter d'une façon vertueuse.
2. La ferveur n'est
vertueuse que lorsqu'elle est réglée par la raison. Si, par ferveur, on devance
le temps requis, cette ferveur n'est pas louable.
3. Les bienfaits eux-mêmes doivent être donnés en temps opportun. Et quand ce temps est venu, il ne faut plus différer. De même pour la reconnaissance.
Objections
:
1. Il apparaît qu'elle doit
prendre garde plutôt au bienfait reçu. Car on doit être reconnaissant pour les
bienfaits. Mais le « bienfait » consiste en un fait réel, le mot lui-même le
suggère. Donc la reconnaissance doit prendre garde au don effectif.
2. La gratitude, qui
remercie du bienfait, fait partie de la justice. Or celle-ci envisage l'égalité
entre ce qui est donné et ce qui est reçu. Donc, dans la récompense exprimant
la gratitude, on doit avoir égard au don effectif plutôt qu'aux sentirnents du
bienfaiteur.
3. Nul ne peut prendre
garde à ce qu'il ignore. Mais Dieu seul connaît le sentiment intérieur. La
récompense exprimant la gratitude ne peut donc pas se régler sur le sentiment.
Cependant, Sénèque dit : « Souvent nous avons plus d'obligation à celui qui nous donne peu, mais de grand coeur, et à celui qui nous rend un petit service, mais de bon coeur. »
Conclusion
:
La récompense d'un bienfait peut se rapporter à trois vertus : la justice, la reconnaissance, l'amitié. A la justice, lorsqu'il s'agit d'un service qui est en même temps une dette légale, comme le prêt et autres transactions analogues ; en ce cas, la récompense doit être envisagée selon la quantité du don reçu.
La récompense se rattache à l'amitié et à la vertu de reconnaissance en tant qu'il s'agit d'une dette morale. Mais ces deux cas sont différents. Car dans la reconnaissance inspirée par l'amitié, il faut tenir compte de la cause de l'amitié. Aussi, dans une amitié fondée sur l'utilité, la reconnaissance doit correspondre à l'utilité procurée par le bienfait. Dans l'amitié fondée sur l'honneur, la récompense doit tenir compte du choix ou du sentiment qui a inspiré le donateur, car c'est cela qui est surtout requis à la vertu, selon Aristote. Et pareillement la gratitude envisage le bienfait en tant qu'il est accordé gracieusement, ce qui appartient au sentiment du donateur plus qu'à la réalité du don.
Solutions
:
1. Tout acte moral dépend
de la volonté. Ainsi le bienfait en tant qu'il est louable et que la gratitude
est tenue de le récompenser, consiste matériellement dans le don effectif, mais
formellement et à titre principal dans la volonté, Sénèque l'a dit : «
Le bienfait ne consiste pas dans ce qu'on fait ou ce qu'on donne, mais dans
l'esprit de celui qui le donne ou le fait. »
2. La reconnaissance est
une partie de la justice, non qu'elle soit une espèce de ce genre, mais elle se
rattache à titre de vertu annexe au genre de la justice, nous l'avons dit
précédemment.
3. Dieu seul voit directement le coeur de l'homme ; mais l'homme aussi peut le connaître par les signes qui le manifestent. C'est ainsi que l'on connaît les sentiments du bienfaiteur à la manière dont le bienfait est accordé, par exemple avec joie et promptitude.
Objections
:
1. Il semble qu'il ne faut
pas rendre par reconnaissance plus que le bienfait reçu. En effet, d'après
Aristote, on ne peut même pas rendre l'équivalent à certains bienfaiteurs comme
nos parents. Mais la vertu ne tente pas l'impossible. Donc la compensation
exigée par la reconnaissance ne tend pas à surpasser le bienfait.
2. Si l'on rend plus que ce
qu'on a reçu par le bienfait, par là même on fait un don nouveau. Mais on est
tenu de rendre en reconnaissance de ce don nouveau. Donc celui qui avait
accordé le premier bienfait sera tenu à rendre davantage, et ainsi à l'infini.
Or la vertu ne recherche pas l'infini, car, selon Aristote « l'infini détruit
la nature du bien ». Donc le témoignage de reconnaissance ne doit pas dépasser
le bienfait reçu.
3. La justice consiste en
une égalité. Mais dépasser l'égalité est un excès. Donc puisque, en toute vertu,
l'excès est vicieux, il apparaît que rendre plus que ce qu'on a reçu relève
du vice et s'oppose à la justice.
Cependant, Aristote a dit : « Il faut récompenser le bien qu'on nous a fait, et, à notre tour, nous mettre à en faire. » Le moyen, c'est de rendre plus que ce qu'on a reçu. C'est donc à cela aussi que doit tendre la récompense.
Conclusion
:
La récompense de reconnaissance regarde dans le bienfait la volonté du bienfaiteur, nous l'avons dit à l'Article précédent. Or, ce qui la rend surtout recommandable, c'est son caractère gracieux, c'est-à-dire d'avoir accordé un bienfait auquel rien ne l'obligeait. Celui qui en a bénéficié a donc contracté une dette d'honneur, qu'il acquitte en faisant de son côté un don gracieux. Cette gratuité apparent seulement si la reconnaissance dépasse ce qu'on a soi-même reçu. En effet, tant que la récompense est inférieure ou seulement égale au bienfait, elle semble bien n'acquitter qu'une dette. Donc, la récompense d'un bienfait doit toujours, dans la mesure du possible, tend à le surpasser.
Solutions
:
1. C'est le sentiment du
bienfaiteur plus que la réalité effective du bienfait qui doit inspirer la
reconnaissance. Si l'on regarde ce que l'enfant a reçu de ses parents, l'être
et la vie assurément rien de sa part ne saurait égaler pare bienfait, dit Aristote.
Mais si l'on regarde volonté inspiratrice du bienfait et de la ré compense,
l'enfant peut rendre plus qu'il n'a reçu . comme le remarque Sénèque. Quand
même il ne le pourrait pas, la volonté de rendre suffirait à sa reconnaissance.
2. La reconnaissance
découle de la charité dont la dette ne fait que grandir à mesure qu'on
l'acquitte, selon la parole de S. Paul (Rm 13, 8) : « N'ayez aucune dette,
sinon celle de l'amour mutuel. » C'est pourquoi il n'est pas inconcevable que
le devoir de la reconnaissance ait quelque chose d'infini.
3. Ce qui importe dans la vertu cardinale de justice, c'est l'égalité matérielle ; dans la vertu de reconnaissance, c'est l'égalité entre les vouloirs, c'est-à-dire que la volonté empressée du bienfaiteur qui agit de bon coeur soit égalée par celle de l'obligé qui paye plus que sa dette.
1. Est-elle toujours un péché ? - 2. Un péché spécial ? - 3. Un péché mortel ? - 4. Doit-on cesser de faire du bien aux ingrats ?
Objections
:
1. Il ne semble pas car,
pour Sénèque, « l'ingrat est celui qui ne rend pas un bienfait ». Mais parfois
on ne pourrait rendre un bienfait qu'en commettant une faute, par exemple si ce
bienfait avait consisté à favoriser le péché. Puisque s'abstenir de pécher
n'est pas un péché, il apparaît que l'ingratitude n'est pas toujours un péché.
2. Tout péché est au
pouvoir de celui qui le commet car, pour S. Augustin « nul ne pèche en ce qu'il
ne peut éviter ». Or il n'est pas toujours au pouvoir du pécheur d'éviter
l'ingratitude, par exemple quand il n'a pas de quoi rendre. De même l'oubli
n'est pas en notre pouvoir, bien que Sénèque affirme : « Le plus ingrat
est celui qui oublie. » Donc l'ingratitude n'est pas toujours un péché.
3. On ne voit pas comment
récompenser de son bienfait celui qui ne veut rien devoir, selon l'interdiction
de S. Paul (Rm 13, 8) : « Ne devez rien à personne. » Mais pour Sénèque : «
Celui qui doit malgré lui est un ingrat. » Donc l'ingratitude n'est pas
toujours un péché.
Cependant, S. Paul (2 Tm 3, 2) énumère l'ingratitude avec les autres péchés : « Rebelles à leurs parents, ingrats, impies, etc. »
Conclusion
:
Comme nous l'avons dite, la dette de reconnaissance est une dette de cet honneur qu'exige la vertu. Or il y a péché là où il y a opposition à la vertu. Il est évident que toute ingratitude est un péché.
Solutions
:
1. La reconnaissance
envisage un bienfait. La complicité dans le péché n'est pas un bienfait, mais
un préjudice, qui ne mérite aucune gratitude, sinon pour une bonne volonté
trahie par l'ignorance et aidant à faire le mal en croyant aider à faire le
bien. Mais, en pareil cas, la récompense ne saurait consister à aider à mal
faire, car une telle récompense ne serait pas un bien, mais un mal,
c'est-à-dire tout le contraire de la reconnaissance.
2. L'impossibilité n'est
jamais une excuse, puisque la reconnaissance n'a besoin que de bonne volonté
pour acquitter sa dette, nous l'avons dit - L'oubli du bienfait relève de
l'ingratitude quand il est l'objet de la négligence, et non pas seulement d'un
défaut naturel indépendant de la volonté. « Celui qui se laisse surprendre par
l'oubli, dit Sénèque semble bien n'avoir pas souvent pensé à payer sa dette. »
3. La dette de reconnaissance est la conséquence et comme l'expression d'une dette d'affection, dont personne ne doit désirer être quitte. Devoir à contrecoeur semble donc dénoter un manque d'affection pour celui qui nous fait du bien.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
tout péché agit contre Dieu qui est le bienfaiteur suprême, et cela relève de
l'ingratitude, qui n'est donc pas un péché spécial.
2. Aucun péché spécial ne
se trouve en divers genres de péché. Or on peut être ingrat par des péchés de
genres divers : en médisant de son bienfaiteur, en le volant, etc. Donc
l'ingratitude n'est pas un péché spécial.
3. D'après Sénèque « est
ingrat celui qui dissimule le bienfait ; ingrat celui qui ne le rend pas ; plus
ingrat que tous, celui qui l'oublie ». Mais tout cela ne relève pas d'une seule
espèce de péché. Donc l'ingratitude n'est pas un péché spécial.
Cependant, l'ingratitude s'oppose à la reconnaissance ou gratitude, qui est une vertu spéciale. Elle est donc un péché spécial.
Conclusion
:
Tout vice tire son nom du défaut de vertu qui s'oppose le plus au juste milieu de celle-ci. C'est ainsi que « l'illibéralité » s'oppose davantage à la libéralité que ne fait la prodigalité. Or, on peut pécher par excès contre la vertu de gratitude : par exemple si l'on rend un bienfait pour des choses qui ne l'exigent pas, ou plus rapidement qu'il ne faut, comme nous venons de le dire. Mais le vice par défaut s'oppose davantage à la gratitude, parce que cette vertu, nous l'avons établi tend au dépassement. C'est pourquoi, à proprement parler, « l'ingratitude » désigne le défaut de gratitude. Or tout défaut, toute privation, est spécifiée par l'habitus opposé ; la cécité et la surdité diffèrent comme la vue et l'ouïe. Donc, comme la reconnaissance ou gratitude est une vertu spéciale, l'ingratitude est un péché spécial.
Elle a pourtant divers degrés, correspondant aux divers éléments exigés de la gratitude. Le premier est que l'homme reconnaisse le bienfait reçu ; le deuxième, qu'il en rende grâce ; le troisième qu'il le rétribue, compte tenu des circonstances et selon ses possibilités. Mais parce que « ce qui est ultime dans la génération d'un être est premier dans sa dissolution », le premier degré d'ingratitude, c'est l'absence de récompense ; le deuxième, c'est le silence qui cache le bienfait reçu ; et le troisième, le plus grave, c'est qu'on le méconnaisse, par oubli ou de toute autre façon. - Et parce que l'affirmation est impliquée dans la négation opposée, aux trois degrés négatifs de l'ingratitude se rattachent trois formes positives ; rendre le mal pour le bien ; décrier le bienfait ; estimer le bienfait comme un méfait.
Solutions
:
1. Dans tout péché il y a
une ingratitude matérielle envers Dieu, en tant que l'on fait quelque chose qui
peut se rattacher à l'ingratitude. Mais il y a ingratitude formelle quand un
bienfait est effectivement méprisé. Et c'est là un péché spécial.
2. Rien n'empêche que la
raison formelle d'un péché spécial se trouve matériellement dans plusieurs
genres de péché. Et c'est ainsi qu'on trouve dans de nombreux genres de péché
la raison d'ingratitude.
3. Ces trois manières d'agir ne sont pas des espèces diverses, mais les degrés divers d'un seul péché spécial.
Objections
:
1. Il semble que oui, car
c'est à Dieu surtout qu'on doit être reconnaissant. Mais par le péché véniel on
n'est pas ingrat envers Dieu, autrement tous le seraient. Donc aucune
ingratitude n'est péché véniel.
2. Un péché est mortel du
fait qu'il s'oppose à la charité, nous l'avons dit. Or l'ingratitude s'oppose à
la charité d'où procède le devoir de reconnaissance, nous venons de le dire'.
Donc l'ingratitude est toujours péché mortel.
3. « Telle est la loi du
bienfait, dit Sénèque, l'un doit oublier aussitôt ce qu'il a donné, l'autre
doit se rappeler ce qu'il a reçu. » Mais le premier doit oublier, semble-t-il,
pour ne pas voir le péché du bénéficiaire si celui-ci se montre ingrat. Cela ne
serait pas nécessaire si l'ingratitude était un péché sans gravité.
Cependant, il ne faut donner à personne l'occasion de pécher mortellement. Mais comme dit Sénèque, toujours dans son traité des Bienfaits, « il faut tromper quelquefois celui qu'on aide, de sorte qu'il reçoive, mais sans savoir de qui ». Cela semble bien le conduire à l'ingratitude. C'est donc que celle-ci n'est pas toujours péché mortel.
Conclusion
:
Comme nous l'avons montré à l'Article précédent, on peut être ingrat de deux façons. D'abord par pure omission : on ne reconnaît pas, on ne loue pas, on ne récompense pas le bienfait reçu. Et cela n'est pas toujours péché mortel. Parce que, nous l'avons dito, la dette de gratitude demande que l'on donne libéralement, sans y être tenu : ce n'est donc pas pécher mortellement que de l'omettre. C'est pourtant péché véniel, parce que cela provient d'une négligence ou d'une disposition insuffisante à la vertu. Mais il peut arriver qu'une telle ingratitude soit péché mortel, soit à cause d'un mépris intérieur, soit à cause de la condition du bienfaiteur à qui l'on refuse ce dont il a un besoin nécessaire, soit absolument, soit en raison des circonstances.
On appelle encore ingrat celui qui ne se contente pas de négliger sa dette de reconnaissance, mais qui agit en sens contraire. Et cela, selon les circonstances de l'acte, est tantôt péché mortel, tantôt péché véniel. Il faut pourtant noter ceci - l'ingratitude qui découle du péché mortel réalise pleinement la raison d'ingratitude, celle qui découle du péché véniel, de façon imparfaite.
Solutions
:
1. Un péché véniel ne rend
pas coupable d'ingratitude envers Dieu selon la raison d'ingratitude réalisée.
Il contient cependant de l'ingratitude en tant que le péché véniel empêche un
acte de vertu par lequel l'homme accomplit le service de Dieu.
2. L'ingratitude qui
accompagne le péché véniel ne s'oppose pas à la charité, elle passe à côté
d'elle, parce qu’elle n'exclut pas l'habitus de charité, mais un de ses actes.
3. La réponse est encore
donnée par Sénèque : « Ce serait une erreur de croire, lorsque nous disons que
le bienfaiteur doit oublier son acte, que nous voulons chasser de sa mémoire
une action aussi honorable. Lorsque nous disons : "Il ne doit pas se
souvenir", nous entendons qu'il ne doit pas proclamer, ni se vanter. »
4. Ne pas récompenser un bienfait que l'on ignore rend ingrat celui-là seulement qui ne voudrait pas le récompenser, s'il le connaissait. Le bienfaiteur a quelquefois raison de ne pas se faire connaître, soit pour éviter la vaine gloire et la faveur des hommes, à l'exemple de S. Nicolas, qui jeta en cachette de l'or dans une maison ; soit pour accorder un bienfait plus grand en évitant de faire honte à celui qu'il assiste.
Objections
:
1. Il semble que oui, car
on lit au livre de la Sagesse (16, 29) : « L'espoir de l'ingrat fondra comme le
givre en hiver. » Son espoir ne fondrait pas si l'on ne cessait de lui faire du
bien. Donc il faut cesser de faire du bien aux ingrats.
2. On ne doit pas donner à
autrui l'occasion de pécher. Mais l'ingrat qui reçoit un bienfait y trouve
l'occasion de pécher.
3. « On est puni par où
l'on a péché », dit la Sagesse (11, 16). Mais l'ingrat pèche contre le bienfait
reçu. Donc il doit être privé de bienfait.
Cependant, il est dit en S. Luc (10, 35) : « Le Très-Haut est bon pour les ingrats et les mauvais. » Mais comme il est dit au même endroit, nous devons nous montrer ses enfants en imitant sa bonté. Nous ne devons donc pas cesser de faire du bien aux ingrats.
Conclusion
:
Deux points sont ici à considérer. D'abord ce que mérite l'ingrat : certainement qu'on cesse de lui faire du bien. Ensuite il faut considérer ce que doit faire le bienfaiteur. D'abord il ne doit pas croire facilement à l'ingratitude car souvent, dit Sénèque, « celui qui n'a pas rendu est reconnaissant », parce qu'il n'a peut-être pas eu le moyen ou l'occasion de rendre. Ensuite, le bienfaiteur doit s'efforcer de transformer l'ingratitude en reconnaissance : un second bienfait a chance de réussir où le premier a échoué. Si cependant multiplier les bienfaits n'aboutit qu'à accroître et aggraver l'ingratitude, il faut alors cesser de faire du bien.
Solutions
:
1. Ce texte parle seulement
de ce que mérite l'ingrat.
2. Continuer à faire du
bien à un ingrat, ce n'est pas lui fournir l'occasion de pécher, mais plutôt de
témoigner de la reconnaissance et de l'affection. S'il s'opiniâtre dans son
ingratitude, le bienfaiteur n'en est pas responsable.
3. Le bienfaiteur ne doit pas se montrer tout de suite vengeur de l'ingratitude, mais médecin indulgent, et essayer de la guérir en multipliant les bienfaits.
1. La vengeance est-elle licite ? - 2. Est-elle une vertu spéciale ? - 3. Comment exercer la vengeance ? - 4. Envers qui doit-on l'exercer ?
Objections
:
1. Il semble que non, car
on pèche en usurpant ce qui appartient à Dieu. Or la vengeance lui appartient,
car il est dit dans le Deutéronome (32, 35) : « A moi la vengeance et la
rétribution. » Donc toute vengeance est illicite.
2. Ce dont on tire
vengeance n'est pas tolérable. Or on doit tolérer les méchants. Car sur la
parole du Cantique (2, 2) : « Comme un lis parmi les épines », la Glose
commente : « Il n'est pas bon, celui qui ne peut tolérer les méchants. » Donc
on ne doit pas tirer vengeance des méchants.
3. La vengeance s'accomplit
par des châtiments, qui inspirent la crainte servile. Mais, dit S. Augustin «
la loi nouvelle n'est pas une loi de crainte, mais d'amour. » Donc, au moins
sous la nouvelle alliance, on ne doit exercer aucune vengeance.
4. On dit qu'un homme se
venge quand il punit les offenses qu'il a subies. Mais le juge lui-même n'a pas
le droit de punir ceux qui pèchent contre lui. S. Jean Chrysostome dit en effet
b : « Apprenons par l'exemple du Christ à supporter avec magnanimité les
offenses qui nous sont faites. Mais celles qui atteignent Dieu, nous ne devons
pas même les entendre. »
5. Le péché de la multitude
est plus nuisible que le péché d'un seul. Or on lit dans l'Ecclésiastique (26,
5) : « Trois choses me font peur : une calomnie qui court la ville, une émeute
populaire, une fausse accusation. » Or on ne doit pas tirer vengeance du péché
de la multitude, car sur Matthieu (13, 29.30) : « Laissez-les pousser ensemble,
pour ne pas arracher le froment », la Glose explique : « Il ne faut retrancher
de la communauté ni la multitude ni le prince. » Donc aucune autre vengeance
n'est licite.
Cependant, on ne doit attendre de Dieu rien que de bon et de licite. Mais on doit attendre de lui la vengeance sur nos ennemis, car il est dit en Luc (1 8, 7) : « Et Dieu ne vengerait pas ses élus qui crient vers lui jour et nuit ? » ce qui revient à dire : « Au contraire, il le fera » Donc la vengeance n'est pas par elle-même mauvaise et illicite.
Conclusion
:
La vengeance se réalise par un mal de peine infligé au pécheur. Il faut donc considérer l'intention de celui qui l'exerce. Car si son intention se porte principalement sur le mal de celui dont il se venge, et s'attarde sur ce mal, c'est absolument illicite, parce que se réjouir du mal d'autrui relève de la haine, opposée à la charité dont nous devons chérir tous les hommes. Et ce n'est pas une excuse que de vouloir du mal à celui qui nous en a causé injustement, de même qu'on n'est pas excusé de haïr ceux qui nous haïssent. Un homme ne doit jamais pécher contre un autre sous prétexte que celui-ci a commencé de pécher contre lui, car c'est là se laisser vaincre par le mal, ce que l'Apôtre nous interdit (Rm 12, 21) : « Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais triomphe du mal en faisant le bien. » Mais si l'intention, dans la vengeance, se porte principalement sur un bien que doit procurer le châtiment du pécheur, par exemple son amendement, ou du moins sa répression, le repos des autres, le maintien de la justice et l'honneur de Dieu, la vengeance peut être licite, en observant les autres circonstances requises.
Solutions
:
1. Celui qui, selon sa
condition et son rang, exerce la vengeance contre les méchants, n'usurpe pas ce
que Dieu s'est réservé, mais use d'un pouvoir que Dieu lui a concédé, comme il
est dit du prince, dans l'épître aux Romains (1 3, 4), « qu'il est le ministre
de Dieu pour tirer vengeance de celui qui fait le mal. » Mais exercer la
vengeance en dehors de l'ordre établi par Dieu serait usurpation sur ses
droits, et donc péché.
2. Les bons tolèrent les
méchants en ce sens qu'ils supportent patiemment les offenses qui les
atteignent personnellement, autant qu'il le faut ; mais cela ne signifie pas
qu'ils doivent agir de même pour celles qui sont faites à Dieu ou au prochain.
« La patience à supporter les offenses qui s'adressent à nous, dit S.
Chrysostome, c'est de la vertu ; mais rester insensible à celles qui
s'adressent à Dieu, c'est le comble de l’impiété. »
3. La loi évangélique est
une loi d'amour. C'est pourquoi ceux qui font le bien par amour, les seuls
d'ailleurs qui appartiennent vraiment à l’Évangile, ne doivent pas être
terrorisés par des menaces qu'il faut réserver à ceux que l'amour ne pousse pas
à bien agir. Ceux-ci ont beau être comptés parmi les fidèles, ils n'en sont pas
par le mérite.
4. Il peut arriver que
l'offense faite à une personne rejaillisse sur Dieu et l'Église ; cette
personne doit alors venger l'injure qui lui est faite. C'est ainsi qu'Élie fit
descendre le feu du ciel sur ceux qui venaient l'arrêter (2 R 1, 9 s.),
qu'Élisée maudit les enfants qui se moquaient de lui (2 R 2, 23), et que le
pape Silvestre excommunia ceux qui l'avaient condamné à l'exil. Mais
dans la mesure où l'offense est purement personnelle, il faut la supporter avec
patience, à moins d'avoir des raisons d'agir différemment. Car ces préceptes de
patience doivent s'entendre en ce sens qu'il faut avoir l'âme prête à les
observer quand les circonstances l'exigent, comme l'explique S. Augustin.
5. Quand la multitude tout entière a péché, la vengeance doit s'exercer, soit sur la totalité, comme il advint à l'armée de Pharaon engloutie dans la mer Rouge (Ex 14, 22), et de tous les habitants de Sodome, soit sur une partie notable, ainsi que fut punie l'adoration du veau d'or (Ex 32, 27). - D'autres fois, lorsqu'on peut espérer qu'un grand nombre viendront à résipiscence, la vengeance tombera sur quelques-uns des principaux coupables dont le châtiment effraiera les autres, comme nous le lisons dans les Nombres (25, 4) où Dieu ordonne de pendre les chefs pour le péché de la foule.
Si le péché n'a pas été commis par tous et s'il est possible de connaître les coupables, c'est sur eux que tombera la vengeance, à moins que cette rigueur ne risque de scandaliser les autres ; car alors, mieux vaudrait renoncer à punir et accorder un pardon général.
Il en va de même pour le prince : il faut fermer les yeux si le châtiment de sa faute doit causer du trouble parmi le peuple ; à moins que cette faute elle-même n'ait des effets spirituels ou temporels pires encore que le scandale à redresser.
Objections
:
1. Il apparaît que non, car
de même qu'on récompense les bons d'avoir bien agi, on punit les mauvais pour
leurs mauvaises actions. Mais la rétribution des bons ne relève pas d'une vertu
spéciale, car elle est un acte de la justice commutative. Donc, au même titre,
la vengeance ne doit pas être considérée comme une vertu spéciale.
2. Il n'y a pas lieu
d'ordonner une vertu spéciale à un acte auquel l'homme est suffisamment disposé
par d'autres vertus. Or pour venger le mal, l'homme est suffisamment disposé
par les vertus de force et de zèle.
3. A toute vertu spéciale
s'oppose un vice spécial. Mais on ne voit pas de vice qui s'oppose à la
vengeance.
Cependant, Cicéron en fait une partie de la justice.
Conclusion
:
Selon Aristote la nature nous donne des aptitudes pour la vertu qui reçoivent leur complément de l'habitude ou de toute autre cause. Les vertus viennent donc nous parfaire et nous permettre de suivre, d'une manière convenable, les penchants innés qui sont de droit naturel. À tout instinct nettement défini correspond donc une vertu spéciale. Or, nous sommes naturellement portés à repousser les choses nuisibles ; c'est pour cela que les animaux sont doués de l'appétit irascible, distinct de l'appétit concupiscible. L'homme suit ce penchant en repoussant les offenses pour ne pas en être atteint, ou en les punissant s'il en a été atteint déjà, non pas dans l'intention de nuire, mais pour éviter d'en être victime. Cette manière d'agir constitue la vengeance qui, dit Cicéron, « repousse et punit la violence, l'injustice et tout ce qui peut nuire ». Elle est donc bien une vertu spéciale.
Solutions
:
1. Le paiement d'une dette
légale appartient à la justice commutative ; celui d'une dette morale, en
réponse à un bienfait personnel, appartient à la reconnaissance. De même, le
châtiment des fautes, quand il est infligé par le pouvoir social, est un acte
de justice commutative ; quand il est le fait d'une personne privée qui se
protège contre l'offense, c'est un acte de la vertu de vengeance.
2. La vertu de force est
l'auxiliaire de la vengeance en dominant la crainte du danger à braver. Le
zèle, à entendre par là un amour brûlant, est la racine première de la
vengeance ; on venge les injures faites à Dieu et au prochain, parce que la
charité les considère comme nôtres. Or, tout acte de vertu a pour racine la
charité, dit S. Grégoire : « La bonne oeuvre est un rameau sans verdure,
si elle n'a pas la charité pour racine. »
3. À la vengeance s'opposent deux vices. L'un par excès, qui est la cruauté ou sévérité, qui dépasse la mesure dans les châtiments. L'autre par défaut consiste à punir trop mollement, selon les Proverbes (13, 24) : « Celui qui ménage la baguette hait son fils. » La vertu de vengeance consiste en ce que, compte tenu de toutes les circonstances, on garde une juste mesure en exerçant la vengeance.
Objections
:
1. La vertu de vengeance ne
doit pas imiter les châtiments habituels chez les hommes. Mettre à mort un
homme c'est comme l'arracher. Or le Seigneur a interdit d'arracher l'ivraie,
qui représente « les fils du Mauvais » (Mt 13, 29 s.). Donc on ne doit pas
mettre à mort les pécheurs.
2. Tous ceux qui pèchent
mortellement paraissent mériter le même châtiment. Donc, si quelques-uns de
ceux qui pèchent mortellement sont punis de mort, il semble que la mort doit
les punir tous. Ce qui est évidemment faux.
3. Lorsqu'on punit
publiquement d'un péché, on met ce péché en évidence. Ce qui semble dangereux
pour la multitude à qui cet exemple offre une occasion d'imiter le péché. Il
apparaît donc qu'on ne doit infliger la peine de mort pour aucun péché.
Cependant, les mêmes châtiments sont édictés dans la loi divine, comme nous l'avons montré précédemment.
Conclusion
:
La vengeance est licite et vertueuse dans la mesure où elle tend à réprimer le mal. Or certains, qui n'ont pas l'amour de la vertu, sont retenus de pécher par la crainte de perdre des biens qu'ils préfèrent à ceux qu'ils obtiennent par le péché ; autrement la crainte ne réprimerait pas le péché. C'est pourquoi la vengeance sur le péché doit s'exercer par la suppression de tout ce que l'on aime davantage. Or ce sont la vie, l'intégrité corporelle, la liberté et les biens extérieurs : richesse, patrie, réputation. A ce sujet S. Augustin cite Cicéron : « Il y a dans les lois huit catégories de châtiments : la "mort" qui enlève la vie ; "les fouets" et "le talion" (qui fait perdre "oeil pour oeil"), qui enlèvent l'intégrité corporelle ; "l'esclavage et la captivité", qui enlèvent la liberté ; "l'exil", qui éloigne de la patrie ; "la confiscation", qui enlève les richesses ; "le déshonneur", qui fait perdre la réputation. »
Solutions
:
1. Le Seigneur défend
d'arracher l'ivraie quand on risque « d'arracher aussi le froment ». Mais il
est parfois possible de supprimer les méchants par la mort, non seulement sans
danger, mais avec grande utilité pour les bons. En pareil cas, on peut infliger
la peine de mort.
2. Tous ceux qui pèchent
mortellement sont dignes de la mort éternelle, à laquelle les condamnera, dans
l'autre vie, « le jugement de Dieu qui est selon la vérité » (Rm 2, 2). Mais,
en cette vie, les peines sont surtout médicinales. La peine de mort doit donc
être réservée aux fautes qui nuisent gravement au prochain.
3. Quand la faute est rendue publique, mais que la peine l'est aussi, peine de mort ou autre châtiment dont les hommes ont horreur, leur volonté est par là même détournée de la faute ; parce que la punition les effraie plus encore que la faute ne les attire.
Objections
:
1. Il semble qu'elle doit
s'exercer contre ceux qui ont péché involontairement. Car la volonté dé l'un
n'épouse pas celle de l'autre, et pourtant l'un est puni pour l'autre, selon
l'Exode (20, 5) : « Je suis un Dieu jaloux, qui punit l'iniquité des pères sur
les enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération. » Aussi, pour le
péché de Cham, Canaan son fils fut-il maudit, d'après la Genèse (9, 25 s.).
Giesi ayant péché, sa lèpre se transmet à ses descendants (2 R 5, 27). Le sang
du Christ expose au châtiment la postérité des Juifs qui avaient dit (Mt 27,
25) : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants. » On lit encore (Jos 7)
que le péché d'Akan livra Israël au pouvoir de ses ennemis. Et pour le péché
des fils d'Héli, le même peuple s'effondre devant les Philistins (1 S 4, 2.10).
Donc la vengeance peut s'exercer sur des actes involontaires.
2. Il n'y a de volontaire
que ce qui est au pouvoir de l'homme. Mais parfois on punit quelqu'un pour ce
qui n'est pas en son pouvoir, par exemple la lèpre écarte des fonctions
ecclésiastiques, une Église perd son siège épiscopal à cause de la pauvreté ou
de la méchanceté de ses membres. Donc on n'exerce pas la vengeance uniquement
pour un péché volontaire.
3. L'ignorance est cause
d'involontaire. Mais la vengeance s'exerce parfois sur des ignorants. Les
petits enfants de Sodome, malgré une ignorance invincible, périrent avec leurs
parents (Gn 19, 25). De même de tout petits furent engloutis avec Dathan et
Abiron pour le péché commis par ceux-ci (Nb 16,27 s.). Même des bêtes
dépourvues de raison furent condamnées à mort pour le péché des Amalécites (1 S
15, 3).
4. La contrainte est ce qui
s'oppose le plus au volontaire. Mais celui qui a commis un péché en étant
contraint par la peur n'en est pas moins passible d'un châtiment. Donc la
vengeance s'exerce aussi sur des pécheurs involontaires.
5. S. Ambroise nous dit
(sur Lc 5, 3) « La barque où se trouvait Judas était agitée ainsi Pierre, bien
appuyé sur ses mérites, était agité par les démérites d'un autre. » Or Pierre
ne voulait pas le péché de Judas. Donc on est puni parfois pour ce qu'on a pas
voulu.
Cependant, la peine est due au péché. Mais tout péché est volontaire, dit S. Augustin. Donc la vengeance ne doit s'exercer que pour des actes volontaires.
Conclusion
:
On peut considérer la peine de deux points de vue. D'abord selon sa racine de peine, et à ce titre la peine n'est due qu'au péché, parce que la peine rétablit l'égalité de la justice, en tant que celui qui par le péché a suivi indûment sa volonté, souffre quelque chose de contraire à celle-ci. Aussi, puisque tout péché est volontaire, même le péché originel, comme nous l'avons établi antérieurement, il s'ensuit que personne n'est puni de cette façon sinon pour un acte volontaire.
Mais on peut considérer la peine autrement : comme un remède destiné non seulement à guérir le péché passé, mais aussi à prévenir le péché futur et à exciter au bien. De ce point de vue, on est parfois puni sans avoir commis de faute, mais non pas sans motif.
Il faut remarquer cependant que jamais un remède n'enlève un bien plus grand pour promouvoir un bien moindre ; c'est ainsi que la médecine ne crève pas l'oeil pour guérir le talon. Cependant elle sacrifie parfois ce qui a moins de valeur pour venir en aide à ce qui en a davantage. Or les biens spirituels sont les plus grands, et les biens temporels les moindres. Aussi, quand un innocent est puni dans ses biens temporels, ce sont pour la plupart des peines de la vie présente infligées par Dieu pour l'humilier ou l'éprouver ; mais personne n'est puni dans ses biens spirituels s'il n'a commis une faute personnelle, ni ici-bas ni dans l'au-delà, parce que les peines n'y sont plus des remèdes mais la conséquence de la damnation spirituelle.
Solutions
:
1. Un homme n'est jamais puni d'une peine spirituelle pour le péché d'un autre, parce que la peine spirituelle atteint l'âme, selon laquelle chacun est libre. Mais parfois on est puni d'une peine temporelle pour le péché d'un autre par trois motifs. 1° Parce qu'un homme, sur le plan temporel, est la propriété d'un autre, et la punition de celui-ci l'atteint lui-même ; c'est ainsi que par leur corps les enfants appartiennent à leur père et les esclaves à leurs maîtres. 2° En tant que le péché de l'un se transmet à l'autre, soit par imitation : ainsi les enfants imitent les péchés de leurs parents, et les esclaves ceux de leurs maîtres pour pécher plus hardiment ; soit par mode de mérite : ainsi les péchés des sujets leur méritent un chef pécheur, selon cette parole de Job (34, 30 Vg) : « Il fait régner l'hypocrite à cause des péchés du peuple. » C'est ainsi que le peuple d'Israël fut puni à cause du recensement opéré par David (2 S 24) ; soit par une certaine connivence ou lâcheté : parfois les bons partagent la punition temporelle des méchants parce qu'ils n'ont pas condamné leurs péchés, dit S. Augustin. 3° Pour insister sur l'unité de la société humaine, en vertu de laquelle chacun doit veiller à ce que les autres ne pèchent pas ; et aussi pour faire détester le péché, puisque la peine due à l'un rejaillit sur tous, comme ne faisant qu'un seul corps, selon S. Augustin parlant du péché d'Akan.
Quant à la parole du Seigneur : «
je punis les péchés des parents sur les enfants jusqu'à la troisième et
quatrième génération », elle vient de la miséricorde plutôt que de la sévérité,
puisque Dieu diffère la vengeance pour permettre aux descendants de se corriger
; mais si la perversité augmente, il devient nécessaire de punir.
2. Comme dit S. Augustin, le jugement humain devrait imiter le jugement divin lorsqu'il est manifeste et que Dieu inflige une condamnation spirituelle pour le péché personnel. Mais, quand il s'agit de jugements divins qui demeurent secrets, et où Dieu inflige une punition temporelle à des innocents, l'homme ne peut comprendre les raisons de tels jugements, pour savoir ce qui est bon pour chacun. C'est pourquoi le jugement des hommes ne doit jamais condamner un innocent à une peine afflictive, comme la mort, la mutilation ou la flagellation.
Mais les hommes peuvent condamner
selon une peine de confiscation, même sans qu'il y ait faute, mais non sans
motif. Et cela en trois cas. 1° Lorsque quelqu'un, sans faute de sa part, est
rendu inapte à garder ou à obtenir un bien ; par exemple la lèpre interdit les
fonctions ecclésiastiques, et l'on ne peut accéder aux ordres sacrés si l'on a
été marié deux fois ou si l'on a fait verser le sang. 2° Parce que le bien
confisqué n'est pas personnel, mais commun : qu'une église soit le siège d'un
évêché, cela regarde le bien commun de la cité, non celui du seul clergé. 3°
Parce que le bien de l'un dépend du bien de l'autre : par exemple le crime de
lèse-majesté commis par les parents prive leur fils de son héritage.
3. Les tout-petits partagent la punition temporelle due à leurs parents non seulement parce qu'ils sont la chose de leurs parents, et que leurs parents sont punis en eux, mais aussi parce que cela est à leur avantage, car s'ils survivaient ils pourraient imiter la malice de leurs parents et mériter ainsi de plus graves châtiments.
Sur les bêtes et toutes les autres
créatures sans raison, la vengeance s'exerce pour punir leurs propriétaires, et
pour inspirer l'horreur du péché.
4. La crainte ne crée pas
une contrainte qui supprime le volontaire, mais nous avons vu qu'elle comporte
un mélange de volontaire et d'involontaire.
5. Les autres Apôtres étaient troublés à cause du péché de judas, de même que la multitude est punie pour le péché d'un seul, ce qui met en valeur son unité, comme nous venons de le dire (sol. 2).
Étudions maintenant la vérité et les vices opposés (Question 110- 113) .
A propos de la vérité, on se demande : 1. Est-elle une vertu ? - 2. Une vertu spéciale ?- 3. Fait-elle partie de la justice ? - 4. Doit-elle diminuer plutôt qu'exagérer ?
Objections
:
1. Il semble que non, car
la première des vertus est la foi, qui a la vérité pour objet. Donc, puisque
l'objet est antérieur à l'habitus et à l'acte, il apparaît que la vérité est
quelque chose d'antérieur à la vertu.
2. Comme dit Aristote il
revient à la vérité que « l'on dise de soi-même ce qu'il en est, ni plus ni
moins ». Mais cela n'est pas toujours louable, ni s'il s'agit du bien, car on
lit dans les Proverbes (27, 2) : « Qu'autrui fasse ton éloge, mais non ta propre
bouche » ; ni s'il s'agit du mal, car on lit cette critique dans Isaïe (3, 9) :
« Ils étalent leur péché, comme Sodome, au lieu de le dissimuler. » Donc la
vérité n'est pas une vertu.
3. Toute vertu est
théologale, ou intellectuelle, ou morale. Or la vérité n'est pas une vertu
théologale car elle a pour objet non pas Dieu mais les affaires temporelles.
Cicéron dit en effet : « La vérité dit, sans rien y changer, ce qui est,
fut, ou sera. » Elle ne fait pas partie des vertus intellectuelles ; elle est leur
fin. Et elle n'est pas une vertu morale, car elle ne consiste pas en un milieu
entre l'excès et le défaut, car plus on dit vrai, mieux cela vaut.
Cependant, Aristote la place au nombre des vertus.
Conclusion
:
Le mot vérité peut avoir deux sens. Dans le premier, c'est ce qui fait dire d'une chose qu'elle est vraie. En ce sens, elle n'est pas une vertu, mais l'objet ou la fin de la vertu. En effet, elle n'est pas une espèce d'habitus, mais une certaine égalité entre l'intelligence ou le signe intellectuel et la réalité comprise et signifiée, ou encore entre une chose et sa règle ou son modèle, comme nous l'avons montré dans la première Partie. - Dans le second sens, c'est ce qui fait qu'un homme dit la vérité, et c'est ce qui fait dire de lui qu'il est véridique. Ainsi définie, la vérité est évidemment une vertu : car, dire ce qui est vrai est un acte bon, mais c'est la vertu « qui rend bon celui qui la possède et aussi rend son oeuvre bonne. »
Solutions
:
1. Il s'agit ici de la
vérité entendue au premier sens.
2. Parler de soi, dans la
mesure où l'on dit vrai, est une chose bonne, mais d'une bonté générale qui ne
suffit pas à en faire un acte de vertu ; il faut encore que toutes les
circonstances soient ce qu'elles doivent être ; autrement, l'acte sera vicieux.
Ainsi en est-il quand, sans juste motif, on fait son propre éloge, à supposer
même qu'il soit vrai. Ainsi en est-il encore lorsque l'on rend public le mal
que l'on a fait, soit par forfanterie, soit que la manifestation n'ait aucune
utilité.
3. Celui qui dit vrai emploie certains signes conformes à la réalité : des mots, des gestes et autres choses extérieures. Or, les vertus morales seules règlent l'emploi de ces choses, comme aussi l'usage de nos membres pour autant qu'ils sont soumis à la volonté. La vérité n'est donc ni une vertu théologale, ni une vertu intellectuelle, mais une vertu morale.
Elle tient le milieu entre l'excès et le défaut de deux manières. 1° Par rapport à l'objet, puisque le vrai, par sa nature même, comporte une certaine égalité, et donc, comme tout ce qui est égal à quelque chose, il se tient entre le trop et le trop peu. Ainsi celui qui dit vrai de lui-même occupe-t-il le milieu entre celui qui exagère et celui qui atténue. - 2° Par rapport à l'acte, il tient le milieu en ce qu'il dit vrai quand il faut et comme il faut. Ici, l'excès consiste à parler de soi alors qu'on devrait se taire ; le défaut, à se taire alors qu'on devrait parier.
Objections
:
1. Il semble que non, car
le vrai et le bon sont interchangeables. Or la bonté n'est pas une vertu
spéciale, bien au contraire toute vertu est bonté puisque « elle rend bon celui
qui la possède ».
2. Manifester ce qui appartient
à l'homme est l'acte de la vérité dont nous parlons. Mais cela est le fait de
toute vertu, car tout habitus vertueux se manifeste par son acte propre.
3. On appelle « vérité de
la vie » une conduite droite. C'est de cela que parle Ézéchias (Is 38, 3) : «
Souviens-toi, Seigneur, que je me suis conduit selon la vérité et avec un coeur
loyal. » Mais toutes les vertus font vivre selon la vérité, on l'a vu par la
définition de la vertu donnée précédemment.
4. La vérité semble
identique à la simplicité, car toutes deux s'opposent à la simulation. Mais la
simplicité n'est pas une vertu spéciale, car elle constitue « l'intention
droite » requise en toute vertu.
Cependant, Aristote l'énumère avec les autres vertus.
Conclusion
:
La vertu a pour fonction de « rendre bon l'acte humain ». Aussi, lorsqu'il se rencontre dans un acte une raison spéciale de bonté, est-il nécessaire qu'une vertu spéciale y dispose. Et puisque l'ordre, selon S. Augustin est l'un des éléments du bien, il s'ensuit qu'une raison spéciale de bonté se dégage d'un ordre déterminé. Or, c'est un type d'ordre spécial, que les paroles et les actions soient conformes à la réalité qu'elles expriment, comme le signe à la chose signifiée ; et la vertu de vérité a pour fonction de perfectionner l'homme sur ce point. Elle est donc évidemment une vertu spéciale.
Solutions
:
1. Il y a convertibilité
entre le vrai et le bien par le sujet où ils se rencontrent - tout ce qui est
vrai est bon, tout ce qui est bon est vrai. Mais selon leur raison propre, ils
se dépassent l'un l'autre. Il en est d'eux comme de l'intelligence et de la
volonté qui se compénètrent et se débordent, car l'intelligence comprend la
volonté et beaucoup d'autres choses ; la volonté désire le bien de
l'intelligence et beaucoup d'autres biens. Aussi le vrai, selon sa raison
propre de perfection de l'intelligence, est un bien particulier en tant que
réalité désirable. Le bien, pareillement, selon sa raison propre, selon qu'il
est fin de l'appétit, est quelque chose de vrai en tant qu'il est intelligible.
Donc, puisque la vertu inclut la notion de bien, la vérité peut être une vertu
spéciale, comme le vrai est un bien spécial. Au contraire, la bonté ne le peut
pas, puisque selon sa raison propre, elle est plutôt un genre dont la vertu est
une espèce.
2. Les habitus des vertus
et des vices sont spécifiés par l'objet qu'ils se proposent, et non pas par ce
qui est accidentel et en dehors de ce propos. On parle de soi, parce qu'on veut
se faire connaître : c'est donc un acte de la vertu de vérité ; les autres
vertus peuvent nous faire connaître, mais sans avoir directement et
premièrement cette intention. L'homme courageux veut faire acte de courage ;
que, par son acte, il manifeste le courage qui était en lui, c'est une
conséquence qu'il n'avait pas principalement en vue.
3. Quand on parle de la
vérité de la vie, il s'agit de la vérité par laquelle quelque chose est vrai,
et non pas de la vérité par laquelle quelqu'un dit vrai. Comme toute autre
chose, la vie est dite vraie quand elle est conforme à ce qui est sa règle et
sa mesure, c'est-à-dire la loi divine : cette conformité lui donne sa droiture.
Pareille vérité, pareille droiture est commune à toutes les vertus.
4. Simplicité s'oppose à duplicité. Être double, c'est avoir une chose dans la pensée et en exprimer une autre. En ce sens, la simplicité se rattache à la vérité. Elle rend l'intention droite, non pas directement puisque c'est la tâche de toute vertu, mais en excluant la duplicité où l'on met en avant autre chose que ce qu'on veut vraiment.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet le propre de la justice est de rendre à autrui ce qui lui est dû. Mais
quand on dit la vérité, on ne rend pas son dû à autrui comme on le fait dans
toutes les parties de la justice que nous venons d'étudier. Donc la vérité ne
fait pas partie de la justice.
2. La vérité ressortit à
l'intelligence. Mais nous avons établi que la justice relève de la volonté. La
vérité n'est donc pas une partie de la justice.
3. S. Jérôme distingue
trois vérités : « la vérité de la vie, la vérité de la justice et la vérité de
la doctrine », dont aucune ne fait partie de la justice. Car la vérité de la
vie englobe toute les vertus, on vient de le dire. La vérité de la justice
s'identifie à cette vertu et n'en est donc pas une partie, et la vérité de la
doctrine se rapporte plutôt aux vertus intellectuelles. Donc la vérité n'est à
aucun titre une partie de la justice.
Cependant, Cicéron situe la vérité parmi les parties de la justice.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit précédemment, si une vertu est annexée à la justice comme une vertu secondaire à la vertu principale, c'est en partie parce qu'elle a quelque chose de commun avec elle, et en partie parce qu'elle réalise imparfaitement sa raison complète. Or la vertu de vérité rejoint la justice en deux points. D'abord en ce qu'elle regarde autrui. La manifestation, dont nous avons dit qu'elle est l'acte de la vérité In, s'adresse à autrui : un homme manifeste à un autre ce qui le concerne lui-même. Ensuite la justice établit une égalité entre les choses, et la vertu de vérité établit une égalité entre les signes et les choses.
Mais la vérité reste inférieure à la raison propre de justice quant à la raison de dette. Car cette vertu ne s'attache pas, comme la justice, à la dette légale, mais plutôt à la dette morale en tant qu'honnêtement un homme doit à un autre la manifestation de la vérité. C'est ainsi que la vérité est une partie de la justice, comme une vertu secondaire annexe de la principales.
Solutions
:
1. Parce que l'homme est un
animal social, un homme doit à un autre, par nature, ce qui est indispensable
au maintien de la société humaine. Or les hommes ne pourraient pas vivre
ensemble s'ils n'avaient pas de confiance réciproque, c'est-à-dire s'ils ne se
manifestaient pas la vérité. Donc, d'une certaine façon, la vertu de vérité
rejoint la raison de dette.
2. Connaître la vérité se
rapporte à l'intelligence. Mais par sa volonté qui dispose de ses habitus et de
ses membres, l'homme peut produire des signes extérieurs pour faire connaître
la vérité. C'est ainsi que la manifestation de la vérité est un acte de la
volonté.
3. La vérité dont nous parlons n'est pas la vérité de la vie, nous l'avons dit plus haut. La vérité de la justice peut s'entendre de deux façons. 1° La justice est une règle dérivée de la règle première qui est la loi de Dieu. Ainsi elle se distingue de la vérité de la vie qui est la règle de la vie personnelle, tandis qu'elle est la règle à laquelle doivent se conformer les jugements qui intéressent le prochain. En ce sens, pas plus que la vérité de la vie, la vérité de la justice ne concerne la vérité dont nous traitons ici. 2° D'autre part, la justice est un sentiment qui pousse à dire la vérité, par exemple à faire un aveu ou à témoigner devant le juge. La vérité ainsi entendue est un acte particulier de la vertu de justice, mais elle ne se rattache pas directement à la vérité dont nous traitons, car cette manifestation du vrai a pour objet principal le droit d'autrui. C'est ce qu'exprime Aristote en ces termes : « Nous ne parlons pas ici de la vérité des aveux, ni de tout ce qui touche à la justice ou à l'injustice. »
La vérité de la doctrine consiste en une certaine manifestation des réalités vraies qui sont l'objet de la science, ce qui est encore autre chose que la vérité par laquelle « on se montre, en paroles et en actes, tel que l'on est, ni plus, ni moins, ni autrement ». - Cependant, comme les vérités scientifiques, en tant que connues par nous, sont en nous et à nous, sous ce rapport la vérité doctrinale peut se rattacher à notre vertu, comme aussi toute expression vraie, paroles ou actes, par laquelle on manifeste ce que l'on connaît.
Objections
:
1. Il semble que non, car
on commet une fausseté en disant moins aussi bien qu'en disant plus : que
quatre égale cinq n'est pas plus faux que quatre égale trois. Mais, selon
Aristote, « tout ce qui est faux est essentiellement mauvais et haïssable ».
Donc la vertu de vérité n'incline pas davantage à diminuer qu'à exagérer.
2. Qu'une vertu incline
vers un extrême plus que vers l'autre, cela vient de ce que le milieu de cette
vertu est plus proche d'un extrême que de l'autre ; ainsi la force est plus
proche de l'audace que de la timidité. Mais le milieu de la vérité n'est pas
plus proche d'un extrême que de l'autre, parce que la vérité étant une égalité,
se trouve dans un milieu strictement exact.
3. Celui qui nie la vérité
semble s'éloigner de la vérité par défaut, et celui qui y ajoute, par excès.
Mais celui qui nie la vérité semble s'opposer à la vérité plus que celui qui
exagère, car la vérité n'est pas compatible avec la négation, mais compatible
avec l'exagération. Il semble donc que la vertu de vérité doive incliner plutôt
au plus qu'au moins.
Cependant, Aristote dit que selon cette vertu l'homme doit plutôt incliner vers le moins.
Conclusion
:
S'écarter de la vérité dans le sens du moins peut se produire de deux façons. D'abord par affirmation : par exemple lorsque quelqu'un ne manifeste pas tout le bien qui est en lui, comme sa science, sa sainteté, etc. Cela se fait sans blesser la vérité, puisque le moins est contenu dans le plus. En ce sens la vertu de vérité incline vers le moins. Car cela, dit Aristote, « paraît plus prudent parce que les exagérations sont insupportables ». Les hommes qui exagèrent leurs qualités sont insupportables parce qu'ils semblent vouloir dépasser les autres. Tandis que les hommes qui se diminuent sont agréables par leur modestie qui s'abaisse au niveau des autres. Ce qui fait dire à S. Paul (2 Co 12, 6) : « Si je voulais m'enorgueillir, ce ne serait pas de la folie, car je ne dirais que la vérité. Mais j'évite de le faire, pour qu'on n'ait pas sur mon compte une idée plus favorable qu'en me voyant ou en m'écoutant. » On peut aussi diminuer la vérité par négation : on nie les qualités que l'on a. Mais cette diminution n'appartient pas à la vertu de vérité, car on y rencontre la fausseté. Et pourtant cela même serait moins contraire à la vertu, non selon la raison propre de vérité, mais selon la prudence, qu'il faut garder dans toutes les vertus. En effet, il est plus contraire à la prudence, parce que plus périlleux pour nous, et plus pénible pour les autres, de s'estimer et de se vanter pour les qualités qu'on n'a pas, plutôt que de ne pas juger ou ne pas dire les qualités qu'on a réellement.
Solutions
:
Tout cela répond aux Objections.
LES VICES OPPOSÉS A LA VÉRITÉ
C'est d'abord le mensonge (Question 110) ; ensuite, la simulation ou hypocrisie (Question 111) ; enfin, la jactance (Question 112) qui a elle-même un vice opposé (Question 113).
1. Le mensonge est-il toujours opposé à la vérité, comme contenant de la fausseté ? - 2. Ses espèces. - 3. Est-il toujours un péché ? - 4. Un péché mortel ?
Objections
:
1. Il semble que non, car
les contraires ne peuvent coexister. Mais le mensonge peut coexister avec la
vérité, car celui qui dit le vrai en croyant que c'est faux, celui-là ment, dit
S. Augustin dans son livre Contre le mensonge. Donc le mensonge ne
s'oppose pas à la vérité.
2. La vertu de vérité ne
consiste pas seulement en des paroles, mais aussi en des actes, car selon
Aristote « cette vertu fait dire la vérité dans les discours et dans la vie ».
Mais le mensonge consiste exclusivement en des paroles, puisqu'on le définit «
une parole de signification fausse ». Donc il apparaît que le mensonge ne
s'oppose pas directement à la vertu de vérité.
3. S. Augustin écrite : «
Ce qui fait la faute du menteur, c'est son désir de triompher. » Mais cela
s'oppose à la bienveillance ou à la justice plutôt qu'à la vérité.
Cependant, S. Augustin écrit : « Tout le monde s'accorde à appeler menteur celui qui profère le faux en vue de tromper. Il est donc évident que le mensonge consiste à dire le faux avec l'intention de tromper. » Donc le mensonge s'oppose à la vérité.
Conclusion
:
Deux choses spécifient un acte moral son objet et sa fin. La fin est l'objet de la volonté, qui a raison de moteur dans les actes moraux. Les puissances mues par la volonté ont chacune leur objet, qui est l'objet prochain de l'acte volontaire et qui joue dans l'acte de volonté par rapport à la fin le même rôle que la matière vis-à-vis de la forme, comme nous l'avons montré. Or, nous venons de dire que la vérité, et par conséquent les vices contraires, consistent à exprimer quelque chose à l'aide de certains signes, ce qui est un acte de la raison qui rattache le signe à la chose signifiée. En effet, toute représentation exige un rapprochement, oeuvre propre de la raison ; ainsi les animaux expriment bien quelque chose, mais sans en avoir l'intention ; leur instinct les pousse à certains actes qui de fait sont expressifs. Cependant, une expression ou énonciation n'est un acte moral qu'à condition d'être volontaire et intentionnelle, et son objet propre, c'est le vrai ou le faux. - Or, la volonté déréglée peut avoir une double intention : d'abord exprimer ce qui est faux, et par cette expression tromper quelqu'un. Donc si ces trois conditions se trouvent réunies : fausseté de ce qui est dit, volonté d'exprimer cette fausseté, intention de tromper, le résultat est triple aussi : fausseté matérielle, puisqu'on dit quelque chose de faux ; fausseté formelle puisqu'on veut le dire ; fausseté efficiente, puisqu'on a l'intention de le faire croire. Mais c'est la fausseté formelle qui constitue la raison de mensonge, à savoir la volonté d'exprimer ce qui est faux. C'est pourquoi on appelle « mensonge » (mendacium) ce que l'on dit « contre sa pensée » (contra mentem).
Ainsi donc, dire ce qui est faux en le croyant vrai, c'est fausseté matérielle, mais non formelle, puisque étrangère à l'intention. Ce n'est donc pas un mensonge au sens propre du terme, car ce qui n'est pas intentionnel est accidentel et ne saurait donc constituer une différence spécifique. - La fausseté formelle consiste à dire ce qui est faux avec la volonté de le dire ; quand bien même ce serait vrai, pareil acte, considéré au point de vue de la volonté et de la moralité, contient par lui-même la fausseté, et la vérité ne s'y rencontre que par accident. Cela entre donc dans l'espèce mensonge. - Vouloir tromper quelqu'un, lui faire croire ce qui est faux, cela ne ressortit pas spécifiquement au mensonge, mais à une certaine perfection du mensonge, de même qu'un être physique reçoit son espèce de sa forme, quand bien même l'effet de celle-ci serait absent : par exemple, un corps pesant maintenu dans l'air par une violence qui lui est faite et qui l'empêche de suivre l'exigence de sa forme, qui l'attire en bas.
Il est donc évident que le mensonge s'oppose directement et formellement à la vertu de vérité.
Solutions
:
1. On doit toujours juger
une chose sur ce qui est en elle formellement et par sa nature même, plutôt que
sur ce qui s'y trouve matériellement et par accident. Dire ce qui est vrai
alors qu'on a l'intention de dire ce qui est faux est donc plus opposé à la
vérité, comme vertu morale, que de dire ce qui est faux avec l'intention de
dire vrai.
2. Comme dit S. Augustin,
les mots tiennent la première place parmi les signes. C'est pourquoi, quand on
définit le mensonge « une parole de signification fausse », on entend par là
tous les signes. Aussi, celui qui aurait l'intention d'exprimer quelque chose
de faux par gestes, ne serait pas innocent de mensonge.
3. Le désir de tromper appartient à l'effet ultime du mensonge, non à son espèce, de même qu'aucun effet n'appartient à l'espèce de ce qui le cause.
Objections
:
1. La division du mensonge
en officieux, joyeux et pernicieux semble maladroite. En effet, une division
doit se prendre de ce qui convient essentiellement à la réalité en question,
Aristote l'a montré. Mais l'intention du résultat n'appartient pas à l'espèce
de l'acte moral et n'a qu'un rapport accidentel avec lui, semble-t-il ; aussi
des résultats en nombre infini peuvent-ils découler d'un seul acte. Or cette
division est prise de l'intention visant le résultat, car le mensonge joyeux se
fait par jeu, le mensonge officieux pour rendre service, et le mensonge
pernicieux afin de nuire. Donc cette division du mensonge est inadéquate.
2. S. Augustin dans son
traité, divise le mensonge en huit : 1° « doctrinal et religieux » ; 2° « sans
utilité pour personne et nuisible à quelqu'un » ; 3° « utile à l'un au
préjudice d'un autre » ; 4° « fait pour le seul plaisir de tromper » ; 5° «
fait par désir de plaire » ; 6° « ne nuit à personne et aide quelqu'un à garder
son argent » ; 7° ... « et aide à éviter la mort » ; 8° ... « et aide à éviter
la souillure. » Donc la première division du mensonge était insuffisante.
3. Aristote divise le
mensonge en « jactance » qui exagère la vérité et « ironie » qui la diminue.
Ces deux espèces de mensonge ne se trouvent pas dans la division qu'on nous
propose. Il semble donc que celle-ci soit inadaptées.
Cependant, cette parole du Psaume (5, 7) : « Tu fais périr les menteurs », est ainsi commentée par la Glose : « Il y a trois espèces de mensonge : celui qui a pour but le salut ou l'avantage de quelqu'un ; celui qui est fait par plaisanterie ; celui qui est inspiré par la méchanceté. » C'est la division du mensonge en officieux, joyeux, pernicieux, qui est donc justifiée.
Conclusion
:
On peut donner du mensonge une triple division. 1° La première est prise de la raison même de mensonge ; elle est donc propre et essentielle. A ce point de vue, le mensonge se divise en deux espèces : la jactance, qui va au-delà de la vérité ; l'ironie, qui reste en deçà, d'après Aristote. Cette division est bien essentielle, puisque le mensonge, par sa nature même, est contraire à la vérité qui est une égalité à laquelle s'opposent directement l'excès et le défaut, nous l'avons dit à l'Article précédent. 2° La deuxième division considère le mensonge en tant qu'il a raison de faute, plus ou moins grave selon le but que l'on se propose en le disant. La faute est plus grave si l'on veut nuire au prochain ; c'est le mensonge pernicieux. Elle l'est moins, si l'on a en vue quelque bien : un plaisir, et c'est le mensonge joyeux ; un avantage, et c'est le mensonge officieux, qu'il s'agisse d'aider quelqu'un ou de le protéger. Telle est la division présentée au début de cet article. 3° La troisième division est plus générale et considère uniquement le but du mensonge, sans envisager si cela augmente ou diminue sa gravité. C'est la division en huit membres de la deuxième objection. Les trois premiers sont compris dans le mensonge pernicieux, d'abord contre Dieu c'est le mensonge « doctrinal et religieux » ensuite contre le prochain, soit avec la seule intention de « nuire à quelqu'un sans utilité pour personne », soit avec celle « d'être utile à une personne au préjudice d'une autre ». Le premier de ces trois mensonges est le plus grave, comme toujours quand un péché est contre Dieu, nous l'avons dit ; le deuxième l'est plus que le troisième, que diminue l'intention d'être utile. - La quatrième espèce, à la différence des précédentes qui aggravent le mensonge, ne l'aggrave ni ne le diminue : c'est le mensonge « par seul plaisir de mentir », et Aristote remarque que « ce mensonge et le plaisir que l'on y trouve viennent de ce que l'on a l'habitus du mensonge ». - Les quatre dernières espèces diminuent le péché de mensonge. La cinquième en effet, est le mensonge joyeux, que l'on dit « par désir de plaire ». Les sixième, septième et huitième espèces se rattachent au mensonge officieux qui « aide quelqu'un à garder son argent », ou est utile à son corps : « lui sauver la vie » ; ou à sa vertu : « le préserver d'une faute qui souille le corps ». Enfin, il est clair que plus grand est le bien sur lequel se porte l'intention, plus aussi le péché est diminué. C'est pourquoi, à bien regarder, les quatre dernières espèces de mensonge sont disposées comme il convient en ordre de gravité décroissante, car ce qui est utile l'emporte sur ce qui est agréable, la vie du corps est préférable aux richesses, mais elle ne vient elle-même qu'après l'honneur et la vertu.
Solutions
:
Cela donne la réponse aux Objections.
Objections
:
1. Il semble bien que non ;
car, très évidemment, les évangélistes n'ont pas péché en rédigeant les
évangiles. Pourtant ils semblent avoir dit quelque chose de faux, car les
paroles du Christ, et aussi celles d'autres personnages, sont rapportées
différemment par l'un ou l'autre, d'où il apparaît que l'un ou l'autre a dit
une fausseté.
2. Nul n'est récompensé par
Dieu pour un péché. Or les sages-femmes d'Égypte furent récompensées par Dieu
pour leur mensonge, car on lit dans l'Exode (1, 21) : « Dieu leur accorda une
postérité. »
3. La Sainte Écriture
raconte les actions de saints personnages pour les donner en exemple. Mais nous
lisons que certains hommes très saints ont menti. Ainsi Abraham affirma que son
épouse était sa soeur (Gn 12, 13.19 ; 20, 2.5). Jacob a menti en se donnant
pour Esaü, et pourtant il a reçu la bénédiction (Gn 27). On nous vante encore
Judith qui mentit à Holopherne.
4. Il faut choisir un
moindre mal pour en éviter un pire ; . c'est ainsi que le médecin coupe un
membre pour éviter l'infection du corps entier. Mais on fait moins de mal en
communiquant une information fausse qu'en commettant ou en laissant commettre
un homicide.
5. Il y a mensonge à ne pas
accomplir une promesse. Mais il ne faut pas accomplir toutes les promesses, car
Isidore ordonne : « Si tu as promis le mal, romps ton engagement. »
6. Le mensonge est
considéré comme péché parce qu'il sert à tromper le prochain, ce qui fait dire
à S. Augustin : « Si l'on s'imagine qu'il y a un genre de mensonge exempt de
péché, on se trompe grossièrement en estimant qu'on peut honnêtement tromper
les autres. » Mais tout mensonge n'est pas cause de tromperie, car un mensonge
joyeux ne trompe personne. En effet, on ne dit pas ce genre de mensonge pour
être cru mais seulement pour le plaisir ; aussi trouve-t-on parfois des
expressions hyperboliques dans l'Écriture.
Cependant, on lit dans l'Ecclésiastique (7, 13) : « Garde-toi de dire aucun mensonge. »
Conclusion
:
Une chose mauvaise par nature ne peut jamais être bonne et licite ; parce que, pour qu'elle soit bonne, il est nécessaire que tous les éléments y concourent ; en effet, « le bien est produit par une cause parfaite, tandis que le mal résulte de n'importe quel défaut » selon Denys. Or, le mensonge est mauvais par nature ; c'est un acte dont la matière n'est pas ce qu'elle devrait être ; puisque les mots sont les signes naturels des pensées, il est contre nature et illégitime qu'on leur fasse signifier ce qu'on ne pense pas. Aussi Aristote dit-il que « le mensonge est par lui-même mauvais et haïssable, tandis que le vrai est bon et louable ».
Tout mensonge est donc un péché, comme l'affirme S. Augustin.
Solutions
:
1. Il est sacrilège de
penser que l'Évangile ou quelque autre Écriture canonique affirme l'erreur, ou
que leurs auteurs ont menti ; cela détruirait la certitude de la foi qui repose
sur l'autorité des Écritures. Le fait que, dans l'Évangile ou ailleurs, les paroles
de certains personnages sont diversement rapportées, ne constitue pas un
mensonge. « Cette question, dit S. Augustin, ne doit embarrasser aucunement
celui qui juge avec sagesse que la connaissance de la vérité résulte des
pensées quelle que soit d'ailleurs leur expression. On voit par là que nous ne
devons pas accuser de mensonge le récit que plusieurs personnes peuvent faire
de ce qu'ensemble elles ont vu ou entendu ensemble, bien que la forme et les
paroles diffèrent. »
2. Les sages-femmes n'ont
pas reçu de récompense pour leur mensonge, mais pour la crainte de Dieu et la
bonne volonté qui les portèrent à mentir. C'est ce qui est dit expressément
dans l'Exode : « Parce qu'elles avaient craint Dieu, Dieu leur accorda une
postérité. »
3. La Sainte Écriture, remarque S. Augustin, nous présente certains personnages comme exemple de vertu parfaite ; on ne doit donc pas croire qu'ils ont menti. Si quelques-unes de leurs paroles peuvent sembler mensongères, il faut y voir des figures et des prophéties. « Il faut croire que de tels hommes, qui ont joué un rôle considérable dans les temps prophétiques, ont dit et fait d'une manière prophétique tout ce que l'Écriture leur attribue. » Abraham, en faisant passer Sarah pour sa soeur, voulut seulement taire la vérité, selon S. Augustin mais sans dire de mensonge, et il l'explique lui-même : « Elle est vraiment ma soeur : elle est fille de mon père, quoiqu'elle ne soit pas fille de ma mère » (Gn 20, 12). - C'est figurativement que Jacob déclara être Esaü, le fils aîné d'Isaac, parce que le droit d'aînesse lui appartenait légitimement. Il fit cette déclaration par esprit prophétique, pour exprimer le mystère : un peuple puîné, celui des païens, remplacerait le fils aîné, c'est-à-dire les Juifs.
L’Écriture loue certaines personnes
non pas comme modèles de vertu parfaite, mais pour des sentiments bons en
eux-mêmes, qui leur firent commettre des actes répréhensibles. C'est ainsi que
Judith reçoit des éloges, non pour avoir trompé Holopherne, mais pour le
patriotisme qui lui fit braver le danger. Mais on peut dire aussi que les
paroles de cette héroïne sont vraies au sens spirituel.
4. Le mensonge a raison de
péché non seulement à cause du tort fait au prochain, mais à cause de désordre
qui lui est essentiel, on vient de le dire. Or, il n'est jamais permis
d'employer un moyen désordonné, donc défendu, dans l'intérêt du prochain, par
exemple de voler pour faire l'aumône (excepté dans un cas de nécessité où
toutes choses deviennent communes). Il n'est donc jamais permis de dire un
mensonge pour soustraire quelqu'un à n'importe quel danger ; quoiqu'il soit
permis de dissimuler prudemment la vérité, dit S. Augustin.
5. Celui qui a l'intention
de tenir sa promesse n'est pas un menteur, puisqu'il ne parle pas contre sa
pensée. Si de fait, il ne la tient pas, il manque de fidélité en changeant son
projet. Cependant il peut être excusable en deux cas. 1° S'il a promis une
chose évidemment mauvaise : il a péché en promettant, il a bien fait en
changeant d'avis. - 2° Si les personnes ou les affaires ont changé. Comme dit
Sénèque, pour être obligé de tenir une promesse, il faut que rien n'ait changé
; autrement, on n'a pas été menteur en promettant, puisqu'on l'avait fait sous
certaines conditions ; on n'est pas infidèle en ne tenant pas, puisque ces
conditions n'existent plus. Ainsi S. Paul n'avait-il pas menti lorsqu'il n'alla
pas à Corinthe comme il l'avait promis (2 Co 1, 15 s.), parce que des obstacles
étaient survenus.
6. Dans une action on peut distinguer ce qui est fait et celui qui le fait. Le mensonge joyeux est trompeur de sa nature, quoiqu'il ne le soit ni par l'intention de celui qui le dit, ni par la manière dont il le dit. Il n'en va pas de même des hyperboles et autres figures du discours, telles qu'on en rencontre dans la Sainte Écriture. Comme dit S. Augustin : « Tout ce qui se fait ou se dit dans un sens figuré n'est pas mensonge. Tout ce qu'on énonce doit être entendu de l'objet auquel il se rapporte. Or, tout ce qui a été fait, tout ce qui a été dit d'une manière figurative, exprime ce qu'il signifie pour ceux qui doivent en comprendre le sens. »
Objections
:
1. Il semble bien, car on
dit dans le Psaume (5, 7) : « Tu extermines tous les menteurs » ; et dans la
Sagesse (1, 11) : « Une bouche mensongère donne la mort à l'âme. » Mais
l'extermination et la mort de l'âme ne peuvent venir que du péché mortel. Donc
tout mensonge est péché mortel.
2. Tout ce qui transgresse
un précepte du décalogue est péché mortel. Mais le mensonge transgresse ce
précepte du décalogue : « Tu ne feras pas de faux témoignage. »
3. S. Augustin écrite : «
Aucun menteur, par son mensonge, ne respecte la foi, car il veut justement que
celui à qui il ment lui accorde cette foi que lui-même ne respecte pas
lorsqu'il ment. Or tout violateur de la foi commet l'iniquité. » Or on ne
pourrait parler ainsi d'un péché véniel.
4. On ne peut perdre la
récompense éternelle que pour un péché mortel. Or, pour un mensonge, on perd la
récompense éternelle en échange d'une temporelle. En effet, selon S. Grégoire «
dans la récompense des sages-femmes on découvre ce que mérite le péché de
mensonge. Car la récompense de leur bonté, qui aurait pu être la vie éternelle,
s'est dégradée, à cause du mensonge préalable, en récompense terrestre ». Donc
même un mensonge officieux comme fut celui des sages-femmes, qui paraît le plus
léger de tous, est péché mortel.
5. S. Augustin nous dit que
« pour les parfaits, le précepte n'est pas seulement de ne mentir en
aucune façon, mais encore de ne pas vouloir mentir ». Mais agir contre le
précepte est péché mortel. Donc tout mensonge des parfaits est péché mortel et,
au même titre, pour tous les autres qui autrement seraient. défavorisés.
Cependant, d'après S. Augustin « Il y a deux espèces de mensonge qui, sans être gravement coupables, le sont cependant : celui que nous faisons par plaisanterie, et celui que nous faisons dans l'intérêt du prochain. » Mais tout péché mortel est gravement coupable. Donc le mensonge joyeux et le mensonge officieux ne sont pas des péchés mortels.
Conclusion
:
Le péché mortel est proprement celui qui s'oppose à la charité, laquelle donne à l'âme d'être unie à Dieu, nous l'avons dit. Or le mensonge peut s'opposer à la charité de trois façons : par lui-même, par la fin recherchée, par les circonstances qui s'y rencontrent.
1° Par lui-même le mensonge s'oppose à la charité parce qu'il signifie le faux. Si c'est en matière divine, il s'oppose à la charité envers Dieu, dont par un tel mensonge on dissimule ou on altère la vérité. Aussi un tel mensonge ne s'oppose pas seulement à la vertu de vérité, mais encore aux vertus de foi et de religion. C'est pourquoi ce mensonge est le plus grave de tous ; et il est péché mortel. - Si sa fausse signification concerne une connaissance utile au bien de l'homme, par exemple au progrès de son savoir et à sa formation morale, ce mensonge, en tant qu'il lèse le prochain par une information fausse, s'oppose à la charité envers le prochain, si bien qu'il est péché mortel. Mais si la fausseté exprimée par le mensonge concerne une chose indifférente, si bien que le prochain n'en souffre aucun dommage, comme s'il est trompé sur des détails contingents qui ne le concernent pas, un tel mensonge n'est pas par lui-même péché mortel.
2° En raison de la fin recherchée, certains mensonges s'opposent à la charité : par exemple si ce que l'on dit offense Dieu, ce qui est toujours péché mortel, comme contraire à la vertu de religion ; ou bien si cela nuit au prochain dans sa personne, ses biens ou sa réputation. Et cela aussi est péché mortel, puisque nuire au prochain est péché mortel, et l'on pèche mortellement par la seule intention de pécher mortellement. - Mais si la fin voulue n'est pas contraire à la charité, le mensonge ne sera pas péché mortel pour ce motif, comme on le voit dans le mensonge joyeux où l'on cherche un peu de plaisir, et dans le péché officieux où l'on cherche en outre l'utilité du prochain.
3° Le mensonge peut être péché mortel parce qu'il s'oppose à la charité en raison de circonstances accidentelles, comme le scandale, ou un dommage entraîné par le mensonge. En ce cas aussi il y aura péché mortel, puisque quelqu'un n'est pas empêché par la crainte du scandale de mentir publiquement.
Solutions
:
1. Ces textes s'entendent
du mensonge pernicieux, dit la Glose sur le Psaume (5).
2. Puisque tous les
préceptes du décalogue sont ordonnés à l'amour de Dieu et du prochain, comme
nous l'avons dite le mensonge s'oppose au précepte dans la mesure où il
s'oppose à cet amour. Aussi le précepte interdit-il expressément le faux
témoignage « contre le prochain » (Ex 20, 16 ; Dt 5, 20).
3. Même le péché véniel
peut être appelé iniquité au sens large, en tant qu'il manque à l'égalité
réclamée par la justice, ce qui fait dire à S. Jean (1 Jn 3, 4) : « Tout péché
est iniquité. » S. Augustin parle de même.
4. On peut considérer à deux points de vue le mensonge des sages-femmes : d'abord quant à leur effet bienfaisant sur les Juifs et quant à leur crainte de Dieu. A cet égard, leur vertu est louable et elles méritent une récompense éternelle. Aussi S. Jérôme explique-t-il que Dieu leur accorda une descendance spirituelle.
On peut aussi considérer leur
mensonge quant à son acte extérieur, par lequel elles ne pouvaient mériter la
récompense éternelle, mais peut-être une récompense temporelle qui n'était pas
opposée à la laideur de ce mensonge. C'est ainsi qu'il faut comprendre les
paroles de S. Grégoire, et non pas comme si leur mensonge leur avait fait
perdre la récompense éternelle méritée par leur intention profonde, comme le
prétendait l'objection.
5. Certains disent que pour les hommes parfaits, tout mensonge est péché mortel. Mais cela est déraisonnable. En effet, aucune circonstance n'aggrave un péché à l'infini, à moins de le faire changer d'espèce. Or le sujet est une circonstance qui ne change pas l'espèce du péché, à moins d'un motif qui s'y ajoute, comme la violation d'un voeu, ce qui ne peut se dire d'un mensonge officieux ou joyeux. C'est pourquoi de tels mensonges ne sont pas des péchés mortels chez les hommes parfaits, sauf par accident, en raison du scandale. Et l'on peut ramener à cela la parole de S. Augustin : « Pour les parfaits le précepte est non seulement de ne pas mentir, mais aussi de ne pas le vouloir ». Bien que S. Augustin ne parle que de façon dubitative, car il commence par dire : « A moins que, peut-être... » Il n'empêche que ceux-là même qui sont constitués gardiens de la vérité par leur office de juges ou de docteurs, s'ils manquent à leur charge, commettent par le mensonge un péché mortel. Dans les autres cas de mensonges, ils ne commettent pas forcément un péché mortel.
1. La simulation est-elle toujours un péché ? - 2. L'hypocrisie est-elle la même chose que la simulation ? - 3. Est-elle opposée à la vérité ? - 4. Est-elle un péché mortel ?
Objections
:
1. Il semble que non. On
lit en effet dans S. Luc (24, 28) que le Seigneur « fit semblant d'aller plus
loin ». S. Ambroise dans son livre sur les Patriarches nous dit
qu'Abraham « parlait de façon captieuse à ses serviteurs lorsqu'il leur disait
(Gn 22,5) : "Moi et l'enfant nous irons jusque-là bas, nous adorerons et
nous reviendrons vers vous" ». Mais « faire semblant » et « parler de
façon captieuse » relèvent de la simulation. Or on ne peut attribuer un péché
au Christ et à Abraham. Donc la simulation n'est pas toujours un péché.
2. Aucun péché n'est utile.
Mais, dit S. Jérôme « Jéhu, roi d'Israël, nous donne un exemple utile et
imitable à l'occasion, lui qui a fait massacrer les prêtres de Baal en faisant
semblant de vouloir adorer les idoles » (2 R 10, 8). Et David prit le visage
d'un fou devant Akish, roi de Gat (1 S 21, 13).
3. Le bien est le contraire
du mal. Donc, s'il est mal de simuler le bien, il sera bien de simuler le mal.
4. On lit en Isaïe (3, 9)
ce reproche : « Ils étalent leur péché comme Sodome! Ils ne dissimulent pas. »
Mais dissimuler le péché relève de la simulation. Donc user de simulation n'est
pas toujours un péché.
Cependant, sur le passage d'Isaïe (16, 14) « Dans trois ans... » la Glose explique : « Si l'on compare deux maux, c'est un moindre mai de pécher ouvertement que de simuler la sainteté. » Mais pécher ouvertement est toujours un péché. Donc la simulation est toujours un péché.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, la vertu de vérité fait que l'on se montre à l'extérieur, par des signes visibles, tel qu'on est. Or les signes extérieurs ne sont pas seulement des paroles, mais aussi des actes. De même qu'il est contraire à la vertu de vérité de parler contre sa pensée, ce qui est mentir ; de même on s'oppose à la vérité en se montrant, par des signes qui sont des actes ou des choses, contrairement à ce qu'on est au fond, et c'est là ce qu'on appelle proprement la simulation. Aussi est-elle à proprement parler un mensonge constitué par ces signes extérieurs que sont les actions. Peu importe qu'on mente en paroles ou par tout autre fait, nous l'avons dit. Aussi, puisque tout mensonge est un péché, nous l'avons vu aussi, il s'ensuit que toute simulation est un péché.
Solutions
:
Comme dit S. Augustin : « Ce que nous figurons par nos actions n'est pas toujours mensonge. Il y a mensonge quand ce que nous figurons ne signifie rien ; mais quand cela aboutit à une signification, c'est une figure de la vérité. » Et il ajoute l'exemple des locutions figurées, dans lesquelles une chose est représentée sans que nous l'affirmions être telle en réalité. Mais nous la proposons comme la figure d'autre chose que nous voulons affirmer. C'est ainsi que notre Seigneur « fit semblant d'aller plus loin », parce qu'il donna à sa démarche l'allure de quelqu'un qui veut aller plus loin, pour signifier de façon figurée qu'il était loin de la foi des deux disciples, d'après S. Grégoire ; ou bien, d'après S. Augustin, parce que, lui qui allait partir loin en montant au ciel, il était comme retenu sur terre par leur hospitalité.
Abraham aussi a parlé en figure.
Aussi S. Ambroise dit-il de lui : « Il prophétisa ce qu'il ignorait. Car il se
disposait à revenir lui-même, après avoir immolé son fils ; mais par sa bouche
le Seigneur annonça ce qu'il préparait. » Donc, ni jésus ni Abraham n'ont usé
de simulation.
2. S. Jérôme prend le mot
simulation au sens large de n'importe quelle feinte. Celle de David fut une
fiction figurative, comme la Glose l'explique sur le titre du Psaume (34) - «
Je bénirai le Seigneur en tout temps. » Quant à la simulation de Jéhu, il n'est
pas nécessaire de l'excuser de mensonge ou de péché, car lui-même fut un
mauvais roi qui ne se détourna pas de l'idolâtrie de Jéroboam. Cependant il est
loué et il reçoit de Dieu une récompense temporelle non pour sa simulation,
mais pour son zèle à détruire le culte de Baal.
3. Certains affirment que nul ne peut faire semblant d'être mauvais, car nul ne se fait passer pour mauvais par des oeuvres bonnes ; et si l'on fait des oeuvres mauvaises, c'est qu'on est mauvais. Mais cet argument ne porte pas, car on peut faire semblant d'être mauvais par des oeuvres qui ne sont pas mauvaises en soi, mais qui ont une apparence de mal.
Cependant la simulation est en
elle-même un mal à titre de mensonge comme à titre de scandale. Bien qu'elle
rende mauvais le simulateur, ce n'est pas le mal qu'il simule qui le rend
mauvais. Et parce que la simulation est mauvaise par elle-même, ce n'est pas en
raison de ce qu'elle simule : qu'elle simule le bien ou le mal, elle est un
péché.
4. On ment en paroles quand on signifie ce qui n'est pas, mais non quand on tait ce qui est, chose parfois permise. De même on simule quand, par des signes extérieurs tels que des actions ou des choses, on signifie quelque chose qui n'est pas, mais non si l'on omet de signifier ce qui est. C'est ainsi qu'il faut comprendre ce que S. Jérôme dit au même endroits : « Le second remède après le naufrage, c'est de dissimuler son péché » pour qu'il ne scandalise pas autrui.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
la simulation consiste en un mensonge par action. Mais il peut y avoir hypocrisie
même si l'on montre extérieurement ce que l'on fait intérieurement, selon cette
parole évangélique (Mt 6, 2) : « Quand tu fais l'aumône, ne le fais pas
claironner devant toi, comme font les hypocrites. »
2. S. Grégoire nous dit :
« Il y a des gens qui portent l'habit de la sainteté et qui n'ont
pas le mérite de la perfection. Il ne faut aucunement les traiter d'hypocrites,
parce que pécher par faiblesse est autre chose que pécher par malice. » Mais
ceux qui portent l'habit extérieur de la sainteté et n'ont pas le mérite de la
perfection sont des simulateurs parce que l'habit extérieur de la sainteté
signifie les oeuvres de perfection. Donc la simulation n'est pas identique à
l'hypocrisie.
3. L'hypocrisie ne consiste
que dans l'intention, car, au sujet des hypocrites le Seigneur dit (Mt 23, 5) :
« Ils font toutes leurs actions pour être vus des hommes. » Et S. Grégoire : «
Ils ne considèrent jamais ce qu'ils doivent faire, mais la manière de faire
n'importe quoi pour plaire aux hommes. » Tandis que la simulation ne consiste
pas dans l'intention seulement, mais dans l'action extérieure. Aussi sur Job
(36, 13 Vg) : « Les simulateurs et les rusés provoquent la colère de Dieu », la
Glose dit-elle : « Le simulateur simule une chose et en fait une autre ; il
affiche la chasteté et il s'abandonne à la luxure ; il exhibe la pauvreté et il
remplit sa bourse. »
Cependant, Isidore dit, dans ses Étymologies : « Le mot grec hypocrite se traduit en latin simulator, puisque celui qui est mauvais au-dedans se montre bon à l'extérieur, car hypo signifie "faux", et crisis, "jugement" ».
Conclusion
:
Comme le dit Isidore au même endroit « le mot "hypocrite" a pour origine l'apparence de ceux qui se produisent dans les spectacles avec des masques qui distinguaient par leur diversité les personnages représentés, hommes ou femmes, pour créer l'illusion chez les spectateurs de ces jeux. » Ce qui fait dire à S. Augustin : « De même que les comédiens (hypocritae) simulent d'autres personnages, jouent le rôle de celui qu'ils ne sont pas (car l'acteur qui joue Agamemnon ne l'est pas vraiment, mais le simule) - de même, dans l'Église et dans toute la vie, tout homme, qui veut se faire prendre pour ce qu'il n'est pas, est un hypocrite (hypocrite) : il simule la justice, il ne la pratique pas. » Ainsi faut-il dire que l'hypocrisie est une simulation ; non pas n'importe laquelle, mais seulement celle où l'on simule un autre personnage, par exemple lorsqu'un pécheur simule le personnage de l'homme juste.
Solutions
:
1. Par nature l'oeuvre
extérieure signifie l'intention. Donc, lorsqu'en accomplissant de bonnes
oeuvres qui, par leur caractère, contribuent au culte de Dieu, on cherche à
plaire non à Dieu mais aux hommes, on simule une intention droite que l'on n'a
pas. Aussi S. Grégoire dit-il : « Les hypocrites font servir les choses de Dieu
à l'intérêt du siècle car, par les oeuvres saintes qu'ils affichent, ils ne
cherchent pas à convertir les hommes, mais à jouir de la popularité. » Ainsi,
ils simulent mensongèrement une intention droite qu'ils n'ont pas, bien qu'ils
ne simulent pas la bonne oeuvre qu'ils accomplissent.
2. L'habit de sainteté,
religieux ou clérical, signifie un état qui oblige aux oeuvres de perfection.
C'est pourquoi si celui qui prend cet habit dans l'intention d'entrer dans
l'état de perfection, en déchoit par faiblesse, il n'est pas simulateur ou
hypocrite, parce qu'il n'est pas tenu de manifester son péché en quittant
l'habit de sainteté. Il serait hypocrite et simulateur s'il avait pris cet
habit afin de s'afficher comme un homme juste.
3. La simulation, comme le mensonge, comporte deux éléments : l'un est le signe, l'autre la réalité signée. Dans l'hypocrisie, c'est l'intention mauvaise qui est envisagée comme la réalité signifiée, laquelle ne correspond pas au signe. Mais dans toute espèce de simulation et de mensonge, ce sont les réalités extérieures, paroles, actions et tout ce qui tombe sous le sens, qui sont envisagés comme signes.
Objections
:
1. Il apparaît que non. Car
dans la simulation ou hypocrisie, il y a le signe et la réalité signifiée. Mais
quant à ces deux termes, elle ne paraît pas s'opposer à une vertu spéciale, car
l'hypocrisie simule toutes les vertus, et par toutes leurs oeuvres, comme le
jeûne, la prière et l'aumône, d'après S. Matthieu (6). Donc l'hypocrisie ne
s'oppose pas spécialement à la vertu de vérité.
2. Toute simulation procède
d'une tromperie, si bien qu'elle s'oppose à la simplicité. Or la tromperie
s'oppose à la prudence, nous l'avons montré. Donc l'hypocrisie, qui s'identifie
à la simulation, ne s'oppose pas à la vertu de vérité, mais plutôt à la
prudence ou à la simplicité.
3. En morale, l'espèce est
déterminée par la fin. Or la fin de l'hypocrisie est d'obtenir du profit ou de
la vaine gloire. Aussi sur ce texte de job (27, 8 Vg) : « Quel est l'espoir de
l'hypocrite, s'il est un voleur cupide... » la Glose dit-elle : « L'hypocrite,
appelé en latin simulateur, est un voleur cupide puisque, en continuant une vie
d'injustice, il désire être vénéré pour sa sainteté, si bien qu'il dérobe une
louange qui ne lui appartient pas. » Donc, puisque la cupidité et la vaine
gloire ne s'opposent pas directement à la vertu de vérité, il apparaît qu'il en
va de même pour la simulation ou hypocrisie.
Conclusion
:
Selon Aristote la contrariété est une opposition selon la forme, laquelle spécifie une réalité. C'est pourquoi la simulation ou hypocrisie peut être opposée à une vertu de deux façons : directe ou indirecte. Son opposition ou sa contrariété directe est à considérer selon l'espèce même de l'acte, qui lui vient de son objet propre. Aussi, puisque l'hypocrisie est une simulation par laquelle on feint un personnage que l'on n'est pas, comme nous venons de le dire à l'Article précédent, il s'ensuit qu'elle s'oppose directement à la vérité « par laquelle on se montre dans sa vie et dans ses paroles, tel qu'on est », dit Aristote.
Quant à l'opposition ou contrariété indirecte, elle peut être considérée selon n'importe quel accident : par exemple selon une fin éloignée, ou selon un des instruments de l'acte, etc.
Solutions
:
1. Lorsque l'hypocrite
simule une vertu, il la prend pour fin non pas d'une manière réelle, comme
celui qui veut posséder cette vertu, mais selon l'apparence, comme celui qui
veut paraître la posséder. De ce fait, il ne s'oppose pas à cette vertu, mais à
la vérité en tant qu'il veut tromper les hommes au sujet de cette vertu. Quant
aux oeuvres de cette vertu il ne les assume pas comme visées par lui, mais à
titre d'instruments, comme des signes de cette vertu. Tout cela ne lui donne
pas une opposition directe à cette vertu.
2. Comme on l'a dit antérieurement, ce qui s'oppose directement à la prudence, c'est la ruse dont le rôle est de découvrir certaines voies apparentes, mais non réelles, pour arriver à ses fins. Or la ruse atteint son but propre en paroles par la tromperie, en action par la fraude. Et le rapport de la ruse à l'égard de la prudence se retrouve dans la tromperie et la fraude à l'égard de la simplicité.
Or la tromperie ou la fraude a pour
but premier de tromper et parfois, secondairement, de nuire. Aussi
appartient-il directement à la simplicité de se garder de la tromperie. Et
ainsi, comme on l'a dit plus haut, la simplicité est une vertu identique à celle
de vérité ; elle n'en diffère que pour la raison, parce qu'on parle de vérité
selon que les signes concordent avec les réalités signifiées, et l'on parle de
simplicité selon qu'on ne poursuit pas des buts divergents en recherchent
intérieurement autre chose que ce que l'on paraît poursuivre.
3. Le profit et la gloire sont les fins éloignées du simulateur comme du menteur. Aussi ne trouve-t-il pas sa signification dans ces fins-là, mais dans sa fin prochaine, qui est de se montrer autre qu'il n'est. Aussi arrive-t-il que certain simule de grandes choses à son propre sujet, sans autre but que le plaisir de feindre, comme le dit Aristote, et comme nous l'avons dit plus haut, à propos du mensonge.
Objections
:
1. Il semble bien. Car S.
Jérôme, dans sa glose d'Isaïe (16, 14) dit : « Si l'on compare deux maux, c'est
un moindre mal de pécher ouvertement que de simuler la sainteté. » Et sur Job
(1, 21 Vg) : « Comme Dieu en a décidé... » la Glose affirme que « la justice
simulée n'est plus la justice, mais double péché ». Et sur ce verset des
Lamentations (4, 6) : « La faute de mon peuple a surpassé le péché de Sodome »,
elle explique : « On plaint les crimes de l'âme tombée dans l'hypocrisie et
dont le péché est plus grand que celui de Sodome. » Mais les péchés de Sodome
sont des péchés mortels. Donc l'hypocrisie aussi.
2. S. Grégoire dit que
l'hypocrisie est un péché de malice. Mais celui-ci est le plus grave de tous,
car il relève du péché contre le Saint-Esprit.
3. Nul ne mérite d'encourir
la colère de Dieu et d'être privé de le voir, sinon à cause du péché mortel.
Mais par l'hypocrisie on mérite la colère de Dieu selon Job (36, 13 Vg) : « Les
simulateurs et les rusés provoquent la colère de Dieu. » En outre l'hypocrite
est privé de voir Dieu, selon Job (13, 16 Vg) : « Aucun hypocrite ne paraîtra
en sa présence. » Donc l'hypocrisie est toujours péché mortel.
Cependant, nous savons que l'hypocrisie est un mensonge en action, puisqu'elle est
une simulation. Or tout mensonge en parole n'est pas péché mortel. De même pour
l'hypocrisie.
2. L'hypocrite cherche à
paraître bon. Mais cela ne s'oppose pas à la charité. Donc l'hypocrisie n'est
pas de soi péché mortel.
3. L'hypocrisie naît de la vaine gloire, selon S. Grégoire. Mais celle-ci n'est pas toujours péché mortel. Donc l'hypocrisie non plus.
Conclusion
:
Il y a deux éléments dans l'hypocrisie : le manque de sainteté et la simulation. Donc si l'on appelle hypocrite celui dont l'intention se porte sur l'un et l'autre, c'est-à-dire celui qui ne se soucie pas d'être saint, mais seulement de le paraître, ce qui est le sens habituel de la Sainte Écriture, alors il est évident qu'il y a péché mortel. Car nul n'est totalement privé de sainteté sinon par le péché mortel.
Mais si l'on appelle hypocrite celui qui veut simuler la sainteté dont il est éloigné par le péché mortel, alors, malgré son état de péché mortel, d'où le manque de sainteté dans sa vie, sa simulation ne sera pas toujours péché mortel de sa part, mais parfois péché véniel. Cette différence vient de la fin qu'il se propose. Si elle est incompatible avec l'amour de Dieu ou du prochain, il y aura péché mortel, par exemple s'il simule la sainteté pour répandre de fausses doctrines, ou pour obtenir, quoique indigne, une dignité ecclésiastique, ou d'autres biens temporels qu'il s'est fixés comme fin. Mais si la fin visée n'est pas incompatible avec la charité, il y aura péché véniel, par exemple chez celui qui met tout son plaisir à feindre, et dont Aristote dit qu'il « apparaît plus vain que mauvais ». Car le même discernement s'applique au mensonge et à la simulation.
Mais il arrive quelquefois qu'on simule la perfection de la sainteté, perfection qui n'est pas nécessaire au salut. Et une telle simulation n'est pas toujours péché mortel, ni accompagnée de péché mortel.
Solutions
:
Et tout cela donne la réponse aux objections. Il faut étudier maintenant d'abord la jactance, puis l'ironie (Question 113), qui font partie du mensonge selon Aristote.
1. A quelle vertu est-elle contraire ? - 2. Est-elle péché mortel ?
Objections
:
1. Il ne semble pas qu'elle
s'oppose à la vertu de vérité. Car c'est le mensonge qui s'oppose à celle-ci.
Or il peut y avoir jactance sans mensonge, comme lorsque quelqu'un étale sa
puissance. On lit en effet (Est 1, 3.4) : « Assuérus fit un grand festin pour
montrer les richesses de sa gloire et de sa royauté, la grandeur et l'éclat de
sa puissance. »
2. S. Grégoire fait de la
jactance une des quatre espèces de l'orgueil, celle où l'on se vante d'avoir ce
qu'on n'a pas. Aussi est-il écrit en Jérémie (48, 29.30) : « Nous avons appris
l'orgueil de Moab, son arrogance excessive. Sa prétention, sa superbe,
l'orgueil de son coeur, moi je les connais, dit le Seigneur. je connais sa
jactance, à laquelle ne correspond pas son courage. » Et d'après S. Grégoire,
la jactance net de la vaine gloire. Or l'orgueil et la vaine gloire s'opposent
à l'humilité. Ce n'est donc pas à la vérité que s'oppose la jactance, mais à
l'humilité.
3. Il apparaît que la
jactance est causée par la richesse, d'après le livre de la Sagesse (5, 8) : «
A quoi nous a servi l'orgueil ? Que nous a procuré la jactance des richesses ?
» Mais l'excès de richesse paraît relever du péché d'avarice, qui s'oppose à la
justice ou à la libéralité. La jactance ne s'oppose donc pas à la vertu de
vérité.
Cependant, Aristote affirme que la jactance s'oppose à la vérité.
Conclusion
:
La jactance au sens propre paraît impliquer que l'on s'exalte soi-même en paroles, car ce que l'homme veut jeter (jactance) au loin, il l'élève. Or, à proprement parler, on s'exalte quand on parle de soi-même au-dessus de ce qu'on est. Cela peut arriver de deux façons. D'abord lorsque quelqu'un parle de soi non pas en dépassant la vérité, mais en dépassant l'opinion que les hommes ont de lui. C'est ce que l'Apôtre veut éviter lorsqu'il écrit (2 Co 12, 6) : « je m'abstiens, de peur qu'on ne se fasse de moi une idée supérieure à ce qu'on voit en moi ou à ce qu'on m'entend dire. » Une autre façon, c'est de s'exalter soi-même en paroles au-dessus de ce qu'on est en réalité. Et parce qu'il faut juger quelque chose plutôt sur ce qu'il est en lui-même que sur ce qu’il est dans l'opinion d'autrui, on parle plus proprement de jactance quand quelqu'un s'élève au-dessus de ce qu'il est, que lorsqu'il s'élève au-dessus de ce qu'il est dans l'opinion d'autrui, en qu'on puisse parler de jactance dans les deux cas. C'est pourquoi la jactance proprement dite s’oppose par excès à la vertu de vérité.
Solutions
:
1. Cet argument vaut pour
la jactance qui relève quelqu'un dans l'opinion.
2. On peut considérer de
deux façons le péché de jactance. D'abord selon l'espèce de l'acte. Et ainsi il
s'oppose à la vérité, comme on vient de le dire à l'instant. On peut encore le
considérer selon la cause dont il dérive, sinon toujours du moins le plus
souvent. Et ainsi la jactance procède de l'orgueil, comme d'une cause qui la
meut et la pousse de l'intérieur, car du fait qu'on s'élève intérieurement
au-dessus de soi-même par arrogance, il s'ensuit souvent qu'à l'extérieur on se
vante à l'excès. Mais parfois on cède à la jactance non par arrogance, mais par
une certaine vanité, et on y prend plaisir parce qu'on est devenu tel par
habitus. C'est pourquoi l'arrogance par laquelle on s'élève au-dessus de
soi-même est une espèce d'orgueil, qui ne s'identifie pas à la jactance, mais
qui la cause fréquemment, si bien que S. Grégoire la met parmi les espèces de
l'orgueil. En effet, le vantard cherche le plus souvent à obtenir la gloire par
sa jactance. Et c'est pourquoi, selon S. Grégoire, la jactance naît de la vaine
gloire qui a pour elle raison de fin.
3. L'opulence, elle aussi, produit la jactance de deux façons. D'une façon occasionnelle en tant qu'on s'enorgueillit de ses richesses. C'est pourquoi le livre des Proverbes (8, 18) associe orgueil et richesse. Et l'opulence produit la jactance en lui servant de fin, car, selon Aristote, certains se vantent non seulement en vue de la gloire, mais aussi en vue du gain, en s'attribuant des capacités lucratives, par exemple en se faisant passer pour des médecins, des sages, ou des devins.
Objections
:
1. Il semble bien, car on
lit dans les Proverbes (28, 25 Vg) : « Celui qui se vante et se gonfle excite
les querelles. » Mais c'est là péché mortel, car « Dieu déteste ceux qui sèment
les discordes » (Pr 6, 19). Donc la jactance est péché mortel.
2. Tout ce qui est interdit
par la loi de Dieu est péché mortel. Mais sur l'Ecclésiastique (6, 2) : « Ne
t'exalte pas dans les pensées de ton âme », la Glose dit que Dieu « interdit la
jactance et l'orgueil ».
3. La jactance est une
sorte de mensonge. Or elle n'est pas un mensonge officieux, ni joyeux. On le
voit d'après la fin poursuivie par le mensonge. Selon le Philosophe « le
vantard se met au-dessus de la réalité, parfois sans aucun motif, parfois en
vue de la gloire ou de l'honneur, parfois pour de l'argent ». Son mensonge
n'est donc, évidemment, ni joyeux ni officieux. Il en reste qu'il est toujours
pernicieux, et il apparaît donc qu'il est toujours péché mortel.
Cependant, la jactance, selon S. Grégoire vient de la vaine gloire, qui n'est pas toujours un péché mortel, mais un péché véniel qu'on n'évite pas sans une très grande perfection. Car il dit : « C'est être très parfait que de chercher la gloire de Dieu dans les bonnes oeuvres que l'on fait, au lieu d'une joie égoïste dans les louanges qu'on peut en recevoir. » La jactance n'est donc pas toujours péché mortel.
Conclusion
:
Comme on l'a dit précédemment, le péché mortel est celui qui est contraire à la charité. Or la jactance peut être envisagée à un double point de vue. D'abord en elle-même, comme mensonge. Ainsi elle est un péché mortel si le mensonge par lequel on se glorifie soi-même porte atteinte à la gloire de Dieu : tel le roi de Tyr auquel le prophète Ezéchiel (28, 2) reprochait sa jactance : « Ton coeur s'est élevé, tu as dit : "je suis un dieu" » ; ou s'il blesse la charité envers le prochain que l'on insulte en se vantant : tel le pharisien, quand il disait (Lc 18, 11) : « je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont voleurs, injustes et adultères, ni encore comme ce publicain. » Mais parfois elle est péché véniel, si les mensonges dont on se prévaut ne sont ni contre Dieu ni contre le prochain.
Ensuite, la jactance peut être envisagée dans sa cause : l'orgueil, le désir du gain ou de la vaine gloire. Si elle procède d'un orgueil ou d'une vaine gloire qui soit péché mortel, elle sera péché mortel elle aussi. Autrement elle sera péché véniel.
Mais parfois, quand la jactance se déchaîne par appétit de lucre, cela semble relever de la tromperie et du préjudice contre le prochain. Et c'est pourquoi une telle jactance est plus proche du péché mortel. « Se vanter pour gagner de l'argent, dit Aristote est plus laid que pour se glorifier et se faire valoir. » Ce n'est cependant pas toujours péché mortel, car il peut y avoir un gain qui ne cause pas de préjudice à autrui.
Solutions
:
1. Celui qui se vante pour
exciter des querelles, pèche mortellement. Mais il arrive que la jactance n'ait
avec les disputes qu'un rapport accidentel ; elle n'est pas alors péché mortel.
2. La Glose parle ici de la
jactance inspirée par un orgueil interdit, et qui est péché mortel.
3. La jactance ne comporte pas toujours un mensonge pernicieux, mais seulement dans les cas où, soit par elle-même, soit par sa cause, elle est contraire à l'amour de Dieu ou du prochain. - Se vanter pour le plaisir que l'on y trouve, c'est quelque chose de vain, dit Aristote et qui peut donc être ramené au mensonge joyeux ; à moins que l'on s'y affectionne tellement que l'on méprise à cause de cela les commandements de Dieu ; ce serait évidemment aller contre l'amour dû à Dieu, en qui seul notre âme doit se reposer comme en sa fin ultime. - Se vanter pour acquérir gloire et argent semble se rattacher au mensonge officieux, à condition que ce ne soit pas au préjudice du prochain, ce qui en ferait un mensonge pernicieux.
1. Est-elle un péché ? - 2. Comparaison de l'ironie avec la jactance.
Objections
:
1. Il semble que l'ironie,
par laquelle on se présente au-dessous de sa valeur, ne soit pas un péché. Car
aucun péché ne procède d'une assurance donnée par Dieu, par laquelle certains
sont amenés à s'abaisser, comme dans les Proverbes (30, 1.2 Vg) : « Vision
racontée par un homme que Dieu assiste et fortifie, et qui dit : "je suis
le plus stupide des hommes." » Et on lit dans Amos (7, 14) : « Amos
répondit : "je ne suis pas prophète." »
2. S. Grégoire écrit à S.
Augustin, évêque des Anglais, : « Les âmes vertueuses reconnaissent qu'il y a
de leur faute même là où il n'y a pas de faute. Mais tout péché répugne à une
âme vertueuse. » Donc l'ironie n'est pas un péché.
3. Fuir l'orgueil n'est pas
un péché. Mais selon Aristote, « certains se déprécient pour éviter de se
gonfler ».
Cependant, il y a cette parole de S. Augustin : « Lorsque tu mens par humilité, si tu n'étais pas pécheur avant de mentir, tu le deviens par ton mensonge. »
Conclusion
:
Qu'on se rabaisse soi-même peut arriver de deux façons. D'abord en respectant la vérité, lorsque l'on garde le silence sur ce qu'on a de meilleur, que l'on découvre ce qu'on a de moins bon en le mettant en avant, et alors qu'il en est ainsi réellement. Se diminuer ainsi n'est pas de l'ironie et ce n'est pas, par son genre, un péché à moins que ce ne soit gâté par quelque circonstance.
On peut aussi se déprécier en s'écartant de la vérité, par exemple en s'attribuant une vilenie que l'on ne se reconnaît pas, ou en niant une grande qualité dont on a pourtant conscience. C'est alors de l'ironie, laquelle est toujours un péché.
Solutions
:
1. Il y a deux sagesses et deux folies. Car il y a une sagesse selon Dieu, qui a pour compagne la folie selon les hommes ou selon le monde, comme dit S. Paul (1 Co 3, 18) : « Si quelqu'un parmi vous croit être sage, qu'il se fasse fou pour devenir sage. » Autre est la sagesse mondaine dont il dit aussitôt après : « Elle est folie auprès de Dieu. » Donc, celui que Dieu fortifie reconnaît être très stupide dans l'opinion des hommes, parce qu'il méprise les biens de ce monde que recherche la sagesse humaine. C'est pourquoi il dit ensuite (v. 2 Vg) - « La sagesse des hommes n'est pas avec moi », et ensuite : « Et je connais la science des saints. » Ou bien on peut dire que « la sagesse des hommes » est celle qui s'acquiert par la raison humaine, mais « la sagesse des saints » celle qui vient de l'inspiration divine.
Quant à Amos, ce qu'il nie, c'est
d'être prophète de naissance parce qu'il n'appartenait pas à une famille de
prophètes, aussi ajoute-t-il : « Ni fils de prophète. »
2. Il appartient à une âme
vertueuse de tendre à la perfection de la justice. Et c'est pourquoi elle
regarde comme une faute non seulement de manquer à la justice commune, ce qui
est vraiment une faute, mais aussi de manquer à la perfection de la justice, ce
qui n'est pas toujours une faute. Mais il n'appelle pas une faute ce qu'il ne
reconnaît pas en être une, car cela serait une ironie mensongère.
3. Personne ne doit faire un péché pour en éviter un autre. On ne doit donc aucunement mentir pour éviter l'orgueil. S. Augustin dit. « Il ne faut pas craindre l'orgueil au point de manquer à la vérité. » Et S. Grégoire : « Imprudents sont les humbles qui se prennent au lacet du mensonge. »
Objections
:
1. Il semble que l'ironie
ne soit pas moins un péché que la jactance. Car toutes deux sont des péchés en
tant qu'elles s'éloignent de la vérité, qui est une certaine égalité. Or on ne
s'écarte pas plus de l'égalité lorsqu'on exagère que lorsqu'on atténue la
vérité. Donc l'ironie n'est pas moins un péché que la jactance.
2. Selon Aristote, l'ironie
est parfois de la jactance. Et la jactance n'est jamais de l'ironie. L'ironie
est donc un péché plus grave que la jactance.
3. On lit dans les
Proverbes (26, 25) : « S'il baisse la voix, ne t'y fie pas, car il y a sept
abominations dans son coeur. » Mais baisser la voix convient à l'ironie. Donc
il y a en celle-ci de multiples abominations.
Cependant, il y a cette affirmation d'Aristote : « Ceux qui pratiquent l'ironie et en disent moins sont les plus agréables dans le commerce de la vie. »
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut un mensonge est plus grave qu'un autre tantôt à cause de sa matière, et c'est ainsi que le mensonge dans l'enseignement de la foi est le plus grave ; tantôt à cause du motif qui pousse à pécher, et c'est ainsi que le mensonge pernicieux est plus grave que le mensonge officieux ou joyeux. Or l'ironie et la jactance mentent à propos du même objet (que ce soit par des paroles ou par n'importe quels signes extérieurs), c'est-à-dire à propos de la situation de celui qui parle. De ce point de vue, elles sont égales. Mais le plus souvent la jactance procède d'un motif plus bas : l'appétit du gain ou de l'honneur. Tandis que l'ironie évite, quoique de façon désordonnée, d'être pénible aux autres par de la prétention. Et à ce point de vue, Aristote déclare que la jactance est un péché plus grave que l'ironie. Cependant il arrive parfois qu'on se déprécie pour un autre motif, par exemple pour mieux tromper. Alors c'est l'ironie qui est un péché plus grave.
Solutions
:
1. Cet argument vaut pour
l'ironie et la jactance selon que l'on considère la gravité du mensonge pris en
lui-même, ou à partir de sa matière. Nous avons dit qu'à ce point de vue
jactance et ironies sont à égalité.
2. Il y a deux sortes de
supériorité : au temporel et au spirituel. Or il arrive parfois que par des
signes extérieurs ou par des paroles on se déprécie extérieurement, comme par
un vêtement sordide ou quelque chose d'analogue, en vue de manifester une
supériorité spirituelle. jésus dit ainsi (Mt 6, 16) que certains « prennent un
visage défait pour faire remarquer aux hommes qu'ils jeûnent ». Aussi
encourent-ils à la fois le vice d'ironie et celui de jactance, quoique sous des
rapports différents ; et à cause de cela leur péché est plus grave. Aussi
Aristote dit-il : « La surabondance et l'extrême dénuement conviennent
également à la jactance. » Et on lit dans la vie de S. Augustin qu'il ne
voulait avoir de vêtements ni trop précieux ni trop sordides, parce que les
hommes recherchent leur gloire dans ces deux excès.
3. Comme il est dit dans l'Ecclésiastique (19, 23 Vg) : « Tel méchant s'humilie, mais son coeur est plein de tromperie. » C'est en ce sens que Salomon, dans le proverbe cité, parle du méchant qui baisse la voix par une humilité factice.
I1 faut étudier maintenant l'amitié, au sens d'affabilité (Question 114), et les vices qui lui son opposés : la flatterie (Question 115) et le litige (Question 116).
1. Est-elle une vertu spéciale ? - 2. Fait-elle partie de la justice ?
Objections
:
1. Il ne semble pas, car le
Philosophe affirme que « l'amitié parfaite est celle qui se fonde sur la vertu
». Or toute vertu est cause d'amitié, car selon Denys « le bien attire l'amour
de tous ». Donc l'amitié n'est pas une vertu spéciale, mais la conséquence de
toute vertu.
2. Le philosophe dit de
celui qui pratique l'amitié : « Il reçoit toutes choses comme il le faut, sans
être influencé par l'amour ou la haine. » Mais s'il donne des signes d'amitié à
ceux qu'il n'aime pas, il semble verser dans la simulation, laquelle s'oppose à
la vertu. Donc une telle amitié n'est pas de la vertu.
3. « La vertu se situe dans
un juste milieu déterminé par le sage », dit Aristote. Mais on lit dans
l'Ecclésiaste (7, 4) : « Le coeur du sage est dans la maison du deuil, le coeur
des insensés dans la maison de la joie. » Il convient donc surtout à l'homme
vertueux de se garder du plaisir, selon Aristote. Or celui-ci dit encore que
cette amitié « désire naturellement s'associer au plaisir et redoute de
contrister. Donc cette amitié n'est pas une vertu ».
Cependant, les préceptes de la loi ont pour objet les actes des vertus. Mais il est dit dans l'Ecclésiastique (4, 7 Vg) : « Montre-toi affable dans l'assemblée des pauvres. »
Conclusion
:
Puisque, comme nous l'avons dit la vertu est ordonnée au bien, là où se présente une raison spéciale de bien, il doit y avoir une raison spéciale de vertu. Et l'ordre est un des éléments du bien, nous l'avons rappelé au même endroit. Or, il faut que les relations de la vie humaine soit harmonieusement ordonnées, aussi bien en actions qu'en paroles, c'est-à-dire que chacun se conduise envers tous les autres de la façon qui est juste. C'est pourquoi il faut une vertu spéciale qui maintienne cet ordre harmonieux. C'est elle qu'on appelle amitié ou affabilité.
Solutions
:
1. Aristote, dans son Éthique,
parle de deux amitiés. La première consiste principalement dans l'affection
d'un homme pour un autre et peut être la conséquence de n'importe quelle vertu.
Nous avons parlé plus haut de cette amitié au sujet de la charité h. Il parle
d'une autre amitié i qui consiste seulement en des manifestations extérieures,
paroles et actes. Celle-là ne réalise pas parfaitement la raison d'amitié, mais
lui ressemble en ce que l'on se comporte décemment avec ceux dont on partage la
vie.
2. Par nature tout homme
est l'ami de tous les autres par un certain amour commun, selon le mot de
l'Ecclésiastique (13, 15) : « Tout être vivant aime son semblable. » On
manifeste cet amour par des signes d'amitié qu'on adresse en paroles ou par
action même à des étrangers et à des inconnus. Aussi n'y a-t-il pas là de
simulation. Car on ne donne pas à ces gens des signes d'une parfaite amitié,
parce qu'on n'a pas la même familiarité avec des étrangers et avec ceux à qui
nous unit une amitié de choix.
3. Si l'on dit que le coeur des sages est dans la maison du deuil, ce n'est pas pour qu'il apporte de la tristesse à son prochain, car S. Paul nous dit (Rm 14, 15) : « Si par un aliment ton frère est contristé, tu ne te conduis plus selon la charité. » C'est pour apporter de la consolation à ceux qui sont tristes, selon l'Ecclésiastique (7, 34) : « Ne te détourne pas de ceux qui pleurent, afflige-toi avec les affligés. » Et si le coeur des insensés est dans la maison de la joie, ce n'est pas afin de réjouir les autres, mais pour profiter de leur joie.
Il appartient donc au sage d'apporter du plaisir à ceux qui vivent avec lui, non le plaisir lascif que la vertu repousse, mais un plaisir honnête, selon le Psaume (133, 1). « Comme il est bon et joyeux pour les frères d'habiter ensemble! » Parfois cependant, pour procurer un bien ou écarter un mal, l'homme vertueux ne craindra pas de contrister ses compagnons, nous dit Aristote. Et S. Paul (2 Co 7, 8) : « Si je vous ai contrastés par ma lettre, je ne le regrette pas. » Et aussitôt après : « je me réjouis non de ce que vous avez été attristés, mais de ce que cette tristesse vous a portés au repentir. » C'est pourquoi nous ne devons pas, à ceux qui sont portés au péché, montrer un visage joyeux pour les réconforter, de peur de paraître acquiescer à leur péché et encourager leur audace coupable. Aussi lit-on dans l'Ecclésiastique (7, 24) : « As-tu des filles ? Veille sur leur corps, et montre-leur un visage sévère. »
Objections
:
1. Il apparaît que non, car
appartient à la justice de payer à autrui ce qu'on lui doit. Or cela n'a rien à
voir avec cette vertu qui a pour objet de nous faire vivre agréablement avec
les autres. Cette vertu-là n'est donc pas une partie de la justice.
2. Selon Aristote cette
vertu concerne « le plaisir ou la tristesse qu'on trouve dans la vie commune ».
Mais modérer les plaisirs revient à la tempérance, nous l'avons montré. Cette
vertu fait donc partie de la tempérance plus que de la justice.
3. Il est contraire à la
justice, nous l'avons montré, de rétribuer également des réalités inégales. Car
d'après Aristote cette vertu « se comporte envers des inconnus comme envers des
gens connus, envers des familiers comme envers des étrangers ». Donc non
seulement elle ne fait pas partie de la justice, mais plutôt elle s'y oppose.
Cependant, Macrobe fait de l'amitié une partie de la justice.
Conclusion
:
Cette vertu fait partie de la justice en ce qu'elle s'y rattache comme la vertu annexe à une vertu principale. Elle a en commun avec la justice d'être relative à autrui. Mais elle lui est inférieure en ce qu'elle ne réalise pas pleinement la raison de dette, où un homme est obligé envers un autre, soit par une dette légale, que la loi le contraint d'acquitter, soit encore par une dette créée par quelque bienfait. L'amitié tient compte seulement d'une certaine dette d'honneur qui contraint l'homme vertueux envers lui-même plus qu'envers l'autre, en le faisant agir selon ce qu'il se doit à lui-même.
Solutions
:
1. Nous l'avons dit plus
haut, l'homme est, par nature, un animal social qui doit honnêtement manifester
la vérité aux autres hommes, sans quoi la société ne pourrait durer. Or, de même
que l'homme ne pourrait vivre en société sans vérité, il ne le pourrait pas
s'il était privé d'agrément. Comme dit Aristote : « Personne ne peut passer
toute une journée avec un homme chagrin ou sans agrément. » C'est pourquoi
l'homme est tenu par une certaine dette naturelle d'honnêteté à rendre
agréables ses relations avec les autres, à moins que pour un motif particulier
il s'impose de les contrister pour leur bien.
2. Il appartient à la
tempérance de refréner les plaisirs sensibles. Mais notre vertu s'applique aux
plaisirs de la vie commune, qui ont une justification raisonnable, en tant que
chacun se conduit comme il se doit envers autrui. Et ces plaisirs-là, il n'y a
pas à les refréner comme nuisibles.
3. Il ne faut pas entendre cette parole du Philosophe comme si l'on devait s'entretenir et frayer de la même manière avec les familiers et avec les étrangers, parce que, ajoute-t-il lui-même « il ne convient pas de procéder de la même manière pour réconforter ou contrister soit des familiers, soit des étrangers ». Donc la ressemblance consiste seulement en ce que l'on agit envers tous de la façon qui convient.
Étudions maintenant les vices contraires à l'affabilité : l'adulation (Question 115), puis la contestation (Question 116).
1. Est-elle un péché ? - 2. Est-elle péché mortel ?
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car
l'adulation consiste en un discours de louanges adressé à quelqu'un dans
l'intention de lui plaire. Mais ce n'est pas un mal de louer quelqu'un, selon
les Proverbes (31, 28) : « Ses fils se lèvent pour la proclamer bienheureuse,
son mari pour la louer. » Pareillement, vouloir plaire aux hommes n'est pas un
mal selon S. Paul (1 Co 10, 33) : « je m'efforce en tout de plaire à tous. »
2. Le mal est contraire au
bien, et le blâme à la louange. Mais blâmer le mal n'est pas un mal. Donc louer
le bien ne l'est pas non plus, alors que cela se rattache à l'adulation. Donc
celle-ci n'est pas un péché.
3. La médisance est
contraire à l'adulation, aussi S. Grégoire dit-il a que la médisance est un
remède contre l'adulation : « Il faut savoir que pour épargner l'orgueil
engendré par des louanges immodérées, la sagesse de notre Dieu permet que nous
soyons déchirés par les critiques, afin qu'exaltés par la voix du laudateur
nous soyons abaissés par celle du diffamateur. » Mais nous avons vu que la
diffamation est un mal. Donc l'adulation est un bien.
Cependant, on lit dans Ézéchiel (13, 18) : « Malheur à ceux qui confectionnent des coussins pour tous les coudes », et la Glose entend par là « les douceurs de l'adulation ».
Conclusion
:
Nous avons dit que l'affabilité, bien que son principal objet soit de faire plaisir à ceux qui vivent avec nous, ne craint pas cependant de leur faire de la peine, quand cela est nécessaire pour procurer un bien ou écarter un mal. Dès lors, chercher à toujours faire plaisir, c'est dépasser la mesure et pécher par excès. Celui qui n'a en cela d'autre intention que de plaire, Aristote l'appelle « complaisant » ; celui qui a l'intention d'y trouver son avantage est à proprement parler « flatteur » ou « adulateur ». Cependant, d'une manière générale, ce nom est donné à tous ceux qui dépassent la juste mesure par des paroles ou des actes de complaisance dans la vie de société.
Solutions
:
1. Une louange peut être bonne ou mauvaise, selon que les circonstances sont ou ne sont pas ce qu'elles doivent être. Louer quelqu'un, et ainsi lui faire plaisir, pour l'encourager dans ses épreuves ou ses efforts, toutes les autres circonstances étant régulières, c'est faire acte d'affabilité. Au contraire, ce serait de la flatterie que de le louer de ce qui n'est pas digne de louange, par exemple, de ce qui est mal, comme dit le Psaume (10, 3) : « Le méchant est loué de sa convoitise » ; ou de ce qui est douteux : « Ne loue personne avant qu'il ait parlé » (Si 27, 8). « Ne loue pas un homme pour sa beauté » (Si 11, 2) ; ou encore s'il était à craindre que cette louange ne poussât à la vaine gloire : « Ne loue personne avant sa mort » (Si 11, 28).
De même, chercher à plaire pour
nourrir la charité ou faire progresser spirituellement, c'est louable. Si, au
contraire, on avait en vue la vaine gloire, un avantage temporel, ou s'il
s'agissait de mauvaises actions, ce serait un péché : « Dieu a dispersé les os
de ceux qui cherchent à plaire aux hommes » (Ps 53, 6 Vg). - « Si je plaisais
encore aux hommes dit S. Paul, je ne serais pas serviteur du Christ » (Ga 1,
10).
2. Blâmer le mal aussi est
vicieux, si on le fait sans tenir compte des circonstances. Et pareillement
louer le bien.
3. Rien n'empêche que deux vices soient contraires. Et c'est pourquoi, si la diffamation est un mal, de même l'adulation. Il y a contradiction entre elles quant aux paroles, mais non directement quant à la fin : l'adulateur cherche à faire plaisir à celui qu'il adule ; le diffamateur ne cherche pas tellement à contrister sa victime, puisqu'il agit parfois en cachette, mais plutôt à salir sa réputation.
Objections
:
1. Il semble bien, car
selon S. Augustin « on appelle mal ce qui nuit ». Or l'adulation est
souverainement nuisible, selon le Psaume (10, 3) : « L'impie est glorifié pour
ses convoitises, le pécheur est béni, et provoque le Seigneur. » Et on lit dans
une lettre attribuée à S. Jérôme : « Rien ne corrompt plus facilement les âmes
» que l'adulation. Et sur le Psaume (70, 4) : « Que l'humiliation les écrase »,
la Glose dit : « La langue de l'adulateur est plus nuisible que le glaive du
persécuteur. » Donc l'adulation est un péché très grave.
2. Celui qui nuit à autrui
en paroles ne se nuit pas moins à lui-même. D'où cette menace du Psaume (37,
15) : « L'épée leur entrera dans le coeur. » Mais celui qui adule autrui
l'entraîne au péché mortel. Aussi sur le Psaume (14, 5) : « Que l'huile du
pécheur ne parfume pas ma tête », la Glose donne ce commentaire : « La fausse
louange du flatteur amollit les âmes, les détache de l'austère vérité et les
porte au mal. »
3. Il est stipulé dans le Décret
: « Le clerc coupable d'adulation et de trahisons sera destitué de son
office. » Mais une telle peine n'est infligée que pour un péché mortel.
Cependant, parmi les « péchés légers » S. Augustin énumère : « Aduler un haut personnage soit spontanément soit par nécessité. »
Conclusion
:
Comme nous l'avons déjà dit, le péché mortel est celui qui s'oppose à la charité. Or l'adulation s'y oppose parfois, et parfois non. Elle s'y oppose de trois façons. 1° Par la matière, lorsqu'on loue le péché de quelqu'un par exemple. Car cela s'oppose à l'amour de Dieu dont le flatteur offense la justice, et à l'amour du prochain, dont il encourage le péché. Une telle adulation est péché mortel selon Isaïe (5, 20) : « Malheur à ceux qui appellent le mal bien. » 2° Par l'intention, ainsi lorsqu'on flatte quelqu'un pour nuire par tromperie à son corps ou à son âme. Cela encore est péché mortel, comme disent les Proverbes (27, 6) : « Les blessures faites par celui qui vous aime sont meilleures que les baisers trompeurs donnés par celui qui vous hait. » 3° Par occasion, lorsque la louange de l'adulateur fournit à autrui l'occasion de pécher, même sans que le flatteur l'ait voulu. Sur ce point il faut examiner si l'occasion a été donnée ou seulement reçue, et quel dommage s'en est suivi, comme nous l'avons expliqué à propos du scandales.
Mais si quelqu'un s'est livré à l'adulation dans le seul désir d'être agréable, ou encore pour éviter un mal, ou pour parer à une nécessité, ce n'est pas contraire à la charité, ce n'est donc que péché véniel.
Solutions
:
1. Ces textes parlent de
l'adulation qui loue le péché de quelqu'un. On dit qu'une telle adulation est
plus nuisible que le glaive du persécuteur parce qu'elle atteint les biens
spirituels qui sont les plus précieux. Mais sa nocivité n'est pas aussi
efficace, car le glaive du persécuteur tue effectivement, il suffit à donner la
mort, tandis que personne ne peut être cause suffisante de péché pour autrui,
comme nous l'avons montré.
2. Cet argument est valable
pour celui qui flatte dans l'intention de nuire. Il nuit à lui-même plus qu'aux
autres parce qu'il est à lui-même cause suffisante de péché ; pour les autres
il n'en est qu'une cause occasionnelle.
3. Ce texte parle de l'adulateur qui flatte traîtreusement afin de tromper.
1. Est-elle contraire à la vertu d'amitié ? - 2. Sa comparaison avec l'adulation.
Objections
:
1. Il semble que non, car
la contestation semble se rattacher à la discorde, de même que la dispute. Mais
la discorde s'oppose à la charité, nous l'avons dit. Donc aussi la
contestation.
2. On lit dans les
Proverbes (26, 21) : « L'homme irascible attise la dispute. » Mais
l'irascibilité s'oppose à la douceur. Donc, de même la dispute et la
contestation.
3. On lit dans la lettre de
S. Jacques (4, 1) « D'où viennent les guerres et les contestations entre vous ?
N'est-ce pas de vos convoitises, qui combattent dans vos membre ? » Mais suivre
ses convoitises, c'est le contraire de la tempérance. Il semble donc que la
contestation ne s'oppose pas à la vertu d'amitié, mais à la tempérance.
Cependant, il y a l'autorité d'Aristote qui oppose la contestation à l'amitié.
Conclusion
:
A proprement parler, la contestation consiste en paroles qui contredisent celles d'autrui. Dans cette contradiction on peut envisager deux points de vue. Parfois, la contradiction vient de ce que le contradicteur refuse de s'accorder avec celui qui parle, parce qu'il n'y a pas entre eux cet amour qui unit les coeurs. Et cela relève de la discorde, qui est contraire à la charité. Mais parfois la contradiction, en raison de la personne contredite, provient de ce que l'on ne craint pas de lui faire de la peine. C'est alors qu'il y a contestation, opposée à cette amitié ou affabilité qui nous permet de vivre agréablement avec les autres. Aussi Aristote dit-il : « Ceux qui contrarient toujours afin de contrister sans se soucier de rien, sont appelés gens difficiles et contestataires. »
Solutions
:
1. La dispute se rattache
plus proprement à la contradiction de la discorde, la contestation à la
contradiction qui cherche à contrister.
2. L'opposition directe des
vices aux vertus n'est pas à envisager selon leurs causes, car il arrive qu'un
même vice naisse de diverses causes, mais selon la spécificité de l'acte. Bien
que la contestation naisse parfois de la colère, elle peut provenir de beaucoup
d'autres causes. Aussi n'est-elle pas toujours opposée directement à la
mansuétude.
3. S. Jacques parle ici de la convoitise comme d'un mal général d'où naissent tous les vices, comme dit la Glose (sur Rm 7, 7) : « La loi est bonne car, en interdisant la convoitise, elle interdit tous les maux. »
Objections
:
1. Il apparaît que la
contestation est un péché moindre que le vice contraire, qui est la
complaisance ou l'adulation. Car plus un péché est nuisible, plus il est grave.
Or l'adulation est plus nuisible que la contestation, car on lit en Isaïe (3,
12) : « Ô mon peuple, ceux qui te disent bienheureux te trompent, et ils
effacent les chemins que tu dois suivre. » Donc l'adulation est un péché plus
grave que la contestation.
2. Dans l'adulation il y a une certaine tromperie, car l'adulateur dit une chose, et son coeur pense autrement. Or le contestataire est sans tromperie, car il contredit ouvertement. Or celui qui pèche en trompant est plus vil, d'après Aristote d. Donc l'adulation est un péché plus
grave que la contestation.
3. La honte consiste à
redouter le déshonneur, comme le montre Aristote. Mais l'homme éprouve plus de
honte à être adulateur que contestataire. Donc la contestation est un péché moins
grave que l'adulation.
Cependant, c'est un fait qu'un péché apparaît d'autant plus grave qu'il s'oppose davantage à une situation spirituelle. Or la contestation paraît s'opposer davantage à un office spirituel il est dit en effet (1 Tm 3, 2) : « L'évêque ne doit pas être contestataire » et (2 Tm 2, 24) : « Il ne faut pas que le serviteur de Dieu soit contestataire. » Donc la contestation semble être un péché plus grave.
Conclusion
:
Nous pouvons parler de ces deux péchés à un double point de vue. D'abord en considérant l'espèce de ces deux péchés. Et à ce point de vue un péché est d'autant plus grave qu'il s'oppose davantage à la vertu contraire. Or la vertu d'amitié tend plus fondamentalement à faire plaisir qu'à contrister. Et c'est pourquoi le contestataire qui cherche à contrister sans aucune limite pèche plus gravement que le complaisant ou le flatteur qui cherche surabondamment à faire plaisir.
D'autre part on peut considérer ces deux péchés selon leurs motifs extérieurs. Et à ce point de vue l'adulation est parfois plus grave, par exemple quand elle cherche à obtenir de l'honneur ou un profit par une tromperie injustifiable. Mais parfois la contestation est plus grave, par exemple si l'on veut combattre la vérité, ou attirer le mépris sur celui que l'on contredit.
Solutions
:
1. De même que le flatteur
peut faire du mal en trompant secrètement, le contestataire peut parfois nuire
en attaquant ouvertement. Or il est plus grave, toutes choses égales
d'ailleurs, de nuire ouvertement à quelqu'un, comme par violence, que de façon
cachée ; c'est pourquoi la rapine est un péché plus rave que le vol, nous
l'avons dit précédemment
2. Dans les actes humains
ce qui est le plus grave n'est pas toujours le plus laid. La beauté de l'homme
lui vient de la raison, et c'est pourquoi les péchés les plus laids sont ceux
où la chair l'emporte sur la raison. Pourtant les péchés spirituels sont les
plus graves, parce qu'ils procèdent d'un plus grand mépris. De même les péchés
comportant une tromperie sont plus laids, en tant qu'ils paraissent découler
d'une certaine faiblesse et fausseté de la raison, alors que les péchés
manifestes viennent parfois d'un plus grand mépris. Et c'est pourquoi
l'adulation, comme liée à la tromperie, semble plus laide, mais la contestation
venant d'un plus grand mépris, apparaît plus grave.
3. Comme nous l'avons dit, la honte considère la laideur du péché. Aussi n'a-t-on pas toujours plus de honte du péché le plus grave, mais du péché le plus laid. De là vient que l'homme éprouve plus de honte de l'adulation que de la contestation, bien que celle-ci soit plus grave.
Il faut étudier maintenant la libéralité, puis les vices qui lui sont contraires : l'avarice (Question 118), et la prodigalité (Question 119).
1. Est-elle une vertu ? - 2. Quelle est sa matière ? - 3. Son acte ? - 4. Lui appartient-il de donner plutôt que de recevoir ? - 5. Est-elle une partie de la justice ? - 6. Est-elle la plus grande des vertus ?
Objections
:
1. Il semble que non. Car
aucune vertu ne contrarie une inclination naturelle. Or l'inclination naturelle
de l'homme le pousse à penser à lui-même plus qu'aux autres. C'est le contraire
pour le libéral parce que, dit le Philosophe " le libéral pense si
peu à lui-même qu'il ne garde pour lui que peu de choses ".
2. L'homme soutient sa vie
par ses richesses, et les richesses sont des instruments de sa félicité, selon
Aristote. Donc, puisque toute vertu est ordonnée à la félicité, il apparaît que
le libéral n'est pas vertueux puisque, dit Aristote " il
n'est capable ni de recevoir ni de garder l'argent, mais de le disperser
".
3. Les vertus sont connexes
entre elles. Mais on ne voit pas de connexion entre la libéralité et les autres
vertus, car beaucoup sont vertueux qui ne peuvent pratiquer la libéralité parce
qu'ils n'ont rien à donner ; et beaucoup donnent ou dépensent avec libéralité,
qui par ailleurs sont vicieux. Donc la libéralité n'est pas une vertu.
Cependant, il y a cette parole de S. Ambroise : " L’Évangile nous donne de nombreux enseignements sur la juste libéralité. " Mais l'Évangile n'enseigne que ce qui appartient à la vertu. Donc la libéralité est une vertu.
Conclusion
:
S. Augustin nous dit que " bien user des choses dont nous pouvons user mal, c'est l'affaire de la vertu ". Or nous pouvons user bien ou mal non seulement de ce qui est en nous, comme les puissances et les passions de l'âme, mais encore de ce qui est hors de nous, comme les biens de ce monde qui nous sont accordés pour le soutien de notre vie. Et c'est pourquoi, puisque en user bien relève de la libéralité, par voie de conséquence, celle-ci est une vertu.
Solutions
:
1. Comme disent S. Ambroise
et S. Basile une surabondance de richesse est donnée par Dieu à certains "
pour qu'ils obtiennent le mérite d'une bonne gestion ". Mais l'individu se
suffit de peu. Et c'est pourquoi l'homme libéral mérite l'éloge en dépensant
plus pour les autres que pour lui-même. On doit toujours se réserver davantage
les biens spirituels, pour lesquels chacun peut subvenir d'abord à soi-même. Et
cependant, même pour les biens temporels, la libéralité ne demande pas d'être
si attentif aux autres qu'on néglige entièrement soi-même et les siens. Ce qui
fait dire à S. Ambroise : " C'est une libéralité recommandable de ne pas
négliger ses proches, quand on les sait dans le besoin. "
2. La libéralité ne demande
pas que l'on disperse ses richesses sans rien garder pour se soutenir, et pour
pratiquer les oeuvres de vertu qui font parvenir à la félicité. Aussi Aristote
dit-il : " L'homme libéral se soucie de ses propriétés, grâce auxquelles
il pourra aider les autres. " Et S. Ambroise : " Le Seigneur ne veut
pas que l'on jette d'un coup toutes ses ressources, mais qu’on les distribue. A
moins d'imiter le prophète Elisée qui tua ses boeufs et nourrit les pauvres de
ce qu'il possédait afin de se libérer de tout souci domestique ", ce qui
appartient à l'état de perfection spirituelle dont nous parlerons plus loin.
Cependant il faut remarquer que le fait de donner avec libéralité, en tant que c'est
un acte de vertu, est ordonné à la béatitude.
3. Selon Aristote " ceux qui dépensent beaucoup pour leurs excès " ne pratiquent pas la libéralité, mais la prodigalité. Et de même, tout homme qui dissipe sa fortune pour d'autres péchés. Comme dit S. Ambroise : " Si tu viens en aide à celui qui cherche à voler les autres, ce n'est pas une libéralité digne d'éloges. Et ta libéralité n'est pas parfaite si tu donnes par ostentation plus que par miséricorde. " C'est pourquoi ceux qui manquent des autres vertus, bien qu'ils dépensent beaucoup pour des oeuvres mauvaises, ne pratiquent pas la libéralité.
Il arrive aussi que certains, bien que dépensant beaucoup pour de bons usages, n'ont pas l'habitus de la libéralité : c'est le cas de tous ceux qui accomplissent des actes de vertu avant d'en avoir acquis l'habitus, et donc qui ne les accomplissent pas de la même manière que les hommes vertueux, nous l'avons déjà dit.
Rien n'empêche enfin que certains hommes vertueux pratiquent la libéralité, quoique pauvres. Ce qui fait dire au Philosophe : " On parle de libéralité en raison d'une disposition profonde à l'égard des richesses, car elle ne consiste pas dans la multiplicité des dons, mais dans l'habitus de celui qui donne. " Et S. Ambroise : " C'est le coeur qui rend le cadeau riche ou pauvre et fixe le prix des choses que l'on donne. "
Objections
:
1. Il semble que cette
vertu ne concerne pas l'argent, car toute vertu morale concerne des opérations
ou des passions, selon Aristote. Donc, puisque la libéralité est une vertu
morale, il apparaît qu'elle concerne les passions et non l'argent.
2. La libéralité s'occupe
de l'usage de toutes les richesses. Or les richesses naturelles sont plus
réelles que les richesses artificielles qui consistent en argent, comme le
montre Aristote. Donc la libéralité n'a pas l'argent comme objet premier.
3. Les diverses vertus ont
diverses matières, parce que les habitus se distinguent selon leurs objets. Or
les biens extérieurs sont déjà la matière de la justice distributive et de la
justice commutative. Donc ils ne sont pas la matière de la libéralité.
Cependant, le Philosophe définit la libéralité " un juste milieu en ce qui concerne l'argent ".
Conclusion
:
Selon le Philosophe, la libéralité donne à l'homme de " disperser ". Aussi la libéralité s'appelle encore " largesse ", car ce qui est " large " ne retient pas ce qu'il contient, mais le laisse se disperser. Et le mot même de libéralité a le même sens : lorsqu'on disperse ses biens, on se " libère " en quelque sorte du souci de les garder et de les posséder, et l'on montre qu'on a le coeur " libre " de cet attachement. Or ce qu'un homme disperse en le donnant à autrui, ce sont ses possessions que désigne le mot " argent ". C'est pourquoi l'argent est la matière propre de la libéralité.
Solutions
:
1. Comme nous l'avons dit,
la libéralité ne se mesure pas à la quantité donnée, mais au sentiment du
donateur. Or celui-ci est conditionné par les passions d'amour et de
convoitise, de plaisir et de tristesse à l'égard de ce que l'on donne. C'est
pourquoi la matière immédiate de la libéralité ce sont les passions
intérieures, mais celles-ci ont un objet extérieur qui est l'argent.
2. Selon S. Augustin,
" tout ce que les hommes possèdent ici-bas et dont ils sont les maîtres,
on l'appelle argent (pecunia) parce que toute la richesse des anciens
consistait en du bétail (pecus) ". Et le Philosophe d’expliquer :
" Nous appelons argent tout ce dont la valeur est mesurée par la monnaie.
"
3. La justice établit l'égalité entre ces bien extérieurs, mais il ne lui revient pas de modérer les passions intérieures. Aussi est-ce différemment que l'argent est matière de la libéralité et matière de la justice.
Objections
:
1. Il ne semble pas que
l'emploi de l'argent soit l'acte de la libéralité. Car des vertus diverses ont
des actes divers. Mais l'emploi de l'argent est un acte commun à d'autres
vertus comme la justice et la magnificence. Ce n'est donc pas l'acte propre de
la libéralité.
2. La libéralité n'a pas
seulement à donner, mais à recevoir et à garder. Mais ces deux actes ne
paraissent pas ressortir à l'emploi de l'argent. Donc on parle de façon
incomplète quand on appelle l'emploi de l'argent l'acte propre de la
libéralité.
3. L'emploi de l'argent ne
consiste pas seulement à le donner, mais à le dépenser. Mais dépenser de
l'argent se réfère à celui qui dépense, et ainsi cela ne paraît pas être un
acte de libéralité. Car, dit Sénèque : " On n'est pas libéral du fait
qu'on se donne à soi-même. " Donc n'importe quel emploi de l'argent ne relève
pas de la libéralité.
Cependant, il y a cette sentence du Philosophe : " On se sert au mieux d'une chose quand on possède la vertu qui la concerne spécialement. Donc celui qui possède la vertus relative à l'argent se servira au mieux de sa richesse. "
Conclusion
:
Un acte est spécifié par son objet, nous l'avons dit. Or l'objet ou matière de la libéralité est l'argent et tout ce qui peut être mesuré par l'argent, nous l'avons dit à l'Article précédent. Et parce que toute vertu s'accorde parfaitement avec son objet, il s'ensuit que, la libéralité étant une vertu, son acte soit proportionné à l'argent. Or l'argent tombe sous la raison des biens utiles parce que tous les biens extérieurs sont ordonnés à l'usage de l'homme. C'est pourquoi l'acte propre de la libéralité, c'est l'emploi de l'argent ou de la richesse.
Solutions
:
1. Il revient à la
libéralité de bien employer les richesses en tant que telles, puisqu’elles sont
l'objet propre de cette vertu. A la justice il revient d'employer les richesses
selon une autre raison, c'est-à-dire selon la raison de dette, en tant que tel
bien extérieur est dû à autrui. A la magnificence il revient d'employer les
richesses selon une raison spéciale, c'est-à-dire selon qu'elles sont employées
à l'achèvement d'une grande oeuvre. Aussi la magnificence se présente-t-elle
comme un surcroît apporté à la libéralité, comme nous le dirons plus loin.
2. Le vertueux ne doit pas
seulement employer à bon escient sa matière ou son instrument, mais aussi
préparer ce qui facilitera ce bon usage ; ainsi il appartient au courage
militaire non seulement de tirer l'épée contre les ennemis, mais aussi de
l'aiguiser et de la garder au fourreau. De même il revient à la libéralité non
seulement d'employer l'argent, mais aussi de le tenir prêt et de le conserver
pour pouvoir l'utiliser.
3. Nous l'avons dit la matière prochaine de la libéralité, ce sont les passions intérieures qui affectent l'homme à l'égard de l'argent. C'est pourquoi il appartient surtout à la libéralité de préserver l'homme de tout attachement désordonné à l'argent qui l'empêcherait d'en user comme il le doit. Or il y a deux manières d'employer l'argent : l'une envers soi-même, qui concerne les dépenses ; l'autre envers autrui, qui concerne les dons. C'est pourquoi le rôle de la libéralité est de faire qu’un amour excessif de l'argent n'empêche ni les justes dépenses ni les justes donations. La libéralité, selon Aristote, concerne surtout les donations et les dépenses. - Quant à la parole de Sénèque, il faut la comprendre de la libéralité relative aux donations. En effet, on n'appelle pas libéral celui qui se fait des dons à lui-même.
Objections
:
1. Il semble qu'il ne lui
appartient pas surtout de donner. En effet, la libéralité est dirigée par la
prudence, comme toutes les vertus morales. Mais ce qui appartient surtout à la
prudence, c'est de conserver les richesses, d'où cette remarque d'Aristote :
" Ceux qui n'ont pas acquis leur fortune, mais l'ont reçue de ceux qui
l'ont gagnée, la dépensent plus libéralement, car ils n'ont pas l'expérience de
la pauvreté. "
2. Ce que l'on recherche
par-dessus tout, on ne s'en attriste pas et on ne s'en lasse jamais. Mais
l'homme libéral s'attriste parfois d'avoir donné, et d'ailleurs il ne donne pas
à tous, remarque Aristote. Donc donner n'est pas l'acte qui convient le plus à
la libéralité.
3. Pour réussir ce que l'on
recherche par-dessus tout, on emploie tous les moyens possibles. Mais le
libéral " n'aime pas demander ", selon le Philosophe, alors qu'il
pourrait ainsi obtenir les moyens de donner aux autres. Il apparaît donc qu'il
ne recherche pas par-dessus tout à donner.
4. On tient davantage à se
servir soi-même qu'à servir les autres. Mais en dépensant on se sert soi-même,
alors qu'en donnant on sert autrui. Donc il revient à la libéralité de dépenser
plus que de donner.
Cependant, il y a cette sentence du Philosophe : " L'homme libéral est celui qui donne surabondamment. "
Conclusion
:
Ce qui est propre à la libéralité, c'est l'emploi de l'argent. Or l'emploi de l'argent consiste à le disperser, car son acquisition ressemble à la génération plus qu'à l'emploi ; et le garder en vue de pouvoir l'employer peut se comparer à l'habitus. Or plus on disperse un bien en le jetant loin, plus est grande la vertu dont cette dispersion procède, on le voit bien quand on envoie des projectiles. C'est pourquoi il faut une vertu plus grande pour disperser de l'argent en le donnant à d'autres, qu'en le dépensant pour soi. Or le propre de la vertu est de tendre surtout à ce qui est le plus parfait, car pour Aristote " la vertu est elle-même perfection ". C'est pourquoi la libéralité est louée surtout de ce qu'elle donne.
Solutions
:
1. Il revient à la prudence de conserver l'argent pour qu'il ne soit ni volé ni dépensé inutilement. Or le dépenser utilement demande plus de prudence encore que de le conserver, parce que l'emploi d'un bien, qu'on peut assimiler à un mouvement, requiert plus de soins que sa conservation, assimilable au repos.
Quant à ceux qui ont hérité un
argent gagné par d'autres, et qui dépensent plus libéralement, par inexpérience
de la pauvreté, s'ils le font seulement à cause de cette inexpérience, ils
n'ont pas la vertu de libéralité. Mais parfois une telle inexpérience ne fait
qu'enlever un obstacle à la libéralité, si bien qu'ils pratiquent celle-ci avec
plus d'empressement. En effet, la crainte de la pauvreté dont on a l'expérience
empêche parfois ceux qui ont gagné de l'argent de le dépenser en agissant
libéralement ; et de même l'amour dont ils aiment l'argent comme étant leur
oeuvre propre, dit Aristote.
2. Comme nous l'avons dit à l'Article précédent, il appartient à la
libéralité d'employer l'argent comme il convient, et par suite de le donner
comme il convient, ce qui est une façon de l'employer. Or, toute vertu
s'attriste de ce qui s'oppose à son acte et cherche à éviter les obstacles. Or,
deux obstacles empêchent de donner comme il convient ; ne pas donner ce qu'il
conviendrait de donner, et donner quelque chose d'une manière qui ne convient
pas. Aussi l'homme libéral s'attriste-t-il de l'un comme de l'autre, mais surtout
du premier, qui s'oppose davantage à son acte propre. Et c'est pourquoi aussi
il ne donne pas à tous : en effet, en donnant à n'importe qui, son acte
rencontrerait des obstacles, car il n'aurait plus de quoi donner à qui cela
convient.
3. Il y a le même rapport
entre donner et recevoir qu'entre agir et pâtir. Or agir et pâtir n'ont pas le
même principe. Aussi, parce que la libéralité est principe de don, on n'exige
pas du libéral qu'il soit prompt à recevoir, et moins encore à demander. D'où
ces vers : " Si quelqu'un ici-bas veut plaire à chacun, qu'il donne
beaucoup, qu'il reçoive peu, qu'il ne demande rien. " Mais il vise à
donner selon ce qui convient à la libéralité, c'est-à-dire le fruit de ses
propres biens ; il les soigne avec zèle afin de pouvoir en user avec
libéralité.
4. Dépenser pour soi-même vient d'une inclination naturelle. Aussi répandre sur d'autres son argent est l'oeuvre propre de la vertu.
Objections
:
1. Il apparaît que non, car
la justice envisage une dette. Mais plus une somme est due, moins elle est
donnée avec libéralité. Donc la libéralité n'est pas une partie de la justice :
elle s'y oppose.
2. La justice concerne les
opérations, nous l'avons dit plus haut. Or la libéralité concerne surtout
l'amour et la convoitise de l'argent, qui sont des passions. Donc la libéralité
semble se rattacher à la tempérance plus qu'à la justice.
3. Nous venons de dire que
l'objet premier de la libéralité est de donner comme il convient. Mais cela
ressortit à la bienfaisance et à la miséricorde, qui se rattachent à la
charité, nous l'avons dit. Donc la libéralité fait partie de la charité plutôt
que de la justice.
Cependant, nous trouvons cette sentence de S. Ambroise : " La justice se rapporte à la société humaine. Car la société comporte une double règle : la justice et la bienfaisance, ce que l'on appelle encore libéralité ou bonté. " Donc la libéralité se rattache à la justice.
Conclusion
:
La libéralité n'est pas une espèce de la justice, parce que la justice offre à l'autre ce qui est à lui, tandis que la libéralité lui offre ce qui est à elle. Pourtant elle se rencontre avec la justice sur deux points. D'abord, elle est à titre principal dirigée vers l'autre, comme la justice. Deuxièmement, elle concerne les biens extérieurs, comme la justice, bien que selon une autre raison, nous venons de le dire. C'est pourquoi certains auteurs en font une partie de la justice, à titre de vertu annexe à celle-ci comme à la vertu principale.
Solutions
:
1. La libéralité, bien
qu'elle ne vise pas la dette légale, comme la justice, vise néanmoins une dette
morale, qu'il n'est pas obligatoire, mais décent d'acquitter. Aussi la raison
de dette se trouve-t-elle chez elle réduite au minimum.
2. La tempérance concerne
les convoitises portant sur des plaisirs charnels. Or la convoitise et le
plaisir de l'argent ne dépendent pas du corps mais plutôt de l'âme. Aussi la
libéralité ne se rattache-t-elle pas proprement à la tempérance.
3. Le don de l'homme bienfaisant et miséricordieux vient de ce que l'on est plus ou moins affectueux envers celui que l'on gratifie, c'est pourquoi un tel don se rattache à la charité ou à l'amitié. Mais le don fait par libéralité provient de ce que le donateur est quelque peu attaché à l'argent sans vraiment le convoiter ni l'aimer. Aussi donne-t-il, quand il le faut, à des inconnus et non seulement à des amis. Aussi ne relève-t-il pas de la charité, mais plutôt de la justice, qui concerne les biens extérieurs.
Objections
:
1. Il semble bien, car
toute vertu de l'homme est une ressemblance de la vertu divine. Mais c'est par
la libéralité que l'homme ressemble le plus à Dieu " qui donne à tous
généreusement sans récriminer " (Jc 1, 5). Donc la libéralité est la plus
grande des vertus.
2. Selon S. Augustin,
" dans les choses dont la grandeur ne tient pas à la masse, être plus
grand c'est être meilleur ". Mais la raison de bonté paraît avoir une
relation éminente avec la libéralité, car Denys montre que le bien a tendance à
se répandre. Aussi Ambroise dit-il encore : " La justice observe la
sérénité, la libéralité pratique la bonté. " Donc la libéralité est la
plus grande des vertus.
3. C'est la vertu qui rend
l'homme illustre et le fait aimer. Mais Boèce dit : " La libéralité est
surtout ce qui rend illustre ", et Aristote : " Parmi les
vertus, c'est la libéralité qui se fait le plus aimer. "
Cependant, S. Ambroise nous dit : " La justice est plus sublime que la libéralité, mais celle-ci est plus aimable. " Et Aristote : " L'honneur le plus grand est accordé au courage et à la justice ; après eux, à la libéralité. "
Conclusion
:
Toute vertu tend vers quelque bien. Aussi, dans la mesure où elle tend vers un bien meilleur, est-elle meilleure elle-même. Or la libéralité tend au bien de deux façons. D'abord, de façon première et essentielle, ensuite par voie de conséquence. Premièrement et par soi, elle tend à ordonner l'affection de son sujet concernant la possession et l'emploi de l'argent. A ce point de vue la libéralité est devancée par la tempérance qui modère la convoitise et les plaisirs relatifs au corps du sujet. Elle est devancée aussi par la force et la justice qui sont ordonnées plus ou moins au bien commun, celle-là en temps de guerre, celle-ci en temps de paix.
Et toutes sont devancées par les vertus qui ordonnent au bien divin. Car celui-ci devance tout bien humain ; dans les biens humains, le bien public devance le bien privé ; et là, le bien du corps l'emporte sur les biens extérieurs.
D'autre part la libéralité est ordonnée à un certain bien par voie de conséquence. De ce point de vue la libéralité est ordonnée à tous les biens que nous venons d'énumérer : du fait que l'homme n'est pas attaché à l'argent, il s'ensuit qu'il l'emploie facilement pour lui-même, à l'avantage des autres et pour l'honneur de Dieu. A ce titre la libéralité a une certaine prééminence du fait qu'elle présente une grande utilité.
Mais parce que tout être est jugé avant tout sur ce qui lui convient de façon première et essentielle plutôt que sur ses effets indirects, il faut dire que la libéralité n'est pas la plus grande des vertus.
Solutions
:
1. Le don divin provient de
ce que Dieu aime les hommes auxquels il donne, sans être attaché à ce qu'il
donne. C'est pourquoi ses dons relèvent davantage de la charité, la plus grande
des vertus, que de la libéralité.
2. Toute vertu participe de
la raison de bien quant à l'acte propre qu'elle émet. Or les actes de certaines
autres vertus valent davantage que l'argent fourni par la libéralité.
3. On aime surtout les hommes généreux, non d'une amitié d'honneur, comme s'ils valaient mieux que les autres, mais d'une amitié utile parce qu'ils rendent plus de services relatifs aux biens extérieurs, que les hommes désirent d'ordinaire au maximum. Et leur célébrité a la même cause.
1. Est-elle un péché ? - 2. Un péché spécial ? - 3. Opposé à quelle vertu ? - 4. Un péché mortel ? - 5. Le plus grave des péchés ? - 6. Un péché de la chair, ou de l'esprit ? - 7. Un vice capital ? - 8. Ses filles.
Objections
:
1. Il semble que non. Car avaritia
est synonyme de aeris aviditas " avidité du métal "
Il parce qu'elle consiste dans le désir de l'argent, ce qu'on peut entendre de
tous les biens extérieurs. Mais désirer ceux-ci n'est pas un péché. L'homme les
désire en vertu de sa nature parce que, par nature, ils lui sont subordonnés,
et parce qu'ils conservent sa vie, au point qu'on les appelle sa "
substance ". Donc l'avarice n'est pas un péché.
2. Tout péché est contre
Dieu, contre le prochain ou contre soi-même, nous l'avons montré. Mais
l'avarice n'est pas proprement un péché contre Dieu, car elle ne s'oppose ni à
la religion ni aux vertus théologales qui ordonnent l'homme à Dieu. Elle n'est
pas un péché contre soi-même, car c'est le propre de la gourmandise et de la
luxure, dont l'Apôtre nous dit (1 Co 6, 8) : " Par la fornication on pèche
contre son propre corps. " De même, elle n'est pas un péché contre le
prochain : on ne fait de tort à personne en gardant ce que l'on a.
3. Ce qui arrive
naturellement n'est pas un péché. Or l'avarice est une conséquence naturelle de
la vieillesse et de toute infirmité, selon Aristote. Donc l'avarice n'est pas
un péché.
Cependant, il est écrit (He 13, 5) " Que votre conduite soit exempte d'avarice, vous contentant de ce que vous avez. "
Conclusion
:
Partout où le bien consiste en une mesure déterminée, le mal découle nécessairement d'un dépassement ou d'une insuffisance de cette mesure. Or, dans tout ce qui est moyen en vue d'une fin, le bien consiste en une certaine mesure, déterminée par cette fin, comme le remède par la santé à obtenir, selon Aristote. Or les biens extérieurs ont raison d'outils en vue d'une fin, nous venons de le dire. Aussi est-il nécessaire que le bien de l'homme à leur égard consiste en une certaine mesure ; c'est-à-dire selon laquelle il cherche à posséder des richesses extérieures pour autant quelles sont nécessaires à le faire vivre selon sa condition. Et c'est pourquoi il y a péché dans le dépassement de cette mesure lorsqu'on veut les acquérir ou les garder au-delà de la mesure requise. Et cela rejoint la raison de l'avarice, car celle-ci se définit " un amour immodéré de la possession ". Il est donc évident que l'avarice est un péché.
Solutions
:
1. Il est naturel à l'homme
de désirer les biens extérieurs comme des moyens en vue d'une fin. C'est
pourquoi il n'y a pas de vice pour autant que ce désir se maintient à
l'intérieur d'une règle tirée de la raison de fin. Mais l'avarice passe outre à
cette règle, et c'est pourquoi elle est un péché.
2. L'avarice peut impliquer une démesure de deux façons concernant les biens extérieurs. D'une première façon, elle est immédiate et concerne l'acquisition ou la conservation de ces biens, c'est-à-dire qu'on les acquiert ou qu'on les conserve plus qu'on ne doit. De cette façon l'avarice est un péché directement commis contre le prochain, parce qu'un homme ne peut avoir en excès des richesses extérieures sans qu'un autre en manque, parce que les biens temporels ne peuvent pas avoir plusieurs possesseurs à la fois.
D'une autre façon, l'avarice peut
impliquer une démesure dans les affections que l'on porte intérieurement aux
richesses, parce qu'on les aime ou les désire, ou qu'on y prend son plaisir, d'une
façon immodérée. Ainsi l'avarice est un péché commis par l'homme contre
lui-même parce que ce péché dérègle ses affections, bien qu'il ne dérègle pas
son corps, comme les vices charnels. Par voie de conséquence, c'est un péché
contre Dieu, comme tous les péchés mortels, en tant que l'on méprise le bien
éternel à cause du bien temporel.
3. Les inclinations naturelles doivent être réglées par la raison, qui a un rôle primordial dans la nature humaine. Et c'est pourquoi les vieillards, à cause de la diminution de leurs forces, recherchent plus aisément le secours des biens extérieurs, de même que tout indigent cherche à combler son indigence ; cependant ils ne sont pas, excusés de péché s'ils dépassent, au sujet des richesses, la juste mesure raisonnable.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car S.
Augustin écrit : " L'avarice qui s'appelle en grec l’amour de l’argent, ne
doit pas s'entendre seulement de l'argent ou des espèces, mais de tous les
biens qui sont immodérément convoités. " Or, en tout péché il y a un désir
immodéré de quelque chose, car il y a péché lorsqu'on délaisse le bien immuable
pour s'attacher aux biens changeants, on l'a établi précédemment. Donc
l'avarice est un péché général.
2. Selon Isidore avarus équivaut
à avidus aeris (avide du métal, c'est-à-dire de l'argent). Aussi "
avarice " se dit en grec : " amour de l'argent " ; mais par
" argent " on désigne tous les biens extérieurs dont le prix peut
être établi en monnaie, comme on l'a vu. Donc l'avarice consiste en l'appétit
de n'importe quel bien extérieur.
3. Sur ce texte (Rm 7, 7) : " Car j'ignorais la convoitise... " la Glose a ce commentaire : " La loi est bonne car, en interdisant la convoitise, elle interdit tout ce qui est mal. " Or la loi interdit spécialement cette convoitise qu'est l'avarice, en disant (Ex 20, 17) : " Tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain. " Donc la convoitise d'avarice équivaut à tout mal.
En sens contraire : l'épître aux Romains (1, 29) énumère l'avarice parmi les péchés spéciaux : " Remplis de toute espèce d'iniquité, de malice, de fornication, d'avarice... "
Conclusion
:
Les péchés sont spécifiés par leurs objets, nous l'avons vu. Or l'objet du péché, c'est le bien auquel tend l'appétit déréglé. C'est pourquoi là où ce qui est désiré de façon déréglée a une raison spéciale de bien il y a une raison spéciale de péché. Mais la raison de bien utile est autre que la raison de bien délectable. Or, de soi, les richesses ont raison de bien utile, car on les désire pour ce motif qu'elles sont à l'usage de l'homme. C'est pourquoi l'avarice est un péché spécial selon qu'elle est un amour immodéré des possessions désignées sous le nom d'argent et dont l’avarice tire son nom.
Mais parce que le verbe " avoir ", qui semble selon son premier emploi se rapporter aux possessions dont nous sommes totalement maître, s'est appliqué à bien d'autres choses, car on dit avoir la santé, une épouse, un vêtement, etc. comme le montre Aristote, par suite, le nom d'avarice s'est étendu à tout appétit immodéré de posséder une chose quelconque. Ainsi S. Grégoire dit-il : " L'avarice ne porte pas seulement sur l'argent, mais encore sur la science et la grandeur, quand on désire la première place au-delà de la mesure légitime. " En ce sens l'avarice n'est pas un péché spécial. Et le texte de S. Augustin parle de même.
Solutions
:
1. Cela répond à la
première objection.
2. Tous les biens
extérieurs qui servent à la vie humaine sont compris sous le nom d'argent en
tant qu'ils ont raison de bien utile. Mais il y en a qu'on peut obtenir par de
l'argent, comme les plaisirs, les honneurs, etc. qui sont désirables sous une
autre raison. Aussi leur désir n'est-il pas appelé proprement avarice selon que
celle-ci est un vice spécial.
3. Cette glose parle de la convoitise désordonnée d'un bien quelconque. Car on peut comprendre, dans l'interdiction de convoiter des possessions, l'interdiction de convoiter tout ce que ces possessions peuvent procurer.
Objections
:
1. Il ne semble pas qu'elle
s'oppose à la libéralité, car sur ce texte (Mt 5, 6) : " Heureux ceux qui
ont faim et soif de la justice ", S. Chrysostome distingue une justice
générale et une justice spéciale, à laquelle s'oppose l'avarice. Et Aristote
parle de même.
2. Le péché d'avarice
consiste en ce que l'homme dépasse la mesure dans la possession des biens. Mais
cette mesure est fixée par la justice. Donc l'avarice s'oppose à la justice,
non à la libéralité.
3. La libéralité est une
vertu située entre deux vices contraires, selon Aristote. Mais celui-ci montre
que l'avarice n'a pas de vice contraire. Donc elle ne s'oppose pas à la
libéralité.
Cependant, il est écrit dans l'Ecclésiaste (5, 9) : " L'avare ne se rassasie pas de l'argent ; celui qui aime les richesses n'en tire pas de revenu. " Mais ne pas se rassasier d'argent et l'aimer de façon désordonnée est contraire à la libéralité, qui tient le juste milieu dans l'appétit des richesses. Donc l'avarice s'oppose à la libéralité.
Conclusion
:
L'avarice implique une démesure à l'égard des richesses de deux façons. D'abord immédiatement, quant à leur acquisition et à leur conservation, en tant qu'on acquiert de l'argent ou qu'on le retient contre le droit d'autrui. En ce sens elle s'oppose à la justice, et c'est ainsi que l'entend Ézéchiel (22, 27) : " Ses chefs, au milieu du pays, sont comme des loups qui arrachent leur proie, versent le sang et s'enrichissent par l'avarice. "
D'autre part, l'avarice implique une démesure dans les sentiments qu'on porte aux richesses, lorsqu'on les aime ou les désire à l'excès, ou qu'on y prend un plaisir excessif, même sans dérober le bien d'autrui. C'est en ce sens que parle S. Paul (2 Co 9, 5) : " Que les frères organisent à l'avance votre générosité, afin qu'elle soit prête comme une largesse et non comme un acte d'avarice ", c'est-à-dire, d'après la Glose, " en s'affligeant de donner, et en donnant peu ".
Solutions
:
1. Chrysostome et Aristote
parlent de l'avarice entendue au premier sens. L'avarice entendue au second
sens est appelée par le Philosophe " illibéralité ".
2. A proprement parler, la
justice établit la mesure à garder dans l'acquisition et la conservation des
richesses, selon la raison de dette légale, à savoir que l'homme ne prenne ni
ne retienne ce qui appartient à autrui. Tandis que la libéralité établit la
mesure de raison à titre premier dans les sentiments, et par voie de
conséquence, dans l'acquisition et la conservation de l'argent, et dans sa dispensation,
selon qu'elles procèdent de ces sentiments non en observant la raison de dette
légale, mais de dette morale réglée par la raison.
3. L'avarice, comme opposée à la justice, n'a pas de vice contraire, parce que l'avarice consiste à posséder plus que l'on ne devrait en justice. Le contraire, c'est de posséder moins, ce qui n'a pas raison de faute, mais de peine. Tandis que l'avarice qui s'oppose à la libéralité a pour vice contraire la prodigalité.
Objections
:
1. Elle paraît l'être
toujours, car nul n'est digne de mort que pour un péché mortel. Or l'Apôtres
après avoir parlé (Rm 1, 29) de ceux qui sont " remplis de toute espèce
d'iniquité, de malice, de fornication, d'avarice... " ajoute : " Ceux
qui agissent ainsi sont dignes de mort. "
2. Le plus bas de l'avarice
consiste à garder de façon déréglée ses propres biens. Or cela paraît être
péché mortel d'après S. Basile : " C'est le pain de l'affamé que tu
gardes, la tunique de celui qui est nu que tu conserves, l'argent du pauvre que
tu possèdes. Tout ce que tu pourrais donner est une injustice envers le
prochain. " Mais commettre l'injustice envers le prochain est péché
mortel, parce que cela s'oppose à l'amour du prochain. Donc, bien davantage,
toute avarice est-elle péché mortel.
3. Nul n'est affligé
d'aveuglement spirituel sinon par le péché mortel qui prive l'âme de la lumière
de grâce. Mais selon Chrysostome c'est le désir de l'argent qui enténèbre
l'âme.
Cependant, sur ce texte (1 Co 3, 12) " Si l'on bâtit sur ce fondement... ", la Glose dit que l'on bâtit avec du bois, du foin et de la paille si l'on a le souci du monde, si l'on cherche à lui plaire, ce qui se rattache au péché d'avarice. Or, bâtir avec du bois, du foin et de la paille ne désigne pas le péché mortel mais le péché véniel, car on dit de celui qui agit ainsi qu'il sera sauvé, mais comme à travers le feu. Donc l'avarice est parfois péché véniel.
Conclusion
:
Nous l'avons dit à l'Article précédent, l'avarice se prend en deux sens. D'une part en ce qu'elle s'oppose à la justice, et en ce sens elle est par nature péché mortel. En effet, on attribue à l'avarice le fait de prendre ou de retenir le bien d'autrui, ce qui se rattache à la rapine ou au vol, qui sont péchés mortels, on l'a vu,. Il arrive cependant, en ce genre d'avarice, qu'il y ait péché véniel à cause de l'imperfection de l'acte, nous l'avons dit à propos du vol.
D'autre part on peut voir dans l'avarice le contraire de la libéralité. En ce sens, elle implique un amour désordonné des richesses. Donc, si cet amour s'accroît au point de l'emporter sur la charité, c'est-à-dire que pour l'amour des richesses on ne craint pas d'agir contre l'amour de Dieu et du prochain, l'avarice sera péché mortel. Mais si le dérèglement de cet amour reste dans certaines limites, en ce que l'homme, bien qu'aimant les richesses à l'excès ne fait pas passer leur amour avant l'amour divin, s'il ne veut, pour la richesse, rien faire contre Dieu et le prochain, alors l'avarice est péché véniel.
Solutions
:
1. L'avarice est énumérée
avec les péchés mortels selon cette raison qui en fait un péché mortel.
2. S. Basile parle de ce
cas où l'on est tenu, par une dette légale, à distribuer des biens aux pauvres
à cause d'une nécessité grave, ou parce qu'on a des richesses en excès.
3. A proprement parler, le désir des richesses enténèbre l'âme lorsqu'il exclut la lumière de la grâce, en faisant passer l'amour des richesses avant l'amour divin.
Objections
:
1. Il semble bien, car on
lit dans l'Ecclésiastique (10, 9 Vg) : " Rien de plus criminel que
l'avare. Rien n'est plus coupable que d'aimer l'argent, car celui-là est prêt à
vendre son âme. " Et Cicéron : " Rien ne dénote une âme mesquine et
vile comme d'aimer l'argent. "
2. Un péché est d'autant
plus grave qu'il s'oppose davantage à la charité. Mais l'avarice s'y oppose au
maximum, dit S. Augustin : " C'est la cupidité qui empoisonne la charité.
"
3. Qu'un péché soit
incurable souligne sa gravité, et c'est pourquoi le péché contre le
Saint-Esprit est dit le plus grave de tous, parce qu'il est irrémissible. Mais
l'avarice est un péché inguérissable, ce qui fait dire au Philosophe : "
La vieillesse, et toutes les formes d'impuissance, font les avares. " Donc
l'avarice est le plus grave des péchés.
4. L'Apôtre dit (Ep 5, 5)
que l'avare est un idolâtre. Mais l'idolâtrie est comptée parmi les péchés les
plus graves. Donc aussi l'avarice.
Cependant, l'adultère est un péché plus grave que le vol, d'après les Proverbes (6, 30-32). Or le vol se rattache à l'avarice. Donc celle-ci n'est pas le plus grave des péchés.
Conclusion
:
Tout péché, du fait qu'il est un mal, consiste en une certaine corruption ou diminution d'un bien ; en tant qu'il est volontaire, il consiste dans l'appétit d'un bien. Donc on peut considérer l'ordre entre les péchés de deux points de vue. D'une part, du côté du bien que le péché méprise ou détruit : plus ce bien est grand, plus le péché est grave. A ce titre, le péché contre Dieu est le plus grave ; plus bas vient le péché qui s'attaque à la personne de l'homme ; et plus bas encore celui qui s'attaque aux biens extérieurs mis à l'usage de l'homme, et c'est le péché qui se rattache à l'avarice.
D'autre part, on peut considérer
les degrés des péchés du côté du bien auquel l'appétit humain se soumet de
façon déréglée. Plus il est petit, plus le péché est laid, car il est plus
honteux de se soumettre à un bien inférieur plutôt qu'au bien supérieur. Or le
bien des choses extérieures est le moindre des biens humains, car il est
inférieur au bien du corps, lequel est inférieur au bien de l'âme, que surpasse
encore le bien divin. Dans cette ligne, le péché d'avarice par lequel l'appétit
humain se soumet aux choses extérieures elles-mêmes présente une laideur
considérable.
Cependant, parce que la corruption ou la privation du bien joue le rôle de forme dans le péché, tandis que l'orientation vers un bien caduc n'en est que la matière, on doit estimer la gravité du péché par rapport au bien qu'il corrompt, plutôt que par rapport au bien qui subjugue l'appétit. Et c'est pourquoi on doit dire que l'avarice n'est pas absolument parlant le plus grave des péchés.
Solutions
:
1. Les textes cités envisagent
l'avarice à partir du bien auquel l'appétit se soumet. Aussi dans
l'Ecclésiastique trouve-t-on ce motif que l'avare " est prêt à vendre son
âme ", parce qu'il met en danger son âme, c'est-à-dire sa vie, pour de
l'argent. Cicéron ajoute encore que c'est avoir " l'âme mesquine " de
vouloir se soumettre à l'argent.
2. S. Augustin donne ici à
la cupidité un objet général : tout bien temporel, et non l'objet spécial qui
est celui de l'avarice. Car la cupidité de tout bien temporel empoisonne la
charité autant que l'homme dédaigne le bien divin à cause de son attachement au
bien temporel.
3. L'avarice n'est pas
incurable de la même manière que le péché contre le Saint-Esprit. Car celui-ci
est inguérissable en raison du mépris, parce que le pécheur méprise la
miséricorde ou la justice divine, ou encore les remèdes qui peuvent guérir le
péché. C'est pourquoi une telle incurabilité se rattache à la gravité majeure
du péché. Celle de l'avarice vient des déficiences auxquelles la nature humaine
est toujours exposée, car plus on est déficient plus on recherche le secours
des biens extérieurs et plus on tombe dans l'avarice. Aussi une telle
incurabilité ne montre pas que l'avarice est un péché plus grave mais, d'une
certaine manière, plus dangereux.
4. On compare l'avarice à l'idolâtrie parce queue lui ressemble : de même que l'idolâtre se soumet à une créature extérieure, de même l'avare. Mais de façon différente : l'idolâtre se soumet à une créature extérieure pour lui rendre un culte divin, tandis que l'avare verse dans cet excès en recherchant à se servir d'elle, non à lui rendre un culte. C'est pourquoi on ne peut affirmer que l'avarice soit aussi grave que l'idolâtrie.
Objections
:
1. Il ne paraît pas qu'elle
soit un péché spirituel, car de tels péchés concernent des biens spirituels. Or
la matière de l'avarice, ce sont des biens temporels, c'est-à-dire les
richesses extérieures.
2. Le péché spirituel
s'oppose au péché charnel. Mais l'avarice semble être un péché charnel, car
elle découle de la corruption de la chair, comme on le voit chez les vieillards
qui tombent dans l'avarice par suite des déficiences de leur nature charnelle.
3. Le péché charnel est
celui qui désorganise même le corps de l'homme, selon S. Paul (1 Co 6, 18) :
" Le fornicateur pèche contre son propre corps. " Mais l'avarice
tourmente l'homme jusque dans son corps ; aussi Chrysostome commentant Marc (5,
15), compare-t-il l'avare au démoniaque tourmenté dans son corps.
Cependant, S. Grégoire compte l'avarice parmi les vices spirituels.
Conclusion
:
Les péchés ont principalement leur siège dans le sentiment. Or toutes les affections ou passions de l'âme aboutissent aux délectations et aux tristesses, comme le montre Aristote. Parmi les délectations, les unes sont chamelles, les autres spirituelles. On appelle chamelles celles qui s'achèvent dans une sensation de la chair, comme les plaisirs de la table et ceux de l'amour ; on appelle spirituelles celles qui s'achèvent uniquement dans une connaissance de l'âme. On appelle donc péchés charnels ceux qui se consomment dans les délectations chamelles, et péchés spirituels ceux qui se consomment dans les délectations spirituelles, sans jouissance de la chair. Et c'est le cas de l'avarice, car l'avare se délecte dans sa conviction de posséder des richesses. C'est pourquoi l'avarice est un péché spirituel.
Solutions
:
1. Si l'avarice a un objet
corporel, elle ne recherche pas une jouissance corporelle, mais seulement
psychique : l'homme trouve sa jouissance en ce qu'il possède des richesses. Et
c'est pourquoi son péché n'est pas charnel.
Cependant, en raison de
l'objet, l'avarice occupe le milieu entre les péchés purement spirituels qui
recherchent une délectation spirituelle concernant des objets spirituels, comme
l'orgueil qui jouit de sa supériorité ; et des vices purement charnels qui
recherchent une délectation purement charnelle dans son objet charnel.
2. Le mouvement est
spécifié par le terme vers lequel il va, non par le terme d'où il vient. C'est
pourquoi on appelle charnel un vice parce qu'il tend à la délectation
charnelle, non parce qu'il procède d'une déficience de la chair.
3. Chrysostome compare l'avare au démoniaque non parce qu'il est tourmenté dans sa chair, comme celui-ci, mais en les opposant parce que le démoniaque dont parle S. Marc vivait nu, tandis que l'avare se charge de richesses superflues.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
elle s'oppose à la libéralité comme à la vertu du juste milieu, et à la
prodigalité comme à son extrême opposé. Mais la libéralité n'étant pas une
vertu principale, ni la prodigalité un vice capital, on ne peut ranger
l'avarice parmi les vices capitaux.
2. Comme on l'a dit
précédemment, on appelle vices capitaux ceux qui ont des fins primordiales
auxquelles s'ordonnent les fins d'autres vices. Mais cela ne convient pas à
l'avarice, parce que les richesses n'ont pas raison de fin, mais plutôt raison
de moyen en vue de la fin, comme dit Aristote.
3. S. Grégoire affirme :
" L'avarice naît tantôt de l'orgueil, tantôt de la crainte. Car les
uns, craignant de manquer des ressources nécessaires, s'abandonnent à l'avarice
; d'autres, désireux de paraître plus puissants, brûlent d'obtenir les biens
d'autrui. " Donc l'avarice naît des autres vices, plus qu'elle n'est un
vice capital pour les autres.
Cependant, S. Grégoire place l'avarice parmi les vices capitaux.
Conclusion
:
Comme on l'a dit précédemment, on qualifie un vice de " capital " du fait que d'autres vices en naissent selon sa raison de fin. La fin étant hautement désirable, l'homme, poussé par le désir de cette fin, entreprend beaucoup de choses, en bien ou en mal. Or la fin souverainement désirable est la béatitude ou félicité, qui est la fin ultime de la vie humaine, on l'a établi antérieurement. C'est pourquoi plus une chose participe des conditions de la félicité, plus elle est désirable. Or l'une des conditions de la félicité, c'est qu'elle soit par elle-même rassasiante ; autrement elle n'apporterait pas de repos à l'appétit, comme la fin ultime. Or ce sont les richesses qui promettent au maximum ce rassasiement, dit Boèce. Et la raison en est, d'après le Philosophe. que nous employons l'argent comme un fidèle intendant pour obtenir tout ce que nous voulons. Et l'Ecclésiaste (10, 19 Vg) dit : " Tout obéit à l'argent. " C'est pourquoi l'avarice, qui consiste dans l'appétit de l'argent, est un vice capital.
Solutions
:
1. La vertu s'accomplit dans la raison, le vice dans l'inclination de l'appétit sensible. Or la visée principale de la raison n'est pas celle de l'appétit sensible. Et c'est pourquoi il ne s'impose pas qu'un vice principal s'oppose à une vertu principale. Aussi, bien que la libéralité ne soit pas une vertu principale, parce qu'elle n'a pas pour visée le bien principal de la raison, l'avarice est pourtant un vice capital parce qu'elle vise l'argent, qui a une certaine primauté parmi les biens sensibles, pour le motif qu'on vient de dire.
Quant à la prodigalité, elle n'est
pas ordonnée à une fin désirée à titre primordial, mais elle paraît plutôt
venir d'un manque de raison. Aussi Aristote déclare-t-il que le prodigue est
plus évaporé que mauvais.
2. Il est vrai que l'argent
est ordonné à autre chose comme à sa fin. Cependant, dans la mesure où il est
utile pour acquérir tous les biens sensibles, il est comme virtuellement toutes
choses. Et c'est pourquoi il présente une certaine ressemblance avec la
félicité, nous venons de le dire.
3. Rien n'empêche que parfois un vice, tout en étant capital, naisse d'autres vices, comme nous l'avons dit, pourvu que d'autres vices naissent de lui habituellement.
Objections
:
1. Il semble que l'avarice
n'ait pas les filles qu'on lui attribue : la trahison, la fraude, la fourberie,
le parjure, l'inquiétude, la violence et l'endurcissement contre la
miséricorde. Car l'avarice, on l'a vu s'oppose à la libéralité. Or la trahison,
la fraude et la fourberie s'opposent à la prudence ; le parjure à la religion ;
l'inquiétude à l'espérance ou à la charité, qui se repose dans l'être aimé ; la
violence à l'injustice ; l'endurcissement à la miséricorde. Donc ces vices ne
se rattachent pas à l'avarice.
2. La trahison, la
tromperie et la fourberie semblent avoir le même but, qui est de tromper le
prochain. On ne doit donc pas énumérer tout cela comme des filles diverses de
l'avarice.
3. Isidore énumère neuf
filles de l'avarice" le mensonge, la fraude, le vol, le parjure, l'appétit
d'un bien honteux, le faux témoignage, la violence, l'inhumanité, la rapacité
". Donc l'énumération ci-dessus est incomplète.
4. Aristote énumère
plusieurs genres de vices se rattachant à l'avarice, qu'il appelle "
illibéralité ". Ce sont " les regardant, les grigous, les vendeurs de
cumin, ceux qui accomplissent des actes "illibéraux", ceux qui
profitent de la prostitution, les usuriers, les joueurs, les détrousseurs de
cadavres, les bandits ". Donc la première énumération paraît incomplète.
5. Ce sont surtout les
tyrans qui violentent leurs sujets. Or le Philosophe dit au même endroits :
" Nous n'appelons pas "illibéraux" (c'est-à-dire avares), les
tyrans qui ravagent les cités et pillent les sanctuaires. " Donc la
violence ne doit pas être comptée parmi les filles de l'avarice.
Cependant, c'est S. Grégoire qui attribue à l'avarice les filles de la première énumération.
Conclusion
:
On appelle " filles " de l'avarice les vices qui en naissent, et surtout ceux qui désirent ce qui est sa fin. Mais parce que l'avarice est un amour excessif de la possession des richesses, elle est excessive sur deux points. D'abord en retenant ce qu'elle possède. C'est par là que l'avarice engendre l'endurcissement opposé à la miséricorde . le coeur de l'avare ne se laisse pas attendrir pour employer ses richesses à soulager les malheureux. Ensuite, il appartient à l'avarice d'être excessive dans ses acquisitions. Et à ce point de vue on peut considérer l'avarice de deux façons. D'abord en tant qu'elle est dans le coeur, et ainsi elle engendre l'inquiétude, elle introduit chez l'homme le souci et les préoccupations superflues. Car, dit l'Ecclésiaste (5, 9), " l'avare n'est jamais rassasié d'argent ". Ensuite on peut considérer l'avarice dans ses résultats. Et alors, dans l'acquisition des biens étrangers on emploie parfois la force, ce qui ressortit à la violence, et parfois la tromperie. Si celle-ci se fait en paroles seulement, il y aura fourberie, et parjure si l'on y ajoute la confirmation d'un serment. Mais si la tromperie est commise en action à l'égard des choses ce sera de la fraude ; à l'égard des personnes, ce sera la trahison, comme on le voit chez Judas, qui livra le Christ par avarice.
Solutions
:
1. Il n'est pas nécessaire
que les filles d'un péché capital soient du même genre que lui, parce qu'on peut
ordonner à la fin recherchée par un vice des péchés d'un autre genre que lui.
Il ne faut pas confondre les filles d'un péché avec ses espèces.
2. Nous venons de dire
comment ces trois filles de l'avarice se répartissent.
3. Ces neuf filles se
ramènent aux sept précédentes. Car le mensonge et le faux témoignage font
partie de la fourberie ; le faux témoignage est en effet une espèce
particulière du mensonge, comme le vol est une espèce de la fraude, dont il
fait donc partie. L'appétit d'un gain honteux se rattache à l'inquiétude. La
rapacité fait partie de la violence, dont elle est une espèce. Et l'inhumanité
est identique à l'endurcissement contre la miséricorde.
4. Cette énumération d'Aristote concerne des espèces plutôt que des filles, de l'illibéralité ou avarice. En effet, on peut être appelé illibéral ou avare parce qu'on a du mal à donner ; si l'on donne peu on est appelé regardant ; si l'on ne donne rien, grigou ; si l'on donne avec beaucoup de difficulté, on est appelé vendeur de cumin, car on se donne beaucoup de mal pour peu de chose.
Parfois aussi on est appelé
illibéral ou avare parce qu'on dépasse la mesure dans ses acquisitions. Et cela
de deux façons. D'abord en faisant des gains honteux, autrement dit en
accomplissant des oeuvres viles et serviles par des trafics illibéraux ; ou
parce qu'on s'enrichit par des actes vicieux, comme la prostitution ; ou parce
qu'on gagne à des services qu'on devrait accorder gracieusement, comme font les
usuriers, ou parce qu'on gagne peu en se donnant beaucoup de peine. Et ensuite
parce qu'on gagne injustement, en faisant violence aux vivants comme les
bandits, ou en détroussant les cadavres, ou en dépouillant ses amis, comme les
joueurs.
5. Comme la libéralité, l'avarice concerne des sommes de moyenne importance. Aussi les tyrans qui s'emparent des grandes richesses par la violence ne sont-ils pas appelés avares, mais injustes.
1. Est-elle le contraire de l'avarice ? - 2. Est-elle un péché ? - 3. Est-elle un péché plus grave que l'avarice ?
Objections
:
1. Il semble que non, car
les contraires ne peuvent exister simultanément dans le même sujet. Mais
certains sont à la fois prodigues et avares. La prodigalité ne s'oppose donc
pas à l'avarice.
2. Les opposés ont le même
objet. Mais l'avarice, en tant qu'elle s'oppose à la libéralité, concerne certaines
passions dont on est affecté au sujet de l'argent. Mais la prodigalité ne
semble pas concerner des passions de l'âme ; elle n'est pas affectée au sujet
de l'argent, ni au sujet de biens analogues. Elle ne s'oppose donc pas à
l'avarice.
3. Nous l'avons dit
précédemment, le péché est spécifié au premier chef par sa fin. Mais la
prodigalité paraît toujours ordonnée à une fin illicite, pour laquelle on
dissipe son argent, avant tout pour les plaisirs. Aussi lit-on (Lc 15, 13) que
le fils prodigue " gaspilla sa fortune en menant une vie de débauche
". Donc il semble que la prodigalité s'oppose davantage à la tempérance et
à l'insensibilité qu'à l'avarice et à la libéralité.
Cependant, Aristote situe la prodigalité à l'opposé de la libéralité et de l'illibéralité, que nous appelons avarice.
Conclusion
:
En morale, l'opposition des vices entre eux et envers la vertu se manifeste selon l'excès et le défaut. Or l'avarice et la prodigalité diffèrent selon l'excès et le défaut, mais à des niveaux différents. Car, pour ce qui est de l'attachement aux richesses, l'avare est excessif en les aimant plus qu'il ne doit ; tandis que le prodigue est en défaut parce qu'il ne s'en soucie pas comme il devrait. Mais à l'égard des biens extérieurs, le propre du prodigue est d'être excessif pour donner, et en défaut pour garder et acquérir ; au contraire, l'avare est celui qui est en défaut pour donner, et excessif pour acquérir et garder. Ainsi est-il clair que la prodigalité s'oppose à l'avarice.
Solutions
:
1. Rien n'empêche que dans
le même sujet se rencontrent deux caractères contraires, à des plans
différents. Mais on le qualifie plutôt par ce qui est en lui à titre principal.
De même que, dans la libéralité, qui occupe un juste milieu, le principal est
le don, à quoi s'ordonnent l'acquisition et la conservation de l'argent, de
même on juge l'avarice et la prodigalité selon la façon de donner. Aussi celui
qui donne avec excès est-il appelé prodigue, et celui qui donne insuffisamment,
avare. Mais parfois celui qui donne insuffisamment n'est pas excessif dans ses
acquisitions, remarque Aristote. Il arrive aussi que certain, qui donne à
l'excès et est prodigue pour ce motif, soit excessif en même temps pour
acquérir. Soit par nécessité parce que, donnant à l'excès, ses propres biens ne
suffisent plus, d'où la nécessité d'acquérir de façon illégitime, ce qui se
rattache à l'avarice. Soit encore par un désordre de l'esprit : quand on ne
donne pas pour faire le bien, comme si l'on méprisait la vertu, on ne regarde
pas trop d'où et comment on se procure des ressources. Ainsi est-on prodigue et
avare à des points de vue différents.
2. La prodigalité a bien
pour objet les passions concernant l'argent, non par excès mais par défaut.
3. Si le prodigue donne abondamment, ce n'est pas toujours en vue des plaisirs, objets de l'intempérance, mais parfois parce qu'il est dans son tempérament de ne pas se soucier des richesses, ou encore pour un autre motif Cependant, le plus souvent, il tombe dans l'intempérance parce que, faisant des dépenses excessives dans les autres domaines, il ne redoute pas de faire des dépenses pour les plaisirs auxquels le porte davantage la convoitise de la chair ; ou encore parce que, ne trouvant pas de satisfaction dans les biens conformes à la vertu, il recherche les plaisirs matériels. Et c'est pourquoi Aristote affirme : " Beaucoup de prodigues deviennent intempérants. "
Objections
:
1. Il semble que non, car
S. Paul affirme (1 Tm 6, 10) : " La racine de tous les maux, c'est l'amour
de l'argent. " Mais ce n'est pas là racine de la prodigalité, puisque
celle-ci est à l'opposé.
2. S. Paul dit aussi (1 Tm
6, 17) : " Ordonne aux riches de ce monde de partager volontiers. "
Mais c'est ce que font surtout les prodigues. Donc la prodigalité n'est pas un
péché.
3. La prodigalité consiste
en des dons excessifs, et dans un souci insuffisant des richesses. Mais cela
convient surtout aux parfaits qui accomplissent ce précepte du Seigneur (Mt 6,
34) : " Ne soyez pas en souci pour le lendemain " et (19, 28) :
" Vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres. "
Cependant, le fils prodigue est blâmé pour sa prodigalité (Lc 15, 13).
Conclusion
:
Comme on l'a dit à l'Article précédent, la prodigalité s'oppose à l'avarice selon l'opposition entre l'excès et le défaut. Or l'un et l'autre détruisent le juste milieu de la vertu. Du fait de cette destruction, il y a vice et péché. Il faut donc en conclure que la prodigalité est un péché.
Solutions
:
1. Certains expliquent cette parole de l'Apôtre en l'appliquant non à la cupidité actuelle, mais à une cupidité habituelle, qui est le foyer de convoitise d'où naissent tous les péchés. D'autres disent qu'il parle d'une cupidité générale envers toute espèce de bien. Et ainsi est-il évident que la prodigalité naît de la cupidité ; car le prodigue veut obtenir de façon contraire à l'ordre un bien temporel, soit pour plaire aux autres, soit au moins pour satisfaire par ses dons sa volonté propre.
Mais si l'on y regarde bien,
l'Apôtre parle ici littéralement de la cupidité des richesses, car il avait dit
en premier lieu : " Ceux qui veulent devenir riches... " C'est donc
bien l'avarice qu'il qualifie de racine de tous les maux, non parce que tous
les maux en sortent toujours, mais parce qu'il n'y a aucun mal qui n'en sorte
parfois. Aussi la prodigalité naît-elle parfois de l'avarice, par exemple
lorsqu'un homme dépense beaucoup pour capter la faveur de certaines gens dont
il recevra des richesses.
2. L'Apôtre exhorte les
riches à donner facilement et généreusement leurs biens quand il le faut. C'est
ce que les prodigues ne font pas ; car, selon Aristote " leurs
largesses ne sont pas bonnes, ni faites en vue du bien, ni faites comme il
faudrait ; mais parfois ils donnent beaucoup à des gens qui devraient rester
pauvres, des histrions et des adulateurs, et ils ne font rien pour des hommes
de bien ".
3. L'excès de la prodigalité ne se mesure pas principalement à la quantité du don, mais plutôt à ce que celui-ci dépasse ce qu'il faut faire. Aussi le libéral donne-t-il parfois plus que le prodigue, si c'est nécessaire. On doit donc dire que ceux qui donnent tous leurs biens afin de suivre le Christ, et éloignent de leur esprit tout souci des biens temporels, ne sont pas prodigues, mais pratiquent parfaitement la libéralité.
Objections
:
1. Il semble que oui, car
par l'avance on nuit au prochain à qui l'on ne communique pas ses biens. Mais
par la prodigalité on se nuit à soi-même, car Aristote enseigner : " La
dissipation des richesses est comme une perdition de soi-même. " Or on
pèche plus gravement si l'on se nuit à soi-même, selon l'Ecclésiastique (14, 5)
: " Celui qui est dur pour lui-même, pour qui sera-t-il bon ? "
2. Le désordre qui surgit
comme l'accompagnement d'une condition louable est moins vicieux de ce fait.
Mais le désordre de l'avarice est parfois dans ce cas, comme on le voit chez
des gens qui ne veulent pas dépenser leur bien pour ne pas être forcés à
recevoir celui d'autrui. Or le désordre de la prodigalité accompagne une
condition blâmable, c'est pourquoi, selon Aristote " nous attribuons la
prodigalité aux hommes intempérants ".
3. La prudence est la
première des vertus morales, on l'a vu. Mais la prodigalité s'oppose à la
prudence plus que l'avarice, car on lit dans les Proverbes (21, 20) : " Il
y a un trésor précieux et de l'huile dans la demeure du sage, mais l'imprudent
gaspillera tout. " Et Aristote dit : " Le propre de l'insensé est de
donner à l'excès et de ne rien recevoir. " Donc la prodigalité est un
péché plus grave que l'avarice.
Cependant, le Philosophe dit que " le prodigue est considéré comme bien meilleur que l'avare ".
Conclusion
:
Considérée en elle-même, la prodigalité est un moindre péché que l'avarice. Et cela pour trois motifs. 1° L'avarice s'éloigne davantage de la vertu opposée. Car il appartient davantage au libéral de donner, ce que le prodigue fait à l'excès, que de prendre ou de retenir, ce qui est l'excès de l'avare. 2° " Le prodigue rend service à beaucoup de gens ; l'avare à personne, pas même à lui ", dit Aristote. 3° La prodigalité se guérit facilement. Par l'inclination de la vieillesse, qui lui est contraire. Parce qu'elle aboutit facilement à la pauvreté, pour avoir fait des dépenses inutiles. Et devenu pauvre, le prodigue ne peut plus faire des dons excessifs. Et enfin parce que la prodigalité conduit facilement à la vertu qui lui ressemble. Mais l'avare n'est pas facilement guéri, pour les raisons données plus haut.
Solutions
:
1. La différence entre le
prodigue et l'avare ne vient pas ce que l'un pèche contre lui-même et l'autre
contre autrui. Car le prodigue pèche contre lui-même en dissipant les biens
dont il devrait vivre ; et il pèche encore contre autrui en dépensant des biens
dont il devrait aider les autres. Et cela apparaît surtout chez les clercs,
dispensateurs des biens de l'Église qui appartiennent aux pauvres, que l'on
fraude en dépensant avec prodigalité. Pareillement aussi l'avare pèche contre
les autres par les insuffisances de ses dons ; et il pèche contre lui-même en
ne dépensant pas assez, ce que l'Ecclésiaste (6, 2) décrit ainsi : " Dieu
lui a donné des richesses et ne lui permet pas d'en profiter. " Cependant,
si par ses excès le prodigue nuit à lui-même et à certains, il est utile à
d'autres, tandis que l'avare n'est utile à personne, ni même à lui, parce qu'il
n'ose pas employer ses richesses, même pour son propre usage.
2. Lorsque nous parlons des
vices en général, nous en jugeons selon leur raison propre ; ainsi , pour la
prodigalité, nous tenons compte de ce qu'elle détruit des richesses de façon
excessive. Mais si quelqu'un dépense trop par intempérance, cela additionne
plusieurs péchés, et de tels prodigues sont les pires, dit Aristote. Qu'un
avare s'abstienne de recevoir le bien du prochain, bien qu'en soi cela paraisse
louable, cela peut être blâmable à cause du motif, s'il ne veut rien recevoir
pour n'être pas contraint à donner.
3. Tous les vices s'opposent à la prudence, de même que toutes les vertus sont dirigées par elle. C'est pourquoi le péché qui s'oppose seulement à la prudence est estimé plus léger.
1. Est-elle une vertu ? - 2. Fait-elle partie de la justice ?
Objections
:
1. Il semble que non, car
aucune vertu n'en supprime une autre. Or c'est ce que fait l'épikie, parce
qu'elle supprime ce qui est juste selon la loi, et semble s'opposer à la
sévérité.
2. S. Augustin a nous dit :
" Bien que les hommes jugent les lois temporelles quand ils les
instituent, une fois qu'elles ont été instituées et confirmées, il n'est plus
permis au juge de les juger, mais il doit juger selon elles. " Or l'épikie
semble juger la loi, quand elle estime qu'il ne faut pas l'observer dans un cas
donné. Donc l'épikie est un vice plutôt qu'une vertu.
3. A l'épikie semble se
rattacher l'attention que l'on porte à l'intention du législateur, selon
Aristote. Mais interpréter l'intention du législateur est réservé au prince.
C'est pourquoi l'empereur dit dans le Code : " Nous seul avons le
devoir et le droit d'interpréter entre l'équité et le droit. " Donc l'acte
de l'épikie n'est pas licite, et l'épikie n'est pas une vertu.
Cependant, Aristote en fait une vertu.
Conclusion
:
Nous l'avons dit en traitant des lois, parce que les actes humains pour lesquels on porte des lois consistent en des cas singuliers et contingents, variables à l'infini, il a toujours été impossible d'instituer une règle légale qui ne serait jamais en défaut. Mais les législateurs, attentifs à ce qui se produit le plus souvent, ont porté des lois en ce sens. Cependant, en certains cas, les observer va contre l'égalité de la justice, et contre le bien commun, visé par la loi. Ainsi la loi statue que les dépôts doivent être rendus, parce qu'elle est juste dans la plupart des cas. Il arrive pourtant parfois que ce soit dangereux, par exemple si un furieux a mis une épée en dépôt et la réclame pendant une crise, ou encore si quelqu'un réclame une somme qui lui permettra de combattre sa patrie. En ces cas et d'autres semblables, le mal serait de suivre la loi établie ; le bien est, en négligeant la lettre de la loi, d'obéir aux exigences de la justice et du bien public. C'est à cela que sert l'épikie, que l'on appelle chez nous l'équité. Aussi est-il clair que l'épikie est une vertu.
Solutions
:
1. L'épikie ne se détourne
pas purement et simplement de ce qui est juste, mais de la justice déterminée
par la loi. Et elle ne s'oppose pas à la sévérité, car celle-ci suit fidèlement
la loi quand il le faut ; suivre la lettre de la loi quand il ne le faut pas,
c'est condamnable. Aussi est-il dit dans le Code " Il n'y a pas de
doute qu'on pèche contre la loi si en s'attachant à sa lettre, on contredit la
volonté du législateur. "
2. juger de la loi, c'est
dire qu'elle est mal faite. Dire que les termes de la loi n'obligent pas en
telle ou telle circonstance, c'est juger non pas de la loi en elle-même, mais
d'un cas déterminé qui se présente.
3. L'interprétation a lieu dans les cas douteux,. où il n'est pas permis, sans la décision de l'autorité, de s'écarter des termes de la loi. Dans les cas évidents, ce qu'il faut, ce n'est pas interpréter, mais agir.
Objections
:
1. Il semble que non, car,
on l'a vu précédemment il y a deux sortes de justices : la justice particulière
et la justice légale. Mais l'épikie ne fait pas partie de la justice
particulière parce qu'elle s'étend à toutes les vertus, comme la justice
légale. De même elle ne fait pas partie de la justice légale parce qu'elle agit
en dehors des dispositions de la loi.
2. On ne donne pas une
vertu plus primordiale comme faisant partie d'une vertu qui l'est moins, car
c'est aux vertus cardinales, qui sont primordiales, qu'on rattache à titre de
parties les vertus secondaires. Mais l'épikie semble être au-dessus de la
justice, comme son nom le suggère, car il vient de épi : au-dessus, et dikaion
: ce qui est juste.
3. Il semble que l'épikie
soit identique à la modération. Car lorsque l'Apôtre dit (Ph 4, 5) : " Que
votre modération soit connue de tous les hommes ", le mot grec correspond
à épikie. Mais, selon Cicéron, la modération fait partie de la tempérance. Donc
l'épikie ne fait pas partie de la justice.
Cependant, Aristote dit que " l'épikie est quelque chose de juste ".
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit antérieurement, une " partie " d'une vertu peut se dire en trois sens : partie subjective, partie intégrante et partie potentielle. La partie subjective est celle à laquelle on attribue essentiellement le tout dont elle n'est qu'une partie. Et cela peut se faire de deux façons. Parfois en effet on attribue le tout aux parties selon une seule raison, comme on attribue le genre " animal " au cheval et au boeuf ; mais parfois l'attribution est faite à l'une des deux parties par priorité : c'est ainsi que l'être est attribué d'abord à la substance et ensuite à l'accident. Donc l'épikie fait partie de la justice prise en général, comme " une sorte de réalisation de la justice ", dit Aristote. Il est donc clair que l'épikie est une partie subjective de la justice. Mais on l'appelle justice en priorité par rapport à la justice légale, car celle-ci se dirige selon l'épikie. Aussi celle-ci est-elle comme la règle supérieure des actes humains.
Solutions
:
1. L'épikie correspond à
proprement parler à la justice légale ; d'une certaine façon elle y est
incluse, et d'une certaine façon elle la dépasse. Si l'on appelle justice
légale celle qui obéit à la loi soit quant à la lettre de celle-ci, soit quant
à l'intention du législateur, qui est plus importante, alors l'épikie est la
partie la plus importante de la justice légale. Mais si l'on appelle justice
légale uniquement celle qui obéit à la loi selon la lettre, alors l'épikie ne
fait pas partie de la justice légale, mais de la justice prise dans son sens
général, et elle se distingue de la justice légale comme la dépassant.
2. Comme dit Aristote,
" l'épikie est meilleure qu'une certaine justice, la justice légale qui
observe la lettre de la loi. Mais parce qu'elle-même est une certaine justice,
elle n'est pas meilleure que toute justice ".
3. Il revient à l'épikie d'être modératrice à l'égard de l'observance littérale de la loi. Mais la modération qui fait partie de la tempérance modère la vie extérieure de l'homme, sa démarche, son vêtement, etc. Cependant il est possible que chez les Grecs le mot " épikie " soit transféré, à cause d'une certaine ressemblance, à toutes sortes de modérations.
Étudions maintenant le don du Saint-Esprit qui correspond à la justice, et qui est le don de piété.
1. La piété est-elle un don du Saint-Esprit ? - 2. Quelle est la béatitude et quels sont les fruits qui lui correspondent ?
Objections
:
1. Il semble que non, car
les dons diffèrent des vertus, on l'a déjà vu. Or on a dit récemment que
la piété est une vertu.
2. Les dons sont supérieurs
aux vertus, surtout aux vertus morales, on l'a vu précédemment. Mais parmi les
parties de la justice, la religion est plus importante que la piété. Donc, si
une partie de la justice devait être mise parmi les dons, il semble que ce
devrait être la religion plutôt que la piété.
3. Les dons, avec leurs
actes, demeurent dans la patrie, on l'a vu. Mais l'acte de la piété ne peut y
demeurer car S. Grégoire nous dit : " Ainsi, elle n'existera plus
dans la patrie, où il n'y aura pas de misère. " Donc la piété n'est pas un
don.
Cependant, Isaïe (11, 2) met la piété parmi les dons.
Conclusion
:
Comme on l'a vu précédemment les dons du Saint-Esprit sont des dispositions habituelles de l'âme qui la rendent prête à se laisser mouvoir par l'Esprit. Entre autres impulsions, l'Esprit-Saint nous pousse à un amour filial envers Dieu, selon l'épître aux Romains (8,15) : " Vous avez reçu l'Esprit des enfants d'adoption en qui nous crions : Abba, Père. " Et parce que c'est le rôle propre de la piété de rendre au père le culte que nous lui devons, il s'ensuit que la piété par laquelle nous rendons un culte à Dieu comme à notre Père, sous l'impulsion du Saint-Esprit, cette piété est un don de celui-ci.
Solutions
:
1. La piété par laquelle
nous rendons le culte que nous devons à notre père selon la chair est une vertu
; mais la piété qui est un don rend ce culte à Dieu en tant qu'il est Père.
2. Rendre un culte à Dieu
créateur, ce que fait la vertu de religion, est plus excellent que rendre un
culte à notre père charnel, ce que fait la piété qui est une vertu. Mais rendre
un culte à Dieu comme Père est encore plus excellent que de rendre un culte à
Dieu comme Créateur et Seigneur. Aussi la religion est-elle supérieure à la
vertu de piété ; mais la piété comme désignant un don est supérieure à la vertu
de religion.
3. De même que par la piété qui est une vertu on rend un culte non seulement à son père selon la chair, mais encore à tous ceux qui sont du même sang, parce qu'ils se rattachent au père ; de même encore la piété qui est un don rend ses devoirs et son culte non seulement à Dieu, mais encore à tous les hommes en tant qu'ils se rattachent à Dieu. Et c'est pourquoi il revient à ce don de piété d'honorer les saints et " de ne pas contredire l'Écriture, qu'on la comprenne ou non ", dit S. Augustin. Par suite, c'est encore elle qui vient au secours des malheureux. Et bien que cet acte n'aie pas sa place dans la patrie, surtout après le jour du jugement, son acte principal y aura pourtant sa place, car il consiste à rendre à Dieu un culte filial qui alors sera prédominant selon le livre de la Sagesse (5, 5) : " Voici comment ils ont été comptés parmi les fils de Dieu. " En outre les saints se rendront mutuellement honneur. Mais maintenant, jusqu'au jour du jugement, les saints seront miséricordieux pour ceux qui vivent dans cette condition de misère.
Objections
:
1. Il semble qu'au don de
piété ne corresponde pas la deuxième béatitude : " Bienheureux les doux.
" En effet, le don de piété correspond à la justice, ou encore à la
quatrième béatitude : " Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la
justice. " Ou encore à la cinquième : " Bienheureux les
miséricordieux ", parce que, comme on l'a dit, l'oeuvre de la miséricorde
se rattache à la piété. Donc la deuxième béatitude ne se rattache pas au don de
piété.
2. Le don de piété est
dirigé par le don de science, qui figure dans l'énumération des dons chez Isaïe
(11, 2). Or celui qui dirige et celui qui exécute ont le même but. Donc,
puisque la troisième béatitude - " Bienheureux ceux qui pleurent " se
rattache à la science, il semble que la deuxième ne se rattache pas à la piété.
3. Les fruits correspondent
aux béatitudes et aux dons, comme on l'a vu antérieurement. Mais, parmi les
fruits, la bonté et la bénignité paraissent s'accorder davantage avec la piété
que la mansuétude qui se rattache à la douceur. Donc la deuxième béatitude ne
correspond pas au don de piété.
Cependant, S. Augustin écrit : " La piété convient aux hommes doux. "
Conclusion
:
Pour adapter les béatitudes aux dons on peut envisager deux sortes de rapprochements. L'une selon leur ordre, que S. Augustin semble avoir suivi. Aussi attribue-t-il la première béatitude (selon S. Matthieu) au dernier des dons (selon Isaïe), qui est le don de crainte. La deuxième - " Bienheureux les doux ", il l'attribue au don de piété, et ainsi de suite.
On peut envisager d'autres rapprochements selon la raison propre du don et celle de la béatitude. Il faut alors rapprocher les béatitudes et les dons selon leurs objets et leurs actes. A ce point de vue, la quatrième et la cinquième béatitude correspondent mieux que la deuxième au don de piété. Cependant la deuxième rejoint la piété en tant que la mansuétude supprime ce qui pourrait s'opposer aux actes de piété.
Solutions
:
1. Cela répond à la
première objection.
2. Selon les
caractéristiques des béatitudes et des dons, la même béatitude doit
correspondre aux dons de piété et de science. Mais si l'on suit l'ordre
d'énumération, diverses béatitudes s'y adaptent, à condition d'observer une
certaine affinité, comme on vient de le dire.
3. Parmi les fruits, la bonté et la bénignité peuvent être attribuées directement à la piété ; mais la mansuétude indirectement, en tant qu'elle supprime ce qui empêcherait les actes de piété, on vient de le dire.
1. Les préceptes du décalogue concernent-ils la justice ? - 2. Le premier précepte.
- 3. Le deuxième. - 4. Le troisième. - 5. Le quatrième. - 6. Les six derniers préceptes.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car
" l'intention du législateur est de rendre les citoyens vertueux " de
toutes les vertus, dit Aristote ; aussi dit-il encore que la loi donne des
préceptes concernant tous les actes de toutes les vertus. Mais les préceptes du
décalogue sont les principes premiers de toute la loi divine. Donc ils ne
concernent pas seulement la justice.
2. C'est à la justice que
semblent se rattacher surtout les préceptes judiciaires, qui se distinguent des
préceptes moraux, comme on l'a vu précédemment. Donc les préceptes du décalogue
ne concernent pas la justice.
3. La loi transmet surtout
les commandements concernant les actes de justice qui se rattachent au bien
commun, comme les fonctions publiques et les institutions analogues. Mais il
n'est pas fait mention de cela dans les préceptes du décalogue.
4. Les préceptes du
décalogue se distinguent en deux tables correspondant à l'amour de Dieu et à
l'amour du prochain, qui relèvent de la vertu de charité. Donc les préceptes du
décalogue concernent la charité plus que la justice.
Cependant, la justice paraît être la seule vertu qui nous ordonne à autrui. Mais tous les préceptes du décalogue nous ordonnent à autrui, comme on le voit en les parcourant un par un. Donc tous les préceptes du décalogue se rapportent à la justice.
Conclusion
:
Les préceptes du décalogue sont les premiers préceptes de la loi, et la raison naturelle leur donne aussitôt son assentiment comme aux principes les plus évidents. Mais il est non moins évident que la raison de dette, nécessaire pour qu'il y ait précepte, apparaît dans la justice, qui regarde autrui ; parce que, dans ce qui regarde lui-même, il apparaît au premier coup d'oeil que l'homme est maître de lui, et qu'il lui est permis de faire ce qu'il veut. Mais quand il s'agit de ce qui regarde autrui, il est évident qu'on est obligé de rendre à autrui ce qu'on lui doit. Et c'est pourquoi il fallait que les préceptes du décalogue se rapportent à la justice. Aussi les trois premiers préceptes concernent-ils les actes de la religion, partie principale de la justice ; le quatrième concerne les actes de la piété, partie secondaire de la justice ; les six autres préceptes règlent les actes de la justice générale qui concerne les rapports entre égaux.
Solutions
:
1. La loi vise à rendre
vertueux tous les hommes, mais dans un certain ordre : elle leur donne d'abord
des préceptes pour les actes où se manifeste plus clairement la raison de
dette, nous venons de le dire.
2. Les préceptes
judiciaires sont des déterminations des préceptes moraux en tant qu'ils sont
ordonnés au prochain, de même que les préceptes cérémoniels sont des
déterminations des préceptes moraux en tant qu'ils sont ordonnés à Dieu. Ni les
uns ni les autres ne se trouvent dans le décalogue. Cependant ils sont des
déterminations des préceptes de celui-ci, et ainsi ils se rapportent à la
justice.
3. Ce qui se rapporte au
bien commun doit être réparti diversement selon la diversité des hommes. C'est
pourquoi on ne devait pas en faire des préceptes du décalogue, mais des
préceptes judiciaires.
4. Les préceptes du décalogue se rattachent à la charité comme à leur fin selon S. Paul (1 Tm 1, 5) : " La fin du précepte, c'est la charité. " Mais ils se rattachent à la justice en tant qu'ils portent immédiatement sur les actes de cette vertu.
Objections
:
1. Il semble que ce
précepte soit mal formulé. Car l'homme a davantage d'obligation envers Dieu
qu'envers son père selon la chair, d'après l'épître aux Hébreux (12, 9) :
" Ne serons-nous pas soumis bien davantage au Père des esprits, pour avoir
la vie ? " Or, le précepte sur la piété dont on honore son père a une
forme affirmative : " Honore ton père et ta mère. " Donc, à plus
forte raison, le premier précepte de la religion dont on doit honorer Dieu
devrait-il être rédigé sous forme affirmative. D'autant plus que l'affirmation
précède par nature la négation.
2. On a dit à l'Article précédent que le premier précepte se rattache à la
religion. Mais celle-ci, n'étant qu'une vertu, n'a qu'un acte. Or le premier précepte
prohibe trois actes. Premièrement : " Tu n'auras pas de dieux étrangers
devant moi. " Deuxièmement " Tu ne feras pas d'idole. "
Troisièmement " Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux, et tu ne les
serviras pas. " Donc ce premier précepte est mal formulé.
3. S. Augustin nous dit que
le premier précepte exclut le vice de superstition. Mais il y a bien d'autres
superstitions nocives que l'idolâtrie, on l'a vu précédemment.
Cependant, il y a l'autorité de l'Écriture (Ex 20, 3).
Conclusion
:
Il revient à la loi de rendre les hommes bons. C'est pourquoi il faut que ses préceptes soient rangés selon l'ordre où la vertu est engendrée chez l'homme.
Or dans l'ordre de la génération deux points sont à observer. D'abord que la première partie est constituée en premier. Ainsi, dans la génération de l'animal, ce qui est engendré d'abord, c'est le coeur, et pour la maison on pose d'abord les fondations. Dans la bonté de l'âme vient en premier la bonté de la volonté, grâce à laquelle l'homme use bien de toute autre bonté. Or la bonté de la volonté se mesure d'abord à son objet, qui est la fin. C'est pourquoi, chez celui que la loi doit former à la vertu, il fallait d'abord, pour ainsi dire, poser comme fondement la religion, qui règle l'ordre de l'homme à Dieu, fin ultime de sa volonté.
Deuxièmement, il faut veiller, dans l'ordre de la génération, à enlever d'abord les oppositions et les obstacles. Ainsi le laboureur nettoie son champ avant de l'ensemencer, comme dit Jérémie (4, 3) : " Défrichez pour vous ce qui est en friche, ne semez pas sur les épines et les chardons. " C'est pourquoi, à l'égard de la religion, l'homme devait d'abord être formé à éliminer les obstacles à la vraie religion. Or le principal d'entre eux, c'est que l'homme s'attache à un faux dieu, selon la parole (Mt 6, 24) : " Vous ne pouvez pas servir Dieu et Mammon. " C'est pourquoi le premier précepte de la loi exclut le culte des faux dieux.
Solutions
:
1. Même au sujet de la
religion il y a un précepte affirmatif : " Souviens-toi de sanctifier le
sabbat. " Mais il fallait le faire précéder par les préceptes négatifs
supprimant les obstacles à la religion. Car, bien que l'affirmation précède par
nature la négation, cependant, selon l'ordre de la génération, la négation qui
écarte les obstacles passe en premier, nous venons de le dire. Et surtout dans
les choses divines où les négations l'emportent sur les affirmations, à cause
de notre infirmité, selon Denys.
2. Le culte des dieux
étrangers se montrait de deux façons. Certains adoraient des créatures comme
des dieux, mais sans en faire d'images. C'est ainsi, selon Varron, que les
anciens Romains ont longtemps honoré leurs dieux sans les représenter. Et ce
culte est prohibé le premier par ces paroles : " Tu n'auras pas de dieux
étrangers. " Chez d'autres, le culte des faux dieux s'adressait à des
images. C'est pourquoi il était à juste titre interdit de faire ces images :
" Tu ne feras pas d'idole ", et de leur rendre un culte " Tu ne
te prosterneras pas. "
3. Toutes les autres superstitions procèdent d'un pacte, tacite ou exprès, conclu avec le démon. Elles sont donc toutes condamnées par ces mots " Tu n'auras pas de dieux étrangers. "
Objections
:
1. Il semble que ce
deuxième précepte soit mal formulé. En effet, ce précepte : " Tu ne
prendras pas en vain le nom de ton Dieu " est expliqué dans la Glose :
" Tu ne croiras pas qu'une créature est le Fils de Dieu ", ce qui
prohibe une erreur en matière de foi. Et sur le parallèle du Deutéronome (5, 11),
elle explique : " ... en attribuant le nom de Dieu à du bois ou à de la
pierre ", ce qui prohibe une fausse profession de foi, qui est un acte
d'infidélité en même temps qu'une erreur. Or l'acte d'infidélité est antérieur
à la superstition, comme la foi est antérieure à la religion. Donc ce précepte
aurait dû précéder le premier, qui prohibe la superstition.
2. On " prend "
le nom de Dieu pour toutes sortes d'actions : pour le louer, pour faire des
miracles, et pour ce que nous disons et faisons, selon la recommandation de S.
Paul (Col 3, 17) : " Tout ce que vous faites, en parole ou en acte,
faites-le au nom du Seigneur. " Donc interdire de prendre le nom de Dieu
en vain semble plus universel que d'interdire la superstition, et ce deuxième
précepte aurait dû venir avant le premier.
3. On explique le précepte
: " Tu ne prendras pas le nom de Dieu en vain " par cette parole :
" En jurant pour un rien. " On voit donc que ce précepte interdit le
serment inutile, c'est-à-dire sans motif suffisant. Mais le faux serment,
étranger à la vérité, et le serment injuste, étranger à la justice, sont
beaucoup plus graves. C'est donc eux plutôt qu'il aurait fallu interdire par ce
précepte.
4. Un péché beaucoup plus
grave que le parjure, c'est le blasphème, et toutes les paroles et actions qui
injurient Dieu. C'est donc tout cela qui aurait dû être prohibé par ce
précepte.
5. Dieu a beaucoup de noms.
On n'aurait donc pas dû dire de cette façon vague : " Tu ne prendras pas
en vain le nom de ton Dieu. "
Cependant, il y a l'autorité de l'Écriture (Ex 20, 7 Dt 5, 11).
Conclusion
:
Il faut commencer par exclure les obstacles à la vraie religion, avant d'y établir celui qu'on forme à la vertu. Or la vraie religion se heurte à un double obstacle. L'un, par excès, consiste à rendre un culte religieux indu à un autre que Dieu : c'est de la superstition. L'autre obstacle vient d'un défaut de respect, lorsque l'on méprise Dieu : c'est alors le vice d'irréligiosité, comme nous l'avons vu. La superstition empêche la religion en ce qu'elle s'oppose au culte rendu à Dieu. Celui dont l'âme est asservie à un culte indu ne peut en même temps rendre à Dieu le culte qui lui est dû, selon cette parole d'Isaïe (28, 20) : " Le lit est si étroit que l'un des deux doit tomber ", c'est-à-dire que le vrai Dieu ou le faux doit quitter le coeur de l'homme, " et la couverture est trop petite pour les couvrir tous deux ". Quant à l'irréligiosité, elle empêche la religion en ce qu'elle s'oppose à ce que Dieu, une fois accueilli, soit honoré. Or, accueillir Dieu pour l'honorer précède les honneurs qu'on lui rend après l'avoir accueilli. C'est pourquoi le précepte prohibant la superstition précède le deuxième précepte qui interdit le parjure, lequel se rattache à l'irréligiosité.
Solutions
:
1. Ces commentaires sont
mystiques. L'explication littérale se trouve dans le Deutéronome (5, 11) :
" Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu ", c'est-à-dire
" en affirmant par serment ce qui n'existe pas ".
2. Ce précepte n'interdit
pas tout usage du nom de Dieu, mais précisément son emploi pour confirmer par
serment une parole humaine, parce que cet emploi est le plus fréquent chez les
hommes. On peut cependant en déduire qu'on interdit ainsi tout emploi déréglé
du nom de Dieu. C'est de ce point de vue que se placent les commentaires cités.
3. " Jurer pour un
rien " se dit de celui qui jure pour ce qui n'existe pas ; cela se
rattache au faux serment qui mérite à titre premier le nom de parjure, comme
nous l'avons dit. Car, lorsque l'on jure faussement, le serment est vain par
lui-même, parce qu'il ne se fonde pas sur la vérité. Mais quand quelqu'un jure
sans réfléchir, par légèreté, la vanité ne tient pas au serment lui-même, mais
à celui qui jure.
4. Lorsque l'on instruit
quelqu'un dans une science, on commence par lui donner une introduction
générale ; de même la loi, qui forme l'homme à la vertu, avec les préceptes du
décalogue qui viennent en premier, lui montre par ses interdictions et ses
commandements, ce qui se produit le plus souvent au cours de la vie humaine.
C'est pourquoi un précepte du décalogue interdit le parjure, qui est plus
fréquent que le blasphème.
5. On doit le respect aux différents noms de Dieu à cause de la réalité signifiée, qui est unique, non en raison du sens des mots, qui sont multiples. Et c'est pourquoi il est dit au singulier : " Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu ", car peu importe par lequel des noms de Dieu le parjure est commis.
Objections
:
1. Il semble que ce précepte
sur la sanctification du sabbat soit mal formulé. En effet, ce précepte, si on
le comprend spirituellement, a une portée générale. En effet sur Luc (13, 14) :
" Le chef de la synagogue, indigné de ce que Jésus avait fait une guérison
le jour du sabbat... ", S. Ambroise explique : " La loi n'interdit
pas de guérir un homme le jour du sabbat, mais d'accomplir des oeuvres
serviles, c'est-à-dire de se laisser accabler par les péchés. " Mais selon
le sens littéral, c'est un précepte cérémoniel, car il est écrit dans l'Exode
(31, 13) : " Veillez à observer mon sabbat, car c'est un signe entre moi
et vous pour vos descendants. " Or les préceptes du décalogue sont à la
fois spirituels et moraux. Donc ce précepte n'est pas à sa place ici.
2. Les préceptes cérémoniels
de la loi englobent les choses sacrées, les sacrifices, les sacrements et les
observances, nous l'avons montré. Aux choses sacrées se rattachaient non
seulement les jours sacrés, mais aussi les lieux sacrés, en plus du sabbat. Il
est donc illogique de faire mention de l'observance du sabbat en omettant tous
les autres préceptes cérémoniels.
3. Celui qui transgresse un
précepte du décalogue commet un péché. Mais dans la loi ancienne certains
transgressaient l'observance du sabbat sans commettre de péché, comme ceux qui
circoncisaient les enfants le huitième jour, et les prêtres qui officiaient au
Temple le jour du sabbat. Élie, puisqu'il est parvenu en quarante jours à
Horeb, la montagne de Dieu, a bien voyagé le sabbat. De même encore les prêtres
qui ont porté l'arche du Seigneur pendant sept jours doivent avoir continué
leur circuit pendant le sabbat (Jos 6, 14). Et il est dit aussi (Lc 13, 15) :
" Est-ce que chacun de vous ne détache pas son boeuf ou son âne pour le
conduire à l'abreuvoir ? " Donc cette sanctification du sabbat n'est pas à
sa place dans le décalogue.
4. Même dans la loi
nouvelle il faut observer les préceptes du décalogue. Mais dans la loi nouvelle
on n'observe pas ce précepte-ci ni quant au sabbat ni quant au dimanche, où
l'on fait la cuisine, où les gens voyagent, pêchent et ont beaucoup d'autres
occupations. Il ne convient donc pas de donner un précepte sur l'observation du
sabbat.
Cependant, il y a l'autorité de l'Écriture (Ex 20, 8).
Conclusion
:
Une fois enlevés les obstacles à la vraie religion par les deux premiers préceptes du décalogue, comme nous l'avons vu à l'Article précédent, il était logique de donner un troisième précepte qui établirait les hommes dans la vraie religion. Or il revient à celle-ci de rendre un culte à Dieu. De même que l'Écriture sainte nous propose les vérités divines sous les images de certaines réalités corporelles, de même le culte extérieur est rendu à Dieu par un signe sensible. Pour ce qui est du culte intérieur qui consiste dans la prière et la dévotion, l'homme est guidé davantage par l'impulsion intérieure du Saint-Esprit ; mais, pour le culte extérieur, il a fallu lui donner dans la loi un précepte portant sur un signe sensible. Et parce que les préceptes du décalogue sont comme les principes premiers et généraux de la loi, dans le troisième précepte du décalogue on prescrit le culte extérieur de Dieu sous le signe de son bienfait universel envers les hommes. C'est-à-dire qu'on rappelle ainsi l'oeuvre de la création du monde, dont on nous dit que Dieu s'est reposé le septième jour. En signe de quoi, il est prescrit de sanctifier le jour du Seigneur, c'est-à-dire de le consacrer à un loisir en l'honneur de Dieu. C'est pourquoi dans l'Exode (20, 11), après avoir énoncé le précepte de sanctifier le sabbat, on donne cette raison : " En six jours Dieu fit le ciel et la terre, et le septième jour il se reposa. "
Solutions
:
1. Le précepte de sanctifier le sabbat, entendu littéralement, est en partie moral et en partie cérémoniel. Il est moral en ce que l'homme doit consacrer quelque temps de sa vie à s'occuper des choses divines. Il y a en effet dans l'homme un penchant naturel à consacrer quelque temps à tout ce qui lui est nécessaire, comme les repas, le sommeil, etc. Aussi doit-il encore consacrer quelque temps, selon l'invitation de la raison naturelle, à la réfection de son âme en Dieu. Et c'est ainsi que réserver du temps à s'occuper des choses divines est l'objet d'un précepte moral.
Mais en tant que ce précepte détermine un temps spécial pour symboliser la création du monde, il est un précepte cérémoniel. Il est encore cérémoniel en un sens allégorique, en tant qu'il préfigurait le repos du Christ au tombeau, le septième jour. De même, il a une signification morale en tant qu'il symbolise la cessation de toute activité coupable et le repos de l'âme en Dieu. Et en ce sens c'est un précepte de portée générale. De même encore il est cérémoniel selon une signification analogique, comme figurant le repos procuré par la jouissance de Dieu dans la patrie.
En fait, ce précepte figure dans le
décalogue en tant que moral, non en tant que cérémoniel.
2. Les autres cérémonies de la loi symbolisent des oeuvres divines particulières. Mais l'observance du sabbat est le signe d'un bienfait général : la production de toutes les créatures.
Et c'est pourquoi il convenait de
l'introduire dans les préceptes généraux du décalogue plutôt qu'un autre
précepte cérémoniel.
3. Dans l'observance du sabbat, deux points sont à considérer. Le premier est sa fin : que l'homme s'applique aux choses divines. C'est signifié par cet ordre : " Souviens-toi de sanctifier le jour du sabbat. " Car dans la loi " sanctifier " signifie consacrer au culte divin. L'autre point est l'arrêt de tout travail, ce qui est signifié ensuite : " Le septième jour du Seigneur ton Dieu, tu ne feras aucun travail. " Et de quel travail il faut l'entendre, nous l'apprenons par le Lévitique (23, 35) : " En ce jour-là vous ne ferez aucune oeuvre servile. "
Une oeuvre est dite servile parce qu'elle implique une servitude. Or il y en a trois sortes. Par l'une l'homme est asservi au péché : " Celui qui commet le péché est esclave du péché " (Jn 8, 34). En ce sens, toute oeuvre de péché est une oeuvre servile. Une autre servitude est celle qui asservit un homme à un autre. Mais ce ne peut être que corporellement, non selon l'esprit, comme nous l'avons vu. C'est pourquoi, en ce sens, on appelle oeuvres serviles les travaux corporels qu'un homme accomplit comme esclave d'un autre. La troisième sorte de servitude est envers Dieu. Et en ce sens on peut identifier oeuvre servile et oeuvre de latrie, car celle-ci constitue le service de Dieu.
Si l'on entend " oeuvre servile " en ce sens, elle n'est pas interdite le jour du sabbat. Ce serait contraire à la fin de l'observance sabbatique, car si l'homme s'abstient des autres travaux le jour du sabbat, c'est pour vaquer aux oeuvres qui se rattachent à notre servitude envers Dieu. C'est le sens de cette parole (Jn 7, 23) : " On circoncit le jour du sabbat pour que ne soit pas enfreinte la loi de Moïse. " Et de cet autre (Mt 12, 5) : " Le jour du sabbat, les prêtres dans le Temple violent le sabbat ". c'est-à-dire y travaillent corporellement " sans commettre de péché ". C'est ainsi encore que les prêtres, en portant l'arche autour de Jéricho pendant le sabbat, n'ont pas transgressé le précepte du sabbat. De même encore, l'exercice d'aucune activité spirituelle ne contredit l'observance du sabbat, comme d'enseigner par la parole ou par l'écrit. Aussi la Glose dit-elle (sur Nb 28, 9) : " Les forgerons et autres artisans se reposent le jour du sabbat. Le lecteur de la loi divine ou le docteur ne cesse pas son travail et pourtant il ne souille pas le sabbat, comme les prêtres qui violent le sabbat sans commettre de péché. "
Mais les autres oeuvres serviles, au premier ou au second sens de ce mot, sont contraires à l'observance du sabbat dans la mesure où elles empêchent l'application aux choses divines. Et parce que l'on est détourné plus par une oeuvre de péché que par une oeuvre licite, même si celle-ci est corporelle, celui qui pèche un jour de fête viole le précepte plus que celui qui accomplit une oeuvre corporelle, mais de soi licite. Ce qui fait dire à S. Augustin : " Les Juifs feraient mieux ce jour-là de travailler utilement dans leurs champs que de soulever des séditions au théâtre. Et leurs femmes feraient mieux de filer la laine le sabbat que de danser toute la journée de façon inconvenante aux néoménies. " Mais celui qui pèche véniellement contre le sabbat ne manque pas au précepte, car le péché véniel n'empêche pas la sainteté.
Les travaux corporels qui ne
servent pas au culte spirituel sont appelés serviles parce qu'ils reviennent en
propre aux serviteurs ; mais lorsqu'ils sont communs aux esclaves et aux hommes
libres, on ne les appelle pas serviles. Tout homme, esclave ou libre, est tenu
dans le domaine des choses nécessaires, de pourvoir non seulement à soi-même
mais encore au prochain, et d'abord en ce qui concerne le salut du corps, selon
les Proverbes (24, 11) : " Délivre ceux qu'on envoie à la mort. "
Ensuite, en leur évitant une perte de leurs biens, selon le Deutéronome (22, 1)
: " Si tu vois vagabonder le boeuf ou la brebis de ton frère, tu ne te
déroberas pas, mais tu les ramèneras à ton frère. " C'est pourquoi le
travail corporel destiné à conserver le salut de son propre corps ne viole pas
le sabbat. Manger, comme tout ce qu'on peut faire pour conserver la santé de
son corps, ne viole donc pas le sabbat. Et c'est pourquoi les Maccabées n'ont
pas souillé le sabbat en combattant pour se défendre un jour de sabbat (1 M 2,
41). Ni pareillement Élie fuyant pour échapper à Jézabel un jour de sabbat. Et
c'est pourquoi encore le Seigneur (Mt 12, 4) excuse ses disciples qui
cueillaient des épis un jour de sabbat, poussés par la nécessité. Pareillement,
le travail corporel ordonné au salut corporel d'autrui n'est pas contraire à
l'observance du sabbat. Aussi Jésus dit-il (Jn 7, 23) : " Vous êtes
indignés contre moi parce que j'ai guéri un homme tout entier le jour du sabbat
? " Pareillement encore le travail corporel ordonné à éviter un dommage
extérieur ne viole pas le sabbat. Aussi le Seigneur dit-il (Mt 12, 11) : "
Lequel d'entre vous, s'il n'a qu'une brebis et si elle tombe dans un trou le
jour du sabbat, n'ira la prendre et la relever ? "
4. Dans la loi nouvelle, l'observance du dimanche a remplacé l'observance du sabbat, non en vertu d'un précepte de la loi, mais en vertu de la constitution de l'Église et de la coutume du peuple chrétien. Cette observance n'est pas figurative comme celle du sabbat dans l'ancienne loi, et c'est pourquoi l'interdiction de travailler le dimanche n'est pas aussi stricte que celle du sabbat ; certains travaux sont permis le dimanche, qui étaient interdits le sabbat, comme la cuisine. En outre dans la loi nouvelle on dispense plus facilement, pour une nécessité, de travaux prohibés qu'on ne le faisait sous la loi ancienne. Parce que ce qui est figuratif sert à professer la vérité, ce qui ne permet aucun relâchement même léger ; mais ces travaux considérés en eux-mêmes peuvent varier selon le lieu et le temps.
Objections
:
1. Il semble que le
quatrième commandement, celui d'honorer ses parents, soit mal présenté. En
effet, c'est un précepte qui se rattache à la piété. Mais si la piété fait
partie de la justice, de même le respect, la gratitude, et d'autres vertus dont
on a déjà parlé. Il semble donc qu'on ne devait pas donner un précepte spécial
pour la piété, quand on n'en donne pas pour les autres vertus.
2. La piété ne rend pas un
culte aux parents seulement, mais aussi à la patrie, aux autres membres de la
famille et aux amis de la patrie, on l'a dit en son lieu. Il est donc choquant
que ce quatrième précepte mentionne seulement d'honorer son père et sa mère.
3. On ne doit pas seulement
honorer ses parents, mais encore les soutenir. Le précepte est insuffisant sur
ce point.
4. Il arrive parfois que
ceux qui honorent leurs parents meurent jeunes, et que d'autres qui ne les
honorent pas vivent longtemps. On a donc eu tort d'ajouter à ce précepte la
promesse : " Pour que tu vives longtemps sur la terre. "
Cependant, il y a l'autorité de la Sainte Écriture (Ex 20, 12).
Conclusion
:
Les préceptes du décalogue sont ordonnés à l'amour de Dieu et du prochain. Parmi nos proches, c'est à nos parents que nous avons le plus d'obligation. C'est pourquoi immédiatement après les préceptes qui nous ordonnent à Dieu se trouve le précepte nous ordonnant à nos parents, qui sont le principe particulier de notre existence comme Dieu en est le principe universel. Et ainsi y a-t-il une certaine affinité entre ce commandement et ceux de la première table.
Solutions
:
1. Comme on l'a dit
précédemment, la piété est ordonnée à nous faire accomplir nos devoirs envers
nos parents, ce qui concerne tout le monde. Et c'est pourquoi, parmi les
préceptes du décalogue qui sont pour tous, on devait mettre un commandement
relatif à la piété, plutôt qu'aux autres vertus annexes de la justice, qui
visent un devoir spécial.
2. On se doit à ses parents avant de se devoir à la patrie et à ses consanguins, parce que ceux-ci et la patrie ne nous touchent qu'à cause des parents dont nous sommes nés.
C'est pourquoi, puisque les
préceptes du décalogue sont les premiers préceptes de la loi, ils ordonnent
l’homme à ses parents plus qu'à sa patrie et. aux autres consanguins.
Néanmoins, dans ce précepte d'honorer ses parents, on comprend qu'il ordonne à
chacun ce qui lui est dû, comme un devoir secondaire est inclus dans un devoir
principal.
3. On doit respect et
honneur aux parents en tant que tels. Mais les assister et leur rendre d'autres
services leur est dû en raison d'un accident, par exemple parce qu'ils sont
indigents, ou esclaves, etc., comme on l'a dit plus haut. Et parce que ce qui
est essentiel prime ce qui est accidentel, le précepte d'honorer ses parents est
prescrit de façon spéciale dans ces préceptes de la loi que contient le
décalogue. Dans ce précepte, comme dans l'obligation principale, est inclus le
devoir de les soutenir, avec tout ce que l'on doit à ses parents.
4. La longévité est promise
à ceux qui honorent leurs parents non seulement quant à la vie future, mais
aussi quant à la vie présente selon S. Paul (1 Tm 4, 8) : " La piété est
utile à tout, car elle a la promesse de la vie présente comme de la vie future.
" Et cela se justifie. Celui qui se montre reconnaissant d'un bienfait
mérite, par une sorte de convenance, que ce bienfait lui soit conservé ; par
l'ingratitude, au contraire, on mérite de perdre le bienfait. Or, après Dieu,
c'est de nos parents que nous tenons le bienfait de la vie corporelle. Aussi
celui qui honore ses parents, comme pour reconnaître leur bienfait, mérite de
conserver la vie ; celui qui ne les honore pas, comme un ingrat, mérite de la
perdre.
Cependant, parce que les biens et les maux de la vie présente ne tombent sous le mérite ou le démérite que dans la mesure où ils sont ordonnés à la récompense future, comme nous l'avons dit, il arrive, selon le plan mystérieux des jugements divins qui visent surtout la rémunération future, que certains, qui pratiquent la piété filiale, meurent prématurément, et que d'autres, qui ne la pratiquent pas, vivent plus longtemps.
Objections
:
1. Ils ne semblent pas
judicieusement formulés. Car il ne suffit pas pour le salut de ne pas nuire au
prochain, mais il est requis de lui rendre ce qu'on lui doit, selon S. Paul (Rm
13, 7) : " Rendez à tous ce qui leur est dû. " Mais dans les six
derniers préceptes il est uniquement interdit de nuire au prochain.
2. Dans ces préceptes sont
prohibés l'homicide, l'adultère, le vol et le faux témoignage. Mais on peut
nuire au prochain de bien d'autres façons, comme on l'a déterminé précédemment.
3. On peut envisager la
convoitise de deux façons : en tant qu'elle est un acte de la volonté, comme au
livre de la Sagesse (6, 21) : " La convoitise de la sagesse conduit à la
royauté perpétuelle " ; ou bien en tant qu'elle est un acte de la
sensualité, comme il est dit en S. Jacques (4, 1) : " D'où viennent les
guerres et les procès parmi vous ? N'est-ce pas des convoitises qui combattent
dans vos membres ? " Mais le précepte du décalogue ne prohibe pas la
convoitise de sensualité, car à ce compte les premiers mouvements seraient des
péchés mortels, puisqu'ils iraient contre un précepte du décalogue.
Pareillement, on n'interdit pas la convoitise de volonté, puisqu'elle est
incluse en tout péché. Donc on a eu tort de mettre dans les préceptes du
décalogue ceux qui prohibent la convoitise.
4. L'homicide est un péché
plus grave que l'adultère ou le vol. Mais il n'y a aucun précepte interdisant
le désir de l'homicide. Il est donc illogique d'avoir mis des préceptes interdisant
la convoitise du vol et de l'adultère.
Cependant, il y a l'autorité de l'Écriture (Ex 20, 13).
Conclusion
:
Les vertus annexes de la justice nous font rendre ce qui leur est dû à des personnes déterminées envers lesquelles nous sommes obligés par un motif spécial. De même, par la justice proprement dite nous rendons à tous en général ce qui leur est dû. Et c'est pourquoi, après les trois premiers préceptes relatifs à la religion qui nous fait rendre à Dieu ce que nous lui devons, et après le quatrième précepte, relatif à la piété par laquelle nous acquittons notre dette envers nos parents, ce qui inclut toutes les dettes fondées sur un motif spécial, il était nécessaire de donner à la suite d'autres préceptes relatifs à la justice proprement dite, qui rend indistinctement à tous les hommes ce qui leur est dû.
Solutions
:
1. Ne nuire à personne est
une obligation universelle. C'est pourquoi les préceptes négatifs qui
interdisent les dommages qu'on peut infliger au prochain devaient, à cause de
leur universalité, trouver place parmi les préceptes du décalogue. Au
contraire, ce que l'on doit procurer au prochain se diversifie selon ses divers
besoins. C'est pourquoi il ne fallait pas introduire dans le décalogue ces
préceptes affirmatifs.
2. Toutes les autres
manières de nuire au prochain peuvent se ramener à celles que ces préceptes
interdisent, qui sont les plus générales et les plus capitales. Car tous les
torts qu'on afflige à la personne du prochain sont prohibés avec l'homicide,
qui est le plus capital. Toutes les offenses contre les personnes qui lui sont
unies, surtout inspirées par la passion, sont comprises dans l'adultère. Ce qui
concerne les dommages relatifs aux biens est interdit en même temps que le vol.
Ce qui relève de la parole, médisances, blasphèmes, etc. est interdit avec le
faux témoignage, qui s'oppose plus directement à la justice.
3. Les préceptes prohibant
la convoitise ne signifient pas l'interdiction des premiers mouvements de
convoitise qui ne dépasseraient pas les bornes de la sensualité. Ce qui est
directement prohibé, c'est le consentement de la volonté à l'acte ou à la
délectation.
4. En lui-même l'homicide n'a rien de désirable, il est plutôt objet d'horreur, parce qu'il n'y a en lui aucune raison de bien. Mais l'adultère comporte une raison de bien : le délectable. Le vol, lui aussi, comporte une raison de bien : l'utile. Or le bien est par lui-même désirable. C'est pourquoi il fallait interdire par des préceptes particuliers la convoitise de l'adultère et du vol, mais non celle de l'homicide.
Après l'étude de la justice, vient logiquement celle de la force, qui se divise en quatre 1° La vertu même de force (Question 123-127). 2° Ses parties (Question 128-138). 3° Le don qui lui correspond (Question 139). 4° Les préceptes qui s'y rapportent (Question 140). La première partie se subdivise ainsi : l° La force en elle-même (Question 123). 2° Son acte principal qui est le martyre (Question 124). 3° Les vices qui lui sont contraires (Question 125-127).
1. Est-elle une vertu ? - 2. Une vertu spéciale ? - 3. A-t-elle pour objet la crainte et l'audace ? - 4. Seulement la crainte de la mort ? - 5. A-t-elle pour objet la crainte de mourir au combat ? - 6. Son acte principal est-il de supporter ? - 7. Agit-elle en vue de son propre bien ? 8. Trouve-t-elle du plaisir dans son action ? - 9. S'affirme-t-elle surtout dans les cas soudains ? - 10. Emploie-t-elle la colère ? - 11. Est-elle une vertu cardinale ? - 12. Comparaison entre elle et les autres vertus cardinales.
Objections
:
1. Il semble que non, car
S. Paul affirme (2 Co 12, 9) : " La vertu se déploie dans la faiblesse.
" Mais la force s'oppose à la faiblesse, donc elle n'est pas une vertu.
2. Si c'est une vertu, elle
est une vertu théologale, intellectuelle ou morale. Mais elle ne rentre ni dans
les vertus théologales, ni dans les vertus intellectuelles, on l'a déjà
montrés. Et elle ne paraît pas être une vertu morale car, d'après Aristote
certains paraissent courageux par ignorance, ou par expérience, comme les
soldats, et cela relève de l'art plus que de la vertu morale ; certains aussi
sont appelés courageux à cause de leurs passions, comme la crainte des menaces
ou du déshonneur, ou encore par tristesse, par colère ou par espoir ; or, on
l'a vu. la vertu morale n'agit pas par passion mais par choix. Donc la
force n'est pas une vertu.
3. La vertu humaine réside
surtout dans l'âme, car elle en est une " bonne qualité ", on l'a dit
précédemment. Mais la force semble résider dans le corps ; au moins elle dépend
du tempérament. Elle n'est donc pas une vertu.
Cependant, S. Augustin met la force au nombre des vertus.
Conclusion
:
Selon Aristote " la vertu rend bon celui qui la possède et rend bonne son action ", ce qui s'applique à la vertu de l'homme. Or le bien de l'homme consiste à se régler sur la raison, selon Denys. Il revient donc à la vertu de rendre l'homme bon et à rendre raisonnable son action. Or cela se produit de trois manières. 1° La raison elle-même est rectifiée ; c'est l'oeuvre des vertus intellectuelles. 2° Cette rectitude de la raison est instaurée dans les relations humaines ; c'est la tâche de la justice. 3° Il faut supprimer les obstacles à cet établissement de la droite raison dans les affaires humaines.
Or la volonté humaine est empêchée de suivre la rectitude de la raison de deux façons. 1° Parce qu'un bien délectable l'attire hors de ce que requiert la rectitude de la raison, et cet empêchement est supprimé par la vertu de tempérance. 2° Parce qu'une difficulté qui survient détourne la volonté de faire ce qui est raisonnable. Pour supprimer cet obstacle, il faut la force d'âme qui permet de résister à de telles difficultés, de même que par sa force physique l'homme domine et repousse les empêchements corporels. Aussi est-il évident que la force est une vertu, en tant qu'elle permet à l'homme d'agir conformément à la raison.
Solutions
:
1. La vertu de l'âme ne se
déploie pas dans la faiblesse de l'âme, mais dans la faiblesse charnelle, dont
parlait l'Apôtres Il appartient à la force d'âme de supporter courageusement la
faiblesse de la chair : c'est la tâche de la vertu de patience, ou de la vertu
de force. Que l'homme reconnaisse sa propre faiblesse, cela relève de la
perfection qu'on appelle l'humilité.
2. Parfois certains accomplissent l'acte extérieur d'une vertu sans avoir cette vertu, pour une cause autre que la vertu. Et c'est pourquoi Aristote énumère cinq modes selon lesquels certains sont appelés forts de façon factice, parce qu'ils exercent un acte de force sans avoir cette vertu. Cela arrive de trois façons. D'abord parce qu'ils se portent vers une tâche difficile comme si elle ne l'était pas. Ce qui se divise en trois. Parfois cela vient de l'ignorance, parce que l'on ne perçoit pas l’importance du danger. Parfois cela se produit parce que l’on sait par expérience qu'on y a souvent échappé. Et parfois cela se produit parce qu'on a une certaine connaissance et une certaine pratique. Cela arrive chez les militaires qui, à cause de leur connaissance et de leur expérience des armes estiment peu graves les périls de la guerre et croient pouvoir les éviter par leur habileté. Aussi Végèce dit-il " Personne n'a peur de faire ce qu'il est très sûr d'avoir bien appris. "
Ou encore deuxième façon quelqu'un
accomplit sans vertu un acte de force, poussé par une passion, comme la
tristesse qu'il veut chasser, ou encore la colère. Il y a une troisième façon
qui comporte un choix, non celui de la fin raisonnable, mais celui d'un
avantage temporel, comme l'honneur, le plaisir ou le gain ; ou le désir
d'éviter un désavantage comme un blâme, une souffrance ou un dommage.
3. La force d'âme est appelée une vertu, nous venons de le dire, par ressemblance avec la force corporelle. Cependant il n'est pas contraire à la raison de vertu qu'on ait par tempérament une inclination naturelle à la vertu, on l'a dit précédemment.
Objections
:
1. Il semble que non, car
il est dit que la Sagesse (8, 7) " enseigne tempérance et prudence, justice
et vertu ", ce mot désignant ici la force. Donc, puisque ce nom de vertu
est commun à toutes, il apparaît que la force est une vertu générale.
2. S. Ambroise écrit : " La force n'est pas le lot d'une âme médiocre, elle qui seule défend la beauté de toutes les vertus et maintient la justice, et qui combat tous les vices par une lutte acharnée. Invincible dans les travaux, courageuse dans le danger, impassible devant les voluptés, elle bannit la cupidité comme une souillure capable d'efféminer la vertu. " Et il en dit autant des autres vices. Or cela ne peut convenir à une vertu spéciale.
Donc la force est une vertu
générale.
3. Le nom de force semble
dériver de " fermeté ". Mais toute vertu doit être ferme, dit
Aristote.
Cependant, S. Grégoire en fait une vertu parmi les autres.
Conclusion
:
Comme on l'a dit antérieurement le mot de force peut se prendre en deux sens. D'abord selon qu’elle implique en elle-même une certaine fermeté d'âme. En ce sens, c'est une vertu générale, ou plutôt une condition de, toute vertu parce que, d'après le Philosophe, il est requis pour la vertu " d'agir de façon ferme et inébranlable ". Mais aussi on peut parler de la force selon qu’elle implique fermeté d'âme pour supporter et repousser les difficultés particulièrement impressionnantes, comme les dangers graves. C'est pourquoi, dit Cicéron, " la force est une manière consciente d'affronter les périls et de supporter les labeurs ". C'est en ce sens que la force est présentée comme une vertu spéciale, ayant une matière déterminée.
Solutions
:
1. Selon Aristote le mot de
vertu se rapporte " au maximum d'une puissance ". Or on parle d'une
puissance naturelle lorsqu'elle permet à quelqu'un de résister aux forces de
destruction, mais aussi lorsqu'elle est un principe d'action, comme Aristote le
montre bien. Et parce que cette acception est la plus courante, le mot
de vertu implique habituellement le maximum de telle puissance ; car la vertu
au sens courant n'est rien d'autre que l'habitus qui permet de bien agir. Mais
selon qu'elle implique le maximum de puissance au premier sens, qui est plus
spécial, on l'attribue à une vertu spéciale, c'est-à-dire à la force, dont le
propre est de résister fermement à toute attaque.
2. S. Ambroise entend la
force au sens large, selon qu'elle implique fermeté d'âme en face de tous les
assauts. Cependant, même en tant qu'elle est une vertu spéciale ayant une
matière déterminée, elle aide toutes les autres vertus à repousser les assauts
de tous les vices. Car si quelqu'un peut tenir solidement contre les attaques
les plus dangereuses, il s'ensuit qu'il est capable de résister à des
difficultés moindres.
3. Cette objection vaut pour la force entendue de la première manière.
Objections
:
1. Il semble que non, car
S. Grégoire enseigne : " La force des justes consiste à vaincre la chair,
à combattre la sensualité, à éteindre le plaisir de la vie présente. " La
force semble donc avoir plutôt les plaisirs comme objets.
2. Cicéron dit qu'il
appartient à la force " d'affronter les périls et de supporter les labeurs
". Or cela ne semble pas se rattacher aux passions d'audace et de peur,
mais plutôt à des actions humaines laborieuses, ou à des événements périlleux.
3. A la crainte ne s'oppose
pas seulement l'audace mais aussi l'espérance, comme on l'a dit précédemment,
en traitant des passions. Donc la force ne doit pas concerner l'audace plus que
l'espérance.
Cependant, il y a cette affirmation du Philosophe : " La force concerne la crainte et l'audace. "
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut, il revient à la vertu de force d'écarter l'empêchement qui retient la volonté de suivre la raison. Que l'on soit retenu de faire quelque chose de difficile, cela relève de la raison de crainte, qui fait reculer devant un mal présentant une difficulté, comme on l'a vu plus haut en traitant des passions. C'est pourquoi la chose concerne au premier chef la crainte des choses difficiles qui peuvent retenir la volonté de suivre la raison. Or il ne faut pas seulement subir fermement l'assaut de ces difficultés en réprimant la peur, mais aussi s'y attaquer avec modération, quand il faut les exterminer pour assurer sa sécurité future. Ce qui semble se rattacher à la raison d'audace. C'est pourquoi la force concerne la crainte et l'audace, en réprimant la crainte et en modérant l'audace.
Solutions
:
1. S. Grégoire parle là de
la force des justes selon qu'elle se rapporte indistinctement à toute vertu.
Aussi parle-t-il d'abord de ce qui regarde la tempérance, comme l'objection le
note, et il ajoute ce qui regarde particulièrement la force comme vertu
spéciale quand il dit : " Aimer les épreuves de ce monde en vue des
récompenses éternelles. "
2. Les événements dangereux
et les tâches laborieuses n'écartent la volonté de la raison que dans la mesure
où on les craint. C'est pourquoi il faut que la force ait pour objet immédiat
la crainte et l'audace, et médiatement les dangers et les labeurs, objets de
ces passions.
3. L'espérance s'oppose à la crainte du côté de l'objet, parce que l'espérance porte sur le bien, et la crainte sur le mal. Or l'audace concerne le même objet et s'oppose à la crainte en ce que la première l'affronte tandis que la seconde le fuit, nous l'avons vu. Et parce que la force vise à proprement parler les maux temporels qui écartent de la vertu, comme on le voit par la définition de Cicéron il en découle que la force concerne à proprement parler la crainte et l'audace, mais non l'espérance, sinon en tant qu'elle est liée à l'audace, comme on l'a vu antérieurement.
Objections
:
1. Il semble que ce ne soit
pas son seul objet. En effet, S. Augustin déclare que la force " est un
amour qui supporte facilement tout pour ce qu'il aime " et que c'est
" un sentiment qui ne craint ni la mort ni aucune adversité ".
2. Il faut que toutes les
passions de l'âme soient amenées au juste milieu par une vertu. Mais on ne peut
attribuer à aucune vertu la tâche de ramener les autres craintes à un juste
milieu.
3. Aucune vertu ne se situe
aux extrêmes. Or la crainte de la mort, étant la crainte la plus forte, est à
l'extrême, selon Aristote. Donc la vertu de force ne se limite pas aux craintes
mortelles.
Cependant, Andronicus définit la force : " Une vertu de l'appétit irascible qui ne se laisse pas facilement effrayer par les craintes qu'inspire la mort. "
Conclusion
:
Comme on vient de le voir, il revient à la vertu de force de protéger la volonté de l'homme afin qu'elle ne recule pas devant un bien raisonnable par crainte d'un mal corporel. Or il faut tenir le bien de la raison contre tout mal, parce que nul bien corporel ne vaut le bien de la raison. C'est pourquoi il faut qu'on appelle force d'âme celle qui maintient fermement la volonté de l'homme dans le bien de la raison, malgré les plus grands maux, car celui qui tient ferme devant les plus grands tiendra ferme contre les moindres, mais non réciproquement ; en outre il revient à la vertu de viser le maximum. Or le plus terrible de tous les maux corporels est la mort, qui nous enlève tous les biens corporels. Ce qui fait dire à S. Augustin : " Le lien du corps ne doit être ni secoué ni tourmenté, par le labeur ou par la douleur ; par crainte qu'il ne soit enlevé et détruit, l'âme est agitée par la terreur de la mort. " C'est pourquoi la vertu de force concerne la crainte des périls de mort.
Solutions
:
1. La force se comporte
bien pour supporter toutes les adversités. Cependant l'homme n'est pas appelé
fort au sens absolu parce qu'il les supporte, mais seulement parce qu'il
supporte bien les plus grands maux. Pour les autres maux, on l'appelle fort de
façon relative.
2. Parce que la crainte
naît de l'amour, toute vertu qui modère l'amour de certains biens modère
nécessairement la crainte des maux contraires. Ainsi la libéralité, qui modère
l'amour de l'argent, modère aussi par voie de conséquence la crainte de le
perdre. Et l'on retrouve cela dans la tempérance et les autres vertus. Mais
aimer sa propre vie est naturel, c'est pourquoi il fallait une vertu spéciale
pour modérer la crainte de la mort.
3. L'extrême dans les vertus est considéré par rapport à ce qui sort de la limite de la raison droite. C'est pourquoi, si quelqu'un affronte les plus grands dangers conformément à la raison, il ne s'oppose pas à la vertu.
Objections
:
1. Il semble que la force
ne concerne pas proprement le danger de mourir au combat. En effet, les martyrs
sont loués principalement pour leur force, mais non pour une activité
guerrière.
2. S. Ambroise "
divise la force selon les travaux de la guerre et les activités domestiques
". Cicéron dit aussi : " Puisque la plupart estiment que la
guerre l'emporte sur la vie civile, il faut rabaisser cette opinion car, si
nous voulons juger en vérité, beaucoup d'activités civiles sont plus
importantes et plus nobles que la guerre. " Mais les affaires les plus
importantes intéressent la vertu la plus importante.
3. Les guerres ont, pour
but de maintenir la paix temporelle de l’État. Car S. Augustin nous dit :
" C'est pour obtenir la paix qu'on fait la guerre. " Mais il ne
semble pas qu'on doive s'exposer à la mort pour la paix temporelle de l'État,
car une telle paix est l'occasion de beaucoup de relâchements.
Cependant, Aristote dit que la force s'exerce au maximum à propos de la mort à la guerre.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit à l'Article précédent, la force confirme l'esprit humain contre les plus grands dangers qui sont les dangers de mort. Mais parce que la force est une vertu, il appartient à sa nature de toujours tendre au bien, et il s'ensuit que si l'homme ne s'enfuit pas devant les dangers mortels, c'est pour obtenir un certain bien. Or les dangers mortels qui viennent de la maladie, de la tempête, des assauts des bandits, etc. ne paraissent pas menacer quelqu'un directement parce qu'il poursuit un bien. Mais les périls mortels qu'on affronte à la guerre menacent l'homme directement à cause d'un bien, parce qu'il défend le bien commun par une guerre juste. Or la guerre peut être juste en deux sens. D'abord dans un sens général : pour ceux qui combattent dans l'armée. Ensuite dans un sens individuel : par exemple lorsqu'un juge ou même une personne privée ne redoute pas de porter un jugement juste par crainte d'une arme qui le menace ou de n'importe quel danger, fût-il mortel. Il revient donc à la force de rendre l'âme ferme contre les périls de mort qu'on rencontre non seulement dans une guerre générale, mais aussi dans des conflits individuels qu'on peut bien qualifier de guerres au sens large. Et en ce sens il faut accorder que la force concerne proprement les périls mortels qu'on affronte à la guerre.
Mais l'homme fort se comporte bien devant les périls mortels de toute espèce, surtout parce que la vertu peut exposer à tous ces dangers, par exemple lorsqu'on ne refuse pas par crainte d'une contagion mortelle d'aider un ami malade ; ou bien lorsqu'on ne refuse pas, par crainte du naufrage et des bandits, d'entreprendre un long voyage pour une affaire charitable.
Solutions
:
1. Les martyrs supportent
des attaques personnelles pour le souverain bien, qui est Dieu. C'est pourquoi
leur vertu de force reçoit des éloges particuliers. Et cela n'est pas étranger
à la force qui se déploie à la guerre. C'est pourquoi ils sont dits "
montrer de la vaillance à la guerre " (He 11, 34).
2. On distingue les
affaires domestiques et civiles des affaires guerrières, celles qui concernent
les guerres générales. Mais, dans les affaires domestiques et civiles, peuvent
surgir des périls mortels, venant de certaines attaques qui sont des guerres
particulières. Et ainsi, en ce domaine, la force proprement dite peut-elle
s'exercer.
3. La paix de l'État est bonne en soi et ne devient pas mauvaise si certains en usent mal. Car beaucoup d'autres en usent bien, et elle empêche beaucoup de maux comme les homicides, les sacrilèges, etc. bien pires que les maux occasionnés par la paix et qui se rattachent surtout aux vices charnels.
Objections
:
1. Il ne semble pas car,
dit Aristote " la vertu concerne le difficile et le bien ". Mais il
est plus difficile d'attaquer que de supporter. Donc supporter n'est pas l'acte
principal de la force.
2. Il faut davantage de
puissance pour pouvoir agir sur un autre que pour n'être pas soi-même modifié
par l'autre. Mais attaquer, c'est agir sur l'autre, tandis que supporter est
demeurer immobile. Donc, puisque la force nomme une perfection de la puissance,
il semble qu'il lui appartienne d'attaquer plus que de supporter.
3. L'un des contraires est
plus éloigné de l'autre que de sa simple négation. Or celui qui supporte se
contente de ne pas craindre : mais celui qui attaque agit à l'inverse de celui
qui craint, parce qu'il va de l'avant. Il apparaît donc, puisque la force
éloigne au maximum de la crainte, qu'il lui revient davantage d'attaquer que de
supporter.
Cependant, le Philosophe dit que " certains sont appelés forts surtout parce qu'ils supportent des épreuves pénibles ".
Réponses : Comme nous l'avons dit plus haut Aristote affirme : " La force concerne les craintes à réprimer, plus que les audaces à modérer. " Car si cela est plus difficile que ceci, c'est parce que le péril lui-même, objet de l'audace et de la crainte, contribue à réprimer l'audace, et produit l'accroissement de la crainte. Or l'attaque requiert cette force qui tempère l'audace, alors que supporter émane de la répression de la crainte. C'est pourquoi l'acte principal de la force est de supporter, c'est-à-dire de tenir bon dans les périls, plutôt que d'attaquer.
Solutions
:
1. Supporter est plus
difficile qu'attaquer pour trois raisons. 1° Parce que supporter s'impose à
celui qu'un homme plus fort attaque alors que l'attaquant est en position de
force. Or il est plus difficile de combattre un ennemi plus fort qu'un ennemi
plus faible. 2° Parce que celui qui supporte éprouve déjà les périls comme
présents ; celui qui attaque les tient pour futurs. Or il est plus difficile de
ne pas se laisser émouvoir par des maux présents que par des maux futurs. 3°
Parce que supporter demande un temps prolongé, mais on peut attaquer par un
élan subit. Or il est plus difficile de rester longtemps immobile que de
s'élancer brusquement vers quelque chose de difficile. D'où cette remarque
d'Aristote : " Certains volent au-devant des dangers, mais s'enfuient
quand ils les rencontrent ; les hommes forts font le contraire. "
2. Supporter implique bien
une passion dans le corps, mais aussi un acte de l'âme très fortement attachée
au bien, d'où il suit qu'elle ne cède pas à la passion du corps pourtant
présente. Or la vertu tient à l'âme plus qu'au corps.
3. Celui qui supporte ne craint pas, quoique le motif de sa crainte soit présent, alors qu'il ne l'est pas pour celui qui attaque.
Objections
:
1. Il semble que l'homme
fort n'opère pas en vue du bien de son propre habitus. Car, lorsqu'on agit, la
fin a beau être première dans l'intention, elle est néanmoins dernière dans
l'exécution. Or l'acte de force, dans son exécution, est postérieur à l'habitus
de force lui-même. Il n'est donc pas possible que l'homme fort agisse pour le
bien de son propre habitus.
2. S. Augustin nous dit :
" Certains osent soutenir que nous aimons les vertus uniquement à cause de
la béatitude " c'est-à-dire en les recherchant pour celle-ci " de
telle sorte que nous n'aimions plus la béatitude elle-même. S'il en était
ainsi, nous cesserions d'aimer les vertus elles-mêmes, quand nous n'aimons plus
ce pourquoi nous les aimons ". Or la force est une vertu. Donc l'acte de
force ne doit pas être rapporté à la force elle-même, mais à la béatitude.
3. Pour S. Augustin la
force est " l'amour qui supporte facilement toutes les difficultés pour
Dieu ". Or Dieu n'est pas l'habitus de force, mais un être bien supérieur,
puisque la fin est forcément meilleure que les moyens qui y conduisent. Donc
l'homme fort n'agit pas pour le bien de son propre habitus.
Cependant, Aristote dit, que " pour le fort, la force est un bien ", donc une fin.
Conclusion
:
Il y a deux fins : la fin prochaine et la fin ultime. La fin prochaine de tout agent est d'introduire dans un autre être la ressemblance de sa propre forme ; ainsi la fin du feu qui chauffe, c'est d'introduire la ressemblance de sa chaleur dans le patient, et la fin de l'architecte est d'introduire dans la matière la ressemblance de son projet d'art. Or, quel que soit le bien qui en résulte, s'il est voulu, on peut l'appeler fin éloignée de l'agent. De même que dans une fabrication la matière extérieure est organisée par l'art, ainsi dans l'action les actes humains sont organisés par la prudence. Il faut donc conclure que le fort veut, comme fin prochaine, exprimer en acte une ressemblance de son habitus, car il veut agir en harmonie avec celui-ci. Mais sa fin éloignée est la béatitude, autrement dit : Dieu.
Solutions
:
Tout cela donne la réponse aux objections. Car le premier argument raisonnait comme si l'essence même de l'habitus était la fin, alors que celle-ci est sa ressemblance en acte, nous venons de le dire. Les deux autres objections considèrent la fin ultime.
Objections
:
1. Il semble bien, car la
délectation est une action naturelle libre d'empêchement, dit Aristote. Or
l'action de l'homme fort procède d'un habitus, qui agit à la manière d'une
nature. Donc le fort trouve du plaisir dans son action.
2. Sur le texte (Ga 5, 22)
: " Les fruits de l'Esprit sont charité, joie et paix ", S. Ambroise
dit que " les oeuvres des vertus sont appelées des "fruits"
parce qu'elles réconfortent l'esprit de l'homme par une délectation sainte et
pure ". Mais l'homme fort accomplit des actes de vertu. Donc il trouve
dans son acte de la délectation.
3. Le plus faible est
vaincu par le plus fort. Mais l'homme fort aime le bien de la vertu plus que
son propre corps, qu'il expose à des périls mortels. Donc la délectation
procurée par le bien de la vertu efface la douleur physique, et ainsi l'homme
agit entièrement dans la délectation.
Cependant, il y a cette affirmation d'Aristote : " Dans un acte, l'homme fort n'éprouve, semble-t-il, aucune délectation. "
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit précédemment en traitant des vertus, il y a deux sortes de délectations : l'une, physique, est produite par le toucher corporel ; l'autre, psychique, est produite par la connaissance. Et celle-là est précisément l'effet des actions vertueuses, parce qu'en elles on considère le bien de la raison. Or l'acte primordial de la force, c'est de supporter des épreuves qui sont pénibles selon la connaissance qu'on en a, comme la perte de la vie physique, aimée de l'homme vertueux non seulement en ce qu'elle est un bien de nature, mais aussi en tant qu'elle est nécessaire à une activité vertueuse et à ce qui s'y rapporte ; et aussi de supporter des épreuves douloureuses pour le sens du toucher comme les blessures ou la flagellation. C'est pourquoi l'homme fort d'une part a de quoi se délecter, selon la délectation psychique, c'est-à-dire de l'acte de vertu lui-même et de sa fin. Et d'autre part, il a de quoi souffrir, tant psychiquement, lorsqu'il envisage la fin de sa propre vie, que corporellement. C'est pourquoi on lit cette affirmation d'Éléazar (2 M 6, 30) : " je souffre dans mon corps de cruelles douleurs ; mais dans mon âme je les supporte volontiers par crainte de Dieu. "
Or, la douleur sensible du corps fait qu'on ne ressent pas la délectation psychique de la vertu, sinon par une abondante grâce de Dieu, qui élève l'âme vers les choses divines dans lesquelles elle trouve sa délectation, plus fortement que cette âme n'est affectée par ses souffrances physiques. Ainsi le bienheureux Tiburce, tandis qu'il marchait pieds nus sur des charbons ardents, disait " qu'il lui semblait marcher sur un parterre de roses ". Cependant la vertu de force fait que la raison n'est pas absorbée par la douleur physique. La délectation de la vertu surpasse la tristesse psychique en tant que l'homme préfère le bien de la vertu à la vie physique et à ce qui s'y rapporte. Aussi Aristote dit-il qu' " on ne demande pas à l'homme fort d'éprouver de la délectation en la ressentant, mais qu'il lui suffit de ne pas céder à la tristesses ".
Solutions
:
1. La véhémence de l'acte
ou de la passion d'une puissance empêche l'acte d'une autre puissance. C'est
pourquoi la douleur sensible empêche l'âme forte d'éprouver de la délectation
dans son opération.
2. Si les activités
vertueuses sont délectables, c'est surtout à cause de leur fin ; or, elles
peuvent être tristes par nature. Et cela se produit surtout pour la force.
Aussi le Philosophe dit-il : " Faire oeuvre de vertu ne cause pas toujours
de la délectation, sinon en tant que cette vertu atteint sa fin. "
3. La tristesse psychique est vaincue chez l'homme fort par la délectation de la vertu. Mais, parce que la douleur physique est plus sensible et que la connaissance sensible est plus évidente pour l'homme, il arrive que la délectation spirituelle, qui tient à la fin de la vertu, soit comme dissipée par l'acuité de la douleur physique.
Objections
:
1. Il semble que non, car
on appelle soudain ce qui arrive inopinément. Mais Cicéron dit : " La
force est une manière consciente d'affronter les périls et de supporter les
labeurs. "
2. S. Ambroise enseigne :
" Il appartient à l'homme fort de ne pas dissimuler le danger qui
menace, mais de l'affronter et, comme d'un observatoire spirituel, de devancer
les événements futurs par une réflexion prévenante, pour n'avoir pas à dire
ensuite : je suis tombé dans cette difficulté parce que je ne croyais pas
qu'elle pouvait survenir. " Mais là où se produit un événement soudain, on
ne peut avoir cette prévoyance. Donc l'activité de la force ne concerne pas les
cas soudains.
3. Selon Aristote "
l'homme fort a bon espoir ". Mais l'espoir attend un événement futur, ce
qui est contraire à la soudaineté. Donc l'activité de la force ne s'affirme pas
dans les cas soudains.
Cependant, le Philosophe affirme que la force concerne surtout " tous les dangers mortels qui se présentent soudain ".
Conclusion
:
Deux éléments sont à considérer dans l'activité de la force. L'un quant au choix qu'elle fait et, de ce point de vue, la force ne concerne pas les cas soudains. Car l'homme fort choisit de prévoir les périls qui peuvent surgir, afin de pouvoir y résister, ou les supporter plus facilement, car, dit S. Grégoire : " Les traits que l'on prévoit blessent moins, et nous supportons plus facilement les maux de ce monde si nous sommes protégés contre eux par le bouclier de la prescience. "
Mais il y a un autre élément à considérer dans l'activité de la force, quant à la manifestation de l'habitus vertueux. Et à ce point de vue la force se manifeste surtout dans les cas soudains, parce que, d'après Aristote l'habitus de force se manifeste surtout dans les périls soudains. Car l'habitus agit à la manière de la nature. Aussi, que l'on agisse selon la vertu sans préméditation, lorsqu'une nécessité surgit du fait de périls soudains, cela manifeste au maximum que la force existe à l'état d'habitus dans cette âme confirmée. Mais quelqu'un qui n'a pas l'habitus de force peut, par une préméditation prolongée, préparer son esprit contre les périls. Et cette préparation, l'homme fort l'utilise quand il a du temps pour le faire.
Solutions
:
Tout cela donne la réponse aux Objections.
Objections
:
1. Il semble que non, car
personne ne doit prendre pour instrument ce dont on ne peut pas user à son gré.
Mais on ne peut pas user à son gré de la colère, c'est-à-dire en pouvant
l'employer quand on veut, et la laisser quand on veut. Comme dit Aristote,
quand une passion corporelle s'est émue, elle ne s'apaise pas aussitôt que l'on
veut. Donc l'homme fort ne doit pas employer la colère dans son activité.
2. Celui qui suffit par
lui-même à accomplir une tâche ne doit pas se faire aider par ce qui est plus
faible et plus imparfait. Mais la raison suffit par elle-même à exercer
l'oeuvre de la force, là où la colère est inefficace. Aussi Sénèque dit-il :
" La raison est capable par elle-même non seulement de prévoir, mais aussi
de gérer les affaires. Y a-t-il rien de plus fou pour elle que de demander du
renfort à la colère, c'est-à-dire que la stabilité recoure à l'incertitude, la
confiance au mensonge, la santé à la maladie ? " Donc la force ne doit pas
employer la colère.
3. Si certains
accomplissent les oeuvres de la force avec plus de véhémence par suite de leur
colère, ils peuvent faire de même par tristesse ou par convoitise. Ce qui fait
dire à Aristote : " Les bêtes féroces, par tristesse ou par
douleur, sont excitées à braver les dangers, et les adultères ont, par
convoitise, toutes les audaces. " Mais la force n'emploie pour agir ni la
tristesse ni la convoitise. Donc, au même titre, elle ne doit pas employer la
colère.
Cependant, il y a cette parole d'Aristote : " La colère vient en aide aux forts. "
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit précédemment, au sujet de la colère et des autres passions de l'âme les péripatéticiens et les stoïciens avaient des positions différentes. Les stoïciens excluaient, de l'âme du sage ou vertueux, la colère et toutes les autres passions. Les péripatéticiens, dont Aristote fut le chef de file, attribuaient aux vertueux la colère et les autres passions, mais modérées par la raison. Et peut-être ne différaient-ils pas sur le fond, mais sur la manière de parler. Car les péripatéticiens appelaient passions de l'âme tous les mouvements de l'appétit sensible, quelle que fût leur qualité, nous l'avons dit précédemment ; et parce que l'appétit sensible est mû par le commandement de la raison pour coopérer à une action plus prompte, ils soutenaient que la colère et les autres passions devaient être employées par les hommes vertueux, et modérées par le commandement de la raison. Les stoïciens, au contraire, appelaient passions des mouvements immodérés de l'appétit sensible, si bien qu'ils les qualifiaient de maladies ; c'est pourquoi ils les séparaient absolument des vertus. Ainsi donc l'homme fort emploie pour son acte une colère mesurée, non une colère immodérée.
Solutions
:
1. Une colère mesurée selon
la raison est soumise au commandement de la raison ; il en découle que l'on en
use à son gré, ce qui serait impossible avec une colère immodérée.
2. La raison n'emploie pas
la colère pour son acte comme recevant d'elle du secours, mais parce qu'elle
emploie l'appétit sensible comme un instrument, ainsi que les membres du corps.
Et il n'est pas anormal que l'instrument soit plus imparfait que l'agent
principal, comme le marteau par rapport au forgeron. Mais Sénèque était
sectateur des stoïciens et a lancé les paroles citées par l'objection,
directement contre Aristote.
3. Puisque, nous l'avons vu, la force a deux actes : soutenir et attaquer, elle n'emploie pas la colère pour soutenir, car la raison accomplit cet acte d'elle-même ; mais, pour attaquer, elle emploie la colère plus que les autres passions, parce qu'il revient à la colère de bondir sur ce qui fait souffrir, et ainsi elle coopère directement avec la force dans ses attaques. La tristesse, selon la raison qui lui est propre, s'effondre devant ce qui nuit ; mais, par accident, elle coopère à l'attaque ; soit en tant que la tristesse cause de la colère, comme on l'a vu précédemment ; ou en tant qu’il s'expose au danger pour se débarrasser d'elle. Pareillement la convoitise, selon sa raison propre, tend au bien délectable, auquel s'oppose par sol, l'affrontement des périls. Mais parfois, par accident, la tristesse coopère à l'attaque, en tant qu’il préfère braver le danger plutôt que renoncer au plaisir. Et c'est pourquoi Aristote enseigner que parmi les forces qui nous viennent de la passion, " la plus naturelle semble être celle qui provient de la colère, et si cette force se soumet à un choix raisonnable et à une fin nécessaire, elle est la vertu de force ".
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, on vient de le dire la colère a une grande parenté avec la force. Mais
la colère n'est pas une passion principale, ni l'audace qui se rattache à la
force. Donc la force non plus ne doit pas être classée parmi les vertus
cardinales.
2. La vertu est ordonnée au
bien. Mais la force n'y est pas ordonnée directement, elle est plutôt ordonnée
au mal, c'est-à-dire à supporter les dangers et les labeurs, comme dit Cicéron.
Donc elle n'est pas une vertu cardinale.
3. Une vertu cardinale
concerne les problèmes autour desquels tourne la vie humaine, de même qu'une
porte tourne sur ses gonds (cardines). Mais la force concerne les périls
mortels, qui se présentent rarement dans la vie humaine. Donc la force ne doit
pas être classée comme une vertu cardinale, c'est-à-dire primordiale.
Cependant, S. Grégoire S. Ambroise, et S. Augustin comptent la force parmi les quatre vertus cardinales, c'est-à-dire primordiales.
Conclusion
:
Comme on l'a déjà dit, on appelle vertus cardinales ou primordiales, celles qui revendiquent surtout pour elles ce qui appartient en général aux vertus. Parmi d'autres, conditions communes à la vertu, l'une consiste à " agir avec fermeté " d'après Aristote. Or la force revendique hautement pour elle le mérite de la fermeté. En effet, on loue d'autant plus celui qui tient fermement qu'il est plus fortement poussé à tomber ou à reculer. Or, ce qui pousse l'homme à s'écarter de ce qui est conforme à la raison, c'est le bien qui réjouit et le mal qui afflige. Mais la douleur physique pousse plus énergiquement que le plaisir, car S. Augustin nous dit : " Il n'y a personne qui ne fuie la douleur plus qu'il n'est attiré par le plaisir. Car nous voyons les bêtes les plus cruelles s'écarter des plus grands plaisirs par la crainte de la douleur. " Et parmi les douleurs de l'âme et les périls, on craint surtout ceux qui conduisent à la mort, et c'est contre eux que l'homme fort tient bon. Donc la force est une vertu cardinale.
Solutions
:
1. L'audace et la colère ne
coopèrent pas avec la force en facilitant un acte de tenir bon, qui fait le
principal mérite de sa fermeté. Par cet acte, en effet, l'homme fort réprime la
crainte, qui est une passion principale, nous l'avons dit précédemment.
2. La vertu est ordonnée au
bien de la raison qu'il faut conserver malgré les assauts des mauvais. Or la
force est ordonnée aux maux physiques comme à des contraires auxquels elle
résiste ; mais elle est ordonnée au bien de la raison comme à sa fin, qu'elle
prétend conserver.
3. Bien que les périls mortels soient rares, cependant les occasions se présentent fréquemment de les susciter lorsque, par exemple, un homme voit se lever contre lui ses ennemis à cause de la justice qu'il observe, et d'autres bonnes actions qu'il accomplit.
Objections
:
1. Il semble qu'elle
l'emporte sur toutes les autres vertus. Car S. Ambroise dit que " la force
est comme plus élevée que les autres vertus ".
2. La vertu concerne le
difficile et le bon. Or la force concerne ce qu'il y a de plus difficile. Donc
elle est la plus grande des vertus.
3. La personne de l'homme
est plus digne que ses biens. Mais la force concerne la personne de l'homme que
l'on expose au péril de mort pour sauvegarder le bien de la vertu. Tandis que
la justice et les autres vertus morales concernent les biens extérieurs. Donc
la force est la principale de toutes les vertus morales.
Cependant, Cicéron a dit : " La splendeur de la vertu brille au maximum dans la justice, qui donne son nom à l'homme de bien. ". Aristote a dit : " Forcément, les vertus les plus utiles à autrui sont les plus grandes. " Mais la libéralité paraît plus utile que la force. Donc elle est une plus grande vertu.
Conclusion
:
Comme le dit S. Augustin " dans les choses où la quantité n'a pas d'importance, le plus grand est identique au meilleur ". Aussi une vertu est-elle d'autant plus grande qu'elle est meilleure. Or le bien de la raison est le bien de l'homme, pour Denys. Ce bien est possédé essentiellement par la prudence, qui est la perfection de la raison. Quant à la justice, elle réalise le bien en ce qu'il lui revient d'établir l'ordre de la raison dans toutes les affaires humaines. Et les autres vertus ont pour rôle de conserver ce bien, en ce qu'elles modèrent les passions, pour que celles-ci ne détournent pas l'homme du bien de la raison. Et à ce rang, la force occupe la première place, parce que la crainte du danger de mort est particulièrement efficace pour détourner du bien de la raison. Après elle vient la tempérance, parce que les plaisirs du toucher sont, plus que les autres, ce qui fait obstacle au bien de la raison. Or ce qui est attribué à titre essentiel est plus important que ce qui est attribué à titre de réalisation, et cela est plus important que ce qui a un office de conservation par éloignement d'un obstacle. Aussi, parmi les vertus cardinales, la plus importante est la prudence ; la deuxième la justice ; la troisième la force ; la quatrième, la tempérance. Et après elles les autres vertus.
Solutions
:
1. S. Ambroise fait passer
la force avant les autres vertus selon une certaine utilité commune, celle
qu'elle présente dans la guerre et dans les affaires civiles et domestiques. C'est
pourquoi il dit d'abord, au même endroit : " Traitons maintenant de la
force, qui l'emporte sur les autres vertus et se partage entre la guerre et les
affaires domestiques. "
2. La raison de vertu
consiste en ce qui est bien, plus qu'en ce qui est difficile. Aussi faut-il
évaluer la grandeur de la vertu à la mesure de la bonté plutôt que de la
difficulté.
3. L'homme ne s'expose aux
dangers mortels que pour sauvegarder la justice. Et c'est pourquoi le mérite de
la force dépend dans une certaine mesure de la justice. D'où cette remarque de
S. Ambroise : " La force sans la justice favorise l'iniquité. Plus elle
est vigoureuse et plus elle est prompte à opprimer les petits. "
4. Nous concédons cet
argument.
5. La libéralité est utile par ses bienfaits particuliers. Mais la force a une utilité générale pour sauvegarder tout l'ordre de la justice. Et c'est pourquoi le Philosophe affirme : " On aime surtout les hommes justes et forts, parce qu'ils sont les plus utiles à la guerre et dans la paix. "
1. Est-il un acte de vertu ? - 2. De quelle vertu est-il l'acte ? - 3. La perfection de cet acte. - 4. La sanction du martyre. - 5. Sa cause.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car
tout acte de vertu est volontaire. Mais le martyre n'est pas toujours
volontaire, comme on le voit pour les saints innocents massacrés pour le
Christ, dont S. Hilaire nous dit : " Ils ont été portés au sommet
des joies éternelles par la gloire du martyre. "
2. Aucun acte illicite ne
relève de la vertu. Mais le suicide est illicite, on l'a vu. Cependant il lui
est arrivé de consommer le martyre car, d'après S. Augustin, " de saintes
femmes, en temps de persécutions, pour éviter les ennemis de leur pudeur, se
jetèrent dans le fleuve, et moururent ainsi ; et leur martyre est célébré par
une grande affluence dans l’Église catholique ".
3. Il est louable de
s'offrir spontanément pour accomplir un acte de vertu. Mais il n'est pas
louable de rechercher le martyre, car cela paraît plutôt présomptueux et
périlleux. Le martyre n'est donc pas un acte de vertu.
Cependant, il faut dire que la récompense de la béatitude n'est due qu'à un acte de vertu. Or elle est due au martyre selon la parole évangélique (Mt 5, 10) : " Heureux, ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux. " Donc le martyre est un acte de vertu.
Conclusion
:
Comme on vient de le rappeler c'est vertu que de demeurer dans le bien prescrit par la raison. Or ce bien raisonnable consiste dans la vérité comme dans son objet propre, et dans la justice comme dans son effet propre, nous l'avons montré plus haute. Or, il appartient à la raison de martyre que l'on tienne ferme dans la vérité et la justice contre les assauts des persécuteurs. Aussi est-il manifeste que le martyre est un acte de vertu.
Solutions
:
1. Certains ont soutenu que
l'usage du libre arbitre s'était développé miraculeusement chez les saints
innocents, si bien qu'ils ont subi le martyre eux aussi volontairement. Mais
parce que cela n'est pas confirmé par l'autorité de l’Écriture, il vaut mieux
dire que la gloire du martyre, méritée chez d'autres par leur volonté propre,
ces tout-petits mis à mort l'ont obtenue par la grâce de Dieu. Car l'effusion
du sang pour le Christ tient la place du baptême. Aussi, de même que chez les
enfants baptisés le mérite du Christ, par la grâce baptismale, est efficace
pour obtenir la gloire, de même chez les enfants mis à mort pour le Christ, le
mérite du martyre du Christ agit pour leur obtenir la palme du martyre. Aussi
S. Augustin dit-il dans un sermon où il semble les interpellera : " Celui
qui doutera que vous ayez reçu la couronne parce que vous avez souffert pour le
Christ, doit penser aussi que le baptême du Christ n'est pas avantageux aux
petits enfants. Vous n'aviez pas l'âge pour croire au Christ qui allait souffrir
; mais vous aviez la chair dans laquelle vous subiriez votre passion pour le
Christ voué à la passion. "
2. S. Augustin, au même
endroit, admet comme possible que " l'autorité divine ait persuadé
l’Église, par des témoignages dignes de foi, qu'elle devait honorer la mémoire
de ces saintes ".
3. Les préceptes de la loi ont pour objet les actes des vertus. Or, on a dit précédemment que certains préceptes de la loi divine ont été donnés aux hommes pour préparer leurs âmes, c'est-à-dire pour qu'ils soient prêts à agir de telle ou telle façon, lorsque ce serait opportun. Ainsi encore, certains préceptes se rattachent à l'acte de la vertu selon cette préparation, de telle sorte que, tel cas se présentant, on agisse conformément à la raison. Et cela est à observer surtout au sujet du martyre. Celui-ci consiste à supporter comme il se doit des souffrances infligées injustement. On ne doit pas offrir à autrui l'occasion d'agir injustement ; mais si l'autre agit ainsi, on doit le supporter dans la mesure raisonnable.
Objections
:
1. Il semble que ce ne soit
pas un acte de force. Car " martyr " en grec signifie témoin. Or on
rend un témoignage de foi au Christ selon les Actes (1, 8) : " Vous serez
mes témoins à Jérusalem, etc. ", et S. Maxime de Turin dit dans un sermon
: " La mère du martyre, c'est la foi catholique, que d'illustres
athlètes ont signée de leur sang. " Le martyre est donc un acte de foi
plus qu'un acte de force.
2. Un acte louable se
rattache surtout à la vertu qui incline à lui, qui est manifestée par lui, et
sans laquelle il est sans valeur. Mais c'est surtout la charité qui incline au
martyre. Aussi S. Maxime dit-il dans un sermon : " La charité du
Christ est victorieuse dans ses martyrs. " De plus la charité se manifeste
souverainement par l'acte du martyre, selon cette parole de Jésus (Jn 15, 13) :
" Personne n'a de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.
" Enfin, sans la charité le martyre ne vaut rien, dit S. Paul (1 Co 13, 3)
: " Si je livrais mon corps aux flammes et que je n'aie pas la charité,
cela ne sert de rien. " Donc le martyre est un acte de charité plus que de
force.
3. S. Augustin dit dans un
sermon sur S. Cyprien : " Il est facile de vénérer un martyr en célébrant sa
fête ; il est difficile d'imiter sa foi et sa patience. " Mais en tout
acte de vertu ce qui mérite le plus de louange, c'est la vertu dont il est
l'acte. Donc le martyre est un acte de patience plus que de force.
Cependant, nous trouvons ces paroles dans la lettre de Cyprien aux martyrs et aux confesseurs : " Ô bienheureux martyrs, par quelles louanges vais-je vous célébrer ? Ô soldats pleins de force, par quelle parole éclatante vais-je montrer la vigueur de vos corps ? " Chacun est loué pour la vertu dont il exerce l'acte. Donc le martyre est un acte de la force.
Conclusion
:
Comme nous l'avons montré plus haut. il revient à la force de confirmer l'homme dans le bien de la vertu contre les dangers, et surtout contre les dangers de mort qu'on rencontre à la guerre. Or il est évident que dans le martyre l'homme est solidement confirmé dans le bien de la vertu, lorsqu'il n'abandonne pas la foi et la justice, à cause de périls mortels qui le menacent, surtout de la part de persécuteurs, dans une sorte de combat particulier. Aussi S. Cyprien dit-il dans un sermon : " La multitude voit avec admiration ce combat céleste, elle voit que les serviteurs du Christ ont tenu bon dans la bataille, avec une parole hardie, une âme intacte, une force divine. " Aussi est-il évident que le martyre est un acte de la vertu de force, et c'est pourquoi l'Église applique aux martyrs cette parole (He 11, 34) : " Ils ont été forts dans le combat. "
Solutions
:
1. Deux points sont à
considérer dans la vertu de force. L'un est le bien dans lequel le fort demeure
inébranlable, et c'est la finalité de la vertu de force. L'autre est la fermeté
elle-même qui l'empêche de céder aux adversaires de ce bien, et c'est en cela
que consiste l'essence de la force. De même que la force civique affermit l'âme
de l'homme dans la justice humaine dont la conservation lui fait supporter des
périls mortels ; de même la force qui vient de la grâce confirme son coeur dans
le bien " de la justice de Dieu, qui est par la foi au Christ Jésus "
(Rm 3, 22). Ainsi le martyre se rapporte à la foi comme à la fin dans laquelle
on est confirmé, et à la force comme à l'habitus dont il émane.
2. Sans doute la charité
incline à l'acte du martyre comme étant son motif premier et principal ; elle
est la vertu qui le commande ; mais la force y incline comme étant son motif
propre : elle est la vertu d'où il émane. De là vient qu'il manifeste ces deux
vertus. Et c'est par charité qu'il est méritoire, comme tout acte de vertu.
C'est pourquoi sans la charité il ne vaut rien.
3. Comme nous l'avons dit, l'acte principal de la force, c'est de supporter ; c'est de cela que relève le martyre, non de son acte secondaire qui est d'attaquer. Et parce que la patience vient à l'aide de la force pour son acte principal qui est de supporter, on comprend que, dans l'éloge des martyrs, on loue aussi leur patience.
Objections
:
1. Il semble que le martyre
ne soit pas l'acte de la plus haute perfection. Car ce qui relève de la
perfection, c'est ce qui est l'objet d'un conseil, non d'un précepte. Mais le
martyre semble être nécessaire au salut, d'après S. Paul (Rm 10, 10) : "
La foi du coeur obtient la justice, et la confession des lèvres, le salut.
" De même S. Jean (1 Jn 3, 10) : " Nous devons donner notre vie pour
nos frères. " Donc le martyre ne relève pas de la perfection.
2. Il semble plus parfait
de donner son âme à Dieu, ce qui se fait par l'obéissance, que de lui donner
son propre corps, ce qui se fait par le martyre. Ce qui a fait dire à S.
Grégoire : " L'obéissance vaut mieux que toutes les victimes. "
3. Il paraît meilleur de
secourir les autres que de se maintenir dans le bien, parce que, dit Aristote,
le bien de la nation vaut mieux que le bien d'un seul homme. Mais celui qui
supporte le martyre n'est utile qu'à lui seul, tandis que celui qui enseigne
rend service à beaucoup. Donc enseigner ou gouverner est plus parfait que subir
le martyre.
Cependant, S. Augustin fait passer le martyre avant la virginité qui est un acte de perfection. Donc le martyre paraît contribuer souverainement à la perfection.
Conclusion
:
Nous pouvons parler d'un acte de vertu de deux façons. D'abord selon l'espèce de cet acte, en tant qu'il se rattache à la vertu d'où il émane immédiatement. De ce point de vue, il est impossible que le martyre, qui consiste à supporter vertueusement la mort, soit le plus parfait des actes de vertu. Car supporter la mort n'est pas louable de soi, mais seulement si c'est ordonné à un bien qui soit un acte de vertu, comme la foi et l'amour de Dieu. C'est cet acte-là, parce qu'il est une fin, qui est meilleur.
Mais on peut envisager autrement l'acte de vertu. Selon son rattachement au premier motif, qui est l'amour de charité. Et sous cet angle surtout un acte relève de la vie parfaite parce que, selon S. Paul (Col 3, 14), " la charité est le lien de la perfection ". Or, parmi tous les actes de vertu, le martyre est celui qui manifeste au plus haut degré la perfection de la charité. Parce qu'on montre d'autant plus d'amour pour une chose que, pour elle, on méprise ce qu'on aime le plus en choisissant de souffrir ce qu'il y a de plus haïssable. Or il est évident que, parmi tous les biens de la vie présente, l'homme aime suprêmement cette vie même, et au contraire hait suprêmement la mort elle-même, surtout quand elle s'accompagne de supplices dont la crainte " écarte des plus vifs plaisirs les bêtes elles-mêmes ", dit S. Augustin. De ce point de vue, il est évident que le martyre est par nature le plus parfait des actes humains, comme témoignant de la plus grande charité selon cette parole (Jn 15, 13) : " Il n'y a pas de plus grande charité que de donner sa vie pour ses amis. "
Solutions
:
1. Tout acte de perfection qui est l'objet d'un conseil est, le cas échéant, objet de précepte en devenant nécessaire au salut. C'est ainsi, dit S. Augustin, qu'un homme peut être tenu rigoureusement d'observer la continence à cause de l'absence ou de la maladie de son épouse.
C'est pourquoi il n'est pas
contraire à la perfection du martyre qu'en certains cas il soit nécessaire au
salut. Car il reste des cas où supporter le martyre n'est pas nécessaire au
salut. Aussi lit-on que beaucoup de saints se sont offerts spontanément au
martyre par zèle de la foi et charité fraternelle. Il s'agit là de préceptes
qui doivent être compris comme demandant la préparation de l'âme.
2. Le martyre englobe ce
qui est le summum. de l'obéissance : " être obéissant jusqu'à la mort,
comme l'Écriture le dit du Christ (Ph 2, 8). Aussi est-il clair qu'en soi le
martyre est plus parfait que la simple obéissance.
3. Cet argument est valable pour le martyre envisagé dans son espèce propre, qui ne lui donne pas de supériorité sur les autres actes de vertu, de même que la force n'est pas supérieure à toutes les vertus.
Objections
:
1. Il semble que la mort ne
soit pas incluse dans la raison de martyre. Car S. Jérôme écrit : " Je
dirai à bon droit que la mère de Dieu fut vierge et martyre, bien qu'elle ait
terminé sa vie dans la paix. " Et S. Grégoire. " Bien qu'il y manque
l'occasion de mourir, la paix a son martyre, car si nous ne livrons pas notre
tête à l'arme du bourreau, nous mettons à mort, par le glaive spirituel, les
désirs de la chair. "
2. On lit que certaines
femmes ont méprisé leur vie pour conserver leur intégrité charnelle. Il
apparaît ainsi que l'intégrité corporelle de la chasteté a plus d'importance
que la vie du corps. Mais parfois cette intégrité corporelle est enlevée, ou on
tente de l'enlever, à cause de la confession de la foi chrétienne, comme c'est
évident pour sainte Agnès et sainte Lucie. Il paraît donc qu'on devrait parler
de martyre si une femme perd son intégrité charnelle pour la foi du Christ,
plutôt que si elle perd aussi la vie du corps. C'est pourquoi sainte Lucie
disait : " Si tu me fais violer malgré moi, ma chasteté me vaudra
une double couronne. "
3. Le martyre est un acte
de la vertu de force, et il appartient à celle-ci de ne pas craindre non
seulement la mort, mais non plus les autres adversités, selon S. Augustin. Mais
il y a beaucoup d'adversités autres que la mort, que l'on peut supporter pour
la foi au Christ : la prison, l'exil, la spoliation de ses biens, comme le
montre l'épître aux Hébreux (10, 34). Aussi célèbre-t-on le martyre du pape
Marcel, mort pourtant en prison. Il n'est donc pas nécessaire de subir la peine
de mort pour être martyr.
4. Le martyre est un acte
méritoire, nous l'avons dit. Mais un acte méritoire ne peut être postérieur à
la mort. Donc il la précède, et ainsi la mort n'est pas essentielle au martyre.
Cependant, S. Maxime de Turin dit, dans un panégyrique de martyr : " Il est vainqueur en mourant pour la foi, alors qu'il aurait été vaincu en vivant sans la foi. "
Conclusion
:
Nous l'avons dit on appelle martyr celui qui est comme un témoin de la foi chrétienne, qui nous propose de mépriser le monde visible pour les réalités invisibles, selon la lettre aux Hébreux (11, 34). Il appartient donc au martyre que l'homme témoigne de sa foi, en montrant par les faits qu'il méprise toutes les choses présentes pour parvenir aux biens futurs et invisibles. Or, tant que l'homme conserve la vie du corps, il ne montre pas encore par les faits qu'il dédaigne toutes les réalités corporelles ; car les hommes ont coutume de ne faire aucun cas de leurs consanguins, de toutes leurs possessions et même de subir la douleur physique, pour conserver la vie. D'où cette insinuation de Satan contre Job (2, 4) : " Peau pour peau. Et tout ce que l'homme possède, il le donnera pour son âme ", c'est-à-dire pour sa vie physique. C'est pourquoi, afin de réaliser parfaitement la raison de martyre, il est requis de subir la mort pour le Christ.
Solutions
:
1. Ces textes, ou d'autres
semblables, emploient le mot martyre par métaphore.
2. Chez la femme qui perd
son intégrité physique, ou qui est condamnée à la perdre en raison de sa foi
chrétienne, il n'est pas évident pour les hommes qu'elle souffre par amour de
la foi et pas plutôt par mépris de la chasteté. Et c'est pourquoi, aux yeux des
hommes, il n'y a pas là un témoignage suffisant et cet acte n'a pas proprement
raison de martyre. Mais pour Dieu, qui pénètre les coeurs, cela peut valoir la
récompense, comme le dit sainte Lucie.
3. On l'a dit plus haut, la
force se manifeste principalement au sujet des périls de mort, et par voie de
conséquence au sujet des autres périls. C'est pourquoi on ne parle pas de
martyre proprement dit pour ceux qui ont subi seulement la prison, l'exil ou la
spoliation de leurs biens, sauf lorsque la mort s'ensuit.
4. Le mérite du martyre ne se situe pas après la mort, mais dans l'acceptation volontaire de la mort infligée. Pourtant il arrive parfois qu'après avoir reçu pour le Christ des blessures mortelles, ou d'autres violences prolongées jusqu'à la mort, le martyr survive longtemps. En cette situation l'acte du martyre est méritoire, et au moment même où de telles souffrances sont subies.
Objections
:
1. Il semble que la foi
seule soit cause du martyre. On lit en effet (1 P 4, 15) : " Que nul
d'entre vous n'ait à souffrir comme homicide ou comme voleur " ou quoi que
ce soit de semblable. " Mais si c'est comme chrétien, qu'il n'en rougisse
pas ; au contraire, qu'il glorifie Dieu de porter ce nom. " Mais on est
appelé chrétien parce qu'on garde la foi au Christ. Donc, seule la foi au
Christ donne la gloire du martyre à ses victimes.
2. Martyre signifie témoin.
Or on ne rend témoignage qu'à la vérité. Et on ne décerne pas le martyre au
témoignage de n'importe quelle vérité, mais de la vérité divine. Autrement, si
quelqu'un mourait pour avoir confessé une vérité de géométrie ou d'une autre science
spéculative, il serait martyr, ce qui semble ridicule. Donc la foi seule cause
le martyre.
3. Parmi les oeuvres de
vertu, celles-là paraissent les plus importantes qui sont ordonnées au bien
commun, parce que " le bien de la nation est meilleur que celui de
l'individu ", selon Aristote. Donc, si un autre bien était cause du
martyre, le titre de martyr serait attribué avant tout à ceux qui meurent pour
la défense de l'État. Ce qui n'est pas la coutume de l'Église, car on ne
célèbre pas le martyre de ceux qui meurent dans une guerre juste. Donc la foi
seule peut être cause du martyre.
Cependant, on lit (Mt 5, 10) " Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice ", ce qui se rapporte au martyre, d'après la Glose. Or la foi n'est pas seule à se rattacher à la justice, les autres vertus aussi. Donc les autres vertus peuvent aussi être la cause du martyre.
Conclusion
:
On vient de le dire, les martyrs sont comme des témoins parce que leurs souffrances corporelles subies jusqu'à la mort rendent témoignage non à une vérité quelconque, mais à la vérité religieuse que le Christ nous a révélée, aussi sont-ils appelés martyrs du Christ, comme étant ses témoins. Telle est la vérité de la foi. Et c'est pourquoi la cause de tout martyre est la vérité de la foi. Mais à celle-ci se rattache non seulement la croyance du coeur, mais aussi la protestation extérieure. Or celle-ci ne se fait pas seulement par les paroles d'une confession de foi, mais aussi par les faits montrant qu'on a la foi, selon cette parole en S. Jacques (2, 18) : " C'est par les oeuvres que je te montrerai ma foi. " Aussi S. Paul (Tt 1, 16) dit-il de certains : " Ils font profession de connaître Dieu, mais par leur conduite ils le renient. " Et c'est pourquoi les oeuvres de toutes les vertus, selon qu'elles se réfèrent à Dieu, sont des protestations de la foi qui nous fait comprendre que Dieu requiert de nous ces oeuvres, et nous en récompense. A ce titre elles peuvent être cause de martyre. Aussi l'Église célèbre-t-elle le martyre de S. Jean Baptiste qui a subi la mort non pour avoir refusé de renier sa foi, mais pour avoir reproché à Hérode son adultère.
Solutions
:
1. On est appelé chrétien
parce qu'on est au Christ. Et l'on dit que quelqu'un est au Christ non
seulement parce qu'il croit en lui mais aussi parce qu'il accomplit des actions
vertueuses guidé par l'esprit du Christ, selon S. Paul (Rm 8, 9) : " Si
quelqu'un n'a pas l'esprit du Christ, il ne lui appartient pas. " Et l'on
dit aussi qu'il est au Christ parce que, à son imitation, il meurt au péché
selon cette parole (Ga 5, 24) : " Ceux qui appartiennent au Christ jésus
ont crucifié leur chair avec ses passions et ses convoitises. " Et c'est
pourquoi on souffre comme le Christ non seulement en souffrant pour une
confession de foi en paroles, mais aussi chaque fois qu'on souffre pour
accomplir un bien quelconque, ou pour éviter un péché quelconque à cause du
Christ, parce que tout cela relève de la protestation de foi.
2. La vérité des autres
sciences ne se rattache pas au culte divin. C'est pourquoi on ne l'appelle pas
une vérité religieuse. Aussi sa confession ne peut-elle être directement cause
du martyre. Mais parce que tout péché est mensonge, comme nous l'avons établi.
éviter le mensonge, contre quelque vérité que ce soit, en tant que le mensonge
est contraire à la loi divine, peut être cause de martyre.
3. Le bien de l’État occupe la première place parmi les biens humains. Mais le bien divin, qui est la cause propre du martyre, l'emporte sur le bien humain. Cependant, parce que le bien humain peut devenir divin s'il se réfère à Dieu, il peut arriver que n'importe quel bien humain soit cause de martyre, selon qu'il est référé à Dieu.
LES VICES OPPOSÉS À LA FORCE
Nous allons les étudier maintenant : la crainte (Question 125), l'intrépidité (Question 126) et l'audace (Question 127).
1. Est-elle un péché ? - 2. S'oppose-t-elle à la force ? - 3. Est-elle péché mortel ?- 4. Excuse-t-elle ou diminue-t-elle le péché ?
Objections
:
1. Il semble que non. Car
elle est une passion, on l'a établi précédemment. Or, montre Aristote "
nous ne sommes ni loués ni blâmés pour nos passions ". Puisque tout péché
est blâmable, il apparaît que la crainte n'est pas un péché.
2. Rien de ce que prescrit
la loi divine n'est un péché parce que " la loi du Seigneur est sans tache
" (Ps 19, 8). Or la crainte est prescrite dans la loi de Dieu car S. Paul
dit (Ep 6, 5) : " Esclaves, obéissez à vos maîtres d'ici-bas avec crainte
et tremblement. "
3. Rien de ce qui est en
l'homme par nature n'est péché, parce que le péché est contre la nature, selon
S. Jean Damascène. Mais la crainte est naturelle à l'homme, ce qui fait dire à
Aristote " qu'il faut être fou, ou insensible à la douleur, pour ne rien
craindre, ni tremblements de terre ni inondations ".
Cependant, il y a la parole du Seigneur (Mt 10, 28) : " Ne craignez pas ceux qui tuent le corps. " Et en Ézéchiel (2, 8) : " Ne les crains pas et n'aie pas peur de leurs paroles. "
Conclusion
:
On appelle péché dans les actes humains ce qui est contraire à l'ordre ; car l'acte humain qui est bon consiste en un certain ordre, nous l'avons montrée. Or ici l'ordre requis, c'est que l'appétit se soumette au gouvernement de la raison. La raison dicte qu'il faut fuir certains actes et en rechercher d'autres. Parmi ceux qu'il faut fuir, elle dicte que certains sont à fuir plus que d'autres ; et de même, parmi ceux qu'il faut rechercher, elle dicte que certains sont à rechercher davantage ; et plus un bien est à poursuivre, plus un mal opposé est à fuir. De là vient cette dictée de la raison : on doit poursuivre certains biens plus qu'on ne doit fuir certains maux. Donc, quand l'appétit fuit ce que la raison lui dicte de supporter pour ne pas abandonner ce qu'il doit surtout poursuivre, la crainte est contraire à l'ordre et a raison de péché. Mais quand l'appétit fuit par crainte ce qu'il doit fuir selon la raison, alors l'appétit n'est pas désordonné et il n'y a pas de péché.
Solutions
:
1. La crainte au sens
général du mot implique essentiellement et dans tous les cas, la fuite ; aussi
à cet égard n'implique-t-elle aucune raison de bien ou de mal. Et il en est de
même pour toutes les passions. C'est pourquoi Aristote dit qu'elles ne sont ni
louables ni blâmables, parce qu'on ne loue ni ne blâme ceux qui se mettent en
colère ou qui ont peur, mais parce qu'ils le font d'une façon réglée par la
raison, ou non.
2. Cette crainte à laquelle
l'Apôtre nous incite est en accord avec la raison, car le serviteur doit
craindre de manquer aux services qu'il doit rendre à son maître.
3. Les maux auxquels l'homme ne peut résister et dont l'endurance ne peut rien lui apporter, la raison dicte qu'il faut les fuir. C'est pourquoi la crainte n'est pas un péché.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
la force concerne les dangers mortels, on l'a montré Mais le péché de crainte
ne se rattache pas toujours aux dangers mortels. Car sur le Psaume (128, 1) :
" Heureux ceux qui craignent le Seigneur ", la Glose dit que "
la crainte humaine nous fait craindre de subir les périls de la chair ou de
perdre les biens du monde ". Et sur ce texte de Mt (26, 44) : " Il
pria une troisième fois avec les mêmes paroles ", la Glose dit que la
mauvaise crainte est triple : " crainte de la mort, crainte de la douleur,
crainte d'être lésé dans ses intérêts ". Donc le péché de crainte n'est
pas contraire à la force.
2. Ce que l'on approuve
surtout dans la force, c'est qu'elle s'expose aux dangers mortels. Mais parfois
on s'expose à la mort par crainte de l'esclavage ou de la honte, comme S.
Augustin le dit de Caton qui se donna la mort pour ne pas devenir l'esclave de
César. Donc le péché de crainte n'est pas contraire à la force, mais lui
ressemble.
3. Tout désespoir procède
d'une crainte. Or le désespoir n'est pas contraire à la force, mais à
l'espérance, on l'a vu précédemment. Donc le péché de crainte n'est pas non
plus contraire à la force.
Cependant, Aristote oppose l'attitude craintive à la force.
Conclusion
:
Comme on l'a dit précédemment toute crainte procède de l'amour, car on ne craint que ce qui s'oppose à ce qu'on aime. Or l'amour n'est pas réservé à un genre déterminé de vertu ou de vice, mais l'amour bien réglé est inclus en toute vertu, car tout homme vertueux aime le bien propre de sa vertu ; tandis que l'amour déréglé est inclus en tout péché, car c'est de l'amour déréglé que procède la convoitise déréglée. Aussi la crainte déréglée est-elle incluse pareillement en tout péché : l'avare craint de perdre son argent, l'intempérant d'être privé de son plaisir, et ainsi des autres. Mais la crainte la plus forte est celle de mourir, comme le prouve Aristote. Et c'est pourquoi le caractère désordonné d'une telle crainte est contraire à la force, qui concerne les dangers mortels. C'est pourquoi on dit que, par excellence, l'excès de crainte est contraire à la force.
Solutions
:
1. Ces textes parlent de la
crainte déréglée en général, qui peut s'opposer à diverses vertus.
2. Les actes humains se
caractérisent surtout par leur fin, comme nous l'avons montré précédemment. Or
il appartient à l'homme fort de s'exposer aux dangers mortels, en vue du bien ;
mais celui qui s'y expose pour fuir la servitude ou une condition pénible est
vaincu par la crainte, qui est contraire à la force. Aussi le Philosophe dit-il
que " mourir pour fuir la pauvreté, par désespoir d'amour, ou par
accablement, n'est pas le fait de l'homme fort, mais du lâche ; fuir le labeur,
c'est de la faiblesse ".
3. Comme nous l'avons dit précédemment, de même que l'espérance est le principe de l'audace, la crainte est le principe du désespoir. Aussi, de même que l'homme fort qui est audacieux avec mesure doit avoir au préalable l'espérance, de même, mais inversement, le désespoir procède d'une certaine crainte. Non de n'importe laquelle, mais d'une crainte de même genre. Or le désespoir qui s'oppose à l'espérance appartient au genre des choses divines ; tandis que la crainte qui s'oppose à la force appartient à un genre différent, celui des périls mortels. Si bien que l'argument ne vaut pas.
Objections
:
1. Il semble que non. Car
la crainte, on l'a dit, se situe dans l'appétit irascible, qui fait partie de
la sensualité. Mais dans la sensualité il n'y a que péché véniel, comme on l'a
montré.
2. Tout péché mortel
détourne totalement le coeur loin de Dieu. Or, c'est ce que ne fait pas la
crainte, car sur ce texte (Jg 7, 3) : " Que celui qui a peur... ", la
Glose dit : " Le craintif est celui qui tremble à l'approche d'une
rencontre sans être terrifié au fond, mais il peut se ressaisir et reprendre
courage. "
3. Le péché mortel éloigne
non seulement de la perfection mais aussi du précepte. Or la crainte n'éloigne
pas du précepte mais seulement de la perfection, car sur ce texte (Dt 20, 8) :
" Qui a peur et sent mollir son courage ? " la Glose dit : "
Cela enseigne qu'il est impossible d'atteindre à la perfection de la
contemplation ou du combat spirituel si l'on redoute encore d'être dépouillé de
ses biens terrestres. "
Cependant, pour un seul péché mortel on encourt la peine de l'enfer. Or celle-ci est promise aux timorés selon l'Apocalypse (21, 8) : " Les lâches, les renégats, les dépravés... leur lot se trouve dans l'étang brûlant de feu et de soufre. C'est la seconde mort. " Donc la crainte est péché mortel.
Conclusion
:
Comme nous l’avons dit, la crainte est un péché selon qu'elle est désordonnée, c'est-à-dire qu'elle fuit ce que, raisonnablement, elle ne devrait pas fuir. Or ce dérèglement de la crainte ne réside parfois que dans l'appétit sensitif, sans qu'intervienne le consentement de l'appétit rationnel. Alors elle ne peut être péché mortel, mais seulement véniel. Mais parfois ce dérèglement de la crainte parvient jusqu'à l'appétit rationnel, ou volonté, qui par son libre arbitre fuit quelque chose contrairement à la raison. Un tel désordre est tantôt péché mortel, tantôt péché véniel. Car si, par crainte, on fuit un péril mortel ou quelque autre mal temporel, et qu'on se dispose ainsi à faire quelque chose d'interdit, ou qu'on omette un devoir prescrit par la loi divine, une telle crainte est péché mortel. Autrement elle sera péché véniel.
Solutions
:
1. Cet argument procède de
la crainte en tant qu'elle ne dépasse pas la sensualité.
2. Cette glose également
peut s'entendre d'une crainte purement sensible. Ou bien, on peut mieux dire
qu'est " terrifié au fond ", celui dont la crainte domine le coeur
sans remède. Or il peut arriver que, même si la crainte est péché mortel, sa
victime ne soit pas terrifiée si obstinément qu'on ne puisse la persuader de se
reprendre. Ainsi parfois un homme qui pèche mortellement en consentant à la
sensualité est détourné d'accomplir effectivement ce qu'il avait décidé de
faire.
3. Cette glose parle d'une crainte qui écarte d'un bien non nécessaire de précepte, mais conseillé pour la perfection. Or une telle crainte n'est pas péché mortel, mais parfois véniel. Parfois aussi, elle n'est pas péché s'il y a une cause raisonnable de craindre.
Objections
:
1. Il apparaît que non. Car
la crainte est un péché, on vient de le voir. Or le péché n'excuse pas le
péché, il l'aggrave.
2. Si une crainte excuse le
péché, ce serait au plus haut point la crainte de la mort, qui frappe les plus
courageux. Mais cette crainte ne semble pas excuser parce que la mort, menaçant
nécessairement tous les hommes, ne paraît pas à craindre.
3. Toute crainte a pour
objet un mal, temporel ou spirituel. Or la crainte du mal spirituel ne peut
excuser le péché parce qu'elle n'induit pas au péché mais plutôt en éloigne. La
crainte du mal temporel non plus n'excuse pas du péché parce que, dit Aristote
: " Il ne faut craindre ni l'indigence ni la maladie, ni quoi que ce soit
qui ne procède pas de nos propres errements. " Il semble donc que la
crainte n'excuse nullement le péché.
Cependant, on lit dans les Décrets " Celui qui a souffert violence et a été ordonné malgré lui par les hérétiques a une excuse valable. "
Conclusion
:
Comme on vient de le dire, la crainte est qualifiée de péché dans la mesure où elle contredit l'ordre de la raison. Or la raison juge que l'on doit fuir certains maux plus que d'autres. C'est pourquoi si quelqu'un, pour fuir les maux qui selon la raison sont à éviter davantage, ne fuit pas ceux qui sont moins à éviter, il n'y a pas péché. Ainsi doit-on fuir la mort corporelle plus que la perte des biens temporels ; donc, si quelqu'un par crainte de la mort promet ou donne quelque chose à des bandits, il est excusé du péché qu'il encourrait, si, sans cause légitime, en négligeant les hommes vertueux auxquels il devrait donner, il faisait des largesses aux pécheurs.
Mais si quelqu'un, fuyant par
crainte des maux qui sont moins à fuir, encourt des maux que la raison nous dit
de fuir davantage, il ne pourrait être totalement excusé de péché parce qu'une
telle crainte serait désordonnée. On doit craindre les maux de l'âme plus que
les maux du corps, ceux du corps plus que ceux des possessions extérieures. C'est
pourquoi, si quelqu'un encourt des maux de l'âme, c'est-à-dire des péchés, en
fuyant les maux du corps, comme la flagellation ou la mort, ou des maux
extérieurs comme une perte d'argent ; ou s'il supporte des maux corporels pour
éviter une perte d'argent : il n'est pas totalement excusé de péché.
Cependant, le péché est atténué dans une certaine mesure parce que l'action faite par crainte est moins volontaire ; car la crainte qui menace impose une certaine nécessité. Aussi Aristote dit-il de ces actions faites par crainte qu'elles ne sont pas purement volontaires, mais mêlées de volontaire et d'involontaire.
Solutions
:
1. La crainte n'excuse pas
en tant qu'elle est un péché, mais en tant qu'elle est involontaire.
2. Bien que la mort menace
nécessairement tous les hommes, cependant l'abrégement de la vie est un mal, et
par conséquent on doit le craindre.
3. Selon les stoïciens, pour qui les biens temporels n'étaient pas des biens de l'homme, il s'ensuivait que les maux temporels n'étaient pas des maux de l'homme et par conséquent n'inspiraient aucune crainte. Mais selon S. Augustin ces biens temporels sont des biens, quoique d'ordre inférieur. Ce qui était aussi l'opinion des péripatéticiens. C'est pourquoi on doit craindre ce qui s'y oppose, mais pas au point de s'écarter à cause d'eux de ce qui est bon selon la vertu.
1. Est-elle un péché ? - 2. Est-elle opposée à la force ?
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car ce
qu'on approuve chez un homme juste n'est pas un péché. Or dans l'éloge de
l'homme juste on lit, au livre des Proverbes (28, 1) : " Le juste a
l'assurance du lion, il n'aura aucune crainte. " Donc, être intrépide
n'est pas un péché.
2. " De tous les maux
le plus terrible est la mort ", dit Aristote. Mais il ne faut pas craindre
la mort, selon ce texte (Mt 10, 28) : " Ne craignez pas ceux qui tuent le
corps, etc. " Ni aucune des attaques venant de l'homme, selon Isaïe (51,
12) " Qui es-tu pour craindre l'homme mortel ? " 3. La crainte naît
de l'amour, on l'a vu plus haut. Mais ne rien aimer de périssable relève de la
vertu parfaite, car, dit S. Augustin : " L'amour de Dieu jusqu'au mépris
de soi fait les citoyens de la cité céleste. " Donc ne rien redouter
d'humain ne paraît pas être un péché.
Cependant, le juge inique est blâmé (Lc 18, 2) de ce qu'" il ne craignait pas Dieu et ne respectait pas les hommes ".
Conclusion
:
Parce que la crainte naît de l'amour, il faut porter le même jugement sur l'amour et sur la crainte. Or il s'agit maintenant de la crainte des maux temporels, qui provient de l'amour des biens temporels. Or il est dans la nature de chacun d'aimer sa propre vie et ce qui y est ordonné, toutefois dans la mesure requise. C'est-à-dire qu'on doit aimer tout cela non comme si l'on y mettait sa fin, mais selon qu'on l'utilise en vue de la fin ultime. Aussi, que quelqu'un manque à l'ordre requis dans l'amour de ces biens est contraire à l'inclination de sa nature, et par conséquent c'est un péché. Cependant jamais personne ne manque totalement de cet amour, parce que ce qui est naturel ne peut se perdre totalement. C'est pourquoi l'Apôtre peut dire (Ep 5, 29) : " Personne n'a jamais eu de haine pour sa propre chair. " Aussi même ceux qui se donnent la mort le font-ils par amour de leur chair, qu'ils veulent libérer des angoisses présentes.
Aussi peut-il arriver qu'un homme craigne moins qu'il ne faut la mort et les autres maux temporels, parce qu'il aime moins qu'il ne doit les biens auxquels s'opposent ces maux. Pourtant, qu'il ne craigne rien de tout cela ne peut venir d'un manque total d'amour ; mais il croit impossible que lui surviennent des maux opposés aux biens qu'il aime. Parfois cela vient de l'orgueil qui présume de soi-même et méprise les autres, selon cette parole de Job (41, 25) : " Il a été fait intrépide ; il regarde en face les plus hautains. " Parfois aussi cette absence de crainte vient d'un manque d'esprit ; c'est ainsi que pour Aristote c'est par sottise que les Celtes n'ont peur de rien. Aussi est-il clair que l'intrépidité est un vice, qu'elle soit causée par un manque d'amour, par l'orgueil ou la stupidité. Pourtant, si celle-ci est invincible, elle excuse du péché.
Solutions
:
1. Ce qu'on approuve chez
le juste, c'est que la crainte ne le détourne pas du bien, et non pas qu'il
n'ait aucune crainte. Car on lit dans l'Ecclésiastique (1, 28 Vg) : "
L'homme dénué de crainte ne pourra se justifier. "
2. La mort ou toute autre
violence qu'on peut subir d'un homme mortel ne doit pas être crainte au point
de faire abandonner la justice. On doit cependant les craindre en tant qu'elles
peuvent empêcher un homme d'agir vertueusement, soit en lui-même soit en
faisant progresser les autres. Aussi est-il écrit dans les Proverbes (14, 16) :
" Le sage craint le mal et s'en détourne. "
3. Les biens temporels doivent être méprisés en tant qu'ils nous empêchent d'aimer et de craindre Dieu. Et de ce point de vue aussi on ne doit pas les craindre, selon cette parole de l'Ecclésiastique (34, 14) : " Celui qui craint le Seigneur n'a peur de rien. " Mais on ne doit pas mépriser les biens temporels en tant qu'ils nous aident, comme des instruments, à pratiquer la crainte et l'amour de Dieu
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, nous jugeons les habitus d'après leurs actes. Or aucun acte de force
n'est empêché par le fait que quelqu'un est intrépide, car n'ayant aucune
crainte, il supporte fermement et attaque audacieusement.
2. L'intrépidité est
vicieuse par manque de l'amour requis, par orgueil ou par stupidité. Mais le
manque d'amour requis s'oppose à la charité ; l'orgueil, à l'humilité ; la
stupidité, à la prudence ou à la sagesse. Donc le vice d'intrépidité ne
s'oppose pas à la force.
3. Les vices s'opposent à
la vertu comme les extrêmes au juste milieu. Mais ce milieu n'a, d'un côté,
qu'un seul extrême. Donc, puisque s'opposent à la force d'un côté la crainte,
et de l'autre l'audace, il semble bien que l'intrépidité ne lui soit pas
opposée.
Cependant, Aristote oppose l'intrépidité à la force.
Conclusion
:
Comme on l'a dit plus haut, la force a pour objet la crainte et l'audace. Or toute vertu morale impose la mesure de la raison à la matière qu'elle concerne. Aussi ce qui revient à la force est une crainte mesurée par la raison : l'homme doit craindre ce qu'il faut, quand il le faut, et ainsi du reste. Or cette mesure de la raison peut être détruite non seulement par excès, mais aussi par défaut. Aussi, de même que la timidité est contraire à la force par excès de crainte, parce que l'on craint ce que l'on ne doit pas craindre, ou autrement qu'il ne faut, de même l'intrépidité est contraire à la force par défaut, parce que l'on ne craint pas ce qu'il faut craindre.
Solutions
:
1. L'acte de force consiste
à supporter la crainte et à attaquer non pas n'importe comment, mais selon la raison.
Ce que ne fait pas l'intrépide.
2. Par nature l'intrépidité
détruit le juste milieu de la force et par là s'oppose directement à la force.
Mais en raison de ses causes, rien n'empêche qu'elle s'oppose à d'autres
vertus.
3. Le vice de l'audace s'oppose à la force par excès d'audace, et l'intrépidité par défaut de crainte. Or la force établit un juste milieu dans ces deux passions. Aussi n'est-il pas extraordinaire que, à des points de vue différents, elle ait des extrêmes différents.
1. Est-elle un péché ? - 2. Est-elle contraire à la force ?
Objections
:
1. Il semble que non, car
S. Grégoire applique au bon prédicateur ce que Job (39, 21) dit du cheval :
" Avec audace il s'élance au combat. " Mais personne ne parle d'un
vice avec éloge. Donc ce n'est pas un péché d'être audacieux.
2. Comme dit Aristote : "
Il faut prendre son temps pour délibérer, mais ensuite il faut agir rapidement.
" Mais l'audace favorise cette rapidité. Donc l'audace n'est pas un péché,
mais plutôt quelque chose de louable.
3. L'audace est une passion
qui naît de l'espérance, a-t-on vu précédemment cl en traitant des passions.
Mais l'espérance est une vertu, non un péché.
Cependant, on lit dans l'Ecclésiastique (8, 15) : " Ne te mets pas en route avec un audacieux, de peur qu'il ne fasse peser ses maux sur toi. " Or on ne doit éviter la compagnie de quelqu'un que pour éviter le péché. Donc l'audace est un péché.
Conclusion
:
Nous l'avons dit précédemment l'audace est une passion. Or, tantôt la passion est modérée par la raison, tantôt elle manque de modération, soit par excès soit par défaut, et c'est ainsi qu'elle est vicieuse. Mais il arrive que le nom même d'une passion désigne son excès : ainsi on parle de la " colère " pour désigner cette passion en tant qu'elle est excessive, donc vicieuse. C'est ainsi encore que l'audace, entendue avec excès, est considérée comme un péché.
Solutions
:
1. Il s'agit ici de
l'audace mesurée par la raison, et qui se rattache donc à la vertu de force.
2. Il est recommandable
d'agir rapidement après avoir arrêté sa décision. Mais si l'on veut agir
rapidement avant d'avoir délibéré, on tombe dans le vice de précipitation, qui
s'oppose à la prudence, nous l’avons dit. C'est pourquoi l'audace qui contribue
à la rapidité de l'opération est louable dans la mesure où elle est réglée par
la raison.
3. Il y a des vices, et aussi des vertus, qui n'ont pas reçu de nom, comme le montre Aristote C'est pourquoi il faut les désigner par des noms de passions. Pour désigner des vices nous employons surtout des noms de passions qui ont pour objet le mal, comme la haine, la crainte, la colère et l'audace. Tandis que l'espérance et l'amour ont pour objet le bien, et c'est pourquoi nous employons plutôt leurs noms pour désigner des vertus.
Objections 1. Il
semble que non, car l'excès qui caractérise l'audace semble venir de la
présomption. Or celle-ci se rattache à l'orgueil, qui s'oppose à l'humilité.
Donc l'audace s'oppose à l'humilité plus qu'à la force.
2. L'audace ne semble pas
blâmable, sinon en tant qu'elle est nuisible à l'audacieux lui-même qui
affronte les périls de façon déraisonnable ; ou encore nuisible aux autres
qu'il attaque par audace ou qu'il entraîne dans le danger. Mais cela se
rattache à l'injustice. Donc l'audace qui est un péché ne s'oppose pas à la
force, mais à la justice.
3. On l'a dit plus haut la
force concerne la crainte et l'audace. Mais parce que la timidité s'oppose à la
force à cause de son excès de crainte, il y a un autre vice opposé à la
timidité par défaut de crainte. Donc, si l'audace s'opposait à la force par son
excès, au même titre la force devrait avoir un vice opposé par défaut d'audace.
Mais on ne trouve pas ce vice. Donc l'audace, elle non plus, ne doit pas être
donnée comme un vice opposé à la force.
Cependant, Aristote oppose l'audace à la force.
Conclusion
:
Comme on l'a dit plus haut, il appartient à la vertu morale de garder la mesure de la raison dans la matière qu'elle concerne. C'est pourquoi tout vice qui indique la démesure quant à la matière d'une vertu morale, s'oppose à cette vertu comme le démesuré au mesuré. Or l'audace, si ce mot désigne un vice, implique un excès de la passion qu'on appelle audace. Aussi est-il évident qu'elle est opposée à la force, qui concerne les craintes et les audaces.
Solutions
:
1. L'opposition d'un vice à
une vertu ne se prend pas à titre principal de la cause de ce vice, mais de
l'espèce de celui-ci. C'est pourquoi l'audace n'a pas à être opposée à la même
vertu que la présomption, qui est sa cause.
2. De même que l'opposition
directe d'un vice ne se prend pas de sa cause, elle ne se prend pas non plus de
son effet. Or la nuisance qui provient de l'audace est son effet. Ainsi ne
doit-on pas fonder sur elle ce qui oppose l'audace à la vertu.
3. Le mouvement de l'audace consiste à assaillir ce qui est contraire à l'homme ; la nature y incline, à moins que cette inclination ne soit arrêtée par la crainte de subir un dommage. Et c'est pourquoi le vice par excès que l'on appelle audace n'a pas d'autre défaut contraire que la timidité. Mais l'audace ne s'accompagne pas toujours du seul défaut de timidité. Car selon Aristote, " les audacieux volent au-devant du danger, mais quand celui-ci est là, ils abandonnent ", et cela par crainte.
LES PARTIES DE LA FORCE
On se demandera d'abord : Quelles sont-elles (Question 128) ? Ensuite, on traitera de chacune d'elles (Question 129-138).
Objections
:
1. Il semble que
l'énumération des parties de la force est inadmissible. En effet Cicéron en
énumère quatre - " la magnificence, la confiance, la patience et la
persévérance ". Mais cela ne vaut rien. En effet la magnificence se
rattache à la libéralité, car toutes deux concernent l'argent et " le
magnifique est nécessairement libéral ", dit Aristote. Mais la libéralité
fait partie de la justice, on l'a vu plus haut ; donc la magnificence ne fait
pas partie de la force.
2. La confiance semble
identique à l'espérance. Mais l'espérance n'appartient pas à la force, car elle
est une vertu par elle-même. Donc la confiance ne fait pas partie de la force.
3. Par la force l'homme se
comporte bien devant les dangers. Mais la magnificence et la confiance
n'impliquent dans leur raison aucun rapport avec les dangers. Il ne convient
donc pas de les ranger parmi les parties de la force.
4. Selon Cicéron la
patience implique le support des difficultés, qu'il attribue aussi à la force.
Donc la patience est identique à la force, et non l'une de ses parties.
5. Ce qui est requis en
toute vertu, ne doit pas être donné comme une partie d'une vertu spéciale. Mais
la persévérance est requise en toute vertu, selon cette parole (Mt 24, 13) :
" Celui qui persévérera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé. "
6. Macrobe donne sept
parties de la force : " magnanimité, confiance, sécurité, magnificence,
constance, tolérance, fermeté ". D'autre part, Andronicus admet sept
vertus annexes de la force : " assurance, résolution, magnanimité,
virilité, persévérance, magnificence, courage ". Donc l'énumération de
Cicéron est insuffisante.
7. Aristote énumère cinq modalités de la force. 1° La politique, qui opère courageusement par crainte du déshonneur ou du châtiment. 2° La force militaire, qui est rendue courageuse par la pratique ou l'expérience de la guerre. 3° Celle qui opère courageusement sous l'empire d'une passion, et en particulier de la colère. 4° Celle qui opère courageusement par l'habitude de vaincre. 5° Celle qui opère courageusement par inexpérience du danger. Or aucune de nos énumérations ne contient ces forces-là. Donc ces énumérations sont impropres.
Conclusion
:
On l'a dit plus haut, une vertu peut avoir trois sortes de parties : subjectives, intégrantes et potentielles. Or on ne peut assigner à la force, en tant que vertu spéciale, des parties subjectives, du fait qu'elle ne se divise pas en plusieurs vertus spécifiquement différentes, parce qu'elle a une matière très spéciale. Mais on lui attribue des parties pour ainsi dire intégrantes et potentielles. Intégrantes, selon ce qui doit concourir à l'acte de la force. Potentielles, selon que les périls mortels étant envisagés par la force, d'autres objets moins difficiles sont envisagés par d'autres vertus ; celles-ci s'adjoignent à la force comme le secondaire au principal.
Or, nous l'avons dit plus haut, l'acte de la force est double : attaquer et supporter. A l'attaque deux conditions sont requises. D'abord qu'on ait l'esprit préparé, c'est-à-dire prompt à attaquer. C'est pour cela que Cicéron nomme la confiance par laquelle, dit-il, " l'âme se sent pleine d'espoir pour accomplir des actions grandes et glorieuses ". La seconde condition vaut pour l'exécution : il ne faut pas lâcher prise dans la réalisation de ce qu'on a entrepris avec confiance. Ici Cicéron nomme la magnificence. " La magnificence, dit-il, est le projet de la réalisation de choses grandes et sublimes, que l'âme s'est proposée avec éclat et grandeur. " Il ne faut pas que l'exécution recule devant un projet grandiose. Ces deux conditions, si on les applique à la matière propre de la force, en seront comme les parties intégrantes, indispensables à son existence. Si on les réfère à d'autres matières moins ardues, ce seront des vertus spécifiquement distinctes de la force, mais qui s'adjoignent à elle comme le secondaire au principal ; c'est ainsi que le Philosophe applique la magnificence aux grandes dépenses, et la magnanimité, qui semble identique à la confiance, aux grands honneurs.
A l'autre acte de la force, qui est de supporter, deux conditions sont requises. D'abord que devant la difficulté de maux menaçants, le coeur ne soit pas brisé par la tristesse et ne déchoie de sa grandeur. C'est à cela que Cicéron rapporte la patience. Aussi définit-il la patience " le support volontaire et prolongé d'épreuves ardues et difficiles, par un motif de service ou d'honnêteté ". L'autre condition, c'est que, en souffrant ces difficultés de façon prolongée, on ne se fatigue pas au point de renoncer, selon l'épître aux Hébreux (12, 3) : " Ne vous laissez pas fatiguer en perdant coeur. " C'est la tâche qu'il attribue à la persévérance. Elle consiste pour lui " à demeurer de façon stable et perpétuelle dans un parti adopté avec délibération ". Si ces deux conditions se restreignent à la matière propre de la force, elles en seront comme des parties intégrantes. Mais si elles se réfèrent seulement à des matières difficiles, elles seront des vertus distinctes de la force, mais qui lui sont adjointes comme des vertus secondaires à la principale.
Solutions
:
1. La magnificence ajoute à
la matière de la libéralité une certaine grandeur ; celle-ci augmente la
difficulté, objet de l'appétit irascible, que la vertu de force perfectionne au
premier chef.
2. L'espérance qui se
confie à Dieu est une vertu théologale, on l'a montré plus haut. Mais par la
confiance, qui figure parmi les parties de la force, l'homme met son espoir en
lui-même, tout en le subordonnant à Dieu.
3. Il paraît très périlleux
d'attaquer des ennemis considérables, parce que l'échec est alors très cuisant.
Aussi, même si la magnificence et la confiance agissent pour opérer ou attaquer
de grandes choses, elles ont une certaine affinité avec la force, en raison du
péril menaçant.
4. La patience ne supporte
pas seulement les périls mortels, que concerne la force, en limitant les excès
de la tristesse ; elle supporte aussi d'autres difficultés et d'autres périls.
A ce titre elle est une vertu annexe de la force. Mais en tant qu'elle concerne
les périls de mort, elle en est partie intégrante.
5. La persévérance, en tant
qu'elle signifie la continuation d'une oeuvre bonne jusqu'à la fin, peut être
une condition de toute vertu. Mais elle fait partie de la force comme nous
venons de le dire dans la Réponse.
6. Macrobe nomme les quatre vertus déjà nommées par Cicéron : confiance, magnificence, tolérance (qui tient la place de la patience) et fermeté (qui tient la place de la persévérance). Mais il ajoute trois parties de la force. Deux d'entre elles, la magnanimité et la sécurité, sont englobées chez Cicéron par la confiance, mais Macrobe les distingue en les spécialisant. Car la confiance implique l'espérance de grandes choses. Or l'espérance de quoi que ce soit présuppose un appétit tendu par le désir vers de grandes choses, ce qui se rattache à la magnanimité ; nous avons dit plus haut en effet que l'espérance présuppose l'amour et le désir de son objet. Ou bien on peut dire, ce qui est mieux, que la confiance se rattache à la certitude de l'espérance ; la magnanimité, à la grandeur de la chose espérée.
L'espérance ne peut être ferme si l'on n'écarte pas son contraire. Parfois en effet quelqu'un, pour ce qui tient à lui, espère, mais son espérance est enlevée par la crainte, car celle-ci est d'une certaine façon opposée à l'espérance, nous l'avons montré plus haut. C'est pourquoi Macrobe ajoute la sécurité, qui exclut la crainte. Il ajoute une troisième vertu : la constance, qu'on peut englober dans la magnificence car il faut, lorsqu'on agit magnifiquement, avoir un coeur constant. C'est pourquoi Cicéron dit qu'il revient à la magnificence non seulement d'organiser de grandes affaires, mais encore de les imaginer avec de l'ampleur dans l'esprit. La constance peut encore se rattacher à la persévérance, car la persévérance est attribuée à celui qui n'est pas découragé par la durée de l'action, tandis qu'on appelle constant celui qui n'est pas découragé par n'importe quelle autre résistance.
Les vertus énumérées par Andronicus paraissent revenir au même. Il nomme la persévérance et la magnificence, comme Cicéron et Macrobe, et la magnanimité comme Macrobe. La résolution est identique à la patience et à la tolérance, car pour lui " la résolution est un habitus qui rend prêt à entreprendre comme il faut, et à résister comme la raison le demande ". L'assurance semble identique à la sécurité car, pour Andronicus, " c'est la force de l'âme pour accomplir ses oeuvres ". La virilité est identique à la confiance, car il la définit " un habitus qui se suffit à lui-même, accordé aux hommes courageux ".
A la magnificence il ajoute le
courage (andragathia : vertu du " bon guerrier "), que nous
pouvons appeler encore bravoure. Or il revient à la magnificence non seulement
de tenir bon dans la réalisation d'oeuvres grandioses, ce qui revient à la
constance, mais encore de les exécuter avec une prudence et un zèle viril, qui
reviennent à la bravoure. Aussi Andronicus dit-il : " L'andragathia
est une vertu virile pour entreprendre des oeuvres utiles à la communauté.
" On voit ainsi que toutes ces parties de la force se ramènent à la liste
donnée par Cicéron.
7. Ces cinq parties énumérées par Aristote n'atteignent pas à la vraie raison de vertu, parce que, tout en se rejoignant dans l'acte de force, elles diffèrent cependant par leur motif, comme on l'a montré plus haut. C'est pourquoi ce sont moins des parties que des modes de la force.
I1 faut maintenant étudier chacune des parties de la force, mais en les ramenant toutes aux quatre principales données par Cicéron sauf que nous mettons à la place de la confiance la magnanimité dont traite Aristote. Nous étudierons donc : l° la magnanimité (Question 129) ; 2° la magnificence (Question 134-135) ; 3° la patience (Question 136) ; 4° la persévérance (Question 137-138). Après avoir étudié la magnanimité, nous étudierons les vices opposés (Question 130-133).
1. Concerne-t-elle les honneurs ? - 2. Seulement les grands honneurs ? - 3. Est-elle une vertu ? - 4. Une vertu spéciale ? - 5. Fait-elle partie de la force ? - 6. Quels sont ses rapports avec la confiance ? - 7. Avec la sécurité ? - 8. Avec les biens de la fortune ?
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car la
magnanimité réside dans l'appétit irascible, ce qu'on voit à son nom, car
magnanimité équivaut à " grandeur d'âme ", âme signifiant ici la
puissance irascible, selon Aristote qui dit : " Dans l'appétit
sensible se trouvent le désir et l'âme " c'est-à-dire le concupiscible et
l'irascible. Mais l'honneur est un bien pour le concupiscible, puisqu'il
récompense la vertu. Il apparaît donc que la magnanimité ne concerne pas les
honneurs.
2. Étant une vertu morale,
la magnanimité doit concerner ou les passions ou les actions. Or elle ne
concerne pas les actions, car elle serait alors une partie de la justice. Il
reste donc qu'elle concerne les passions. Mais l'honneur n'est pas une passion.
Donc la magnanimité ne concerne pas les honneurs.
3. La magnanimité semble se
rattacher à la recherche plus qu'à la fuite, car on appelle magnanime celui qui
tend à la grandeur. Or on ne loue pas les gens vertueux de désirer les
honneurs, mais plutôt de les fuir.
Cependant, le Philosophe dit : " La magnanimité concerne les honneurs et le déshonneur. "
Conclusion
:
En vertu de son nom, la magnanimité implique une âme qui tend à la grandeur. Or on reconnaît la nature d'une vertu à deux choses : à la matière que son action concerne ; à son acte propre qui consiste à traiter cette matière de la façon requise. Et parce que l'habitus de la vertu se détermine au premier chef par son acte, on appelle un homme magnanime parce que son âme est orientée vers un acte plein de grandeur. Or un acte peut être appelé grand de deux façons : relativement ou absolument. Un acte peut être appelé grand de façon relative alors même qu'il consiste à employer une chose petite ou médiocre, mais de façon excellente. Mais l'acte simplement et absolument grand est celui qui consiste dans l'emploi excellent d'un bien supérieur. Or, ce qui est mis à l'usage de l'homme, ce sont les biens extérieurs, dont le plus élevé absolument est l'honneur. Cela, parce qu'il est tout proche de la vertu, en tant qu'il lui rend témoignage, comme nous l'avons établi plus haut en outre, parce qu'il est rendu à Dieu et aux êtres les plus parfaits, et parce que les hommes font tout passer après la conquête de l'honneur et le rejet de la honte. Ainsi donne-t-on le nom de magnanime à partir de ce qui est grand purement et simplement, comme on donne le nom de fort à partir de ce qui est absolument difficile. Il est donc logique que la magnanimité concerne les honneurs.
Solutions
:
1. Le bien ou le mal
considérés absolument relèvent de l'appétit concupiscible ; mais si on leur
ajoute la raison de difficulté, ils relèvent de l'irascible. Et c'est ainsi que
la magnanimité envisage l'honneur, en tant que celui-ci présente la raison de
chose grande et ardue.
2. Si l'honneur n'est ni
une passion ni une action, il est pourtant l'objet d'une passion, l'espérance,
qui tend au bien ardu. C'est pourquoi la magnanimité concerne immédiatement la
passion de l'espérance, et médiatement l'honneur ; de même avons-nous dit plus
haut, au sujet de. la force, qu'elle concerne les périls mortels en tant qu'ils
sont objets de crainte et d'audace.
3. On doit louer ceux qui méprisent les honneurs au point que pour les obtenir ils ne font rien de déplacé et ne leur accordent pas une valeur excessive. Mais si l'on méprisait les honneurs en ce que l'on ne se soucierait pas de faire ce qui est digne d'honneur, ce serait blâmable. Et c'est ainsi que la magnanimité concerne les honneurs : pourvu qu'on s'efforce de faire ce qui est digne d'honneur, au lieu d'estimer grandement les honneurs humains.
Objections
:
1. Il semble que cela
n'appartienne pas à la raison de magnanimité. En effet, sa matière est
l'honneur, on vient de le dire. Mais la grandeur et la petitesse ne s'ajoutent
à l'honneur que comme des accidents.
2. La magnanimité concerne
les honneurs, comme la mansuétude concerne les colères. Mais il n'appartient
pas à la raison de mansuétude qu'elle concerne de grandes ou de petites
colères.
3. Un petit honneur est
moins éloigné d'un grand que le déshonneur. Mais la magnanimité se comporte
bien devant le déshonneur. Donc de même devant des honneurs modestes.
Cependant, le Philosophe affirme " La magnanimité concerne les grands honneurs.
Conclusion
:
D'après Aristote " la vertu est une certaine perfection ", et cela s'entend d'une perfection de la puissance " portée à son comble ". La perfection de la puissance ne doit pas être envisagée dans une activité quelconque, mais dans une activité qui comporte de la grandeur ou de la difficulté. Car toute puissance, si imparfaite qu'elle soit, est capable d'une activité au moins médiocre et faible. C'est pourquoi il est essentiel à la vertu de concerner " le difficile et le bien ", selon Aristote. Or le difficile et le grand, ce qui revient au même, peut être envisagé dans l'acte vertueux de deux façons. D'abord du côté de la raison, en tant qu'il est difficile de trouver le milieu de la raison, et de le déterminer dans une certaine matière. Cette difficulté ne se trouve que dans l'acte des vertus intellectuelles, et aussi dans l'acte de la justice. Une autre difficulté est du côté de la matière qui, de soi, peut résister à la mesure de raison qu'on veut lui imposer. Cette difficulté se remarque surtout dans les autres vertus morales, qui concernent les passions car, " les passions luttent contre la raison " selon Denys.
A leur sujet il faut remarquer que certaines passions ont une grande force pour résister à la raison, principalement du fait qu'elles sont des passions ; et certaines principalement du fait des objets de ces passions. Or les passions n'ont une grande force pour lutter contre la raison que si elles sont violentes, parce que l'appétit sensible, où résident les passions, est soumis par nature à la raison. Et c'est pourquoi les vertus concernant de telles passions ne s'exercent qu'au sujet de ce qui est grand dans ces passions, comme la force concerne les grandes craintes et les grandes audaces ; la tempérance, les convoitises des plus vives délectations ; la mansuétude, les plus violentes colères.
Certaines passions s'opposent à la raison avec une grande force du fait des réalités extérieures qui sont leurs objets, comme l'amour ou cupidité de l'argent ou de l'honneur. Et en ces domaines, il faut de la vertu non seulement dans ce qu'il y a de plus intense, mais aussi pour les objets médiocres ou mineurs, parce que les réalités extérieures même petites, sont très désirables, comme nécessaires à la vie. Et c'est pourquoi, concernant l'appétit de l'argent, il y a deux vertus ; l'une concerne les richesses médiocres ou modérées, c'est la libéralité ; l'autre concerne les grandes richesses, c'est la magnificence. De même, concernant les honneurs, il y a deux vertus. L'une qui concerne les honneurs moyens, n'a pas de nom ; elle est nommée cependant par ses extrémités qu'on appelle philotimia (amour de l'honneur) et aphilotimia (absence d'amour pour l'honneur). En effet, on loue parfois celui qui aime l'honneur, et parfois celui qui n'en a cure, pour autant que chacun des deux peut le faire avec modération. Mais concernant les grands honneurs, il y a la magnanimité. C'est pourquoi il faut dire que la matière propre de la magnanimité est le grand honneur ; et le magnanime est celui qui tend à ce qui est digne d'un grand honneur.
Solutions :
1. Grand et petit
surviennent par accident à l'honneur considéré en lui-même. Mais ils créent une
grande différence par rapport à la raison, dont il faut observer la mesure dans
la pratique des honneurs, ce qui est beaucoup plus difficile dans les grands
honneurs que dans les petits.
2. La colère et les autres
matières ne présentent de difficulté notable que pour le maximum, qui est seul
à nécessiter de la vertu. Il en est autrement des richesses et des honneurs,
qui sont des réalités existant en dehors de l'âme.
3. Celui qui use bien des grandes choses peut encore davantage user bien des petites. Donc le magnanime aspire à de grands honneurs parce qu'il en est digne, ou bien en les jugeant inférieurs à ceux dont il est digne, parce que la vertu ne peut être honorée pleinement par l'homme : c'est Dieu qui doit l'honorer. Et c'est pourquoi il ne se laisse pas enivrer par de grands honneurs, parce qu'il ne les estime pas supérieurs à lui, il les méprise plutôt. Et plus encore les honneurs mesurés et petits. Pareillement, il n'est pas abattu par les affronts, mais il les méprise comme indignes de lui.
Objections
:
1. Il semble que non, car
toute vertu morale se situe dans un juste milieu. Or la magnanimité ne se situe
pas dans un milieu, mais dans un maximum, parce qu'elle " s'honore de ce
qu'il y a de plus grand ", dit Aristote.
2. Qui a une vertu les a
toutes, on l'a vu précédemment. Mais on peut avoir une vertu sans avoir
la magnanimité, car, dit le Philosophe : " Celui qui est digne d'un
honneur modeste et s'en trouve haussé est un modeste, non un magnanime. "
3. La vertu est une bonne
qualité de l'âme, on l'a vu précédemment. Mais la magnanimité comporte des
dispositions physiques car, dit Aristote, " le magnanime se déplace
lentement, sa voix est grave, son élocution posée ".
4. Aucune vertu ne s'oppose
à une autre. Mais la magnanimité s'oppose à l'humilité, car " le magnanime
se juge très méritant et méprise les autres ", dit Aristote.
5. Les propriétés de toute
vertu sont dignes d'éloge. Mais la magnanimité a des propriétés blâmables :
l'oubli des bienfaits, l'indolence et la lenteur, l'ironie envers beaucoup, la
difficulté à vivre avec les autres, l'intérêt pour les choses belles plutôt que
pour les choses utiles.
Cependant, on lit à la louange de certains guerriers (2 M 14, 18) : " Nicanor, apprenant la valeur des compagnons de judas Maccabée, et leur grandeur d'âme dans les combats pour la patrie, etc. " Or, seules les oeuvres vertueuses sont louables ; donc la magnanimité, à laquelle se rattache la grandeur d'âme, est une vertu.
Conclusion
:
Il ressortit à la raison de vertu humaine que dans les oeuvres humaines on observe le bien de la raison, qui est le bien propre de l'homme. Or, parmi les biens humains extérieurs, les honneurs occupent la première place, nous l’avons dit. Et c'est pourquoi la magnanimité, qui établit la mesure de la raison dans les grands honneurs, est une vertu.
Solutions
:
1. Comme le dit aussi
Aristote, " le magnanime est à l'extrême de la grandeur " en ce qu'il
tend à ce qu'il y a de plus grand ; " mais il est dans le juste milieu,
puisque c'est ainsi qu'il doit être " : il tend à ce qu'il y a de plus
grand, mais en obéissant à la raison. " Il s'estime à sa juste valeur
" parce qu'il ne prétend pas à ce qui est trop grand pour lui.
2. La connexion des vertus
ne s'entend pas de leurs actes en ce sens que chacun devrait avoir les actes de
toutes les vertus. Aussi l'acte de la magnanimité ne convient-il pas à tous les
hommes vertueux, mais seulement aux plus grands. C'est selon les principes des
vertus - la prudence et la grâce - que toutes les vertus sont connexes, par la
coexistence de leurs habitus dans l'âme, soit en acte soit en disposition
prochaine. Et ainsi, quelqu'un à qui ne convient pas l'acte de magnanimité peut
en avoir l'habitus qui le dispose à accomplir un tel acte si sa situation le
demandait.
3. Les mouvements corporels
sont divers selon les connaissances et les affections diverses de l'âme. C'est
pourquoi il arrive que la magnanimité produise certains accidents déterminés
concernant les mouvements du corps. En effet, la rapidité provient de ce qu'on
recherche mille choses qu'on a hâte d'accomplir ; mais le magnanime ne
recherche que les grandes choses, qui sont peu nombreuses et qui demandent une
grande attention ; c'est pourquoi ses mouvements sont lents. Pareillement le
ton élevé de la voix et la rapidité de la parole conviennent surtout à ceux qui
sont prêts à discuter à propos de tout ; cela n'appartient pas aux magnanimes,
qui ne s'occupent que des grandes choses. Et de même que ces allures
corporelles conviennent aux magnanimes selon leurs sentiments, elles se
trouvent par nature chez ceux qui par nature sont disposés à la magnanimité.
4. On trouve chez l'homme de la grandeur, qui est un don de Dieu, et une insuffisance, qui lui vient de la faiblesse de sa nature. Donc la magnanimité permet à l'homme de voir sa dignité en considérant les dons qu'il tient de Dieu. Et s'il a une grande vertu elle le fera tendre aux oeuvres de perfection. Et il en est de même de tout autre bien, comme la science ou la fortune. Mais l'humilité engage l'homme à se juger peu de chose en considérant son insuffisance propre.
Pareillement, la magnanimité méprise les autres selon qu'ils ne répondent pas aux dons de Dieu, car elle ne les estime pas assez pour leur donner une estime déplacée. Mais l'humilité honore les autres et les estime supérieurs en tant qu'elle découvre en eux quelque chose des dons de Dieu. Ce qui fait dire au Psaume (15, 4) en parlant de l'homme juste : " A ses yeux le méchant est réduit à rien ", ce qui correspond au mépris du magnanime. " Mais il glorifie ceux qui craignent le Seigneur ", ce qui correspond à l'honneur rendu par l'humble.
Aussi est-il clair que la magnanimité
et l'humilité ne se contredisent pas, bien qu'elles paraissent agir en sens
contraire, parce qu'elles se placent à des points de vue différents.
5. Ces propriétés rattachées à la magnanimité ne sont pas blâmables mais suréminemment louables. Tout d'abord, que le magnanime ne se rappelle pas ceux dont il a reçu des bienfaits, cela doit s'entendre en ce sens qu'il n'éprouve pas de plaisir à recevoir des bienfaits s'il ne peut y répondre par de plus grands. Ce qui est la reconnaissance parfaite, qu'il veut exercer, comme les autres vertus, par un acte suréminent.
On dit ensuite qu'il est plein d'indolence et de lenteur, non parce qu'il n'agit pas selon son devoir, mais parce qu'il ne se mêle pas de toutes sortes d'affaires, mais seulement des grandes, qui lui conviennent.
On dit encore qu'il emploie l'ironie ; ce n'est pas par manque de sincérité, en ce qu'il s'attribuerait faussement des actions basses, ou qu'il nierait des actions nobles qu'il a faites ; c'est parce qu'il ne montre pas toute sa grandeur, surtout à la foule de ses inférieurs ; parce que, dit encore Aristote au même endroit, il revient au magnanime " d'être grand à l'égard de ceux qui possèdent les honneurs et les biens de la fortune mais modéré avec les gens de condition moyenne ".
On dit encore " qu'il ne peut vivre avec les autres " familièrement, " si ce ne sont des amis ", parce qu'il évite absolument l'adulation et l'hypocrisie qui sont le fait d'âmes mesquines. Mais il vit avec tout le monde, grands et petits, comme il convient, nous l'avons dit.
On dit enfin qu'il préfère les choses belles : non n'importe lesquelles, mais celles qui sont bonnes d'un bien honnête. Car en toute chose il fait passer l'honnêteté avant l'utilité, parce que plus noble. En effet, on recherche l'utile pour remédier à une insuffisance, ce qui est contraire à la magnanimité.
Objections
:
1. Il semble que non, car
aucune vertu spéciale n'opère dans toutes les vertus. Mais le Philosophe
affirme : " Appartient au magnanime tout ce qui est grand dans chaque
vertu. "
2. On n'attribue à aucune
vertu des actes émanant de vertus diverses. Mais on attribue au magnanime des
actes de vertus diverses. Aristote dit en effet qu'il appartient au magnanime
" de ne pas fuir celui qui vous sermonne " : c'est prudence ; "
de ne pas commettre d'injustice " : c'est justice ; " d'être prompt à
faire le bien ", c'est charité, et " de donner sans attendre ",
ce qui est libéralité, " d'être véridique ", ce qui est vérité, et
" de ne pas être plaintif ", c'est la patience.
3. Toute vertu est un
ornement spécial de l'âme selon Isaïe (61, 10) : " Le Seigneur m'a revêtu
des ornements du salut. " Et il ajoute aussitôt " comme une épouse
parée de ses joyaux ". Mais " la magnanimité est l'ornement de toutes
les vertus ", dit Aristote. Donc la magnanimité est une vertu générale.
Cependant, le Philosophe la distingue des autres vertus.
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut il appartient à une vertu spéciale d'établir la mesure de la raison dans une matière déterminée. Pour la magnanimité, ce sont les honneurs, nous l'avons dit. Or l'honneur, considéré en lui-même, est un bien spécial. Et ainsi la magnanimité considérée en elle-même est une vertu spéciale. Mais parce que l'honneur est la récompense de toute vertu, nous l'avons montré par voie de conséquence, en raison de sa matière, elle est en relation avec toutes les vertus.
Solutions
:
1. La magnanimité ne
concerne pas un honneur quelconque, mais un grand honneur. De même que
l'honneur est dû à la vertu, un grand honneur est dû à une grande oeuvre de
vertu. De là vient que le magnanime veut faire de grandes choses en toute
vertu, du fait qu'il tend à ce qui mérite un grand honneur.
2. Parce que le magnanime
tend aux grandes choses, il s'ensuit qu'il tend surtout à celles qui impliquent
une certaine supériorité, et fuit ce qui relève d'une insuffisance. Or c'est
une supériorité de faire le bien, de le répandre, et de le rendre avec usure.
C'est pourquoi le magnanime s'y porte volontiers, en tant que tout cela
présente une raison de supériorité, mais selon une autre raison que dans les
actes des autres vertus. Ce qui relève d'une insuffisance, c'est qu'on attache
tant d'importance à des biens ou à des maux extérieurs que l'on s'abaisse pour
eux en s'écartant de la justice ou de n'importe quelle vertu. Pareillement, c'est
pécher par insuffisance que de cacher la vérité, parce que cela paraît un effet
de la peur. Que l'on soit plaintif, c'est un signe d'insuffisance, car cela
montre que le coeur se laisse abattre par des maux extérieurs. C'est ainsi que
le magnanime évite tout cela selon une raison spéciale, en tant que c'est
contraire à la supériorité ou à la grandeur.
3. Toute vertu a un éclat ou un ornement spécifique propre à chacune. Mais il s'y ajoute une autre splendeur à cause de la grandeur de l'oeuvre vertueuse procurée par la magnanimité, qui " grandit toutes les vertus ", selon Aristote.
Objections
:
1. Il ne paraît pas, car on
n'est pas une partie de soi-même. Mais la magnanimité paraît être identique à
la force. Sénèque dit en effet : " La magnanimité, qu'on appelle aussi la
force, te fera vivre dans une grande confiance, si elle est dans ton coeur.
" Et Cicéron : " Les hommes forts, nous les voulons magnanimes, amis
de la vérité, indemnes de mensonge. "
2. Aristote dit : "
Le magnanime n'aime pas le danger. " Or il appartient à l'homme fort de
s'exposer au danger. Donc la magnanimité n'a rien à voir avec la force, pour
qu'on en fasse une de ses parties.
3. La magnanimité vise la
grandeur dans les biens qu'il faut espérer ; la force vise la grandeur dans les
maux qu'il faut craindre ou affronter. Mais le bien est davantage un principe
que le mal. Donc la magnanimité est une vertu plus primordiale que la force, et
elle n'en fait donc pas partie.
Cependant, Macrobe et Andronicus font de la magnanimité une partie de la force.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit précédemment une vertu principale est celle à laquelle il revient d'établir un mode général de vertu dans une matière principale. Or, parmi les modes généraux de la vertu, il y a la fermeté d'âme, car " tenir ferme " est requis en toute vertu. Cependant on loue surtout cette fermeté dans les vertus qui tendent à quelque chose d'ardu, où il est difficile de rester ferme. Et c'est pourquoi plus il est difficile de rester ferme dans un devoir ardu, plus la vertu qui procure à l'âme cette fermeté, est primordiale. Or il est plus difficile de rester ferme dans les dangers mortels où ce qui confirme l'âme est la force, que dans l'espoir de la conquête des plus grands biens, pour lesquels l'âme est confirmée par la magnanimité. Car de même que l'homme aime au maximum sa propre vie, il fuit au maximum les dangers de mort. Ainsi est-il clair que la magnanimité rejoint la force eh tant qu'elle fortifie l'âme pour quelque chose d'ardu. Mais elle s'en éloigne en ce qu'elle fortifie l'âme dans un domaine où il est plus facile de rester ferme. Aussi la magnanimité fait-elle partie de la force parce qu'elle s'y adjoint comme une vertu secondaire à la principale.
Solutions
:
1. Comme dit Aristote,
" l'absence d'un mal a raison de bien ". Aussi, ne pas être vaincu
par un mal grave comme un danger de mort, ce qui regarde la force, équivaut en
somme à l'acquisition d'un grand bien, ce qui regarde la magnanimité. Et ainsi
peut-il y avoir équivalence entre ces deux vertus. Mais parce que la raison de
difficulté est différente dans les deux cas, à parler rigoureusement, le
Philosophe voit dans la magnanimité une vertu différente de la force.
2. On appelle amateur de
danger celui qui s'expose indifféremment au danger. C'est le fait de celui qui
estime grandes beaucoup de choses indifféremment, contrairement à la raison de
magnanimité, car nul ne paraît s'exposer au danger sinon pour un motif jugé
important. Mais pour des motifs vraiment importants le magnanime s'expose très
volontiers au danger, parce qu'il agit grandement dans la vertu de force, comme
pour les actes des autres vertus. C'est pourquoi le Philosophe dit au même
endroit que " le magnanime ne s'expose pas pour de petites choses, mais
pour les grandes ". Et Sénèque : " Tu seras magnanime si tu ne cherches
pas les dangers comme le téméraire, si tu ne les redoutes pas comme le timide.
Car une seule chose doit intimider l'âme : la conscience d'une vie coupable.
"
3. Il faut fuir le mal en tant que tel ; qu'il faille y résister, c'est par accident, dans la mesure où il faut supporter le mal pour sauvegarder le bien. Mais le bien, de soi, est désirable, et qu'on le fuie ne peut venir que par accident, en tant qu'on le juge au-dessus des capacités de celui qui le désire. Or ce qui est par soi est toujours plus important que ce qui est par accident. C'est pourquoi un mal ardu contredit la raison plus qu'un bien ardu. Et c'est pourquoi la vertu de force est plus primordiale que la magnanimité ; le bien a beau être absolument plus primordial que le mal, le mal est plus primordial sous ce rapport.
Objections
:
1. Il semble que la
confiance n'ait rien à voir avec la magnanimité. En effet, on peu avoir
confiance non seulement en soi, mais en un autre, selon S. Paul (2 Co 3, 4) :
" Nous avons une telle confiance par Jésus Christ auprès de Dieu. Ce n'est
pas que de nous-même nous soyons capables de revendiquer quoi que ce soit comme
venant de nous. " Donc la confiance ne se rattache pas à la magnanimité.
2. La confiance parent
opposée à la crainte selon cette parole d'Isaïe (12, 2) : " J'agirai avec
confiance, je ne craindrai pas. " Mais n'avoir pas de crainte se rattache
davantage à la force. Donc la confiance se rattache à celle-ci plus qu'à la
magnanimité.
3. On ne doit de récompense
qu'à la vertu. Mais la confiance mérite la récompense, car on lit dans l'épître
aux Hébreux (3, 6) : " La maison du Christ, c'est nous, pourvu que nous
gardions jusqu'à la fin la confiance et la gloire de l'espérance. " La
confiance est donc une vertu distincte de la magnanimité. On le voit aussi du
fait que Macrobe l'en sépare dans son énumérations.
Cependant, Cicéron semble mettre la confiance à la place de la magnanimité, nous l'avons dit plus haut.
Conclusion
:
Le mot de confiance (fiducia) semble venir du mot foi (fides). Or il revient à la foi de croire quelque chose et de croire quelqu'un. Et la confiance se rattache à l'espérance selon ce texte de Job (11, 18) : " Sois confiant, car il y a de l'espoir. " C'est pourquoi le mot de confiance semble signifier, au principe, que l'on conçoive de l'espoir parce que l'on croit les paroles de celui qui nous promet du secours. Mais parce que la foi désigne aussi une opinion convaincue, il arrive qu'on ait une forte conviction et donc de l'espoir non seulement à cause de ce qu'un autre a dit, mais aussi à cause de ce que nous observons en lui ; parfois en lui-même : ainsi en se voyant en bonne santé on a confiance de vivre longtemps ; parfois en autrui : ainsi en considérant que quelqu'un est notre ami et qu'il est puissant, nous avons confiance d'être aidés par lui.
On a dit plus haut que la magnanimité porte à proprement parler sur l'espoir d'un bien ardu. C'est pourquoi, parce que la confiance implique une considération qui rend convaincue l'opinion sur le bien poursuivi, il en découle que la confiance se rattache à la magnanimité.
Solutions
:
1. Comme dit Aristote, il
appartient au magnanime " de ne manquer de rien ", car ce serait une
insuffisance ; mais cela doit se comprendre dans une mesure humaine, c'est pourquoi
il ajoute : " ou presque ". Il est surhumain de ne manquer absolument
de rien. Tout homme en effet a besoin d'abord du secours de Dieu, ensuite aussi
du secours de l'homme, car l'homme, par nature, est un animal social du fait
qu'il ne suffit pas à assurer sa vie. Donc, dans la mesure où il a besoin des
autres, il appartient au magnanime d'avoir confiance en autrui, car cela
contribue à l'excellence de l'homme d'avoir à sa disposition d'autres hommes
qui puissent l'aider, mais dans la mesure où il peut agir par lui-même, le
magnanime a confiance en lui-même.
2. Comme on l'a dit
précédemment en traitant des passions, l'espérance s'oppose directement au
désespoir, qui concerne le même objet, le bien ; mais selon la contrariété des
objets, elle s'oppose à la crainte dont l'objet est le mal. Or la confiance
implique une certaine vigueur de l'espérance ; c'est pourquoi, comme celle-ci,
elle s'oppose à la crainte. Mais, parce que le propre de la force est de
fortifier l'homme concernant les maux, et celui de la magnanimité de le
fortifier concernant la conquête des biens, il en résulte que la confiance se
rattache plus proprement à la magnanimité qu'à la force. Mais parce que
l'espérance produit l'audace, qui se rattache à la force, il en résulte que la
confiance, par voie de conséquence, se rattache à la force.
3. La confiance, on vient de le dire, implique une certaine espérance, elle est en effet une espérance fortifiée par une opinion solide. Mais la qualité d'un sentiment, si elle peut rendre l'acte plus louable et par là méritoire, ne détermine pas l'espèce de la vertu, qui dépend de sa matière. C'est pourquoi la confiance ne peut, à proprement parler, nommer une vertu, mais plutôt la condition de la vertu. C'est pourquoi elle est comptée parmi les parties de la force, non comme une vertu annexe (à moins d'en faire, comme Cicéron, l'équivalent de la magnanimité), mais une partie intégrante, nous l'avons déjà dit.
Objections
:
1. Il semble qu'il n'y en
ait pas, car la sécurité, on l'a dit plus haut,. implique qu'on soit à l'abri
du trouble créé par la crainte. Mais ceci est surtout l'oeuvre de la force, à
laquelle la sécurité s'identifie donc. Mais la force ne se rattache pas à la magnanimité,
c'est plutôt le contraire. Donc la sécurité ne s'y rattache pas non plus.
2. Isidore estime que
sécurité vient de sine cura (sans souci). Mais cela paraît contraire à
la vertu, car celle-ci a souci du bien honnête, selon S. Paul (2 Tm 2, 15) :
" Aie un vif souci de te présenter à Dieu comme un homme éprouvé. "
Donc la sécurité ne se rattache pas à la magnanimité, qui apporte sa grandeur à
toutes les vertus.
3. Vertu et récompense de
la vertu ne sont pas identiques. Mais la sécurité est donnée comme récompensant
la vertu en Job (11, 14.18) : " Si tu répudies le mal dont tu serais
responsable, tu te coucheras en sécurité. " Donc la sécurité ne se
rattache ni à la magnanimité ni à aucune autre vertu dont elle ferait partie.
Cependant, Cicéron dit qu'il appartient au magnanime " de ne se laisser abattre ni par son trouble intérieur, ni par l'homme, ni par la mauvaise fortune ". Or c'est en cela que consiste la sécurité. Donc celle-ci se rattache à la magnanimité.
Conclusion
:
Comme dit Aristote. " la crainte porte les hommes à prendre conseil ", parce qu'ils se soucient d'échapper à ce qu'ils redoutent. Or la sécurité se définit par l'éloignement de ce souci créé par la crainte. Elle implique que l'esprit soit en quelque sorte pleinement affranchi de la crainte, de même que la confiance fortifie l'espérance. De même que l'espérance se rattache directement à la magnanimité, la crainte se rattache directement à la force. Aussi, comme la confiance se rattache immédiatement à la magnanimité, la sécurité se rattache immédiatement à la force. Il faut cependant observer que l'espérance étant cause de l'audace, de même la crainte est cause de désespoir, comme nous l'avons montré en traitant des passions. Et c'est pourquoi, de même que par voie de conséquence la confiance se rattache à la force en tant qu'elle emploie l'audace, de même la sécurité, par voie de conséquence, se rattache à la magnanimité en tant qu'elle repousse le désespoir.
Solutions
:
1. Si on loue la force, ce
n'est pas surtout pour son absence de crainte, ce qui se rattache à la
sécurité, mais pour sa fermeté en face des passions. Aussi la sécurité
n'est-elle pas identique à la force : elle en est une condition.
2. Toute sécurité n'est pas
louable, mais seulement celle qui met de côté tout souci quand on le doit,
lorsqu'il n'y a pas à craindre. De cette façon elle est une condition de la
force et de la magnanimité.
3. Il y a dans les vertus une ressemblance et une participation de la béatitude future, nous l'avons montré. Et c'est pourquoi rien n'empêche qu'une certaine sécurité soit la condition d'une vertu, bien que la sécurité parfaite appartienne à la récompense de la vertu.
Objections
:
1. Il semble que les biens
de la fortune ne contribuent en rien à la magnanimité. Car, selon Sénèque la
vertu se suffit à elle-même. Mais on vient de dire que la magnanimité magnifie
toutes les vertus. Donc les biens de la fortune ne lui ajoutent rien.
2. Aucun homme vertueux ne
méprise ce qui lui est utile. Mais le magnanime méprise ce qui se rattache à la
fortune matérielle car, selon Cicéron " une grande âme se signale par son
mépris des biens extérieurs ". Donc la magnanimité n'est pas aidée par les
biens de la fortune.
3. Au même endroit Cicéron
ajoute qu'il appartient au magnanime " de supporter des épreuves cruelles
sans déchoir de sa nature d'homme, ni de sa dignité de sage ". Et Aristote
dit que " le magnanime, dans les coups du sort, n'est pas triste ".
Mais les épreuves cruelles et les coups du sort s'opposent aux biens de la
fortune, et chacun s'attriste de perdre ce qui l'aide à vivre. Donc les biens
extérieurs ne contribuent pas à la magnanimité.
Cependant, Aristote affirme : " Les biens de la fortune semblent bien y contribuer. "
Conclusion
:
Comme nous l'avons montré plus haut, la magnanimité a un double objectif : l'honneur, qui est sa matière, et l'accomplissement d'une grande action qui est sa fin. Or les biens de la fortune contribuent à tous deux. En effet, l'honneur n'est pas reconnu seulement par les sages, mais aussi par la foule, qui apprécie au maximum les biens extérieurs de la fortune ; il en résulte que leurs possesseurs jouissent d'un plus grand honneur. Pareillement, les biens de la fortune se subordonnent aux actes vertueux comme des instruments, car la richesse, les pouvoirs et les amis nous donnent la faculté d'agir. Il est donc évident que les biens de la fortune favorisent la magnanimité.
Solutions
:
1. On dit que la vertu se
suffit à elle-même parce qu'elle peut exister même sans ces biens extérieurs.
Elle en a cependant besoin pour agir à son aise.
2. Le magnanime méprise les
biens extérieurs en tant qu'il ne les estime pas comme de grands biens pour
lesquels il devrait s'abaisser. Cependant il ne les méprise pas au point de ne
pas estimer qu'ils sont utiles pour faire oeuvre de vertu.
3. Celui qui ne juge pas quelque chose comme grand, ne se réjouit pas beaucoup s'il l'obtient, et ne s'agite pas beaucoup s'il le perd. Aussi, parce que le magnanime n'estime pas comme grands les biens de la fortune, il s'ensuit qu'il ne s'enorgueillit pas beaucoup s'il les a, et ne se laisse pas abattre s'il les perd.
LES VICES OPPOSÉS A LA MAGNANIMITÉ
On étudiera d'abord les vices opposés à la magnanimité par excès : la présomption (Question 130), l'ambition (Question 131) et la vaine gloire (Question 132) ; puis la pusillanimité (Question 133), qui lui est opposée par défaut.
1. Est-elle un péché ? - 2. S'oppose-t-elle par excès à la magnanimité ?
Objections
:
1. Il semble que non. Car
l'Apôtre écrit (Ph 3, 13) : " Oubliant ce qui est derrière moi, je vais
droit de l'avant... vers le prix à recevoir là-haut... " Mais c'est de la
présomption que de tendre vers ce qui nous dépasse. Donc la présomption n'est
pas un péché.
2. Pour Aristote " il
ne faut pas croire ceux qui veulent nous persuader de ne songer qu'à l'homme,
et puisque nous sommes mortels, aux choses mortelles, mais autant qu'on le peut
il faut rechercher l'immortalité ". Et il dit ailleurs que l'homme doit
s'élever au divin autant qu'il le peut. Mais les réalités divines et
immortelles sont bien les plus supérieures à l'homme. Donc, puisque il est
essentiel à la présomption de tendre à ce qui nous dépasse, il apparaît que la
présomption n'est pas péché, mais plutôt quelque chose de louable.
3. Selon S. Paul (2 Co 3,
5) : " Ce n'est pas que de nous-mêmes nous soyons capables de penser à
quelque chose comme venant de nous. " Donc, si la présomption est un péché
en nous faisant rechercher quelque chose qui nous dépasse, il apparaît que
l'homme n'aura plus le droit de penser à quelque chose de bien. Ce qui est
inadmissible.
Cependant, l'Ecclésiastique (37, 3 Vg) demande : " Ô présomption perverse, par qui as-tu été créée ? " Et la Glose répond : " Par la mauvaise volonté de la créature. " Mais tout ce qui a sa racine dans la mauvaise volonté, est péché. Donc la présomption est péché.
Conclusion
:
Puisque ce qui est conforme à la nature a été organisé par le plan divin, que la raison humaine doit suivre, tout ce qui est fait par la raison humaine contre l'ordre habituel qu'on découvre dans la nature, est vicieux et coupable. Or on découvre habituellement dans tous les êtres de nature que toute action se proportionne à la vertu de son agent, et qu'aucun agent naturel n'essaie d'aller au-delà de sa capacité. C'est pourquoi il est vicieux et coupable, comme s'opposant à l'ordre de la nature, qu'un être cherche à faire ce qui dépasse sa vertu. On rejoint ainsi la raison de présomption, comme le mot même l'indique. Il est donc évident que la présomption est un péché.
Solutions
:
1. Rien n'empêche que
quelque chose dépasse la puissance active d'un être naturel, sans dépasser sa
puissance passive. En effet, il y a dans l'air une puissance passive d'être
transmué en une matière qui ait l'action et le mouvement du feu, ce qui dépasse
la puissance active de l'air. Ainsi, il serait vicieux et présomptueux qu'un
homme en état de vertu imparfaite s'évertue à obtenir aussitôt une vertu
parfaite ; mais si l'on tend à progresser vers la perfection de la vertu, ce
n'est ni présomptueux ni vicieux. Et c'est ainsi que l'Apôtre s'élançait vers
l'avant, par un progrès continu.
2. Selon l'ordre de la
nature, les réalités divines et immortelles dépassent l'homme ; celui-ci a
cependant une puissance naturelle, l'intelligence, par laquelle il peut s'unir
à ces réalités. C'est en ce sens que, d'après le Philosophe, l'homme doit
s'élever au divin, non pour faire ce qui convient à Dieu, mais pour s'unir à
lui par l'intelligence et la volonté.
3. Comme dit Aristote : " Ce que nous pouvons faire par les autres, nous le pouvons en quelque sorte par nous-mêmes. " C'est pourquoi, puisque nous pouvons concevoir et réaliser le bien avec l'aide de Dieu, cela ne dépasse pas totalement notre capacité. Il n'est donc pas présomptueux de vouloir agir vertueusement. Ce serait présomptueux si quelqu'un s'y efforçait sans mettre sa confiance dans l'aide divine.
Objections
:
1. Il semble que non, car
on a vu précédemment que la présomption est une espèce du péché contre le
Saint-Esprit. Et celui-ci ne s'oppose pas à la magnanimité, mais à la charité.
Donc la présomption ne s'oppose pas non plus à la magnanimité.
2. Il appartient à la
magnanimité de se faire valoir par de grandes actions. Mais on appelle
présomptueux même celui qui se fait valoir par de petites choses, du moment que
cela dépasse sa capacité.
3. Le magnanime regarde
comme petits les biens extérieurs. Mais selon Aristote, " les
présomptueux, quand ils sont fortunés, se mettent à mépriser et à injurier les
autres ", comme attachant une grande valeur aux biens extérieurs. Donc la
présomption ne s'oppose pas à la magnanimité par excès, mais seulement par
défaut.
Cependant, Aristote dit : " Au magnanime s'oppose par excès le khaunos ", c'est-à-dire l'homme bouffi de vanité, que nous appelons le présomptueux.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit la magnanimité consiste en un juste milieu, non selon la quantité de ce qu'elle recherche car c'est le maximum, mais selon la proportion à la capacité de chacun. En effet, le magnanime tend uniquement aux grandes choses qui lui conviennent. Le présomptueux ne dépasse pas le magnanime par ce qu'il recherche ; il lui serait plutôt très inférieur. Mais il pèche par excès eu égard à sa capacité, alors que le magnanime ne dépasse pas la sienne propre. Et c'est ainsi que la présomption s'oppose à la magnanimité par excès.
Solutions
:
1. On ne fait pas de n'importe quelle présomption un péché contre le Saint-Esprit, mais seulement de celle qui méprise la justice de Dieu par une confiance désordonnée en sa miséricorde.
Et une telle présomption, en raison
de son objet qui lui fait mépriser quelque chose de divin, s'oppose à la
charité, ou plutôt au don de crainte, qui nous fait révérer Dieu. Dans la
mesure où un tel mépris n'est pas proportionné à la capacité de son auteur, on
peut l'opposer à la magnanimité.
2. Comme la magnanimité, la
présomption semble tendre à la grandeur, car on ne qualifie guère de
présomptueux celui qui dépasse ses propres forces dans une affaire de peu
d'importance. Si cependant on l'appelle présomptueux, sa présomption ne
s'oppose pas à la magnanimité, mais à cette vertu dont nous avons parlé h, et
qui concerne les honneurs de moyenne importance.
3. Nul ne tente quelque chose qui dépasse sa capacité, sinon parce qu'il juge cette capacité plus grande qu'elle n'est. Ce peut être seulement sous l'aspect quantitatif, par exemple lorsqu'on s'attribue une vertu ou une science plus grande qu'on ne l'a. Ce peut être aussi à cause du genre de supériorité, lorsqu'on s'estime grand, et plus digne que l'on n'est, à cause de ses richesses, ou de quelque autre avantage fortuit. Comme dit Aristote, " ceux qui, sans vertu, ont de tels avantages ne peuvent justement s'attribuer de la grandeur et n'ont pas le droit d'être appelés magnanimes ".
En outre, on peut tendre, au-dessus de ses forces, à quelque chose qui en réalité est absolument grand. C'est clair chez Pierre qui voulait souffrir pour le Christ, alors que c'était au-dessus de ses forces. Parfois aussi, ce n'est pas quelque chose de vraiment grand, mais qui est tel dans l'opinion des sots, comme de porter des vêtements de prix, mépriser et injurier les autres. Cela ressortit à l'excès dans la magnanimité, non selon la réalité, mais selon l'opinion. Aussi Sénèque dit-il : " La magnanimité, si elle s'élève au-dessus de ses limites, rendra l'homme irascible, bouffi d'orgueil, agité, inquiet et impatient de rechercher toutes les supériorités, en paroles ou en actes, sans respecter la vertu. " On voit ainsi que, dans la réalité, le présomptueux s'oppose au magnanime par défaut, alors qu'en apparence il semble s'opposer à lui par excès.
1. Est-elle un péché ? - 2. S'oppose-t-elle par excès à la magnanimité ?
Objections
:
1. Il ne semble pas, car
elle implique le désir d'être honoré. Or l'honneur, de soi, est quelque chose
de bon, et c'est le plus grand des biens extérieurs ; aussi blâme-t-on ceux qui
ne lui attachent pas d'importance. Donc l'ambition, loin d'être un péché, est
quelque chose de louable, parce qu'il est louable de désirer le bien.
2. Chacun peut désirer sans
péché ce qui lui est dû comme récompense. Mais " l'honneur est la
récompense de la vertu ", dit Aristote. Donc ambitionner l'honneur n'est
pas un péché.
3. Ce qui provoque au bien
et détourne du mal n'est pas péché. Mais l'honneur provoque les hommes à faire
le bien et à éviter le mal. C'est ainsi que pour Aristote " les peuples
les plus braves sont ceux chez qui les lâches sont humiliés et les braves
honorés ", et pour Cicéron " l'honneur nourrit les talents ".
Donc l'ambition n'est pas un péché.
Cependant, S. Paul (1 Co 13, 5) dit que " la charité n'est pas ambitieuse, ni intéressée ". Or rien ne s'oppose à la charité sinon le péché. Donc l'ambition est un péché.
Conclusion
:
Comme nous l'avons déjà dit, l'honneur implique une certaine vénération accordée à quelqu'un pour reconnaître sa supériorité. Or, sur la supériorité de l'homme, il faut faire attention à deux points. D'abord, que l'homme ne tient pas de lui-même la cause de sa supériorité : elle est quelque chose de divin en lui. C'est pourquoi on ne doit pas honorer soi-même en premier, mais Dieu. Ensuite il faut remarquer que cette supériorité est donnée par Dieu à l'homme pour qu'il en fasse profiter les autres. Aussi la reconnaissance de sa supériorité doit lui être agréable en tant qu'elle lui permet d'aider autrui.
Donc le désir d'être honoré peut être contraire à l'ordre de trois façons. 1° On désire voir reconnaître une supériorité que l'on ne possède pas, ce qui est désirer un honneur immérité. 2° On désire l'honneur pour soi, sans le reporter sur Dieu. 3° Le désir de l'honneur se repose dans l'honneur lui-même, sans qu'on le mette au service des autres. Or l'ambition implique un désir désordonné de l'honneur. Aussi est-il évident qu'elle est toujours un péché.
Solutions
:
1. Le désir du bien doit être
réglé selon la raison : s'il dépasse cette règle, il sera vicieux. Il est donc
vicieux de désirer l'honneur sans se régler sur la raison. Si l'on blâme ceux
qui n'attachent pas d'importance à l'honneur selon ce que dicte la raison,
c'est pour qu'ils évitent ce qui est contraire à l'honneur.
2. L'honneur n'est pas la
récompense de la vertu pour le vertueux lui-même, en ce sens qu'il doit le
rechercher en guise de récompense ; la récompense qu'il recherche c'est la
béatitude, vraie fin de la vertu. L'honneur est la récompense de la vertu du
côté des autres, car ils n'ont rien de plus que l'honneur pour récompenser
l'homme vertueux, et cet honneur tient sa grandeur de ce qu'il rend témoignage
à la vertu. Cela montre bien qu'il n'en est pas la récompense suffisante, selon
Aristote.
3. Il est vrai que par le désir de l'honneur, quand ce désir est bien réglé, on est provoqué au bien et détourné du mal. De même, si ce désir est désordonné, il peut donner l'occasion de faire beaucoup de mal, si l'on ne se soucie pas de la façon d'obtenir l'honneur. Ce qui fait dire à Salluste : " La gloire, l'honneur et le commandement sont souhaités également par le brave et par le lâche ; mais le brave prend le droit chemin ; le lâche, parce que les moyens honnêtes lui manquent, s'y efforce par la tromperie et le mensonge. " Et cependant, ceux qui ne font le bien et n'évitent le mal que pour l'honneur, ne sont pas vertueux pour Aristote. Il dit que ceux qui n'accomplissent des actes de bravoure que pour l'honneur ne sont pas de vrais braves.
Objections
:
1. Il semble que non. Car à
un juste milieu ne s'oppose, d'un côté, qu'un seul extrême. Or on a vu que la
présomption s'oppose par excès à la magnanimités. Donc l'ambition ne peut pas
s'opposer à elle également par excès.
2. La magnanimité concerne
les honneurs. Mais l'ambition vise les dignités. Car il est écrit (2 M 4, 7) :
" Jason ambitionnait le pontificat. " Donc l'ambition ne s'oppose pas
à la magnanimité.
3. L'ambition semble se
rattacher à l'apparat extérieur. Il est écrit en effet (Ac 25, 23) qu'Agrippa
et Bérénice entrèrent au prétoire " en grande pompe " (Vulgate : cum
multa ambitions) et que sur le cadavre du roi Asa (2 Ch 16, 14) on brûla
des aromates et des parfums " avec magnificence " (Vulgate :
ambitions nimia). Mais la magnanimité ne se rattache pas à l'apparat
extérieur. Donc l'ambition ne s'oppose pas à elle.
Cependant, Cicéron dit : " Dès qu'un homme se sent supérieur par quelque grandeur d'âme, il veut avant tout être seul le premier de tous. " Donc l'ambition se rattache à un excès de magnanimité.
Conclusion
:
Comme on l'a dit à l'Article précédent, l'ambition implique un amour désordonné des honneurs. Or la magnanimité concerne bien les honneurs, mais elle en use comme il faut. Ainsi est-il évident que l'ambition s'oppose à la magnanimité comme ce qui est déréglé à ce qui est réglé.
Solutions
:
1. La magnanimité vise deux
fins. L'une est la fin queue recherche : c'est une grande oeuvre que le
magnanime entreprend selon sa capacité. Et à cet égard la présomption s'oppose
par excès à la magnanimité, car la présomption entreprend une grande oeuvre qui
dépasse sa capacité. D'autre part la magnanimité vise la matière qu'elle
emploie de la façon requise, et qui est l'honneur. Et à cet égard c'est
l'ambition qui s'oppose par excès à la magnanimité. Or, il n'est pas
contradictoire qu'à des points de vue différents il y ait plusieurs extrêmes
pour un seul juste milieu.
2. Ceux qui sont constitués
en dignité, à cause de la supériorité de leur position, ont droit à être
honorés. Et à cet égard, l'appétit désordonné des dignités ressortit à
l'ambition. Car si quelqu'un désirait de façon déréglée une dignité non pour
être honoré, mais pour un exercice de cette dignité qui dépasserait sa
capacité, il ne serait pas ambitieux, mais présomptueux.
3. Le faste extérieur lui-même se rattache à l'honneur, aussi est-il habituel de rendre honneur à ceux qui le déploient. Tel est le sens de Jacques (2, 2) : " S'il entre dans votre assemblée un homme à bague d'or, au costume resplendissant, et que vous lui disiez : "Toi, assieds-toi là," etc. " Aussi l'ambition ne concerne-t-elle pas le faste extérieur, sinon ce qui ressortit à l'honneur.
1. Le désir de la gloire est-il un péché ? - 2. S'oppose-t-il à la magnanimité ? - 3. Est-il
péché mortel ? - 4. Est-il un vice capital ? - 5. Ses filles.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car on
ne pèche jamais en imitant Dieu, au contraire c'est recommandé (Ep 5, 1) :
" Soyez les imitateurs de Dieu, comme des enfants très chers. " Mais
l'homme qui recherche la gloire semble bien imiter Dieu, qui cherche sa gloire
chez les hommes selon Isaïe (43, 7) : " Ramène mes fils de loin, et mes
filles du bout de la terre ; tous ceux qui invoquent mon nom, je les ai créés
pour ma gloire. " Donc le désir de la gloire n'est pas un péché.
2. Ce qui provoque au bien
ne peut être un péché. Or le désir de la gloire provoque au bien, car Cicéron
déclare : " La gloire pousse les hommes au zèle. " Même dans la
Sainte Écriture, la gloire est promise aux bonnes oeuvres (Rm 2, 7) : " A
ceux qui par la constance dans le bien recherchent gloire et honneur... "
3. Cicéron définit ainsi la gloire : " La renommée élogieuse de quelqu'un ", ce qui rejoint la définition de S. Ambroise : " une réputation brillante et élogieuse ". Mais désirer une réputation élogieuse n'est pas un péché, selon ces paroles de l'Ecclésiastique (41, 15 Vg) : " Prends soin de ton bon renom " et de S. Paul (Rm 12, 17 Vg) : " Ayez à coeur ce qui est bien non seulement devant Dieu, mais aussi devant tous les hommes. " Cependant, S. Augustin affirme : " Il voit plus juste, celui qui reconnaît un vice dans l'amour de l'éloge. "
Conclusion
:
La gloire signifie un certain éclat. Recevoir de la gloire, c'est recevoir de l'éclat, dit S. Augustine. Or l'éclat a une beauté qui frappe les regards. C'est pourquoi le mot de gloire implique la manifestation de quelque chose que les hommes jugent beau, qu'il s'agisse d'un bien corporel ou spirituel. Mais parce que ce qui est absolument éclatant peut être vu par la foule, et même de loin, le mot de gloire signale précisément que le bien de quelqu'un parvient à la connaissance et à l'approbation de tous, comme dit Salluste : " La gloire ne se limite pas à un individu. " Mais en prenant le mot de gloire au sens large, cela ne consiste pas seulement dans la connaissance d'une foule, mais aussi d'un petit nombre, ou même de soi seul, lorsque l'on considère son propre bien comme digne d'éloge.
Que l'on connaisse et approuve son propre bien, ce n'est pas un péché. S. Paul dit en effet (1 Co 2, 12) : " Nous n'avons pas reçu, nous, l'esprit du monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, pour connaître les dons gracieux que Dieu nous a faits. " Pareillement, ce n'est pas un péché de vouloir que ses bonnes oeuvres soient approuvées par les autres, car on lit en S. Matthieu (5, 16) : " Que votre lumière brille devant les hommes. " C'est pourquoi le désir de la gloire, de soi, ne désigne rien de vicieux.
Mais l'appétit de la gloire vaine ou vide implique un vice, car désirer quelque chose de vain est vicieux, selon le Psaume (4, 3) : " Pourquoi aimez-vous la vanité et cherchez-vous le mensonge ? " Or la gloire peut être appelée vaine pour trois motifs. 1° Du côté de la réalité dont on veut tirer de la gloire, lorsqu'on la demande à ce qui n'existe pas, ou à ce qui n'est pas digne de gloire, comme une réalité fragile et caduque. 2° Du côté de celui auprès de qui on recherche la gloire, comme l'homme dont le jugement est flottant. 3° Du côté de celui qui recherche la gloire, s'il ne rapporte pas l'appétit de sa gloire à la fin requise : l'honneur de Dieu ou le salut du prochain.
Solutions
:
1. Sur ce texte de S. Jean
(13, 13) " Vous m'appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien ",
S. Augustin remarque : " Il est dangereux de se complaire en soi, quand on
doit se garder de l'orgueil. Mais celui qui est au-dessus de tout, quelques
louanges qu'il se donne, ne s'enorgueillit pas. Car c'est à nous de connaître
Dieu, non à lui ; et personne ne le connaît si lui, qui se connaît, ne se
révèle pas. " Aussi est-il clair q ne Dieu ne cherche pas sa gloire pour
lui, mais pour nous. Et pareillement l'homme lui-même peut louablement désirer
sa propre gloire pour le service des autres, comme il est dit (Mt 5, 16) :
" Pour qu'ils voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre Père qui est
aux cieux. "
2. La gloire qu'on tient de
Dieu n'est pas vaine, mais vraie. Et une telle gloire est promise en récompense
pour les bonnes oeuvres. C'est d'elle que parle S. Paul (2 Co 10, 17) : "
Celui qui se glorifie, qu'il se glorifie dans le Seigneur. Ce n'est pas celui
qui se recommande lui-même qui est un homme éprouvé ; c'est celui que le
Seigneur recommande. " Certains sont provoqués à l'action vertueuse par
l'appétit de la gloire humaine, ou même par l'appétit d'autres biens ; mais
celui qui agit vertueusement pour la gloire humaine n'est Pas vraiment vertueux,
comme le montre S. Augustin.
3. La perfection de l'homme exige que l'homme connaisse, mais qu'il soit connu par les autres n'a rien à voir avec sa perfection et par conséquent n'a pas à être désiré pour soi-même. Cela peut cependant être désiré en tant que c'est utile à quelque chose : à ce que Dieu soit glorifié par les hommes, ou à ce que les hommes progressent par le bien qu'ils découvrent chez autrui ; ou à ce que l'homme lui-même, par les biens qu'il découvre en lui par le témoignage de louange qu'on lui donne, s'efforce d'y persévérer et de progresser encore. De cette façon il est louable de prendre garde à son bon renom, et de se faire bien voir de Dieu et des hommes, mais non à ce qu'on se délecte vainement dans l'éloge des hommes.
Objections
:
1. Il semble que non, car
il appartient à la vaine gloire, on vient de le dire, de se glorifier de ce qui
n'existe pas, ce qui se rattache à la fausseté ; ou de réalités terrestres ou
caduques, ce qui se rattache à la cupidité ; ou du témoignage des hommes qui
est flottant, ce qui se rattache à l'imprudence. Mais tous ces vices ne
s'opposent pas à la magnanimité. Donc la vaine gloire non plus.
2. La vaine gloire ne
s'oppose pas à la magnanimité par défaut, comme la pusillanimité, qui paraît
s'opposer à la vaine gloire. Ni pareillement par excès, car c'est ainsi, on l'a
dit. que s'opposent à la magnanimité la présomption et l'ambition, dont diffère
la vaine gloire. Donc celle-ci ne s'oppose pas à la magnanimité.
3. Sur ce texte (Ph 2, 3) :
" N'accordez rien à l'esprit de dispute, rien à la vaine gloire ", la
Glose explique : " Il y avait parmi eux des gens divisés, inquiets, se
disputant par vaine gloire. " Or la dispute ne s'oppose pas à la magnanimité,
donc la vaine gloire non plus.
Cependant, Cicéron écrit " Il faut éviter le désir de la gloire, car il enlève la liberté de l'âme pour laquelle les magnanimes doivent lutter de toutes leurs forces. " Donc elle s'oppose à la magnanimité.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut la gloire est un effet de l'honneur et de la louange ; car du fait que quelqu'un est loué et qu'on lui montre du respect, on le fait briller dans la connaissance des autres. Et parce que la magnanimité, comme on l'a vu plus haut. concerne les honneurs, il s'ensuit qu'elle concerne aussi la gloire, et puisqu'elle use modérément des honneurs, elle doit aussi user modérément de la gloire. Et c'est pourquoi l'appétit désordonné de la gloire s'oppose directement à la magnanimité.
Solutions
:
1. Cela même est contraire
à la grandeur d'âme, d'attacher tant de prix à de petites choses qu'on s'en
glorifie. Aussi Aristote dit-il du magnanime : " Pour lui les honneurs
sont peu de chose. " Pareillement il estime peu ce que l'on recherche pour
être honoré, comme la puissance et la richesse. Pareillement encore, il est
contraire à la grandeur d'âme de se glorifier de qualités inexistantes. Aussi
Aristote dit-il du magnanime : " Il se soucie de la vérité plus que de
l'opinion. " Pareillement encore, il est contraire à la grandeur d'âme de
se glorifier du témoignage de la louange humaine, comme si on l'estimait d'un
grand prix. Aussi Aristote dit-il encore du magnanime : " Il ne se soucie
pas d'être loué. " Et ainsi rien n'empêche que s'oppose à la magnanimité
ce qui s'oppose à d'autres vertus, dans la mesure où est surestimé ce qui est
de peu de valeur.
2. Celui qui désire la
vaine gloire sans mensonge est en deçà du magnanime parce qu'il se glorifie
d'avantages que le magnanime estime peu, on vient de le dire. Mais si l'on
tient compte de son estimation, il s'oppose au magnanime par excès, parce qu'il
considère la gloire qu'il recherche comme quelque chose de grand, et qu'il la
recherche plus qu'il n'en est digne.
3. Comme nous l'avons dit plus haut, l'opposition entre les vices ne tient pas compte de leurs effets. Cependant il y a opposition à la grandeur d'âme du seul fait qu'on veut disputer ; car personne ne cherche à disputer sinon pour une chose qu'il juge grande. Aussi le Philosophe dit-il : " Le magnanime n'est pas disputeur, car rien ne lui paraît grand. "
Objections
:
1. Il semble que oui, car
rien n'exclut la récompense éternelle, sinon le péché mortel. Or la vaine
gloire exclut la récompense éternelle, car on lit en S. Matthieu (6, 1) :
" Gardez-vous de pratiquer votre justice devant les hommes, pour vous
faire remarquer par eux, sinon vous n'aurez pas de récompense auprès de mon
Père qui est dans les cieux. "
2. Quiconque prend pour soi
ce qui est propre à Dieu pèche mortellement. Mais par le désir de la vaine
gloire on s'attribue quelque chose qui est propre à Dieu. Car il est dit en
Isaïe (42, 8) : " Ma gloire, je ne la donnerai pas à un autre. " Et
dans la 1ère épître à Timothée (1, 17) " A Dieu seul honneur et
gloire. "
3. Le péché qui est le plus
dangereux et le plus nocif est évidemment mortel. Mais tel est le péché de
vaine gloire, car sur ce texte (1 Th 2, 4) : " ... A Dieu qui éprouve nos
coeurs ", la Glose dit : " Combien l'amour de la gloire humaine a la
force de nuire, celui-là seul le comprend qui lui a déclaré la guerre, car s'il
est facile à chacun de ne pas désirer la gloire quand elle nous est refusée, il
est difficile de ne pas se délecter quand on nous l'offre. " Chrysostome
dit aussi : " La vaine gloire entre à la dérobée et insensiblement enlève
toutes les vertus de l'âme. "
Cependant, Chrysostome dit, que si les autres vices se rencontrent chez les serviteurs du démon, la vaine gloire se trouve aussi chez les serviteurs du Christ. Mais chez ceux-ci il n'y a pas de péché mortel. Donc la vaine gloire n'est pas péché mortel.
Conclusion
:
Comme on l'a dit précédemment', un péché est mortel du fait qu'il s'oppose à la charité. Or le péché de vaine gloire, considéré en lui-même, ne paraît pas s'opposer à la charité quant à l'amour du prochain. Relativement à l'amour de Dieu, il peut s'opposer à la charité de deux façons. D'abord en raison de la matière dont on se glorifie, par exemple si l'on se glorifie d'une chose fausse qui s'oppose au respect dû à Dieu, selon cette parole d'Ézéchiel (28, 2) : " Ton coeur s'est enorgueilli et tu as dit : "je suis Dieu." " Et S. Paul (1 Co 4, 7) : " Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? Si tu l'as reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l'avais pas reçu ? " Ou encore lorsqu'on fait passer avant Dieu le bien temporel dont on se glorifie, ce qui est interdit en Jérémie (9, 23) : " Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse, ni le vaillant de sa vaillance, ni le riche de ses richesses, mais qui veut se glorifier, qu'il trouve sa gloire en ceci : avoir de l'intelligence et me connaître. " Ou encore lorsqu'on fait passer le témoignage des hommes avant celui de Dieu, comme ceux qui sont condamnés en S. Jean (12,43) : " Ils aimèrent la gloire des hommes plus que la gloire de Dieu. " Ensuite le péché de vaine gloire peut s'opposer à la charité du côté du vaniteux lui-même, qui reporte son intention sur la gloire comme sur sa fin ultime, car il y ordonne toutes ses oeuvres de vertu, et pour obtenir cette fin, il n'hésite pas à commettre des actions contre Dieu. Il est alors mortel. Aussi S. Augustin dit-il : " Ce vice (l'amour de la louange humaine) est si ennemi de la foi fervente, lorsque le désir de la gloire triomphe dans le coeur de la crainte ou de l'amour de Dieu, qu'il a fait dire au Seigneur (Jn 5,44) : "Comment pouvez-vous croire, vous qui attendez votre gloire les uns des autres, et ne cherchez pas la gloire qui vient de Dieu seul ?" "
Si l'amour de la gloire humaine, bien qu'elle soit vaine, ne s'oppose pas à la charité ni quant au motif de la gloire, ni quant à l'intention de celui qui la cherche, c'est un péché non pas mortel, mais véniel.
Solutions
:
1. Aucun péché ne mérite la
vie éternelle. Aussi l'oeuvre vertueuse perd sa puissance méritoire pour la vie
éternelle si elle est faite par vaine gloire, même si celle-ci n'est pas péché
mortel. Mais quand on perd purement et simplement la récompense éternelle à
cause de sa vaine gloire et non relativement à un acte isolé, c'est alors que
la vaine gloire est péché mortel.
2. Tout homme qui désire
une vaine gloire ne désire pas pour lui cette excellence qui convient à Dieu
seul. Car ce n'est pas la même gloire que l'on doit à Dieu seul, et que l'on
doit à un homme vertueux ou riche.
3. La vaine gloire est dite un péché dangereux non tellement à cause de sa gravité propre, mais aussi parce qu'elle dispose à des péchés graves en tant qu'elle rend l'homme présomptueux et trop confiant en lui. Et c'est ainsi que peu à peu elle le dispose à être privé de ses richesses intérieures.
Objections
:
1. Il semble que non, car un vice qui naît d'un autre vice n'est pas capital. Mais
la vaine gloire naît toujours de
l'orgueil.
2. L'honneur semble plus
primordial que la gloire, qui en est le résultat. Mais l'ambition, qui est un
appétit déréglé d'honneur n'est pas un vice capital. Donc le désir de vaine
gloire non plus.
3. Un vice capital a une
certaine primauté. Mais on ne voit pas que la vaine gloire en ait aucune ; ni
quant à la raison de péché, parce qu'elle n'est pas toujours péché mortel ; ni
quant à la raison de bien désirable, parce que la gloire humaine est quelque
chose de fragile, et d'extérieur à l'homme.
Cependant, S. Grégoire met la vaine gloire au nombre des sept péchés capitaux.
Conclusion
:
Il y a deux façons de présenter les vices capitaux. Certains y mettent l'orgueil, et alors ils n'y mettent pas la vaine gloire. S. Grégoire, dans le texte allégué au commencement, fait de l'orgueil ou superbe la " reine de tous les vices " et il donne la vaine gloire, qui en naît directement, comme un vice capital. Et cela est raisonnable. L'orgueil en effet, comme on le dira plus loin, implique un appétit déréglé de supériorité. Or toute espèce de bien désirable est cause de perfection et de supériorité. C'est pourquoi les fins de tous les vices s'ordonnent à la fin de l'orgueil. Et à cause de cela on voit qu'il a une causalité générale sur les autres vices et ne doit pas être compté parmi ces principes spécifiques des vices que sont les vices capitaux. Or, entre les biens qui confèrent à l'homme une supériorité, le plus efficace paraît être la gloire, en ce qu'elle implique la manifestation de la bonté ; car, par nature, le bien est aimé et honoré de tous. C'est pourquoi, de même que par la gloire qui se trouve chez Dieu, on obtient une supériorité dans le domaine divin, de même par la gloire que donnent les hommes, on obtient une supériorité dans le domaine humain. Aussi, à cause de cette proximité avec la supériorité que les hommes désirent au maximum, il s'ensuit qu'elle est vivement désirable et que son désir déréglé donne naissance à plusieurs vices. C'est pourquoi la vaine gloire est un vice capital.
Solutions
:
1. Qu'un vice naisse de
l'orgueil ne s'oppose pas à ce qui constitue un vice capital du fait que, on
vient de le dire à l’instant, l'orgueil ou superbe est " la reine et la
mère de tous les vices ".
2. La louange et l'honneur,
on vient de le dire, se rattachent à la gloire, comme à la cause dont celle-ci
découle. Aussi la gloire se rattache à elles comme étant leur fin ; car
quelqu'un aime être honoré et loué en tant qu'il estime devenir ainsi célèbre
auprès des autres.
3. Pour la raison qu'on vient de dire, la vaine gloire a une primauté au titre de désirable, et cela suffit à la raison de vice capital. Il n'est pas requis que le vice capital soit toujours péché mortel, car même d'un péché véniel peut naître un péché mortel, en tant que le véniel dispose au mortel.
Objections
:
1. Il semble inacceptable de déclarer filles de la vaine gloire : la désobéissance, la jactance, l'hypocrisie, la dispute, l'entêtement, la discorde, la manie des nouveautés.
En effet, la jactance selon S. Grégoire
est une des espèces de l'orgueil. Or l'orgueil ne naît pas de la vaine gloire,
mais c'est le contraire, dit S. Grégoire plus loin. Donc la jactance ne doit
pas être donnée comme une fille de la vaine gloire.
2. Les disputes et les
discordes proviennent surtout de la colère. Mais celle-ci est un vice capital,
énuméré à côté de la vaine gloire. Les disputes et les discordes ne sont donc
pas filles de celle-ci.
3. S. Chrysostome dit que
" la vaine gloire est toujours un mal, mais surtout dans la philanthropie
", c'est-à-dire la miséricorde. Or cela n'est pas nouveau, c'est habituel
chez l'homme. Donc la manie des nouveautés ne doit pas être donnée spécialement
comme une fille de la vaine gloire.
Cependant, il y a l'autorité de S. Grégoire qui donne cette liste des filles de la vaine gloire.
Conclusion
:
Comme on l'a dit précédemment . les vices qui, de soi, ont pour fin celle d'un vice capital sont appelées ses filles. Or la fin de la vaine gloire est que l'on manifeste sa propre supériorité, nous l'avons montré plus haut. Or l'homme peut y tendre de deux façons.
1° Directement, par des paroles, et c'est la jactance ; soit par des actes : s'ils sont vrais et de nature à étonner : c'est la manie des nouveautés qui étonnent toujours ; s'ils sont faux, c'est l'hypocrisie.
2° Indirectement, on tente de manifester sa supériorité en montrant qu'on n'est pas inférieur aux autres. Et cela de quatre façons. 1. Quant à l'intelligence, et c'est l'entêtement par lequel on tient trop à son avis, sans vouloir suivre un avis meilleur. 2. Quant à la volonté, et c'est la discorde, lorsque l'on ne veut pas abandonner sa volonté propre pour s'accorder avec les autres. 3. Quant au langage, et c'est la dispute lorsque l'on querelle à grands cris. 4. Quant à l'action, et c'est la désobéissance lorsque l'on ne veut pas exécuter le précepte du supérieur.
Solutions
:
1. Comme on l'a dit plus
haut la jactance fait partie de l'orgueil quant à sa cause intérieure qui est
l'arrogance. Quant à la jactance extérieure, selon Aristote, elle est ordonnée
parfois au gain, mais plus fréquemment à la gloire et à l'honneur, et c'est
ainsi qu'elle naît de la vaine gloire.
2. La colère ne cause
discorde et dispute que si la vaine gloire s'y ajoute, du fait que l'on estime
glorieux de ne pas céder à la volonté et aux paroles des autres.
3. On blâme la vaine gloire concernant l'aumône pour le défaut de charité que l'on voit chez celui qui fait passer la vaine gloire avant le service rendu au prochain ; en effet, il emploie celui-ci comme un moyen pour celle-là. Mais on ne le blâme pas de ce qu'il prétend faire l'aumône comme quelque chose de nouveau.
1. Est-elle un péché ? - 2. A quelle vertu s'oppose-t-elle ?
Objections
:
1. Il semble que non, car
tout péché rend mauvais, tandis que toute vertu rend bon. Mais " le
pusillanime n'est pas mauvais ", dit Aristote.
2. Celui-ci dit au même
endroit : " On appelle surtout pusillanime celui qui est digne de
grands biens et pourtant n'en tire pas de fierté. " Mais nul n'est digne
de grands biens, sinon le vertueux, car, dit encore Aristote, " seul
l'homme bon mérite vraiment l'honneur ". Donc le pusillanime est vertueux
et la pusillanimité n'est pas un péché.
3. Il est écrit (Si 10, 15
Vg) : " La racine de tout péché, c'est l'orgueil. " Mais la
pusillanimité ne procède pas de l'orgueil, car l'orgueilleux s'élève au-dessus
de lui-même, tandis que le pusillanime se dérobe aux honneurs dont il est
digne.
4. Pour le Philosophe, on
appelle pusillanime " celui qui s'estime moins qu'il ne vaut ". Mais
parfois de saints hommes s'estiment moins qu'ils ne valent, comme Moïse et
Jérémie : ils étaient dignes de la tâche que Dieu leur avait destinée et que
tous deux refusaient avec humilité (voir Ex 3, 10 et Jr 1, 6).
Cependant, en morale il ne faut éviter que le péché. Or, il faut éviter la pusillanimité, car il est écrit (Col 3, 2 1) : " Pères, n'exaspérez pas vos enfants, pour qu'ils ne deviennent pas pusillanimes. "
Conclusion
:
Tout ce qui est contraire à une inclination naturelle est péché, parce que cela contrarie une loi de nature. Or toute réalité naturelle a en elle une inclination à exercer une activité proportionnée à sa puissance, comme on le voit chez tous les êtres naturels, animés ou inanimés. De même que par la présomption on excède la capacité de sa puissance en visant des buts trop grands, de même le pusillanime reste au-dessous de la capacité de sa puissance, puisqu'il refuse de viser ce qui est proportionné à celle-ci. C'est pourquoi le serviteur qui enfouit dans la terre l'argent confié par son maître et ne l'a pas fait valoir par une certaine crainte pusillanime, est puni par son maître (Mt 25, 14 et Lc 19, 12).
Solutions
:
1. Aristote appelle "
mauvais " ceux qui nuisent à leur prochain. En ce sens on dit que le
pusillanime n'est pas mauvais parce qu'il n'inflige de nuisance à personne,
sauf par accident c'est-à-dire en tant qu'il omet les actions par lesquelles il
pourrait rendre service. Car S. Grégoire écrit : " Ceux qui négligent la
prédication et s'abstiennent ainsi d'aider le prochain sont, en stricte
justice, coupables de tout le bien qu'ils auraient pu apporter à la communauté.
"
2. Rien n'empêche quelqu'un
qui a un habitus vertueux de pécher, véniellement bien sûr, en gardant cet
habitus ; ou mortellement, ce qui détruit l'habitus de la vertu surnaturelle.
C'est pourquoi il peut arriver qu'en raison de la vertu qu'on possède on soit
digne d'accomplir de grandes choses, digne d'un grand honneur ; et pourtant
qu'en ne cherchant pas à exercer sa vertu, on pèche parfois véniellement,
parfois mortellement. Ou bien l'on peut dire que le pusillanime est capable de
grandes choses selon la disposition à la vertu qui est en lui, soit par un bon
tempérament, soit par la science, soit par les avantages extérieurs, mais il
est rendu pusillanime parce qu'il refuse de mettre tout cela au service de la
vertu.
3. Même la pusillanimité
peut, d'une certaine manière, naître de l'orgueil, du fait qu'on s'appuie à
l'excès sur son propre sentiment, qui fait juger qu'on est incapable à l'égard
d'actions pour lesquelles on a tout ce qu'il faut. Ainsi lit-on dans les
Proverbes (26, 16) : " Le paresseux est plus sage à ses yeux que sept
hommes qui répondent judicieusement. " Car rien n'empêche que l'on se
rabaisse pour certaines choses et qu'on s'élève à l'excès pour d'autres. Aussi
S. Grégoire écrit-il au sujet de Moïse : " Il serait orgueilleux s'il
recevait sans trembler la charge de guider ce peuple ; et il serait orgueilleux
aussi s'il refusait d'obéir à l'ordre du Seigneur. "
4. Moïse et Jérémie étaient dignes de la fonction pour laquelle Dieu les choisissait par sa grâce. Mais en considérant leur propre faiblesse ils refusaient ; cependant ils ne s'obstinaient pas, pour ne pas tomber dans l'orgueil.
Objections
:
1. Il semble que ce ne soit
pas à la magnanimité, car le Philosophe nous dit : " Le pusillanime
s'ignore lui-même ; car il désirerait les biens dont il est digne, s'il se
connaissait. " Mais l'ignorance de soi-même s'oppose à la prudence, ce qui
est donc le cas de la pusillanimité.
2. En Matthieu (25, 26), le
Seigneur appelle " méchant et paresseux " le serviteur qui a refusé
de faire fructifier son argent. Le Philosophe, lui aussi, dit que " les
pusillanimes semblent paresseux ". Mais la paresse s'oppose au souci, qui
est un acte de la prudence, nous l'avons vu plus haut.
3. La pusillanimité semble
procéder d'une crainte désordonnée, d'où cette parole d'Isaïe (35,4) : "
Dites aux pusillanimes : "Soyez forts, ne craignez pas." " Elle
semble aussi procéder d'une colère désordonnée, selon S. Paul (Col 3, 21) :
" Pères, n'exaspérez pas vos enfants, pour qu'ils ne deviennent pas
pusillanimes. " Mais le dérèglement de la crainte s'oppose à la force, et
le dérèglement de la colère à la mansuétude.
4. Le vice qui s'oppose à
une vertu est d'autant plus grave qu'il en est plus dissemblable. Mais la
pusillanimité est plus dissemblable de la magnanimité que ne l'est la
présomption. Donc, si la pusillanimité s'opposait à la magnanimité, il
s'ensuivrait qu'elle serait un péché plus grave que la présomption. Ce qui est
contraire à la parole de l'Ecclésiastique (37, 3 Vg) : " Ô présomption
très perverse, par qui as-tu été créée ? "
Cependant, pusillanimité et magnanimité diffèrent selon la grandeur et la petitesse de l'âme, comme les mots eux-mêmes le montrent. Mais grand et petit sont opposés. Donc la pusillanimité s'oppose à la magnanimité.
Conclusion
:
On peut considérer la pusillanimité de trois façons.
1° En elle-même. Et ainsi il est évident que, selon sa raison propre, elle s'oppose à la magnanimité, dont elle diffère selon la différence entre grandeur et petitesse sur la même matière ; car, de même que le magnanime, par grandeur d'âme, tend aux grandes choses, ainsi le pusillanime, par petitesse d'esprit, s'éloigne des grandes choses.
2° On peut considérer la pusillanimité du côté de sa cause qui, pour l'intelligence, est l'ignorance de sa propre condition et, pour l'appétit, la crainte d'être insuffisant en ce que l'on estime faussement dépasser sa capacité.
3° On peut considérer la pusillanimité du côté de son effet qui est l'éloignement de grandes choses dont on est digne. Mais comme nous l'avons dit plus haut l'opposition entre un vice et une vertu se mesure davantage selon son espèce propre que selon sa cause ou son effet. Et c'est pourquoi la pusillanimité s'oppose directement à la magnanimité.
Solutions
:
1. Cet argument procède de
la pusillanimité vue du côté de sa cause dans l'intellect. Cependant on ne peut
dire, à proprement parler, qu'elle s'oppose à la prudence, même selon sa cause,
parce qu'une telle ignorance ne procède pas de la sottise, mais plutôt de la
paresse à évaluer sa capacité, selon Aristote, ou à exécuter ce que l'on a le
pouvoir de faire.
2. Cet argument procède de
la pusillanimité vue du côté de son effet.
3. Cet argument procède du
côté de la cause. Cependant la crainte qui cause la pusillanimité n'est pas
toujours la crainte de dangers mortels. Donc, de ce côté encore, il n'est pas
nécessaire d'opposer la pusillanimité à la force. Quant à la colère, selon la
raison de son mouvement propre, qui entraîne à la vengeance, elle ne cause pas
la pusillanimité, qui abat l'esprit, mais plutôt elle exalte celui-ci. Mais
elle engage à la pusillanimité en raison des causes de la colère, qui sont les
injustices subies, lesquelles abattent l'esprit de la victime.
4. La pusillanimité, dans son espèce propre, est un péché plus grave que la présomption, parce qu'elle éloigne l'homme du bien, ce qui est très mal d'après Aristote. Mais la présomption est appelée " très perverse ", en raison de l'orgueil d'où elle procède.
1. Est-elle une vertu ? -2. Est-elle une vertu spéciale ? -3. Quelle est sa matière ? -4. Fait-elle partie de la force ?
Objections
:
1. Il semble que non. Car
celui qui a une seule vertu les a toutes, on l'a VU a. Mais on peut
avoir les autres vertus sans la magnificence. Selon Aristote " tout
libéral n'est pas magnifique ".
2. La vertu morale "
se tient au milieu ", prouve le Philosophe. Mais ce n'est pas le cas de la
magnificence, car elle dépasse grandement la libéralité. Or le grand s'oppose
au petit comme un extrême à l'autre, le milieu étant à égale distance des deux.
Ainsi la magnificence n'est pas au milieu, mais à l'un des extrêmes. Elle n'est
donc pas une vertu.
3. Aucune vertu ne s'oppose
à une inclination naturelle, elle la perfectionne plutôt, on l'a vu. Mais,
comme dit le Philosophe " le magnifique n'est pas dépensier pour lui-même
", ce qui est contraire à l'inclination naturelle par laquelle on pourvoit
avant tout à ses propres besoins.
4. Selon Aristote "
l'art est la droite règle des choses à faire ". Mais la magnificence (magna
facere) concerne les choses à faire, comme son nom le montre. Donc elle est
un art plus qu'une vertu.
Cependant, la vertu humaine est une certaine participation de la vertu divine. Mais la magnificence appartient à la vertu divine, selon le Psaume (68,35) : " Dans les nuées, sa magnificence et sa vertu ! " Donc la magnificence est le nom d'une vertu.
Conclusion
:
Selon Aristote " on appelle vertu ce qui se rapporte au dernier degré de la puissance ", non du côté du défaut, mais du côté de l'excès, qui se définit par la grandeur. Et c'est pourquoi agir grandement, d'où est venu le mot " magnificence ", se rattache précisément à la raison de vertu. Aussi " magnificence " est-il le nom d'une vertu.
Solutions
:
1. Tout libéral n'est pas
magnifique en acte, parce qu'il lui manque les moyens nécessaires pour agir
magnifiquement. Cependant tout libéral a l'habitus de la magnificence, soit en
acte, soit en disposition prochaine, nous l'avons dit en traitant de la
connexion des vertus.
2. La magnificence se situe
bien à un extrême, si l'on considère ce qu'elle fait selon la quantité. Mais
elle se situe au milieu, si l'on considère la règle de raison qu'elle observe
sans la manquer ni la dépasser, comme on l'a dit au sujet de la magnanimités.
3. Il appartient à la
magnificence d'agir grandement. Mais ce qui concerne la personne de chacun est
peu de chose par rapport à ce qui convient aux choses divines et aux intérêts
de la communauté. C'est pourquoi le magnifique ne vise pas en priorité ce qui
concerne sa propre personne, non qu'il ne cherche pas son bien, mais celui-ci
n'est pas grand. Mais s'il montre de la grandeur en ce qui le concerne, alors
le magnifique l'entreprend magnifiquement, soit " pour ce qui se fait une
seule fois, comme des noces ou des solennités analogues " ; soit encore
des entreprises durables : c'est ainsi qu'il appartient au magnifique de se
" préparer une habitation appropriée ".
4. Comme dit Aristote, " il faut à l'art une certaine vertu ", c'est-à-dire une vertu morale qui incline l'appétit à user droitement de la règle de l'art. Et cela s'applique à la magnificence, qui n'est donc pas un art, mais une vertu.
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car il
lui revient de faire quelque chose de grand. Mais cela peut convenir à
n'importe quelle vertu, si elle est grande ; ainsi, celui qui a une grande
tempérance réalise une grande oeuvre de tempérance. Donc la magnificence n'est
pas une vertu spéciale, mais désigne l'état parfait de toute vertu.
2. Faire quelque chose ou
s'y appliquer, c'est identique. Mais s'appliquer à la grandeur se rattache à la
magnanimité, on l'a dit plus haut. Donc faire quelque chose de grand appartient
aussi à la magnanimité, dont la magnificence ne se distingue donc pas.
3. La magnificence se
rattache à la sainteté. En effet, il est écrit de Dieu dans l'Exode (15, 11) :
" Magnifique en sainteté ", et dans le Psaume (96, 6) : "
Sainteté et magnificence dans son sanctuaire ". Mais la sainteté est
identique à la religion, on l'a vu plus haut. Donc la magnificence apparaît
identique à la religion et n'est pas une vertu spéciale, distincte des autres.
Cependant, le Philosophe la compte parmi les autres vertus spéciales.
Conclusion
:
Il revient à la magnificence de faire quelque chose de grand, comme son nom l'indique. Mais " faire " peut se prendre en deux sens : au sens propre ou au sens large. Au sens propre, " faire " signifie opérer quelque chose sur une matière extérieure, comme faire une maison. Au sens large, " faire " se dit de n'importe quelle action, soit qu'elle passe sur une matière extérieure, comme brûler et couper ; soit qu'elle demeure dans l'agent, comme penser et vouloir. Donc, si l'on prend la magnificence en tant qu'elle implique la confection d'une grande chose, en prenant " faire " au sens propre, alors la magnificence est une vertu spéciale. Car l'oeuvre fabriquée est produite par l'art. Or, on peut être attentif dans son usage à une raison spéciale de bonté : que l'oeuvre fabriquée par l'art soit grande, en quantité, en valeur, en dignité, ce qui est le fait de la magnificence. A ce point de vue la magnificence est une vertu spéciale.
Mais si l'on prend le mot de magnificence au sens de faire grand, en prenant " faire " au sens large, alors la magnificence n'est pas une vertu spéciale.
Solutions
:
1. Il revient à toute vertu
parfaite de faire quelque chose de grand dans son genre, en prenant "
faire " au sens large ; mais non en le prenant au sens propre, car cela
est propre à la magnificence.
2. Il appartient à la
magnanimité non seulement de tendre au grand, mais encore " d'agir avec grandeur
dans toutes les vertus " soit par une fabrication, soit par une action,
mais de telle sorte que la magnanimité, à ce sujet, regarde seulement la raison
de grandeur. Quant aux autres vertus, si elles sont parfaites, elles agissent
grandement ; mais elles ne dirigent pas leur intention à titre principal vers
ce qui est grand, mais vers ce qui est propre à chaque vertu, la grandeur
découlant de la puissance de cette vertu. Tandis qu'il revient à la
magnificence non seulement de faire quelque chose de grand, en prenant "
faire " dans son sens propre, mais aussi de tendre à faire grand dans son
intention. Aussi Cicéron définit-il la magnificence : " Un projet et une
gestion d'affaires grandes et sublimes, dans une vaste et brillante
perspective. " Le " projet " se rapporte à l'intention
intérieure, la " gestion " à l'intention extérieure. Aussi faut-il
que, comme la magnanimité vise quelque chose de grand en toute matière, la
magnificence le vise dans une oeuvre à produire.
3. La magnificence veut faire une grande oeuvre. Or les oeuvres faites par l'homme sont ordonnées à une fin. Mais aucune fin des oeuvres humaines n'est aussi grande que l'honneur de Dieu. Ce qui fait dire au Philosophe : " Les dépenses les plus honorables sont celles qui offrent à Dieu des sacrifices, et ce sont elles que le magnifique pratique le plus. " C'est pourquoi la magnificence s'unit à la sainteté, parce que son effet s'ordonne surtout à la religion, ou sainteté.
Objections
:
1. Il semble que ce ne
soient pas les grandes dépenses. Car il n'y a pas deux vertus concernant la
même matière. Or, concernant les dépenses, il y a déjà la libéralité, on l'a vu
plus haut.
2. " Tout magnifique
est libéral ", dit Aristote. Mais la libéralité concerne les dons plus que
les dépenses. Donc la magnificence non plus ne concerne pas les dépenses, mais
plutôt les dons.
3. Il revient à la
magnificence de réaliser extérieurement un grand ouvrage. Mais toutes les
dépenses ne servent pas à réaliser un ouvrage extérieur, même si elles sont
considérables, par exemple si quelqu'un dépense beaucoup d'argent en cadeaux.
Donc les dépenses ne sont pas la matière propre de la magnificence.
4. Il n'y a que les riches
à pouvoir faire de grandes dépenses. Or les pauvres eux-mêmes peuvent avoir
toutes les vertus, car celles-ci n'exigent pas nécessairement de la fortune,
mais se suffisent à elles-mêmes, dit Sénèque.
Cependant, le Philosophe nous dit " La magnificence ne s'étend pas à toutes les activités d'ordre pécuniaire, comme la libéralité, mais seulement aux grandes dépenses, par où elle dépasse la libéralité en grandeur. "
Conclusion
:
Nous l'avons dit à l'Article précédent, il revient à la magnificence de vouloir accomplir un grand ouvrage. Pour y parvenir, il faut des dépenses proportionnées, car on ne peut faire de grands ouvrages sans grandes dépenses. Aussi le Philosophe dit-il : " Le magnifique, à frais égaux, fait une oeuvre plus magnifique. " Or la dépense est une perte d'argent qu’on pourrait refuser par cupidité. C'est pourquoi on peut attribuer comme matière à la magnificence et les dépenses que fait le magnifique pour réaliser un grand ouvrage ; et l'argent de ces grandes dépenses ; et l'amour de l'argent que le magnifique doit modérer, pour que ses grandes dépenses ne soient pas freinées.
Solutions
:
1. Comme nous l'avons dit
plus haut, les vertus qui concernent des réalités extérieures connaissent une
certaine difficulté selon le genre de réalité concerné par telle vertu, et une
autre difficulté venant de la grandeur de cette réalité. C'est pourquoi il faut
deux vertus concernant l'argent et son usage : la libéralité qui les concerne
d'une façon générale, et la magnificence qui concerne la grandeur dans l'usage
de l'argent.
2. L'usage de l'argent
appartient différemment au libéral et au magnifique. Car il appartient au
libéral selon qu'il procède de l'amour de l'argent bien réglé. C'est pourquoi
tout usage correct de l'argent, qui ne connaît pas d'obstacle grâce à la
modération de l'amour qu'on a pour lui, ressortit à la libéralité ; ce sont les
dons et les dépenses. Mais l'usage de l'argent revient au magnifique comme
moyen pour réaliser un grand ouvrage. Et un tel usage ne peut se faire sans
dépense.
3. Le magnifique aussi fait
des dons et des cadeaux, selon le Philosophe ; non pas sous leur aspect de don,
mais plutôt sous la raison de dépense ordonnée à la réalisation d'un grand
ouvrage comme d'honorer quelqu'un, ou de faire quelque chose dont l'honneur
rejaillit sur toute la cité, par exemple s'il réalise un ouvrage auquel toute
la cité se dévoue.
4. L'acte principal de la vertu est le choix intérieur, que la vertu peut comporter sans qu'on ait de fortune. Et ainsi, même le pauvre peut être magnifique. Mais pour les actes extérieurs de vertu, il faut les biens de la fortune, à titre d'instruments. De cette façon, le pauvre ne peut exercer l'acte extérieur de magnificence dans ce qui est absolument grand. Mais peut-être en ce qui est grand relativement à un certain ouvrage qui, bien que petit en lui-même, peut être accompli magnifiquement, selon la mesure qu'il comporte. Car, pour Aristote, petit et grand se disent de façon relative.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car la
magnificence a la même matière que la libéralité, on vient de le dire. Or la
libéralité ne fait pas partie de la force, mais de la justice.
2. La force concerne la
crainte et l'audace. Or la magnificence ne regarde nullement la crainte, mais
seulement les dépenses, qui sont des activités. Donc la magnificence paraît se
rattacher à la justice, qui concerne les activités, plus qu'à la force.
3. D'après le Philosophe,
" le magnifique est comparable au savant ". Mais la science rejoint
la prudence plus que la force.
Cependant, Cicéron, Macrobe et Andronicus font de la magnificence une partie de la force.
Conclusion
:
La magnificence, comme vertu spéciale, ne peut être une partie subjective de la force, parce qu'elle n'a pas la même matière ; mais elle en fait partie en tant qu'elle lui est annexée comme la vertu secondaire à la principale. Pour qu'une vertu soit annexée à une vertu principale, deux conditions sont requises, on l'a dit plus haut ; que la vertu secondaire ait quelque chose de commun avec la principale, et qu'elle soit dépassée par celle-ci. Or la magnificence a en commun avec la force de tendre à quelque chose d'ardu et de difficile, si bien qu'elle a son siège dans l'irascible, comme la force. Mais la magnificence est inférieure à la force en ce que l'ardu auquel s'applique la force tient sa difficulté du danger qui menace la personne ; l'ardu auquel s'applique la magnificence tient sa difficulté de la cherté des choses, ce qui est bien moins que le péril personnel. Voilà pourquoi la magnificence fait partie de la force.
Solutions
:
1. La justice regarde les
activités en elles-mêmes, en tant qu'on y considère la raison de dette. Mais la
libéralité et la magnificence considèrent les activités somptuaires selon leur
rapport aux passions de l'âme, mais diversement. Car la libéralité regarde la
dépense par rapport à l'amour et à la convoitise de l'argent, qui sont des
passions du concupiscible et n'empêchent pas le libéral de faire des donations
et des dépenses. Aussi est-elle une vertu située dans le concupiscible. Mais la
magnificence regarde les dépenses par rapport à l'espérance, en rencontrant
quelque chose d'ardu non pas absolument, comme la magnanimité, mais dans une
matière déterminée : les dépenses. Aussi la magnificence paraît-elle être dans
l'irascible, comme la magnanimité.
2. La magnificence, si elle
n'a pas une matière commune avec la force, a en commun avec elle la condition
de la matière, en tant qu'elle s'applique à quelque chose d'ardu en matière de
dépenses, comme la force en matière de craintes.
3. La magnificence règle l'emploi de l'art à une grande tâche, on vient de le dire. Or l'art est dans la raison. C'est pourquoi il appartient au magnifique de bien user de sa raison pour évaluer la proportion de la dépense avec l'oeuvre à faire. Et cela est surtout nécessaire à cause de l'importance de l'ouvrage et des frais, car si l'on n'y fait pas grande attention, on risque un grand gaspillage.
Il faut étudier maintenant le vice opposé à la magnificence.
1. La parcimonie est-elle un vice ? - 2. Le vice qui s'oppose à elle.
Objections
:
1. Il semble que non, car
la vertu gouverne les petites choses comme les grandes ; aussi les libéraux
comme les magnifiques font de petites choses. Mais la magnificence est une
vertu. Donc pareillement la parcimonie est plus une vertu qu'un vice.
2. Le Philosophe affirme
que " la surveillance des comptes rend parcimonieux ". Mais la
surveillance des comptes paraît louable, car le bien de l'homme est de se
conduire selon la raison, d'après Denys. Donc la parcimonie n'est pas un vice.
3. Le Philosophe dit que le
parcimonieux dépense son argent avec tristesse. Mais cela ressortit à l'avarice
ou illibéralité. Donc la parcimonie n'est pas un vice distinct.
Cependant, Aristote fait de la parcimonie un vice spécial opposé à la magnificence.
Conclusion
:
Comme on l'a dit précédemment, les actes moraux sont spécifiés par leur fin. Aussi sont-ils fréquemment nommés à partir d'elle. Donc on appelle quelqu'un parcimonieux parce qu'il vise à agir petitement. Or, petit et grand, selon Aristote sont relatifs. Aussi, lorsqu'on dit que le parcimonieux veut faire quelque chose de petit, il faut le comprendre par rapport au genre de l'oeuvre accomplie. Là, on peut apprécier le grand et le petit de deux façons : d'une part, du côté de l'oeuvre à faire ; d'autre part du côté de la dépense. Donc le magnifique vise au premier chef la grandeur de l'oeuvre, secondairement la grandeur de la dépense qu'il n'évite pas, pour accomplir un grand ouvrage. Aussi le Philosophe dit-il que " le magnifique, à frais égaux, fait une oeuvre plus magnifique ". A l'inverse, le parcimonieux recherche une petite dépense et le Philosophe dit " qu'il cherche comment dépenser le minimum ". En conséquence il recherche la petitesse de l'oeuvre, qu'il ne refuse pas pourvu qu'elle réclame peu de frais. Aussi le Philosophe dit-il au même endroit : " Le parcimonieux, après avoir dépensé énormément pour peu de chose " parce qu'il ne veut pas le dépenser, " perd l'avantage " que lui aurait procuré une oeuvre magnifique. Il est donc évident que le parcimonieux est en dessous de la proportion qui doit exister pour la raison entre la dépense et l'ouvrage. Ce défaut par rapport à la règle raisonnable est ce qui donne la raison de vice. Il est donc évident que la parcimonie est un vice.
Solutions
:
1. La vertu gouverne les
petites choses selon la règle de la raison, envers laquelle le parcimonieux est
en défaut, on vient de le dire. Car on n'appelle pas parcimonieux celui qui
gouverne les petites choses, mais celui qui, en gouvernant de grandes ou de
petites choses, est en défaut envers la règle de la raison.
2. Comme dit Aristote,
" la crainte incite à prendre conseil ". C'est pourquoi le
parcimonieux surveille attentivement les comptes, parce qu'il a une crainte
déréglée de voir gaspiller ses biens, même en petites quantités. Aussi cela
n'est-il pas louable, mais vicieux et blâmable, parce qu'il ne dirige pas son
amour de l'argent selon la raison, mais met sa raison au service de cet amour
déréglé.
3. De même que le magnifique s'accorde avec le libéral en ce qu'il dépense son argent avec promptitude et plaisir, de même le parcimonieux s'accorde avec l'illibéral ou avare en ce qu'il dépense avec tristesse et retard. Mais ils diffèrent en ce que l'illibéralité porte sur les dépenses ordinaires, et la parcimonie sur les grandes dépenses qu'il est plus difficile de faire. Et c'est pourquoi la parcimonie est un moindre vice que l'illibéralité. Aussi pour le Philosophe bien que la parcimonie et le vice opposé soient mauvais, " ils ne sont pas déshonorants parce qu'ils ne font pas de tort au prochain et ne sont pas ignobles ".
Objections
:
1. Il semble qu'il n'en
existe pas. Car le petit s'oppose au grand. Or la magnificence n'est pas un
vice, mais une vertu. Donc aucun vice ne s'oppose à la parcimonie.
2. Puisque la parcimonie est un vice par défaut, on l'a dit à l'Article
précédent, il semble que s'il y avait un vice opposé à la parcimonie, il
consisterait seulement à gaspiller l'argent à l'excès. Mais Aristote remarque :
" Ceux qui dépensent beaucoup là où il faudrait dépenser peu, dépensent
peu là où il faudrait dépenser beaucoup " et ainsi ils ont quelque chose
de parcimonieux. Il n'y a donc pas de vice opposé à la parcimonie.
3. Les actes moraux sont spécifiés par leur fin, on l'a redit à l'Article
précédent. Mais ceux qui gaspillent le font pour étaler leur richesse, selon
Aristote. Or cela se rattache à la vaine gloire, qui s'oppose à la magnanimité,
on l'a dit. Donc aucun vice ne s'oppose à la parcimonie.
Cependant, il y a l'autorité d'Aristote qui place la magnificence entre deux vices opposés.
Conclusion
:
Le petit s'oppose au grand et tous deux se disent de façon relative. Comme il arrive que la dépense soit petite par comparaison avec l'ouvrage, il arrive aussi qu'elle soit grande sous le même rapport, si bien qu'elle dépasse la proportion qu'il doit y avoir entre la dépense et l'ouvrage, selon la règle de la raison. Aussi est-il évident qu'au vice de la parcimonie, par laquelle on est en défaut envers la juste proportion des dépenses à l'égard de l'ouvrage, en voulant dépenser moins que ne le requiert la dignité de celui-ci, il y a un vice opposé, par lequel on est en excès par rapport à cette proportion, c’est-à-dire qu'on dépense trop par rapport à l'ouvrage. En grec, ce vice s'appelle banausia, mot qui vient de la fournaise de la forge, parce qu'à la manière du feu de la fournaise, il " dévore " tout. On l'appelle aussi apyrokalia, c'est-à-dire " sans bon feu ", parce qu'à la manière du feu, il " flambe " tout. Aussi en latin, ce vice peut se nommer consumptio (en français : dilapidation, gaspillage.)
Solutions
:
1. " Magnificence " se dit parce qu'on
fait un grand ouvrage, non parce que la dépense y est disproportionnée. C'est
cela qui ressortit au vice opposé à la parcimonie.
2. Le même vice est
contraire à la vertu qui occupe le juste milieu, et au vice contraire. Ainsi
donc le vice de gaspillage s'oppose à la parcimonie en ce qu'il excède ce que
demande la dignité de l'ouvrage, dépensant beaucoup là où il faudrait dépenser
peu. Mais il s'oppose à la magnificence par rapport à la grandeur de l'oeuvre,
visée première du magnifique, en ce que là où il faut beaucoup dépenser, il ne
dépense rien ou presque.
3. Le gaspilleur, par l'espèce de son acte, s'oppose au parcimonieux en tant qu'il outrepasse la règle de la raison dont le parcimonieux s'éloigne par défaut. Cependant rien n'empêche qu'il ordonne sa conduite à la fin d'un autre vice, comme la vaine gloire ou tout autre.
1. Est-elle une vertu ? - 2. Est-elle la plus grande des vertus ? - 3. Peut-on l'avoir sans la grâce ? - 4. Fait-elle partie de la force ? - 5. Est-elle identique à la longanimité ?
Objections
:
1. Il ne semble pas, car
les vertus existent à l'état le plus parfait dans la patrie, dit S. Augustin.
Mais là il n'y a pas de patience, car il n'y a pas de maux à supporter, selon Isaïe
(49, 10) et l'Apocalypse (7, 16) : " Ils n'auront pas faim, ils n'auront
pas soif, ils ne souffriront pas du vent brûlant ni du soleil. " Donc la
patience n'est pas une vertu.
2. On ne peut trouver
aucune vertu chez les mauvais, parce que la vertu rend bon celui qui la
possède. Mais on trouve parfois de la patience chez les hommes mauvais, comme
on le voit avec les avares qui supportent patiemment beaucoup de choses pour
amasser de l'argent, selon l'Ecclésiaste (5, 16) : " Tous les jours de sa
vie il les passe dans les ténèbres, dans les soucis multiples, dans la misère
et la tristesse. "
3. Les fruits diffèrent des
vertus, on l'a vu précédemment. Or la patience figure parmi les fruits,
comme le montre S. Paul (Ga 5, 22).
Cependant, S. Augustin écrit dans son livre La Patience : " La vertu appelée patience est un si grand don de Dieu que l'on proclame la patience de celui-là même qui nous l'accorde. "
Conclusion
:
Comme on l'a dit plus haut. les vertus morales sont ordonnées au bien en tant qu'elles maintiennent le bien de la raison contre l'assaut des passions. Or, parmi les autres passions, la tristesse est puissante pour empêcher le bien de la raison, selon la parole de S. Paul (2 Co 7, 10) : " La tristesse du monde produit la mort. " Et l'Ecclésiastique (30,23) : " La tristesse en a tué beaucoup, elle n'est d'aucun profit. " Aussi est-il nécessaire d'avoir une vertu qui protège le bien de la raison contre la tristesse, pour que celle-ci n'abatte pas la raison. C'est l'oeuvre de la patience, et qui fait dire à S. Augustin : " La patience de l'homme nous fait supporter nos maux d'une âme égale " c'est-à-dire sans être bouleversés par la tristesse, " pour que d'une âme découragée, nous ne délaissions pas les biens qui nous font parvenir à des biens meilleurs ". Il est évident par là que la patience est une vertu.
Solutions
:
1. Les vertus morales
n'existent pas dans la patrie avec le même acte que dans le voyage de cette
vie, c'est-à-dire par comparaison avec les biens de la vie présente, mais par
comparaison avec la, fin qui existera dans la partie. Ainsi la justice
n’existera plus dans la patrie au sujet des achats et des ventes et autres
affaire appartenant à la vie présente, mais seulement pour nous soumettre à
Dieu. Pareillement l'acte de la patience, dans la patrie, ne consistera plus à
supporter, mais à jouir des biens auxquels nous voulions parvenir en étant
patients. Aussi S. Augustin dit-il que dans la patrie la patience proprement
dite n'existera plus " parce qu'elle n'est nécessaire que là où il y a des
maux à tolérer ; mais le but auquel on parvient par la patience sera éternel
".
2. Comme le dit S. Augustin
" on appelle proprement patients ceux qui supportent le mal sans le
commettre plutôt que le commettre sans le supporter. Chez ceux qui supportent
des maux pour faire le mal, la patience ne mérite ni louange ni admiration, car
elle est nulle. Il y a là une dureté qui peut étonner, mais à laquelle il faut
refuser le nom de patience ".
3. Comme on l'a dit précédemment, le fruit implique dans sa notion un certain plaisir. " Les actes des vertus sont délectables en eux-mêmes ", dit Aristote. Or le nom de vertu, habituellement, désigne aussi les actes des vertus. C'est pourquoi la patience, en tant qu'habitus, est donnée comme une vertu ; et quant à la délectation que procure son acte, elle est donnée comme un fruit. Et cela surtout du fait que la patience préserve l'âme d'être accablée par la tristesse.
Objections
:
1. Il semble bien, car ce
qui est parfait est le plus grand en n'importe quel genre. Mais " la
patience fait oeuvre parfaite " dit S. Jacques (1, 4). Elle est donc la
plus grande des vertus.
2. Toutes les vertus sont
ordonnées au bien de l'âme. Mais cela paraît surtout vrai de la patience, car
il est dit (Lc 21, 19) : " C'est par votre patience que vous posséderez
vos âmes. "
3. Ce qui produit et
maintient d'autres êtres apparaît supérieur à eux. Mais, dit S. Grégoire,
" la patience est la racine et la gardienne de toutes les vertus ".
Cependant, il y a le fait qu'elle n'est pas comptée parmi les quatre vertus que S. Grégoire et S. Augustin appellent principales.
Conclusion
:
Par définition les vertus sont ordonnées au bien, car Aristote définit la vertu : " Ce qui rend bon celui qui la possède et rend son oeuvre bonne. " Aussi faut-il que la vertu soit d'autant plus primordiale et puissante qu'elle ordonne l'homme au bien d'une façon plus forte et plus directe. Or c'est le cas des vertus constitutives du bien, plus que des vertus destructives des oppositions qui détournent du bien. Et parmi les vertus constitutives du bien, l'une est plus puissante que l'autre en ce qu'elle établit l'homme dans un plus grand bien ; c'est le cas de la foi, de l'espérance et de la charité par rapport à la prudence et à la justice. De même, parmi les vertus destructrices des oppositions au bien, la plus puissante est celle qui lutte contre ce qui éloigne le plus du bien. Or les dangers mortels, que concerne la force, ou les plaisirs du toucher, que concerne la tempérance, détournent davantage du bien que les adversités de toute sorte que concerne la patience. Et c'est pourquoi la patience n'est pas la plus puissante des vertus, mais elle est inférieure non seulement aux vertus théologales, à la prudence et à la justice, qui établissent directement l'homme dans le bien, mais aussi à la force et à la tempérance qui détournent des plus grands empêchements.
Solutions :
1. On dit que la patience
fait oeuvre parfaite pour supporter les adversités, desquelles procèdent : 1°
la tristesse, que gouverne la patience ; 2° la colère, que gouverne la
mansuétude, 3° la haine, que supprime la charité ; 4° le dommage injuste, que
la justice interdit. Car ôter le principe du mal est toujours ce qu'il y a de
plus parfait. Cependant, si la patience est plus parfaite en cela, il ne
s'ensuit pas qu'elle le soit absolument.
2. " Posséder "
implique une domination tranquille. C'est pourquoi l'on dit que l'homme possède
son âme par la patience en ce qu'il arrache radicalement les passions soulevées
par les adversités, qui rendent son âme inquiète.
3. On appelle la patience racine et gardienne de toutes les vertus non parce qu'elle les cause et les maintient directement, mais parce qu'elle écarte ce qui s'y oppose.
Objections
:
1. Cela semble possible. En
effet, la créature raisonnable peut mieux accomplir ce à quoi la raison
l'incline davantage. Mais il est plus raisonnable de souffrir des maux en vue
du bien qu'en vue du mal. Or certains souffrent des maux en vue du mal, par
leurs propres efforts, sans le secours de la grâce. Car S. Augustin reconnaît
que " les hommes supportent beaucoup de labeurs et de souffrances pour
l'amour de leurs vices ". Donc, l'homme peut bien davantage supporter des
maux pour le bien, c'est-à-dire être vraiment patient, sans le secours de la
grâce.
2. Certains, sans être en
état de grâce, ont plus d'horreur pour le mal de vice que pour les maux du
corps. Aussi est-il raconté que certains païens ont supporté de grands maux
pour ne pas trahir leur patrie ou commettre une autre action déshonorante. Mais
c'est là être vraiment patient. Il parait donc qu'on peut avoir la patience
sans l'aide de la grâce.
3. Il parait évident que
certains supportent des maux pénibles et amers pour recouvrer la santé du
corps. Or le salut de l'âme n'est pas moins désirable que la santé du corps.
Donc, au même titre, quelqu'un peut supporter beaucoup de maux pour le salut de
son âme, ce qui est avoir vraiment la patience, sans le secours de la grâce.
Cependant, on chante dans le Psaume (62, 6, Vg) : " C'est de lui (Dieu) que vient la patience. "
Conclusion
:
Comme dit S. Augustin dans son livre La Patience : " La violence des désirs fait supporter labeurs et souffrances ; et personne n'accepte volontiers de subir ce qui le torture, sinon pour quelque chose qui le délecte. " Et la raison en est que d'elle-même l'âme a en horreur la tristesse et la douleur, si bien qu'on ne choisirait jamais de les souffrir pour elles-mêmes, mais seulement en vue d'une fin. Il faut donc que ce bien pour lequel on veut souffrir des maux soit voulu et aimé davantage que ce bien dont la privation nous inflige la douleur que nous supportons patiemment. Or, préférer le bien de la grâce à tous les biens naturels dont la perte nous fait souffrir, cela appartient à la charité qui aime Dieu par-dessus tout. Aussi est-il évident que la patience, en tant qu'elle est une vertu, a pour cause la charité, selon S. Paul : " La charité est patiente " (1 Co 13, 4). Et il est évident qu'on ne peut avoir la charité que par la grâce. " La charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné " (Rm 5, 5). Il est donc clair qu'on ne eut avoir la patience sans le secours de la grâce.
Solutions
:
1. Si la nature humaine
était intacte, l'inclination de la raison y prévaudrait ; mais dans la nature
corrompue, ce qui prévaut c'est l'inclination de convoitise, qui domine dans
l'homme. Et c'est pourquoi l'homme est plus enclin à supporter les maux là où
la convoitise trouve son plaisir dès maintenant, que de supporter des maux en
vue de biens futurs désirés selon la raison. C'est pourtant cela qui est la véritable
patience.
2. Le bien de la vertu
politique est à la mesure de la nature humaine. C'est pourquoi la volonté de
l'homme peut y tendre sans le secours de la grâce sanctifiante, toutefois non
sans le secours d'une grâce actuelle de Dieu. Mais le bien de la grâce est
surnaturel ; aussi l'homme ne peut y tendre par la seule force de sa nature.
C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.
3. Supporter des maux pour la santé du corps procède de l'amour dont l'homme, par nature, aime sa propre chair. Et c'est pourquoi la comparaison ne vaut pas avec la patience, qui procède de l'amour surnaturel.
Objections
:
1. Il apparaît que non. Car
le même être ne fait pas partie de lui-même. Or la patience semble identique à
la force parce que, on l'a dit plus haut, supporter est l'acte propre de la
force, et cela appartient aussi à la patience, car il est dit dans les "
Sentences " de S. Prosper que la patience " consiste à supporter les
maux venus du dehors ".
2. On a établir que la
force concerne la crainte et l'audace et qu'ainsi elle réside dans l'irascible.
Mais la patience concerne les tristesses et paraît ainsi résider dans le
concupiscible. Donc la patience ne fait pas partie de la force, mais plutôt de
la tempérance.
3. Un tout ne peut exister
sans l'une de ses parties. Donc, si la patience fait partie de la force, la
force ne pourra jamais exister sans la patience ; cependant il arrive que le
fort ne supporte pas patiemment les maux : au contraire il attaque leur auteur.
Donc la patience ne fait pas partie de la force.
Cependant, Cicéron, en fait une partie de la force.
Conclusion
:
La patience fait partie de la force à titre de partie potentielle, parce qu'elle s'adjoint à elle comme une vertu secondaire à la principale. En effet, il appartient à la patience " de supporter d'une âme égale les maux venus de l'extérieur ", d'après S. Grégoire. Or, parmi les maux que les autres nous infligent, les principaux et les plus difficiles à supporter sont ceux qui se rattachent aux périls mortels, que concerne la force. On voit ainsi qu'en cette matière, c'est la force qui est en tête, comme revendiquant pour elle ce qui est le plus primordial en cette matière. Et c'est pourquoi la patience s'adjoint à elle comme la vertu secondaire à la principale.
Solutions
:
1. Il appartient à la force
non de supporter n'importe quoi, mais seulement ce qu'il est souverainement
difficile de supporter : les périls mortels. Tandis qu'à la patience il peut
revenir de supporter n'importe quels maux.
2. L'acte de la force ne consiste pas seulement en ce que l'on persévère dans le bien malgré la crainte de périls futurs, mais aussi en ce que l'on ne défaille pas sous la tristesse ou souffrance présente, et à cet égard la patience a des affinités avec la force. Et cependant la force concerne au premier chef les craintes dont la nature porte à la fuite, que la force refuse. Quant à la patience, elle concerne davantage, à titre principal, les tristesses ; car on appelle patient non pas celui qui ne fuit pas, mais celui qui a une conduite digne d'éloges en souffrant ce qui nuit présentement, de telle sorte qu'il n'en ressent pas une tristesse désordonnée. Et voilà pourquoi la force est proprement dans l'irascible, et la patience dans le concupiscible. Et cela n'empêche pas que la patience fasse partie de la force, parce que l'adjonction d'une vertu à une autre ne se juge pas selon la puissance où elle siège, mais selon la matière ou la forme.
Et cependant la patience n'est pas
donnée comme faisant partie de la tempérance, quoique ces deux vertus aient
leur siège dans le concupiscible. Parce que la tempérance concerne seulement
les tristesses qui s'opposent aux plaisirs du toucher comme celles qui viennent
de l'abstinence d'aliments ou de plaisirs sexuels ; mais la patience concerne
surtout les tristesses que les autres nous infligent. De plus, il revient à la
tempérance de refréner ces tristesses, ainsi que les délectations opposées ; à
la patience il appartient d'empêcher l'homme de s'éloigner du bien de la vertu
à cause de ce genre de tristesses, si grandes soient-elles.
3. La patience peut sous un certain rapport être donnée comme une partie intégrante de la force, ce qui était le point de départ de l'objection, en tant qu'on supporte patiemment les maux qui se rattachent aux dangers mortels. Et il n'est pas contraire à la nature de la patience que l'on attaque, en cas de besoin, celui qui fait du mal ; parce que, comme dit Chrysostome sur " Arrière, Satan ! ", " il est louable d'être patient devant les injures qu'on nous adresse ; mais supporter patiemment celles qui s'adressent à Dieu, c'est par trop impie ". Et S. Augustin écrit que les préceptes de la patience ne sont pas contraires au bien de l'État puisque, pour le garder, on doit combattre l'ennemi. Mais selon son comportement envers tous les autres maux, la patience s'adjoint à la force comme une vertu secondaire à la principale.
Objections
:
1. C'est ce qu'il semble,
car S. Augustin dit qu'on célèbre la patience de Dieu non parce qu'il souffre
un certain mal, mais en ce qu'il " attend que les méchants se
convertissent ". Si bien qu'on dit dans l'Ecclésiastique (5, 4) : "
Le Seigneur sait attendre. " Il semble donc que la patience soit identique
à la longanimité.
2. Le même habitus n'est
pas opposé à deux êtres différents. Mais l'impatience s'oppose à la longanimité
par laquelle on accepte un retard ; car certains ne peuvent supporter aucun
retard, pas plus que les autres maux.
3. Le temps est une
circonstance qualifiant les maux que l'on supporte, et de même le lieu. Or, au
point de vue du lieu, on ne découvre pas une vertu distincte de la patience.
Donc pareillement la longanimité, qui est relative au temps en ce qu'on subit
une longue attente, ne se distingue pas de la patience.
Cependant, sur ce texte (Rm 2,4) " Méprises-tu les richesses de sa bonté, de sa patience, de sa longanimité ? " la Glose dit : " La longanimité paraît différer de la patience, parce que ceux qui pèchent par faiblesse plutôt que par mauvaise volonté, c'est par longanimité qu'on les supporte ; mais pour ceux qui, avec obstination, se complaisent dans leurs voluptés, il faut dire qu'on les supporte avec patience. "
Conclusion
:
On appelle magnanimité la vertu qui donne le courage de tendre aux grandes choses ; de même on appelle longanimité celle qui donne le courage de tendre à quelque chose qui se trouve à une longue distance. C'est pourquoi, de même que la magnanimité regarde l'espérance, qui tend au bien, plus que l'audace, la crainte ou la tristesse, qui regardent le mal, de même la longanimité. Celle-ci, par suite, rejoint davantage la magnanimité que la patience.
Cependant la longanimité peut rejoindre la patience à un double titre. D'abord parce que la patience, comme la force, supporte certains maux en vue d'un bien. Si celui-ci est proche, ce support est plus facile ; mais si ce bien est longuement différé alors que les maux à supporter sont déjà présents, l'attente devient plus difficile. Ensuite le fait même de différer le bien espéré cause de la tristesse, selon les Proverbes (13, 12) : " Un espoir différé afflige l'âme. " Aussi supporter cette affliction peut être le fait de la patience, comme de supporter n'importe quelles tristesses.
Ainsi donc, on peut englober sous la même raison de mal attristant et le retard du bien espéré, ce qui relève de la longanimité ; et l'effort que l'on soutient pour persévérer dans l'accomplissement d'une oeuvre bonne, ce qui relève de la constance. De ce fait, aussi bien la longanimité que la constance sont englobées dans la patience. Si bien que Cicéron définit la patience " le support volontaire et prolongé d'épreuves ardues et difficiles, par un motif de service et d'honnêteté ". " Ardues " : il s'agit de la constance dans le bien. " Difficiles " : il s'agit de la gravité du mal, qu'envisage spécialement la patience. " Prolongé " concerne la longanimité en tant qu'elle coïncide avec la patience.
Solutions
:
1 et 2. Ce qui précède répond à ces
deux objections.
3. Ce qui est distant dans
l'espace, bien que ce soit éloigné de nous, n'est cependant pas aussi éloigné du
donné réel que ce qui est distant dans le temps. C'est pourquoi la comparaison
ne vaut pas. En outre, ce qui est distant dans l'espace ne comporte de
difficulté qu'en fonction du temps, parce que cela met plus longtemps à nous
parvenir.
4. Nous le concédons. Cependant, il faut tenir compte du motif de la différence signalée par la Glose. Parce que chez ceux qui pèchent par faiblesse, la seule chose qui soit pénible, c'est leur longue persévérance dans le mal, et c'est pourquoi l'on dit qu'ils sont supportés par longanimité. Mais le fait même qu'on pèche par orgueil, est pénible ; et c'est pourquoi on dit supporter par patience ceux qui pèchent par orgueil.
Après elle, nous étudierons les vices opposés (Question 138). I. La persévérance est-elle une vertu ? - 2. Fait-elle partie de la force ? - 3. Quel rapport a-t-elle avec la constance ? - 4. A-t-elle besoin du secours de la grâce ?
Objections
:
1. Il semble que non, parce
que, selon Aristote " la continence est plus importante que la
persévérance ". " Mais la continence n'est pas une vertu ",
dit-il aussi. Donc la persévérance n'est pas une vertu.
2. " La vertu est ce
qui fait vivre droitement " selon S. Augustin. Mais lui-même dit aussi :
" On ne peut appeler persévérant aucun homme tant qu'il vit et qu'il n'a
pas persévéré jusqu'à la mort. "
3. " Tenir ferme
" dans l'oeuvre vertueuse est requis pour toute vertu selon Aristote. Mais
cela ressortit à la fonction de la persévérance, car Cicéron définit celle-ci :
" Demeurer ferme et constant pour un motif bien considéré. " Donc la
persévérance n'est pas une vertu spéciale, mais une condition de toute vertu.
Cependant, Andronicus affirme : " La persévérance est l'habitus concernant les choses auxquelles il faut s'attacher ou non, et celles qui sont indifférentes. " Mais un habitus qui nous ordonne à bien faire quelque chose, ou à l'omettre, est une vertu. Donc la persévérance est une vertu.
Conclusion
:
D'après Aristote " la vertu concerne le difficile et le bien ". C'est pourquoi, lorsqu'il se présente une raison spéciale de bonté ou de difficulté, il y a une vertu spéciale. Or l'oeuvre de la vertu peut comporter de la bonté et de la difficulté pour deux motifs. D'une part à cause de l'espèce même de l'acte qui tient à la raison de son objet propre. D'autre part à cause d'une durée prolongée, car le fait même de s'obstiner longtemps à une tâche difficile présente une difficulté spéciale. C'est pourquoi s'attacher à un bien jusqu'à son achèvement ressortit à une difficulté spéciale. On sait que la tempérance et la force sont des vertus spéciales parce que l'une gouverne les plaisirs du toucher, ce qui est de soi difficile, et l'autre gouverne les craintes et les audaces concernant les dangers mortels, ce qui est également difficile de soi. Et de même la persévérance est une vertu spéciale à laquelle il appartient, dans l'une ou l'autre oeuvre vertueuse, de résister longuement si c'est nécessaire.
Solutions
:
1. Aristote entend ici la persévérance au sens où l'on persévère dans des actions où il est très difficile de tenir bon longtemps. Or il n'est pas difficile de supporter longtemps des événements heureux, mais des maux. Or les maux que sont les dangers mortels ne sont généralement pas à supporter longtemps parce que, le plus souvent, ils passent vite. Aussi n'est-ce pas à leur sujet qu'on loue le plus la persévérance. Parmi les autres maux, les principaux sont ceux qui s'opposent aux plaisirs du toucher, parce que de tels maux sont envisagés à propos des nécessités de la vie, par exemple le manque d'aliments ou d'autres ressources, qui parfois demanderont à être supportés longtemps. Ce n'est pas une difficulté pour celui qui n'en retire pas beaucoup de tristesse et qui ne prend pas un grand plaisir dans les biens opposés : on le voit chez l'homme tempérant, en qui ces passions ne sont pas violentes. Mais cela est extrêmement difficile chez celui que ces passions touchent vivement, car il n'a pas la vertu parfaite qui peut modifier ces passions. C'est pourquoi, si l'on prend la persévérance de cette façon, elle n'est pas une vertu parfaite mais, dans le genre vertu, un être inachevé.
Mais si nous prenons la
persévérance en ce sens qu'un individu s'obstine longtemps à poursuivre un bien
difficile, cela peut convenir aussi à celui qui possède une vertu accomplie. Et
si tenir bon lui est moins difficile, il persiste pourtant dans un bien plus
parfait. Aussi une telle persévérance peut-elle être une vertu parce que la
perfection de la vertu est attribuée selon la raison de bonté plus que selon la
raison de difficulté.
2. On donne parfois le même nom à la vertu et à son acte. C'est ainsi que, pour S. Augustin, " la foi, c'est croire ce que tu ne vois pas ". Il peut cependant arriver que tel ait l'habitus de la vertu, sans en exercer l'acte ; ainsi un pauvre peut avoir l'habitus de la magnificence, dont pourtant il n'exerce pas l'acte. Mais parfois quelqu'un qui a un habitus commence à exercer l'acte, mais ne le termine pas, par exemple si l'entrepreneur commence à bâtir et n'achève pas la maison.
Il faut donc conclure que le nom de
persévérance est pris parfois pour l'habitus dans lequel on choisit de
persévérer, et parfois pour l'acte par lequel on persévère. Et parfois celui
qui possède l'habitus de persévérance choisit de persévérer et commence
l'exécution en persistant quelque temps ; cependant il n'achève pas l'acte
parce qu'il ne persiste pas jusqu'à la fin. Or la fin est double : celle de
l'oeuvre, et la fin de la vie humaine. De soi, il appartient à la persévérance
qu'on persévère jusqu'au terme de l'oeuvre vertueuse ; ainsi, que le soldat
persévère jusqu'à la fin du combat, et le magnifique jusqu'à l'achèvement de
son ouvrage. Il y a des vertus dont les actes doivent durer pendant toute la
vie, comme la foi, l'espérance et la charité, parce qu'elles regardent la fin
ultime de toute la vie humaine. Voilà pourquoi, à l'égard de ces vertus qui
sont principales, l'acte de persévérance ne s'achève pas avant la fin de la
vie. C'est en ce sens que S. Augustin parle de persévérance pour désigner un
acte consommé.
3. Quelque chose peut convenir à la vertu de deux façons. D'abord, en raison de l'intention portant proprement sur la fin. Ainsi, persister dans le bien jusqu'au bout relève de la persévérance, dont c'est la fin spécifique. En outre, cela convient à la vertu par comparaison de l'habitus avec son sujet. Et ainsi persister immuablement est un attribut de toute vertu, en ce qu'elle est, comme tout habitus, une qualité difficile à perdre.
Objections
:
1. Il semble que non, car
selon Aristote la persévérance concerne les tristesses relevant du toucher.
Mais cela se rattache à la tempérance. Donc la persévérance fait partie de la
tempérance plus que de la force.
2. Toute partie d'une vertu
morale concerne certaines passions, que cette vertu gouverne. Mais la
persévérance ne comporte pas de modération apportée aux passions, car plus ces
passions sont violentes, plus celui qui persévère selon la raison est digne
d'éloge. Il apparaît donc que la persévérance ne fait partie d'aucune vertu
morale, mais de la prudence, qui perfectionne la raison.
3. S. Augustin dit que
" personne ne peut perdre la persévérance ". Mais l'homme peut perdre
les autres vertus. Donc la persévérance l'emporte sur toutes. Mais la vertu
principale est plus forte que sa partie. Donc la persévérance ne fait partie
d'aucune vertu, c'est plutôt elle qui est la vertu principale.
Cependant, Cicéron fait de la persévérance une partie de la force.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut, la vertu principale est celle à laquelle on attribue principalement quelque chose qui ressortit à la louange de la vertu, en tant qu'elle le réalise à l'égard de sa matière propre, dans laquelle il est très difficile et très bon de l'observer. Et par suite nous avons dit que la force est une vertu principale parce qu'elle garde la fermeté dans les domaines où il est très difficile de tenir bon, et qui sont les dangers mortels. C'est pourquoi il est nécessaire d'adjoindre à la force, comme une vertu secondaire à la principale, toute vertu dont le mérite consiste à soutenir fermement quelque chose de difficile. Soutenir la difficulté qui provient de la longue durée de l'oeuvre bonne, c'est ce qui fait le mérite de la persévérance ; et ce n'est pas aussi difficile que d'affronter des périls mortels. C'est pourquoi la persévérance s'adjoint à la force comme une vertu secondaire à la principale.
Solutions
:
1. L'annexion d'une vertu
secondaire à la principale ne tient pas compte seulement de la matière, mais
davantage du mode, parce qu'en toute chose la forme l'emporte sur la matière.
Aussi, bien que la persévérance paraisse converger, quant à la matière, avec la
tempérance plus qu'avec la force, cependant, pour le mode, elle converge
davantage avec la force, en tant qu'elle assure la fermeté contre les
difficultés provenant d'une longue durée.
2. La persévérance dont
parle le Philosophe ne modère pas des passions, mais consiste seulement en une
certaine fermeté de la raison et de la volonté. Mais la persévérance en tant
qu'on y voit une vertu, gouverne certaines passions : la crainte de la fatigue
ou de l'échec dus à la longue durée. Aussi cette vertu réside-t-elle dans
l'irascible, comme la force.
3. S. Augustin parle ici de la persévérance, non en tant qu'elle désigne un habitus vertueux, mais en tant qu'elle désigne l'acte de vertu continué jusqu'à la fin selon cette parole (Mt 24, 13) : " Parce qu'il a persévéré jusqu'à la fin, il sera sauvé. " C'est pourquoi il serait contraire à la raison de persévérance ainsi entendue qu'on la perde, parce qu'alors elle ne durerait pas jusqu'à la fin.
Objections
:
1. On n'en voit pas, car la
constance se rattache à la patience, on l'a dit plus haut. Mais la patience
diffère de la persévérance, donc la constance ne se rattache pas à la persévérance.
2. La vertu concerne le
bien difficile. Mais il ne semble pas difficile d'être constant dans les
petites affaires, comme dans les grandes oeuvres qui relèvent de la
magnificence. Donc la constance se rattache plus à la magnificence qu'à la
persévérance.
3. Si la constance se
rattachait à la persévérance, elle ne semblerait différer en rien de celle-ci,
parce que l'une et l'autre implique une certaine immobilité. Elles diffèrent
pourtant, car Macrobe distingue la constance de la fermeté, par laquelle on
entend la persévérance, comme on l'a dit. Donc la constance ne se rattache pas
à la persévérance.
Cependant, on dit que quelqu'un est constant parce qu'il " se tient à " quelque chose (cum - stat). Or rester attaché ainsi appartient à la persévérance telle que la définit Andronicus ? Donc la constance relève de la persévérance.
Conclusion
:
Sans doute la persévérance et la constance se rejoignent-elles par leur fin qui est, pour toutes deux, de persister fermement dans un certain bien. Mais elles diffèrent selon les causes qui rendent cette persistance difficile. Car la vertu de persévérance a pour rôle propre de faire persister fermement dans le bien contre la difficulté qui vient de la longue durée de l'acte ; tandis que la constance fait persister fermement dans le bien contre la difficulté qui provient d'obstacles extérieurs.
Solutions
:
1. Ces obstacles extérieurs
sont surtout ceux qui donnent de la tristesse. Et c'est à la patience que
ressortit la tristesse, nous l'avons dit,. C'est pourquoi, selon la fin, la
constance rejoint la persévérance, et selon les difficultés qu'elles
rencontrent, elle rejoint la patience. Or c'est la fin qui est la plus
importante, et c'est pourquoi la constance se rattache plus à la persévérance
qu'à la patience.
2. Il est plus difficile de
persévérer dans les grands ouvrages, mais dans les ouvrages petits et moyens il
y a une difficulté, non à cause de la grandeur de l'acte, que regarde la
magnificence, mais au moins à cause de sa longue durée, que regarde la persévérance.
Et c'est pourquoi la constance peut se rattacher à l'une et à l'autre.
3. Il est vrai que la constance se rattache à la persévérance, à cause de ce qu'elles ont de commun ; mais elle ne lui est pas identique à cause des différences que nous venons de dire.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car on
a dit qu'elle est une vertu. Mais la vertu, dit Cicéron agit à la manière de la
nature. L'inclination à la vertu suffit donc à elle seule pour produire la persévérance.
Celle-ci ne requiert donc pas un autre secours venu de la grâce.
2. Le don de la grâce du
Christ est plus grand que le dommage créé par Adam, comme le montre S. Paul (Rm
5,15). Mais avant le péché, l'homme avait été créé " avec tout ce qui lui
était nécessaire pour persévérer ", dit S. Augustin. Donc l'homme restauré
par la grâce du Christ peut bien plus encore persévérer sans le secours d'une
grâce nouvelle.
3. Les oeuvres du péché
sont parfois plus difficiles que les oeuvres de la vertu. C'est pourquoi la
Sagesse (5, 7) fait dire aux impies : " Nous avons marché par des routes
difficiles. " Mais certains persévèrent dans les oeuvres de péché sans le
secours d'autrui. Donc, même dans les oeuvres de vertu, on peut persévérer sans
le secours de la grâce.
Cependant, S. Augustin écrit : " Nous affirmons que la persévérance est un don de Dieu, elle qui fait persévérer dans le Christ jusqu'à la fin. "
Conclusion
:
On voit, d'après ce que nous avons dit, que " persévérance " s'entend en deux sens.
D'abord comme désignant l'habitus de la persévérance ; c'est alors une vertu. Et alors elle a besoin du don de la grâce habituelle, comme les autres vertus infuses. Mais aussi on peut l'entendre comme l'acte de la persévérance, qui dure jusqu'à la mort. Et en ce sens elle n'a pas besoin seulement de la grâce habituelle, mais encore du secours gratuit par lequel Dieu garde l'homme dans le bien jusqu'à la fin de sa vie, comme nous l'avons dit en traitant de la grâce. En effet, de soi, le libre arbitre est changeant, et ce défaut ne lui est pas enlevé par la grâce habituelle en cette vie. Il n'est pas au pouvoir du libre arbitre, même restauré par la grâce, de se fixer immuablement dans le bien, quoiqu'il soit en son pouvoir de faire ce choix ; en effet il arrive souvent que le choix soit en notre pouvoir, mais non l'exécution.
Solutions
:
1. La vertu de
persévérance, pour ce qui est d'elle, incline à persévérer. Mais parce que l'on
use de l'habitus quand on veut, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'ayant l'habitus
de la vertu on en usera immanquablement jusqu'à la mort.
2. Selon S. Augustin,
" ce qui a été donné au premier homme, ce n'est pas de persévérer, c'est
de pouvoir persévérer par son libre arbitre ", parce qu'il n'y avait alors
aucune corruption dans la nature humaine qui rendît la persévérance difficile.
" Mais maintenant, aux hommes prédestinés, ce qui est donné par la grâce
du Christ ce n'est pas seulement de pouvoir persévérer, mais de persévérer en
fait... Aussi le premier homme, sans subir aucune menace, usa de son libre
arbitre pour désobéir à Dieu malgré ses menaces, et il ne s'est pas maintenu
dans une telle félicité, alors qu'il lui était si facile de ne pas pécher.
Tandis que les prédestinés, dont le monde attaquait la fermeté, sont restés fermes
dans la foi. "
3. L'homme peut, par lui-même, tomber dans le péché, mais non s'en relever sans le secours de la grâce. Et c'est pourquoi, du fait qu'il tombe dans le péché, il se fait, autant qu'il dépend de lui, persévérant dans le péché, à moins que la grâce de Dieu ne le libère. Il a donc besoin pour cela du secours de la grâce.
1. La mollesse. - 2. L'entêtement.
Objections
:
1. Sur le texte (1 Co 6,9)
: " Ni adultères, ni efféminés (molles), ni sodomites... ", la
Glose interprète (molles) au sens de dépravés. Mais cela s'oppose à la
chasteté. Donc la mollesse n'est pas un vice opposé à la persévérance.
2. Selon le Philosophe
" la délicatesse est une espèce de mollesse ". Mais la délicatesse
semble se rattacher à l'intempérance. Donc la mollesse ne s'oppose pas à la
persévérance, mais à la tempérance.
3. Le Philosophe dit encore
que " le joueur est mou ". Mais l'amour immodéré du jeu s'oppose à
l'eutrapélie, la vertu concernant les plaisirs du jeu, selon Aristote.
Cependant, Aristote dit que l'homme mou s'oppose au persévérant.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut le mérite de la persévérance consiste en ce que l'on ne s'éloigne pas du bien, quoi qu'on ait à supporter longuement difficultés et labeurs. Ce qui s'y oppose directement, c'est que l'on renonce facilement au bien à cause des difficultés qu'on ne peut soutenir. Et cela se rattache à la mollesse, car on définit celle-ci comme cédant facilement à la pression. Mais on ne taxe pas de mollesse ce qui cède à un assaut violent, car même les murailles s'écroulent sous les coups du bélier. On ne taxera donc pas de mollesse celui qui cède à de très graves assauts. Aussi le Philosophe dit-il : " Si quelqu'un est vaincu par des plaisirs ou des tristesses hors du commun, ce n'est pas étonnant, mais pardonnable, s'il tente de résister. " Or il est évident que la crainte du danger frappe plus fortement que le désir de la jouissance. Et Cicéron écrit : " Il n'est pas normal que celui qui résiste à la crainte soit emporté par le désir, ni que celui qu'on a vu triompher de la souffrance soit vaincu par la volupté. " Quant à celle-ci, elle meut plus fortement par son attirance que la tristesse par la suppression de la volupté, parce que le manque de volupté est une simple déficience. Aussi le Philosophe définit exactement l'homme mou : celui qui s'éloigne du bien à cause des tristesses causées par l'absence de voluptés, parce qu'il cède à une très faible impulsion.
Solutions
:
1. Cette mollesse peut
avoir deux causes. D'abord l'habitude : lorsque l'on est accoutumé aux
voluptés, on peut plus difficilement en supporter l'absence. Ou bien la
mollesse vient d'une disposition naturelle : on a une âme inconstante par
fragilité de tempérament. Et de cette façon les femmes se situent par rapport
aux hommes, dit Aristote. C'est pourquoi ceux qui se laissent impressionner
comme des femmes sont appelés molles, au sens d'efféminés.
2. A la volupté physique
s'oppose la peine de l'effort ; et c'est pourquoi l'effort est si contraire à
la volupté. Or on appelle délicats ceux qui ne peuvent soutenir certains
efforts, ni ce qui diminue le plaisir. Comme on lit dans le Deutéronome (28,
56) : " La femme tendre et délicate, au point qu'elle ne peut poser à
terre la plante de son pied, par mollesse... " Et c'est pourquoi la
délicatesse est une sorte de mollesse. Mais la mollesse regarde plutôt le
manque de délectations, et la délicatesse la cause qui empêche celles-ci, comme
la peine de l'effort.
3. Dans le jeu il y a deux éléments à considérer. D'abord le plaisir, et c'est ainsi que le joueur immodéré s'oppose à l'eutrapélie. Ou bien on considère dans le jeu un délassement, un repos, qui s'oppose à l'effort. Et puisque être incapable d'un effort soutenu relève de la mollesse, il en est de même pour la recherche excessive, dans le jeu, du délassement ou du repos.
Objections
:
1. Il semble que non, car
S. Grégoire dit que l'entêtement naît de la vaine gloire. Or celle-ci ne
s'oppose pas à la persévérance, mais bien plutôt à la magnanimité, on l'a vu
plus haut.
2. S'il s'oppose à la
persévérance, ce sera ou par excès ou par défaut. Mais il ne s'oppose pas à
elle par excès, car même l'entêté cède devant le plaisir ou la tristesse, car,
selon le Philosophe, " il se réjouit quand il triomphe, et il s'attriste
si son avis a le dessous ". Et s'il s'oppose à elle par défaut,
l'entêtement sera identique à la mollesse, ce qui est évidemment faux. Donc
l'entêtement ne s'oppose d'aucune manière à la persévérance.
3. De même que le
persévérant demeure fidèle au bien malgré les tristesses, de même le continent
et le tempérant malgré les désirs, le fort malgré les craintes, et le doux
malgré les colères. Mais on appelle entêté celui qui persiste à l'excès dans sa
position. Donc l'entêtement ne s'oppose pas davantage à la persévérance qu'aux
autres vertus.
Cependant, Cicéron dit qu'il y a le même rapport entre l'entêtement et la persévérance qu'entre la superstition et la religion. Mais on a dit plus haut que la superstition s'oppose à la religion. Donc aussi l'entêtement à la persévérance.
Conclusion
:
Pour Isidore on appelle pertinax (entêté), quelqu'un qui est " absolument tenace " envers et contre tous. On le dit encore pervicax parce qu'il s'obstine dans son opinion jusqu'à la victoire. Et Aristote appelle ces gens-là " forts-dans-leur-opinion " ou encore " attachés-à-leur-propre-opinion " parce qu'ils s'y obstinent plus qu'il ne faut ; le mou, moins qu'il ne faut ; le persévérant, autant qu'il faut. Il est donc clair qu'on loue la persévérance, située au juste milieu ; on blâme l'entêté parce qu'il le dépasse, et le mou parce qu'il n'y atteint pas.
Solutions
:
1. Si quelqu'un s'obstine
exagérément dans son propre avis, c'est parce qu'il veut ainsi montrer sa
supériorité, et c'est pourquoi l'entêtement est causé par la vaine gloire. Or
nous avons dit plus haut que l'opposition des vices aux vertus ne se juge pas
selon leur cause, mais selon leur espèce propre.
2. L'entêté pèche par excès
en ce qu'il s'obstine de façon déréglée contre de nombreuses difficultés.
Cependant il y trouve finalement de la jouissance, comme l'homme fort et
l'homme persévérant. Mais parce que cette jouissance est vicieuse, comme trop
désirée et fuyant la tristesse contraire, l'entêté ressemble à l'intempérant et
au mou.
3. Les autres vertus tiennent bon contre l'assaut des passions ; cependant leur mérite propre n'est pas là, comme dans la persévérance. Le mérite de la continence consiste plutôt en sa victoire sur les plaisirs. C'est pourquoi l'entêtement s'oppose directement à la persévérance.
1. La force est-elle un don ? - 2. Qu'est-ce qui lui correspond dans les béatitudes et les fruits ?
Objections
:
1. Il apparaît que non. Car
les vertus diffèrent des dons. Or la force est une vertu. On ne doit donc pas
l'appeler un don.
2. Les actes des dons
demeurent dans la patrie, on l'a vu précédemment. Mais non l'acte de la force,
car, selon S. Grégoire " la force donne confiance à celui qui tremble
devant les adversités ", qui n'existeront pas dans la patrie.
3. Pour S. Augustin, il
appartient à la force "de nous séparer de toute jouissance mortelle
procurée par ce qui passe ". Mais les joies ou délectations sensibles
regardent la tempérance plus que la force. Il semble donc que la force ne soit
pas un don correspondant à la vertu du même nom.
Cependant, Isaïe (11, 2) énumère la force parmi les dons du Saint-Esprit.
Conclusion
:
La force implique une certaine fermeté d'âme, nous l'avons dit plus haut et cette fermeté d'âme est requise pour faire le bien comme pour résister au mal, et surtout dans les biens et les maux qui sont difficiles. Or l'homme, selon le mode qui lui est propre et connaturel, peut posséder cette fermeté pour ces deux objectifs : ne pas abandonner le bien à cause de la difficulté d'accomplir une oeuvre ardue ou de supporter un mal cruel, et ainsi la force se présente comme une vertu spéciale ou une vertu générale, nous l'avons dit.
Mais l'âme est entraînée plus haut par le Saint-Esprit, afin de pouvoir achever toute entreprise commencée et échapper à tout péril menaçant. Mais cela dépasse la nature humaine ; car parfois il n'est pas au pouvoir de l'homme d'atteindre à la fin de son ouvrage, ou d'échapper aux dangers qui parfois lui infligent la mort. Mais c'est le Saint-Esprit qui opère cela dans l'homme, lorsqu'il le conduit jusqu'à la vie éternelle, qui est la fin de toutes les oeuvres bonnes et fait échapper à tous les périls. Et le Saint-Esprit infuse dans l'âme à ce sujet une certaine confiance, excluant la crainte opposée. C'est à ce titre que la force est présentée comme un don du Saint-Esprit, car nous avons dit précédemment que les dons désignent une impulsion donnée à l'âme par l'Esprit Saint.
Solutions
:
1. La force qui est une
vertu soutient l'âme pour lui faire supporter tous les dangers, mais elle ne
suffit pas à donner la confiance d'échapper à tous : cela revient à la force
qui est un don du Saint-Esprit.
2. Les dons n'ont pas dans
la patrie les mêmes actes que dans notre vie de pèlerinage. Là, ils ont les actes
qui ont pour objet la jouissance plénière de la fin et qui permettent de jouir
d'une totale sécurité à l'abri des peines et des maux.
3. Le don de force se rattache à la vertu non seulement dans le fait de supporter les périls, mais aussi dans l'accomplissement de toute oeuvre ardue. Et c'est pourquoi il est guidé par le don de conseil qui fait choisir les biens les meilleurs.
Objections
:
1. Il semble que la quatrième béatitude : " Heureux ceux qui ont faim et soif de justice " ne corresponde pas au don de force.
En effet, ce n'est pas le don de
force qui correspond à la vertu de justice mais plutôt le don de piété. Mais
être affamé et assoiffé de justice se rattache à l'acte de justice. Donc cette
béatitude se rattache au don de piété plus qu'au don de force.
2. Faim et soif de justice
impliquent le désir du bien. Mais cela se rattache proprement à la charité, à
laquelle ne correspond pas le don de force mais plutôt le don de sagesse, nous
l'avons vu.
3. Les fruits découlent des
béatitudes, car la délectation appartient à la raison de béatitude, selon
Aristote. Mais dans les fruits on ne voit pas ce que l'on peut mettre en
rapport avec la force. Donc il n'y a pas non plus de béatitude qui y
corresponde.
Cependant, S. Augustin écrit " La force convient aux affamés, car ils peinent dans leur désir de trouver la joie dans les vrais biens, et de détourner leur amour des biens terrestres. "
Conclusion
:
Comme nous l'avons vu plus haut S. Augustin rattache les béatitudes aux dons selon l'ordre d'énumération, compte tenu d'une certaine convergence. C'est pourquoi il attribue la quatrième béatitude, celle de la faim et de la soif, au quatrième don, le don de force. Il y a bien là une certaine convergences. Car, comme nous l'avons dit la force s'applique à des tâches ardues. Or il est très ardu d'accomplir non seulement les oeuvres vertueuses qu'on appelle communément oeuvres de justice, mais encore de les faire avec un désir insatiable, symbolisé par la faim et la soif de justice.
Solutions
:
1. Comme dit S. Jean
Chrysostome, on peut prendre cette justice non seulement au sens particulier,
mais au sens universel, qui englobe toutes les oeuvres de vertu, selon
Aristote. Parmi elles, ce qui est ardu est visé par le don de force.
2. La charité est la racine
de tous les dons et de toutes les vertus, nous l'avons dit. C’est pourquoi tout
ce qui relève de la force peut aussi relever de la charité.
3. Parmi les fruits, on en nomme deux qui correspondent parfaitement au don de force : la patience qui concerne le support des maux, et la longanimité qui peut avoir pour objet la longue durée nécessaire pour attendre et réaliser le bien.
1. Ceux concernent la force elle-même. - 2. Ceux qui concernent ses parties.
Objections
:
1. Il apparaît que dans la
loi divine, ces préceptes sont mal présentés. En effet, la loi nouvelle est
plus parfaite que l'ancienne. Or, dans la loi ancienne, on trouve certains
préceptes concernant la force, comme dans le Deutéronome (20, 1). Donc dans la
loi nouvelle aussi on aurait dû donner des préceptes pour la force.
2. Les préceptes
affirmatifs ont plus de portée que les préceptes négatifs, parce que les
affirmatifs englobent les négatifs, et non l'inverse. Il est donc malheureux
que la loi divine ne contienne, sur la force, que des préceptes négatifs,
prohibant la crainte.
3. La force est une des
vertus principales, on l'a vu plus haut. Mais les préceptes sont ordonnés aux
vertus comme à leurs fins, aussi doivent-ils leur être proportionnés. Donc les
préceptes visant la force auraient dû figurer dans le décalogue, où sont les
principaux préceptes de la loi.
Cependant, le contraire apparaît dans l'enseignement de l’Écriture.
Conclusion
:
Les préceptes de la loi sont subordonnés à l'intention du législateur. Aussi, selon les diverses fins que vise le législateur, il faut établir les lois différemment. C'est ainsi que dans les affaires humaines les préceptes sont différents s'ils émanent de la démocratie, du roi ou du tyran. Or la fin de la loi divine, c'est que l'homme s'unisse à Dieu. Et c'est pourquoi les préceptes de la loi divine, qu'ils concernent la force ou les autres vertus, sont donnés selon qu'il convient pour ordonner l'âme à Dieu, d'où ces paroles du Deutéronome (20, 3) - " Ne les craignez pas, car le Seigneur votre Dieu est au milieu de vous, et combattra pour vous contre vos ennemis. " Au contraire, les lois humaines sont ordonnées à des biens terrestres, et c'est par rapport à eux qu'elles donnent des préceptes concernant la force.
Solutions
:
1. L'ancienne alliance
avait des promesses temporelles. La nouvelle en a qui sont spirituelles et
éternelles, dit S. Augustin Aussi était-il nécessaire que la loi ancienne
enseignât au peuple comment combattre, même physiquement, pour acquérir la
terre promise. Mais dans la nouvelle alliance, il fallait enseigner aux hommes
comment, par le combat spirituel, ils parviendraient à posséder la vie
éternelle, selon le texte (Mt 11, 12) : " Le Royaume des cieux souffre
violence, et ce sont les violents qui l'emportent. " Aussi Pierre les
avertit (1 P 5, 8) : " Votre adversaire, le diable, comme un lion
rugissant, rôde, cherchant qui dévorer. " Et S. Jacques (4, 7) : "
Résistez au diable, et il fuira loin de vous. " Cependant, parce que les
hommes qui tendent aux biens spirituels peuvent en être détournés par des
dangers corporels, il faudrait aussi donner dans la loi divine des préceptes de
force, pour supporter courageusement les maux temporels, selon cette parole (Mt
10, 28) : " Ne craignez pas ceux qui tuent le corps. "
2. Par ses préceptes, la
loi doit instruire tous les hommes. Mais ce qu'il faut faire dans le danger ne
peut pas se ramener à une règle commune, comme ce qu'il faut éviter. Et c'est
pourquoi les préceptes concernant la force sont donnés sous une forme négative
plus qu'affirmative.
3. Comme nous l'avons dit, les préceptes du décalogue sont mis dans la loi comme des principes premiers, qui doivent être connus d'emblée par tous. Et c'est pourquoi ils ont dû concerner au premier chef les actes de la justice où se manifeste à l'évidence la raison de dette, mais non les actes de la force parce qu'il ne paraît pas aussi évident que ne pas craindre les périls de mort soit une dette.
Objections
:
1. Il apparaît qu'ils sont
enseignés maladroitement dans la loi divine. En effet, comme la patience et la
persévérance, de même la magnificence et la magnanimité ou confiance font
partie de la force comme on l'a montré plus haut ; mais sur la patience on
trouve quelques préceptes dans la loi divine ; pareillement sur la
persévérance. Donc on aurait dû donner également des préceptes sur la
magnificence et la magnanimité.
2. La patience est une vertu
particulièrement nécessaire, puisqu'elle est pour S. Grégoire " la
gardienne des autres vertus ". Mais pour celles-ci on donne des préceptes
absolus. Il ne fallait donc pas donner pour la patience des préceptes qui
s'entendent seulement " de la préparation de l'âme ", selon S.
Augustin.
3. La patience et la
persévérance font partie de la force, on l'a dit. Mais sur la force on ne donne
que des préceptes négatifs, on vient de le voir. Donc ni sur la patience ni sur
la persévérance on ne devrait donner de préceptes affirmatifs, mais seulement
négatifs.
Cependant, le contraire apparaît dans l'enseignement de l’Écriture.
Conclusion
:
La loi divine instruit parfaitement l'homme de ce qui est nécessaire pour vivre bien. Or l'homme a besoin pour cela non seulement des vertus principales, mais aussi des vertus secondaires et annexes. C'est pourquoi, comme on donne dans la loi divine des préceptes adaptés sur les actes des vertus principales, on donne aussi des préceptes adaptés sur les actes des vertus secondaires et annexes.
Solutions
:
1. La magnificence et la
magnanimité se rattachent au genre de la force uniquement par une supériorité
de grandeur qui les concerne à propos de leur matière propre. Or, ce qui se
rattache à une supériorité tombe sous les conseils de perfection plus que sous
les préceptes nécessaires au salut. Et c'est pourquoi, au sujet de la
magnificence et de la magnanimité, il ne fallait pas donner des préceptes, mais
plutôt des conseils. Les afflictions et les labeurs de la vie présente se
rattachent à la patience et à la persévérance, non en raison de la grandeur
qu'on y découvre, mais en raison de leur nature. Et c'est pour cela qu'il a
fallu donner des préceptes sur la patience et sur la persévérance.
2. Comme nous l'avons dit
plus haut les préceptes affirmatifs, s'ils obligent toujours n'obligent pas à
tout moment, mais selon le lieu et le temps. C'est pourquoi, de même que les
préceptes affirmatifs donnés sur les autres vertus sont à recevoir quant à la
préparation de l'âme, en ce sens que l'homme doit être prêt à les accomplir
quand il le faudra, de même les préceptes concernant la patience.
3. La force, en tant qu'elle se distingue de la patience et de la persévérance, concerne les plus graves périls, dans lesquels il faut agir avec beaucoup de précautions, sans qu'il faille déterminer dans le détail ce qu'il faut faire. Mais la patience et la persévérance concernent les afflictions et les efforts plus légers. C'est pourquoi on peut y déterminer avec moins de danger ce qu'il faut faire, surtout dans les grandes lignes.
Nous devons étudier maintenant la tempérance. D'abord la nature de la tempérance (Q.170). En ce qui concerne la tempérance nous étudierons d’abord.
En ce qui concerne la tempérance nous étudierons d'abord la tempérance en elle-même (Question 141) ; ensuite les vices opposés (Question 142).
1. La tempérance est-elle une vertu ? -2. Est-elle une vertu spéciale ? -3. Concerne-t-elle seulement les désirs et les plaisirs ? - 4. Concerne-t-elle seulement les délectations du toucher ? - 5. Concerne-t-elle les délectations du goût en tant que tel, ou seulement en tant qu'il est un certain toucher ? - 6. Quelle est la règle de la tempérance ? - 7. Est-elle une vertu cardinale, c'est-à-dire principale ? - 8. Est-elle la plus importante des vertus ?
Objections
:
1. Il ne semble pas. Aucune
vertu en effet ne s'oppose au penchant de la nature, pour cette raison
qu'" il y a en nous une aptitude naturelle à la vertu ", selon
Aristote. Or la tempérance éloigne des plaisirs auxquels incline la nature.
Donc elle n'est pas une vertu.
2. Les vertus sont
connexes, on l'a vu antérieurement. Or il y a des gens qui possèdent la
tempérance et non d'autres vertus ; ainsi on en rencontre beaucoup qui sont
tempérants et qui en même temps sont avares ou lâches.
3. A toute vertu correspond
un don, on l'a montré plus haut. Or il semble qu'il n'y ait pas de don qui
corresponde à la tempérance : en effet tous les dons ont déjà été attribués
antérieurement aux autres vertus. La tempérance n'est donc pas une vertu.
Cependant, S. Augustin dit : " Ce que nous appelons tempérance est une vertu. "
Conclusion
:
On l'a dit le propre de la vertu est d'incliner l'homme au bien. Or le bien de l'homme est " d'être selon la raison ", dit Denys. C'est pourquoi la vertu humaine est celle qui incline à suivre la raison. C'est surtout le cas pour la tempérance car, son nom même l'indique, elle comporte une certaine modération, un " tempérament ", qui est un effet de la raison. C'est pourquoi la tempérance est une vertu.
Solutions
:
1. La nature incline vers
ce qui convient à chacun. C'est pourquoi l'homme désire naturellement la
jouissance qui lui convient. Mais l'homme, en tant que tel, est un être
raisonnable ; en conséquence, les jouissances qui conviennent à l'homme sont
celles qu'approuve la raison. La tempérance n'éloigne pas de celles-ci, elle
éloigne plutôt des jouissances contraires à la raison. Il est donc clair que la
tempérance ne contrarie pas le penchant de la nature humaine, mais s'accorde
avec lui. Elle contrarie cependant l'inclination de la nature bestiale qui
n'est pas soumise à la raison.
2. La tempérance, en tant
qu'elle répond parfaitement à la notion de vertu, n'existe pas sans la
prudence, absente chez les vicieux. C'est pourquoi ceux qui manquent des autres
vertus parce qu'ils sont soumis aux vices qui leur sont contraires, n'ont pas
non plus la tempérance. Mais ils en font les actes soit par certaine
disposition naturelle, dans la mesure où certaines vertus imparfaites sont
naturelles aux hommes, nous l'avons dit ou bien par une disposition acquise par
l'habitude ; mais ces dispositions, sans la prudence, n'ont pas la perfection
de la raison, on l'a dit précédemment.
3. A la tempérance correspond aussi un don, le don de crainte, qui donne la maîtrise des délectations charnelles, selon le Psaume (119, 120) : " Transperce ma chair de ta crainte. " Le don de crainte regarde principalement Dieu, que l'on évite d'offenser ; en cela il correspond à la vertu d'espérance, nous l'avons dit. Mais il peut, à titre secondaire, regarder tout ce qu'il faut fuir pour éviter d'offenser Dieu. Or l'homme a surtout besoin de la crainte de Dieu pour fuir ce qui l'attire le plus fortement, ce que concerne la tempérance. C'est pourquoi à la tempérance aussi correspond le don de crainte.
Objections
:
1. Il semble que non. S.
Augustin dit en effet qu'" il appartient à la tempérance de se garder pour
Dieu intègre et irréprochable ". Mais cela convient à toute vertu. La tempérance
est donc une vertu générale.
2. S. Ambroise dit que,
" dans la tempérance, c'est surtout la sérénité de l'âme qui est
considérée et recherchée ". Or cela est vrai pour toute vertu.
3. Si l'on en croit
Cicéron, " le beau est inséparable de l'honnête... et toutes les choses
justes sont belles ". Or c'est précisément le beau que l'on considère dans
la tempérance. Elle n'est donc pas une vertu spéciale.
Cependant, Aristote lui donne la place d'une vertu spéciale.
Conclusion
:
C'est une coutume dans le langage humain de restreindre certains noms communs à la désignation de ce qui est principal dans l'ensemble qu'ils recouvrent ; ainsi, par antonomase, le mot " Ville " est pris pour Rome. De même le mot " tempérance " peut avoir deux sens. En premier lieu il peut avoir une signification commune. Dans ce cas, la tempérance n'est pas une vertu particulière, mais une vertu générale, car le mot tempérance signifie alors un certain " tempérament ", c'est-à-dire une mesure que la raison impose aux actions et aux passions humaines ; ce qui est commun à toute vertu morale. La raison de tempérance diffère cependant de la raison de force, même si l'on considère ces deux vertus comme des vertus communes. La tempérance écarte en effet ce qui allèche l'appétit à l'encontre de la raison, tandis que la force pousse à rester inébranlable à l'égard de ce qui conduit l'homme à fuir le bien de la raison, ou à le combattre.
Mais si on considère la tempérance par antonomase, en ce qu'elle met un frein à la convoitise de ce qui attire l'homme le plus fortement, elle est alors une vertu spéciale, puisqu'elle a une matière spéciale comme la force.
Solutions
:
1. L'appétit de l'homme est
surtout corrompu par ce qui l'attire à s'écarter de la règle de la raison et de
la loi divine. C'est pourquoi, de même que le mot tempérance s'entend de deux
façons, d'une façon générale et d'une façon éminente, de même aussi
l'intégrité, que S. Augustin attribue à la tempérance.
2. Ce que concerne la
tempérance est capable de troubler l'âme au plus haut point, car c'est
essentiel à l'homme, comme nous le verrons plus loin. C'est pourquoi la
sérénité de l'âme est par excellence attribuée à la tempérance, bien qu'elle
convienne communément à toutes les vertus.
3. Quoique la beauté convienne à toute vertu, elle est cependant attribuée éminemment à la tempérance, pour deux motifs. D'abord selon la raison commune de tempérance, à laquelle appartient une certaine proportion dans la mesure et la convenance, en quoi consiste la raison de beauté, selon Denys. Ensuite, parce que les biens dont détourne la tempérance sont les plus inférieurs chez l'homme et lui conviennent selon la nature bestiale, comme on le dira plus loin. Aussi est-ce surtout à cause d'eux que l'homme a tendance à s'avilir. En conséquence la beauté est surtout attribuée à la tempérance, qui a pour effet primordial d'écarter l'avilissement de l'homme.
Pour la même raison, l'" honnête " convient au maximum à la tempérance. En effet, selon Isidore : " Est honnête ce qui ne comporte rien de honteux ; en effet l'honorabilité est comme une situation d'honneur. " C'est cela que l'on considère avant tout dans la tempérance, qui repousse les vices les plus déshonorants, comme on le dira plus loin.
Objections
:
1. Il semble qu'il n'en
soit pas ainsi. Cicéron dit en effet que " la tempérance est une
domination ferme et mesurée de la raison sur le désir sensuel et les autres
mouvements désordonnés de l'âme ". Mais par mouvements de l'âme on désigne
toutes les passions. La tempérance ne semble donc pas se limiter aux désirs et
aux plaisirs.
2. " La vertu regarde
ce qui est difficile et bon ", selon Aristote. Or, il semble plus
difficile de modérer la crainte, surtout en face des périls de mort, que de
modérer les convoitises et les jouissances, que les souffrances et les périls
de mort font mépriser, selon S. Augustin ; il semble donc que la vertu de
tempérance ne concerne pas principalement les désirs et les plaisirs.
3. A la tempérance
appartient " la grâce de la modération ", dit S. Ambroise. Et, pour
Cicéron, la tempérance apporte " tout apaisement des troubles de l'âme, et
la mesure des choses ". Or, il faut trouver la mesure non seulement dans
les désirs et les jouissances, mais aussi dans les actions et autres choses
extérieures. La tempérance ne concerne donc pas seulement les désirs et les
plaisirs.
Cependant, Isidore déclare que la tempérance " refrène le désir sensuel et la convoitise ".
Conclusion
:
Il appartient à la vertu morale, nous l'avons dit, de conserver le bien de la raison contre les passions qui s'opposent à la raison. Or le mouvement des passions de l'âme est double, nous l'avons dit en traitant des passions : un mouvement selon lequel l'appétit sensitif poursuit les biens sensibles et corporels, et un autre mouvement selon lequel il fuit les maux sensibles et corporels. Or, le premier mouvement de l'appétit sensitif s'oppose à la raison surtout par manque de mesure, car les biens sensibles et corporels, si on les considère selon leur nature, ne s'opposent pas à la raison mais la servent plutôt, comme des instruments dont la raison se sert pour parvenir à sa fin propre. Mais ils s'opposent à elle surtout en tant que l'appétit sensitif ne se porte pas vers eux selon la mesure de la raison. C'est pourquoi il appartient en propre à la vertu morale de modérer les passions de ce genre qui impliquent la poursuite du bien.
Le mouvement de l'appétit sensitif qui fuit les maux sensibles est, lui, principalement contraire à la raison, non pas tellement par son manque de mesure, mais à cause surtout de son effet ; car celui qui fuit les maux sensibles et corporels qui accompagnent parfois le bien de la raison, s'écarte par voie de conséquence du bien même de la raison. Et c'est pourquoi il appartient à la vertu morale de fortifier dans le bien de la raison.
La vertu de force, dont le rôle est de donner la fermeté, concerne principalement la passion qui porte à fuir les maux corporels, c'est-à-dire la crainte ; et par voie de conséquence elle concerne l'audace qui, dans l'espoir d'un bien, affronte des dangers redoutables. De même la tempérance, qui implique une certaine modération, concerne principalement les passions qui tendent aux biens sensibles, c'est-à-dire la convoitise et les délectations ; et par voie de conséquence elle concerne aussi les tristesses qui proviennent de l'absence de telles délectations. En effet, de même que l'audace présuppose des dangers redoutables, de même une telle tristesse provient de l'absence de telles délectations.
Solutions
:
1. Comme nous l'avons dit
en traitant des passions celles qui se rapportent à la fuite du mal
présupposent celles qui se rapportent à la poursuite du bien, et les passions
de l'irascible présupposent les passions du concupiscible. Ainsi donc, alors
que la tempérance modère directement les passions du concupiscible tendant vers
un bien, par voie de conséquence elle modère toutes les autres passions, dans
la mesure où la modération de ces dernières fait suite à la modération des
premières. En effet, celui qui ne désire pas de façon immodérée espère en
conséquence avec modération, et s'attriste modérément de l'absence des biens
désirables.
2. La convoitise implique
un certain élan de l'appétit vers le délectable, élan qui a besoin de la
retenue attribuée à la tempérance. Mais la crainte implique un recul de l'âme
devant certains maux, contre lequel l'homme a besoin d'un affermissement de
l'âme que procure la force. Voilà pourquoi la tempérance concerne les convoitises,
et la force les craintes.
3. Les actes extérieurs procèdent des passions intérieures de l'âme. C'est pourquoi leur modération dépend de la modération des passions intérieures.
Objections
:
1. Non, pas seulement,
semble-t-il. S. Augustin dit que " le rôle de la tempérance est de
réprimer et de calmer les convoitises qui nous font désirer avidement ce qui
nous détourne des lois de Dieu et des biens que nous procure sa bonté ".
Et peu après il ajoute que " le rôle de la tempérance est de mépriser les
séductions sensibles et la louange populaire ". Or il n'y a pas que les
convoitises des plaisirs du toucher qui nous détournent des lois de Dieu, mais
aussi les convoitises des plaisirs que nous procurent les autres sens et qui
appartiennent également aux séductions corporelles ; et de même le désir des
richesses, ou encore de la gloire mondaine. Aussi S. Paul a-t-il pu dire (1 Tm
6, 10) que " l'amour de l'argent est la racine de tous les maux ". La
tempérance ne concerne donc pas seulement les convoitises des plaisirs du
toucher.
2. Aristote dit que "
celui qui n'est digne que de petites choses et qui se juge tel, est tempérant,
et non magnanime ". Or, les honneurs petits ou grands dont il est question
ici ne sont pas agréables au toucher, mais à l'âme qui les perçoit.
3. Les choses qui sont d'un
seul genre semblent avoir la même raison d'appartenir à la matière d'une vertu.
Or tous les plaisirs des sens semblent d'un seul et même genre. Ils
appartiennent donc d'égale façon à la matière de la tempérance.
4. Les jouissances de
l'esprit sont plus grandes que celles du corps, nous l'avons vu en parlant des
passions. Or quelquefois, par convoitise des plaisirs de l'esprit, des hommes
s'écartent des lois de Dieu et perdent la vertu, ainsi par curiosité pour la
science. Aussi le démon a-t-il promis la science au premier homme (Gn 3, 5) :
" Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. " La
tempérance ne concerne donc pas seulement les plaisirs du toucher.
5. Si les plaisirs du
toucher étaient la matière propre de la tempérance, il faudrait alors que la
tempérance concerne tous les plaisirs du toucher. Or elle ne les concerne pas
tous : elle ne concerne pas, par exemple, les plaisirs que l'on éprouve dans
les jeux.
Cependant, Aristote affirme que la tempérance a pour domaine propre les convoitises et les plaisirs du toucher.
Conclusion
:
Nous l'avons dit dans l'Article précédent, la tempérance concerne les désirs et les plaisirs, comme la force concerne les frayeurs et les audaces. Mais la force concerne les frayeurs et les audaces à l'égard des maux les plus grands, qui détruisent la nature elle-même : les périls de mort. Aussi faut-il pareillement que la tempérance concerne les convoitises des plaisirs les plus grands. Et comme le plaisir accompagne l'acte qui s'accorde sur la nature, les plaisirs sont d'autant plus intenses que les actes qu'ils accompagnent sont plus naturels. Or, ce qui est par-dessus tout naturel aux êtres vivants, ce sont les actes par lesquels se conserve la nature de l'individu : le manger et le boire, et la nature de l'espèce : l'union de l'homme et de la femme. Voilà pourquoi ce sont les plaisirs de la nourriture et de la boisson et les plaisirs sexuels qui sont proprement l'objet de la tempérance. Or les plaisirs de ce genre sont produits par le sens du toucher. On en conclut donc que la tempérance concerne les plaisirs du toucher.
Solutions
:
1. S. Augustin semble
comprendre ici la tempérance non comme une vertu spéciale ayant une matière
déterminée, mais comme une vertu apportant la mesure de raison en n'importe
quelle matière, ce qui est la condition générale de la vertu. - Cependant on
peut dire aussi que celui qui est capable de refréner les plus grandes
jouissances peut encore davantage refréner les plaisirs moins grands. C'est
pourquoi il appartient premièrement et proprement à la tempérance de modérer
les convoitises des plaisirs du toucher et secondairement les autres
convoitises.
2. Aristote applique ici le
nom de tempérance à la modération des choses extérieures, lorsqu'on aspire à ce
qui est à notre mesure ; mais non selon qu'il se réfère à la modération des
affections de l'âme, qui est l'objet de la vertu de tempérance.
3. Les plaisirs des sens
autres que le toucher se manifestent différemment chez les hommes et chez les
autres animaux. Chez ces derniers, en effet, les sens ne procurent de
jouissance qu'en référence à ce qui se rapporte au sens du toucher ; ainsi le
lion a du plaisir à voir le cerf ou à entendre sa voix, mais en référence à la
nourriture. Chez l'homme, au contraire, les autres sens que le toucher
procurent des plaisirs non seulement en référence à celui-ci, mais aussi à
cause de la convenance des sensations qu'ils donnent eux-mêmes. Ainsi les
plaisirs des autres sens, en tant qu'ils se réfèrent aux plaisirs du toucher,
sont du ressort de la tempérance non pas à titre principal, mais seulement par
voie de conséquence. Et en tant que les impressions de ces autres sens sont
agréables à cause de leur propre convenance, par exemple lorsque l'homme se
réjouit à l'audition d'un son harmonieux, ce plaisir ne se rapporte pas alors à
la conservation de la nature. Dès lors les passions de ce genre n'ont pas ce
caractère premier qui permettrait de parler, à leur propos, de tempérance par
antonomase.
4. Les plaisirs de l'esprit, même s'ils sont plus grands, selon leur nature, que les plaisirs du corps, ne sont cependant pas autant perçus par les sens. Et par conséquent ils n'affectent pas aussi violemment l'appétit sensible, contre l'assaut duquel la vertu morale a pour rôle de défendre le bien de la raison.
On peut dire encore que les
plaisirs de l'esprit, à proprement parler, sont conformes à la raison. C'est
pourquoi ils ne sont pas à refréner, sauf pour une raison accidentelle quand
par exemple un plaisir détourne d'un autre plus important et plus légitime.
5. Les plaisirs du toucher ne se rapportent pas tous à la conservation de la nature. C'est pourquoi il ne faut pas qu'ils soient tous du ressort de la tempérance.
Objections
:
1. Il semble que oui. Les plaisirs du goût se trouvent en effet dans la
nourriture et la boisson, qui sont plus nécessaires à la vie de l'homme que les
plaisirs sexuels, qui relèvent du toucher. Or, selon l'Article précédent, la
tempérance concerne les plaisirs procurés par les choses qui sont nécessaires à
la vie de l'homme. Donc la tempérance concerne davantage les plaisirs propres
au goût que les plaisirs propres au toucher.
2. La tempérance concerne
les passions plus que les choses elles-mêmes. Mais, dit Aristote " le
toucher semble bien être le sens des aliments ", considérés dans leur
substance même d'aliment. Au contraire, la saveur, qui est proprement l'objet
du goût, " est comme le charme des aliments ". La tempérance regarde
donc davantage le goût que le toucher.
3. Selon Aristote, "
c'est à propos des mêmes choses qu'on parle de tempérance et d'intempérance, de
continence et d'incontinence, de constance et de mollesse " : à quoi se
rattachent les plaisirs raffinés. Or c'est aux plaisirs raffinés qu'appartient
le plaisir donné par les saveurs qui relèvent du goût. La tempérance a donc
trait aux plaisirs propres au goût.
Cependant, Aristote dit que la tempérance et l'intempérance " semblent n'avoir affaire avec le goût que peu ou pas du tout ".
Conclusion
:
Comme nous l'avons vu dans l'Article précédent, la tempérance concerne les grands plaisirs qui ont trait surtout à la conservation de la vie humaine, quant à l'espèce ou quant à l'individu. Dans ces plaisirs on peut considérer un élément principal et un élément secondaire. L'élément principal est assurément l'usage même des choses nécessaires : par exemple l'usage de la femme, qui est nécessaire à la conservation de l'espèce ou l'usage de la nourriture ou de la boisson, qui sont nécessaires à la conservation de l'individu. Et l'usage même de ces réalités nécessaires comporte une certaine jouissance essentielle qui leur est adjointe. L'élément secondaire, dans ces deux usages, est ce qui rend cet usage plus agréable : comme la beauté et la parure de la femme, et la saveur agréable de la nourriture et aussi son odeur.
C'est pourquoi la tempérance concerne à titre premier le plaisir du toucher, qui suit essentiellement l'usage même de la chose nécessaire, usage qui se fait toujours par le contact. Mais en ce qui concerne les plaisirs du goût, de l'odorat ou de la vue, la tempérance et l'intempérance ne les concernent que secondairement, en tant que les impressions de ces sens contribuent à l'usage délectable des choses nécessaires qui ressortissent au toucher. Cependant, comme le goût est plus voisin du toucher que les autres sens, la tempérance concerne le goût plus que les autres sens, pour cette raison.
Solutions
:
1. L'usage même de la
nourriture et le plaisir qui en est la conséquence essentielle, appartiennent
également au toucher. C'est pourquoi Aristote dit que " le toucher est le
sens de l'aliment ; nous nous alimentons en effet de chaud et de froid,
d'humide et de sec ". Mais au goût appartient le discernement des saveurs,
qui contribuent au plaisir de la nourriture, en tant qu'elles sont le signe que
la nourriture nous convient.
2. Le plaisir de la saveur
est comme de surcroît, tandis que le plaisir du toucher fait suite
essentiellement à l'usage de la nourriture et de la boisson.
3. Les plaisirs raffinés consistent premièrement dans la substance même de l'aliment, mais secondairement dans la saveur exquise et la préparation des nourritures.
Objections
:
1. Il ne semble pas que la
règle de la tempérance doive tenir compte des nécessités de la vie présente. En
effet, ce qui est supérieur ne prend pas sa règle dans ce qui est inférieur. Or
la tempérance, puisqu'elle est une vertu de l'âme, est supérieure aux
nécessités du corps. La règle de la tempérance ne doit donc pas être prise
selon les nécessités du corps.
2. Celui qui dépasse la
règle commet un péché. Donc, si les nécessités corporelles étaient la règle de
la tempérance, celui qui jouirait d'un plaisir dépassant les nécessités de la
nature, qui se contente de très peu, pécherait contre la tempérance. Ce qui
semble inadmissible.
3. Personne ne pèche en
suivant la règle. Donc, si les nécessités corporelles étaient une règle pour la
tempérance, celui qui jouirait d'un plaisir pour une nécessité corporelle, par
exemple pour sa santé, serait exempt de péché. Or cela semble faux. Les
nécessités du corps ne sont donc pas la règle de la tempérance.
Cependant, S. Augustin déclare " L'homme tempérant dans les choses de cette vie trouve sa règle confirmée par les deux Testaments : il n'en aime aucune, il ne pense pas devoir les désirer pour elles-mêmes, mais il s'en sert autant qu'il faut pour les nécessités de cette vie et de ses tâches, avec la modération de l'usager, et non avec la passion de l'amant. "
Conclusion
:
Le bien de la vertu morale, nous l'avons dit, consiste principalement dans l'ordre de la raison ; en effet, le bien de l'homme est d'être selon la raison, dit Denys. Or l'ordre principal de la raison consiste à ordonner les choses à leur fin, et c'est dans cet ordre que consiste avant tout le bien de la raison. En effet, le bien a raison de fin, et la fin elle-même est la règle de ce qui est ordonné à la fin. Or toutes les choses délectables qui se présentent à l'usage de l'homme sont ordonnées aux nécessités de cette vie comme à leur fin. Et c'est pourquoi la tempérance prend les nécessités de cette vie comme règle des choses délectables dont elle se sert ; c'est-à-dire qu'elle en use pour autant que les nécessités de cette vie le requièrent.
Solutions
:
1. Les nécessités de cette
vie, on vient de le dire, ont raison de règle en tant qu'elles sont des fins.
Mais il faut remarquer que, parfois, autre est la fin de celui qui agit, et
autre la fin de l'oeuvre ; ainsi il apparaît que la fin de la construction est
la maison, mais que la fin du constructeur est parfois le désir de s'enrichir.
Ainsi donc la tempérance elle-même a pour fin et pour règle la béatitude, mais
les choses dont la tempérance fait usage ont pour fin et pour règle les
nécessités de la vie humaine, au-dessous desquelles se place ce qui est au
service de la vie.
2. Les nécessités de la vie humaine peuvent s'entendre de deux façons. D'une première façon, le nécessaire signifie n " ce sans quoi un être ne peut aucunement exister " ; c'est ainsi que la nourriture est nécessaire à l'être animal. D'une autre façon, le nécessaire signifie " ce sans quoi une chose ne saurait être de la manière qui lui convient ". Or la tempérance prend en considération non seulement la première nécessité mais aussi la seconde. C'est pourquoi Aristote dit que " le tempérant désire les plaisirs en vue de sa santé, et en vue de son bien-être ".
Quant aux choses qui ne sont pas
nécessaires elles peuvent se présenter de deux façons. Certaines, en effet,
sont des empêchements à la santé ou au bien-être. En aucune manière le
tempérant ne les utilise : car ce serait un péché contre la tempérance. Mais il
en est d'autres qui ne sont pas des empêchements. Le tempérant en use avec
mesure, suivant le lieu et le temps et suivant ce qui convient à son milieu.
C'est pourquoi, là encore, Aristote dit que le tempérant désire aussi d'autres
plaisirs qui ne sont pas nécessaires à la santé ou au bien-être, " pourvu
qu'ils ne leur soient pas contraires ".
3. On vient de le dire, la tempérance considère la nécessité dans son rapport de convenance à la vie. Mais il y a lieu de tenir compte non seulement de ce qui convient au corps, mais aussi de ce qui convient en fait de réalités extérieures, telles que richesses, fonctions et davantage encore de ce qui convient à l'honorabilité. C'est pourquoi Aristote, ajoute ici même que, dans les plaisirs dont il use, le tempérant " veille non seulement à ce qu'ils ne fassent pas obstacle à la santé et au bon état physique, mais encore à ce qu'ils ne soient pas en désaccord avec le bien ", c'est-à-dire avec l'honorabilité " et à ce qu'ils ne dépassent pas non plus les moyens, c'est-à-dire les possibilités de la fortune ". S. Augustin, lui, dit que le tempérant ne regarde pas seulement " la nécessité de cette vie, mais aussi la nécessité des fonctions sociales ".
Objections
:
1. Il semble bien que non.
En effet, le bien de la vertu morale dépend de la raison. Or la tempérance
concerne ce qui est le plus éloigné de la raison : les plaisirs qui nous sont
communs avec les animaux, dit Aristote. Elle ne semble donc pas être une vertu
principale.
2. Une chose paraît
d'autant plus difficile à refréner qu'elle est plus impétueuse. Or la colère,
que refrène la douceur, semble plus impétueuse que la concupiscence, que
refrène la tempérance. On peut lire dans le livre des Proverbes (27, 4) :
" La colère n'a pas de miséricorde, ni la fureur qui éclate ; et qui
pourra contenir l'assaut d'un esprit emporté ? " La douceur est donc une
vertu plus primordiale que la tempérance.
3. L'espoir est un
mouvement de l'âme supérieur au désir ou convoitise, on l'a vu '. Or l'humilité
refrène le caractère présomptueux d'un espoir démesuré. L'humilité semble être
donc une vertu plus primordiale que la tempérance, qui refrène la convoitise.
Cependant, S. Grégoire place la tempérance parmi les vertus cardinales.
Conclusion
:
Une vertu principale ou cardinale, nous l'avons dit antérieurement, est celle qui possède de façon éminente un des caractères communément requis à la raison de vertu. Or la modération, qui est requise en toute vertu, est particulièrement digne d'éloge quand elle se manifeste dans les plaisirs du toucher que concerne la tempérance. Et cela parce que ces plaisirs nous sont plus naturels et qu'il est donc plus difficile de s'en abstenir ou d'en refréner la convoitise ; et aussi parce que leurs objets sont plus nécessaires à la vie présente, nous l'avons montré plus haut. Voilà pourquoi l'on range la tempérance parmi les vertus principales ou cardinales.
Solutions
:
1. La force d'une cause se
manifeste d'autant plus qu'elle peut étendre son action à ce qui est plus
éloigné. C'est pourquoi la force de la raison se montre plus grande par cela
même qu'elle peut ainsi modérer les convoitises et les plaisirs les plus
éloignés. C'est à cela que tient la primauté de la tempérance.
2. Un mouvement de colère a
pour cause quelque chose d'accidentel, par exemple une blessure douloureuse.
C'est pourquoi il passe vite, quoique son impétuosité soit grande. Au
contraire, le mouvement de convoitise des plaisirs du toucher procède d'une
cause naturelle ; aussi est-il plus durable et plus répandu. Et c'est pourquoi
il appartient à une vertu plus capitale de le refréner.
3. Ce qu'on espère est plus noble que ce que l'on convoite ; à cause de cela l'espoir est une passion principale placée dans l'irascible. Mais les biens qui provoquent la convoitise et le plaisir du toucher émeuvent l'appétit de façon plus violente, parce qu'ils sont plus naturels. C'est pourquoi la tempérance, qui les modère, est une vertu principale.
Objections
:
1. Il semble qu'il en soit
ainsi. S. Ambroise dit en effet : " C'est la tempérance qui regarde et
recherche le plus le souci de l'honneur et la considération de la bienséance.
" Or une vertu est digne d'éloges quand elle est honorable et décente. La
tempérance est donc la plus grande des vertus.
2. Il revient à une plus
grande vertu de faire ce qui est plus difficile. Or il est plus difficile de
refréner les convoitises et les plaisirs du toucher que de rectifier les
actions extérieures : cela revient à la tempérance, ceci à la justice. La
tempérance est donc une vertu plus grande que la justice.
3. Une chose paraît
d'autant plus nécessaire et meilleure qu'elle est d'un usage plus fréquent. Or
la force a trait aux périls de mort, qui se présentent plus rarement que les
plaisirs du toucher, lesquels se présentent tous les jours. Aussi l'usage de la
tempérance est-il plus fréquent que celui de la force. C'est pourquoi la
tempérance est une vertu plus noble que la force.
Cependant, Aristote dit : " Les vertus les plus grandes sont celles qui sont les plus utiles aux autres ; c'est pourquoi nous honorons surtout les hommes forts et les hommes justes. "
Conclusion
:
Selon Aristote " le bien de la multitude est plus divin que le bien de l'individu ". C'est pourquoi une vertu est d'autant meilleure qu'elle contribue davantage au bien de la multitude. Or la justice et la force contribuent davantage au bien de la multitude que la tempérance ; car la justice règle les relations avec autrui ; la force affronte les périls des combats en vue du salut public, tandis que la tempérance modère seulement les convoitises et les plaisirs individuels. Il est donc clair que la justice et la force sont des vertus plus éminentes que la tempérance. Et la prudence et les vertus théologales sont encore plus importantes.
Solutions
:
1. L'honneur et la
bienséance sont surtout attribués à la tempérance non pas à cause de
l'excellence de son bien propre, mais à cause de la grossièreté du mal
contraire, dont elle préserve en réglant les jouissances qui nous sont communes
avec les bêtes.
2. La vertu concerne "
ce qui est difficile et bon ", mais on apprécie la dignité d'une vertu
davantage au point de vue de la bonté, où la justice l'emporte, qu'au point de
vue de la difficulté, où c'est la tempérance qui l'emporte.
3. La valeur communautaire qui rattache une vertu à la multitude des hommes lui confère une bonté plus éminente que son emploi fréquent ; cela donne la supériorité à la force, ceci à la tempérance. Aussi, de façon absolue, la force est plus importante, bien que, d'un certain point de vue, on puisse dire la tempérance plus importante que la force et même que la justice.
1. L'insensibilité est-elle un péché ? - 2. L'intempérance est-elle un péché puéril ? - 3. Comparaison entre intempérance et lâcheté. - 4. Le péché d'intempérance est-il le plus déshonorant ?
Objections
:
1. Il ne semble pas. On
appelle en effet insensibles ceux qui s'abstiennent des plaisirs du toucher.
Mais s'abstenir tout à fait en ce domaine semble louable et vertueux, comme
cela ressort du livre de Daniel (10, 2-3) : " En ces temps-là, moi,
Daniel, je faisais une pénitence de trois semaines ; je ne mangeais point de
nourriture désirable : viande ni vin n'approchaient de ma bouche, et je ne me
parfumais pas. " L'insensibilité n'est donc pas un péché.
2. Le bien de l'homme est
de se conformer à la raison, selon Denys. Mais s'abstenir de tout plaisir du
toucher fait grandement avancer l'homme dans le bien de la raison. Daniel dit
en effet (1, 17) qu'aux jeunes gens qui ne mangeaient que des légumes "
Dieu donna science et intelligence en matière de lettres et en sagesse ".
L'insensibilité qui repousse tous les plaisirs du toucher n'est donc pas
vicieuse.
3. Ce qui écarte le plus du
péché ne semble pas vicieux. Or le meilleur remède pour s'abstenir du péché est
de fuir les jouissances, ce qui est une marque d'insensibilité. Aristote dit en
effet " qu'en renonçant au plaisir, nous pécherons moins ".
L'insensibilité n'est donc pas quelque chose de vicieux.
Cependant, il n'y a que le vice pour s'opposer à la vertu. Or l'insensibilité s'oppose à la vertu de tempérance, fait remarquer Aristote.
Conclusion
:
Tout ce qui contrarie l'ordre naturel est vicieux. Or la nature a joint le plaisir aux activités nécessaires à la vie de l'homme. C'est pourquoi l'ordre naturel requiert que l'homme se serve des plaisirs de ce genre dans la mesure où c'est nécessaire à son salut, soit pour la conservation de l'individu, soit pour la conservation de l'espèce. Donc, si quelqu'un fuyait la jouissance au point de négliger ce qui est nécessaire à la conservation de la nature, il commettrait un péché, car se serait s'opposer à l'ordre naturel. C'est en cela que consiste le vice d'insensibilité.
Il faut savoir cependant qu'il est parfois louable ou même nécessaire de s'abstenir, en vue d'une certaine fin, des jouissances qui font suite aux actes de ce genre. Ainsi, en vue de la santé du corps, certains s'abstiennent des plaisirs que procurent la nourriture, la boisson et les relations sexuelles. De même en vue de la bonne exécution d'une tâche : ainsi est-il nécessaire aux athlètes et aux soldats de s'abstenir de beaucoup de plaisirs, afin d'accomplir leur tâche propre. De même encore les pénitents, pour retrouver la santé de l'âme, font abstinence de choses délectables, comme s'ils suivaient un régime. Et les hommes qui veulent s'adonner à la contemplation et aux choses divines doivent s'abstenir davantage des désirs charnels. Mais rien de ce que l'on vient de dire n'appartient au vice d'insensibilité, car tout cela est conforme à la droite raison.
Solutions
:
1. Daniel pratiquait cette
abstinence des plaisirs, non parce qu'il méprisait les plaisirs comme mauvais
en eux-mêmes, mais pour une fin louable, afin de se disposer à une plus haute
contemplation en se privant des plaisirs corporels. C'est pourquoi le texte
ajoute aussitôt qu'une révélation lui fut faite.
2. L'homme ne peut se
servir de la raison sans les puissances sensibles, qui ont besoin d'un organe
corporel, comme on l'a vu dans la première Partie ; il est donc nécessaire que
l'homme sustente son corps pour pouvoir user de sa raison. Or la réfection du
corps se fait par des actes qui procurent du plaisir. Le bien de la raison ne
peut donc exister dans l'homme s'il s'abstient de tout plaisir. Cependant, comme
l'homme pour faire un acte de raison a plus ou moins besoin de la puissance
corporelle, il lui sera plus ou moins nécessaire d'employer des plaisirs
corporels. C'est pourquoi ceux qui ont assumé la charge de s'adonner à la
contemplation et de transmettre aux autres le bien spirituel comme par une
espèce de propagation spirituelle, s'abstiennent de beaucoup de plaisirs, et en
cela ils sont dignes de louange. Au contraire, ceux à qui il appartient, en
raison de leur office, de se livrer aux oeuvres corporelles et à la génération
charnelle, ne mériteraient pas, la louange en s'en abstenant.
3. Il faut fuir le plaisir pour éviter le péché, non totalement, mais de sorte qu'il ne soit pas recherché au-delà de ce que la nécessité requiert.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. A
propos de ce verset de S. Matthieu (18, 3) : " Si vous ne retournez pas à
l'état des enfants, etc. " S. Jérôme dit que " l'enfant ne demeure
pas en colère, il n'a pas le souvenir du mal qu'on lui a fait, et ne se réjouit
pas en voyant une belle femme ", ce qui est contraire à l'intempérance.
L'intempérance n'est donc pas un péché puéril.
2. Les enfants n'ont que
des convoitises naturelles. Mais, au sujet de celles-ci, peu d'hommes pèchent
par intempérance, selon Aristote. L'intempérance n'est donc pas un péché
puéril.
3. Il faut choyer et
nourrir les enfants. Au contraire il faut toujours amoindrir et extirper la
convoitise et la jouissance auxquelles a trait l'intempérance. S. Paul dit en
effet (Col 3, 5) : " Mortifiez donc vos membres terrestres : fornication,
impureté, etc. " L'intempérance n'est donc pas un péché puéril.
Cependant, Aristote dit : " Nous appliquons ce mot d'intempérance aux fautes des enfants. "
Conclusion
:
Quelque chose est appelé puéril de deux façons. D'une première façon, parce que cela convient aux enfants. Ce n'est pas le sens donné par Aristote quand il dit que l'intempérance est puérile. D'une autre façon, à cause d'une certaine analogie. C'est de cette façon que les péchés d'intempérance sont dits puérils. Le péché d'intempérance est en effet un péché de convoitise excessive, que l'on assimile à l'enfant selon trois points de vue.
D'abord, selon ce que l'un et l'autre convoitent. Comme l'enfant en effet, la convoitise désire quelque chose de laid. Dans les choses humaines est beau ce qui est ordonné selon la raison ; c'est pourquoi Cicéron dit que " le beau est ce qui est conforme à l'excellence de l'homme en ce qui distingue sa nature des autres animaux ". Or l'enfant ne fait pas attention à l'ordre de la raison. Et de même, selon Aristote, la convoitise n'écoute pas la raison.
Ensuite ils se rencontrent quant au résultat. Si on laisse l'enfant faire sa volonté, sa volonté propre ne cesse de grandir. Aussi, selon l'Ecclésiastique (30, 8), " un cheval mal dressé devient rétif, et un enfant laissé à lui-même devient impétueux ". Il en est de même pour la convoitise. Si on lui donne satisfaction, elle devient plus vigoureuse, comme le remarque S. Augustin : " L'asservissement à la passion crée l'habitude, et la non-résistance à l'habitude crée la nécessité. "
Enfin, il y a également similitude quant au remède qui s'applique à l'un et à l'autre. En effet on corrige l'enfant en le contraignant. C'est ainsi qu'il est dit dans les Proverbes (29, 13) : " Ne ménage pas à l'enfant sa correction. Si tu le frappes de la baguette, tu délivreras son âme de l'enfer. " De même, quand on résiste à la convoitise on la ramène à la juste mesure de l'honnête. Comme dit S. Augustin " quand l'âme s'accroche aux choses spirituelles et y demeure fixée, l'habitude - c'est-à-dire l'habitude de la convoitise charnelle - voit ses assauts brisés et peu à peu la répression l'éteint. L'habitude, en effet, quand nous la suivions, était plus grande ; mais quand nous la refrénons, elle n'est pas supprimée tout à fait, mais certainement diminuée. " Selon Aristote " de même que l'enfant doit vivre selon les commandements de son maître, de même notre faculté de désirer doit se conformer aux prescriptions de la raison ".
Solutions
:
1. L'objection entend par
puéril ce qui se rencontre chez l'enfant. Or ce n'est pas de cette façon que le
péché d'intempérance est dit puéril, mais par similitude.
2. Une convoitise peut être dite naturelle de deux façons. D'une première façon, selon son genre. C'est ainsi que la tempérance et l'intempérance ont pour objet des convoitises naturelles : elles portent en effet sur les convoitises de la nourriture et du sexe, qui sont ordonnées à la conservation de la nature. - D'une autre façon la convoitise peut être dite naturelle quant à l'espèce de ce que la nature requiert pour sa conservation. De ce point de vue il n'arrive pas souvent de pécher en matière de convoitise naturelle. La nature n'exige en effet que ce qui permet de subvenir à la nécessité de la nature : quand on le désire il ne peut y avoir péché que par un excès quantitatif ; c'est en cela seulement que l'on pèche en matière de convoitise naturelle, dit Aristote.
Mais il en va différemment de certains
excitants à la convoitise par lesquels on pèche le plus souvent, et qui sont
inventés par l'ingéniosité des hommes comme les mets savamment préparés, et les
parures féminines. Bien que les enfants ne recherchent pas souvent cela,
l'intempérance est cependant dite un péché puéril pour la raison donnée dans la
Réponse de l'article.
3. Ce qui appartient à la nature doit être développé et cultivé chez les enfants. En revanche, ce qui est déraisonnable ne doit pas être favorisé chez eux, mais corrigé, nous venons de le voir.
Objections
:
1. Il semble que la lâcheté
soit un vice plus grand que l'intempérance. En effet, un vice est blâmé parce
qu'il s'oppose au bien de la vertu. Or la lâcheté s'oppose à la force, qui est
une vertu plus noble que la tempérance, à laquelle s'oppose l'intempérance. De
ce fait, la lâcheté apparaît aussi comme un vice plus grand que l'intempérance.
2. On est moins à blâmer
quand on succombe en ce qui est plus difficile à vaincre. C'est pourquoi
Aristote dit qu'on " ne s'étonne pas de voir un homme vaincu par des
délectations ou des tristesses fortes et excessives ; on est plutôt porté à lui
pardonner ". Or il semble plus difficile de vaincre les jouissances que
les autres passions. Selon Aristote, " il est plus difficile de résister
au plaisir que de contenir la colère ". L'intempérance, qui succombe au
plaisir, est donc un péché moins grand que la lâcheté, qui succombe à la
crainte.
3. Le volontaire est
essentiel à la raison de péché. Or la lâcheté est plus volontaire que
l'intempérance. Personne en effet ne désire être intempérant, mais on désire
fuir les périls de mort ; ce qui relève de la lâcheté. La lâcheté est donc un
péché plus grave que l'intempérance.
Cependant, d'après Aristote, " l'intempérance paraît dépendre de notre volonté plus que la lâcheté ". Il y a donc plus de péché en elle.
Conclusion
:
Un vice peut se comparer à un autre de deux façons. Ou bien en considérant sa matière, son objet ; ou bien considérant Je pécheur lui-même. De l'une et l'autre façon l'intempérance est un vice plus grave que la lâcheté. D'abord, quand on considère la matière. Car la lâcheté fuit les périls de mort, que nous évitons à cause de la nécessité suprême : conserver la vie. Quant à l'intempérance, elle a trait aux jouissances dont la recherche n'est pas aussi nécessaire à la conservation de la vie parce que, nous l'avons dit, l'intempérance concerne davantage des jouissances ou convoitises additionnelles que les convoitises ou jouissances naturelles. Or le péché est d'autant plus léger que ce qui pousse à pécher semble plus nécessaire. C'est pourquoi l'intempérance est un vice plus grave que la lâcheté au point de vue de l'objet ou de la matière.
Il en est de même au point de vue du pécheur. Et cela pour trois raisons. D'abord, parce qu'on pèche d'autant plus gravement que l'on est davantage maître de son esprit ; c'est pourquoi on ne reproche pas leurs péchés aux aliénés. Or les craintes et les peines graves, surtout dans les dangers de mort, paralysent l'esprit de l'homme. Ce que ne fait pas le plaisir, qui conduit à l'intempérance.
Ensuite, parce qu'un péché est d'autant plus grave qu'il est plus volontaire. Or l'intempérance comporte plus de volontaire que la lâcheté.
Et cela pour deux raisons. En premier lieu, parce que l'action faite par crainte a son principe dans une impulsion extérieure : c'est pourquoi elle n'est pas purement et simplement volontaire, mais comporte du mélange, dit Aristote. Au contraire, l'action faite pour le plaisir est purement et simplement volontaire. - En second lieu, parce que les actes d'intempérance sont plus volontaires dans le particulier, mais moins volontaires dans le général : personne en effet, ne voudrait être intempérant ; cependant l'homme est attiré par des jouissances particulières qui le rendent intempérant. Aussi le meilleur remède pour éviter l'intempérance est-il de ne pas s'attarder à la considération de choses particulières. Mais, en ce qui concerne la lâcheté, c'est le contraire. Car les faits particuliers et subits, comme jeter son bouclier ou autres actes semblables, sont moins volontaires, tandis que l'attitude générale elle-même est plus volontaire, comme de chercher son salut dans la fuite. Or, ce qui est le plus volontaire purement et simplement, c'est ce qui est volontaire dans les circonstances particulières, où se situent les actes. C'est pourquoi l'intempérance qui est, de façon absolue, plus volontaire que la lâcheté, est un vice plus grand.
Enfin, on peut trouver plus facilement un remède contre l'intempérance que contre la lâcheté du fait que les plaisirs de la nourriture et de la sexualité se présentent tout au long de la vie, et envers elles l'homme peut s'exercer sans danger à devenir tempérant ; tandis que les périls de mort se présentent plus rarement, et il est plus dangereux pour l'homme de s'exercer envers eux à vaincre sa lâcheté.
L'intempérance est donc en elle-même un péché plus grand que la lâcheté.
Solutions
:
1. La supériorité de la
force sur la tempérance peut se considérer à deux points de vue ? : l° Au point
de vue de la fin, qui ressortit à la raison de bien, parce que la force est
davantage ordonnée au bien commun que la tempérance. De ce point de vue
également la lâcheté a une certaine supériorité sur l'intempérance, car c'est
par lâcheté qu'on abandonne la défense du bien commun. 2° Au point de vue de la
difficulté, en tant qu'il est plus difficile de subir les périls de mort que de
s'abstenir de certaines choses délectables. Sous ce rapport, ce n'est pas la lâcheté
qui l'emporte sur l'intempérance. De même en effet qu'il y a plus de vertu à ne
pas succomber à ce qui est plus fort, de même, inversement, c'est un vice moins
grand d'être vaincu par le plus fort, et un vice plus grand d'être surpassé par
le plus faible.
2. L'amour de la
conservation de la vie, qui fait fuir les périls de mort, est beaucoup plus
naturel que toutes les délectations de la nourriture et du sexe, qui sont
ordonnées à la conservation de la vie. C'est pourquoi il est plus difficile de
vaincre la crainte en face des périls de mort que la convoitise des plaisirs
alimentaires ou sexuels. Cependant il est plus difficile de résister à ces
derniers qu'à la colère, à la tristesse et à la crainte de certains autres
maux.
3. Donc la lâcheté volontaire est considérée davantage en général et moins en particulier. C'est pourquoi chez elle il y a plus de volontaire relatif et pas de volontaire absolu.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. De
même en effet qu'on doit honorer la vertu, de même on doit mépriser le péché.
Or il y a des péchés qui sont plus graves que l'intempérance, comme l'homicide,
le blasphème, etc. Le péché d'intempérance n'est donc pas le plus blâmable.
2. Les péchés qui sont les
plus communs semblent moins blâmables, car on en éprouve moins de honte. Mais
les péchés d'intempérance sont les plus communs, parce qu'ils ont pour matière
ce qui se présente communément dans la pratique de la vie humaine, en quoi
aussi la plupart commettent le péché. Les péchés d'intempérance ne semblent
donc pas les plus blâmables.
3. Aristote, dit que "
la tempérance et l'intempérance concernent les désirs et les plaisirs humains
". Or il y a des désirs et des plaisirs qui sont plus vils que les désirs
et les plaisirs humains : ce sont ceux, selon Aristote, qui relèvent de la
bestialité et de la morbidité. L'intempérance n'est donc pas la plus blâmable.
Cependant, selon Aristote, l'intempérance, parmi les autres vices, " apparaît à juste titre blâmable ".
Conclusion
:
Le déshonneur semble s'opposer à l'honneur et à la gloire. Or l'honneur est dû à la supériorité, comme on l'a vu antérieurement, et la gloire implique l'éclat. L'intempérance est donc la plus blâmable pour deux raisons : d'abord parce qu'elle contrarie au maximum la dignité humaine. En effet, elle a pour matière les plaisirs qui nous sont communs avec les bêtes, nous l'avons dit. Selon le Psaume (49, 21), " l'homme dans son luxe est sans intelligence, il ressemble au bétail qu'on abat ". Ensuite, parce queue est le plus contraire à l'éclat et à la beauté de l'homme, car c'est dans les jouissances sur lesquelles porte l'intempérance qu'apparaît le moins la lumière de la raison qui donne à la vertu tout son éclat et sa beauté. C'est pourquoi ces jouissances sont appelées les plus serviles.
Solutions
:
1. Selon S. Grégoire, les
péchés de la chair, qui font partie de l'intempérance, même s'ils sont moins
coupables, méritent cependant un plus grand mépris. Car la grandeur de la faute
se prend du désordre par rapport à la fin, tandis que le mépris regarde la
honte, qui s'évalue surtout selon l'indécence du pécheur.
2. Qu'un péché se commette
habituellement diminue sa honte et son déshonneur dans l'opinion des hommes,
mais il n'en est pas ainsi selon la nature des vices eux-mêmes.
3. Quand on dit que l'intempérance est la plus blâmable, il faut l'entendre parmi les vices humains, qui ont trait aux passions quelque peu conformes à la nature humaine. Mais les vices qui dépassent le mode de la nature humaine sont encore plus blâmables. Cependant même ceux-ci semblent se réduire au genre de l'intempérance selon un certain excès : comme lorsque quelqu'un trouve son plaisir à manger de la chair humaine, ou à avoir des relations sexuelles avec des bêtes ou avec des personnes du même sexe.
LES PARTIES DE LA TEMPÉRANCE
Il faut maintenant étudier les parties de la tempérance : I. D'abord ces parties elles-mêmes
en général (Question 143). II. Ensuite, chacune d'entre elles en particulier (Question 144-169).
Objections
:
1. Il ne semble pas que
Cicéron ait raison lorsqu'il cite, comme parties de la tempérance, " la
continence, la clémence et la modestie ". La continence, en effet, se
distingue de la vertu par opposition, d'après Aristote. Or la tempérance
se range sous la vertu. La continence n'est donc pas une partie de la
tempérance.
2. La clémence semble avoir
pour effet d'apaiser la haine ou la colère. Or la tempérance n'a pas affaire à
celles-ci, mais aux plaisirs du toucher. La clémence n'est donc pas une partie
de la tempérance.
3. La modestie se trouve dans les actes extérieurs. C'est pourquoi S. Paul dit (Ph 4, 5) : " Que votre modestie soit connue de tous les hommes. "
Or les actes extérieurs sont la
matière de la justice, comme on l'a dit plus haute. La modestie est donc
davantage une partie de la justice que de la tempérance.
4. Macrobe cite de plus nombreuses parties de la tempérance. Il dit en effet qu'à la tempérance font suite " la modestie, la pudeur, l'abstinence, la chasteté, le sens de l'humour, la modération, la frugalité, la sobriété, la pudicité ". Andronicus dit aussi que les tempérances domestiques sont " la retenue, la continence, l'humilité, la simplicité, la distinction, la bonne ordonnance, la limitation à ce qui suffit ". Cicéron semble donc avoir donné une énumération insuffisante des parties de la tempérance.
Conclusion
:
Nous avons dit que la vertu cardinale pouvait avoir trois sortes de parties : intégrantes, objectives et potentielles. Les parties intégrantes d'une vertu sont les conditions qui concernent nécessairement la vertu. De ce point de vue il y a deux parties intégrantes de la tempérance : la pudeur, qui fait fuir la honte contraire à la tempérance ; et le sens de l'honneur, qui fait aimer la beauté de la tempérance. On l'a dit en effet, parmi les vertus, c'est principalement la tempérance qui revendique pour elle un certain éclat, et les vices d'intempérance sont les plus honteux.
Les parties subjectives d'une vertu sont ses espèces. Mais on doit diversifier les espèces de la vertu selon la variété de la matière ou objet. Or la tempérance a trait aux plaisirs du toucher, qui se divisent en deux genres. Les uns sont ordonnés à la nutrition. Et s'il s'agit de manger, la vertu en question est l'abstinence ; s'il s'agit de boire, c'est proprement la sobriété. - Mais d'autres plaisirs sont ordonnés à la génération. S'il s'agit du plaisir principal que procure l'union chamelle, la vertu correspondante est la chasteté ; s'il s'agit des plaisirs avoisinants, par exemple ceux que donnent les baisers, les attouchements et les étreintes, la vertu correspondante est la pudicité.
Les vertus potentielles d'une vertu principale sont les vertus secondaires qui, en certaines autres matières où l'on ne rencontre pas la même difficulté, observent une mesure identique à celle qu'observe la vertu principale envers la matière principale. Or il appartient à la tempérance de modérer les plaisirs du toucher, qui sont les plus difficiles à modérer. Aussi toute vertu régulatrice d'une matière quelconque et modératrice du désir tendu vers quelque chose, peut-elle être considérée comme une partie de la tempérance à titre de vertu annexe. Ce qui arrive de trois façons : l° dans les mouvements intérieurs de l'âme ; 2° dans les mouvements et les actes extérieurs du corps ; 3° dans les choses extérieures.
En dehors du mouvement de convoitise que modère et refrène la tempérance, on trouve dans l'âme trois mouvements tendant vers quelque chose. Le premier est celui de la volonté emportée par l'élan de la passion ; ce mouvement est retenu par la continence, qui permet à la volonté de ne pas être vaincue, bien que l'homme subisse des désirs immodérés. Un autre mouvement intérieur est celui de l'espoir et de l'audace qui lui fait suite ; ce mouvement est modéré ou refréné par l'humilité. Un troisième mouvement est celui de la colère cherchant à se venger ; ce mouvement est refréné par la douceur ou la clémence.
En ce qui concerne les mouvements et les actes du corps, c'est la modestie qui modère et qui freine. Andronicus la divise en trois éléments. Au premier il appartient de discerner ce qu'il faut faire et ne pas faire, et en quel ordre agir, et il lui appartient de persister fermement en tout cela : c'est la bonne ordonnance ; le deuxième vise à ce que l'homme, en ce qu'il fait, observe la décence : c'est la distinction ; le troisième regarde les conversations avec les amis, ou avec les autres c'est la retenue.
En ce qui concerne les choses extérieures une double modération est à observer. Il s'agit d'abord de ne pas rechercher le superflu ; pour Macrobe c'est la frugalité, pour Andronicus c'est la limitation à ce qui suffit. En second lieu, il ne faut pas que l'homme recherche ce qui est trop raffiné ; pour Macrobe c'est la modération, pour Andronicus c'est la simplicité.
Solutions
:
1. La continence diffère de
la vertu comme l'imparfait diffère du parfait, on le dira plus loin ; c'est en
ce sens qu'elle s'en distingue. Cependant elle se rencontre avec la tempérance
par sa matière, puisqu'elle se rapporte aux plaisirs du toucher, et par sa
forme, puisqu'elle consiste en une certaine maîtrise. C'est pourquoi il
convient d'en faire une partie de la tempérance.
2. La clémence ou
mansuétude n'est pas une partie de la tempérance parce que leur matière serait
la même, mais parce qu'elles se rencontrent dans leur manière de refréner et de
modérer, nous venons de le dire.
3. Dans les actes
extérieurs la justice s'applique à rendre à l'autre son dû. Ce n'est pas à cela
que vise la modestie, mais à une certaine modération. C'est pourquoi elle n'est
pas une partie de la justice, mais une partie de la tempérance.
4. Par modestie Cicéron entend tout ce qui concerne la modération des mouvements corporels et des choses extérieures ; et aussi la modération de l'espoir, que nous avons dit à l'instant appartenir à l'humilité.
Il faut maintenant traiter des parties de la tempérance en particulier. Et d'abord des parties pour ainsi dire intégrantes : la pudeur (Question 144) et le sens de l'honneur (Question 145).
1. La pudeur est-elle une vertu ? - 2. Sur quoi porte-t-elle ? - 3. Devant qui la ressent-on ? - 4. Quels sont ceux qui la ressentent ?
Objections
:
1. Il semble que la pudeur
soit une vertu. Le propre de la vertu est en effet de " se tenir dans le
milieu que détermine la raison " : c'est la définition donnée par
Aristote. Or, selon Aristote la pudeur se trouve en un tel milieu. La pudeur
est donc une vertu.
2. Tout ce qui est louable,
ou bien est vertu, ou bien appartient à la vertu. Or la pudeur est quelque
chose de louable. D'autre part elle n'est la partie d'aucune vertu. Elle n'est
pas une partie de la prudence, puisqu'elle n'est pas dans la raison mais dans
l'appétit. Elle n'est pas non plus une partie de la justice, puisqu'elle
comporte une certaine passion, alors que la justice ne concerne pas les
passions. De même elle n'est pas une partie de la force, puisqu'il appartient à
la force de tenir et d'attaquer, alors qu'à la pudeur il appartient de fuir
quelque chose. Elle n'est pas non plus une partie de la tempérance, puisque la
tempérance concerne les convoitises, alors que la pudeur est " une
certaine peur " selon Aristote et S. Jean Damascène. Il reste donc que la
pudeur est une vertu.
3. L'honnête coïncide avec
la vertu, selon Cicéron. Or la pudeur fait en quelque sorte partie du sens de
l'honneur ; S. Ambroise dit en effet que " la pudeur est la compagne et
l'amie de la tranquillité de l'âme : fuyant l'impudence, étrangère à toute
espèce de luxe, elle aime la sobriété, elle favorise le sens de l'honneur et
recherche la beauté ". La pudeur est donc une vertu.
4. Tout vice s'oppose à une
vertu. Or il y a des vices qui s'opposent à la pudeur, par exemple l'impudeur
qui ne rougit de rien et l'insensibilité excessive. La pudeur est donc une
vertu.
5. " Les actes
engendrent des habitus qui leur sont semblables ", dit Aristote. Or la
pudeur implique un acte louable. La multiplication de tels actes engendre donc
un habitus. Or l'habitus d'oeuvres louables est une vertu, comme le montre
Aristote. La pudeur est donc une vertu.
Cependant, Aristote dit que la pudeur n'est pas une vertu.
Conclusion
:
La vertu s'entend de deux façons : au sens propre, et au sens large. Au sens propre, " la vertu est une certaine perfection ", d'après Aristote. C'est pourquoi tout ce qui est incompatible avec la perfection, même s'il s'agit de quelque chose de bon, manque de ce qui est essentiel à la vertu. Or la pudeur est incompatible avec la perfection. Elle est en effet la crainte de quelque chose de honteux, c'est-à-dire de blâmable. S. Jean Damascène la définit : " La crainte de commettre un acte honteux. " Or, de même que l'espoir a pour objet un bien possible et difficile à atteindre, de même la crainte a pour objet un mal possible et difficile à éviter. C'est ce que nous avons vu en traitant des passions. Mais celui qui est parfait, parce qu'il possède l'habitus de la vertu, ne conçoit pas quelque chose à faire de blâmable et de honteux comme possible et ardu, c'est-à-dire difficile à éviter ; il ne commet pas non plus effectivement quelque chose de honteux dont il craindrait d'avoir à rougir. C'est pourquoi la pudeur n'est pas, à proprement parler, une vertu, car elle manque de la perfection exigée par la vertu.
Mais, au sens large, on appelle vertu tout ce qui est bon et louable dans les actions et les passions humaines. En ce sens la pudeur est appelée parfois vertu, puisqu'elle est une passion louable.
Solutions
:
1. " Tenir le juste milieu " ne suffit
pas à la raison de vertu, bien que ce soit un des éléments de la définition de
la vertu : il est requis en outre qu'elle soit " un habitus électif
", c'est-à-dire opérant par choix. Or la pudeur ne désigne pas un habitus
mais une passion, et son mouvement ne procède pas d'un choix, mais d'un certain
élan émotif Elle n'a donc pas ce qu'il faut pour être une vertu.
2. La pudeur, nous venons
de le dire, est une crainte de la honte et du blâme. Mais on a dit plus haut
que le vice d'intempérance était le plus honteux et le plus blâmable. C'est
pourquoi la pudeur appartient davantage à la tempérance qu'à toute autre vertu,
en raison de son motif, l'objet honteux, mais non en raison de son espèce comme
passion, qui est la crainte. Toutefois, en tant que les vices opposés aux
autres vertus sont honteux et méritent le mépris, la pudeur peut aussi se
rattacher aux autres vertus.
3. La pudeur favorise le
sens de l'honneur en écartant ce qui est contraire à l'honneur, mais non au
point d'atteindre à la parfaite raison d'honneur.
4. Tout manque cause un
vice, mais tout bien ne suffit pas à la raison de vertu. C'est pourquoi tout ce
à quoi un vice s'oppose directement n'est pas nécessairement une vertu, bien
que tout vice, par son origine, s'oppose à quelque vertu. Et ainsi l'impudeur,
en tant qu'elle provient d'un amour excessif pour les choses honteuses,
s'oppose à la tempérance.
5. Le fait d'éprouver souvent de la pudeur engendre l'habitus de la vertu acquise qui fait éviter les choses honteuses sur lesquelles porte la pudeur, mais ce n'est pas un habitus de pudeur pour l'avenir. Toutefois cet habitus de la vertu acquise dispose à éprouver plus de pudeur là où il y aurait matière à cela.
Objections
:
1. Il ne semble pas qu'elle
porte sur un acte honteux. Aristote dit en effet que la pudeur est " une
crainte de l'humiliation ". Mais il arrive que ceux qui ne font rien de
honteux souffrent l'humiliation. Comme dit le Psaume (69, 8) : " C'est
pour toi que je souffre l'insulte, que la honte me couvre le visage. " La
pudeur ne porte donc pas, à proprement parler, sur l'acte honteux.
2. Seul ce qui est péché
semble honteux. Or on rougit de choses qui ne sont pas des péchés, par exemple
quand on accomplit des travaux serviles. Il semble donc que la pudeur ne porte
pas proprement sur l'acte honteux.
3. Les actes des vertus ne
sont pas honteux, mais ils sont " très beaux ", dit Aristote. Or il
arrive parfois qu'on éprouve de la honte en faisant des actes de vertu. C'est
ainsi qu'on lit dans S. Luc (9, 26) : " Celui qui aura rougi de moi et de
mes paroles, de celui-là le Fils de l'homme rougira... " La pudeur ne
porte donc pas sur l'acte honteux.
4. Si la pudeur se
rapportait strictement à l'acte honteux, il faudrait que l'homme ait honte
davantage des choses les plus honteuses. Mais il arrive que l'homme ait honte
davantage des choses qui sont de moindres péchés, alors qu'au contraire il se
glorifie de péchés très graves, si l'on en croit le Psaume (52, 3) - "
Pourquoi te prévaloir du mal, héros d'infamie ? " La pudeur ne porte donc
pas proprement sur l'acte honteux.
Cependant, S. Jean Damascène et S. Grégoire de Nysse disent l'un et l'autre que " la pudeur est une crainte de l'acte honteux " ou " de ce qui a été accompli de honteux ".
Conclusion
:
Nous avons dit en traitant de la passion de crainte, que celle-ci se rapportait essentiellement au mal ardu, c'est-à-dire difficile à éviter. Or il y a deux sortes de honte. L'une d'elle est vicieuse, celle qui consiste dans une difformité de l'acte volontaire. Celle-ci, à proprement parler, ne rentre pas dans la notion de mal difficile à éviter. Car ce qui se trouve dans la seule volonté ne semble pas être ardu et dépasser le pouvoir de l'homme, et ce n'est pas considéré pour ce motif comme quelque chose de redoutable. C'est pourquoi Aristote, dit que ces maux-là ne sont pas objet de crainte.
L'autre espèce de honte a pour ainsi dire un caractère pénal. Elle consiste en effet dans le blâme, de même qu'un certain éclat de gloire consiste dans l'honneur rendu à quelqu'un. Et parce que ce blâme est un mal difficile à supporter, de même que l'honneur est un bien difficile à acquérir, la pudeur, qui est une crainte de la honte, regarde en premier lieu et principalement le blâme ou déshonneur. Et parce que c'est le vice qui, proprement, mérite le blâme, et la vertu qui mérite l'honneur, pour cette raison et par voie de conséquence, la pudeur regarde la honte du vice. C'est pourquoi Aristote dit que l'homme éprouve moins de pudeur pour les manques qui ne proviennent pas de sa faute.
Par ailleurs, la pudeur regarde la faute de deux façons. En ce sens d'abord que l'homme se retient de commettre des choses vicieuses par crainte du blâme. Et en cet autre sens que l'homme, quand il fait des choses honteuses, se soustrait à la vue du public, par crainte du blâme. Selon S. Grégoire de Nysse, il s'agit, dans le premier cas, de la " peur d'avoir à rougir ", dans le second cas, de la " crainte de la honte ". C'est pourquoi il dit que " celui qui craint la honte se cache pour mal faire, et celui qui a peur d'avoir à rougir craint de tomber dans le déshonneur ".
Solutions
:
1. La pudeur regarde
proprement le déshonneur mérité par une faute qui est un défaut volontaire.
C'est pourquoi Aristote dit que " l'homme a davantage honte de tout ce
dont il est cause ". L'homme vertueux méprise les opprobres qui lui
viennent à cause de sa vertu, car ils lui sont infligés indignement. C'est ce
que dit Aristote à propos des magnanimes ; et il est dit des Apôtres (Ac 5, 41)
qu'" ils s'en allèrent du Sanhédrin, tout joyeux d'avoir été jugés dignes
de subir des outrages pour le Nom ". Il arrive cependant qu'un homme
vertueux éprouve de la honte pour les injures qui lui sont faites, mais c'est à
cause de l'imperfection de sa vertu. Car plus on est vertueux, plus on méprise
les biens et les maux extérieurs. C'est pourquoi Isaïe peut dire (51, 7) :
" Ne craignez pas les injures des hommes. "
2. L'honneur, bien qu'il
soit dû à la seule vertu, nous l'avons montré, est accordé cependant pour
n'importe quelle supériorité ; de même le blâme, qui n'est dû en vérité qu'à la
seule faute, est infligé cependant, du moins selon l'opinion des hommes, pour
n'importe quelle déficience. C'est pourquoi il arrive que l'on éprouve de la
honte à cause de sa pauvreté, de sa naissance modeste, etc.
3. La pudeur ne provient
pas des oeuvres vertueuses considérées en elles-mêmes. Cependant il arrive par
accident que quelqu'un en éprouve, soit parce qu'elles sont considérées dans
l'opinion des hommes comme vicieuses, soit parce que l'on craint, dans les
oeuvres vertueuses, d'être taxé de présomption ou même d'hypocrisie.
4. Il arrive parfois que des péchés plus graves soient moins capables de susciter la honte, soit parce qu'ils comportent un aspect moins honteux, comme par exemple les péchés de l'esprit comparés aux péchés de la chair, soit parce qu'ils manifestent une certaine abondance de biens temporels : c'est ainsi qu'on éprouve plus de honte de sa pusillanimité que de son audace, d'un petit larcin que d'un vol important, qui donne une image de puissance. Et ainsi du reste.
Objections
:
1. Il semble qu'on
n'éprouve pas davantage de pudeur devant les personnes qui nous sont le plus
unies. En effet, dit Aristote, " les hommes rougissent davantage devant
ceux dont ils veulent être admirés ". Or l'homme désire surtout être
admiré des meilleurs, qui parfois ne sont pas les plus proches. Ce n'est donc
pas devant ceux qui lui sont le plus proches que l'homme rougit davantage.
2. Ceux-là paraissent être
plus proches qui font des oeuvres semblables. Or l'homme ne rougit pas de son
péché devant ceux qu'il sait soumis à un péché semblable. Selon Aristote "
ce que l'on fait soi-même, on n'empêche pas ses proches de le faire ". Ce
n'est donc pas devant ceux qui lui sont le plus proches que l'homme rougit
davantage.
3. Aristote dit : "
L'homme éprouve davantage de pudeur devant ceux qui divulguent à tous ce qu'ils
savent, comme font les moqueurs et les fabricants de fausses nouvelles. "
Mais ceux qui sont les plus proches n'ont pas coutume de divulguer les vices.
Ce n'est donc pas eux qu'il faut surtout craindre.
4. Au même endroit,
Aristote dit que " les hommes éprouvent surtout de la honte devant ceux
qui ne les ont jamais vu faillir, devant ceux dont ils attendent pour la
première fois quelque chose ou dont ils désirent pour la première fois l'amitié
". Mais ces gens-là ne sont pas les plus proches. Ce n'est donc pas devant
ceux qui lui sont le plus proches que l'homme rougit davantage.
Cependant, Aristote dit que " les hommes rougissent davantage devant ceux qui seront toujours présents ".
Conclusion
:
Le blâme est le contraire de l'honneur. De même que l'honneur est un témoignage rendu à la supériorité de quelqu'un, et surtout en ce qui concerne la vertu, de même le blâme, que redoute la pudeur, est le témoignage rendu à un défaut, et surtout en rapport avec quelque faute. C'est pourquoi, plus le témoignage de quelqu'un est d'un grand poids, plus on en éprouvera de confusion. Or un témoignage peut être jugé d'un grand poids ou bien à cause de sa vérité certaine ou bien à cause de ses conséquences. La certitude de la vérité est liée au témoignage de quelqu'un de deux façons.
Premièrement, à cause de la rectitude de son jugement : c'est le cas des sages et des vertueux, dont on désire surtout la louange, et dont on craint surtout le blâme. Au contraire nul n'éprouve de honte devant les enfants et devant les animaux, à cause de leur défaut de jugement droit.
Deuxièmement, à cause de la connaissance que possèdent ceux qui rendent le témoignage, parce que chacun juge bien de ce qu'il connaît. Ainsi avons-nous plus de pudeur devant ceux qui nous observent tous les jours. Au contraire nous n'avons pas de honte devant les étrangers et les inconnus qui ignorent notre conduite.
Du point de vue de ses conséquences un témoignage est d'un grand poids en fonction de l'aide ou du préjudice qui en résultent. C'est pourquoi les hommes désirent surtout être honorés par ceux qui peuvent les aider, et ils éprouvent surtout de la honte devant ceux qui peuvent nuire. C'est pourquoi, ici encore, nous redoutons surtout le blâme des personnes qui nous sont proches, avec lesquelles nous devrons toujours vivre ; car il en résulte pour nous un dommage en quelque sorte permanent. Au contraire, ce qui nous vient des étrangers et de ceux qui ne font que passer s'éloigne bientôt.
Solutions
:
1. C'est pour une raison
semblable que nous éprouvons de la honte devant les meilleurs et devant ceux
qui sont plus proches. Car, de même que le témoignage des meilleurs est estimé
plus efficace à cause de la connaissance générale qu'ils ont des choses et de
leur sens immuable de la vérité, de même le témoignage des personnes qui nous
sont plus familières parent plus efficace en raison de ce qu'elles connaissent
mieux les choses particulières qui nous concernent.
2. Nous ne redoutons pas le
témoignage de ceux qui nous sont liés par la ressemblance du péché, parce que
nous ne pensons pas que notre déficience leur apparaisse comme quelque chose de
honteux.
3. Nous éprouvons de la
pudeur devant les bavards, parce qu'ils nous nuisent en répandant chez beaucoup
leurs diffamations.
4. Nous éprouvons une plus grande pudeur même devant ceux parmi lesquels nous n'avons rien fait de mal, à cause du dommage ultérieur, en ce que par là nous perdons la bonne opinion qu'ils avaient de nous. Et en outre parce que les contraires, en se rapprochant, paraissent plus gravement éloignés : aussi lorsque, brusquement, on remarque quelque chose de honteux chez celui qu'on estimait, on juge cela plus honteux encore.
Quant à ceux de qui nous attendons quelque chose de nouveau, ou dont nous voulons pour la première fois être les amis, nous redoutons davantage leur blâme, à cause du tort qu'il nous ferait et qui nous empêcherait d'obtenir gain de cause et de gagner leur amitié.
Objections
:
1. Il semble que même les
hommes vertueux peuvent éprouver de la pudeur. En effet les contraires ont des
effets contraires. Mais ceux qui débordent de malice n'ont pas de pudeur. Il
est écrit en Jérémie (3, 3) : " Tu conservais un front de prostituée, ne
sachant plus rougir. " Ceux qui sont vertueux ressentent donc davantage la
pudeur.
2. Aristote dit que "
les hommes rougissent non seulement des vices, mais même des apparences de
vices ". Or cela arrive aussi chez les vertueux.
3. Selon Aristote la pudeur
est " la crainte de donner mauvaise opinion de soi ". Mais il arrive
qu'on ait mauvaise opinion d'hommes vertueux, lorsque par exemple il sont
diffamés à tort, ou subissent d'indignes injures. La crainte de la honte peut
donc exister chez l'homme vertueux.
4. La pudeur est une partie
de la tempérance, nous l'avons dite. Mais une partie ne se sépare pas du tout.
Puisque la tempérance se trouve chez l'homme vertueux, il semble donc qu'il en
soit de même pour la pudeur.
Cependant, Aristote dit que " la pudeur est étrangère à l'homme de bien ".
Conclusion
:
Nous l'avons dit la pudeur est la crainte de quelque honte. Or, qu'on ne craigne pas un mal, cela peut arriver pour deux raisons : parce qu'on n'y voit pas un mal, ou parce qu'on ne le considère pas comme possible, ou comme difficile à éviter. Ce qui explique que la crainte de la honte puisse faire défaut chez quelqu'un de deux façons. D'abord parce que ce dont on devrait rougir n'est pas tenu pour honteux. C'est ainsi que la crainte de la honte manque aux hommes enfoncés dans le péché, qui n'en ont pas de déplaisir, mais plutôt s'en glorifient. Ou bien, on ne craint pas la honte parce que l'on ne croit pas possible de tomber dans le déshonneur, ou difficile de l'éviter. C'est le cas des vieillards et des hommes vertueux qui n'éprouvent pas la crainte de la honte. Ils sont cependant dans des dispositions telles que, s'ils commettaient quelque chose de honteux, ils en auraient honte. C'est pourquoi Aristote dit que c'est seulement par hypothèse qu'on pourrait attribuer la crainte de la honte à l'homme de bien.
Solutions
:
1. La crainte de la honte
fait défaut chez les hommes les plus mauvais et chez les meilleurs, mais pour
les raisons différentes que l'on vient de dire. Elle se trouve au contraire
chez ceux qui se comportent de façon médiocre, en ce sens qu'ils ont en eux un
certain amour du bien, sans être totalement à l'abri du mal.
2. Il appartient au
vertueux non seulement d'éviter le vice, mais aussi ce qui a une apparence de
vice, comme dit S. Paul (1 Th 5, 22) : " Gardez vous de toute espèce de
mal. " Et Aristote dit que l'homme vertueux doit éviter aussi bien les
actes " qui sont effectivement mauvais " que ceux qui ne le sont
" qu'aux yeux de l'opinion ".
3. L'homme vertueux méprise
les calomnies et les injures comme imméritées, nous l'avons dit. C'est pourquoi
il n'en éprouve pas beaucoup de honte. Cependant il peut y avoir un mouvement
de honte, ici comme dans les autres passions, qui devance la raison.
4. La pudeur n'est pas une partie de la tempérance comme si elle entrait dans l'essence de cette vertu, mais comme disposant à elle. C'est pourquoi S. Ambroise dit que " la pudeur pose les premiers fondements de la tempérance ", en inculquant l'horreur de ce qui est honteux.
1. Quel rapport a-t-il avec la vertu ? - 2. Avec la beauté ? - 3. Avec l'utile et le délectable ? - 4. L'honneur est-il une partie de la tempérance ?
Objections
:
1. Il semble qu'il ne soit
pas identique à la vertu. En effet, Cicéron dit que l'honneur est " ce qui
est recherché pour lui-même ". Or la vertu n'est pas recherchée pour
elle-même, mais pour le bonheur. Aristote dit en effet que le bonheur est
" la récompense et la fin de la vertu ". L'honneur n'est donc pas la
même chose que celle-ci.
2. Selon Isidore honestas signifie " comme un état d'honneur ". Mais l'honneur est dû à bien d'autres choses qu'à la vertu, car c'est " la louange qui est due en propre à la vertu ", dit Aristote.
L'honneur n'est donc pas la même
chose que la vertu.
3. " L'essentiel de la
vertu consiste dans le choix intérieur ", selon Aristote. Mais l'honneur
semble appartenir davantage à la conduite extérieure, si l'on en croit S. Paul
(1 Co 14, 40) : " Que chez vous tout se fasse honnêtement et dans l'ordre.
"
4. L'honneur paraît
consister dans les richesses extérieures, selon l'Ecclésiastique (11, 14) :
" Bien et mal, vie et mort, pauvreté et honneur, tout vient du Seigneur.
" Or la vertu ne consiste pas dans les richesses extérieures. L'honneur
n'est donc pas la même chose que la vertu.
Cependant, Cicéron divise le bien honnête selon les quatre vertus principales, en lesquelles se divise également la vertu. Le bien honnête est donc identique à la vertu.
Conclusion
:
Selon Isidore, honestas signifie " comme un état d'honneur ". Il en résulte, semble-t-il, que l'on appelle honnête ce qui est digne d'honneur. Or l'honneur, nous l'avons dit plus haut, est dû à l'excellence. Et l'excellence de l'homme est appréciée surtout selon la vertu, car la vertu, selon Aristote est " la disposition de ce qui est parfait ". Le bien honnête, à proprement parler, se rapporte donc à la même chose que la vertu.
Solutions
:
1. Comme Aristote le dit,
parmi les choses que l'on désire pour elles-mêmes, certaines sont désirées
seulement pour elles-mêmes, et jamais en vue d'autre chose, comme la félicité,
qui est la fin ultime. Mais d'autres choses sont désirées pour elles-mêmes en
tant qu'elles ont en elles-mêmes une raison de bonté, même si rien d'autre de
bon ne nous arrivait par elle ; et elles sont cependant désirables en vue
d'autre chose, en tant qu'elles nous conduisent à un bien plus parfait. C'est
en ce sens que les vertus doivent être désirées pour elles-mêmes. Voilà
pourquoi Cicéron dit : " Il y a des choses qui nous séduisent par
elles-mêmes et nous attirent par leur dignité ", comme la vertu, la
vérité, la science. Cela suffit à la raison de bien honnête.
2. Parmi les choses qui sont honorées et qui ne sont pas la vertu, il en est de plus excellentes que celle-ci, comme Dieu et la béatitude. Mais elles ne sont pas connues de nous par expérience comme les vertus, selon lesquelles nous agissons quotidiennement. C'est pourquoi la vertu revendique davantage pour elle la qualification d'honnête.
Quant aux autres choses, qui sont
inférieures à la vertu, elles sont honorées en tant qu'elles aident aux oeuvres
de la vertu, comme le bon renom, le pouvoir, les richesses. En effet, dit
Aristote. ces choses " sont honorées par certains ; mais, en
réalité, seul celui qui est bon doit être honoré ". Or c'est par la vertu
qu'on est bon. C'est pourquoi la louange est due à la vertu selon qu'elle est
désirable en vue d'autre chose, mais l'honneur lui est dû en tant qu'elle est
désirable pour elle-même. C'est à ce point de vue qu'elle a raison de bien
honnête.
3. Comme on vient de le
dire, le bien honnête implique un droit à l'honneur. L'honneur est une certaine
reconnaissance de l'excellence de quelqu'un, et l'on n'en témoigne qu'à partir
de choses connues. Or le choix intérieur ne parvient à la connaissance de
l'homme que par des actes extérieurs. C'est pourquoi la conduite extérieure a
raison de bien honnête selon qu'elle traduit la rectitude intérieure. Ainsi
donc, l'honneur se trouve radicalement dans le choix intérieur, mais il est
signifié dans la conduite extérieure.
4. Selon l'opinion du commun, l'excellence des richesses rend l'homme digne d'honneur. De là vient que parfois le nom d'honneur est transféré à la prospérité extérieure.
Objections
:
1. Il semble que l'honnête
ne soit pas identique au beau. En effet, la raison d'honnête se prend de
l'appétit, car, selon Cicéron, " est honnête ce qui est désiré pour
lui-même ". Or le beau concerne davantage la vue, à laquelle il plaît. Le
beau n'est donc pas la même chose que l'honnête.
2. La beauté requiert un
certain éclat, qui appartient à la raison de gloire, tandis que l'honnête
concerne l'honneur. Comme l'honneur et la gloire sont choses distinctes, il
semble donc que l'honnête diffère aussi du beau.
3. L'honnête est une même
chose que la vertu, on vient de le dire (a. 1). Or il y a une beauté qui est
contraire à la vertu, si l'on en croit Ézéchiel (16, 15) : " Tu t'es
infatuée de ta beauté, tu as profité de ta renommée pour te prostituer. "
L'honnête n'est donc pas la même chose que le beau.
Cependant, il y a les paroles de S. Paul (1 Co 12,23) : " Les membres que nous tenons pour les moins honorables du corps sont ceux-là mêmes que nous entourons de plus d'honneur... Nos membres décents n'en ont pas besoin. " Il appelle ici moins honorables les membres honteux, et honorables les membres qui sont beaux. L'honnête et le beau apparaissent donc comme une même chose.
Conclusion
:
Comme on peut le conclure des paroles de Denys " à la notion de beau ou de plaisant concourent l'éclat et la bonne proportion " ; il dit en effet que Dieu est beau " comme cause de l'harmonie et de l'éclat de l'univers ". La beauté du corps consiste donc pour l'homme à avoir les membres du corps bien proportionnés, avec un certain éclat harmonieux du teint. De même la beauté spirituelle consiste pour l'homme à avoir une conduite et des actions bien proportionnées, selon l'éclat spirituel de la raison. Mais cela, c'est l'honnête, que nous venons de déclarer identique à la vertu, laquelle règle toutes les choses humaines conformément à la raison. C'est pourquoi l'honnête est la même chose que la beauté spirituelle. Ce qui fait dire à S. Augustin : " J'appelle honnête la beauté intellectuelle ou, pour mieux dire, spirituelle. " Et il ajoute que " beaucoup de choses visibles sont belles, auxquelles convient moins bien l'épithète d'honnête ".
Solutions
:
1. L'objet qui meut
l'appétit est le bien que l'on connaît. Or, ce qui apparaît beau dans la
perception même est tenu pour convenable et bon. Ce qui fait dire à Denys que
" le beau et le bien sont aimables à tous ". C'est pourquoi l'honnête
lui-même est rendu désirable en tant qu'il possède une beauté spirituelle.
Comme dit Cicéron : " Voici la forme même, et comme le visage de
l'honnête ; si elle apparaissait aux yeux, elle inciterait, selon Platon à un
merveilleux amour de la sagesse. "
2. La gloire est un effet
de l'honneur, nous l'avons dit. Car, lorsque quelqu'un est honoré et loué, il
acquiert de l'éclat aux yeux des autres. C'est pourquoi, de même que ce qui
donne de l'honneur et ce qui donne à la gloire sont une même chose, de même
l'honnête et le beau.
3. Cette objection procède de la beauté corporelle. On peut parler néanmoins de fornication spirituelle à propos de beauté spirituelle quand quelqu'un s'enorgueillit de l'honneur lui-même. Comme dit Ézéchiel (28, 17) : " Ton coeur s'est enflé d'orgueil à cause de ta beauté. Tu as corrompu la sagesse à cause de ton éclat. "
Objections
:
1. Il semble qu'il n'en
diffère pas. En effet, selon Cicéron, l'honnête est " ce qui est désiré
pour lui-même ". Mais le délectable l'est aussi. " Il semble ridicule
de chercher en vue de quoi l'on veut éprouver du plaisir ", dit Aristote.
Le bien honnête ne diffère donc pas du délectable.
2. Les richesses se rangent
parmi les biens utiles. Comme dit Cicéron, " il est une chose que l'on ne
doit pas désirer pour elle-même et pour ce qu'elle est, mais pour le profit et
l'utilité qu'on en retire, c'est l'argent ". Or les richesses répondent à
l'idée d'honneur. Comme il est écrit dans l'Ecclésiastique (13,2) : "
Pauvreté et honneur (c'est-à-dire la richesse), tout vient du Seigneur " ;
et encore (13, 2) : " Ne te charge pas d'un lourd fardeau, ne te lie pas à
plus fort et plus riche que toi. " L'honnête ne diffère donc pas de
l'utile.
3. Cicérone apporte la
preuve que rien ne peut être utile qui ne soit honnête. Et S. Ambroise fait de
même. L'utile ne diffère donc pas de l'honnête.
Cependant, S. Augustin dit que " le bien honnête est ce qui doit être désiré pour lui-même, tandis que l'utile doit être rapporté à quelque chose d'autre ".
Conclusion
:
Le bien honnête se rencontre dans un même sujet avec l'utile et le délectable, dont cependant il diffère quant à sa raison. En effet, une chose est dite honnête, on l'a vu --, en tant qu'elle comporte une certaine beauté selon l'ordonnance de la raison. Or ce q ni est ordonné selon la raison convient naturellement à l'homme. Et toute chose trouve naturellement du plaisir en ce qui lui convient. C'est ainsi que l'honnête est naturellement délectable à l'homme, comme Aristote le démontre de l'acte vertueux. Cependant, tout ce qui est délectable n'est pas nécessairement honnête, car une chose peut convenir à la sensibilité et ne pas convenir à la raison, qui rend parfaite la nature humaine. Quant à la vertu elle-même, qui en soi est honnête, elle se rapporte à autre chose, c'est-à-dire au bonheur, comme à sa fin.
Ainsi donc, l'honnête, l'utile et le délectable sont une même chose quant au sujet, mais ils diffèrent par leur raison d'être. On appelle honnête ce qui possède une certaine excellence digne d'honneur à cause de sa beauté spirituelle ; délectable ce en quoi l'appétit se repose ; utile ce qui sert à atteindre autre chose. Cependant le délectable est plus fréquent que l'utile et l'honnête, car tout ce qui est utile et tout ce qui est honnête est en quelque manière délectable, tandis que l'inverse n'est pas vrai, Aristote le fait remarquer.
Solutions
:
1. On appelle honnête ce
qui, comme tel, est désiré par l'appétit rationnel, qui tend à ce qui convient
à la raison. Le délectable en revanche est désiré comme tel par l'appétit
sensible.
2. Les richesses se voient
attribuer le nom d'honnête selon l'opinion de beaucoup de gens qui honorent les
richesses ; ou encore dans la mesure où elles sont ordonnées, à titre
d'instrument, aux actes des vertus, nous l'avons dit.
3. Cicéron et S. Ambroise veulent dire que rien de ce qui s'oppose à l'honneur ne peut absolument et réellement être utile, parce que cela s'oppose à la fin ultime de l'homme, qui est le bien conforme à la raison ; quoique peut-être cela puisse être utile de quelque façon, à l'égard d'une fin particulière. Mais ils ne veulent pas dire que tout ce qui est utile, considéré en soi, parvient à la notion d'honnête.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. Il
n'est pas possible, en effet, que la même chose, du même point de vue, soit à
la fois une partie et le tout. Or la tempérance fait partie de l'honnête, dit
Cicéron. Ce n'est donc pas l'honneur qui est une partie de la tempérance.
2. Il est écrit que " le
vin fait paraître honnête tous les sentiments ". Mais l'usage du vin,
surtout quand il est excessif, ce qui semble ici le cas, appartient davantage à
l'intempérance qu'à la tempérance. Le sens de l'honneur n'est donc pas une
partie de la tempérance.
3. On appelle honnête ce
qui est digne d'honneur. Mais " ce sont les justes et les forts qui sont
le plus honnêtes ", dit Aristote Le sens de l'honneur n'appartient donc
pas à la tempérance, mais plutôt à la justice ou à la force. C'est pourquoi Éléazar
dit (2 M 6, 28) : " Je subirai avec courage une mort honorable pour nos
vénérables et saintes lois. "
Cependant, Macrobe fait de l'honneur une partie de la tempérance. De même S. Ambroise attribue spécialement l'honneur à la tempérance.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, l'honneur est une certaine beauté spirituelle. Mais à ce qui est beau s'oppose ce qui est laid. Et les contraires se font ressortir mutuellement au maximum. Voilà pourquoi l'honneur semble spécialement appartenir à la tempérance, qui repousse ce qu'il y a de plus laid et de plus indécent pour l'homme, c'est-à-dire les voluptés bestiales. Il en résulte que le nom même de tempérance fait penser, plus que tout autre, au bien de la raison, dont le rôle est de modérer et de " tempérer " les convoitises mauvaises. Ainsi donc l'honneur, en tant qu'il est attribué pour une raison spéciale à la tempérance, en est appelé une partie, non pas partie subjective, ni partie comme le serait une vertu annexe, mais partie intégrante, comme une condition de la tempérance.
Solutions
:
1. La tempérance est dite
partie subjective de l'honnête, quand celui-ci est pris dans toute sa
généralité. Mais ce n'est pas ainsi qu'il fait partie de la tempérance.
2. Chez ceux qui sont en
état d'ébriété, le vin fait paraître honorables tous les sentiments, parce
qu'il leur fait croire qu'ils sont grands et dignes d'honneur.
3. La justice et la force méritent un plus grand honneur que la tempérance à cause de l'excellence de leur bien plus grand. Mais la tempérance mérite un plus grand honneur à cause de la répression de vices plus déshonorants. Et c'est ainsi que le sens de l'honneur est davantage attribué à la tempérance, selon la règle indiquée par S. Paul que " les membres que nous tenons pour les moins honorables du corps sont ceux-là mêmes que nous entourons de plus d'honneur ", c'est-à-dire en écartant ce qui est déshonorant.
LES PARTIES SUBJECTIVES DE LA TEMPÉRANCE
I1 faut considérer maintenant les parties subjectives de la tempérance. D'abord, celles qui ont trait aux plaisirs procurés par la nourriture (Question 146-150), ensuite celles qui ont trait aux plaisirs sexuels (Question 151-154).
A propos des premières, nous traiterons de l'abstinence, qui concerne les aliments et les boissons (Question 146-148), et de la sobriété, qui concerne plus spécialement la boisson (Question 149-150).
A propos de l'abstinence nous examinerons trois questions : 1. L'abstinence en elle-même (Question 146). - 2. L'acte de l'abstinence, qui est le jeûne (Question 147). - 3. Le vice opposé, qui est la gourmandise (Question 148).
1. L'abstinence est-elle une vertu ? - 2. Est-elle une vertu spéciale ?
Objections
:
1. Réponse négative, semble-t-il.
S. Paul dit en effet (1 Co 4, 20) :
" Le Royaume de Dieu ne consiste pas dans la parole mais dans la vertu.
" Or le Royaume de Dieu ne consiste pas dans l'abstinence, si l'on en
croit le même S. Paul (Rm 14, 17) : " Le Royaume de Dieu n'est pas affaire
de nourriture ou de boisson " ; et la Glose explique : " La justice
n'est pas dans le fait de s'abstenir ou de manger. " L'abstinence n'est
donc pas une vertu.
2. S'adressant à Dieu, S.
Augustin disait : " Tu m'as enseigné à ne prendre les aliments que
comme des remèdes. " Or, régler l'usage des remèdes n'appartient pas à la
vertu, mais à l'art de la médecine. Ainsi donc, au même titre, modérer l'usage
des aliments, qui ressortit à l'abstinence, n'est pas un acte de vertu, mais un
effet de l'art.
3. Toute vertu "
consiste dans un juste milieu ", selon Aristote. Mais l'abstinence ne
semble pas consister en un milieu, mais dans un manque, puisqu'elle tire son
nom d'une soustraction. L'abstinence n'est donc pas une vertu.
4. Aucune vertu n'exclut
une autre vertu. Or l'abstinence exclut la patience. S. Grégoire dit en effet
que " bien souvent l'impatience fait sortir de la tranquillité les esprits
de ceux qui font abstinence ". Et il dit aussi que " parfois
l'orgueil traverse les pensées des abstinents ". Ce qui exclut ainsi
l'humilité. L'abstinence n'est donc pas une vertu.
Cependant, on peut lire dans la 2ème épître de S. Pierre (1, 5) : " Joignez à votre foi la vertu, à la vertu la connaissance, à la connaissance l'abstinence. " L'abstinence est donc rangée parmi les vertus.
Conclusion
:
Le mot abstinence indique une soustraction d'aliments. Mais ce mot peut être entendu de deux façons. Ou bien il désigne une privation pure et simple d'aliments. Et alors le mot abstinence ne désigne ni une vertu, ni un acte de vertu, mais quelque chose d'indifférent au point de vue moral. Ou bien l'abstinence peut s'entendre en tant que réglée par la raison. Et alors elle signifie ou un habitus ou un acte de vertu. C'est ce que suggère le texte de S. Pierre, où l'abstinence est unie au discernement : que l'homme s'abstienne de nourriture selon qu'il est nécessaire " à la convenance de ceux avec qui il vit et à la convenance de lui-même, et selon les nécessités de la santé ".
Solutions
:
1. L'usage des aliments et
l'abstinence de ceux-ci, considérés en soi, ne concernent pas le royaume de
Dieu. Comme dit S. Paul (1 Co 8, 8) : " Ce n'est pas un aliment, certes,
qui nous rapprochera de Dieu. Si nous n'en mangeons pas, nous n'avons rien de
moins ; et si nous en mangeons, nous n'avons rien de plus ", au spirituel
s'entend. Mais l'un et l'autre, quand ce sont des actes raisonnables inspirés par
la foi et l'amour de Dieu, appartiennent au royaume de Dieu.
2. La modération dans les
aliments, quant à la quantité et à la qualité, relève de l'art de la médecine
s'il s'agit de la santé du corps ; mais, selon les dispositions intérieures par
rapport au bien de la raison, elle relève de l'abstinence. Comme dit S.
Augustin " la nature ou la quantité des aliments que l'on prend
n'intéresse aucunement la vertu, pourvu qu'on le fasse à la convenance de ceux
avec qui l'on vit et à sa convenance personnelle, et selon les nécessités de sa
santé : ce qui importe, c'est la facilité et l'égalité d'âme dont on est
capable, lorsque la nécessité s'impose de s'en abstenir. "
3. Il appartient à la
tempérance de refréner les plaisirs qui séduisent le plus l'âme, de même qu'il
appartient à la force d'affermir l'âme contre les craintes qui écartent du bien
de la raison. C'est pourquoi de même que la force est louée pour un certain
excès, d'où tirent leur nom toutes les parties de la force, de même la
tempérance est louée pour un certain manque, d'où elle tire elle-même son nom,
ainsi que toutes ses parties. Aussi l'abstinence, qui est une partie de la
tempérance, reçoit-elle son nom d'un manque. Et cependant elle consiste dans un
juste milieu, en tant qu'elle se conforme à la droite raison.
4. Ces vices proviennent de l'abstinence dans la mesure où elle ne se conforme pas à la droite raison. En effet la droite raison nous fait nous abstenir " comme il faut ", c'est-à-dire avec bonne humeur ; et " en vue de ce qu'il faut ", c'est-à-dire en vue de la gloire de Dieu, et non en vue de notre propre gloire.
Objections
:
1. Non, à ce qu'il semble.
En effet toute vertu est en elle-même digne d'éloge. Or ce n'est as le cas de
l'abstinence, puisque S. Grégoire dit que " la vertu d'abstinence n'est
estimable qu'en considération d'autres vertus ". L'abstinence n'est donc
pas une vertu spéciale.
2. Selon S. Augustin les
saints pratiquent l'abstinence dans le manger et le boire, non parce qu'une
créature de Dieu serait mauvaise, mais seulement " pour châtier leur corps
". Or cela relève de la chasteté, comme les mots mêmes l'indiquent.
L'abstinence n'est donc pas une vertu spéciale, distincte de la chasteté.
3. De même que l'homme doit
se contenter d'une nourriture modérée, de même il doit user de modération dans
le vêtement. S. Paul écrit (1 Tm 6, 8) : " Lorsque nous avons nourriture
et vêtement, sachons être satisfaits. " Mais la modération dans le
vêtement ne requiert pas une vertu spéciale. Il en est donc de même pour
l'abstinence, qui modère l'usage des aliments.
Cependant, Macrobe considère l'abstinence comme une partie spéciale de la tempérance.
Conclusion
:
La vertu morale défend le bien de la raison contre les assauts des passions, nous l'avons dit plus haut. C'est pourquoi, là où se trouve un motif spécial pour que la passion détourne du bien de la raison, une vertu spéciale est nécessaire. Or les plaisirs de la nourriture sont de nature à détourner l'homme du bien de la raison, tant à cause de leur intensité qu'à cause de la nécessité de la nourriture, dont l'homme a besoin pour conserver sa vie, ce qu'il désire par-dessus tout. Pour cette raison l'abstinence est une vertu spéciale.
Solutions
:
1. Il y a une connexion nécessaire
entre les vertus, nous l'avons déjà dit. C'est pourquoi une vertu est aidée et
mise en valeur par une autre, par exemple la justice par la force. Ainsi en
est-il de l'abstinence qui est mise en valeur par les autres vertus.
2. L'abstinence châtie le
corps et le défend non seulement contre les séductions de la luxure, mais aussi
contre les séductions de la gourmandise. Car, lorsqu'il fait abstinence,
l'homme devient plus fort contre les attaques de la gourmandise, alors que
celles-ci sont d'autant plus puissantes que l'homme leur cède davantage. Le
secours que l'abstinence prête à la chasteté ne l'empêche pas cependant d'être
une vertu spéciale, car une vertu en aide une autre.
3. L'usage des vêtements est artificiel, tandis que l'usage des aliments provient de la nature. C'est pourquoi une vertu spéciale est plus nécessaire pour la modération des aliments que pour la modération dans le vêtement.
1. Le jeûne est-il un acte de vertu ? - 2. Est-il un acte d'abstinence ? - 3. Tombe-t-il sous le précepte ? - 4. Certains sont-ils dispensés d'observer ce précepte ? - 5. Le temps du jeûne. - 6. Le jeûne exige-t-il un seul repas ? - 7. L'heure du repas pour ceux qui jeûnent. - 8. Les aliments dont il faut s'abstenir.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, tout acte de vertu est agréable à Dieu. Or le jeûne ne l'est pas
toujours, selon Isaïe (58,3) : " Pourquoi jeûner, si tu n'y fais pas
attention ? " Le jeûne n'est donc pas un acte de vertu 1.
2. Nul acte de vertu ne
s'écarte du juste milieu. Or c'est ce que fait le jeûne. En effet, par la vertu
d'abstinence on prend ce qui est nécessaire pour subvenir aux nécessités de la
nature, et le jeûne retranche encore quelque chose à cela. Ou bien il faudrait
admettre que ceux qui ne jeûnent pas n'ont pas la vertu d'abstinence. Le jeûne
n'est donc pas un acte de vertu.
3. Ce qui convient communément à tous, aux bons et aux méchants, n'est pas un acte de vertu.
Or il en est ainsi du jeûne,
puisque, avant de manger, tout le monde est à jeun. Le jeûne n'est donc pas un
acte de vertu.
Cependant, S. Paul énumère le jeûne parmi les actes de vertu (2 Co 6, 5) : "... dans les jeûnes, par la chasteté, par la science... "
Conclusion
:
Un acte est vertueux quand il est ordonné par la raison à quelque bien honnête. Or c'est le cas du jeûne. En effet, on y recourt principalement pour trois buts. D'abord, pour réprimer les convoitises de la chair. C'est pourquoi, dans le texte cité, S. Paul parle de jeûne et de chasteté, car la chasteté est préservée par le jeûne, et S. Jérôme dit que " sans Cérès et Bacchus, Vénus reste froide ", ce qui veut dire que la luxure perd son ardeur par l'abstinence du manger et du boire. Ensuite, on jeûne pour que l'esprit s'élève plus librement à la contemplation des réalités les plus hautes. C'est pourquoi il est dit, au livre de Daniel (10, 3), qu'après un jeûne de trois semaines, il reçut une révélation de Dieu. Enfin, on jeûne en vue de satisfaire pour le péché. Aussi est-il dit au livre de Joël (2, 12) : " Revenez à moi de tout votre coeur, dans le jeûne, les pleurs et les cris de deuil. "
C'est ce que dit S. Augustin dans un de ses sermons : " Le jeûne purifie l'âme, élève l'esprit, soumet la chair à l'esprit, rend le coeur contrit et humilié, disperse les nuées de la convoitise, éteint l'ardeur des passions, rend vraiment brillante la lumière de la chasteté. " Cela montre bien que le jeûne est un acte de vertu.
Solutions
:
1. Il arrive qu'un acte
qui, par son genre, est vertueux, devienne vicieux dans certaines
circonstances. C'est pourquoi Isaïe ajoute : " Ce ne sont pas des jeûnes
comme ceux d'aujourd'hui qui feront là-haut entendre vos voix ", et il dit
peu après : " Or, vous jeûnez dans la dispute et la querelle et en
frappant le pauvre à coups de poing. " Ce que S. Grégoire commente ainsi :
" La volonté aspire à la joie, mais le poing apporte la colère. C'est donc
en vain que le corps est affaibli par l'abstinence, si l'esprit, chassé par les
mouvements désordonnés, est détruit par les vices. " Quant à S. Augustin,
il dit que " le jeûne n'aime pas la verbosité, juge la richesse superflue,
méprise l'orgueil, vante l'humilité, donne à l'homme de connaître sa faiblesse
et sa fragilité ".
2. Le milieu où se tient la
vertu ne s'évalue pas selon la quantité, mais " selon la droite raison
", dit Aristote. Or la raison juge que tel homme, pour un motif
particulier, doit prendre moins de nourriture qu'il ne lui en faudrait selon la
condition commune, par exemple pour éviter la maladie, ou pour accomplir plus
aisément quelques activités corporelles. Beaucoup plus encore, la droite raison
y invite pour éviter des maux et obtenir des biens spirituels. Ce n'est pas
cependant la droite raison qui supprimerait tellement de nourriture que la
nature ne puisse se conserver ; car, comme le dit S. Jérôme " il n'y a pas
de différence si tu mets longtemps ou peu de temps à te tuer " ; et "
Il offre en holocauste des biens volés, celui qui afflige son corps de façon
immodérée par la trop grande privation des aliments ou le manque de nourriture
ou de sommeil. " De même encore, la droite raison ne retranche pas la
nourriture au point de rendre l'homme incapable d'accomplir les oeuvres qui lui
incombent. C'est pourquoi S. Jérôme dit : " L'homme raisonnable perd sa
dignité s'il fait passer le jeûne avant la charité, et les veilles avant la
pleine possession de son esprit. "
3. Le jeûne naturel, dont on dit que quelqu'un est à jeun avant d'avoir mangé, consiste en une simple négation. C'est pourquoi on ne peut en faire un acte de vertu, mais seulement du jeûne par lequel on s'abstient plus ou moins de nourriture dans un dessein raisonnable. C'est pourquoi le premier est appelé " jeûne de celui qui est à jeun " et le second " jeûne de celui qui jeûne ", pour marquer que celui-ci agit de propos délibéré.
Objections
:
1. Réponse négative,
semble-t-il. En effet, à propos du texte de S. Matthieu (17, 20) : " Ce
genre de démons... ", S. Jérôme dit : " Le jeûne consiste à
s'abstenir non seulement d'aliments, mais de toutes les séductions. " Mais
cela est vrai de n'importe quelle vertu. Le jeûne n'est donc pas spécialement
un acte d'abstinence.
2. Selon S. Grégoire le
jeûne de Carême est la dîme de toute l'année. Mais acquitter la dîme est un
acte de religion, nous l'avons vu précédemment. Le jeûne est donc un acte de
religion, et non un acte d'abstinence.
3. L'abstinence est une
partie de la tempérance. Or la tempérance se distingue de la force, à laquelle
il appartient de supporter les choses pénibles, ce qui semble particulièrement
le cas du jeûne. Le jeûne n'est donc pas un acte d'abstinence.
Cependant, Isidore dit que " jeûner, c'est vivre de peu et s'abstenir de nourriture ".
Conclusion
:
L'acte et l'habitus ont la même matière. C'est pourquoi tout acte vertueux ayant telle matière appartient à la vertu qui établit le milieu en cette matière. Or le jeûne s'applique aux nourritures dans lesquelles l'abstinence détermine le juste milieu. Il est donc clair que le jeûne est un acte d'abstinence.
Solutions
:
1. Le jeûne proprement dit consiste à s'abstenir d'aliments. Mais, entendu au sens métaphorique, il consiste à s'abstenir de tout ce qui fait du mal, donc surtout des péchés.
Ou bien l'on peut dire que le jeûne
proprement dit est aussi l'abstinence de toutes les séductions, parce que cet
acte vertueux cesse de l'être par tous les vices liés à ces séductions, on
vient de le dire.
2. Rien n'empêche l'acte
d'une vertu d'appartenir à une autre vertu, s'il se trouve ordonné à la fin de
celle-ci. De ce point de vue rien n'empêche que le jeûne appartienne à la
religion ou à la chasteté, ou à toute autre vertu.
3. Il n'appartient pas à la force, en tant qu'elle est une vertu spéciale, de supporter n'importe quelle chose pénible, mais seulement ces choses qui se rapportent aux périls de mort. Supporter les désagréments qui proviennent du manque des plaisirs du toucher, revient à la tempérance et à ses parties : or ce sont là les désagréments du jeûne.
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet, les préceptes ne portent pas sur les oeuvres surérogatoires, qui tombent
sous le conseil. Or le jeûne est une oeuvre surérogatoire ; autrement, il
devrait être observé partout et toujours de la même façon. Le jeûne ne tombe
donc pas sous le précepte.
2. Quiconque transgresse un
précepte commet un péché mortel. Donc, si le jeûne était de précepte, tous ceux
qui ne jeûnent pas pécheraient mortellement. Ce qui semblerait un immense piège
tendu aux hommes.
3. Comme dit S. Augustin,
" quand la Sagesse même de Dieu eut assumé l'homme qui nous appela à la
liberté, il n'y eut plus qu'un petit nombre de sacrements porteurs de salut,
établis comme lien social des peuples chrétiens, c'est-à-dire de la multitude
libre soumise au Dieu unique ". Mais la liberté du peuple chrétien ne
semble pas moins entravée par la multiplicité des observances que par la
multiplicité des sacrements. En effet, S. Augustin dit que " certains
chargent de servitudes notre religion elle-même que la miséricorde de Dieu a
voulue libre en lui donnant des sacrements très clairs et peu nombreux. "
Il semble donc que l'Église n'a pas dû instituer un précepte du jeûne.
Cependant, S. Jérôme, à propos des jeûnes, écrit : " Que chaque province abonde dans son sens et estime les préceptes des Anciens comme des lois apostoliques. "
Conclusion
:
De même qu'il appartient aux princes séculiers de promulguer des lois précisant le droit naturel en ce qui concerne le bien commun dans le domaine temporel, de même il appartient aux prélats ecclésiastiques de prescrire par des décrets ce qui regarde le bien commun des fidèles dans le domaine spirituel. Or, nous avons dit que le jeûne est utile pour expier et réprimer la faute, et pour élever l'esprit aux choses spirituelles. Chacun est ainsi tenu par la raison naturelle de pratiquer le jeûne dans la mesure où cela lui est nécessaire pour obtenir ces résultats. C'est pourquoi le jeûne dans sa raison générale tombe sous le précepte de la loi naturelle. Mais la détermination du temps et du mode pour jeûner selon la convenance et l'utilité du peuple chrétien tombe sous le précepte du droit positif, édicté par les prélats de l'Église. C'est ce qu'on appelle le jeûne ecclésiastique ; l'autre est le jeûne naturel.
Solutions
:
1. En soi, le jeûne ne
signifie pas quelque chose d'attrayant, mais quelque chose de pénible. Ce qui
le fait choisir, c'est son utilité pour une fin. C'est pourquoi, considéré dans
l'absolu, il n'est pas nécessité par un précepte ; mais il le devient pour
celui qui a besoin d'un tel remède. Et comme c'est l'ensemble des hommes qui,
le plus souvent, a besoin d'un tel remède, parce qu'" à maintes reprises
nous commettons des écarts, tous sans exception ", selon S. Jacques (3, 2)
et parce que " la chair convoite contre l'esprit ", selon S. Paul (Ga
5, 17), il était bon que l'Église instituât des jeûnes à observer communément
par tous. Ce faisant, elle n'a pas placé sous le précepte ce qui appartient
simplement au surérogatoire, mais elle a déterminé dans le particulier ce qui
était nécessaire en général.
2. Les préceptes qui sont
proposés par mode de décret général n'obligent pas tout le monde de la même
façon, mais selon ce qui est requis pour la fin que se propose le législateur.
Si quelqu'un, en transgressant le décret, méprise l'autorité qui l'a établi, ou
s'il le transgresse de telle façon que la fin recherchée s'en trouve empêchée,
un tel transgresseur pèche mortellement. Mais si pour une cause raisonnable
quelqu'un n'observe pas le décret, en particulier dans le cas où le
législateur, s'il était présent, ne jugerait pas que le décret doive être
observé, une telle transgression ne constitue pas un péché mortel. Pour cette
raison ceux qui n'observent pas les jeûnes prescrits par l'Église ne pèchent
pas tous mortellement.
3. S. Augustin parle ici de choses " qui ne sont pas contenues dans les textes de la Sainte Écriture, qui ne se trouvent pas non plus dans les décrets des conciles épiscopaux, et qui ne sont pas sanctionnées par la coutume de l’Église universelle ". Mais les jeûnes de précepte sont établis dans les conciles épiscopaux et confirmés par la coutume de l'Église universelle. Et ils ne sont pas contraires à la liberté du peuple fidèle, mais bien plutôt utiles pour empêcher la servitude du péché qui s'oppose à la liberté de l'esprit, à cette liberté dont parle S. Paul (Ga 5, 13) : " Vous, mes frères, vous avez été appelés à la liberté ; seulement, que cette liberté ne se tourne pas en prétexte pour la chair. "
Objections
:
1. Il semble que tous sont
tenus aux jeûnes de l'Église. En effet, les préceptes de l'Église obligent
comme les préceptes de Dieu ; il est dit en S. Luc (10, 16) : " Qui vous
écoute, m'écoute. " Or tous sont tenus d'observer les préceptes de Dieu.
Donc tous sont tenus semblablement d'observer les jeûnes institués par
l'Église.
2. Ce sont surtout les
enfants qui sembleraient devoir être dispensés du jeûne, à cause de leur âge.
Or les enfants ne sont pas dispensés, si l'on en croit Joël (2, 15) : "
Prescrivez un jeûne ", écrit-il et un peu plus loin il ajoute : "
Réunissez les petits enfants, ceux qu'on allaite au sein. " Tous les
autres sont donc bien plus tenus aux jeûnes.
3. Le spirituel doit être
préféré au temporel, et le nécessaire à ce qui ne l'est pas. Mais les travaux
manuels sont ordonnés à un profit temporel ; et un voyage, même s'il est
ordonné à des choses spirituelles, n'est pas de l'ordre du nécessaire. Puisque
le jeûne est ordonné à l'utilité spirituelle et tient sa nécessité d'un décret
de l’Église, il semble qu'on ne doive pas s'abstenir des jeûnes d'Église à
cause d'un voyage ou de travaux manuels.
4. On doit davantage agir
de sa propre volonté que par nécessité, selon S. Paul (2 Co 9, 7). Mais les
pauvres ont l'habitude de jeûner par nécessité, à cause du manque de
nourriture. Ils doivent donc beaucoup plus encore jeûner de leur propre
volonté.
Cependant, il semble qu'aucun juste ne soit tenu de jeûner. En effet, les préceptes de l'Église n'obligent pas à l'encontre de la doctrine du Christ. Mais le Seigneur a dit en S. Luc (5, 34) : " Les compagnons de l'époux ne peuvent pas jeûner pendant que l'époux est avec eux. " Or il est avec tous les justes, puisqu’il habite spirituellement en eux ; c'est pourquoi il a dit en S. Matthieu (28, 20) : " Et moi, je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde. " Ainsi donc les prescriptions de l'Église n'obligent pas les justes à jeûner.
Conclusion
:
On l'a dit précédemment, les prescriptions communes sont proposées selon qu'elles conviennent à la multitude. C'est pourquoi, en les édictant, le législateur considère ce qui a lieu communément et dans la plupart des cas. Mais si, pour un motif spécial on trouve chez quelqu'un un empêchement à l'observance de la loi, l'intention du législateur n'est pas de l'y obliger.
Cependant une distinction est à faire. Si l'empêchement est évident, on peut licitement par soi-même se dispenser d'observer la prescription, surtout dans le cas où une coutume intervient, ou bien si l'on ne peut pas facilement recourir au supérieur. Mais si l'empêchement est douteux, on doit recourir au supérieur qui a pouvoir de dispenser en de tels cas. Telle est la conduite à tenir dans les jeûnes institués par l'Église : tous y sont communément obligés, à moins que ne se présente quelque empêchement particulier.
Solutions
:
1. Les préceptes de Dieu
sont des commandements de droit naturel, qui sont en eux-mêmes nécessaires au
salut. Mais les prescriptions de l'Église concernent des choses qui, par soi,
ne sont pas nécessaires au salut, mais ne le sont que par l'institution de
l'Église. C'est pourquoi il peut y avoir des empêchements à cause desquels on
n'est pas tenu d'observer les jeûnes ecclésiastiques.
2. Chez les enfants se trouve un motif tout à fait évident de ne pas jeûner, à cause de la faiblesse de leur nature qui fait qu'ils ont besoin d'une nourriture fréquente et qui ne soit pas prise trop abondamment à la fois, et aussi à cause du besoin qu'ils ont de beaucoup de nourriture, nécessaire à la croissance que procure le surplus des aliments. C'est pourquoi, aussi longtemps qu'ils se trouvent dans la période de la croissance, qui se poursuit chez la plupart jusqu'à la vingt et unième année révolue, ils ne sont pas tenus à observer les jeûnes d'Église. Il convient cependant que, même pendant cette période, ils s'exercent à jeûner plus ou moins à la mesure de leur âge.
Parfois cependant, sous la menace
d'une grande calamité et en signe d'une pénitence plus sévère, les jeûnes sont
prescrits même aux enfants. C'est ainsi que dans le livre de Jonas (3, 7), on
les prescrit même pour le bétail : " Hommes et bêtes, gros et petit bétail
ne goûteront rien, ne mangeront pas et ne boiront pas d'eau. "
3. En ce qui concerne les
voyageurs et les travailleurs manuels, il semble qu'il faille distinguer. Si le
voyage et le travail peuvent être aisément différés ou diminués sans détriment
pour le bien du corps et la situation extérieure que requiert la conservation
de la vie corporelle et spirituelle, alors les jeûnes d'Église ne doivent pas
être supprimés. Mais s'il y a nécessité de partir immédiatement pour un voyage
et d'accomplir de grandes étapes, ou de travailler beaucoup pour les besoins du
corps ou pour ceux de l'esprit, et qu'en même temps les jeûnes d'Église ne
puissent être observés, on n'est pas obligé de jeûner ; il ne semble pas en
effet que l'intention de l’Église, en instituant des jeûnes, ait été d'empêcher
d'autres oeuvres bonnes et plus nécessaires. Il semble pourtant, en pareil cas,
qu'il faille recourir à la dispense du supérieur, à moins que peut-être existe
la coutume de procéder ainsi ; car du silence même de l'autorité on peut
déduire qu'elle y consent.
4. Les pauvres qui ont
assez de ressources pour faire un seul repas suffisant ne sont pas dispensés
des jeûnes d’Église en raison de leur pauvreté. En semblent excusés cependant
ceux qui, en mendiant, reçoivent morceau par morceau et ne peuvent obtenir en
une fois une réfection suffisante.
5. Cette parole du Seigneur peut être interprétée de trois manières : l° Selon Chrysostome, les disciples qui sont appelés " compagnons de l'époux étaient encore trop faiblement disposés " ; aussi les compare-t-on à un " Vieux vêtement ". C'est pourquoi, tant que le Christ était corporellement présent, il valait mieux les encourager par une certaine douceur que les exercer par les austérités du jeûne. De ce point de vue il convient mieux de dispenser du jeûne les imparfaits et les novices que les anciens et les parfaits, comme le montre la Glose sur ce verset du Psaume (131, 2) : " Comme l'enfant sevré près de sa mère. "
2° Selon S. Jérôme, le Seigneur parle ici du jeûne de l'ancienne observance. Le Seigneur veut donc signifier par là que les Apôtres ne devaient plus être tenus aux anciennes observances, eux sur qui devait se répandre la nouveauté de la grâce.
3° Selon S .Augustin ,il y a lieu de distinguer un double jeûne : un jeûne qui appartient à " l'humanité de la détresse ". Celui-là ne convient pas aux parfaits, qui sont appelés " compagnons de l'époux " ; c'est pourquoi S. Luc dit (5, 34) : " Les compagnons de l'époux ne peuvent pas jeûner ", et S. Matthieu : " Les compagnons de l'époux ne peuvent mener le deuil. " Et un autre jeûne est celui qui appartient à la " joie de l'esprit fixé sur les biens spirituels ". Un tel jeûne convient aux parfaits.
Objections
:
1. Il semble que les époques où l’Église prescrit le jeûne soient mal choisies. Nous lisons en effet dans S. Matthieu (4, 2) que le Christ a commencé le jeûne aussitôt après son baptême.
Or nous devons imiter le Christ, S.
Paul le rappelle (1 Co 4, 16) : " Soyez mes imitateurs comme je le suis du
Christ. " Nous devons donc accomplir le jeûne aussitôt après l'Épiphanie,
fête où l'on célèbre le baptême du Christ.
2. Les cérémonies rituelles
de la loi ancienne ne doivent pas être observées dans la loi nouvelle. Or les
jeûnes observés en certains mois déterminés appartiennent aux cérémonies de la
loi ancienne, comme on peut le voir en Zacharie (8, 19) : " Le jeûne du
quatrième mois, le jeûne du cinquième, le jeûne du septième et le jeûne du
dixième deviendront pour la maison de Juda allégresse, joie, gais jours de
fête. " Ainsi donc les jeûnes appelés jeûnes des Quatre-Temps, prévus à
certains mois, ne devraient pas être observés dans l'Église.
3. Selon S. Augustin, de
même qu'il y a un jeûne " d'affliction ", de même il y a un jeûne
" d'exultation ". Or c'est surtout la résurrection du Christ qui
apporte aux fidèles l'exultation spirituelle. C'est donc pendant la
cinquantaine pascale, que l'Église solennise à cause de la résurrection du
Seigneur, et les dimanches, jours où l'on en fait mémoire, que des jeûnes
doivent être prescrits.
Cependant, il y a la coutume commune de l'Église.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haut, le jeûne a un double but : la destruction de la faute, et l'élévation de l'esprit vers les réalités d'en haut. C'est pourquoi des jeûnes durent être spécialement prescrits aux moments où il fallait que les hommes se purifient du péché, et que l'esprit des fidèles s'élève vers Dieu par la dévotion. Certes, cela est principalement indiqué avant la solennité pascale. C'est à ce moment que les fautes sont remises par le baptême qui se célèbre solennellement dans la vigile pascale, quand on fait mémoire de la sépulture du Seigneur. Car, dit S. Paul, " par le baptême nous avons été ensevelis avec le Christ dans la mort " (Rm 6, 4). Il faut surtout, dans la fête de Pâques, que l'esprit de l'homme soit élevé par la dévotion vers la gloire de l'éternité, que le Christ a inaugurée a sa résurrection. C'est pourquoi l'Église a décidé qu'il fallait jeûner immédiatement avant la solennité pascale, et pour la même raison à la vigile des fêtes principales, afin de nous préparer à les célébrer dévotement.
Pareillement, c'est une coutume de l'Église de conférer les saints ordres quatre fois par an. Pour le symboliser, le Seigneur rassasia de sept pains quatre milliers d'hommes, par quoi est signifiée " l'année du Nouveau Testament ", dit S. Jérôme. A la réception de ces saints ordres il faut que se préparent par le jeûne ceux qui ordonnent, ceux qui vont être ordonnés, et aussi tout le peuple pour l'utilité duquel ils sont ordonnés. C'est pourquoi on lit dans S. Luc (6, 12) que le Seigneur avant de choisir ses disciples, " s'en alla dans la montagne pour prier " ; sur quoi S. Ambroise déclare : " Que convient-il que tu fasses, lorsque tu veux entreprendre quelque pieux ministère ? Le Christ, sur le point d'envoyer ses Apôtres, commença par prier. "
Quant au nombre des jours du jeûne quadragésimal, S. Grégoire en donne trois raisons : la première, " c'est que le décalogue reçoit son accomplissement des quatre évangiles ; mais dix multiplié par quatre égale quarante ". Ou bien, c'est parce que " nous subsistons par quatre éléments dans ce corps mortel par la volonté duquel nous nous opposons aux commandements du Seigneur reçus dans le décalogue. Il est donc juste que nous affligions cette même chair pendant quatre fois dix jours ". - Ou bien, c'est parce que " nous nous efforçons d'offrir ainsi à Dieu la dîme des jours. En effet, puisque l'année comprend trois cent soixante cinq jours, nous nous affligeons pendant trente-six jours ", qui sont les jours de jeûne des six semaines de carême, donnant ainsi à Dieu la dîme de notre année. - S. Augustin ajoute une quatrième raison. Le Créateur est trinité, Père, Fils et Esprit Saint. Par ailleurs le nombre trois convient à la créature spirituelle : nous devons en effet aimer Dieu " de tout notre coeur, de toute notre âme, et de tout notre esprit ". Et le nombre quatre convient à la créature visible : à cause du chaud et du froid, de l'humide et du sec. Ainsi donc le nombre dix signifie tout ce qui existe. Si on le multiplie par quatre, qui convient au corps chargé de l'exécution, on obtient quarante.
Les jeûnes des Quatre-Temps durent chacun trois jours, soit à cause du nombre des mois se rapportant à chacun de ces temps, soit à cause du nombre des saints ordres qui se confèrent en ces temps.
Solutions
:
1. Le Christ n'a pas eu
besoin du baptême pour lui-même, mais pour nous recommander le baptême. C'est
pourquoi il ne convenait pas qu'il jeûnât avant son baptême, mais après, pour
nous inviter à jeûner avant notre baptême.
2. L'Église n'observe les
jeûnes des QuatreTemps ni tout à fait dans les mêmes temps que les Juifs, ni
non plus pour les mêmes raisons. En effet les Juifs jeûnaient en
juillet, qui est le quatrième mois après avril, qu'ils considèrent comme le
premier mois de l'année. C'est alors que Moïse, descendant du mont Sinaï, brisa
les tables de la Loi (Ex 32, 19), et que, selon Jérémie (52, 6), les remparts
de la cité furent forcés pour la première fois. Au cinquième mois, qui chez
nous est le mois d'août, lorsque, à cause des explorateurs de la Terre promise,
une sédition s'était élevée dans le peuple, ils reçurent l'ordre de ne pas
gravir la montagne (Nb 14, 42) ; c'est en ce mois que le temple de Jérusalem
fut incendié par Nabuchodonosor (Jr 52, 12), et ensuite par Titus. Au septième
mois, qui est le mois d'octobre, Godolias fut mis à mort, et les restes
d'Israël dispersés (Jr 41, 1.10). Au dixième mois, qui chez nous est le mois de
Janvier, le peuple, qui se trouvait en captivité avec Ézéchiel, apprit que le
Temple avait été renversé (Ez 33, 21).
3. Le " jeûne d'exultation " procède d'une inspiration de l'Esprit Saint, qui est l'Esprit de liberté. Pour cette raison ce jeûne ne doit pas tomber sous le précepte. Les jeûnes qui sont institués par un précepte de l'Église sont donc plutôt des " jeûnes d'affliction " qui ne conviennent pas aux jours de joie. C'est pourquoi il n'y a pas de jeûne institué par l'Église pour toute la durée du temps pascal, ni non plus pour les dimanches. Si quelqu'un jeûnait ces jours-là contre la coutume du peuple chrétien, qui, dit S. Augustin " doit être tenue pour loi ", ou encore en commettant une erreur, à la manière des manichéens qui jeûnent en estimant qu'un tel jeûne est nécessaire, celui-là ne serait pas exempt de péché, quoique le jeûne, considéré en lui-même, soit louable en tout temps, comme l'écrit S. Jérôme : " Plût au ciel que nous puissions jeûner en tout temps "
Objections
:
1. Non, semble-t-il. On a
dit en effet que le jeûne était un acte de la vertu d'abstinence, qui n'est pas
moins concernée par la juste quantité dans la nourriture que par le nombre de
repas. Or la quantité de nourriture n'est pas fixée pour ceux qui jeûnent. Le
nombre de repas ne doit pas l'être non plus.
2. On se nourrit de boisson
aussi bien que d'aliments. C'est pourquoi la boisson rompt le jeûne ; ainsi, on
ne peut recevoir l'Eucharistie après avoir bu. Or il n'est pas interdit de
boire plusieurs fois les jours de jeûne, à différentes heures de la journée. Il
ne doit donc pas être interdit non plus de manger plusieurs fois quand on
jeûne.
3. Certains remèdes, comme
les électuaires, sont des aliments. Beaucoup de personnes en prennent cependant
les jours de jeûne après leur repas. Le repas unique n'est donc pas essentiel
au jeûne.
Cependant, c'est la coutume générale du peuple chrétien.
Conclusion
:
Le jeûne est institué par l'Église pour réprimer la convoitise, de façon cependant à respecter la nature. L'unique repas semble suffire pour atteindre ce but : l'homme peut à la fois contenter la nature, et réduire la convoitise en diminuant la fréquence des repas. C'est pourquoi, dans sa modération, l'Église a décidé que ceux qui jeûnent mangeraient une seule fois par jour.
Solutions
:
1. La quantité de
nourriture ne pouvait être fixée de façon uniforme pour tous, car les
tempéraments sont différents, et il peut se faire que l'un ait besoin de plus
de nourriture qu'un autre. Mais dans la plupart des cas tous peuvent satisfaire
aux besoins de la nature par un unique repas.
2. Il y a deux sortes de
jeûne - le jeûne naturel, qui est exigé pour la réception de l'eucharistie et qui
est rompu par l'absorption de toute boisson même l'eau, après quoi on ne peut
recevoir l'eucharistie ; et le jeûne d'Église, qui est le jeûne de " celui
qui jeûne ", et qui est rompu seulement par ce que l’Église avait
l'intention d'interdire en instituant le jeûne. Or l'Église n'a pas voulu
interdire l'usage de la boisson, qui est prise pour désaltérer le corps et pour
aider à la digestion des aliments plutôt que pour se nourrir, encore qu'elle
nourrisse aussi d'une certaine façon. - Mais si l'on use de boisson de façon
immodérée, on peut pécher et perdre le mérite du jeûne ; de même si l'on mange
de façon immodérée dans un seul repas.
3. Ces médicaments, même s'ils nourrissent d'une certaine façon, ne sont pas pris principalement pour se nourrir, mais pour faciliter la digestion. Ils ne rompent donc pas le jeûne, pas plus que l'absorption des autres remèdes, à moins qu'on ne les prenne en grande quantité comme un moyen détourné de se nourrir.
Objections
:
1. Avoir fixé le repas à la
neuvième heure, pour ceux qui jeûnent, ne semble pas justifié. En effet, le
statut du Nouveau Testament est plus parfait que celui de l'Ancien. Or dans
celui-ci on jeûnait jusqu'au soir. Car il est écrit dans le Lévitique (23, 32)
: " C'est le sabbat - en jeûnant vous affligerez vos âmes ", et
aussitôt après : " Depuis ce soir jusqu'au soir suivant, vous observerez
le repos sabbatique. " Donc, bien davantage encore le jeûne doit, dans le
Nouveau Testament, être prescrit jusqu'au soir.
2. Le jeûne institué par
l’Église est imposé à tous. Or tous ne peuvent pas de façon précise savoir
quelle est la neuvième heure. Il semble donc que la fixation de l'heure ne
devrait pas tomber sous le précepte du jeûne.
3. Le jeûne est un acte de
la vertu d'abstinence, on l'a dit plus haute. Mais la vertu morale ne,
détermine pas le milieu de la même manière pour tous, car, selon Aristote
" ce qui est beaucoup pour l'un sera peu pour un autre ". On ne doit
donc pas fixer la neuvième heure à ceux qui jeûnent.
Cependant, le concile de Chalcédoine déclare que " pendant le carême, on ne doit aucunement considérer que l'on jeûne si l'on mange avant la célébration de l'office de vêpres " qui, pendant le temps du Carême, se dit après none. On doit donc jeûner jusqu'à none.
Conclusion
:
Nous l'avons dit le jeûne est ordonné à l'expiation et à la prévention de la faute. Il faut donc ajouter quelque chose à l'usage commun, sans pour autant accabler par trop la nature. Or c'est une coutume judicieuse et commune pour les hommes de prendre leur repas aux environs de la sixième heure : la digestion semble bien complète, la chaleur naturelle s'est concentrée à l'intérieur en raison du froid de la nuit, le liquide nourricier s'est répandu par tous les membres, aidé en cela par la chaleur du jour jusqu'à la montée du soleil à son zénith ; c'est alors aussi que l'organisme a surtout besoin d'être aidé contre la chaleur extérieure de l'air, pour éviter que les humeurs intérieures se dessèchent. C'est pourquoi, afin qu'en jeûnant on éprouve quelque désagrément en expiation de ses fautes, il est convenable de fixer l'heure du repas à la neuvième heure.
Cette heure convient aussi au mystère de la passion du Christ, qui s'est accomplie à la neuvième heure, quand, " inclinant la tête, il rendit l'esprit ". En effet ceux qui jeûnent en affligeant leur chair se conforment à la passion du Christ. Comme l'écrit S. Paul (Ga 5, 24) : " Ceux qui appartiennent au Christ Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises. "
Solutions
:
1. Le statut de l'Ancien
Testament est comparé à la nuit et celui du Nouveau Testament au jour, selon S.
Paul (Rm 13, 12) : " La nuit est avancée ; le jour est tout proche. "
C'est pourquoi dans l'Ancien Testament on jeûnait jusqu'à la nuit, mais non
dans le Nouveau Testament.
2. Cette heure déterminée
ne se calcule pas selon un examen précis mais selon une approximation : il
suffit en effet qu'elle soit aux environs de la neuvième heure. Et cela, tout
le monde peut facilement s'en rendre compte.
3. Une légère différence en plus ou en moins ne saurait faire grand mal. En effet l'intervalle n'est pas bien grand entre la sixième heure, où généralement les hommes prennent leur repas, et la neuvième heure, prescrite pour ceux qui jeûnent. Une telle fixation de temps ne peut donc nuire vraiment, quelle que soit la situation où l'on se trouve. Mais si, à cause de la maladie ou de l'âge ou pour quelque autre cause, un grave dommage devait en résulter, il faudrait alors dispenser du jeûne, ou avancer quelque peu l'heure du repas.
Objections
:
1. Il ne semble pas qu'on
ait raison d'interdire à ceux qui jeûnent de manger de la viande, des oeufs et
du laitage. En effet, on a dit plus haut que le jeûne a été institué pour
réprimer les convoitises de la chair. Or l'usage du vin excite davantage à la
luxure que l'usage de la viande, d'après les Proverbes (20, 1) : " La
luxure est dans le vin ! ", et chez S. Paul (Ep 5, 18) : " Ne vous
enivrez pas de vin : on n'y trouve que libertinage. " Puisque le vin n'est
pas interdit à ceux qui jeûnent, il semble donc que l'usage de la viande ne
devrait pas être interdit non plus.
2. Certains poissons
procurent autant de plaisir au goût que certaines viandes. Or la convoitise est
un " appétit du délectable ". C'est pourquoi, de même que l'usage du
poisson n'est pas interdit dans le jeûne, qui est institué pour refréner la
convoitise, de même l'usage de la viande ne doit pas être interdit non plus.
3. A certains jours de
jeûne, certains mangent des oeufs et du fromage. On peut donc également en user
pendant le jeûne de carême.
Cependant, il y a la coutume générale des fidèles.
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut, le jeûne a été institué par l'Église pour réprimer les convoitises de la chair. Mais celles-ci portent sur les choses délectables du toucher qui se trouvent dans l'alimentation et dans les rapports sexuels. C'est pourquoi l'Église a interdit les nourritures dont la consommation procure le plus grand plaisir et celles qui excitent le plus au plaisir sexuel. Or telles sont les chairs des animaux qui vivent et respirent sur la terre, et les nourritures qui viennent d'eux, comme les laitages qui proviennent des quadrupèdes, et les oeufs qui proviennent des oiseaux. En effet, comme ces nourritures sont plus proches du corps humain, elles le délectent davantage et elles contribuent davantage à sa réfection. Aussi, quand on s'en nourrit, se produit un plus grand surplus qui se transforme en la matière de la semence, dont la multiplication est le plus grand excitant à la luxure. Voilà pourquoi c'est de ces nourritures surtout que l’Église a prescrit l'abstinence à ceux qui jeûnent.
Solutions
:
1. Trois facteurs
concourent à l'acte de la génération : la chaleur, l'élément gazeux et
l'élément liquide. A la production de la chaleur contribue surtout le vin et
les autres choses qui réchauffent le corps ; à la production de l'élément
gazeux semble contribuer ce qui provoque un gonflement ; mais à la production
de l'élément liquide contribue surtout l'usage de la viande qui a un grand
pouvoir nutritif. Mais la modification de la chaleur et l'abondance de
l'élément gazeux passent rapidement, tandis que la substance de l'élément
liquide demeure longtemps. C'est pourquoi l'on interdit davantage à ceux qui
jeûnent l'usage de la viande que celui du vin, ou celui des légumes, qui sont
des aliments qui gonflent.
2. En instituant le jeûne,
l’Église est restée attentive à ce qui arrive le plus communément. Or la viande
est généralement un aliment plus agréable que le poisson, bien qu'il en soit
autrement chez certaines personnes. C'est pourquoi l'Église a interdit à ceux
qui jeûnent de manger de la viande plutôt que de manger du poisson.
3. Les oeufs et les laitages sont interdits à ceux qui jeûnent, comme provenant d'animaux à viande : la viande est donc interdite à plus forte raison. D'autre part, le jeûne de carême est le plus solennel, parce qu'on l'observe pour imiter le Christ et parce qu'il nous dispose à célébrer dévotement les mystères de notre rédemption. C'est pourquoi en tout jeûne il est interdit de manger de la viande ; mais en outre, pour le jeûne de carême, il est universellement interdit de manger des oeufs et des laitages. En ce qui concerne l'abstinence des oeufs et des laitages, à l'occasion des autres jeûnes que celui du carême, il existe des coutumes différentes suivant les pays ; on doit les observer en se conformant aux moeurs des habitants. C'est pourquoi S. Jérôme déclare en parlant des jeûnes : " Que chaque province abonde dans son sens, et regarde les prescriptions de ses chefs comme des lois venues des Apôtres. "
1. La gourmandise est-elle un péché ? - 2. Est-elle un péché mortel ? - 3. Est-elle le plus grand des péchés ? - 4. Ses espèces. - 5. Est-elle un vice capital ? - 6. Ses filles.
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car le
Seigneur dit en S. Matthieu (15, 11) : " Ce n'est pas ce qui entre dans la
bouche qui rend l'homme impur. " Or la gourmandise concerne les
nourritures qui entrent dans l'homme. Puisque tout péché souille l'homme, il
semble donc que la gourmandise ne soit pas un péché.
2. Personne ne pèche en ce
qui est inévitable. Or la gourmandise est un manque de modération en matière de
nourriture que l’homme ne peut éviter. S. Grégoire dit en effet a : " Dans
l'action de manger, le plaisir se mêle tellement à la nécessité qu'on ne sait
pas ce qui est demandé par l'une ou par l'autre. " Et S. Augustin : "
Seigneur! Qui donc n'a pas pris de nourriture en sortant un peu des bornes du
nécessaire ? "
3. En toute espèce de péché
le premier mouvement est déjà un péché. Or le premier mouvement qui conduit à
prendre de la nourriture n'est pas un péché, autrement la faim et la soif
seraient des péchés.
Cependant, S. Grégoire recommande de " ne pas nous lever pour livrer le combat spirituel sans avoir auparavant dompté l'ennemi qui se trouve en nous-même, c'est-à-dire l'appétit de gourmandise ". Or l'ennemi intérieur de l'homme, c'est le péché. La gourmandise est donc un péché.
Conclusion
:
La gourmandise ne qualifie pas n'importe quel désir de manger et de boire, mais le désir désordonné. Or on dit qu'un désir est désordonné lorsqu'il s'écarte de l'ordre de la raison, en quoi réside le bien de la vertu morale. Et l'on appelle péché ce qui s'oppose à la vertu. Il est donc clair que la gourmandise est un péché.
Solutions
:
1. Ce qui entre dans
l'homme par mode de nourriture, à ne considérer que sa substance et sa nature,
ne souille pas spirituellement l'homme. Ce sont les Juifs, contre qui parlait
le Seigneur, et les manichéens qui pensaient que certains aliments rendaient
impur, non à cause de leur caractère figuratif, mais à cause de leur nature
propre. Cependant la convoitise désordonnée des aliments souille l'homme
spirituellement.
2. Comme on vient de le
dire, le vice de gourmandise ne consiste pas en la substance de la nourriture,
mais en la convoitise non réglée par la raison. C’est pourquoi, lorsqu'on
dépasse la quantité normale de nourriture, non à cause de la convoitise, mais
parce que l'on croit que c'est nécessaire, cela ne relève pas de la gourmandise
mais de quelque inexpérience. Ce qui relève de la gourmandise, c'est
uniquement, par convoitise d'une nourriture délectable, de dépasser sciemment
la mesure lorsqu'on mange.
3. Il y a deux espèces d'appétit. L'un est l'appétit naturel, qui se trouve dans les puissances de l'âme végétative, en lesquelles il ne peut y avoir de vertu ou de vice, puisqu'elles ne peuvent être soumises à la raison. Cet appétit se contredistingue des facultés de retenir, de digérer et d'évacuer. C'est à cet appétit qu'appartiennent la faim et la soif - Mais il y a un autre appétit, l'appétit sensible, et c'est dans la convoitise de cet appétit que consiste le vice de gourmandise. Le premier mouvement de gourmandise implique donc, dans l'appétit sensible, un dérèglement qui n'est pas exempt de péché.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. En
effet, tout péché mortel est contraire à un précepte du décalogue, ce qui ne
semble pas vrai de la gourmandise.
2. Tout péché mortel est
contraire à la charité, on l'a montré plus haut. Or la gourmandise ne s'oppose
pas à la charité, ni à l'amour de Dieu ni à l'amour du prochain. La gourmandise
n'est donc pas péché mortel.
3. Selon S. Augustine
" toutes les fois que quelqu'un, dans le manger et le boire, consomme plus
qu'il n'est nécessaire, qu'il sache que cela est à compter parmi les menus
péchés ". Or il s'agit là de gourmandise. La gourmandise est donc placée
parmi les menus péchés, c'est-à-dire parmi les péchés véniels.
Cependant, S. Grégoire dit : " Lorsque le vice de gourmandise l'emporte, les hommes perdent tout ce qu'ils ont fait de fort ; et quand le ventre n'est pas réprimé, toutes les vertus sont écrasées à la fois. " Mais la vertu n'est détruite que par le péché mortel. La gourmandise est donc un péché mortel.
Conclusion
:
Comme on l'a vu, le vice de gourmandise consiste essentiellement en une convoitise déréglée. Or l'ordre de la raison, qui règle la convoitise, peut être détruit de deux façons : d'abord quand aux moyens relatifs à la fin, s'ils ne sont pas proportionnés à cette fin ; ensuite quant à la fin elle-même, si la convoitise détourne l'homme de la juste fin. Donc, si le désordre de la convoitise gourmande est acceptée jusqu'à détourner de la fin ultime, alors la gourmandise sera péché mortel. Ce qui arrive quand l'homme s'attache au plaisir de la gourmandise au point de mépriser Dieu, c'est-à-dire s'il est prêt à agir contre ses préceptes pour obtenir de tels plaisirs. - Mais si, dans le vice de gourmandise, le désordre de la convoitise ne se rapporte qu'aux moyens, en ce sens qu'on désire trop les plaisirs de la nourriture, mais sans faire pour cela quelque chose de contraire à la loi de Dieu, alors la gourmandise est péché véniel.
Solutions
:
1. Le vice de gourmandise
est péché mortel en tant qu'il détourne de la fin ultime ; il s'oppose ainsi
indirectement au précepte de sanctifier le jour du Seigneur, qui nous prescrit
le repos dans la fin ultime. En effet, tous les péchés mortels ne sont pas
directement contraires aux préceptes du décalogue, mais seulement ceux qui
renferment une injustice, car les préceptes du décalogue concernent
spécialement la justice et les vertus qui en font partie, nous l'avons vu.
2. En tant qu'elle détourne
de la fin ultime, la gourmandise est contraire à l'amour de Dieu qui, étant
notre fin ultime, doit être aimé par-dessus tout. C'est par là seulement que la
gourmandise est péché mortel.
3. Ces paroles de S.
Augustin doivent s'entendre de la gourmandise selon qu'elle comporte un
désordre de la convoitise par rapport aux seuls moyens.
4. La gourmandise détruit les vertus non pas tant par elle-même que par les vices dont elle est la source. S. Grégoire dit en effet : " Tandis que la gloutonnerie tend le ventre, les forces de l'âme sont anéanties par la luxure. "
Objections
:
1. Il semble bien. En
effet, on juge la grandeur d'un péché à la grandeur de la peine. Or c'est le
péché de gourmandise qui est le plus gravement puni. S. Chrysostome dit en
effet . " C'est la convoitise de la nourriture qui chassa Adam du paradis
; c'est elle aussi qui amena le déluge au temps de Noé " ; et on lit dans
Ézéchiel (16, 49) : " Voici quel fut le crime de Sodome, ta soeur : la
voracité... " Le péché de gourmandise est donc le plus grand des péchés.
2. En tout genre, le plus
important, c'est la cause. Or la gourmandise apparent comme la cause d'autres
péchés. Car sur ce passage du Psaume (136, 10) : " Il frappa l'Égypte dans
ses premiers-nés ", la Glose dit : " La luxure, la concupiscence,
l'orgueil sont engendrés par le ventre. " La gourmandise est donc le plus
grand des péchés.
3. Après Dieu, c'est
lui-même que l'homme doit aimer le plus, on l'a vu. Or c'est à lui-même que
l'homme cause du dommage par le vice de gourmandise, selon l'Ecclésiastique
(37, 31) : " Beaucoup sont morts pour avoir trop mangé. " La
gourmandise est donc le plus grand des péchés, au moins en dehors des péchés
commis contre Dieu.
Cependant, les vices de la chair, parmi lesquels on compte la gourmandise, sont peu coupables, selon S. Grégoire.
Conclusion
:
On peut considérer la gravité d'un péché à un triple point de vue : l° Au point de vue de la matière du péché, et c'est le principal. De ce point de vue les péchés qui se rapportent aux choses divines sont les plus grands. C'est pourquoi le vice de gourmandise n'est pas le plus grand, car il a pour matière ce qui concerne la réfection du corps. - 2° Au point de vue de celui qui pèche. De ce point de vue le péché de gourmandise est plutôt diminué qu'aggravé, tant à cause de la nécessité de se nourrir qu'à cause de la difficulté de discerner et de mesurer ce qui convient en ce domaine. - 3° Au point de vue des conséquences. De ce point de vue, le vice de gourmandise a une certaine importance, en raison des différents péchés dont il fournit l'occasion.
Solutions
:
1. Ces peines se réfèrent
aux vices qui sont les conséquences de la gourmandise ou à sa racine, plus qu'à
la gourmandise elle-même. En effet, le premier homme fut expulsé du paradis à
cause de l'orgueil qui le conduisit à un acte de gourmandise. Quant au déluge
et au châtiment des habitants de Sodome, ils furent provoqués par des péchés de
luxure qui avaient précédé, et dont la gourmandise avait fourni l'occasion.
2. L'objection se réfère à
des péchés qui sont nés de la gourmandise. Or la cause ne l'emporte sur l'effet
que dans les cas de causalité directe. La gourmandise n'est pas cause directe
de ces vices, mais pour ainsi dire cause accidentelle et occasionnelle.
3. Le gourmand n'a pas l'intention de nuire à son corps, mais de prendre son plaisir dans la nourriture. Si un dommage en résulte pour le corps, c'est par accident. Il s'ensuit que cela n'appartient pas directement à la gravité de la gourmandise. La faute de celle-ci est néanmoins aggravée si l'on encourt un dommage corporel à cause d'une absorption immodérée de nourriture.
Objections
:
1. Il semble que les
espèces de la gourmandise ne soient pas judicieusement distinguées par S.
Grégoire, qui dit : " Le vice de gourmandise nous tente de cinq manières :
parfois il nous fait devancer l'heure où le besoin se fait sentir, parfois
rechercher des aliments exquis, parfois désirer une nourriture préparée avec
trop de recherche, parfois dépasser la mesure dans la quantité même, parfois
pécher par la violence même d'un désir intense. " Ce que S. Grégoire
résume ainsi : " Prématurément, exquisement, excessivement, avidement,
passionnément. " Les formes de gourmandise que l'on vient de dire se
diversifient selon les circonstances. Or les circonstances, puisqu'elles sont
des accidents de l'action, ne donnent pas lieu à des espèces différentes. Les
espèces de gourmandise ne sont donc pas diversifiées ainsi.
2. Le temps constitue une
certaine circonstance, de même que le lieu. Si l'on conçoit donc une espèce de
gourmandise en considération du temps, il faudrait faire de même en
considération du lieu et des autres circonstances.
3. De même que la
tempérance considère les circonstances requises, de même les autres vertus
morales. Or dans les vices qui s'opposent aux autres vertus morales on ne
distingue pas d'espèces selon les différentes circonstances. On ne devrait pas
le faire non plus dans la gourmandise.
Cependant, il y a le texte allégué de S. Grégoire.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, la gourmandise comporte une convoitise désordonnée de la nourriture. Mais dans l'action de manger on peut considérer deux choses : la nourriture même que l'on mange, et la manducation. Le désordre de la convoitise peut donc s'entendre de deux manières. D'une première manière, quant à la nourriture même que l'on prend. Ainsi, quant à la substance ou l'espèce de nourriture, il arrive que l'on recherche des aliments " exquis ", c'est-à-dire coûteux ; quant à la qualité, il arrive que l'on recherche des aliments préparés " avec trop de recherche " ; et quant à la quantité, il arrive que l'on dépasse la mesure en mangeant " excessivement ".
D'une autre manière le désordre de la convoitise s'entend encore quant à l'absorption même de la nourriture. Ou bien parce qu'on devance le temps convenable pour manger, ce qui est manger " prématurément " ; ou bien parce qu'on n'observe pas la mesure requise en mangeant, ce qui est manger " avidement ". - Isidore réunit en une seule les deux premières circonstances, et dit que le gourmand commet des excès dans la nourriture selon " la substance, la quantité, la manière et le temps ".
Solutions
:
1. La corruption des
circonstances diverses donne naissance à différentes espèces de gourmandise à
cause des différents motifs, qui sont spécificateurs en morale. En effet, chez
celui qui recherche une nourriture exquise, c'est la nature même des aliments
qui excite la convoitise ; tandis que chez celui qui devance le temps, c'est
l'impatience d'attendre qui produit le désordre et ainsi du reste.
2. Dans le lieu et les
autres circonstances on ne trouve pas un motif spécial se rapportant à l'usage
de la nourriture, et susceptible de produire une autre espèce de gourmandise.
3. Dans tous les autres vices où les diverses circonstances impliquent des motifs différents, on doit admettre qu'il y a différentes espèces de vices selon les différentes circonstances. Mais cela ne se présente pas dans tous les cas, nous l'avons dit en parlant du péché.
Objections
:
1. Il semble que non, car
on appelle vices capitaux ceux qui, en qualité de cause finale, donnent
naissance à d'autres vices. Or la nourriture, qui est la matière de la
gourmandise, n'est pas une fin ; elle n'est pas recherchée en vue d'elle-même,
mais en vue de la réfection corporelle.
2. Un vice capital semble
avoir quelque primauté dans la raison de péché. Or ce n'est pas le cas de la
gourmandise qui semble être par son genre le plus petit des péchés, comme étant
plus proche de ce qui est naturel. Elle ne semble donc pas être un vice
capital.
3. Il y a péché quand on
s'écarte du bien honnête pour obtenir quelque chose d'utile à la vie présente,
ou d'agréable aux sens. Mais en ce qui concerne les biens utiles, il n'y a
qu'un seul vice capital : l'avarice. Il semble donc qu'il n'y ait aussi qu'un
seul vice capital en ce qui concerne les plaisirs. Et c'est la luxure, qui est
un vice plus grand que la gourmandise, et qui a trait à des plaisirs plus
grands. Donc la gourmandise n'est pas un vice capital.
Cependant, S. Grégoire range la gourmandise parmi les vices capitaux.
Conclusion
:
On appelle vice capital, nous l'avons dit, celui qui donne naissance à d'autres vices selon sa raison de cause finale, c'est-à-dire celui qui présente une fin très désirable, dont la convoitise conduit les hommes à pécher de multiples façons. Mais une fin est rendue très désirable par le fait qu'elle comporte une des conditions du bonheur qui, par sa nature même, est désirable. Or, dit Aristote le plaisir appartient à la notion de bonheur. C'est pourquoi la gourmandise qui a trait aux plaisirs du toucher, les principaux de tous, est rangée à bon droit parmi les vices capitaux.
Solutions
:
1. La nourriture elle-même
est sans doute ordonnée à autre chose comme à sa fin. Mais comme cette fin, la
conservation de la vie, est extrêmement désirable, et qu'on ne peut l'obtenir
sans nourriture, il en résulte que la nourriture elle-même est extrêmement
désirable. C'est à elle qu'est ordonné presque tout le labeur de la vie
humaine, comme le montre cette parole de l'Ecclésiaste (6, 7) : " Toute la
peine que prend l'homme est pour sa bouche. " - Il semble cependant que la
gourmandise se rapporte davantage aux plaisirs procurés par la nourriture qu'à
la nourriture elle-même. Ce qui fait dire à S. Augustin : " Certains,
méprisant la santé du corps, préfèrent manger - en quoi se trouve le plaisir -
à être rassasiés... alors que le but de tous ces plaisirs est de ne pas avoir
faim ni soi "
2. La fin du péché se prend
du bien vers lequel il se tourne, mais la gravité du péché se prend du
bien dont il se détourne. C'est pourquoi un vice capital que procure une fin
très désirable peut ne pas avoir une grande gravité.
3. Le délectable est désirable en lui-même. C'est pourquoi, en fonction de sa diversité, il donne lieu à deux vices capitaux, la gourmandise et la luxure. L'utile, au contraire, n'est pas désirable en lui-même, mais à titre de moyen. En toutes les réalités utiles il semble donc n'y avoir qu'une seule raison pour qu'elle nous soient désirables. Elles ne donnent lieu, pour cette raison, qu'à un seul vice capital.
Objections
:
1. Il ne semble pas
cohérent d'assigner cinq filles à la gourmandise, à savoir : " la joie
inepte, la bouffonnerie, la malpropreté, le verbiage et l'hébétude de l'esprit ".
En effet, la joie inepte suit tout péché, disent les Proverbes (2, 14) : "
Ils trouvent leur joie à faire le mal, se complaisent dans la perversité.
" De même on trouve l'hébétude de l'esprit en tout péché selon les
Proverbes (14, 22) : " N'est-ce pas s'égarer que de machiner le mal ?
" Les filles de la gourmandise ne sont donc pas bien énumérées.
2. La malpropreté qui suit
la gourmandise consiste surtout à vomir, selon Isaïe (28, 8) : " Toutes
les tables sont pleines de vomissements abjects. " Or cela ne semble pas
être un péché, mais plutôt une peine, ou encore quelque chose d'utile qui fait
l'objet d'un conseil, d'après l'Ecclésiastique (31, 25 Vg) : " Si tu as
été forcé de trop manger, lève-toi, va vomir, et tu seras soulagé. " La
malpropreté ne doit donc pas être placée parmi les filles de la gourmandise.
3. Isidore fait de la
bouffonnerie une fille de la luxure. Elle ne doit donc pas être placée parmi
les filles de la gourmandise.
Cependant, c'est S. Grégoire u qui assigne ces filles à la gourmandise.
Conclusion
:
Nous l'avons dit la gourmandise consiste proprement dans le plaisir immodéré qu'on prend à manger et à boire. C’est pourquoi on met au nombre des filles de la gourmandise les vices qui font suite à ce plaisir immodéré. Ces vices peuvent être vus du côté de l'âme, ou du côté du corps. Du côté de l'âme, de quatre façons :
1° Quant à la raison, dont la vivacité est émoussée par l'excès du manger et du boire. Selon ce point de vue, on fait de " l'hébétude de l'intelligence " une fille de la gourmandise, car les fumées de la nourriture et de la boisson troublent la tête. Au contraire, l'abstinence aide à découvrir la sagesse, comme dit l'Ecclésiaste (2, 3 Vg) : " J'ai décidé dans mon coeur d'arracher ma chair à l'emprise du vin, pour que mon âme se porte à la sagesse. "
2° Quant à l'appétit, qui se dérègle de multiples manières par l'excès de nourriture et de boisson, le gouvernement de la raison étant comme assoupi. Selon ce point de vue, on parle de " joie inepte ", car toutes les autres passions désordonnées conduisent, selon Aristote, à la joie et à la tristesse. Comme il est dit dans le 3ème livre d'Esdras, " le vin transforme tout l'esprit en sécurité et en joie ".
3° Quant à la parole proférée dans le désordre. Et ainsi on a " le verbiage " car, selon S. Grégoire " si un bavardage effréné n'emportait pas ceux qui s'adonnent à la gourmandise, ce riche, que l'on dit festoyer splendidement chaque jour, n'aurait pas la langue si douloureusement dévorée par le feu ".
4° Quant aux actes désordonnés. Et l'on parle alors de " bouffonnerie ", c'est-à-dire d'une certaine exubérance de mouvements provenant d'un défaut de la raison qui, ne pouvant maîtriser les paroles, ne peut pas non plus maîtriser les gestes extérieurs. A propos de ces mots de S. Paul (Ep 5, 4) : " De même pour les mépris et les facéties ", la Glose ajoute : " Il s'agit là de bouffonnerie, c'est-à-dire d'une exubérance qui provoque le rire. " - Néanmoins on pourrait rattacher l'une et l'autre aux paroles en lesquelles il arrive de pécher soit par abondance, ce qui est le " verbiage ", soit par défaut de retenue, ce qui est la " bouffonnerie ".
Du côté du corps, on parle de " malpropreté ". Ce qui peut se rapporter soit à l'émission désordonnée d'un quelconque surplus, soit plus précisément à l'émission de la semence. C'est pourquoi à propos de ces paroles de S. Paul (Ep 5, 3) : " Quant à la fornication et à la malpropreté sous toutes ses formes, etc. ", la Glose ajoute : " ... c'est-à-dire l'incontinence qui appartient de quelque façon au désir charnel. "
Solutions
:
1. La joie qui concerne l'acte du péché ou sa fin accompagne tout péché, surtout le péché d'habitude. Mais la joie vague et mai définie, qui reçoit ici l'épithète d'" inepte ", provient principalement de l'absorption immodérée de la nourriture et de la boisson.
De même l'hébétude du sens, qui
empêche de choisir, se retrouve communément en tout péché. Mais l'hébétude du
sens concernant les choses de l'intelligence procède surtout de la gourmandise
pour la raison qu'on vient de dire.
2. Quoiqu'il soit utile de
vomir quand on a trop mangé, c'est pourtant une faute que de s'y obliger par la
démesure dans le manger et le boire. - On peut cependant sans faute provoquer
le vomissement sur le conseil du médecin comme remède à une indisposition.
3. La bouffonnerie ou inconvenance dans les paroles ou les gestes provient de l'acte de gourmandise ; elle n'est pas causée par l'acte de luxure mais par son désir. Elle peut donc se rattacher à l'un ou à l'autre vice.
Nous devons maintenant étudier la sobriété (Question 149), puis le vice opposé, l'ivrognerie (Question 150).
1. Quelle est sa matière ? - 2. Est-elle une vertu spéciale ? - 3. L'usage du vin est-il permis - 4. A qui surtout la sobriété est-elle nécessaire ?
Objections
:
1. Il ne semble pas que ce
soit la boisson, car S. Paul écrit (Rm 12, 3) : " Ne vous estimez pas plus
qu'il ne faut, mais soyez sages avec sobriété. " La sobriété concerne donc
aussi la sagesse, et pas seulement la boisson.
2. Il est écrit (Sg 8, 7)
que la Sagesse de Dieu " enseigne sobriété et prudence, justice et courage
". La sobriété est ici synonyme de tempérance. Or la tempérance n'a pas
seulement comme matière la boisson, mais aussi la nourriture et la sexualité.
La sobriété ne concerne donc pas seulement la boisson.
3. Le mot " sobriété
" semble venir de " mesure ". Or nous devons garder la mesure en
tout ce qui nous concerne. S. Paul dit (Tt 2, 2) : " Vivons sobrement dans
la justice et la piété ", et la Glose ajoute : " Sobrement, en
nous-mêmes. " Et S. Paul dit encore (1 Tm 2, 9) : " Que les femmes
aient une tenue décente, que leur parure soit modeste et sobre. " Il
semble ainsi que la sobriété ne concerne pas seulement ce qui est intérieur,
mais aussi le comportement extérieur. La matière propre de la sobriété n'est
donc pas la boisson.
Cependant, selon l'Ecclésiastique (31, 27), " le vin est la vie pour l'homme, quand on en boit avec sobriété ".
Conclusion
:
Les vertus qui tirent leur nom d'une condition générale de la vertu revendiquent spécialement pour elles la matière où il est le plus difficile et le plus parfait de remplir cette condition. C'est ainsi que la force concerne les périls de mort, et la tempérance les plaisirs du toucher. Or le nom de sobriété se prend de la mesure : on dit en effet que quelqu'un est sobre (sobrius) comme observant la bria (mesure à vin). C'est pourquoi la sobriété s'attribue spécialement la matière où il est spécialement louable d'observer la mesure. Or c'est le cas des boissons enivrantes ; leur usage modéré est très bienfaisant, mais le moindre excès est très nuisible, car il entrave l'usage de la raison, plus encore que ne fait l'excès de nourriture. Comme dit l'Ecclésiastique (31, 28-30) : " Gaîté du coeur et joie de l'âme, voilà le vin qu'on boit avec mesure ; amertume de l'âme, voilà le vin qu'on boit avec excès, par passion et par défi. L'ivresse excite la fureur de l'insensé pour sa perte. " C'est pourquoi la sobriété concerne spécialement la boisson, non pas n'importe laquelle, mais celle qui, par ses fumées capiteuses, est capable de troubler l'esprit, comme le vin et tout ce qui peut enivrer.
Mais si l'on prend le mot sobriété dans un sens général, il peut être appliqué à n'importe quelle matière, comme on l'a vu quand on a traité de la force et de la tempérances.
Solutions
:
1. De même que le vin
enivre physiquement, de même, par métaphore, dit-on que la considération de la
sagesse est une boisson enivrante, car elle séduit l'âme par le plaisir qu'elle
procure, ainsi que le suggère le Psaume (23, 5) : " Ma coupe enivrante ,
comme elle est belle " C'est pourquoi, de façon imagée, on parle de
sobriété à propos de la contemplation de la sagesse.
2. Tout ce qui relève
proprement de la tempérance est nécessaire à la vie présente ; c'est l'excès
qui en est nuisible. Aussi est-il nécessaire en tout cela d'observer la mesure,
ce qui est le rôle de la sobriété. C'est en ce sens qu'on donne à la tempérance
le nom de sobriété. Mais un léger excès dans la boisson nuit davantage que dans
autre chose. C'est pourquoi la sobriété concerne spécialement la boisson.
3. Quoique la mesure soit requise en tout, cependant on ne parle pas, au sens strict, de sobriété en tout, mais seulement là où la mesure est particulièrement nécessaire.
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet, l'abstinence vise la nourriture et la boisson. Mais il n' y a pas de
vertu spéciale concernant la nourriture. La sobriété, qui a pour matière la
boisson, n'est donc pas non plus une vertu spéciale.
2. L'abstinence et la
gourmandise concernent les délectations du toucher, en tant que ce sens est
celui des aliments. Or la nourriture et la boisson concourent à notre
alimentation. La vie animale a en effet besoin d'être nourrie tout ensemble
d'humide et de sec. La sobriété, qui concerne la boisson, n'est donc pas une
vertu spéciale.
3. En ce qui se rapporte à
la nutrition, on distingue la nourriture de la boisson ; de même on distingue
différents genres de nourritures et de boissons. Donc, si la sobriété était par
elle-même une vertu spéciale, il semble qu'il faudrait alors une vertu spéciale
pour toute différence de boisson ou de nourriture, ce qui ne s'impose pas. La
sobriété ne semble donc pas être une vertu spéciale.
Cependant, Macrobe fait de la sobriété une partie spéciale de la tempérance.
Conclusion
:
Comme on l'a vu plus haut, il appartient à la vertu morale de sauvegarder le bien de la raison contre ce qui pourrait l'empêcher. Et c'est pourquoi, dès que l'on rencontre un empêchement spécial pour la raison, il faut nécessairement une vertu spéciale pour l'écarter. Or les boissons enivrantes ont un titre spécial à empêcher l'usage de la raison, en tant qu'elles troublent le cerveau par leurs fumées. C'est pourquoi, afin d'écarter cet obstacle à la raison, une vertu spéciale est requise, qui est la sobriété.
Solutions
:
1. La nourriture et la
boisson ont ceci de commun qu'elles peuvent empêcher le bien de la raison en
étouffant celle-ci par l'excès du plaisir. De ce point de vue, c'est
l'abstinence qui concerne aussi bien la nourriture que la boisson. Mais les
boissons enivrantes créent un empêchement spécial, on vient de le dire. C'est
pourquoi une vertu spéciale est requise.
2. La vertu d'abstinence
n'a pas trait au aliments et aux boissons en tant qu'ils sont nourrissants,
mais en tant qu'ils font obstacle à la raison. Le caractère spécial de la vertu
ne doit donc pas se prendre du point de vue de la nutrition.
3. Toutes les boissons enivrantes ont une seule et même façon d'entraver l'usage de la raison. La diversité des boissons n'a donc qu'un rapport accidentel à la vertu et ne peut, en raison de cette diversité, requérir des vertus différentes. Il en est de même de la diversité des aliments.
Objections
:
1. Il semble qu'il soit
absolument illicite. Car on ne peut, sans la sagesse, être sur le chemin du
salut. Il est écrit, en effet (Sg 7, 28) : " Dieu n'aime que celui qui vit
avec la Sagesse " ; et un peu plus loin (9, 18) : " Par la Sagesse
les hommes ont été instruits de ce qui te plaît et ont été sauvés. " Or
l'usage du vin empêche la sagesse, selon l'Ecclésiaste (2, 3 Vg) : " J'ai
pensé arracher ma chair à l'emprise du vin, pour que mon âme se porte à la
Sagesse. " Boire du vin est donc absolument interdit.
2. Comme le déclare S. Paul
(Rm 14, 21) " Il est bien de s'abstenir de viande et de vin et de tout ce
qui fait buter ou tomber ou faiblir ton frère. " Or, manquer au bien de la
vertu est une faute, et semblablement causer du scandale à ses frères. L'usage
du vin est donc illicite.
3. S. Jérôme dit : "
L'usage du vin avec les viandes commença après le déluge, mais le Christ est
venu à la fin des temps, et ramena l'extrémité au principe. " Au temps de
la loi chrétienne, l'usage du vin semble donc interdit.
Cependant, S. Paul écrit à Timothée (1 Tm 5, 23) : " Cesse de ne boire que de l'eau. Prends un peu de vin à cause de ton estomac et de tes fréquents malaises. " Et on peut lire dans l'Ecclésiastique (31, 28) : " Gaîté du coeur et joie de l'âme, voilà le vin qu'on boit avec mesure. "
Conclusion
:
Aucune nourriture et aucune boisson, considérée en elle-même n'est interdite, selon les paroles du Seigneur (Mt 15, 11) : " Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l'homme impur. " En soi, boire du vin n'est donc pas illicite. Cela peut cependant le devenir par accident : parfois à cause de la condition de celui qui boit, lorsque, par exemple, il est facilement incommodé par le vin, ou lorsqu'il est obligé, par voeu spécial, à ne pas boire de vin. Parfois, à cause de la façon de boire, parce qu'il dépasse la mesure en buvant. Et parfois à cause des autres, qui en sont scandalisés.
Solutions
:
1. La sagesse peut se
concevoir de deux façons : d'une première façon, selon l'acception commune, en
tant qu'elle suffit au salut. Pour avoir ainsi la sagesse, il n'est pas requis
de s'abstenir tout à fait de vin, mais de s'abstenir seulement de son usage
immodéré. - La sagesse peut se concevoir aussi selon qu'elle indique un certain
degré de perfection. Et ainsi pour quelques-uns il est requis, s'ils veulent
acquérir parfaitement la sagesse, de s'abstenir totalement de vin, selon la
condition des personnes et des lieux.
2. S. Paul ne dit pas
absolument qu'il est bon de s'abstenir de vin, mais il le conseille dans le cas
où il y a danger de scandale.
3. Le Christ nous détourne de certaines choses comme absolument interdites, et de certaines autres comme s’opposant à la perfection. C'est ainsi qu'il détourne du vin, comme des richesses, etc., ceux qui visent à la perfection.
Objections
:
1. Il semble qu'elle soit
surtout requise chez les gens âgés et importants. En effet, la vieillesse
confère à l'homme une certaine supériorité. C'est pourquoi le respect et
l'honneur sont dus aux vieillards, selon cette recommandation du Lévitique (19,
32) : " Tu te lèveras devant une tête chenue, tu honoreras la personne du
vieillard. " Or S. Paul dit que la sobriété doit être spécialement
recommandée aux vieillards (Tt 2, 2) : " Que les vieillards soient sobres
" La sobriété est donc requise chez les personnes les plus dignes.
2. L'évêque occupe dans
l'Église le plus haut degré de dignité. C'est à lui que la sobriété est
prescrite par S. Paul (1 Tm 3, 2) : " Il faut que l'évêque soit irréprochable,
qu'il n'ait été marié qu'une fois, qu'il soit sobre, pondéré, etc. " La
sobriété est donc surtout requise chez les personnes élevées en dignité.
3. La sobriété implique l'abstinence de vin.
Mais le vin est interdit aux rois,
qui tiennent la place la plus élevée dans les affaires humaines, et il est
permis à ceux qui se trouvent dans un état d'abaissement. On peut lire en effet
dans les Proverbes (31, 4) : " Il ne convient pas aux rois de boire du vin
", et peu après (v. 6) : " Procure des boissons fortes à qui va
périr, du vin au coeur rempli d'amertume. " La sobriété est donc surtout
requise chez les personnes élevées en dignité.
Cependant, S. Paul écrit (1 Tm 3, 11) " Que les femmes soient dignes, point médisantes, sobres, etc. " et encore (Tt 2, 6) : " Exhorte les jeunes gens à être sobres. "
Conclusion
:
La vertu a une double relation : d'une part avec les vices contraires qu'elle exclut et les convoitises qu'elle réprime ; d'autre part avec la fin à laquelle elle conduit. Ainsi donc une vertu est davantage requise chez certains pour une double raison. D'abord, parce qu'ils se portent plus promptement aux convoitises que la vertu doit réprimer, et aux vices que la vertu doit détruire. De ce point de vue, la sobriété est surtout demandée aux jeunes gens et aux femmes ; aux jeunes gens chez qui le désir du délectable a toute sa vigueur, à cause de l'ardeur de leur âge ; et aux femmes chez qui n'existe pas une force suffisante pour résister aux convoitises. C'est pourquoi, selon Valère Maxime, chez les Romains dans l'Antiquité, les femmes ne buvaient pas de vin.
Ensuite la sobriété est davantage réclamée de ceux pour qui elle est plus nécessaire à l'accomplissement de leur tâche. En effet, le vin, quand il est pris avec excès, est ce qui entrave le plus l'usage de la raison. C'est pourquoi la sobriété est spécialement prescrite aux vieillards, chez qui la raison doit être en pleine vigueur afin d'instruire les autres ; aux évêques, et à tous les ministres de l'Église, qui doivent s'appliquer à leur ministère sacré avec un esprit de dévotion ; et aux rois, qui doivent gouverner leurs sujets avec sagesse.
Solutions
:
Cela montre la réponse à faire aux différentes Objections.
1. L'ivrognerie est-elle un péché ? - 2. Est-elle un péché mortel ? - 3. Est-elle le plus grave des péchés ? - 4. Excuse-t-elle du péché ?
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car
tout péché a un autre péché qui lui est contraire. Ainsi à la lâcheté s'oppose
l'audace, à la pusillanimité la présomption. Or aucun péché ne s'oppose à
l'ivrognerie. Elle n'est donc pas un péché.
2. Tout péché est
volontaire. Or personne ne veut s'enivrer, car personne ne veut être privé de
l'usage de la raison. L'ivrognerie n'est donc pas un péché.
3. Quiconque est cause de
péché pour un autre pèche également. Si donc l'ivrognerie était un péché, il
s'ensuivrait que ceux qui invitent les autres à boire, ce qui cause leur
ivresse, pécheraient. Ce qui paraît bien sévère.
4. Tous les péchés
appellent la correction. Or on ne corrige pas les ivrognes. S. Grégoire a dit
en effet : " Il faut user d'indulgence envers eux et les laisser à leur
penchant, de peur qu'ils ne deviennent pires s'ils étaient arrachés à cette
habitude. " L'ivrognerie n'est donc pas un péché.
Cependant, S. Paul écrit (Rm 13, 13) " Point de ripailles ni d'ivresses. "
Conclusion
:
L'ivrognerie peut s'entendre en deux sens. En un premier sens, selon qu'elle signifie la dégradation de l'homme qui a bu trop de vin, si bien qu'il n'est plus en possession de sa raison. De ce point de vue, l'ivrognerie ne désigne pas une faute, mais la déficience qui est un châtiment entraîné par la faute.
Dans un second sens, l'ivrognerie peut désigner l'acte par lequel on tombe dans cette dégradation. Cet acte peut causer l'ébriété de deux façons. Ou bien à cause de la trop grande force du vin, ignorée du buveur. Il peut ainsi arriver que l'ébriété soit sans péché, en particulier si elle se produit sans négligence de la part du buveur. Il est à croire que Noé s'est enivré de cette façon, comme on le dit dans la Genèse (9, 21). - Ou bien à cause d'une convoitise et d'un usage désordonné du vin. C'est ainsi que l'ivresse est un péché. Elle fait partie de la gourmandise comme une espèce dans un genre. La gourmandise se divise en effet en ripailles et en ivresses, comme l'indique l'autorité de S. Paul citée plus haut.
Solutions
:
1. Comme dit Aristote
l'insensibilité qui s'oppose à la tempérance " est assez rare ".
C'est pourquoi ce vice, aussi bien que toutes ses espèces qui s'opposent aux
différentes espèces de l'intempérance, ne porte pas de nom. Le vice opposé à
l'ivrognerie n'a donc pas de nom. Toutefois celui qui sciemment s'abstiendrait
de vin au point de nuire gravement à sa santé, ne serait pas exempt de faute.
2. Cette objection vient de
ce que l'on considère la dégradation conséquente et qui n'est pas voulue. Mais
l'usage immodéré du vin, en quoi consiste le péché, est volontaire.
3. De même que celui qui
s'enivre est excusé du péché s'il ignore la force du vin, de même celui qui
invite à boire n'est pas coupable de péché s'il ignore que le buveur, vu sa
constitution, sera enivré par cette boisson. Mais s'il n'y a pas ignorance, ni
l'un ni l'autre n'est excusé de péché.
4. La correction du pécheur doit parfois être différée, si elle doit le rendre pire, nous l'avons dit. C'est pourquoi S. Augustin parlant des excès de nourriture et des ivresses, écrit à l'évêque Aurélius : " Autant que j'en puisse juger, ce n'est pas la rigueur, la dureté, la violence qui suppriment ces vices, mais c'est l'enseignement plutôt que le commandement, le conseil plutôt que la menace. C'est ainsi en effet qu'il faut agir avec la plupart des pécheurs, et n'user de sévérité qu'envers le petit nombre. "
Objections
:
1. Non, semble-t-il. S.
Augustin dit en effet que l'ivresse est un péché mortel " si elle est
fréquente ". Or la fréquence introduit une circonstance qui, on l'a vu
plus haut, ne conduit pas à une autre espèce de péché, et qui ne peut donc
aggraver à l'infini, au point de transformer un péché véniel en péché mortel.
Par conséquent, si par ailleurs l'ivresse n'est pas déjà un péché mortel, ce
n'est pas de cette façon qu'elle pourra le devenir.
2. Dans le même sermon, S.
Augustin déclare " Chaque fois que quelqu'un, en mangeant ou en buvant, prend
plus qu'il n'est nécessaire, cela représente, reconnaissons-le, de menus
péchés. " Mais les menus péchés sont des péchés véniels. L'ivrognerie qui
a pour cause l'excès dans le boire, est donc péché véniel.
3. On ne doit commettre
aucun péché mortel pour soigner sa santé. Or certains boivent surabondamment
sur le conseil des médecins, afin de se purger ensuite en vomissant, et de
cette boisson surabondante l'ivresse peut résulter. L'ivrognerie n'est donc pas
un péché mortel.
Cependant, dans les " Canons des Apôtres " on peut lire : " Si un évêque, un prêtre ou un diacre s'adonne au jeu ou à l'ivrognerie, qu'ils se corrigent ou soient déposés ; si c'est un sous-diacre, un lecteur ou un chantre, qu'ils se corrigent ou soient privés de la communion ; de même si c'est un laïc. " Mais de telles peines ne sont infligées que pour un péché mortel. L'ivrognerie est donc un péché mortel.
Conclusion
:
Le péché d'ivrognerie, nous l'avons dit, consiste en un usage et un désir désordonnés du vin. Mais trois cas peuvent se présenter. Ou bien l'on ignore qu'il y a excès et que la boisson est enivrante. L'ivresse peut survenir dans ce cas sans qu'il y ait péché, nous l'avons dit. Ou bien on s'aperçoit qu'il y a excès, mais on ne pense pas que la boisson soit assez forte pour enivrer. Alors il peut y avoir ivresse avec péché véniel. Ou bien il peut arriver qu'on se rende parfaitement compte que la boisson est prise avec excès et queue est enivrante, mais qu'on préfère cependant risquer l'ivresse plutôt que de s'abstenir de boire. Il s'agit alors d'ivresse proprement dite, car les valeurs morales tirent leur espèce non de ce qui arrive par accident en dehors de l'intention, mais de ce qui est voulu en soi intentionnellement. Et dans ce cas l'ivresse est un péché mortel, car lorsque l'homme le voulant et le sachant, se prive de l'usage de la raison qui lui permet d'agir selon la vertu et de s'écarter du péché, il pèche mortellement en s'exposant au péril de pécher. S. Ambroise dit en effet : " Nous affirmons qu'il faut fuir l'ivrognerie, qui nous rend incapables d'éviter de commettre des crimes, car les crimes que nous évitons lorsque nous sommes sobres, nous les commettons dans l'inconscience où nous réduit l'ivresse. " C'est pourquoi l'ivrognerie, à parler strictement, est un péché mortel.
Solutions
:
1. La fréquence fait de
l'ivrognerie un péché mortel, non à cause de la simple répétition des actes,
mais parce qu'il n'est pas possible qu'un homme qui s'enivre continuellement ne
le fasse pas le sachant et le voulant, puisqu'à maintes reprises il a fait
l'expérience de la force du vin et de sa propre facilité à s'enivrer.
2. Manger ou boire plus
qu'il n'est nécessaire appartient au vice de gourmandise, qui n'est pas
toujours péché mortel. Mais boire trop en sachant, et jusqu'à l'ivresse, c'est
cela qui est péché mortel. C'est pourquoi S. Augustin a dit " L'ivrognerie
est loin de moi ; ta miséricorde n lui permettra pas de m'approcher.
L'intempérance, en revanche, s'insinue quelquefois chez ton serviteur ".
3. Nous l'avons dit, la nourriture et la boisson doivent se mesurer selon ce qui convient à la santé du corps. C'est pourquoi, de même que parfois une nourriture ou une boisson, qui sont modérées pour un homme en bonne santé, sont excessives pour un malade, de même aussi peut-il arriver, à l'inverse, que ce qui est excessif pour un homme en bonne santé soit modéré pour un malade. Ainsi, lorsqu'on mange ou boit beaucoup sur ordonnance des médecins, afin de provoquer un vomissement, on ne doit pas voir en cela un excès. Il n'est pas nécessaire cependant, pour provoquer le vomissement que la boisson soit enivrante, puisqu'on le produit en buvant même de l'eau tiède. Le motif invoqué ne suffirait donc pas pour excuser l'ivresse.
Objections
:
1. Il semble bien que oui.
S. Chrysostome dit en effet que " rien n'est aimé du démon comme
l'ivrognerie et la luxure, qui sont mères de tous les vices ". Et dans les
Décrets on peut lire : " Que les clercs craignent surtout
l'ivrognerie, qui fait naître et grandir tous les vices. "
2. Est péché ce qui empêche
le bien de la raison. Or c'est ce que fait par-dessus tout l'ivrognerie. Elle
est donc le plus grand des péchés.
3. La grandeur de la faute
se voit à la grandeur du châtiment. Or l'ivrognerie semble recevoir le plus
grand châtiment, car S. Ambroise dit qu'" il n'y aurait pas de servitude
dans l'homme, s'il n'y avait pas l'ivrognerie ". Celle-ci est donc le plus
grand des péchés.
Cependant, selon S. Grégoire les vices spirituels sont plus grands que les vices charnels. Or l'ivrognerie fait partie des vices charnels. Elle n'est donc pas le plus grand des péchés.
Conclusion
:
Le mal est la privation du bien. C'est pourquoi le mal est d'autant plus grave que le bien dont il prive est plus grand. Or il est clair que le bien divin est plus grand que le bien humain. C'est pourquoi les péchés qui vont directement contre Dieu sont plus graves que l'ivrognerie, qui s'oppose directement au bien de la raison humaine.
Solutions
:
1. L'homme incline surtout
aux péchés d'intempérance parce qu'il y trouve des convoitises et des plaisirs
qui nous sont connaturels. C'est à ce point de vue que l'on dit que ces péchés
sont surtout aimés du démon ; non parce qu'ils sont plus graves que d'autres,
mais parce qu'ils sont plus fréquents chez les hommes.
2. Le bien de la raison est
empêché d'une double façon : d'une première façon, par ce qui est contraire à
la raison ; d'une autre façon, par ce qui enlève l'usage de la raison. Or ce
qui est contraire à la raison a davantage raison de mal que ce qui enlève
momentanément l'usage de la raison. En effet, l'usage de la raison, que
supprime l'ivresse, peut être bon ou mauvais, tandis que les biens des vertus,
qui sont supprimés par ce qui est contraire à la raison, sont toujours bons.
3. La servitude a suivi l'ivresse de façon occasionnelle. Ainsi Cham a encouru dans sa postérité la malédiction de la servitude parce qu'il s'était moqué de son père ivre. Mais la servitude n'a pas été le châtiment direct de l'ivresse.
Objections
:
1. Non, semble-t-il.
Aristote, dit en effet que " l'homme en état d'ivresse mérite double
malédiction ". L'ivresse aggrave donc le péché plus qu'elle ne l'excuse.
2. Un péché n'est pas
excusé par le péché, mais plutôt aggravé. Or l'ivrognerie est un péché. Elle
n'excuse donc pas du péché.
3. Aristote dit que la
raison de l'homme est liée par l'ivresse ; de même qu'elle est liée aussi par
la convoitise. Or celle-ci n'excuse pas du péché. L'ébriété non plus par
conséquent.
Cependant, dit S. Augustin, Lot est excusé de l'inceste à cause de son ivresse.
Conclusion
:
Dans l'ivrognerie, nous l'avons vu deux choses sont à considérer : la dégradation qui suit, et l'acte qui précède. Du côté de la dégradation qui suit, dont l'effet est de lier l'usage de la raison, l'ivrognerie peut excuser du péché, pour autant qu'elle cause l'involontaire par ignorance. - Mais du côté de l'acte qui précède, il semble qu'il faut distinguer. Si cet acte est suivi d'ivresse mais sans qu'il y ait de péché, alors le péché qui suit est totalement excusé de culpabilité. C'est sans doute ce qui est arrivé à Lot. Mais si l'acte qui précède a été entaché de faute, alors on n'est pas totalement excusé du péché qui suit, lequel devient volontaire en raison de la volonté de l'acte précédent. C'est en effet en accomplissant un acte illicite qu'on est tombé dans le péché suivant. Ce péché qui suit est cependant diminué, de même qu'est diminué son caractère volontaire. C'est pourquoi S. Augustin, dit que " Lot doit être jugé coupable non pour son inceste, mais pour autant que son ébriété le méritait ".
Solutions
:
1. Aristote ne dit pas que l'homme en état d'ivresse mérite une malédiction plus grave, mais " une double malédiction " à cause de son double péché.
On peut répondre aussi qu'il parle
selon la loi d'un certain Pittacus qui avait statué : " Les ivrognes,
s'ils commettent des violences, seront plus sévèrement punis que les gens
sobres, parce qu'ils s'en rendent plus souvent coupables. " En quoi,
remarque Aristote, " il semble qu'on ait visé à l'utilité ", afin
qu'il soit mis fin aux violences, " plutôt qu'à l'indulgence qu'il faut
avoir pour les ivrognes ", qui ne sont plus maîtres d'eux-mêmes.
2. L'ivresse est de nature
à excuser le péché non par le côté où elle est elle-même un péché, mais par le
côté où elle entraîne à sa suite une dégradation.
3. La convoitise ne lie pas totalement la raison, comme fait l'ivresse, à moins que, par hasard, cette convoitise soit telle qu'elle rende l'homme fou. Cependant la passion de convoitise diminue le péché, car il est moins grave de pécher par faiblesse que de pécher par malice.
Il faut maintenant étudier la chasteté. D'abord, la vertu même de chasteté (Question 151) ; ensuite, la virginité, qui est une partie de la chasteté (Question 152) ; enfin, la luxure, qui est le vice contraire (Question 153-154).
1. La chasteté est-elle une vertu ? - 2. Est-elle une vertu générale ? - 3. Est-elle une vertu distincte de l'abstinence ? - 4. Quels sont ses rapports avec la pudicité ?
Objections
:
1. Il semble que non. Nous
parlons en effet maintenant de vertu de l'âme. Or la chasteté semble relever du
corps. On dit en effet que quelqu'un est chaste quand il se comporte d'une
certaine façon dans l'usage de certaines parties du corps. La chasteté n'est
donc pas une vertu.
2. La vertu est un habitus
volontaire, selon Aristote. Mais la chasteté ne semble pas être quelque chose
de volontaire, puisque c'est par la violence qu'elle semble enlevée aux femmes
qui ont été prises de force. Il semble donc que la chasteté ne soit pas une
vertu.
3. Aucune vertu n'existe
chez les infidèles. Or il y a des infidèles qui sont chastes. La chasteté n'est
donc pas une vertu.
4. Les fruits se
distinguent des vertus. Or la chasteté est placée parmi les fruits, comme on le
voit chez S. Paul (Ga 5, 23). La chasteté n'est donc pas une vertu.
Cependant, S. Augustin nous dit " Alors que tu devrais précéder ton épouse dans la vertu, car la chasteté est une vertu, tu cèdes au premier assaut de la passion charnelle, et tu voudrais que ton épouse fût victorieuse. "
Conclusion
:
Le mot " chasteté " se prend de ce que la raison " châtie " la convoitise, qui doit être corrigée comme un enfant, dit Aristote. Or le propre de la vertu humaine consiste en ce que quelque chose est mesuré selon la raison, comme on l'a vu plus haut en traitant de la vertu. La chasteté est donc manifestement une vertu.
Solutions
:
1. La chasteté se trouve
sans doute dans l'âme comme dans son siège, mais elle a sa matière dans le
corps. Il appartient en effet à la chasteté d'user modérément des membres du
corps selon le jugement de la raison et le choix de la volonté.
2. Comme dit S. Augustin :
" Tant que dure la résolution de l'âme, qui a permis au corps lui-même
d'être sanctifié, la violence d'une passion étrangère n'enlève pas au corps
cette sainteté, qui se conserve par la persévérance dans la continence. "
Et S. Augustin ajoute : " La vertu de l'âme, qui a la force pour compagne,
est décidée à supporter tous les maux plutôt que de consentir au mal. "
3. Selon S. Augustin "
ne pensons pas qu'il y ait une vraie vertu chez celui qui n'est pas juste. Ne
pensons pas qu'il soit vraiment juste, s'il ne vit pas de la foi ". C'est
pourquoi il conclut qu'il n'y a chez les infidèles ni vraie chasteté, ni autre
vertu, car ils ne se réfèrent pas à la fin requise. Et il ajoute : " Ce
n'est pas par leurs fonctions ", c'est-à-dire par leurs actes, " mais
par leurs fins que les vertus se distinguent des vices ".
4. La chasteté, en tant qu'elle agit selon la raison, est à considérer comme une vertu ; mais en tant qu'elle trouve du plaisir dans son acte, elle est mise au nombre des fruits.
Objections
:
1. Il semble que oui. S.
Augustin dit en effet : " La chasteté est un mouvement ordonné de l'âme
qui ne soumet pas les biens majeurs aux biens mineurs. " Or cela
appartient à toute vertu. La chasteté est donc une vertu générale.
2. " Chasteté "
vient de " châtiment ". Mais tout mouvement de la partie appétitive
doit être châtié par la raison. Et comme toute vertu morale refrène un
mouvement de l'appétit, il semble donc que toute vertu morale soit de la
chasteté.
3. La fornication s'oppose
à la chasteté. Or toute espèce de péché semble être une fornication. Le Psaume
(73, 27) dit en effet : " Tu conduis à leur perte tous ceux qui forniquent
en s'éloignant de toi. " La chasteté est donc une vertu générale.
Cependant, Macrobe h en fait une partie de la tempérance.
Conclusion
:
Le mot chasteté a deux sens. D'abord un sens propre. La chasteté est alors une vertu spéciale, ayant une matière spéciale : les convoitises de ce qui procure du plaisir en matière sexuelle.
Ensuite, un sens métaphorique. De même en effet que c'est dans l'union charnelle que consiste le plaisir sexuel, qui est proprement la matière de la chasteté et du vice opposé, la luxure, de même c'est dans une certaine union spirituelle de l'âme à certaines choses que consiste la délectation qui est l'objet d'une certaine chasteté spirituelle, ainsi appelée par métaphore, ou d'une fornication spirituelle, ainsi appelée également par métaphore. En effet, lorsque l'esprit de l'homme se délecte dans une union spirituelle avec l'être auquel il doit s'unir et qui est Dieu ; quand il s'abstient de s'unir avec plaisir à d'autres biens, contrairement aux exigences de l'être divin - alors on parle de chasteté spirituelle, selon ces paroles de S. Paul (2 Co 11, 2) : " le vous ai fiancés avec un époux unique en vous présentant au Christ comme une vierge chaste. " Mais, si l'esprit s'unit avec plaisir, contrairement à l'ordre divin, à toute autre chose, on parle de fornication spirituelle, selon ces paroles de Jérémie (3, 1) : " Et toi, tu as forniqué avec de nombreux amants. " Si l'on conçoit la chasteté de cette façon, elle est une vertu générale, car toute vertu retient l'esprit humain de s'unir avec plaisir à ce qui est illicite. Cependant la raison de cette chasteté-là consiste principalement dans la charité et dans les autres vertus théologales, par lesquelles l'esprit de l'homme s'unit à Dieu.
Solutions
:
1. Cet argument procède de
la chasteté entendue au sens métaphorique.
2. Comme on l'a dit plus
haut, la convoitise du plaisir est comparée surtout à l'enfant, car l'appétit
délectable nous est connaturel, et surtout celui des plaisirs du toucher, qui
sont ordonnés à la conservation de la nature ; de là vient que, si l'on nourrit
la convoitise de ces plaisirs en y consentant, elle s'accroît au maximum, tel
l'enfant qu'on laisse faire ce qu'il veut. Aussi est-ce surtout la convoitise
de ces plaisirs qui a besoin d'être corrigée. Voilà pourquoi c'est à propos de
ces convoitises que l'on parle de chasteté par excellence, de même que l'on
parle de force à propos de ce qui nous est le plus nécessaire pour que notre
âme reste ferme.
3. Cette objection procède de la fornication spirituelle entendue au sens métaphorique, laquelle s'oppose à la chasteté spirituelle, on vient de le dire.
Objections
:
1. Il ne semble pas. Car
pour la matière d'un seul genre une seule vertu suffit. Or ce qui appartient à
un seul sens semble appartenir au même genre. Donc, puisque le plaisir trouvé
dans les aliments, qui est la matière de l'abstinence, et le plaisir trouvé
dans les actes sexuels, qui est la matière de la chasteté, appartiennent tous
deux au sens du toucher, il ne semble pas que la chasteté soit une vertu
différente de l'abstinence.
2. Aristote assimile tous
les vices d'intempérance aux péchés " puérils ", qui ont besoin de
châtiment. Or la " chasteté " prend son nom du " châtiment
" des vices opposés. Puisque l'abstinence refrène certains vices
d'intempérance, il semble que l'abstinence soit la chasteté.
3. Les plaisirs des autres
sens relèvent de la tempérance, en tant qu'ils sont ordonnés aux plaisirs du
toucher, matière de la tempérance. Or les plaisirs de la nourriture, qui sont
la matière de l'abstinence, sont ordonnés aux plaisirs sexuels, matière de la
chasteté. Aussi S. Jérôme peut-il dire : " Le ventre et les partis
génitales sont voisins, de sorte que leur voisinage fait comprendre combien
leurs vices sont associés. " L'abstinence et la chasteté ne sont donc pas
des vertus distinctes l'une de l'autre.
Cependant, S. Paul (2 Co 6, 5) nomme la chasteté en la distinguant du jeûne qui relève de l'abstinence.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, la tempérance a pour matière propre les convoitises des plaisirs du toucher. C'est pourquoi il est nécessaire que, là où il y a différentes sortes de plaisirs, il y ait aussi différentes vertus comprises dans la tempérance. Mais les plaisirs sont proportionnés aux opérations dont ils sont les perfections, dit Aristote. Or il est évident que les actes relevant de l'usage des aliments, par lesquels se conserve la nature de l'individu, sont d'un autre genre que les actes sexuels, par lesquels se conserve la nature de l'espèce. C'est pourquoi la chasteté, qui concerne les plaisirs sexuels, est une vertu distincte de l'abstinence, qui concerne les plaisirs de la table.
Solutions
:
1. La tempérance ne
consiste pas principalement, en ce qui concerne les délectations du toucher,
dans le jugement que les sens portent sur les réalités qui sont touchées, car
ce jugement les apprécie toutes selon la même raison, mais dans leur usage
même, dit Aristote. Mais ce n'est pas pour la même raison que l'on mange et que
l'on boit, ou que l'on recherche les plaisirs sexuels. C'est pourquoi il faut
qu'il y ait des vertus différentes, bien qu'il s'agisse du même sens, le
toucher.
2. Les délectations
sexuelles sont plus violentes et contraignent davantage la raison que les
plaisirs de la table. A cause de cela elles ont davantage besoin d'être
corrigées et refrénées : car, si l'on y consent, la force de la convoitise
s'accroît d'autant, et la vigueur de l'esprit est abaissée. C'est pourquoi S.
Augustin a pu dire : " je le sens, il n'y a rien qui fasse tomber de plus
haut l'intelligence de l'homme que les caresses de la femme, et ce contact des
corps sans lequel on ne peut posséder une épouse. "
3. Les plaisirs des autres sens n'ont trait à la conservation de la nature humaine que dans la mesure où ils sont ordonnés aux délectations du toucher. C'est pourquoi, concernant ces délectations, il n'y a pas d'autre vertu comprise dans la tempérance. Mais les plaisirs que procurent les aliments, quoiqu'ils soient d'une certaine façon ordonnés aux jouissances sexuelles, sont néanmoins ordonnés par eux-mêmes à la conservation de la vie de l'homme. Aussi ont-ils par eux-mêmes une vertu spéciale, bien que cette vertu qu'on appelle abstinence, ordonne son acte à la fin de la chasteté.
Objections
:
1. Il ne semble pas que la
pudicité relève spécialement de la chasteté. En effet, pour S. Augustin, "
la pudicité est une vertu de l'âme ". Elle n'est donc pas quelque chose
qui se rattache à la chasteté, mais elle est par elle-même une vertu distincte
de la chasteté.
2. " Pudicité "
vient de " pudeur ", qui semble être la même chose que la crainte de
la honte. Or la crainte de la honte se rapporte, selon S. Jean Damascène "
à l'acte honteux " : ce qui se vérifie en tout acte vicieux. La
pudicité ne se rapporte donc pas plus à la chasteté qu'aux autres vertus.
3. Aristote dit que toute
intempérance est de façon générale ce qui est le plus " blâmable ".
Mais il semble qu'il appartienne à la pudicité de fuir ce qui est blâmable. La
pudicité appartient donc à toutes les parties de la tempérance, et non
spécialement à la chasteté.
Cependant, S. Augustin déclare, " Il faut prêcher la pudicité, afin que celui qui a des oreilles pour entendre ne fasse rien d'illicite avec ses organes génitaux. " Mais le bon usage des organes génitaux est du ressort de la chasteté. La pudicité appartient donc en propre à la chasteté.
Conclusion
:
On vient de le dire, le mot " pudicité " vient de " pudeur ", qui signifie crainte de la honte. C'est pourquoi il faut que la pudicité ait un rapport essentiel avec ce qui inspire davantage un sentiment de honte. Or c'est le fait des actes sexuels ; à tel point, dit S. Augustin que même l'acte conjugal, revêtu de l'honorabilité du mariage, n'est pas exempt de ce sentiment de honte. Et cela vient de ce que le mouvement des organes génitaux n'est pas soumis à l'empire de la raison, comme c'est le cas pour le mouvement des autres membres extérieurs. Or l'homme éprouve un sentiment de honte non seulement de cette union charnelle, mais aussi de tout ce qui en est le signe, dit Aristote. Voilà pourquoi la pudicité s'applique essentiellement aux réalités sexuelles ; et principalement aux signes de ces réalités, comme les regards impudiques, les baisers et les attouchements. Et c'est parce que ceux-ci ont coutume d'être davantage perçus que la pudicité regarde surtout les signes extérieurs de ce genre, tandis que la chasteté regarde davantage l'union sexuelle elle-même. Ainsi donc la pudicité est ordonnée à la chasteté, non comme une vertu qui en serait distincte, mais comme exprimant un certain environnement de la chasteté. Parfois cependant l'une est prise pour l'autre.
Solutions
:
1. S. Augustin prend ici la
pudicité pour la chasteté.
2. Quoique tous les vices
aient un certain caractère honteux, c'est surtout vrai cependant pour les vices
d'intempérance, comme le montre ce qui a été dit plus haut.
3. Parmi les vices d'intempérance, ceux qui méritent principalement la honte sont les vices sexuels. Parce que les organes génitaux n'obéissent pas, et parce que la raison se trouve absorbée au maximum.
1. En quoi consiste-t-elle ? - 2. Est-elle licite ? - 3. Est-elle une vertu ? - 4. Sa supériorité
par rapport au mariage. - 5. Sa supériorité par rapport aux autres vertus.
Objections
:
1. Il semble qu'elle ne
consiste pas dans l'intégrité charnelle. En effet, pour S. Augustin, elle est
" la résolution perpétuelle de garder l'incorruptibilité dans une chair
corruptible ". Or la résolution ne relève pas de la chair. La virginité ne
réside donc pas dans la chair.
2. La virginité implique
une certaine pudicité. Or S. Augustin dit que la pudicité réside dans l'âme. La
virginité ne consiste donc pas dans l'intégrité de la chair.
3. L'intégrité de la chair
semble consister dans le sceau de la pudeur virginale. Mais ce sceau est
parfois brisé sans dommage pour la virginité. S. Augustin dit en effet que
" ces membres peuvent en diverses circonstances être blessés et souffrir
violence ; et les médecins parfois, afin de porter secours, pratiquent sur eux
des opérations pénibles à voir ; une sage-femme aussi, sous prétexte de
vérifier avec la main l'intégrité d'une vierge, la lui fait perdre en
l'examinant ". Et S. Augustin ajoute : " je ne pense pas qu'il y ait
personne d'assez sot pour croire que cette vierge a perdu la sainteté de son
corps, bien qu'elle ait perdu l'intégrité de ce membre. " La virginité ne
consiste donc pas dans l'intégrité de la chair.
4. La corruption de la
chair consiste surtout dans l'émission du sperme, qui peut se produire sans
union charnelle, pendant le sommeil ou même dans l'état de veille. Mais sans
rapport charnel la virginité ne paraît pas perdue. S. Augustin dit en effet :
" L'intégrité virginale et l'abstention de tout rapport charnel, c'est la
condition des anges. " Ainsi donc la virginité ne consiste pas dans
l'intégrité de la chair.
Cependant, S. Augustin déclare dans le même ouvrage que la virginité est " une continence qui voue, consacre et réserve l'intégrité de la chair au Créateur même de l'âme et de la chair ".
Conclusion
:
" Virginité " paraît venir de " verdure " (virer). Et de même que l'on dit " vert " et gardant sa " verdure " le végétal qui n'a pas été brûlé par une chaleur excessive, de même la virginité implique, chez celui qui la garde, d'être épargné par la brûlure de la convoitise qui semble se réaliser dans ce qui est le comble de la délectation physique : le plaisir sexuel. Aussi S. Ambroise dit-il : " La chasteté virginale est l'intégrité d'une chair restée indemne de tout contact. "
Dans le plaisir sexuel il faut considérer trois composantes : la première est simplement corporelle : c'est la violation du sceau virginal. La deuxième est dans la connexion entre l'âme et le corps : c'est l'émission même du sperme qui produit une délectation sensible. La troisième est uniquement du côté de l'âme : c'est le propos de parvenir à une telle délectation. De ces trois composantes, la première a une relation accidentelle avec l'acte moral, qui s'apprécie essentiellement par rapport à l'âme. La deuxième a une relation matérielle avec l'acte moral, car les passions sensibles sont la matière des actes moraux. Mais la troisième joue le rôle de forme et de perfection, car l'essence de la moralité se trouve achevée en ce qui relève de la raison.
Ainsi donc, puisque l'on parle de virginité lorsque la corruption qu'on vient de dire est écartée, il s'ensuit que l'intégrité du membre corporel a une relation accidentelle à la virginité. L'exemption du plaisir ressenti dans l'émission du sperme, n'a qu'une relation matérielle à la virginité. Quant au propos de s'abstenir perpétuellement d'un tel plaisir, c'est lui qui donne à la virginité sa forme et sa perfection.
Solutions
:
1. Cette définition de S.
Augustin touche directement ce qui est formel dans la virginité, car la
résolution dont il parle est celle de la raison. L'épithète " perpétuelle
", qu'il ajoute, ne s'entend pas comme s'il fallait que celui qui est
vierge ait toujours actuellement un tel propos ; mais il faut qu'il le garde
dans son intention, afin d'y persévérer de façon perpétuelle. Ce qui est
matériel est touché indirectement, lorsqu'il dit : " l'incorruptibilité
dans une chair corruptible ". Cela est ajouté pour montrer la difficulté
de la virginité, car si la chair ne pouvait pas être corrompue, il ne serait
pas difficile d'avoir le propos perpétuel de l'incorruptibilité.
2. La pudicité se trouve
essentiellement dans l'âme, et matériellement dans la chair ; de même la
virginité. C'est pourquoi S. Augustin dit : " Bien que la virginité soit
conservée dans la chair ", par quoi elle est corporelle, " elle est
cependant spirituelle, car c'est la piété et la continence qui la vouent et la
gardent ".
3. Comme on l'a vu
l'intégrité du membre corporel a une relation accidentelle avec la virginité,
en tant que l'intégrité demeure dans le membre corporel lorsque, par une
détermination de la volonté, on s'abstient du plaisir sexuel. C'est pourquoi, s'il
arrive que, d'une autre façon, l'intégrité du membre soit par hasard détruite,
la virginité ne reçoit pas plus de dommage que d'une blessure à la main ou au
pied.
4. Le plaisir qui provient de l'émission du sperme peut se produire de deux façons. D'une première façon, lorsqu'il procède d'un propos de l'esprit. Et alors il fait perdre la virginité, qu'il y ait union charnelle ou non. S. Augustin fait mention de celle-ci parce qu'elle cause habituellement et naturellement cette émission du sperme.
D'une autre façon, ce plaisir peut survenir en l'absence d'un propos de l'esprit, soit pendant le sommeil, soit à l'occasion d'une violence que l'on subit et à laquelle l'esprit ne consent pas, bien que la chair éprouve du plaisir ; soit encore par suite d'une infirmité naturelle, comme chez ceux qui souffrent d'un flux de sperme. Dans ce cas la virginité n'est pas perdue, car une telle pollution n'est pas due à l'impudicité, que la virginité exclut.
Objections
:
1. Il semble bien. En effet
tout ce qui va contre un précepte de la loi naturelle est illicite. Or, de même
qu'il y a un précepte de la loi naturelle qui vise la conservation de
l'individu, comme le signifie la Genèse (2, 16) : " Mange de tous
les arbres du jardin ", de même il y a un précepte de la loi naturelle qui
vise la conservation de l'espèce, donné dans la Genèse (1, 28) : " Soyez
féconds, multipliez et remplissez la terre. " Ainsi donc, de même que celui
qui s'abstiendrait de toute nourriture pécherait, comme agissant contre le bien
de l'individu, de même celui qui s'abstient totalement de l'acte de génération
pèche, comme agissant contre le bien de l'espèce.
2. Ce qui s'écarte du
milieu de la vertu semble vicieux. Or la virginité s'écarte du milieu de la
vertu en s'abstenant de tous les plaisirs sexuels. Aristote dit en effet :
" Celui qui goûte à toute espèce de plaisirs sans en refuser aucun est
intempérant, mais celui qui les refuse tous est un rustre et un insensible.
" La virginité est donc quelque chose de vicieux.
3. Seul le vice mérite la
peine. Or dans l'Antiquité les lois punissaient ceux qui gardaient
perpétuellement le célibat, dit Valère Maxime. C'est pourquoi, d'après S.
Augustin, on dit que Platon avait offert un sacrifice pour que fût abolie comme
un péché sa continence perpétuelle. La virginité est donc un péché.
Cependant, aucun péché ne relève directement d'un conseil. Or la virginité relève directement d'un conseil. S. Paul dit en effet (1 Co 7, 25) . " Pour ce qui est des vierges, je n'ai pas de précepte du Seigneur, mais je donne un conseil. " La virginité n'est donc pas illicite.
Conclusion
:
Dans les actes humains est vicieux ce qui s'écarte de la droite raison. Mais il appartient à la droite raison d'utiliser les moyens selon la mesure qui convient à la fin. Or il existe un triple bien pour l'homme, dit Aristote : un bien qui consiste dans les choses extérieures, les richesses par exemple ; un autre qui consiste dans les biens du corps ; et un troisième qui consiste dans les biens de l'âme, parmi lesquels les biens de la vie contemplative sont meilleurs que ceux de la vie active, comme Aristote le prouve, et le Seigneur le déclare en S. Luc (10, 42) : " Marie a choisi la meilleure part. " De ces biens, les biens extérieurs sont ordonnés aux biens du corps ; les biens du corps le sont aux biens de l'âme ; et parmi ceux-ci les biens de la vie active sont ordonnés à ceux de la vie contemplative. Il appartient donc à la rectitude de la raison d'utiliser les biens extérieurs selon la mesure convenant au corps, et ainsi de suite. Il s'ensuit que si l'on s'abstient de posséder certaines choses - que par ailleurs il serait bon de posséder - dans l'intérêt de la santé du corps, ou encore en vue de la contemplation de la vérité, cela n'est pas vicieux, mais conforme à la droite raison. De même, si l'on s'abstient des plaisirs corporels pour vaquer plus librement à la contemplation de la vérité, cela appartient à la rectitude de la raison.
Or c'est pour cela que la sainte virginités s'abstient de toute délectation sexuelle pour vaquer plus librement à la contemplation de Dieu. S. Paul dit en effet (1 Co 7, 34) : " Celle qui n'a pas de mari, comme la vierge, a souci des affaires du Seigneur ; elle cherche à être sainte de corps et d'esprit. Celle qui s'est mariée a souci des affaires du monde, des moyens de plaire à son mari. " Il faut donc conclure que la virginité n'a rien de vicieux, mais qu'elle est plutôt digne de louange.
Solutions
:
1. Le précepte inclut une notion d'obligation, comme on l'a vu en traitant de la charité. Or une chose peut être obligatoire de deux façons : d'une première façon lorsqu'elle incombe à chaque individu ; elle ne peut alors être omise sans péché. Mais autre est l'obligation qui incombe à la multitude. Et l'accomplissement d'un tel devoir ne s'impose pas à chacun des membres.
Objections
:
1. Il semble bien. En effet
tout ce qui va contre un précepte de la loi naturelle est illicite. Or, de même
qu'il y a un précepte de la loi naturelle qui vise la conservation de
l'individu, comme le signifie la Genèse (2, 16) : " Mange de tous les
arbres du jardin ", de même il y a un précepte de la loi naturelle qui
vise la conservation de l'espèce, donné dans la Genèse (1, 28) : " Soyez
féconds, multipliez et remplissez la terre. " Ainsi donc, de même que
celui qui s'abstiendrait de toute nourriture pécherait, comme agissant contre
le bien de l'individu, de même celui qui s'abstient totalement de l'acte de
génération pèche, comme agissant contre le bien de l'espèce.
2. Ce qui s'écarte du milieu de la vertu semble vicieux. Or la virginité s'écarte du milieu de la vertu en s'abstenant de tous les plaisirs sexuels. Aristote dit en effet : "
Celui qui goûte à toute espèce de
plaisirs sans en refuser aucun est intempérant, mais celui qui les refuse tous
est un rustre et un insensible. " La virginité est donc quelque chose de
vicieux.
3. Seul le vice mérite la
peine. Or dans l'Antiquité les lois punissaient ceux qui gardaient
perpétuellement le célibat, dit Valère Maxime. C'est pourquoi, d'après S.
Augustin on dit que Platon avait offert un sacrifice pour que fût abolie comme
un péché sa continence perpétuelle. La virginité est donc un péché.
Cependant, aucun péché ne relève directement d'un conseil. Or la virginité relève directement d'un conseil. S. Paul dit en effet (1 Co 7, 25) : " Pour ce qui est des vierges, je n'ai pas de précepte du Seigneur, mais je donne un conseil. " La virginité n'est donc pas illicite.
Conclusion
:
Dans les actes humains est vicieux ce qui s'écarte de la droite raison. Mais il appartient à la droite raison d'utiliser les moyens selon la mesure qui convient à la fin. Or il existe un triple bien pour l'homme, dit Aristote : un bien qui consiste dans les choses extérieures, les richesses par exemple ; un autre qui consiste dans les biens du corps ; et un troisième qui consiste dans les biens de l'âme, parmi lesquels les biens de la vie contemplative sont meilleurs que ceux de la vie active, comme Aristote le prouve et le Seigneur le déclare en S. Luc (10, 42) : " Marie a choisi la meilleure part. " De ces biens, les biens extérieurs sont ordonnés aux biens du corps ; les biens du corps le sont aux biens de l'âme ; et parmi ceux-ci les biens de la vie active sont ordonnés à ceux de la vie contemplative. Il appartient donc à la rectitude de la raison d'utiliser les biens extérieurs selon la mesure convenant au corps, et ainsi de suite. Il s'ensuit que si l'on s'abstient de posséder certaines choses - que par ailleurs il serait bon de posséder - dans l'intérêt de la santé du corps, ou encore en vue de la contemplation de la vérité, cela n'est pas vicieux, mais conforme à la droite raison. De même, si l'on s'abstient des plaisirs corporels pour vaquer plus librement à la contemplation de la vérité, cela appartient à la rectitude de la raison.
Or c'est pour cela que la sainte virginité s'abstient de toute délectation sexuelle pour vaquer plus librement à la contemplation de Dieu. S. Paul dit en effet (1 Co 7, 34) : " Celle qui n'a pas de mari, comme la vierge, a souci des affaires du Seigneur ; elle cherche à être sainte de corps et d'esprit. Celle qui s'est mariée a souci des affaires du monde, des moyens de plaire à son mari. " Il faut donc conclure que la virginité n'a rien de vicieux, mais qu'elle est plutôt digne de louange.
Solutions
:
1. Le précepte inclut une notion d'obligation, comme on l'a vu en traitant de la charité. Or une chose peut être obligatoire de deux façons : d'une première façon lorsqu'elle incombe à chaque individu ; elle ne peut alors être omise sans péché. Mais autre est l'obligation qui incombe à la multitude. Et l'accomplissement d'un tel devoir ne s'impose pas à chacun des membres de la multitude. Il y a en effet beaucoup de choses qui sont nécessaires à la multitude et qu'un seul ne suffit pas à accomplir ; elles sont accomplies par la multitude, tandis que l'un fait telle chose, et l'autre telle autre.
Il est donc nécessaire que le
précepte de la loi naturelle qui ordonne à l'homme de se nourrir soit accompli
par chacun ; autrement, en effet l'individu ne pourrait se conserver. Mais le
précepte de la génération regarde toute la multitude des hommes, à qui il est
nécessaire non seulement de se multiplier corporellement, mais aussi de
progresser spirituellement. C'est pourquoi il est suffisamment pourvu à la
multitude humaine si certains accomplissent l'oeuvre de la génération
charnelle, tandis que d'autres, qui s'en abstiennent, s'adonnent à la
contemplation des choses divines, pour la beauté et le salut du genre humain
tout entier. C'est ainsi, du reste, que, dans une armée, il en est qui gardent
le camp, d'autres qui portent les étendards, d'autres qui combattent par les
armes : tout cela s'impose à la multitude, mais ne peut être accompli par un
seul.
2. Celui qui s'abstient de
tout plaisir sans égard pour la droite raison, comme si le plaisir lui-même lui
faisait horreur, est un insensible et un rustre. Celui qui est vierge ne
s'abstient pas de tout plaisir, mais seulement du plaisir sexuel ; et il s'en
abstient conformément à la droite raison, on vient de le dire. Or le juste
milieu de la vertu ne se détermine pas selon la quantité, mais selon la droite
raison, d'après Aristote. C'est pourquoi celui-ci dit du magnanimes qu'il
" atteint le sommet sous le rapport de la grandeur, mais qu'il reste dans
le juste milieu sous le rapport de la convenance ".
3. Les lois sont faites selon ce qui arrive le plus généralement. Or il était rare, dans l'Antiquité, que l'on s'abstienne de tout plaisir sexuel par amour de la contemplation : Platon seul l'aurait fait. Ce n'est donc pas parce qu'il pensait que c'était un péché qu'il offrit un sacrifice, mais pour condescendre à l'opinion fausse de ses concitoyens, remarque S. Augustin au même endroit.
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet, selon Aristote, " aucune vertu ne se trouve en nous par nature
". Or la virginité se trouve en nous par nature. Car tout homme est vierge
en naissant. La virginité n'est donc pas une vertu.
2. Quiconque possède une
vertu les possède toutes, comme on l'a vu en traitant des vertus. Or il y a des
hommes ayant certaines vertus, qui n'ont pas la virginité. Autrement, comme
personne ne parvient au Royaume des cieux sans la vertu, personne sans la
virginité ne pourrait y parvenir ; ce qui serait condamner le mariage. La
virginité n'est donc pas une vertu.
3. Toute vertu est rétablie
par la pénitence. Or ce n'est pas le cas pour la virginité. C'est pourquoi S.
Jérôme dit " Bien que Dieu puisse tout le reste, il ne peut pas
restaurer la virginité perdue. " Il semble donc que la virginité ne soit
pas une vertu.
4. Aucune vertu ne se perd
sans qu'il y ait péché. Or la virginité se perd sans péché : par le mariage.
Donc la virginité n'est pas une vertu.
5. On énumère côte à côte
la virginité, la viduité et la chasteté conjugale. Or aucune de celles-ci n'est
tenue pour une vertu. La virginité n'est donc pas non plus une vertu.
Cependant, S. Ambroise dit " L'amour de la virginité nous invite à en dire quelque chose, de peur que le silence ne paraisse restreindre cette vertu qui est primordiale. "
Conclusion
:
Nous l'avons dit, ce qu'il y a de formel et d'accompli dans la virginité, c'est le propos de s'abstenir perpétuellement du plaisir sexuel, propos qui est rendu louable en considération de la fin, qui est de vaquer aux choses divines. Ce qu'il y a de matériel dans la virginité, c'est l'intégrité de la chair excluant toute expérience du plaisir sexuel. Or il est manifeste que là où il y a une matière spéciale ayant une excellence spéciale, se trouve une raison spéciale de vertu, comme il apparaît dans la magnificence, qui se livre à de grandes dépenses, et qui, pour cette raison, est une vertu spéciale, distincte de la libéralité, qui porte d'une façon générale sur tout usage des richesses. De même, se garder pur de toute expérience de la volupté sexuelle mérite plus excellemment la louange que de se garder simplement du désordre de la volupté. C'est pourquoi la virginité est une vertu spéciale, ayant le même rapport avec la chasteté que la magnificence avec la libéralité.
Solutions
:
1. Les hommes ont en
naissant ce qui est matériel dans la virginité, à savoir l'intégrité de la
chair qui n'a pas fait l'expérience des actes sexuels. lis n'ont pas cependant
ce qui est formel dans la virginité : le propos de conserver cette intégrité en
vue de Dieu. Et c'est en cela que la virginité est une vertu. C'est pourquoi S.
Augustin dit : " Ce que nous louons dans les vierges, ce n'est pas le fait
d'être vierges, mais d'être consacrées vierges à Dieu par une religieuse
continence. "
2. La connexion des vertus
se prend de ce qu'il y a de formel en elles, c'est-à-dire selon la charité ou
selon la prudence, comme on l'a vu plus haut et non selon ce qu'il y a de
matériel. Rien n'empêche, en effet, qu'un homme vertueux ait la matière d'une
vertu et non la matière d'une autre ; ainsi le pauvre a la matière de la
tempérance, mais non la matière de la magnificence. C'est de cette façon que
chez un homme ayant d'autres vertus peut manquer la matière de la virginité,
c'est-à-dire l'intégrité de la chair, que nous avons signalée. Il peut
cependant posséder ce qui est formel dans la virginité, c'est-à-dire être dans
la disposition d'esprit d'avoir le propos de conserver l'intégrité en question,
si cela s'imposait à lui. De même, le pauvre peut avoir, par disposition de son
âme, le propos de faire des dépenses fastueuses, si cela était en son pouvoir ;
de même encore celui qui se trouve dans la prospérité peut avoir, par
Disposition de son âme, le propos de supporter avec patience la situation
contraire. Car sans cette disposition d'âme, on ne peut être vertueux.
3. La vertu peut être réparée par la pénitence quant à ce qui est formel, mais non quant à ce qui est matériel en elle. En effet, si le magnificent a dilapidé ses richesses, ce n'est pas la pénitence de son péché qui les lui rendra. De même celui qui par le péché a perdu sa virginité ne recouvre plus la matière de la virginité en faisant pénitence, mais il recouvre son propos de virginité.
En ce qui concerne la matière de la
virginité, il y a une chose qui pourrait être miraculeusement restaurée par
Dieu, c'est l'intégrité du membre corporel, que nous avons dit avoir un rapport
accidentel à la virginité. Mais il est une chose qui ne peut être restaurée par
un miracle, c'est que celui qui a fait l'expérience de la volupté charnelle
revienne à sa situation antérieure. En effet Dieu ne peut faire que ce qui a
été fait ne l'ait pas été, nous l'avons dit dans la première Partie.
4. La virginité en tant
qu’une vertu comporte le propos, confirmé par voeu, de garder cette perpétuelle
intégrité de la chair. Selon S. Augustin, la virginité " voue, consacre et
réserve l'intégrité de la chair au Créateur même de l'âme et de la chair
". La virginité en tant que vertu, ne se perd donc jamais que par le
péché.
5. La chasteté conjugale mérite la louange du seul fait qu'elle s'abstient des voluptés illicites ; elle n'a donc pas de supériorité sur la chasteté commune. La viduité ajoute quelque chose à la chasteté commune ; elle ne parvient cependant pas à ce qui est parfait en cette matière : l'exemption totale de la volupté charnelle. Seule, la virginité y parvient. C'est pourquoi seule la virginité est considérée comme une vertu spéciale supérieure à la chasteté, comme la magnificence est supérieure à la libéralité.
Objections
:
1. Il ne semble pas qu'elle
lui soit supérieure. S. Augustin dit en effet : " Le mérite de la
continence chez Jean, qui n'a pas connu le mariage, n'est pas inférieur à celui
d'Abraham, qui a engendré des fils. " Mais à une plus haute vertu
correspond un mérite plus grand. La virginité n'est donc. pas une vertu
supérieure à la chasteté conjugale.
2. La louange accordée au
vertueux dépend de la vertu. Donc, si la virginité était supérieure à la
chasteté conjugale, il paraîtrait normal que toute vierge fût plus digne de
louange que n'importe quelle femme mariée. Ce qui est faux. La virginité n'est
donc pas supérieure au mariage.
3. Le bien commun est
supérieur au bien privé d'après Aristote. Or le mariage est ordonné au bien
commun. Comme dit S. Augustin : " Ce qu'est la nourriture
pour la santé de l'homme, le mariage l'est pour la santé du genre humain.
" La virginité, elle, est ordonnée au bien particulier, car d'après S.
Paul (1 Co 7, 28) on évite " les tribulations de la chair " que
supportent les gens mariés. La virginité n'est donc pas meilleure que la
chasteté conjugale.
Cependant, selon S. Augustin, " avec une certitude rationnelle et sur l'autorité des Écritures, nous découvrons que le mariage n'est pas un péché, mais aussi qu'il n'égale en bonté ni la continence des vierges ni même celle des veuves ".
Conclusion
:
Comme le montre l'ouvrage de S. Jérôme ce fut l'erreur de Jovinien de déclarer que la virginité ne devait pas être préférée au mariage. Cette erreur est principalement réfutée par l'exemple du Christ qui choisit pour mère une vierge et qui garda lui-même la virginité ; par l'enseignement aussi de S. Paul (1 Co 7. 25) qui conseilla la virginité comme un bien meilleur ; et enfin par la raison. Parce que le bien divin est meilleur que le bien humain. Parce que le bien de l'âme est supérieur au bien du corps. Enfin parce que le bien de la vie contemplative est préférable au bien de la vie active. Or la virginité est ordonnée au bien de l'âme en sa vie contemplative, qui est de " penser aux choses de Dieu ". Le mariage, au contraire, est ordonné au bien du corps, qui est la propagation du genre humain ; il appartient à la vie active, car l'homme et la femme dans le mariage ont nécessairement à " penser aux choses du monde ", comme on le voit dans S. Paul (1 Co 7, 33). Il est donc hors de doute que la virginité doit être mise au-dessus de la continence conjugale.
Solutions
:
1. Le mérite se mesure non
seulement à l'acte mais davantage encore aux dispositions de celui qui agit. Or
Abraham se trouvait prêt à garder la virginité si les circonstances le lui
demandaient. Aussi le mérite de la chasteté conjugale est-il équivalent chez
lui au mérite de la continence virginale chez Jean, du moins quant à la part
substantielle ; mais non quant à la part accidentelle. " Le célibat de
Jean, dit S. Augustin et le mariage d'Abraham ont, selon la diversité des
temps, milité pour le Christ. Mais Jean pratiqua effectivement la continence
qui ne fut chez Abraham qu'une disposition intérieure. "
2. Quoique la virginité soit supérieure à la chasteté conjugale, une personne mariée peut cependant être meilleure qu'une vierge pour deux raisons.
1° En considération de la chasteté elle-même, si celui qui est marié est plus disposé à garder la virginité s'il le fallait, que celui qui, en fait, est vierge. S. Augustin conseille à celui qui est vierge de se dire : " Non ; je ne suis pas meilleur qu'Abraham, quoique la chasteté du célibat soit meilleure que la chasteté du mariage. " Et il en donne ensuite la raison : " Ce qu'en effet moi je fais maintenant, il l'eût mieux fait si, à son époque, il avait dû le faire, et ce qu'il a fait, moi je ne ferais pas aussi bien, s'il me fallait le faire maintenant. "
2° Celui qui n'est pas vierge peut
avoir une autre vertu plus excellente. Ce qui fait dire à S. Augustin : "
Une vierge, bien que soucieuse des choses du Seigneur, sait-elle que peut-être,
en raison de quelque faiblesse qu'elle ignore, elle n'est pas prête à souffrir
le martyre, tandis que cette épouse, qu'elle prétendait dépasser, est déjà
capable de boire le calice de la passion du Seigneur ? "
3. Le bien commun est préférable au bien privé s'il est du même genre, mais il peut se faire que le bien privé soit meilleur quant à son genre. C'est de cette façon que la virginité consacrée à Dieu l'emporte sur la fécondité de la chair. C’est pourquoi S. Augustin déclare : " Il ne faut pas croire que la fécondité charnelle de celles qui, dans le mariage, n'ont en vue que les enfants qu'elles donneront au Christ, puisse compenser la perte de leur virginité. "
Objections
:
1. Il semble qu'elle soit
la plus grande des vertus. S. Cyprien dit en effet : " Nous nous adressons
maintenant aux vierges. Plus leur gloire est sublime, plus nous devons en prendre
soin. C'est la fleur de l'Église, la beauté et la parure de la grâce
spirituelle, la plus illustre partie du troupeau du Christ. "
2. Une plus grande
récompense revient à une plus grande vertu. Or c'est à la virginité que revient
la plus grande récompense, le fruit au centuple, comme le montre la Glose
(d'après Mt 13, 23).
3. Une vertu est d'autant
plus grande qu'elle rend plus semblable au Christ. Or c'est par la virginité
qu'on est rendu le plus semblable au Christ. L'Apocalypse (14, 3) dit, en effet,
des vierges qu'elles " suivent l'Agneau partout où il va ", et "
chantent un cantique nouveau, que personne d'autre ne pourrait dire ". La
virginité est donc la plus grande des vertus.
Cependant, S. Augustin déclare " Personne, je pense, n'oserait préférer la virginité au monastère ", et il dit aussi : " L'autorité ecclésiastique fournit un témoignage éclatant : les fidèles savent en effet à quel endroit des mystères de l'autel on fait mémoire des martyrs, et à quel endroit celle des vierges consacrées. " Ce qui laisse entendre que le martyre est supérieur à la virginité, et aussi l'état monastiques.
Conclusion
:
Quelque chose peut être dit absolument supérieur de deux façons. D'une première façon, dans un genre donné, et ainsi, dans le genre de la chasteté, la virginité est absolument supérieure. Elle l'emporte en effet sur la chasteté du veuvage et sur celle du mariage. Et comme la beauté est attribuée par excellence à la chasteté, il s'ensuit que la beauté suprême est attribuée à la virginité. C'est pourquoi S. Ambroise peut dire : " Quelle beauté peut être estimée plus grande que celle de la vierge, qui est aimée du roi, approuvée par le juge, dédiée au Seigneur, consacrée à Dieu ? " Mais, d'une autre façon, une chose peut être dite purement et simplement supérieure. Et alors la virginité n'est pas la vertu supérieure. En effet, la fin l'emporte toujours sur le moyen qui conduit à la fin ; et un moyen est d'autant meilleur qu'il conduit plus efficacement à la fin. Or la fin qui rend la virginité digne de louange, est de vaquer aux choses divines. Il s'ensuit que les vertus théologales, et même la vertu de religion, dont l'acte consiste à s'occuper des choses divines, sont supérieures à la virginité. De même encore les martyrs, qui font le sacrifice de leur propre vie, agissent avec plus d'intensité pour s'attacher à Dieu ; et aussi ceux qui vivent dans les monastères, qui ont fait, à cette fin, le sacrifice de leur volonté et de tout ce qu'ils possèdent ; ils sont supérieurs aux vierges, qui, à cette fin, ont sacrifié la volupté charnelle. Ainsi donc la virginité n'est pas purement et simplement la plus grande des vertus.
Solutions
:
1. Les vierges sont "
la plus illustre partie du troupeau du Christ ", et " leur gloire est
plus haute " par comparaison aux veuves et aux gens mariés.
2. Le fruit de cent pour un
est attribué, d'après S. Jérôme à la virginité en raison de sa supériorité sur
le veuvage, qui reçoit soixante pour un, et sur le mariage, qui reçoit trente
pour un. Mais, selon S. Augustin. " le fruit de cent pour un est pour les
martyrs, de soixante pour un pour les vierges et de trente pour un pour les
gens mariés ". Il ne s'ensuit donc pas que la virginité soit purement et
simplement la plus grande de toutes les vertus, mais qu'elle l'emporte, seulement
sur les autres degrés de chasteté.
3. Les vierges " suivent l'Agneau partout où il va " parce qu'elles imitent le Christ non seulement par l'intégrité de l'esprit, mais aussi par l'intégrité de la chair, dit S. Augustin ; c'est pourquoi elles suivent en tout le Christ. Cela ne veut pas dire cependant qu'elles le suivent de plus près, car il y a d'autres vertus qui font adhérer de plus près à Dieu par l'imitation de l'esprit.
Quant au " cantique nouveau " que les vierges sont seules à chanter, c'est la joie qu'elles éprouvent d'avoir conservé l'intégrité de leur chair.
LE VICE DE LA LUXURE
Nous devons examiner maintenant le vice de la luxure, qui s'oppose à la chasteté. Nous le ferons d'abord en général (Question 153), puis dans ses différentes espèces (Question 154).
1. Quelle est sa matière ? -2. Toute union charnelle est-elle illicite ? -3. La luxure est-elle péché mortel ? - 4. Est-elle un vice capital ? - 5. Ses filles.
Objections
:
1. Il ne semble pas qu'elle
ait seulement pour matière les convoitises et les délectations sexuelles. Car
S. Augustin écrit : " La luxure veut être appelée rassasiement et
abondance. " Or le rassasiement concerne le manger et le boire, et
l'abondance concerne les richesses. La luxure ne concerne donc pas proprement
les convoitises et les plaisirs sexuels.
2. Il est écrit (Pr 20, 1
Vg) : " Chose luxurieuse que le vin ! " Or le vin appartient au
plaisir de la nourriture et de la boisson. C'est donc elles que la luxure
semble avoir surtout pour matière.
3. On dit que la luxure est
" le désir de la volupté sensuelle ". Or la volupté sensuelle ne se
trouve pas seulement dans les plaisirs sexuels, mais dans bien d'autres. Donc
la luxure ne concerne pas seulement les convoitises et les délectations
sexuelles.
Cependant, selon S. Augustin, la parole : " Qui sème dans sa chair récoltera de la chair la corruption " s'adresse aux luxurieux (Ga 6, 8). Or semer dans la chair se fait par les voluptés sexuelles. C'est donc à elles que se rapporte la luxure.
Conclusion
:
Selon Isidore, " luxurieux " se dit de celui qui " se relâche dans les voluptés ". Or ce sont les plaisirs sexuels qui sont le plus grand dissolvant de l'âme humaine. C'est pourquoi la luxure a surtout pour matière les voluptés sexuelles.
Solutions
:
1. La tempérance a trait
principalement et de façon précise aux plaisirs du toucher, et c'est seulement
par voie de conséquence et par une certaine similitude qu'on parle d'elle en
d'autres matières ; de même la luxure se rapporte principalement aux voluptés
sexuelles, celles qui dissolvent le plus et tout spécialement l'âme de l'homme
; et secondairement elle se dit pour toute autre matière se rattachant à un
excès. C'est pourquoi la Glose sur Galates (5, 19) dit que la luxure se trouve
en " tout excès ".
2. On dit que le vin est
une chose luxurieuse, ou bien en ce sens qu'en toute matière le débordement se
réfère à la luxure, ou bien que l'usage exagéré du vin offre un excitant à la
volupté charnelle.
3. Même si l'on parle de volupté sensuelle en d'autres matières, ce sont cependant les plaisirs sexuels qui revendiquent pour eux ce nom. C'est aussi à leur propos que l'on parle spécialement de libido, comme on le voit chez S. Augustin.
Objections
:
1. Il semble bien. En effet
il n'y a que le péché qui entrave la vertu. Or tout acte sexuel entrave au plus
haut point la vertu. S. Augustin écrit : " J'estime qu'il n'y a rien qui
fasse tomber l'âme de l'homme de plus haut que les appâts de la femme, et ce
contact des corps. " Aucun acte sexuel ne semble donc être sans péché.
2. Partout où l'on trouve
quelque chose d'excessif qui nous éloigne du bien de la raison, il y a là
quelque chose de vicieux, puisque la vertu se corrompt par l'excessif et par
l'insuffisant, selon Aristote. Mais en tout acte charnel il y a un excès de
jouissance, qui absorbe la raison en ce sens qu'il " est impossible de
réfléchir à quelque chose à ce moment ". selon Aristote. Et, comme dit S.
Jérôme', dans cet acte l'esprit de prophétie ne touchait pas le coeur des
prophètes. Aucun acte sexuel ne peut donc être sans péché.
3. La cause est plus
importante que son effet. Mais le péché originel est transmis chez les enfants
par le désir charnel, sans lequel il n'y aurait pas d'acte sexuel, d'après S.
Augustin. Il ne peut donc pas y avoir d'acte sexuel sans péché.
Cependant, dit S. Augustin : " C'est une réponse suffisante aux hérétiques (à condition qu'ils comprennent) de dire qu'il n'y a pas de péché en ce qui n'est commis ni contre la nature, ni contre la coutume, ni contre le précepte. " Et il parle de l'acte charnel que les Anciens pratiquaient avec plusieurs épouses. Tout acte sexuel n'est donc pas nécessairement un péché.
Conclusion
:
Le péché dans les actes humains est ce qui s'oppose à l'ordre de la raison. Mais l'ordre de la raison consiste à ordonner convenablement toutes choses à leur fin. C'est pourquoi il n'y a pas de péché à user raisonnablement des choses pour la fin qui est la leur, en respectant la mesure et l'ordre qui conviennent, pourvu que cette fin soit un véritable bien. Or, de même qu'il est vraiment bon de conserver la nature corporelle de l'individu, de même c'est un bien excellent que de conserver la nature de l'espèce humaine. Et de même que la nourriture est ordonnée à la conservation de la vie individuelle, de même l'activité sexuelle est ordonnée à la conservation de tout le genre humain. C'est pourquoi S. Augustin peut dire : " Ce que la nourriture est pour le salut de l'homme, l'acte charnel l'est pour le salut de l'espèce. " Ainsi, de même que l'alimentation peut être sans péché, lorsqu'elle a lieu avec la mesure et l'ordre requis, selon ce qui convient à la santé du corps, de même l'acte sexuel peut être sans aucun péché, lorsqu'il a lieu avec la mesure et l'ordre requis, selon ce qui est approprié à la finalité de la génération humaine.
Solutions
:
1. Un obstacle peut
entraver la vertu de deux façons. D'abord quant à l'état commun de la vertu, et
alors la vertu n'est entravée que par le péché. Ensuite, quant à l'état parfait
de la vertu, et alors la vertu peut être entravée par quelque chose qui n'est
pas un péché, mais qui est un moindre bien. C'est ainsi que l'activité sexuelle
fait tomber l'âme, non de la vertu, mais du " plus haut ",
c'est-à-dire de la perfection de la vertu. Comme dit S. Augustin, " il
était bon pour Marthe d'être occupée au service des saints, mais il était
meilleur pour Marie d'écouter la parole de Dieu ; de même nous louons la vertu
de Suzanne dans la chasteté conjugale, mais nous plaçons au-dessus celle de la
veuve Anne, et surtout celle de la Vierge Marie ".
2. Comme nous l'avons dit plus haut, le milieu de la vertu ne se mesure pas selon la quantité, mais selon ce qui convient à la droite raison. Et c'est pourquoi l'abondance du plaisir que produit un acte sexuel conforme à l'ordre de la raison n'est pas contraire au milieu de la vertu.
De plus, ce n'est pas la quantité de plaisir qu'éprouve le sens extérieur et qui résulte de la disposition du corps, qui importe à la vertu, mais la disposition où se trouve l'appétit intérieur par rapport à ce plaisir.
Que la raison ne puisse émettre un acte libre et s'élever à la considération des choses spirituelles au moment où ce plaisir est éprouvé ne signifie pas que cet acte soit contraire à la vertu. Car il n'est pas contraire à la vertu que l'acte de la raison soit parfois interrompu par une chose qu'il est raisonnable de faire ; autrement, se livrer au sommeil serait contraire à la vertu.
Que la convoitise et la jouissance
sexuelles ne soient pas soumises à l'empire et à la modération de la raison,
cela provient de la peine du premier péché. En effet la raison rebelle à Dieu a
mérité d'éprouver la rébellion de sa chair, comme le montre S. Augustin.
3. Comme dit S. Augustin dans le même passage : " De la convoitise de la chair, fille du péché, mais qui n'est pas imputée à péché aux régénérés, l'enfant naît soumis au péché originel. " Il ne s'ensuit pas que cet acte soit un péché, mais que dans cet acte se trouve une peine qui dérive du premier péché.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, par l'acte sexuel est émis le sperme, qui est un " excédent
provenant de la nourriture ", d'après Aristote. Mais l'éjection des autres
excédents ne constitue pas un péché. Il ne peut donc pas non plus y avoir de
péché dans l'acte sexuel.
2. On peut se servir
licitement, comme il nous plaît, de ce qui nous appartient. Mais dans l'acte
charnel l'homme ne se sert que de ce qui lui appartient, sauf peut-être dans
l'adultère et dans le rapt. Il ne peut donc y avoir de péché dans l'acte
sexuel. Ainsi la luxure ne sera pas un péché.
3. Un péché a toujours un
vice opposé. Or on ne voit aucun vice qui soit opposé à la luxure. La luxure
n'est donc pas un péché.
Cependant, la cause est plus forte que son effet. Or le vin est interdit à cause
de la luxure, selon S. Paul (Ep 5, 18) . " Ne vous enivrez pas de vin : on
y trouve la luxure. " La luxure est donc interdite.
2. S. Paul (Ga 5, 19) la cite parmi les oeuvres de la chair.
Conclusion
:
Plus une chose est nécessaire, plus aussi il faut que l'ordre de la raison soit observé à son sujet. Par conséquent il y a davantage de vice, si l'ordre de la raison est oublié. Or l'acte sexuel, nous l'avons dit, est extrêmement nécessaire au bien général qu'est la conservation du genre humain. C'est pourquoi l'ordre de la raison doit être tout spécialement respecté en ce qui le concerne. Et par conséquent, si l'on accomplit cet acte en dehors de ce que prévoit l'ordre de la raison, on tombera dans le vice. Mais la luxure concerne par définition ce qui viole l'ordre et la mesure de la raison dans le domaine sexuel. La luxure est donc sans aucun doute un péché.
Solutions
:
1. Aristote dit que "
le sperme est un excédent dont on a besoin " ; on l'appelle en effet
excédent parce qu'il est un résidu de l'opération de la fonction nutritive, et
cependant on en a besoin pour l'oeuvre générative. Sans doute y a-t-il d'autres
excédents du corps humain dont on n'a pas besoin. Aussi la manière dont ils
sont rejetés n'a-t-elle pas d'importance, pourvu que la décence de la vie en
commun soit sauve. Mais il n'en est pas de même de l'émission du sperme, qui
doit se faire ainsi qu'il convient à la fin pour laquelle on en a besoin.
2. S'élevant contre la
luxure, S. Paul déclare (1 Co 6, 20) : " Vous avez été bel et bien
achetés! Glorifiez donc Dieu dans vos corps. " Donc, du fait qu'on use de
son corps de façon désordonnée par la luxure, on insulte le Seigneur qui est le
premier maître de notre corps. C'est pourquoi S. Augustin, a pu dire : "
Le Seigneur qui gouverne ses serviteurs pour leur avantage, non pour le sien, a
ordonné de ne pas détruire par les tentations et les voluptés illicites le
temple que tu as commencé d'être. "
3. Ce qui est opposé à la luxure n'atteint pas grand monde, car les hommes sont davantage portés aux jouissances. Cependant le vice opposé fait partie de l'insensibilité. Ce vice se trouve chez celui qui déteste tellement s'unir à la femme qu'il en vient même à ne pas accomplir le devoir conjugal.
Objections
:
1. Il apparaît que non. En
effet, la luxure paraît être la même chose que l'impureté, si l'on en croit la
Glose sur Éphésiens (5, 3). Mais l'impureté est fille de la gourmandise, comme
le montre S. Grégoire. Donc la luxure n'est pas un vice capital.
2. D'après Isidore : "
De même que par l'orgueil de l'esprit on tombe dans la prostitution de la
débauche, de même par l'humilité de l'esprit on sauve la chasteté de son corps.
" Mais il est contraire à la définition du vice capital de naître d'un
autre vice. La luxure n'est donc pas un vice capital.
3. La luxure est causée par
le désespoir, si l'on en croit S. Paul (Ep 4, 19) : " Par désespoir ils se
sont livrés à la débauche. " Mais le désespoir n'est pas un vice capital ;
bien plus, c'est une fille de l'acédie, on l'a vu. A plus forte raison la
luxure n'est-elle pas un vice capital.
Cependant, S. Grégoire place la luxure parmi les vices capitaux.
Conclusion
:
Nous l'avons montré, le vice capital est celui qui se propose un but très désirable, au point que ce désir conduit l'homme à commettre beaucoup d'autres péchés qui, tous, naissent de ce vice comme d'un vice primordial. Or la fin de la luxure est la délectation sexuelle, qui est la plus intense. C'est pourquoi cette délectation est souverainement désirable pour l'appétit sensible, tant à cause de la véhémence du plaisir qu'à cause du caractère connaturel de cette convoitise. Il est donc évident que la luxure est un vice capital.
Solutions
:
1. Selon certains auteurs,
l'impureté, que l'on range parmi les filles de la gourmandise, est une certaine
malpropreté corporelle, nous l'avons dit plus haut. L'objection est donc
étrangère au sujet. Mais si on l'entend comme l'impureté de la luxure, alors il
faut dire qu'elle a pour cause matérielle la gourmandise, en ce sens que la
gourmandise fournit la matière corporelle à la luxure ; mais il ne s'agit pas
ici de la cause finale, selon laquelle on indique principalement l'origine des
autres vices à partir des vices capitaux.
2. Comme on l'a dit plus
haut en traitant de la vaine gloire, on tient l'orgueil pour la mère commune de
tous les péchés. C'est pourquoi les vices capitaux naissent eux-mêmes de
l'orgueil.
3. Il est des hommes qui s'abstiennent des plaisirs luxurieux principalement à cause de l'espérance de la gloire future, que le désespoir nous enlève. C'est ainsi que le désespoir cause la luxure, en supprimant le motif qui empêche celle-ci, mais il n'en est pas une cause directe, ce qui semble requis pour un vice soit capital.
Objections
:
1. Il semble qu'il ne soit
pas exact d'indiquer, comme filles de la luxure, " l'aveuglement de
l'esprit, l'irréflexion, la précipitation, l'inconstance, l'amour de soi, la
haine de Dieu, l'attachement à la vie présente, l'horreur ou le désespoir de la
vie future ". En effet, l'aveuglement de l'esprit, l'irréflexion et la
précipitation appartiennent à l'imprudence, qui se retrouve en tout péché, de
même que la prudence se retrouve en toute vertu. On ne doit donc pas les tenir
pour des filles ou espèces de la luxure.
2. La constance est
considérée comme une partie de la force, on l'a vu. Or la luxure ne s'oppose
pas à la force, mais à la tempérance. L'inconstance n'est donc pas une fille de
la luxure.
3. " L'amour de soi
jusqu'au mépris de Dieu " est le principe de tout péché, pour S. Augustin.
On ne doit donc pas le tenir pour une fille de la luxure.
4. Isidore énumère quatre
filles de la luxure " les paroles obscènes, la bouffonnerie, les facéties,
les sottises ". L'énumération précédente paraît donc surabondante.
Cependant, il y a l'autorité de S. Grégoire.
Conclusion
:
Quand les puissances inférieures sont vivement touchées par leurs objets, le résultat est que les facultés supérieures s'en trouvent empêchées et désorganisées dans leur activité. Mais par le vice de luxure tout particulièrement, l'appétit inférieur, le concupiscible, se tourne violemment vers son objet, c'est-à-dire le délectable, à cause de la violence de la passion et du plaisir. Il en résulte que par la luxure les facultés supérieures, la raison et la volonté, sont désorganisées au plus haut point.
Il y a, dans l'agir humain, quatre actes de la raison : 1° La " simple intelligence " qui appréhende une fin comme bonne. Cet acte est entravé par la luxure. On peut lire en Daniel (13, 56) : " La beauté t'a égaré, le désir a perverti ton coeur. " C'est l'aveuglement de l'esprit.
2° Le deuxième acte est la délibération sur ce qu'il faut faire pour atteindre la fin. Là encore la convoitise de la luxure dresse un obstacle. Comme le dit Térence, parlant de l'amour sensuel : " Cette convoitise, admet ni délibération ni mesure ; tu ne peux la maîtriser par la réflexion. " A cela correspond " la précipitation " qui implique la suppression du conseil, on l'a vu.
3° Le troisième acte est le jugement porté sur ce qu'il faut faire. Lui aussi est empêché par la luxure. Daniel (13, 9) dit des vieillards luxurieux " Ils en perdirent le sens, oubliant les justes jugements. " Voilà l'" irréflexion ".
4° Le quatrième acte est le précepte d'agir, venant de la raison. Nouvel obstacle posé par la luxure, car l'assaut de la convoitise empêche l'homme d'accomplir ce qu'il a décidé de faire. Aussi Térence dit-il à propos de celui qui se disait sur le point de quitter une maîtresse : " Belles paroles, qui ne tiendront pas devant une petite larme hypocrite. "
Du côté de la volonté, le désordre s'introduit dans deux actes. L'un est l'appétit de la fin. De ce point de vue, on cite " l'amour de soi ", pour autant qu'il s'élance vers le plaisir de façon tout à fait désordonnée, et par opposition on cite " la haine de Dieu ", pour autant que Dieu interdit le plaisir trop avidement désiré. - L'autre est l'appétit de ce qui conduit à la fin. De ce point de vue, on cite " l'attachement à la vie présente " en laquelle on veut jouir de la volupté, et, pas opposition, on cite " le désespoir de la vie future " car celui qui est trop retenu par les désirs charnel ne cherche pas à parvenir aux joies spirituelles mais les prend en dégoût.
Solutions
:
1. Aristote dit que
l'intempérance corrompt au plus haut point la prudence. C'est pourquoi les
vices opposés à la prudence naissent surtout de la luxure, qui est la
principale espèce d'intempérance.
2. La constance dans les choses difficiles et redoutables est donnée comme une partie de la force. Mais manifester de la constance dans l'abstention des plaisirs appartient à la continence, qui est une partie de la tempérance. C'est pourquoi l'inconstance qui lui est opposée se présente comme une fille de la luxure.
Cependant la première inconstance
est également causée par la luxure, qui amollit le coeur de l'homme et le rend
efféminé. Selon Osée (4, 11) : " La fornication, le vin et l'ivresse
étouffent le coeur. " Végèce dit : " Celui-là craint moins la mort,
qui a connu moins de plaisirs dans sa vie. " Il n'est pas nécessaire, nous
l'avons souvent dit, que les filles d'un vice capital aient la même matière que
lui.
3. L'amour de soi,
considéré par rapport à tous les biens que l'on désire pour soi, est le
principe commun des péchés. Mais il se rapporte spécialement au désir que l'on
a pour soi des plaisirs de la chair ; l'amour de soi est alors placé parmi les
filles de la luxure.
4. Les filles de la luxure que cite Isidore sont des actes extérieurs désordonnés, se rapportant principalement à la parole. En celle-ci le désordre s'introduit de quatre façons : l° A cause de la matière. Ce sont alors " les paroles obscènes ". Comme en effet " la bouche parle de l'abondance du coeur ", selon S. Matthieu (12, 34), ceux qui se livrent à la luxure et dont le coeur est rempli de convoitises honteuses, se répandent facilement en propos obscènes. 2° Du côté de la cause. En effet, parce que la luxure entraîne l'irréflexion et la précipitation, le résultat est qu'elle fait se répandre en des paroles légères et inconsidérées, qu'on appelle " bouffonneries ". 3° Quant à la fin, en effet, parce que le luxurieux recherche le plaisir, il ordonne aussi ses paroles au plaisir, et se répand aussi en " facéties ". 4° Quant au sens des paroles que la luxure pervertit, à cause de l'obscurcissement de l'esprit qu'elle cause. Et le débauché se répand en " sottises " en tant que, dans ses paroles, il préfère à toute autre chose les délectations qu'il désire.
1. Comment diviser les parties de la luxure ? - 2. La fornication simple est-elle péché mortel ? - 3. Est-elle le plus grand des péchés ? - 4. Y a-t-il péché mortel dans les attouchements et les baisers, et dans les autres caresses de ce genre ? - 5. La pollution nocturne est-elle un péché ? - 6. Le stupre. - 7. Le rapt. - 8. L'adultère. - 9. L'inceste. - 10. Le sacrilège. - 11. Le péché contre nature. - 12. L'ordre de gravité entre ces espèces.
Objections
:
1. Il ne convient pas,
semble-t-il, de fixer six espèces de la luxure : " la fornication simple,
l'adultère, l'inceste, le stupre, le rapt ". et le " vice contre
nature ". En effet la diversité de la matière ne constitue pas une
diversité spécifique. Or la division ci-dessus se prend d'une diversité de la
matière selon qu'il y a commerce charnel avec l'épouse d'un autre, ou avec une
vierge, ou avec une femme d'une autre condition. Il ne semble donc pas que cela
puisse diversifier les espèces de la luxure.
2. Les espèces d'un même
vice ne sont pas diversifiées, semble-t-il, par ce qui appartient à un autre
vice. Or l'adultère ne diffère de la fornication simple que par le fait qu'on
s'approche de la femme d'un autre, et que l'on commet ainsi une injustice. Il
ne semble donc pas que l'on doive tenir l'adultère pour une espèce particulière
de la luxure.
3. De même qu'il arrive
d'avoir un commerce charnel avec une femme qui est liée à un autre homme par le
mariage, de même il arrive de s'unir charnellement à une femme liée à Dieu par
voeu. Puisqu'on tient l'adultère pour une espèce de la luxure, on devrait donc
dire aussi que le sacrilège est une espèce de la luxure.
4. Celui qui est marié
pèche non seulement s'il s'approche d'une autre femme que la sienne, mais aussi
s'il use de sa propre épouse d'une manière contraire à l'ordre. Or ce péché
appartient à la luxure. Il devrait donc être compté parmi ses espèces.
5. S. Paul écrit (2 Co 12,
21) : " je crains qu'à ma prochaine visite, mon Dieu ne m'humilie à votre
sujet, et que je n'aie à pleurer sur plusieurs de ceux qui ont péché
précédemment et n'ont pas fait pénitence pour leurs actes d'impureté, de
fornication et d'impudicité. " Il semble donc que l'impureté et l'impudicité
doivent également être placées parmi les espèces de la luxure, comme la
fornication.
6. Ce qu'on divise n'est
pas à mettre dans le même groupe que les membres de la division. Or la luxure
est placée dans le même groupe que ceux-ci, car S. Paul dit (Ga 5, 19) : "
On sait tout ce que produit la chair : fornication, impureté, débauche, luxure.
" Il ne semble donc pas cohérent de donner la fornication comme une partie
de la luxure.
Cependant, la division ci-dessus se trouve dans les Décrets de Gratien.
Conclusion
:
Nous l'avons dit le péché de luxure consiste en ce que l'on use du plaisir sexuel d'une manière qui n'est pas conforme à la droite raison. Ce qui arrive de deux manières : l° selon la matière en laquelle ce plaisir est recherché ; 2° lorsque la matière requise étant présente, on n'observe pas les autres conditions requises. Puisque la circonstance, comme telle, ne donne pas son espèce à l'acte moral, mais que son espèce se prend de l'objet, c'est-à-dire de la matière de l'acte, il a donc fallu fixer les espèces de la luxure en partant de la matière ou de l'objet.
Cette matière peut ne pas s'accorder avec la droite raison de deux façons. D'une première façon, quand elle s'oppose à la fin de l'acte sexuel. On a ainsi, lorsque la génération de l'enfant est empêchée, le " vice contre nature ", qui a lieu en tout acte sexuel d'où la génération ne peut suivre. - Mais lorsqu'il est seulement porté atteinte à l'éducation et à la promotion requise pour l'enfant qui est né, on a la " fornication simple " qui se commet entre un homme libre et une femme libre.
D'une autre façon, la matière dans laquelle s'exerce l'acte sexuel peut ne pas s'accorder avec la droite raison par rapport à d'autres êtres humains. Et cela doublement. 1° Du côté de la femme même à laquelle on s'unit charnellement, lorsque l'honneur à laquelle elle a droit n'est pas respecté. On a alors " l'inceste " qui consiste dans l'abus de femmes qui vous sont liées par la consanguinité ou par l'affinité. 2° Du côté de celui qui a pouvoir sur la femme. Si la femme est au pouvoir d'un mari, on a " l'adultère ". Si elle est sous puissance paternelle, on a " le stupre ", sans violence ; et le " rapt " s'il y a violence.
Ces espèces de luxure se diversifient davantage du côté de la femme que du côté de l'homme, parce que, dans l'acte sexuel, la femme se comporte comme celle qui pâtit par mode de matière, et l'homme comme celui qui agit. Or on a dit que les espèces susdites sont déterminées selon la différence de matière.
Solutions
:
1. Cette diversité de matière
comporte une diversité formelle d'objet qui lui est adjointe, laquelle se prend
des différents modes d'opposition à la droite raison.
2. Rien n'empêche que dans
un même acte se rencontrent les difformités de différents vices, nous l'avons
dit. C'est de cette manière que l'adultère se trouve à la fois appartenir à la
luxure et à l'injustice. Et ce n'est aucunement de façon accidentelle que la
difformité de l'injustice affecte la luxure. En effet, la luxure se montre plus
grave si elle obéit tellement à la convoitise qu'elle conduit à l'injustice.
3. La femme qui a fait voeu
de continence a conclu comme un mariage spirituel avec Dieu. Et le sacrilège
que l'on commet en profanant une telle femme est une sorte d'adultère
spirituel. C'est de façon semblable que les autres modes de sacrilège se
ramènent aux autres espèces de la luxure.
4. Le péché d'un homme
marié avec son épouse ne se commet pas selon une matière illicite, mais selon
d'autres circonstances. Or celles-ci, comme on l'a dit. ne constituent pas
l'espèce de l'acte moral.
5. Comme dit la Glose, l'impureté est mise là pour la luxure contre nature. Et l'impudicité est la luxure commise avec des femmes qui ne sont pas mariées ; elle semble donc appartenir au stupre.
Ou encore on peut dire que l'impudicité
se rapporte à certains actes qui entourent l'acte charnel, comme les baisers,
les attouchements, etc.
6. Le mot luxure est pris ici, comme dit la Glose, pour " toutes sortes d'excès ".
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet, les choses qui sont énumérées ensemble paraissent être de la même
espèce. Or la fornication est citée à côté de certaines pratiques qui ne sont
pas des péchés mortels. Ainsi on peut lire au livre des Actes (15, 29) : "
Abstenez-vous des viandes immolées aux idoles, du sang, des chairs étouffées et
de la fornication. " Mais l'usage de ces viandes n'est pas un péché
mortel, si l'on en croit S. Paul (1 Tm 4, 4) : " Tout ce que Dieu a créé
est bon, et aucun aliment n'est à proscrire si on le prend avec action de
grâce. " La fornication n'est donc pas péché mortel.
2. Aucun péché mortel ne
tombe sous un précepte divin. Or Osée reçoit ce commandement du Seigneur (Os 1,
2) : " Va, prends une femme portée à la fornication et des enfants de
fornication. "
3. Aucun péché mortel n'est mentionné dans la Sainte Écriture sans une réprobation. Or la fornication simple est mentionnée sans réprobation dans l'Écriture à propos des anciens Pères.
Ainsi dit-on d'Abraham qu'il alla vers
Agar, sa servante (Gn 16, 4), de Jacob qu'il s'unit aux servantes de ses
femmes, Bilha et Zilpa (30, 5), de Juda qu'il s'approcha de Tamar (38, 15)
qu'il avait prise pour une prostituée. La fornication simple n'est donc pas
péché mortel.
4. Le péché mortel est
contraire à la charité. Or la fornication simple n'est pas contraire à la
charité : ni à l'amour de Dieu, car elle n'est pas directement un péché contre
Dieu ; ni non plus à l'amour du prochain, car, en la commettant, on ne fait
tort à aucun autre homme. La fornication simple n'est donc pas péché mortel.
5. Tout péché mortel
conduit à la perdition éternelle. Or cela, la fornication simple ne le fait
pas. En effet de ce passage de S. Paul (1 Tm 4, 8) : " La piété est utile
à tout ", la glose d'Ambroise donne ce commentaire : " Tout
l'ensemble de la conduite chrétienne se trouve dans la miséricorde et la piété.
Celui qui leur reste fidèle, même s'il subit les périls de la chair, subira
sans aucun doute des défaites mais ne périra pas. " La fornication simple
n'est donc pas péché mortel.
6. S. Augustin dit que
" la nourriture sert au salut du corps, et l'union charnelle au salut du
genre humain ". Or l'usage désordonné des nourritures n'est pas toujours
péché mortel. Il en est donc de même de l'usage désordonné de l'union
charnelle. Et cela semble particulièrement vrai de la fornication simple, qui
est la moindre parmi les espèces de la luxure qu'on a énumérées.
Cependant, il est écrit dans le livre de Tobie (4, 13) : " Garde-toi de toute
fornication, évite de commettre ce crime, et contente-toi de ta femme. "
Or le crime constitue un péché mortel. Donc la fornication, et toute union
charnelle avec une autre que son épouse, est péché mortel.
2. Seul le péché mortel
exclut du royaume de Dieu. Or c'est ce que fait la fornication. S. Paul, après
avoir cité la fornication et quelques autres vices, conclut (Ga 5, 19) : "
Ceux qui commettent ces fautes-là n'hériteront pas le royaume de Dieu. "
3. On trouve dans les Décrets de Gratien : " Il faut savoir qu'on doit imposer pour le faux serment la même pénitence que pour l'adultère et la fornication, pour l'homicide spontanément commis et pour les autres vices criminels. " Ainsi donc la fornication est un péché criminel, c’est-à-dire mortel.
Conclusion
:
Il faut tenir sans aucune hésitation que la fornication est péché mortel, bien que, sur ce passage du Deutéronome (23, 17) : " Il n'y aura pas de prostituée sacrée parmi les filles d'Israël... ", la Glose ajoute : " Il défend d'approcher celles dont la turpitude est vénielle. " Car il ne faut pas dire " vénielle ", mais " vénale ", ce qui est la caractéristique des prostituées.
Pour le comprendre, on doit considérer que tout péché commis directement contre la vie de l'homme est péché mortel. Or la fornication simple comporte un désordre qui tourne au détriment de la vie chez celui qui va naître d'une telle union charnelle. Nous voyons en effet que chez tous les animaux où la sollicitude du mâle et de la femelle est requise pour l'éducation des petits, il n'y a pas chez eux d'accouplement au hasard des rencontres, mais du mâle avec une femelle déterminée, que cette femelle soit unique ou multiple ; on le voit bien chez tous les oiseaux. Mais il en est autrement chez les animaux dont la femelle suffit à élever seule sa progéniture ; chez ceux-là, l'accouplement a lieu au hasard des rencontres, comme on le voit chez les chiens ou chez d'autres animaux. Or il est manifeste que pour l'éducation d'un être humain, non seulement sont requis les soins de la mère, qui le nourrit de son lait, mais aussi, et bien plus encore, les soins du père, qui doit l'instruire et le défendre, et le faire progresser dans les biens tant intérieurs qu'extérieurs. Et c'est pourquoi il est contraire à la nature de l'homme de s'accoupler au hasard des rencontres ; mais il faut que cela se fasse entre le mâle et une femme déterminée, avec qui il demeure longtemps, ou même pendant toute la vie. Il s'ensuit qu'il est naturel aux mâles de l'espèce humaine de chercher à être certains de leurs enfants, parce que l'éducation de ceux-ci leur incombe. Or, cette certitude serait impossible s'il y avait accouplement fortuit. - Mais ce choix d'une femme déterminé s'appelle mariage. C'est pourquoi l'on dit qu'il est de droit naturel. Mais parce que l'union charnelle est ordonnée au bien commun du genre humain tout entier, et que, d'autre part, les biens communs tombent sous la détermination de la loi, nous l'avons vu** il en résulte que cette union de l'homme et de la femme, qui s'appelle le mariage, est déterminée par la loi. De quelle façon se fait chez nous cette détermination, nous le dirons dans la troisième Partie de cet ouvrage, lorsque nous traiterons du sacrement de mariage. - Puisque la fornication est un accouplement fortuit, ayant lieu en dehors du mariage, elle est donc contre le bien de l'enfant à élever. C'est pourquoi elle est péché mortel.
Cette conclusion conserve sa valeur même si le fornicateur qui a connu la femme pourvoit suffisamment a l'éducation de l'enfant. Car ce qui tombe sous la détermination de la loi est jugé selon ce qui arrive communément, et non ce qui peut arriver dans tel cas particulier.
Solutions
:
1. La fornication est mise
au nombre de ces pratiques, non parce qu’elle constitue une même espèce de
faute, mais parce que de telles pratiques pouvaient diviser juifs et païens et
les empêcher de s'entendre. En effet, chez les païens, la fornication simple
n'était pas considérée comme illicite, à cause de la corruption de la raison
naturelle, tandis que les Juifs, instruits par la loi divine, l'estimaient
illicite. Quant aux autres pratiques, les Juifs les avaient en horreur, à cause
d'habitudes héritées de l'observance de la Loi. C'est la raison pour laquelle
les Apôtres les interdirent aux païens, non comme étant en elles-mêmes illicites,
mais comme faisant horreur aux Juifs, nous l'avons déjà dit.
2. On dit que la fornication est un péché en tant qu'elle est contraire à la droite raison. Mais la raison de l'homme est droite selon qu'elle se règle sur la volonté divine, qui est la première et suprême règle. C'est pourquoi ce que l'homme fait parce que Dieu le veut, en obéissant à son commandement, n'est pas contraire à la droite raison, quoique semblant aller contre l'ordre commun de la raison de même que ce qui se fait miraculeusement par la puissance divine n'est pas contraire à la nature, quoique ce soit contre le cours commun de la nature. Et c'est pourquoi Abraham ne pécha point en voulant immoler son fils innocent, car il obéissait à Dieu, quoique cela, considéré en soi, fût communément contraire à la rectitude de la raison humaine ; et de même Osée ne pécha pas en forniquant sur l'ordre de Dieu. Une telle union charnelle ne doit pas être appelée proprement une fornication, quoiqu’elle soit appelée ainsi par référence à l'usage commun.
Ainsi S. Augustin écrit-il : "
Quand Dieu étonne un ordre qui heurte les moeurs ou les habitudes de qui que ce
soit, même si cela ne s'est jamais fait, il faut le faire. " Et peu après
il ajoute : " De même que dans la société humaine le pouvoir supérieur
doit être obéi des pouvoirs inférieurs, de même Dieu doit être obéi par tous.
"
3. Abraham et Jacob
s'approchèrent de ces servantes, mais ce n'était pas pour un acte de
fornication, comme nous le verrons plus tard quand il sera question du mariage.
- En revanche, il n'est pas nécessaire d'excuser Juda de péché, lui qui fut
aussi responsable de la vente de Joseph.
4. La fornication simple
est contraire à l'amour du prochain en ce qu'elle s'oppose au bien de la
progéniture à naître, nous venons de le montrer. Si elle contribue à la
génération, ce n'est pas selon ce qu'il faut à l'enfant qui va naître.
5. En accomplissant des
oeuvres de piété, celui qui subit la lubricité de la chair se libère de la
perdition éternelle ; en effet, par ces oeuvres, il se dispose à obtenir une
grâce de conversion, et par elles il fait réparation pour le péché sensuel
qu'il a commis. Mais il ne faut pas croire qu'il serait libéré par ses oeuvres
de piété s'il persévérait dans son péché jusqu'à la mort, sans se convertir.
6. Un seul accouplement peut donner naissance à un être humain. C'est pourquoi le désordre de l'acte charnel, qui fait obstacle au bien de l'enfant à naître, est péché mortel en raison même de l'acte, et non seulement en raison du désordre de la convoitise. Tandis qu'un seul repas ne fait pas obstacle au bien de toute la vie d'un homme ; et c'est pourquoi un acte de gourmandise n'est pas, à considérer seulement son genre, péché mortel. Il le serait en revanche si quelqu'un mangeait sciemment une nourriture qui changerait la condition de sa vie tout entière : ce qui fut le cas pour Adam. - Cependant, la fornication n'est pas le moindre des péchés appartenant à la luxure. En effet, l'union charnelle avec son épouse lorsqu'elle se fait sous la poussée d'un désir désordonné, est moins grave.
Objections
:
1. Il semble bien. En
effet, un péché semble d'autant plus grave qu'il procède d'une plus grande
convoitise. Or le plus grand désir charnel se trouve dans la fornication. En
effet la Glose, commentant S. Paul (1 Co 6, 18), dit que l'ardeur du désir
charnel atteint son maximum dans la luxure. Il semble donc que la fornication
soit le péché le plus grave.
2. Quelqu'un pèche d'autant
plus gravement qu'il commet une faute envers un être qui lui est plus proche.
Ainsi celui qui frappe son père pèche plus gravement que celui qui frappe un
étranger. Or, dit S. Paul (1 Co 6, 18), " celui qui fornique pèche contre
son propre corps ", l'être qui lui est le plus uni. Il semble donc que la
fornication soit le péché le plus grave.
3. Plus un bien est grand, plus le péché qui se commet contre lui semble
grave. Or le péché de fornication semble aller contre le bien du genre humain
tout entier, comme on le déduit de l'Article précédent. Il va aussi contre le
Christ, si l'on en croit S. Paul (1 Co 6, 15) : " J'irais prendre les
membres du Christ pour en faire des membres de prostituée ? " La
fornication est donc le péché le plus grave.
Cependant, S. Grégoire dit que les péchés de la chair sont moins coupables que les péchés de l'esprit.
Conclusion
:
La gravité du péché peut se prendre de deux points de vue : en soi, ou selon une considération accidentelle. En soi, la gravité du péché est prise en raison de son espèce, qui s'apprécie selon le bien auquel le péché s'oppose. Or la fornication va contre le bien de l'homme qui va naître. C'est pourquoi elle est un péché plus grave selon son espèce que les péchés contre les biens extérieurs, comme le vol ou autres péchés de ce genre. Mais elle est moins grave que les péchés qui vont directement contre Dieu, et que le péché contre la vie de l'homme déjà né, comme l'homicide.
Solutions
:
1. Le désir charnel qui
aggrave le péché est celui qui consiste dans l'inclination de la volonté. Au
contraire le désir charnel qui est dans l'appétit sensible diminue le péché,
car le péché est d'autant plus léger que celui qui pèche est entraîné par une
plus grande passion. Or c'est de cette manière que le désir charnel, dans la
fornication, est le plus grand. Aussi S. Augustin dit : " Parmi toutes les
guerres des chrétiens, les plus dures sont les combats de la chasteté, où la
lutte est quotidienne, mais rare la victoire. " Et Isidore dit : " Le
genre humain est davantage soumis au diable par la luxure de la chair que par
tout autre chose. " Car il est très difficile de vaincre la violence de
cette passion.
2. On dit que celui qui
fornique pèche " contre son corps ", non seulement parce que le
plaisir de la fornication se consomme dans la chair, ce qui a lieu aussi dans
la gourmandise, mais aussi parce que celui qui fornique agit contre le bien de
son propre corps, en tant qu'il le laisse aller et le souille de façon
illicite, et l'accouple à un autre. Ce n'est pas cependant une raison pour
conclure que la fornication est le péché le plus grave. Car dans l'homme la
raison l'emporte en valeur sur le corps, c'est pourquoi, si le péché s'oppose
davantage à la raison, il est plus grave.
3. La péché de fornication va contre le bien de l'espèce humaine en tant qu'il entrave la génération individuelle d'un homme destiné à naître. Mais celui qui participe déjà en acte à l'espèce appartient à la raison de l'espèce plus que celui qui n'est homme qu'en puissance. De ce point de vue l'homicide est plus grave que la fornication et que toutes les espèces de luxure, comme s'opposant davantage au bien de l'espèce humaine. - Mais le bien divin est plus grand que le bien de l'espèce humaine. C'est pourquoi les péchés qui vont contre Dieu sont encore plus graves. - La fornication n'est pas directement un péché contre Dieu, comme si celui qui fornique se proposait d'offenser Dieu : elle l'est seulement par voie de conséquence, comme tous les péchés mortels. De même en effet que les membres de notre corps sont les membres du Christ, de même aussi notre esprit, qui ne fait qu'un avec le Christ comme l'affirme S. Paul (1 Co 6, 17) : " Celui qui s'unit au Seigneur n'est avec lui qu'un seul esprit. " C'est pourquoi les péchés spirituels sont également plus contraires au Christ que la fornication.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. S.
Paul déclare (Ep 5, 3) : " Quant à la fornication, à l'impureté sous
toutes ses formes, ou encore à la cupidité, que leurs noms ne soient même pas
prononcés parmi vous ; c'est ce qui convient. " Ensuite il ajoute
l'obscénité - et la Glose commente, " comme dans les baisers " et les
" étreintes ", les sots discours - selon la Glose : " les
paroles caressantes " ; les bouffonneries - selon la Glose : " Ce que
la cour demande aux fous, c'est-à-dire la farce. " Un peu plus loin S.
Paul ajoute encore : " Sachez-le bien, ni le fornicateur, ni l'impudique,
ni le cupide n'ont droit à l'héritage dans le royaume du Christ et de Dieu.
" Ici S. Paul ne rappelle plus l'obscénité, les sots discours et la
bouffonnerie. Ce ne sont donc pas des péchés mortels.
2. La fornication est
qualifiée de péché mortel parce queue fait obstacle au bien de la progéniture à
engendrer et à élever. Mais les baisers, les attouchements et les étreintes n'y
font rien. Il ne peut donc s'y trouver de péché mortel.
3. Les actes qui sont en
soi des péchés mortels ne peuvent jamais être bons. Or les baisers, les
attouchements, etc., peuvent parfois être sans péché. Ils ne sont donc pas en
soi des péchés mortels.
Cependant, le regard sensuel est moindre que l'attouchement, l'étreinte ou le baiser. Or le regard libidineux est péché mortel, selon S. Matthieu (5, 28) : " Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis dans son coeur l'adultère avec elle. " Encore bien plus par conséquent le baiser sensuel et autres actes semblables, sont-ils des péchés mortels.
S. Cyprien écrit : " Déjà le seul fait de partager la même couche, de s'embrasser, de tenir des conversations, de se donner des baisers, et de dormir à deux dans le même lit, quelle honte et quel crime! " Par tout cela, l'homme se rend donc coupable de crime, c'est-à-dire de péché mortel.
Conclusion
:
Un acte est qualifié de péché mortel de deux façons. D'une première façon, selon son espèce. De cette façon, le baiser, l'embrassement ou l'attouchement, selon leur espèce, ne désignent pas un péché mortel. Ils peuvent en effet être faits sans désir charnel, soit à cause des coutumes du pays, soit en raison d'une nécessité ou pour une cause raisonnable.
D'une autre façon, une chose est dite péché mortel en raison de sa cause. Ainsi par exemple celui qui fait l'aumône pour entraîner quelqu'un dans l'hérésie pèche mortellement en raison de l'intention corrompue. Or nous avons dit plus haut que le consentement au plaisir du péché mortel est aussi un péché mortel, et non seulement le consentement à l'acte. Ainsi donc, comme la fornication est péché mortel, et plus encore les autres espèces de luxure, il en résulte que le consentement au plaisir de ce péché est péché mortel, et non seulement le consentement à l'acte. C'est pourquoi, lorsque les baisers, les étreintes et actions semblables sont faits en vue du plaisir sexuel, ce sont péchés mortels. C'est dans ce cas seulement qu'ils sont dits libidineux. Ainsi de tels actes, selon qu'ils sont libidineux, sont péchés mortels.
Solutions
:
1. S. Paul ne rappelle pas
ces trois actes parce qu'ils ne reçoivent le nom de péché que dans la mesure où
ils conduisent aux actes nommés précédemment.
2. Les baisers et les
attouchements, bien qu'en soi ils n'empêchent pas le bien de la progéniture,
procèdent néanmoins du désir sensuel, qui est la racine de cet empêchement.
C'est à cause de cela qu'ils ont raison de péché mortel.
3. Cet argument permet seulement de conclure que de tels actes ne sont pas des péchés selon leur espèce.
Objections
:
1. Oui, semble-t-il. En
effet, le mérite et le démérite concernent le même objet. Or on peut acquérir
des mérites en dormant. Il en fut ainsi de Salomon qui, en dormant, obtint du
Seigneur le don de sagesse, dit la Bible (1 R 3, 5 ; 2 Ch 1, 7). Donc on peut
démériter en dormant. Il semble donc que la pollution nocturne soit un péché.
2. Tout homme ayant l'usage
de la raison peut pécher. Or, en dormant, on conserve l'usage de la raison, car
fréquemment on raisonne dans le sommeil, on préfère une chose à une autre, on
donne son accord ou son désaccord. Et ainsi le sommeil n'empêche pas que la
pollution nocturne soit un péché, puisque, par le genre de l'acte, elle est un
péché.
3. C'est en vain qu'on réprimande
ou qu'on instruit celui qui ne peut agir selon la raison ou contre la raison.
Or l'homme est instruit ou réprimandé par Dieu dans le sommeil, comme on le
voit dans le livre de Job (33, 15) : " Par des songes, par des visions
nocturnes, quand une torpeur s'abat sur les humains et qu'ils sont endormis sur
leur couche, alors Dieu parle à l'oreille de l'homme et lui donne ses
instructions. " Dans le sommeil on peut donc agir selon la raison ou
contre la raison, ce qui signifie agir bien ou pécher. Il semble donc que la
pollution nocturne soit un péché.
Cependant, voici ce que dit S. Augustin : " L'image qui naît dans la pensée de celui qui parle de ces choses apparaît dans le rêve avec un tel relief qu'on ne la distingue plus d'une véritable union charnelle, si bien que la chair s'émeut aussitôt et que s'ensuivent les effets qui sont les conséquences ordinaires de ce mouvement. En cela il n'y a pas davantage péché qu'il n'y a péché à parler de ces choses à l'état de veille, car on ne peut évidemment en parler sans y penser. "
Conclusion
:
On peut considérer la pollution nocturne de deux façons. Premièrement, en elle-même. De cette façon elle n'a pas raison de péché. En effet tout péché dépend du jugement de la raison, parce que même le premier mouvement de la sensualité ne peut être un péché que dans la mesure où il peut être réprimé par le jugement de la raison. C'est pourquoi, quand le jugement de la raison est supprimé, la raison de péché est enlevé. Or, dans le sommeil, la raison n'a pas son jugement libre. Il n'est personne en effet qui, en dormant, ne se porte vers quelque représentation imagée comme vers les choses elles-mêmes nous l'avons montré dans la première Partie. C'est pourquoi ce que l'homme fait en dormant, alors qu'il n'a pas le libre jugement de la raison, ne lui est pas imputé à péché ; de même non plus ce que fait le furieux ou le dément.
D'autre part, on peut considérer la pollution nocturne par rapport à la cause, laquelle peut être triple. D'abord, corporelle. En effet, lorsque le liquide séminal est en surabondance dans le corps ou lorsqu'il se fait une éjection de ce liquide, soit par la trop grande chaleur du corps, soit par n'importe quel autre trouble, le dormeur songe à ce qui se rattache à l'éjaculation de cette humeur surabondante ou plus liquide, comme il arrive aussi quand la nature est alourdie par quelque autre surplus ; en sorte que se forment parfois dans l'imagination des images se rapportant à leur éjection. Donc, si la surabondance d'un tel liquide provient d'une cause coupable, par exemple d'un excès de nourriture ou de boisson, alors la pollution nocturne a raison de faute du fait de sa cause. Mais si la surabondance ou éjection d'un tel liquide n'est pas l'effet d'une cause coupable, la pollution nocturne n'est pas coupable, ni en elle-même ni dans sa cause.
Une autre cause de pollution nocturne peut être intérieure à l'âme, lorsqu'il arrive par exemple que celui qui dort ait une pollution par suite de pensées antérieures. Mais la pensée qui précède dans l'état de veille est parfois purement spéculative, par exemple lorsque l'on pense aux péchés charnels à cause d'un débat théologique ; parfois au contraire elle s'accompagne d'un mouvement de convoitise ou de répulsion. Or la pollution se produit de préférence quand on a pensé aux vices charnels en convoitant de tels plaisirs, car, dans ce cas, une certaine trace et inclination demeure dans l'âme, en sorte que le dormeur est conduit plus facilement dans son imagination à consentir aux actes qui amènent la pollution. C'est en ce sens qu'Aristote dit : " Dans la mesure où certains actes passent insensiblement de l'état de veille à l'état de sommeil, les songes des gens de bien sont meilleurs que ceux du premier venu. " De même S. Augustin dit : " A cause de la bonne inclination de l'âme, certains de ses mérites peuvent, même dans le sommeil, sa manifester avec éclat. " Et ainsi il est clair que la pollution nocturne a raison de faute du côté de sa cause. - Cependant il arrive parfois qu'à la suite d'une pensée concernant des actes charnels, même spéculative ou accompagnée de répulsion, une pollution se produise dans le sommeil. Elle n'a pas alors raison de faute, ni en elle-même ni dans sa cause.
Il existe encore une troisième cause qui est spirituelle et extrinsèque, lorsque, par exemple, sous l'action du démon les représentations imaginaires du dormeur sont troublées en vue d'un tel effet. Cela vient parfois d'un péché antérieur, lorsqu'on a négligé de se prémunir contre les illusions du démon. C'est pourquoi on chante le soir à Complies : " Empêche notre ennemi de souiller nos corps. " - Mais parfois c'est sans aucune faute de l'homme et par la seule malice du démon. Dans les Conférences des Pères, on peut lire le cas de ce moine qui, les jours de fête, souffrait toujours d'une pollution nocturne que le diable provoquait pour l'empêcher de s'approcher de la sainte communion.
Ainsi donc il apparaît que la pollution nocturne n'est jamais un péché, mais parfois la séquelle d'un péché antérieur.
Solutions
:
1. Ce n'est pas par son
sommeil que Salomon a mérité que Dieu lui donne la sagesse, mais ce fut le
signe d'un désir qui avait précédé. C'est pourquoi, selon S. Augustin, il est
écrit que cette demande avait plu à Dieu.
2. Selon que les facultés
sensitives intérieures sont plus ou moins appesanties par le sommeil, selon
l'agitation ou la pureté des vapeurs, l'usage de la raison est plus ou moins
entravé chez le dormeur. Il y a cependant toujours quelque empêchement qui ne
lui permet pas d'avoir un jugement tout à fait libre, comme nous l'avons dit
dans la première Partie. C'est pourquoi on ne peut lui imputer à péché ce qu'il
fait alors.
3. L'appréhension de la raison n'est pas empêchée dans le sommeil de la même manière que son jugement, car celui-ci s'accomplit par recours aux choses sensibles, premiers principes de la connaissance humaine. C'est pourquoi rien n'empêche que l'homme, en dormant, appréhende selon la raison quelque chose de nouveau, soit à partir de ce qui reste des pensées antérieures et à partir des images qui se présentent, soit encore à partir d'une révélation divine, ou d'une suggestion d'un ange, bon ou mauvais.
Objections
:
1. Il ne semble pas que le
stupre doive être placé parmi les espèces de la luxure. En effet, il implique
" la défloration illicite d'une vierge ", selon les Décrets. Mais
cela peut avoir lieu entre un homme libre de tout lien et une femme qui l'est
aussi, ce qui ressortit à la fornication. Le stupre ne doit donc pas être
considéré comme une espèce de la luxure, distinguée de la fornication.
2. Comme dit S. Ambroise :
" Que personne ne se flatte d'échapper aux lois humaines : tout stupre est
un adultère. " Or, parmi les espèces qui se distinguent par opposition,
l'une n'est pas comprise dans l'autre. Donc, puisque l'adultère est une espèce
de la luxure, il semble que le stupre ne doive pas être considéré comme une
autre espèce.
3. Causer du dommage à
quelqu'un semble relever davantage de l'injustice que de la luxure. Or celui
qui commet le stupre cause un dommage à autrui, c'est-à-dire au père de la
jeune fille qu'il déshonore, lequel peut considérer qu'un dommage lui a été
fait, et intenter une action en justice contre le séducteur. Le stupre ne doit
donc pas être considéré comme une espèce de la luxure.
Cependant, le stupre consiste exactement dans l'acte sexuel par lequel une vierge est déflorée. La luxure portant exactement sur les choses sexuelles, il semble donc que le stupre soit une espèce de la luxure.
Conclusion
:
Lorsque, concernant la matière d'un vice, une difformité spéciale se rencontre, on doit parler d'une espèce déterminée de ce vice. Or la luxure, on l'a vu, est un péché relatif au domaine sexuel. Quand une vierge, se trouvant sous la garde paternelle, est déflorée, on rencontre une difformité spéciale. Tant du côté de la jeune fille qui, du fait qu'elle est déflorée sans qu'aucun contrat de mariage ait précédé, se trouve empêchée de conclure par la suite un mariage légitime, et mise sur la voie de la prostitution, dont elle se gardait pour ne pas perdre le sceau de sa virginité. Tant du côté du père, qui a la charge de la garder selon l'Ecclésiastique (42, 11) : " Ta fille est légère ? Surveille-la bien, qu'elle n'aille pas faire de toi la risée de tes ennemis. " Il est donc manifeste que le stupre, qui comporte la défloration illicite des vierges vivant sous la garde de leurs parents, est une espèce déterminée de la luxure.
Solutions
:
1. Bien que la vierge soit
libre du lien matrimonial, elle n'est pas libre cependant de la puissance
paternelle. En outre, le sceau de la virginité, qui ne doit être enlevé que par
le mariage, constitue un empêchement spécial à l'union charnelle par
fornication. C'est pourquoi le stupre n'est pas une fornication simple, comme
l'union charnelle " avec des prostituées ", donc avec des femmes déjà
déflorées, comme le montre S. Paul (2 Co 12, 21) : " Ceux qui n'ont pas
fait pénitence pour leurs actes d'impureté, de fornication, etc. "
2. S. Ambroise entend le
mot " stupre " dans un autre sens : selon que ce mot est pris de
façon générale pour désigner tout péché de luxure. Le stupre désigne donc ici
l'union charnelle d'un homme marié avec toute autre femme que son épouse. On le
voit par ce que S. Ambroise dit ensuite : " Ce qui n'est pas permis à la
femme n'est pas permis non plus à l'homme. " C'est ainsi que l'entend
également le texte des Nombres (5, 13) : " Si un homme, à l'insu du mari,
a couché avec une femme, si donc elle est déshonorée dans le secret, sans qu'il
y ait de témoins contre elle et sans qu'on l'ait surprise dans le stupre, etc.
"
3. Rien n'empêche qu'un péché devienne plus difforme par l'adjonction d'un autre. C'est le cas du péché de luxure qui devient plus difforme quand s'y adjoint un péché d'injustice, car la convoitise qui ne s'abstient pas du délectable pour éviter l'injustice semble être plus désordonnée. Or le stupre comporte une double injustice qui lui est adjointe. Une injustice du côté de la vierge. Même si le séducteur ne lui fait pas violence, il la déprave cependant, et il est tenu à lui faire réparation. C'est pourquoi on peut lire dans l'Exode (22, 16) : " Si quelqu'un séduit une vierge non encore fiancée et couche avec elle, il devra verser le prix et la prendre pour épouse. Si le père de la jeune fille refuse de la lui accorder, le séducteur versera une somme d'argent équivalent au prix fixé pour les vierges. "
Il commet une autre injustice à l'égard du père de la jeune fille. C'est pourquoi il est tenu, selon la loi, à une peine à son endroit. On peut lire dans le Deutéronome (22, 28) : " Si un homme rencontre une jeune fille vierge qui n'est pas fiancée, la saisit et couche avec elle, pris sur le fait, l'homme qui a couché avec elle donnera au père de la jeune fille cinquante pièces d'argent ; elle sera sa femme, puisqu'il a usé d'elle, et il ne pourra jamais la répudier. " Et cela, " pour qu'il ne semble pas qu'on lui ai fait outrage ", dit S. Augustin.
Objections
:
1. Il ne semble pas être
une espèce de la luxure distincte du stupre. Isidore dit en effet que " le
rapt est de façon précise l'union charnelle illicite : il vient du mot
"corrompre". Il s'ensuit que celui qui réussit un rapt jouit de son
stupre ". Il semble donc que le rapt ne doit pas être considéré comme une
espèce de la luxure distincte du stupre.
2. Le rapt semble comporter
une certaine violence. On dit en effet dans les Décrets - que " le
rapt est commis lorsque par violence on enlève une jeune fille de la maison de
son père, afin de la déflorer et d'en faire sa femme ". Mais faire
violence à quelqu'un n'a qu'un rapport accidentel avec la luxure, qui a trait,
de soi, à la jouissance de l'union charnelle. Le rapt ne semble donc pas devoir
être donné comme une espèce déterminée de la luxure.
3. Le péché de luxure est
maîtrisé par le mariage. En effet, S. Paul écrit (1 Co 7, 2) : " En raison
du péril d'impudicité, que chaque homme ait sa femme... " Or le rapt
empêche de se marier ensuite. Il est dit en effet au Concile de Meaux : "
On a décidé que ceux qui enlèvent des femmes, s'en emparent ou les séduisent,
ne les aient en aucune façon pour épouses, même si, par la suite, ils les ont
reçues en mariage avec le consentement de leurs parents. " Le rapt n'est
donc pas une espèce déterminée de la luxure.
4. On peut s'unir à son
épouse sans péché de luxure. Or le rapt peut être commis si, de manière
violente, on enlève sa femme de la maison paternelle et si on la connaît
charnellement. Le rapt n'est donc pas une espèce déterminée de la luxure.
Cependant, pour Isidore " le rapt est une union charnelle illicite ". Or c'est là un péché de luxure. Le rapt est donc une espèce de celle-ci.
Conclusion
:
Le rapt, tel que nous en parlons maintenant, est une espèce de la luxure. Parfois, il est vrai, le rapt rejoint le stupre ; parfois aussi le rapt se trouve sans le stupre ; et parfois le stupre existe sans le rapt. Ils se rejoignent quand on fait violence à une vierge pour la déflorer illicitement. Cette violence est parfois commise tant à l'égard de la vierge elle-même qu'à l'égard du père ; parfois elle est commise à l'égard du père, mais non à l'égard de la vierge, lorsque par exemple celle-ci consent à être enlevée par violence de la maison paternelle. La violence du rapt diffère encore d'une autre façon ; car parfois la jeune fille est enlevée de force de la maison paternelle et violée contre son gré ; et parfois, même si elle est enlevée de force, elle n'est pas cependant souillée par la violence, mais de son plein gré, soit que cela se fasse dans une union par fornication, ou dans une union matrimoniale. Quelle que soit en effet la façon dont la violence se présente, la raison de rapt se trouve vérifiée. - On rencontre aussi le rapt sans défloration ; si par exemple le ravisseur s'empare d'une veuve ou d'une fille qui n'est plus vierge. C'est pourquoi le pape Symmaque dit : " Nous maudissons les ravisseurs des veuves ou des vierges, pour la monstruosité d'un tel crime. " - On rencontre enfin le stupre sans le rapt, quand quelqu'un déflore illicitement une vierge sans avoir fait intervenir la violence.
Solutions
:
1. Comme la plupart du
temps le rapt se rencontre avec le stupre, il arrive parfois que l'on prenne
l'un pour l'autre.
2. Si l'on fait violence,
cela semble provenir de l'intensité de la convoitise, qui conduit à ne pas fuir
le péril.
3. Il faut parler différemment du rapt des jeunes filles qui sont fiancées, et du rapt de celles qui ne le sont pas. En effet, celles qui sont fiancées doivent être rendues à leur promis, qui ont un droit sur elles en raison des fiançailles mêmes. Mais celles qui ne sont pas fiancées doivent être rendues d'abord au pouvoir paternel, et alors, selon la volonté des parents, on peut licitement les recevoir pour épouses. Mais si l'on agit autrement, le mariage est contracté illicitement ; quiconque en effet ravit un bien est tenu à restitution. Le rapt ne rompt pas cependant le mariage déjà contracté, même s'il empêche celui qui doit être contracté.
Ce qui est dit dans le Concile dont
on parle l'a été en abomination de ce crime, et a été abrogé. C'est pourquoi S.
Jérôme déclare le contraire : " On peut trouver dans l'Écriture trois
genres de mariages légitimes. Le premier, lorsqu'une vierge chaste ayant gardé
sa virginité est donnée légitimement à un homme. Le deuxième, lorsqu'une vierge
a été enlevée dans la ville par un homme et a été contrainte par lui à l'union
charnelle ; si telle est la volonté du père, cet homme la dotera autant que le
père le voudra, et il paiera le prix de sa pudicité. Le troisième enfin,
lorsque la femme lui est refusée et accordée à un autre par la volonté du père.
" - Ou bien on peut l'entendre de celles qui sont fiancées et surtout en
raison des verbes au présent.
4. Le fiancé, en raison des fiançailles mêmes, a des droits sur sa fiancée. C'est pourquoi, bien qu'il pèche en faisant violence, il est cependant excusé du crime de rapt. Aussi le pape Gélase précise-t-il : " Cette loi des anciens chefs disait qu'un rapt était commis, lorsqu'une jeune fille était enlevée sans que rien eût été fait au sujet de ses noces. "
Objections
:
1. Il semble que l'adultère
ne soit pas une espèce déterminée de la luxure, distincte des autres. On parle
en effet d'" adultère " (adulterium) quand quelqu'un
s'approche " d'une autre " (ad alteram) comme de la sienne,
dit une glose sur l'Exode. Mais une autre femme que la sienne peut être de
différentes conditions : ce peut être une vierge se trouvant sous le pouvoir
paternel, ou une prostituée, ou une femme de tout autre condition. Il ne semble
donc pas que l'adultère soit une espèce de la luxure distincte des autres.
2. S. Jérôme dit que "
peu importe pour quelle raison on délire ". Selon Sixte le pythagoricien,
" est adultère l'amant trop ardent de sa femme ". Et semblablement de
toute autre femme. Or, en toute luxure, il y a un amour plus ardent qu'il n'est
dû. L'adultère se trouve donc en toute luxure, et l'on ne doit pas en faire une
espèce particulière de la luxure.
3. Là où l'on aperçoit la
même raison de difformité, il ne semble pas qu'il y ait une autre espèce de
péché. Or dans le stupre comme dans l'adultère il semble qu'il y ait une même
raison de difformité : ici et là, on viole une femme soumise au pouvoir d'un
autre.
Cependant, le pape S. Léon dit que " l'adultère est commis lorsque, poussé par sa propre convoitise charnelle ou avec le consentement de l'autre, on couche avec un autre ou une autre contrairement au pacte conjugal ". Or cela comporte une difformité spéciale de luxure. L'adultère est donc une espèce déterminée de la luxure.
Conclusion
:
L'adultère, comme le mot l'indique, est " l'action de s'approcher d'un lit étranger " (ad alienum forum). En cela on commet une double faute contre la chasteté et contre le bien de la génération humaine. Une première faute parce qu'on s'approche d'une femme qui ne nous est pas liée par le mariage, ce qui est requis pour le bien de l'éducation de ses propres enfants. Une autre faute parce qu'on s'approche d'une femme qui est liée par le mariage à un autre, et qu'on empêche ainsi le bien des enfants de cet autre. Il en est de même de la femme mariée qui se souille par l'adultère. C'est pourquoi on lit dans l'Ecclésiastique (23, 23) : " Toute femme pèche en étant infidèle à son mari. Tout d'abord elle a désobéi à la loi du Très-Haut (où se trouve le précepte : "Tu ne commettras pas l'adultère") - ; ensuite elle est coupable envers son mari (parce qu'elle lui enlève toute certitude au sujet de ses enfants) ; en troisième lieu elle s'est souillée par l'adultère et a conçu des enfants d'un étranger " - ce qui va contre le bien de sa propre progéniture. Le premier point est commun à tous les péchés mortels ; les deux autres appartiennent spécialement à la difformité de l'adultère. Il est donc manifeste que l'adultère est une espèce déterminée de la luxure, comme ayant une difformité spéciale en ce qui concerne les actes sexuels.
Solutions
:
1. Le péché de celui qui a
une épouse et qui s'approche d'une autre femme peut être nommé par rapport à
lui, et alors c'est toujours un adultère, car il agit contre la fidélité du
mariage ; soit par rapport à la femme de laquelle il s'approche. Alors c'est
parfois un adultère quand par exemple l'homme marié s'approche de l'épouse d'un
autre ; et parfois son péché est un stupre, ou une autre faute, selon les
différentes conditions des femmes dont il s'approche. Or on a dit plus haut que
les espèces de luxure se prennent selon les différentes conditions de la femme.
2. Le mariage est
spécialement ordonné, nous l'avons dit, au bien de la progéniture humaine. Or
l'adultère est spécialement contraire au mariage en tant qu'on viole la loi du
mariage que l'on doit à son conjoint. Et parce que celui qui est l'amant trop
ardent de son épouse agit contre le bien du mariage, en pratiquant celui-ci
d'une manière déshonnête, quoique sans violer la fidélité, il peut d'une
certaine façon être appelé adultère, et davantage même que celui qui est
l'amant passionné de la femme d'un autre.
3. L'épouse est au pouvoir du mari comme unie à lui par le mariage. La jeune fille est au pouvoir du père comme devant être unie par lui dans le mariage. C'est pourquoi le péché d'adultère va contre les liens du mariage d'une façon différente que le péché de stupre. Et pour cette raison ils sont considérés comme des espèces différentes de la luxure.
Quant aux autres questions concernant l'adultère, on en parlera dans la troisième Partie, quand il sera traité du mariage.
Objections
:
1. Il semble que ce ne soit
pas une espèce déterminée de la luxure. En effet, " inceste "
signifie " non chaste ". Or, c'est la luxure tout entière qui
s'oppose à la chasteté. Il semble donc que l'inceste ne soit pas une espèce de
la luxure, mais la luxure elle-même.
2. Dans les Décrets il
est dit que " l'inceste consiste à abuser des femmes auxquelles on est lié
par la consanguinité ou l'affinité ". Mais l'affinité diffère de la
consanguinité. L'inceste n'est don pas une seule espèce de la luxure, mais
plusieurs.
3. Ce qui, de soi,
n'implique pas quelque difformité ne constitue pas une espèce déterminée de
vice. Or s'approcher des consanguins ou des alliés n'est pas de soi quelque
chose de difforme : autrement cela n'eût été permis à aucune époque. L'inceste
n'est donc pas une espèce déterminée de la luxure.
Cependant, les espèces de la luxure se distinguent selon la condition des femmes dont on abuse. Or dans l'inceste est impliquée une condition spéciale de la femme, puisque c'est, on vient de le dire, " l'abus des femmes auxquelles on est lié par la consanguinité ou l'affinité ". L'inceste est donc une espèce déterminée de luxure.
Conclusion
:
Nous l'avons dit, il est nécessaire de trouver une espèce déterminée de la luxure là où l'on trouve quelque chose qui s'oppose à l'usage licite des réalités sexuelles. Or, dans les relations avec des femmes auxquelles on est lié par la consanguinité ou l'affinité, on trouve quelque chose qui ne convient pas à l'union charnelle, et cela pour une triple raison.
La première, c'est que l'homme doit naturellement un certain respect à ses parents, et par conséquent aux consanguins, car ils tirent, de façon proche, leur origine des mêmes parents. C'est à tel point que dans l'Antiquité, comme le rapporte Valère Maxime, il n'était pas permis à un fils de se baigner en même temps que son père, de peur que tous deux ne se voient nus. Or il est évident, d'après ce que nous avons dit que c'est surtout les actes sexuels qui comportent une certaine honte contraire au respect ; aussi est-ce de ces actes que les hommes rougissent. C'est pourquoi il est inconvenant que l'union charnelle se fasse entre de telles personnes. C'est cette raison qui semble exprimée dans le Lévitique, où il est dit (18, 7) : " C'est ta mère ; tu ne découvriras pas sa nudité. " Et ensuite on dit la même chose pour les autres parents.
La deuxième raison, c'est qu'il est nécessaire aux personnes liées par le sang de vivre ensemble ou de se fréquenter. C'est pourquoi, si les hommes n'étaient pas détournés de l'union charnelle, une trop grande occasion leur serait donnée de s'unir, et ainsi leurs âmes s'amolliraient trop par la luxure. C'est la raison pour laquelle, dans la loi ancienne, ces personnes obligées de vivre ensemble, semblent avoir été spécialement objet de cette prohibition.
La troisième raison, c'est qu'alors on empêcherait la multiplication des amis. En effet, lorsque l'homme prend une épouse hors de sa parenté, tous les consanguins de sa femme se lient à lui par une amitié spéciale, comme s'ils étaient ses propres consanguins. C'est ainsi que S. Augustin peut dire : " Une très juste raison de charité invite les hommes, pour qui la concorde est utile et honorable, à multiplier leurs liens de parenté ; un seul homme ne devait pas en concentrer trop en lui-même, il fallait les répartir entre sujets différents. "
Aristote ajoute encore une quatrième raison comme l'homme aime naturellement celle qui est du même sang, si cet amour s'ajoutait à l'amour qui vient de l'union charnelle, l'ardeur de l'amour deviendrait trop grande, et le stimulant du désir charnel deviendrait extrême, ce qui est contraire à la chasteté.
Il est donc évident que l'inceste est une espèce déterminée de la luxure.
Solutions
:
1. Ce désordre avec des
personnes qui nous sont liées entraînerait au maximum la destruction de la
chasteté, tant à cause de la fréquence des occasions qu'à cause aussi de la
trop grande ardeur d'amour, comme on vient de le voir. C'est pourquoi ce
désordre avec de telles personnes est appelé " inceste " par
excellence.
2. Une personne est liée
avec quelqu'un par affinité à cause de la personne qui lui est liée par le
sang. C'est pourquoi, puisque l'affinité existe à cause de la consanguinité, on
trouve en l'une et l'autre une inconvenance fondée sur la même raison.
3. Dans l'union charnelle des personnes qui sont liées par la parenté il y a quelque chose d'indécent en soi et qui répugne à la raison naturelle, comme par exemple que l'union charnelle se fasse entre parents et enfants, dont la parenté est essentielle et immédiate. En effet c'est par nature que les enfants doivent honorer leurs parents. C'est ainsi qu'Aristote raconte qu'un cheval, qu'on avait fait par ruse s'accoupler avec sa mère, se jeta de lui-même dans un précipice, comme frappé d'horreur, car même chez certains animaux il existe un respect naturel à l'égard des parents.
Quant aux autres personnes qui ne sont pas liées directement mais par degrés à leurs parents, l'indécence de leur union ne tient pas à elles-mêmes ; en ce domaine la décence ou l'indécence varie selon la coutume, la loi humaine ou divine. Car, nous l'avons dit la pratique sexuelle, parce qu'elle est ordonnée au bien commun, est soumise à la loi. C'est pourquoi S. Augustin, a pu dire que " plus l'union charnelle entre frères et soeurs fut recommandable autrefois sous la pression de la nécessité, plus elle devint par la suite condamnable par une prohibition religieuse ".
Objections
:
1. Il semble que le
sacrilège ne, puisse être une espèce de la luxure. En effet, une même espèce ne
se trouve pas dans différents genres qui ne sont pas subalternes. Or le
sacrilège est une espèce de l'irréligion, comme on l'a établi antérieurement.
Le sacrilège ne peut donc pas être une espèce de la luxure.
2. Dans les Décrets le
sacrilège n'est pas placé parmi les espèces de la luxure.
3. Si, par luxure, un
attentat est commis contre une chose sainte, cela arrive aussi par des vices
d'autres genres. Or le sacrilège n'est pas placé parmi les espèces de la
gourmandise, ni parmi les espèces d'un autre vice semblable. On ne doit donc
pas davantage le placer parmi les vices de la luxure.
Cependant, S. Augustin dit : " De même qu'il est injuste de franchir les limites d'un champ par avidité de posséder, de même il est injuste de renverser les barrières des moeurs par convoitise des rapports sexuels. " Or, franchir les limites d'un champ dans un domaine sacré est un péché de sacrilège. Pour la même raison, renverser les barrières des moeurs par convoitise des rapports sexuels dans un domaine sacré constitue le vice de sacrilège. Or la convoitise des rapports sexuels ressortit à la luxure. Le sacrilège est donc une espèce de la luxure.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit précédemment, l'acte d'une vertu ou d'un vice, lorsqu'il est ordonné à la fin d'une autre vertu ou d'un autre vice, prend l'espèce de ceux-ci ; c'est ainsi qu'un vol commis en vue d'un adultère passe dans l'espèce de l'adultère. Or il est clair qu'observer la chasteté en vue du culte à rendre à Dieu est un acte de religion - on le voit chez ceux qui vouent et gardent la virginité, comme le montre S. Augustin. Il est donc manifeste que la luxure, lorsqu'elle viole quelque chose qui appartient au culte divin, ressortit à l'espèce du sacrilège. C'est de cette façon que le sacrilège peut être placé parmi les espèces de la luxure.
Solutions
:
1. La luxure, selon qu'elle
est ordonnée à la fin d'un autre vice, devient une espèce de ce vice. C'est
ainsi qu'une espèce de la luxure peut être aussi une espèce de l'irréligion,
entrant pour ainsi dire dans un genre supérieur.
2. Les Décrets énumèrent
les fautes qui sont en elles-mêmes des espèces de la luxure, mais le sacrilège
est une espèce de la luxure selon qu'il est ordonné à la fin d'un autre vice.
Il peut d'ailleurs se rencontrer avec différentes espèces de la luxure. Si en
effet on abuse d'une personne qui nous est liée selon la parenté spirituelle,
on commet un sacrilège par mode d'inceste. Mais si l'on abuse d'une vierge qui
est consacrée à Dieu, en tant qu'elle est une épouse du Christ, c'est un
sacrilège par mode d'adultère ; si c'est en tant qu'elle est commise à la garde
d'un père spirituel, ce sera une sorte de stupre de nature spirituelle ; et si
l'on emploie la violence, ce sera un rapt de nature spirituelle, qui, même
selon les lois civiles, est puni plus gravement qu'un autre rapt. C'est
pourquoi l'empereur Justinien dit : " Si quelqu'un a l'audace, je ne dis
pas d'enlever, mais de violenter seulement les vierges très saintes pour les
épouser, qu'il soit frappé de la peine capitale. "
3. Le sacrilège est commis contre une chose sainte. Mais une chose sainte peut être soit une personne consacrée que l'on convoite pour coucher avec elle, et cela appartient alors à la luxure ; soit quelque chose que l'on convoite pour se l'approprier, et cela appartient à l'injustice. Le sacrilège peut encore appartenir à la colère, quand par exemple quelqu'un, par colère, commet un préjudice envers une personne consacrée. Ou bien on commet un sacrilège en absorbant par gourmandise une nourriture consacrée. Cependant on attribue plus spécialement le sacrilège à la luxure, qui s'oppose à la chasteté, que certaines personnes sont spécialement consacrées à observer.
Objections
:
1. Il semble que le vice contre nature ne soit pas une espèce de la
luxure. En effet, dans l'énumération des espèces de la luxure que donne
l'Article précédent, on ne fait pas mention du vice contre nature.
2. La luxure s'oppose à la
vertu, et c'est de cette manière qu'elle est comprise dans la malice. Or le
vice contre nature n'est pas compris dans la malice mais dans la bestialité,
comme le montre Aristote. Le vice contre nature n'est donc pas une espèce de la
luxure.
3. La luxure porte sur les
actes ordonnés à la génération humaine, on l'a dit plus haut. Mais le vice
contre nature porte sur des actes qui ne peuvent être suivis de la génération.
Le vice contre nature n'est donc pas une espèce de la luxure.
Cependant, S. Paul énumère ce vice parmi les autres espèces de luxure, quand il dit (2 Co 12, 21) : " ... Ils n'ont pas fait pénitence pour leurs actes d'impureté, de fornication et d'impudicité. " Et la Glose précise : " Impureté, c'est-à-dire luxure contre nature. "
Conclusion
:
Comme on l'a vu plus haut, il y a une espèce déterminée de luxure là où se rencontre une raison spéciale de difformité rendant l'acte sexuel indécent. Mais cela peut exister de deux façons : d'une première façon, parce que cela s'oppose à la droite raison, ce qui est commun à tout vice de luxure ; d'une autre façon, parce que, en outre, cela contredit en lui-même l'ordre naturel de l'acte sexuel qui convient à l'espèce humaine ; c'est là ce qu'on appelle " vice contre nature ". Il peut se produire de plusieurs manières.
D'une première manière, lorsqu'en l'absence de toute union charnelle, pour se procurer le plaisir vénérien, on provoque la pollution : ce qui appartient au péché d'impureté que certains appellent masturbation. - D'une autre manière, lorsque l'on accomplit l'union chamelle avec un être qui n'est pas de l'espèce humaine : ce qui s'appelle bestialité. - D'une troisième manière, lorsqu'on a des rapports sexuels avec une personne qui n'est pas du sexe complémentaire, par exemple homme avec homme ou femme avec femme : ce qui se nomme vice de Sodome. - D'une quatrième manière, lorsqu'on n'observe pas le mode naturel de l'accouplement, soit en n'utilisant pas l'organe voulu soit en employant des pratiques monstrueuses et bestiales pour s'accoupler.
Solutions
:
1. En cet endroit on
énumère les espèces de luxure qui ne s'opposent pas à la nature humaine. C'est
pourquoi on omet le vice contre nature.
2. La bestialité diffère de
la malice, qui s'oppose à la vertu humaine, en ce qu'elle comporte un certain
excès concernant la même matière. C'est pourquoi elle peut être ramenée au même
genre.
3. Le luxurieux ne recherche pas la génération humaine, mais la jouissance sexuelle, que l'on peut éprouver sans les actes qui ont pour suite la génération humaine. C'est ce qui est recherché dans le vice contre nature.
Objections
:
1. Il semble que le vice
contre nature ne soit pas le péché le plus grave parmi les espèces de la
luxure. En effet, un péché est d'autant plus grave qu'il est plus contraire à
la charité. Or l'adultère, le stupre et le rapt, qui portent préjudice au
prochain, paraissent plus contraires à la charité envers le prochain que les péchés
contre nature, par lesquels on ne porte aucun préjudice à autrui. Le péché
contre nature n'est donc pas le péché le plus grand parmi les espèces de la
luxure.
2. Les péchés les plus
graves paraissent ceux qui se commettent contre Dieu. Or le sacrilège est
directement commis contre Dieu, puisqu'il s'attaque au culte divin. Le
sacrilège est donc un péché plus grave que le vice contre nature.
3. Un péché semble d'autant
plus grave qu'il s'exerce sur une personne que nous devons aimer davantage. Or,
selon l'ordre de la charité, nous devons aimer les personnes qui nous sont
proches, lesquelles sont souillées par l'inceste, plus que les personnes
étrangères, lesquelles sont souillées par le vice contre nature. L'inceste est
donc un péché plus grave que le vice contre nature.
4. Si le vice contre nature
est le plus grave, il semble alors qu'il soit d'autant plus grave qu'il est
davantage contre nature. Or l'impureté ou masturbation semble être davantage
contre nature, puisque ce qui paraît plus conforme à la nature est que l'agent
et le patient soient différents. D'après cela l'impureté serait donc le plus
grave des péchés contre nature. Or cela est faux. Donc les vices contre nature
ne sont pas les plus graves parmi les péchés de luxure.
Cependant, S. Augustin dit que " de tous les vices qui relèvent de la luxure, le pire est celui qui se fait contre nature ".
Conclusion
:
En tout genre ce qu'il y a de pire est la corruption du principe dont tout le reste dépend. Mais les principes de la raison sont ce qui est conforme à la nature, car la raison, compte tenu de ce qui est déterminé par la nature, dispose le reste selon ce qui convient. Il en est ainsi dans le domaine spéculatif aussi bien que dans celui de l'action. C'est pourquoi, de même que dans le domaine spéculatif l'erreur concernant ce dont l'homme a naturellement la connaissance constitue l'erreur la plus grave et la plus difforme, de même dans l'action agir contre ce qui est déterminé selon la nature constitue ce qu'il y a de plus grave et de plus difforme. Donc puisque, dans les vices contre nature, l'homme transgresse ce qui est déterminé selon la nature quant aux activités sexuelles, il s'ensuit qu'en une telle matière ce péché est le plus grave. - Après lui vient l'inceste qui, nous l'avons dit . est contraire au respect naturel que nous devons à nos proches.
Par les autres espèces de la luxure on omet seulement ce qui est déterminé selon la droite raison, les principes naturels restant saufs. Or ce qui répugne le plus à la raison est d'utiliser le sexe non seulement à l'encontre de ce qui convient à la progéniture qu'il faut engendrer, mais aussi en portant préjudice à autrui. C'est pourquoi la fornication simple, qui se commet sans porter préjudice à une autre personne, est la moindre parmi les espèces de la luxure. Si l'on abuse d'une femme soumise au pouvoir d'un autre en vue de la génération, c'est une injustice plus grave que si elle est seulement confiée à la garde de son protecteur. C'est pourquoi l'adultère est plus grave que le stupre. - L'un et l'autre sont aggravés par la violence. A cause de cela le rapt d'une vierge est plus grave que le stupre, et le rapt d'une épouse plus grave que l'adultère. - Et toute ces fautes sont encore aggravées s'il y a sacrilège, nous l'avons dit.
Solutions
:
1. De même que l'ordre de la raison droite vient de l'homme, de même l'ordre de la nature vient de Dieu lui-même. C'est pourquoi dans les péchés contre nature, où l'ordre même de la nature est violé, il est fait injure à Dieu lui-même, l'ordonnateur de la nature. Aussi S. Augustin dit-il : " Les turpitudes contre nature doivent être partout et toujours détestées et punies, comme celles des habitants de Sodome.
Quand même tous les peuples imiteraient Sodome, ils tomberaient tous sous le coup de la même culpabilité, en vertu de la loi divine qui n'a pas fait les hommes pour user ainsi d'eux-mêmes.
C'est violer jusqu'à cette société
qui doit exister entre Dieu et nous de souiller par les dépravations de la
sensualité la nature dont il est l'auteur. "
2. Les vices contre nature
sont aussi contre Dieu, on vient de le dire. Et ils l'emportent d'autant plus
sur la corruption du sacrilège, que l'ordre de la nature humaine est plus
primitif et plus stable que tout autre ordre surajouté.
3. A tout individu la nature
de l'espèce est plus étroitement unie que n'importe quel individu. C'est
pourquoi les péchés qui se commettent contre la nature de l'espèce sont les
plus graves.
4. Le péché par lequel on use mal de quelque chose est plus grave que celui qui omet le bon usage de cette chose. C'est pourquoi, parmi les vices contre nature, le péché d'impureté, qui consiste dans la seule omission de l'union charnelle avec autrui occupe le dernier rang. - Mais le plus grave est la bestialité, où l'on n'observe pas la relation requise avec l'espèce. C'est pourquoi, sur ce passage de la Genèse (37, 2 Vg) : " Il accusa ses frères du crime le plus bas ", la Glose ajoute : " Parce qu'ils avaient eu des relations avec les bêtes de leur troupeau. " - Après ce crime se place le vice de l'homosexualité, où l'on ne tient pas compte du sexe requis. - Ensuite, c'est le péché de celui qui n'observe pas le mode qui convient pour l'union sexuelle. Et si l'on n'utilise pas l'organe sexuel qui convient, le vice est plus grave que si le désordre concerne seulement le mode de l'union.
LES PARTIES POTENTIELLES DE LA TEMPÉRANCE
Nous devons étudier maintenant les parties potentielles de la tempérance. Et d'abord la continence ; puis la clémence (Question 157-159) ; enfin, la modestie (Question 160). A propos de la première de ces parties, nous étudierons la continence (Question 155) et l'incontinence (Question 156).
1. La continence est-elle une vertu ? - 2. Quelle est sa matière ? - 3. Quel est son siège ? - 4. Comparaison de la continence avec la tempérance.
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet une espèce ne se distingue pas de son genre par opposition. Or la
continence se distingue de la vertu par opposition, selon Aristote. La
continence n'est donc pas une vertu.
2. Personne ne pèche en
pratiquant la vertu, car, selon S. Augustin " la vertu est ce dont
personne n'use mal ". Or on peut pécher en se contenant : par exemple si
l'on désire faire quelque chose de bon et qu'on se retienne de le faire. La
continence n'est donc pas une vertu.
3. Aucune vertu ne fait
s'abstenir l'homme de ce qui est licite, mais seulement de ce qui est illicite.
Or la continence fait s'abstenir l'homme des biens qui sont licites. En effet,
la Glose, à propos de S. Paul (Ga 5, 23) dit que, par la continence, " on
s'abstient aussi de choses licites ". La continence n'est donc pas une
vertu.
Cependant, tout habitus louable semble être une vertu. Or c'est le cas de la continence. Car pour Andronicus " elle est un habitus qui n'est pas vaincu par la délectation ". La continence est donc une vertu.
Conclusion
:
Le mot " continence " s'emploie en un double sens. En effet, certains parlent de continence quand on s'abstient de tout plaisir sexuel. C'est pourquoi S. Paul (Ga 5, 23) joint la continence à la chasteté. Ainsi la continence parfaite est primordialement la virginité, et secondairement la viduité. A ce point de vue, par conséquent, la continence a la même raison que la virginité, dont nous avons dit qu'elle est une vertu.
Mais d'autres disent que la continence est ce qui permet à quelqu'un de résister aux convoitises mauvaises qui l'agitent violemment. C'est de cette manière qu'Aristote entend la continence. C'est aussi de cette manière qu'elle est comprise dans les Conférences des Pères En ce sens, la continence a quelque chose de la vertu, en tant que la raison est affermie contre les passions, afin de ne pas être entraînée par elles ; cependant elle n'atteint pas à la perfection de la vertu, qui fait que même l'appétit sensible est soumis à la raison, si bien qu'il ne connaît plus l'insurrection de passions violentes contraires à la raison. C'est pourquoi Aristote dit que " la continence n'est pas une vertu, mais qu'elle est un certain mélange ", en tant qu'elle a quelque chose de la vertu, et qu'elle manque en quelque chose à la vertu. - Cependant si, dans un sens plus large, nous entendons le mot vertu de tout principe d'oeuvres louables, nous pouvons dire que la continence est une vertu.
Solutions
:
1. Aristote distingue la
continence par opposition à la vertu, quand il considère ce qui lui manque par
rapport à celle-ci.
2. C'est le propre de
l'homme d'être selon la raison. C'est pourquoi l'on dit que quelqu'un se "
tient " en lui-même, quand il se tient conformément à la raison. Or ce qui
appartient à la perversion de la raison n'est plus conforme à la raison. Aussi appelle-t-on
vraiment continent celui qui se tient selon la raison droite, et non selon la
raison pervertie. Or les mauvais désirs s'opposent à la raison droite, de même
que les bons désirs s'opposent à la raison pervertie. C'est pourquoi on appelle
proprement et vraiment continent celui qui persiste dans la raison droite en
s'abstenant des désirs mauvais, et non celui qui persiste dans la raison
pervertie en s'abstenant des bons désirs ; on dit plutôt de ce dernier qu'il
est obstiné dans le mal.
3. La Glose parle ici de la continence en l'entendant dans le premier sens, selon qu'elle désigne une vertu parfaite, qui s'abstient non seulement des biens illicites, mais aussi de certains biens licites qui sont moins bons, afin de tendre totalement aux biens plus parfaits.
Objections
:
1. Il ne semble pas que sa
matière soit les convoitises des plaisirs du toucher. S. Ambroise dit en effet
: " La beauté générale, comme forme constante et intégrale de l'honneur,
est ce que vise le continent dans tous ses actes. " Or les actes humains
ne se rattachent pas tous aux délectations du toucher. La continence n'a donc
pas seulement pour matière les convoitises des plaisirs du toucher.
2. Le mot " continence
", nous venons de le voir, vient de ce que l'on se " tient "
dans le bien de la raison droite. Mais il y a d'autres passions qui détournent
plus violemment de la raison droite que les convoitises des délectations du
toucher : la crainte des périls de mort par exemple, qui paralyse ; la colère
aussi, qui ressemble à la démence, dit Sénèque. Donc la continence ne concerne
pas seulement les convoitises des délectations du toucher.
3. Cicéron dit que "
la continence est ce qui fait que la cupidité est dirigée par le conseil
". Mais on a coutume de parler davantage de cupidité à propos des
richesses qu'à propos des plaisirs du toucher, selon S. Paul (1 Tm 6, 10) :
" La cupidité est la racine de tous les vices. " La continence n'a
donc pas comme matière propre les convoitises des plaisirs du toucher.
4. Les plaisirs du toucher
ne se trouvent pas seulement dans les activités sexuelles, mais aussi dans la
nourriture. Or on a l'habitude de ne parler de continence qu'à propos de la vie
sexuelle. Sa matière propre n'est donc pas la convoitise des délectations du
toucher.
5. Parmi les délectations
du toucher, il en est qui ne sont pas humaines, mais bestiales : aussi bien en
ce qui concerne les aliments, lorsqu'on se réjouit de manger de la chair
humaine par exemple, qu'en ce qui concerne les actes sexuels, lorsqu'on abuse,
par exemple, des animaux ou des enfants. Or, d'après Aristote, ces abus ne
relèvent pas de la continence. Les désirs des plaisirs du toucher ne sont donc
pas la matière propre de la continence.
Cependant, Aristote dit que " la continence et l'incontinence ont la même matière que la tempérance et l'intempérance ". Or la tempérance et l'intempérance ont pour matière les convoitises des plaisirs du toucher. Il en est donc de même pour la continence et l'incontinence.
Conclusion
:
Le mot " continence " implique une certaine retenue, en ce sens que l'on se " contient " de suivre la passion. C'est pourquoi l'on parle proprement de continence à propos de ces passions qui incitent à rechercher quelque chose, et en lesquelles il est louable que la raison retienne l'homme en cette poursuite ; mais elle ne concerne pas proprement les passions qui impliquent un certain retrait, comme la crainte et les autres passions semblables, en lesquelles il est louable en effet de conserver de la fermeté dans la poursuite de ce que la raison prescrit, ainsi que nous l'avons dit antérieurement. Or il faut bien voir que les inclinations naturelles sont les principes de tout ce qui advient par la suite. C'est pourquoi les passions poussent à poursuivre quelque chose avec d'autant plus de véhémence qu'elles suivent davantage une inclination de la nature. Mais la nature incline principalement à ce qui lui est nécessaire, ou bien pour la conservation de l'individu, comme c'est le cas de la nourriture ou bien pour la conservation de l'espèce, comme c'est le cas des actes sexuels. Or les délectations qu'ils procurent appartiennent au toucher. C'est pourquoi la continence et l'incontinence sont dites proprement concerner les convoitises des plaisirs du toucher.
Solutions
:
1. De même que le mot
tempérance peut être pris en un sens général et s'appliquer alors à toute
matière, et s'appliquer cependant au sens strict à cette matière où il est
surtout bon que l'homme soit refréné, de même la continence s'applique
strictement à la matière où il est très bon et très difficile de se contenir :
les convoitises du toucher. Mais en un sens général et d'un certain point de
vue, elle peut s'appliquer à n'importe quelle autre matière. C'est en ce sens
que S. Ambroise emploie le mot de continence.
2. En ce qui concerne la crainte, ce n'est pas proprement la continence qui est louée, mais plutôt la fermeté d'âme que la force implique.
Quant à la colère, elle donne, il
est vrai, un élan pour poursuivre quelque chose ; cependant cet élan fait suite
à une appréhension de l'esprit, selon laquelle on s'estime lésé par un autre,
beaucoup plus qu'à une inclination naturelle. C'est pourquoi l'on dit que
quelqu'un, d'un certain point de vue, est continent quant à la colère, mais on
ne dit pas cela de manière pure et simple.
3. Les biens extérieurs
comme les honneurs, la richesse, et autres choses semblables, semblent bien
selon Aristote " être par eux-mêmes dignes d'être choisis, mais non comme
s'ils étaient nécessaires " à la conservation de la nature. C'est
pourquoi, en ce qui les concerne, " nous ne parlons pas simplement de
continents ou d'incontinents ", mais à un certain point de vue, " en
précisant qu'ils sont continents ou incontinents vis-à-vis des avantages
pécuniaires ou des honneurs ", etc. Il faut en conclure que Cicéron, ou
bien utilise le mot " continence " en un sens général, en tant que ce
mot inclut aussi la continence envisagée d'un certain point de vue, ou bien que
par " cupidité " il entend strictement la convoitise des choses
délectables au toucher.
4. Les plaisirs procurés
par le sexe sont plus véhéments que les plaisirs procurés par la nourriture.
Aussi est-ce à propos du domaine sexuel que nous avons l'habitude de parler de
continence et d'incontinence plus qu'à propos des plaisirs de la nourriture ;
bien que, d'après Aristote, on puisse en parler à propos des uns et des autres.
5. La continence est un bien de la raison humaine : aussi se rapporte-t-elle aux passions qui peuvent être connaturelles à l'homme. C'est pourquoi Aristote dit que, " si quelqu'un tenant un enfant désire le dévorer, ou trouver un plaisir charnel inconvenant, qu'il suive ou non son désir, il n'est pas possible de parler à son propos de continence purement et simplement, mais sous un certain rapport ".
Objections
:
1. Il semble que ce soit la
puissance concupiscible. Il faut en effet que le siège d'une vertu soit
proportionné à sa matière. Or la matière de la continence, on l'a vu, est la
convoitise de ce qui est délectable au toucher, convoitise qui appartient à la
faculté du concupiscible.
2. " Les choses
opposées appartiennent au même domaine. " Or l'incontinence est dans le
concupiscible, dont les passions l'emportent sur la raison. Andronicus dit en
effet que l'incontinence est " la malice du concupiscible, qui choisit les
plaisirs mauvais, malgré la défense de l'appétit raisonnable ". La
continence, pour la même raison, est donc dans le concupiscible.
3. Le sujet de la vertu
humaine est ou bien la raison, ou bien la faculté de l'appétit, qui se divise
en volonté, en concupiscible et en irascible. Or la continence n'est pas dans
la raison, car elle serait alors une vertu intellectuelle. Elle ne se trouve
pas non plus dans la volonté, car la continence a pour matière les passions,
qui ne sont pas dans la volonté. Elle n'est pas non plus dans l'irascible, car
elle n'a pas comme matière propre les passions de l'irascible, on l'a vu. Il
reste donc qu'elle se trouve dans le concupiscible.
Cependant, toute vertu se trouvant dans une puissance supprime l'acte mauvais de cette puissance. Or la continence ne supprime pas l'acte mauvais du concupiscible, puisque, dit Aristote, " le continent a des désirs mauvais ". La continence n'est donc pas dans le concupiscible.
Conclusion
:
Toute vertu existant dans une faculté fait que celle-ci n'a pas la même disposition que lorsqu'elle est soumise au vice opposé. Or le concupiscible se comporte de la même façon en celui qui est continent et en celui qui est incontinent, car en l'un et en l'autre il a de violents accès de convoitise mauvaise. Il est donc clair que la continence ne siège pas dans le concupiscible. Pareillement, la raison se comporte de la même façon dans les deux cas, car le continent et l'incontinent ont une raison droite, et tous deux, en l'absence de passion, ont l'intention de ne pas suivre les convoitises illicites. - Mais une première différence entre eux se trouve dans le choix, car le continent, quoique soumis à de violentes convoitises, choisit cependant de ne pas les suivre, conformément à la raison, tandis que l'incontinent choisit de les suivre, malgré l'opposition de la raison. Et c'est pourquoi il faut que la continence ait son siège dans cette puissance de l'âme qui a pour acte le choix, et qui est, nous l'avons vu, la volonté.
Solutions
:
1. La continence a pour
matière les convoitises des plaisirs du toucher, non en ce sens qu'elle les
modère, ce qui appartient à la tempérance, laquelle réside dans le
concupiscible, mais en ce sens qu'elle leur résiste. Il faut donc qu'elle soit
dans une autre puissance, car la résistance suppose deux antagonistes.
2. La volonté est
intermédiaire entre la raison et le concupiscible, et peut être actionnée par
l'une et l'autre. En celui qui est continent la volonté obéit à la raison ; en
celui qui est incontinent elle obéit au concupiscible. C'est pourquoi la
continence peut être attribuée à la raison comme à ce qui la meut en premier,
et l'incontinence au concupiscible, bien que l'un et l'autre relèvent
immédiatement de la volonté comme de leur siège propre.
3. Quoique les passions n'aient pas leur siège dans la volonté, celle-ci a le pouvoir de leur résister. C'est ainsi que la volonté du continent résiste aux convoitises.
Objections
:
1. Il semble que la
continence est meilleure que la tempérance. On lit en effet dans
l'Ecclésiastique (26, 15 Vg) : " L'âme continente n'a pas de prix. "
Aucune vertu ne peut donc équivaloir à la continence.
2. Une vertu est d'autant
meilleure qu'elle mérite une plus grande récompense. Mais la continence semble
mériter la récompense la plus grande, car S. Paul a écrit (2 Tm 2, 5) : "
L'athlète ne recevra la couronne que s'il a loyalement combattu. " Or le
continent qui subit l'assaut violent des passions et des convoitises mauvaises
combat davantage que le tempérant, qui ne connaît pas de ces violences. La
continence est donc une vertu meilleure que la tempérance.
3. La volonté est une
puissance plus noble que l'appétit concupiscible. Or la continence se trouve
dans la volonté, tandis que la tempérance se trouve dans l'appétit
concupiscible, on vient de le voir. La continence est donc une vertu meilleure
que la tempérance.
Cependant, Cicéron et Andronicus rattachent la continence à la tempérance comme à la vertu principale.
Conclusion
:
On l'a vu plus haut, la continence se prend en un double sens. En un premier sens, selon qu'elle implique la cessation de tous les plaisirs sexuels. Si on l'entend ainsi, la continence est meilleure que la simple tempérance, comme il ressort de ce que nous avons dit plus haut de l'excellence de la virginité par rapport à la simple chasteté.
En un autre sens la continence peut être entendue selon qu'elle comporte une résistance de la raison aux convoitises mauvaises qui nous agitent violemment. De ce point de vue la tempérance est bien meilleure que la continence, car le bien de la vertu mérite la louange en ce qu'il est conforme à la raison. Or, le bien de la raison a plus de vigueur chez le tempérant, en qui l'appétit sensible lui-même est également soumis à la raison et comme dominé par elle, que chez le continent, en qui l'appétit sensible résiste violemment à la raison par ses convoitises mauvaises. C'est pourquoi la continence se compare à la tempérance comme l'imparfait au parfait.
Solutions
:
1. Cette citation peut s'entendre de deux façons. D'une première façon, en tant que l'on comprend la continence comme une abstention de tout ce qui a rapport au sexe. En ce sens on dit que " l'âme continente n'a pas de prix ", dans le genre chasteté, car la fécondité de la chair, que l'on recherche dans le mariage n'égale pas la continence des vierges ou des veuves, comme on l'a vu plus haut.
D'une autre façon, cette citation
peut s'entendre en tant que le mot continence est pris en général pour toute
abstention des choses illicites. On dit alors que " l'âme continente n'a
pas de prix ", car on ne l'estime pas comme l'or ou l'argent, qui se
mesurent au poids.
2. La force de la
convoitise, ou sa faiblesse, peut provenir d'une double cause. Elle provient en
effet parfois d'une cause corporelle. Car certains, en raison de leur
tempérament naturel, sont plus prompts que d'autres à la convoitise. En outre,
certains ont, plus que d'autres, des occasions de plaisirs qui enflamment leur
convoitise. Et alors la faiblesse de la convoitise diminue le mérite, tandis
que la force de la convoitise augmente le mérite. Mais parfois la faiblesse ou
la force de la convoitise provient d'une cause spirituelle méritoire, par
exemple d'une charité fervente, ou d'une raison vigoureuse, comme c'est le cas
chez l'homme tempérant. Et alors la faiblesse de la convoitise, en raison de sa
cause, augmente le mérite, tandis que sa force le diminue.
3. La volonté est plus proche de la raison que l'appétit concupiscible. Il en résulte que le bien de la raison pour lequel on loue la vertu, apparaît plus grand quand il atteint non seulement la volonté, mais aussi l'appétit concupiscible - ce qui est le cas chez le tempérant - que lorsqu'il atteint seulement la volonté, ce qui est le cas chez le continent.
1. L'incontinence relève-t-elle de l'âme ou du corps ? - 2. L'incontinence est-elle un péché ? - 3. Comparaison entre l'incontinence et l'intempérance. - 4. Quel est le plus laid : ne pas contenir sa colère, ou sa convoitise ?
Objections
:
1. Il semble que
l'incontinence ne relève pas de l'âme, mais du corps. En effet, la différence
des sexes ne se trouve pas du côté de l'âme, mais du côté du corps. Or la
différence des sexes entraîne une différence quant à la continence. Aristote a
dit en effet que les femmes ne sont ni continentes ni incontinentes. La
continence ne relève donc pas de l'âme mais du corps.
2. Ce qui relève de l'âme
n'est pas une conséquence du tempérament corporel. Or l'incontinence dépend du
tempérament. Aristote dit en effet que " ce sont surtout les gens emportés
", c'est-à-dire les colériques " et les atrabilaires qui, du fait de
leur convoitise sans frein, sont incontinents ". L'incontinence relève
donc du corps.
3. La victoire appartient
plutôt au triomphateur qu'au vaincu. Mais on dit que quelqu'un est incontinent
quand " la chair, qui convoite contre l'esprit ", triomphe de lui.
L'incontinence relève donc davantage de la chair que de l'âme.
Cependant, si l'homme diffère des bêtes, c'est à titre premier par son âme. Il en diffère aussi selon la raison de continence ou d'incontinence, car nous ne disons pas des animaux qu'ils sont continents ou incontinents, comme le montre Aristote. L'incontinence se trouve donc surtout du côté de l'âme.
Conclusion
:
Tout être est attribué davantage à ce qui en est la cause par soi qu'à ce qui en offre seulement l'occasion. Or ce qui se trouve du côté du corps offre seulement l'occasion de l'incontinence. En effet, par la disposition du corps, il peut arriver que des passions véhémentes se lèvent dans l'appétit sensible, qui est une puissance de l'organe corporel. Mais ces passions, quelque véhémentes qu'elles soient, ne sont pas une cause suffisante d'incontinence, mais une occasion seulement, car, tant que dure l'usage de la raison, l'homme peut toujours résister aux passions. Mais si les passions grandissent au point de supprimer totalement l'usage de la raison, comme il arrive chez ceux qui, à cause de la véhémence des passions, tombent dans la démence, il ne sera plus question de continence ou d'incontinence ; parce que chez eux a disparu le jugement de la raison, que le continent observe tandis que l'incontinent l'abandonne. Il faut donc conclure que la cause directe de l'incontinence se trouve du côté de l'âme, qui n'emploie pas la raison pour résister aux passions. Cela peut se produire de deux façons, d'après Aristote. D'une première façon, l'âme cède aux passions avant même d'avoir consulté la raison : c'est " l'incontinence effrénée ", ou " impétuosité ". D'une autre façon, l'homme ne s'en tient pas à ce qui lui a été conseillé, du fait qu'il est faiblement attaché au jugement que la raison a porté, aussi appelle-t-on cette incontinence-là une " débilité ". Il est donc clair que l'incontinence relève premièrement de l'âme.
Solutions
:
1. L'âme humaine est la
forme du corps, et elle possède certaines facultés qui emploient des organes
corporels, dont les opérations servent aussi à ces oeuvres de l'âme qui ne sont
pas corporelles, c'est-à-dire à l'acte de l'intelligence et de la volonté ;
c'est ainsi que l'intelligence reçoit des sens ses images, et que la volonté
est poussée par la passion de l'appétit sensible. De ce point de vue, parce que
la femme possède corporellement une complexion fragile, il arrive dans la
plupart des cas qu'elle donne faiblement son adhésion, même si parfois, chez
certaines, il en va autrement, comme on le voit dans les Proverbes (31, 10) :
" Une femme forte, qui la trouvera ? " Et parce que ce qui est faible
ou débile " est considéré comme nul ", il s'ensuit qu'Aristote parle
des femmes comme n'ayant pas un jugement ferme de la raison, quoique chez
certaines femmes ce soit le contraire qui arrive. Et c'est pourquoi il dit que
" les épouses ne sont pas appelées continentes, car elles n'ont pas le
commandement ", comme ayant une solide raison, " mais sont commandées
", comme suivant facilement les passions.
2. Sous l'assaut de la
passion, il arrive que l'on suive immédiatement la passion avant le conseil de
la raison. Or l'entraînement de la passion provient habituellement soit de sa
soudaineté, comme chez les colériques, soit de sa véhémence, comme chez les
atrabilaires qui, à cause de leur constitution terrestre, s'enflamment de façon
très violente. Mais il arrive à l'inverse que quelqu'un ne persiste pas dans ce
qui lui est conseillé, parce que son adhésion est faible, à cause de la
mollesse de sa complexion, comme on l'a dit des femmes. Il semble que cela se
produise aussi chez les indolents, pour la même cause que chez les femmes. Or
tout cela arrive en tant que la complexion du corps fournit une occasion
d'incontinence ; il n'y a pas là cependant une cause suffisante, on l'a vu.
3. La convoitise de la chair chez l'incontinent triomphe de l'esprit, non par nécessité, mais par une certaine négligence de l'esprit qui ne résiste pas fortement.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. S.
Augustin dit en effet que " nul ne pèche en ce qu'il ne peut éviter
". Or nul ne peut, de lui-même, éviter l'incontinence, selon la Sagesse
(8, 21 Vg) : " je sais que je ne puis être continent à moins que Dieu me
le donne. " L'incontinence n'est donc pas un péché.
2. Tout péché semble se
trouver dans la raison. Or, chez l'incontinent, le jugement de la raison est
vaincu.
3. Personne ne pèche par le
fait qu'il aime Dieu violemment. Or on peut devenir incontinent par la violence
de l'amour divin. En effet Denys déclare que " Paul, par incontinence
d'amour divin, a dit : "je vis, non plus moi, etc." "
L'incontinence n'est donc pas un péché.
Cependant, S. Paul l'énumère parmi d'autres péchés, quand il dit (2 Tm 3, 3) " médisants, incontinents, intraitables, etc. "
Conclusion
:
L'incontinence peut s'entendre de trois façons.
1° Au sens propre et absolu. En ce sens l'incontinence a pour matière les convoitises des plaisirs du toucher, de même que l'intempérance comme il a été dit plus haut au sujet de la continence. Et alors l'incontinence est un péché pour une double raison ; d'abord parce que l'incontinent s'écarte de ce qui est conforme à la raison ; ensuite parce qu'il se plonge dans des jouissances honteuses. C'est pourquoi Aristote dit que " l'incontinence encourt le blâme non seulement comme tout péché ", qui consiste à s'écarter de la raison, " mais comme une certaine malice ", en tant qu'elle poursuit des convoitises mauvaises.
2° On parle d'incontinence relative, au sens propre sans doute, en tant que l'homme s'écarte de ce qui est conforme à la raison, mais non au sens strict : lorsque, par exemple, on n'observe pas la mesure de la raison dans le désir des honneurs, des richesses ou d'autres choses semblables, qui paraissent en soi être bonnes. En cette matière il n'y a pas incontinence au sens strict, mais au sens relatif, comme on l'a dit plus haute de la continence. En ce cas l'incontinence est un péché, non parce qu'on se livre à des convoitises mauvaises, mais parce qu'on n'observe pas la mesure de raison qui est nécessaire, même quand on désire des choses qui, de soi, méritent d'être recherchées.
3° On parle d'incontinence relative non au sens propre, mais par analogie : lorsqu'on désire, par exemple, quelque chose dont on ne peut mal user, comme les vertus. En cette matière on peut dire par analogie que quelqu'un est incontinent ; car, de même que celui qui est incontinent se laisse totalement entraîner par la convoitise mauvaise, de même on peut se laisser totalement entraîner par la convoitise bonne, qui est conforme à la raison. Une telle incontinence n'est pas un péché, mais appartient à la perfection de la vertu.
Solutions
:
1. L'homme peut éviter le
péché et faire le bien, non cependant sans le secours divin, comme il est dit
en S. Jean (15, 5) : " Sans moi vous ne pouvez rien faire. " Que
l'homme ait besoin du secours divin pour être continent n'empêche donc pas que
l'incontinence soit un péché, car, dit Aristote : " Ce que nous pouvons
par nos amis, nous le pouvons en quelque sorte par nous-même. "
2. En celui qui est
incontinent le jugement de la raison est vaincu, non par nécessité, ce qui
supprimerait la raison de péché, mais par une certaine négligence de l'homme qui
ne s'applique pas fermement à résister à la passion selon le jugement de la
raison qui lui appartient.
3. Cet argument vaut pour l'incontinence entendue au sens métaphorique, et non au sens propre.
Objections
:
1. Il semble que
l'incontinent pèche plus gravement que l'intempérant. Il apparaît en effet que
l'on pèche d'autant plus gravement que l'on agit davantage contre sa
conscience, selon S. Luc (12, 47) : " Le serviteur qui, connaissant la
volonté de son maître, n'aura rien tenu prêt et n'aura pas agi selon cette
volonté, recevra un grand nombre de coups. " Or l'incontinent semble agir
davantage que l'intempérant contre sa conscience, car d'après Aristote,
l'incontinent qui sait que ce qu'il convoite est mauvais, agit néanmoins selon
la passion ; tandis que l'intempérant juge que ce qu'il convoite est bon.
L'incontinent pèche donc plus gravement que l'intempérant.
2. Un péché semble d'autant
moins guérissable qu'il est plus grave. C'est pourquoi les péchés contre le
Saint-Esprit, qui sont les plus graves, sont dits irrémissibles. Or le péché
d'incontinence semble être plus inguérissable que le péché d'intempérance. En
effet, le péché se guérit par l'admonition et la correction, qui ne semblent
d'aucune utilité à l'incontinent, lequel sait qu'il agit mal et n'en continue
pas moins ; l'intempérant, au contraire, croit agir bien, et par suite
l'admonition pourrait lui être de quelque utilité. L'incontinent semble donc
pécher plus gravement que l'intempérant.
3. On pèche d'autant plus
gravement que l'on pèche avec une plus grande sensualité. Or l'incontinent
pèche avec une sensualité plus grande que l'intempérant, car il a des
convoitises violentes que l'intempérant n'a pas toujours. L'incontinent pèche
donc davantage que l'intempérant.
Cependant, l'impénitence aggrave tout péché, au point que S. Augustin peut dire que l'impénitence est le péché contre le Saint-Esprit. Or " l'intempérant, dit Aristote, n'est pas capable de se repentir, car il demeure dans son choix ; au contraire, tout incontinent est prompt à se repentir ". L'intempérant pèche donc plus gravement que l'incontinent.
Conclusion
:
Le péché, selon S. Augustin, se trouve surtout dans la volonté. En effet, " c'est par la volonté que l'on pèche et que l'on vit dans la droiture ". Il s'ensuit que là où il y a une plus grande inclination de la volonté vers le péché, celui-ci est plus grave. Or chez l'intempérant la volonté est inclinée à pécher par son propre choix, qui procède d'un habitus acquis par la coutume. Chez l'incontinent, au contraire, la volonté est inclinée à pécher par une passion. Et parce que la passion passe rapidement tandis que l'habitus est " une qualité qui change difficilement ", il en résulte que l'incontinent se repent aussitôt que la passion a cessé ; ce qui n'arrive pas à l'intempérant, qui se réjouit plutôt d'avoir péché, car l'acte du péché lui est devenu connaturel en raison de l'habitus. C'est pourquoi dans les Proverbes (2, 14), on dit des intempérants : " Ils trouvent leur joie à mal faire, et se complaisent dans les choses les plus mauvaises. " Ainsi donc il est clair que " l'intempérant est bien pire que l'incontinent ", dit également Aristote.
Solutions
:
1. C'est vrai, l'ignorance
intellectuelle précède parfois l'inclination de l'appétit, et en est la cause.
Dans ce cas, plus l'ignorance est grande, plus elle diminue le péché, ou même
elle l'excuse totalement, dans la mesure où elle le rend involontaire. D'autres
fois, au contraire, l'ignorance de la raison suit l'inclination de l'appétit.
Dans ce cas le péché est d'autant plus grave que l'ignorance est plus grande,
car cela montre que l'inclination de l'appétit est plus forte. Or l'ignorance
de l'incontinent aussi bien que de l'intempérant provient de ce que l'appétit
est incliné vers quelque chose : soit par la passion, comme chez l'incontinent
; soit par l'habitus, comme chez l'intempérant. Mais l'ignorance causée par là
est plus grande chez l'intempérant que chez l'incontinent. D'abord, quant à la
durée, parce que chez l'incontinent cette ignorance ne dure que le temps de la
passion, de même que l'accès de fièvre tierce dure aussi longtemps que dure le
trouble de l'humeur. L'ignorance de l'intempérant, en revanche, dure
longuement, à cause de la permanence de l'habitus : c'est pourquoi " elle
est assimilée à la phtisie, ou à toute autre maladie chronique ", dit
Aristote. - D'autre part l'ignorance de l'intempérant est plus grande aussi
quant à ce qui est ignoré. Car l'ignorance de l'incontinent se rapporte à un
objet particulier, qu'il estime devoir actuellement choisir, tandis que
l'ignorance de l'intempérant se rapporte à la fin elle-même, en ce qu'il juge
bon de poursuivre sans frein ses convoitises. C'est pourquoi Aristote dit que
" l'incontinent est meilleur que l'intempérant, car en lui ce qu'il y a de
meilleur, le principe, est sauvegardé ", c'est-à-dire la juste estimation
concernant la fin.
2. La connaissance seule ne
suffit pas à la guérison de l'incontinent, mais il y faut le secours intérieur
d'une grâce apaisant la convoitise, comme aussi le remède extérieur de
l'admonition et de la correction, grâce auxquelles l'incontinent commence à
résister à la convoitise, ce qui affaiblit celle-ci, comme on l'a vu plus haut.
C'est aussi par les mêmes moyens que l'intempérant peut être guéri, mais sa
guérison est plus difficile pour deux motifs. Le premier se prend du point de
vue de la raison, qui est faussée quant à l'estimation de la fin ultime,
laquelle se comporte comme le fait un principe dans la démonstration ; il est
en effet plus difficile de ramener à la vérité celui qui se trompe quant au
principe, et pareillement, en matière d'action, celui qui se trompe quant à la
fin. L'autre motif se prend du point de vue de l'inclination de l'appétit, qui,
chez l'intempérant, provient de l'habitus, difficile à détruire ; l'inclination
de l'incontinent, au contraire, provient de la passion, qu'il est plus facile
de réprimer.
3. La convoitise de la volonté, qui accroît le péché, est plus grande chez l'intempérant que chez l'incontinent, nous venons de le voir. Mais la convoitise de l'appétit sensible est parfois plus grande chez l'incontinent, car celui-ci ne pèche que sous l'effet d'une forte convoitise, tandis que l'intempérant pèche aussi sous l'effet d'une faible convoitise, et parfois même la devance. C'est pourquoi Aristote dit que " nous blâmons davantage l'intempérant qui, dépourvu de désirs ou n'en éprouvant que de faibles ", c'est-à-dire désirant en pleine liberté, n'en recherche pas moins les plaisirs. " Que ne ferait-il pas, en effet, sous l'empire d'une ardente passion ? "
Objections
:
1. Il semble que
l'incontinence dans la colère soit pire que l'incontinence dans la convoitise.
L'incontinence semble en effet d'autant plus légère qu'il est plus difficile de
résister à la passion. C'est pourquoi Aristote dit : " Il n'y a pas lieu
de s'étonner qu'on soit vaincu par des plaisirs et des peines violents et
excessifs ; bien plus, on mérite le pardon. " Mais, dit Héraclite, "
il est plus difficile de combattre la convoitise que la colère ".
L'incontinence dans la convoitise est donc plus légère que l'incontinence dans
la colère.
2. Si la passion, à cause
de sa violence, détruit totalement le jugement de la raison, on est tout à fait
excusé du péché, comme cela se voit chez celui qui, sous l'empire de la
passion, devient fou furieux. Or le jugement de la raison demeure davantage
chez celui qui est incontinent dans la colère que chez celui qui est
incontinent dans la convoitise. En effet, comme le montre Aristote, " la
colère prête l'oreille en quelque mesure à la raison, mais non la convoitise
". L'incontinence dans la colère est donc pire que l'incontinence dans la
convoitise.
3. Un péché semble d'autant
plus grave qu'il présente plus de danger. Or l'incontinence dans la colère
semble plus dangereuse, car elle peut conduire l'homme à un péché plus grand, à
l'homicide par exemple, qui est un péché plus grand que l'adultère, auquel
conduit l'incontinence dans la convoitise. L'incontinence dans la colère est
donc plus grave que l'incontinence dans la convoitise.
Cependant, d'après Aristote, " l'incontinence dans la colère est moins laide que l'incontinence dans la convoitise ".
Conclusion
:
Le péché d'incontinence peut être considéré d'un double point de vue.
Premièrement, du côté de la passion qui domine la raison. Et alors l'incontinence dans la convoitise charnelle est plus laide que l'incontinence dans la colère, car le mouvement de convoitise comporte un désordre plus grand que le mouvement de colère. De cela Aristote donne quatre motifs : 1° Le mouvement de colère participe en quelque manière de la raison, pour autant que celui qui est en colère cherche à venger une injustice qui lui a été faite, ce que dicte plus ou moins la raison ; non parfaitement cependant, car il ne fait pas attention à la juste mesure de la vindicte. Au contraire, le mouvement de la convoitise est totalement selon le sens, et en aucune façon selon la raison. 2° Le mouvement de colère suit davantage la complexion du corps : à cause de la rapidité du mouvement de la bile, qui se tourne en colère. C'est pourquoi il est plus facile, à celui qui, par tempérament, est disposé à la colère, de s'irriter, qu'à celui qui est disposé à la convoitise, de s'enflammer de désir. Aussi est-il également plus fréquent aux coléreux d'avoir pour ascendants des coléreux, qu'aux sensuels de naître de sensuels. Or ce qui provient d'une disposition naturelle du corps est estimé mériter davantage l'indulgence. 3° La colère cherche à agir en plein jour, tandis que la convoitise cherche l'ombre et s'introduit par tromperie. 4° Celui qui est saisi par la convoitise agit en éprouvant du plaisir, tandis que celui qui est saisi par la colère agit comme forcé par une tristesse antérieure.
Deuxièmement on peut considérer le péché d'incontinence d'un autre point de vue, quant au mal dans lequel on tombe en s'écartant de la raison. Et alors l'incontinence dans la colère est, la plupart du temps, d'une gravité plus grande, car elle conduit à nuire au prochain.
Solutions
:
1. Il est plus difficile de
combattre assidûment la convoitise que la colère, car la convoitise est plus
continue. Mais, sur le moment, il est plus difficile de résister à la colère, à
cause de son impétuosité.
2. La convoitise est dite
dépourvue de raison, non parce qu'elle supprime totalement le jugement de la
raison, mais parce qu'elle ne procède en rien d'un jugement de la raison. Et à
cause de cela elle est plus grave.
3. Cet argument procède de la considération des résultats de l'incontinence.
Nous devons étudier la clémence et la mansuétude (Question 157), et ensuite les vices qui leur sont contraires (Question 158-159).
1. La clémence et la mansuétude sont-elles identiques ? - 2. Sont-elles des vertus ? - 3. Sont-elles des parties de la tempérance ? - 4. Leur comparaison avec les autres vertus.
Objections
:
1. Il semble que la
clémence et la mansuétude soient tout à fait identiques. La mansuétude en effet
est modératrice des colères, dit Aristote. Or la colère est un désir de
vengeance. Puisque la clémence est " l'indulgence du supérieur à l'égard
de l'inférieur dans la détermination des peines ", d'après Sénèque et que
la vengeance s'exerce par le châtiment, il semble que la clémence et la
mansuétude soient identiques.
2. D'après Cicéron, "
la clémence est la vertu par laquelle l'âme excitée à la haine est retenue par
la bonté ". Et ainsi il semble que la clémence soit modératrice de la
haine. Or la haine, d'après S. Augustin, est causée par la colère, que concerne
la mansuétude. Il semble donc que la mansuétude et la clémence soient
identiques.
3. Un même vice ne s'oppose
pas à différentes vertus. Or un même vice, la cruauté, s'oppose à la
mansuétude et à la clémence.
Cependant, selon la définition de Sénèque, la clémence est " la douceur du supérieur à l'égard de l'inférieur ", tandis que la mansuétude ne s'exerce pas seulement de supérieur à inférieur, mais de quiconque à l'égard de quiconque. La mansuétude et la clémence ne sont donc pas tout à fait la même chose.
Conclusion
:
Comme dit Aristote " La vertu morale concerne les passions et les actions. " Or les passions intérieures sont les principes des actions extérieures, ou encore en sont des empêchements. C'est pourquoi les vertus qui modèrent les passions concourent d'une certaine façon au même effet que les vertus qui modèrent les actions, quoiqu'elles diffèrent d'espèce. C'est ainsi qu'il appartient en propre à la justice de détourner l'homme du vol, à quoi il est incliné par l'amour et le désir désordonné de l'argent, lesquels sont modérés par la libéralité. Et c'est pourquoi la libéralité se retrouve avec la justice dans son effet qui est de s'abstenir du vol.
Il en va de même dans la question présente. En effet, c'est par la passion de la colère que quelqu'un est incité à infliger un châtiment plus grave. Il appartient, au contraire, directement à la clémence de diminuer les châtiments ; ce qui pourrait être empêché par l'excès de la colère. C'est pourquoi la mansuétude, en tant qu'elle réprime l'emportement de la colère, rejoint l'effet de la clémence. Elles diffèrent cependant en ce que la clémence est modératrice de la punition extérieure, tandis que la mansuétude a pour fonction propre d'atténuer la passion de la colère.
Solutions
:
1. La mansuétude vise
proprement le désir même de vengeance. La clémence, elle, vise les peines
employées extérieurement à la vengeance.
2. L'affectivité incline à
atténuer ce qui par soi ne plaît pas. Or l'amour que l'on éprouve pour
quelqu'un fait que son châtiment ne plaît pas par lui-même, mais seulement
parce qu'il est ordonné à autre chose, à la justice par exemple, ou à la
correction du coupable. C'est pourquoi l'amour rend prompt à atténuer les
peines, ce qui appartient à la clémence ; et la haine, au contraire, empêche
cette atténuation. C'est la raison pour laquelle Cicéron dit que " l'âme
excitée par la haine ", c'est-à-dire à punir plus gravement, " est
retenue par la clémence ", afin de ne pas infliger une peine trop sévère ;
non que la clémence soit directement modératrice de la haine, mais de la peine.
3. A la mansuétude, qui concerne directement les colères, s'oppose proprement le vice d'" irascibilité ", qui implique un excès de colère. La " cruauté ", elle, implique un excès dans la punition. C'est pourquoi Sénèque dit : " L'on appelle cruels ceux qui ont un motif de punir, mais ne gardent pas la mesure. "
Quant à ceux qui prennent plaisir aux châtiments en tant que tels, sans s'occuper du motif, on peut les appeler sauvages ou féroces, comme n'ayant pas le sentiment humain par lequel l'homme aime naturellement l'homme.
Objections
:
1. Elles ne semblent l'être
ni l'une ni l'autre. En effet, aucune vertu ne s'oppose à une autre vertu. Or
la clémence et la mansuétude semblent l'une et l'autre s'opposer à la sévérité
qui est une vertu.
2. " La vertu se
corrompt par le trop et par le trop peu. " Or aussi bien la clémence que
la mansuétude consistent en une certaine diminution. En effet la clémence
diminue les peines, et la mansuétude, la colère. Ni la clémence ni la mansuétude
ne sont donc des vertus.
3. La mansuétude, ou
douceur, est placée, en S. Matthieu (5, 4), parmi les béatitudes, et par S.
Paul (Ga 5, 23), parmi les fruits. Or les vertus diffèrent à la fois des
béatitudes et des fruits. Donc la mansuétude ne fait pas partie des vertus.
Cependant, selon Sénèque, " tous les hommes de bien se distingueront par la clémence et la mansuétude ". Or la vertu est proprement ce qui appartient aux hommes de bien, car " la vertu est ce qui rend bon celui qui la possède, et qui rend bon ce qu'il fait ", dit Aristote. La clémence et la mansuétude sont donc des vertus.
Conclusion
:
La raison de vertu morale consiste en ce que l'appétit est soumis à la raison, Aristote l'a montré. Or c'est ce que l'on trouve aussi bien dans la clémence que dans la mansuétude, car la clémence, en diminuant les peines, " s'inspire de la raison ", dit Sénèque, de même la douceur modère la colère en se conformant à la droite raison, dit Aristote. Il s'ensuit manifestement que la clémence aussi bien que la mansuétude sont des vertus.
Solutions
:
1. La mansuétude ne
s'oppose pas directement à la sévérité, car elle concerne les colères, tandis
que la sévérité a rapport au fait extérieur d'infliger des peines. De ce point
de vue la sévérité semblerait donc s'opposer davantage à la clémence qui, elle
aussi, a rapport à la punition extérieure, nous l'avons dit. Il n'y a pas
cependant opposition car l'une et l'autre s'inspirent de la droite raison. En
effet, la sévérité est inflexible en ce qui concerne le fait d'infliger des
peines, quand la droite raison le réclame ; la clémence, elle, diminue les
peines en se conformant aussi à la droite raison, c'est-à-dire quand il le
faut, et dans le cas où il le faut. C'est pourquoi elles ne sont pas opposées,
car elles n'ont pas le même point de vue.
2. D'après Aristote, l'habitus qui tient le milieu dans la colère n'a pas reçu de nom ; et c'est pourquoi la vertu reçoit son nom d'une diminution de la colère qui est signifiée par le mot de mansuétude. La raison en est que la vertu est plus proche de la diminution que de l'augmentation, car il est plus naturel à l'homme de désirer la vengeance des injures qui lui ont été faites que de rester en deçà. En effet, dit Salluste, " il n'est guère de gens à qui paraissent trop petites les injures qui leur sont faites ".
Quant à la clémence, elle fixe les
peines, en deçà non de ce qui est conforme à la droite raison, mais de ce qui
est conforme à la loi commune, objet de la justice légale : considérant
certaines circonstances particulières, la clémence diminue les peines, comme
discernant que l'homme ne doit pas être puni davantage. C'est pourquoi Sénèque
dit que " la clémence a pour objet premier de déclarer que ceux qu'elle
acquitte n'étaient passibles de rien de plus ; le pardon, au contraire, est une
remise de la peine méritée ". Il est donc clair que la clémence est à la
sévérité ce que l'épikie est à la justice légale, dont l'un des éléments
est la sévérité dans l'application des peines prévues par la loi. La clémence
diffère cependant de l'épikie, comme on le montrera plus loin.
3. Les béatitudes sont les actes des vertus ; les fruits, eux, sont les jouissances provenant des actes des vertus. Rien n'empêche donc de placer la mansuétude à la fois parmi les vertus, les béatitudes et les fruits.
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet, la clémence a pour fonction de diminuer des peines, on l'a dit. Or
Aristote, attribue cette fonction à l'épikie, qui appartient à la
justice, comme on l'a vu antérieurement. Il semble donc que la clémence ne soit
pas une partie de la tempérance.
2. La tempérance concerne
les convoitises. Or la mansuétude et la clémence ne concernent pas les
convoitises, mais plutôt la colère et la vengeance. On ne doit donc pas les
considérer comme des parties de la tempérance.
3. Selon Sénèque, "
c'est de la folie que de prendre plaisir à la cruauté ". Or cela s'oppose
à la clémence et à la mansuétude. Puisque la folie est opposée à la prudence,
il semble donc que la clémence et la mansuétude soient des parties de la
prudence, plutôt que de la tempérance.
Cependant, Sénèque dit que " la clémence est la tempérance d'une âme qui a le pouvoir de se venger ". Cicéron, lui aussi, fait de la clémence une partie de la tempérance.
Conclusion
:
Les parties sont attribuées aux vertus principales selon qu'elles imitent celles-ci en quelques matières secondaires, quant au mode d'où dépend principalement leur dignité de vertu, et d'où elles tirent leur nom. Ainsi le mode et le nom de justice consistent en une certaine égalité ; ceux de la force en une certaine fermeté, ceux de la tempérance en une certaine répression, en tant qu'elle réprime les convoitises très véhémentes des plaisirs du toucher. Or la clémence et la mansuétude consistent de même en une certaine répression, puisque la clémence diminue les peines, et que la mansuétude tempère la colère, comme on le voit par ce que nous avons dit. C'est pourquoi aussi bien la mansuétude que la clémence sont adjointes à la tempérance comme à la vertu principale. C'est ainsi qu'on en fait des parties de la tempérance.
Solutions
:
1. Dans l'atténuation des
peines il y a deux choses à considérer. La première est que l'atténuation des
peines se fasse selon l'intention du législateur, en dépit des termes de la
loi. Et à ce titre elle appartient à l'épikie. La seconde est une
certaine modération du sentiment, en sorte que l'homme n'use pas de son pouvoir
en punissant. Et cela appartient proprement à la clémence ; à cause de quoi
Sénèque dit que la clémence est " la tempérance d'une âme qui a le pouvoir
de se venger ". Cette modération de l'âme provient d'une certaine douceur
de sentiment qui fait que l'on répugne à tout ce qui peu contrister le prochain.
C'est pourquoi Sénèque dit que la clémence est une certaine " douceur
" d l'âme ; car, à l'inverse, la dureté de l'âme semble être chez celui
qui ne craint pas de contrister les autres.
2. L'adjonction de vertus
secondaires aux vertus principales s'apprécie d'après le mode de la vertu,
lequel est un peu comme sa forme, plutôt que d'après sa matière. Or la
mansuétude et la clémence se rencontrent avec la tempérance dans le mode, on
vient de le dire, quoiqu'elles ne se rencontrent pas dans la matière.
3. On parle de folie (insania) par destruction de la santé (sanitas). De même que la santé du corps se gâte lorsque le corps s'écarte de la complexion normale de l'espèce humaine, de même on parle de folie lorsque l'âme humaine s'écarte de la disposition normale de l'espèce humaine. Cela arrive quant à la raison, par exemple lorsque quelqu'un perd l'usage de la raison ; et quant à la puissance de l'appétit, par exemple lorsque quelqu'un perd les sentiments humains, qui font que " l'homme est naturellement l'ami de l'homme ", comme dit Aristote. Or la folie qui exclut l'usage de la raison s'oppose à la prudence. Mais lorsque quelqu'un prend plaisir aux peines des hommes, on parle alors de folie parce que, en cela, l'homme semble privé de ces sentiments humains qui inspirent la clémence.
Objections
:
1. Il semble que ces vertus
soient les plus importantes. En effet, le mérite de la vertu consiste surtout
en ce qu'elle ordonne l'homme à la béatitude, qui consiste en la connaissance
de Dieu. Or c'est, plus que tout, la mansuétude qui ordonne l'homme à la
connaissance de Dieu, car S. Jacques écrit (1, 21) : " Recevez avec
douceur la Parole qui a été implantée en vous " ; et l'Ecclésiastique (5,
13 Vg) : " Sois docile à écouter la parole de Dieu. " Et Denys, :
" C'est à cause de sa grande mansuétude que Moïse fut trouvé digne de
l'apparition de Dieu. " La mansuétude est donc la plus grande des vertus.
2. Une vertu semble
d'autant plus importante qu'elle est plus agréable à Dieu et aux hommes. Mais
la mansuétude est tout ce qu'il y a de plus agréable à Dieu. L'Ecclésiastique
dit en effet (1, 27) : " Ce que Dieu aime, c'est la fidélité et la
mansuétude. " C'est pourquoi le Christ nous invite spécialement à imiter
sa mansuétude en disant (Mt 11, 29) : " Apprenez de moi que je suis doux
et humble de coeur. " Et S. Hilaire a dit : " C'est par la mansuétude
de notre esprit que le Christ habite en nous. " Elle est aussi très
agréable aux hommes. C'est pourquoi on peut lire dans l'Ecclésiatique (3, 19
Vg) : " Mon fils, conduis tes affaires avec douceur, et tu seras plus aimé
qu'un homme munificent. " A cause de cela il est dit dans les Proverbes
(20, 28) : " Le trône du roi est fortifié par la clémence. " La
mansuétude et la clémence sont donc les vertus les plus importantes.
3. S. Augustin dit : "
Les doux sont ceux qui cèdent devant les méchancetés et ne résistent pas au mal
mais triomphent du mal par le bien. " Or cela semble appartenir à la
miséricorde (ou piété), qui paraît être la plus grande des vertus puisque, sur
cette parole de S. Paul (1 Tm 4, 8) : " La piété est utile à tout ",
la glose d'Ambroise dit que " toute la religion chrétienne se résume dans
la piété ". La mansuétude et la clémence sont donc les plus grandes
vertus.
Cependant, la clémence et la mansuétude ne sont pas placées parmi les vertus principales, mais sont annexées à une autre vertu tenue pour plus primordiale.
Conclusion
:
Rien n'empêche que des vertus ne soient pas les plus importantes d'un point de vue absolu et universel, mais le soient d'un point de vue relatif, dans un certain genre. Or il n'est pas possible que la clémence et la douceur soient absolument les meilleures des vertus. Car leur mérite se prend de ce qu'elles éloignent du mal, en ce sens qu'elles atténuent la colère ou le châtiment. Or il est plus parfait de poursuivre le bien que de s'abstenir du mal. Et c'est pourquoi les vertus qui ordonnent directement au bien, comme la foi, l'espérance, la charité, et aussi la prudence et la justice, sont, d'un point de vue absolu, des vertus plus grandes que la clémence et la mansuétude.
Mais, relativement, rien n'empêche que la mansuétude et la clémence aient une certaine supériorité parmi les vertus qui résistent aux affections mauvaises. En effet la colère, que la mansuétude atténue, empêche au plus haut point, à cause de son impétuosité, l'esprit de l'homme de juger librement de la vérité. C'est la raison pour laquelle la mansuétude est ce qui, plus que tout, rend l'homme maître de lui-même. Aussi l'Ecclésiastique dit-il (10, 31 Vg) : " Mon fils, garde ton âme dans la douceur. " Il reste que les convoitises des plaisirs du toucher sont plus honteuses et assiègent de façon plus continue. C'est à cause de cela que la tempérance est davantage considérée comme une vertu principale, nous l'avons vue.
Quant à la clémence, du fait qu'elle atténue les peines, elle semble surtout approcher de la charité, la plus excellente des vertus, par laquelle nous faisons du bien au prochain et lui épargnons le mal.
Solutions
:
1. La mansuétude prépare
l'homme à la connaissance de Dieu en écartant les obstacles. Et cela de deux
façons. D'abord, en rendant l'homme maître de lui-même par l'atténuation de sa
colère, nous venons de le dire. D'une autre façon encore, parce qu'il
appartient à la mansuétude d'empêcher l'homme de contredire les paroles de
vérité, ce que certains font souvent sous le coup. de la colère. C'est pourquoi
S. Augustin dit : " Être doux c'est ne pas contredire la Sainte Écriture,
parce qu'on la comprend et qu'elle fustige certains de nos vices, ou parce
qu'on ne la comprend pas, comme si, par nous-mêmes, nous étions capables d'être
plus sages et de voir plus juste. "
2. La mansuétude et la
clémence rendent l'homme agréable à Dieu et aux hommes, en ce qu'elles
concourent au même effet que la charité, la plus grande des vertus, en
diminuant les maux du prochain.
3. La miséricorde et la piété se rencontrent avec la mansuétude et la clémence en ce qu'elles concourent à un même effet, qui est d'écarter les maux du prochain. Elles diffèrent cependant quant à leur motif. En effet, la piété écarte les maux du prochain en raison de la révérence qu'elle a pour un supérieur comme Dieu ou les parents. La miséricorde, elle, écarte les maux du prochain parce qu'elle en éprouve de la tristesse, les estimant siens ; ce qui provient de l'amitié, qui fait que les amis se réjouissent et s'attristent des mêmes choses. La mansuétude fait cela en écartant la colère qui pousse à la vengeance. Et la clémence le fait par douceur d'âme, en jugeant équitable que quelqu'un ne soit pas puni davantage.
Étudions maintenant les vices opposés. Et d'abord la colère, qui s'oppose à la mansuétude (Question 158) ; ensuite la cruauté, qui s'oppose à la clémence (Question 159).
1. Peut-il être permis de se mettre en colère ? - 2. La colère est-elle un péché ? - 3. Est-elle péché mortel ? - 4. Est-elle le plus grave des péchés ? - 5. Les espèces de la colère. - 6. La colère est-elle un vice capital ? - 7. Quelles sont les filles de la colère ? - 8. Y a-t-il un vice opposé ?
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, commentant le passage de S. Matthieu (5, 22) : " Celui qui se met
en colère contre son frère, etc. ", S. Jérôme dit : " Certains
manuscrits ajoutent : sans motif ; mais dans les meilleurs cette addition
n'existe pas, et la colère est tout à fait exclue. " En aucune façon il
n'est donc légitime de se mettre en colère.
2. D'après Denys, " le
mal de l'âme est d'être dépourvue de raison ". Or la colère est toujours
sans raison. Aristote, dit en effet que " la colère n'écoute pas
parfaitement la raison ". Et S. Grégoire que " lorsque la colère
frappe la tranquillité de l'âme, elle la déchire en quelque sorte, la partage
et la trouble ". Comme dit Cassien " quelle que soit la cause de la
colère, son bouillonnement aveugle l'oeil du coeur ". Se mettre en colère
est donc toujours un mal.
3. La colère est " un
désir de vengeance ", comme dit la Glose à propos du Lévitique (1 9, 17) :
" Tu n'auras pas dans ton coeur de haine pour ton frère. " Or
désirer la vengeance ne semble pas légitime, car cela doit être réservé à Dieu,
selon cette parole du Deutéronome (32, 35) : " A moi la vengeance. "
Il semble donc que se mettre en colère soit toujours un mal.
4. Tout ce qui nous détourne
de la ressemblance divine est un mal. Or se mettre en colère nous détourne
toujours de cette ressemblance, puisque Dieu " juge avec tranquillité
", selon la Sagesse (12, 18). Se mettre en colère est donc toujours un
mal.
Cependant, Chrysostome dit en commentant S. Matthieu : " Celui qui s'irrite sans motif sera coupable, mais celui qui le fait avec raison ne sera pas coupable. Car si la colère n'existe pas, ni l'instruction ne progresse, ni les jugements ne sont portés, ni les crimes ne sont réprimés. " Se mettre en colère n'est donc pas toujours un mal.
Conclusion
:
La colère (ira) est à proprement parler une passion de l'appétit sensible, d'où la faculté de l'" irascible " tire son nom, comme on l'a vu dans le traité des passions. Or, en ce qui concerne les passions de l'âme, il faut voir que le mal peut se trouver en elles de deux façons. D'une première façon, en raison de la nature même de la passion, qui se détermine par son objet. C'est ainsi que l'envie, selon son espèce, comporte un certain mal ; elle est en effet une tristesse du bien des autres, ce qui, en soi, est contraire à la raison. C'est pourquoi l'envie, " à peine nommée, suggère aussitôt quelque chose de mal ", dit Aristote. Mais cela ne s'applique pas à la colère, qui est un appétit de vengeance. En effet, le désir de vengeance peut être bon ou mauvais. Le mal se trouve aussi dans une passion selon la quantité de celle-ci, c'est-à-dire selon sa surabondance ou son défaut. C'est ainsi que le mal peut se trouver dans la colère, par exemple, lorsque quelqu'un se met trop ou pas assez en colère, sortant de la mesure de la droite raison. Mais si l'on s'irrite selon la droite raison, se mettre en colère est louable.
Solutions
:
1. Les stoïciens
considéraient la colère et toutes les autres passions comme des émotions
échappant à l'ordre de la raison et, à cause de cela, ils déclaraient que la
colère et toutes les autres passions étaient mauvaises, comme nous l'avons
rapporté au traité des passions. C'est ainsi que S. Jérôme considère la colère
- il parle en effet de la colère par laquelle on s'irrite contre le prochain en
désirant son mal. - Mais pour les péripatéticiens, dont S. Augustin approuve
davantage l'opinion, la colère et les autres passions de l'âme sont des
mouvements de l'appétit sensible, réglés ou non selon la raison. De ce point de
vue, la colère n'est pas toujours mauvaise.
2. La colère peut être en
rapport avec la raison de deux façons. Elle peut la précéder, et ainsi faire
sortir la raison de sa rectitude : elle est alors mauvaise. Mais elle peut
aussi la suivre, en ce sens que l'appétit sensible s'élève contre les vices,
conformément à l'ordre de la raison. Alors cette colère est bonne : on
l'appelle " la colère par zèle ". C'est pourquoi S. Grégoire dit :
" Il faut avoir grand soin que la colère, que l'on prend comme un
instrument de la vertu, ne commande pas à l'esprit ; qu'elle ne marche pas
devant comme une maîtresse, mais qu'elle ne quitte jamais sa place en arrière
de la raison, comme une servante prête à faire son service. " Même si,
dans l'exécution de l'acte, cette colère gêne quelque peu le jugement de la
raison, elle ne lui enlève pas sa rectitude. C'est pourquoi S. Grégoire, au
même endroit dit que " la colère provoquée par le zèle trouble l'oeil de
la raison, mais que la colère provoquée par le vice l'aveugle ". Or il
n'est pas contraire à la notion de vertu que la délibération de la raison soit
interrompue pendant l'exécution de ce que celle-ci a délibéré de faire. Car, de
même, l'art serait gêné dans son action si, dans le temps qu'il doit agir, il
délibérait sur ce qu'il faut faire.
3. Désirer la vengeance
pour le mal de celui qu'il faut punir est illicite. Mais désirer la vengeance
pour la correction des vices et le maintien du bien de la justice est louable.
L'appétit sensible peut tendre à cela sous l'impulsion de la raison. Et lorsque
la vengeance s'accomplit conformément à un jugement rendu, cela vient de Dieu,
dont le pouvoir punitif est l'instrument dit S. Paul (Rm 13, 4).
4. Nous pouvons et nous devons ressembler à Dieu dans le désir du bien, mais nous ne pouvons tout à fait lui ressembler dans le mode de ce désir, car il n'y a pas en Dieu, comme en nous, d'appétit sensible, dont le mouvement doive servir la raison. C'est pourquoi S. Grégoire dit que " la raison se dresse plus vigoureusement contre les vices, quand la colère qui lui est soumise lui apporte ses services ".
Objections
:
1. Non semble-t-il. En
effet, nous déméritons en péchant. Mais " par les passions nous ne
déméritons pas, de même que nous n'encourons pas de blâme ", dit Aristote.
Aucune passion n'est donc un péché. Or la colère est une passion, on l'a vu
plus haut en traitant des passions. Donc la colère n'est pas un péché.
2. En tout péché il y a
conversion à un bien périssable. Mais dans la colère on ne se tourne pas vers
un bien périssable, mais vers le mal d'autrui. La colère n'est donc pas un
péché.
3. " Nul ne pèche en
ce qu'il ne peut éviter ", dit S. Augustin. Mais l'homme ne peut éviter la
colère, puisque, à propos de cette parole du Psaume (4, 5) : "
Irritez-vous, mais ne péchez pas ", la Glose dit que " le mouvement
de colère n'est pas en notre pouvoir ". Aristote dit aussi que "
celui qui se met en colère agit avec tristesse " ; or la tristesse est
contraire à la volonté. La colère n'est donc pas un péché.
4. Le péché est "
contraire à la nature ", dit S. Jean Damascène. Or se mettre en colère
n'est pas contraire à la nature humaine, puisque c'est un acte de la faculté
naturelle qu'est l'irascible. C'est pourquoi S. Jérôme, dit que "
s'irriter est une chose humaine ".
Cependant, il y a la parole de S. Paul (Ep 4, 3 1) : " Que tout emportement et toute colère soient extirpés de chez vous. "
Conclusion
:
La colère, on l'a vu, désigne proprement une passion. Or une passion de l'appétit sensible est bonne pour autant qu'elle est réglée par la raison ; mais si elle exclut l'ordre de la raison, elle est mauvaise. Or dans la colère l'ordre de la raison peut se rapporter à deux choses 1° A la chose désirable vers laquelle on tend, et qui est la vengeance. Si l'on désire que la vengeance se fasse selon l'ordre de la raison, l'appétit de colère est louable, et on l'appelle " colère provoquée par le zèle ". Mais si l'on désire que, de quelque manière, la vengeance se fasse contre l'ordre de la raison, si par exemple on désire punir quelqu'un qui ne l'a pas mérité, ou plus qu'il ne l'a mérité, ou encore ne pas le faire selon l'ordre légitime, ou non en vue de la juste fin, qui est la conservation de la justice et la correction de la faute, l'appétit de colère sera vicieux. Et on l'appelle " colère provoquée par le vice ".
2° L'ordre de la raison, en ce qui concerne la colère, se rapporte aussi à la mesure à garder dans la colère, en sorte que, par exemple, le mouvement de colère ne s'enflamme pas de façon immodérée, ni intérieurement ni extérieurement. Si cela est oublié, la colère ne sera pas sans péché, même si l'on recherche une juste vengeance.
Solutions
:
1. Puisque la passion peut
être réglée ou non par la raison, la notion de mérite ou de démérite, de
louange ou de blâme, ne se prend donc pas selon la passion considérée absolument.
Cependant, selon qu'elle est réglée par la raison, on peut la tenir pour
méritoire et louable ; au contraire, selon qu'elle n'est pas réglée par la
raison, on peut la tenir pour déméritoire ou blâmable. Ce qui fait dire à
Aristote, au même endroit : " Celui qui s'irrite de quelque manière est
digne de louange ou de blâme. "
2. L'homme en colère ne
désire pas le mal d'autrui pour lui-même, mais en vue de la vengeance vers
laquelle son désir se tourne comme vers un bien périssable.
3. L'homme est maître de
ses actes par l'arbitrage de la raison. C'est pourquoi les mouvements qui
devancent le jugement de la raison ne sont pas au pouvoir de l'homme dans leur
généralité, c'est-à-dire qu'ils ne le sont pas au point que nul d'entre eux ne
surgisse, bien que la raison puisse les empêcher de surgir, chacun
individuellement. C'est en ce sens que l'on dit que le mouvement de colère
n'est pas au pouvoir de l'homme, c'est-à-dire au point que nul ne surgisse.
Cependant, parce qu'il est d'une certaine manière au pouvoir de l'homme, il ne
perd pas totalement son caractère peccamineux, lorsqu'il est désordonné. -
Quand Aristote dit que " l'homme en colère agit avec tristesse ", il
ne faut pas le comprendre comme s'il s'attristait de se mettre en colère, mais
il s'attriste de l'injure qu'il estime lui avoir été faite, et cette tristesse
le pousse à désirer la vengeance.
4. Dans l'homme, l'irascible est naturellement soumis à la raison. Son acte est donc naturel à l'homme pour autant qu'il est conforme à la raison ; et il est contraire à la nature de l'homme pour autant qu'il est en dehors de l'ordre de la raison.
Objections
:
1. Oui, semble-t-il. job
dit en effet (5, 2) " L'irritation fait périr le sot ", et il parle de
la mort spirituelle, d'où le péché mortel tire son nom. Toute colère est donc
péché mortel.
2. Rien ne mérite la
damnation éternelle, si ce n'est le péché mortel. Or la colère mérite la
damnation éternelle. Le Seigneur dit en effet en S. Matthieu (5, 22) : "
Quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal, etc.
" ; et la Glose précise que " par les trois choses " dont il est
ici question, à savoir " le tribunal, le Sanhédrin et la géhenne, sont
désignées individuellement, eu égard au mode du péché, les différentes demeures
dans la damnation éternelle ". La colère est donc péché mortel.
3. Tout ce qui est
contraire à la charité est péché mortel. Or la colère, en soi, est contraire à
la charité, comme le montre S. Jérôme qui, commentant ce même passage de S.
Matthieu : " Celui qui se met en colère contre son frère, etc. ", dit
que cela est contraire à la dilection du prochain. Donc la colère est péché
mortel.
Cependant, à propos de ce passage du Psaume (4, 5) : " Irritez-vous, mais ne péchez pas ", la Glose précise : " La colère qui n'est pas poussée jusqu'à son effet est vénielle. "
Conclusion
:
Un mouvement de colère peut être un désordre et un péché de deux façons, nous l'avons dit :
1° Du côté de ce que l'on désire, lorsque par exemple on désire une injuste vengeance. La colère est alors, par sa nature, péché mortel, car elle est contraire à la charité et à la justice. Il peut arriver cependant qu'un tel désir soit un péché veniel, à cause de l'imperfection de l'acte. Cette imperfection se prend ou bien du côté du sujet qui désire, lorsque, par exemple, le mouvement de colère devance le jugement de la raison, ou bien du côté de la chose désirée, lorsque l'on a la volonté de se venger dans une question minime, qu'il faut considérer comme rien, au point que cette volonté, même mise à exécution, ne serait pas un péché mortel : lorsque, par exemple, on tire un peu les cheveux à un enfant, ou autre chose semblable.
2° Le mouvement de colère peut être désordonné quant au mode de se mettre en colère, lorsque, par exemple, on se met intérieurement trop ardemment en colère, ou lorsqu'on manifeste extérieurement trop de signes de colère. Alors, la colère n'a pas en soi, par sa nature, raison de péché mortel. Il peut cependant arriver qu'elle soit péché mortel, si, par exemple, à cause de l'impétuosité de la colère, on se détache de l'amour de Dieu et du prochain.
Solutions
:
1. De ce texte de Job il ne
ressort pas que toute colère soit péché mortel, mais qu'elle conduit à la mort
spirituelle les insensés qui, n'usant pas de la raison pour refréner le
mouvement de colère, se laissent entraîner à des péchés mortels, par exemple au
blasphème contre Dieu, ou au tort causé au prochain.
2. Le Seigneur a prononcé
cette parole au sujet de la colère en complément de ce texte de la loi : "
Quiconque tuera en répondra au tribunal. " Le Seigneur parle donc là du
mouvement de colère qui va jusqu'au désir de tuer le prochain, ou de le blesser
gravement. Si le consentement de la raison s'ajoute à un tel désir, il y aura
sans aucun doute un péché mortel.
3. Dans le cas où la colère va contre la charité, elle est péché mortel. Mais cela n'arrive pas toujours, comme on le voit par ce qui a été dit.
Objections
:
1. Oui, semble-t-il. S.
Chrysostome dit en effet que " rien n'est plus affreux à voir qu'un homme
en fureur, et rien n'est plus laid qu'un visage et, beaucoup plus encore,
qu'une âme irrités ".
2. Il semble qu'un péché
soit d'autant plus mauvais qu'il est plus nuisible, car dit S. Augustin, "
on appelle mal ce qui nuit ". Or la colère nuit au plus haut point, car
elle retire à l'homme la raison, par laquelle il est maître de lui-même. S.
Chrysostome a dit en effet : " Il n'y a aucune différence entre la colère
et la folie : La colère est un démon passager, bien plus pénible que la
possession démoniaque. "
3. Les mouvements
intérieurs se jugent d'après leurs effets extérieurs. Or un des effets de la
colère est l'homicide, qui est le plus grave des péchés.
Cependant, la colère se compare à la haine comme la paille à la poutre. S. Augustin dit en effet : " Prenez garde que la colère ne se tourne en haine, et ne transforme en poutre une paille. " La colère n'est donc pas le plus grave des péchés.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, le désordre de la colère se considère de deux points de vue : selon le caractère indu de ce qu'elle désire, et selon la façon indue dont elle se produit. Si l'on considère ce que désire l'homme irrité, la colère paraît être le moindre des péchés. La colère désire en effet le mal de la peine d'autrui sous l'aspect du bien qu'est la vengeance. C'est pourquoi, du côté du mal qu'elle désire, le péché de colère se rencontre avec ces péchés qui recherchent le mal du prochain, par exemple avec l'envie et la haine. Mais la haine veut le mal d'autrui de façon absolue, en tant que tel ; l'envieux, lui, veut le mal d'autrui à cause du désir de sa propre gloire ; tandis que le coléreux veut le mal d'autrui sous l'aspect de la juste vengeance. Il est donc clair que la haine est plus grave que l'envie, et l'envie plus grave que la colère, car il est plus mauvais de désirer le mal sous son aspect de mal que sous son aspect de bien, et plus mauvais de désirer le mal sous l'aspect du bien extérieur que constitue l'honneur ou la gloire, que sous l'aspect de la rectitude de la justice.
Du côté du bien qui est pour celui qui se met en colère le motif de vouloir le mal, la colère se rencontre avec le péché de convoitise, qui tend vers un bien. Ici encore, le péché de colère semble, absolument parlant, être moindre que la convoitise ; le bien de la justice que désire celui qui se met en colère est en effet meilleur que le bien délectable ou utile que désire la convoitise. C'est pourquoi Aristote dit : " L'incontinent en matière de convoitise est plus méprisable que l'incontinent en matière de colère. "
Mais quant au désordre qui se produit selon la façon de se mettre en colère, la colère a une certaine primauté, à cause de la véhémence et de la rapidité de son mouvements. On peut lire dans les Proverbes (27, 4) : " La colère est cruelle, comme aussi la fureur dans ses emportements ; et qui pourrait supporter le déchaînement d'un esprit surexcité ? " Ce qui fait dire à S. Grégoire : " Sous l'aiguillon de la colère, le coeur bat violemment, le corps tremble, la langue se paralyse, le visage s'enflamme, les yeux se durcissent, on ne connaît plus personne, on crie sans savoir ce que l'on dit. "
Solutions
:
1. S. Chrysostome parle de
la laideur des gestes extérieurs que provoque l'accès de la colère.
2. Cet argument procède du
mouvement désordonné de la colère qui provient de son impétuosité qu'on vient
de signaler.
3. L'homicide ne provient pas moins de la haine ou de l'envie que de la colère.
La colère est cependant plus légère, en tant qu'elle s'inspire d'un sentiment de justice, nous venons de le dire.
Objections
:
1. Il semble que les
espèces de colère ne sont pas bien définies par Aristote lorsqu'il dit que,
parmi ceux qui se mettent en colère, il y en a qui sont " emportés ",
d'autres " rancuniers ", d'autres " insociables " ou "
implacables ". D'après lui les " rancuniers " sont ceux "
dont la colère est difficile à apaiser et dure longtemps ". Mais cela
semble se rapporter à des circonstances de temps. Il semble donc que, selon
d'autres circonstances, on pourrait aussi concevoir d'autres espèces de colère.
2. Les " insociables
", ou " implacables ", sont présentés par lui comme ceux "
dont la colère ne se dissipe pas sans sévices ou punition ". Mais cela
appartient aussi à l'inflexibilité de la colère. Il semble donc que les "
insociables " soient identiques aux " rancuniers ".
3. En S. Matthieu (5, 22)
le Seigneur indique trois degrés de colère, lorsqu'il dit : " Quiconque se
fâche contre son frère ", puis : " Celui qui dit à son frère -
"crétin" ", enfin : " Celui qui dit à son frère :
"renégat". " Mais ces degrés ne se rapportent pas aux espèces
distinguées par Aristote. Les divisions de la colère par celui-ci ne semblent
donc pas appropriées.
Cependant, S. Grégoire de Nysse dit qu'" il y a trois espèces de colère : la colère fielleuse, la maniaque ", qu'on appelle folie, " et la furieuse ". Ces trois colères semblent les mêmes que celles indiquées par Aristote. Car la colère fielleuse est " celle qui possède en elle-même son principe et son mouvement ", et qu'Aristote attribue aux emportés ; la colère maniaque est " celle qui demeure et qui dure ", et qu'Aristote attribue aux rancuniers ; la colère furieuse est " celle qui épie le moment propice au châtiment ", et qu'Aristote attribue aux insociables. S. Jean Damascène adopte la même division. La distinction donnée par Aristote n'est donc pas à rejeter.
Conclusion
:
La distinction indiquée peut se rapporter ou bien à la passion de colère ou bien au péché de colère lui-même. Nous avons montré , en traitant des passions, comment cette distinction se rapportait à la passion de colère. C'est surtout de cette façon que l'envisagent S. Grégoire de Nysse et le Damascène. Maintenant il nous faut examiner la distinction de ces espèces selon qu'elles se rapportent au péché de colère, comme fait Aristote.
On peut en effet considérer le désordre de la colère à deux points de vue. 1° Au point de vue de l'origine même de la colère. C'est le cas des " emportés ", qui se mettent trop vite en colère, et pour une cause légère. 2° On peut considérer le désordre de la colère au point de vue de sa durée, en ce qu'elle persiste trop longtemps. Ce qui peut se produire de deux façons. D'abord, parce que le motif de la colère, l'injure reçue, demeure trop longtemps en mémoire : il s'ensuit que l'homme en conçoit une tristesse durable ; aussi est-on lourd et amer à soi-même. Ensuite, cela se produit en raison de la vengeance elle-même, que l'on recherche avec obstination. C'est le fait des insociables ou des implacables, qui n'abandonnent pas la colère jusqu'à ce qu'ils aient puni.
Solutions
:
1. Dans les espèces
indiquées ce n'est pas principalement le temps que l'on considère, mais la
facilité de l'homme à la colère ou son obstination dans la colère.
2. Les rancuniers et les
implacables ont les uns et les autres une colère qui dure, mais pour un motif
différent. Car les rancuniers ont une colère permanente à cause de la
persistance de la tristesse qu'ils tiennent enfermée en eux-mêmes ; et comme
ils ne se répandent pas en signes extérieurs de colère, ils ne peuvent être
apaisés par les autres ; ils ne s'écartent pas non plus par eux-mêmes de la
colère, à moins qu'avec le temps la tristesse ne s'efface, et qu'ainsi cesse la
colère. - Mais chez les implacables la colère est durable à cause de leur
violent désir de vengeance. Et c'est pourquoi elle ne s'élimine pas avec le
temps, et seule la punition l'apaise.
3. Les degrés de colère indiqués par le Seigneur n'appartiennent pas aux diverses espèces de colère, mais se prennent selon le processus de l'acte humain. En eux il y a d'abord quelque chose qui prend naissance dans le coeur. A ce propos le Seigneur dit : " Quiconque se fâche contre son frère. " Puis, c'est quand la colère se manifeste au-dehors par quelques signes extérieurs, même avant de s'exprimer dans l'effet. A ce propos le Seigneur dit : " Celui qui dit à son frère : " crétin" ", ce qui est l'exclamation d'un homme en colère. Le troisième degré est atteint quand le péché, conçu intérieurement, est parvenu à son effet. Or l'effet de la colère est le dommage causé à autrui dans un but de vengeance. Mais le moindre des dommages est celui qui se fait par la parole seule. C'est pourquoi le Seigneur dit à ce propos : " Celui qui dit à son frère : "renégat". " Ainsi l'on voit que le deuxième degré ajoute au premier, et le troisième aux deux autres. Donc, si le premier est un péché mortel, dans le cas dont parle le Seigneur, à plus forte raison les deux autres. C'est pourquoi pour chacun d'eux sont assignés des degrés de condamnation correspondants. Pour le premier est assigné le " jugement ", qui est ce qu'il y a de moindre, car, dit S. Augustin " dans le jugement il y a encore place pour la défense ". Pour le second est assignée la " délibération ", au cours de laquelle " les juges discutent entre eux de la peine qu'il faut infliger ". Pour le troisième est assignée la " géhenne du feu ", qui est la " condamnation ".
Objections
:
1. Non semble-t-il. En
effet, la colère naît d'une tristesse. Or la tristesse est un vice capital, que
l'on appelle " acédie ". La colère ne doit donc pas être considérée
comme un vice capital.
2. La haine est un péché plus
grave que la colère. On devrait donc, plus que la colère, en faire un vice
capital.
3. A propos de ce texte des
Proverbes (29, 22) " L'homme irascible engage la querelle ", la Glose
déclare : " La colère est la porte de tous les vices : si cette porte est
fermée, le repos intérieur sera donné aux vertus ; mais si elle est ouverte,
l'âme sera mobilisée pour tous les forfaits. " Or aucun vice capital n'est
le principe de tous les péchés, mais de certains en particulier. La colère ne
doit donc pas être placée parmi les vices capitaux.
Cependant, S. Grégoire place la colère parmi les vices capitaux.
Conclusion
:
Comme on le voit par ce qui a été dit antérieurement, le vice capital est celui d'où naissent beaucoup d'autres vices. Or c'est un fait que beaucoup de vices peuvent naître de la colère, et pour une double raison.
1° En raison de son objet, qui a un caractère très désirable, puisque la vengeance est désirée sous l'aspect du juste ou de l'honnête, qui attire par sa dignité, on l'a vu plus haut.
2° En raison de son impétuosité, qui précipite l'esprit dans tous les désordres. Il est donc manifeste que la colère est un vice capital.
Solutions
:
1. Cette tristesse d'où
naît la colère n'est pas, dans la plupart des cas, le vice d'acédie, mais la
passion de tristesse qui fait suite à une injure reçue.
2. Comme on l'a vu plus
haut, le vice capital est celui qui a une fin très désirable, de sorte
qu'ainsi, à cause du désir qu'on a d'elle, beaucoup de péchés se commettent. Or
la colère, qui désire un mal sous la raison de bien, a une fin plus désirable
que la haine qui désire un mal sous la raison de mal. C'est pourquoi la colère,
plus que la haine, est un vice capital.
3. La colère est dite " porte des vices " pour une raison accidentelle, parce qu'elle supprime ce qui leur fait obstacle, en empêchant le jugement de la raison, par lequel l'homme s'éloigne du mal. Mais directement et par elle-même elle est cause de certains péchés particuliers qu'on appelle ses filles.
Objections
:
1. Il ne semble pas qu'on
ait raison d'assigner six filles à la colère : " la querelle, l'excitation
de l'esprit, l'outrage, la clameur, l'indignation, le blasphème ". Le
blasphème est considéré par Isidore, comme un fille de l'orgueil. Il n'est donc
pas une fille de la colère.
2. La haine naît de la
colère, dit S. Augustin Elle devrait donc être comptée parmi les filles de la
colère.
3. L'excitation de l'esprit
semble être la même chose que l'orgueil. Or l'orgueil n'est pas la fille de
quelque vice, mais " la mère de tous les vices ", comme S. Grégoire
le rappelle. L'agitation tumultueuse de l'esprit ne doit donc pas être comptée
parmi les filles de la colère.
Cependant, il y a que S. Grégoire attribue ces filles-là à la colère.
Conclusion
:
La colère peut être considérée d'une triple manière : d'abord, selon qu'elle est dans le coeur. A ce titre, elle engendre deux vices. L'un se prend du côté de celui contre qui l'homme s'irrite, qu'il estime indigne pour lui avoir fait une telle chose : c'est " l'indignation " ; l'autre vice se prend du côté de celui qui s'irrite, en tant qu'il rumine les différents moyens de se venger, et ces pensées gonflent son coeur comme dit Job (15, 2) : " Le sage se gonfle-t-il de vent ? " Et c'est " l'excitation de l'esprit ".
Ensuite la colère est considérée selon qu'elle est dans la bouche. Et ainsi elle engendre un double désordre : l'un qui fait que l'homme la manifeste dans sa manière de parler ; c'est lui que désigne le texte : " Celui qui dit à son frère : "renégat". " On a alors affaire à la " clameur ", par laquelle il faut entendre des mots désordonnés et confus. L'autre désordre fait que l'on se répand en paroles injurieuses. Si elles sont proférées contre Dieu, ce sera le " blasphème " ; si elles le sont contre le prochain, ce sera " l'outrage ".
Enfin la colère est considérée selon qu'elle va jusqu'à des voies de fait. Et ainsi de la colère naît " la querelle ", par laquelle il faut entendre tous les dommages que, de fait, la colère inflige au prochain.
Solutions
:
1. Le blasphème que l'on
profère de propos délibéré procède de l'orgueil de l'homme qui se dresse contre
Dieu. L'Ecclésiastique dit en effet (10, 12) : " Le principe de l'orgueil,
c'est d'abandonner le Seigneur ", ce qui veut dire que perdre le respect
de Dieu est la première partie de l'orgueil, et fait naître le blasphème. Mais
le blasphème que l'on profère parce que l'esprit a été bouleversé procède de la
colère.
2. La haine, même si elle
naît parfois de la colère, a néanmoins une cause antérieure d’où elle procède
directement, et qui est la tristesse ; de même, à l'inverse, l'amour naît de la
délectation. Or, de la tristesse ressentie on passe parfois à la colère et
parfois à la haine. C'est pourquoi il est plus normal de dire que la haine naît
de l'acédie (ou tristesse spirituelle) que de la colère.
3. L'excitation de l'esprit n'est pas prise ici pour l'orgueil, mais pour une certaine violence ou audace de l'homme qui cherche à se venger. Or l'audace est un vice opposé à la force.
Objections
:
1. Il ne semble pas qu'il y
ait un vice opposé à la colère, provenant d'un manque d'irascibilité. Car il
n'y a rien de vicieux qui fasse ressembler l'homme à Dieu. Or, lorsque l'homme
est tout à fait sans colère, il ressemble à Dieu qui juge avec tranquillité. Il
ne semble donc pas qu'il soit vicieux de manquer tout à fait de colère.
2. Le manque de ce qui
n'est utile à rien n'est pas vicieux. Or le mouvement de colère n'est utile à
rien, comme le prouve Sénèque u dans son traité de la colère. Il semble donc
que le défaut de colère ne soit pas vicieux.
3. Le mal de l'homme, selon
Denys est " d'être en dehors de la raison ". Or, en l'absence de tout
mouvement de colère, le jugement de la raison demeure encore intact. Le défaut
de colère ne cause donc jamais un vice.
Cependant, S. Chrysostome, commentant S. Matthieu, dit : " Celui qui ne se met pas en colère, quand il y a une cause pour le faire, commet un péché. En effet la patience déraisonnable sème les vices, entretient la négligence, et invite à mal faire non seulement les méchants, mais les bons eux-mêmes. "
Conclusion
:
La colère peut s'entendre de deux façons. D'une première façon, comme le simple mouvement de la volonté par lequel, non par passion, mais en vertu du jugement de la raison, on inflige une peine. En ce sens un manque de colère est sans aucun doute un péché. C'est de cette façon que S. Chrysostome conçoit la colère, lorsqu'il dit : " La colère qui est motivée n'est pas colère mais jugement. En effet la colère proprement dite signifie un ébranlement de la passion. Or celui qui s'irrite avec raison ne le fait pas par passion. C'est pourquoi on dit qu'il fait justice, et non qu'il se met en colère. "
D'une autre façon on entend par colère le mouvement de l'appétit sensible, qui s'accompagne de passion et d'une modification physique. Dans l'homme, ce mouvement fait suite nécessairement au simple mouvement de la volonté, parce que l'appétit inférieur suit naturellement le mouvement de l'appétit supérieur, à moins qu'il n'y ait un obstacle. C'est pourquoi le mouvement de colère ne peut faire totalement défaut dans l'appétit sensible, sauf par carence ou débilité du mouvement volontaire. Par voie de conséquence, le manque de la passion de colère est donc aussi un vice, de même que le défaut du mouvement volontaire pour punir conformément au jugement de la raison.
Solutions
:
1. Celui qui ne se met pas
du tout en colère alors qu'il le doit, imite peut-être Dieu quant au manque de passion,
mais il ne l'imite pas à un autre point de vue, en ce que Dieu punit en vertu
de son jugement.
2. La passion de colère est
utile, comme tous les autres mouvements de l'appétit sensible, pour faire
exécuter plus promptement ce que dicte la raison. Autrement, ce serait en vain
qu'existerait en l'homme un appétit sensible, alors que la nature ne fait rien
d'inutiles.
3. En celui qui agit de façon ordonnée, le jugement de la raison est non seulement cause du simple mouvement de la volonté, mais aussi de la passion de l'appétit sensible, nous venons de le dire. C'est pourquoi, de même que l'absence de l'effet signale l'absence de la cause, de même l'absence de colère signale l'absence du jugement de raison.
1. S'oppose-t-elle à la clémence ? - 2. Comparaison de la cruauté avec la férocité ou sauvagerie.
Objections
:
1. Il ne semble pas.
Sénèque dit en effet qu'" on appelle cruels ceux qui dépassent la mesure
dans le châtiment ", ce qui est contraire à la justice. Or la clémence
n'est pas considérée comme une partie de la justice, mais comme une partie de
la tempérance. La cruauté ne semble donc pas s'opposer à la clémence.
2. Jérémie (6, 23) parle
d'un peuple " cruel et sans pitié ". Il semble ainsi que la cruauté
s'oppose à la miséricorde. Or la miséricorde n'est pas identique à la clémence,
on l'a dit plus haute. La cruauté ne s'oppose donc pas à la clémence.
3. La clémence a trait à
l'infliction des peines, on l'a dit, tandis que la cruauté se rapporte aussi à
la suppression des bienfaits, d'après les Proverbes (11, 17 Vg) : "
L'homme cruel afflige même ses proches. " La cruauté ne s'oppose donc pas
à la clémence.
Cependant, Sénèque dit qu'" à la clémence s'oppose la cruauté, qui n'est rien d'autre que la barbarie de l'âme dans l'application des peines ".
Conclusion
:
Le mot cruauté (crudelitas) semble venir de crudité (cruditas). De même que les choses qui sont bien cuites et rendues digestes ont d'ordinaire une saveur agréable et douce, de même les choses qui sont crues ont une saveur repoussante et rude. Or on a dit plus haute que la clémence comporte une certaine douceur ou tendresse d'âme qui porte à diminuer les peines. La cruauté s'oppose donc directement à la clémence.
Solutions
:
1. La diminution des
peines, qui se fait conformément à la raison, relève de l'épikie, mais
la douceur du sentiment qui y incline relève de la clémence ; de même l'excès
du châtiment, si l'on considère l'action extérieure, relève de l'injustice,
mais, si l'on considère la dureté d'âme qui rend prompt à augmenter les peines,
cet excès relève de la cruauté.
2. La miséricorde et la
clémence se rencontrent en ce que l'une et l'autre fuient et ont en horreur la
misère d'autrui, de façon différente cependant. Car il appartient à la
miséricorde de soulager la misère en accordant des bienfaits, tandis qu'il
appartient à la clémence de diminuer la misère en atténuant les peines. Puisque
la cruauté comporte une exagération dans les peines infligées, elle s'oppose,
plus directement à la clémence qu'à la miséricorde. Cependant, à cause de la
similitude de ces vertus, on tient parfois la cruauté pour un manque de
miséricorde.
3. La cruauté est prise ici pour un manque de miséricorde, dont le propre est de ne pas accorder de bienfaits. Cependant on peut dire aussi que la suppression même du bienfait est une certaine peine.
Objections
:
1. Il semble que la cruauté
ne diffère pas de la férocité ou sauvagerie. En effet, il semble qu'à une vertu
soit opposé, d'un seul côté, un seul vice. Or à la clémence sont opposées par
excès et la férocité et la cruauté. Il semble donc que la cruauté et la
férocité soient identiques.
2. Isidore dit que "
l'homme sévère (severus) est ainsi appelé comme étant sauvage et vrai (saevus
et venus), car il fait justice sans indulgence ", et, par suite, la
sévérité ou férocité semble exclure la rémission des peines dans les jugements,
qui ressortit à la bonté. Or c'est là le fait de la cruauté, on l’a dit. La
cruauté est donc la même chose que la férocité.
3. A la vertu s'oppose un
vice par excès, et aussi un vice par défaut, lequel est à la fois contraire à
la vertu, qui se trouve dans un juste milieu, et au vice par excès. Or un même
vice par défaut s'oppose à la cruauté et à la férocité, c'est la lâcheté ou
faiblesse. En effet S. Grégoire déclare : " Qu'il y ait de l'amour, mais
sans mollesse ; de la rigueur, mais sans rudesse. Qu'il y ait du zèle, mais
sans sévérité immodérée ; de la bonté, mais ne pardonnant pas plus qu'il ne
convient. " La férocité est donc identique à la cruauté.
Cependant, pour Sénèque, " celui qui, sans avoir subi de dommage, s'irrite contre quelqu'un qui n'est pas un pécheur, n'est pas appelé cruel, mais féroce ou sauvage ".
Conclusion
:
Les mots de " férocité " et de " sauvagerie " se prennent par comparaison avec les bêtes sauvages, qui sont aussi appelées féroces. En effet, ces animaux s'attaquent aux hommes pour se repaître de leur chair, et ils ne le font pas pour une cause de justice, dont la considération appartient à la raison seule. C'est pourquoi, à proprement parler, on parle de sauvagerie ou de férocité à propos de celui qui, en infligeant des peines, ne considère pas la faute commise par celui qu'il punit, mais seulement le plaisir qu'il prend à la souffrance des hommes. Il est clair que cela fait partie de la bestialité, car une telle délectation n'est pas humaine, mais bestiale, provenant d'une habitude mauvaise ou d'une corruption de la nature, comme toutes les autres tendances bestiales de ce genre. La cruauté, au contraire, considère la faute en celui qui est puni ; toutefois, elle dépasse la mesure dans le châtiment. C'est pourquoi la cruauté diffère de la férocité ou sauvagerie, comme la malice humaine diffère de la bestialité, dit Aristote.
Solutions
:
1. La clémence est une
vertu humaine ; aussi la cruauté, qui est une malice humaine, s'oppose-t-elle à
elle directement. La férocité ou sauvagerie, au contraire, fait partie de la
bestialité. Il s'ensuit qu'elle ne s'oppose pas directement à la clémence, mais
à une vertu plus excellente, qu'Aristote appelle " héroïque ou divine
", et qui semble, selon nous, appartenir aux dons du Saint-Esprit. On peut
donc dire que la férocité s'oppose directement au don de piété.
2. " Sévère "
n'équivaut pas purement et simplement à " féroce ", terme qui évoque
le vice, mais à " féroce en ce qui concerne la vérité ", à cause
d'une certaine ressemblance avec la férocité, qui n'adoucit pas les peines.
3. La rémission dans le fait de punir n'est un vice que si elle néglige l'ordre de la justice, selon lequel on devrait punir à proportion de la faute, ce que la cruauté dépasse. Mais la férocité, elle, ne fait aucune attention à cet ordre. C'est pourquoi la rémission dans le châtiment s'oppose directement à la cruauté, et non à la férocité.
Nous devons maintenant parler de la modestie. D'abord de la modestie en général (Question 160) ; ensuite, de chacune de ses espèces en particulier (161-169).
1. Est-elle une partie de la tempérance ? - 2. Quelle est la matière de la modestie ?
Objections
:
1. Non, semble-t-il. En
effet modestie vient de " mesure " (modus). Or dans toutes les
vertus la mesure est nécessaire, car la vertu est ordonnée au bien, et le bien,
dit S. Augustin consiste dans " la mesure, l'espèce et l'ordre ". La
modestie est donc une vertu générale, et on ne doit pas en faire une partie de
la tempérance.
2. Le mérite de la
tempérance semble consister principalement dans une certaine " modération
". Or c'est de celle-ci que vient le mot modestie. La modestie semble donc
être identique à la tempérance, et non être l'une de ses parties.
3. La modestie semble porter
sur la correction des autres, d'après S. Paul (2 Tm 2, 24) . " Le
serviteur de Dieu ne doit pas être querelleur, mais doux à l'égard de tous,
corrigeant avec modestie ceux qui résistent à la vérité. " Or la
correction de ceux qui sont en faute est un acte de justice ou de charité, on
l'a vu précédemment. Il semble donc que la modestie soit plutôt une partie de
la justice que de la tempérance.
Cependant, Cicéron fait de la modestie une partie de la tempérance.
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut la tempérance use de modération en ce qu'il y a de plus difficile à modérer : les convoitises des délectations du toucher. Or, partout où se trouve une vertu se rapportant spécialement à ce qui est plus important, il faut qu'il y ait une autre vertu se rapportant à ce qui l'est moins, car il est nécessaire que la vie de l'homme soit réglée en tout selon les vertus. C'est ainsi, comme on l'a vu plus haute, que la magnificence se rapporte aux grandes dépenses d'argent, et qu'à côté d'elle la libéralité est nécessaire, qui se rapporte aux dépenses de médiocre importance. Il est donc nécessaire qu'il y ait une vertu modératrice des petites choses, qu'il n'est pas aussi difficile de modérer. Cette vertu s'appelle la modestie, et elle est annexée à la tempérance comme à la vertu principale.
Solutions
:
1. Un nom commun est
parfois attribué aux plus petites choses ; c'est ainsi qu'on donne le nom
commun d'" anges ", au dernier ordre des anges. De même aussi la
" mesure ", qui se remarque communément en toute vertu, est attribuée
spécialement à la vertu qui apporte la mesure dans les petites choses.
2. Certaines choses ont
besoin d'être tempérées à cause de leur véhémence, comme on " tempère
" le vin fort. Mais la modération est nécessaire en toutes choses. C'est
pourquoi la tempérance a davantage trait aux passions violentes, et la modestie
aux passions moindres.
3. La modestie s'entend ici de la mesure prise communément, selon qu'elle est nécessaire dans toutes les vertus.
Objections
:
1. Il semble que la
modestie ne concerne que les actes extérieurs. En effet, les mouvements
intérieurs des passions ne peuvent pas être connus des autres. Or S. Paul
demande (Ph 4, 5) que " notre modestie soit connue de tous les hommes
". La modestie ne se rapporte donc qu'aux actions extérieures.
2. Les vertus qui ont pour
matière les passions se distinguent de la vertu de justice qui a pour matière
les actions. Or la modestie semble être une seule vertu. Si donc elle a trait
aux actions extérieures, elle n'aura pas trait aux passions intérieures.
3. Aucune vertu, demeurant
une et la même, ne porte à la fois sur les choses se rapportant à l'appétit, ce
qui est le propre des vertus morales ; sur les choses se rapportant à la
connaissance, ce qui est le propre des vertus intellectuelles ; et sur les
choses se rapportant à l'irascible et au concupiscible. Donc, si la modestie
est une seule vertu, elle ne peut avoir tout cela pour matière.
Cependant, en tout ce dont on vient de parler, on doit observer la " mesure ", d'où la modestie tire son nom. La modestie concerne donc tout cela.
Conclusion
:
La modestie diffère de la tempérance, on l'a vu en ce que la tempérance modère ce qui est le plus difficile à réprimer, tandis que la modestie modère ce qui l'est médiocrement. Cependant les auteurs semblent avoir parlé diversement de la modestie. Partout où ils ont discerné une raison spéciale de bien ou de difficulté en matière de modération, ils ont soustrait cela à la modestie, réservant celle-ci aux modérations de moindre importance. Or il est clair pour tous que la répression des plaisirs du toucher présente une difficulté spéciale. C'est pourquoi tous ont distingué la tempérance de la modestie. Mais, en outre, Cicéron a vu qu'un certain bien spécial existait dans la modération des châtiments. Et c'est pourquoi il a soustrait la clémence à la modestie, réservant celle-ci pour toutes les autres choses qui restent à modérer.
Ces choses paraissent être au nombre de quatre. La première est le mouvement de l'âme vers une certaine supériorité, que modère l'humilité. La deuxième est le désir de ce qui se rapporte à la connaissance, ce que modère la studiosité, qui s'oppose à la curiosité. La troisième est ce qui se rapporte aux mouvements et aux actions du corps, afin qu'ils se fassent de façon décente et honnête, tant dans les choses faites sérieusement que dans celles faites par jeu. La quatrième est ce qui se rapporte aux apprêts extérieurs, dans les vêtements et les autres choses de ce genre.
Mais concernant certaines de ces choses, d'autres auteurs ont parlé de vertus particulières ; ainsi Andronicus mentionne " la mansuétude, la simplicité et l'humilité ", et autres vertus de ce genre, dont nous avons parlé plus haut. Aristote, lui, concernant les plaisirs des jeux, a mentionné " l'eutrapélie ". Tout cela rentre dans la modestie, au sens où l’entend Cicéron. Et, de cette manière, la modestie se rapporte non seulement aux actions extérieures, mais aussi aux mouvements intérieurs.
Solutions
:
1. S. Paul parle de la
modestie selon qu'elle porte sur les choses extérieures. Cependant la
modération des mouvements intérieurs peut aussi se manifester par certains
signes extérieurs.
2. Sous la modestie sont
comprises différentes vertus, assignées par différents auteurs. Par conséquent
rien n'empêche que la modestie ait pour matière des choses qui requièrent
différentes vertus. Cependant il n'y a pas, entre les parties de la modestie,
une différence aussi grande qu'entre la justice, qui porte sur les opérations,
et la tempérance, qui porte sur les passions. Car, dans les actions et les
passions en lesquelles il n'y a pas une difficulté exceptionnelle du côté de la
matière, mais seulement du côté de la modération, il n'est question que d'une
seule vertu, sous le rapport de la modération.
3. Et cela éclaire la réponse à donner à la troisième objection.
LES ESPÈCES DE LA MODESTIE
I1 faut maintenant étudier les différentes espèces de la modestie. I. L'humilité et l'orgueil qui s'oppose à elle (Question 161-165). - II. La studiosité (Question 166) et la curiosité qui lui est opposée (Question 167). - III. La modestie dans les paroles et dans les gestes (Question 168). - IV. La modestie dans la toilette extérieure (Question 169).
1. Est-elle une vertu ? 2. Siège-t-elle dans l'appétit, ou dans le jugement de la raison ? - 3. Doit-on, par humilité, se mettre au-dessous de tous ? - 4. Fait-elle partie de la modestie ou de la tempérance ? - 5. Comparaison de l'humilité avec les autres vertus. - 6. Les degrés de l’humilité.
Objections
:
1. Il ne semble pas. La
vertu implique en effet une notion de bien. Or l'humilité semble impliquer la
raison de mal pénal, selon le Psaume (105, 18) : " On l'humilia en
affligeant ses pieds d'entraves. " L'humilité n'est donc pas une vertu.
2. La vertu et le vice sont
opposés. Or l'humilité se manifeste parfois dans le vice. L'Ecclésiastique dit
en effet (19, 23 Vg) " Il y a celui qui s'humilia frauduleusement. "
3. Nulle vertu ne s'oppose
à une autre vertu. Or l'humilité semble s'opposer à la vertu de magnanimité,
qui tend aux grandes choses, alors que l'humilité les fuit.
4. La vertu, selon Aristote
est " la disposition de ce qui est parfait ". Or l'humilité semble
convenir aux imparfaits. C'est pourquoi il ne convient pas à Dieu de
s'humilier, lui qui ne peut être au-dessous de personne. L'humilité n'est donc
pas une vertu.
5. " Toute vertu
morale a pour matière les actions ou les passions ", d'après Aristote. Or
l'humilité n'est pas mise par lui au nombre des vertus qui ont trait aux
passions, et elle n'est pas non plus rangée par lui sous la justice, qui porte
sur les actions. Il semble donc qu'elle ne soit pas une vertu.
Cependant, Origène commentant ce verset de S. Luc (1, 48) : " Il a, regardé l'humilité de sa servante ", dit que, dans l’Écriture, l'humilité est expressément déclarée l'une des vertus, puisque le Sauveur a dit (Mt 11, 9) : " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. "
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit antérieurement en traitant des passions, le bien ardu a quelque chose par quoi il attire l'appétit, à savoir sa raison de bien, et il a quelque chose qui provoque la répulsion, à savoir sa difficulté d'être atteint ; le premier de ces éléments fait naître un mouvement d'espoir, et le second un mouvement de découragement. Or nous avons dit plus haut qu'à des mouvements de l'appétit qui se comportent par mode d'impulsion, il faut qu'il y ait une vertu morale qui modère et refrène ; et à l'égard de ceux qui se comportent par mode de répulsion et de recul du côté de l'appétit, il faut qu'il y ait une vertu morale qui affermisse et pousse en avant. C'est pourquoi, en ce qui concerne l'appétit du bien ardu, deux vertus sont nécessaires : l'une qui tempère et refrène l'esprit, pour qu'il ne tende pas de façon immodérée aux choses élevées, et c'est la vertu d'humilité ; l'autre qui fortifie l'esprit contre le découragement, et le pousse à poursuivre ce qui est grand conformément à la droite raison, et c'est la magnanimité. Il apparaît donc ainsi que l'humilité est une vertu.
Solutions
:
1. Selon Isidore " humble (humilis) signifie pour ainsi dire appuyé à terre (humi) ", c'est-à-dire adhérant à ce qui est bas. Ce qui se réalise de deux façons.
1° En vertu d'un principe extrinsèque, lorsque par exemple un homme est abaissé par un autre. Et alors l'humilité a un caractère pénal.
2° En vertu d'un principe
intrinsèque. Cela peut parfois être bon, lorsque quelqu'un, par exemple, considérant
ce qui lui manque, s'abaisse selon sa condition, comme Abraham disant au
Seigneur (Gn 18, 27) : " Je parlerai à mon Seigneur, moi qui suis
poussière et cendre. " L'humilité est alors une vertu. Mais parfois cela
peut être mauvais, lorsque, par exemple, " l'homme, oubliant sa dignité,
se compare aux bêtes stupides, et devient semblable à elles " (Ps 49, 13).
2. Comme on vient de le
dire, l'humilité, selon qu'elle est une vertu, comporte dans sa raison un
certain abaissement louable vers le bas. Mais parfois cela a lieu seulement
selon les signes extérieurs, selon les apparences. Aussi est-ce là " une
fausse humilité ", dont S. Augustin dit qu'elle est " un grand
orgueil ", car il semble qu'elle tende à une gloire supérieure. - Mais
parfois cela a lieu selon le mouvement intérieur de l'âme. C'est en ce sens que
l'humilité est appelée proprement une vertu, car la vertu ne consiste pas dans
des choses extérieures, mais principalement dans le choix intérieur de
l'esprit, comme le montre Aristote.
3. L'humilité réprime
l'appétit, de peur qu'il ne tende vers ce qui est grand en s'écartant de la
droite raison. La magnanimité, elle, pousse l'esprit vers ce qui est grand en
se conformant à la droite raison. Il apparaît donc que la magnanimité ne
s'oppose pas à l'humilité, mais au contraire qu'elles ont en commun de se
conformer toutes deux à la droite raison.
4. Il y a deux façons de
dire qu'un être est parfait. D'une première façon, un être est dit parfait
purement et simplement, quand aucun défaut ne se trouve en lui, ni selon sa
nature, ni par rapport à quelque autre chose. Et ainsi Dieu seul est parfait,
et l'humilité ne lui convient donc pas selon la nature divine, mais seulement
selon la nature humaine qu'il a assumée. - D'une autre façon on peut dire qu'un
être est parfait sous quelque rapport, par exemple selon sa nature, ou selon sa
condition, ou selon le temps. En ce sens l'homme vertueux est parfait. Sa
perfection cependant reste déficiente en comparaison de Dieu. C'est ainsi
qu'Isaïe (40, 17) peut dire : " Toutes les nations sont comme rien devant
lui. " Et c'est ainsi que l'humilité peut convenir à tout homme.
5. Aristote voulait traiter des vertus selon qu'elles sont ordonnées à la vie civique, où la soumission d'un homme à un autre est déterminée selon l'ordre de la loi, et fait partie de la justice légale. Mais l'humilité, selon qu'elle est une vertu spéciale, regarde principalement la subordination de l'homme à Dieu, à cause de qui il se soumet aussi aux autres lorsqu'il s'humilie.
Objections
:
1. Il ne semble pas que
l'humilité siège dans l'appétit, mais plutôt dans le jugement de la raison. En
effet, l'humilité s'oppose à l'orgueil. Or l'orgueil consiste surtout en ce qui
se rapporte à la connaissance. S. Grégoire dit en effet : " L'orgueil,
quand il s'étend extérieurement jusqu'au corps, se fait d'abord connaître par
les yeux ", ce qui faisait dire au Psalmiste (131, 1) : " Seigneur,
mon coeur ne s'est pas enflé d'orgueil, et mes regards n'ont pas été hautains.
" Or les yeux servent surtout à la connaissance. Il semble donc que
l'humilité se rapporte surtout à la connaissance que l'on prend de soi et qu'on
estime petite.
2. Selon S. Augustin "
l'humilité est presque toute la doctrine chrétienne ".. Il n'y a donc rien
dans la doctrine chrétienne qui soit inconciliable avec l'humilité. Or la
doctrine chrétienne nous invite à désirer ce qu'il y a de meilleur, comme dit
S. Paul (1 Co 12, 3 1) : " Aspirez aux charismes les meilleurs. "
L'humilité ne consiste donc pas à réprimer le désir des choses ardues, mais
porte plutôt sur leur estimations.
3. Il appartient à la même
vertu de réprimer un élan excessif et d'affermir l'âme contre un recul excessif
Ainsi, c'est la même vertu de force qui réprime l'audace et qui affermit l'âme
contre la peur. Or la magnanimité affermit l'âme contre les difficultés qui se
rencontrent dans la poursuite des grandes choses. Donc, si l'humilité réprimait
l'appétit des grandes choses, il s'ensuivrait qu'elle ne serait pas une vertu
distincte de la magnanimité. Ce qui semble faux. L'humilité ne porte donc pas
sur l'appétit des grandes choses mais plutôt sur leur estimation.
4. Andronicus place
l'humilité dans le train de vie extérieur. Il dit en effet que l'humilité est
" un habitus qui évite les excès dans les dépenses et les apprêts ".
Elle ne règle donc pas le mouvement de l'appétit.
Cependant, S. Augustin dit que l'homme humble est " celui qui choisit d'être abaissé dans la maison du Seigneur, plutôt que d'habiter dans la demeure des pécheurs ". Or le choix relève de l'appétit. L'humilité se trouve donc dans l'appétit, plutôt que dans l'estimation.
Conclusion
:
Comme on l'a dit, il appartient en propre à l'humilité que nous nous réprimions nous-mêmes, afin de ne pas être entraînés à ce qui nous dépasse. Mais il est nécessaire pour cela que nous prenions conscience de ce qui nous manque en comparaison de ce qui excède nos forces. C'est pourquoi la connaissance du manque qui nous est propre fait partie de l'humilité comme règle directrice de l'appétit. Pourtant, c'est dans l'appétit lui-même que l'humilité réside essentiellement. Aussi doit-on dire que le propre de l'humilité est de diriger et de modérer le mouvement de l'appétit.
Solutions
:
1. L'élévation du regard
est un signe d'orgueil, en tant qu'il exclut le respect et la crainte. Car ce
sont surtout les gens timides et respectueux qui ont coutume de baisser les
yeux, comme s'ils n'osaient pas se comparer aux autres. Il ne s'ensuit pas pour
autant que l'humilité soit essentiellement dans la connaissance.
2. Prétendre à quelque
chose de grand en se fiant à ses propres forces est contraire à l'humilité.
Mais il n'est pas contraire à l'humilité de tendre à de grandes choses en mettant
sa confiance dans le secours divin, surtout puisque l'on est d'autant plus
élevé aux regards de Dieu que l'on se soumet davantage à lui par humilité.
" Autre chose, dit S. Augustin est de s’élever vers Dieu, autre chose de
s'élever contre Dieu. Celui qui s'abaisse devant lui est élevé par lui, et
celui qui se dresse contre lui est abaissé par lui. "
3. On trouve dans la vertu
de force une même et unique raison de réprimer l'audace et d'affermir l'âme
contre la crainte. Cette unique raison est en effet que l'homme doit faire
passer le bien de la raison avant les périls de la mort. Au contraire, la
raison que nous avons de refréner la présomption de l'espérance, ce qui relève
de l'humilité, est différente de la raison que nous avons d'affermir l'âme contre
le désespoir, ce qui relève de la magnanimité. En effet, la raison que nous
avons d'affermir l'âme contre le désespoir, est la conquête de notre bien
propre, car il ne faut pas qu'en désespérant l'homme se rende indigne du bien
qui lui convenait. S'agit-il en revanche de réprimer la présomption de
l'espérance, la raison principale est prise alors de la révérence due à Dieu,
qui fait que l'homme ne s'attribue pas plus qu'il ne lui revient selon le rang
qu'il a reçu de Dieu. Ainsi donc l'humilité semble impliquer principalement la
sujétion de l'homme à Dieu. C'est pourquoi S. Augustin, qui assimile l'humilité
à la pauvreté en esprit, la fait dépendre du don de crainte, par lequel on
révère Dieu. De là vient que la force se comporte autrement vis-à-vis de l'audace
que l'humilité vis-à-vis de l'espoir. Car la force se sert de l'audace plus
queue ne la réprime ; c'est pourquoi l'excès a plus de ressemblance avec elle
que le défaut. L'humilité, au contraire, réprime l'espoir ou la confiance en
soi-même plus qu'elle ne s'en sert ; c'est pourquoi l'excès est davantage en
opposition avec elle que le défaut.
4. L'excès dans les dépenses et les apprêts extérieurs est d'ordinaire le fait d'une certaine fierté, que l'humilité réprime. De ce point de vue l'humilité se trouve secondairement dans les choses extérieures, selon qu'elles sont les signes du mouvement intérieur de l'appétit.
Objections
:
1 : Il ne semble pas. Car, on l'a
dit l'humilité consiste principalement dans la sujétion de l'homme à Dieu. Mais
ce qui est dû à Dieu ne doit pas être donné à l'homme, comme c'est clair pour
tous les actes d'adoration. L'homme ne doit donc pas par humilité se mettre
au-dessous de l'homme.
2. D'après S. Augustin,
" l'humilité doit être placée du côté de la vérité, non du côté de la
fausseté ". Or il y a des hommes qui occupent une très haute situation :
s'ils se mettaient au-dessous de leurs inférieurs, cela ne pourrait pas se
faire sans fausseté.
3. Nul ne doit faire ce qui
tourne au détriment du salut d'autrui. Mais si par humilité l'on se mettait
au-dessous d'un autre, cela tournerait parfois au détriment de celui à qui l'on
se soumet, car cela pourrait lui inspirer de l'orgueil ou du mépris. C'est
pourquoi S. Augustin a pu dire : " ... de peur qu'en observant une trop
grand humilité, on ne détruise l'autorité qui doit gouverner. " Il ne faut
donc pas que l'homme se mette au-dessous de tous par humilité.
Cependant, il y a ces paroles de S. Paul (Ph 2, 3) : " Que chacun par humilité estime les autres supérieurs à soi. "
Conclusion
:
On peut considérer deux points de vue en l'homme : ce qui est de Dieu, et ce qui est de l'homme. Mais tout ce qui est défaut est de l'homme, et tout ce qui est salut et perfection est de Dieu, selon Osée (13, 9) : " Ô Israël, ta perte vient de toi-même, ton secours de moi seul. " Or l'humilité, nous l'avons dit, regarde proprement la révérence par laquelle l'homme se soumet à Dieu. C'est pourquoi tout homme, s'il considère ce qui est de lui, doit se mettre au-dessous du prochain en considérant ce qui, en celui-ci, est de Dieu.
Mais l'humilité n'exige pas que l'on mette ce qui, en soi-même, est de Dieu, au-dessous de ce qui apparaît être de Dieu en l'autres. Car ceux qui reçoivent en partage les dons de Dieu savent bien qu'ils les ont. S. Paul dit en effet (1 Co 2, 12) que nous avons reçu l'Esprit qui vient de Dieu " afin de connaître les dons que Dieu nous a faits ". C'est pourquoi, sans manquer à l'humilité, on peut préférer les dons que l'on a soi-même reçus aux dons de Dieu qui paraissent avoir été attribués aux autres. Ce mystère, dit S. Paul (Ep 3, 5), " n'avait pas été communiqué aux hommes des temps passés comme il vient d'être révélé maintenant à ses saints Apôtres ".
De même l'humilité n'exige pas non plus que l'on mette ce que l'on a d'humain au-dessous de ce qui est humain dans le prochain. Autrement, il faudrait que tout homme se jugeât plus pécheur que tous les autres, et cependant S. Paul a pu dire sans manquer à l'humilité (Ga 2, 15) : " Nous sommes, nous, des juifs de naissance, et non de ces pécheurs de païens. "
Néanmoins, tout homme peut juger qu'il y a dans le prochain quelque chose de bon que lui-même n'a pas, ou qu'il y a en lui-même quelque chose de mauvais qui ne se trouve pas chez l'autre, ce qui lui permet de se mettre par humilité au-dessous du prochain.
Solutions
:
1. Non seulement nous
devons révérer Dieu en lui-même, mais aussi révérer en toute chose ce qui est
de lui, non cependant par le même mode dont nous révérons Dieu. C'est pourquoi
nous devons, par l'humilité, nous mettre au dessous de tous les autres à cause
de Dieu. " Soyez soumis, dit S. Pierre (1 P 2, 13), à toute créature
humaine à cause de Dieu. " Pour Dieu seul cependant nous devons montrer de
l'adoration.
2. Si nous préférons ce qui
est de Dieu dans le prochain à ce qui est propre en nous, nous ne pouvons
tomber dans la fausseté. C'est pourquoi ce passage de S. Paul : " Que
chacun par l'humilité estime les autres supérieurs à soi ", est ainsi commenté
par la Glose . " Nous ne devons pas estimer cela par une sorte de feinte :
estimons vraiment, au contraire, qu'il peut y avoir en l'autre quelque chose de
caché qui nous soit supérieur, même si notre bien, par quoi nous paraissons lui
être supérieur, n'est pas caché. "
3. L'humilité, comme du reste les autres vertus, réside principalement à l'intérieur de l'âme. On peut ainsi, selon l'acte intérieur de l'âme, se mettre au-dessous d'un autre, sans pour autant donner occasion à ce qui pourrait être au détriment de son salut. C'est en ce sens qu'Augustin dit dans sa " Règle " : " Que le supérieur, par un sentiment de crainte de Dieu, se mette sous vos pieds. " Mais dans les actes extérieurs d'humilité, comme aussi dans les actes des autres vertus, il faut user de la modération qui convient, pour qu'ils ne puissent tourner au détriment de l'autre. Si cependant quelqu'un fait ce qu'il doit, et que les autres en prennent occasion de pécher, cela n'est pas imputé à celui qui agit avec humilité, car il ne commet pas de scandale, bien qu'un autre soit scandalisé.
Objections
:
1. Il semble que non.
L'humilité, en effet, regarde principalement la révérence par laquelle on se
soumet à Dieu, on l'a dit. Or il appartient à la vertu théologale d'avoir Dieu
pour objet. L'humilité doit donc être considérée plutôt comme une vertu
théologale que comme une partie de la tempérance ou modestie.
2. La tempérance est dans
le concupiscible. Or l'humilité semble être dans l'irascible, comme aussi
l'orgueil, qui lui est opposé, et qui a l'ardu pour objet. Il semble donc que
l'humilité ne soit pas une partie de la tempérance ou modestie.
3. L’humilité et la
magnanimité portent sur les mêmes choses, cela ressort de ce que nous avons
dit. Or la magnanimité n'est pas une partie de la tempérance, mais plutôt de la
force, ainsi qu'on l'a vu antérieurement. Il semble donc que l'humilité ne soit
pas une partie de la tempérance ou modestie.
Cependant, commentant S. Luc, Origène dit : " Si tu veux savoir le nom de cette vertu, et comment l'appellent les philosophes, remarque que l'humilité sur laquelle Dieu abaisse ses regards est la même vertu que celle que les philosophes appellent métriotès ", c'est-à-dire mesure ou modération, laquelle appartient manifestement à la modestie ou tempérance. L'humilité fait donc partie de la modestie ou tempérance.
Conclusion
:
En assignant des parties aux vertus on fait principalement attention, nous l'avons dit plus haut à la ressemblance dans la manière d'agir de la vertu. Or la manière d'agir de la tempérance, d'où elle tire surtout son mérite, c'est le freinage ou la répression de l'emportement d'une passion. Voilà pourquoi toutes les vertus qui refrènent ou répriment l'élan des affections, ou qui modèrent les actions, sont considérées comme des parties de la tempérance. Or, de même que la douceur réprime le mouvement de colère, de même l'humilité réprime le mouvement d'espoir, qui est un élan de l'esprit tendant vers de grandes choses.
C'est pourquoi, de même que la douceur est une partie de la tempérance, de même l'humilité. Pour cette raison Aristote dit que celui qui tend vers de petites choses, selon ses possibilités, n'est pas appelé magnanime, mais " tempéré " : nous, nous pouvons l'appeler humble. Et, pour la raison dite plus haut, l'humilité, parmi les autres parties de la tempérance, est contenue sous la modestie, de la manière dont en parle Cicéron : en tant que l'humilité n'est rien d'autre qu'une certaine modération de l'esprit. " Ayez, dit S. Pierre (1 P 3, 4), la parure incorruptible d'une âme douce et humble. "
Solutions
:
1. Les vertus théologales,
qui se rapportent à la fin ultime . premier principe dans . le domaine du
désirable, sont causes de toutes les autres vertus. Que l'humilité soit causée
par la vénération de Dieu n'exclut donc pas qu'elle soit une partie de la
modestie ou tempérance.
2. Les parties sont
assignées aux vertus principales, non selon leur ressemblance quant au sujet ou
à la matière mais selon leur ressemblance quant à leur forme d'agir, on l'a
dit. C'est pourquoi, bien que l'humilité ait son siège dans l'irascible, elle
n'en est pas moins placée parmi les parties de la modestie et de la tempérance
à cause de son mode d'agir.
3. Quoique la magnanimité et l'humilité se rencontrent dans une même matière, elles diffèrent cependant par leur mode d'agir. C'est la raison pour laquelle la magnanimité est une partie de la force, et l'humilité une partie de la tempérance.
Objections
:
1. Il semble que l'humilité
soit la plus importante des vertus. En effet, commentant ce qui est dit en S.
Luc du pharisien et du publicain, S. Jean Chrysostome dit que " si
l'humilité, même mêlée de fautes, court si facilement qu'elle dépasse la
justice accompagnée d'orgueil, où n'ira-t-elle pas si elle est jointe à la
justice ? Elle sera présente au tribunal de Dieu au milieu des anges ". Il
apparaît ainsi que l'humilité l'emporte sur la justice. Or la justice est la
plus remarquable de toutes les vertus, et renferme en elle toutes les vertus,
comme le montre Aristote. L'humilité est donc la plus grande des vertus.
2. " Envisages-tu, dit
S. Augustin, par l'homme qu'il a daigné assumer, fut un enseignement moral
". Or c'est principalement son humilité qu'il nous a proposé d'imiter,
lorsqu'il a dit (Mt 11, 29) : " Apprenez de moi que je suis doux et humble
de coeur. " Et S. Grégoire affirme : " On découvre la preuve de notre
rachat dans l'humilité de Dieu. " L'humilité semble être donc la plus
grande des vertus.
Cependant, la charité l'emporte sur toutes les vertus, selon S. Paul (Col. 3, 14) : " Par-dessus tout, ayez la charité. " L'humilité n'est donc pas la plus grande des vertus.
Conclusion
:
Le bien de la vertu humaine réside dans l'ordre de la raison, lequel se prend principalement par rapport à la fin. C'est pourquoi les vertus théologales, qui ont la fin ultime pour objet, sont les plus grandes.
Secondairement, on prête attention à la manière dont les moyens sont ordonnés à la fin. Et cette ordonnance se trouve essentiellement dans la raison elle-même qui ordonne, et, par participation, dans l'appétit ordonné par la raison. Cette ordonnance est faite de manière universelle par la justice, surtout par la justice légale. L'humilité, elle, fait que l'homme demeure bien soumis en toutes choses à l'ordre, d'une façon universelle, tandis que toute autre vertu le fait en telle ou telle matière particulière. C'est pourquoi, après les vertus théologales, après aussi les vertus intellectuelles qui ont pour siège la raison elle-même, et après la justice, surtout légale, l'humilité est plus importante que les autres vertus.
Solutions
:
1. L'humilité ne l'emporte
pas sur la justice, mais sur " la justice à laquelle est joint l'orgueil
" et qui a cessé d'être une vertu ; de même que, en sens inverse, le péché
est remis par l'humilité : il est dit en effet du publicain que, en récompense
de son humilité, " il s'en retourna chez lui justifié " (Lc 18, 14).
C'est pourquoi S. Jean Chrysostome peut dire " Prête-moi deux attelages :
l'un composé de la justice et de l'orgueil, l'autre du péché et de l'humilité.
Tu verras le péché dépasser la justice, non par ses propres forces, mais par
les forces de l'humilité qui lui est jointe ; et tu verras l'autre couple
vaincu, non par la faiblesse de la justice, mais par le poids et l'enflure de
l'orgueil. "
2. De même que l'assemblage ordonné des vertus est comparé, en raison d'une certaine ressemblance, à un édifice, de même ce qui est premier dans l'acquisition des vertus est comparé à la fondation qui est posée en premier dans l'édifice. Mais les véritables vertus sont infusées par Dieu. C'est pourquoi ce qui est premier dans l'acquisition des vertus peut s'entendre de deux façons : d'une première façon, parce qu'on enlève un obstacle. Et, à ce titre, l'humilité tient la première place, en tant qu'elle chasse l'orgueil auquel Dieu résiste, et rend l'homme docile et ouvert à l'influx de la grâce divine, en tant qu'elle vide l'enflure de la superbe. " Dieu résiste aux orgueilleux, écrit S. Jacques (4, 6), mais il donne sa grâce aux humbles. " C'est de cette façon que l'humilité est appelée le fondement de l'édifice spirituel.
D'une autre façon, dans les vertus
quelque chose est premier directement, en donnant dès maintenant accès à Dieu.
Or le premier accès à Dieu se fait par la foi. " Celui qui s'approche de
Dieu doit croire " (He 11, 6). Et à ce titre c'est la foi qui est le
fondement, d'une façon plus noble que l'humilité.
3. A qui méprise la terre,
le ciel est promis. Ainsi à ceux qui méprisent les richesses terrestres sont
promis les trésors célestes, selon cette parole (Mt 6, 19) : " Ne vous
amassez pas de trésors sur la terre, ... mais amassez-vous des trésors dans le
ciel. " De même, à ceux qui méprisent les joies du monde sont promises les
consolations célestes (Mt 5, 5) " Heureux ceux qui pleurent, car ils
seront consolés. " De même encore l'élévation spirituelle est promise à
l'humilité, non parce qu'elle la mérite à elle seule, mais parce qu'il lui
appartient en propre de mépriser la grandeur terrestre. C'est pourquoi S.
Augustin dit : " Ne crois pas que celui qui s'humilie sera toujours à
terre, puisqu'il est dit : "Il sera exalté". Mais ne crois pas qu'il
le sera aux yeux des hommes par les grandeurs terrestres. "
4. Le Christ nous a principalement recommandé l'humilité, parce que c'est le grand moyen d'écarter ce qui fait obstacle au salut qui consiste pour l'homme à tendre vers les biens célestes et spirituels, biens dont il est empêché quand il cherche la gloire dans le domaine terrestre. C'est pourquoi le Seigneur, pour faire disparaître l'obstacle au salut, a montré par des exemples d'humilité qu'il fallait mépriser la grandeur qui paraît au-dehors. L'humilité est ainsi comme une disposition qui permet d'accéder librement aux biens spirituels et divins. Donc, de même que la perfection est supérieure à la disposition, de même la charité et les autres vertus par lesquelles l'homme est directement conduit à Dieu sont supérieures à l'humilité.
Objections
:
1. Il semble qu'on ne
puisse accepter la distinction de l'humilité en douze degrés que l'on trouve
dans la " Règle " de S. Benoît (ch.7) : 1° " se montrer toujours
humble de coeur et de corps, en tenant les yeux fixés à terre " ; 2°
" parler peu, de choses sérieuses, et sans élever la voix " ; 3°
" ne pas rire avec facilité et promptitude " ; 4° " garder le
silence jusqu'à ce que l'on soit interrogé " ; 5° " observer la règle
commune du monastère " ; 6° " se croire et se dire le plus méprisable
de tous " ; 7° " s'avouer et se croire indigne et inutile en tout
" ; 8° " confesser ses péchés " ; 9° " embrasser patiemment
par obéissance les choses dures et pénibles " ; 10° " se soumettre
avec obéissance au supérieur " ; 1l° " ne pas prendre plaisir à faire
sa volonté propre " ; 12° " craindre Dieu et se rappeler tous ses
commandements ". En effet, on énumère ici des choses qui se rapportent à
d'autres vertus : à l'obéissance par exemple et à la patience. On énumère aussi
des choses qui semblent relever d'une opinion fausse, qui n'est le fait
d'aucune vertu, comme " se croire et se dire le plus méprisable de tous
", ou " s'avouer et se croire indigne et inutile en tout ". On a
tort de placer tout cela parmi les degrés de l'humilité.
2. L'humilité, comme
d'ailleurs les autres vertus, va de l'intérieur à l'extérieur. Dans les degrés
indiqués on a donc tort de placer ce qui appartient aux actes extérieurs avant
ce qui appartient aux actes intérieurs.
3. S. Anselme lui,
distingue sept degrés d'humilité : 1° " se savoir méprisable " ; 2°
" en être affligé " ; 3° " le confesser " ; 4° " le
persuader ", c'est-à-dire vouloir qu'on le croie ; 5° " supporter
patiemment qu'on le dise " ; 6° " supporter d'être traité avec mépris
" ; 7° " aimer cela ". Les degrés indiqués plus haut semblent
donc en surnombre.
4. A propos de S. Matthieu
(3, 15), la Glose ajoute : " L'humilité parfaite a trois degrés : le
premier est de se soumettre à ses supérieurs, et de ne pas se préférer à ses égaux,
et c'est bien ; le deuxième est de se soumettre à ses égaux, et de ne pas se
préférer à ses inférieurs, et c'est mieux ; le troisième est de se soumettre à
ses inférieurs, et c'est la perfection. " Donc, les degrés indiqués
semblent trop nombreux.
5. " La mesure de l'humilité, écrit S. Augustin est donnée à chacun à la mesure de sa grandeur. L'orgueil, qui est d'autant plus insidieux qu'on est plus grand, la met en danger. " Or la mesure de la grandeur humaine ne peut pas être fixée par un nombre déterminé de degrés. Il semble donc qu'on ne puisse assigner des degrés déterminés à l'humilité.
Conclusion
:
Comme on le voit par ce qui a été dit plus haut l'humilité se trouve essentiellement dans l'appétit, selon que l'homme refrène le mouvement de son âme pour l'empêcher de tendre à la grandeur de façon désordonnée. Mais l'humilité a sa règle dans la connaissance, afin que l'homme ne s'estime pas supérieur à ce qu'il est. Et le principe et la racine de cette double conduite, c'est la révérence de l'homme envers Dieu. Mais de cette humble disposition intérieure procèdent certains signes extérieurs dans les paroles, et dans les faits et gestes, qui manifestent ce qui se cache à l'intérieur, comme cela se passe aussi pour les autres vertus. En effet " à son air on connaît un homme, à son visage on connaît l'homme de sens ", dit l'Ecclésiastique (19, 29).
Dans les degrés indiqués de l'humilité se trouve quelque chose qui appartient à la racine de l'humilité, à savoir le douzième degré : " Craindre Dieu et se rappeler tous ses commandements. " On trouve aussi quelque chose qui appartient à l'appétit : ne pas tendre de façon désordonnée vers sa propre supériorité. Ce qui a lieu de trois manières : l° lorsque l'homme ne suit pas sa propre volonté, ce qui appartient au onzième degré ; 2° lorsqu'il règle sa volonté sur le jugement du supérieur, ce qui appartient au dixième degré ; 3° lorsqu'il ne s'écarte pas de cette voie dans les moments durs et pénibles de l'existence, ce qui appartient au neuvième degré.
On trouve encore certaines choses se rapportant à l'estimation de l'homme reconnaissant ses défauts, et cela de trois manières : l° par le fait que l'homme reconnaît et confesse ses propres défauts, ce qui appartient au huitième degré ; 2° par le fait que, considérant ses défauts, il s'estime incapable de grandes choses, ce qui appartient au septième degré ; 3° par le fait qu'il estime les autres supérieurs à lui sous ce rapport, ce qui appartient au sixième degré.
On trouve enfin certaines choses se rapportant aux signes extérieurs. Parmi ces signes il en est un dans les faits, lorsque l'homme, dans ses oeuvres, ne s'écarte pas de la voie commune, ce qui appartient au cinquième degré. Il en est deux autres dans les paroles, lorsque l'homme ne devance pas le moment de parler, ce qui appartient au quatrième degré, et lorsqu'il ne dépasse pas la mesure en parlant, ce qui appartient au deuxième degré. Les autres signes se trouvent dans les gestes extérieurs, quand on réprime par exemple la hardiesse du regard, ce qui appartient au premier degré, et quand on retient le rire extérieur et les autres signes d'une joie inepte, ce qui appartient au troisième degré.
Solutions
:
1. On peut sans fausseté " se croire et se déclarer le plus méprisable de tous ", selon les défauts cachés qu'on reconnaît en soi, et les dons de Dieu qui sont cachés dans les autres. C'est pourquoi S. Augustin peut dire : " Songez que certains ont sur vous de secrètes supériorités, même si vous apparaissez extérieurement meilleurs qu'eux. "
De même, on peut sans fausseté " s'avouer et se croire indigne et inutile en tout " si l'on considère ses propres forces, et que l'on rapporte tout son pouvoir à Dieu. " Ce n'est pas que de nous-mêmes, écrit S. Paul (2 Co 3, 5), nous ayons qualité pour revendiquer quoi que ce soit comme venant de nous ; notre capacité vient de Dieu. "
Il n'est pas illogique non plus de
mettre au compte de l'humilité ce qui appartient à d'autres vertus puisque, de
même qu'un vice sort d'un autre vice, de même, par un ordre naturel, l'acte
d'une vertu procède de l'acte d'une autre vertu.
2. L'homme a deux moyens
pour parvenir à l'humilité : le premier et le principal, c'est le don de la
grâce. A ce point de vue, ce qui est intérieur précède ce qui est extérieur. Le
second moyen, c'est l'effort de l'homme. A ce point de vue, l'homme commence
par réprimer l'extérieur, et il parvient ensuite à extirper la racine
intérieure. C'est en suivant cet ordre que sont indiqués ici les degrés de
l'humilité.
3. Tous les degrés indiqués
par S. Anselme se ramènent à connaître, à exprimer et à vouloir sa propre
abjection. En effet, le premier degré appartient à la connaissance de ses
propres défauts. Mais, parce qu'il serait blâmable d'aimer ses propres défauts,
cela est exclu par le deuxième degré. A la manifestation de ses défauts se
rapportent le troisième et le quatrième degré, de sorte qu'on ne déclare pas
seulement ses défauts, mais qu'on veut en persuader les autres. Les trois
autres degrés concernent l'appétit, qui ne cherche pas l'honneur mais l'abjection
extérieure, ou la supporte avec égalité d'âme, qu'elle lui vienne par des
paroles ou par des faits. Car, comme le dit S. Grégoire, " c'est peu
d'être humble vis-à-vis de ceux qui nous honorent, puisque les séculiers en
font autant ; mais nous devons surtout être humble vis-à-vis de eux qui nous
font souffrir ". Et cela appartient aux cinquième et sixième degrés. Ou
bien encore on embrasse volontiers les humiliations extérieures, ce qui
appartient au septième degré. Et ainsi tous ces degrés sont compris dans les
sixième et septième degrés de la liste de S. Benoît.
4. Ces degrés sont pris non
en considérant la réalité elle-même, c'est-à-dire la nature de l'humilité, mais
par comparaison avec le niveau des hommes, qui sont ou bien des supérieurs, des
inférieurs ou des égaux.
5. Cet argument procède lui aussi des degrés d'humilité considérés non selon la nature même de l'humilité comme fait la liste de S. Benoît, mais selon les différentes conditions des hommes.
L'ORGUEIL
Nous allons maintenant étudier l'orgueil : d'abord, l'orgueil en général (Question 162) ; ensuite, le péché du premier homme qui fut un péché d'orgueil (Question 163-165).
1. L'orgueil est-il un péché ? - 2. Est-il un vice spécial ? - 3. Quel en est le siège ? - 4. Quelles sont ses espèces ? - 5. L'orgueil est-il péché mortel ? - 6. Est-il le plus grave de tous les péchés ? - 7. Ses rapports avec les autres péchés. - 8. Doit-on y voir un vice capital ?
Objections
:
1. Non, semble-t-il. Aucun
péché en effet ne fait l'objet d'une promesse divine. Dieu promet ce que
lui-même va faire, mais il n'est pas l'auteur d'un péché. Or l'orgueil est cité
parmi les promesses divines, comme on le voit dans Isaïe (60, 15) : " Je
ferai de toi un objet d'éternel orgueil, un motif de joie d'âge en âge. "
2. Désirer la ressemblance
divine n'est pas un péché : il est en effet naturel à toute créature de le
désirer, et en cela consiste la perfection. Cela convient surtout à la créature
raisonnable, qui a été faite " à l'image et à la ressemblance de Dieu
". Mais, dit Prosper d'Aquitaine l'orgueil est " l'amour de sa propre
excellence ", par laquelle l'homme ressemble à Dieu, l'excellence même.
C'est ce qui fait dire à S. Augustin : " L'orgueil veut imiter ta
grandeur, car toi seul, ô Dieu, es élevé au-dessus de tout. " L'orgueil
n'est donc pas un péché.
3. Le péché est non
seulement contraire à une vertu, mais aussi à un vice opposé, comme le montre
Aristote. Or on ne trouve pas de vice qui soit opposé à l'orgueil. L'orgueil
n'est donc pas un péché.
Cependant, il y a dans le livre de Tobie (4,14) : " Ne laisse jamais l'orgueil dominer dans ton coeur ou dans tes paroles. "
Conclusion
:
L'orgueil (superbia) tire son nom de ce que l'on prétend volontairement à ce qui nous dépasse. Comme dit Isidore : " Le "superbe" est ainsi appelé parce qu'il veut paraître "supérieur" à ce qu'il est : en effet celui qui veut dépasser ce qu'il est un orgueilleux. " Or la raison droite exige que la volonté de chacun se porte à ce qui lui est proportionné. Il est donc clair que l'orgueil implique quelque chose qui s'oppose à la droite raison. Or cela constitue un péché, car, selon Denys le mal de l'âme est " d'être en dehors de la raison ". L'orgueil est donc manifestement un péché.
Solutions
:
1. L'orgueil peut
s'entendre de deux façons : d'abord en ce sens qu'il dépasse la règle de la
raison. C'est ainsi que nous disons qu'il est un péché. D'autre part, l'orgueil
peut simplement tirer son nom de la surabondance. En ce sens, tout ce qui est
surabondant peut être appelé orgueil. C'est ainsi que l'orgueil est promis par
Dieu, à la manière d'une surabondance de biens. C'est pourquoi la Glose de
Jérôme commentant ce passage, dit qu'il y a un orgueil bon et un orgueil
mauvais. On pourrait dire encore que l'orgueil est entendu ici de façon
matérielle pour l'abondance de biens dont les hommes peuvent s'enorgueillir.
2. La raison est
ordonnatrice de ce que l'homme désire par nature. Et ainsi, si quelqu'un
s'écarte de la règle de raison, soit en plus soit en moins, un tel appétit sera
vicieux, comme on le voit pour l'appétit de la nourriture, qu'il est cependant
naturel de désirer. Or l'orgueil désire l'excellence en excédant ce qui
convient à la raison droite. C'est pourquoi S. Augustin dit que l'orgueil est
" le désir d'une grandeur déréglée ". Et il dit encore : "
L'orgueil est une imitation perverse de Dieu. Il déteste en effet l'égalité
avec les égaux sous la dépendance de Dieu, et veut au contraire leur imposer sa
propre domination à la place de celle de Dieu. "
3. L'orgueil s'oppose directement à la vertu d'humilité qui, en un certain sens, concerne les mêmes objets que la magnanimité, nous l'avons vu plus haut,. Il en résulte que le vice qui s'oppose par défaut à l'orgueil est proche du vice de pusillanimité, qui s'oppose par défaut à la magnanimité. En effet, de même qu'il appartient à la magnanimité de pousser l'âme à de grandes choses à l'encontre du désespoir, de même il appartient à l'humilité de retenir l'âme du désir désordonné des grandes choses, à l'encontre de la présomption. Or la pusillanimité, quand elle comporte un défaut dans la poursuite des grandes choses, s'oppose à proprement parler à la magnanimité par défaut ; et quand elle comporte une application de l'âme à des choses plus viles qu'il ne convient à l'homme, elle s'oppose à l'humilité par défaut : l'un et l'autre aspect procède en effet d'une petitesse d'âme. Et de même, à l'inverse, l'orgueil peut par excès s'opposer à la fois à la magnanimité et à l'humilité, selon des aspects différents : il s'oppose à l'humilité en tant qu’il méprise la sujétion, et à la magnanimité en tant qu’il prétend de façon désordonnée aux grandes choses. Cependant, comme l’orgueil implique une certaine supériorité, il s’oppose plus directement à l’humilité ; et de même la pusillanimité, qui implique une petitesse d’âme dans la poursuite des grandes choses s’oppose plus directement à la magnanimité.
Objection : 1. Il ne semble pas. En effet, S.
Augustin dit : " Tu ne trouveras aucun péché qui ne fasse appel à
l’orgueil. " Prosper d'Aquitaine lui aussi, dit qu'" aucun péché ne
peut être, n'a pu être ou ne pourra être sans l'orgueil ". L'orgueil est
donc un péché général.
2. Commentant ce passage de
Job (33, 17) " ... pour le détourner de ses oeuvres et mettre fin à son
orgueil ", la Glose dit que " s'enorgueillir contre le Créateur c'est
transgresser ses commandements par le péché ". Or, selon S. Ambroise, tout
péché est " une transgression de la loi divine et une désobéissance aux
commandements venus du ciel ". Tout péché est donc orgueil.
3. Un péché particulier
s'oppose toujours à une vertu particulière. Or l'orgueil s'oppose à toutes les
vertus, si l'on en croit S. Grégoire : " L'orgueil ne se contente
nullement de la destruction d'une seule vertu. Il se lève en toutes les parties
de l'âme, et, comme une maladie générale et pestilentielle, il corrompt le
corps tout entier. " Quant à Isidore il dit que l'orgueil " est la
ruine de toutes les vertus ". L'orgueil n'est donc pas un péché spécial.
4. Tout péché particulier a
une matière particulière. Or l'orgueil a une matière générale. S. Grégoire dit
en effet : " L'un s'enorgueillit de la richesse, l'autre de l'éloquence,
un autre de choses basses et terrestres, un autre encore de vertus sublimes.
" L'orgueil n'est donc pas un péché spécial.
Cependant, il y a ce que dit S. Augustin : " Que l'on cherche, et l'on trouvera que, selon la loi de Dieu, l'orgueil est un vice tout à fait distinct des autres. " Or le genre ne se distingue pas de ses espèces. L'orgueil n'est donc pas un péché général, mais un péché particulier.
Conclusion
:
On peut considérer le péché d'orgueil de deux façons : d'une première façon, selon le caractère spécifique, qui se prend de l'objet propre. A ce point de vue l'orgueil est un péché particulier, parce qu'il a un objet particulier ; c'est en effet l'appétit désordonné de sa propre excellence, nous l'avons dit.
D'une autre façon, on peut considérer l'orgueil selon l'influence qu'il exerce sur les autres péchés. A ce point de vue il a une certaine généralité, en ce sens que l'orgueil peut engendrer tous les péchés, et cela de deux manières : directement d'abord, en tant que les autres péchés sont ordonnés à la fin de l'orgueil, qui est la supériorité du sujet, à laquelle peut être ordonné tout ce que l'on désire de façon désordonnée ; indirectement ensuite et par accident, par la suppression de l'obstacle au péché, en tant que par l'orgueil l'homme méprise la loi divine, qui l'empêche de pécher. Rappelons ce que dit Jérémie (2, 20) : " Tu as brisé ton joug, rompu tes liens, tu as dit : "je ne servirai pas". "
Il faut savoir cependant que ce caractère général de l'orgueil signifie que tous les vices peuvent naître de l'orgueil, mais cela ne veut pas dire que tous naissent toujours de lui. En effet, quoique l'on puisse transgresser tous les préceptes de la loi en péchant de quelque façon par mépris, ce qui est le propre de l'orgueil, ce n'est cependant pas toujours par mépris que l'on transgresse les préceptes divins, mais parfois par ignorance, et parfois par faiblesse. C'est pourquoi S. Augustin peut dire : " Beaucoup de choses se font de façon vicieuse, qui ne se font pas par orgueil. "
Solutions
:
1. Ce n'est pas ici une parole de S. Augustin lui-même, mais la parole d'un autre avec lequel il discute. Il la rejette plus loin, en montrant qu'on ne pèche pas toujours par orgueil.
On peut dire cependant que ces
citations se comprennent quand on considère l'effet extérieur de l'orgueil, qui
est une transgression des préceptes, ce qui se retrouve en tout péché, mais non
quand on considère l'acte intérieur de l'orgueil, qui est mépris du précepte.
Car le péché ne se commet pas toujours par mépris, mais parfois par ignorance,
et parfois par faiblesse, on vient de le dire.
2. On commet parfois un
péché effectivement, mais sans que l'affection y prenne part. Ainsi celui qui,
sans le savoir, tue son père, commet un parricide en fait, mais non selon
l'affection, car il n'en avait pas l'intention. C'est en ce sens qu'on dit que
transgresser un précepte de Dieu c'est s'enorgueillir contre Dieu : c'est
toujours vrai en fait, mais pas toujours selon l'affection.
3. Un péché peut détruire la vertu de deux façons : d'une première façon, parce qu'il est directement contraire à une vertu. Et de cette façon l'orgueil ne détruit pas toute vertu, mais seulement l'humilité ; de même que tout autre péché spécial détruit la vertu spéciale qui lui est opposée, en agissant En sens contraire.
D'une autre façon un péché détruit
la vertu en usant mal de la vertu elle-même, et ainsi l'orgueil détruit toute
vertu, en tant qu'il prend occasion des vertus pour s'enorgueillir, comme aussi
de toute autre chose permettant de se faire valoir. Il ne s'ensuit pas que
l'orgueil soit un péché général.
4. L'orgueil a un objet d'une espèce particulière, objet qui peut cependant se retrouver en différentes matières. Il est en effet un amour désordonné de sa propre excellence. Or l'excellence peut se retrouver en différents domaines.
Objections
:
1. Il semble que l'orgueil
ne siège pas dans l'irascible. En effet, d'après S. Grégoire, " l'obstacle
à la vérité, c'est l'enflure de l'esprit, car, tandis qu'il se gonfle, il
s'obscurcit ". Or la connaissance de la vérité n'appartient pas à
l'irascible, mais à la faculté rationnelle. L'orgueil n'est donc pas dans
l'irascible.
2. S. Grégoire dit : "
Les orgueilleux ne considèrent pas la vie de ceux à qui ils devraient se juger
inférieurs par humilité, mais de ceux à qui ils se jugent supérieurs par
orgueil. " Ainsi, semble-t-il, l'orgueil procède d'une considération
indue. Or la considération ne relève pas de l'irascible, mais plutôt du
rationnel. L'orgueil n'est donc pas dans l'irascible, mais plutôt dans le
rationnel.
3. L'orgueil recherche
l'excellence non seulement dans les choses sensibles, mais aussi dans les
choses spirituelles. Il consiste même principalement dans le mépris de Dieu,
comme dit l'Ecclésiastique (10, 12) : " Le principe de l'orgueil : c'est
d'abandonner le Seigneur. " Mais l'irascible, qui fait partie de l'appétit
sensible, ne peut pour cette raison s'étendre à Dieu et aux réalités
intelligibles. L'orgueil ne peut donc pas être dans l'irascible.
4. Selon Prosper
d'Aquitaine, " l'orgueil est l'amour de sa propre excellence ". Or
l'amour n'est pas dans l'irascible mais dans le concupiscible. L'orgueil n'est
donc pas dans l'irascible.
Cependant, S. Grégoire oppose à l'orgueil le don de crainte. Or la crainte appartient à l'irascible. L'orgueil est donc dans l'irascible.
Conclusion
:
Le siège d'une vertu ou d'un vice doit se déterminer d'après leur objet propre. En effet, un habitus ou un acte ne sauraient avoir un objet différent de celui de la puissance qui est leur siège. Or l'objet propre de l'orgueil est quelque chose d'ardu : l'orgueil est en effet le désir de la propre excellence, on l'a vu. Il faut donc que, de quelque manière, l'orgueil appartienne à la puissance irascible.
Mais on peut entendre l'irascible en deux sens : 1° Au sens propre. Il est alors une partie de l'appétit sensible, de même que la colère (ira), entendue au sens propre, est une passion de l'appétit sensible. 2° L'irascible peut s'entendre en un sens plus large et être attribué aussi à l'appétit intellectuel. A celui-ci est attribuée parfois également la colère ; ainsi attribue-t-on la colère à Dieu et aux anges, non sans doute comme passion, mais comme un acte de justice. Ce n'est pas cependant en ce sens général que l'irascible est une puissance distincte du concupiscible, comme on le voit par ce qui a été dit dans la première Partie.
Donc, si l'ardu qui est l'objet de l'orgueil était seulement quelque chose de sensible, à quoi pourrait tendre l'appétit sensible, il faudrait que l'orgueil soit dans l'irascible, qui est une partie de l'appétit sensible. Mais comme l'ardu, que regarde l'orgueil, se trouve généralement à la fois dans le domaine sensible et dans le domaine spirituel, il est nécessaire de dire que le siège de l'orgueil est l'irascible entendu non seulement au sens propre, selon qu'il est une partie de l'appétit sensible, mais aussi en un sens plus général, selon qu'il se trouve dans l'appétit intellectuel ou volonté. C’est pourquoi on attribue de l'orgueil aux démons.
Solutions
:
1. La connaissance de la vérité est double. L'une est purement spéculative. L'orgueil fait obstacle à celle-ci de façon indirecte, en supprimant la cause. En effet, l'orgueilleux ne soumet pas son intelligence à Dieu pour recevoir de lui la connaissance de la vérité. On peut lire en S. Matthieu (11, 25) : " Tu as caché ces choses aux sages et aux habiles ", c'est-à-dire aux orgueilleux, qui se croient sages et habiles, " et tu les as révélées aux petits ", c'est-à-dire aux humbles. L'orgueilleux ne daigne pas non plus s'instruire auprès des hommes, alors que l'Ecclésiastique a dit (6, 33) : " Si tu prêtes l'oreille ", en écoutant avec humilité, " tu recevras la doctrine ".
Mais il y a une autre connaissance
de la vérité, qui est une connaissance affective. L'orgueil empêche directement
cette connaissance de la vérité. Car les orgueilleux, prenant plaisir en leur
propre excellence, ont en dégoût l'excellence de la vérité. S. Grégoire dit que
les orgueilleux " ont quelque perception des choses secrètes, mais ne
peuvent en expérimenter la douceur ; s'ils en ont la science, ils en ignorent
la saveur ". C'est pourquoi on peut lire dans les Proverbes (11, 2) "
Chez les humbles se trouve la sagesse. "
2. Comme on l'a vu,
l'humilité observe la règle de la droite raison, selon laquelle on a une juste
estimation de soi. L'orgueil, au contraire, n'observe pas cette règle de la
raison droite, mais s'estime au-dessus de ce qu'il est. Cela provient d'un
appétit désordonné de sa propre excellence, car ce que l'on désire ardemment,
on le croit facilement. Il en résulte aussi que son désir se porte plus haut
qu'il ne convient. C'est pourquoi tout ce qui porte l'homme à s'estimer
au-dessus de ce qu'il est, le conduit à l'orgueil. En particulier, cela se
produit quand on considère les défauts des autres, alors qu'au contraire, dit
S. Grégoire " les saints hommes mettent les autres au-dessus d'eux-mêmes
en considérant leurs vertus ". Cela ne prouve donc pas que l'orgueil soit
dans le rationnel, mais qu'il y ait dans la raison quelque cause d'orgueil.
3. L'orgueil n'est pas
seulement dans l'irascible selon qu'il est une partie de l'appétit sensible,
mais selon que l'irascible est entendu en un sens plus large, on vient de le
voir.
4. Comme dit S. Augustin. l'amour précède toutes les autres affections de l'âme et en est la cause. C'est pourquoi il peut être engagé dans chacune des autres affections. C'est ainsi que l'orgueil se définit un amour de sa propre excellence, en tant que c'est l'amour qui provoque la présomption désordonnée d'être supérieur aux autres, ce qui appartient proprement à l'orgueil.
Objections
:
1. Il ne semble pas juste
d'attribuer à l'orgueil les quatre espèces que lui assigne S. Grégoire : "
L'enflure des orgueilleux se manifeste de quatre manières : lorsqu'ils estiment
que le bien qu'ils possèdent leur vient d’eux-mêmes ; ou lorsqu'ils pensent
l'avoir reçu pour leurs mérites, s'ils croient que ce bien leur a été donné
d'en haut ; ou lorsqu'ils se vantent d'avoir ce qu'ils n'ont pas ; ou, lorsque,
méprisant les autres, ils désirent paraître posséder seuls le bien qu'ils ont.
" En effet, l'orgueil est un vice distinct de l'infidélité, de même que
l'humilité est une vertu distincte de la foi. Or, quand on estime que le bien
qu'on a ne vient pas de Dieu, ou qu'on obtient la grâce de Dieu par ses propres
mérites, cela ressortit à l'infidélité. Il n'y a donc pas là des espèces de
l'orgueil.
2. Une même réalité ne doit
pas être donnée comme une espèce appartenant à des genres différents. Or on a
dit que la vantardise est une espèce du mensonge. On ne doit donc pas en faire
une espèce de l'orgueil.
3. Il y a d'autres vices
qui semblent appartenir à l'orgueil et qui ne sont pas énumérés par S.
Grégoire. S. Jérôme dit en effet que " rien ne paraît aussi orgueilleux
qu'un ingrat ". Et S. Augustin déclare : " S'excuser d'un péché que
l'on a commis appartient à l'orgueil. " La présomption aussi, par laquelle
on cherche à acquérir ce qui nous dépasse, semble appartenir surtout à
l'orgueil. Les espèces d'orgueil ne sont donc pas toutes comprises dans la
division de S. Grégoire.
4. On trouve d'autres
divisions de l'orgueil. S. Anselme distingue trois exaltations de l'orgueil,
lorsqu'il dit qu'il y en a une " dans la volonté ", une autre "
dans les paroles ", et une autre " dans les actions ". S.
Bernard compte douze degrés de l'orgueil : " La curiosité, la légèreté
d'esprit, la joie inepte, la jactance, la singularité, l'arrogance, la
présomption, l'excuse des péchés, la fausse confession, la rébellion, le désir
de liberté, l'habitude de pécher. " Ces formes d'orgueil ne paraissent pas
comprises parmi les espèces assignées par S. Grégoire. Sa division ne paraît
donc pas exacte.
Cependant, l'autorité de S. Grégoire suffit.
Conclusion
:
Comme on l'a vu, l'orgueil comporte un désir immodéré d'excellence, qui n'est pas conforme à la droite raison. Or il faut remarquer que toute excellence découle d'un bien réellement possédé. Ce bien peut être considéré de trois manières.
1° En lui-même ; il est évident que plus le bien que l'on a est grand, plus l'excellence qui en résulte est grande. C'est pourquoi lorsqu'on s'attribue un bien plus grand que celui que l'on a, il en résulte que l'appétit tend vers une excellence propre qui dépasse la mesure qui convient. C'est la troisième espèce d'orgueil : " Quand on se vante d'avoir ce que l'on n'a pas. "
2° En sa cause. Il est plus excellent d'avoir un bien par soi-même que de le tenir d'un autre. C'est pourquoi, quand quelqu'un considère le bien qu'il a d'un autre comme si ce bien lui venait de lui-même, son appétit se porte vers sa propre excellence au-dessus de sa mesure. Or quelqu'un est cause de son bien de deux façons : l° Effectivement ; 2° en raison du mérite. C'est de ce point de vue que sont retenues les deux premières espèces d'orgueil : " quand on pense avoir par soi-même ce que l'on a de Dieu ", ou " quand on croit que ce qui nous a été donné d'en haut est dû à nos propres mérites ".
3° Dans la manière de posséder : quelqu'un acquiert une excellence supérieure quand il possède un bien d'une manière plus excellente que les autres. De cela aussi il résulte que l'appétit se porte de façon désordonnée vers sa propre excellence. De ce point de vue est retenue la quatrième espèce d'orgueil : " Quand, méprisant les autres, on veut paraître le seul. "
Solutions
:
1. La juste appréciation peut être faussée de deux manières : 1° D'une manière universelle. Ainsi, dans ce qui touche à la fin, la juste appréciation est faussée par le manque de foi ; 2° d'une manière particulière, quand il s'agit d'un bien particulier désirable. Cela ne constitue pas un manque de foi. Celui qui fornique, par exemple, estime, à ce moment-là, qu'il est bon pour lui de forniquer ; il ne manque pas à la foi cependant, comme il le ferait s'il disait de manière universelle que la fornication est bonne.
Cette distinction s'applique à
l'orgueil. Car dire de manière universelle qu'un bien ne vient pas de Dieu, et
que la grâce est donnée par suite des mérites de l'homme, c'est un manque de
foi. Mais lorsque quelqu'un, par appétit désordonné de sa propre excellence, se
glorifie de ses biens comme s'il les avait par soi ou en vertu de ses propres
mérites, cela relève de l'orgueil et non, à proprement parler, du manque de
foi.
2. La jactance ou
vantardise est une espèce du mensonge, quand on considère l'acte extérieur par
lequel quelqu'un s'attribue faussement ce qu'il n'a pas. Mais quand on
considère l'arrogance intérieure du coeur, elle est placée par Grégoire parmi
les espèces d'orgueil.
3. L'ingrat est celui qui
s'attribue à lui-même ce qu'il tient d'un autre. Les deux premières espèces
d'orgueil ressortissent donc à l'ingratitude. Mais si quelqu'un se disculpe du
péché qu'il a commis, cela appartient à la troisième espèce, car cela revient à
s'attribuer le bien de l'innocence qu'on n'a pas. Et quand on a la présomption
de tendre à ce qui nous dépasse, cela semble appartenir principalement à la
quatrième espèce, par laquelle on veut se préférer aux autres.
4. Les trois espèces distinguées par S. Anselme s'entendent selon le processus de tout péché, qui d'abord est conçu dans le coeur ; ensuite est proféré par la bouche ; enfin est consommé par l'acte.
Les douze degrés indiqués par S. Bernard sont pris par opposition aux douze degrés d'humilité dont nous avons parlé plus haut. En effet, le premier degré d'humilité est " de se montrer toujours humble de coeur et de corps, en tenant ses regards fixés à terre ". A quoi s'oppose la curiosité, qui promène partout ses regards avec indiscrétion et sans retenue. Le deuxième degré d'humilité est " de parler peu et de façon raisonnable, sans éclats de voix ". A quoi s'oppose la légèreté d'esprit, qui fait que l'homme se comporte avec superbe dans ses propos. Le troisième degré d'humilité est " de ne pas rire avec facilité et promptitude ". A quoi s'oppose la joie inepte. Le quatrième degré d'humilité est " de garder le silence jusqu'à ce que l'on soit interrogé ". A quoi s'oppose la jactance. Le cinquième degré d'humilité est " d'observer la règle commune du monastère ". A quoi s'oppose la singularité, par laquelle on veut paraître plus saint que l'on n'est. Le sixième degré d'humilité est " de se croire et de se déclarer le plus méprisable de tous ". A quoi s’oppose l’arrogance, qui fait que tous se préfère aux autres. Le septième degré d’humilité est " de s’avouer et de se croire inutile et incapable en tout ". A quoi s’oppose la présomption que l’on croit capable des plus grandes choses. Le huitième degré de l’humilité est l’aveu de ses péchés. A quoi s’oppose la promptitude à s’en excuser. Le neuvième degré est " de faire preuve de patience dans les moments durs et pénibles ". A quoi s’oppose la fausse confession, qui manifeste le refus de subir la peine pour les péchés que l'on a fait semblant de regretter. Le dixième degré d'humilité est " l'obéissance ". A quoi s'oppose la rébellion. Le onzième degré d'humilité est " de ne pas prendre plaisir à faire sa volonté ". A quoi s'oppose la liberté par où l'on se réjouit de faire librement ce que l'on veut. Le dernier degré d'humilité est " la crainte de Dieu ". A quoi s'oppose l'habitude de pécher, qui implique le mépris de Dieu. Dans ces douze degrés on signale non seulement les espèces de l'orgueil, mais aussi certaines de ses causes et de ses conséquences. Nous avons dit plus haut la même chose à propos de l'humilité.
Objections
:
1. Il semble que non. A
propos du Psaume (7, 4) : " Seigneur mon Dieu, si j'ai fait cela ",
la Glose ajoute : " ... c'est-à-dire tout péché, qui est orgueil. "
Donc, si l'orgueil était péché mortel, tout péché serait mortel.
2. Tout péché est contraire
à la charité. Or l'orgueil ne semble pas toujours contraire à la charité, ni
quant à l'amour de Dieu, ni quant à l'amour du prochain, car l'excellence que
l'on recherche par orgueil de façon désordonnée n'est pas toujours contraire à
l'honneur de Dieu ou à l'utilité du prochain.
3. Tout péché mortel est
contraire à la vertu. Or l'orgueil n'est pas contraire à la vertu, mais il en
procède plutôt. " L'homme, dit S. Grégoire s'enorgueillit parfois des
vertus les plus hautes et les plus célestes. " L'orgueil n'est donc pas un
péché mortel.
Cependant, S. Grégoire dit que " l'orgueil est le signe le plus évident des réprouvés ; et l'humilité, à l'inverse, celui des élus ". Or les hommes ne sont pas réprouvés pour des péchés véniels. L'orgueil n'est donc pas un péché véniel, mais un péché mortel.
Conclusion
:
L'orgueil s'oppose à l'humilité. Or
l'humilité concerne proprement la sujétion de l'homme à Dieu, on l'a vu plus
haut. C'est pourquoi, à l'inverse, l'orgueil concerne proprement le manque de
cette sujétion : on s'élève au-dessus de ce qui nous a été fixé selon la règle
ou mesure divine, contrairement à ce que dit S. Paul (2 Co 10, 13) : "
Pour nous, nous n'irons pas nous vanter hors de mesure, mais nous prendrons
comme mesure la règle même que Dieu a assignée. " Aussi lit-on dans
l'Ecclésiastique (10, 12) que " le principe de l'orgueil de l'homme, c'est
d'abandonner le Seigneur ", car la racine de l'orgueil se montre à ce que
l'homme, en quelque manière, ne se soumet pas à Dieu et à la règle qu'il a
tracée. Or il est clair que le fait même de ne pas se soumettre à Dieu
constitue un péché mortel, puisque c'est se détourner de lui. Il en résulte que
l'orgueil, par son genre, est un péché mortel.
Cependant, de même qu'en d'autres dérèglements qui sont, par leur genre, péchés mortels, la fornication et l'adultère par exemple, il y a des mouvements qui sont des péchés véniels à cause de leur imperfection, lorsqu'ils devancent le jugement de la raison et échappent à son consentement, de même en matière d'orgueil arrive-t-il que des mouvements d'orgueil soient des péchés véniels, du moment que la raison n'y consent pas.
Solutions
:
1. Comme nous l'avons dit
plus haut l'orgueil n'est pas un péché universel par essence, mais il l'est par
un certain rejaillissement, en ce sens que tous les péchés peuvent naître de
lui. Il ne s'ensuit donc pas que tous les péchés sont mortels, mais seulement
lorsqu'ils naissent d'un orgueil complet, qui est, nous venons de le dire,
péché mortel.
2. L'orgueil est toujours
contraire à l'amour de Dieu, car l'orgueilleux ne se soumet pas à la règle
divine comme il le doit. Parfois aussi il est contraire à l'amour du prochain,
quand on se place, de façon désordonnée, au-dessus du prochain, et qu'on se
soustrait à la sujétion qu'on lui doit. En cela aussi on déroge à la règle
divine qui a établi une hiérarchie entre les hommes, certains devant être
soumis à d'autres.
3. L'orgueil ne naît pas des vertus comme d'une cause directe, mais comme d'une cause accidentelle, dans la mesure où l'on tire des vertus une occasion d'orgueil. Mais rien n'empêche qu'une chose soit cause accidentelle d'une autre chose qui lui est contraire, dit Aristote. Ainsi arrive-t-il que certains s'enorgueillissent de l'humilité elle-même.
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet, un péché semble d'autant plus léger qu'il est plus difficile à éviter.
Or l'orgueil est difficile à éviter, car, dit S. Augustin, " les autres
péchés s'emploient à produire des oeuvres mauvaises, mais l'orgueil s'attaque
aux oeuvres bonnes, pour les détruire ". L'orgueil n'est donc pas le plus
grave des péchés.
2. D'après Aristote, "
un plus grand mal s'oppose à un plus grand bien ". Or l'humilité, à
laquelle s'oppose l'orgueil, n'est pas la plus grande des vertus, on l'a dit
plus haut. Donc les vices qui s'opposent à de plus grandes vertus, comme le
manque de foi, le désespoir, la haine de Dieu, l'homicide, et autres
semblables, sont des péchés plus graves que l'orgueil.
3. Un mal plus grand n'est
pas puni par un mal qui l'est moins. Or il arrive que l'orgueil soit puni par
d'autres péchés, comme on peut le voir dans S. Paul, quand il dit (Rm 1, 28)
que les philosophes, à cause de l'arrogance de leur coeur, " ont été
livrés à leur esprit sans jugement, pour faire ce qui ne convient pas ".
L'orgueil n'est donc pas le plus grave des péchés.
Cependant, à cette parole du Psaume (119, 5 1) : " Les orgueilleux m'ont bafoué à plaisir ", la Glose ajoute : " Le plus grand péché dans l'homme est l'orgueil. "
Conclusion
:
Dans le péché il faut envisager deux éléments : la conversion à un bien fini, qui constitue la matière du péché, et l'aversion loin du bien immuable, qui est la raison formelle et achevée du péché. Ce n'est pas le côté de la conversion qui fait de l'orgueil le plus grave des péchés, car l'élévation, que l'orgueilleux désire de façon désordonnée, n'est pas en elle-même ce qui est le plus opposé au bien de la vertu. Mais c'est du côté de l'aversion que l'orgueil a la plus grande gravité, car dans les autres péchés l'homme se détourne de Dieu soit par ignorance, soit par faiblesse, soit parce qu'il désire quelque autre bien, tandis que l'orgueil détourne de Dieu par le refus même de se soumettre à Dieu et à ses lois. C'est pourquoi Boèce dit que " tous les vices fuient loin de Dieu, mais seul l'orgueil s'oppose à Dieu ". C'est ce qui fait dire aussi à S. Jacques (4, 6) : " Dieu résiste aux orgueilleux. " Ainsi donc, se détourner de Dieu et de ses préceptes qui, pour les autres péchés, est comme une conséquence, appartient essentiellement à l'orgueil, dont l'acte est le mépris de Dieu. Et parce que l'essentiel est plus important que l'accidentel, il s'ensuit que l'orgueil est, par son genre, le plus grave des péchés, parce qu'il les dépasse dans cette aversion, qui donne sa forme complète au péché.
Solutions
:
1. Un péché est difficile à éviter de deux façons : d'une première façon, à cause de la violence de son attaque. C'est ainsi que l'attaque de la colère est violente à cause de son emportement soudain. Et " il est plus difficile encore de résister à la convoitise ", à cause, de son affinité avec la nature, dit Aristote. Cette difficulté d'éviter le péché diminue sa gravité, car le péché est d'autant plus grave que la poussée de la tentation qui nous fait tomber est moindre, dit S. Augustin.
D'une autre façon le péché est
difficile à éviter à cause de son caractère caché. A ce point de vue il est
difficile d'éviter l'orgueil, car il prend aussi occasion des biens eux-mêmes,
on l'a vu. C'est pourquoi S. Augustin, dit expressément qu' " il s'attaque
aux oeuvres bonnes ". De même on peut lire dans le Psaume (142, 4) :
" Sur la voie où je marchais, les orgueilleux m'ont dressé un piège.
" Un mouvement d'orgueil se glissant subrepticement n'a pas une très
grande gravité, avant qu'il soit aperçu par le jugement de la raison. Mais
ensuite, on l'évite facilement. C'est facile si l'on considère sa propre
infirmité. " Pourquoi, dit l'Ecclésiastique (10, 9), tant d'orgueil dans
la terre et la cendre ? " C'est facile aussi si l'on considère la grandeur
de Dieu. " Pourquoi, dit un ami de Job (15, 13 Vg), ton esprit
s'enfle-t-il contre Dieu ? " C'est facile encore à cause de l'imperfection
des biens dont l'homme s'enorgueillit. " Toute chair, dit Isaïe (40, 6)
est comme l'herbe, et toute sa gloire est comme la fleur des champs. " Et
encore (64, 6) : " Toutes nos justices sont comme du linge Souillé. "
2. L'opposition du vice à
la vertu se prend de l'objet vers lequel se fait la conversion. A ce point de
vue l'orgueil n'est pas le plus grand des péchés, de même que l'humilité n'est
pas non plus la plus grande des vertus. Mais si l'on considère l'aversion,
l'orgueil est le plus grand des péchés, comme apportant une aggravation aux
autres péchés. En effet, le péché d'infidélité lui-même est rendu plus grave
lorsqu'il procède du mépris de l'orgueil, que lorsqu'il provient de l'ignorance
ou de la faiblesse. On doit en dire autant du désespoir ou des autres péchés
analogues.
3. De même que dans le raisonnement par l'absurde on est parfois convaincu en étant amené à une absurdité plus manifeste, de même pour convaincre l'orgueil des hommes, Dieu les punit parfois en permettant qu'ils s'effondrent en des péchés charnels qui, même s'ils sont moins graves, comportent néanmoins une honte plus manifeste. C'est pourquoi S. Isidore déclare : " L'orgueil est le pire de tous les vices, soit parce qu'il est le fait des personnes les plus éminentes, soit parce qu'il naît des oeuvres de justice et de vertu, et que sa faute est moins ressentie. Au contraire, la luxure de la chair est perceptible à tous, car elle apparaît immédiatement comme honteuse. Cependant, Dieu a voulu qu'elle fût moins grave que l'orgueil, mais aussi que celui qui est retenu par l'orgueil et ne le perçoit pas, tombe dans la luxure de la chair afin qu'après avoir été humilié par elle, la confusion lui permette de se relever. " C'est aussi ce qui montre la gravité de l'orgueil. En effet, de même que le sage médecin laisse le malade tomber dans une maladie plus bénigne pour le guérir d'une maladie plus grave, de même la plus grande gravité du péché d'orgueil apparaît par cela même que Dieu, pour y remédier, permet que l'on tombe en d'autres péchés.
Objections
:
1. Il semble que l'orgueil
ne soit pas le premier de tous les péchés. En effet, ce qui est premier se
retrouve en tout ce qui suit. Or les péchés ne sont pas tous entachés
d'orgueil. S. Augustin dit en effet : " Il y a beaucoup de choses qui se
font de façon vicieuse et qui ne se font pas par orgueil. " L'orgueil
n'est donc pas le premier de tous les péchés.
2. L'Ecclésiastique dit
(10, 12) que " le principe de l'orgueil, c'est l'abandon du Seigneur
". L'apostasie ou abandon du Seigneur est donc antérieure à l'orgueil.
3. L'ordre des péchés
semble devoir suivre l'ordre des vertus. Or l'humilité n'est pas la première
des vertus, c'est plutôt la foi. L'orgueil n'est donc pas le premier des
péchés.
4. " Tous les hommes
mauvais et les séducteurs, écrit S. Paul (2 Tm 3, 13), font toujours plus de
progrès dans le mal. " Il semble ainsi que le principe de la malice
humaine ne vienne pas du plus grand des péchés. Or l'orgueil est le plus grand
des péchés, on l'a dit. Il n'est donc pas le premier péché.
5. Ce qui est apparent et
fictif est postérieur à ce qui est véritable. Or Aristote dit : "
L'orgueilleux feint la force et l'audace. " Le vice de l'audace est donc
antérieur au vice de l'orgueil.
Cependant, d'après l'Ecclésiastique (10, 15, Vg) : " Le principe de tout péché est l'orgueil. "
Conclusion
:
En tout genre ce qui est par soi est premier. Or nous avons dit plus haut que l'aversion qui nous détourne de Dieu, et qui donne au péché sa forme et son achèvement, appartient par soi à l'orgueil, tandis qu'elle n'appartient aux autres péchés que par voie de conséquence. Il s'ensuit que l'orgueil est essentiellement le premier des péchés ; et il est aussi le principe de tous les péchés, comme nous l'avons dit, en traitant des causes du péché, du côté de l'aversion, qui est dans le péché l'élément principal.
Solutions
:
1. On dit que l'orgueil est
" le commencement de tout péché " non parce que tout péché,
individuellement pris, naît de l'orgueil, mais parce qu'il est de la nature de
tous les genre, de péché de naître de l'orgueil.
2. On dit que s'écarter de
Dieu est le commencement de l'orgueil de l'homme, non comme si c'était un péché
différent de l'orgueil, mais parce que c'est la première partie de l'orgueil.
On a dit en effet que l'orgueil vise principalement la soumission à Dieu, pour
laquelle il a du mépris. Ensuite il méprise aussi de se soumettre aux créatures
à cause de Dieu.
3. L'ordre des vertus et
celui des vices ne sont pas nécessairement les mêmes. En effet le vice détruit
la vertu. Mais ce qui est le premier à naître est le dernier à disparaître.
C'est pourquoi, de même que la foi est la première des vertus, de même
l'infidélité est le dernier des péchés, auquel l'homme est parfois conduit par
les autres péchés. Commentant ce passage du Psaume (137, 7) : " Détruisez,
détruisez jusqu'aux fondements ", la Glose ajoute : " L'incrédulité
se faufile dans l'entassement des vices. " Et S. Paul dit (1 Tm 1, 19) :
" Pour s'être affranchis de la bonne conscience, certains ont fait
naufrage dans la foi. "
4. On dit que l'orgueil est
le péché le plus grave du point de vue de ce qui constitue le péché, d'où se
prend la gravité dans le péché. C'est pourquoi l'orgueil est cause de la
gravité des autres péchés. Il arrive donc qu'avant l'orgueil il y ait des
péchés plus légers, qui sont commis par ignorance ou par faiblesse. Mais parmi
les péchés graves l'orgueil est le premier, parce qu'il est la cause qui
aggrave les autres péchés. Et comme ce qui est le premier à causer les péchés
est aussi le dernier à disparaître, sur ce passage du Psaume (19, 14) : "
Alors je serai pur du grand péché ", la Glose commente : " Il s'agit
du péché d'orgueil, qui est le dernier chez ceux qui reviennent à Dieu, et le
premier chez ceux qui s'écartent de Dieu 5. "
5. Aristote dit que l'orgueil feint la force, non parce qu'il consiste seulement en cela, mais parce que l'homme pense pouvoir acquérir une supériorité aux yeux des autres, surtout s'il paraît audacieux ou fort.
Objections
:
1. Il semble que oui.
Isidore en effet, et aussi Cassien comptent l'orgueil parmi les vices capitaux.
2. L'orgueil paraît être
identique à la vaine gloire, car l'un et l'autre recherchent la supériorité. Or
on fait de la vaine gloire un vice capital. On doit donc en faire un aussi de
l'orgueil.
3. S. Augustin dit : "
L'orgueil engendre l'envie, et ne va jamais sans cette compagne. " Or
l'envie est un vice capital, on l'a vu. Donc bien plus encore l'orgueil.
Cependant, Grégoire n'énumère pas l'orgueil parmi les vices capitaux.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit plus haute, l'orgueil peut être considéré de deux façons, en lui-même, selon qu'il est un péché spécial ; et selon qu'il a une certaine influence sur tous les péchés. Or on appelle vices capitaux des péchés spéciaux d'où naissent de nombreux genres de péchés. C'est pourquoi certains, considérant l'orgueil selon qu'il est un péché spécial, l'ont rangé au nombre des vices capitaux. S. Grégoire, au contraire, considérant l'influence universelle qu'il exerce sur tous les vices, comme nous l'avons dit ne le range pas au nombre des vices capitaux, mais en fait " la reine et la mère de tous les vices ". " Lorsque la superbe reine des vices, dit-il s'est emparée du coeur et en a triomphé, elle le livre bientôt, pour être dévasté, aux sept vices principaux, qui sont comme ses chefs d'armée, et d'où naissent une multitude d'autres vices. "
Solutions
:
1. La réponse ressort de ce
qui vient d'être dit.
2. L'orgueil n'est pas
identique à la vaine gloire ; il en est la cause. En effet, l'orgueil désire
l'excellence de façon désordonnée, tandis que la vaine gloire désire manifester
cette excellence.
3. De ce que l'envie, qui est un vice capital, naît de l'orgueil, il ne résulte pas que l'orgueil est un vice capital, mais qu'il est quelque chose de plus primordial que les vices capitaux.
I1 faut maintenant étudier le péché du premier homme, qui fut commis par orgueil (Question 163). Et d'abord son péché ; ensuite, le châtiment du péché (Question 164) ; enfin, la tentation, par laquelle l'homme fut induit à pécher (Question 165).
1. Le premier péché de l'homme fut-il de l'orgueil ? - 2. Que désirait le premier homme en péchant ? - 3. Son péché fut-il plus grave que tous les autres péchés ? - 4. Qui pécha davantage, l'homme ou la femme ?
Objections 1. Non,
semble-t-il. S. Paul dit (Rm 5,19) " Par la désobéissance d'un seul homme
la multitude a été constituée pécheresse. " Or le péché du premier homme
fut le péché originel par quoi tous furent constitués pécheurs. La
désobéissance fut donc le péché du premier homme, et non l'orgueil.
2. Commentant S. Luc, S.
Ambroise dit que le diable tenta le Christ selon le même ordre qui fit tomber
le premier homme. Or le Christ fut d'abord tenté de gourmandise, comme on le
voit dans S. Matthieu (4, 3) : " Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces
pierres se changent en pains. " Le premier péché du premier homme ne fut
donc pas l'orgueil, mais la gourmandise.
3. L'homme a péché sur la
suggestion du diable. Mais le diable, induisant l'homme en tentation, lui a
promis la science, comme on le voit dans la Genèse deviendraient pareils à des
dieux ; comme si lui, qui les avait faits hommes, était jaloux de la divinité.
" Or croire cela relève du manque de foi. Le premier péché de l'homme fut
donc un péché d'infidélité, et non un péché d'orgueil.
Cependant, il y a les paroles de l'Ecclésiastique (10, 15 Vg) : " Au principe de tout péché, il y a l'orgueil. " Or le péché du premier homme est le principe de tout péché, d'après S. Paul (Rm 5, 12) : " Par un seul homme le péché est entré dans le monde. " Le premier péché de l'homme fut donc l'orgueil.
Conclusion
:
A un même péché peuvent concourir plusieurs mouvements, parmi lesquels celui en qui le désordre se trouve d'abord est à considérer comme le premier péché. Or il est clair que le désordre se trouve d'abord dans le, mouvement intérieur de l'âme, avant de se trouver dans le mouvement extérieur du corps. En effet, dit S. Augustin " la sainteté du corps ne se perd pas, si la sainteté de l'âme demeure ". Mais, parmi les mouvements intérieurs, le désir de la fin se produit avant le désir de ce qui est recherché en vue de la fin. C'est pourquoi le premier péché de l'homme fut là où put se trouver le premier désir d'une fin désordonnée. Or, l'homme se trouvait constitué dans l'état d'innocence de telle manière qu'aucune rébellion ne pouvait avoir lieu de la chair contre l'esprit. Aussi le premier désordre de l'appétit humain ne put-il provenir de ce qu'il aurait désiré quelque bien sensible auquel aurait tendu la convoitise de la chair hors de l'ordre de la raison. Il reste donc que le premier désordre de l'appétit humain est venu de ce qu'il a désiré de façon désordonnée un bien spirituel. Mais il n'aurait pas eu un désir désordonné s'il avait désiré ce bien selon la mesure à lui prescrite par la règle divine. Il en résulte donc que le premier péché de l'homme résida en ce qu'il désira un bien spirituel au-delà de la mesure convenable. Ce qui relève de l'orgueil. Il est donc évident que le péché du premier homme fut un péché d'orgueil.
Solutions
:
1. La désobéissance de
l'homme au précepte divin ne fut pas voulue pour elle-même, car cela ne pouvait
se produire à moins de présupposer un désordre de la volonté. Il reste donc
qu'elle a été voulue en vue d'autre chose. Or la première chose que l'homme a
voulue de façon désordonnée fut sa propre supériorité. La désobéissance fut
donc une conséquence de l'orgueil. C'est ce qui fait dire à S. Augustin que
" l'homme, enflé d'orgueil et obéissant aux suggestions du serpent,
méprisa les ordres de Dieu ".
2. La gourmandise eut aussi
sa part dans le péché de nos premiers parents. On lit en effet dans la Genèse :
" La femme vit que l'arbre était bon à manger et séduisant à voir... Elle prit
de son fruit et mangea. " Cependant, ce ne fut pas la bonté de la
nourriture, ni sa beauté, qui fut le premier motif pour pécher, mais plutôt
l'invitation du serpent, qui avait dit : " Vos yeux s'ouvriront et vous
serez comme des dieux. " En cédant à ce désir, la femme a commis un péché
d'orgueil. C'est pourquoi le péché de gourmandise a découlé du péché d'orgueil.
3. Le désir de la science
fut causé, chez nos premiers parents, par le désir désordonné de leur
supériorité. C'est pourquoi dans les paroles du serpent il y a d'abord : "
Vous serez comme des dieux ", et ensuite : " connaissant le bien et
le mal. "
4. Comme dit S. Augustin : " La femme n'aurait pas ajouté foi aux paroles du serpent, elle n'aurait pas cru que Dieu leur eût défendu une chose bonne et utile, s'il n'y avait déjà eu dans son esprit l'amour de sa propre puissance, et une certaine présomption orgueilleuse. " Cela ne veut pas dire que l'orgueil précéda l'invitation du serpent, mais qu'aussitôt après cette invitation, la prétention envahit son esprit, et il résulta qu'elle crut vrai ce que lui disait le démon.
Objections
:
1. Il semble que l'orgueil
du premier homme n'a pas consisté à désirer la ressemblance avec Dieu. En
effet, personne ne pèche en désirant ce qui lui convient selon sa nature. Or la
ressemblance de Dieu convient à l'homme selon sa nature, puisqu'on lit dans la
Genèse (1,26) : " Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance.
" L'homme ne pécha donc pas en désirant la ressemblance avec Dieu.
2. Il semble que l'homme a
désiré la ressemblance avec Dieu afin de posséder la science du bien et du mal.
C'est en effet ce qui lui était suggéré par le serpent : " Vous serez
comme des dieux, connaissant le bien et le mal. " Or le désir de la
science est naturel à l'homme, comme dit Aristote : " Tous les hommes
désirent naturellement savoir. " L'homme n'a donc pas péché en désirant la
ressemblance avec Dieu.
3. Aucun sage ne choisit ce qui lui est impossible. Or le premier homme était doté de sagesse, d'après l'Ecclésiastique (17, 7) : " Dieu les remplit de science et d'intelligence. " Comme tout péché consiste en un désir délibéré, qui est un choix, il semble donc que le premier homme n'a pas péché en désirant quelque chose d'impossible.
Or il est impossible que l'homme
soit semblable à Dieu, comme le montre cette parole de l'Exode (15, 11) :
" Qui est semblable à toi parmi les dieux, Seigneur ? " Le premier
homme n'a donc pas péché en désirant ressembler à Dieu.
Cependant, commentant cette parole du Psaume (69, 5) : " Ce que je n'ai pas pris, il me faut le rendre ", S. Augustin dit : " Adam et Ève voulurent ravir la divinité, et perdirent la félicité. "
Conclusion
:
Il y a deux ressemblances. L'une, d'égalité absolue. Nos premiers parents n'ont pas désiré cette ressemblance, car une telle ressemblance avec Dieu ne peut être envisagée, surtout par le sage. Mais il y a une autre ressemblance d'imitation, que la créature peut avoir avec Dieu, en tant qu'elle participe quelque peu, selon sa propre mesure, de la ressemblance avec Dieu. Car Denys a dit : " Les mêmes choses, par rapport à Dieu, sont à la fois semblables et dissemblables ; semblables parce que l'effet ressemble à sa cause autant qu'il peut ; dissemblables parce que l'effet est toujours inférieur à sa cause. " Or tout bien existant dans la créature est une similitude participée du bien premier. C'est pourquoi, en désirant un bien spirituel dépassant sa mesure, nous l'avons dit à l'Article précédent, l'homme désire la ressemblance divine de façon désordonnée.
Il faut cependant remarquer que le désir se porte à proprement parler sur une chose que l'on n'a pas. Or le bien spirituel, par lequel la créature raisonnable participe de la ressemblance divine, peut s'entendre de trois façons. 1° Selon l'être de la nature. Une telle ressemblance a été imprimée en l'homme au principe même de la création, et la Genèse dit que " Dieu fit l'homme à son image et à sa ressemblance " ; et en l'ange, ce que dit Ézéchiel (28, 12) : " Toi, un modèle de ressemblance. " 2° Selon la connaissance. L'ange, au moment de sa création, a reçu aussi cette ressemblance. C'est pourquoi, après avoir dit : " Toi, un modèle de ressemblance ", Ézéchiel ajoute aussitôt : " rempli de sagesse ". Le premier homme, lui, au moment de sa création, n'avait pas encore reçu cette ressemblance en acte, mais seulement en puissance. 3° Selon le pouvoir d'agir. Ni l'ange ni l'homme n'avaient encore obtenu cette ressemblance en acte au principe même de la création, car il restait à l'un et à l'autre quelque chose à faire pour parvenir à la béatitude.
Ainsi donc, puisque l'un et l'autre, le diable et le premier homme, ont désiré de façon désordonnée la ressemblance avec Dieu, ce n'est pas en désirant la ressemblance de nature qu'ils on" péché. Mais le premier homme a péché principale ment en désirant la ressemblance avec Dieu quant à la " science du bien et du mal ", comme le serpent le lui suggéra : il voulait, par la vertu de sa propre( nature, se fixer à lui-même ce qu'il était bon e ce qu'il était mauvais de faire ; ou bien encore prévoir par lui-même ce qui allait arriver de bien ou de mauvais. Il a péché aussi secondairement en désirant la ressemblance avec Dieu quant à soi propre pouvoir d'action, afin d'agir par la vertu de sa propre nature pour acquérir la béatitude Aussi S. Augustin dit-il : " L'amour de son propre pouvoir se grava dans l'esprit de la femme. " Quant au diable, il a péché en désirant la ressemblance de Dieu quant au pouvoir. C'est pourquoi S. Augustin dit qu' " il a voulu jouir de sa propre puissance plus que de celle de Dieu ". Pourtant, l'un et l'autre ont désiré à un certain point de vue s'égaler à Dieu, puisqu'ils ont voulu l'un et l'autre s'appuyer sur eux-mêmes, en méprisant l'ordre de la règle divine.
Solutions
:
1. Cet argument procède de
la ressemblance de nature : ce n'est pas à cause du désir de cette ressemblance
que l'homme a péché, on vient de le dire.
2. Désirer la ressemblance
avec Dieu quant à la science, sans plus, n'est pas un péché. Mais désirer cette
ressemblance de manière désordonnée, c'est-à-dire en dépassant la mesure, est
un péché. Commentant ce passage du Psaume (71, 19) : " Dieu, qui sera
semblable à toi ? " S. Augustin dit : " Celui qui veut être Dieu par
lui-même a un désir pervers d'être semblable à Dieu ; comme le diable, qui
refusa de lui être soumis ; et comme l'homme, qui refusa, comme serviteur,
d'observer les commandements. "
3. Cet argument procède de la ressemblance d'égalité.
Objections
:
1. Il semble bien que oui.
S. Augustin dit en effet : " Ce fut un grand mal que de pécher, alors
qu'il était si facile de ne pas pécher. " Nos premiers parents eurent une
grande possibilité de ne pas pécher, car il n'y avait rien à l’intérieur
d'eux-mêmes qui les poussait à pécher. Le péché de nos premiers parents fut
donc plus grave que les autres.
2. Le châtiment est
Proportionné à la faute. Mais le péché de nos premiers parents fut puni de la
façon la plus grave, puisque c'est par lui que " la mort est entrée dans
le monde ", selon S. Paul (Rm 5, 12).
3. Ce qui est premier en un
genre semble être ce qu'il y a de plus grand, dit Aristote. Or le péché de nos
premiers parents fut le premier parmi les autres péchés des hommes. Il fut donc
le plus grand.
Cependant, Origène écrit : " je ne pense pas qu'aucun de ceux qui se sont trouvés au degré le plus haut et le plus parfait en soit rejeté ou s'en détache subitement, mais il faut qu'il le fasse peu à peu et graduellement. " Or nos premiers parents étaient établis dans le degré le plus haut et le plus parfait. Leur premier péché ne fut donc pas le plus grand de tous les péchés.
Conclusion
:
La gravité d'un péché peut être considérée de deux points de vue. D'un premier point de vue, selon l'espèce même du péché. C'est ainsi que nous disons que l'adultère est un péché plus grave que la fornication simple. D'un autre point de vue la gravité d'un péché est relative à une circonstance de lieu, de personne ou de temps. Or la première de ces gravités est la plus essentielle au péché, et la principale. C'est pourquoi c'est d'après elle plutôt que d'après la seconde qu'un péché est appelé grave.
Il faut donc dire que le péché du premier homme ne fut pas plus grave que tous les autres péchés humains si l'on considère l'espèce de péché. En effet, même si l'orgueil, par son propre genre, a une certaine primauté parmi les autres péchés, cependant l'orgueil par lequel on nie ou l'on blasphème Dieu est plus grave que l'orgueil par lequel on désire de façon désordonnée la ressemblance divine, ce qui fut l'orgueil de nos premiers parents, on l'a vu.
Mais si l'on considère la condition des personnes qui ont péché, ce péché eut une très grande gravité, à cause de la perfection de leur état. C'est pourquoi il faut dire que ce péché fut le plus grave à un certain point de vue, mais non de façon absolue.
Solutions
:
1. Cet argument procède de
la gravité du péché résultant de la condition du pécheur. 2. La grandeur du châtiment
qui suivit ce premier péché ne correspond pas à la gravité de son espèce
propre, mais au fait qu'il fut le premier, car, à cause de lui, l'innocence du
premier état cessa, et, celle-ci étant supprimée, toute la nature humaine se
trouva désorganisée.
3. Dans les choses qui sont ordonnées par soi, la première est nécessairement la plus grande. Mais un tel ordre ne se trouve pas dans les péchés, car un péché peut faire suite à un autre par accident. Il ne s'ensuit donc pas que le premier péché fut le plus grand.
Objections
:
1. Il semble bien que le
péché d'Adam fut le plus grave. S. Paul dit en effet (1 Tm 2, 14) : " Ce
n'est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui, séduite, se rendit coupable
de transgression. " Il semble ainsi que le péché de la femme se produisit
par ignorance, tandis que le péché de l'homme fut commis avec une science
certaine. Dès lors ce péché est plus grave, selon S. Luc (12, 47) : " Le
serviteur qui, connaissant la volonté de son maître... n'aura pas agi selon
cette volonté, recevra un grand nombre de coups. Quant à celui qui, sans la
connaître, aura par sa conduite mérité des coups, il n'en recevra qu'un petit
nombre. " Adam a donc péché plus gravement qu'Ève.
2. " Si l'homme est le
chef, dit S. Augustin, il doit vivre mieux et précéder son épouse en toutes les
bonnes actions, afin que celle-ci imite son mari. " Mais si celui qui doit
agir mieux tombe dans le péché, il pèche plus gravement. Adam a donc péché plus
gravement qu'Eve.
3. Le péché contre le
Saint-Esprit semble être le plus grave. Or Adam semble avoir péché contre le
Saint-Esprit, car il a péché en présumant de la miséricorde divine, ce qui
relève du péché de présomption. Il semble donc qu'Adam ait péché plus gravement
qu'Ève.
Cependant, le châtiment répond à la faute. Or la femme a été punie plus gravement que l'homme, comme on le voit dans la Genèse (3,16). Elle a donc péché plus gravement que lui.
Conclusion
:
Nous l'avons dit à l'Article précédent la gravité d'un péché s'apprécie davantage d'après l'espèce du péché que d'après la condition du pécheur. Il faut donc dire que, si nous considérons la condition des personnes, celle de l'homme et de la femme, le péché de l'homme est plus grave, car il était plus parfait que la femme.
Mais si l'on considère le genre même du péché, il faut dire que le péché de tous deux fut égal car, pour tous deux, ce fut l'orgueil. C'est pourquoi S. Augustin dit que la femme eut une excuse à son péché " en raison de son sexe inégal, mais qu'elle pécha avec un orgueil égal ".
Si l'on considère maintenant l'espèce de l'orgueil, la femme pécha plus gravement pour une triple raison. D'abord parce que la prétention fut plus grande chez la femme que chez l'homme. En effet, la femme a cru vrai ce que le serpent lui persuada : que Dieu leur avait interdit de manger du fruit de peur qu'ils ne parviennent à lui ressembler. Et ainsi, voulant acquérir, en mangeant du fruit défendu, la ressemblance avec Dieu, son orgueil s'éleva à vouloir obtenir quelque chose contre la volonté de Dieu. L'homme, au contraire, n'a pas cru que cela était vrai. C'est pourquoi il n'a pas voulu acquérir la ressemblance divine contre la volonté de Dieu, mais son orgueil consista à vouloir l'acquérir par lui-même. - Ensuite, parce que la femme a non seulement péché elle-même, mais a suggéré aussi le péché à l'homme. Elle a donc péché contre Dieu et contre le prochain. - Enfin, parce que le péché de l'homme fut diminué en ce qu'il consentit au péché " par cette espèce de bienveillance amicale, qui fait que très souvent on offense Dieu pour ne pas d'un ami se faire un ennemi ; mais la sentence divine montra qu'il n'aurait pas dû le faire ". Ainsi parle S. Augustin. Il apparent donc ainsi que le péché de la femme fut plus grave que le péché de l'homme.
Solutions
:
1. Cette séduction de la
femme a suivi une prétention antérieure. C'est pourquoi une telle ignorance
n'excuse pas, mais aggrave le péché, car par ignorance elle s'est élevée à une
plus grande prétention.
2. Cet argument procède de
la circonstance relative à la condition de la personne, qui fit que le péché de
l'homme fut plus grave d'un certain point de vue.
3. L'homme n'a pas présumé de la miséricorde divine jusqu'au mépris de la justice divine, ce que fait le péché contre le Saint-Esprit. Mais, dit S. Augustin, " n'ayant pas l'expérience de la sévérité de Dieu, il crut que ce péché était véniel ", c'est-à-dire facile à pardonner.
1. La mort, qui est le châtiment commun. - 2. Les autres châtiments particuliers qui sont indiqués dans la Genèse.
Objections
:
1. Il semble que la mort ne
soit pas le châtiment du péché de nos premiers parents. En effet, ce qui est
naturel à l'homme ne peut être appelé châtiment du péché, car le péché ne
parfait pas la nature, mais la vicie. Or la mort est naturelle à l'homme ; ce
qui le montre, c'est que son corps est composé d'éléments contraires ; et aussi
que le mot " mortel " fait partie de la définition de l'homme. La
mort ne fut donc pas le châtiment du péché de nos premiers parents.
2. La mort et les autres
déficiences corporelles se retrouvent pareillement chez l'homme et chez les
autres animaux, selon l'Ecclésiaste (3, 19) : " Le sort de l'homme et
celui de la bête est le même : l'un meurt, l'autre aussi. " Or chez les
bêtes la mort n'est pas un châtiment du péché.
3. Le péché de nos premiers
parents fut commis par des personnes particulières. Or la mort atteint la
nature humaine tout entière. Il ne semble donc pas qu'elle soit le châtiment du
péché de nos premiers parents.
4. Tous les hommes
descendent également de nos premiers parents. Donc, si la mort était le
châtiment du péché de nos premiers parents, il s'ensuivrait que tous les hommes
souffriraient la mort de la même façon. Ce qui paraît faux, car certains
meurent plus tôt ou plus douloureusement que d'autres. La mort n'est donc pas
la peine du premier péché.
5. Le mal de peine vient de
Dieu, on l'a dit antérieurement. Or la mort ne semble pas venir de Dieu,
puisqu'il est écrit dans la Sagesse (1, 13) " Dieu n'a pas fait la mort.
"
6. Les châtiments ne
semblent pas être méritoires, car le mérite se place dans la catégorie du bien,
et le châtiment dans la catégorie du mal. Or la mort est parfois méritoire,
comme on le voit pour la mort des martyrs. Il semble donc que la mort ne soit
pas un châtiment.
7. Le châtiment paraît être affligeant. Or la mort ne peut être affligeante, à ce qu'il semble.
Car, quand la mort est là, l'homme
ne sent pas, et quand elle n'est pas là, elle ne peut être sentie. La mort
n'est donc pas un châtiment du péché.
8. Si la mort était un
châtiment du péché, elle l'aurait suivi immédiatement. Or cela n'est pas vrai,
car nos premiers parents ont vécu longtemps après leur péché, comme on le voit
dans la Genèse. Donc la mort ne semble pas être le châtiment du péché.
Cependant, il y a les paroles de S. Paul (Rm 5, 12) : " Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort. "
Conclusion
:
Lorsque quelqu'un est privé, à cause de sa faute, d'un bienfait qui lui avait été accordé, la privation de ce bienfait est le châtiment de sa faute. Comme nous l'avons dit dans la première Partie l'homme, dans son état primitif, avait reçu de Dieu ce don : aussi longtemps que son esprit resterait soumis à Dieu, les puissances inférieures de son âme seraient soumises à son esprit raisonnable, et son corps soumis à son âme. Mais comme, par le péché, l'esprit de l'homme s'éloigna de la soumission à Dieu, il s'ensuivit que les forces inférieures ne furent plus soumises totalement à la raison, et il en résulta une rébellion de l'appétit charnel contre la raison ; il s'ensuivit aussi que le corps ne fut plus totalement soumis à l'âme, et il en résulta la mort, et les autres déficiences corporelles. En effet, la vie et l'intégrité du corps consistent en ce qu'il reste soumis à l'âme, comme le perfectible à son principe de perfection. C'est pourquoi, à l'inverse, la mort et la maladie, et toutes les déficiences corporelles, relèvent du défaut de soumission du corps à l'âme. C'est donc clair : de même que la rébellion de l'appétit charnel contre l'esprit est un châtiment du péché de nos premiers parents, de même la mort et toutes les déficiences corporelles.
Solutions
:
1. On appelle naturel ce
qui est causé par les principes de la nature. Or les principes essentiels de la
nature sont la forme et la matière. La forme de l'homme est l'âme raisonnable,
qui est de soi immortelle. C'est pourquoi la mort n'est pas naturelle à l'homme
si l'on considère sa forme. Mais la matière de l'homme est tel corps, composé
de contraires, ce qui entraîne nécessairement la corruptibilité. A ce point de
vue la mort est naturelle à l'homme. Cependant cette condition du corps humain
matériel est une conséquence nécessaire de la matière, car il fallait que le
corps de l'homme fût un organe du toucher, et par conséquent un intermédiaire
entre les choses tangibles, ce qui ne pouvait se faire s'il n'était composé de
contraires, comme le montre Aristote. Cependant, cette condition ne dispose pas
la matière à la forme, car, si c'était possible, il faudrait plutôt, puisque la
forme est incorruptible, que la matière le fût aussi. De même, que la scie soit
en fer, cela est dû à sa forme et à son action, afin qu'elle soit apte à scier
par sa dureté ; mais qu'elle soit sujette à la rouille, cela est une
conséquence nécessaire de cette matière, et cela ne tient pas au choix de
l'agent ; car si l'ouvrier le pouvait, il ferait en fer une scie qui ne
pourrait rouiller. Or Dieu, qui est le Créateur de l'homme, est tout-puissant.
C'est pourquoi par un don gratuit, il affranchit l'homme, en le créant, de la
nécessité de mourir qui était une conséquence de la matière. Cependant ce
privilège fut supprimé par le péché de nos premiers parents. Ainsi donc la mort
est naturelle, à cause de la condition de la matière, et elle est un châtiment,
à cause de la perte du don divin préservant de la mort.
2. Cette ressemblance de
l'homme avec les autres animaux se prend de la condition de la matière,
c'est-à-dire du corps composé de contraires, et non de la forme. En effet,
l'âme de l'homme est immortelle, tandis que les âmes des bêtes sont mortelles.
3. Nos premiers parents ont
été établis par Dieu non seulement comme des personnes individuelles, mais
comme les principes de toute la nature humaine qui devait, à partir d'eux,
passer à leurs descendants, en même temps que le don divin préservant de la
mort. C'est pourquoi toute la nature humaine, ayant été par leur péché
destituée d'un si grand don pour leurs successeurs, a encouru la mort.
4. Un manque peut provenir du péché de deux manières. D'une première manière, par mode de châtiment fixé par le juge. Un tel manque doit être égal chez tous ceux à qui le péché appartient d'égale façon. Un autre manque est celui qui fait suite par accident à un châtiment de ce genre : par exemple la chute sur la route de celui qui s'est rendu aveugle par sa faute. Un tel manque n'est pas proportionné à la faute, et il n'est pas pris en considération par le juge humain, qui ne peut connaître à l'avance les événements fortuits.
Ainsi donc, le châtiment fixé pour le premier péché, qui lui répond de façon proportionnée, fut la suppression du don divin par lequel étaient maintenues la rectitude et l'intégrité de la nature humaine. Mais les défauts qui sont la conséquence de la suppression de ce don, sont la mort et les autres peines de la vie présente. C'est pourquoi ces peines ne sont pas nécessairement égales en tous ceux qu'atteint également le premier péché.
A la vérité, comme Dieu connaît à
l'avance tous les événements futurs, ces peines, distribuées par la prescience
et la providence divine, se trouvent différemment chez les uns et chez les
autres, non pas à cause des mérites précédant cette vie, comme l'a déclaré
Origène d - ce qui va à l'encontre de ce qu'a dit S. Paul (Rm 9, 11) : "
... quand ils n'avaient fait ni bien ni mal ", à l'encontre aussi de ce
qui a été montré dans notre première Partie, : que l'âme n'est pas créée avant
le corps -, mais soit à cause du châtiment des péchés des parents, souvent punis
dans les enfants, en tant que le fils est quelque chose du père, soit à cause
du remède salutaire de celui qui est soumis aux peines de ce genre, pour qu'il
soit par là préservé de pécher, ou qu'il ne s'enorgueillisse pas non plus de
ses vertus, et soit couronné par la patience.
5. On peut considérer la
mort de deux façons. D'une première façon, selon qu'elle est un certain mal de
la nature humaine, et ainsi elle ne vient pas de Dieu, mais elle est une
certaine déficience provenant de la faute humaine. - D'une autre façon, elle
peut être considérée en tant qu'elle a raison de bien, c'est-à-dire comme juste
châtiment. Et ainsi elle vient de Dieu. C'est pourquoi S. Augustin dit que Dieu
n'est pas l'auteur de la mort, sinon en tant qu'elle est un châtiment.
6. Comme dit S. Augustin :
" De même que les méchants usent mal non seulement des maux, mais aussi
des biens, de même les justes usent bien non seulement des biens, mais aussi
des maux. C'est ainsi que les méchants font un mauvais usage de la loi, bien que
la loi soit un bien, et les bons un bon usage de la mort, bien que la mort soit
un mal. " C'est donc en tant que les saints font un bon usage de la mort
que pour eux la mort devient méritoire.
7. La mort peut s'entendre de deux façons. D'une première façon elle s'entend de la privation de la vie. Ainsi elle ne peut être sentie, puisqu'elle est une privation du sens et de la vie. Elle n'est pas alors une peine sensible, mais simplement un châtiment.
D'une autre façon la mort signifie
la corruption qui se termine à la privation qu'on vient de dire. Or, de la
corruption, comme aussi de la génération, nous pouvons parler en un double
sens. En un sens, selon qu'elle est le terme de l'altération. Et ainsi, à
l'instant où la vie cesse, on dit que la mort est présente. En ce sens la mort
n'est pas non plus une peine sensible. - En un autre sens la corruption peut
s'entendre de l'altération qui précède, selon que l'on dit que quelqu'un meurt
quand il va vers la mort, de même que l'on dit que quelque chose est engendré,
quand le mouvement va vers sa génération. Et ainsi la mort peut être
affligeante.
8. Comme dit S. Augustin : " Quoique nos premiers parents aient vécu de longues années après le péché, ils commencèrent cependant à mourir le jour où ils subirent la sentence de mort qui les condamnait à vieillir. "
Objections
:
1. Il semble que l'Écriture
ne détermine pas bien les châtiments particuliers de nos premiers parents. En
effet, on ne doit pas qualifier comme châtiment du péché ce qui existerait même
sans péché. Or, les douleurs de l'enfantement existeraient même sans le péché,
semble-t-il, car la disposition du sexe féminin requiert que l'enfant ne puisse
naître sans douleur pour celle qui enfante. De même aussi la soumission de la
femme à l'homme est une conséquence de la perfection du sexe masculin et de
l'imperfection du sexe féminin. De même encore, la production des épines et des
ronces fait partie de la nature de la terre, qui aurait existé même en
l'absence du péché. Il n'est donc pas juste de présenter tout cela comme des
châtiments du premier péché.
2. Ce qui appartient à la
dignité de quelqu'un ne semble pas être pour lui un châtiment. Mais la
multiplicité des grossesses appartient à la dignité de la femme et ne doit donc
pas être considérée comme un châtiment.
3. Le châtiment du péché de
nos premiers parents découle sur tous, comme on l'a dit de la mort. Or la
multiplicité des grossesses n'est pas le fait de toutes les femmes, et tous les
hommes ne mangent pas leur pain à la sueur de leur front. Ce ne sont donc pas
là des châtiments qui conviennent au premier péché.
4. Le lieu du paradis avait
été fait pour l'homme. Or rien dans l'ordre des choses ne doit être vain. Il
semble donc que cela n'a pas été une peine convenable pour l'homme, d'être
chassé du paradis.
5. On dit que le lieu du
paradis terrestre est de soi inaccessibles C'est donc inutilement que d'autres
obstacles furent placés pour empêcher que l'homme y retourne, comme " les
chérubins et la flamme du glaive tournoyant " (Gn 3, 22).
6. Après le péché l'homme
fut aussitôt soumis à la nécessité de la mort, et ainsi il ne pouvait plus,
grâce à l'arbre de vie, recouvrer l'immortalité. C'est donc inutilement qu'il
lui fut interdit de manger de l'arbre de vie, comme il est dit dans la Genèse
(3, 22) : " Pour éviter qu'il ne cueille de l'arbre de vie et ne vive à
jamais. "
7. Insulter le misérable
semble inconciliable avec la miséricorde et la clémence qui, dans l'Écriture,
semblent surtout attribuées à Dieu, selon la parole du Psaume (145,9) : "
Ses tendresses vont à toutes ses oeuvres. " Il est donc choquant de
montrer Dieu insultant nos premiers parents déjà réduits à la misère par le
péché, lorsqu'il dit : " Voilà que l'homme est devenu comme l'un de nous
pour connaître le bien et le mal "
8. Le vêtement est
nécessaire à l'homme, comme la nourriture, selon S. Paul (1 Tm 6, 8) : "
Lorsque nous avons nourriture et vêtement, sachons être satisfaits. "
Ainsi donc, de même que la nourriture fut donnée à nos premiers parents avant
le péché, de même aussi le vêtement a dû leur être donné. Il ne convient donc
pas de dire que, après le péché, Dieu, leur " fit des tuniques de peau
" (Gn 3, 2 1).
9. Le châtiment qui frappe quelqu'un
pour son péché doit l'emporter dans le mal sur le profit qu'il retire de son
péché : autrement, le châtiment ne détournerait pas du péché. Or nos premiers
parents obtinrent de leur péché que " leurs yeux s'ouvrirent ", dit
la Genèse (3, 7). Et cela surpasse en bien tous les châtiments qui sont
indiqués comme conséquence du péché. Les châtiments qui furent les conséquences
du péché de nos premiers parents sont donc décrits de façon maladroite.
Cependant, des châtiments furent imposés par Dieu qui " fait tout avec nombre, poids et mesure ", dit le livre de la Sagesse (11, 21).
Conclusion
:
Nous l'avons dit, nos premiers parents furent privés, à cause de leur péché, du don divin qui maintenait en eux l'intégrité de la nature humaine, et sa suppression fit tomber la nature humaine dans des déficiences ayant un caractère pénal. C'est pourquoi ils furent doublement punis. D'abord, en ce que leur fut retiré ce qui convenait à l'état d'intégrité, le lieu du paradis terrestre : " Et le Seigneur Dieu le renvoya du jardin d’Éden. " Et comme l'homme ne pouvait revenir par lui-même à cet état de première innocence, c'est avec raison que furent ajoutés les obstacles l'empêchant de retrouver ce qui convenait à ce premier état, à savoir la nourriture, " afin qu'il ne cueille pas de l'arbre de vie ", et le lieu : " Dieu posta devant le jardin d'Éden les chérubins et la flamme du glaive fulgurant. "
Mais secondairement ils furent punis en ce qu'ils furent assujettis à ce qui correspond à la nature lorsqu'elle est privée d'un tel don. Et cela quant au corps et quant à l'âme. Quant au corps, auquel appartient la différence des sexes, une peine fut affectée à la femme, et une autre à l'homme. A la femme une peine fut affectée selon les deux liens qui l'unissent à l'homme : la génération des enfants et le partage des activités familiales. Quant à la génération des enfants, la femme fut punie doublement. D'abord, quant aux fatigues qu'elle éprouve en portant l'enfant lorsqu'il est conçu, ce qui est signifié par ces paroles : " Je multiplierai les peines de tes grossesses. " Ensuite, quant à la douleur dont elle souffre en enfantant -. " Dans la peine tu enfanteras. " Quant à la vie familiale, la femme est punie en ce qu'elle est soumise à la domination de son mari, selon ces paroles : " Tu seras sous le pouvoir de ton mari. " - Mais, de même qu'il appartient à la femme d'être soumise à son mari en ce qui concerne l'économie familiale, de même il appartient à l'homme de procurer ce qui est nécessaire à la vie. En cela il est puni d'une triple façon. D'abord, par la stérilité de la terre : " Maudit soit le sol à cause de toi " Ensuite, par la préoccupation du travail, sans lequel on ne retire pas les fruits de la terre " A force de peine, tu en retireras subsistance tous les jours de ta vie. " Enfin, quant aux obstacles que rencontreront ceux qui cultivent la terre : " Elle produira pour toi épines et chardons. "
Pareillement aussi, en ce qui concerne l'âme, est décrit le triple châtiment qui fut le leur. Premièrement, quant à la confusion qu'ils éprouvèrent de la rébellion de la chair contre l'esprit ; c'est pourquoi il est dit : " Alors leurs yeux à tous deux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils étaient nus. " Deuxièmement, quant au remords de leur propre faute ; c'est pourquoi il est dit : " Voilà que l'homme est devenu comme l'un de nous pour connaître le bien et le mal. " Troisièmement, quant au rappel de la mort à venir ; c'est pourquoi il est dit à l'homme : " Tu es glaise, et tu retourneras à la glaise. " Que " Dieu leur fit des tuniques de peau " est aussi un signe de leur mortalité.
Solutions
:
1. Dans l'état d'innocence, l'enfantement aurait eu lieu sans douleur. S. Augustin dit en effet : " A l'enfantement, les entrailles de la femme se seraient dilatées non dans les gémissements de la douleur, mais par la poussée de la maturité ; de même que, pour la fécondation, l'union se serait accomplie par l'intervention de la volonté, non par le désir de la volupté. "
Il faut comprendre que la soumission de la femme à son mari a pris un caractère de châtiment pour la femme non en ce qui regarde le pouvoir de commander, car même avant le péché l'homme aurait été " le chef de la femme " et aurait gouverné, mais selon que la femme, contre sa propre volonté, doit maintenant nécessairement obéir à la volonté de son mari.
Si l'homme n'avait pas péché, la
terre aurait produit des épines et des ronces pour servir à la nourriture des
animaux, mais non pour le châtiment de l'homme, car de leur production
n'auraient résulté aucune fatigue ou punition pour l'homme travaillant la
terre, dit S. Augustin. Alcuin dit cependant qu'avant le péché la terre
n'aurait aucunement produit d'épines ni de ronces. Mais la première opinion
paraît la meilleure.
2. La multiplicité des
grossesses est devenue un châtiment pour la femme, non à cause de la mise au
monde des enfants, qui aurait eu lieu même avant le péché, mais à cause de la
multiplicité des fatigues dont souffre la femme lorsqu'elle porte l'enfant
quelle a conçu. C'est pourquoi il est ajouté à juste titre : " Je
multiplierai les peines de tes grossesses. "
3. Ces châtiments sont
d'une certaine manière le lot de tous. En effet, quelle que soit la femme qui
conçoit, elle éprouve nécessairement des tourments et enfante dans la douleur,
à l'exception de la Sainte Vierge qui " conçut sans corruption et enfanta
sans douleur ", car sa conception ne fut pas selon la loi naturelle
découlant de nos premiers parents. Et si une femme ne conçoit pas et n'enfante
pas, elle souffre d'une autre déficience : la stérilité, plus grave que tous
ces châtiments. De même, il faut que quiconque travaille la terre, mange son
pain à la sueur de son front. Quant à ceux qui ne sont pas eux-mêmes dans
l'agriculture, ils se livrent à d'autres travaux, car " l'homme est né pour
le travail ", dit le livre de Job (5, 7 Vg). Et ainsi il mange le pain
produit par autrui à la sueur de son front.
4. Ce lieu du paradis
terrestre, bien qu'il ne serve pas à l'homme pour son usage, lui sert pour son
enseignement : l'homme apprend en effet qu'il a été privé d'un tel lieu par le
péché ; et, par les choses qui existent de façon matérielle dans ce paradis, il
est instruit de celles qui appartiennent au paradis céleste, dont l'accès est
préparé à l'homme par le Christ.
5. Sans nier les mystères
du sens spirituel, ce lieu semble inaccessible principalement à cause de la
chaleur intense provenant de la proximité du soleil dans les régions
intermédiaires. Cela est signifié par la " flamme du glaive " : elle
est dite " tournoyante " à cause de la propriété du mouvement
circulaire qui cause cette chaleur. Et comme le ministère des anges préside au
mouvement du monde des corps, selon S. Augustin, il est juste d'adjoindre les
" chérubins " au glaive flamboyant, " pour garder le chemin de
l'arbre de vie ". C'est pourquoi S. augustin écrit : " Il faut croire
que les choses se sont passées ainsi dans le paradis visible avec le concours
des puissances célestes, afin que, par le ministère des anges, il y eût là
comme un rempart de flammes. "
6. Si l'homme avait mangé
de l'arbre de vie après le péché, il n'aurait pas, pour autant, retrouvé
l'immortalité, mais il aurait pu, grâce à cette nourriture, prolonger sa vie
davantage. C'est pourquoi lorsqu'il est dit : " ... et qu'il vive à jamais
", " à jamais " est pris ici pour " longtemps ". Mais
il n'était pas avantageux pour l'homme de demeurer plus longtemps dans les
misères de cette vie.
7. Comme dit S. Augustin :
" Les paroles de Dieu ne sont pas tellement celles de quelqu'un qui
insulte nos premiers parents que de quelqu'un qui détourne de l'orgueil ceux
pour qui elles ont été écrites. Adam en effet non seulement n'est pas devenu ce
qu'il avait voulu devenir, mais il n'est pas resté ce qu'il avait été. "
8. Le vêtement est
nécessaire à l'homme selon son état de misère présente pour deux raisons.
D'abord, pour le prémunir des dommages extérieurs, par exemple de l'excès de la
chaleur et du froid ; ensuite, pour voiler sa honte, de peur que n'apparaisse
le déshonneur des membres où se manifeste principalement la rébellion de la
chair contre l'esprit. Or ces deux choses n'existaient pas dans le premier
état. Alors en effet le corps de l'homme ne pouvait pas être blessé par quelque
chose d'extérieures, comme nous l’avons dit dans la première Partie. Il n'y
avait pas non plus, dans ce premier état, de honte dans le corps de l'homme qui
le rende confus c'est pourquoi il est écrit dans la Genèse (2, 25) " Tous
deux étaient nus, l'homme et sa femme, sans en avoir honte. " Mais il en
était autrement pour la nourriture, nécessaire pour entretenir la chaleur
naturelle et donner au corps sa croissance.
9. Comme dit S. Augustin, il ne faut pas croire que nos premiers parents avaient été créés les yeux clos : en particulier lorsqu'il est dit de la femme qu'elle " vit que le fruit de l'arbre était beau et bon à manger ". Leurs yeux à tous d'eux s'ouvrirent, en ce sens qu'ils virent et comprirent quelque chose qu'ils n'avaient jamais remarqué : la convoitise mutuelle, qui n'existait pas auparavant.
1. Convenait-il que l'homme fût tenté par le diable ? - 2. Le mode et l'ordre de cette tentation.
Objections
:
1. Il semble que non. La
même peine finale est en effet réservée au péché de l'ange et au péché de
l'homme, selon S. Matthieu (25, 41) : " Allez loin de moi, maudits, dans
le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges. " Or le
péché du premier ange n'est pas venu d'une tentation extérieure. Le premier
péché de l'homme n'aurait donc pas dû se produire non plus par suite d'une
tentation extérieure.
2. Dieu, qui prévoit
l'avenir, savait que l'homme tomberait dans le péché par la tentation du démon.
Ainsi savait-il bien qu'il ne lui était pas avantageux d'être tenté. Il semble
donc que Dieu n'aurait pas dû permettre cette tentation.
3. Que quelqu'un ait un
agresseur semble relever d'un châtiment comme aussi, à l'inverse, la fin de
l'agression semble une récompense, selon cette parole des Proverbes (16, 7) :
" Si le Seigneur se plaît à la conduite d'un homme, il lui réconcilie même
ses ennemis. " Or le châtiment ne doit pas précéder la faute. Il ne
convenait donc pas que l'homme fût tenté avant le péché.
Cependant, il y a la parole de l'Ecclésiastique (34, 10) : " Celui qui n'a pas été tenté, que sait-il ? "
Conclusion
:
La sagesse divine " dispose tout de manière bienfaisante ", selon le livre de la Sagesse (8, 1), ce qui veut dire que sa providence attribue à chaque chose ce qui lui convient selon sa nature, car, pour Denys " il n'appartient pas à la providence de détruire la nature, mais de la sauver ". Or c'est la condition de la nature humaine que de pouvoir être aidée ou empêchée par les autres créatures. C'est pourquoi il fut convenable que Dieu permît que l'homme dans l'état d'innocence fût tenté par les mauvais anges, et fit que l'homme fût aidé par les bons. Par un bienfait spécial de la grâce il était d'ailleurs accordé à l'homme que nulle créature extérieure ne pût lui nuire contre sa propre volonté. Grâce à celle-ci il pouvait résister même à la tentation du démon.
Solutions
:
1. Au-dessus de la nature
humaine il y a une nature où peut se trouver le mal du péché, mais il n'y en a
pas au-dessus de la nature angélique. Or, tenter en induisant au mal ne peut
venir que d'un être déjà dépravé par la faute. Et c'est pourquoi il convenait
que l'homme fût poussé au péché par le mauvais ange ; comme aussi, selon
l'ordre de la nature, il est incité à la perfection par le bon ange. Quant à
l'ange, celui qui lui était supérieur, c'est-à-dire Dieu, pouvait le faire
progresser dans le bien, mais non l'induire à pécher, car, dit S. Jacques (1,
13) : " Dieu ne tente pas pour le mal. "
2. De même que Dieu savait
que l'homme, par la tentation, allait tomber dans le péché, de même il savait
que, par son libre arbitre, il pouvait résister au tentateur. Or la condition
de sa nature demandait qu'il fût laissé à sa propre volonté, selon cette parole
de l'Ecclésiastique (15, 14) : " Dieu a laissé l'homme aux mains de son
conseil. " C'est pourquoi S. Augustin dit : " Il ne me semble
pas que l'homme eût mérité une grande louange s'il pouvait vivre bien pour
cette seule raison que personne ne l'invitait à vivre mal, alors qu'il avait
par sa nature le pouvoir et, dans ce pouvoir, la volonté, de ne pas consentir
au tentateur. "
3. L'assaut contre lequel on résiste avec difficulté a un caractère pénal. Mais l'homme, dans l'état d'innocence., pouvait sans difficulté résister à la tentations. C'est pourquoi l'assaut du tentateur n'eut pas pour lui un caractère pénal.
Objections
:
1. Il semble que le mode et
l'ordre de cette première tentation ne sont pas satisfaisants. En effet, de
même que, dans l'ordre de la nature, l'ange était supérieur à l'homme, de même
l'homme était supérieur à la femme. Or le péché est venu de l'ange à l'homme.
Donc, pour une raison semblable, il aurait dû venir de l'homme à la femme, de
sorte que la femme aurait été tentée par l'homme, et non pas l'inverse.
2. La tentation de nos
premiers parents s'exerça par suggestion. Or le diable peut exercer une
suggestion sur l'homme sans l'aide d'une créature sensible extérieure. Comme
nos premiers parents étaient dotés d'une intelligence spirituelle et qu'ils
s'attachaient moins aux choses sensibles qu'aux choses intelligibles, il eût
donc été plus convenable que l'homme fût seulement tenté par une tentation
spirituelle que par une tentation extérieure.
3. On ne peut
convenablement suggérer le mal que par un bien apparent. Or beaucoup d'autres
animaux ont une plus grande apparence de bien que le serpent. Il n'était donc
pas convenable que l'homme fût tenté par le diable à l'aide du serpent.
4. Le serpent est un animal
dépourvu de raison, à qui ne conviennent ni sagesse, ni élocution, ni
châtiment. Il n'est donc pas juste de représenter le serpent comme " le plus
rusé des animaux ", ou comme " le plus intelligent ", selon une
autre version. De plus, il n'est pas raisonnable de le représenter comme ayant
parlé à la femme, et comme puni par Dieu.
Cependant, ce qui est premier dans un genre doit se retrouver proportionnellement chez ses dérivés dans le même genre. Or en tout péché se retrouve l'ordre de la première tentation : ainsi, dans la sensualité, représentée par le serpent, la convoitise du péché marche en premier ; puis vient le plaisir dans la raison inférieure, représentée par la femme ; enfin le consentement au péché dans la raison supérieure, représentée par l'homme. C'est ce que dit S. Augustin. L'ordre de la première tentation fut donc ce qu'il devait être.
Conclusion
:
L'homme est composé d'une double nature, intelligente et sensible. C'est pourquoi le diable, dans la tentation de l'homme, se servit d'un double excitant au péché. D'abord, en ce qui concerne l'intelligence ; il promit une ressemblance de la divinité grâce à l'acquisition de la science, que l'homme désire naturellement. Ensuite, en ce qui concerne le sens : il se servit de ces choses sensibles qui ont avec l'homme la plus grande affinité ; en partie dans la même espèce, tentant l'homme par la femme ; en partie dans le même genre, tentant la femme par le serpent ; en partie dans un genre voisin, lui proposant de manger le fruit de l'arbre défendu.
Solutions
:
1. Dans l'acte de la
tentation le diable était comme l'agent principal, mais la femme était employée
comme l'instrument de la tentation pour faire tomber l'homme. Cela, parce que
la femme était plus faible que l'homme ; aussi pouvait-elle plus facilement
être séduite. Et en outre à cause de son union avec l'homme ; c'est donc par
elle surtout que le diable pouvait séduire l'homme. Cependant il n'en est pas
de même de l'agent principal et de l'instrument. Car, s'il faut que l'agent
principal soit supérieur, cela n'est pas exigé de l'agent instrumental.
2. La suggestion par
laquelle le diable insinue quelque chose à l'homme de façon spirituelle suppose
chez le diable un plus grand pouvoir sur l'homme que la suggestion extérieure.
En effet, par la suggestion intérieure c'est au moins l'imagination de l'homme
qui est modifiée par le diable, tandis que par la suggestion extérieure c'est
seulement la créature extérieure qui est modifiée. Or le diable, avant le
péché, avait le minimum de pouvoir sur l'homme. C'est pourquoi il ne put pas le
tenter par une suggestion intérieure, mais seulement par une tentation
extérieure.
3. Comme dit S. Augustin :
" Nous ne devons pas penser que le diable ait été libre de choisir le
serpent pour exercer la tentation. Mais comme il avait le désir de tromper, il
n'a pu le faire que par cet animal, dont il lui fut permis de se servir. "
4. Comme dit S. Augustin : " Le serpent est dit sage ou rusé ou malin à cause de la fourberie du diable, qui en lui machinait sa tromperie, de même qu'on appelle prudente ou rusée la langue qu'un homme prudent ou rusé met en mouvement pour conseiller quelque chose avec prudence ou ruse. " Et le serpent ne comprenait pas la signification des paroles qui s'adressaient par lui à la femme, et il ne faut pas croire que son âme s'était transformée en une nature raisonnable, puisque les hommes eux-mêmes, dont la nature est raisonnable, ne savent pas non plus ce qu'ils disent, lorsque le démon parle en eux. " Ainsi donc le serpent a parlé à l'homme comme l'ânesse que montait le prophète Balaam, avec cette différence que dans le premier cas ce fut une oeuvre diabolique, dans le second cas une oeuvre angélique. C'est pourquoi ce n'est pas au serpent qu'il fut demandé pourquoi il avait fait cela, car ce n'est pas lui-même, dans sa nature, qui l'avait fait, mais au diable présent en lui, qui déjà, à cause de son péché, avait été destiné au feu éternel. Ce que Dieu dit au serpent s'adresse à celui qui a agi par le serpent. "
Comme dit encore S. Augustin " le châtiment du serpent ", c'est-à-dire du diable, " est celui dont nous devons nous garder, et non celui qui est réservé au dernier jugement ". En effet, par ce qui est dit au serpent : " Maudit sois-tu entre tous les bestiaux et toutes les bêtes sauvages ", " ces animaux sont placés au-dessus de lui, non par la puissance, mais par la conservation de leur nature, car les animaux n'ont pas perdu quelque béatitude céleste qu'ils auraient jamais eue, mais ils continuent de vivre dans la nature qu'ils ont reçue ". - Il est dit aussi au serpent : " Tu marcheras sur la poitrine et sur le ventre ", selon une autre version. " Par le mot "poitrine" est signifié l'orgueil, car c’est là que domine l’impétuosité de l’âme ; et par le mot "ventre" est signifié le désir charnel, car cette partie du corps est reconnue comme plus voluptueuse. C'est par là qu'il rampe vers ceux qu'il veut tromper. " - Les paroles : " Tu mangeras de la terre tous les jours de ta vie ", peuvent être comprises de deux façons. " Ou bien - A toi appartiendront ceux que tu as fait tomber par la cupidité terrestre, c'est-à-dire les pécheurs, qui sont désignés par le mot "terre". Ou bien un troisième genre de tentation, c’est-à-dire de cupidité, est figuré par ces paroles, et c'est la curiosité ; en effet, celui qui mange de la terre pénètre ce qui est profond et ténébreux. " - Par ces paroles : " je mettrai une hostilité entre toi et la femme ", il est montré que nous ne pouvons être tentés pas le diable que par cette partie de l'âme qui, dans l'homme, porte ou montre pour ainsi dire l'image de la femme. Or la postérité du diable est la suggestion perverse ; la postérité de la femme est le fruit des bonnes oeuvres, qui résistent. C'est pourquoi le serpent guette le talon de la femme, afin que le plaisir la saisisse quand elle tombe dans les choses défendues. Et la femme guette la tête du serpent, afin de l'exclure dès le début de la suggestion mauvaise.
Il faut maintenant étudier la studiosité (Question 166), et la curiosité qui lui est opposée (Question 167).
1. Quelle est la matière de la studiosité ? - 2. La studiosité est-elle une partie de la tempérance ?
Objections 1. Il
semble que ce ne soit pas proprement la connaissance, car on appelle studieux
celui qui s'applique avec soin à certaines occupations. Mais c'est en toute
matière que l'homme doit s'appliquer, afin de bien accomplir sa tâche. Donc la
connaissance n'est pas la matière spéciale de l'application studieuse.
2. La studiosité s'oppose à
la curiosité. Or la curiosité, qui vient de cura, souci, recherche, peut
s'appliquer à l'élégance des vêtements, et à d'autres choses qui concernent le
corps. C'est pourquoi S. Paul dit (Rm 13,14) : " Ne vous souciez pas de la
chair pour en satisfaire les convoitises. " La studiosité n'a donc pas
pour seule matière la connaissance.
3. Selon Jérémie (6, 13),
" du plus petit au plus grand, tous s'appliquent à l'avarice ". Or
l'avarice ne concerne pas proprement la connaissance, mais plutôt la possession
des richesses, on l'a dit antérieurement. La studiosité, qui vient de studium,
application, ne concerne donc pas proprement la connaissance.
Cependant, il y a cette parole des Proverbes (27, 11 Vg) : " Applique-toi à l'étude de la sagesse, mon fils, et réjouis mon coeur, afin de pouvoir répondre au blasphémateur. " Or, c'est la même studiosité qui est louée comme une vertu et à laquelle invite la loi. La studiosité concerne donc proprement la connaissance.
Conclusion
:
L'application studieuse comporte principalement une vive application de l'esprit à une chose. Or l'esprit ne s'applique à une chose qu'en la connaissant. L'esprit s'applique donc en premier lieu à la connaissance, et secondairement au but vers lequel la connaissance le dirige. C'est pourquoi l'application studieuse regarde en premier lieu la connaissance, et en second lieu toutes les autres choses pour l'exécution desquelles nous avons besoin d'être dirigés par la connaissance. Or les vertus se réservent en propre la matière qui les concerne en premier lieu et principalement : par exemple la force se réserve les périls de mort, et la tempérance les plaisirs du toucher. La studiosité s'applique donc proprement à la connaissance.
Solutions
:
1. Dans les autres matières
on ne peut faire quelque chose correctement si ce n'est selon ce qui a été
ordonné préalablement par la raison connaissante. C'est pourquoi la studiosité,
quelle que soit la matière à laquelle elle s'applique, regarde tout d'abord la
connaissance.
2. L'affection de l'homme
entraîne l'esprit de celui-ci à prêter attention à ce qui le touche, selon
cette parole en S. Matthieu (6, 21) : " Là où est ton trésor, là aussi est
ton coeur. " Et comme l'homme s'affectionne surtout à ce qui flatte la
chair, il en résulte que sa réflexion se tourne vers ce qui flatte la chair,
c'est-à-dire qu'il cherche comment la soutenir le mieux possible. C'est de
cette façon que la curiosité est rattachée aux choses qui appartiennent à la
chair, en raison de ce qui appartient à la connaissance.
3. L'avarice aspire à acquérir des richesses, ce qui exige surtout l'expérience des affaires de ce monde. C'est de ce point de vue que l'application studieuse est attribuée à la matière de l'avarice.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. "
Studieux " se dit en effet de quelqu'un qui possède la studiosité. Or, de
façon générale, tout homme vertueux est appelé studieux, comme cela se voit
chez Aristote qui emploie fréquemment en ce sens le mot studieux. La studiosité
est donc une vertu générale, et non une partie de la tempérance.
2. Comme on l'a dit à l'Article précédent, la studiosité ressortit à la
connaissance. Or la connaissance ne relève pas des vertus morales, qui se
trouvent dans la partie appétitive de l'âme, mais plutôt des vertus
intellectuelles, qui se trouvent dans la partie cognoscitive. C'est pourquoi la
sollicitude est un acte de la prudence, on l'a vu plus haut. La studiosité
n'est donc pas une partie de la tempérance.
3. La vertu qui figure
comme partie d'une vertu principale lui est assimilée quant au mode. Or la
studiosité n'est pas assimilée à la tempérance de ce point de vue. "
Tempérance " s'entend en effet d'une certaine répression ; c'est pourquoi
elle s'oppose plutôt au vice qui se trouve dans l'excès. " Studiosité
" au contraire s'entend d'une application de l'âme à quelque chose ; c'est
pourquoi elle s'oppose au vice qui se trouve dans un manque, par exemple à la
négligence dans l'étude, plutôt qu'au vice qui se trouve dans l'excès, par
exemple à la curiosité. Ainsi, à cause de cette ressemblance, Isidore dit que
" studieux " signifie " curieux des études ". La studiosité
n'est donc pas une partie de la tempérance.
Cependant, il y a ce que dit S. Augustine : " On nous interdit d'être curieux, et c'est la grande tâche de la tempérance. " Or, on empêche la curiosité par une studiosité modérée. La studiosité est donc une partie de la tempérance.
Conclusion
:
Nous l'avons dit il appartient à la tempérance de modérer le mouvement de l'appétit, pour éviter qu'il ne tende de façon excessive vers ce qui est naturellement désiré. Or, de même que, selon sa nature corporelle, l'homme désire naturellement les plaisirs de la nourriture et du sexe, de même, selon sa nature spirituelle, il désire naturellement connaître. C'est pourquoi Aristote a pu dire que " tous les hommes désirent naturellement savoir ". Or la modération de cet appétit de connaissance appartient à la vertu de studiosité. Il s'ensuit donc que la studiosité est une partie potentielle de la tempérance, en tant que vertu secondaire qui lui est adjointe comme à la vertu principale. Et elle est comprise sous la modestie, pour la raison qui a été dite plus haut.
Solutions
:
1. La prudence apporte leur
complément à toutes les vertus morales, dit Aristote. C'est donc en tant que la
connaissance prudentielle s'applique à toutes les vertus que le mot "
studiosité ", qui a trait proprement à la connaissance, s'applique par dérivation
à toutes les vertus.
2. L'acte de la faculté
cognitive est commandé par la faculté appétitive, qui est motrice de toutes les
puissances, on l'a dit antérieurement. C'est pourquoi, en ce qui concerne la
connaissance, on peut discerner un double bien : un bien quant à l'acte même de
connaissance. Ce bien-là appartient aux vertus intellectuelles, et consiste en
ce que l'homme juge ce qui est vrai dans les singuliers. - Un autre bien
appartient à l'acte de la faculté appétitive et consiste pour l'homme à avoir un
désir droit d'appliquer sa faculté de connaissance de telle ou telle façon, à
ceci ou à cela. Et cela appartient à la vertu de studiosité, qui se range donc
parmi les vertus morales.
3. Selon Aristote, pour que l'homme devienne vertueux, il faut qu'il se préserve des tendances les plus fortes de sa nature. C'est pourquoi, parce que la nature incline principalement à craindre les périls de mort et à poursuivre les plaisirs de la chair, le mérite de la vertu de force consiste principalement en une certaine fermeté à résister à ces périls, et celui de la vertu de tempérance en une certaine répression des plaisirs de la chair. Mais, en ce qui concerne la connaissance, il y a dans l'homme deux inclinations contraires. Par son âme en effet l'homme est incliné à désirer la connaissance des choses ; aussi doit-il réprimer humblement ce désir, de peur qu'il ne recherche la connaissance de façon immodérée. Au contraire, par sa nature corporelle l'homme est incliné à éviter la fatigue qu'entraîne l'investigation de la science. C'est pourquoi, relativement à la première inclination, la studiosité consiste à réprimer les excès, et de ce point de vue elle est considérée comme une partie de la tempérance. Mais, relativement à la seconde inclination, le mérite de la studiosité réside en une certaine ardeur d'intention visant à acquérir la science et c'est de là qu'elle tire son nom. La première fonction est plus essentielle à cette vertu que la seconde, car le désir de connaître se rapporte directement à la connaissance, à laquelle la studiosité est ordonnée. Au contraire, la fatigue d'apprendre représente un certain empêchement à la connaissance ; aussi n'est-elle considérée dans cette vertu qu'accidentellement, comme un obstacle à écarter.
1. Le vice de curiosité peut-il exister dans la connaissance intellectuelle ? - 2. Existe-t-il dans la connaissance sensible ?
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet, dit Aristote dans les choses qui sont bonnes ou mauvaises par soi il ne
peut y avoir de milieu ni d'extrêmes. Or la connaissance intellectuelle est
bonne en elle-même. En effet, la perfection de l'homme semble consister en ce
que son intelligence passe de la puissance à l'acte. ce qui se réalise par la
connaissance de la vérité ; . De même Denys dit que " le bien de l'âme
humaine est d'être en conformité avec la raison " ; sa perfection consiste
dans la connaissance de la vérité. Il ne peut donc y voir de vice de curiosité
en ce qui concerne la connaissance intellectuelle.
2. Ce par quoi l'homme
ressemble à Dieu, et qu'il reçoit de Dieu, ne peut pas être un mal. Or toute
abondance de connaissance vient de Dieu selon l'Ecclésiastique (1, 1) : "
Toute sagesse vient du Seigneur Dieu ", et selon le livre de la Sagesse
(7, 17) : " C'est lui qui m'a fait connaître la structure du monde et les
propriétés des éléments, etc. " C'est aussi par là que l'homme ressemble à
Dieu, en ce qu'il connaît la vérité, car " tout est nu et découvert aux
yeux de Dieu " (He 4, 13). C'est pourquoi il est écrit au premier livre de
Samuel (2, 3) : " Le Seigneur est un Dieu plein de savoir. " Ainsi
donc, quelque abondante que soit la connaissance de la vérité, elle n'est pas
mauvaise, mais bonne. Or le désir du bien n'est pas vicieux. Il ne peut donc y
avoir un vice de curiosité en ce qui concerne la connaissance intellectuelle de
la vérité.
3. S'il pouvait y avoir un
vice de curiosité en ce qui concerne la connaissance intellectuelle, ce serait
principalement dans les sciences philosophiques. Mais il ne semble pas qu'il
soit vicieux de s'y adonner. Commentant le livre de Daniel, S. Jérôme dit en
effet : " Ceux qui ne voulurent pas goûter aux mets et au vin du roi par
crainte de souillure, s'ils avaient su que la science et la doctrine des
Babyloniens étaient un péché, n'auraient jamais accepté d'apprendre ce qui
n'était pas permis. " Quant à S. Augustin, il dit : " Si les
philosophes ont exprimé quelques vérités, nous devons les leur réclamer comme à
d'injustes possesseurs et les revendiquer pour notre usage. " Il ne peut
donc y avoir de curiosité vicieuse en ce qui concerne la connaissance
intellectuelle.
Cependant, il y a ces paroles de S. Jérôme : " Ne vous semble-t-il pas qu'il s'engage dans la vanité du sens et l'obscurité de l'esprit, celui qui, jour et nuit, se torture dans l'art de la dialectique, et le physicien qui veut scruter le ciel en levant les yeux ? " Or la vanité du sens et l'obscurité de l'esprit sont vicieuses. Il peut donc y avoir une curiosité vicieuse en ce qui concerne les sciences intellectuelles.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit, la studiosité ne concerne pas directement la connaissance elle-même, mais son désir et l'application à l'acquérir. Or il faut juger différemment la connaissance de la vérité et, d'autre part, le désir et l'application qui y conduisent. En effet, la connaissance de la vérité, absolument parlant, est bonne. Elle peut néanmoins être mauvaise, par accident, en raison de ses conséquences, par exemple lorsque quelqu'un s'enorgueillit de la connaissance de la vérité, comme dit S. Paul (1 Co 8, 1) : " La science enfle " ; ou bien lorsque l'homme s'en sert pour pécher.
Au contraire, le désir ou l'application conduisant à la connaissance de la vérité peuvent être droits ou pervers. D'une première façon lorsque, en tendant par son application à la connaissance de la vérité, on y joint accidentellement un élément mauvais ; c'est le cas de ceux qui s'appliquent à la science de la vérité afin d'en retirer un motif d'orgueil. C'est pourquoi S. Augustin dit : " Certains, abandonnant toute vertu et ignorant qui est Dieu et combien est grande la majesté de sa nature immuable, pensant faire quelque chose de grand en se livrant avec une curiosité et une ardeur insatiables à la connaissance de cette masse universelle de matière que nous appelons le monde. De là naît un tel orgueil qu'ils se figurent habiter le ciel pour cette raison qu'ils en parlent souvent. " De même aussi ceux qui cherchent à apprendre quelque chose en vue de pécher, ont une application vicieuse. Comme dit Jérémie (9, 5), " ils ont exercé leur langue à proférer le mensonge, ils ont travaillé afin de mal faire ".
D'une autre façon encore il peut y avoir vice en raison précisément du désordre dans le désir et l'application à apprendre la vérité. Et cela de quatre manières.
1° Lorsqu'une étude moins utile nous arrache à l'étude que la nécessité nous impose. C'est pourquoi S. Jérôme écrit : " Nous voyons des prêtres, ayant abandonné les Évangiles et les Prophètes, lire des comédies et chanter les poèmes d'amour des bucoliques. "
2° Lorsqu'on cherche à être instruit par celui à qui il n'est pas permis de s'adresser : c'est le cas de ceux qui interrogent les démons sur l'avenir, ce qui est une curiosité superstitieuse. C'est pourquoi S. Augustin dit : " Je ne sais pas si les philosophes n'ont pas été détournés de la foi par leur curiosité vicieuse à consulter les démons. "
3° Lorsque l'homme désire connaître la vérité concernant les créatures sans se référer à la vraie fin, c'est-à-dire à la connaissance de Dieu. C'est pourquoi S. Augustin dit : " Dans la considération des créatures il ne faut pas exercer une vaine et périssable curiosité, mais en faire un désir pour arriver à ce qui est immortel et durable. "
4° Lorsqu'on cherche à connaître la vérité en dépassant les possibilités de notre propre talent, car alors on tombe facilement dans l'erreur. C'est pourquoi on lit dans l'Ecclésiastique (3, 21) : " Ne cherche pas ce qui est trop difficile pour toi, ne scrute pas ce qui est au-dessus de tes forces. " Et on lit ensuite : " Car beaucoup se sont fourvoyés dans leur présomption, une prétention coupable a égaré leurs pensées. "
Solutions
:
1. Le bien de l'homme
consiste dans la connaissance du vrai. Cependant le souverain bien de l'homme
ne consiste pas dans la connaissance de n'importe quel vrai, mais dans la
connaissance parfaite de la vérité suprême, comme le montre Aristote. C'est
pourquoi il peut y avoir un vice dans la connaissance de certaines vérités,
lorsque un tel désir n'est pas ordonné de façon droite à la connaissance de la
vérité suprême, où se trouve la souveraine félicité.
2. Même si cet argument
prouve que la connaissance de la vérité est bonne par elle-même, il n'exclut
pas cependant qu'il soit possible d'abuser de la connaissance de la vérité en
vue du mal, ou de désirer la connaissance de la vérité de façon désordonnée,
car il faut encore que l'appétit du bien soit réglé selon le mode voulu.
3. L'étude de la philosophie est en elle-même licite et digne d'éloge, en raison de la vérité que les philosophes ont aperçue, Dieu la leur révélant, comme dit S. Paul (Rm 1, 19). Cependant, comme certains philosophes en ont abusé pour combattre la foi, S. Paul a donné cet avertissement (Col 2, 8) : " Prenez garde qu'il ne se trouve quelqu'un pour vous réduire en esclavage par le vain leurre de la philosophie, selon une tradition toute humaine, selon les éléments du monde, et non selon le Christ. " Et à propos de certains philosophes Denys écrit : " Avec impiété ils retournent des armes divines contre les réalités divines, lorsqu'ils essaient de détruire le respect qui est dû à Dieu, au nom de cette sagesse même qui vient de Dieu. "
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, de même que certaines réalités sont connues par le sens de la vue, de
même aussi certaines sont connues par le sens du toucher et du goût. Or, en ce
qui concerne ce que l'on peut toucher et goûter, il n'est pas question d'un
vice de curiosité, mais plutôt d'un vice de luxure et de gourmandise. Il semble
donc que le vice qui concerne les choses connues par la vue ne soit pas le vice
de curiosité.
2. Il semble qu'il y ait de
la curiosité à regarder les jeux. C'est pourquoi S. Augustin dit : " A un
moment donné du combat, un grand cri poussé par tout le peuple ayant vivement
frappé Alypius, la curiosité l'emporta et lui fit ouvrir les yeux. " Or la
vue des jeux ne semble pas être un vice, car cette vue est rendue agréable à
cause du spectacle, où l'on trouve un plaisir naturel, dit Aristote. Il n'y a
donc pas de vice de curiosité en ce qui concerne la connaissance des choses
sensibles.
3. Il semble qu'il
appartienne à la curiosité d'examiner les actes du prochain, d'après
Bède". Or examiner la conduite des autres ne paraît pas être un vice, car,
dit l'Ecclésiastique (17, 14) : " Dieu a donné à chacun des commandements
à l'égard de son prochain. " Le vice de curiosité ne se trouve donc pas
dans les choses sensibles particulières qu'il faut connaître.
Cependant, S. Augustin dit que " c'est la convoitise des yeux qui rend les hommes curieux ". De même, dit Bède : " La convoitise des yeux ne se trouve pas seulement dans l'étude des arts magiques ", mais encore " dans l'assistance aux spectacles ainsi que dans l'examen et la critique des vices du prochain ", toutes choses qui sont des réalités particulières tombant sous les sens. Comme " la convoitise des yeux " est un vice, de même que " l'orgueil de la vie " et " la convoitise de la chair ", dit S. Jean dans sa première épître (2, 16), il semble donc que le vice de curiosité concerne la connaissance des réalités sensibles.
Conclusion
:
La connaissance sensible a deux buts. D'une part, chez les hommes comme chez les autres animaux, elle est ordonnée au soutien du corps, car c'est par cette connaissance que les hommes et les autres animaux évitent ce qui est nuisible et trouvent ce qui est nécessaire à la vie du corps. D'autre part, spécialement chez l'homme, la connaissance sensible est ordonnée à la connaissance intellectuelle, spéculative ou pratique. S'appliquer à l'étude de ce qui tombe sous les sens peut donc être vicieux de deux façons. D'une première façon, dans la mesure où la connaissance sensible n'est pas ordonnée à quelque chose d'utile, mais détourne plutôt l'homme d'une réflexion profitable. C'est pourquoi S. Augustin a écrit : " je ne vais plus au cirque voir un chien courir après un lièvre ; mais que le hasard, dans un champ où je passe, m'offre cette chasse, elle m'accapare, me détourne peut-être même d'une profonde méditation... Et si vous ne m'avertissez sur-le-champ, en me montrant ma faiblesse, j'ai l'absurdité de rester là bouche bée. " - D'une autre façon, dans la mesure où la connaissance est ordonnée à quelque chose de nuisible, lorsque par exemple le regard porté sur une femme est ordonné à la convoitise ; ou bien lorsque l'examen attentif de ce que font les autres est ordonné au dénigrement.
Au contraire, si l'on s'applique à la connaissance des choses sensibles de façon réglée, à cause de la nécessité où l'on est de maintenir sa nature, ou en vue d'arriver à la connaissance de la vérité, la studiosité au sujet de la connaissance sensible est vertueuse.
Solutions
:
1. La luxure et la
gourmandise ont pour matière les plaisirs que procure l'usage des réalités que
l'on touche, tandis que la curiosité a pour matière le plaisir de la
connaissance qu'offrent tous les sens. Cette curiosité, dit S. Augustin, "
s'appelle concupiscence des yeux, car les yeux ont le rôle principal dans la
connaissance sensible ; c'est pourquoi on emploie le mot "voir", à
propos de toutes les réalités sensibles. " Et S. Augustin poursuit :
" On peut discerner par là plus clairement la part de la volupté et la
part de la curiosité dans l'activité des sens. La volupté recherche ce qui est
beau, exquis à sentir, mélodieux à entendre, agréable au goût, doux au toucher,
tandis que la curiosité s'attache même à des objets contraires pour les
éprouver, non pour y trouver des sensations désagréables, mais par désir
d’expérimenter et de connaître.
2. Ce qui rend mauvaise l'assistance
aux spectacles, c'est qu'ils portent l'homme aux vices de luxure ou de cruauté,
qu'ils représentent. C'est pourquoi S. Jean Chrysostome dit que " la vue
de tels spectacles rend adultère et impudique ".
3. Examiner ou rechercher ce que font les autres dans une bonne intention, soit pour son utilité personnelle, afin d'être poussé à mieux faire à la vue des bonnes oeuvres du prochain, soit pour l'utilité du prochain, afin de le corriger s'il fait quelque chose de mauvais, en se conformant à la règle de charité et à l'obligation de sa charge, cela est louable, dit S. Paul (He 10, 24) : " Faisons attention les uns aux autres pour nous stimuler dans la charité et les oeuvres bonnes. " Mais s'appliquer à considérer les vices du prochain pour le mépriser ou le dénigrer, ou au moins pour le troubler inutilement, cela est vicieux. C'est pourquoi on lit au livre des Proverbes (24, 15) : " Ne guette pas, méchant, la demeure du juste, ne dévaste pas son habitation. "
1. Dans les mouvements extérieurs du corps qui se font avec sérieux, peut-il y avoir vertu et vice ? - 2. Peut-il y avoir une vertu dans les activités de jeu ? - 3. Le péché par excès de jeu. - 4. Le péché par défaut de jeu.
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet, toute vertu est un ornement spirituel de l'âme. Comme dit le Psaume (45,
14) : " Toute la gloire de la fille du roi est à l'intérieur " ; et
la Glose ajoute : " ... c'est-à-dire dans la conscience. " Or les
mouvements corporels ne sont pas à l'intérieur, mais à l'extérieur. Il ne peut
donc y avoir de vertu à leur sujet.
2. " Les vertus ne
sont pas données par la nature ", comme le montre Aristote. Or les
mouvements corporels extérieurs sont donnés aux hommes par la nature : selon la
nature certains ont des mouvements rapides et certains des mouvements lents, et
il en est de même des autres différences concernant les mouvements extérieurs.
On n'observe donc pas de vertu dans ces mouvements.
3. Toute vertu morale
concerne les actions qui sont relatives à autrui, comme la justice, ou concerne
les passions, comme la tempérance et la force. Or les mouvements extérieurs du
corps ne se rapportent pas à autrui ; ils ne sont pas non plus des passions. Il
n'y a donc pas de vertu les concernant.
4. En toute oeuvre de vertu
il faut une application studieuse, on l'a dit plus haut. Or s'appliquer à
harmoniser ses mouvements extérieurs est un souci répréhensible ; S. Ambroise
dit en effet : " Il y a une démarche digne d'approbation, celle qui dénote
l'autorité, la gravité, la tranquillité, mais qui n'a cependant rien d'étudié,
ni d'affecté, où le mouvement est pur et simple. " Il semble donc qu'il
n'y ait pas une vertu dans l'harmonie des mouvements extérieurs.
Cependant, l'idéal de la dignité se rattache à la vertu. Or l'harmonie des mouvements extérieurs contribue à l'idéal de la dignité ; S. Ambroise dit en effet : " Je n'approuve pas que le son de la voix ou les gestes du corps soient mous et languissants, et pas davantage qu'ils soient grossiers et lourds. Imitons la nature : son image est une règle de conduite, elle est l'idéal de la dignité. " Il y a donc une vertu concernant l'harmonie des mouvements extérieurs.
Conclusion
:
La vertu morale consiste à ordonner par la raison tout ce qui est humain. Or il est clair que les mouvements extérieurs de l'homme doivent être ordonnés par la raison, car les membres extérieurs se meuvent au commandement de la raison. Il est donc évident qu'il existe une vertu morale dans l'ordonnance de ces mouvements.
Celle-ci s'envisage à deux points de vue : d'une part, selon leur convenance à la personne qui en est le sujet ; d'autre part, selon leur convenance aux autres personnes, aux affaires ou aux lieux. C'est pourquoi S. Ambroise dit : " C'est s'appliquer à vivre en beauté que de respecter ce qui convient à chaque sexe et à chaque personne ", et cela se rapporte au premier point. Quant au second, S. Ambroise ajoute : " Voilà le meilleur ordre des mouvements ; voilà l'ornement adapté à toute action. "
C'est pourquoi, en ce qui concerne les mouvements extérieurs de ce genre, Andronicus distingue deux choses : " la bonne tenue ", qui se rapporte à ce qui convient à la personne elle-même, et qui se définit " la science de la bienséance dans les gestes et le maintien ", et " la bonne ordonnance ", qui se rapporte aux diverses affaires et à leurs circonstances, et qui se définit " la pratique du discernement ", c'est-à-dire du bien-faire diversifié selon les actions.
Solutions
:
1. Les mouvements extérieurs sont des signes de la disposition intérieure, dit l'Ecclésiastique (19, 30) : " Le vêtement d'un homme, le rire de ses lèvres et sa démarche révèlent ce qu'il est. " Et S. Ambroise dit que " la disposition de l'esprit se voit dans l'attitude du corps " et que " le mouvement du corps est comme l'expression de l'âme ".
2. Bien que ce soit par une
disposition naturelle que l'homme ait une aptitude à telle ou telle ordonnance
des mouvements extérieurs, il lui est possible cependant de suppléer à ce qui
manque à la nature par un effort de la raison. C'est pourquoi S. Ambroise dit :
" La nature donne une forme au mouvement, mais l'effort, s'il y a quelque
vice dans la nature, y remédie. "
3. Comme on l'a dit, les mouvements extérieurs sont des signes de la disposition intérieure, qui dépend principalement des passions de l'âme. Et c'est pourquoi la modération des mouvements extérieurs requiert la modération des passions intérieures. Ainsi S. Ambroise dit-il que, par les mouvements extérieurs, " l'homme révèle le secret de son coeur, léger, vaniteux, agité, ou au contraire, pondéré, constant, pur et parvenu à maturité ".
C'est aussi aux mouvements extérieurs que les autres hommes nous jugent. Comme dit l'Ecclésiastique (19,29) : " A son air on connaît un homme, à son visage on connaît l'homme de sens. " Et c'est pourquoi la modération des mouvements extérieurs s'adresse d'une certaine manière aux autres. Comme le dit S. Augustin : " Que rien dans vos mouvements n'offense les regards de personne, mais convienne à votre sainteté. "
C'est pourquoi la modération des
mouvements extérieurs peut se ramener à deux vertus que signale Aristote. En
effet, en tant que par les mouvements extérieurs nous nous trouvons en rapport
avec les autres, la modération de ces mouvements appartient à l'amitié ou
affabilité, qui exprime en paroles et en actes la part que l'on prend aux joies
et aux tristesses de ceux avec qui l'on vit. En tant que les mouvements
extérieurs sont le signe de la disposition intérieure, la modération de ces
mouvements appartient à la vertu de vérité, par laquelle on se montre dans ses
paroles et ses actes tel que l’on est intérieurement.
4. L’application à harmoniser ses mouvements extérieurs est blâmable lorsqu’on y commet un certain mensonge, en sorte que, en sorte qu’ils ne correspondent pas à la disposition intérieure. On doit cependant user d’une telle application pour corriger ce qu’il y a de désordonné en eux. C’est pourquoi S. Ambroise dit : " Qu’on n’emploie pas d’artifice, mais qu’on ne néglige pas de se corriger. "
Objections
:
1. Non, semble-t-il. S.
Ambroise dit en effet : " Le Seigneur a dit : "Malheur à vous qui
riez, car vous pleurerez !" je crois donc qu'il faut éviter non seulement
les excès, mais aussi tous les jeux. " Or ce qui peut se pratiquer avec
vertu n'est pas totalement à éviter. Il ne peut donc y avoir de vertu en ce qui
concerne les jeux.
2. La vertu est " une
qualité que le Seigneur opère en nous sans nous ", comme il a été dit
antérieurement. Or, selon S. Jean Chrysostome, " ce n'est pas Dieu qui
inspire de jouer, mais le diable. Écoutez ce qui advint à ceux qui jouaient :
"Le peuple s'assit pour manger et pour boire, puis ils se levèrent pour
jouer" " (Ex 32, 6). Il ne peut donc y avoir de vertu concernant les
jeux.
3. Aristote dit : "
L'activité de jeu n'est pas ordonnée à quelque chose d'autre. " Or il est
requis de la vertu " que l'on choisisse d'agir en vue d'autre chose
", comme lui-même le montre,. Il ne peut donc y avoir de vertu dans les
jeux.
Cependant, il y a ce que dit S. Augustin : " Enfin je veux que tu te ménages : car il est bon que le sage relâche de temps en temps la vigueur de son application au devoir. " Or, une certaine détente de l'esprit par rapport au devoir s'obtient par les paroles et les actions de jeu. Il appartient donc au sage et au vertueux d'en faire parfois usage. D'ailleurs Aristote affecte aux jeux une vertu qu'il appelle " eutrapélie ", que nous pourrions traduire par enjouement.
Conclusion
:
De même que l'homme a besoin d'un repos physique pour refaire les forces de son corps qui ne peut travailler de façon continue, car il a une vigueur limitée, proportionnée à des travaux déterminés, il en est de même de l'âme, dont la vigueur aussi est limitée, proportionnée à des oeuvres déterminées. Et c'est pourquoi, quand elle se livre à l'activité en dépassant la mesure, elle peine et par suite se fatigue ; d'autant plus que, dans les oeuvres de l'âme, le corps travaille en même temps, puisque l'âme, même intellectuelle, se sert de facultés qui agissent par les organes du corps. Or il s'agit de biens sensibles qui sont connaturels à l'homme. C'est pourquoi, quand l'âme s'élève au-dessus des réalités sensibles pour s'appliquer aux oeuvres de la raison, il en résulte une fatigue psychique, que l'homme s'applique aux oeuvres de la raison pratique ou de la raison spéculative. Davantage cependant s'il s'applique aux oeuvres de la contemplation, car c'est ainsi qu'il s'élève davantage au-dessus des choses sensibles ; bien que, dans les oeuvres extérieures de la raison pratique, il puisse y avoir une plus grande fatigue physique. Dans les deux cas cependant on se fatigue d'autant plus qu'on s'applique plus intensément aux oeuvres de la raison. Or, de même que la fatigue corporelle se relâche par le repos du corps, de même la fatigue de l'âme se relâche par le repos de l'âme.
Le repos de l'âme, c'est le plaisir, on l'a vu quand on a traité des passions. C'est pourquoi il faut remédier à la fatigue de l'âme en s'accordant quelque plaisir, qui interrompe l'effort de la raison. Dans les Conférences des Pères on peut lire que S. Jean l'Évangéliste, comme certains s'étaient scandalisés de l'avoir trouvé en train de jouer avec ses disciples, demanda à l'un d'eux qui portait un arc de tirer une flèche. Lorsque celui-ci l'eut fait plusieurs fois, il lui demanda s'il pourrait continuer toujours. Le tireur répondit que, s'il continuait toujours, l'arc se briserait. S. Jean fit alors remarquer que, de même, l'esprit de l'homme se briserait s'il ne se relâchait jamais de son application.
Ces paroles et actions, où l'on ne recherche que le plaisir de l'âme, s'appellent divertissements ou récréations. Il est donc nécessaire d'en user de temps en temps, comme moyens de donner à l'âme un certain repos. C'est ce que dit Aristote lorsqu'il déclare que, " dans le cours de cette vie, on trouve un certain repos dans le jeu ". C'est pourquoi il faut de temps en temps en user.
A ce sujet il semble qu'il y ait cependant trois défauts à éviter surtout. Le premier et le principal c'est qu'on ne cherche pas le plaisir dont on vient de parler dans des actions ou paroles honteuses ou nocives. C'est pourquoi Cicéron dit : " Il y a un genre de plaisanterie qui est grossier, insolent, déshonorant et obscène. " - Il faut aussi veiller à ce que la gravité de l'âme ne se dissipe pas totalement. C'est pourquoi S. Ambroise dit : " Prenons garde, en voulant détendre notre esprit, de ne pas perdre toute harmonie, qui est comme l'accord des bonnes actions. " Cicéron dit aussi : " De même qu'on ne donne pas aux enfants toute permission de jouer, mais seulement cette permission qui n'est pas étrangère aux actions honnêtes, de même dans le jeu lui-même doit briller la lumière d'un esprit vertueux. " - En troisième lieu il faut encore veiller, comme dans toutes les actions humaines, à ce que le jeu convienne aux personnes, aux temps et aux lieux, et qu'il soit bien ordonné selon les autres circonstances, c'est-à-dire qu'il soit " digne du moment et de l'homme ", comme dit Cicéron.
Tout cela est ordonné selon la règle de la raison. Or l'habitus qui opère selon la raison est une vertu morale. C'est pourquoi, en ce qui concerne les jeux, il peut y avoir une vertu, qu'Aristote appelle " eutrapélie " (enjouement). Et on dit que quelqu'un est " enjoué " (eutrapélos) c'est-à-dire a le " retournement facile ", parce qu'il transforme facilement les paroles ou les actes en délassement. Et cette vertu, par cela même qu'elle empêche de manquer à la mesure dans les jeux, se rattache à la modestie.
Solutions
:
1. Les plaisanteries, comme
on l'a dit, doivent être en harmonie avec les questions traitées et avec les
personnes. C'est pourquoi, selon Cicéron, quand les auditeurs sont las, "
il n'est pas inutile à l'orateur de faire diversion en racontant quelque chose
de nouveau ou qui prête à rire, à moins toutefois que le sérieux de la question
traitée ne permette pas de plaisanter. " Or la doctrine sacrée se rapporte
aux choses les plus hautes ; on peut le lire dans les Proverbes (8, 6) : "
Écoutez, car j'ai à vous parler de grandes choses. " C'est pourquoi S.
Ambroise n'exclut pas absolument la plaisanterie de la vie humaine, mais de
l'enseignement sacré. Il avait dit avant le texte cité par l'objection : "
Quoique les plaisanteries soient parfois honnêtes et agréables, elles sont
incompatibles avec l'enseignement de l'Église ; comment pourrions-nous employer
ce que nous ne trouvons pas dans les Saintes Écritures ? "
2. Ces paroles de
Chrysostome visent ceux qui font usage des jeux de façon désordonnée, et
principalement ceux qui n'ont pas d'autre but que le plaisir du jeu, ceux dont
parle le livre de la Sagesse (15, 12) : " Ils ont estimé que notre vie
était un amusement. " Contre cela Cicéron dit : " Nous ne paraissons
pas engendrés par la nature pour le jeu et la plaisanterie, mais plutôt pour
l'austérité, et pour l'application à des choses plus sérieuses et plus hautes.
"
3. Les actions mêmes que l'on fait en jouant, considérées en elles-mêmes ne sont pas ordonnées à une fin. Mais le plaisir que l'on trouve en de telles actions est ordonné à la récréation et au repos de l'âme. De la sorte, si on le fait modérément, il est permis de se servir du jeu. C'est pourquoi Cicéron a dit aussi : " Il est permis d'utiliser le jeu et la plaisanterie, mais comme le sommeil et les autres délassements, c'est-à-dire après avoir satisfait aux obligations graves et sérieuses. "
Objections
:
1. Il ne semble pas qu'il
puisse y avoir de péché à jouer trop. En effet, ce qui excuse du péché n'est
pas appelé péché. Or le jeu excuse parfois du péché. En effet beaucoup de
choses, si elles étaient faites sérieusement, seraient des péchés graves, alors
que, faites par jeu, elles ne sont plus des péchés, ou seulement des péchés
légers. Il semble donc qu'il n'y ait pas de péché dans l'excès du jeu.
2. Tous les vices se
ramènent aux sept vices capitaux, dit S. Grégoire. Or l'excès dans les jeux ne
semble pas se ramener à l'un des vices capitaux. Il ne semble donc pas qu'il
soit un péché.
3. Ce sont surtout les
comédiens, dont toute la vie a pour but de jouer, qui paraissent donner trop
d'importance au jeu. Donc, si l'excès du jeu était un péché, tous les comédiens
seraient en état de péché. Pécheraient aussi, comme favorisant le péché, tous
ceux qui emploient leurs services, ou qui leur accordent des subsides. Ce qui
paraît être faux. Nous lisons en effet dans la Vie des Pères qu'il fut
révélé au bienheureux Paphnuce qu'un jongleur allait devenir son compagnon dans
la vie future.
Cependant, on lit dans les Proverbes (14,13) : " Dans le rire même le coeur trouve la peine, et la joie s'achève en chagrin. " Et la Glose ajoute " ... chagrin éternel ". Or c'est dans l'excès du jeu qu'il y a un rire désordonné et une joie déréglée. Il y a donc là un péché mortel, seul passible d'un chagrin éternel.
Conclusion
:
Dans tout ce qui peut être dirigé selon la raison, l'excès consiste à dépasser la règle imposée par la raison, et le défaut ou manque consiste à rester au-dessous de la règle de raison. Or nous avons dite que les jeux ou les plaisanteries, en paroles ou en actes, peuvent être dirigés par la raison. C'est pourquoi l'excès dans le jeu s'entend de ce qui excède la règle de raison, ce qui peut se produire de deux manières. D'une première manière, par la nature des actions distrayantes, genre de plaisanterie que Cicéron qualifie de " grossier, insolent, déshonorant et obscène " ; ce qui a lieu quand on emploie pour jouer des paroles ou des actions honteuses, ou encore de ces choses qui tournent au dommage du prochain et qui, de soi, sont des péchés mortels. Et ainsi il est clair que l'excès dans le jeu est un péché mortel.
D'une autre manière, il peut y avoir aussi un excès dans le jeu quand font défaut les circonstances requises ; lorsque par exemple on se livre au jeu à des moments ou en des lieux prohibés, ou encore d'une façon qui ne convient pas aux affaires traitées, ou aux personnes. Parfois cela peut devenir péché mortel, à cause de la violence de l'attachement au jeu, dont on préfère le plaisir à l'amour de Dieu, au point de ne pas craindre de pratiquer de tels jeux contre les commandements de Dieu ou de l'Église. Mais parfois cela n'est qu'un péché véniel lorsque, par exemple, on n'est pas tellement attaché au jeu qu'on veuille, à cause de lui, commettre quelque chose contre Dieu.
Solutions
:
1. Certaines actions sont
des péchés à cause de la seule intention, c'est-à-dire quand elles sont faites
pour nuire à quelqu'un. Bien sûr, le jeu exclut cette intention, puisqu'on
cherche à trouver du plaisir, et non à nuire. Dans ce cas le jeu excuse du
péché, ou diminue le péché. - Mais il y a des actions qui, par leur espèce,
sont des péchés, comme l'homicide, la fornication etc. De telles actions ne
sont pas excusées par le jeu ; bien plus, elles rendent le jeu "
déshonorant et obscène ".
2. L'excès dans le jeu fait
partie de la " joie inepte ", dont S. Grégoire dit qu'elle est fille
de la gourmandise. C'est pourquoi il est dit dans l'Exode : " Le peuple
s'assit pour manger et pour boire, et ils se levèrent pour jouer. "
3. Comme nous l'avons dit le jeu est une nécessité de la vie humaine. Or tout ce qui est utile à la vie humaine peut être accompli par des métiers licites. C'est pourquoi même le métier de comédien, qui a pour but de délasser les hommes, n'est pas de soi illicite ; les comédiens ne sont pas en état de péché, pourvu qu'ils pratiquent le jeu avec modération, c'est-à-dire en n'y employant pas de propos ou d'actions illicites, et en ne s'y livrant pas en des circonstances et des temps défendus. Alors même qu'en matière humaine ils n'auraient pas d'autre fonction envers les autres hommes, ils ont néanmoins, vis-à-vis d'eux-mêmes et de Dieu, d'autres occupations sérieuses et vertueuses ; par exemple lorsqu'ils prient, lorsqu'ils mettent en ordre leurs passions et leurs actions, et parfois aussi lorsqu'ils font l'aumône aux pauvres. C'est pourquoi ceux qui leur accordent des subsides modérés ne pèchent pas, mais agissent avec justice, en leur attribuant le salaire de leurs services.
Mais ceux qui dépensent leurs biens avec excès pour de telles gens, ou encore qui soutiennent les comédiens pratiquant des jeux illicites, ceux-là pèchent, car ils encouragent leur péché. C'est en ce sens que S. Augustin dit que " donner ses biens aux comédiens est un grand vice ". A moins, par hasard, qu'un comédien se trouve dans une extrême nécessité : il faudrait alors lui venir en aide. Car S. Ambroise écrit : " Donne à manger à celui qui meurt de faim. Celui que tu aurais pu sauver en lui donnant à manger, si tu ne l'as pas nourri tu l'as tué. "
Objections
:
1. Il semble que le défaut
de jeu ne comporte aucun péché. Car aucun péché n'est prescrit au pénitent. Or
S. Augustin, à propos du pénitent, parle ainsi : " Qu'il s'abstienne des
jeux et des spectacles, celui qui veut obtenir une grâce parfaite de pardon.
" Il n'y a donc pas de péché dans l'absence de jeu.
2. Aucun péché ne trouve
place dans l'éloge des saints. Or certains sont loués pour s'être abstenus du
jeu. Jérémie dit en effet (15, 17) : " jamais je ne me suis assis dans une
assemblée de rieurs. " Et Tobie (3, 17 Vg) : " jamais je ne me suis
mêlé aux joueurs ; et je n'ai pas fréquenté ceux qui ont une conduite légère.
" Il ne peut donc y avoir de péché dans l'absence de jeu.
3. Andronicus dit que
l'" austérité ", qu'il range au nombre des vertus, est " un
habitus selon lequel on n'apporte pas aux autres les plaisirs de la
conversation, et on ne les reçoit pas des autres ". Or cela se rapporte à
un refus du jeu. L'abstention de jeu appartient donc davantage à la vertu qu'au
vice.
Cependant, Aristote, déclare que le défaut de jeu est un vice.
Conclusion
:
Tout ce qui, dans les actions humaines s'oppose à la raison est vicieux. Or il est contraire à la raison d'être un poids pour les autres, lorsque par exemple on n'offre rien de plaisant, et qu'on empêche aussi les autres de se réjouir. C'est pourquoi Sénèque dit : " Conduis-toi sagement de façon que personne ne te tienne pour désagréable, ni ne te méprise comme vulgaire. " Or ceux qui refusent le jeu " ne disent jamais de drôleries et rebutent ceux qui en disent ", parce qu'ils n'acceptent pas les jeux modérés des autres. C'est pourquoi ceux-là sont vicieux, et on les appelle " pénibles et mal élevés ", avec Aristote.
Mais, parce que le jeu est utile en vue du plaisir et du repos, comme aussi le plaisir et le repos ne sont pas recherchés dans la vie humaine pour eux-mêmes mais au service de l'activité, d'après Aristote, il en résulte que le défaut de jeu est moins vicieux que l'excès de jeu. C'est pourquoi Aristote dit qu' " en vue du plaisir il faut avoir peu d'amis ", car il suffit de peu de plaisir pour vivre, à la manière d'un condiment, de même qu'il suffit de peu de sel pour la nourriture.
Solutions
:
1. Aux pénitents on
prescrit de pleurer leurs péchés ; c'est pourquoi le jeu leur est interdit. Ce
n'est pas là un vice par défaut, car il est conforme à la raison que pour eux
le jeu soit diminué.
2. Jérémie parle là en
accord avec un temps dont la situation réclamait plutôt des larmes. C'est
pourquoi il ajoute : " je m'asseyais solitaire, car tu m'avais rempli
d'amertume. " En revanche, ce qui est dit dans le livre de Tobie se
rapporte à un excès de jeu. On le voit par ce qui suit : " ... et je n'ai
pas fréquenté ceux qui ont une conduite légère. "
3. " L'austérité ", selon qu'elle est une vertu, n'exclut pas tous les plaisirs, mais seulement les plaisirs excessifs et désordonnés. C'est pourquoi elle semble se rattacher à l'" affabilité ", qu'Aristote appelle " amitié " ou à l'" eutrapélie " ou " enjouement ". Cependant Andronicus la nomme et la définit de cette façon à cause de son rapport avec la tempérance, qui réprime les plaisirs.
1. Peut-il y avoir vertu et vice dans la tenue extérieure ? - 2. Les femmes pèchent-elles mortellement en se parant avec excès ?
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, la tenue extérieure ne nous est pas dictée par la nature. C'est pourquoi
elle varie selon les temps et les lieux. Aussi S. Augustin écrit-il que "
chez les Romains de l'antiquité il était déshonorant de porter de longues
tuniques à manches ; aujourd'hui, au contraire, il serait déshonorant aux
hommes bien nés de ne pas en porter. " Or, dit Aristote " il y a en
nous une aptitude naturelle à la vertu ". A ce sujet il n'y a donc pas de
vertu ni de vice.
2. S'il y avait, dans la
manière de se vêtir, une vertu et un vice, il faudrait en ce domaine, que
l'excès fût un vice, et que le défaut lui aussi fût un vice. Or l'excès dans
l'habillement extérieur ne semble pas vicieux, puisque même les prêtres et les
ministres de l'autel se servent, pour leur ministère sacré, des vêtements les
plus précieux. De même le défaut en cette matière ne semble pas vicieux lui non
plus car l'épître aux Hébreux (11, 37) dit de certains pour leur éloge : "
Ils sont allés çà et là sous des peaux de moutons et des toisons de chèvres.
" Il semble donc qu'il n'y ait pas de vertu et de vice en matière
d'habillement.
3. Une vertu est
théologale, ou morale, ou intellectuelle. Or en matière d'habillement il ne
s'agit pas d'une vertu intellectuelle, qui rend parfait dans la connaissance de
la vérité. De même il n'y a pas là une vertu théologale, qui a Dieu pour objet.
Enfin, il n'y a pas là non plus une des vertus morales dont parle Aristote. Il
semble donc qu'en ce qui concerne la toilette il ne puisse y avoir de vertu et
de vice.
Cependant, la dignité appartient à la vertu. Or la tenue extérieure révèle notre dignité. Car S. Ambroise écrit : " Que l'ornement du corps ne soit pas affecté, mais naturel ; simple, négligé plutôt que recherché ; qu'on ne se serve pas de vêtements précieux et éclatants, mais ordinaires, afin que rien ne manque de ce qui est honorable et nécessaire, mais que rien ne vise à l'éclat. " Il peut donc y avoir une vertu et un vice dans l'habillement extérieur.
Conclusion
:
Ce n'est pas dans les réalités extérieures que l'homme emploie, qu'il y a du vice, mais chez l'homme qui les emploie d'une façon mal réglée. Ce manque de mesure peut exister de deux façons : d'une première façon, par rapport aux coutumes des hommes avec qui l'on vit. C'est pourquoi S. Augustin a pu dire : " On doit éviter le scandale qui brave les coutumes humaines en ne respectant pas leur diversité. Il ne faut pas que la convention confirmée dans une cité ou chez un peuple par la coutume ou la loi soit violée par le caprice d'un concitoyen ou d'un étranger. Toute partie qui ne s'harmonise pas au tout est difforme. "
D'une autre façon, il peut y avoir un manque de mesure dans l'usage de telles choses à cause de l'attachement désordonné de celui qui s'en sert, ce qui arrive parfois quand l'homme les utilise de façon trop sensuelle, qu'il se conforme ou non aux usages de ses concitoyens. C'est pourquoi S. Augustine a dit : " Dans l'usage des choses il faut éviter la passion désordonnée : non seulement celle-ci abuse frauduleusement de la coutume de ceux avec qui l'on vit, mais encore bien souvent, dépassant les bornes, elle manifeste, par des éclats très scandaleux, la laideur qu'elle cachait sous le couvert des moeurs publiques. "
Or il arrive que ce désordre de la passion se manifeste de trois manières en ce qui concerne l'excès.
1° Lorsque l'on recherche la célébrité par un raffinement superflu des vêtements dans la mesure où ceux-ci illustrent ceux qui les portent. C'est pourquoi S. Grégoire dit : " Certains pensent que le goût des vêtements fins et précieux n'est pas un péché. Mais si ce n'était pas une faute, jamais la parole de Dieu n'aurait dit avec tant de précision que le riche, tourmenté en enfer, avait été revêtu de fin lin et de pourpre. Non, nul ne recherche les vêtements précieux (c'est-à-dire qui dépassent sa condition) si ce n'est par vaine gloire. "
2° Lorsque, dans la recherche excessive de beaux vêtements, on recherche un plaisir raffiné, du fait que le vêtement est conçu pour flatter le corps.
3° Lorsque l'on a un souci excessif du beau vêtement, même si l'on ne se propose pas une fin mauvaise.
A ce triple désordre Andronicus oppose trois vertus ayant pour matière la toilette extérieure : " l'humilité ", qui exclut la recherche de vaine gloire. C'est pourquoi il dit : " L'humilité est un habitus qui ne commet pas d'excès dans les dépenses et les apprêts. " - " Le contentement de peu ", qui exclut la recherche des plaisirs délicats. C'est pourquoi il dit que " le contentement de peu est un habitus qui se contente du nécessaire et détermine ce qui suffit à la vie ", conformément à ce que dit S. Paul (1 Tm 6, 8) : " Lorsque nous avons nourriture et vêtement, sachons être satisfaits. " - " La simplicité ", enfin, qui exclut la recherche excessive à ce sujet. C'est pourquoi Andronicus dit que " la simplicité est un habitus qui se satisfait de ce qui arrive ".
Du côté du péché par défaut, il peut aussi y avoir deux dérèglements dans notre disposition intérieure. Le premier par la négligence de l'homme qui ne prend ni souci ni peine pour être habillé comme il faut. C'est pourquoi Aristote appelle efféminé " celui qui laisse trainer son manteau, pour s'éviter la fatigue de le soulever ". - Un autre désordre se remarque chez ceux qui font servir à leur gloire ce manque de tenue extérieure. C'est pourquoi S . Augustin dit " qu'il peut y avoir de la vanité non seulement dans l'éclat et le luxe de ce qui tient au corps, mais aussi dans la tenue négligée et triste. Cette vanité est d'autant plus dangereuse qu'elle cherche à tromper sous le prétexte de servir Dieu ". Aristote dit aussi : " L'excès et le défaut poussés à l'extrême relèvent de la prétention. "
Solutions
:
1. Bien que le vêtement
extérieur ne soit pas en lui-même donné par la nature, il appartient néanmoins
à la raison naturelle de régler ce vêtement extérieur. Aussi sommes-nous "
disposés de naissance à recevoir cette vertu " qui met de l'ordre dans le
vêtement extérieur.
2. Les personnes constituées en dignité ou encore les ministres de l'autel mettent des habits précieux, non pour leur propre gloire, mais pour signifier l'excellence de leur fonction ou du culte divin. C'est pourquoi ce n'est pas un vice chez eux. C'est ce qui permet à S. Augustin de dire : " Celui qui, dans l'usage des choses extérieures, dépasse les bornes fixées par la coutume des gens de bien avec lesquels il vit, le fait ou bien pour signifier quelque chose, ou bien pour choquer ", puisqu'il les utilise alors en vue de plaisirs raffinés ou par ostentation.
Dans le défaut en matière
d'habillement il arrive également qu'il y ait péché ; cependant, celui qui se
sert de vêtements plus vils que les autres ne pèche pas toujours. En effet, si
l'on agit ainsi par vanité ou orgueil, pour se faire valoir plus que les
autres, c'est un vice de superstition. Au contraire, si l'on agit ainsi pour
macérer la chair ou humilier l'esprit, cela se rapporte à la vertu de
tempérance. C'est pourquoi S. Augustin dit : " Quiconque use des biens
passagers plus sobrement que ne le demandent les moeurs de ceux au milieu desquels
il vit est ou bien tempérant ou bien superstitieux. " Se servir de
vêtements vils convient tout spécialement à ceux qui exhortent les autres à la
pénitence par l'exemple et la parole, comme le firent les prophètes dont parle
ici S. Paul. C'est pourquoi, commentant S. Matthieu (3, 4), la Glose ajoute :
" Celui qui prêche la pénitence présente un habit de pénitence. "
3. L'habillement extérieur est un certain indice de la condition humaine. C'est pourquoi l'excès, le défaut et le juste milieu en cette matière peuvent se ramener à la vertu de " vérité " à laquelle Aristote assigne pour matière les faits et les paroles qui révèlent plus ou moins la condition d'un homme.
Objections
:
1. Il semble que la
coquetterie féminine ne soit pas exempte de péché mortel. Tout ce qui est
contraire à un commandement de la loi divine est en effet péché mortel. Or la
coquetterie féminine est contraire à un commandement de la loi divine. S'adressant
aux femmes, S. Pierre dit (1 P 3, 3) : " Que votre parure ne soit pas
extérieure, faite de cheveux tressés, de cercles d'or et de toilettes bien
ajustées. " Ce que la Glose de Cyprien commente ainsi : " Celles qui
se revêtent de soie et de pourpre ne peuvent sincèrement revêtir le Christ ;
celles qui se parent d'or, de perles et de bijoux, ont perdu la parure de l'âme
et du corps. " Or cela ne se produit que par le péché mortel. La
coquetterie féminine ne peut donc être exempte de péché mortel.
2. " Ce n'est pas
seulement aux vierges ou aux veuves, dit S. Cyprien, mais aussi aux femmes
mariées et à toutes les femmes sans exception qu'il faut dire qu'elles ne
doivent en aucune façon falsifier l'oeuvre et la créature de Dieu en usant de
teinture blonde, ou de poudre noire, ou de rouge, ou de quelque autre
préparation destinée à modifier leurs traits naturels. " Et S. Cyprien
ajoute : " Elles font violence à Dieu quand elles s'efforcent de refaire
ce que lui-même a fait. C'est un assaut contre l'oeuvre divine, une trahison de
la vérité. Tu ne pourras plus voir Dieu, quand tu n'auras plus les yeux que
Dieu a faits, mais ceux que le diable a défaits : Tu t'es fait parer par ton
ennemi, tu brûleras tout autant que lui. " Mais cela ne s'impose qu'au
péché mortel. La coquetterie féminine n'est donc pas exempte de péché mortel.
3. Il ne convient pas plus
à la femme de faire une toilette contraire à la règle, qu'il ne convient de se
servir de vêtements masculins. Or cela est un péché, selon le Deutéronome
(22,5) : " Une femme ne portera pas un costume masculin, et un homme ne
mettra pas un vêtement féminin. " Il semble donc que l'excès dans la
coquetterie féminine soit un péché mortel.
Cependant, à ce compte, il semble que les artisans qui préparent ces parures pécheraient eux-mêmes mortellement.
Conclusion
:
En ce qui concerne la parure féminine, il faut faire les mêmes observations que celles faites plus haut de façon générale à propos du vêtement extérieur ; en ajoutant cependant cette remarque particulière que la toilette féminine provoque les hommes à la sensualité, comme on le voit dans les Proverbes (7, 10) : " Voilà qu'une femme l'aborde, parée comme une courtisane, et préparée à tromper. " Cependant une femme peut licitement s'employer à plaire à son mari, de peur qu'en la dédaignant il ne tombe dans l'adultère. C'est pourquoi S. Paul dit (1 Co 7, 34) : " La femme qui s'est mariée a souci des affaires du monde, des moyens de plaire à son mari. " Si une femme mariée se pare afin de plaire à son mari, elle peut donc le faire sans péché. Mais les femmes qui ne sont pas mariées, qui ne veulent pas se marier, et qui sont dans une situation de célibat ne peuvent sans péché vouloir plaire aux regards des hommes afin d'exciter leur convoitise, car ce serait les inviter à pécher. Si elles se parent dans cette intention de provoquer les autres à la convoitise, elles pèchent mortellement. Mais si elles le font par légèreté, ou même par vanité à cause d'un certain désir de briller, ce n'est pas toujours un péché mortel, mais parfois un péché véniel. Et sur ce point, les mêmes principes s'appliquent aux hommes. C'est pourquoi S. Augustin écrit à Possidius : " je ne veux pas que tu prennes une décision précipitée en interdisant les parures d'or et les vêtements précieux, si ce n'est à l'égard de ceux qui ne sont pas mariés et qui, ne désirant pas se marier, ne doivent penser qu'aux moyens de plaire à Dieu. Pour les autres, ils ont les pensées du monde : les maris cherchent à plaire à leurs épouses, et les épouses à leurs maris. Toutefois il ne convient pas aux femmes, même mariées, de laisser voir leurs cheveux, car l'Apôtre leur ordonne de se voiler la tête. " Dans ce cas cependant, certaines pourraient ne pas commettre de péché, si elles ne le font pas par vanité, mais à cause d'une coutume contraire, bien que cette coutume ne soit pas à recommandera.
Solutions
:
1. Comme dit la Glose au
même endroit, " les femmes de ceux qui étaient dans la tribulation
méprisaient leurs maris et, pour plaire à d'autres, se paraient de beaux atours
; ce que l'Apôtre leur interdit ". S. Cyprien parle lui aussi du même cas,
mais il n'interdit pas aux femmes mariées de se parer pour plaire à leurs
maris, afin de leur enlever l'occasion de pécher avec d'autres femmes. C'est
pourquoi S. Paul écrit (1 Tm 2, 9) : " Que les femmes aient une tenue
décente ; que leur parure, modeste et réservée, ne soit pas faite de cheveux
tressés, d'or, de pierreries, de somptueuses toilettes. " Ce qui laisse à
entendre qu'une parure sobre et modérée n'est pas interdite aux femmes, mais
seulement une parure excessive, insolente et impudique.
2. Les fards dont parle S. Cyprien sont une espèce de mensonge qui ne peut éviter le péché. C'est pourquoi S. Augustin écrit à Possidius : " Se farder, pour paraître plus rouge ou plus blanche, est un artifice fallacieux. Les maris eux-mêmes, je n'en doute pas, ne veulent pas être trompés de la sorte. Or c'est pour eux seuls qu'il est permis aux femmes de se parer ; encore est-ce une tolérance, et non un ordre. " L'utilisation de ces fards n'est cependant pas toujours péché mortel, mais seulement quand elle se fait par luxure ou par mépris de Dieu ; ce sont les cas visés par S. Cyprien.
Il faut néanmoins distinguer entre
feindre une beauté que l'on n'a pas, et cacher une laideur qui provient de
quelque cause, comme la maladie. En effet, ceci est licite, car, selon S. Paul
(1 Co 12, 23), " les membres du corps que nous tenons pour les moins
honorables sont ceux-là mêmes que nous entourons de plus d'honneur ".
3. Nous l'avons dit, la
toilette extérieure doit être en rapport avec la condition de la personne,
conformément aux usages communément reçus. C'est pourquoi il est de soi vicieux
qu'une femme mette des vêtements masculins, ou l'inverse ; et principalement
parce que cela peut être une cause de débauche. C'est spécialement interdit par
la loi, parce que les païens utilisaient de tels changements de vêtements pour
se livrer à la superstition idolâtrique.- Parfois cependant, lorsqu'il y a
nécessité, cela peut se faire sans péché : ou bien pour se cacher des ennemis,
ou bien par manque d'autres vêtements, etc.
4. Si un art avait pour but de fabriquer des produits dont les hommes ne pourraient se servir sans péché, il en résulterait que les ouvriers commettraient un péché en fabriquant de tels articles, car ils offriraient alors directement aux autres une occasion de pécher ; ce serait le cas de celui qui fabriquerait des idoles ou objets servant au culte idolâtrique. Au contraire, si un art se rapporte à des ouvrages dont les hommes peuvent faire un bon ou un mauvais usage, comme les glaives, les flèches, etc., la pratique de cet art n'est pas un péché. Seul celui-ci d'ailleurs mérite le nom d'art. Comme dit S. Jean Chrysostome,, " il faut appeler arts ceux-là seuls qui fournissent et fabriquent des choses nécessaires et qui contribuent à maintenir notre vie ". - Cependant, si l'on faisait la plupart du temps un mauvais usage des produits d'un art, bien qu'ils ne soient pas en eux-mêmes illicites, ce serait le devoir du prince, selon Platon. de les exclure de la cité.
Donc, puisqu'il est permis aux femmes de se parer, pour maintenir ce qui convient à leur condition, ou même pour ajouter quelque ornement afin de plaire à leurs maris, il en résulte que les ouvriers qui fabriquent de telles parures ne pèchent pas en pratiquant leur art, à moins qu'ils n'en viennent à inventer des modes excessives et étranges. C'est ce qui fait dire à S. Jean Chrysostome : " Il y aurait beaucoup à retrancher même à l'art de la chaussure et du vêtement. On l'a dirigé en effet vers la luxure, en altérant sa nécessité, et en mêlant un art à un autre pour un but mauvais. "
1. Les préceptes concernant la tempérance proprement dite. - 2. Les préceptes concernant ses parties.
Objections : 1. Il semble que les préceptes de la tempérance sont mal présentés dans la
loi divine. En effet, la force est une vertu plus grande que la tempérance, on
l'a vu. Or il n'y a pas de précepte
concernant la force parmi les préceptes du décalogue, qui sont les préceptes
majeurs de la loi. Il n'est donc pas normal que parmi les préceptes du
décalogue soit placée une interdiction de l'adultère, qui est contraire à la
tempérance, comme on a pu le voir plus haut.
2. La
tempérance ne concerne pas seulement les plaisirs sexuels, mais aussi le
plaisir de la nourriture et de la boisson. Or dans les préceptes du décalogue
on n'interdit pas de vice se rapportant à ce dernier plaisir, ni à une autre
espèce de luxure que l'adultère. On ne devrait donc pas y trouver non plus un
précepte interdisant l'adultère, qui se rapporte au plaisir sexuel.
3. Dans
l'intention du législateur il est plus primordial de conduire aux vertus que
d'interdire les vices. Les vices sont en effet interdits afin que soient
supprimés les obstacles aux vertus. Or les préceptes du décalogue occupent la
première place dans la loi divine. Il aurait donc fallu que, parmi eux, se
trouvât placé un précepte positif conduisant directement à la vertu de
tempérance, plutôt qu'un précepte négatif interdisant l'adultère, qui lui est
directement opposé.
Cependant, il y a l'autorité de l'Écriture.
Réponse : Comme dit S. Paul (1 Tm 1, 5), " la fin du précepte, c'est la charité ", à laquelle nous sommes conduits par les deux préceptes se rapportant à l'amour de Dieu et du prochain. C'est pourquoi dans le décalogue on trouve les préceptes qui sont plus directement ordonnés à l'amour de Dieu et du prochain. Or, parmi les vices opposés à la tempérance, celui qui semble s'opposer le plus à l'amour du prochain est l'adultère, par quoi on prend pour soi quelque chose qui appartient à autrui, en abusant de la femme du prochain. C'est pourquoi parmi les préceptes du décalogue on interdit surtout l'adultère, et non seulement selon qu'il est accompli en fait, mais aussi selon qu'il est désiré dans le coeur.
Solutions : 1. Parmi les espèces de vice qui s'opposent à la force, aucune n'est aussi
contraire à l'amour du prochain que l'adultère, qui est une espèce de la
luxure, contraire à la tempérance. - Cependant le vice d'audace, qui s'oppose à
la force, peut parfois devenir une cause d'homicide, qui est interdit parmi le
préceptes du décalogue. " Ne te mets pas en route avec un audacieux,
est-il écrit dans l'Ecclésiastique (8, 15), de peur qu'il ne fasse peser sur
toi ses mauvais desseins. "
2. La
gourmandise ne s'oppose pas directement à l'amour du prochain, comme l'adultère
; les autres espèces de la luxure non plus. L'injustice commise à l'égard d'un
père par l'homme déflorant sa fille vierge, alors qu'elle ne lui est pas
destinée en mariage, n'est pas aussi grande que l'injustice commise à l'égard
du mari par l'adultère ; car c'est le mari qui a pouvoir sur le corps de son
épouse, et non celle-ci.
3. Les préceptes du décalogue, on l'a dit antérieurement, sont comme les principes universels de la loi divine. Il en résulte qu'ils doivent être généraux. Or des préceptes généraux et positifs ne pouvaient être donnés à propos de la tempérance, car l'application de celle-ci varie selon les époques, dit S. Augustin, et selon la diversité des lois et des coutumes.
Objections : 1. Il semble que les préceptes portant sur les vertus annexes de la
tempérance soient mal présentés dans la loi divine. En effet, les préceptes du
décalogue sont, on l'a vu, comme les principes universels de toute la loi
divine. Or " l'orgueil est le principe de tous les vices ", écrit
l'Ecclésiastique (10, 13 Vg). Parmi les préceptes du décalogue il aurait donc
fallu placer l'interdiction de l'orgueil.
2. Dans le
décalogue doivent surtout figurer les préceptes par lesquels les hommes sont le
plus inclinés à l'accomplissement de la loi, car ceux-ci paraissent être les
principaux. Or, c'est par l'humilité surtout qui soumet l'homme à Dieu, que
l'on est disposé à observer la loi divine. Aussi l'obéissance est-elle comptée
parmi les degrés d'humilité, on l'a dit plus haut. Il semble qu'on doive en
dire autant de la douceur, qui permet à l'homme " de ne pas s'opposer à la
divine Écriture ", selon S. Augustin. Il semble donc que des préceptes concernant
l'humilité et la douceur auraient dû trouver place dans le décalogue.
3. L'adultère
est interdit dans le décalogue parce qu'il est contraire à l'amour du prochain.
Mais le désordre dans les mouvements extérieurs, qui est contraire à la
modestie, s'oppose également à l'amour du prochain. C'est pourquoi S. Augustin
a dit : " Que rien dans tous vos mouvements n'offense les regards de
personne. " Il semble donc que ce désordre aurait dû aussi être interdit
par un précepte du décalogue.
Cependant, l'autorité de l'Écriture suffit.
Réponse : Les vertus annexes de la tempérance peuvent être considérées de deux façons : d'une part, en elles-mêmes elles n'ont pas une relation directe à l'amour de Dieu et du prochain, mais elles se rapportent plutôt à une certaine modération de ce qui concerne l'homme lui-même. Mais considérées dans leurs effets, elles peuvent être en rapport avec l'amour de Dieu et du prochain. Aussi y a-t-il dans le décalogue des préceptes visant à empêcher les effets des vices opposés aux parties de la tempérance. Ainsi par la colère, qui s'oppose à la douceur, on est parfois conduit à l'homicide qui est interdit dans le décalogue, ou à refuser l'honneur dû aux parents. Mais cela peut aussi provenir de l'orgueil, par lequel beaucoup transgressent aussi les préceptes de la première table du décalogue.
Solutions : 1. L'orgueil est à l'origine du péché, mais il est caché dans le coeur ;
son désordre n'est d'ailleurs pas évalué de la même manière par tous. C'est
pourquoi son interdiction ne devait pas figurer parmi les préceptes du
décalogue, qui sont des principes premiers évidents par eux-mêmes.
2. Les
préceptes qui conduisent directement à observer la loi, présupposent déjà la
loi. C'est pourquoi ils ne peuvent être les premiers préceptes de la loi, pour
figurer au décalogue.
3. Le désordre des mouvements extérieurs ne constitue pas une offense au prochain, selon la nature même de leur acte, comme l'homicide, l'adultère et le vol, qui sont interdits dans le décalogue, mais seulement selon qu'ils sont des signes du désordre intérieur, nous l'avons dit tout à l'heure.
Après avoir étudié en détail les vertus et les vices qui appartiennent à la condition et à l'état de tout homme, il reste à étudier ce qui concerne spécialement certaines catégories de personnes.
Or sous le rapport des habitus et des actes de l'âme raisonnable, on trouve chez les hommes une triple différence :
1° La diversité des charismes " A l'un, écrit S. Paul (1 Co 12, 4), l'esprit octroie une parole de sagesse, à l'autre une parole de science " etc.
2° La diversité des formes de vie : la vie active ou la vie contemplative (Question 179) qui se distinguent par leurs opérations, ainsi que le dit encore S. Paul (1 Co 12, 6). Autre, en effet, est le genre d'occupations de Marthe, " qui s'inquiétait et s'empressait aux soins du service " : c'est la vie active ; autre la manière de vivre de Marie, qui " s'était assise aux pieds du Seigneur et écoutait ses paroles " (Lc 10, 39) : c'est la vie contemplative.
3° La diversité des fonctions et des états. S. Paul écrit aux Éphésiens (4, 11) : " Dieu a établi les uns apôtres, d'autres prophètes, d'autres évangélistes, d'autres pasteurs et docteurs. " Ce sont là les divers ministères dont parle l'Apôtre dans sa première épître aux Corinthiens (12, 5) en disant " Il y a diversité de ministères. "
Les charismes forment l'objet de notre présent propos. A ce sujet, il faut remarquer que, parmi les dons gratuits, certains ressortissent à la connaissance, d'autres au discours (Question 176-177), et d'autres à l'action.
Tous les dons qui sont relatifs à la connaissance peuvent être compris sous le nom de " prophéties. " Car la révélation prophétique s'étend non seulement aux événements humains futurs, mais encore aux réalités divines, tant aux vérités qui sont proposées à la croyance de tous et qui sont du domaine de la foi, qu'aux plus hauts mystères qui sont l'apanage des plus parfaits et se rapportent à la sagesse. La révélation prophétique a aussi pour objet les substances spirituelles par lesquelles nous sommes poussés au bien ou au mal ; c'est le don du " discernement des esprits ". La révélation prophétique s'étend encore à la direction des actes humains : c'est le don de science, on le verra plus loin (Question 177).
Nous étudierons donc tout d'abord la prophétie, et le ravissement (Question 175) qui est un degré spécial de la prophétie.
Au sujet de la prophétie quatre points retiendront notre attention. 1° Son essence (Question 171). - 2° Sa cause (Question 172). - 3° Le mode de la connaissance prophétique (Question 173). - 4° Les diverses espèces de la prophétie (Question 174).
1. La prophétie appartient-elle à l'ordre de la connaissance ? - 2. Est-elle un habitus ? - 3. A-t-elle seulement pour objet les futurs contingents ? - 4. Le prophète connaît-il tout ce qui peut être prophétisé ? - 5. Distingue-t-il ce qu'il saisit divinement de ce qu'il voit par son propre esprit ? - 6. La prophétie peut-elle comporter de la fausseté ?
Objections
:
1. Non, semble-t-il. On
lit, en effet dans l'Ecclésiastique (48, 13) que " le corps d'Élisée après
sa mort, prophétisa " ; et plus loin (49, 18 Vg) on nous rapporte le même
fait au sujet des ossements de Joseph. Or, après la mort, il ne demeure, dans
le corps ou dans les ossements, aucune possibilité de connaissance.
2. Ainsi que l'écrit S.
Paul (1 Co 14, 3) : " Celui qui prophétise parle aux hommes pour les
édifier. " La prophétie est donc bien plutôt un discours qu'une
connaissance.
3. Toute perfection
relative à la connaissance exclut la sottise et l'insanité. Cependant,
celles-ci peuvent se rencontrer avec la prophétie. Osée s'écrie en effet (9, 7)
: " Apprends, Israël, que le prophète est fou et délire. " La prophétie
n'est donc pas une perfection qui relève de la connaissance.
4. Si la révélation
appartient à l'intelligence, l'inspiration semble se rattacher à la volonté ;
car elle implique une motion. Or, d'après Cassiodore, la prophétie est "
une inspiration ou une révélation ". Il semble donc que la prophétie
n'appartienne pas plus à l'intelligence qu'à la volonté.
Cependant, il est écrit (1 S 9, 9) : " Celui qui aujourd'hui porte le nom de prophète, était autrefois appelé voyant. " Or la vision est un acte de connaissance. La prophétie appartient donc à l'ordre de la connaissance.
Conclusion
:
La prophétie est premièrement et principalement un acte de connaissance ; en effet les prophètes connaissent les réalités qui échappent à la connaissance ordinaire des hommes. Aussi peut-on dire que le nom de " prophète " est composé de pro, c'est-à-dire " loin " et de phanos qui signifie " apparition ", parce que les prophètes voient apparaître ce qui est éloigné. Voilà pourquoi, d'après S. Isidore, " ils étaient nommés voyants dans l'Ancien Testament, car ils voyaient ce qui échappait aux autres, et ils percevaient ce qui était enveloppé de mystères ". Dans le paganisme, on les appelait vates à cause de la force de leur esprit (vi mentis).
La prophétie est secondairement un discours.
L'Apôtre écrit (1 Co 12, 7) : " La manifestation de l'Esprit est donnée à chacun pour l'utilité commune. " Et " en vue de l'édification de l'Église ". Ce que les prophètes instruits par Dieu connaissent, ils l'annoncent aux autres afin de les édifier, comme dit Isaïe (21, 10) : " Ce que j'ai entendu du Seigneur des armées, du Dieu d'Israël, je vous l'ai annoncé. " A la suite de S. Isidore on peut donc considérer les prophètes comme des " prédisants " parce qu'ils " disent de loin " (porro) c'est-à-dire d'événements éloignés, " et annoncent la vérité sur l'avenir ".
La prophétie implique le miracle, qui en est comme la confirmation. En effet, les vérités que Dieu révèle et qui surpassent la connaissance des hommes ne sauraient être confirmées par la raison humaine qu'elles dépassent, mais par l'action de la puissance divine ; comme le remarque S. Marc (16, 20) " Les Apôtres prêchèrent en tous lieux, le Seigneur les assistant et confirmant leur parole par les miracles qui l'accompagnaient. " On lit aussi dans le Deutéronome (34, 10) : " En ce qui concerne les signes et les miracles, il ne s'est plus levé en Israël de prophète semblable à Moïse, que le Seigneur connaissait face à face. "
Solutions
:
1. L'Ecclésiastique donne
le nom de prophétie à ces miracles dans le sens de preuve c'est la troisième
signification du mot.
2. Dans le texte allégué,
l'Apôtre parle du discours prophétique : c'est le second sens du mot "
prophétie ".
3. Les prophètes qui sont
fous et qui délirent ne sont pas de vrais, mais de faux prophètes. "
N'écoutez pas la parole des prophètes qui vous enseignent et vous séduisent,
dit à leur sujet Jérémie (23, 16). Ils vous annoncent la vision de leur propre
coeur et non celle qui vient de la bouche de Dieu. " On lit aussi dans Ézéchiel
(13, 3) : " Voici ce que dit le Seigneur : malheur aux prophètes insensés
qui suivent leur propre esprit et n'ont aucune vision. "
4. La prophétie requiert que la portée de l'esprit humain soit accrue afin de percevoir les réalités divines ; c'est ce que veut dire ce texte d'Ézéchiel (2, 1) : " Fils d'homme, tiens-toi debout et je te parlerai. " Or cette surélévation de la capacité intellectuelle se fait sous la motion du Saint-Esprit ; aussi Ézéchiel poursuit-il : " L'esprit entra en moi et me fit tenir debout. " Lorsque la portée de l'esprit humain est surélevée pour lui faire saisir les réalités supérieures, il perçoit les mystères divins. Voilà pourquoi Ézéchiel ajoute " Et j'ai entendu celui qui me parlait. "
Ainsi donc la prophétie exige, d'une part, une inspiration, c'est-à-dire une surélévation de l'esprit : " l'inspiration du Tout-Puissant donne l'intelligence ", écrit job (32, 8). D'autre part, elle requiert une révélation, c'est-à-dire une perception des réalités divines ; par là s'achève la prophétie, puisque la révélation fait tomber le voile d'obscurité et d’ignorance suivant le mot de Job (12, 22) : " Dieu révèle les choses cachées au fond des ténèbres. "
Objections
:
1. A première vue, on le
croirait ; car, d'après Aristote " il y a trois catégories d'êtres dans
l'âme : la puissance, la passion et l'habitus. " Or la prophétie n'est pas
une puissance ; sans quoi elle existerait chez tous les hommes, puisque les
puissances de l'âme leur sont communes à tous. Elle n'est pas non plus une
passion ; car les passions appartiennent aux facultés appétitives, comme on l'a
établie, et l'on vient de dire que la prophétie relève surtout de la
connaissance. La prophétie est donc un habitus.
2. Toute perfection de
l'âme qui n'est pas toujours en acte, est un habitus. Or, la prophétie qui est
une perfection de l'âme n'est pas toujours en acte, autrement on n'appellerait
pas prophète un homme qui dort.
3. La prophétie fait partie
des grâces gratuitement données. Or, dans l'âme, la grâce est un don habituel,
on l'a dit La prophétie est donc un habitus.
Cependant, le commentateur d'Aristote définit l'habitus : " Ce par quoi un être agit quand il le veut. " Or personne ne peut user de la prophétie à son gré. S. Grégoire observe en effet, à propos d'Élisée (2 R 3, 15) : " Comme Josaphat s'enquérait des événements futurs et que l'esprit de prophétie faisait défaut à Élisée, celui-ci fit jouer de la harpe afin que l'esprit de prophétie descende en lui, grâce à la psalmodie, et remplisse son intelligence des réalités futures. " La prophétie n'est donc pas un habitus.
Conclusion
:
Comme dit S. Paul (Ep 5,13) toute manifestation de connaissance suppose une lumière : lumière corporelle pour une vision corporelle, lumière intellectuelle pour une vision intellectuelle ; bref, il faut une proportion entre la lumière et ce qu'elle fait voir, comme entre une cause et son effet. Donc, puisque la prophétie consiste à connaître des vérités qui sont au-dessus de la raison naturelle, il faudra queue bénéficie d'une lumière qui dépasse celle-ci. Aussi le prophète Michée dit-il (7, 8) : " Lorsque je suis dans les ténèbres, le Seigneur est ma lumière. " Or la lumière peut exister de deux manières dans un sujet : l° à l'état de forme permanente telle la lumière corporelle dans le soleil et dans le feu ; 2° par mode d'impression passagère, telle la lumière dans l'air. Mais la lumière prophétique n'existe pas, dans l'intelligence du prophète, à l'état de forme permanente ; autrement il faudrait que le prophète ait toujours la faculté de prophétiser, ce qui est manifestement faux. S. Grégoire dit en effet à propos d'Ézéchiel : " Quelquefois, l'esprit de prophétie fait défaut aux prophètes, et il n'est pas toujours à la disposition de leur intelligence, afin qu'ils reconnaissent, quand ils ne l'ont pas, qu'ils ne peuvent l'avoir que par un don lorsqu'ils l’ont. " Et c'est pourquoi Élisée disait au sujet de la Sunamite (2 R 4, 27) : " Son âme est dans l'amertume, le Seigneur me l'a caché et ne me l'a point fait connaître. "
Et voici la raison de ce mode d'être passager la lumière intellectuelle qui existe chez un sujet à l'état de forme permanente et parfaite perfectionne l'intelligence spécialement en vue de lui faire connaître le principe de toutes les vérités que cette lumière manifeste ; ainsi, par la lumière de l'intellect agent, l'intelligence connaît surtout le principes premiers de tout ce qu'elle comprendre naturellement. Or le principe des vérités surnaturelles, que manifeste la prophétie, c'est Dieu lui-même, et Dieu ne peut être connu dans son essence par les prophètes. Mais, dans la patrie céleste, les bienheureux, en qui se trouve la lumière à l'état de forme permanente et parfaite, le contemplent, selon la parole du Psaume (36, 10) : " C'est dans ta lumière que nous verrons la lumière. "
Il reste donc que la lumière prophétique existe dans l'âme du prophète par mode d'impression passagère. C'est le sens de cette parole de l'Exode (33, 22) : " Tandis que passera ma gloire, je t'établirai dans les grottes de pierre, etc. " et de celle-ci au sujet d'Élie (1 R 19, 11) : " Sors, et tiens-toi sur la montagne devant le Seigneur, car voici que le Seigneur passe, etc. " Il résulte de là que, semblable à l'air qui a toujours besoin d'une nouvelle clarté, l'esprit du prophète exige constamment une nouvelle révélation ; ainsi l'élève qui n'est pas encore initié aux principes de l'art doit-il être instruit de tout dans le détail. Aussi Isaïe écrit-il (50, 4) : " Chaque matin le Seigneur éveille mon oreille, afin que je l'écoute comme un maître. " C'est ce que signifient également certaines expressions qui introduisent la prophétie dans les livres saints : " Le Seigneur a parlé " à tel ou tel prophète, ou " la parole du Seigneur lui a été adressée ", ou " la main du Seigneur s'est posée sur lui ".
L'habitus étant une forme permanente, il est donc évident que la prophétie, à proprement parler, n'est pas un habitus.
Solutions
:
1. La division donnée par
le Philosophe n'est pas exhaustive : elle n'inclut pas tout ce qui se trouve
dans l'âme, mais seulement ce qui peut devenir principe d'actes moraux.
Certaines actions, en effet, sont faites par passion, d'autres par habitus,
d'autres ne relèvent que de la puissance toute nue ; par exemple chez ceux qui
agissent en vertu d'un jugement de leur raison, avant qu'ils aient acquis un
habitus. On pourrait cependant accepter cette division d'Aristote et dire que
la prophétie se ramène à la passion, mais en entendant par ce mot de passion
n'importe quelle influence subie par un sujet ; en ce sens Aristote a écrit que
" l'intellection est une passion ". Dans la connaissance naturelle,
l'intellect passif est soumis à l'action de la lumière et de l'intellect agent
; pareillement, dans la connaissance prophétique, l'intelligence humaine subit
une passion du fait de la lumière divine qui l'illumine.
2. Dans les réalités corporelles, une fois la passion disparue, il reste une aptitude à la subir de nouveau ; ainsi le bois qui a déjà pris feu s'enflamme ensuite plus facilement. Il en va de même de l'intelligence du prophète ; quand la lumière divine a cessé de l'illuminer, il subsiste dans le prophète une aptitude à être pus facilement à nouveau soumis à l'influx divin. Pareillement, l'esprit qui s'est excité à la dévotion retourne ensuite plus aisément à sa ferveur première. S. Augustin remarque en effet que les prières fréquentes sont nécessaires pour que la piété acquise ne s'éteigne pas complètement.
On peut encore avancer une autre
raison d'appeler quelqu'un prophète, même après que la lumière prophétique a
cessé de l'illuminer : c'est en vertu de la députation divine qu'il a reçue,
selon cette parole en Jérémie (1, 5) : " je t'ai établi comme prophète pour
les nations. "
3. Tout don de la grâce surélève l'homme en vue de lui faire produire des actes qui sont au-dessus de sa nature, et cela de deux manières : l° par rapport à la substance de l'acte, comme de faire des miracles ou de connaître les secrets et les mystères de la sagesse divine ; pour accomplir ces actes, l'homme ne reçoit pas le don habituel de la grâce ; 2° par rapport au mode de l'acte, et non plus quant à sa substance, comme d'aimer Dieu et de le reconnaître dans le miroir des créatures ; en ce cas il y a un don de la grâce habituelle.
Objections
:
1. C'est à quoi l'on pense
tout d'abord. Cassiodore dit en effet : " La prophétie est une inspiration
ou une révélation divine qui annonce les événements avec une vérité immuable.
" Or ces événements, ce sont des futurs contingents. La révélation
prophétique s'applique donc exclusivement aux futurs contingents.
2. La grâce de la prophétie
se distingue de la sagesse et de la foi qui concernent les réalités divines, du
discernement des esprits qui vise les esprits créés, et de la science qui a
pour objet les réalités humaines, comme cela ressort de la 1ère
épître de S. Paul aux Corinthiens (12, 8). Or les habitus et les actes se
distinguent d'après leurs objets, on l'a déjà montré. Il semble donc que la
prophétie ne se rapporte à aucun des objets précités ; et que par suite elle ne
concerne que les futurs contingents.
3. A la diversité des
objets correspond une diversité d'espèces, on l'a dit au même endroit. Donc, si
la prophétie s'applique tantôt à des futurs contingents, tantôt à d'autres
réalités, il semble qu'il y ait diverses espèces de prophétie.
Cependant, d'après S. Grégoire la prophétie peut s'appliquer, soit au futur : " Voici qu'une Vierge concevra et enfantera un fils ", lit-on dans Isaïe (7, 14) ; soit au passé : " Au commencement, dit la Genèse (1, 1), Dieu créa le ciel et la terre " ; soit enfin au présent : " Si tous prophétisent, écrit l'Apôtres et que survienne un infidèle, les secrets de son coeur sont dévoilés " (1 Co 14, 24). La prophétie n'a donc pas seulement pour objet les futurs contingents.
Conclusion
:
Toute connaissance qui se fait par la lumière peut s'étendre à tout ce que cette lumière manifeste ; ainsi la vision corporelle s'étend à toutes les couleurs, et la connaissance naturelle de l'âme à tout ce qui est soumis à la lumière par l'intellect agent. Or la connaissance prophétique se fait par une lumière divine qui permet de connaître toutes les réalités, qu'elles soient divines ou humaines, spirituelles ou corporelles. La révélation prophétique s'étend donc à toutes ces réalités. C'est ainsi que cette révélation aura pour objet, selon Isaïe, soit l'excellence de Dieu et les liturgies des esprits angéliques (6, 1) : " J'ai vu le Seigneur assis sur un trône haut et élevé " ; soit les corps naturels (40, 12) : " Qui a mesuré les eaux dans sa main ? " Soit aussi les moeurs des hommes (58, 7) : " Partage ton pain avec celui qui a faim. " Soit encore les événements futurs (47, 9) : " Ces deux malheurs t'arriveront soudain, en un même jour, la perte de tes enfants et le veuvage. " Il faut cependant remarquer que, la prophétie ayant pour objet ce qui est éloigné de notre connaissance humaine, plus les réalités échapperont à la connaissance humaine, plus elles appartiendront proprement à la prophétie. Or ces réalités comprennent trois degrés. Le premier degré est formé des réalités sensibles ou intellectuelles qui échappent à la connaissance, non de tous les hommes, mais de tel ou tel homme en particulier. Ainsi, l'un connaît par ses sens les objets qui lui sont localement présents, alors qu'un autre les ignore parce qu'ils lui sont absents : Élisée, par exemple, a perçu d'une façon prophétique ce qu'avait fait en son absence son disciple Giézi (2 É, 5, 26). Pareillement, les pensées intimes de certains sont manifestées à d'autres grâce à la prophétie, dit S. Paul (1 Co 14, 24). De même encore, ce dont l'un possède la science démonstrative, un autre peut en avoir la révélation prophétique. Le deuxième degré comprend les vérités qui dépassent universellement la connaissance de tous les hommes, non qu'elles soient inconnaissables en elles-mêmes, mais à cause de l'imperfection de la raison humaine : par exemple, le mystère de la Trinité. Ce mystère a été révélé par les Séraphins qui s'écriaient, d'après Isaïe (6, 3) " Saint, Saint, Saint, etc. "
Le dernier degré se compose des réalités qui excèdent la connaissance de tous les hommes, parce qu'elles ne sont pas connaissables en elles-mêmes ; par exemple, les événements futurs contingents, dont la vérité objective n'est pas encore fixée. Or ce qui est " universel et par soi " est premier par rapport à ce qui est " particulier et par un autre ". Voilà pourquoi la révélation des événements futurs appartient de la façon la plus rigoureuse à la prophétie ; c'est même de là que semble venir le nom de prophétie. S. Grégoire a donc pu écrire : " La prophétie, dont la nature est de prédire l'avenir, perd la raison de son nom, quand elle parle du passé ou du présent. "
Solutions
:
1. La prophétie est définie
par Cassiodore selon sa signification rigoureuse. 2. Et c'est aussi de cette
manière qu’on la distingue des autres dons gratuits. D'où la réponse à la
deuxième objection. Mais on peut encore distinguer ces charismes de la façon suivante
: toutes les réalités qui tombent sous la prophétie ont ceci de commun que
l'homme ne peut les connaître que par révélation divine. Il en va différemment
des vérités qui relèvent des dons de sagesse, de science et d'interprétation
des discours : la raison naturelle de l'homme peut arriver à les connaître,
bien que la clarté de la lumière divine leur confère une évidence supérieure.
Quant à la foi, bien qu'elle porte sur des réalités invisibles à l'homme, elle
ne donne pas la connaissance des vérités que l'on croit ; elle permet seulement
à l'homme d'adhérer avec certitude aux vérités qui sont connues par d'autres.
3. L'élément formel, dans la connaissance prophétique, c'est la lumière divine, et c'est de l'unité de cette lumière que la prophétie tire sa propre unité spécifique, malgré la diversité des objets que cette lumière manifeste au prophète.
Objections
:
1. Oui, semble-t-il. On lit
en effet dans le prophète Amos (3,7) : " Le Seigneur ne fait rien sans
avoir révélé son secret à ses serviteurs, les prophètes. " Or toutes les
vérités qui sont révélées prophétiquement font partie de ce secret divin. Il
n'est donc aucune de ces vérités qui ne soit révélée au prophète.
2. " Les oeuvres de
Dieu sont parfaites ", dit le Deutéronome (32,4). Or la prophétie est une
révélation divine, on vient de le dire. Elle est donc parfaite. Ce qui ne
serait pas si les vérités prophétiques n'étaient pas toutes révélées au
prophète ; car, d'après le Philosophe, " le parfait, c'est ce à quoi rien
ne manque ". Les vérités prophétiques sont donc toujours révélées au
prophète.
3. La lumière divine qui
cause la prophétie est plus puissante que la lumière de la raison naturelle
d'où procède la science humaine. Or l'homme qui possède une science connaît
tout ce qui se rapporte à cette science. Ainsi le grammairien connaît tout le
contenu de la grammaire. Le prophète connaît donc toutes les vérités
prophétiques.
Cependant, on lit dans S. Grégoire " L'esprit de prophétie peut avoir pour objet le présent sans toucher à l'avenir, ou porter sur l'avenir sans viser le présent. " Le prophète ne connaît donc pas toutes les vérités prophétiques.
Conclusion
:
Des réalités diverses ne peuvent exister ensemble que s'il y a une réalité où elles se rejoignent et dont elles dépendent. Ainsi avons-nous dit précédemment que toutes les vertus doivent exister ensemble à cause de la prudence ou de la charité. Or toutes les réalités qui sont connues par un principe sont liées les unes aux autres dans ce principe et en dépendent. C'est pourquoi celui qui connaît parfaitement un principe dans toute sa force saisit en même temps toutes les vérités qui sont connues par ce principe. Mais celui qui l'ignore, ou ne le connaît que d'une manière générale, ne saisit pas par le fait même toutes les vérités qui en dépendent. Il a besoin, au contraire, que chacune de ces vérités lui soit montrée en elle-même ; il en résulte que certaines peuvent être connues et d'autres ignorées ; or le principe de toutes les réalités qui sont manifestées d'une manière prophétique par la lumière divine, c'est la vérité première, que les prophètes ne peuvent voir en elle-même.
Il n'est donc pas requis qu'ils connaissent tout ce qui peut être prophétisé ; chaque prophète en connaît une partie, suivant que lui est révélé spécialement ceci ou cela.
Solutions
:
1. Le Seigneur révèle aux
prophètes tout ce qui est nécessaire à l'instruction du peuple fidèle.
Cependant, il ne révèle pas toutes les vérités à chacun, mais seulement
certaines d'entre elles à tel ou tel.
2. La révélation divine est
comme un genre, dont la prophétie constitue un degré imparfaits. Voilà pourquoi
S. Paul écrit (1 Co 13, 8) que " les prophéties prendront fin ", et
que la prophétie n'est qu'une connaissance " partielle ",
c'est-à-dire imparfaite. La perfection de la révélation divine se réalisera au
ciel. Aussi ajoute-t-il : " Quand sera venu ce qui est parfait, ce qui
n'est que partiel prendra fin. " Il n'est donc pas nécessaire que rien ne
manque à la révélation prophétique ; il faut seulement qu'il ne manque rien
pour la mission assignée à la prophétie.
3. Le savant saisit les principes scientifiques dont dépendent toutes les vérités du même ordre. Aussi, lorsqu'il possède parfaitement l'habitus d'une science, connaît-il toutes les vérités qui s'y rapportent. Mais le prophète ne saisit pas en lui-même le principe de toutes les connaissances prophétiques, c'est-à-dire Dieu. Son cas n'est donc pas le même que celui du savant.
Objections
:
1. Il semble bien. S.
Augustin, rapporte en effet une expérience de sa mère - " Elle disait
qu'elle discernait, je ne sais par quel goût qu'elle ne pouvait exprimer en
paroles, quelle différence il y avait entre la révélation divine et le songe de
son âme. " Or la prophétie est une révélation divine. Le prophète peut
donc discerner ce qui relève de l'esprit de prophétie, et ce qu'il dit par son
propre esprit.
2. " Dieu ne commande
rien d'impossible ", dit S. Jérôme. Or, dans Jérémie (23, 28), on lit ce
précepte : " Que le prophète qui a un songe raconte ce songe ; et que
celui qui possède ma parole la rapporte fidèlement. " Le prophète peut
donc discerner ce qu'il perçoit par l'esprit prophétique, et ce qu'il entrevoit
d'une autre manière.
3. La certitude que donne
la lumière divine est plus grande que celle qui est due à la lumière de la
raison naturelle. Or celui qui, par la lumière de la raison naturelle, a acquis
une science sait avec certitude qu'il la possède. Donc quiconque a reçu
la prophétie par la lumière divine est encore beaucoup plus certain de la
posséder.
Cependant, S. Grégoire écrit " Quelquefois les saints prophètes, par l'exercice fréquent de leur ministère, publient, lorsqu'ils sont consultés, des oracles qui viennent de leur propre esprit, et ils s'imaginent qu'ils les rendent en vertu du don de prophétie. "
Conclusion
:
Il y a deux manières pour Dieu d'instruire l'âme du prophète ; la révélation expresse et, suivant les termes de S. Augustin, " une certaine impulsion, que les hommes subissent quelquefois même à leur insu ".
Dans la révélation expresse, le prophète possède la plus grande certitude des réalités qu'il connaît par le don de prophétie, et il tient aussi pour certain que ces réalités lui sont divinement révélées. " C'est en vérité, dit Jérémie (26, 15), que le Seigneur m'a envoyé vers vous, pour faire entendre à vos oreilles toutes ces paroles. " Autrement, si les prophètes eux-mêmes n'avaient cette certitude, la foi qui s'appuie sur leurs allégations ne serait pas certaine. Nous avons un signe de la certitude qui s'attache à la prophétie dans ce fait qu'Abraham, après avoir été averti dans une vision prophétique, s'est préparé à immoler son fils unique ; ce qu'il n'aurait pas fait s'il n'avait été tout à fait sûr de la révélation divine.
Mais dans l'impulsion prophétique, il arrive parfois que le prophète ne puisse pas pleinement discerner si ses paroles et ses pensées sont le résultat d'une inspiration divine, ou de son propre esprit. Or tout ce que nous connaissons par une impulsion divine ne nous est pas manifesté avec une certitude prophétique ; car cette impulsion divine est un degré imparfait dans le genre que constitue la prophétie. Et c'est en ce sens qu'il faut entendre les paroles de S. Grégoire citées plus haut. Cependant, pour que l'erreur en ce cas ne puisse se produire, ajoute S. Grégoire au même endroit, " le Saint-Esprit corrige au plus vite les prophètes en leur faisant entendre la vérité, et ils se reprennent eux-mêmes d'avoir tenu de faux discours ".
Solutions
:
Les premiers arguments se rapportent aux vérités qui sont révélées par un véritable esprit prophétique. Il a donc été répondu clairement aux objections.
Objections
:
1. Cela paraît possible. La
prophétie, en effet, a pour objet les futurs contingents, on l'a vu. Or les
événements futurs contingents peuvent ne pas se réaliser ; sinon, ils se
produiraient nécessairement. La prophétie peut donc être fausse.
2. Isaïe avertit
prophétiquement Ézéchias lorsqu'il lui annonça : " Donne tes ordres à la
maison, car tu vas mourir " ; cependant Ézéchias vécut encore quinze
années (2 R 20, 6 ; Is 38, 5). De même le Seigneur dit à Jérémie (18, 7) :
" Soudain je parle, contre une nation et contre un royaume, d'arracher, de
détruire et de disperser. Mais si cette nation contre laquelle j'ai proféré ces
menaces revient de sa méchanceté, je me repens du mal que j'avais résolu de lui
faire. " On le voit par l'exemple des Ninivites, selon ce texte de Jonas
(3, 10) : " Dieu se repentit du mal qu'il devait leur faire et ne le fit
pas. " La prophétie peut donc comporter de la fausseté.
3. Dans toute proposition
conditionnelle, si l'antécédent est absolument nécessaire, le conséquent l'est
aussi ; le conséquent, dans cette proposition, est en effet à l'antécédent ce
que la conclusion est aux prémisses dans un syllogisme. Et Aristote montre que,
de prémisses nécessaires, il ne résulte jamais qu'une conclusion nécessaire.
Or, si la prophétie ne peut être sujette à l'erreur, il est requis que cette
proposition conditionnelle soit vraie ; " Si quelque événement a été
prédit, il se produira ". L'antécédent de cette proposition est absolument
nécessaire, puisqu'il porte sur le passé ; le conséquent sera donc aussi
absolument nécessaire. Ce qu'on ne saurait admettre car la prophétie ne
pourrait plus viser des événements contingents. Il est donc faux que la
prophétie ne puisse être sujette à l'erreur.
Cependant, Cassiodore nous dit : " La prophétie est une inspiration ou une révélation divine qui annonce les événements avec une vérité immuable. " Or la vérité de la prophétie ne serait pas immuable s'il pouvait s'y glisser une erreur. La prophétie ne peut donc être fausse.
Conclusion
:
On l'a vu plus haut, la prophétie est une connaissance imprimée par la révélation divine dans l'intelligence du prophète, sous la forme d'un enseignement. Or la vérité de la connaissance est la même chez le disciple et chez le maître. La connaissance du disciple est en effet la reproduction de celle du maître, de même que dans les réalités naturelles la forme de l'engendré reproduit celle de l'engendrant. Voilà pourquoi S. Jérôme dit que la prophétie est comme une " empreinte de la prescience divine ". Il faut donc que la vérité des connaissances et des messages prophétiques soit la même que celle de la connaissance divine. Or on a montré dans la première Partie que la connaissance divine ne peut être sujette à l'erreur. Il s'ensuit que l'erreur ne peut pas non plus se glisser dans la prophétie 11.
Solutions
:
1. Comme nous l'avons dit
dans la première Partie, la certitude de la prescience divine n'exclut pas la
contingence des événements particuliers à venir, car elle se porte sur eux en
tant qu'ils sont présents et déjà déterminés dans leur réalisation. Ainsi la
prophétie, qui est l'empreinte ou le signe de la prescience divine, n'exclut
pas non plus, par son immuable vérité, la contingence des événements futurs.
2. La prescience divine
regarde de deux manières les événements futurs : l° en eux-mêmes, en tant
qu'elle les considère comme réalisés de façon présente ; 2° dans leurs causes,
en tant qu'elle envisage le rapport des causes à leurs effets. Considérés en
eux-mêmes, les événements futurs contingents sont déjà déterminés dans leur
réalisation ; mais si on les prend dans leurs causes, leur détermination n'est
pas telle qu'ils ne puissent se produire autrement. Cette double connaissance existe
toujours simultanément dans l'intelligence divine, mais il n'en est pas de même
dans la révélation prophétique, parce que l'empreinte de la cause n'est pas
toujours égale à sa puissance. Aussi la révélation prophétique est-elle
quelquefois une empreinte de la prescience divine selon qu'elle considère les
événements futurs contingents en eux-mêmes ; ceux-ci se produisent alors tels
qu'ils ont été prédits, comme la prophétie d'Isaïe : " Voici qu'une vierge
concevra. " D'autres fois, la révélation prophétique ne reproduit de la
prescience divine que la connaissance du rapport des causes à leurs effets ;
les événements peuvent alors se produire autrement qu'ils n'ont été prédits. La
prophétie n'est cependant pas pour cela sujette à l'erreur, car le sens de cette
prophétie est que les causes inférieures, êtres naturels ou actes humains, sont
ainsi disposées que tel effet doit se produire. Ainsi faut-il entendre cette
prédiction d'Isaïe : " Tu vas mourir ", c'est-à-dire : " L'état
de ton corps te dispose à la mort. " Et cette prophétie de Jonas : "
Encore quarante jours, et Ninive sera détruite ", signifie : " Ses
fautes exigent qu'elle soit détruite. " S'il est dit de Dieu qu'" il
se repent ", c'est par métaphore ; Dieu se comporte à la manière de
quelqu'un qui se repent ; " il change sa décision, mais ne modifie pas son
conseil ".
3. La vérité de la prophétie est la même que celle de la prescience divine, comme on vient de l'exposer ; par suite, cette proposition conditionnelle : " Si quelque événement a été prédit, il se produira " reste vraie, comme celle-ci : " Si quelque événement a été prévu, il se produira. " Dans les deux propositions, il est impossible que l'antécédent ne soit pas. Il en résulte que le conséquent est nécessaire non pas si on le prend comme futur par rapport à nous, mais si on le considère dans sa réalisation présente, soumis qu'il est alors à la prescience divine, comme on l'a vu dans la première Partie.
1. La prophétie est-elle naturelle ? - 2. Vient-elle de Dieu par l'intermédiaire des anges ? - 3. Requiert-elle des dispositions naturelles ? - 4. Requiert-elle de bonnes moeurs ? - 5. Y a-t-il une prophétie d'origine démoniaque ? - 6. Les prophètes des démons annoncent-ils quelquefois la vérité ?
Objections
:
1. Cela semble possible. S.
Grégoire écrit en effet : " Parfois l'âme elle-même possède une
telle subtilité qu'elle est capable de prévoir certains événements. " S.
Augustin dit de même que l'âme humaine abstraite des sens corporels est apte à
prévoir l'avenir. Or c'est là le rôle de la prophétie. L'âme peut donc parvenir
naturellement à la prophétie.
2. La vigueur de l'âme humaine
est plus puissante dans l'état de veille que pendant le sommeil. Or il y a des
gens qui dans leurs songes prévoient certains événements, observe le
Philosophe. A plus forte raison l'homme peut-il naturellement connaître
l'avenir.
3. L'homme est par sa
nature plus parfait que les animaux. Or certains animaux possèdent une
connaissance anticipée de l'avenir qui les concerne ; ainsi les fourmis savent
à l'avance qu'il pleuvra, on le voit à ce qu'avant la pluie elles se mettent à
enfouir leurs graines. De même les poissons prévoient les tempêtes, puisqu'ils
fuient le lieu où elles vont éclater. Les hommes peuvent donc à plus forte
raison connaître à l'avance par nature l'avenir qui les intéresse, ce qui est
de la prophétie. La prophétie est donc naturelle.
4. On lit, en outre, au
livre des Proverbes (29, 18 Vg) : " Enlevez la prophétie, il n'y a plus de
peuple. " La prophétie est donc nécessaire à la conservation des hommes.
Or la nature ne manque pas de ce qui lui est nécessaire. La prophétie est donc
naturelle.
Cependant, S. Pierre dit (2 P 1, 21) " Ce n'est pas par une volonté d'homme qu'une prophétie a jamais été apportée ; mais c'est poussés par l'Esprit Saint que les saints hommes de Dieu ont parlé. " La prophétie ne vient donc pas de la nature ; c'est un don du Saint-Esprit.
Conclusion
:
Il peut y avoir, comme on l'a vu à l'Article précédent, une double connaissance prophétique des événements futurs ; en eux-mêmes et dans leurs causes. Or, connaître les événements futurs en eux-mêmes est le propre de l'intelligence divine, à l'éternité de laquelle toutes choses sont présentes, comme il a été prouvé dans la première Partie ; aussi une telle connaissance de l'avenir ne peut-elle venir de la nature, mais seulement d'une révélation divine.
Toutefois les événements futurs peuvent être connus dans leurs causes en vertu d'une connaissance naturelle, même par l'homme ; c'est ainsi que le médecin connaît à l'avance la santé ou la mort dans leurs causes, grâce à l'expérience qu'il a du rapport de ces causes à leurs effets. Cette connaissance des événements futurs que l'homme possède par sa nature, on peut l'entendre de deux manières : 1° En ce sens que l'âme serait immédiatement capable de connaître l'avenir, en vertu du sens inné qu'elle possède ; ainsi, remarque S. Augustin " certains prétendaient que l'âme humaine avait en elle-même une puissance de divination ". Ce fut, semble-t-il, l'opinion de Platon : d'après lui les âmes ont une connaissance de toutes choses par la participation aux idées ; mais cette connaissance est obnubilée du fait que les âmes sont unies à un corps, et plus ou moins d'après les individus, suivant que leur corps est plus ou moins pur. En cette hypothèse, on pourrait soutenir que les hommes dont l'âme n'est pas très enténébrée par suite de l'union avec leur corps sont capables de connaître certains événements futurs, en vertu de leur propre science. Mais à cette théorie S. Augustin fait cette objection : " Pourquoi l'âme ne peut-elle pas l'avoir toujours, cette puissance de divination alors qu'elle la désire toujours ? "
2° Mais il semble plus vraisemblable que l'âme acquière ses connaissances par l'intermédiaire des réalités sensibles, d'après l'enseignement d'Aristote, comme on l'a vu dans la première Partie. Il est donc préférable d'adopter l'opinion suivante : les hommes n'ont pas la connaissance de ces événements futurs ; mais ils peuvent l'acquérir par voie expérimentale ; ils sont alors aidés par leurs dispositions naturelles, suivant que leur puissance imaginative est plus parfaite, et leur intelligence plus lucide.
Toutefois, cette connaissance des événements futurs diffère de celle qui relève de la révélation divine sur deux points. 1° Celle-ci peut porter sur n'importe quel événement, et elle est infaillible ; au contraire, la connaissance acquise naturellement ne vise que les effets qui sont du ressort de l'expérience humaine. 2° La prophétie surnaturelle possède une " vérité immuable " ; l'autre au contraire peut être sujette à l'erreur.
La première connaissance appartient en propre à la prophétie, mais non pas la seconde ; car la connaissance prophétique, on le sait déjà, a pour objet des réalités qui dépassent universellement la connaissance humaine. Il faut donc dire que la prophétie proprement dite ne peut venir de la nature, mais seulement d'une révélation divine.
Solutions
:
1. Lorsque l'âme s'abstrait
des réalités corporelles, elle est plus apte à percevoir l'influx des
substances spirituelles ; elle ressent aussi plus facilement les mouvements
subtils que laissent dans l'imagination humaine les impressions des causes
naturelles ; toutes influences que l'âme ne peut recevoir quand elle est
occupée de choses sensibles. C'est pourquoi S. Grégoire écrit que l'âme, à
l'approche de la mort, " prévoit certains événements futurs, grâce à la
subtilité de sa nature ", parce qu'elle perçoit alors les moindres
impressions. Elle peut aussi connaître l'avenir par une révélation angélique.
En tout cas, ce n'est pas par sa propre puissance. Autrement, remarque S.
Augustin elle aurait en son pouvoir de prévoir l'avenir chaque fois qu'elle le
voudrait ; ce qui est évidemment faux.
2. La prescience de
l'avenir que l'on a dans les songes provient, soit d'une révélation des
substances spirituelles, soit d'une cause corporelle, comme nous l'avons dit au
sujet de la divinations. Ces modes de connaissance sont plus actifs pendant le
sommeil que pendant la veille ; car l'âme de celui qui veille est occupée par
des réalités extérieures et sensibles ; elle est donc moins apte à percevoir
les impressions subtiles des substances spirituelles, ou même des causes
naturelles. Cependant le jugement est alors plus parfait, car la raison a plus
de vigueur dans la veille que dans le sommeil.
3. Les bêtes elles-mêmes ne
prévoient pas les événements futurs, sinon dans les causes de ceux-ci, qui
mettent en branle leur imagination. A ce point de vue, elles sont supérieures
aux hommes ; car l'imagination des hommes, surtout dans l'état de veille, agit
plus d'après la raison que d'après l'impression des causes naturelles. Or, chez
l'homme, la raison exerce une action beaucoup plus féconde que l'impression des
causes naturelles chez l'animal. Toutefois la grâce divine qui inspire les
prophètes est pour l'homme un adjuvant encore bien plus puissant.
4. La lumière prophétique s'étend aussi à la direction des actes humains ; et, en ce sens, la prophétie est nécessaire au gouvernement du peuple. Surtout en vue du culte divin ; or à cela la nature ne suffit pas, mais la grâce est indispensable.
Objections
:
1. La réponse semble
négative. On lit, en effet (Sg 7, 27) . " La sagesse de Dieu se répand
dans les âmes saintes et en fait des amis de Dieu et des prophètes. " Mais
c'est immédiatement, sans l'intermédiaire des anges, que des hommes sont faits
amis de Dieu. Il doit donc en aller de même pour les prophètes.
2. De plus, la prophétie
prend place parmi les dons gratuits ; or ceux-ci viennent de l'Esprit Saint,
selon S. Paul (1 Co 12, 4) : " Les dons sont différents, mais l'esprit est
le même. " La révélation prophétique ne se fait donc pas par
l'intermédiaire des anges.
3. Enfin, selon Cassiodore.
" la prophétie est une révélation divine ". Mais, si elle était faite
par les anges, on la nommerait " révélation angélique ". Elle n'est
donc pas faite par les anges.
Cependant, Denys écrit : " Les visions divines parvenaient à nos glorieux pères par le moyen des vertus célestes. " Or il parle ici des visions prophétiques. La révélation prophétique se fait donc par l'intermédiaire des anges.
Conclusion
:
D'après l'Apôtre (Rm 13, 1) : " Ce qui vient de Dieu se fait avec ordre. " Et c'est une loi de l'ordre divin, selon Denys, de gouverner les êtres inférieurs par des êtres intermédiaires. Or les anges tiennent le milieu entre Dieu et les hommes. Plus que les hommes en effet ils participent de la perfection de la bonté divine, et c'est la raison pour laquelle les illuminations et les révélations divines parviennent de Dieu aux hommes par le moyen des anges. D'autre part, la connaissance prophétique dépend de l'illumination et de la révélation divines. Il est donc manifeste que les anges en sont les intermédiaires.
Solutions
:
1. La charité, qui rend
l'homme ami de Dieu, est une perfection de la volonté, sur laquelle Dieu seul
peut agir. Mais la prophétie est une perfection de l'intelligence, et sur
celle-ci l'ange peut aussi exercer une action comme on l'a vu dans la première
Partie. Le cas est donc différent.
2. Les dons gratuits sont
attribués à l'Esprit Saint en tant que principe premier ; il distribue pourtant
ces grâces aux hommes par le ministère des anges.
3. C'est à l'agent principal, en vertu duquel il agit, qu'on attribue l'oeuvre de l'instrument. Or le ministre peut être comparé à un instrument. Voilà pourquoi la prophétie, qui se fait par le ministère des anges, est appelée divine.
Objections
:
1. On pourrait le croire.
La prophétie s'accommode en effet aux dispositions du prophète qui la reçoit.
Ainsi, au sujet de cette parole d'Amos (1, 2) : " Le Seigneur rugira de
Sion ", S. Jérôme écrit : " Il est naturel que tous ceux qui veulent
faire des comparaisons en prennent les termes dans leur cercle d'expérience ou
dans leur milieu d'éducation ; par exemple les matelots comparent leurs ennemis
à des vents contraires, et leur perte à un naufrage. De même Amos, qui fut
berger, assimile la colère de Dieu au rugissement du lion. " Or ce qui est
reçu chez quelqu'un suivant son mode de réception requiert en lui une
disposition naturelle. La prophétie exige donc une disposition naturelle.
2. La vision de la
prophétie constitue un degré plus élevé que celui de la science acquise.
Beaucoup, en effet, en raison de dispositions défectueuses, ne peuvent saisir
les sciences spéculatives. A plus forte raison, des dispositions naturelles
sont-elles requises pour la contemplation prophétique.
3. De mauvaises
dispositions naturelles entravent davantage qu'un obstacle accidentel. Or la
contemplation prophétique se trouve compromise même par un empêchement
accidentel ; on lit, en effet, dans le commentaire de S. Jérôme sur S. Matthieu
: " Au moment où s'accomplit l'acte conjugal, on ne recevra pas la
présence de l'Esprit Saint, même si celui qui accomplit cette fonction
d'engendrer semble être un prophète. " Bien plus encore, de mauvaises
dispositions naturelles empêchent-elles la prophétie. Celle-ci requiert donc de
bonnes dispositions naturelles.
Cependant, S. Grégoire écrit dans une homélie : " L'Esprit Saint inspire un enfant qui joue de la cithare et en fait un psalmiste ; il enflamme un pasteur de boeufs, qui traite les sycomores, et en fait son prophète. " Aucune disposition préalable n'est donc requise pour la prophétie ; celle-ci dépend uniquement de la volonté de l'Esprit Saint. C'est ce qu'exprime l'Apôtre (1 Co 12, 11) : " Un seul et même Esprit produit tous ces dons, les distribuant à chacun en particulier, comme il lui plaît. "
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit à l'Article précédent, la prophétie, au sens vrai et absolu du mot, provient de l'inspiration divine ; la prophétie qui dépend d'une cause naturelle n'est appelée prophétie que d'une manière relative. Or il faut remarquer que Dieu, qui est la cause universelle dans l'ordre de l'action, ne présuppose, dans les effets corporels, ni la matière ni aucune disposition matérielle ; mais il peut apporter tout ensemble la matière, la disposition et la forme. De même, pour les effets spirituels, Dieu n'exige aucune disposition antérieure ; mais il peut aussi causer, en même temps que l'effet spirituel, la disposition convenable, requise selon l'ordre de la nature. Bien plus, il pourrait même, par création, produire le sujet lui-même : en créant l'âme, Dieu la disposerait à la prophétie, et lui donnerait la grâce prophétique.
Solutions
:
1. Il est indifférent à la
prophétie que la réalité prophétique soit exprimée par telle ou telle
comparaison. C'est pour cette raison que l'opération divine n'apporte aucun
changement à la manière de s'exprimer du prophète. La puissance de Dieu
n'écarte que ce qui s'oppose à la prophétie.
2. La vision de la science
a une cause naturelle. Or la nature ne peut agir que s'il existe une
disposition préalable dans la matière. Mais il n'en est pas de même pour Dieu
qui est la cause de la prophétie.
3. De mauvaises dispositions naturelles pourraient mettre obstacle à la révélation prophétique s'il n'y était porté remède ; tel serait le cas de celui qui serait totalement dépourvu de sens naturel. De même qu'on peut être empêché de prophétiser par une passion violente, comme la colère, la convoitise charnelle dans l'acte conjugal, ou toute autre passion. Mais la puissance divine, qui est la cause de la prophétie, remédie à ces mauvaises dispositions naturelles.
Objections
:
1. Il y a des raisons de le
croire. Il est écrit (Sg 7, 27) : " La sagesse de Dieu se répand à travers
les nations dans l'âme des saints ; elle en fait des amis de Dieu et des
prophètes. " Or la sainteté ne peut exister sans les bonnes moeurs et la
grâce sanctifiante. Il en est donc de même de la prophétie.
2. Les secrets ne sont
révélés qu'aux amis (Jn 15, 15) : " je vous appelle mes amis, car tout ce
que j'ai appris de mon Père, je vous l'ai fait connaître. " Or Dieu "
révèle ses secrets aux prophètes ", comme on le dit dans Amos (3, 7). Les
prophètes sont donc les amis de Dieu, ce qui ne peut être sans la charité, et
celle-ci suppose la grâce sanctifiante.
3. Le Seigneur dit en S.
Matthieu (7, 15) " Défiez-vous des faux prophètes qui viennent à vous
revêtus de peaux de brebis et qui, à l'intérieur, sont des loups voraces.
" Mais ceux qui n'ont pas la grâce intérieure semblent être des loups
voraces. Ils sont donc tous de faux prophètes. Nul par suite n'est donc un vrai
prophète, s'il n'est rendu bon par la grâce.
4. Le Philosophe écrit .
" Si la divination des songes vient de Dieu, il est inadmissible qu'elle
soit accordée à n'importe qui, et non pas aux meilleurs. " Or il est
certain que la prophétie vient de Dieu. Le don de prophétie ne peut donc être
attribuée qu'aux hommes les meilleurs.
Cependant, selon S. Matthieu (6,22), à ceux qui disent : " Seigneur, n'est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé ? ", il est répondu : " je ne vous ai jamais connus. " Or " le Seigneur connaît ceux qui sont les siens ", affirme l'Apôtre (2 Tm 2, 19). La prophétie peut donc exister chez ceux qui n'appartiennent pas à Dieu par la grâce.
Conclusion
:
Les bonnes moeurs peuvent s'entendre de deux manières - 1° Dans leur racine intérieure : la grâce sanctifiante. 2° Par rapport aux passions intérieures de l'âme et aux actes extérieurs.
La grâce sanctifiante est surtout donnée pour que l'âme de l'homme soit unie à Dieu par la charité ; aussi S. Augustin écrit-il : " Celui à qui l'Esprit Saint n'est pas accordé pour aimer Dieu et le prochain, celui-là ne passera pas de la gauche à la droite (du juge). " Tout ce qui peut exister sans la charité peut donc se trouver sans la grâce sanctifiante et par conséquent sans de bonnes moeurs. Or c'est le cas de la prophétie ; celle-ci peut, en effet se rencontrer sans la charité. En voici deux raisons : 1° D'abord à cause de leurs actes respectifs ; la prophétie relève, en effet, de l'intelligence, tandis que la charité perfectionne la volonté ; or l'acte de l'intelligence précède celui de la volonté. Aussi l'Apôtre (1 Co 13, 1) énumère-t-il la prophétie parmi les dons qui se rapportent à l'intelligence et qui peuvent exister sans la charité. 2° La seconde raison est tirée de leurs fins : la prophétie est donnée en effet, comme les autres charismes, en vue de l'utilité de l'Église, selon ces paroles de l'Apôtre (1 Co 12, 7) : " La manifestation de l'Esprit est donnée à chacun en vue de l'utilité. " Elle n'a donc pas directement comme but d'unir à Dieu la volonté du prophète, ce qui est la fin de la charité. Voilà pourquoi la prophétie peut exister sans de bonnes moeurs, si l'on envisage la racine.
Si au contraire nous considérons les bonnes moeurs par rapport aux passions de l'âme et aux actions extérieures, la malice morale, sous cet aspect, peut être un obstacle à la prophétie. La prophétie exige en effet une très grande élévation de l'esprit, pour contempler les réalités spirituelles : or à cela s'oppose la véhémence des passions ou la préoccupation désordonnée des réalités extérieures. Aussi lit-on (2 R 4, 38), au sujet des fils des prophètes, qu'" ils habitaient avec Elisée " ; menant ainsi une vie solitaire, ils n'étaient pas détournés du don de prophétie par les occupations de ce monde.
Solutions
:
1. Le don de prophétie est
quelquefois accordé à certains hommes pour éclairer leur propre esprit, en même
temps que pour le bien des autres. Ce sont ceux chez lesquels la sagesse divine
descend par la grâce sanctifiante et qu'elle rend amis de Dieu et prophètes. Au
contraire, il y en a qui ne reçoivent le don de prophétie que pour le bien
d'autrui ; ils sont alors comme les instruments de l'action divine. S. Jérôme
écrit : " Prophétiser, faire des miracles, chasser les démons, sont
parfois autant d'actes charismatiques qui ne sont pas dus au mérite de ceux qui
les produisent ; mais, ou bien ils relèvent du Christ dont on a invoqué le nom,
ou bien ils sont accordés pour la condamnation de ceux qui invoquent ce nom, ou
pour l'utilité de ceux qui les voient et les entendent. "
2. Commentant la parole
citée de S. Jean, S. Grégoire écrit : " En aimant les secrets célestes qui
nous sont révélés, nous connaissons déjà ces secrets aimés ; car l'amour
lui-même est une connaissance. jésus a donc fait connaître toutes choses à ses
disciples, parce que, délivrés des désirs terrestres, ils brûlaient des feux du
suprême amour. " En ce sens, les secrets divins ne sont pas toujours
révélés aux prophètes.
3. Tous les méchants ne
sont pas des loups voraces, mais seulement ceux qui cherchent à nuire au
prochain. " Les docteurs catholiques, dit en effet S. Jean Chrysostome,
même s'ils ont perdu la grâce, sont appelés des serviteurs de la chair, mais ne
sont pas pour autant des loups voraces, car ils n'ont pas le dessein de perdre
les chrétiens. " Et parce que la prophétie est destinée au bien d'autrui,
il est manifeste que les faux prophètes ont ce mauvais dessein et méritent
d'être appelés loups voraces ; car ce n'est pas pour cela qu'ils ont reçu
mission de Dieu.
4. Les dons divins ne sont pas toujours donnés aux meilleurs dans le sens absolu du mot ; mais parfois seulement à ceux qui sont les plus aptes à les recevoir. C'est ainsi que Dieu confère la prophétie à ceux auxquels il juge meilleur de l'accorder.
Objections
:
1. Cela ne semble pas
possible. Car, Cassiodore dit : " La prophétie est une révélation divine.
" Or ce qui se fait par le démon n'est pas divin.
2. On l'a dit une
illumination spirituelle est nécessaire pour parvenir à la connaissance
prophétique. Or, les démons ne peuvent pas éclairer l'intellect humain, comme
on l'a vu dans la première Partiez. Aucune prophétie ne peut donc venir des
démons.
3. Un signe n'a aucune
valeur s'il sert à prouver des choses contraires. Or la prophétie vise à
confirmer la foi. Aussi, à propos de ces paroles de l'Apôtre (Rm 12, 6) :
" Nous avons la prophétie selon la mesure de notre foi ", la Glose
fait ce commentaire : " Remarquez-le, la prophétie est en tête de
l'énumération des grâces faite par S. Paul ; elle est la première preuve que
notre foi est vraie, car les croyants qui avaient reçu l'Esprit prophétisaient.
" La prophétie ne peut donc venir des démons.
Cependant, on lit (1 R 18,19) " Rassemble tout Israël auprès de moi, à la montagne du Carmel, ainsi que les trois cent cinquante prophètes de Baal et les quatre cents prophètes d'Astarté, qui mangent à la table de Jézabel. " Or ces cultes étaient ceux des démons ; il semble donc qu'une certaine prophétie puisse venir aussi des démons.
Conclusion
:
Comme nous l'avons dit a, la prophétie implique la connaissance de réalités qui sont éloignées de la connaissance humaine. Or il est évident qu'une intelligence d'un ordre supérieur peut connaître ce qui est caché à la connaissance d'une intelligence inférieure. Au-dessus de l'intelligence humaine se trouve non seulement l'intelligence divine, mais aussi, selon l'ordre de la nature, celle des bons et des mauvais anges. Aussi les démons connaissent-ils, même par leur faculté naturelle, certaines choses qui sont cachées à la connaissance des hommes, et ils peuvent les leur révéler. Mais ce qui est absolument et souverainement au-dessus de nous, Dieu seul le connaît. C'est pour cette raison que la prophétie proprement dite ne saurait venir que de la révélation divine. Toutefois la révélation faite par les démons peut, sous un certain rapport, être appelée prophétie. Aussi ceux à qui les démons font une révélation ne reçoivent-ils pas le nom de prophètes tout court, mais on leur adjoint un qualificatif ; on dit, par exemple, " faux prophètes " ou " prophètes des idoles ". " Lorsque l'esprit du mal, dit S. Augustin ravit l'homme jusqu'à des visions, il en fait des démoniaques, des possédés ou de faux prophètes. "
Solutions
:
1. Cassiodore définit ici
la prophétie dans son sens propre et absolu.
2. Les démons manifestent
aux hommes ce qu'ils connaissent, non en éclairant leur intelligence, mais en
leur donnant une vision imaginative, ou même en leur parlant d'une manière
sensible. Et sur ce point leur prophétie est inférieure à la vraie.
3. Certains signes, même extérieurs, permettent de discerner la prophétie des démons de celle de Dieu. " Il en est, dit S. Jean Chrysostome, qui prophétisent par l'esprit du diable, comme les devins. Nous les reconnaissons à ceci : le diable, dit parfois des choses fausses ; l'Esprit Saint, jamais. " On lit, en effet, dans le Deutéronome (18, 2 1) : " Peut-être vas-tu dire dans ton coeur : "Comment saurons-nous que cette parole, le Seigneur ne l'a pas dite ?" Tu auras ce signe - si ce prophète a parlé au nom du Seigneur, et que sa parole reste sans effet. alors le Seigneur n'a pas dit cette parole-là. "
Objections
:
1. On ne saurait
l'admettre. S. Ambroise écrit en effet : " Toute vérité, dite par qui que
ce soit, vient de l'Esprit Saint. " Or les prophètes des démons ne parlent
pas par l'Esprit Saint, car " il n'y a pas d'alliance entre le Christ et
Bélial ", dit S. Paul (2 Co 6, 15). Ces prophètes ne peuvent donc jamais
prédire la vérité.
2. En outre, si les vrais
prophètes sont inspirés par un esprit de vérité, les prophètes des démons le
sont par un esprit de mensonge : on lit à leur sujet (1 R 22, 22) : " je
sortirai et je serai un esprit menteur dans la bouche de tous ces prophètes.
" Or, on le sait, les prophètes inspirés par l'Esprit Saint n'enseignent
jamais l'erreur. Les prophètes des démons n'annoncent donc jamais la vérité.
3. Il est dit du diable (Jn
8, 44) : " Lorsqu'il profère le mensonge, il parle de son propre fonds,
parce qu'il est menteur et le père du mensonge. " Or, en inspirant ces
prophètes, le diable ne parle que de son propre fonds, il n'est pas en effet
établi ministre de Dieu pour annoncer la vérité, puisque dit S. Paul (2 Co 6,
14) : " Il n'y a pas d'accord entre la lumière et les ténèbres. " Les
prophètes des démons ne prédisent donc jamais la vérité.
Cependant, une Glose sur le livre des Nombres (22, 20) remarque : " Balaam était devin, par le ministère des démons et l'art de la magie il connaissait parfois les réalités futures. " Or a prédit beaucoup de choses vraies, comme ce qu’est rapporté dans les Nombres (24, 17) : " Une étoile sortira de Jacob, un sceptre s'élèvera d'Israël. " Les prophètes des démons peuvent donc aussi annoncer à l'avance des vérités.
Conclusion
:
Le bien a le même rapport avec les réalités que le vrai avec la connaissance. Or, parmi les réalités, il est impossible d'en rencontrer une qui soit complètement privée de bien. Ainsi, pour la connaissance, il est impossible d'en trouver une qui soit absolument fausse, sans aucun mélange de vérité. C'est pourquoi S. Bède écrit " Il n'y a pas de fausse doctrine qui n'entremêle parfois certaines vérités avec l'erreur. " C'est le cas des démons ; la doctrine dont ils instruisent leurs prophètes contient certaines vérités qui la rendent recevable ; ainsi l'intelligence est amenée à l'erreur par l'apparence de la vérité, comme la volonté est amenée au mal par l'apparence du bien. Aussi S. Jean Chrysostome dit-il " Il est quelquefois permis au diable de dire vrai, afin que son mensonge se recommande de cette rare vérité. "
Solutions
:
1. Les prophètes des démons ne parlent pas toujours par une révélation des démons, mais quelquefois par une inspiration divine ; ainsi en est-il clairement pour Balaam dont il est dit, dans les Nombres (22, 8), que le Seigneur lui avait parlé, bien qu'il fût prophète des démons ; car Dieu se sert même des méchants pour l'utilité des bons. De là vient qu'il utilise même les prophètes des démons et leur fait annoncer certaines choses vraies ; soit pour donner plus de crédit à la vérité, puisqu'elle reçoit un témoignage même de ses adversaires ; soit aussi pour y amener plus facilement les hommes, lorsqu'ils croient de tels oracles. C'est ainsi que même les Sibylles ont fait beaucoup de prédictions vraies sur le Christ.
Et même quand les prophètes des
démons reçoivent leur révélation des démons eux-mêmes, ils prédisent parfois
certaines vérités, que ces mauvais esprits ont pu connaître, soit en vertu de
leur propre nature dont l'auteur est l'Esprit Saint ; soit encore par une
révélation des bons esprits, dit S. Augustin. Ainsi, même cette vérité
qu'annoncent les démons vient aussi de l'Esprit Saint.
2. Le vrai prophète est
toujours inspiré par l'esprit de vérité, en qui on ne trouve aucune fausseté ;
et voilà pourquoi il n'enseigne jamais l'erreur. Au contraire, le faux prophète
n'est pas toujours instruit par l'esprit de mensonge, mais quelquefois aussi
par l'esprit de vérité. En outre, cet esprit de mensonge révèle lui-même tantôt
la vérité, tantôt l'erreur, comme on vient de le voir.
3. Ce qui est propre aux démons, c'est ce qu'ils possèdent par eux-mêmes : le mensonge et le péché. Mais ce qui se rapporte à leur nature, ils ne le possèdent pas par eux-mêmes, ils le tiennent de Dieu. Or c'est par la vertu de leur propre nature qu'ils annoncent parfois la vérité. Enfin, Dieu se sert aussi des démons pour proclamer par eux la vérité en leur révélant les mystères divins par l'intermédiaire des anges, nous l'avons dit.
1. Les prophètes voient-ils l'essence même de Dieu ? - 2. La révélation prophétique se fait-elle par infusion de certaines représentations, ou seulement par infusion d'une lumière ? - 3. Comporte-t-elle toujours l'abstraction des sens ? - 4. La prophétie comporte-t-elle toujours la connaissance de ce qui est prophétisé ?
Objections
:
1. La réponse semble
affirmative. Au sujet de ce passage d'Isaïe (38, 1) : " Prépare ta
demeure, etc. ", la Glose remarque : " Les prophètes peuvent lire
dans le livre même de la prescience de Dieu, où tout est écrit. " Or la
prescience de Dieu, c'est son essence. Les prophètes voient donc l'essence même
de Dieu.
2. S. Augustin a écrit :
" C'est dans cette éternelle vérité, de laquelle toutes les réalités
temporelles ont été faites, que nous voyons, avec le regard de l'âme, la forme
de notre être et de notre action. " Or, parmi tous les hommes, ce sont les
prophètes qui ont la plus haute connaissance des réalités divines. Ce sont donc
eux surtout qui voient l'essence divine.
3. Les événements futurs
contingents sont connus à l'avance par les prophètes selon l'immuable vérité.
Or ils ne sont tels qu'en Dieu lui-même. Les prophètes voient donc Dieu
lui-même.
Cependant, la vision de l'essence divine ne cessera pas dans la patrie. Or " la prophétie disparaîtra " (1 Co 13, 8). La prophétie ne se produit donc pas par la vision de l'essence divine.
Conclusion
:
La prophétie comporte une connaissance divine qui est comme éloignée de nous. Aussi lit-on dans l'épître aux Hébreux (11, 13) à propos des prophètes : " C'est de loin qu'ils regardaient. " Or ceux qui sont au ciel, dans la béatitude, ne voient pas comme de loin mais, pour ainsi dire, de tout près, selon ce mot du Psaume (140, 14) : " Les justes demeureront devant ta face. " Il est donc évident que la connaissance prophétique est autre que la connaissance parfaite du ciel. Elle s'en distingue comme l'imparfait du parfait ; et elle s'évanouira lorsque l'autre surviendra, comme le montre l'Apôtre (1 Co 13, 8).
Certains, voulant distinguer la connaissance des prophètes de celle des bienheureux, ont prétendu que les prophètes voyaient l'essence divine, qu'ils appellent " miroir éternel ", non pas pourtant en tant qu'elle est l'objet de béatitude, mais en tant qu'elle contient les raisons des événements futurs. Or cela est absolument impossible. En effet, Dieu est objet de béatitude selon son essence même. S. Augustin le remarque : " Bienheureux celui qui te connaît, même s'il ignore les créatures. " Mais il n'est pas possible de voir les raisons des créatures dans l'essence divine même, si l'on ne connaît pas cette essence. D'une part, en effet, l'essence divine est la raison de tout ce qui se fait ; or la raison idéale n'ajoute à l'essence divine qu'un rapport aux créatures. D'autre part, on connaît d'abord une réalité en soi avant de la connaître par comparaison avec autre chose, ce qui revient ici à connaître Dieu comme objet de béatitude, avant de le connaître selon les raisons des choses qui existent en lui. C'est pourquoi les prophètes ne peuvent voir Dieu selon les raisons des créatures, sans qu'ils le connaissent comme objet de béatitude.
Il faut donc soutenir que la vision prophétique n'est pas la vision de l'essence divine elle-même ; et ce n'est pas non plus dans cette essence divine que les prophètes contemplent ce qu'ils voient, mais dans certaines similitudes qu'éclaire la lumière divine. Aussi lit-on chez Denys, au sujet des visions prophétiques : " Le sage théologien appelle divine la vision produite par la similitude des réalités qui manquent de forme corporelle, parce que les voyants remontent du plan de la similitude à celui des choses divines. " Ce sont ces similitudes, éclairées par la lumière divine, qui méritent le nom de miroir, bien plutôt que l'essence divine. Car dans un miroir se reflètent les images des autres réalités, ce qu'on ne peut dire de Dieu ; tandis que cette illumination de l'esprit par mode prophétique peut être appelée miroir, en tant qu'il s'y reflète une image de la vérité, de la prescience divine. C'est pourquoi on la nomme " miroir éternel ", parce qu'elle représente la prescience de Dieu qui, dans son éternité, voit toutes choses d'une manière présente, comme on l'a établi plus haut.
Solutions
:
1. Les prophètes lisent
dans le livre de la prescience de Dieu pour autant que, de cette prescience
même de Dieu, la vérité se reflète dans l'esprit du prophète.
2. On dit de l'homme qu'il
voit dans la vérité première la propre forme de son être, en tant que la
ressemblance de cette vérité première se reflète dans l'esprit humain. Et c'est
ainsi que l'âme a le pouvoir de se connaître elle-même.
3. Les futurs contingents sont en Dieu selon une immuable vérité. Dieu peut donc imprimer dans l'esprit des prophètes une connaissance semblable, sans que pour cela les prophètes voient Dieu par essence.
Objections
:
1. Il semble que Dieu
imprime seulement une nouvelle lumière. D'après S. Jérôme en effet, les
prophètes utilisent les images du milieu dans lequel ils ont vécu. Mais, si la
vision prophétique se faisait par l'impression de représentations nouvelles,
leur vie antérieure ne leur servirait de rien. Des représentations ne sont donc
pas imprimées à nouveau dans l'esprit du prophète, mais seulement une lumière
prophétique.
2. Selon S. Augustin ce
n'est pas la vision imaginative qui fait un prophète, mais seulement la vision
intellectuelle. Voilà pourquoi on lit aussi dans Daniel (10, 1) ; " La
vision a besoin d'intelligence. " Or la vision intellectuelle, remarque
encore S. Augustin ne se produit pas par certaines similitudes, mais par la
vérité même des réalités. La révélation prophétique ne semble donc pas se faire
par l'impression de représentations.
3. Par le don de prophétie,
l'Esprit Saint montre aux hommes ce qui dépasse leur faculté naturelle. Or
l'homme peut, par sa faculté naturelle, se former des représentations de toutes
les réalités. Ce ne sont donc pas des images ou des idées qui sont données dans
la vision prophétique, mais seulement la lumière intelligible.
Cependant, le Seigneur dit dans Osée (12, 11) : " je leur ai multiplié les visions et, grâce aux prophètes, on a connu ma ressemblance. " Or la multiplication des visions ne se fait pas selon la lumière intelligible, qui est commune à toutes les visions prophétiques, mais, seulement par la diversité des représentations, selon lesquelles se fait aussi la ressemblance. Il semble donc que, dans la vision prophétique, sont imprimées de nouvelles représentations des réalités, et non pas seulement une lumière intelligible.
Conclusion
:
D'après S. Augustin " la connaissance prophétique a surtout pour siège l'esprit ". Or, au sujet de la connaissance de l'esprit humain, il y a deux choses à considérer : le mode de réception ou de représentation des réalités, et le jugement sur les réalités représentées. Les réalités sont représentées à l'esprit humain par des idées (ou species) ; normalement, il est nécessaire que ces représentations passent par les sens, puis par l'imagination, et aboutissent à l'intellect possible ; celui-ci est modifié par les représentations d'images qu'éclaire l'intellect agent. Or l'imagination ne fait pas que recevoir les formes des choses sensibles telles qu'elles viennent des sens, elle subit aussi diverses transformations ; soit par suite de modifications corporelles, comme il arrive dans le sommeil ou la folie, soit par suite d'une intervention de la raison, qui dispose les images en vue de ce qu'il faut comprendre. En effet, quand on change l'ordre des lettres dans un mot, le sens diffère ; de même aussi, si l'on dispose de diverses manières les images, il en résulte dans l'intelligence des idées intelligibles différentes. Quant au jugement de l'esprit humain sur ces représentations, il dépend de la force de la lumière intellectuelle qui les éclaire.
Or, par le don de prophétie, l'esprit humain est surélevé au-dessus de ses facultés naturelles quant aux deux éléments qu'on vient de dire ; d'abord quant au jugement, par l'influx d'une lumière intellectuelle ; ensuite quant à la représentation des réalités, qui se fait par les images ou les idées. Sous ce second rapport seulement, on peut comparer l'enseignement humain à la révélation prophétique ; en effet, le mettre présente à son disciple les réalités au moyen du langage, mais il ne peut l'illuminer intérieurement, comme Dieu le fait. Or, dans la prophétie, c'est la surélévation du jugement qui est la plus importante, car c'est dans un jugement que s'achève la connaissance. C'est pourquoi, si quelqu'un est gratifié par Dieu de la vision de certaines réalités à l'aide de similitudes imaginatives, comme le furent Pharaon et Nabuchodonosor, ou encore à l'aide de similitudes corporelles, comme Balthazar, il ne faut pas le considérer comme un prophète, à moins que son esprit n'ait reçu une lumière qui le rende capable de porter un jugement ; cette vision sans jugement est une espèce imparfaite dans l'ordre de la prophétie ; aussi certains l'appellent-ils " une prophétie fortuite, involontaire ", comme l'est la divination des songes. Mais il sera prophète, celui dont l'intelligence seule aura été éclairée pour juger même ce que d'autres ont vu dans leur imagination : ainsi joseph qui expliqua le songe de Pharaon. Toutefois, remarque S. Augustin : " Celui-là surtout mérite le nom de prophète, qui excelle en l'un et l'autre genres : voir en esprit les similitudes désignant les réalités corporelles, et en même temps, les comprendre par la vivacité de son esprit. "
Voici de quelles manières les réalités sont manifestées par Dieu à l'esprit du prophète. Tantôt c'est par l'intermédiaire des sens extérieurs, au moyen de formes sensibles ; par exemple Daniel vit des inscriptions sur la muraille. Tantôt c'est au moyen de formes imprimées dans l'imagination, soit que Dieu les imprime directement, sans qu'elles soient reçues par les sens ; tel serait le cas d'un aveugle-né dans l'imagination duquel s'imprimeraient les images des couleurs ; soit aussi que Dieu arrange de façon spéciale les formes reçues par les sens : tel le cas de Jérémie (1, 13), qui vit " bouillir une chaudière venant du nord ". Tantôt enfin, c'est au moyen d'idées imprimées dans l'esprit du prophète ; c'est le cas de ceux qui reçoivent la science ou la sagesse infuses, comme Salomon et les Apôtres.
Quant à la lumière intelligible, elle est donnée par Dieu à l'esprit humain, soit pour juger ce qui a été vu par d'autres : on l'a remarqué pour Joseph, et il en est de même des Apôtres auxquels " le Seigneur ouvrit l'esprit afin qu'ils comprennent les Écritures " (Le 24, 45) ; c'est là l'objet de " l'interprétation des discours ", soit pour juger selon la vérité divine ce que l'homme saisit avec ses facultés naturelles ; soit aussi pour juger d'une manière vraie et efficace ce qui est à faire, selon cette parole d'Isaïe (63, 14) : " L'esprit du Seigneur a été son guide. "
Il ressort donc de cet exposé que la révélation prophétique se fait quelquefois seulement par influx de lumière ; d'autres fois par l'impression de représentations nouvelles ou organisées différemment.
Solutions
:
1. On l'a vu, lorsque dans
la révélation prophétique Dieu ordonne les images précédemment reçues par les
sens, afin de les rendre aptes à révéler une vérité, la vie menée
antérieurement apporte quelque chose à ces analogies ; il n'en est pas de même
lorsqu'elles sont entièrement imprimées de l'extérieur.
2. La vision intellectuelle
ne se produit pas à l'aide de similitudes corporelles et individuelles,
pourtant elle requiert une certaine similitude intellectuelle. Aussi S.
Augustin dit-il que l'âme possède quelque ressemblance avec la forme qu'elle
connaît ". Et cette similitude intellectuelle, dans la vision prophétique,
est parfois immédiatement imprimée par Dieu ; d'autres foi, elle résulte, avec
l'aide de la lumière prophétique, des formes imprimées dans l'imagination ;
car, sous ces formes, l'esprit découvre une vérité plus profonde, à la clarté
d'une lumière plus vive.
3. L'homme a la faculté naturelle de produire toutes les formes situées dans l'imagination, si on les considère d'une manière absolue ; mais non pas celle de les combiner de telle sorte qu'elles puissent représenter des vérités intelligibles qui dépassent son intelligence ; aussi lui faut-il pour cela le secours d'une lumière surnaturelle.
Objections
:
1. Il semble bien. On lit
en effet dans les Nombres (12, 6) : " S'il y a parmi vous un prophète, je
lui apparaîtrai dans une vision ou je lui parlerai dans un songe. " Et la
Glose dit sur le début du Psautier : " L'apparition qui se fait dans les
songes et dans les visions n'est qu'une apparence. " Or, s'il n'y a
qu'apparence là où il devrait y avoir réalité, c'est qu'il s'est produit une
aliénation des sens. La prophétie requiert donc toujours cette aliénation des
sens.
2. Lorsqu'une puissance
s'applique avec intensité à son opération, les autres puissances suspendent
leur exercice ; par exemple, ceux qui apportent une grande attention à écouter
quelque chose sont incapables de voir ce qui se passe devant eux. Or, dans la
vision prophétique, l'intelligence, par suite de l'élévation de ses pensées,
s'applique avec une suprême intensité à son acte. Voilà pourquoi il semble
qu'il y ait toujours abstraction des sens.
3. Il est impossible de se tourner
à la fois de deux côtés opposés. Or, dans la vision prophétique, l'esprit est
orienté vers la réalité supérieure qui l'inspire ; il ne peut donc en même
temps se tourner vers les réalités sensibles. Il semble donc nécessaire que la
révélation prophétique se fasse toujours avec abstraction des sens.
Cependant, S. Paul écrit (1 Co 14, 32) " L'esprit des prophètes est soumis aux prophètes. " Or cela serait impossible si le prophète n'était pas maître de lui-même, étant devenu étranger à ses sens. La vision prophétique ne s'accompagne donc pas de l'aliénation des sens.
Conclusion
:
La révélation prophétique, on l'a vu à l'Article précédent, se fait de quatre manières : par l'influx d'une lumière intelligible ; par octroi d'idées nouvelles ; par impression ou nouvelles combinaisons de formes dans l'imagination ; par la représentation de formes sensibles. Or il est évident qu'il n'y a pas abstraction des sens lorsqu'une réalité est présentée à l'esprit du prophète par des formes sensibles, soit que Dieu les forme spécialement à cette fin, tels le buisson montré à Moïse ou l'inscription montrée à Daniel ; soit même que d'autres causes les produisent, mais avec un dessein voulu par la providence divine ; ainsi l'arche de Noé symbolisant l'Église.
Il n'est pas davantage nécessaire qu'il y ait aliénation des sens extérieurs lorsque le prophète est éclairé par une lumière intellectuelle ou doté d'idées nouvelles ; car en nous le jugement de l'intelligence exige pour sa perfection un retour vers les réalités sensibles, qui sont à l'origine de notre connaissance comme nous l'avons établi dans la première Partie.
Au contraire, lorsque la révélation prophétique se fait à l'aide de formes de l'imagination, l'abstraction des sens est nécessaire pour que cette apparition des images ne soit pas confondue avec les réalités perçues par les sens extérieurs. En ce cas, l'abstraction des sens peut être parfaite ou imparfaite : elle est parfaite lorsque l'on n'a plus aucune perception sensible ; elle est imparfaite lorsque l'on continue de percevoir par les sens, sans toutefois discerner complètement les objets extérieurs de ce que l'on voit par l'imagination. Aussi S. Augustin écrit-il : " On voit les images des corps qui sont produites dans l'âme comme on perçoit les corps en réalité, de sorte que l'on ne fait pas de différence entre un homme présent et un homme absent que l'on considère en imagination comme avec les yeux. " Toutefois, cette aliénation des sens n'est pas, chez les prophètes, l'effet d'un désordre de nature, comme chez les possédés et les fous, mais le résultat d'une cause ordonnée, soit naturelle comme le sommeil, soit spirituelle comme l'intensité de la contemplation ; ainsi dans le cas de Pierre qui en priant dans la chambre haute (Ac 10, 9) " fut ravi hors de ses sens ", soit divine, selon cette parole du livre d'Ézéchiel (1, 3) : " La main du Seigneur s'est posée sur lui. "
Solutions
:
1. Ces textes parlent des
prophètes qui reçoivent de nouvelles formes dans l'imagination ou un nouvel
arrangement de formes antérieurement acquises, soit pendant le sommeil, d'où le
terme de " songe ", soit pendant la veille, d'où le terme de "
vision ".
2. Lorsque l'esprit
applique son attention à saisir des réalités absentes, qui sont cachées aux
sens, l'intensité de cette application produit une aliénation des sens. Mais
quand l'esprit s'applique à combiner ou à juger les réalités sensibles, il ne
faut pas qu'il soit abstrait des sens.
3. Chez le prophète, le
mouvement de l'esprit ne dépend pas de sa puissance propre, mais de celle d'une
lumière supérieure. C'est pourquoi, lorsque par une lumière supérieure l'esprit
du prophète est conduit à juger ou à combiner ce qui se rapporte aux réalités
sensibles, il n'y a pas aliénation des sens ; celle-ci ne se produit que quand
l'esprit est surélevé pour contempler de plus hautes vérités.
4. S'il est dit que l'esprit des prophètes leur est soumis, cela vise le discours prophétique dont parle ici l'Apôtre ; car, lorsque les prophètes annoncent ce qu'ils ont vu, c'est de leur propre gré, et non avec un esprit troublé comme les possédés, ainsi que le prétendaient Priscille et Montan. Mais, dans la révélation prophétique elle-même, les prophètes sont bien plutôt soumis à l'esprit de prophétie, c'est-à-dire au charisme prophétique.
Objections
:
1. Il semble que oui. S.
Augustin écrit : " Pour ceux à qui des signes étaient montrés en
imagination par des ressemblances de réalités corporelles, il n'y avait pas
encore de prophétie, tant que l'esprit n'était pas intervenu pour comprendre
ces signes. " Or ce qui est compris ne peut rester inconnu. Le prophète
n'ignore donc pas ce qu'il prophétise.
2. La lumière prophétique
est plus parfaite que celle de la raison naturelle. Or celui qui possède la
science par la lumière naturelle n'ignore pas ce qu'il sait. Celui qui énonce
quelque vérité par la lumière prophétique ne peut donc pas l'ignorer non plus.
3. Enfin, la prophétie a
pour but d'éclairer l'homme (2 P 1, 19) : " Vous avez les oracles
prophétiques, auxquels vous faites bien de prêter attention, comme à une lampe
qui brille dans un lieu obscur. " Or, qui pourrait éclairer les autres,
s'il n'était pas éclairé lui-même ? Il semble donc que le prophète soit d'abord
éclairé lui-même pour connaître ce qu'il annonce aux autres.
Cependant, on lit en S. Jean (11, 5 1) " Caïphe ne dit pas cela de lui-même, mais, étant grand prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus devait mourir pour le peuple, etc. " Or Caïphe ne comprit pas ce qu'il disait. Tous ceux qui prophétisent ne connaissent donc pas ce qu'ils annoncent.
Conclusion
:
Dans la révélation prophétique l'esprit du prophète est mû par l'Esprit Saint comme un instrument déficient par rapport à l'agent principal. Or le Saint-Esprit pousse l'esprit du prophète, soit à comprendre, soit à annoncer, soit à faire quelque chose ; tantôt à ces trois actes ensemble, tantôt à deux d'entre eux, tantôt à un seul. Et il peut se produire, dans chacun de ces cas, qu'il y ait chez le prophète un défaut de connaissance.
Car, puisque l'esprit du prophète est mû pour juger ou pour saisir une vérité, il arrive parfois qu'il saisisse cette vérité, mais sans se rendre compte qu'elle lui a été révélée par Dieu ; d'autres fois au contraire il s'en rend compte. De même, dans le cas d'annonce prophétique, l'esprit du prophète, tantôt comprend ce que l'Esprit Saint affirme par sa bouche, comme David qui disait (2 S 23, 2) : " L'esprit du Seigneur a parlé par moi ", - tantôt ne saisit pas ce que l'Esprit Saint a voulu signifier par les paroles qu'il prononce, comme Caïphe. Enfin il en va de même dans le cas d'action prophétique ; parfois les prophètes comprennent la signification de leur acte, tel Jérémie qui cache sa ceinture dans l'Euphrate (3, 59) ; parfois ils n'en ont aucune conscience : par exemple les soldats qui se sont partagé les vêtements du Christ ne comprirent pas ce que cela figurait.
Donc, lorsque quelqu'un a conscience qu'il est conduit par l'Esprit Saint soit à juger une vérité, soit à l'exprimer par la parole ou par l'action, cela relève en propre de la prophétie. Tandis que, lorsqu'il est mû par l'Esprit Saint, mais sans le savoir, il n'y a pas prophétie parfaite, mais impulsion prophétique. Cependant, il faut reconnaître que, l'esprit du prophète étant un instrument déficients, nous l'avons dit, même les vrais prophètes ne connaissent pas tout ce que l'Esprit Saint veut obtenir, soit par leurs visions, soit par leurs paroles, soit même par leurs actions. Cela donne clairement la réponse aux objections car ces arguments d'introduction parlent des vrais prophètes, dont l'esprit est parfaitement éclairé par Dieu.
1. Quelles sont les espèces de la prophétie ? - 2. La prophétie la plus haute est-elle celle qui se produit sans vision de l'imagination ?- 3. Les divers degrés de la prophétie. -4. Moïse fut-il le plus grand des prophètes ? -5. Un compréhenseur peut-il être un prophète ? -6. La prophétie a-t-elle progressé dans la suite des temps ?
Objections
:
1. La division donnée par
la Glose à l'occasion du texte de S. Matthieu (1, 23) : " Voici qu'une
vierge concevra ", ne semble pas convenir. Cette division est la suivante
: " Il y a une prophétie qui vient de la prédestination de Dieu : cette
prophétie se réalise nécessairement de toutes manières, indépendamment de notre
libre arbitre ; c'est de cette prophétie qu'il est question dans le texte de S.
Matthieu. Il y en a une autre qui relève de la prescience divine ; notre libre
arbitre y a sa part. Enfin une troisième prophétie est la prophétie de menace,
qui est un signe de colère divine. " Ce qui est commun à toute prophétie
ne doit pas en former une espèce. Or toute prophétie relève de la prescience
divine, car, dit une Glose sur Isaïe (38, 1) : " Les prophètes lisent dans
le livre de la prescience. " Il ne faut donc pas donner la prophétie de
prescience comme une des espèces de la prophétie.
2. Si une prophétie peut
contenir une menace, elle peut aussi porter sur une promesse ; ces deux sortes
de prophétie s'entremêlent. Dans Jérémie (18, 7) Dieu dit en effet : "
Tantôt je parle, touchant une nation et touchant un royaume, d'arracher, de
détruire, de disperser. Mais cette nation revient-elle de sa méchanceté ? Alors
je me repens du mal que j'avais résolu de lui faire. " Voilà la prophétie
de menace. Et voici la prophétie de promesse : " Tantôt je parle, touchant
une nation et touchant un royaume, de bâtir et de planter. Mais cette nation
fait-elle ce qui est mal à mes yeux ? Alors je me repens du bien que j'avais
parlé de lui faire. " De même qu'il y a une prophétie de menace, ainsi
faut-il admettre une prophétie de promesse.
3. En outre, S. Isidore a
écrit " Il y a sept formes de prophétie. La première est l'extase ou
ravissement de l'esprit : ainsi S. Pierre, quand il vit comme une nappe envoyée
du ciel et remplie d'animaux divers. La deuxième est la vision : tel est le cas
d'Isaïe disant : " J'ai vu le Seigneur assis, etc. " La troisième est
le songe : par exemple Jacob qui vit une échelle pendant son sommeil. La
quatrième est la nuée : c'est ainsi que Dieu parlait à Moïse. La cinquième est
une voix qui vient du ciel, comme celle qui dit à Abraham : " Ne touche
pas à l'enfant. " La sixième est la parabole : tel fut le cas pour Balaam.
Enfin la septième est la plénitude de l'Esprit Saint : c'est le don qui existe
chez presque tous les prophètes. S. Isidore distingue aussi trois genres de
visions - " Le premier selon les yeux du corps ; le deuxième selon
l'imagination ; le troisième par le regard de l'esprit. " Or toutes ces
formes de prophéties ne sont pas exprimées dans la division de la Glose que
nous avons citée. Celle-ci est donc insuffisante.
Cependant, il y a l'autorité de S. Jérôme à qui est attribuée cette Glose.
Conclusion
:
Les espèces des habitus et des actes, en morale, se distinguent d'après les objets. Or la prophétie a pour objet ce qui, dans la connaissance divine, dépasse la faculté humaine. C'est pourquoi l'on répartit la prophétie, d'après la différence de ces objets, en diverses espèces, selon la division donnée ci-dessus. D'autre part, on a dit plus haut que Dieu connaissait l'avenir de deux manières ; 1° Tel qu'il est dans sa cause ; ainsi faut-il entendre la prophétie de menace ; celle-ci ne s'accomplit pas toujours, mais elle marque à l'avance l'ordre d'une cause à ses effets, ordre qui est parfois entravé par certains événements qui viennent à la traverse.
2° Dieu connaît certaines réalités futures en elles-mêmes. Ou bien ces réalités doivent être produites par lui : la prophétie qui les concerne est la prophétie de prédestination ; car, d'après S. Jean Damascène " Dieu a prédestiné ce qui n'est pas en nous ". Ou bien elles sont soumises au libre arbitre de l'homme : c'est la prophétie de prescience. Cette prophétie peut se rapporter aux bons et aux mauvais ; la prophétie de prédestination au contraire ne concerne que les bons.
La prédestination étant comprise sous la prescience, une Glose, sur le début du Psautier, ne donne que deux espèces de prophéties : la prophétie de " prescience " et la prophétie de " menace "
Solutions
:
1. Au sens propre, la
prescience est la connaissance par avance des événements futurs selon qu'ils
existent en eux-mêmes ; c'est en ce sens qu'elle forme une espèce de la
prophétie. Mais si l'on entend la prescience à l'égard des événements futurs,
soit selon qu'ils existent en eux-mêmes, soit selon qu'ils existent dans leurs
causes, elle joue le rôle d'un genre par rapport à toutes les espèces de
prophétie.
2. La prophétie de "
promesse " rentre dans la prophétie de " menace ", car elles
comportent toutes deux la même raison de vérité. Toutefois, c'est la menace qui
lui a donné son nom, parce que Dieu est plus porté à remettre une peine qu'à
retirer les bienfaits qu'il a promis.
3. S. Isidore divise la prophétie d'après le, divers modes de révélation. On peut les distingue selon les puissances cognitives de l'homme : les, sens, l'imagination, l'intellect. C'est pourquoi S. Isidore admet, avec S. Augustin, trois espèces de visions. La distinction peut encore se prendre de la différence dans l'influx prophétique. Quant à l'illumination de l'intelligence, la prophétie se caractérise par la plénitude de l'Esprit Saint (septième espèce de la classification de S. Isidore). Quant à l'impression des formes dans l'imagination, S. Isidore signale trois sortes de prophétie : le songe (troisième espèce) ; la vision qui se produit pendant la veille et concerne une vérité quelconque (deuxième espèce) ; enfin l'extase qui élève l'esprit jusqu'à la contemplation de certaine, vérités plus hautes (première espèce). Quant aux signes sensibles, il admet trois cas : le signe sensible est, ou bien une réalité corporelle apparaissant extérieurement à la vue, comme la Nuée (quatrième espèce), ou bien une Voix venant de l'extérieur à l'oreille de l'homme (cinquième espèce), ou enfin des mots formés par l'homme pour indiquer une comparaison, c'est la Parabole (sixième espèce).
Objections
:
1. Apparemment non. Sur ce
texte (1 Co 14, 2) : " L'Esprit révèle des mystères ", la Glose cite
cette opinion de S. Augustin : " Il est moins prophète, celui qui voit
seulement en esprit les images des réalités signifiées ; il l'est davantage,
celui qui en a seulement l'intelligence ; mais il l'est au plus haut degré,
celui qui excelle dans ces deux genres. " Or, dans ce dernier cas, il
s'agit du prophète qui jouit à la fois de la vision intellectuelle et de la
vision par l'imagination. Cette forme de la prophétie est donc la plus élevée.
2. Plus la puissance d'un
être est forte, plus elle s'étend à des objets éloignés. Or, on le sait la
lumière prophétique intéresse principalement l'esprit. La prophétie qui descend
jusqu'à l'imagination semble donc plus parfaite que celle qui reste dans
l'intelligence.
3. S. Jérôme distingue les
prophètes des hagiographes. Or tous ceux qu'il nomme prophètes - Isaïe, Jérémie,
etc., ont eu en même temps qu'une vision intellectuelle, une vision dans
l'imagination. Mais il n'en est pas de même de ceux qu'il désigne sous le nom
d'hagiographes (saints écrivains), parce qu'ils écrivaient sous l'inspiration
de l'Esprit Saint, tels Job, David, Salomon, etc. Il vaut donc mieux appeler
prophètes, au sens propre, ceux qui ont une vision à la fois dans l'imagination
et dans l'intellect, plutôt que ceux qui n'ont qu'une vision intellectuelle.
4. D'après Denys " il
est impossible qu'un rayon divin nous éclaire s'il n'est pas enveloppé de
voiles sacrés ". Or la révélation prophétique se fait par l'émission d'un
rayon divin. Il semble donc que cela soit impossible sans le voile des images.
Cependant, la Glose dit sur le début du Psautier - " Le mode de prophétie le plus digne est celui qui se fait par la seule inspiration de l'Esprit Saint, sans le secours extérieur d'action, de parole, de vision ou de songe. "
Conclusion
:
La dignité des moyens est envisagée surtout en considération de la fin. Or la fin de la prophétie est la manifestation d'une vérité qui est au-dessus de l'homme. C'est pourquoi, dans la mesure où cette manifestation est plus haute, la prophétie est aussi plus digne. Mais il est évident que la manifestation de la vérité divine qui se fait par la pure contemplation de cette vérité l'emporte sur celle qui utilise le symbolisme des réalités corporelles : elle se rapproche davantage, en effet, de la vision du ciel, où la vérité est contemplée dans l'essence de Dieu. Il s'ensuit que la prophétie où la vérité surnaturelle est vue dans sa nudité par une vision intellectuelle, est supérieure à celle qui utilise le symbole des réalités corporelles, dans une vision de l'imagination. Elle montre en même temps que l'esprit du prophète est plus élevé ; dans l'enseignement humain, l'élève qui peut recevoir la vérité intelligible présentée dans sa nudité par le maître est considéré comme plus intelligent que celui qui réclame le secours d'exemples sensibles. Voilà pourquoi David a dit à la louange de la prophétie (2 S 23, 3) : " Le Fort d'Israël m'a parlé ", en ajoutant aussitôt : " C'est comme la lumière de l'aurore, dans le soleil levant, par un matin sans nuages. "
Solutions
:
1. Lorsqu'une vérité
surnaturelle doit être révélée sous des symboles corporels, le prophète qui a
tout ensemble la lumière intellectuelle et la vision de l'imagination est plus
grand que celui qui a seulement l'une ou l'autre ; sa prophétie est en effet
plus parfaite. C'est ce qu'a voulu exprimer S. Augustin. Mais la prophétie dans
laquelle la vérité intelligible est révélée à découvert l'emporte sur toute
autre.
2. Il faut juger
différemment ce qui est recherché pour soi et ce qui est recherché en vue d'un
autre but. En effet, dans ce qui est recherché pour soi, plus la puissance de
l'agent s'étend à des réalités nombreuses et difficiles, plus elle est forte ;
ainsi un médecin est d'autant plus réputé qu'il peut guérir plus de personnes
et ramener à la santé ceux qui en manquaient le plus. Mais, dans ce qui n'est
recherché qu'en vue d'un autre but, moins sont nombreux et plus sont abordables
les moyens dont un agent se sert pour arriver à ses fins, plus sa puissance est
grande ; c'est ainsi qu'on estime davantage le médecin qui, pour guérir un
malade emploie les remèdes les moins nombreux et les plus doux. Or, dans la
connaissance prophétique, la vision de l'imagination n'est pas recherchée pour
elle-même, mais seulement afin de manifester la vérité intelligible. Par suite,
la prophétie est d'autant plus haute qu'elle a moins besoin de cette vision
sensible.
3. Rien n'empêche une
réalité d'être meilleure dans un sens absolu, alors qu'elle reçoit une
qualification dans un sens moins propre ; ainsi la connaissance de la patrie
est plus noble que celle de notre voyage terrestre ; et cependant celle-ci
reçoit plus proprement le nom de " foi ", parce que ce nom comporte
une imperfection de la connaissance. Il en est de même de la prophétie, qui
suppose une certaine obscurité et un éloignement de la vérité intelligible. C'est
pourquoi on appelle plus proprement prophètes ceux qui ont des visions de
l'imagination, bien que la prophétie qui se fait par la vision intellectuelle
soit plus noble, à condition toutefois qu'il s'agisse d'une même vérité révélée
dans les deux cas. Car si la lumière intellectuelle est donnée à quelqu'un, non
pour connaître certaines réalités surnaturelles, mais pour juger avec une
certitude divine ce qu'il est possible de connaître avec la raison humaine,
alors cette prophétie intellectuelle est inférieure à celle qui s'accompagne
d'une vision de l'imagination conduisant à une vérité surnaturelle, prophétie
dont ont joui tous ceux que l'on compte dans l'ordre des prophètes. En outre
ceux-ci ont été appelés prophètes, particulièrement parce qu'ils ont rempli un
office prophétique ; aussi parlaient-ils à la place de Dieu en disant au peuple
: " Voilà ce que dit le Seigneur. " Ce que ne faisaient pas les
hagiographes : la plupart d'entre eux ont parlé le plus souvent, non au nom de
Dieu, mais en leur propre nom, des vérités que la raison humaine peut
connaître, mais avec le secours de la lumière divine.
4. Les rayons divins ne nous éclairent pas dans la vie présente sans être voilés de quelques images, parce qu'il est naturel à l'homme dans l'état de la vie présente, de ne rien comprendre sans images. Parfois cependant, il suffit des images qui sont abstraites des sens suivant le mode ordinaire, et il n'est pas nécessaire qu'intervienne une vision de l'imagination fournie par Dieu. C'est ainsi que la révélation prophétique peut se faire sans vision de l'imagination.
Objections
:
1. Il semble que les degrés
de la prophétie ne puissent pas se distinguer selon la vision de l'imagination.
En effet, le degré d'une réalité ne se juge pas selon l'accidentel, qui est
pour autre chose, mais selon l'essentiel, qui est pour soi. Or, dans la
prophétie, la vision intellectuelle est cherchée pour elle-même, tandis que la
vision de l'imagination est ordonnée à autre chose, on l'a vu. Il semble donc
que le degré de la prophétie ne puisse pas s'établir d'après la vision de
l'imagination, mais seulement d'après la vision intellectuelle.
2. Un même prophète jouit
d'un seul degré de prophétie. Cependant, à ce même prophète la révélation est
faite selon différentes visions de l'imagination. La diversité de ces visions
de l'imagination ne diversifie donc pas le degré de prophétie.
3. D'après une glose au
début du Psautier, la prophétie consiste " en paroles et en actions, en
songes et en visions ". Il ne faut donc pas distinguer davantage le degré
de la prophétie d'après la vision de l'imagination à laquelle se rapportent la
vision et le songe, que d'après les paroles et les actions.
Cependant, à tel moyen de connaissance correspond tel degré de connaissance : ainsi la science de l'essence (propter quid) l'emporte sur la science de l'existence (quia) ou même sur l'opinion, parce que le moyen de connaissance en est plus noble. Or, dans la prophétie, la vision de l'imagination est comme un moyen de connaissance. On doit donc distinguer les degrés de la prophétie d'après la vision de l'imagination.
Conclusion
:
La prophétie dans laquelle une vérité surnaturelle est révélée par la lumière intelligible, au moyen d'une vision de l'imagination, tient, comme on vient de le voir, le milieu entre la prophétie où la vérité surnaturelle est révélée sans vision de l'imagination, et celle où, par la lumière intelligible, sans vision sensible, l'homme arrive à savoir ou à faire ce qui est du ressort de la conduite humaine.
Or, plus que l'action, la connaissance est l'objet propre de la prophétie. Il en résulte donc que le degré le plus bas de la prophétie est celui dans lequel l'homme est amené par une impulsion intérieure à faire des actes extérieurs ; ainsi est-il dit de Samson, au livre des Juges (15, 14) : " L'Esprit du Seigneur fondit sur lui ; et, comme les fils de lin se consument à l'ardeur du feu, de même les liens qui l'enchaînaient tombèrent et le dégagèrent. "
Le deuxième degré de la prophétie est celui où l'homme est éclairé par une lumière intérieure pour connaître des vérités qui ne dépassent cependant pas les limites de la connaissance naturelle ; c'est ainsi qu'on lit au sujet de Salomon (1 R 4, 13) : " Il parlait en paraboles, dissertant sur les arbres, depuis le cèdre qui pousse dans le Liban jusqu'à l'hysope qui sort des murailles, ainsi que sur les bêtes de somme, les oiseaux, les reptiles et les poissons. " Et tout cela venait d'une inspiration divine, car il est dit un peu auparavant (4, 9) : " Dieu donna à Salomon la sagesse et une très grande prudence. " Toutefois ces deux degrés sont inférieurs à la prophétie proprement dite, car ils n'atteignent pas à la vérité surnaturelle.
Quant à la prophétie dans laquelle se manifeste une vérité surnaturelle au moyen d'une vision de l'imagination, voici comment on peut en distinguer les degrés. 1° Par la différence entre le " songe " qui a lieu pendant le sommeil, et la " vision " qui se produit pendant la veille. Celle-ci constitue un plus haut degré de prophétie : il semble en effet que la lumière prophétique doit avoir de la force pour détacher l'âme occupée pendant la veille à des réalités sensibles et la tourner vers les vérités surnaturelles, plus que pour l'instruire lorsqu'elle est déjà détachée des objets sensibles par le sommeil. 2° Par la diversité des symboles imagés sous lesquels s'exprime la vérité intelligible. Or, parce que les symboles qui expriment le mieux la vérité intelligible sont les paroles, il semble que la prophétie où l'on entend, soit pendant la veille, soit durant le sommeil, des paroles exprimant une vérité intelligible l'emporte sur la prophétie ou l'on voit seulement certains symboles de la vérité, comme les " sept beaux épis " qui désignaient " sept années de prospérité " (Gn 41, 5.28). Et ici encore le degré de la prophétie est d'autant plus élevé que les symboles sont plus expressifs : Jérémie (1, 13) rapporte, par exemple qu'il vit l'incendie de la ville sous l'image d'une " marmite qui bouillonne ". 3° Nous avons affaire à un degré plus élevé de prophétie lorsque le prophète, non seulement perçoit des paroles ou des actions symboliques ; mais encore voit, pendant la veille ou le sommeil, quelqu'un qui s'entretient avec lui ou qui lui montre quelque chose ; cela prouve en effet que l'esprit du prophète s'approche davantage de la cause qui produit la révélation. 4° D'après la condition de celui que voit le prophète. Si celui qui parle ou qui montre, pendant la veille ou le sommeil, a l'apparence d'un ange, c'est mieux que s'il avait celle d'un homme. Et le degré de prophétie sera encore plus élevé si, dans la veille comme dans le sommeil, on entrevoit la forme de Dieu, ainsi que le dit Isaïe (6, 1) : " J'ai vu Dieu sur son trône. "
Toutefois au-dessus de tous ces degrés, se place le troisième genre de prophétie, dans lequel la vérité intelligible et surnaturelle est révélée sans vision de l'imagination. Mais ce genre dépasse, on l'a vu, la notion de prophétie au sens propre. Il en résulte que les degrés de la prophétie proprement dite se distinguent d'après la vision de l'imagination.
Solutions
:
1. On ne peut connaître la
nature exacte de la lumière intelligible que si on la discerne par des symboles
imaginés et sensibles. C'est donc d'après ces visions de l'imagination que l'on
mesure la diversité de la lumière intellectuelle.
2. La prophétie n'est pas
donnée sous forme d'habitus immanent, mais par mode de passion transitoire. Il
n'est donc pas impossible qu'un seul et même prophète reçoive à des reprises
différentes la révélation prophétique selon des degrés divers.
3. Les paroles et les actions dont il est fait mention ne se rapportent pas à la révélation de la prophétie, mais à son annonce ; celle-ci se proportionne à ceux qui reçoivent les révélations du prophète, lequel se sert tantôt de paroles, tantôt d'actions. Mais cette annonce et l'accomplissement des miracles ne sont que des aspects secondaires de la prophétie, on l'a vu précédemment.
Objections
:
1. Il ne semble pas,
puisque la Glose dit sur le commencement du Psautier que David est le prophète
par excellence.
2. Josué qui arrêta le
soleil et la lune (11, 12), et Isaïe qui fit reculer le soleil (38, 8) ont
accompli de plus grands miracles que Moïse qui divisa les eaux de la mer Rouge.
De même aussi Élie, dont l'Ecclésiastique dit (48, 4) : " Qui pourra se
vanter d'être semblable à toi, qui as arraché un mort aux enfers ? " Moïse
n'est donc pas le plus grand des prophètes.
3. Il est dit en S.
Matthieu (11, 11) : " Entre les enfants des femmes, il ne s'en est pas
levé de plus grand que Jean Baptiste. " Moïse ne fut donc pas plus grand
que tous les prophètes.
Cependant, " il ne s'est plus levé, en Israël, de prophète semblable à Moïse " (Dt 34, 10).
Conclusion
:
Sous certains rapports, tel ou tel des prophètes a été plus grand que Moïse ; mais, absolument parlant, il les surpasse tous. On a vu ce qu'il faut considérer dans la prophétie : la connaissance, tant selon la vision intellectuelle que selon la vision de l'imagination ; l'annonce ; et la confirmation par le miracle. Or Moïse a été le plus grand de tous.
1° Quant à la vision intellectuelle, il a contemplé l'essence même de Dieu, comme S. Paul dans son ravissement. S. Augustin en fait la remarque. Aussi lit-on dans les Nombres (12, 8) que Moïse " a vu Dieu directement et non sous des figures ".
2° Quant à la vision de l'imagination, il l'avait pour ainsi dire à sa disposition ; non seulement il entendait des paroles, mais il voyait celui qui lui parlait, même sous la forme de Dieu, et cela non seulement pendant le sommeil, mais aussi durant la veille. L'Exode dit en effet (39, 11) : " Le Seigneur lui parlait face à face, comme un homme parle à son ami. "
3° Quant à l'annonce prophétique, il s'adressait à tout le peuple fidèle à la place de Dieu, en lui proposant comme une nouvelle loi ; les autres prophètes, au contraire, parlaient au peuple au nom de Dieu, et l'amenaient à l'observance de la loi de Moïse, selon cette parole du Seigneur en Malachie (3,22) : " Souvenez-vous de la loi de Moïse, mon serviteur. "
4° Quant aux miracles, il les accomplit devant tout un peuple d'infidèles. Aussi lit-on au Deutéronome (34, 10) : " Il ne s'est plus levé en Israël de prophète semblable à Moïse, lui que le Seigneur connaissait face à face. Que de signes et de prodiges Dieu l'envoya faire dans le pays d’Égypte, sur Pharaon, sur tous ses serviteurs, et sur tout son pays. "
Solutions
:
1. La prophétie de David se
rapproche de celle de Moïse par la vision intellectuelle ; car ils ont reçu
l'un et l'autre la révélation de la vérité intelligible et surnaturelle, sans
vision de l'imagination. Toutefois la vision de Moïse l'a emporté en ce qui
concerne la connaissance de Dieu ; en revanche David a connu et exprimé plus
complètement le mystère de l'incarnation du Christ.
2. Les miracles de certains
autres prophètes ont été plus grands quant à la substance du fait ; mais ceux
de Moïse les ont surpassés par la manière de les produire, car c'est devant
tout un peuple qu'ils ont été accomplis.
3. S. Jean Baptiste appartient au Nouveau Testament, dont les ministres passent avant Moïse lui-même, puisque, dit S. Paul (2 Co 3, 18) : " Le visage découvert, nous réfléchissons la gloire du Seigneur comme dans un miroir. "
Objections
:
1. Il semble bien. On a dit
- que Moïse a vu l'essence divine et pourtant on l'appelle prophète. Donc, au
même titre, les bienheureux peuvent être appelés prophètes.
2. La prophétie est une
révélation divine. Or des révélations divines se font aussi aux anges
bienheureux. Ceux-ci peuvent donc être appelés prophètes.
3. Le Christ fut
compréhenseur dès sa conception ; cependant il se nomme lui-même prophète,
lorsqu'il dit en S. Matthieu (13, 57) : " Un prophète n'est sans honneurs
que dans sa patrie. Les compréhenseurs ou bienheureux peuvent donc aussi être
appelés prophètes.
4. Il est dit de Samuel
dans l'Ecclésiastique (46, 20) : " Du sein de la terre, il éleva la voix
en prophétisant, afin d'effacer l'iniquité du peuple. " Pour la même
raison, d'autres saints peuvent, après leur mort, être appelés prophètes.
Cependant, S. Pierre (2 Pi, 19) compare " le discours prophétique à une lumière brillant dans un lieu obscur ". Or chez les bienheureux il n'y a pas d'obscurité. Ils ne peuvent donc être appelés prophètes.
Conclusion
:
La prophétie implique la vision d'une vérité surnaturelle existant au loin. Cet éloignement peut provenir de deux causes : 1° De la connaissance elle-même, lorsque la vérité surnaturelle n'est pas connue en elle-même, mais dans quelques-uns de ses effets. De plus, l'éloignement sera plus grand encore si cette connaissance se fait par les symboles de réalités corporelles plutôt que par des effets intellectuels. Et tel est bien le cas spécial de la vision prophétique, qui utilise des symboles corporels. 2° De la personne du voyant, qui n'est pas arrivé totalement à la perfection dernière, comme le rappelle l'Apôtre (2 Co 5, 6) : " Tant que nous sommes dans le corps, nous voyageons loin du Seigneur. " Or les bienheureux ne connaissent d'éloignement en aucune de ces deux façons. On ne peut donc pas les appeler prophètes.
Solutions
:
1. La vision de l'essence
divine par Moïse a eu lieu dans un ravissement, par mode de passion subie, et
non d'une manière permanente, par mode de béatitude. Aussi contemplait-il encore
de loin. Voilà pourquoi cette vision ne perd pas totalement la raison de
prophétie.
2. Aux anges, la révélation
divine ne se fait pas comme à des êtres éloignés, mais comme à des êtres qui
sont totalement unis à Dieu. Cette révélation n'a donc pas raison de prophétie.
3. Le Christ était en même
temps compréhenseur et voyageur. En tant qu'il était compréhenseur, la raison
de prophétie ne lui convenait pas, mais seulement en tant qu'il était voyageur.
4. Samuel n'était pas encore parvenu à l'état de béatitude. Il s'ensuit que, si l'âme même de Samuel a annoncé a Saül, par la volonté divine, le résultat de la guerre que Dieu lui avait révélé, cela rejoint la raison de prophétie. Mais il n'en est pas de même pour les saints qui sont actuellement dans la patrie. Il n'y a pas non plus d'inconvénient à dire que cela s'est fait par l'art des démons ; ceux-ci ne peuvent pas, à vrai dire, évoquer l'âme d'un saint ni la contraindre à agir ; mais cela peut se faire par une force divine, alors, tandis qu'on consulte le démon, c'est Dieu lui-même qui énonce la vérité par son messager. C'est ainsi que Dieu fit connaître par Élie la vérité aux messagers du roi qui étaient envoyés pour consulter le dieu d'Accaron (2 R 1, 3). Enfin on peut encore dire que ce ne fut pas l'âme de Samuel qui apparut, mais le démon parlant en son nom ; le Sage de l'Ecclésiastique le nomme Samuel, et traite son annonce de prophétie, d'après l'opinion de Saül et des assistants qui avaient ce sentiment.
Objections
:
1. Il semble que les degrés
de la prophétie aient varié dans la suite des temps. En effet comme on l'a dit
n, la prophétie est ordonnée à la connaissance des vérités divines. Or S. Grégoire
dit que " la connaissance de Dieu a augmenté avec la suite des temps
". Les degrés de la prophétie doivent donc être distingués selon le
progrès du temps.
2. La révélation
prophétique se fait par mode de discours adressé par Dieu aux hommes. Et les
prophètes annoncent par la parole et les écrits ce qui leur a été révélé. Or il
est écrit (1 S 3, 1) qu'avant Samuel " la parole du Seigneur était rare
" ; mais ensuite Dieu l'adressa à beaucoup d'autres. De même encore, on ne
trouve pas de livre des prophètes qui ait été écrit avant le temps d'Isaïe, à
qui il fut dit (8, 1) : " Prends avec toi un grand livre pour y écrire
avec un stylet ordinaire. " Mais à partir de ce moment, plusieurs
prophètes ont rédigé leurs oracles. La prophétie a donc fait des progrès avec
le temps.
3. Le Seigneur dit en S.
Matthieu (11, 13) : " La loi et les prophètes ont régné jusqu'à Jean.
" Mais ensuite le don de prophétie a existé chez les disciples du Christ
suivant un mode plus parfait que chez les anciens prophètes, selon S. Paul (Ep
3, 5) : le mystère du Christ " n'a pas été manifesté aux hommes dans les
âges antérieurs, comme il a été révélé de nos jours par l'Esprit aux saints
apôtres et prophètes de jésus Christ ". Il semble donc que le degré de
prophétie a progressé avec la suite des temps.
Cependant, Moïse, on l'a vu, a été le plus grand des prophètes, bien qu'il ait précédé tous les autres. Le degré de prophétie n'a donc pas progressé avec le temps.
Conclusion
:
La prophétie, nous l'avons dit, est ordonnée à la connaissance de la vérité divine ; et la contemplation de cette vérité a un double but : éclairer notre foi et diriger notre activité selon le Psaume (43, 3) : " Envoie ta lumière et ta vérité, ce sont elles qui m'ont conduit. " Or notre foi comprend surtout deux vérités. 1° La vraie connaissance de Dieu, car d'après l'épître aux Hébreux (11, 6) : " Celui qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe. " 2° Le mystère de l'incarnation du Christ : " Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi ", dit le Seigneur en S. Jean (14, 1). Donc, si nous parlons de la prophétie qui est ordonnée à la foi en Dieu, elle a subi des accroissements selon trois périodes de temps : avant la loi, sous la loi et sous la grâce. En effet, avant la loi, Abraham et les autres Pères furent instruits prophétiquement des vérités qui se rapportent à la foi en Dieu ; aussi sont-ils appelés prophètes, d'après le Psaume (105, 15) - " Ne faites pas de mal à mes prophètes ", ce qui vise spécialement Abraham et Isaac. Mais sous la loi les vérités concernant Dieu furent l'objet de révélations prophétiques supérieures aux précédentes, car il fallait alors instruire de ces vérités, non seulement quelques personnes ou quelques familles, mais tout un peuple ; aussi le Seigneur dit-il à Moïse (Ex 3, 14) : " je suis le Seigneur, qui suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob comme Dieu tout puissant, mais je ne leur a fait connaître mon nom d'Adonaï. " Les patriarches antérieurs avaient en effet appris à connaître sous une forme commune la toute-puissance du Dieu unique ; mais dans la suite, Moïse fut plus pleinement instruit de la simplicité de l'essence divine, lorsqu'il lui fut dit (Ex 3, 14) : " je suis celui qui suis. " C'est ce nom que les Juifs ont remplacé par celui d'Adonaï, à cause de la vénération due à ce nom qu'on ne peut prononcer. Enfin, au temps de la grâce, le mystère de la Trinité a été révélé par le Fils de Dieu lui-même (Mt 28, 19) - " Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. "
Toutefois, en chacune de ces périodes, la première en date des révélations fut la plus haute. Avant la loi, la première révélation fut faite à Abraham ; c'est de son temps, en effet, que les hommes commencèrent à s'éloigner de la foi au Dieu unique pour tomber dans l'idolâtrie ; auparavant cette révélation n'était pas nécessaire, puisque tous persévéraient dans le culte du Dieu unique. A Isaac fut octroyée une révélation de moindre importance, qui était comme fondée sur celle d'Abraham ; aussi lui fut-il dit (Gn 26, 24) : " Je suis le Dieu d'Abraham, ton père. " Et de même à Jacob (Gn 28, 13) : " je suis le Dieu d'Abraham, ton père, et le Dieu d'Isaac. Pareillement, durant la période de la loi, la première révélation fut accordée à Moïse, et elle fut la plus parfaite ; sur elle fut fondée la révélation faite à tous les prophètes. Et au temps de la grâce, c'est aussi sur la révélation qui a été faite aux Apôtres, et qui concernait la foi en l'Unité et en la Trinité, que s'appuie toute la foi de l’Église, d’après ces paroles du Seigneur (Mt 16, 18) : " Sur cette pierre ", c'est-à-dire ta confession de foi, " je bâtirai mon Église. "
Quant à la foi en l'incarnation du Christ, il est évident que plus les fidèles furent proches du Christ, soit avant, soit après, plus aussi, dans l'ensemble, ils reçurent de lumière sur cette vérité. Toutefois, davantage après qu'avant, comme le remarque l'Apôtre (Ep 3, 5).
Par rapport au second but de la révélation prophétique : diriger l'activité humaine, on ne remarque pas de variation dans la suite des temps, mais selon les nécessités des circonstances ; car, comme il est écrit au livre des Proverbes (29, 18) : " Quand il n'y aura plus de vision, le peuple sera sans direction. " C'est la raison pour laquelle, en chaque temps, les hommes ont été instruits par Dieu de ce qu'ils devaient faire, selon ce qui était utile au salut des élus.
Solutions
:
1. Les paroles de S.
Grégoire visent la période qui a précédé l'incarnation du Christ et se
rapportent à la connaissance de ce mystère.
2. On lit dans S. Augustin
: "De même qu'aux premiers temps de la domination des Assyriens se
Abraham, et que lui furent faites les promesses les plus claires ; de même aux
débuts de la Babylone d'Occident ", c'est-à-dire de Rome, " sous
l’empire de laquelle le Christ devait venir pour accomplir en lui ces
promesses, il convenait que les oracles des prophètes, orateurs ou écrivains
", qui rappelaient les promesses faites à Abraham, " rendent
témoignage au si grand événement qui allait se produire. Les prophètes n'avaient,
presque jamais manqué au peuple d'Israël, du jour où il avait commencé à avoir
des roi, mais ils n'avaient servi qu'à ces rois et n'avaient pas profité, aux
nations. Mais lorsque s'ouvrit l'ère de l’Écriture, au contenu plus
manifestement prophétique, qui devait être utile un jour aux nations, c'est
alors que fut fondée cette Rome qui devait commander aux nations ". Aussi
est-ce surtout au temps des rois que les prophètes apparurent nombreux en
Israël, parce qu'alors ce peuple n'était pas opprimé par des étrangers et avait
son propre souverain ; il fallait donc qu'il fût instruit par les prophètes de
la conduite à tenir, puisqu'il jouissait de la liberté.
3. Les prophètes qui annonçaient la venue du Christ n'ont pu exister que jusqu'à S. Jean qui, lui, a montré du doigt le Christ en personne. Cependant S. Jérôme écrit sur ce même passage : " Il n'est pas dit qu'après S. Jean il n'y ait plus eu de prophètes ; nous lisons, en effet, dans les Actes des Apôtres, qu'Agabus a prophétisé, ainsi que les quatre vierges, filles de Philippe. " En outre, l'Apôtre Jean a écrit aussi un livre prophétique sur la fin de l'Église. Et, à chaque période, il n'a pas manqué d'hommes ayant l'esprit de prophétie, non sans doute pour développer une nouvelle doctrine de foi, mais pour diriger l'activité humaine. S. Augustin rapporte que l'empereur Théodose " envoya une délégation à un moine nommé Jean, qui vivait dans le désert d'Égypte et dont il avait appris la réputation grandissante de prophète, et qu'il reçut de lui l'annonce d'une victoire absolument certaine ".
1. L'âme humaine est-elle ravie en Dieu ? - 2. Le ravissement relève-t-il de la faculté de connaissance, ou d'appétit ? - 3. Dans son ravissement, S. Paul a-t-il vu l'essence de Dieu ? - 4. A-t-il été hors de sens ? - 5. Dans cet état, son âme a-t-elle été complètement séparée de son corps ? - 6. Ce que S. Paul a su et ce qu'il a ignoré, au sujet de son ravissement.
Objections
:
1. Il ne semble pas.
Certains définissent en effet le ravissement : " Être élevé de ce qui est
selon la nature à ce qui dépasse la nature, par la puissance d'une nature
supérieure. " Or il est selon la nature de l'homme d'être élevé jusqu'aux
réalités divines, car S. Augustin écrit . " Seigneur, tu nous a faits pour
toi ; et notre coeur est sans repos jusqu'à ce qu'il repose en toi. "
L'âme de l'homme n'a donc pas à être ravie en Dieu.
2. Denys déclare : "
La justice de Dieu se reconnaît à ce qu'il dispense à tous les êtres ce qui
convient à la condition et à la dignité de chacun. " Or il n'appartient
pas à la condition de l'homme ni à sa dignité d'être élevé au-dessus de sa
nature. L'esprit de l'homme ne peut donc être ravi par Dieu jusqu'aux réalités
divines.
3. Le ravissement implique
une certaine violence. Or Dieu ne nous régit pas par violence ni contrainte,
remarque S. Jean Damascène. L'esprit de l'homme n'est donc pas ravi en Dieu.
Cependant, l'Apôtre écrit (2 Co 12, 2) " je connais un homme dans le Christ qui a été ravi jusqu'au troisième ciel ", et la Glose explique : " Ravi, c'est-à-dire élevé contrairement à la nature. "
Conclusion
:
Le ravissement, on vient de le dire, implique une certaine violence. Or Aristote nomme " violent, ce dont le principe est extérieur, à condition que ce qui souffre violence n'y apporte aucun concours ". Mais tout être apporte son concours à ce qui est dans le sens de son inclination propre, que cette inclination soit volontaire ou naturelle. Celui qui est ravi par une puissance extérieure doit donc être ravi autrement que dans le sens de son inclination. Cela est possible de deux manières. 1° Par rapport au but de l'inclination ; par exemple si la pierre qui a pour inclination naturelle de tomber en bas est projetée en haut. 2° Par rapport au mode d'attrait, par exemple si la pierre est projetée en bas avec un mouvement plus rapide que celui qui lui est naturel.
L'âme humaine peut être ravie de ces deux manières vers ce qui est en dehors de sa nature. 1° Quant au terme du ravissement : par exemple lorsqu'elle est entraînée à subir des peines, selon cette parole du Psaume (50, 22) " de peur qu'il entraîne sans que personne délivre ". 2° Quant au mode connaturel à l'homme, qui est de comprendre la vérité par les réalités sensibles ; c'est ainsi que, lorsque l'âme est abstraite des réalités sensibles, elle est dite ravie, même si elle est élevée à des réalités auxquelles elle est naturellement ordonnée ; mais il faut que ce soit en dehors de sa propre intention. C'est ainsi que, le sommeil étant naturel, on ne peut pas l'appeler un ravissement.
Or cette abstraction, quel que soit
son but, peut avoir trois causes 1° une cause physique, tel est le cas des
aliénés 2° la puissance des démons : c'est le cas des possédés ; 3° la
puissance divine. C'est ici le véritable ravissement : être élevé par l’Esprit
divin vers les réalités surnaturelles avec abstraction des sens. "
L'esprit s'éleva entre ciel et la terre, lit-on dans Ézéchiel (8, 3), et
m'amena, Jérusalem, dans des visions divines. "
Cependant, on dit aussi que quelqu'un est ravi, non seulement quand il est abstrait de ses sens, niai, encore quand il est distrait des choses auxquelles il s'appliquait, tel celui dont l'esprit en dehors de son sujet ; mais c'est là un moins propre du terme.
Solutions
:
1. Il est naturel à l'homme
de tendre vers les réalités divines, mais au moyen des choses Ensables, d'après
S. Paul (Rm 1, 20) : " Les perfections invisibles de Dieu sont rendues
visibles à l'intelligence par les oeuvres de la création. " .\lais il ne
lui est pas naturel d'être élevé aux réalités divines avec abstraction des
sens.
2. Il appartient à la
condition et à la dignité de l'homme d'être élevé vers les réalités divines,
parce que l'homme a été créé à l'image de Dieu. Mais, le bien divin dépassant
d'une manière infinie la faculté humaine, l'homme a besoin d'être
surnaturellement aidé pour atteindre ce bien ; cela se produit par un bienfait
de grâce. Dès lors, que l'esprit soit élevé par Dieu au moyen d'un ravissement,
ce n'est pas contraire à la nature mais seulement au-dessus d'elle.
3. Les paroles de S. Jean Damascène valent pour les choses qui doivent être faites par l'homme ; mais pour ce qui dépasse la faculté du libre arbitre, il est nécessaire que l'homme soit surélevé par une action plus puissante ; celle-ci peut bien être appelée une contrainte sous un certain rapport, c'est-à-dire si l'on considère son mode, mais non si l'on envisage le terme de cette activité, c'est-à-dire la fin à laquelle sont ordonnées la nature de l'homme et sa tendance.
Objections
:
1. Il semble que le
ravissement relève plutôt de la puissance appétitive. Denys dit en effet :
" C'est l'amour divin qui cause l'extase. " Or l'amour relève de
l'affectivité. Il en est donc de même de l'extase ou du ravissement.
2. " Celui qui gardait
les pourceaux, dit S. Grégoire est tombé, par la débauche de l'esprit et de
l'impudicité, au-dessous de lui-même, tandis que Pierre, qui a été sauvé par un
ange et dont l'esprit a été ravi en extase, fut sans doute hors de lui-même,
mais au-dessus de lui-même. " Or ce fils prodigue, c'est par l'affectivité
qu'il est tombé si bas. Donc ceux dont l'esprit est ravi vers le ciel subissent
cet attrait dans leur affectivité.
3. La Glose commente ainsi
le titre du Psaume 31 : " Ce que les Grecs appellent "extase",
les Latins le nomment "transport de l'esprit" ; ce transport se
produit de deux manières : par la crainte des réalités terrestres, ou par le
ravissement de l'esprit qui est attiré vers les choses d'en haut et oublie les
réalités inférieures. " Or la crainte des réalités terrestres relève de
l'affectivité. Il en est donc ainsi pour son contraire : le ravissement de
l'esprit qui se porte vers les choses d'en haut.
Cependant, au sujet de ces mots du Psaume (116, 11) : " J'ai dit dans mon transport : tout homme est menteur ", la Glose explique : " On parle ici d'extase, puisque l'esprit n'est pas hors de lui par la peur, mais surélevé par une révélation inspirée. " Or la révélation relève de la connaissance. Donc aussi l'extase ou le ravissement.
Conclusion
:
Nous pouvons entendre le ravissement de deux manières.
1° Par rapport à son objet. Ainsi, à proprement parler, le ravissement ne peut pas concerner la puissance appétitive, mais seulement la puissance cognitive. On vient de voir en effet que le ravissement se fait en dehors de l'inclination naturelle de celui qui est ravi. Or le mouvement de la puissance appétitive est une inclination vers le bien désirable. Par suite, à proprement parler, l'homme qui désire un bien n'est pas ravi, mais se meut par lui-même.
2° Par rapport à sa cause. Sous cet aspect, le ravissement peut avoir sa cause dans la puissance appétitive. En effet, si le désir s'attache fortement à quelque chose, il peut arriver que, par la violence de cet amour, l'homme devienne étranger à tout le reste.
Le ravissement produit aussi un effet dans l'appétit : on se délecte dans l'objet du ravissement. Voilà pourquoi l'Apôtre dit (2 Co 12, 2-4) qu'il a été ravi, non seulement au " troisième ciel ", qui appartient à la contemplation intellectuelle, mais au " paradis " qui relève de l'affectivité.
Solutions
:
1. Le ravissement ajoute
quelque chose à l'extase. Celle-ci implique seulement qu'on est hors de
soi-même, c'est-à-dire en dehors de son état habituel ; mais le ravissement y
ajoute une certaine violence. L'extase peut donc relever de l'appétit, par
exemple lorsque le désir d'un sujet tend vers des réalités qui lui sont
extérieures ; et c'est en ce sens que Denys peut dire : " L'amour divin
cause l'extase ". Or l’amour de l'homme vers les réalités aimées. Aussi
ajoute-t-il ensuite que " même Dieu, qui est la cause universelle, sort de
lui-même par l'abondance de sa bonté aimante, quand il pourvoit à tous les êtres
". D'ailleurs, même s'il disait cela expressément du ravissement, cela
expliquerait seulement que l'amour en est la cause.
2. Dans l'homme il y a deux sortes d'appétit l'appétit intellectuel ou volonté ; l'appétit sensible appelé sensualité. Et il est propre à l'homme que l'appétit inférieur soit soumis à l'appétit supérieur, et que celui-ci dirige celui-là. L'homme peut donc d'une double manière être hors de lui-même sous le rapport de l'appétit. 1° Quand il tend de tout son appétit intellectuel vers les réalités divines, sans tenir compte des réalités auxquelles incline l'appétit sensible ; ainsi Denys dit-il : " C'est en vertu de l'amour divin qui produit l'extase que S. Paul s'est écrié : "je vis, mais ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi." " 2° Quand il se porte tout entier vers les réalités qui intéressent la puissance inférieure, tout en négligeant l'appétit supérieur ; et c'est ainsi que " celui qui gardait les pourceaux est tombé au-dessous de lui-même ". Ce deuxième transport, ou extase, réalise mieux la raison de ravissement que le premier parce que l'appétit supérieur est plus propre à l'homme ; aussi, lorsque l'homme est soustrait au mouvement de son appétit supérieur par la violence de l'appétit inférieur, est-il davantage rendu étranger à ce qui lui est propre. Pourtant, parce qu'il n'y a pas là violence, puisque la volonté peut résister à la passion, cela reste inférieur à la véritable raison de ravissement ; à moins que la violence de la passion ne soit telle qu'elle retire totalement l'usage de la raison, comme on le voit chez ceux qui deviennent fous par la violence de la colère ou de l'amour.
Il faut cependant remarquer que ces
deux transports de l'appétit peuvent causer un ravissement de la puissance
cognitive ; soit parce que l'esprit, rendu étranger aux réalités sensibles, est
ravi vers les vérités intelligibles ; soit parce qu'il est ravi par une vision
de l'imagination, c’est-à-dire par une apparition imaginaire.
3. De même que l'amour est le mouvement de l'appétit par rapport au bien, la crainte en est le mouvement par rapport au mal. Aussi le transport de l'esprit peut-il être produit de la même manière pour l'une et l'autre causes, étant donné surtout, d'après S. Augustin, que la crainte est elle-même causée par l'amour.
Objections
:
1. Cela semble impossible.
De même que S. Paul " fut ravi jusqu'au troisième ciel ", les Actes
des Apôtres (10, 10) disent de S. Pierre " qu'il tomba en extase ".
Or, S. Pierre dans son extase ne vit pas l'essence de Dieu ; il eut seulement
une vision sensible. S. Paul ne paraît donc pas non plus avoir vu l'essence de
Dieu.
2. La vision de Dieu rend
l'homme bienheureux. Mais S. Paul n'est pas devenu bienheureux dans son
ravissement, sinon il ne serait jamais revenu à la misère de cette vie, et son
corps aurait été glorifié par un rejaillissement de l'âme, comme cela se
produira chez les saints après la résurrection ; or ce ne fut certainement pas
son cas. Il n'a donc pas vu dans son ravissement l'essence divine.
3. La foi et l'espérance ne
peuvent coexister avec la vision de l'essence divine, (1 Co 13, 8). Or, pendant
son ravissement, S. Paul avait la foi et l'espérance. Il n'a donc pas vu
l'essence de Dieu.
4. D'après S. Augustin dans
la vision sensible on voit " certaines similitudes " des corps. Or S.
Paul semble avoir vu diverses images dans son ravissement : par exemple, celles
du troisième ciel du paradis, comme il le rapporte (2 Co 12, 2.4). Il paraît
donc avoir été ravi vers une vision sensible, plutôt que vers la vision de
l'essence Vil".
Cependant, S. Augustin affirme : " La substance même de Dieu peut être vue par certains hommes établis en cette vie ; Moïse, par exemple, et Paul qui, dans son ravissement, a entendu des S ineffables qu'il n'est pas permis à l'homme de rapporter. "
Conclusion
:
Certains ont prétendu que S. Paul, dans son ravissement, n'avait pas vu l'essence même de Dieu, mais seulement un reflet de sa clarté. Pourtant S. Augustin professe manifestement l'opinion contraire non seulement dans sa lettre Sur la vision de Dieu mais encore dans son commentaire littéral de la Genèse, et cette opinion se trouve également dans la Glose (sur 2 Co 12). D'ailleurs les termes même de l'Apôtre l'affirment. 1° dit en effet qu'" il a entendu des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à l'homme de rapporter ". Or ces termes paraissent bien se rapporter à la vision béatifique, dont l'état surpasse la vie présente, selon ce mot d'Isaïe (64, 3) : " L'oeil n’a pas vu, ô Dieu, excepté toi, ce que tu as préparé à ceux qui comptent sur toi. " Par conséquent il est préférable de dire que S. Paul a vu Dieu dans son essence.
Solutions
:
1. Lorsque l'esprit de
l'homme est ravi, jusqu'à la contemplation de la vérité divine, est d'une triple
manière qu'il peut contempler cette vérité. 1° Dans des similitudes sensibles ;
est un tel transport d'esprit qui emporta S. Pierre. 2° Dans des effets
intelligibles : tel fut cas de David s'écriant (Ps 115, 11) : " J'ai dit
dans mon transport : tout homme est menteur. " Dans son essence, et ce fut
le ravissement de Paul, et aussi de Moïse. Cela s'accorde d'ailleurs usez bien
: de même que Moïse avait été le dernier docteur des juifs, ainsi S. Paul a été
le premier " docteur des nations ".
2. L'essence divine ne peut
être vue par une intelligence créée qu'avec l'aide de la lumière de gloire dont
parle le Psalmiste (36, 10) : " Dans ta lumière, nous verrons la lumière.
" Mais cette lumière, on peut la recevoir de deux manières. Par mode de
forme immanente : c'est ce qui rend bienheureux les saints dans le ciel. Par
mode de passion transitoire : on a vu un exemple de ce mode dans le cas de la
lumière prophétique. Et c'est de cette dernière manière que S. Paul reçut la
lumière quand il fut ravi. C'est pourquoi il ne devint pas bienheureux au sens
plénier du mot, au point que la gloire rejaillit sur son corps ; mais il ne fut
bienheureux que sous un certain rapport. C'est pourquoi un tel ravissement
appartient en quelque façon à la prophétie.
3. Paul, dans son
ravissement, n'a pas été bienheureux d'une manière habituelle, mais il exerça
seulement l'acte des bienheureux ; il en résulte qu'il n'y a pas eu alors chez
lui un acte de foi en même temps, mais il n'en possédait pas moins cette vertu,
à l'état d'habitus.
4. L'expression de " troisième ciel " peut s'entendre d'une manière corporelle. En ce sens, le troisième ciel est le ciel empyrée, appelé troisième par rapport au ciel atmosphérique et au ciel astral ; ou plutôt par rapport au ciel astral et au ciel liquide ou cristallin. Paul se dit " ravi au troisième ciel ", non pour contempler la similitude d'une réalité corporelle, mais parce que ce lieu est celui de la contemplation des bienheureux. Aussi lit-on dans la Glose sur la 2ème épître aux Corinthiens que " le troisième ciel est spirituel, là où les anges et les âmes saintes jouissent de la contemplation de Dieu. Pour S. Paul, être ravi jusqu'à ce ciel, cela signifie que Dieu lui a montré la vie dans laquelle il sera contemplé pendant l'éternité ".
On peut encore entendre par troisième ciel une vision qui dépasse la vue de ce monde. Et cela de trois manières 1° Selon l'ordre des puissances cognitives en ce sens, le premier ciel désigne la vision corporelle ou sensible, par exemple, dans Daniel, celle de la main qui écrivait sur le mur ; le deuxième ciel est la vision dans l'imagination, comme celle dont a bénéficié Isaïe, et aussi S. Jean dans l'Apocalypse ; le troisième ciel est la vision intellectuelle, comme l'explique S. Augustin. - 2° Selon l'ordre des réalités à connaître : " Le premier ciel est alors la connaissance des corps célestes ; le deuxième, celle des esprits célestes ; et le troisième, celle de Dieu même. " - 3° Selon le degré de la contemplation par laquelle on voit Dieu : le premier de ces degrés appartient aux anges de la hiérarchie la moins élevée, le deuxième aux anges de la hiérarchie moyenne, et le troisième à ceux de la hiérarchie suprême, comme le remarque la Glose sur la 2ème épître aux Corinthiens.
Et parce que la vision de Dieu ne peut exister sans délectation, l'Apôtre dit avoir été ravi non seulement " au troisième ciel " en raison de la contemplation, mais encore " au Paradis " à cause de la délectation qui en a découlé.
Objections 1. Il
ne semble pas. S. Augustin écrit en effet " Pourquoi ne pas croire que
Dieu, par ce ravissement qui est allé jusqu'au degré suprême de la vision, a
voulu montrer à un si grand Apôtre, le docteur des nations, la vie dans
laquelle, après cette vie, il vivra éternellement ? " Or, dans la vie
future, après la résurrection, les saints verront l'essence de Dieu, sans qu'il
y ait abstraction des sens corporels. Cette abstraction ne s'est donc pas
produite non plus dans le cas de S. Paul.
2. Le Christ, qui a été
vraiment voyageur sur cette terre, a joui continuellement de la vision de
l'essence divine, sans qu'il y eût pourtant abstraction des sens. Il n'est donc
pas nécessaire qu'elle ait existé en S. Paul pour lui permettre de voir l'essence
de Dieu.
3. S. Paul, après avoir vu
Dieu par essence, se souvenait des réalités qu'il avait contemplées dans cette
vision ; aussi disait-il (2 Co 12, 4) : " J'ai entendu des paroles
secrètes qu'il n'est pas permis à l'homme de répéter. " Or la mémoire relève
de la partie sensible, comme le montre Aristote. Il semble donc que S. Paul, en
voyant l'essence de Dieu, n'a pas été abstrait de ses sens.
Cependant, S. Augustin écrit : " A moins de mourir en quelque sorte à cette vie, soit en quittant complètement le corps, soit en étant détourné et abstrait des sens corporels, personne ne peut être élevé à cette vision. "
Conclusion
:
L'homme ne peut voir l'essence divine par une autre puissance cognitive que son intelligence. Or l'intelligence humaine ne se tourne vers les réalités sensibles qu'au moyen des images ; par les images elle reçoit à partir des réalités sensibles les idées, et c'est en considérant des idées dans les images qu'elle juge les réalités sensibles et les organise. C'est pourquoi dans toute activité où l'intelligence fait abstraction des images, il est nécessaire qu'elle fasse aussi abstraction des sens. Or il faut que l'homme, dans l'état de voyageur, ait l'intelligence abstraite des images pour voir l'image de Dieu. Cette essence, en effet, ne peut être vue par une image, ni même par une idée créée, car elle dépasse à l'infini non seulement tous les corps d'où viennent les images, mais aussi toute créature intelligible. Lorsque par son intelligence l'homme est élevé à la sublime vision de l'essence de Dieu, il faut donc qu'il y applique son esprit tout entier de manière à ne plus avoir aucune autre pensée qui lui viendrait des images, mais à être totalement porté vers Dieu. Aussi est-il impossible que l'homme en l'état présent voie Dieu dans son essence sans abstraction des sens.
Solutions
:
1. On l'a dit à l'Article précédent, après la résurrection, chez les
bienheureux qui contempleront l'essence de Dieu, il y aura rejaillissement de
l'intelligence sur les puissances inférieures et jusque sur le corps. Voilà
pourquoi, en vertu même de la vision divine, l'âme se tournera alors vers les
images et les réalités sensibles. Mais un tel rejaillissement n'a pas lieu chez
tous ceux qui sont ravis, ainsi qu'on l'a montré. Le cas n'est donc pas le même.
2. L'intelligence du Christ
était glorifiée par la lumière habituelle de gloire, dans laquelle il voyait
l'essence divine beaucoup plus parfaitement que ne peut le faire aucun être
angélique ou humain. Mais il était voyageur à cause de la possibilité de son
corps, en vertu de laquelle " il était abaissé un peu au-dessous des anges
", dit l'épître aux Hébreux (2, 7) et cela en raison d'une dispensation de
Dieu, non à cause d'une déficience de son intelligence. Le cas n'est donc pas
le même pour i ci pour les autres hommes voyageurs.
3. Enfin S. Paul, après qu'il eut cessé de voir essence de Dieu, s'est souvenu des réalités qu'il avait connues dans cette vision, grâce à certaines idées qui étaient demeurées à l'état habituel dans son intelligence ; de même que, lorsque les réalités sensibles ont disparu, il en reste dans l'âme certaines impressions. Ces idées, il se les remémorait dans la suite, en se tournant vers des images. Voilà pourquoi il ne pouvait penser ou exprimer par des paroles toute cette connaissance.
Objections
:
1. On le croirait
volontiers, car il dit lui-même (2 Co 5, 6) : " Tant que nous sommes dans
le corps, nous sommes exilés loin du Seigneur ; car nous marchons par la foi et
non par la claire vision. " Or Paul, dans son état de ravissement, n'était
pas exilé loin du Seigneur, puisqu'il voyait Dieu dans une claire vision, on
l'a dit'. Il n'était donc pas dans son corps.
2. Une faculté de l'âme ne peut
être élevée au-dessus de son essence, dans laquelle elle s'enracine. Or
l'intelligence, qui est une puissance de l'âme, a été, dans le ravissement,
abstraite des réalités corporelles par son élévation jusqu'à la contemplation
de Dieu. Donc, à plus forte raison, l'essence de l'âme a-t-elle été séparée du
corps.
3. Les puissances de l'âme
végétative sont plus matérielles que celles de l'âme sensible. Mais il fallait,
comme on l'a dit, que l'intelligence fût abstraite des puissances de l'âme
sensitive pour être ravie jusqu'à la vision de l'essence divine. Il convenait
donc encore bien plus qu'elle fût abstraite des puissances de l'âme végétative.
Mais quand celles-ci cessent d'agir, l'âme ne demeure plus unie au corps
d'aucune manière. Il fallait donc que l'âme de S. Paul, dans son ravissement,
fût complètement séparée du corps.
Cependant, S. Augustin écrit " Il n'est pas incroyable que certains saints, qui n'étaient pas encore délivrés de la vie au point de ne laisser que leurs cadavres à ensevelir, se soient vu accorder cette forme excellente de révélation ", qui est de voir Dieu par essence. Il n'était donc pas nécessaire que, dans son ravissement, l'âme de S. Paul ait été complètement séparée du corps.
Conclusion
:
Dans le ravissement dont nous parlons, l'homme, on l'a vu, est élevé par la puissance divine " de ce qui est selon la nature à ce qui est au-dessus de la nature ". Il faut donc considérer deux choses : 1° Ce qui convient à l'homme selon la nature. 2° Ce que la puissance divine doit faire en l'homme au-dessus de sa nature. Or, du fait que l'âme est unie au corps comme sa forme naturelle, il en résulte chez elle une tendance naturelle à comprendre par un retour aux images. Cette tendance n'est pas abolie par la puissance divine dans le ravissement, car l'état de l'âme n'est pas changé, nous l'avons montré. Toutefois, tandis que cet état demeure, le retour en acte vers les images et les réalités sensibles est retiré à l'âme afin qu'il n'y ait point d'obstacle à son élévation vers ce qui, on l'a vu, dépasse toute image. Par conséquent, dans le ravissement de S. Paul, il n'était pas nécessaire que son âme soit séparée de son corps au point de ne plus lui être unie comme sa forme ; mais il fallait que son intelligence soit abstraite des images et de la perception des réalités sensibles.
Solutions
:
1. S. Paul dans ce
ravissement était exilé loin du Seigneur par son état, car il était encore
voyageur ; mais non par son acte, où il voyait Dieu dans une claire vision,
comme on l'a montré.
2. Une puissance de l'âme
ne peut être élevée par une force naturelle au-dessus du mode qui convient à
son essence ; mais la force divine peut l'élever à quelque chose de plus haut.
De même le corps, par la violence que lui fait une puissance plus forte, peut
être élevé au-dessus du lieu qui lui convient selon sa nature spécifique.
3. Les puissances de l'âme Végétative n'agissent pas en vertu d'une attention de l'âme comme font les puissances sensitives, mais à la manière de la nature. Aussi le ravissement ne requiert-il pas que l'on soit abstrait de ces puissances végétatives comme des puissances sensibles, car l'activité de celles-ci diminuerait l'attention de l'âme par rapport à la connaissance intellectuelle.
Objections
:
1. Il semble que S. Paul
n'a pas ignoré si son âme avait été séparée de son corps. Car il dit lui-même
(2 Co 12, 2) : " je connais un homme qui a été ravi dans le Christ jusqu'au
troisième ciel. " Or le mot " homme " désigne le composé de
l'âme et de corps ; et le " ravissement " diffère de la mort. Il
semble donc bien avoir su que son âme n'avait pas été séparée du corps par la
mort. D'autant plus que cette opinion est communément admise par les docteurs.
2. Il ressort encore de ces
paroles de l'Apôtre qu'il a su lui-même où il avait été ravi, à savoir "
au troisième ciel ". Il en résulte qu'il a su s'il était ou non avec son
corps ; car, s'il s'est rendu compte que le troisième ciel était une réalité
corporelle, il a su par suite que son âme n'était pas séparée du corps. Il n'y
a en effet que le corps qui puisse voir une réalité corporelle. Il semble donc
qu'il n'a pas ignoré si son âme avait été séparée du corps.
3. D'après S. Augustin,
l'Apôtre, dans son ravissement, a vu Dieu par la même vision que celle des
saints dans la patrie. Or, du fait qu'ils voient Dieu, les saints savent si
leurs âmes sont séparées de leurs corps. Paul eut donc aussi cette
connaissance.
Cependant, S. Paul écrit (2 Co 12, 2) " Avec le corps ou sans le corps, je l'ignore, Dieu le sait. "
Conclusion
:
Il convient de chercher la réponse à cette question dans les paroles mêmes de l'Apôtre : celui-ci dit qu'il sait une chose, qu'il " a été ravi au troisième ciel ", et qu'il en ignore une autre " si c'est avec son corps ou sans son corps ". y a deux interprétations possibles :
1° Ces mots " soit avec son corps, soit sans son corps " ne se rapporteraient pas à l'être même de l'homme ravi, comme si S. Paul avait ignoré si son âme était ou non dans son corps, mais viseraient le mode de ravissement : l'Apôtre aurait ignoré si son corps avait été ou non ravi au troisième ciel en même temps que son âme, ou si celle-ci seule l'avait été, comme ce fut le cas d'Ézéchiel qui déclare (8, 3) qu'il " fut emmené dans Jérusalem en des visions divines ". Cette dernière exégèse fut avancée par un certain juif, d'après S. Jérôme. Il écrit en rapportant l'opinion de ce Juif - " Enfin même notre Apôtre n'a pas eu l'audace d'affirmer qu'il avait été ravi avec son corps ; mais il a dit : soit avec mon corps, soit sans mon corps, je ne sais. "
Toutefois, S. Augustin rejette ce sens, précisément pour cette raison que l'Apôtre dit avoir su qu'il avait été ravi jusqu'au troisième ciel. Il savait donc que le troisième ciel, où il avait été ravi, était un ciel réel et non pas imaginaire ; autrement, s'il avait appelé troisième ciel une simple image de celui-ci, il aurait pu dire de même qu'il avait été ravi avec son corps, en entendant par là l'image de son corps, telle qu'elle apparaît dans le sommeil. Mais alors, s'il se rendait compte qu'il s'agissait réellement du troisième ciel, il savait si c'était quelque chose de spirituel et d'incorporel, et en ce cas son corps ne pouvait y être ravi ; ou si c'était quelque chose de corporel, et alors son âme ne pouvait y être ravie sans son corps, à moins d'être séparée de celui-ci.
2° Il faut donc donner un autre sens à ces paroles de l'Apôtre : S. Paul a connu qu'il avait été ravi selon son âme et non selon son corps, mais il a ignoré comment s'était comportée son âme par rapport à son corps, c'est-à-dire si elle fut sans corps ou non pendant la durée de son ravissement.
Mais il y a encore ici diverses interprétations. Certains disent en effet : l'Apôtre a su que son âme était unie à son corps en tant que forme, mais il ignorait s'il avait subi l'aliénation des sens, ou s'il avait fait abstraction des activités de l'âme végétative. - Cependant, qu'il y ait eu abstraction des sens, S. Paul n'a pas pu l'ignorer, du fait qu'il avait conscience de son ravissement. Quant à une abstraction des activités de l'âme végétative, ce n'était pas un fait assez important pour mériter une mention si expresse. Il reste donc que l'Apôtre a ignoré si son âme était restée unie à son corps en tant que forme, ou s'était séparée de lui par la mort.
D'autres cependant, tout en admettant cette explication, disent que l'Apôtre n'a pas pu se rendre compte de son état au moment de son ravissement, car toute son attention était tournée vers Dieu, mais qu'il l'a compris ensuite, en réfléchissant sur ce qu'il avait vu. - Cette opinion est également contraire au paroles de l'Apôtres qui a soin de distinguer le passé du futur. Il dit en effet, au présent, qu'il " sait " avoir été ravi il y a quatorze ans, et, au présent encore, qu'il " ignore " si ce fut avec son corps ou sans son corps.
C'est pourquoi il faut dire que, avant et après, il a ignoré si son âme avait été séparée de son corps. S. Augustin conclut après une longue recherche : " Il nous reste de comprendre ce que lui-même ignorait : si, au moment où il fut ravi au troisième ciel, il était dans son corps à la manière dont l'âme est dans le corps quand on dit que celui-ci est vivant (soit qu'il ait été éveillé, ou endormi, ou que l'âme ait été en extase, devenue étrangère aux sens) ; ou bien s'il était tout à fait sorti de son corps, au point que celui-ci gisait Mort. "
Solutions
:
1. Par synecdoque, on
appelle quelquefois " homme " l'une de ses parties seulement, et surtout
l'âme qui en est la partie supérieure. On peut toutefois entendre aussi que
celui qui avait été ravi n'était plus un homme lors de son ravissement, mais
qu'il l'est maintenant " après quatorze ans ". Aussi dit-il : "
je connais un homme ", et non : " je connais un homme ravi. " -
Rien n'empêcherait non plus que l'on appelle ravissement la mort produite par
une intervention spéciale de Dieu. Et, comme l'écrit S. Augustin : "
Si l'Apôtre est resté dans le doute, qui de nous peut avoir une certitude ?
" Ceux qui proposent une opinion sur ce sujet parlent donc plus par
conjecture que par certitude.
2. L'Apôtre a su, ou que le
troisième ciel était quelque chose d'incorporel, ou qu'il avait vu une réalité
incorporelle dans le ciel ; cependant cette connaissance pouvait être obtenue
par son intelligence, même si son âme n'était pas séparée de son corps.
3. La vision de S. Paul dans le ravissement fut semblable, par un certain côté, à celle des bienheureux quant à l'objet de vision ; et différente par un autre côté, quant au mode de vision ; car il n'a pas contemplé aussi parfaitement que les saints qui sont dans le ciel. Aussi S. Augustin écrit-il : " A S. Paul enlevé à ses sens charnels jusqu'au troisième ciel, il manqua quelque chose pour la pleine et parfaite connaissance des réalités, qui existe chez les anges ; c'est qu'il ne savait pas si son ravissement avait lieu dans son corps ou sans son corps. C'est pourquoi cette connaissance ne fera pas défaut lors du recouvrement des corps dans la résurrection des morts, lorsque cet être corruptible aura revêtu l'incorruptibilité. "
Nous avons à considérer à présent les charismes gratuits qui se rapportent au langage. I. Le charisme des langues. - II. Le charisme du discours de sagesse ou de science.
1. Par ce charisme obtient-on la connaissance de toutes les langues ? - 2. Comparaison entre ce charisme et celui de la prophétie ?
Objections
:
1. Il semble que ceux qui
recevaient le charisme des langues ne parlaient pas toutes les langues. En
effet, ce qui est accordé par la puissance divine est le meilleur en son genre
; c'est ainsi que le Seigneur changea l'eau en un vin excellent (Jn 2, 10).
Mais ceux qui eurent le charisme des langues parlaient mieux leur propre
langue. La Glose dit en effet, au sujet de l'épître aux Hébreux : " Il
n'est pas étonnant que cette épître soit plus éloquente que les autres. Il est
en effet naturel à chacun de mieux parler sa propre langue qu'une langue
étrangère. Or les autres épîtres, l'Apôtre les a composées dans une langue
étrangère, le grec, mais celle-ci il l'a écrit en hébreu. " Par le
charisme des langues, les Apôtres n'ont donc pas reçu la science de toutes les
langues.
2. La nature n'emploie pas
plusieurs moyens là où elle peut se contenter d'un seul ; et encore moins Dieu,
qui opère avec plus d'ordre que la nature. Or Dieu pouvait faire que ses
disciples, en ne parlant qu'une seule langue, fussent compris de tous ; aussi,
à propos de ce passage des Actes des Apôtres (2, 6) : " Chacun les
entendait parler sa propre langue ", la Glose commente : " C'est
qu'ils parlaient toutes les langues ; ou bien ils ne parlaient que la leur,
c'est-à-dire l'hébreu, mais ils étaient compris de tous comme s'ils s'étaient
exprimés dans la langue de chaque auditeur. " Il semble donc qu'ils
n'aient pas reçu le don de parler toutes les langues.
3. Toutes les grâces
découlent du Christ en son corps qui est l'Église, selon cette parole de S.
Jean (1, 16) : " De sa plénitude nous avons tous reçu. " Mais on ne
dit pas que le Christ ait parlé plus d'une langue. Et actuellement encore, chaque
fidèle ne parle qu'une seule langue. Il semble donc que les disciples du Christ
n'ont pas reçu le don de parler toutes les langues.
Cependant, il est dit dans les Actes des Apôtres (2, 4) : " Ils furent tous remplis de l'Esprit Saint et se mirent à parler diverses langues, selon que l'Esprit Saint leur en donnait le pouvoir. " Une glose de S. Grégoire a ajoute : " L'Esprit Saint est descendu sur les disciples sous forme de langues de feu, et il leur a donné la science de toutes les langues. "
Conclusion
:
Les premiers disciples du Christ ont été choisis par lui pour parcourir la terre et prêcher sa foi en tous lieux, selon S. Mathieu (28,19) : " Allez, enseignez toutes les nations. " Or il ne convenait pas que ceux qui étaient envoyés instruire les autres aient besoin d'apprendre d'eux la manière de leur parler ou comment comprendre leur langage, alors surtout que ces missionnaires de la foi appartenaient à une même nation, la nation juive, comme l'avait prédit Isaïe (27, 6 Vg) : " Ceux qui sortiront impétueusement de Jacob rempliront de leur race la face de la terre. " De plus, les disciples étaient pauvres et impuissants ; ils n'auraient pas trouvé facilement dès le début des interprètes pour traduire exactement leurs paroles ou leur expliquer celles des autres ; et cela d'autant plus qu'ils étaient envoyés aux infidèles. Il était donc nécessaire que Dieu y pourvoie par le don des langues. De même que la diversité des langues s'est introduite au moment où les nations versaient dans l'idolâtrie selon la Genèse (11, 7), de même quand il fallut ramener les nations au culte du Dieu unique, on remédia à cette diversité par le don des langues.
Solutions
:
1. D'après S. Paul (1 Co
12, 7), " la manifestation de l'Esprit est donnée pour l'utilité commune
". Aussi a-t-il suffi à Paul et aux autres Apôtres d'être instruits par
Dieu de la langue de tous les peuples autant que le requérait l'enseignement de
la foi. Mais quant aux ornements que l'art ajoute au langage, S. Paul en eut le
don dans sa propre langue, mais non dans une langue étrangère. Il en est de
même pour la science et la sagesse : les Apôtres en furent instruits pour
autant que l'exigeait l'enseignement de la foi ; mais ils n'eurent pas la
connaissance de tout ce qui est du domaine des sciences apprises, par exemple
des conclusions de l'arithmétique ou de la géométrie.
2. Les deux solutions
étaient possibles : ou bien à l'aide d'une seule langue les Apôtres seraient
compris de tous, ou bien ils parleraient toutes les langues. Toutefois cette
seconde solution convenait davantage : cela rassortissait à la perfection de
leur science, d'être capables non seulement de s'exprimer en n'importe quelle
langue, mais encore de pouvoir comprendre ce que les autres leur disaient. Dans
la première solution, où tous auraient compris l'unique langue parlée par les
Apôtres, cela se serait produit, soit en vertu de la science des auditeurs, qui
auraient traduit aussitôt la langue qui leur étaient parlée, soit par une sorte
d'illusion, les mots parvenant aux oreilles des auditeurs autrement qu'ils
n'étaient proférés. Ainsi la Glose dit-elle sur ce deuxième chapitre des Actes
des Apôtres : " Ce fut un plus grand miracle, qu'ils aient parlé toutes
sortes de langues. " Et S. Paul écrit (1 Co 14, 18 Vg) : " je rends
grâce à Dieu de parler les langues de vous tous. "
3. Le Christ, personnellement, n'avait à prêcher qu'à un seul peuple, aux juifs. Bien qu'il ait eu, sans aucun doute, de la façon la plus parfaite, la science de toutes les langues, il ne fut donc pas nécessaire qu'il les parle toutes. - Quant aux chrétiens d'aujourd'hui, selon la remarque de S. Augustin : " si actuellement personne de ceux qui reçoivent le Saint-Esprit ne parle toutes les langues, c'est parce que l'Église elle-même les parle toutes ; et nul ne reçoit le Saint-Esprit, s'il n'est dans cette Église ".
Objections
:
1. Il semble que le don des
langues soit supérieur à la grâce de la prophétie. En effet, des qualités
propres aux êtres les meilleurs apparaissent comme les meilleures, selon
Aristote. Or le don des langues est propre au Nouveau Testament, comme on le
chantait dans une séquence de la Pentecôte : " C'est lui qui aujourd'hui
gratifie les Apôtres du Christ d'un présent extraordinaire, inconnu à tous les
siècles. " Mais la prophétie convient plutôt à l'Ancien Testament, selon
l'épître aux Hébreux (1, 1) : " A maintes reprises et de bien des façons,
Dieu a jadis parlé à nos Pères par les Prophètes. " Il paraît donc bien
que le don des langues est supérieur à celui de la prophétie.
2. Ce qui nous ordonne à
Dieu semble plus excellent que ce qui nous ordonne aux hommes. Or, par le don
des langues, on s'ordonne à Dieu, tandis que par la prophétie, on s'ordonne aux
hommes. S. Paul écrit en effet (1 Co 14, 2) : " Celui qui parle en langues
ne parle pas aux hommes, mais à Dieu ; tandis que celui qui prophétise
s'adresse aux hommes pour leur édification. " Il semble donc que le don
des langues soit supérieur au don de la prophétie.
3. Le don des langues
demeure d'une manière habituelle chez celui qui le possède, et l'homme a le
pouvoir de l'utiliser lorsqu'il le veut. Aussi S. Paul dit-il (1 Co 14, 18 Vg)
: " je rends grâce à Dieu de parler les langues de vous tous. " Or,
on l'a vu il n'en va pas ainsi avec le don de la prophétie ; le don des langues
lui est donc supérieur.
4. L'interprétation des
discours semble se ranger sous la prophétie, car on interprète les Écritures
par le même Esprit qui les a produites. Or l'interprétation des discours figure
dans la 1" épître aux Corinthiens (19,29) après le don des langues. Il
semble donc que le charisme des langues soit supérieur à celui de la prophétie,
surtout par rapport à l'une de ses parties.
Cependant, l'Apôtre dit (1 Co 14, 15) : " Celui qui prophétise est supérieur à celui qui parle en langues. "
Conclusion
:
Le charisme de la prophétie surpasse celui des langues d'une triple manière.
1° Le don des langues se rapporte à des mots, qui ne sont que les signes d'une vérité intelligible, comme les images qui apparaissent dans la vision de l'imagination ; aussi S. Augustin compare-t-il le don des langues à cette sorte de vision. Or on a dit plus haut que le don de prophétie consiste dans l'illumination même de l'esprit en vue de connaître la vérité intelligible ; et l'on a vu que cette illumination intellectuelle est plus excellente que la vision de l'imagination. On dira donc parallèlement que la prophétie surpasse le don des langues considéré en lui-même.
2° Le don de la prophétie fait connaître les réalités elles-mêmes ; ce qui est plus noble que la connaissance des mots procurée par le don des langues.
3° Le don de la prophétie est enfin plus utile. L'Apôtre le prouve de trois manières. 1) La prophétie est plus profitable à l'édification de l'Église ; celui qui parle en langues n'y contribue en rien, à moins qu'il n'y ajoute une explication. - 2) Elle est plus utile à celui qui parle ; son esprit ne serait pas édifié, s'il parlait en diverses langues sans les comprendre, ce qui revient au don de prophétie. - 3) Elle est plus utile aux infidèles. C'est surtout pour eux qu'est accordé le don des langues ; cependant il pourrait bien arriver qu’ils traitent parfois d'insensés ceux qui parlent en langues, de même que les juifs considéraient les Apôtres comme des gens ivres parce qu'ils parlaient en langues, nous disent les Actes (2, 13). Les prophéties, au contraire, convainquent les infidèles en révélant les secrets de leur coeur.
Solutions
:
1. Comme il a été dit plus
haut, ce qui fait la supériorité de la prophétie, c'est non seulement qu'elle
éclaire par une lumière intelligible, mais aussi qu'elle fait percevoir une
vision, dans l'imagination. De même aussi appartient-il à la perfection de
l'opération de l'Esprit Saint non seulement de remplir l'esprit humain de la
lumière prophétique, et l'imagination de la vision sensible, comme cela se
produisait dans l'Ancien Testament, mais encore de disposer extérieurement la
langue à proférer les différents signes du langage. Cette totale perfection est
atteinte dans le Nouveau Testament, selon cette parole (1 Co 14,26) : "
Chacun de vous a son cantique, ou son enseignement, ou son discours en langues,
ou son apocalypse ", c'est-à-dire sa révélation prophétique.
2. L'homme, par le don de
prophétie, est ordonné à Dieu selon l'esprit, ce qui est plus noble que de lui
être ordonné selon le langage seulement. De plus, celui qui parle en langues
" ne parle pas aux hommes ", parce qu'il ne s'adresse pas à leur
intelligence ou ne s'exprime pas pour leur utilité ; mais il ne s'adresse qu'à
l'intelligence de Dieu et ne s'exprime que pour sa gloire. Par la prophétie, au
contraire, l'homme se tourne vers Dieu et vers le prochain ; c'est pourquoi
elle est un don plus parfait.
3. La révélation
prophétique s'étend à tous les objets de connaissance surnaturelle ; aussi
arrive-t-il, en vertu de sa perfection même, que dans l'état d'imperfection de
cette vie, on ne puisse la recevoir d'une manière parfaite et habituelle, mais
seulement d'une façon imparfaite et transitoire. Au contraire, le don des
langues ne s'étend qu'à la connaissance d'une réalité particulière : le langage
des hommes. C'est pourquoi l'imperfection de cette vie ne s'oppose pas à ce
qu'on le possède parfaitement et par mode d'habitus.
4. L'interprétation des discours peut se ranger sous le don de prophétie, dans la mesure où l'esprit reçoit une lumière qui lui permet de comprendre et d'exposer ce qui est obscur dans les discours, soit en raison de la difficulté des sujets traités, soit à cause des mots inconnus qui sont employés, soit par suite des images dont on se sert, selon ces paroles du livre de Daniel (5, 16) : " J'ai entendu dire de toi que tu peux interpréter les choses obscures et résoudre les questions difficiles. " Il s'ensuit que l'interprétation des discours l'emporte sur le don des langues ; l'Apôtre dit lui-même (1 Co 14, 5) : " Celui qui prophétise est plus grand que celui qui parle en langues, à moins que ce dernier n'interprète ce qu'il dit. " Si l'interprétation des discours est cependant placée après le don des langues, c'est précisément parce qu'elle s'étend aussi à l'explication des divers genres de langues.
L'Apôtre le cite en ces termes (1 Co 12, 8) : " A l'un l'Esprit donne le discours de la sagesse, à l'autre le discours de la science. "
A ce sujet, nous nous demandons : 1. Y a-t-il un charisme du discours ? - 2. A qui ce charisme convient-il ?
Objections :
1. Il ne
semble pas. En effet, la grâce donne à l'homme ce qui dépasse les forces de la
nature. Or, c'est la raison naturelle qui a inventé l'art de la rhétorique,
laquelle permet à l'homme " d'instruire, de plaire, de toucher ", dit
S. Augustin. Mais tout cela concerne la grâce du discours. Il semble donc que
cette grâce ne soit pas un charisme.
2. Tout charisme
se rapporte au règne de Dieu. Or l'Apôtre dit (1 Co 4, 20) : " Le règne de
Dieu ne consiste pas en discours, mais en puissance. " Il n'y a donc aucun
charisme dans le discours.
3. Nulle
grâce n'est donnée en raison des mérites ; car " si elle venait des
oeuvres, ce ne serait plus une grâce " (Rm 11, 6). Or le discours est
donné à chacun en raison de ses mérites. Commentant en effet le Psaume (119,
43) : " Ne retirez pas de ma bouche la parole de vérité ", S.
Grégoire écrit : " Le Dieu tout-puissant accorde la parole de vérité à
ceux qui la mettent en pratique, et il la retire à ceux qui ne le font pas.
" Le don du discours n'est donc pas un don gratuit.
4. De même que l'homme doit exprimer par son discours ce qui relève du don de sagesse ou de science, de même doit-il exposer ce qui relève de la vertu de foi. Donc, si l'on admet que le discours de sagesse et le discours de science sont des dons gratuits, pour la même raison il faut aussi ranger le discours de foi parmi les charismes.
Cependant, on lit dans l'Ecclésiastique (6, 5 Vg) : " Le discours gracieux abondera chez l'homme de bien. " Or la bonté de l'homme vient de la grâce. Par suite aussi la grâce du discours.
Réponse : Les dons gratuits sont donnés en vue de l'utilité commune, on l'a dit. Or la connaissance que l'on reçoit de Dieu ne saurait servir à l'utilité d'autrui qu'au moyen du discours. Et comme le Saint-Esprit n'omet rien de ce qui est utile à l'Église, il assiste aussi ses membres dans leurs discours, non seulement pour qu'ils soient compris de tous, ce qui appartient au don des langues, mais encore pour qu'ils parlent avec efficacité, ce qui relève de la grâce du discours.
Cette grâce du discours a un triple effet 1. Instruire l'intelligence des auditeurs -2. Plaire à leur coeur, afin qu'ils écoutent volontiers la parole divine. - 3. Toucher leur âme, pour qu'ils aiment la vérité et la mettent en pratique. Pour cela, le Saint-Esprit se sert de la langue humaine comme d'un instrument ; mais c'est lui-même qui achève intérieurement le travail. Aussi S. Grégoire dit-il dans une homélie de la Pentecôte : " Si le Saint-Esprit ne remplit pas le coeur des auditeurs, c'est en vain que la voix des prédicateurs résonne à leurs oreilles. "
Solutions :
1. Dieu opère
quelquefois miraculeusement, et d'une façon supérieure, ce que peut faire aussi
la nature ; ainsi le Saint-Esprit réalise par le charisme du discours ce que
l'art oratoire peut faire moins bien.
2. Nous
venons de le dire, l'Apôtre parle du discours qui s'appuie sur l'éloquence humaine,
sans le secours du Saint-Esprit. Aussi a-t-il écrit d'abord : " Je
tiendrai compte, non pas du discours de ces orgueilleux, mais de leur
puissance. " Et il avait dit de lui-même auparavant (2, 4) : " Mon
discours et ma prédication ne s'appuyèrent pas sur les paroles persuasives de
la sagesse humaine, mais sur la manifestation de l'Esprit et de sa puissance.
"
3. Le
charisme du discours, on vient de le dire, est donnée à certains pour l'utilité
d'autrui. Aussi est-il parfois retirée par suite de la faute, soit de
l'auditeur, soit de l'orateur. Ce ne sont pas les bonnes oeuvres de l'un et de
l'autre qui méritent directement cette grâce, mais elles écartent les
obstacles. De même pour la grâce sanctifiante : on la perd par sa faute, mais
on ne la méritait pas par ses bonnes oeuvres, encore que celles-ci en enlèvent
les obstacles.
4. Redisons-le, la grâce du discours a pour but l'utilité commune. Or celui qui communique sa foi le fait par le discours de la science ou de la sagesse. C'est pourquoi on lit dans S. Augustin : " Savoir les moyens que la foi emploie pour secourir les âmes pieuses et pour se défendre contre les impies, voilà ce que l'Apôtre semble appeler la science. " Aussi S. Paul n'a-t-il pas eu à mentionner un discours de foi ; il lui a suffi d'admettre un discours de science et de sagesse.
Objections :
1. Il semble
que le charisme du discours de sagesse et de science convienne aussi aux
femmes. On l'a vu en effet, l'enseignement se rattache à ce charisme. Or
enseigner convient aux femmes, car il est dit dans les Proverbes (4, 3-4 Vg) :
" Fils unique, j'étais devant ma mère, et elle m'enseignait. "
2. La grâce de la prophétie l'emporte sur la grâce du discours, comme la contemplation de la vérité l'emporte sur son annonce. Or la prophétie est accordée aux femmes ; l'Écriture parle, en effet au livre des Juges (4,4), de Débora ; au livre des Rois (2 R 22, 14), de Holda la prophétesse, femme de Sellum ; et dans les Actes des Apôtres (21, 9) des quatre filles de Philippe. En outre l'Apôtre écrit (1 Co 11, 5) : " Toute femme qui prie ou qui prophétise... "
À plus forte
raison, semble-t-il, la grâce du discours convient-elle aux femmes.
3. S. Pierre
écrit (1 P 4, 10) : " Que chacun mette au service des autres le don qu'il
a reçu. " Or certaines femmes reçoivent le don de sagesse et de science,
dont elles ne peuvent faire bénéficier les autres que par la grâce du discours.
Celle-ci leur appartient donc aussi.
Cependant, l'Apôtre dit (1 Co 14, 34) " Dans les assemblées, que les femmes se taisent ", et (1 Tm 2, 12) : " je ne permets pas aux femmes d'enseigner. " Or c'est là le but principal de la grâce du discours. Celle-ci ne convient donc pas aux femmes.
Réponse : Le discours peut-être pratiqué de deux façons. 1. En particulier, à l'adresse
d'une ou de quelques personnes, dans un entretien familier. Dans ce cas la
grâce du discours peut convenir aux femmes.
2. En public, devant toute l'assemblée. Cela est interdit aux femmes : tout d'abord et principalement, parce que la femme doit être soumise à l’homme, selon la Genèse (3,16). Or enseigner et persuader publiquement dans l'assemblée convient, non aux sujets, mais aux supérieurs. Si pendant des hommes qui sont des inférieurs peuvent accomplir cet office, c'est en vertu d'une d’une commission, et parce que leur sujétion ne leur vient pas, comme aux femmes, de la nature, mais par suite d'une cause accidentelle. - Ensuite, par crainte que le coeur des hommes ne soit séduit par désir, selon l'Ecclésiastique (9, Il Vg) : " Les entretiens des femmes sont comme un feu dévorant. " - Enfin, parce que les femmes, généralement, ne sont pas assez instruites en sagesse pour qu'il soit possible de leur confier sans inconvénient un enseignement public.
Solutions :
1. L'Écriture
parle ici de l’enseignement privé en vertu duquel la mère instruit son fils.
2. Dans la
grâce de la prophétie, c'est l'esprit qui est illuminé par Dieu. Or, sous ce
rapport de l'esprit, il n'y a pas de différence de sexe entre les humains, selon
cette parole (Col 3, 10) : " Vous avez revêtu l'homme nouveau, qui se
renouvelle suivant l'image de celui qui l'a créé. Dans ce renouvellement, il
n'y a plus ni homme, ni femme. " Mais la grâce du discours a pour objet
l'instruction des gens, et là se retrouve la différence des sexes. La
comparaison n'est donc pas valable.
3. C'est de manière différente, et selon sa condition particulière, que chacun met au service des autres le don qu'il a reçu de Dieu. Aussi les femmes qui ont reçu le don de sagesse et de science peuvent-elles en faire usage pour l'enseignement privé, mais non pour l'enseignement public.
1. Y a-t-il un charisme des miracles ? - 2. A qui convient-il ?
Objections
:
1. Il semble qu'aucun
charisme ne Dit ordonné à faire des miracles. Toute grâce, en effet, apporte
quelque chose dans l'âme de celui qui elle est accordée. Or ce n'est pas ici le
cas, puisque des miracles se font aussi par le contact e cadavres, comme on le
lit au livre des Rois (2 R 13, 2l) : " Un cadavre ayant été jeté dans ,
sépulcre d'Élisée, à peine eut-il touché les ossements du prophète que l'homme
reprit vie et se tint debout. " Le pouvoir de faire des miracles n'est
donc pas un charisme.
2. Les charismes viennent
du Saint-Esprit selon S. Paul (1 Co 12, 4) : " Il y a diversité de grâces,
mais c'est le même Esprit qui les distribue. " Or les miracles peuvent se
faire aussi par l'intervention de l'esprit impur, d'après cette parole de notre
Seigneur (Mt 24, 24) : " Il surgira de faux prophètes, qui produiront de
grands signes et des prodiges. " Le pouvoir de faire des miracles ne
relève donc pas du charisme.
3. Les miracles se
distinguent en " signes ", " prodiges " et " vertus
". Il est donc illogique de ranger l'activité des vertus parmi les
charismes, plutôt que celle des prodiges ou des signes.
4. La guérison miraculeuse
se fait par la vertu divine. On ne doit donc pas distinguer la grâce des
guérisons de l'activité des vertus.
5. L'activité miraculeuse
vient de la foi, soit de celui qui les accomplit, d'après cette parole (1 Co
13, 2) : " Si je possédais toute la foi, au point de transporter des
montagnes... ", soit de ceux pour lesquels on fait des miracles, selon ce
mot en S. Matthieu (13, 58) : " Il ne fit pas beaucoup de miracles en ce
lieu, à cause de leur incrédulité. " Donc si la foi est classée parmi les
charismes, il est superflu d'en admettre une autre pour l'activité des signes.
Cependant, l'Apôtre cite entre autres charismes (1 Co 12, 9) : " Celui-ci reçoit le don de guérir, cet autre d'opérer des miracles. "
Conclusion
:
On l'a vu plus haut l'Esprit Saint pourvoit suffisamment son Église de tout ce qui est utile au salut, et tel est le but des charismes. Or, s'il est nécessaire que la transmission de la vérité divine soit assurée par le don des langues et la grâce du discours, ainsi convient-il que le discours soit confirmé pour devenir croyable. C'est à cela que vise l'opération des miracles, comme on le dit en S. Marc (16, 20) : " Leur discours fut confirmé par les signes qui suivirent. " Et cela à juste titre. Car il est naturel à l'homme de saisir la vérité intelligible au moyen des effets sensibles. C'est ainsi que l'homme, conduit par sa raison naturelle, peut parvenir à une certaine connaissance de Dieu par le spectacle de la nature ; de même, à la vue de certains effets surnaturels qu'on appelle miracles, il sera amené à une connaissance surnaturelle des vérités à croire. C'est pourquoi l'activité miraculeuse fait partie des dons gratuits ou charismes.
Solutions
:
1. De même que la prophétie
englobe tout ce que l'on peut connaître surnaturellement, l'activité
miraculeuse a pour objet tout ce que l'on peut produire surnaturellement. Or
les miracles ont pour cause la toute-puissance divine, qui ne peut être
communiquée à aucune créature. Il est donc impossible que le pouvoir d'opérer
les miracles soit une qualité qui demeure habituellement dans l'âme.
Cependant, de même que
l'esprit du prophète est mû par l'inspiration divine à connaître
surnaturellement une vérité, il peut arriver de la même manière que l'esprit du
thaumaturge soit mû à faire un acte suivi par un miracle que Dieu produit par
sa puissance. Parfois, c'est à la suite d'une prière ainsi S. Pierre
ressuscitant Tabitha (Ac 9, 40) d'autres fois, sans qu'il y ait de prière
apparente, Dieu agit selon la volonté de l'homme : c'est le cas de S. Pierre
reprochant leur mensonge à Ananie et à Saphire, et les livrant à une mort
subite (5, 3). Voilà pourquoi S. Grégoire écrit : " Les saints font des
miracles, tantôt par leur puissance, tantôt par leur prière. " Dans les deux
cas, c'est Dieu qui est l'auteur principal et qui se sert instrumentalement,
soit du mouvement intérieur de l'homme, soit de sa parole, soit d'un acte
extérieur, soit d'un contact corporel, même celui d'un cadavre. Aussi, après
que Josué eut ordonné, comme par sa propre puissance (Jos 10, 12) : "
Soleil, tiens-toi contre Gabaon ", le texte ajoute aussitôt : " Il
n'y eut ni auparavant ni depuis un jour aussi long, le Seigneur obéissant à la
voix de l'homme. "
2. Le Seigneur parle ici
des miracles qui se produiront au temps de l'Anti-Christ et dont S. Paul dit (2
Th 2, 9 Vg) : " Il viendra avec l'appareil de Satan, accompagné de toutes
sortes de miracles, de signes et de prodiges trompeurs. " Sur quoi S.
Augustin écrit : " On peut se demander pourquoi ces signes et ces prodiges
sont appelés trompeurs : est-ce parce qu'ils trompent les sens des hommes par
des fantômes, en paraissant faire ce qu'ils ne feront pas en réalité ? Ou
est-ce parce que, tout en étant de vrais prodiges, ils entraîneront les hommes au
mensonge ? " Les prodiges sont vrais si les choses elles-mêmes sont
réelles ; c'est ainsi que les magiciens de Pharaon ont produit de vraies
grenouilles et de vrais serpents. Pourtant ce ne seront pas des miracles au
sens propre du mot, car ils se feront en vertu de causes naturelles, comme nous
l'avons montré dans la première Partie. Au contraire, l'opération des miracles,
qui est due à un charisme, se fait par la puissance divine et a pour but
l'utilité des hommes.
3. Dans les miracles, il y
a deux choses à distinguer : 1° L'action elle-même qui dépasse les forces de la
nature ; c'est ce qui fait donner aux miracles le nom de " vertus ".
- 2° Le but des miracles, qui est de manifester quelque réalité surnaturelle ;
à ce point de vue, on les appelle généralement des " signes " ; mais
à cause de leur excellence, on les nomme " prodiges ", en tant qu'ils
produisent quelque chose au loin.
4. La grâce des guérisons
est mentionnée séparément parce qu'elle confère à l'homme un bienfait
particulier, la santé du corps, en plus du bienfait commun à tous les miracles,
qui est de mener les hommes à la connaissance de Dieu.
5. On attribue l'activité miraculeuse à la foi pour deux raisons : d'abord parce qu'elle sert à confirmer la foi ; ensuite, parce qu'elle procède de la toute-puissance divine, sur laquelle s'appuie la foi. Et cependant, outre la grâce de la foi, il faut la grâce du discours pour enseigner cette foi ; il n’est donc pas surprenant que l'opération des miracles soit nécessaire aussi pour la confirmer.
Objections
:
1. Il apparaît que les
méchants ne peuvent en faire. Car on vient de dire qu'ils s'obtiennent par la
prière. Or la prière du pécheur ne saurait être exaucée, selon S. Jean (9, 31)
: " Nous savons que Dieu n'écoute pas les pécheurs ", et, dans les
Proverbes (28, 9) : " La prière de celui qui ne suit pas la loi sera
exécrable. "
2. On attribue les miracles
à la foi, d'après cette affirmation du Seigneur (Mt 17, 19) : " Si vous
aviez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous diriez à cette montagne
de se déplacer, et elle le ferait. " Or " la foi sans les oeuvres est
morte ", dit S. Jacques (2, 20) ; elle ne paraît donc pas avoir
d'opération propre. Il en résulte que les méchants, qui ne peuvent accomplir
d'oeuvres bonnes, ne sauraient non plus faire de miracles.
3. Les miracles sont des
témoignages divins, car on lit dans l'épître aux Hébreux (2, 4) : " Dieu a
donné son attestation par des signes, des prodiges et toutes sortes de miracles.
" Voilà pourquoi l'Église canonise les saints sur le témoignage des
miracles. Or Dieu ne peut être le témoin de la fausseté. Il apparaît donc que
les méchants ne peuvent faire de miracles.
4. Les bons sont plus
étroitement unis à Dieu que les méchants. Or tous les bons ne font pas des
miracles. Donc beaucoup moins encore les méchants.
Cependant, l'Apôtre écrit (1 Co 13, 2) " Quand bien même j'aurais toute la foi jusqu'à transporter les montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. " Mais celui qui ne possède pas la charité se range parmi les méchants ; car, écrit S. Augustin " c'est le seul " don du Saint-Esprit " qui distingue les fils du royaume des fils de perdition ". Il semble donc que même les méchants peuvent accomplir des miracles.
Conclusion
:
Parmi les miracles, il y en a qui ne sont pas de vrais miracles, mais seulement des faits imaginaires qui mystifient l'homme pour lui faire croire ce qui n'existe pas. D'autres sont des faits réels, mais ils ne méritent pas vraiment le nom de miracles, parce qu'ils sont le produit de certaines causes naturelles. Ces deux catégories de prétendus miracles peuvent être accomplis par les démons, comme on vient de le dire.
Les vrais miracles, au contraire, ne peuvent se faire que par la puissance divine : Dieu les produit pour l'utilité des hommes. Et cela pour deux fins : 1° pour confirmer la vérité prêchée ; 2° pour montrer la sainteté d'un homme que Dieu veut proposer en exemple de vertu.
Dans le premier cas, les miracles peuvent être accomplis par quiconque prêche la vraie foi et invoque le nom du Christ. Or on voit parfois les méchants agir de cette façon. Aussi, sous ce rapport, même les méchants peuvent accomplir des miracles. Sur la parole en S. Matthieu (7, 22) : " N'avons-nous pas prophétisé en ton nom ? " S. Jérôme écrit : " Prophétiser, faire des miracles, chasser des démons n'est pas toujours une preuve du mérite de celui qui agit ; mais c'est l'invocation du nom du Christ qui obtient tout cela, afin que les hommes honorent la divinité de celui au nom de qui se font tant de miracles. "
Dans le second cas, les miracles ne sont accomplis que par les saints : c'est en effet pour prouver leur sainteté que des miracles sont accomplis, pendant leur vie ou après leur mort, par eux-mêmes ou par d'autres. On lit dans les Actes des Apôtres (19, 11) : " Dieu faisait des prodiges par les mains de Paul ; on appliquait même sur les malades des linges qui avaient touché son corps, et les malades étaient guéris. " A ce point de vue encore, rien n'empêche qu'un pécheur fasse des miracles par l'invocation d'un saint. Toutefois, on ne devra pas les attribuer à ce pécheur, mais à celui dont le miracle manifeste la sainteté.
Solutions
:
1. On l'a dit précédemment
à propos de la prière : si elle est exaucée, c'est en s'appuyant non sur le
mérite de celui qui la fait, mais sur la miséricorde divine, qui s'étend
jusqu'aux méchants. Aussi Dieu exauce-t-il parfois même la prière des pécheurs.
On lit dans S. Augustin, à propos de l'aveugle-né : " L'aveugle parlera
ainsi avant d'être oint ", c'est-à-dire avant d'avoir été parfaitement
éclairé, " car Dieu exauce les pécheurs ". - Quant à la parole des
Proverbes que " la prière de celui qui ne suit pas la loi sera exécrable
", il faut l'entendre du mérite du pécheur. Mais parfois cette prière
obtient son effet en vertu de la miséricorde de Dieu, soit en vue du salut de
celui qui prie, comme il arriva au publicain dont parle S. Luc (18, 13), soit
et vue du salut des autres et de la gloire de Dieu
2. La foi sans les oeuvres
est morte pour celui qui croit, puisqu'il ne vit pas par elle de la vii de la
grâce. Mais rien n'empêche un instrument mort de produire une oeuvre vivante.
Ainsi l'homme utilise un bâton. Et c'est ainsi que Dieu agit en prenant comme
instrument la foi pécheur.
3. Les miracles sont
toujours de vrais témoignages de ce qu'ils confirment. Aussi les méchants qui
enseignent de fausses doctrines ne sauraient-il jamais faire de véritables
miracles pour confirmer leur enseignement, bien que parfois ils puissent en accomplir
pour glorifier le nom du Christ qu'il invoquent, et par la vertu des sacrements
qui. pratiquent. Quant aux méchants qui annoncent la vérité, ils font parfois
de vrais miracles pour confirmer leur enseignement, mais non pour attester leur
sainteté. S. Augustin remarque à ce sujet : " Il y a une grande différence
entre les miracles des magiciens, ceux des bons chrétien et ceux des mauvais
chrétiens : les magiciens les font en vertu de pactes privés avec les démon les
bons chrétiens en vertu de la justice publique ; les mauvais chrétiens en vertu
des signes seulement de cette justice. "
4. Il dit aussi : " Cela n'est pas accordé à tous les saints, pour éviter que les faibles ne tombent dans une erreur très pernicieuse, en imaginant qu'il y a dans de tels exploits des grâces plus précieuses que dans les oeuvres de justice par lesquelles on obtient la vie éternelle. "
Nous devons étudier à présent la vie active et la vie contemplative. Quatre questions sont à examiner, qui ont trait : I. A la division de la vie en active et en contemplative (Question 179). II. A la vie contemplative (Question 180). - III. A la vie active (Question 181). - IV. A la comparaison de la vie active avec la contemplative (Question 182).
1. Cette division est-elle fondée ? - 2. Cette division est-elle adéquate ?
Objections
:
1. Il semble que cette
manière de diviser la vie ne soit pas correcte. En effet, l'âme est le principe
de la vie par son essence, suivant Aristote : " Pour les vivants, être
c'est vivre. " Or c'est par ses facultés que l'âme devient principe
d'action et de contemplation. Il semble donc qu'il ne soit pas correct de
diviser la vie en active et contemplative.
2. On ne divise pas une
chose en fonction de différences qui ne se vérifient que dans une autre chose
postérieure à la première. Mais actif et contemplatif ou encore spéculatif et
pratique représentent des fonctions diverses de l'intellect b. Or la vie
précède l'intelligence. C'est, en effet, remarque Aristote, sous forme
végétative que la vie apparaît d'abord chez les vivants. Il semble donc que la
vie ne se laisse pas diviser en active et contemplative.
3. Qui dit vie dit
mouvement, remarque Denys. Or la contemplation évoque plutôt l'idée de repos.
" J'entrerai dans ma maison et m'y reposerai dans la compagnie de la
Sagesse " (Sg 8, 16). Il ne semble donc pas que la vie puisse se diviser
en active et contemplative.
Cependant, S. Grégoire, déclare qu'il " existe deux vies, où le Dieu Tout-Puissant nous instruit par sa sainte parole : la vie active et la vie contemplative ".
Conclusion
:
Les êtres qui méritent à proprement parler le nom de vivants sont ceux qui se meuvent ou agissent d'eux-mêmes. Mais, plus que tout, ce qui convient à un être en raison de lui-même, est ce qui lui est propre et à quoi le porte sa principale inclination. Aussi la vie d'un vivant se révèle-t-elle dans l'activité qui plus que toute autre lui est propre, et vers laquelle le porte sa principale inclination. C'est ainsi que la vie des plantes se définit par la nutrition et la génération, celle des animaux par la sensation et le mouvement local, celle des hommes par la pensée et l'agir rationnel.
En vertu du même principe, chez les hommes, la vie de chacun sera ce en quoi il prend son principal plaisir et à quoi il s'applique particulièrement. Et c'est pourquoi, remarque Aristote, chacun veut plus spécialement " avoir commerce avec ses amis ". Et puisqu'il y a des hommes qui s'adonnent principalement à la contemplation de la vérité, tandis que d'autres font leur occupation préférée des actions extérieures, on est fondé à diviser la vie humaine en active et contemplative.
Solutions
:
1. Parce qu'elle le fait
être en acte, la forme propre de chaque être est le principe de son opération
propre. Donc, lorsque l'on dit que, pour les vivants, être c'est vivre, cela
signifie que les vivants, du fait qu'ils ont l'être par leur forme, agissent de
telle manière.
2. Ce n'est pas la vie dans
sa généralité, mais la vie humaine que l'on divise en active et contemplative.
Or l'homme doit précisément à son intelligence de former une espèce distincte.
Il est donc normal que la division de la vie humaine reproduise celle de
l'intelligence elle-même.
3. Le repos de la contemplation s'entend par rapport aux mouvements extérieurs. L'acte de contempler n'en est pas moins en lui-même un mouvement, au sens où toute activité est appelée un mouvement. Suivant Aristote en effet, la sensation et la pensée sont des mouvements, le mouvement étant défini " l'acte d'un être parfait ". C'est dans le même sens que Denys distingue trois mouvements de l'âme qui contemple rectiligne, circulaire et en spirale.
Objections
:
1. Il semble que non : En
effet, Aristote assure qu'il existe trois vies de souveraine excellence : la
vie voluptueuse, la vie civile, qui doit être la même chose que la vie active,
et la vie contemplative. La division en active et contemplative est donc
insuffisante.
2. S. Augustin énumère
trois vies différentes la vie de repos ou contemplative, la vie d'action ou
active, et une troisième, de repos et d'action mêlés.
3. Enfin la vie humaine se
diversifie en fonction des actions diverses auxquelles les hommes s'appliquent.
Or il n'y a pas deux manières seulement d'employer son temps et ses forces.
Cependant, ces deux vies se voient figurées par les deux femmes de Jacob : la vie active par Lia, et la vie contemplative par Rachel ; et par les deux hôtesses du Seigneur : la vie contemplative par Marie, et la vie active par Marthe. S. Grégoire le dit expressément. Or ce symbolisme disparaîtrait s'il y avait plus de deux vies. La division de la vie active et contemplative est donc adéquate.
Conclusion
:
Cette division, on l'a déjà dit, concerne la vie humaine, qui se définit elle-même en fonction de l'intellect. Or l'intellect se divise en actif et en contemplatif. L'activité intellectuelle, en effet, peut avoir pour fin, soit la connaissance même de la vérité, et c'est l'affaire de l'intellect contemplatif ; soit quelque action extérieure, et c'est l'affaire de l'intellect pratique ou actif D'où il suit que la vie elle-même est adéquatement divisée en active et en contemplative.
Solutions
:
1. La vie voluptueuse met
sa fin dans la jouissance corporelle, qui nous est commune avec les bêtes.
Aussi Aristote la qualifie-t-il au même endroit de vie bestiale. Il en résulte
qu'elle ne saurait rentrer dans notre division, où il s'agit de la vie humaine,
qui est soit active, soit contemplative.
2. Les intermédiaires sont
faits de la combinaison des extrêmes, qui les contiennent déjà virtuellement.
C'est ainsi que le tiède se trouve contenu dans le chaud et le froid, le gris
dans le blanc et le noir. Pareillement, dans l'action et la contemplation est
incluse la vie composée à la fois de l'une et de l'autre. Sans compter que, de
même que l'un des composants domine toujours dans le composé, la contemplation
ou l'action, suivant les cas, l'emporte dans ce genre de vie intermédiaire.
3. Les entreprises diverses de l'activité humaine, lorsque la droite raison les ordonne à subvenir aux nécessités de la vie présente, relèvent toutes de la vie active, dont c'est le rôle d'y pourvoir. Si elles sont mises au service d'une convoitise quelconque, elles relèvent de la vie voluptueuse qui n'est pas englobée dans la vie active. Mais les entreprises humaines qui sont ordonnées à connaître la vérité, relèvent de la vie contemplative.
1. La vie contemplative appartient-elle à l'intelligence seule, ou bien fait-elle appel aussi à la volonté ? - 2. Les vertus morales appartiennent-elles à la vie contemplative ? - 3. La vie contemplative comporte-t-elle un seul acte, ou plusieurs ? - 4. La considération de n'importe quelle vérité appartient-elle à la vie contemplative ? - 5. Dans l'état présent, la vie contemplative peut-elle atteindre à la vision de l'essence divine ? - 6. Les mouvements de la contemplation distingués par Denys au chapitre 4 des " Noms divins ". - 7. La joie de la contemplation. - 8. La durée de la contemplation.
Objections
:
1. Il semble que la vie
contemplative n'ait rien à voir avec la volonté. Au dire d'Aristote " la
contemplation a pour fin la vérité ". Or la vérité regarde l'intelligence
seule. Et donc la vie contemplative aussi, semble-t-il.
2. " La vie
contemplative, écrit S. Grégoire est figurée par Rachel, dont le nom signifie :
vision du principe. " Or la vision est proprement affaire d'intelligence,
et donc aussi la vie contemplative.
3. S. Grégoire encore tient
que la vie contemplative demande qu'on se retire de l'action extérieure. La
volonté, au contraire, y incline, et semble donc n'avoir aucun rôle dans la vie
contemplative.
Cependant, S. Grégoire écrit aussi " La vie contemplative consiste à garder de tout son esprit la charité pour Dieu et le prochain et à s'attacher au seul désir du Créateur. " Or le désir et l'amour relèvent, nous l'avons vu, de la volonté. Il faut donc que la vie contemplative intéresse pour une part la volonté.
Conclusion
:
Nous avons dit plus haut qu'on appelait contemplative la vie de ceux dont l'intention primordiale est de contempler la vérité. Or nous savons que l'intention est un acte de la volonté. En effet, l'intention a pour objet la fin, qui est elle-même l'objet de la volonté. D'où il suit que la vie contemplative, qui relève de l'intelligence pour ce qui regarde son opération essentielle, fait appel, pour ce qui regarde l'exercice de cette opération, à la volonté, dont c'est précisément le rôle de mouvoir vers leur acte toutes les autres facultés., y compris l'intelligence. Nous l'avons dit précédemment.
Or la puissance appétitive meut aussi bien le sens que l'intellect à regarder quelque chose, parfois par amour de la réalité que nous voyons, car " là où est ton trésor, là est ton coeur " (Mt 6, 2 1), et parfois par amour de la connaissance même acquise par ce regard. Et c'est pour cela que S. Grégoire situe la vie contemplative dans " la charité pour Dieu ", en tant que cet amour nous embrase du désir de contempler la beauté divine. Et parce que chacun se délecte dans la possession de ce qu'il aime, la vie contemplative a pour terme la délectation. Or celle-ci se trouve dans l'affectivité, et rend l'amour plus intense.
Solutions
:
1. Du fait même que la
vérité est la fin de la contemplation, elle a raison de bien désirable, aimable
et délectable. De ce point de vue la contemplation relève de la puissance
appétitive.
2. L'amour de Dieu, notre
premier principe, nous incite à rechercher sa vision. Ce qui fait dire à S.
Grégoire : " La vie contemplative, méprisant tout autre souci,
brûle du désir de voir la face de son Créateur. "
3. La volonté meut non seulement les membres du corps à exercer leurs activités extérieures, mais aussi, nous venons de le dire, elle meut l'intellect à exercer l'activité contemplative.
Objections
:
1. Il semble bien que oui
car, selon S. Grégoire " la vie contemplative consiste à garder de tout
son esprit la charité pour Dieu et le prochain ". Mais les vertus morales,
dont les commandements de la loi prescrivent l'exercice, se ramènent toutes à
l'amour de Dieu et du prochain. " L'accomplissement de la loi, c'est
l'amour " dit en effet S. Paul (Rm 13, 10). Au même titre que l'amour, les
vertus morales doivent donc se rattacher à la vie contemplative.
2. La vie contemplative est
principalement ordonnée à la contemplation de Dieu. S. Grégoire l'a dit :
" Méprisant tout autre souci, elle brûle du désir de voir la face de son
Créateur. " A cela nul ne peut parvenir que par la pureté du coeur, fruit
des vertus morales. Il est écrit en effet (Mt 5, 8) : " Heureux les coeurs
purs, car ils verront Dieu ", et ailleurs (He 12, 14) : " Recherchez
la paix avec tout le monde, et la sainteté sans laquelle nul ne verra Dieu.
" Il semble donc que les vertus morales appartiennent à la vie
contemplative.
3. S. Grégoire déclare que
" la vie contemplative est belle dans l'âme ". Aussi est-elle figurée
par Rachel dont il est dit (Gn 29, 17) qu'elle " était belle de visage
". Mais, selon la remarque de S. Ambroise. c'est aux vertus morales et
particulièrement à la tempérance que l'âme est redevable de sa beauté.
Cependant, les vertus morales sont ordonnées à des actions extérieures. La vie contemplative au contraire implique d'après S. Grégoire - " la cessation de l'activité extérieure ". Les vertus morales n'appartiennent donc pas à la vie contemplative.
Conclusion
:
Il y a deux façons d'appartenir à la vie contemplative ; à titre d'élément essentiel, ou à titre de disposition.
Les vertus morales n'appartiennent pas à l'essence de la vie contemplative. La raison en est que la fin de la vie contemplative est la considération de la vérité. Or, déclare Aristote " le savoir, qui relève de la considération de la vérité, n'a qu'une minime valeur quand il s'agit d'exercer les vertus morales ". Aussi rapporte-t-il les vertus morales à la félicité de la vie active, et non pas à la félicité de la vie contemplative.
Mais les vertus morales se rattachent à la vie contemplative à titre de dispositions préalables. En effet, l'acte de contemplation qui fait l'essence de la vie contemplative se heurte à un double obstacle : à la violence des passions, qui détourne l’intention de l'âme de l'intelligible vers le sensible, et aux agitations extérieures. Or les vertus morales refrènent la violence des passions et apaisent les agitations qui proviennent des occupations extérieures. C'est pourquoi les vertus morales se rattachent à la vie contemplative à titre de dispositions.
Solutions
:
1. La vie contemplative,
nous l'avons dit, trouve son motif dans la volonté. C'est à ce titre que
l'amour de Dieu et du prochain est requis pour la vie contemplative. Mais les
causes motrices ne font pas partie de l'essence même d'un être. Elles le
préparent et le conduisent à sa perfection. Il ne s'ensuit donc pas que les
vertus morales appartiennent essentiellement à la vie contemplative.
2. La sainteté, au sens de
pureté, est produite par les vertus qui s'occupent des passions entravant la
pureté de la raison. La paix, elle, est l'oeuvre de la justice, vertu
régulatrice des actions, selon la parole d'Isaïe (32, 17) : " L'oeuvre de
la justice, c'est la paix. " Celui, en effet, qui s'abstient de porter
préjudice à autrui, supprime les occasions de litiges et de troubles. Et c'est
ainsi que les vertus morales disposent à la vie contemplative, en créant la
paix et la pureté.
3. Nous avons vu que la beauté consiste dans un certain éclat et une harmonie de proportions. Or ces deux facteurs ont leurs racines dans la raison, car il revient à celle-ci d'organiser, dans tout le reste de l'homme, la lumière qui manifeste la vérité, et l'harmonie des proportions. C'est pourquoi la beauté se trouve directement et essentiellement dans la vie contemplative, qui consiste dans un acte de la raison. Aussi est-il écrit de la contemplation de la sagesse (Sg 8, 2) : " je suis devenu amoureux de sa beauté. "
Dans les vertus morales, ce qu'on trouve c'est une beauté participée en tant qu'elles participent de l'ordre rationnel ; et à titre premier dans la tempérance qui réprime les convoitises, lesquelles obscurcissent au maximum la lumière de la raison. De là vient que c'est au maximum la vertu de chasteté qui rend apte à la contemplation, du fait que les délectations sexuelles sont ce qui rabaisse le plus l'esprit au niveau du sensible, dit S. Augustin.
Objections
:
1. Il semble que oui.
Richard de S. Victor distingue en effet la contemplation, la méditation et la
cogitation, qui toutes semblent appartenir à la vie contemplative. Cela fait
plusieurs actes.
2. S. Paul a dit (2 Co 3,
18) : " Pour nous, considérant à visage découvert la gloire du Seigneur,
nous sommes transformés en la même clarté. " Or cela relève de la vie
contemplative. Cela fait donc à son bénéfice un acte de plus la considération
ou spéculation.
3. S. Bernard écrit que
" la première et suprême contemplation, c'est l'admiration de la Majesté
". Or S. Jean Damascène' fait de l'admiration une espèce de crainte. La
vie contemplative comporterait donc bien plusieurs actes.
4. Enfin on rattache à la
vie contemplative la prière, la lecture et la méditation. De même l'audition.
De Marie, qui représente la vie contemplative, il est écrit (Lc 10, 39) :
" Assise aux pieds du Seigneur, elle écoutait ses paroles. "
Plusieurs actes semblent donc appartenir à la vie contemplative.
Cependant, la vie se définit ici par l'opération dont l'homme fait sa visée principale. Donc, si la vie contemplative comportait plusieurs opérations, il y aurait, non pas une, mais plusieurs vies contemplatives.
Conclusion
:
Nous parlons ici de la vie contemplative, qui convient à l'homme. Or il y a, d'après Denys, cette différence entre l'homme et l'ange, que l'ange voit la vérité d'un simple regard, tandis que l'homme ne parvient à cette intuition de la simple vérité que par une suite d'opérations et à partir de données multiples. Ainsi donc la vie comtemplative consiste en un acte unique dans elle se consomme finalement, et qui est la contemplation de la vérité. Et de cet acte final elle son unité. Mais elle comporte beaucoup autres actes, qui la préparent à cet acte suprême. Certains de ces actes se rapportent à l’acquisition des principes, d'où l'on procède à la contemplation de la vérité ; d'autres ont pour objet déduire à partir des principes la vérité que l'on cherche à connaître. L'acte final et qui consomme tout, c'est la contemplation même de la vérité.
Solutions
:
1. La cogitation, au
sentiment de Richard de S. Victor, consiste, semble-t-il, à examiner un grand
nombre de choses, d'où l'on pose d'extraire une vérité simple. Ce mot
cogitation couvrirait donc, tout ensemble, les perceptions sensibles destinées
à nous faire naître certains effets, les imaginations et les raisonnements
portant sur des signes divers, ou ut ce qui peut nous acheminer à la connaissance
de la vérité recherchée. Cependant, suivant S. Augustin, toute opération
actuelle de l'intelligence peut être qualifiée de cogitation ou de pensée. La
méditation s'entend, à ce qu'il semble, du progrès de la raison, qui à partir
de certains principes, s'achemine à la contemplation d'une vérité. D'après S.
Bernard, le mot considération aurait le même sens. Cependant Aristote l'entend
de toute opération de l'esprit. Quant à la contemplation, elle désigne la
simple intuition de la vérité. C'est bien la pensée de Richard qui écrit :
" La contemplation est le pénétrant et libre regard de l'esprit sur les
choses qu'il regarde ; la Méditation est le regard de l'esprit en quête de la
vérité ; la cogitation c'est l'esprit en train d'inspecter les choses, mais qui
ne fixe encore rien. "
2. La Glose, qui est de S.
Augustin, explique que speculantes évoque l'idée de speculum, miroir,
et non de specula, observatoire. Or voir un objet dans un miroir, c'est
voir une cause dans son effet, où se reflète son image. Spéculation
équivaudrait donc à méditation.
3. L'admiration est une
espèce de crainte consécutive à l'appréhension d'une chose qui surpasse notre
capacité. L'admiration est donc un acte consécutif à la contemplation d'une
vérité sublime. Nous avons déjà signalé, en effet, que la contemplation se
consommait dans la volonté.
4. L'homme parvient à la connaissance de la vérité par deux voies différentes. Tantôt par le moyen de ce qu'il reçoit d'autrui. Or, pour ce qui regarde ce que l'homme reçoit de Dieu, la prière est nécessaire, suivant cette parole (Sg 7, 7) : " J'ai prié et l'esprit de sagesse est venu en moi. " A l'égard de ce qu'il reçoit des hommes, l'audition est nécessaire s'il s'agit d'un enseignement oral ; et la lecture s'il s'agit d'un enseignement écrit. Tantôt, et c'est l'autre voie, il lui faut employer l'étude personnelle ; d'où la nécessité de la méditation.
Objections
:
1. Il semble que la vie
contemplative consiste, non pas seulement dans la contemplation de Dieu, mais
dans la considération de n'importe quelle vérité. Il est dit dans le Psaume
(139, 14) : " Admirables sont tes oeuvres, et cette science me dépasse.
" Mais la connaissance des oeuvres divines représente une contemplation de
la vérité. La vie contemplative comporterait donc non seulement la
contemplation de la Vérité divine, mais encore celle de n'importe quelle
vérité.
2. S. Bernard écrit :
" La première contemplation consiste dans l'admiration de la majesté, la
deuxième a pour objet les jugements de Dieu, la troisième ses bienfaits, la
quatrième ses promesses. " Or, de ces quatre contemplations, la première
seule se rapporte à la vérité divine, les trois autres ayant pour objet les oeuvres
de Dieu. La vie contemplative admet donc, outre la contemplation de la Vérité
divine, la considération de la vérité dans les oeuvres de Dieu.
3. Richard de S. Victor
distingue six espèces de contemplation. La première, purement sensible, a pour
objet les êtres corporels. La deuxième, sensible encore mais avec intervention
de la raison, considère l'ordre et la disposition des êtres sensibles. La
troisième rationnelle mais à base sensible, s'élève de la considération des
choses visibles aux invisibles. Là quatrième, purement rationnelle, applique
l'esprit aux réalités invisibles, ignorées de l'imagination. La cinquième est
supra-rationnelle ; en elle nous connaissons par la révélation des choses que
la raison humaine est incapable de comprendre. La sixième, supra et
extra-rationnelle, existe quand nous connaissons par l'illumination divine des
vérités qui semblent contredire la raison humaine, par exemple ce qui est dit
du mystère de la Trinité. Or cette dernière contemplation seulement semble
atteindre la vérité divine. La contemplation n'aurait donc pas pour objet la
seule vérité divine, mais encore la vérité qui se trouve dans les créatures.
4. Ce que l'on cherche dans
la vie contemplative, c'est la contemplation de la vérité en tant que
perfection de l'homme. Or toute vérité a valeur de perfection pour l'esprit
humain. N'importe quelle contemplation de la vérité réalise donc la vie
contemplative.
Cependant, S. Grégoire a dit : " Dans la contemplation, ce que l'on cherche c'est le principe, qui est Dieu. "
Conclusion
:
Nous avons signalé qu'il y avait deux manières d'appartenir à la vie contemplative : en qualité d'élément principal, et en qualité d'élément secondaire ou de disposition. La contemplation de la vérité divine constitue l'élément principal de la vie contemplative. Cette sorte de contemplation est en effet la fin même de la vie humaine. " La contemplation de Dieu, écrit S. Augustin. nous est promise comme la fin de toutes nos actions et l'éternelle perfection de nos joies. " Cette contemplation sera parfaite dans la vie future, quand nous verrons Dieu " face à face " ; elle nous rendra alors parfaitement heureux. Dans ce temps-ci, la contemplation de la vérité divine ne nous est possible que de façon imparfaite, dans un miroir, sous forme d'énigmes (1 Co 13, 12). Nous lui devons une béatitude imparfaite, qui commence ici-bas pour parvenir plus tard à sa consommation. C'est pourquoi Aristote e fait consister la félicité dernière de l'homme dans la contemplation du suprême intelligible.
Mais les oeuvres divines nous mènent à la contemplation de Dieu, selon qu'il est écrit (Rm 1, 20) : " Les perfections invisibles de Dieu nous sont rendues accessibles et mises sous les yeux par le moyen des créatures. " Il s'ensuit que la contemplation des oeuvres de Dieu appartient aussi, en second lieu, à la vie contemplative, en tant que par elle l'homme se trouve acheminé à la connaissance de Dieu. D'où cette parole de S. Augustin : " Dans la considération des créatures il ne s'agit pas de porter une vaine et périssable curiosité, mais de nous élever aux réalités immortelles et qui ne passent pas. "
Ainsi devient-il manifeste que quatre éléments, dans un certain ordre, appartiennent à la vie contemplative : 1° les vertus morales ; 2° certains actes, outre la contemplation elle-même ; 3° la contemplation des oeuvres divines ; 4° la contemplation même de la vérité divine.
Solutions
:
1. David cherchait à
connaître les oeuvres divines pour être acheminé par elles à la connaissance de
Dieu. Aussi dit-il dans un autre Psaume (143, 5) : " Je méditerai sur les
oeuvres de tes mains, j'ai levé mes mains vers toi. "
2. La considération des
jugements divins achemine l'homme à la contemplation de la justice de Dieu ; la
considération des bienfaits de Dieu et de ses promesses mène l'homme à la
connaissance de la miséricorde ou bonté de Dieu, comme par le moyen de ses
oeuvres, présentes et à venir.
3. Ces six espèces de
contemplation représentent autant de degrés par où l'on s'élève des créatures à
la contemplation de Dieu. La perception des choses sensibles est située au
premier degré. Le mouvement par où l'on s'élève des choses sensibles aux
intelligibles constitue le deuxième. Le jugement porté sur les choses sensibles
à la lumière des intelligibles compose le troisième. La considération des
intelligibles eux-mêmes, formés à partir des choses sensibles, constitue le
quatrième. La contemplation des intelligibles qui ne sauraient s'acquérir par
le moyen des réalités sensibles, mais que la raison peut connaître, constitue
le cinquième. Enfin le sixième est formé des intelligibles que la raison ne
peut ni acquérir ni connaître, mais qui appartiennent à la sublime
contemplation de la vérité divine, en laquelle s'achève finalement la
contemplation.
4. L'ultime perfection de l'intelligence humaine, c'est la vérité divine. Les autres vérités perfectionnent l'intelligence humaine en vue de la vérité divine.
Objections
:
1. Cela semble possible.
Car Jacob a dit (Gn 32, 30) : " J'ai vu Dieu face à face, et j'ai eu la
vie sauve. " Or la vision de la face de Dieu, c'est la vision de son
essence. Il semble donc qu'on puisse, dans la vie présente, se hausser par la
contemplation jusqu'à voir l'essence de Dieu.
2. S. Grégoire écrit à
propos des contemplatifs : " Ils reviennent à eux-mêmes vers le dedans,
quand ils méditent les choses spirituelles et qu'ils ne traînent pas avec eux
les ombres des choses corporelles ou que, les ayant traînées, ils les chassent
par le discernement ; quand, avides de la lumière sans bornes, ils repoussent
toutes images où ils ont coutume de s'enfermer et qu’ils se dépassent eux-mêmes
dans leur effort saisir ce qui est au-dessus d'eux. " Mais l'homme n'est
empêché de voir l'essence divine, la lumière sans bornes, que par la nécessité
où il est de s'attacher aux images corporelles. Il semble donc que la
contemplation de la vie présente puisse atteindre jusqu'à la vision de la
lumière sans bornes dans son essence même.
3. S. Grégoire écrit encore
: " A l'âme qui voit le Créateur, toute créature paraît misérable. Aussi
l'homme de Dieu (c'est-à-dire S. Benoît), qui sur la tour voyait un globe de
feu et des anges qui remontaient au ciel, ne pouvait assurément voir ces choses
que dans la lumière de Dieu. " Mais S. Benoît vivait encore de la vie
présente. C'est donc qu'il est possible, dans la vie présente, d'atteindre à la
vision de l'essence divine.
Cependant, le même S. Grégoire déclare : " Aussi longtemps qu'il vit dans une chair mortelle, nul ne fait dans la contemplation assez de progrès pour qu'il puisse fixer le regard de son esprit sur le foyer même de la lumière sans bornes. "
Conclusion
:
S. Augustin écrit : " Nul ne voit Dieu tout en vivant de cette vie que vivent les mortels dans les sens corporels. A moins qu'il ne meure de quelque façon à cette vie, soit en sortant purement et simplement du corps, soit par la suspension de l'activité de sens corporels, jamais il ne sera élevé à cette vision. " C'est une question qui a été traitée en détail plus haut à propos du ravissements et dans la première partie' à propos de la vision de Dieu. Il faut comprendre qu'on peut être dans la vie présente de deux manières.
1° De façon actuelle et avec l'usage actuel des sens corporels. A prendre les choses ainsi, la contemplation de la vie présente ne peut aucunement atteindre à la vision de l'essence divine.
2° De façon simplement potentielle et non pas actuelle. C'est-à-dire que l'âme, tout en étant unie au corps mortel comme sa forme, se trouve à un moment donné ne point user des sens corporels ni de l'imagination, phénomène qui se vérifie dans le ravissement. Et dans ce second cas, la contemplation de cette vie peut atteindre à la vision de l'essence divine. D'où il suit que le degré suprême de la contemplation, dans la vie présente, est celui de S. Paul lors de son ravissement. Il s'y trouvait dans un état intermédiaire entre l'état de la vie présente et celui de la vie future.
Solutions
:
1. Denys a écrit : "
Si quelqu'un, qui voit Dieu, comprend ce qu'il voit, ce n'est pas Dieu qu'il
voit mais quelqu'une des choses qui lui appartiennent. " S. Grégoire
s'exprime ainsi : " Le Dieu Tout-Puissant n'est pas vu le moins du monde
en sa lumière. L'âme entrevoit quelque chose d'inférieur à cette lumière, qui
lui permet de progresser droitement et de parvenir ensuite à la gloire de la
vision. " Donc, lorsque Jacob dit : " J'ai vu Dieu face à face
", on ne doit pas comprendre qu'il aurait vu l'essence divine, mais qu'il
a vu une forme, une image, en laquelle Dieu lui a parlé. Ou encore, " il
appelle face de Dieu la connaissance qu'il en a eue. Nous connaissons en effet
quelqu'un à son visage ". C'est l'explication de la Glose de S. Grégoire
sur ce texte.
2. La contemplation humaine, selon la condition de la vie présente, ne peut être sans images.
Il est en effet conforme à la
nature de l'homme de voir les idées intelligibles dans les images, dit
Aristote. Cependant, la connaissance intellectuelle n'a pas pour objet les
images elles-mêmes. Mais elle contemple en elles la pureté de la vérité
intelligible. Cette loi ne se vérifie pas seulement dans la connaissance
naturelle, mais pour ce qui regarde les choses mêmes que nous connaissons par
révélation. Denys a écrit : " La lumière divine nous manifeste les
hiérarchies angéliques en des images symboliques, par le moyen desquelles nous
sommes ramenés au rayon simple ", c'est-à-dire à la connaissance simple de
la vérité intelligible. C'est en ce sens qu'il faut interpréter S. Grégoire quand
il parle des contemplatifs qui " ne traînent pas avec eux les images de
choses corporelles ". Cela veut dire que leur contemplation ne s'arrête
pas à elles, mais plutôt à la considération de la vérité intelligible.
3. Par ces paroles, il ne semble pas que S. Grégoire veuille dire que, dans cette vision, S. Benoît a vu l'essence divine. Mais il veut montrer que, " toute créature paraissant misérable à celui qui a vu Dieu ". il en résulte que sous la clarté de la lumière divine, toutes choses peuvent être vues facilement. Aussi ajoute-t-il, : " Si peu qu'il ait entrevu de la lumière du Créateur, le créé quel qu'il soit est devenu pour lui peu de chose. "
Objections
:
1. Dans l'activité de
contemplation Denys distingue trois mouvements : circulaire, rectiligne, en
spirale. Cette distinction est sans portée, car la contemplation ressortit au
repos, selon l'Écriture (Sg 8, 16) : " Rentré dans ma maison, je me
reposerai près d'elle " (la Sagesse). Or le repos s'oppose au mouvement.
Les actes de la vie contemplative ne doivent donc pas être désignés comme des
mouvements.
2. L'activité de la vie
contemplative relève de l'intelligence par laquelle l'homme rejoint les anges.
Or, lorsqu'il parle des anges, Denys caractérise ces mouvements d'une autre
manière que dans l'âme. Il dit en effet que chez l'ange, le mouvement
circulaire consiste " dans les illuminations du beau et du bien. " Au
contraire, quand il s'agit de l'âme, il distingue plusieurs éléments dans la
définition de ce mouvement circulaire. D'abord c'est le mouvement de l'âme
" se retirant des choses extérieures et rentrant en elle-même ".
Ensuite, c'est un enroulement de ses puissances sur elles-mêmes, par où l'âme
se libère de l'erreur et des occupations extérieures. Enfin, c'est "
l'union de l'âme à ce qui est au-dessus d'elle ". Mêmes divergences dans
la description du mouvement rectiligne chez l'ange et chez l'homme. Chez
l'ange, le mouvement rectiligne consiste à " se porter au gouvernement des
êtres qui lui sont soumis ". Dans l'âme, le mouvement rectiligne comporte
deux éléments : d'abord en ce qu'elle " sort vers ce qui l'entoure "
; et ensuite en ce qu'elle " s'élève des réalités extérieures vers les
contemplations simples ". Nouvelles différences pour ce qui regarde le
mouvement en spirale chez l'ange et chez l'homme. Chez les anges, Denys fait
consister ce mouvement en ce qu'ils " pourvoient au bien de leurs
inférieurs tout en demeurant dans le même état vis-à-vis de Dieu ". Pour
l'âme en revanche, il le place dans " son illumination par les
connaissances divines suivant un mode discursif et par diffusion progressive
". La distinction des opérations contemplatives énoncée plus haut semble
donc inadéquate.
3. Richard de S. Victor
propose nombre d'autres distinctions, qui se représente à l'image du vol des
oiseaux. " On en voit, dit-il, qui montent et redescendent tour à tour et
à maintes reprises. D'autres se portent vers la droite puis vers la gauche un
grand nombre de fois. D'autres, c'est en avant et puis en arrière, fréquemment.
D'autres décrivent des circuits, tantôt plus amples et tantôt plus restreints.
D'autres enfin demeurent suspendus, en un point de l'espace, comme immobiles.
" Il y aurait donc plus de trois mouvements dans la contemplation.
Cependant, nous avons l'autorité de Denys.
Conclusion
:
Nous avons exposé plus haut que l'opération de l'intelligence, en laquelle consiste essentiellement la contemplation, est appelée un mouvement au sens où le mouvement se définit avec Aristote : l'acte d'un être parfait. Nous parvenons en effet à la connaissance des réalités intelligibles par le moyen des réalités sensibles. Or les opérations sensibles ne s'accomplissent pas sans quelque mouvement proprement dit. Ce qui conduit à décrire les opérations intellectuelles elles-mêmes comme des mouvements, et à assimiler les différences qui s'y observent aux divers types de mouvements proprement dits. Mais parmi les mouvements proprement dit ou corporels, les plus parfaits et les premiers sont d'après Aristote, les mouvement locaux. C'est donc par comparaison avec eux que l'on a coutume de décrire les opérations intellectuelles.
Or il y a trois sortes de mouvements locaux. Le mouvement est dit circulaire lorsqu'une chose se déplace uniformément autour d'un même centre. Il est dit rectiligne lorsqu'une chose se porte d'un point à un autre. Il est dit en spirale lorsqu'il combine les deux précédents. Les opérations intellectuelles où s'observe une constante uniformité sont donc assimilées au mouvement circulaire. Celles où l'on procède d'une chose à une autre sont comparées au mouvement rectiligne. Celles enfin où se combine une certaine uniformité avec un certain progrès vers des termes divers se voient assimiler au mouvement en spirale.
Solutions :
1. Les mouvements corporels
extérieurs s'opposent effectivement au repos de la contemplation, lequel se
définit par opposition aux occupations extérieures. Mais ces mouvements que
sont les opérations intellectuelles appartiennent au repos même de la contemplation.
2. L'homme et l'ange se ressemblent par l'intelligence, d'une ressemblance générique. Mais la puissance intellectuelle est chez l'ange beaucoup plus grande que chez l'homme. Il est donc normal de décrire différemment ces mouvements dans les âmes et chez les anges, en considération de la manière différente dont ils se comportent touchant l'uniformité. L'intelligence angélique possède une connaissance qui est uniforme à deux titres. En premier lieu, cette intelligence n'extrait pas la vérité intelligible de la diversité des choses composées. En second lieu, elle ne saisit pas la vérité intelligible de façon discursive, mais par un simple regard. L'intelligence de l'âme, au contraire, tire les vérités intelligibles des choses sensibles et les saisit par voie de raisonnement.
C'est pourquoi Denys fait consister le mouvement circulaire chez les anges en ce qu'ils voient Dieu de façon uniforme et ininterrompue, sans commencement ni fin, de même que le mouvement circulaire, n'ayant ni commencement ni fin, se développe uniformément autour d'un centre.
L'âme au contraire, avant de parvenir à cette uniformité, doit éliminer au préalable une double infériorité. Celle, premièrement, que constitue la diversité des choses extérieures, ce que l'âme réalise en s'en désoccupant. Et c'est à quoi pense Denys, lorsqu'il rattache au mouvement circulaire de l'âme cette " retraite des choses extérieures pour rentrer en elle-même ". Celle, secondement, que constitue le raisonnement, ce qui se fait en ramenant toutes les opérations de l'âme à la simple contemplation de la vérité intelligible. Et c'est ce qu'il a en vue quand il donne en second lieu comme nécessaire " l'uniforme enroulement des puissances intellectuelles ". Cela veut dire que les raisonnements prennent fin et que le regard de l'esprit se fixe dans la contemplation d'une vérité simple. Dans cette opération de l'intelligence, il n'y a pas de place pour l'erreur. C'est ainsi que l'erreur n'est pas possible en ce qui regarde l'intelligence des premiers principes, que nous connaissons par simple regard. Ces deux opérations préliminaires accomplies, apparaît enfin, semblable à celle des anges, cette uniformité, qui consiste en ce que, tout le reste ayant été écarté, l'âme se fixe en la seule contemplation de Dieu. C'est ce que signifie cette phrase : " Puis, devenue en quelque manière uniforme, ramenée à l'unité ou à la conformité, toutes ses puissances étant unifiées, elle est acheminée au beau-et-bien. "
Chez les anges, le mouvement rectiligne ne peut consister en ce qu'ils procèdent de la considération d'une chose à celle d'une autre. Il ne peut se rencontrer que dans la sphère de leur providence, où il consiste en ce que l'ange le plus élevé illumine les anges du dernier rang par le moyen des anges intermédiaires. C'est là ce que Denys appelle se mouvoir en ligne droite, " ce que font les anges quand ils exercent leur providence à l'endroit de leurs inférieurs et qu'ils traversent tout ce qui se trouve devant eux ", c'est-à-dire en suivant l'ordre de rectitude. Dans l'âme, en revanche, Denys fait consister le mouvement rectiligne en ce qu'elle procède des réalités extérieures sensibles à la connaissance des réalités intelligibles.
Chez les anges, le mouvement en
spirale, qui est un composé de circulaire et de rectiligne, se rencontre,
d'après lui, lorsqu'ils pourvoient au bien de leurs inférieurs en puisant dans
leur contemplation de Dieu. Le mouvement en spirale dans l'âme, pareillement
composé de rectiligne et de circulaire, consiste à se servir des illuminations
divines pour raisonner.
3. Ces divers mouvements, en haut et en bas, à droite et à gauche, en avant et en arrière et sous forme de circuits, se ramènent tous au mouvement rectiligne et à celui en spirale. Ils figurent en effet les divers procédés discursifs de la raison. Celui qui va du genre à l'espèce, du tout à la partie, correspond, explique Richard lui-même, au mouvement en haut et en bas. Celui qui va d'un terme au terme opposé, c'est le mouvement à droite et à gauche. Celui qui part des causes pour aboutir aux effets, c'est le mouvement en avant et en arrière. Celui qui s'attache aux accidents, proches ou éloignés, qui entourent une réalité, est figuré par le circuit. Mais quand le progrès discursif de la raison s'effectue des réalités sensibles aux intelligibles selon l'ordre naturel de la raison, nous avons le mouvement rectiligne. Quand il s'effectue au contraire selon les illuminations divines, nous avons le mouvement en spirale. Seule, l'immobilité dont il fait mention, relève du mouvement circulaire. D'où il apparaît que l'analyse des mouvements de la contemplation par Denys est beaucoup plus adéquate et subtile.
Objections
:
1. Il semble que la
contemplation ne comporte pas de plaisir. Car celui-ci relève de l'appétit,
tandis que la contemplation appartient principalement à l'intelligence. Le
plaisir semble donc étranger à la contemplation.
2. La contention et la
lutte empêchent la joie. Or, on rencontre dans la contemplation contention et
lutte. D'après S. Grégoire, " lorsque l'âme s'efforce de contempler Dieu,
elle se trouve engagée dans une sorte de lutte. Tantôt elle l'emporte et, par
l'esprit et la volonté, jouit en quelque mesure de la lumière infinie. Tantôt
elle succombe, défaillant dans cette jouissance même ". La vie
contemplative ne connaît donc pas le plaisir, ou délectation.
3. La délectation est le
fruit de l'opération parfaite, observe Aristote. Mais en cette vie, la
contemplation demeure imparfaite. D'après S. Paul (1 Co 13, 12) : " Nous
voyons présentement dans un miroir et par énigmes. " Donc la vie
contemplative ne comporte pas de délectation.
4. Ce qui blesse le corps
empêche la joie. Mais la contemplation produit une lésion physique. Aussi,
lorsque Jacob a dit : " J'ai vu le Seigneur face à face " la Genèse
(32, 30) ajoute : " Il boitait d'une jambe ; car touché par l'adversaire,
le nerf de sa cuisse était paralysé. " Il semble donc que dans la vie
contemplative il n'y ait pas de délectation.
Cependant, il est écrit à propos de la contemplation de la Sagesse (Sg 8, 16) : " Son commerce n'a rien d'amer. La vie avec elle ignore l'ennui. Il n'y a qu'allégresse et joie. " S. Grégoire dit aussi : " La vie contemplative est d'une bien aimable douceur. "
Conclusion
:
La contemplation peut comporter une double délectation. D'abord en raison de l'activité elle-même. Toute activité en effet, est source de plaisir, si elle correspond à la nature ou à la disposition de celui qui l'exerce. Or la contemplation de la vérité correspond à la nature de l'homme, animal raisonnable. C'est ce qui fait que tout homme a le désir naturel de savoir et jouit par conséquent de connaître la vérité. Plus délectable encore est-elle pour celui qui, possédant les vertus de sagesse et de science, se trouve en état de contempler sans difficulté. Il y a ensuite la délectation qui vient de l'objet, en ce sens que l'on contemple ce qu'on aime. Cette double joie se rencontre même dans la vision corporelle. C'est une chose délectable que de voir ; c'en est une seconde, plus délectable encore, de voir une personne que l'on aime. Donc, parce que la vie contemplative consiste principalement en la contemplation de Dieu, à laquelle la charité nous pousse, nous l'avons dit il s'ensuit que dans la vie contemplative il n'y a pas seulement délectation à cause de la contemplation elle-même, mais encore en raison de l'amour divin.
Et sur les deux plans, cette délectation surpasse toute délectation humaine. Car la délectation spirituelle est plus puissante que la délectation charnelle, nous l'avons vu en traitant des passions ; et l'amour de charité envers Dieu surpasse tout amour. C'est pourquoi on chante dans le Psaume (34, 9) : " Voyez et goûtez comme est bon le Seigneur. "
Solutions
:
1. Si la vie contemplative
réside essentiellement dans l'intelligence, elle n'en a pas moins sa source
dans l'affectivité, en tant que la charité nous incite à contempler Dieu. Et parce
que la fin répond au principe, il s'ensuit que la vie contemplative s'achève et
se consomme dans l'affectivité. On éprouve de la joie à contempler ce qu'on
aime, et cette joie que nous donne l'objet contemplé accroît encore notre
amour. C'est ce que dit S. Grégoire : " Voir celui que nous aimons
nous enflamme pour lui de plus d'amour encore. " Et telle est l'ultime
perfection de la vie contempla Ève, qui consiste, non pas à voir simplement,
mais aussi à aimer la vérité divine.
2. La contention ou la lutte
qui provient de ce qu'une réalité extérieure nous est contraire, nous empêche
d'y trouver de la joie. Ce que l'on combat ne saurait nous donner de la joie.
Mais cela, une fois possédé, nous donne, toutes choses égales d'ailleurs, une
joie plus vive. " Plus grand fut le péril dans le combat, plus grande est
la joie dans le triomphe ", dit S. Augustin. Or dans la contemplation, la
contention et la lutte que nous avons à soutenir ne viennent pas de ce que la
vérité contemplée nous est contraire. La cause en est dans l'insuffisance de
notre intelligence et dans l'infirmité de notre corps, qui nous tire vers le
bas, selon la Sagesse (9, 15) : " Le corps, sujet à la corruption, pèse de
tout son poids sur l'âme ; sa demeure terrestre accable l'esprit aux pensées
innombrables. " Aussi, lorsque l'homme parvient à la contemplation de la
vérité, il l'en aime plus ardemment, tandis qu'il hait davantage cette
impuissance qui lui vient de la pesanteur du corps corruptible. Avec l'Apôtre
(Rm 7, 24) il s'écrie : " Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera
de ce corps voué à la mort ? " Et S. Grégoire : " Lorsque, par le
désir et l'intelligence, Dieu vient à être connu, il affadit toutes les
voluptés corporelles. "
3. La contemplation de Dieu
en cette vie est imparfaite, comparée à la contemplation du ciel. Et
pareillement la délectation que nous donne cette contemplation, si on la met en
balance avec celle de la contemplation céleste. C'est à celle-ci que s'applique
le mot du Psaume (36, 9) : " Tu nous abreuveras au torrent de tes délices.
" Cependant la contemplation des choses divines, telle qu'elle est
possible ici-bas, n'en comporte pas moins, tout imparfaite qu'elle soit, plus
de joie que la contemplation, si parfaite soit-elle, de quoi que ce soit
d'autre, à cause de l'excellence de son objet. " Il arrive, écrit
Aristote, que touchant ces sublimes et divines réalités, nous ne possédions que
de moindres lumières. Mais si peu que nous les connaissions, il est si glorieux
d'en savoir quelque chose qu'elles nous donnent plus de joie que tout le reste,
qui est davantage à notre portée. " C'est ce que dit aussi S. Grégoire :
" La vie contemplative est une douceur bien désirable, elle qui ravit
l'âme au-dessus d'elle-même, lui ouvre le ciel et découvre aux yeux de l'esprit
les réalités spirituelles. "
4. Si Jacob boitait, au sortir de sa contemplation, c'est, nous dit S. Grégoire " parce qu'il est nécessaire que l'amour du monde faiblisse pour que l'amour de Dieu devienne plus robuste. Et c'est pourquoi, lorsque nous avons goûté la suavité de Dieu, une de nos jambes reste saine, tandis que l'autre boite. Car tout homme qui boite d'une jambe s'appuie seulement sur la jambe saine. "
Objections
:
1. Il semble que la vie
contemplative ne soit pas faite pour durer. En effet, elle se rattache
essentiellement à l'intelligence. Mais toutes les perfections d'ordre
intellectuel, que nous pouvons posséder dans la vie présente, seront réduites à
néant selon S. Paul (1 Co 13, 8) : " Les prophéties disparaîtront, les
langues prendront fin, la science disparaîtra. " Donc la vie contemplative
aussi.
2. L'homme ne savoure la
douceur de la contemplation qu'à la dérobée et en passant. " Tu
m'introduis, écrit S. Augustin, au fond de moi-même, dans un émoi tout à fait
insolite, vers je ne sais quelle douceur ; mais je reviens à ces pénibles
fardeaux. " Et S. Grégoire, commentant ce texte de job (4, 15) : "
Comme l'esprit passait, moi présent, " écrit : " L'esprit ne demeure
pas longtemps dans la suavité de l'intime contemplation ; il est rappelé à
lui-même précisément par l'infini resplendissement de la lumière. " La vie
contemplative ne saurait donc durer.
3. Ce qui n'est pas
connaturel à l'homme n'est pas durable. Or la vie contemplative est "
au-dessus de la condition humaine ", observe Aristote. De ce chef encore,
il ne semble pas qu'elle soit faite pour durer.
Cependant, le Seigneur a dit (Lc 10, 42) : " Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera pas ôtée. " " Car, écrit S. Grégoire la vie contemplative commence ici-bas pour atteindre sa perfection dans la patrie céleste. "
Conclusion
:
On peut dire d'une chose qu'elle est durable à deux points de vue : selon sa nature propre ou par rapport à nous.
Que la vie contemplative soit durable en elle-même, c'est évident pour deux raisons. Premièrement, parce que son objet est incorruptible et immuable. Secondement, parce qu'il n'y a rien qui lui soit contraire. En effet, d'après Aristote, " il n'y a rien qui soit contraire à la joie de contempler ".
Mais par rapport à nous aussi, la vie contemplative est durable. D'abord, parce qu'elle est l'oeuvre de ce qu'il y a en nous d'incorruptible, c'est-à-dire de l'intelligence ; il en résulte qu'elle peut se prolonger au-delà de la vie présente. Ensuite, parce que les oeuvres de la vie contemplative n'impliquent pas de labeur corporel ; ce qui fait, remarque Aristote, que nous pouvons y persister plus longuement.
Solutions
:
1. On ne contemple pas de
la même manière ici-bas et au ciel. Mais on dit que la vie contemplative
demeure, à cause de la charité qui est son principe et sa fin. C'est la pensée
de S. Grégoire. " La vie contemplative commence ici-bas pour trouver au
ciel son achèvement. Car le feu de l'amour qui commence à brûler ici-bas, mis
en présence de son objet, jettera de plus vives flammes d'amour. "
2. Aucune action ne peut
durer longtemps à son maximum. Or la contemplation connaît son maximum
lorsqu'elle parvient à l'uniformité de la contemplation divine, suivant la
doctrine de Denys exposée plus haut. Il faut donc reconnaître que sous cette
forme la contemplation ne saurait se prolonger beaucoup. Mais elle le peut pour
ce qui regarde d'autres actes.
3. Si la vie contemplative, au dire d'Aristote, est au-dessus de la condition humaine, c'est en ce sens qu'elle " concerne ce qu'il y a en nous de divin ", c'est-à-dire l'intelligence. Mais l'intelligence est, en elle-même, incorruptible et impassible. Son action est donc susceptible d'une longue durée.
1. Tous les actes des vertus morales appartiennent-ils à la vie active ? - 2. La prudence lui appartient-elle ? - 3. L'enseignement lui appartient-il ? - 4. Est-elle appelée à durer ?
Objections
:
1. Non, semble-t-il. Car la
vie active semble consister uniquement dans la vie de relations avec autrui.
" La vie active, écrit S. Grégoire, c'est donner du pain à qui a faim.
" Et finalement, après avoir énuméré un grand nombre d'actions relatives à
autrui, il ajoute : " et tout ce qu'il convient de dispenser à chacun
". Mais toutes les vertus morales n'ont pas pour objet de nous ordonner à
autrui. On a montré plus haut que c'est le rôle de la vertu de justice seule,
et de ses parties. Les actes de toutes les vertus morales n'appartiennent donc
pas à la vie active.
2. En outre, S. Grégoire nous
dit que Lia, malade des yeux, mais féconde, représente la vie active. Et il
poursuit, parlant de cette vie : " Occupée à agir, elle voit moins ; mais
tandis qu'elle provoque le prochain à l'imiter, tantôt par ses paroles et
tantôt par ses exemples, elle enfante beaucoup de fils pour ce qui est des
oeuvres bonnes. " En quoi elle paraît relever de la charité, qui nous fait
aimer le prochain, plutôt que des vertus morales. Il semble donc que les actes
des vertus morales ne relèvent pas de la vie active.
3. Enfin nous avons dit
plus haut que les vertus morales disposent à la vie contemplative. Or ce qui
dispose et ce qui est parfait vont ensemble. Les vertus morales ne doivent donc
pas appartenir à la vie active.
Cependant, S. Isidore a écrite : " Il faut d'abord extirper la totalité des vices par l'exercice des bonnes oeuvres dans la vie active. On pourra alors s'appliquer, d'un esprit dont le regard est déjà purifié, à la contemplation de Dieu dans la vie contemplative. " Mais les vices ne sont extirpés dans leur totalité que par les actes des vertus morales. Les actes de toutes les vertus morales appartiennent donc bien à la vie contemplative.
Conclusion
:
Nous avons expliqué plus haut que la division de la vie humaine en active et contemplative se prenait de la diversité des occupations et des fins auxquelles s'appliquent les hommes : la considération de la vérité, qui est la fin de la vie contemplative, et l'activité extérieure, qui est la fin de la vie active. Or, il est évident que ce que l'on demande principalement aux vertus morales, ce n'est pas la contemplation de la vérité et quelles sont ordonnées à l'action. Aussi Aristote dit-il que " savoir, quand il s'agit de vertu, n'a que peu ou point de valeur ". D'où il paraît clairement que les vertus morales relèvent essentiellement de la vie active. Et c'est pourquoi Aristote ordonne les vertus morales à la félicité de la vie active.
Solutions
:
1. La principale des vertus
morales est la justice, qui nous ordonne à autrui, comme le prouve Aristote.
C'est pourquoi l'on décrit la vie active par les actions relatives à autrui, en
quoi elle consiste principalement quoique non exclusivement.
2. Ce privilège de guider
le prochain vers le bien par l'exemple, que S. Grégoire attribue à la vie
active, vaut pour les actes de toutes les vertus morales.
3. La vertu qu'on ordonne à la fin d'une autre vertu, passe en quelque façon dans l'espèce de celle-ci. Ainsi lorsque l'on accomplit les oeuvres de la vie active uniquement en tant qu'elles disposent à la vie contemplative, ces oeuvres relèvent de la vie contemplative. Mais chez ceux qui s'adonnent aux oeuvres des vertus morales pour leur bonté propre, et non pas en tant qu'elles disposent à la vie contemplative, ces vertus relèvent de la vie active. Cependant on peut encore dire que la vie active dispose à la vie contemplative.
Objections
:
1. Il semble que non. De
même en effet que la vie contemplative ressortit à l'intelligence, la vie
active ressortit à la volonté. Or la prudence ne relève pas de la volonté mais
plutôt de l'intelligence. Elle n'appartient donc pas à la vie active.
2. S. Grégoire a écrit :
" La vie active, occupée d'agir, voit moins. " C'est pourquoi elle
est figurée par Lia aux yeux malades. Or la prudence veut des yeux clairs, pour
que l'homme puisse bien juger de ce qu'il convient de faire.
3. La prudence occupe une
place intermédiaire entre les vertus morales et les vertus intellectuelles. Or,
si les vertus morales relèvent de la vie active, les vertus intellectuelles
relèvent de la vie contemplative. Il semble donc que la prudence n'appartienne
ni à la vie active ni à la vie contemplative et qu'elle relève de ce genre de
vie intermédiaire dont parle S. Augustin.
Cependant, la prudence, dit Aristote appartient à cette félicité de la vie active dont relèvent les vertus morales .
Conclusion
:
Nous l'avons dit plus haut, ce qui est ordonné à autre chose comme à sa fin, surtout dans le domaine moral, passe à l'espèce de la fin à laquelle il est ordonné. Ainsi, " celui qui commet l'adultère pour pouvoir voler, mérite d'être appelé voleur plus encore qu'adultère ", observe Aristote. Or il est manifeste que la connaissance prudentielle est ordonnée à l'exercice des vertus morales comme à sa fin, car elle est, d'après Aristote " la droite raison appliquée à diriger l'action ". C'est pourquoi la prudence a pour principe les fins des vertus morales, dit encore Aristote. Or, nous venons de le dire, les vertus morales, chez celui qui les ordonne au repos de la contemplation, appartiennent à la vie contemplative. Donc, de même, la connaissance prudentielle, ordonnée de soi à l'exercice des vertus morales, relève directement de la vie active. A la condition toutefois qu'on prenne la prudence au sens propre et telle que l'envisage Aristote. Si on la prenait au sens large et comme signifiant toute espèce de connaissance humaine, elle appartiendrait alors par une partie d'elle-même à la vie contemplative. C'est en ce sens que Cicéron écrit : " Celui qui peut, avec acuité et promptitude, discerner le vrai et le mettre en lumière, est habituellement tenu pour très prudent et très sage. "
Solutions
:
1. Les actes moraux, nous
l'avons dit se spécifient par leur fin. C'est pourquoi se rattache à la vie
contemplative l'activité intellectuelle, qui a pour fin de connaître la vérité.
Mais la connaissance prudentielle, qui a plutôt pour fin un acte de la
puissance appétitive, relève de la vie active.
2. Les occupations
extérieures rendent l'homme moins apte à voir dans le domaine des réalités
intelligibles, lesquelles se trouvent séparées des réalités sensibles, objet de
la vie active. Tout au contraire, les occupations extérieures en quoi consiste
la vie active, font que l'homme voit plus clair dans le discernement de ce
qu'il convient de faire. Et c'est précisément ce qui ressortit à la prudence.
L'expérience en est cause pour une part, et pour une autre part, l'application
de l'esprit : " Où tu appliques ton attention, écrit Salluste, l'esprit
prend toute sa force. "
3. On dit que la prudence occupe une place intermédiaire entre les vertus intellectuelles et les vertus morales en ce qu'elle a le même sujet que les vertus intellectuelles et la même matière, totalement, que les vertus morales. Quant à ce troisième genre de vie dont parle S. Augustin, c'est en raison des réalités dont il s'occupe (de sa matière), qu'il peut être dit intermédiaire entre la vie active et la vie contemplative. Tantôt en effet il s'applique à contempler la vérité, et tantôt il s'occupe d'oeuvres extérieures.
Objections
:
1. Il semble être un acte
de la vie contemplative. S. Grégoire écrit en effet : " Les hommes
parfaits font part à leurs frères des biens célestes qu'il leur a été donné de
contempler, et allument dans leur coeur l'amour de la lumière intérieure.
" Or c'est là enseigner, et c'est donc bien un acte de la vie
contemplative.
2. L'acte et son habitus
semblent se ramener au même genre de vie. Or enseigner est un acte de sagesse.
" On connaît le savant à ce qu'il est capable d'enseigner ", remarque
Aristote. Donc, puisque la sagesse ou la science relèvent de la vie
contemplative, il faut qu'il en soit de même pour l'enseignement.
3. La prière est un acte de
la vie contemplative au même titre que la contemplation. Faite au bénéfice
d'autrui, elle ne cesse pas d'appartenir à la vie contemplative. Il doit en
être de même pour l'enseignement, par lequel on porte à la connaissance
d'autrui la vérité méditée.
Cependant, S. Grégoire a écrit : " La vie active consiste à donner du pain à celui qui a faim, à enseigner l'ignorant par la parole de sagesse. "
Conclusion
:
L'acte d'enseigner a un double objet. En effet, l'enseignement se fait par la parole, et la parole elle-même est le signe, perceptible pour l'oreille, du concept intérieur.
L'enseignement a donc pour premier objet la matière même ou l'objet de la conception intérieure. A l'égard de cet objet, l'enseignement relève tantôt de la vie active et tantôt de la vie contemplative. De la vie active, quand l'homme conçoit quelque vérité pour y trouver la lumière directrice de son activité extérieure. De la vie contemplative, quand l'homme conçoit quelque vérité intelligible pour se délecter à la considérer et à l'aimer. Ce qui fait dire à S. Augustin dans un sermon : " Qu'ils choisissent la meilleure part ", qui est la vie contemplative ; " qu'ils se donnent à la parole ; qu'ils aspirent à la douceur de l'enseignement ; qu'ils s'appliquent à la science qui sauve ". Il affirme ainsi clairement que l'enseignement appartient à la vie contemplative.
Le second objet de l'enseignement vient du discours perceptible à l'oreille. Et cet objet, c'est l'auditeur lui-même. Par rapport à cet objet, tout enseignement relève de la vie active, à laquelle appartiennent toutes les actions extérieures.
Solutions
:
1. Cette parole vise
expressément l'enseignement considéré dans sa matière et en tant qu'on s'y
propose simplement la considération et l'amour de la vérité.
2. L'habitus et son acte
s'unifient dans l'objet. Aussi est-il clair que cet argument est valable pour
la matière du concept intérieur. Le sage ou le savant est qualifié pour
enseigner dans la mesure où il est apte à traduire au-dehors le concept
intérieur, afin d'amener autrui à l'intelligence de la vérité.
3. Celui qui prie pour autrui n'exerce aucune action réelle sur celui pour qui il prie, mais sur Dieu seul, qui est la vérité intelligible. Au contraire, celui qui enseigne autrui exerce à son endroit une action extérieure. La comparaison n'est donc pas valable.
Objections
:
1. Il semble qu'elle
demeure après cette vie. Car nous avons dit que les actes des vertus morales
lui appartiennent. Mais les vertus morales persistent au-delà de la vie
présente, assure S. Augustin. Donc la vie active aussi.
2. Nous venons de dire que l'enseignement relève de la vie active. Mais dans la vie future, où nous serons semblables aux anges, l'enseignement demeurera possible. C'est ce qui se vérifie,
semble-t-il, pour les anges, parmi
lesquels il y en a " qui illuminent, et purifient, et perfectionnent les
autres ", et donc les " initient à la science ", comme
l'explique Denys. Il semble donc que la vie active persiste au-delà de la vie
présente.
3. Ce qui est de soi plus
durable est particulièrement apte à durer après cette vie. Or il semble que de
soi la vie active soit tout spécialement apte à durer. " Dans la vie
active, écrit en effet S. Grégoire, nous sommes capables d'une application
prolongée, tandis que dans la vie contemplative, nous ne pouvons aucunement
soutenir longtemps notre effort d'attention. " La vie active, bien plus
que la vie contemplative, semble donc faite pour se prolonger au-delà de cette
vie.
Cependant, S. Grégoire a dit : " Avec le siècle présent, la vie active disparaîtra. Mais la vie contemplative commence ici-bas, pour trouver son achèvement dans la patrie céleste. "
Conclusion
:
Nous avons déjà dit que la vie active avait pour fin les actes extérieurs, et que si l'on ordonne ceux, au repos de la contemplation, ils relèvent déjà de la vie contemplative. Or, dans la vie future des bienheureux, on ne s'occupera plus d'actes extérieurs, et s'il s'en accomplit encore, ce ne sera qu'en vue de la contemplations. C'est la doctrine de S. Augustin : " Là, nous serons au repos (vacabimus), et nous verrons, nous verrons et nous aimerons, nous aimerons et nous louerons. " Et auparavant, il avait écrit : " On y verra Dieu, sans fin, on l'y aimera sans se lasser, on l’y louera sans se fatiguer. Tel sera l'office, le goût, l'exercice de tous. "
Solutions
:
1. Nous l'avons dit : les
vertus morales subsisteront, non pas quant à ceux de leurs actes qui ont pour
objet les moyens d'atteindre la fin, mais seulement quant aux actes qui portent
sur la fin elle-même. Or c'est précisément par ces actes relatifs à la fin que
ces vertus créent le repos propice à la contemplation. C'est ce repos que S.
Augustin, dans le texte cité appelle vacatio, c’est-à-dire "
vacance ", " libération ". Il faut comprendre que nous serons
délivrés non seulement de ce qui regarde les agitations extérieures, mais
encore ce qui regarde le tumulte intérieur des passions.
2. La vie contemplative consiste principalement, avons-nous dit". dans la contemplation de Dieu. Or, à cet égard un ange n'enseigne pas un autre ange. Il est écrit en effet (Mt 18, 10) : " Les anges de ces tout-petits ", qui appartiennent à l'ordre le moins élevé, " voient sans cesse la face du Père ". C'est ainsi que dans la vie future aucun homme n'en enseignera un autre sur Dieu. " Tous nous le verrons tel qu'il est " (1 Jn 3, 2). C'est ce que nous lisons dans Jérémie (31, 34) : " Aucun homme désormais n'enseignera son prochain ni ne lui dira : "Apprends à connaître le Seigneur". Car ils me connaîtront tous, du plus petit au plus grand. "
Mais en ce qui concerne la répartition des ministères divins, un ange en instruit un autre, le purifie, l'illumine, le rend parfait. A ce point de vue, ils exercent en quelque mesure la vie active, tant que dure le monde présent, en s'appliquant à l'administration des créatures inférieures. C'est le sens de la vision de Jacob. Il voyait les anges gravir une échelle, ce qui relève de la contemplation, et la descendre, ce qui relève de l'action. Mais, écrit S. Grégoire : " Ils ne sortent pas de la vision de Dieu de telle façon qu'ils soient privés des joies de la contemplation intérieure. " C'est pourquoi l'on ne distingue pas pour eux la vie active de la vie contemplative, comme on le fait pour nous, qui sommes écartés de la contemplation par les oeuvres de la vie active.
Mais la ressemblance avec les anges
ne nous est pas promise pour ce qui regarde l'administration des créatures
inférieures. Le rang occupé par notre nature ne nous qualifie pas pour cette
mission, tandis que les anges sont désignés pour l'accomplir. Ce qui nous est
promis, c'est que nous leur serons semblables dans la vision de Dieu.
3. Si, dans l'état présent, la vie active plus que la vie contemplative, est susceptible de se prolonger, cela ne tient pas à la nature respective de ces deux vies considérées en elles-mêmes. Cela vient de notre infirmité, du poids du corps qui nous fait descendre des hauteurs de la contemplation. Aussi S. Grégoire ajoute-t-il : " Rejeté par sa faiblesse loin de ce domaine de la sublimité, l'esprit retombe sur lui-même. "
1. Quelle est la plus importante ou la plus digne ? - 2. Quelle est la plus méritoire ? - 3. La vie contemplative est-elle empêchée par la vie active ? - 4. Quel ordre de priorité doit-on établir entre ces deux vies ?
Objections
:
1. Il semble que ce soit la
vie active. Car " ce qui appartient aux meilleurs doit être tenu pour le
meilleur ", dit Aristote. Mais la vie active est le fait des
personnes les plus considérables, c'est-à-dire des prélats, qui sont constitués
en dignité et en puissance. Ce qui fait dire à S. Augustin : " Dans
l'action, Ce qu'il faut aimer ce n'est ni les honneurs du monde ni la
puissance. " Il semble donc bien que la vie active l'emporte en dignité
sur la vie contemplative.
2. En toute espèce
d'habitus et d'actes, le commandement revient au principal. C'est ainsi que
l'art militaire commande à la sellerie. Or il appartient à la vie active de
disposer et de diriger la vie contemplative, comme en témoigne cet ordre donné
à Moïse (Ex 19, 21) : " Descends, et avertis solennellement le peuple de
ne pas franchir les limites fixées pour voir Dieu. " La vie active est
donc plus digne que la vie contemplative.
3. Nul ne doit être retiré
d'une occupation plus élevée pour être appliqué à une occupation moindre. Car
S. Paul nous dit (1 Co 12, 31) : Recherchez les dons les meilleurs. " Mais
il y des personnes qu'on arrache à la vie contemplative pour les jeter dans la
vie active, celles par exemple que l'on nomme à quelque prélature 1. ,a
vie active fait donc l'impression d'être plus digne que la vie contemplative.
Cependant, le Seigneur a dit (Lc 10, 42) : " Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera pas enlevée. " Or Marie figure la vie Contemplative. Donc cette vie l'emporte en dignité sur la vie active.
Conclusion
:
Rien n'empêche qu'une chose soit en elle-même de plus haut prix qu'une autre, tout en étant à tel point de vue particulier surpassée par cette autre. Tel est le cas de la vie Contemplative, dont il faut dire qu'elle est, absolument parlant, supérieure à la vie active. Ce dont Aristote donne huit raisons. 1° La vie Contemplative convient à l'homme selon ce qu'il i a de meilleur en lui, qui est l'intelligence, et à .'égard de l'objet propre de l'intelligence, que sont es intelligibles. La vie active, elle, est occupée de choses extérieures. Aussi le nom de Rachel, figure le la vie contemplative, s'interprète-t-il : le principe vu, tandis que la vie active est figurée ,par Lia aux yeux malades, selon S. Grégoire. - 2° La vie contemplative peut durer plus longtemps, quoique non pas dans son degré suprême, nous l'avons établie. Aussi nous montre-t-on Marie figure de la vie contemplative, assise ;ans bouger aux pieds du Seigneur. - 3° Il y a plus de délectation dans la vie contemplative, que dans la vie active. D'où la parole de S. Augustin : Marthe s'agitait, Marie festoyait. " 4° Dans la aie contemplative l'homme se suffit davantage à lui-même, ayant besoin de moins de choses pour s’y livrer. D'où cette parole - " Marthe, Marthe, :u t'inquiètes et te troubles pour beaucoup de choses. " 5° La vie contemplative est davantage aimée pour elle-même, tandis que la vie active est ordonnée à autre chose. " J'ai demandé au Seigneur une seule chose, est-il écrit, et c'est elle que j'entends poursuivre, qui est d'habiter la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, pour voir les délices du Seigneur " (Ps 27, 4). - 6° La vie contemplative se présente comme un loisir et un repos selon le Psaume (46, 11) : " Donnez-vous du loisir et voyez que je suis Dieu. " - 7° La vie contemplative concerne le divin, la vie active concerne l'humain. " Au commencement était le Verbe, écrit S. Augustin : Voilà celui que Marie écoutait. Le Verbe s'est fait chair : Voilà celui que Marthe servait. " - 8° La vie contemplative appartient à ce qu'il y a de proprement humain dans l'homme, c'est-à-dire à l'intelligence, tandis que les facultés inférieures, communes à l'homme et à la bête, ont part aux opérations de la vie active. D'où le Psaume (36, 7.10) après avoir dit : " Tu sauveras, Seigneur les hommes et les bêtes ", ajoute ceci, qui est spécial à l'homme : " Dans ta lumière nous verrons la lumière. " 9° Une autre raison, ajoutée par le Seigneur, s'appuie sur Luc (10, 42) : " Marie a choisi la meilleur part. Elle ne lui sera pas ôtée. " Et S. Augustin explique : " Tu n'en as pas choisi une mauvaise, mais elle, une meilleure, car elle ne lui sera pas ôtée. Un jour on te retirera les nécessités de la vie ; la douceur de la vérité est éternelle ! "
Mais d'un point de vue particulier et dans un cas donné, à cause des nécessités de la vie présente, il arrive que la vie active doive être choisie de préférence. Même Aristote le reconnaît : " Il vaut mieux philosopher que gagner de l'argent ; mais pour celui qui est dans le besoin, gagner de l'argent est préférable. "
Solutions
:
1. Les prélats ne sont pas
appelés uniquement à exercer la vie active. Ils doivent aussi exceller dans la
vie contemplative. C'est ce que dit S. Grégoire : " Que celui qui
commande soit au premier rang dans l'action et, plus que tous les autres,
absorbé dans la contemplation. "
2. La vie contemplative
consiste en une certaine liberté de l'âme. S. Grégoire écrit en effet : "
La vie contemplative passe à une certaine liberté d'esprit lorsqu'elle médite
non les réalités temporelles, mais les éternelles. " Et Boèce : "
Les âmes humaines deviennent nécessairement plus libres quand elles
s'établissent dans la contemplation de l'intelligence divine et moins libres
quand elles s'affaissent vers les corps. " Cela montre bien que la vie
active ne commande pas directement à la vie contemplative. Mais, en y
disposant, elle prescrit certaines oeuvres de la vie active, et en cela elle
sert la vie contemplative plus qu'elle ne lui commande. C'est ce que dit S.
Grégoire : " La vie active est nommée un service, et la vie contemplative
une liberté. "
3. Il arrive en effet que l'on soit arraché à la contemplation en vue de pourvoir à quelque nécessité de la vie présente. Pas à tel point cependant qu'on doive délaisser entièrement la contemplation. Aussi S. Augustin écrit-il : " L'amour de la vérité aspire au saint loisir ; les nécessités de la charité imposent le juste travail ", c'est-à-dire celui de la vie active. " Si nul ne nous met sur les épaules ce fardeau, il n'y a qu'à vaquer à la recherche et à la contemplation de la vérité. Si on nous l'impose, la charité exige que nous le portions. Mais, même dans ce cas, nous ne devons pas délaisser entièrement la délectation de la vérité, si nous ne voulons pas être privés de cette suavité et écrasés par cette nécessité. " Cela montre que, lorsque l'on est arraché à la vie contemplative pour être appliqué à la vie active, il ne s'agit pas d'abandonner la contemplation, mais d'y joindre l'action.
Objections
:
1. Il semble que ce soit la
vie active. Car le mérite s'entend par rapport au salaire et celui-ci est dû au
travail, selon l'Apôtre (1 Co 3, 8) : " Chacun recevra son propre salaire
pour son propre travail. " Or la vie active, c'est le travail ; et la vie
contemplative, le repos. " Quiconque, dit en effet S. Grégoire, se
convertit au Seigneur, doit premièrement se fatiguer au travail c'est-à-dire
accueillir Lia, pour se reposer ensuite parmi les embrassements de Rachel, dans
la contemplation du principe. " Il y a donc plus de mérite dans la vie
active que dans la vie contemplative.
2. La vie contemplative
appartient déjà en quelque façon à la béatitude future. Aussi, à propos de
cette parole (Jn 21, 22) : " je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je
vienne ", S. Augustin écrit-il : " Plus clairement, cela veut dire :
que l'action parfaite me suive, formée sur le modèle de ma passion ; mais que
la contemplation demeure à l'état de commencement jusqu'à ce que je vienne,
pour être rendue parfaite lorsque je serai venu. " Et S. Grégoire : "
La vie contemplative commence ici-bas pour recevoir son achèvement dans la
patrie céleste. " Or cette vie à venir n'est pas destinée à mériter, mais
à recevoir la rémunération des mérites acquis. Tandis que la vie active semble
davantage destinée à mériter, la vie contemplative a donc plutôt valeur de
récompense.
3. S. Grégoire l'a dit :
" Aucun sacrifice n'est plus agréable à Dieu que le zèle des âmes. "
Mais le zèle des âmes nous engage dans les entreprises de la vie active. La vie
active n'est donc pas moins méritoire que la vie contemplative.
Cependant, S. Grégoire affirme " Grands sont les mérites de la vie active, mais plus grands encore ceux de la vie contemplative. "
Conclusion
:
La racine du mérite c'est la charité, nous l'avons démontré plus hauts. Et, puisque la charité consiste dans l'amour de Dieu et du prochain, on l'a vu précédemment. il y a plus de mérite, à prendre les choses en soi, à aimer Dieu que le prochain, on l'a montré. Donc, ce qui ressortit plus directement à l'amour de Dieu est par nature plus méritoire que ce qui relève directement de l'amour du prochain pour Dieu. Or la vie contemplative relève directement et immédiatement de l'amour de Dieu. C'est la doctrine de S. Augustin : " L'amour de la vérité ", cette vérité divine qui fait la principale occupation de la vie contemplative, nous l'avons dit u, " aspire au saint loisir ", celui de la contemplation. La vie active, en revanche, se rapporte plus directement à l'amour du prochain, puisque " elle est tout occupée du service " (Lc 10, 40). Par sa nature même, la vie contemplative est donc plus méritoire que la vie active. C'est ce que dit S. Grégoire : " La vie contemplative l'emporte en mérite sur la vie active. Car celle-ci travaille aux oeuvres de la vie présente ", où il est nécessaire d'assister le prochain. " Celle-là, par un goût intime, savoure déjà le repos à venir " dans la contemplation de Dieu.
Il peut cependant arriver qu'une personne acquière, dans les oeuvres de la vie active, des mérites supérieurs à ceux de telle autre personne dans celles de la vie contemplative. S'il se trouve, par exemple, que par surabondance d'amour divin et en vue d'accomplir la volonté de Dieu pour sa gloire elle supporte parfois d'être privée pour un temps de la douceur de la contemplation divine. C'est ce que disait S. Paul (Rm 9, 3) : " je souhaiterais d'être anathème loin du Christ pour mes frères. " S. Jean Chrysostome explique : " L'amour du Christ avait à ce point submergé son âme que cela même qu'il jugeait plus aimable que tout, c'est-à-dire être avec le Christ, il en arrivait à le mépriser parce qu'il pourrait ainsi plaire au Christ. "
Solutions
:
1. Le travail extérieur
contribue à accroître la récompense accidentelle, mais à l'égard de la
récompense essentielle, le mérite augmente principalement en proportion de la
charité. Or, de cette charité, le travail extérieur supporté pour le Christ est
un signe. Mais c'en est un aussi, et beaucoup plus expressif, que de renoncer à
tout ce qui intéresse la vie présente pour se délecter uniquement de la
contemplation divine.
2. Dans la béatitude
finale, l'homme atteint l'état parfait. Il n'y a plus de place pour le progrès
par voie de mérite. S'il en restait, le mérite y serait d'autant plus efficace
que la charité y est plus grande. Mais la contemplation de cette vie
s'accompagne d'une certaine imperfection et demeure susceptible de progrès.
Aussi n'exclut-elle pas le mérite. Tout au contraire, elle s'affirme source de
mérite, comme représentant l'oeuvre majeure de la divine charité.
3. Tout ce qu'on offre à Dieu prend valeur de sacrifice spirituel. Au premier rang des choses que Dieu agrée comme sacrifice, figure ce bien humain par excellence qu'est l'âme elle-même. Or nous devons offrir à Dieu, premièrement notre âme, selon cette parole (Si 30, 24 Vg) : " Prends pitié de ton âme en plaisant à Dieu ", puis celle des autres, selon cette parole (Ap 22, 17) : " Que celui qui entend, dise : "Viens." " Et plus nous unissons intimement à Dieu notre âme ou celle des autres, plus notre sacrifice plaît à Dieu. D'où il suit qu'il est plus agréable à Dieu de nous voir appliquer notre âme et celle des autres à la contemplation plutôt qu'à l'action. Cette parole : " Aucun sacrifice n'est plus agréable à Dieu que le zèle des âmes ", ne prétend donc pas mettre le mérite de la vie active au-dessus du mérite de la vie contemplative. Elle signifie simplement qu'il est plus méritoire d'offrir à Dieu son âme et celle des autres que n'importe quels biens extérieurs.
Objections
:
1. Il semble bien. Car la
vie contemplative requiert une certaine disponibilité de l'esprit, selon le
Psaume (46, 11) : " Donnez-vous du loisir, et voyez que je suis Dieu.
" Mais la vie active est pleine de soucis, suivant cette parole (Lc 10,
41) : " Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et t'agites pour beaucoup de choses
! " La vie active empêche donc la vie contemplative.
2. Pour contempler, il faut
voir clair, et la vie active y fait obstacle : " Elle, qui a de mauvais
yeux, est féconde, observe S. Grégoire, c’est-à-dire que, toute livrée à
l'action, elle voit moins clair. " Donc la vie active empêche de
contempler.
3. Les contraires sont
incompatibles, mais l'action et la contemplation paraissent être des manières
de vivre opposées. La vie active s'affaire autour d'une quantité de choses. La
vie contemplative s'applique à la contemplation d'un unique objet. Aussi leur
distinction va-t-elle jusqu'à l'opposition. Il semble donc bien que la vie
contemplative soit entravée par la vie active.
Cependant, S. Grégoire a écrit " Ceux qui veulent occuper la citadelle de la contemplation doivent s'éprouver au préalable sur le champ de bataille de l'action. "
Conclusion
:
La vie active peut être envisagée sous un double aspect. D'abord quant au goût et à la pratique des actions extérieures. En ce sens, il est évident que la vie active empêche la vie contemplative. Il est impossible de s'adonner simultanément à l'activité extérieure et à la contemplation de Dieu.
Mais on peut envisager la vie active en tant queue discipline les passions intérieures de l'âme et les soumet à l'ordre de la raison. Prise en ce sens, la vie active représente un secours pour la contemplation, à laquelle fait obstacle le dérèglement des passions de l'âme. C'est ce qui a fait dire à S. Grégoire : " Ceux qui veulent occuper la citadelle de la contemplation doivent s'éprouver au préalable sur le champ de bataille de l'action. Ils doivent s'assurer qu'ils ne causent plus aucun préjudice à leur prochain, qu'ils supportent patiemment celui que le prochain peut leur causer, que devant l'abondance des biens temporels leur âme ne s'abandonne pas à une joie déréglée, que la perte de ces biens ne les afflige pas sans mesure. Ils doivent s'assurer aussi que, lorsqu'ils rentrent en eux-mêmes pour y méditer les vérités spirituelles, ils ne traînent pas avec eux les images des affaires corporelles ou, s'il en a traîné, qu'ils les discernent et les chassent. " Donc l'exercice de la vie active est profitable à la vie contemplative en ce qu'il apaise les passions intérieures d'où proviennent ces imaginations qui empêchent la contemplation.
Solutions
:
Cela répond aux objections. Elles valent pour ce qui regarde l'application aux oeuvres extérieures, mais non pour ce qui regarde ce résultat de la vie active qui est la modération des passions.
Objections
:
1. Il semble que la vie
active ne précède pas la vie contemplative. Car celle-ci relève directement de
l'amour de Dieu, et la vie active de l'amour du prochain. Or l'amour de Dieu
précède l'amour du prochain, en tant que nous aimons le prochain à cause de
Dieu. Il semble donc que la vie contemplative a la priorité sur la vie active.
2. S. Grégoire écrit "
Il faut savoir que, le bon ordre de la vie consistant à tendre de la vie active
à la vie contemplative, il est pareillement utile, le plus souvent, que
l'esprit revienne de la vie contemplative à la vie active. " La priorité
de la vie active par rapport à la vie contemplative n'est donc pas absolue.
3. Ce qui convient à des
personnes différentes ne semble pas comporter nécessairement un ordre. Mais la
vie active et la vie contemplative conviennent à des personnes différentes.
C'est la pensée de S. Grégoire : " Il est arrivé souvent que des personnes
qui, étant en repos, se trouvaient capables de contempler Dieu, ont succombé
sous le poids des occupations. Souvent aussi, des personnes qui, occupées,
vivaient bien dans le train des affaires humaines, trouvent dans le repos
lui-même le glaive qui les tue. " La vie active ne peut donc revendiquer
la priorité sur la vie contemplative.
Cependant, nous avons cette parole de S. Grégoire " La vie active a une priorité de temps sur la vie contemplative, car c'est à partir des bonnes oeuvres qu'on tend à la contemplation. "
Conclusion
:
On parle de priorité dans un double sens. Celui, d'abord, de priorité de nature. En ce sens, la vie contemplative a la priorité sur la vie active, les objets auxquels elle s'applique étant premiers et meilleurs. Aussi meut-elle et dirige-t-elle la vie active, car la raison supérieure, dont c'est la fonction de contempler, se trouve envers la raison inférieure, préposée à l'action, dans le même rapport que l'homme envers la femme oui doit être gouvernée par lui, selon S. Augustin.
Ensuite, il y a une priorité par rapport à nous, c'est-à-dire dans l'ordre de génération. En ce sens, la vie active a la priorité sur la vie contemplative, à laquelle elle nous dispose, comme nous l'avons montrés. En effet, dans l'ordre de génération, la disposition précède la forme, qui n'en possède pas moins sur elle une priorité absolue et de nature.
Solutions
:
1. La vie contemplative
n'est pas ordonnée à un amour quelconque de Dieu, mais à l'amour parfait. La
vie active en revanche est requise par l'amour, même élémentaire, du prochain.
" Sans la vie contemplative, écrit S. Grégoire ceux qui ne négligent pas
de faire le bien qui est en leur pouvoir, peuvent entrer dans la patrie céleste,
tandis qu'ils ne sauraient y entrer s'ils négligent de faire le bien qui est en
leur pouvoir, c'est-à-dire sans la vie active. " La vie active précède
donc la vie contemplative, comme ce qui est commun à tous précède, dans l'ordre
de génération, ce qui est propre aux parfaits.
2. On va de la vie active à
la vie contemplative pour ce qui regarde l'ordre de génération. Mais on revient
de la vie contemplative à la vie active dans l'ordre de direction, en vue de
soumettre la vie active à la direction de la vie contemplative. C'est ainsi que
l'habitus s'acquiert par les actes mais, une fois acquis, devient le principe
d'actes plus parfaits, selon la remarque d'Aristote.
3. Ceux qui sont enclins à la passion à cause de leur besoin d'activité ont pareillement une aptitude particulière pour la vie active, en raison de leur esprit sans cesse en mouvement. Aussi S. Grégoire écrit-il : " Certaines personnes ont l'esprit si remuant que, s'il arrivait qu'elles fussent désoeuvrées, ce serait pour elles la source d'un plus pénible labeur. Les agitations du coeur deviennent chez elles d'autant plus accablantes qu'elles ont davantage le loisir de penser. " D'autres au contraire, ont l'esprit naturellement simple et tranquille, ce qui les rend aptes à la contemplation. S'il arrivait qu'elles fussent jetées tout entières dans l'action, ce leur serait un préjudice. D'où le mot de S. Grégoire : " Certaines personnes ont l'esprit si peu actif que, jetées dans les occupations extérieures, elles y succombent sur le champ. "
Mais, ajoute-t-il, " on voit souvent l'amour exciter à l'ouvrage des esprits paresseux, et la crainte apaiser dans la contemplation des esprits agités ". De la sorte, ceux qui sont plus aptes à la vie active peuvent, en exerçant cette vie, se disposer à la vie contemplative, et d'autre part, ceux qui sont plus aptes à la vie contemplative peuvent néanmoins aborder les exercices de la vie active, pour y trouver un surcroît de préparation à la vie contemplative.
LA DIVERSITÉ DES ÉTATS ET DES OFFICES
Nous étudierons d'abord en général les offices et les états des hommes. Ensuite en particulier l’état des parfaits (Question 184-189).
1. Qu'est-ce qui constitue un état de vie parmi les hommes ? - 2. Doit-il y avoir, parmi les hommes, diversité d'états ou d'offices ? - 3. La diversité des offices. - 4. La diversité des états.
Objections
:
1. Il ne semble pas que
l'état de vie tienne compte de la condition d'homme libre ou d'esclave. En
effet, le mot " état " (statue) évoque l'idée de station (stando).
Et celle-ci, à son tour, implique l'idée de position droite (rectitude).
D'où cet ordre (Ez 2, 1) : " Fils d'homme, tiens-toi (sta)
debout. " Et S. Grégoire : " Ceux qui se laissent aller à des paroles
nuisibles déchoient de tout état de rectitude. " Or l'homme acquiert la
rectitude spirituelle en soumettant à Dieu sa volonté. Aussi, sur ce mot du
Psaume (33, 1) : " La louange sied aux hommes droits ", la Glose
porte-t-elle : " Ceux-là sont droits qui gouvernent leur coeur selon la
volonté de Dieu. " Il semble donc que la seule obéissance aux
commandements de Dieu suffise à définir un état.
2. Le mot " état
" semble impliquer l'immobilité (selon 1 Co 15, 58) : " Soyez stables
et immobiles. " D'où cette parole de S. Grégoire : " C'est une
pierre carrée, stable sur toutes ses faces, celui qui, ne changeant pas, ne
risque pas de choir. " Mais la vertu a ce caractère de faire agir de façon
immuable, selon la définition qu'en donne Aristote. Il semble donc qu’il
suffise d'exercer la vertu pour acquérir un état.
3. L'état évoque une
certaine élévation. Celui qui se tient debout (stat), se dresse en
hauteur. Or la diversité des offices fait qu'une personne est plus élevée
qu'une autre. Pareillement, les grades et les ordres divers valent à leurs
bénéficiaires des situations diversement élevées. La seule différence le grade,
d'ordre ou d'office suffit donc à créer une diversité d'états.
Cependant, nous lisons dans les Décrets : " S'il arrive qu'ils soient saisis d'une affaire capitale ou d'une question d'état, ils doivent agir par eux-mêmes et non par des enquêteurs. " Et par ( question d'état ", le droit entend une question relative à la liberté ou à la servitude. Il n'y aurait donc, à pouvoir modifier l'état d'un homme, que ce qui intéresse la liberté ou la servitude.
Conclusion
:
L'état (statue), au sens propre, est une position particulière. Non pas quelconque, mais conforme à la nature de l'homme et avec une certaine stabilité. Or il est naturel à l'homme d'avoir la tête en haut, les pieds sur le sol et les membres intermédiaires chacun à sa place. Ce qui ne se vérifie pas chez l'homme couché, assis ou accroupi, mais chez l'homme debout. On ne dit pas davantage qu'il se tient debout s'il marche, mais s'il est en repos. Pareillement, dans le domaine des actions humaines, on dit d'une affaire quelconque qu'elle a un statut, un état, lorsqu'elle a trouvé le règlement qu’elle comportait, avec une relative immobilité et le repos.
Par conséquent, ce qu'il y a de facilement variable et extérieur chez les hommes ne saurait Constituer leur état. La richesse ou la pauvreté, par exemple, n'y suffisent pas. Ni non plus le fait d'être élevé en dignité, ou d'être de basse condition. C'est ce qui explique que, pour le droit civil, l'exclusion du Sénat ne représente pas la perte d'un état mais d'une dignité. Il semble donc que seul intéresse l'état d'un homme, ce qui regarde l'obligation de la personne même, suivant qu'elle est maîtresse d'elle-même ou qu'elle dépend d'autrui. Encore faut-il que ce soit à titre permanent, et non pas pour quelque raison futile ou passagère. C'est dire qu'il s'agit de liberté ou de servitude. La notion d'état est donc corrélative à celles de liberté ou de servitude, soit dans l'ordre spirituel soit dans l'ordre civil.
Solutions
:
1. La position droite
n'appartient pas par elle-même au concept d'état, mais seulement en tant queue
est connaturelle à l'homme et qu'on y joint l'idée de repos. Chez les autres
animaux, cette position n'est donc pas requise pour qu'on puisse dire qu'ils se
tiennent debout (stars). Et l'on ne dit pas des hommes qu'ils se
tiennent debout du seul fait qu'ils sont dressés sur leurs pieds. Il faut
encore qu'ils soient en repos.
2. L'immobilité ne
constitue pas l'état à elle seule. L'homme assis ou couché est immobile ; on ne
dit pas pour autant qu'il se tient debout.
3. L'office se rapporte à l'acte. Le grade évoque l'idée de supériorité et d'infériorité. L'état requiert l'immobilité dans la condition de la personne.
Objections
:
1. Il semble qu'il ne doit
pas y avoir dans l'Église diversité d'offices ou d'états. Car la diversité
s'oppose à l'unité. Or les fidèles du Christ sont appelés à l'unité, selon
cette parole (Jn 17, 21) : " Qu'ils soient un en nous, comme nous-mêmes
nous sommes un. " Il ne doit donc pas y avoir dans l'Église diversité
d'offices ou d'états.
2. La nature n'emploie pas
plusieurs choses là où il suffit d'une seule. Mais il y a beaucoup plus d'ordre
encore dans les oeuvres de la grâce que dans celles de la nature. Ce serait
donc bien mieux si tout ce qui regarde les opérations de la grâce se trouvait
remis à l'administration des mêmes hommes, de telle manière qu'il n'y ait pas dans
l'Église diversité d'offices et d'états.
3. Le bien de l'Église
semble consister avant tout dans la paix, selon le mot du Psaume (147, 3 Vg) :
" Il a établi la paix à tes frontières. " Et S. Paul (2 Co 13, 11) :
" Possédez la paix, et le Dieu de la paix sera avec vous. " Mais la
diversité fait obstacle à la paix, qui naît, semble-t-il, de la ressemblance,
selon l'Ecclésiastique (13, 15) : " Tout animal aime son semblable. "
Et Aristote déclare qu'une minime différence suffit à créer le dissentiment
dans la cité. Donc, semble-t-il, il n'est pas opportun qu'il y ait dans
l'Église diversité d'états et d'offices.
Cependant, il est écrit à la louange de l'Église (Ps 45, 10) : " Elle est vêtue d'une robe bigarrée. " Sur quoi la Glose explique :." La reine, c'est-à-dire l'Église, est parée de l'enseignement des Apôtres, de la confession des martyrs, de la pureté des vierges, du deuil des pénitents. "
Conclusion
:
La diversité des états et des offices dans l'Église est requise, pour trois fins. D'abord, pour la perfection de l'Église elle-même. Dans l'ordre naturel nous voyons la perfection, qui en Dieu est simple et unique, ne pouvoir se réaliser chez les créatures que sous des formes diverses et multiples. Il en va de même pour la plénitude de la grâce, qui se trouve concentrée chez le Christ comme dans la tête. Elle se répand dans ses membres sous des formes diverses, pour que le corps de l'Église soit parfait. C'est la doctrine de S. Paul 10 (Ep 4, 11) : " Il a établi lui-même certains comme apôtres, d'autres comme prophètes, d'autres en qualité d'évangélistes, d'autres en qualité de pasteurs et de docteurs, pour conduire les saints à la perfection. "
Elle est requise ensuite pour l'accomplissement des actions nécessaires à l'Église. Il faut en effet qu'à des actions diverses soient préposées des personnes différentes, si l'on veut que tout se fasse aisément et sans confusion. C'est la pensée de S. Paul (Rm 12, 4) : " Ainsi que dans notre corps, qui est un, nous avons plusieurs membres et que tous les membres n'ont pas le même rôle, nous ne faisons à nous tous qu'un seul corps dans le Christ. "
Enfin, cette diversité intéresse la dignité et beauté de l'Église, qui consiste en un certain ordre. C'est ce que signifie cette parole : (1 R 10, 4) : " Devant la sagesse de Salomon, devant les logements destinés à ses serviteurs et l'organisation en ordres distincts des gens qui le servaient, la reine de Saba était éperdue d'admiration. " Et S. Paul (2 Tm 2, 20) : " Dans une grande maison, on ne trouve pas seulement des vases d'or et d'argent, mais aussi de bois et d'argile. "
Solutions
:
1. La diversité des états
et des offices n'empêche pas l'unité de l'Église. Cette unité, en effet,
résulte de l'unité de la foi, de la charité, du service mutuel. S. Paul a dit
(Ep 4, 16) : " C'est sous son influence (celle du Christ) que tout le
corps est assemblé par la foi, et unifié par la charité, grâce aux divers
organes de service, c'est-à-dire en tant que chacun sert les autres. "
2. La nature n'emploie pas
plusieurs choses là où il suffit d'une seule. Mais elle ne se restreint pas
davantage à une seule chose là où il en faut plusieurs, selon S. Paul (1 Co 12,
17) : " Si tout le corps était oeil, comment entendrait-on ? " C'est
pourquoi il fallait que dans l'Église, corps du Christ, les membres soient
différenciés suivant la diversité des offices, des états et des grades.
3. Dans le corps physique, les membres divers sont maintenus dans l'unité par l'action de l'esprit, qui vivifie et dont le retrait entraîne la disjonction des membres. De même dans le corps de l'Église, la paix entre les divers membres se conserve par la vertu du Saint-Esprit, dont S. Jean nous dit (6, 63) qu'il vivifie le corps de l'Église. D'où l'exhortation de S. Paul (Ep 4, 3) : " Soyez attentifs à conserver l'unité de l'Esprit par le lien de la paix. " Celui qui cherche son bien propre s'exclut de cette unité de l'Esprit, de même que, dans la cité terrestre, la paix disparaît lorsque les citoyens cherchent leur intérêt particulier. Autrement, la distinction des offices et des états est plutôt favorable au maintien de la paix tant de l'esprit que de la cité, en tant queue rend possible la participation d'un plus grand nombre de personnes aux actes publics. Ce qui fait dire à S. Paul (1 Co 12, 24) : " Dieu a organisé le corps de telle manière qu'il n'y ait pas de division, mais que les différents membres aient tous le souci les uns des autres. "
Objections
:
1. Il semble que les
offices ne se distinguent pas par leurs actes. En effet, la diversité des actes
humains est infinie, aussi bien dans le temporel que dans le spirituel. Or
l'infini ne se prête pas à des distinctions précises. La diversité des actes
humains ne saurait donc servir à distinguer nettement les offices.
2. Nous avons dit que la
vie active et la vie contemplative se distinguent par leurs actes. Mais la
distinction des offices est autre, semble-t-il, que celle des vies. Les offices
ne se distinguent donc pas par leurs actes.
3. Il semble que les ordres
ecclésiastiques, les états et les grades se distinguent par leurs actes. Donc,
si les actes spécifient pareillement les offices, la distinction des offices,
grades et états, devient identique. Ce qui est faux, parce que leurs éléments
se divisent de façon différente. Il ne semble donc pas que les offices se
distinguent par leurs actes.
Cependant, pour S. Isidore : " Office vient de efficiendo, officium équivaut à efficium, avec changement d'o en e par euphonie. " Mais l'efficience appartient à l'action. Donc les offices se distinguent par leurs actes.
Conclusion
:
Nous avons dit à l'Article précédent que la diversité parmi les membres de l'Église a trois buts : la perfection, l'action et la beauté. En fonction de cette triple fin, on peut donc reconnaître parmi les fidèles une triple diversité 11. La première est relative à la perfection. C'est celle des états, qui fait que certains sont plus parfaits que d'autres. La deuxième est relative à l'action. C'est celle des offices. On considère en effet, comme exerçant des offices différents, ceux qui sont préposés à des actions différentes. La troisième intéresse la beauté de l'Église. C'est celle des grades, suivant laquelle, dans le même état ou dans le même office, se rencontrent des supérieurs et des inférieurs. D'où ce mot du Psaume (48, 4), d'après une variante : " Dans les degrés (de Sion), Dieu se révélera. "
Solutions
:
1. La diversité matérielle
des actes humains est infinie. Et ce n'est pas elle qui distingue les offices,
mais leur distinction formelle, selon les diverses espèces d'actes, qui ne va
pas à l'infini.
2. Le mot " vie "
est un terme absolu. Aussi les actes dont la diversité fait la diversité des
genres de vie sont-ils ceux qui conviennent à l'homme considéré en lui-même.
L'efficience, au contraire, d'où l'on a formé le mot " office "
évoque une action qui tend à un terme distinct de l'agent, dit Aristote. C'est
pourquoi les offices se distinguent par des actes relatifs à autrui ; ainsi le
docteur ou le juge sont considérés comme exerçant un office. Et S. Isidore
écrit : " L'office consiste à faire ce qui ne nuit à
personne mais est utile à tout le monde. "
3. Nous avons dit que là distinction des états, offices et grades, se prend de points de vue différents. Mais il peut arriver que dans un cas donné, on les rencontre chez le même individu. Par sa députation à un acte relevé, il arrive qu'un homme acquière tout ensemble un office et un grade. Et s'il s'agit d'un acte encore plus relevé, il peut se faire qu'il acquière en outre un état de perfection. C'est le cas de l'évêque. Quant aux ordres ecclésiastiques, ils se distinguent spécialement en fonction des offices divins. " Des offices, écrit S. Isidore, il en existe de bien des genres, mais le principal est celui des offices relatifs aux choses sacrées et divines. "
Objections
:
1. Il semble que la
diversité des états ne se distingue pas selon les commençants, les progressants
et les parfaits. En effet, lorsqu'il s'agit de réalités différentes, les
espèces et leurs différences sont diverses. Or, le commencement, le progrès et
la perfection représentent les différents degrés de la charité, nous l'avons
dit en traitant de celle-ci. Ils ne sauraient donc servir à différencier les
états.
2. On a dit que l'état
regarde la condition de la personne même, qui est esclave ou libre. Cette
distinction de commençants, progressants et parfaits, y semble tout à fait
étrangère.
3. Entre les commençants,
les progressants et les parfaits, ce n'est jamais qu'une question de plus ou de
moins, et donc de degré. Mais la division des degrés et celle des états sont
différentes, on l'a dit. Il n'y a donc pas lieu de distinguer ainsi les états.
Cependant, S. Grégoire a écrit " Il y a trois manières d'être des convertis, suivant qu'ils sont au début, au milieu ou au terme. " Et ailleurs : " Les débuts dans la vertu sont une chose, le progrès en est une autre, et la perfection une autre. "
Conclusion
:
Nous avons dit que l'état s'entend par rapport à la liberté et à la servitude. Or, dans l'ordre spirituel, il existe une double liberté et une double servitude. Il y a une servitude du péché et une servitude de la justice. Pareillement, il y a une liberté à l'égard du péché, et il y a une liberté à l'égard de la justice. C'est ce que montre l'Apôtre (Rm 6, 20) : " Lorsque vous étiez esclaves du péché, vous étiez libres à l'égard de la justice. Maintenant que vous êtes libérés du péché, vous êtes devenus pour Dieu des esclaves. " Il y a servitude du péché ou de la justice, toutes les fois qu'une personne se trouve portée au mal par l'habitus du péché, ou inclinée au bien par l'habitus de la justice. En retour, il y a liberté à l'endroit du péché lorsqu'une personne n'est pas dominée par l’incarnation au péché, et liberté à l'égard de la justice lorsque l'amour de la justice ne la retient plus de pécher. Il y a toutefois entre l'un et l'autre cas cette différence que l'homme est incliné à la justice par la raison naturelle tandis que le péché est contre la raison naturelle. Il s'ensuit que la liberté à l'égard du péché, à laquelle se trouve jointe la servitude à l'égard de la justice, est la vraie liberté. Par l'une et l'autre, l'homme tend au bien conforme à sa nature. La vraie servitude, pareillement, c'est la servitude à l'égard du péché, accompagnée de la liberté à l'égard de la justice, qui entrave l'homme dans la poursuite du bien qui lui est propre.
Or dans cette servitude envers la justice ou le péché l'homme s'engage par son effort humain, dit S. Paul (Rm 6, 16) : " A l'égard de celui à qui vous vous êtes livrés comme pour lui obéir, vous êtes effectivement des esclaves, que ce soit du péché pour la mort, ou de l'obéissance pour la justice. " Mais dans tout effort humain, on est fondé à distinguer le commencement, le milieu et la fin. Donc, dans l'état de servitude et de liberté spirituelles aussi, nous distinguerons : le commencement, auquel appartient l'état des commençants, le milieu, auquel appartient l'état des progressants et le terme, auquel appartient l'état des parfaits.
Solutions
:
1. L'affranchissement du
péché se réalise par la charité, dont S. Paul dit (Rm 5, 5) qu'elle " est
répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit ". D'où cette autre parole (2
Co 3, 17) : " Où est l'Esprit du Seigneur, là se trouve la liberté. "
C'est pourquoi la division des états relatifs à la liberté spirituelle est la
même que celle de la charité.
2. Ces cornmençants,
progressants et parfaits, par rapport auxquels se différencient les états, ne
le sont pas relativement à un effort quelconque. Il s'agit de la poursuite des
choses qui intéressent la liberté et la servitude spirituelles, on l'a spécifié.
3. Rien ne s'oppose à ce que grade et état puissent se rencontrer chez le même individu. Nous l'avons fait observer plus haut. Dans les choses de ce monde aussi, nous voyons que l'homme libre diffère du serf, non seulement par l'état, mais par le grade.
L'ÉTAT DE PERFECTION
Nous avons maintenant à parler de ce qui regarde l'état de perfection, auquel sont ordonnés les autres états. L'étude des Offices, pour ceux d'entre eux qui sont relatifs aux ministères sacrés, appartient au traité de l'Ordre et à la troisième Partie de cet ouvrage, et, pour ceux d'entre eux qui, se rapportent à d'autres actes, elle est l'affaire des juristes.
Sur l'état des parfaits, notre étude comprendra trois parties. I. L'état de perfection en général (Question 184). - II. Ce qui concerne la perfection des évêques (Question 185). - Ce qui concerne la perfection des religieux (Question 186-189).
1. La perfection tient-elle à la charité ? - 2. Peut-on être parfait en cette vie ? - 3. La perfection de cette vie consiste-t-elle principalement dans les conseils, ou dans les préceptes ? - 4. Quiconque est parfait se trouve-t-il dans l'état de perfection ? - 5. Les prélats et les religieux sont-ils spécialement dans l'état de perfection ? - 7. Quel est le plus parfait : l'état religieux, ou l'état épiscopal ? - 8. Comparaison des religieux avec les curés et les archidiacres.
Objections
:
1. Il semble que la
perfection de la vie chrétienne ne tient pas spécialement à la charité. En
effet, S. Paul a écrit (1 Co 14, 20) : " Pour la malice, soyez de petits
enfants, mais pour le jugement, soyez des hommes faits. " Or la charité
n'est pas affaire de jugement mais plutôt de sentiments. Il semble donc que la
perfection de la vie chrétienne ne consiste pas principalement dans la charité.
2. S. Paul écrit aussi (Ep
6, 13) : " Prenez l'armure de Dieu pour pouvoir résister au jour mauvais
et demeurer parfaits en tout. " Et à propos de cette armure de Dieu, il
ajoute : " Ayez le ceinturon de la vérité, revêtez la cuirasse de la
justice, prenez en toutes choses le bouclier de la foi. " Donc la
perfection de la vie chrétienne ne semble pas consister dans la seule charité,
mais dans les autres vertus aussi.
3. De même que les autres
habitus, les vertus sont spécifiées par leurs actes. Or S. Jacques (1, 4) dit :
" La patience fait oeuvre parfaite. " Il semble donc que l'état de
perfection se prenne plutôt de la patience.
Cependant, il est écrit (Col 3, 14) " Par-dessus tout, ayez la charité, qui est le lien de la perfection. " Ce qui veut dire qu'elle rassemble en quelque sorte les autres vertus dans une parfaite unité.
Conclusion
:
On dit qu'un être est parfait dans la mesure où il atteint sa fin propre, qui est sa perfection ultime. Or c'est la charité qui nous unit à Dieu, fin ultime de l'âme humaine. En effet : " Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui " (1 Jn 4, 16). La perfection de la vie chrétienne tient donc spécialement à la charité.
Solutions
:
La perfection des jugements humains
semble résider principalement dans leur unification dans la vérité selon S.
Paul (1 Co 1, 10) : " Soyez parfaits dans le même jugement et les mêmes
sentiments. " Mais cette unité est l'oeuvre de la charité, qui fait
l'accord parmi les hommes. La perfection des jugements eux-mêmes a donc sa
racine dans la perfection de la charité.
2. On peut dire de
quelqu'un qu'il est parfait en deux sens. Absolument, et dans ce cas la
perfection s'entend par rapport à sa nature même. C'est ainsi qu'un animal est
considéré comme parfait quand rien ne lui manque en ce qui regarde la disposition
des membres et autres qualités semblables, de ce que requiert la vie animale.
Relativement, et dans ce second cas la perfection s'entend par rapport à
quelque qualité extérieure surajoutée, la blancheur, par exemple, ou la
noirceur. Or la vie chrétienne consiste spécialement dans la charité, qui unit
l'âme à Dieu. D'où cette parole (1 Jn 3, 14) : " Celui qui n'aime pas
demeure dans la mort. " C'est pourquoi la perfection de la vie chrétienne
entendue au sens absolu tient à la charité et, au sens relatif seulement, aux
autres vertus. Et parce que l'être qui existe absolument a valeur de principe
envers tout le reste, la perfection de la charité est le principe de cette
perfection relative qui tient aux autres vertus.
3. La patience fait oeuvre parfaite par sa liaison avec la charité. C'est de l'abondance de la charité que vient la patience avec laquelle on supporte l'adversité, selon cette parole (Rm 8, 35) : " Qui nous séparera de la charité du Christ ? La détresse ? L'angoisse ?... "
Objections
:
1. Il semble que personne
ne puisse être parfait en cette vie. En effet S. Paul a écrit (1 Co 13, 10) :
" Lorsque viendra ce qui est parfait l'imparfait sera aboli. " Or,
dans cette vie, jamais l'imparfait n'est aboli, car la foi et l'espérance, qui
sont imparfaites, demeurent en cette vie.
2. " Est parfait, dit
Aristote celui à qui il ne manque rien. " Mais il n'est personne en cette
vie à qui il ne manque quelque chose. " Nous tombons tous en beaucoup de
fautes ", dit S. Jacques (3, 2). Et le Psaume (139, 16) : " Tes yeux
ont vu mon imperfection. "
3. La perfection de la vie chrétienne, on l'a dit à l'Article précédent,
tient à la charité, qui englobe l'amour de Dieu et du prochain. Pour ce qui
regarde l'amour de Dieu, nul ne peut posséder ici-bas la charité parfaite.
" Le feu de l'amour, écrit S. Grégoire, qui commence à brûler ici-bas,
lorsqu'il verra celui qu'il aime, s'enflammera pour lui d'un plus grand amour.
" Pas davantage pour ce qui regarde l'amour du prochain. Car, dans cette
vie, nous sommes incapables d'amour actuel pour tous les prochains, bien que
nous les aimions d'amour habituel. Or l'amour seulement habituel demeure
imparfait. Il semble donc que nul ne peut être parfait en cette vie.
Cependant, la loi divine ne nous convie pas à l'impossible. Or elle nous invite à la perfection selon S. Matthieu (5, 48) : " Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. " Il semble donc qu'il soit possible d'être parfait en cette vie.
Conclusion
:
La perfection de la vie chrétienne, avons-nous dit, réside dans la charité. Or la perfection renferme une certaine idée d'universalité. " Est parfait, dit Aristote. celui à qui il ne manque rien. " On peut donc envisager une triple perfection de la charité.
1° Une perfection absolue. La charité alors est totale, non seulement par rapport à celui qui aime, mais encore par rapport à celui qui est aimé. C'est-à-dire que Dieu est aimé autant qu'il est aimable. Cette perfection de la charité n'est possible à aucune créature. Elle est le privilège de Dieu, qui possède le bien intégralement et par essence.
2° Une perfection répondant à toute la capacité de celui qui aime, dont l'amour se porte vers Dieu selon tout son pouvoir et de façon actuelle. Cette perfection n'est pas possible dans l'état de voyageur, mais elle existera dans la patrie.
3° Une perfection qui n'est totale ni par rapport à l'être aimé ni même par rapport à celui qui aime, en ce que celui qui aime Dieu le ferait de façon toujours actuelle, mais qui l'est en cet autre sens qu'elle exclut tout ce qui contrarie le mouvement de l'amour divin. C'est ce que dit S. Augustin : " Le poison de la charité, c'est la cupidité... Sa perfection, c'est l'absence de cupidité. " Or cette perfection-là est possible dans la vie présente.
Et cela de deux façons. D'abord, en tant qu'elle implique le rejet par la volonté humaine de tout ce qui est contraire à la charité, entendez le péché mortel. Sans cette perfection-là, la charité ne peut exister. Aussi est-elle nécessaire au salut. Puis, en tant queue implique le rejet par la volonté humaine, non plus seulement de ce qui est contraire à la charité, mais encore de ce qui l'empêche de se porter vers Dieu de tout son élan. La charité peut exister sans cette seconde perfection, comme c'est le cas chez les commençants et les progressants.
Solutions
:
1. S. Paul parle en cet
endroit de la perfection de la patrie, qui n'est pas possible dans l'état de
voyageur.
2. Ceux qui sont parfaits
en cette vie commettent beaucoup de fautes vénielles dues à l'infirmité de la
vie présente. En quoi ils gardent quelque chose d'imparfait par comparaison
avec la perfection de la patrie.
3. De même que la condition de la vie présente ne permet pas à l'homme d'être toujours uni à Dieu d'amour actuel, elle ne lui permet pas d'avoir pour chacun de ses frères individuellement un amour actuel et distinct. Il suffit qu'il les aime tous ensemble universellement et chacun en particulier d'un amour habituel, sous forme de disposition du coeur.
On peut d'ailleurs envisager, pour l'amour du prochain comme pour l'amour de Dieu, une double perfection. La première, sans laquelle il ne saurait y avoir de charité, consiste à n'avoir rien dans le coeur qui soit contraire à l'amour du prochain. La charité, en revanche, peut exister sans la seconde perfection, qui s'entend en trois sens divers.
Perfection, d'abord, pour ce qui regarde l'extension : que l'on aime non seulement ses amis et connaissances, mais encore les personnes qui nous sont étrangères et jusqu'à nos ennemis. " C'est, dit S. Augustin, le propre des fils parfaits de Dieu. " Perfection, ensuite, pour ce qui regarde l'intensité. Elle paraît aux choses que l'on méprise pour le prochain. L'homme en vient à mépriser pour le prochain non seulement les biens extérieurs mais les afflictions corporelles et la mort même, suivant S. Jean (15, 13) : " Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. " Perfection, enfin, en ce qui concerne les effets. Elle consiste à prodiguer au prochain, avec les bienfaits de l'ordre temporel, ceux de l'ordre spirituel, et à se donner finalement soi-même, suivant le mot de l'Apôtre (2 Co 12, 15) : " je dépenserai volontiers et me dépenserai moi-même pour vos âmes. "
Objections
:
1. Il semble qu'elle ne
réside pas dans les préceptes mais dans les conseils. En effet, le Seigneur a
dit (Mt 19, 21) : " Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu
possèdes, puis donne-le aux pauvres. Viens ensuite et suis-moi. " Or c'est
là un conseil. La perfection se prend donc des conseils et non pas des
préceptes.
2. Tout le monde est tenu
d'observer les préceptes, puisqu'ils sont nécessaires au salut. Donc, si la
perfection de la vie chrétienne réside dans les préceptes, il s'ensuit que la
perfection est nécessaire au salut et que tous y sont obligés. Ce qui est
évidemment faux.
3. La perfection de la vie
chrétienne, nous l'avons dit, tient à la charité. Mais il ne semble pas que la
perfection de la charité consiste dans l'observation des préceptes. Le
commencement et le progrès de la charité précèdent en effet, sa perfection,
suivant la remarque de S. Augustin. Or il n'y a pas de charité, même à l'état
de commencement, avant l'observation des préceptes, comme il est dit en S. Jean
(14, 23) : " Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole. " La
perfection de cette vie ne tient donc pas aux préceptes mais aux conseils.
Cependant, il est dit (Dt 6, 5) : " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur. " Et (Lv 19, 18) : " Tu aimeras ton prochain comme toi-même. " Ce sont les deux préceptes dont le Seigneur a dit (Mt 22, 40) : " Toute la Loi et les Prophètes dépendent de ces deux commandements. " Or la perfection de la charité, qui fait la perfection de la vie chrétienne, tient à ce que nous aimons Dieu de tout notre coeur et le prochain comme nous-même. Il semble donc que la perfection consiste en l'observation des préceptes.
Conclusion
:
Que la perfection consiste en quelque chose peut se dire de deux façons : directement par soi et essentiellement, ou de façon secondaire et par accident. Directement et essentiellement, la perfection de la vie chrétienne consiste dans la charité, principalement dans l'amour de Dieu, et secondairement dans l'amour du prochain, amours auxquels se rapportent les préceptes principaux de la loi divine, on l'a dit. Or l'amour de Dieu et du prochain ne tombe pas sous le précepte suivant une mesure limitée seulement, si bien que le surplus serait réservé au conseil. On le voit clairement par la formulation même du précepte qui souligne la perfection : " Tu aimeras le Seigneur Dieu de tout ton coeur. " " Tout et parfait s'équivalent ", remarque Aristote. De même : " Tu aimeras ton prochain comme toi-même "' car chacun s'aime soi-même au maximum. Et tout cela parce que, dit S. Paul (1 Tm 1, 5) : " La charité est la fin du précepte. " Or, quand il s'agit de fin, il ne saurait y avoir de mesure à garder mais seulement quand il s'agit de ce qui est relatif à la fin, dit Aristote. Ainsi le médecin ne met pas de mesure dans la santé qu'il prétend rétablir, tandis qu'il en met dans le remède ou le régime qu'il prescrit en vue de la guérison. Ces considérations prouvent que la perfection consiste essentiellement dans les préceptes. D'où la question de S. Augustin : " Pourquoi cette perfection ne serait-elle pas commandée à l'homme, bien que nul ne la possède en cette vie ? "
Secondairement et à titre de moyen, la perfection consiste dans les conseils. De même que les préceptes, les conseils sont tous ordonnés à la charité, mais d'une manière différente. Les préceptes autres que celui de la charité sont ordonnés à l'éloignement de ce qui s'oppose à la charité et dont la présence rend la charité impossible. Les conseils, eux, sont ordonnés à éloigner ce qui entraverait l'acte de charité tout en n'étant pas contraire à la charité elle-même, comme le mariage, les affaires, etc. C'est ce que dit S. Augustin : " Tout ce que Dieu commande, par exemple : "Tu ne commettras pas l'adultère", et tout ce qu'il conseille sans le commander, par exemple : "Il est bon à l'homme de ne pas toucher de femme" tout cela s'observe comme il faut quand on le rapporte à l'amour de Dieu et du prochain pour Dieu, dans ce siècle-ci et dans l'autre. " De même l'abbé Moïse - : " Les jeûnes, les veilles, la méditation des Écritures, la nudité, le dénuement de toutes ressources ne sont pas la perfection même, mais les moyens de perfection. ce n'est pas en eux que réside la fin de ce régime de vie, mais c'est par eux qu'on parvient à cette fin. " Auparavant il avait dit : " Nous nous efforçons de nous élever par ces degrés à la perfection de la charité. "
Solutions
:
1. Dans ces paroles du
Seigneur il faut distinguer ce qui trace la voie à suivre pour parvenir à la
perfection, c'est-à-dire : " Va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le
aux pauvres "et ce qui a trait à la perfection elle-même, c'est-à-dire
" Suis-moi. " C'est pourquoi S. Jérôme écrit " Parce qu'il ne
suffit pas de tout quitter Pierre ajoute ce qui est la perfection même : Nous
t'avons suivi. " Et S. Ambroise fait cette remarque sur " Suis-moi
" (Lc 5, 27) : " Il ordonne de suivre, non par la démarche du corps,
mais par l'affection de l'âme ", c'est-à-dire par la charité. Il ressort
donc des termes mêmes que les conseils représentent des moyens de parvenir à la
perfection, puisqu'il dit : " Si tu veux être parfait, va, vends, etc.
" comme s'il disait : " En faisant cela, tu parviendras à cette fin.
"
2. Comme dit S. Augustin : " Si la perfection de la charité est
commandée à l'homme en cette vie, c'est qu'il est impossible de bien courir si
l'on ignore vers quel but on doit courir. Et comment le saurions-nous si nul
précepte ne nous l'apprenait ? " Mais il y a plusieurs manières d'observer
un précepte, et ce n'est pas le transgresser que de ne pas l'observer de la
manière la plus parfaite possible. Il suffit de l'accomplir, de quelque manière
que ce soit. La perfection de l'amour divin tombe bien sous le précepte dans
toute son étendue. Même la perfection de la patrie ne demeure pas en dehors de
ce précepte, observe S. augustin. Mais celui qui, d'une manière quelconque,
atteint à la perfection de l'amour divin échappe au reproche d'avoir transgressé
le précepte. Le plus bas degré de l'amour divin, c'est de ne rien aimer plus
que Dieu ou contre Dieu ou autant que Dieu. Celui qui n'atteint pas ce degré de
perfection n'observe aucunement le précepte. Il est un autre degré d'amour, le
plus élevé, qu'il est impossible, on l'a dit à l'Article précédent, d'atteindre
ici-bas. Il est manifeste que celui qui n'y est pas parvenu ne viole pas le
précepte. Celui qui n'atteint pas les degrés intermédiaires de perfection ne
l'enfreint pas davantage, pourvu qu'il atteigne le plus bas.
3. Il est une perfection naturelle que l'homme possède dès sa naissance sous peine de n'être pas un homme, et une autre perfection à laquelle il parvient en grandissant. De même, il existe une certaine perfection spécifique de la charité : qu'on aime Dieu par-dessus toutes choses, et qu'on n'aime rien contre lui. Et il existe, même en cette vie, une autre perfection de la charité à laquelle on parvient par voie de croissance spirituelle. Par exemple, lorsque l'on s'abstient même de choses permises pour vaquer plus librement au service de Dieu.
Objections
:
1. Il semble bien. Nous
venons de remarquer que l'on parvenait à la perfection spirituelle par la
croissance spirituelle, de même que l'on parvient à la perfection corporelle par
la croissance corporelle. Or on dit de celui qui a accompli sa croissance
corporelle qu'il se trouve dans l'état d'âge parfait. Donc il semble aussi
qu'on doit dire, de celui que la croissance spirituelle a conduit à la
perfection, qu'il se trouve dans l'état de perfection.
2. " Les mouvements
qui s'effectuent du contraire au contraire et du moins au plus sont de même
type ", dit Aristote. Mais lorsqu'un homme passe du péché à la grâce, on
dit qu'il change d'état en tant qu'on distingue l'état de péché et l'état de
grâce. Il semble donc au même titre, lorsqu'on progresse d'une grâce moindre à
une grâce plus grande jusqu'à la perfection, que l'on atteint l'état de
perfection.
3. Un homme acquiert un
état du fait qu'il se trouve affranchi de la servitude. Mais la charité nous
affranchit de la servitude du péché, puisque " la charité couvre toutes
les fautes ", disent les Proverbes (10, 12). Mais on a dit que la charité
rend l'homme parfait. Donc, semble-t-il, quiconque est parfait possède par cela
même l'état de perfection.
Cependant, certains sont dans l'état de perfection et n'ont ni la charité, ni la grâce, par exemple les mauvais évêques et les mauvais religieux. Il semble donc qu'à l'inverse certains puissent avoir une vie parfaite sans se trouver dans l'état de perfection.
Conclusion
:
Nous avons dit r que l'état relève, à proprement parler, de la condition de liberté ou de servitude. Or, chez l'homme, la liberté ou la servitude spirituelle peuvent se présenter sous deux formes, l'une intérieure, l'autre extérieure. Et, comme il est écrit (1 S 16, 7) : " Les hommes ne voient que ce qui parent au-dehors, tandis que Dieu regarde le coeur. " Aussi la disposition intérieure de l'homme détermine-t-elle un état spirituel à l'égard du jugement de Dieu, tandis que ses actes extérieurs lui valent de posséder un état spirituel devant l'Église. Or c'est en ce dernier sens que nous parlons présentement des états, en tant que leur diversité procure à l'Église une certaine beauté.
Remarquons d'autre part que pour acquérir parmi les hommes un état de liberté ou de servitude, il faut premièrement qu'intervienne un acte par où l'on se trouve soit lié, soit affranchi. Le seul service d'autrui ne fait pas l'esclave, car les hommes libres aussi peuvent servir, suivant S. Paul (Ga 5, 13) : " Par la charité de l'esprit, mettez-vous au service les uns des autres. " Et le fait de cesser de servir ne suffit pas non plus à rendre libre. Il y a des esclaves fugitifs. Celui-là est vraiment serf qui est obligé à servir, et celui-là est vraiment libre qui est délié de l'obligation de servir. Secondement, il faut que l'acte par où l'on se trouve obligé revête une certaine solennité. Ainsi en va-t-il parmi les hommes pour tout ce qui doit avoir une valeur perpétuelle.
On dira de même qu'un homme se trouve dans l'état de perfection, non pas en raison de l'acte intérieur de charité qui est parfait en lui, mais parce qu'il s'est obligé, pour toujours et par un acte solennel, à une vie de perfection. Il arrive qu'après avoir promis on ne tienne pas sa promesse, tandis que d'autres font ce qu'ils n'ont pas promis. Par exemple, ces deux fils de l'Évangile (Mt 21, 28) dont l'un, à son père qui lui disait : " Travaille à ma vigne ", répondit : " je ne veux pas ", et puis y alla, tandis que l'autre répondit : " J'y vais ", et n'y alla pas. Rien n'empêche donc que certains soient parfaits sans être dans l'état de perfection, et que d'autres soient dans l'état de perfection sans être parfaits.
Solutions
:
1. Par la croissance
physique on progresse dans l'ordre de la nature et donc on parvient à l'état
réclamé par la nature, surtout parce que ce qui est en conformité avec la
nature est immuable de quelque façon, la nature étant déterminée à une certaine
manière d'être. De même, par le progrès spirituel, on acquiert l'état intérieur
de perfection pour ce qui regarde le jugement de Dieu. Mais, pour ce qui
regarde la diversité des états ecclésiastiques, on n'acquiert l'état de
perfection que par un progrès affectant la manière extérieure d'agir.
2. Cet argument vise encore
l'état intérieur. D'ailleurs, lorsque quelqu'un passe du péché à la grâce, il
passe effectivement de la servitude à la liberté. Ce qui n'arrive pas lorsqu'il
s'agit d'un simple progrès dans la grâce, à moins qu'on ne s y oblige.
3. Cet argument vaut lui aussi pour l'état intérieur. Et cette fois encore, il faut distinguer entre la charité elle-même, qui change la condition de servitude et de liberté spirituelles, et le simple progrès dans la charité, qui n'a pas ce pouvoir.
Objections
:
1. Il ne semble pas, car
l'état de perfection se distingue de l'état des commençants et des
progressants. Mais il n'y a pas de gens spécialement affectés à l'état de
progressants ou de commençants. Donc il ne semble pas qu'ils doivent y avoir
des catégories d'hommes affectés à l'état de perfection.
2. L'état extérieur doit
répondre à l'état intérieur. Autrement, on commet le mensonge lequel, dit S.
Ambroise, " ne consiste pas seulement en paroles fausses mais en oeuvres
simulées ". Mais il y a beaucoup de prélats ou de religieux qui n'ont pas
la perfection intérieure de la charité. Donc, si les religieux et les prélats
étaient tous dans l'état de perfection, il s'ensuivrait que tous ceux d'entre
eux qui ne sont pas parfaits seraient en état de péché mortel, comme
simulateurs et menteurs.
3. Nous avons dit que la
perfection tient à la charité. Or il semble que la charité la plus parfaite se
rencontre chez les martyrs : " Il n'y a pas de plus grande charité que de
donner sa vie pour ses amis " (Jn 15, 13). Et sur ce texte (He 12, 4) :
" Vous n'avez pas encore résisté jusqu'au sang ", la Glose dit "
Il n'y a pas en cette vie d'amour plus parfait que celui auquel les martyrs ont
atteint, eux qui ont combattu le péché jusqu'à verser le sang. " L'état de
perfection semble donc devoir être attribué aux martyrs plutôt qu'aux religieux
et aux évêques.
Cependant, Denys attribue la perfection aux évêques comme à des " agents de perfection ". Et ailleurs il l'attribue aux religieux, qu'il appelle " moines " ou " thérapeutes ", ce qui veut dire serviteurs de Dieu, comme à des " perfectionnés ".
Conclusion
:
L'état de perfection requiert, on l'a dit v la perpétuelle obligation, accompagnée de solennité, à une vie de perfection. Or l'une et l'autre condition se vérifie dans le cas des religieux et des évêques. Les religieux s'engagent par voeu à s'abstenir des biens du siècle, dont il leur était loisible d'user, en vue de vaquer à Dieu plus librement, et c'est en cela que consiste la perfection de la vie présente. D'où ces paroles de Denys, sur les religieux : " certains les appellent "thérapeutes", c'est-à-dire serviteurs, parce qu'ils sont voués au culte et service de Dieu ; d'autres les appellent "moines", parce que leur vie, loin d'être divisée, demeure parfaitement une, parce qu'ils s'unifient eux-mêmes par un saint recueillement qui exclut toute division, de façon à tendre vers la perfection de l'amour divin ". D'autre part, l'engagement qu'ils prennent s'accompagne de la solennité de la profession et de la bénédiction. Aussi Denys ajoute-t-il : " C'est pourquoi la législation sacrée, leur octroyant une grâce parfaite, les honore d'une prière consécratoire. "
Les évêques pareillement s'obligent à une vie de perfection lorsqu'ils assument l'office pastoral qui les oblige à donner leur vie pour leurs brebis (Jn 10, 3). C'est ce qui fait dire à S. Paul (1 Tm 6, 12) : " Tu as fait une belle profession devant un grand nombre de témoins ", c'est-à-dire, explique la Glose, " lors de ton ordination ". Et cette profession s'accompagne d'une consécration solennelle, d'après S. Paul (2 Tm 1, 6) : " Ravive la grâce de Dieu que tu as reçue par l'imposition de mes mains ", ce que la Glose entend de la grâce épiscopale. Denys écrit : " Le souverain prêtre, c'est-à-dire l'évêque, se voit imposer sur la tête, dans son ordination, la sainte Parole, pour signifier qu'il reçoit la plénitude du pouvoir hiérarchique et qu'il lui appartient non seulement d'interpréter toutes les formules et les actions saintes mais encore de les communiquer aux autres. "
Solutions
:
1. Le commencement et la
croissance ne sont pas recherchés pour eux-mêmes, mais en vue de la perfection.
C'est donc au seul état de perfection que certaines personnes sont promues avec
obligation et solennité.
2. Les hommes qui
embrassent l'état de perfection ne font pas profession d'être parfaits, mais de
tendre à la perfection. Aussi S. Paul dit-il (Ph 3, 12) : " Non pas que
j'aie déjà obtenu le prix ou que je sois parfait ; non, je poursuis ma course
pour tâcher de saisir. " Et il ajoute : " Nous tous, qui sommes des
"parfaits", c'est ainsi qu'il nous faut penser. " Celui qui,
n'étant pas parfait, embrasse l'état de perfection n'est donc ni un menteur ni
un simulateur. Il ne le devient que s'il révoque son propos de perfection.
3. Le martyre constitue l'acte suprême de la charité. Mais, nous l'avons dit, un acte de perfection ne suffit pas à créer un état.
Objections
:
1. Il semble que tous les
prélats ecclésiastiques soient dans l'état de perfection. S. Jérôme dit en
effet : " Autrefois prêtre et évêque ne se distinguaient pas. " Et il
ajoute : " Les prêtres doivent savoir que la coutume de l'Église les
soumet à celui qui leur est préposé. Mais les évêques, de leur côté, se
souviendront que c'est moins à la réelle disposition du Seigneur qu'à la
coutume qu'ils doivent d'être supérieurs aux prêtres, et qu'ils ont à gouverner
l’Église en union avec eux. " Or les évêques sont dans l'état de
perfection. Donc aussi les prêtres, qui ont charge d'âmes.
2. Comme les évêques, les
curés reçoivent charge d'âmes et bénéficient d'une consécration. Les
archidiacres de même, dont, à propos des Actes (6, 3) : " Cherchez,
frères, sept hommes de bon renom ", la Glose nous dit : " Les
Apôtres, par ces paroles, prescrivaient la désignation par l'Église de sept
diacres qui occuperaient un rang plus élevé et se tiendraient comme des
colonnes près de l'autel. " Il semble donc qu'eux aussi soient dans l'état
de perfection.
3. De même que les évêques,
les curés et archidiacres sont obligés de donner leur vie pour leurs brebis. Or
cela appartient, on l'a dit, à la perfection de la charité. Il semble donc que
les curés aussi et les archidiacres soient dans l'état de perfection.
Cependant, Denys écrit : " L'ordre des pontifes a mission de consommer et de conduire à la perfection, celui des prêtres d'illuminer et d'éclairer, celui des diacres de purifier et de discerner. " D'où il ressort que la perfection appartient aux seuls évêques.
Conclusion
:
Chez les prêtres et les diacres ayant charge d'âmes, on peut distinguer l'ordre et la charge. Or l'ordre se rapporte à un acte particulier dans les offices divins. C'est pourquoi nous avons dit plus haut que la distinction des ordres rentrait dans la distinction des offices. Ceux qui reçoivent un ordre sacré reçoivent donc le pouvoir d'accomplir certains actes sacrés. Mais ils ne sont pas obligés par le fait même à une vie de perfection, à ceci près que, dans l'Église occidentale, la réception des ordres sacrés implique l'émission du voeu de continence, qui est l'un de ceux que requiert la perfection, comme on le verra plus loin. Ainsi donc, celui qui reçoit un ordre sacré n'est pas placé, à proprement parler, dans l'état de perfection, bien que la perfection intérieure soit requise pour exercer dignement ces sortes d'actes.
La charge qu'ils assument ne les place pas non plus dans l'état de perfection. En effet, ils ne sont pas obligés de ce chef et par un voeu perpétuel à conserver toute leur vie la charge d'âmes. Ils peuvent l'abandonner en entrant en religion, même sans la permission de l'évêque, comme il est spécifié dans les Décrets. Et avec la permission de l'évêque, ils peuvent même abandonner un archidiaconé ou une paroisse pour recevoir une simple prébende sans charge d'âmes. Ce qui ne leur serait aucunement permis s'ils étaient dans l'état de perfection. " Nul, en effet, s'il regarde en arrière après avoir mis la main à la charrue, n'est apte au royaume de Dieu " (Lc 9, 62). Les évêques, par contre, qui sont dans l'état de perfection, ne peuvent abandonner la charge épiscopale que par l'autorité du souverain pontife, auquel il appartient de dispenser en matière de voeux perpétuels et pour des motifs déterminés, comme on le dira plus loin. Il est donc manifeste que tous les prélats ne sont pas dans l'état de perfection, mais seulement les évêques.
Solutions
:
1. Lorsqu'on parle de prêtre et d'évêque, on peut se placer à deux points de vue différents. Au point de vue du nom : il est exact que jadis on ne distinguait pas entre prêtre et évêque. L'évêque est un " surintendant ", explique S. Augustin. Le prêtre est un " ancien ". S. Paul, pour les désigner l'un et l'autre, emploie indifféremment le mot soit de prêtre (1 Tm 5. 17) : " Les prêtres qui exercent bien leur présidence sont dignes d'un double honneur ", soit d'évêque, car il dit aux prêtres d'Éphèse (Ac 20, 28) : " Faites attention à vous et à tout le troupeau, au sein duquel l'Esprit Saint vous a établis comme évêques pour régir l'Église de Dieu. "
Mais au point de vue de la réalité, ils ont toujours été distincts, même au temps des Apôtres, comme on le voit chez Denys. Et sur le texte de Luc (10, 1), la Glose écrit : " De même que nous avons dans les Apôtres le prototype des évêques, nous avons dans les soixante douze disciples celui des prêtres du second ordre. "
Dans la suite, pour écarter le
péril de schisme, il devint nécessaire de distinguer même les noms, les plus
grands étant qualifiés d'évêques, et les moindres de prêtres. Prétendre que les
prêtres ne diffèrent pas des évêques, c'est une erreur que S. Augustin range
parmi les dogmes hérétiques lorsqu'il rapporte que les ariens se refusaient à
mettre aucune différence entre prêtre et évêque.
2. C'est l'évêque, à titre
principal, qui a la charge de toutes les âmes de son diocèse. Les curés et
archidiacres exercent les ministères moindres qui leur sont confiés sous
l'autorité de l'évêque. Aussi sur ce mot de S. Paul (1 Co 12, 28) : " A
d'autres l'assistance, à d'autres le gouvernement ", la Glose explique :
" L'assistance : c'est la fonction de ceux qui jouent le rôle
d'auxiliaires près des supérieurs, comme Tite pour l'Apôtre ou les archidiacres
pour les évêques. Le gouvernement, c'est l'autorité dont jouissent les
personnes de moindre rang, tels les prêtres, chargés de former le peuple.
" Et Denys : " De même que nous voyons la hiérarchie universelle
culminer en Jésus, chacune des hiérarchies particulières atteint son sommet
dans le divin hiérarque qui lui est propre, c'est-à-dire dans l'évêque. "
Et on lit dans les Décrets : " Les prêtres et les diacres doivent
tous prendre garde de ne rien faire sans la permission de leur propre évêque.
" C'est dire qu'ils sont par rapport à l'évêque ce que sont les baillis et
prévôts par rapport au roi. En conséquence, de même que le roi seul, entre
toutes les puissances séculières, reçoit une bénédiction solennelle, les autres
étant instituées par simple commission, de même, dans l'Église, la charge
épiscopale est conférée par une solennelle consécration, tandis que les charges
archidiaconale et curiale le sont par simple injonction. Cependant, avant même
d'avoir cette charge, archidiacres et curés sont consacrés par leur ordination.
3. Les curés et archidiacres, n'ayant pas charge d'âmes à titre principal, mais une simple administration confiée par l'évêque, n'exercent pas en premier l'office pastoral et ne sont pas obligés de donner leur vie pour le troupeau, si ce n'est dans la mesure où ils ont part à la charge d'âmes. Il s'agit donc dans leur cas d'un office se rattachant à la perfection plutôt que d'un état de perfection.
Objections
:
1. Il semble que l'état
religieux soit plus parfait que l'état épiscopal. En effet, le Seigneur a dit
(Mt 19, 21) : " Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et
donne-le aux pauvres. " C'est ce que font les religieux. Mais les évêques
n'y sont pas tenus. " Les évêques, est-il dit dans les Décrets, laisseront
à leurs héritiers quelque chose de leurs biens patrimoniaux ou acquis, ou leur
appartenant personnellement. " Les religieux sont donc dans un état plus
parfait que les évêques.
2. La perfection réside
dans l'amour de Dieu plus que dans l'amour du prochain. Or l'état des religieux
est directement ordonné à l'amour de Dieu, ce qui leur vaut, selon Denys "
de tirer leur nom du culte et service de Dieu ". L'état épiscopal, lui,
semble ordonné à l'amour du prochain, dont les évêques ont la charge en qualité
de surintendants, comme l'atteste leur nom, suivant la remarque de S. Augustin.
L'état religieux semble donc plus parfait que l'état épiscopal.
3. L'état religieux est
ordonné à la vie contemplative, qui l'emporte sur la vie active à laquelle
l'état épiscopal est ordonné selon S. Grégoire : " Isaïe, aspirant à
l'office de la prédication, souhaitait d'être utile au prochain dans la vie
active, tandis que Jérémie, voulant s'attacher diligemment à l'amour du
Créateur par la contemplation, déclinait la mission de prédicateur. " Il
apparaît donc que l'état religieux est plus parfait que l'état épiscopal.
Cependant, il n'est permis à personne de passer d'un état plus relevé à un état inférieur. Ce serait " regarder en arrière ". Mais on peut passer de l'état religieux à l'état épiscopal. Les Décrets disent en effet que " l'ordination sacrée fait du moine un évêque ". Il faut donc que l'état épiscopal soit plus relevé que l'état religieux.
Conclusion
:
Comme dit S. Augustin " l'agent est toujours supérieur au patient ". Or, dans l'ordre de la perfection, les évêques, d'après Denys sont agents de perfection (perfectores) et les religieux, perfectionnés (perfecti). De ces deux conditions, l'une évoque l'idée d'activité, l'autre de passivité. D'où il est évident que l'état de perfection est supérieur chez les évêques à ce qu'il est chez les religieux.
Solutions
:
1. Le renoncement aux biens
propres peut revêtir deux formes différentes. D'abord, la forme de réalité
actuelle : ainsi considéré, il n'est pas la perfection même, mais un simple
moyen de perfection, nous l'avons dit. Donc rien ne s'oppose à ce que l'état de
perfection puisse exister sans lui. Et ainsi des autres observances extérieures.
D'autre part, le renoncement peut avoir la forme de disposition intérieure,
l'homme étant prêt, s'il en était besoin, à tout abandonner ou distribuer. Et
cela appartient directement à la perfection. " Le Seigneur, écrit S.
Augustin fait voir que les fils de la Sagesse se rendent parfaitement compte
que la justice ne consiste ni à jeûner ni à manger, mais à supporter
l'indigence d'une âme égale. " Et S. Paul (Ph 4, 12) : " je sais
vivre dans l'abondance, et manquer du nécessaire. " Or les évêques sont
tenus plus que personne de mépriser tous leurs biens pour l'honneur de Dieu et
le salut de leur troupeau, lorsque les circonstances l'exigeront, soit en les
distribuant aux pauvres, soit en supportant avec joie qu'on les leur ravisse.
2. Si les évêques s'appliquent
aux choses qui relèvent de l'amour du prochain, cela provient de l'abondance de
leur amour pour Dieu. C'est pourquoi le Seigneur commença par demander à Pierre
s'il l'aimait, et lui confia ensuite la charge du troupeau. S. Grégoire écrit :
" Si la charge pastorale est une preuve d'amour, quiconque, pourvu des
vertus nécessaires, refuse de paître le troupeau de Dieu, se trouve convaincu
de ne pas aimer le Pasteur suprême. " C'est un signe de plus grand amour
d'accepter, pour son ami, de servir un tiers, que de vouloir servir cet ami
exclusivement.
3. Selon S. Grégoire. " que l'évêque soit le premier pour l'action et qu'il soit néanmoins plus que personne attaché à la contemplation ". Il lui appartient en effet de contempler, non pas seulement pour lui-même mais pour l'instruction d'autrui. C'est ce qui fait dire à S. Grégoire : " Aux hommes parfaits qui sortent de la contemplation s'applique le mot du Psaume (145, 7 Vg) : " Le goût de ta douceur leur revient à la bouche. "
Objections
:
1. Il semble que ces
derniers soient eux aussi plus parfaits que les religieux. Car S. Jean
Chrysostome dit : " Donne-moi un moine qui soit, disons, un autre Élie. Eh
bien, on ne doit pas lui comparer celui qui, livré au peuple et obligé de
porter les péchés de beaucoup, demeure immuable et fort. " Et un peu plus
loin : " Si l'on me donnait à choisir où j'aimerais mieux plaire à Dieu :
dans l'office sacerdotal, ou dans la solitude monacale, je choisirais d'emblée
le premier " Et dans un autre endroit : " Si l'on compare au
sacerdoce bien administré les sueurs de la profession monastique, on trouvera
entre eux la même distance qui sépare un roi d'un simple particulier. " Il
semble donc que les prêtres ayant charge d'âmes soient plus parfaits que les
religieux.
2. S. Augustin écrit "
Que ta religieuse prudence veuille considérer qu'il n'y a rien de plus
difficile dans la vie, surtout en ce temps-ci, ni de plus laborieux, ni de plus
périlleux, que l'office épiscopal, presbytéral ou diaconal ; mais devant Dieu
rien ne les surpasse en béatitude, si l'on combat comme le commande notre chef
" Les religieux ne sont donc pas plus parfaits que les prêtres et les
diacres.
3. S. Augustin écrit encore
: " Ce serait trop triste si nous exposions les moines à un orgueil si
pernicieux, et si nous considérions les clercs comme méritant un si grave
affront, que de dire qu'un mauvais moine fait un bon clerc, alors que c'est
tout juste si un bon moine arrive à faire un bon clerc. " Et un peu plus
haut, il avait dit : " N'allons pas donner lieu aux serviteurs de Dieu
", c'est-à-dire aux moines, " de penser qu'ils seront plus facilement
choisis pour la cléricature s'ils deviennent pires ", c'est-à-dire s'ils
abandonnent la vie monastique. Il semble donc que ceux qui sont dans l'état
clérical soient plus parfaits que les religieux.
4. Il n'est pas permis de
passer d'un état supérieur à un état inférieur. Mais on peut passer de l'état
monastique à l'office de curé, comme le prouve ce décret du pape Gélase : "
S'il se trouve un moine vénérable par le mérite de sa vie, estimé digne du
sacerdoce, et si l'Abbé sous le commandement duquel il combat pour le Christ,
demande qu'on le fasse prêtre, l'évêque devra le choisir et l'ordonner où il le
jugera bon. " Et S. Jérôme écrit : " Vis dans le monastère de
telle sorte que tu mérites de devenir clerc. " Donc curés et archidiacres
sont plus parfaits que les religieux.
5. Les évêques sont, avons-nous dit à l'Article précédent, dans un état
plus parfait que les religieux. Or les curés et archidiacres, ayant charge
d'âmes, ressemblent plus aux évêques que les religieux. Donc ils sont plus
parfaits que ceux-ci.
6. " La vertu a pour
objet le bien difficile ", dit Aristote. Mais il est plus difficile de
bien vivre dans l'office de curé ou d'archidiacre que dans l'état religieux. Il
s'ensuit que la vertu est plus parfaite chez les curés et les archidiacres que
chez les religieux.
Cependant, il est dit dans les Décrets : " Si quelqu'un gouverne sous l'autorité de l'évêque le peuple de son Église et mène la vie séculière, et que le désir lui vienne, sous l'inspiration du Saint-Esprit, d'aller faire son salut parmi les moines ou les chanoines réguliers, c'est la loi particulière qui le guide et il n'y a pas lieu de lui opposer la loi publique. " Mais nul n'est conduit par la loi de l'Esprit Saint, que l'on appelle ici loi particulière, si ce n'est à un bien plus parfait. Il semble donc que les religieux soient plus parfaits que les curés et archidiacres.
Conclusion
:
Il ne peut être question de supériorité des uns sur les autres sinon là où ils diffèrent, nullement là où ils se rejoignent. Chez les curés et archidiacres, trois points sont à considérer : l'état, l'ordre et l'office. Leur état, c'est l'état séculier ; leur ordre, c'est le sacerdoce ou le diaconat ; leur office, c'est la charge d'âmes qui leur est confiée.
Donc, si nous plaçons d'autre part des religieux qui soient prêtres ou diacres et qui aient en outre charge d'âmes, comme c'est le cas de la plupart des moines et des chanoines réguliers, les religieux l'emportent sur le premier point et sont à égalité sur les autres. Si les seconds diffèrent des premiers par l'état et l'office, et leur ressemblent pour ce qui est de l'ordre, comme il arrive pour les religieux prêtres ou diacres qui n'ont pas charge d'âmes, ils leur seront supérieurs pour l'état, inférieurs pour l'office, égaux pour l'ordre.
Cela nous conduit à examiner laquelle de ces prééminences doit être tenue pour principale, celle de l'état ou celle de l'office. A ce propos il semble qu'on doive considérer deux choses, à savoir la bonté et la difficulté. Si la comparaison porte sur la bonté, l'état religieux doit être mis au-dessus de l'office de curé ou d'archidiacre. Le religieux s'engage pour toute la durée de sa vie à la poursuite de la perfection. Le curé et l'archidiacre ne s'engagent pas au soin des âmes pour toute la vie, à la différence de l'évêque. De plus cette charge des âmes qui leur sont confiées, ils ne l'exercent pas en premier : c'est le propre de l'évêque ; leur office se limite à certains actes déterminés de la charge d'âmes, nous l'avons montrée. L'état religieux est donc par rapport à leur office comme l'universel par rapport au particulier, comme l'holocauste par rapport au simple sacrifice, qui est inférieur à l'holocauste comme le montre S. Grégoire. Aussi lit-on dans les Décrets : " Aux clercs qui veulent devenir moines parce qu'ils aspirent à mener une vie meilleure, l'évêque doit accorder la liberté d'entrer au monastère. " Cette comparaison porte, bien entendu, sur les deux genres d'activité pris en eux-mêmes. Car, selon la charité du sujet, il arrive parfois qu'une oeuvre, en soi moindre qu'une autre, devienne plus méritoire étant faite avec une plus grande charité.
Mais si l'on fait porter la comparaison sur la difficulté de bien vivre dans l'état religieux et dans la charge d'âmes, c'est cette dernière qui l'emporte. Du moins pour ce qui regarde les dangers extérieurs, car la vie religieuse est la plus difficile quant à la nature de l'oeuvre à accomplir, en raison de la rigueur de l'observance régulière.
Mais s'il s'agit d'un religieux qui n'est pas dans les ordres, ce qui est le cas des convers, il est manifeste que le clerc dans les ordres l'emporte, et de beaucoup, pour la dignité. Par l'ordre sacré, le clerc se trouve député aux ministères les plus dignes qui soient, parce qu'il sert le Christ dans ce sacrement de l'autel qui requiert une sainteté supérieure à celle que demande l'état religieux lui-même. Comme dit Denys : " L'ordre monastique doit suivre les ordres sacerdotaux et s'élever aux choses divines en les imitant. " Aussi le clerc dans les ordres sacrés, s'il fait quelque chose de contraire à la sainteté, pèche-t-il plus gravement, toutes choses égales d'ailleurs, que le religieux non engagé dans les ordres sacrés. Cependant, il reste toujours que le religieux non clerc est astreint aux observances régulières, auxquelles ne sont pas obligés ceux qui sont dans les ordres sacrés.
Solutions
:
1. On pourrait répondre à ces paroles de S. Jean Chrysostome qu'il n'a pas en vue les curés mais l'évêque, souverain prêtre. C'est bien le propos réel de ce livre, par lequel il se console, lui-même et S. Basile, de leur élection à l'épiscopat.
Mais laissons cela, et disons qu'il
se place au point de vue de la difficulté. Il vient en effet de dire : "
Lorsque le pilote sera au milieu des flots et qu'il aura réussi à sauver son
bateau de la tempête, c'est à juste titre que tout le monde, reconnaissant son
mérite, le saluera du nom de parfait pilote. " A quoi fait suite ce qu'il
dit du moine, et qui a été transcrit plus haut : " Le moine ne peut être
comparé à celui qui, livré au peuple, demeure immuable. " Et il en donne
la raison : " Il a su se gouverner lui-même dans la tempête comme dans la
tranquillité. " Or tout cela prouve une seule chose : que l'état de celui
qui a charge d'âmes est plus périlleux que celui du moine. Et se conserver
innocent dans un plus grand péril est le signe d'une vertu supérieure. Mais
c'est aussi le signe d'une grande vertu d'éviter le péril en entrant en
religion. Aussi ne dit-il pas qu'il aimerait mieux être dans l'office
sacerdotal que dans la solitude, mais qu'il préférerait plaire à Dieu en
celui-là qu'en celle-ci, ce qui est, en effet, la preuve 'une plus grande
vertu.
2. Cette parole de S.
Augustin vise elle aussi la difficulté, laquelle, on l'a dit, fait valoir la
supériorité de la vertu chez ceux qui s'y comportent bien.
3. S. Augustin compare ici
les moines aux clercs quant à la distance que l'ordre met entre eux, et
nullement quant à la valeur respective de la vie religieuse et de la vie
séculière.
4. Ceux qui sont pris à
l'état religieux pour être appliqués au soin des âmes, alors qu'ils sont déjà
engagés dans les ordres sacrés, acquièrent quelque chose qu'ils n'avaient pas :
l'office de la charge d'âmes, sans abandonner ce qu'ils avaient : l'état
religieux. Les Décrets le disent expressément : " S'il arrive que
des moines, qui ont vécu longtemps au monastère, parviennent aux ordres de la
cléricature, nous statuons qu'ils ne doivent pas abandonner leur premier
propos. " Les curés ou archidiacres, au contraire, quand ils entrent en
religion, abandonnent la charge pour acquérir la perfection de l'état, ce qui
montre bien la supériorité de la vie religieuse. Si des religieux laïcs sont
élus pour la cléricature et les ordres sacrés, il est manifeste qu'ils sont
promus à quelque chose de meilleur. On l'a dit plus haut et cela ressort de la
manière de parler de S. Jérôme : " Vis dans le monastère de manière à
mériter de devenir clerc. "
5. Les curés et
archidiacres ressemblent davantage aux évêques sur un point : par la charge
d'âmes qu'ils ont en second. Mais, pour ce qui est de l'obligation perpétuelle
requise par l'état de perfection, ce que nous avons dit' montre que ce sont les
religieux qui ressemblent le plus aux évêques.
6. La difficulté qui tient au caractère ardu de l'oeuvre elle-même ajoute quelque chose à la perfection de la vertu. Mais pour la difficulté qui vient des obstacles extérieurs, c'est différent. Tantôt elle diminue la perfection de la vertu, dans le cas de celui qui n'aime pas assez la vertu pour éviter les obstacles à la vertu, selon S. Paul (1 Co 9, 25) : " Celui qui lutte dans le stade s'abstient de tout. " Tantôt elle démontre la perfection de la vertu, dans le cas de celui devant qui surgissent inopinément ou par suite d'un juste motif des obstacles à la vertu, mais qui ne parviennent pas à l'en détourner. Dans l'état religieux, la difficulté qui vient des oeuvres mêmes, qui sont ardues, est plus grande. Mais chez ceux qui vivent dans le siècle à un titre quelconque, la difficulté est plus grande du fait de ces obstacles que les religieux ont eu la sagesse d'éviter.
1. Est-il permis de désirer l'épiscopat ? - 2. Est-il permis de refuser absolument l'épiscopat ? - 3. Faut-il élire le meilleur pour l'épiscopat ? - 4. L'évêque peut-il entrer en religion ? - 5. Peut-il abandonner physiquement ses sujets ? - 6. Peut-il posséder quelque chose en propre ? - 7. Pèche-t-il mortellement en ne distribuant pas aux pauvres les biens de l'Église ? - 8. Les religieux élevés à l'épiscopat sont-ils tenus aux observances régulières ?
Objections
:
1. Il semble que oui, car
S. Paul a écrit (1 Tm 3, 1) : " Celui qui désire l'épiscopat désire une
oeuvre bonne. " Or c'est une chose licite et louable de désirer une oeuvre
bonne.
2. L'épiscopat est plus
parfait que l'état religieux, nous venons de le dire. Or il est louable de
désirer embrasser l'état religieux. Il l'est donc aussi de souhaiter être promu
à l'épiscopat.
3. Il est écrit (Pr 11, 26)
: " Celui qui cache le blé sera maudit parmi les peuples, tandis qu'ils
béniront celui qui le vend. " Mais celui que la vie et la science
qualifient pour l'épiscopat, semble cacher le blé spirituel s'il s'y dérobe,
tandis qu'en l'acceptant, il se trouve en situation de dispenser le blé
spirituel. Il semble donc que ce soit chose louable de désirer l'épiscopat, et
chose blâmable de s'y dérober.
4. Les actes des saints
rapportés dans l'Écriture nous sont donnés en exemple, selon cette parole (Rm
15, 4) : " Tout ce qui est écrit l'est pour notre instruction. " Or
nous lisons qu'Isaie (6, 8) s'offrit à remplir l'office de la prédication, qui
est très spécialement celui des évêques. C'est donc, semble-t-il, un louable
désir que celui de l'épiscopat.
Cependant, S. Augustin écrit " Cette fonction supérieure, dont l'existence est nécessaire au gouvernement du peuple, même si on l'administre comme il convient, il ne convient pas de la désirer. "
Conclusion
:
Dans l'épiscopat, il y a trois éléments à considérer. Le premier qui est primordial et a valeur de fin, c'est le ministère épiscopal lui-même, par où l'on s'applique à procurer le bien du prochain, selon cette parole (Jn 21, 17) : " Pais mes brebis. " Le deuxième, c'est le grade élevé. En effet, l'évêque se trouve placé au-dessus des autres selon Mt (24, 45) : " Le serviteur fidèle et prudent que le Seigneur a établi sur sa famille. " Le troisième est la conséquence des deux autres. Il consiste dans la révérence, l'honneur, l'abondance de biens temporels dont parle S. Paul (1 Tm 5, 17) : " Les prêtres qui exercent bien leur présidence sont dignes d'un double honneur. " Désirer l'épiscopat pour les avantages qui s'y trouvent joints, c'est manifestement illicite. Cette manière d'agir relève de la cupidité et de l'ambition. Et c'est cela même que le Seigneur reprochait aux pharisiens (Mt 23, 6) : " Ils aiment les premières places dans les repas, les premiers sièges à la synagogue, d'être salués sur la place publique et qu'on les appelle : "Rabbi". " Quant à désirer l'épiscopat pour le rang élevé qu'il procure, c'est présomption. Aussi le Seigneur reprend-il les disciples pour leur recherche de la primauté (Mt 20, 25) : " Vous savez que les rois des nations exercent sur elles la domination. " Sur quoi S. Jean Chrysostome remarque : " Ainsi leur donne-t-il à comprendre que c'est le fait de païens d'ambitionner les primautés. Et en comparant leur conduite à celle des païens il convertit leur cœur ambitieux. "
Mais souhaiter être utile au prochain est de soi, chose louable et vertueuse. Pourtant, le service épiscopal du prochain entraînant l'élévation du rang, il semble que ce soit présomption, hors le cas d'urgente nécessité, d'aspirer à cette prééminence en vue d'être utile à ses inférieurs. " Le désir de l'épiscopat, écrit S. Grégoire, était louable au temps où il signifiait la certitude de supplices plus cruels. " Ce qui faisait que les candidats n'abondaient pas. Ce désir est surtout louable lorsqu'on y est divinement poussé par le zèle des âmes. C'était, au dire de S. Grégoire, le cas d'Isaïe, " qui, désireux d'être utile au prochain, ambitionna méritoirement la charge du prédicateur ". Ce que chacun cependant peut souhaiter sans présomption, c'est de faire de telles oeuvres, s'il lui arrivait d'avoir cet office, ou encore d'être digne de les accomplir, si bien que ce qu'on désire, c'est l'oeuvre bonne, non la primauté. Aussi S. Jean Chrysostome écrit-il : " Désirer l'oeuvre bonne est bon. Mais c'est vanité d'ambitionner la primauté d'honneur. La primauté cherche qui la fuit, et fuit qui la cherche. "
Solutions
:
1. Selon S. Grégoire,
" l'apôtre a écrit cela en un temps où celui qui se trouvait placé à la
tête des Églises se voyait désigné le premier pour les tourments du martyre.
" Aussi l'épiscopat, offrait-il rien qu'on pût désirer en dehors de
l'oeuvre bonne. C'est ce qui fait dire à S. Augustin : " L'Apôtre, en
écrivant : "Celui qui désire l'épiscopat désire une oeuvre bonne",
veut faire comprendre ce que c'est que l'épiscopat : ce mot parle de labeur et
non d'honneur. Scopos, en grec signifie : " attention, soin ".
Episcopein peut donc se traduire en latin par superintendere, " veiller
sur " ; dès lors, celui qui veut commander sans servir ne doit pas
s'imaginer être un évêque. " Un peu plus haut disait : " Dans
l'action, ici-bas, ce n'est ni l'honneur ni la puissance qu'il faut aimer, car
tout est vanité sous le soleil ; c'est l'oeuvre même qui s'accomplit par le
moyen de cet honneur et de cette puissance. " Et cependant, dit S.
Grégoire : " L'Apôtre qui vient de louer le désir de cette oeuvre bonne
tourne en sujet d'effroi ce qu'il vient de louer, lorsqu'il poursuit : "Il
faut donc que l'évêque soit irréprochable." C'est comme s'il disait :
"je loue ce que vous désirez mais apprenez bien vous-mêmes ce que vous
avez à désirer." "
2. Il est différent de désirer l'état religieux ou de désirer l'état épiscopal. Et cela pour deux raisons. D'abord parce que l'état épiscopal présuppose la vie parfaite. Avant de lui confier la charge de pasteur, le Seigneur demanda à Pierre s'il l'aimait plus que les autres. L'état religieux, lui, ne présupposé pas la perfection, il est une voie qui y conduit. Aussi le Seigneur n'a-t-il pas dit : " Si tu es parfait, va et vends tout ce que tu possèdes ", mais (Mt 19, 2 1) : " Si tu veux être parfait... " La raison de cette différence est, selon Denys, que la perfection appartient à l'évêque dans le sens actif, comme à celui qui perfectionne, et au moine dans le sens passif, comme à celui qui est perfectionné. Or, pour pouvoir conduire les autres à la perfection, il est requis d'être soi-même parfait, ce qui n'est pas exigé de celui qui doit être conduit à la perfection. Mais si c'est présomption de s'estimer soi-même parfait, ce ne l'est pas de s'appliquer à le devenir.
La deuxième différence est que
celui qui embrasse l'état religieux se soumet à d'autres pour recevoir d'eux
une formation spirituelle. C'est une conduite permise à tous. " La
recherche de la vérité, écrit S. Augustin., n'est interdite à personne ; elle
fait partie du loisir digne de louange. " Mais celui qui est élevé à
l'état épiscopal est ainsi promu afin de pourvoir aux besoins des autres. Or
cette promotion, nul ne doit y prétendre de soi-même, selon l'épître aux
Hébreux (5, 4) : " Nul ne peut s'emparer de cette dignité. Il faut y être
appelé par Dieu. " S. Jean Chrysostome fait cette réflexion : " Il
n'est ni juste ni utile de convoiter la présidence dans l'Église. Quel est le
sage qui se jette de lui-même dans cette servitude et ce péril d'avoir à rendre
compte de toute une Église ? Il faudrait ne pas craindre le jugement de Dieu et
vouloir abuser de la primauté ecclésiastique comme d'un avantage séculier,
c'est-à-dire se muer soi-même en séculier. "
3. La dispensation du blé
spirituel ne doit pas se faire au gré de chacun. C'est à Dieu d'abord qu'il
appartient d'en juger et décider. Ensuite, c'est aux prélats ecclésiastiques,
que l'Écriture fait parler en ces termes (1 Co 4, 1) : " Que l'homme nous
considère comme les serviteurs du Christ, les dispensateurs des mystères de
Dieu. " On n'accuse donc pas de cacher le blé spirituel celui qui n'a pas
reçu de charge ni d'ordre de ses supérieurs, s'il s'abstient de corriger ou de
gouverner les autres. On ne peut le lui reprocher que s'il néglige ce service
qui lui incomberait, ou il refusait obstinément l'ordre de l'accepter. Ce qui
fait dire à S. Augustin : " L'amour de la vérité recherche le saint
loisir ; la nécessité de la charité se soumet au juste labeur. Si personne ne
nous impose ce fardeau, que l'on vaque à l'étude et à la contemplation. S'il
est imposé, qu'on s'y soumette par nécessité de charité. "
4. Voici la réponse de S. Grégoire : " Isaïe, qui voulut être envoyé s'était vu purifier au préalable par le feu de l'autel. Car il importe que nul n'ose, sans purification préalable, se mêler des ministères sacrés. Et comme il est très difficile de s'assurer qu'on a été purifié, il est plus sûr de décliner l'office de la prédication. "
Objections
:
1. Il semble que oui. Car,
selon S. Grégoire, " Isaïe, désireux de se rendre utile au prochain dans
la vie active, aspire à l'office de la prédication, tandis que Jérémie désirant
s'attacher étroitement à l'amour du Créateur par la vie contemplative refuse
d'être envoyé prêcher. " Or nul ne pèche en refusant d'abandonner un bien
meilleur pour s'attacher à un bien moindre. Donc, puisque l'amour de Dieu
l'emporte sur l'amour du prochain, et la vie contemplative sur la vie active,
comme en l'a dit précédemment. celui qui refuse obstinément l'épiscopat semble
bien ne pas pécher.
2. S. Grégoire dit encore :
" Il est très difficile à quelqu'un d'avoir l'assurance qu'il a été
purifié. Et nul ne doit, s'il ne l'a été, se mêler des ministères sacrés.
" Donc, si quelqu'un n'a pas cette assurance, il ne doit à aucun prix
accepter l'épiscopat qu'on voudrait lui imposer.
3. S. Jérôme dit de S. Marc
qu'il " se coupa, assure-t-on, le pouce, alors qu'il avait déjà embrassé
la foi, pour se rendre inapte au sacerdoce ". D'autres s'obligent par voeu
à ne jamais accepter l'épiscopat. Or, mettre obstacle à quelque chose ou s'y
refuser absolument, c'est tout un. Il apparaît donc qu'on peut sans péché
récuser absolument l'épiscopat.
Cependant, S. Augustin a écrit : " S'il arrive que la mère Église désire votre secours, vous ne devez pas accueillir sa demande avec un présomptueux empressement, ni la refuser par amour de la tranquillité. " Et il ajoute : " Ne mettez pas votre repos au-dessus des besoins de l'Église. Si nul d'entre les bons ne consentait à l'assister dans son enfantement, vous-mêmes auriez été bien empêchés de naître. "
Conclusion
:
Deux points sont à considérer dans l'élévation à l'épiscopat. 1° Ce qu'il convient de désirer spontanément. 2° Ce qu'il convient d'accorder à la volonté d'autrui. Pour ce qui regarde le désir personnel, il convient de s'appliquer principalement à son propre salut, tandis que veiller au salut d'autrui, cela dépend des dispositions prises par l'autorité, on l'a montré plus haut. S'employer de soi-même à obtenir d'être préposé au gouvernement des autres, et refuser obstinément ce gouvernement en dépit de l'ordre des supérieurs, c'est donc pareillement faire preuve de volonté déréglée. Ce dernier refus s'oppose en premier lieu à la charité envers le prochain, pour le bien duquel on doit consentir à s'exposer soi-même en temps et lieu. D'où la parole de S. Augustin : " C'est le devoir de la charité qui fait accepter le travail légitime. " Elle s'oppose, en second lieu, à l'humilité, qui fait qu'on se soumet aux ordres des supérieurs. Aussi S. Grégoire a-t-il dit : " L'humilité est vraie devant Dieu lorsqu'elle ne s'obstine pas à rejeter ce que l'on nous commande d'accepter pour le bien général. "
Solutions
:
1. A parler simplement et
absolument, la vie contemplative l'emporte sur la vie active, et l'amour de
Dieu sur celui du prochain. Mais d'un autre point de vue, le bien commun
l'emporte sur le bien particulier. D'où la parole de S. Augustin : " Ne
mettez pas votre repos au-dessus des besoins de l'Église. " D'autant plus
que cela aussi intéresse l'amour de Dieu : prendre soin, comme pasteur, des
brebis du Christ. Aussi, sur ce texte en S. Jean (21, 17) : " Sois le
pasteur de mes brebis " S. Augustin nous dit : " Que ce soit un
service d'amour de paître le troupeau du Seigneur, comme ce fut un témoignage
de crainte de renier le pasteur. " En outre, les prélats ne sont pas
transférés dans la vie active pour devoir abandonner la vie contemplative.
C'est ce que dit S. Augustin : " Si le fardeau de l'office pastoral nous
est mis sur les épaules, ce n'est pas une raison pour abandonner la délectation
de la vérité " qu'on trouve dans la contemplation.
2. Nul n'est obligé d'obéir
au prélat qui lui commande une action illicite, comme nous l'avons montré à
propos de l'obéissance. Il peut arriver que celui auquel on veut imposer l'office
de prélature sente en lui quelque chose qui lui interdit de l'accepter. Parfois
cet obstacle peut être écarté par celui auquel on veut imposer la charge
pastorale, par exemple, s'il a une volonté de pécher, qu'il peut abandonner.
C'est pourquoi il n'est pas excusé de l'obligation finale d'obéir au prélat qui
lui commande. D'autre fois, cet obstacle qui lui interdit d'accepter l'office
pastoral, il ne peut l'écarter lui-même, mais bien le prélat qui lui commande,
par exemple s'il était irrégulier ou excommunié. Il doit alors révéler son état
au prélat qui lui commande, et si ce dernier juge bon de lever l'empêchement,
il n'a plus qu'à obéir humblement. A Moïse qui venait de dire (Ex 4, 10. 12) :
" je ne suis pas éloquent, ni d'hier, ni d'avant-hier ", le Seigneur
répondit : " je serai dans ta bouche et je t'enseignerai ce que tu devras
dire. " Mais parfois l'obstacle ne peut être écarté ni par le prélat qui
commande ni par celui auquel il commande, par exemple si l'archevêque n'a pas
le pouvoir de dispenser d'une irrégularité. Dans ce cas l'inférieur n'est pas
tenu de lui obéir et de recevoir l'épiscopat ou même les ordres sacrés, s'il
est irrégulier.
3. L'acceptation de l'épiscopat n'est pas en elle-même nécessaire au salut. Mais elle peut le devenir du fait qu'un supérieur commande. Aux choses qui sont nécessaires au salut dans ce sens spécial, il est licite de mettre obstacle tant qu'il n'y a pas de précepte. Autrement, il faudrait dire par exemple, qu'il est interdit de se remarier pour ne pas se rendre inapte à l'épiscopat ou aux ordres sacrés. Mais faire obstacle n'est pas permis quand il s'agit de choses qui, par elles-mêmes, sont nécessaires au salut. Cette distinction permet de comprendre que S. Marc n'a pas agi contre le commandement en se coupant le pouce. Encore doit-on croire qu'il l'a fait par une impulsion du Saint-Esprit, sans laquelle il n'est permis à personne de se mutiler.
Quant à celui qui fait le voeu de ne pas recevoir l'épiscopat, de deux choses l'une. Ou bien il entend s'obliger à ne pas l'accepter, même par obéissance aux supérieurs, et alors son voeu est illicite. Ou bien il entend s'obliger, pour autant que cela dépend de lui, à ne pas rechercher ni même accepter l'épiscopat, sauf en cas de nécessité. Alors son voeu est licite, car il s'engage à faire ce qu'il convient à l'homme de faire.
Objections
:
1. Il semble bien qu'il
doive être meilleur que les autres. Sur le point de confier l'office pastoral à
S. Pierre, le Seigneur lui demanda s'il l'aimait plus que les autres. Or c'est
le fait d'aimer Dieu davantage qui rend l'homme meilleur.
2. Le pape Symmaque a écrit
: " Celui qui l'emporte par la dignité doit être tenu pour très vil s'il
ne l'emporte en même temps par la science et la sainteté. " Or le meilleur
est celui qui l'emporte par la science et la sainteté. Donc nul ne doit être
promu à l'épiscopat s'il n'est meilleur que les autres.
3. En tout ordre de choses,
le moindre est régi par le plus grand. C'est ainsi que les êtres corporels sont
régis par les spirituels, et les corps inférieurs par les supérieurs, remarque
S. Augustin. Mais l'évêque est établi pour gouverner les autres. Il doit donc
être meilleur qu'eux.
Cependant, une décrétale porte qu'il suffit de choisir un bon candidat, sans qu'il soit nécessaire de choisir le meilleur.
Conclusion
:
Au sujet de l'élévation à l'épiscopat, il faut envisager d'une part le sujet, d'autre part l'auteur de cette élévation. Chez celui-ci, qui nomme par élection ou par provision, il est requis qu'il soit fidèle dans l'attribution des ministères divins. Or ceux-ci doivent être dispensés pour l'utilité de l'Église, selon S. Paul (1 Co 14, 12) : " Recherchez les dons spirituels en abondance pour édifier l'Église. " Les ministères divins ne sont pas confiés aux hommes comme une récompense ; ils ne doivent attendre celle-ci que de la vie future. C'est pourquoi celui qui doit choisir ou pourvoir à la nomination d'un évêque n'est pas tenu de choisir le meilleur absolument, c'est-à-dire au plan de la charité, mais le meilleur pour le gouvernement de l'Église, c'est-à-dire qu'il puisse l'organiser, la défendre et la gouverner pacifiquement. C'est pourquoi S. Jérôme a fait ce reproche à certains : " Ils ne cherchent pas à ériger comme des colonnes de l'Église ceux qu'ils savent les plus capables de la servir, mais ceux qu'ils aiment davantage, qui les ont conquis ou charmés par leurs assiduités, ou qui leur ont été recommandés par de hauts personnages, ou enfin, pour ne rien dire de pire, qui ont sollicité par des présents d'entrer dans le clergé. " Cette conduite relève de l'acception des personnes qui, en ces matières, est un péché grave. Aussi, sur ce mot de S. Jacques (2, 1) : " Mes frères, ne faites pas acception des personnes ", la Glose dit-elle : " Si nous rapportons aux dignités ecclésiastiques cette différence entre être assis ou debout, il ne faut pas croire que ce soit une faute légère de faire acception des personnes lorsqu'il s'agit de confier le soin de la gloire de Dieu. Qui pourrait souffrir de voir choisir un riche pour occuper dans l'Église le siège d'honneur à l'exclusion d'un pauvre plus instruit et plus saint ? "
Du côté de celui qui est élevé à l'épiscopat, il n'est pas requis qu'il s'estime meilleur que les autres. De sa part, ce serait de l'orgueil et de la présomption. Il suffit qu'il ne découvre rien en lui qui rende illicite l'acceptation de l'office épiscopal. Aussi, bien que le Seigneur eût demandé à Pierre s'il l'aimait plus que les autres, celui-ci, dans sa réponse, ne se mit pas au-dessus d'eux mais se contenta d'affirmer simplement qu'il l'aimait.
Solutions
:
1. Le Seigneur savait que
Pierre, par sa grâce, était capable pour tout le reste de gouverner l'Église.
Il l'interroge donc sur son plus grand amour pour montrer que, s'il se trouve
un homme propre, par ailleurs, au gouvernement de l'Église, l'excellence de
l'amour divin est ce qu'il faut rechercher surtout en lui.
2. Cette parole doit
s'interpréter du zèle de celui qui est établi en dignité. Car il doit faire son
possible pour se comporter de manière à surpasser les autres en science et en
sainteté. Ce qui fait dire à S. Grégoire : " La conduite de
l'évêque doit surpasser celle du peuple dans la mesure où la vie du pasteur
diffère de celle du troupeau. " Mais il n'y a pas lieu de lui faire grief
de ce que, avant d'être élevé à l'épiscopat, il n'avait rien de plus que les
autres, et de le tenir à cause de cela pour méprisable.
3. " Il y a diverses sortes de dons spirituels, de ministères et d'opérations ", dit S. Paul (1 Co 12, 4). Rien n'empêche donc quelqu'un d'être plus apte à l'office de gouverner, sans exceller dans la grâce de la sainteté. Il en est autrement dans le gouvernement de l'ordre naturel, où ce qui est supérieur par sa nature est par cela même plus apte à diriger ses inférieurs.
Objections
:
1. Il semble qu'il n'ait
pas le droit d'abandonner sa charge épiscopale pour passer à la vie religieuse.
Car il n'est permis à personne de passer à un état inférieur ; c'est regarder
en arrière, ce que le Seigneur a condamné (Lc 9, 62) : " Celui qui met la
main à la charrue puis regarde en arrière, n'est pas propre au royaume de Dieu.
" Or nous avons dit que l'état épiscopal est supérieur à l'état religieux.
Passer de l'état épiscopal à l'état religieux n'est donc pas plus licite que de
quitter l'état religieux pour revenir au siècle.
2. L'ordre de la grâce est
plus harmonieux que celui de la nature. Or, dans l'ordre naturel, le même être
n'est pas mû dans des directions opposées. Il est impossible que la pierre,
dont c'est la nature d'être attirée en bas soit par sa nature encore attirée en
haut. Or, dans l'ordre de la grâce, il est permis de passer de l'état religieux
à l'état épiscopal. Il n'est donc pas permis, à l'inverse, de quitter l'état
épiscopal pour revenir à l'état religieux.
3. Il ne doit rien y avoir
d'inutile dans les oeuvres de la grâce. Mais celui qui a été promu à
l'épiscopat conserve toujours le pouvoir spirituel de conférer les ordres et
d'accomplir les autres actes qui appartiennent à l'office épiscopal ; pouvoir
qui semble demeurer inutile chez celui qui renonce à la charge épiscopale. Donc
il apparaît que l'évêque n'a pas le droit d'abandonner la charge épiscopale
pour entrer en religion.
Cependant, nul ne peut être contraint à ce qui est illicite en soi. Or ceux qui demandent à se retirer de la charge épiscopale s'y voient contraindre, d'après une décrétale. Donc il n'est pas illicite d'abandonner la charge épiscopale.
Conclusion
:
La perfection de l'office épiscopal consiste en ce qu'un homme s'oblige, par amour pour Dieu, à se consacrer au salut du prochain. Aussi est-il obligé de conserver la charge épiscopale aussi longtemps qu'il lui est possible de contribuer au salut de ses sujets. Il ne doit pas négliger ce salut, même pour jouir du repos de la contemplation divine, puisque S. Paul supportait avec patience le retard de la contemplation bienheureuse pour le bien de ceux qui lui étaient confiés. Il écrivait (Ph 1, 22) : " J'hésite à faire un choix. je me sens pris dans cette alternative : d'une part, j'ai le désir de m'en aller et d'être avec le Christ, ce qui serait, et de beaucoup, bien préférable ; mais de l'autre, demeurer dans la chair est plus urgent pour votre bien. Et cela me persuade : je sais que je vais rester. " Il ne doit pas davantage s'en aller par souci d'éviter des difficultés ou d'obtenir des profits, car il est dit (Jn 10, 11) : " Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. "
Mais il peut arriver qu’un évêque se trouve empêché de procurer le salut de ses sujets. Pour des raisons très diverses. Celle, par exemple, d'un défaut personnel, de l'ordre de la conscience, s'il est homicide ou simoniaque ; ou de l'ordre corporel, s'il est vieux ou infirme ; ou de l'ordre intellectuel, s'il n'a pas la science voulue pour gouverner ; ou de l'ordre des irrégularités canoniques, par exemple s'il a été marié deux fois. Cela peut venir aussi, chez ses sujets, d'une déficience qu'il ne peut surmonter. Ce qui fait dire à S. Grégoire : " Il faut supporter patiemment les méchants là où se trouve un certain nombre de bons auxquels on puisse rendre service. Mais là où, faute de bons, le fruit manque complètement, le mal que l'on se donne pour les mauvais devient superflu. Souvent il arrive aux âmes les plus parfaites que, voyant l'inutilité de leur labeur, elles émigrent ailleurs pour travailler avec fruit. " Enfin ces obstacles peuvent venir de tierces personnes, lorsque par exemple telle promotion à l'épiscopat est un sujet de grave scandale. Comme dit S. Paul (1 Co 8, 13) : " Si l'aliment que je prends scandalise mon frère, je ne mangerai plus jamais de viande. " Encore faut-il que ce scandale ne vienne pas de gens malintentionnés qui veulent détruire la foi ou la justice de l'Église. Pour ce scandale-là, on ne doit pas abandonner la charge pastorale, selon cette parole concernant ceux que scandalisait l'enseignement du Christ (Mt 15, 14) : " Laissez-les, ce sont des aveugles conducteurs d'aveugles. " Il faut cependant, pour abandonner la charge du gouvernement qu'on a assumée, même avec les motifs qu'on vient de dire, avoir la permission des supérieurs par l'autorité desquels on l'avait reçue. C'est pourquoi Innocent III a dit : " Il se peut que tu aies des ailes et qu'elles veuillent t'emporter dans la solitude. Elles sont liées par les préceptes, et tu n'as pas le droit de t'envoler sans notre permission. " En effet, il appartient au pape seul de dispenser de ce voeu perpétuel par lequel l'évêque s'est obligé à prendre soin de ses sujets lorsqu'il a reçu l'épiscopat.
Solutions
:
1. La perfection des
religieux et celle des évêques ne s'apprécient pas du même point de vue. La
perfection de la vie religieuse tient à l'application de chacun à son propre
salut. La perfection de l'état épiscopal tient au soin du salut d'autrui. Donc,
aussi longtemps que l'évêque peut procurer efficacement le salut du prochain,
il rétrograderait s'il entrait en religion pour y vaquer uniquement à son
propre salut, lui qui s'est obligé à assurer tout ensemble son salut personnel
et celui des autres. C'est pourquoi le même Innocent III écrit dans la même
décrétale : " Il est plus facile d'accorder à un moine la permission de
s'élever à l'épiscopat qu'à un évêque celle de descendre à la vie monastique.
Cependant, s'il lui est impossible de procurer le salut des autres, il convient
qu'il s'applique au sien propre. "
2. L'homme ne saurait abandonner, pour quelque obstacle que ce soit, la recherche de son propre salut, qui appartient à l'état religieux. Au contraire, il peut y avoir des obstacles à procurer le salut des autres. C'est pourquoi le moine peut être élevé à l'épiscopat, où il peut aussi pourvoir à son propre salut. De même, l'évêque a le droit d'entrer en religion, s'il surgit quelque obstacle qui l'empêche de procurer le salut du prochain. Cet obstacle disparaissant, il peut être rétabli dans la charge épiscopale, s'il arrive par exemple que ses sujets reviennent à de meilleurs sentiments ou que le scandale s'apaise, ou qu'il ait lui-même rétabli sa santé ou remédié à son ignorance par l'acquisition de la science suffisante. Ou encore si, promu à son insu à la suite de manoeuvres simoniaques, il a démissionné pour entrer en religion, il peut à nouveau être nommé à un autre évêché. Mais lorsqu'un évêque a été déposé en punition d'une faute, et relégué dans un monastère pour y faire pénitence, il ne peut être rétabli dans sa charge.
On lit donc dans les Décrets : "
Le saint Synode ordonne, si quelqu'un est descendu de la dignité pontificale à
la vie monastique et au régime de la pénitence, qu'il ne soit plus jamais promu
au pontificat. "
3. Même dans le domaine naturel, il arrive qu'une puissance demeure sans pouvoir passer à l'acte à cause d'un obstacle. L'oeil malade, par exemple, se trouve empêché de voir. Il n'y a donc rien d'anormal à ce que, par suite d'un obstacle survenu, la puissance épiscopale demeure sans passer à l'acte.
Objections
:
1. Il ne semble pas que
l'évêque puisse s'autoriser de la persécution pour s'éloigner de son troupeau,
car le Seigneur a dit (Jn 10, 12) : " C'est un mercenaire et non pas un vrai
pasteur, celui qui abandonne les brebis et s'enfuit quand il voit venir le
loup. " Or, dit S. Grégoire, le loup vient sur les brebis lorsqu'un homme
injuste et ravisseur opprime les fidèles et les humbles. " Donc, si
l'évêque s'éloigne du troupeau qui lui est confié à cause des persécutions de
quelque tyran, il semble bien être un mercenaire et non un pasteur. "
2. Il est écrit (Pr 6, 1
Vg) : " Mon fils, si tu as cautionné un ami, tu as engagé ta main à un
étranger. " Et plus loin : " Cours, hâte-toi, et dégage ton ami.
" Ce que S. Grégoire commente ainsi : " Cautionner son ami, c'est
venir en aide à l'âme en danger. Celui qui est préposé aux autres pour que sa
vie leur serve d'exemple doit non seulement veiller lui-même, mais porter
secours à son ami. " Or l'évêque ne le peut pas s'il s'éloigne de son
troupeau. Il semble donc que l'évêque n'ait pas le droit, pour cause de
persécution, d'abandonner physiquement son troupeau.
3. La perfection de l'état
épiscopal comporte l'obligation de prendre soin du prochain. Mais celui qui a
fait profession de l'état de perfection ne peut abandonner entièrement ce qui
touche à la perfection. Il semble donc que l'évêque ne puisse se soustraire
physiquement à l'exercice de sa charge sinon, le cas échéant, pour vaquer aux
oeuvres de perfection dans un monastère.
Cependant, le Seigneur a prescrit aux Apôtres dont les évêques sont les successeurs : " Si l'on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre " (Mt 10, 23).
Conclusion
:
En toute obligation, il faut considérer principalement quelle en est la fin. Or les évêques s'obligent à remplir la charge pastorale pour le salut de leurs sujets. C'est pourquoi, toutes les fois où le salut du troupeau exige la présence personnelle du pasteur, celui-ci n'a pas le droit de s'éloigner de son troupeau, ni pour un avantage temporel, ni à cause de l'imminence d'un danger personnel, puisque le bon pasteur est tenu de donner sa vie pour ses brebis. S'il est possible de pourvoir suffisamment par un autre au salut du troupeau, en l'absence du pasteur, c'est différent. Dans ce cas, il est permis au pasteur de s'éloigner de son troupeau, soit pour procurer à l’Église quelque avantage, soit pour échapper à quelque danger personnel. Aussi S. Augustin a-t-il écrit : " Que les serviteurs du Christ fuient de ville en ville, lorsque l'un d'entre eux est spécialement recherché par les persécuteurs, de façon néanmoins que ceux qui ne font pas l'objet de recherches aussi particulières n'abandonnent pas l'Église. Lorsque le danger est général, ceux qui ont besoin des autres ne doivent pas être abandonnés par les personnes dont ils ont besoin. " - " Si c'est de la part du pilote une conduite blâmable d'abandonner son bateau par beau temps, combien plus dans la tempête ", écrit le pape Nicolas Ier
Solutions
:
1. Il agit comme un
mercenaire, celui qui met son avantage temporel ou même sa vie corporelle
au-dessus du salut du prochain. C'est la pensée de S. Grégoire. " Il ne
peut tenir bon quand les brebis sont en danger, celui qui leur commande sans les
aimer mais par recherche d'un gain terrestre. Il craint, en s'opposant au
danger, de perdre ce qu'il aime. " Mais celui qui se dérobe au péril sans
dommage pour le troupeau ne fuit pas comme un mercenaire.
2. Il suffit pour celui qui
cautionne autrui, qu'il remplisse ses engagements par un autre, s'il ne peut le
faire lui-même. Aussi le prélat qui se trouve empêché de pourvoir lui-même au
soin de ses sujets, satisfait-il à ses engagements s'il y pourvoit par un
autre.
3. Celui qui est élevé à l'épiscopat assume l'état de perfection suivant une certaine forme. Si cette forme lui devient impossible, il n'est pas tenu d'en embrasser une autre, en ce sens qu'il soit obligé d'entrer en religion. Il est cependant de son devoir de conserver l'intention de s'employer au salut du prochain, si l'occasion lui en est offerte et que la nécessité l'exige.
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet, le Seigneur a dit (Mt 19, 21) : " Si tu veux être parfait, va,
vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres ; puis viens et suis-moi.
" Il en ressort que la pauvreté volontaire est requise pour la perfection.
Or les évêques sont élevés à l'état de perfection. Il semble donc qu'ils ne
puissent rien posséder en propre. ,
2. Les évêques tiennent
dans l’Église la place des Apôtres, dit la Glose sur Luc (10). Or le Seigneur
commande aux Apôtres de ne rien avoir en propre (Mt 10, 9) : " Ne possédez
ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures. " Ce qui fait dire à S.
Pierre, parlant en son nom et en celui des autres Apôtres (Mt 19, 27) : "
Voici que nous avons tout abandonné et que nous t'avons suivi. " Il semble
que les évêques soient tenus d'observer ce commandement et de ne rien posséder
à titre personnel.
3. S. Jérôme parle dans le
même sens : " Le mot grec klèros a pour équivalent latin sers,
c'est-à-dire lot. Le nom de "clercs" signifie que ceux qui le portent
forment le lot du Seigneur, ou bien que le Seigneur en leur lot ou leur part.
Or celui dont le Seigneur est la part d'héritage ne peut rien avoir en dehors
du Seigneur. S'il possède de l'or, de l'argent, de biens, un abondant mobilier,
le Seigneur ne se prête pas à faire figure de lot surajouté à tous ses lots.
" Donc, semble-t-il, les évêques et même les clercs sont obligés de
renoncer à avoir des biens propres.
Cependant, il est dit dans les Décrets : " L'évêque laissera à ses héritiers quelque chose de ses biens patrimoniaux ou acquis, ou des biens quelconques qu'il possède à titre personnel. "
Conclusion
:
Nul n'est tenu, à moins de s'y être engagé par un voeu spécial, aux oeuvres de surérogation. C'est la doctrine de S. Augustin : " Tu as fait voeu, tu es donc lié, et il ne t'est pas loisible d'agir autrement. Avant d'avoir fait voeu, tu avais la liberté d'être moins parfait. " Or il est manifeste que ne rien avoir en propre est une oeuvre surérogatoire ; ce n'est pas matière de précepte, mais de conseil. C'est seulement après avoir dit au jeune homme (Mt 19, 17) : " Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements ", que le Seigneur poursuivit, ajoutant quelque chose à ce qu'il venait de prescrire : " Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres. " Or les évêques ne s'obligent pas, dans leur ordination, à vivre sans avoir rien en propre. En outre, ce n'est pas exigé par cet office pastoral auquel ils s'obligent. Les évêques ne sont donc pas tenus à ne rien posséder en propre.
Solutions
:
1. La perfection de la vie
chrétienne, nous l'avons déjà fait observera, ne consiste pas essentiellement
dans la pauvreté volontaire. La pauvreté volontaire est un simple instrument
pour acquérir la perfection. On ne doit donc pas croire que la perfection
s'accroît à proportion que la pauvreté est plus absolue. Bien plus, la
souveraine perfection est compatible avec l'opulence. Il fut dit à Abraham (Gn
17, 1) : " Marche en ma présence et sois parfait. " Et cependant il
est écrit qu'il était riche.
2. Ces paroles du Seigneur peuvent recevoir trois interprétations. La première est d'ordre mystique : ne posséder ni or ni argent, cela veut dire que les prédicateurs ne doivent pas s'appuyer principalement sur la sagesse et l'éloquence séculières. C'est l'explication de S. Jérôme.
En voici une deuxième, qui est de S. Augustin. Ce n'est pas un ordre que le Seigneur donne là, mais plutôt une permission. Il leur permet de s'en aller en prédication sans prendre d'or ou d'argent, ni aucun moyen de subsistance. Il sera pourvu à leurs besoins par les personnes auxquelles ils prêcheront. Aussi ajoute-t-il : " L'ouvrier mérite sa nourriture. " Si bien cependant que, si quelqu'un pourvoit lui-même à sa subsistance tandis qu'il prêche l’Évangile, il fait en cela oeuvre de surérogation. Ainsi se comportait S. Paul d'après ses propres dires (1 Co 9, 12. 15).
La troisième explication a été
proposée par S. Jean Chrysostome. Les instructions du Seigneur visaient leur
mission particulière de prêcher aux Juifs ; elles devaient les exercer à avoir
confiance en leur Maître qui pourvoirait à tous leurs besoins sans qu'ils aient
rien à débourser. Ni eux-mêmes ni leurs successeurs ne se trouvaient obligés
pour autant de prêcher l'Évangile sans aucune ressource. Nous lisons de S. Paul
lui-même (2 Co 11, 8) qu'il recevait une subvention d'autres Églises pour
pouvoir prêcher aux Corinthiens ; on voit ainsi qu'il possédait des ressources
envoyées par d'autres. D'ailleurs c'est une folie de penser que tant de saints
pontifes, Athanase, Ambroise, Augustin auraient transgressé ces préceptes du
Seigneur, s'ils avaient cru y être obligés.
3. La partie est toujours moindre que le tout. Donc, celui dont le zèle pour les intérêts de Dieu diminue parce qu'il s'attache à ceux du monde, celui-là n'a plus Dieu pour seul partage. Ni les évêques ni les clercs ne doivent rien posséder en propre de telle manière qu'en se souciant de leurs possessions, ils négligent le culte divin.
Objections 1. Il semble bien. Sur cette parole (Lc 12,16) " Le domaine d'un
homme riche produisit des fruits abondants ", S. Ambroise écrit : "
Que personne ne s'approprie ce qui est le bien de tous. C'est violence de
s'attribuer plus de biens qu'il n'en faut pour vivre. " Et plus loin :
" C'est un crime égal de prendre à quelqu'un ce qui lui appartient et,
lorsqu'on le peut et qu'on est dans l'abondance, de refuser aux indigents.
" Mais prendre de force le bien d'autrui est péché mortel. Donc les
évêques pèchent mortellement en ne donnant pas aux pauvres leur superflu.
2. Sur le texte d'Isaïe (3,
14) : " Le butin fait sur les pauvres est dans votre maison ", la Glose
de S. Jérôme porte que les biens d'Église sont les biens des pauvres. Mais
quiconque s'approprie le bien d'autrui ou le donne à d'autres pèche
mortellement et est tenu à restitution. Donc, si les évêques gardent pour eux
ou donnent à leurs parents et amis le superflu des biens ecclésiastiques, il
apparaît qu'ils sont tenus à restitution.
3. User des biens de
l'Église pour pourvoir à ses nécessités est beaucoup plus normal que de se
constituer une réserve avec le superflu. Or S. Jérôme écrit : " Les
clercs dont les parents et les proches n'assurent pas la subsistance peuvent
vivre des subsides de l'Église. Quant à ceux qui peuvent vivre de leur
patrimoine, ils commettent un sacrilège s'ils acceptent ce qui appartient aux
pauvres. " S. Paul s'exprime de même (1 Tm 5, 16) : " Si quelque
fidèle a des veuves (dans sa parenté), qu'il pourvoie à leurs besoins et
qu'elles ne soient pas à la charge de l'Église, afin que celle-ci puisse
assister celles qui sont réellement veuves. " Donc, et à beaucoup plus
forte raison, les évêques pèchent mortellement s'ils ne font pas bénéficier les
pauvres des biens ecclésiastiques qu'ils ont en trop.
Cependant, beaucoup d'évêques ne distribuent pas aux pauvres le superflu des revenus ecclésiastiques. Ils les emploient à accroître les ressources de l'Église, ce qui semble' louable.
Conclusion
:
Il faut distinguer entre les biens personnels que les évêques peuvent posséder, et les biens ecclésiastiques. A l'égard de leurs biens personnels, les évêques sont de vrais propriétaires. Dans ces conditions, ils ne sont pas obligés de les donner à d'autres. Ils peuvent soit les conserver, soit les distribuer à leur guise. Ils peuvent cependant pécher dans l'usage qu'ils en font, soit par attache excessive en se réservant plus qu'il ne leur faut, soit en ne subvenant pas aux besoins d'autrui selon que l'exige la dette de la charité. Toutefois, ils ne sont pas tenus à restitution, car ils ont sur ces biens un vrai droit de propriété.
Mais à l'égard des biens ecclésiastiques, ils ne sont que des dispensateurs ou des administrateurs.
S. Augustin écrit en effet : " Si nous avons des biens personnels qui nous suffisent, ces autres biens ne sont pas à nous, mais aux personnes de qui nous avons reçu procuration. N'allons pas, par une damnable usurpation, en revendiquer la propriété. " Or, pour remplir l'office de dispensateur la bonne foi est nécessaire, selon S. Paul (1 Co 4, 2) : " Au bout du compte ce qu'on demande à des dispensateurs c'est d'être fidèles. " Mais les biens ecclésiastiques sont destinés non seulement à soulager les pauvres, mais encore à assurer l'exercice du culte divin et à subvenir aux besoins des ministres. Les Décrets sont explicites : " Sur les revenus de l'Église et les oblations des fidèles, une seule part revient à l'évêque ; deux autres doivent être attribuées par le prêtre, sous peine de déposition, aux fonds d'entretien de l'Église et à la caisse destinée à alimenter les aumônes ; la dernière sera répartie entre les clercs, qui recevront chacun ce qui lui revient. " Si les biens destinés à l'évêque sont distincts de ceux qui doivent être employés au bénéfice des pauvres ou à l'entretien des ministres et du culte divin, l'évêque qui s'approprierait quelque chose des biens destinés aux pauvres, aux ministres ou au culte agirait, sans le moindre doute, contre la fidélité qui s'impose à un dispensateur. Il pécherait mortellement et serait tenu à restitution. Quant aux biens réservés à son usage, ils sont assimilables aux biens propres. L'évêque pèche par attachement et usage immodéré, s'il en conserve plus qu'il ne lui en faut et si il n'assiste pas autrui comme la charité l'y oblige. Si les biens dont il vient d'être parlé ne sont pas distincts, leur distribution est remise à sa fidélité. S'il s'écarte de la règle en plus ou en moins mais de peu, sa bonne foi peut n'être pas en cause. Car en ces sortes de choses il est difficile à l'homme d'atteindre une précision mathématique. Si, au contraire, c'est de beaucoup, il est impossible qu'il ne s'en aperçoive pas. Dans ce cas, la bonne foi est difficile à admettre, et le péché mortel apparaît. En effet, il est écrit (Mt 24, 48) : " Si le mauvais serviteur se dit -. "Mon maître tarde à venir" (ici perce le mépris du jugement de Dieu), et s'il se met à battre ses compagnons (ce qui est le fait de l'orgueil) puis à faire bonne chère avec des ivrognes (à quoi l'on reconnaît la luxure) le maître de ce serviteur viendra au jour qu'il ne l'attend pas, il le séparera" de la société des bons, " et il lui assignera sa place parmi les hypocrites " (c'est-à-dire en enfer).
Solutions
:
1. Cette parole de S.
Ambroise ne doit pas être appliquée seulement à la dispensation de biens
ecclésiastiques, mais à celle de tous les bien sur lesquels on est tenu, par
dette de charité, secourir ceux qui sont dans le besoin. Mais il est impossible
de déterminer les cas où l'on se trouve en présence d'une nécessité obligeant
sous peint de péché mortel. Pas plus qu'on ne peut déterminer les circonstances
particulières où les actes humains sont susceptibles de se présenter. Cette
détermination est laissée à la prudence humaine
2. Les biens
ecclésiastiques, nous venons de le dire, ne sont pas destinés seulement à
secourir les pauvres, mais à d'autres usages encore. C'est pourquoi si, des
biens destinés à l'usage d'un évêque ou d'un clerc, l'intéressé juge bon de
réserver quelque chose pour le donner à ses parents ou à d'autres, il ne pèche
pas. A la condition qu'il le fasse avec modération, c’est-à-dire pour subvenir
à leurs besoins, et non pour les enrichir. D'où la parole de S. Ambroise :
" C'est une libéralité digne d'approbation, si tu vois tes proches dans le
besoin, de ne pas t'en désintéresser. Il en serait autrement s'ils prétendaient
s'enrichir avec ce que tu peux donner aux indigents. "
3. La totalité des biens
ecclésiastiques n'a pas à être donnée aux pauvres, sauf le cas de nécessité où,
pour le rachat des captifs et les autres besoins des pauvres, on peut, d'après
S. Ambroise, aller jusqu'à vendre les vases sacrés. Dans une pareille
nécessité, le clerc pécherait si, ayant des 'biens patrimoniaux, il voulait
vivre sur ceux de l’Église.
4. Les biens de l'Église doivent pourvoir aux besoins réels des pauvres. Si donc, sans aucune nécessité de les assister, on emploie le superflu des revenus ecclésiastiques à acheter des biens, ou si on les met en réserve pour les besoins à venir de l'Église et des pauvres, cette conduite est louable. Mais s'il était urgent d'assister les pauvres, ce serait un soin superflu et déréglé, que le Seigneur condamne lorsqu'il dit (Mt 6, 34) - " Ne vous préoccupez pas du lendemains. "
Objections
:
1. Il semble que non,
d'après les Décrets. " L'élection canonique affranchit le moine du
joug de la règle monastique ; et l'ordination sacrée fait du moine un évêque.
" Or les observances régulières font partie du joug de la règle. Les
religieux élevés à l'épiscopat ne sont donc plus tenus aux observances
régulières.
2. Celui qui s'élève d'un
rang inférieur à un rang supérieur ne semble plus tenu aux obligations du rang
inférieur, comme nous avons dit que le religieux n'est pas tenu d'observer les
voeux qu'il avait pu faire dans le siècle. Mais le religieux promu à
l'épiscopat s'élève à un rang supérieur ; cela résulte de ce que nous avons dit
plus haut. Il semble donc que l'évêque ne soit plus obligé aux observances de
l'état religieux.
3. Il semble que les deux
principales obligations du religieux soient l'obéissance et la renonciation aux
biens propres. Or les religieux promus à l'épiscopat ne sont plus tenus d'obéir
à leurs prélats réguliers leur étant devenus supérieurs. Ils ne sont pas non
plus astreints à la pauvreté. Les Décrets cités plus haut le disent
clairement : " Le moine dont l'ordination a fait un évêque a le droit de
revendiquer la succession paternelle en qualité de légitime héritier. " De
plus, il arrive qu'on leur accorde le droit de tester. Ils sont donc à plus
forte raison dégagés de l'obligation de pratiquer les autres observances régulières.
Cependant, nous lisons dans les Décrets : " Au sujet des moines qui, après avoir longtemps vécu dans les monastères, se trouvent promus aux ordres de la cléricature, nous statuons qu'ils ne doivent pas abandonner leur premier propos. "
Conclusion
:
L'état religieux, avons-nous dit, se rattache à la perfection au sens d'une voie par laquelle on tend à la perfection ; l'état épiscopal, lui, est un état de perfection, comme étant un magistère de perfection. L'état religieux est donc à l'égard de l'état épiscopal ce qu'est l'état de disciple à l'égard de celui de maître : ce qu'est la disposition par rapport à la perfection proprement dite. Or la disposition ne disparaît pas lorsque survient la perfection, sauf ce qui dans la disposition pourrait être incompatible avec la perfection. Mais, pour ce qui s'harmonise avec celle-ci, la disposition se trouve plutôt confirmée. Le disciple devenu maître n'a plus à être auditeur, mais il lui convient de lire et de méditer, et même plus qu'auparavant.
On doit dire pareillement que, s'il se trouve dans la vie religieuse des observances qui ne sont pas incompatibles avec la fonction pontificale, et qui contribuent plutôt à sauvegarder la perfection, comme la continence, la pauvreté, etc., le religieux, même promu à l'épiscopat, y demeure obligé. Donc aussi à porter l'habit religieux, qui est le signe de son obligation.
Mais si, parmi les observances
régulières, il s'en trouve qui soient incompatibles avec la fonction de
pontife, comme la solitude, le silence, certaines abstinences ou veilles
pénibles, qui le rendraient physiquement incapable d'exercer sa charge, le
religieux promu à l'épiscopat n'est pas tenu de les pratiquer.
Cependant, pour ce qui regarde les autres observances, il peut user de dispenses selon que l'exigent ses besoins personnels, les devoirs de sa charge ou la condition de son entourage, de la même manière que les prélats des religieux se donnent à eux-mêmes des dispenses en ces matières.
Solutions
:
1. Celui qui de moine
devient évêque est affranchi du joug de la profession monastique, non pas en
tout mais relativement aux points qui sont incompatibles avec la fonction
pontificale, nous venons de le dire.
2. Les voeux de la vie
séculière, comparés aux voeux de religion, se trouvent dans la situation du
particulier envers l'universel. Les voeux de religion, au contraire, sont avec
la dignité pontificale dans le même rapport que la disposition avec la
perfection. Le particulier devient superflu quand on possède l'universel. Mais
la disposition est encore nécessaire après l'acquisition de la perfection.
3. C'est par accident que les évêques religieux ne sont plus tenus d'obéir aux prélats de leur ordre, parce qu'ils ont cessé d'être leurs sujets, comme les prélats des religieux eux-mêmes. L'obligation issue du voeu demeure virtuellement, au point que si on leur donnait légitimement un supérieur religieux, ils seraient tenus de lui obéir, de la même manière qu'ils sont tenus d'observer les prescriptions de la règle comme nous venons de le dire, et d'obéir à leurs supérieurs hiérarchiques, s'ils en ont. Quant aux biens propres, ils ne peuvent aucunement en posséder. Ils ne revendiquent pas l'héritage paternel- comme- leur appartenant en propre, mais comme dû à l'Église. C'est pourquoi les Décrets ajoutent : " Devenu évêque, il doit restituer ce qu'il a pu acquérir, à l'autel auquel il est consacré. " Il ne peut pas davantage faire de testament. Il n'a que l'administration des biens ecclésiastiques, et la mort y met fin, à partir de laquelle, selon S. Paul (He 9, 16) le testament devient valide. S'il arrive qu'il obtienne du pape la permission de tester, il ne faut pas l'entendre en ce sens qu'il dispose de quoi que ce soit comme d'un bien personnel. Cette permission se comprend comme une extension, par l'autorité apostolique, de son pouvoir d'administration, pour qu'il prenne encore effet après la mort.
L'ÉTAT RELIGIEUX
Nous avons maintenant à étudier l'état religieux. A son propos, quatre questions se posent. Elles concernent : I. Les éléments principaux de l'état religieux (Question 186). II. Les fonctions qui peuvent convenir licitement aux religieux (Question 187). III. La distinction des ordres religieux (Question 188). IV. L'entrée en religion (Question 189).
1. L'état religieux est-il parfait ? - 2. Les religieux sont-ils tenus d'observer tous les conseils ? - 3. La pauvreté volontaire est-elle requise à l'état religieux ? - 4. La continence ? -5. L’obéissance ? -6. Est-il requis que ces trois dispositions soient sanctionnées par des voeux ? - 7. Ces trois voeux suffisent-ils ? - 8. Comparaison des trois voeux. - 9. Les religieux commettent-ils un péché mortel toutes les fois qu'ils transgressent leur règle ? - 10. Toutes choses égales et dans le même genre de péché, le religieux pèche-t-il davantage que le séculier ?
Objections
:
1. Il semble que la vie
religieuse n'implique pas l'état de perfection, car ce qui est nécessaire au
salut ne semble pas appartenir à l'état de perfection. Mais la religion est
nécessaire au salut, puisque, dit S. Augustin c'est par elle que " nous
sommes reliés au seul vrai Dieu ". Ou, comme il dit encore ce mot de
religion signifie que " nous choisissons à nouveau le Dieu que notre
négligence avait perdu ". La religion ne saurait donc désigner un état de
perfection.
2. La religion, d'après
Cicéron. " rend culte et hommage, à la nature divine ". Or rendre à
Dieu culte et hommage se réfère plutôt aux ministères des ordres sacrés qu'à la
diversité des états, nous l'avons dit précédemment. Il semble donc que la
religion ne désigne pas un état de perfection.
3. L'état de perfection
s'oppose à l'état des commençants et à celui des progressants. Mais dans l'état
religieux même, il se rencontre des commençants et des progressants. L'état
religieux ne désigne donc pas un état de perfection.
4. La vie religieuse semble
bien être un lieu de Pénitence. Selon les Décrets, " le saint
Synode prescrit que quiconque sera descendu de la dignité épiscopale à la vie
monastique et au régime de a pénitence, ne pourra jamais remonter au rang
Épiscopat ". Mais le régime de pénitence s'oppose l'état de perfection.
Aussi Denys place-t-il les pénitents au dernier rang, c'est-à-dire parmi ceux
qui ont à se purifier. Il semble donc que la vie religieuse ne soit pas un état
de perfection.
Cependant, l'abbé Moïse, parlant des religieux, dit : " Il importe de comprendre que nous devons embrasser la macération des jeûnes, les veilles, les travaux, la nudité corporelle, la lecture et les autres vertus, pour que nous puissions, par ces degrés, nous élever à la perfection de la charité. " Mais ce qui appartient au domaine des actes humains tire de la fin poursuivie sa spécification et son nom. Donc les religieux sont dans l'état de perfection. Et Denys écrit : " Ceux que l'on appelle serviteurs de Dieu s'unissent à l'aimable perfection par le moyen du culte sincère et du service de Dieu.
Conclusion
:
Comme nous l'avons montré. une qualité commune à plusieurs êtres s'attribue par antonomase à l'être auquel elle convient par excellence. C'est ainsi que le nom de force se trouve réservé à la vertu qui affermit l'âme devant les choses les plus difficiles, et celui de tempérance, à la vertu qui modère les plus vives délectations. Or nous avons montrés que la religion est une vertu grâce à laquelle nous rendons à Dieu service et culte. C'est pourquoi l'on donne par antonomase le nom de religieux à ceux qui se consacrent entièrement au service de Dieu et qui s'offrent pour ainsi dire en holocauste à Dieu. C'est ce qui fait dire à S. Grégoire : " Certains ne se réservent rien. Leur pensée, leur langue, leur vie et tout ce qu'ils peuvent avoir de biens, ils l'immolent au Dieu tout-puissant. Or la perfection consiste pour l'homme, nous l'avons vu, dans l'union totale à Dieu. C'est ainsi que l'état religieux désigne un état de perfection. "
Solutions
:
1. Il est nécessaire au
salut de donner quelque chose au culte de Dieu. Mais se consacrer tout entier,
personne et biens, au culte divin relève de la perfection.
2. Nous avons dit, en
étudiant la vertu de religion, qu'elle dirige non seulement l'oblation des
sacrifices et les autres actes qui lui appartiennent en propre, mais encore les
actes de toutes les autres vertus : en tant que nous les ordonnons au service
et à l'honneur de Dieu, ils deviennent des oeuvres de religion. Donc, si
quelqu'un consacre sa vie entière au service de Dieu, toute sa vie devient une
oeuvre de religion. C'est pourquoi, à cause de la vie religieuse qu'ils mènent,
on appelle religieux ceux qui sont dans l'état de perfection.
3. Comme nous l'avons dit
(argument en sens contraire), la religion désigne un état de
perfection à cause de la fin poursuivie. Aussi n'est-il pas requis que tout
religieux soit déjà parfait. Ce qui est requis, c'est qu'il tende à la
perfection. Aussi sur cette parole (Mt 19, 2 1) : " Si tu veux être
parfait etc. " Origène remarque : " Celui qui a échangé les richesses
contre la pauvreté en vue de devenir parfait, ne le devient pas à l'instant
même où il abandonne ses biens aux pauvres. Mais à partir de ce moment, la
contemplation de Dieu commence de l'acheminer à toutes les vertus. "
Ainsi, dans la vie religieuse, tous ne sont pas parfaits, mais certains sont
des commençants, et certains des progressants.
4. L'état religieux est principalement institué pour l'acquisition de la perfection par le moyen de certains exercices, grâce auxquels se trouvent écartés les obstacles à la charité parfaite. Une fois écartés ces obstacles, les occasions de péché disparaissent, et à bien plus forte raison de ce péché qui entraînerait la perte totale de la charité. Et puisqu'il appartient au pénitent de supprimer les causes du péché, il s'ensuit que l'état religieux se trouve être le plus efficace des lieux de pénitence. C'est pourquoi les Décrets conseillent à un homme qui avait tué sa femme d'entrer dans un monastère, ce qu'ils disent " meilleur et plus facile ", que de faire pénitence publique dans le monde.
Objections
:
1. Il semble que tout
religieux soit tenu d'observer tous les conseils. Car celui qui professe un
état de vie est tenu d'observer tout ce qui convient à cet état. Or tout
religieux professe l'état de perfection. Donc tout religieux est tenu
d'observer tous les conseils, qui appartiennent tous à l'état de perfection.
2. Selon S. Grégoire :
" Celui qui quitte le siècle et fait tout le bien qu'il peut, offre dans
le désert le sacrifice qui suit la sortie d’Égypte. " Mais quitter le
siècle, c'est précisément ce que font les religieux. Il leur incombe donc aussi
de faire tout le bien qu'ils peuvent, ce qui revient, semble-t-il, à observer
tous les conseils.
3. S'il n'est pas requis
pour l'état de perfection d'observer tous les conseils, c'est qu'il suffit
apparemment d'en observer quelques-uns. Or c'est faux, car beaucoup dans la vie
séculière observent certains conseils, par exemple gardent la continence. Il
semble donc que tout religieux, du fait qu'il se trouve dans l'état de
perfection, doit pratiquer tout ce qui regarde la perfection et c'est le cas de
tous les conseils.
Cependant, nul n'est tenu aux oeuvres de surérogation que dans la mesure où il s'y est personnellement obligé. Mais chaque religieux s'oblige à certaines oeuvres déterminées, l'un à celles-ci, l'autre à celles-là. Ils ne sont donc pas tenus tous à toutes.
Conclusion
:
Quelque chose peut appartenir à la perfection de trois manières. D'abord essentiellement. Et c'est le cas, avons-nous dit, du parfait accomplissement des préceptes de la charité. Ensuite, à titre de conséquence. C'est le cas de tout ce qui se présente comme la suite normale de la parfaite charité, par exemple bénir qui nous maudit, etc. Le précepte divin exige que l'âme y soit préparée, pour les accomplir s'il arrive que les circonstances le requièrent. Mais c'est l'effet d'une charité surabondante de s'y porter parfois, en dehors même du cas de nécessité. Enfin à titre de moyen et de disposition. C'est le cas de la pauvreté, de la continence, de l'abstinence etc.
Or nous avons dit plus haut que la perfection de la charité est la fin de l'état religieux. L'état religieux lui-même se définit un régime de vie où l'on se forme et où l'on s'exerce à la perfection. Cela peut se faire par des exercices divers de même que le médecin peut employer, pour guérir, différents remèdes. Il est évident que celui qui travaille en vue d'une fin n'est pas obligé de l'avoir déjà obtenue. Ce qui est requis, c'est qu'il y tende par quelque moyen. Aussi celui qui embrasse l'état religieux n'est pas obligé de posséder la charité parfaite, mais d'y tendre et de s'y employer. Il n'est pas tenu davantage d'accomplir ce qui est la suite naturelle d'une charité parfaite, mais il est tenu d'en avoir l'intention. A quoi s'oppose le mépris. Il ne pèche donc pas s'il ne l'accomplit pas, mais bien s'il le méprise. Il n'est pas tenu non plus à tous les exercices par où l'on parvient à la perfection, mais à ceux-là précisément qui lui sont prescrits par la règle dont il a fait profession.
Solutions
:
1. Celui qui entre en
religion ne fait pas profession d'être parfait, mais de travailler à le
devenir. Pas plus que celui qui entre à l'école, ne fait profession d'être
savant, mais d'étudier pour le devenir. C'est pourquoi, remarque S. Augustin.
Pythagore ne voulut pas prendre le nom de sage, et se contenta de celui "
d'ami de la sagesse ". Le religieux ne viole donc pas sa profession s'il
n'est point parfait, mais seulement s'il dédaigne de tendre à la perfection.
2. Tout le monde est tenu d'aimer Dieu de tout son coeur. Cependant cela
n'empêche pas qu'il y ait, dans cette totalité, une perfection qui ne peut pas
être négligée sans péché, et une autre qui peut l'être sans péché, pourvu qu'il
n'y ait pas de mépris. Nous avons expliqué cela à l'Article précédent. Ainsi
tous, religieux et séculiers, sont tenus de faire en quelque manière tout le
bien qu'ils peuvent. C'est à tout le monde, en effet, que s'adresse la parole
(Qo 9, 10) : " Tout ce dont ta main est capable, fais-le sans tarder.
" Il y a cependant une certaine manière d'observer ce précepte qui suffit
à faire éviter le péché : que chacun fasse ce qu'il peut selon que la condition
de son état requiert. Pourvu qu'il n'ait pas envers des oeuvres meilleures ce
mépris qui bloque la volonté contre le progrès spirituel.
3. Il y a des conseils dont la négligence auraitpour effet d'engager la vie humaine tout entière dans les affaires séculières. Par exemple, le fait d'avoir des biens propres, d'user du mariage ou de faire quelque chose qui porte atteinte aux voeux essentiels de l'état religieux. Aussi les religieux sont-ils tenus d'observer tous les conseils de cette sorte. Mais il y a d'autres conseils relatifs à certaines actions meilleures plus spéciales, que l'on peut ne pas suivre sans que la vie humaine se trouve engagée pour autant dans les embarras du siècle. Et ces sortes de conseils, il n'est pas nécessaire que les religieux les observent tous.
Objections
:
Il semble que non. En effet, ce qui
est illicite ne semble pas appartenir à l'état de perfection. Mais qu'un homme
abandonne tous ses biens, c'est, semble-t-il, illicite. S. Paul formule en ces
termes la règle que les fidèles doivent suivre en matière d'aumônes (2 Co 8,
12) : " Si le coeur y est, le don est bien accueilli qui est proportionné
à l'avoir de chacun, c'est-à-dire en vous réservant le nécessaire. " Ce
qu'il explique en disant : " Pour que le soulagement des autres ne vous
apporte pas la tribulation ", " c'est-à-dire, précise la Glose, la
pauvreté. " Et sur une autre parole de S. Paul (1 Tm 6, 8) : " Ayant
la nourriture, et le vêtement " la Glose remarque : " Quoique nous
n'ayons rien apporté en ce monde et n'en devions rien emporter, ce n'est pas un
motif pour rejeter entièrement les biens temporels. " Il semble donc que
la pauvreté volontaire n'est pas requise pour la perfection de la vie
religieuse.
2. Quiconque s'expose au
danger, pèche. Mais celui qui, par l'abandon de tous ses biens, embrasse la
pauvreté volontaire s'expose au danger, même spirituel, d'après les Proverbes
(30, 9) : " De peur que, pressé par la pauvreté, je ne vole et ne
déshonore le nom de Dieu. " Et ailleurs (Si 27, 1 Vg) : " Beaucoup
ont péri à cause de leur pauvreté. " Au danger corporel aussi. En effet,
il est écrit (Qo 7, 12) - " L'argent est une protection, comme la sagesse
en est une. " Et Aristote : " La perte des richesses semble être la
perte de l'homme lui-même, dont les richesses assurent l'existence. " Il
semble donc que la pauvreté volontaire ne puisse être requise pour la
perfection de la vie religieuse.
3. " La vertu, d'après
Aristote, consiste dans un juste milieu. " Mais celui qui abandonne tout
par la pauvreté volontaire ne paraît pas tenir dans le juste milieu, mais
plutôt aller à l'extrême. Il n'agit donc pas vertueusement, et cela
n'appartient pas à la vie parfaite.
4. L'ultime perfection de
l'homme réside en la béatitude. Or les richesses contribuent à la béatitude.
" Bienheureux l'homme riche qui a été trouvé sans tache. " (Si 31,
8). Et le Philosophe Il déclare que les richesses sont d'utiles moyens de
félicité. La pauvreté volontaire n'est donc pas requise pour la perfection de
la vie religieuse.
5. L'état épiscopal est
plus parfait que l'état religieux. Or nous avons vu que les évêques peuvent
posséder des biens propres. Donc les religieux aussi.
6. Faire l'aumône est une
oeuvre souverainement agréable à Dieu, et selon S. Jean Chrysostome, " le
remède le plus efficace en matière de pénitence ". Mais la pauvreté exclut
la possibilité de faire l'aumône. La pauvreté ne semble donc pas appartenir à
la perfection de la vie religieuse.
Cependant, S. Grégoire a écrit : " Il y a des justes qui, s'étant ceint les reins pour atteindre le sommet de la perfection, abandonnent tous les biens extérieurs dans leur désir des biens intérieurs plus relevés. " Mais c'est justement le fait des religieux de se ceindre les reins pour entreprendre l'ascension de la perfection, nous l'avons dit. Donc il leur convient de tout abandonner, en fait de biens extérieurs, par la pauvreté volontaire.
Conclusion
:
Nous avons défini plus haut l'état religieux un régime de vie où l'on s'exerce et se forme à la perfection de la charité. Pour y parvenir, il est nécessaire de renoncer entièrement à l'amour du monde, car S. Augustin parle ainsi à Dieu : " Celui-là t'aime moins, qui aime en dehors de toi quelque chose qu'il n'aime pas en toi. " C'est ce qui lui fait dire ailleurs : " L'aliment de la charité, c'est la diminution de la convoitise ; sa perfection, l'absence de convoitise. " Or, du fait qu'on possède des biens terrestres, le coeur est attiré à les aimer. D'où ce mot encore de S. Augustin : " Les biens de la terre sont aimés davantage quand on les possède que quand on les désire. Pourquoi, en effet, ce jeune homme s'en alla-t-il tout triste, sinon parce qu'il avait de grands biens ? Il est bien différent de ne pas s'approprier ce qu'on ne possède pas, et de rejeter ce qu'on s'est déjà approprié. Dans le premier cas, ce ne sont jamais que des choses extérieures que l'on repousse ; dans le second, ce sont comme des membres qu'il faut se retrancher. " S. Jean Chrysostome écrit aussi : " L'afflux des richesses active la flamme, et la convoitise en devient plus vive. " C'est pourquoi, pour acquérir la perfection de la charité, le fondement premier est la pauvreté volontaire, qui fait vivre sans rien avoir en propre. Le Seigneur lui-même l'a dit (Mt 19, 2 1) : " Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, puis viens et suis moi. "
Solutions
:
1. Voici la Glose sur ce
passage " L'Apôtre n'a pas écrit cela (c'est-à-dire : "pour qu'il
n'en résulte pas pour vous la tribulation qui est la pauvreté, parce que ce
serait meilleur. Mais il craint pour les faibles, et il les invite à donner de
manière à ne pas souffrir de la pauvreté. " D'où il suit qu'on ne doit pas
entendre l'autre Glose en ce sens qu'il est interdit de se dépouiller
entièrement de ses biens temporels. Elle veut dire simplement que cette
conduite n'est pas indispensable. C'est la pensée de S. Ambroise : " Le
Seigneur ne veut pas, c'est-à-dire par la rigueur d'un précepte, que l'on
disperse d'un seul coup ses biens, mais qu'on les distribue. A moins cependant
que l'on n'imite Élisée, qui tua ses boeufs et nourrit les pauvres de ce qu'il
en obtint pour se débarrasser de tout souci domestique. "
2. Celui qui abandonne tous ses biens pour le Christ ne s'expose à aucun danger, ni spirituel ni corporel. La pauvreté peut devenir une cause de danger spirituel quand elle n'est pas volontaire. Car ce désir d'amasser des richesses, qui tourmente ceux dont la pauvreté est involontaire, peut les jeter en beaucoup de péchés, selon S. Paul (1 Tm 6, 9) : " Ceux qui veulent amasser des richesses tombent dans la tentation et dans les pièges du diable. " Mais ce désir est abandonné par ceux qui embrassent la pauvreté volontaire. Il est, au contraire, plus impérieux chez ceux qui possèdent des richesses, comme nous venons de le montrer.
Le péril corporel ne menace pas non
plus ceux qui, dans l'intention de suivre le Christ, abandonnent tous leurs
biens en se confiant à la providence divine. Ce qui fait dire à S. Augustin :
" Ceux qui cherchent le royaume de Dieu et sa justice ne doivent pas
s'inquiéter de manquer du nécessaire. "
3. Le juste milieu de la
vertu se mesure, d'après Aristote, en fonction de la droite raison et nullement
au point de vue de la quantité. C'est pourquoi tout ce que la droite raison
approuve ne saurait être tenu pour vicieux, si grande qu'en soit la quantité.
Cette quantité au contraire rend l'acte plus vertueux. Ce serait aller contre
la droite raison que de dépenser tous ses biens par intempérance ou sans
utilité, mais c'est faire acte de raison droite que de s'en dépouiller pour
vaquer à la contemplation de la sagesse, ce que même des philosophes ont fait,
dit-on. Car S. Jérôme écrit : " Le fameux Cratès de Thèbes avait été fort
riche. Se rendant à Athènes pour y vivre en philosophe, il jeta à terre une
grosse quantité d'or. Il ne croyait pas pouvoir posséder à la fois la richesse
et la vertu. " Donc, et bien plus encore, il est conforme à la droite
raison de tout abandonner pour suivre parfaitement le Christ. D'où ce mot de S.
Jérôme : " Suis nu le Christ nu. "
4. La béatitude ou félicité est double : la béatitude parfaite que nous attendons dans l'autre vie, et cette béatitude imparfaite qui vaut à certains, dès cette vie, le nom d'hommes heureux. La félicité de la vie présente est elle-même double : celle de la vie active et celle de la vie contemplative, comme Aristote l'a montré. A la félicité de la vie active, qui consiste en des opérations extérieures, la richesse concourt à titre d'instrument. En effet, observe Aristote : " Nous faisons beaucoup de choses, par nos amis, par la richesse, par la puissance publique, qui représentent autant de moyens d'action. " En revanche, la richesse a peu de valeur pour la félicité de la vie contemplative. Elle est même plutôt un empêchement, en tant que son souci empêche la tranquillité de l'âme, nécessaire par-dessus tout à celui qui contemple. C'est ce que dit Aristote : " Beaucoup de choses sont nécessaires pour l'action. L'homme qui contemple n'a pas besoin de tout cela ", c'est-à-dire des biens extérieurs. " Indispensables pour l'action, ils sont des obstacles à la contemplation. "
En ce qui regarde la béatitude future l'homme y est ordonné par la charité. Et parce que la pauvreté volontaire représente un exercice efficace pour parvenir à la parfaite charité, son pouvoir est grand pour obtenir la béatitude céleste. Aussi le Seigneur a-t-il dit : " Va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres ; tu auras ainsi un trésor dans le ciel. " Au contraire, la possession des richesses est de nature à empêcher la perfection de la charité, principalement en ce qu'elle séduit le coeur et le distrait. D'où cette parole (Mt 13, 22) : " Le souci du siècle et la séduction des richesses étouffent la parole de Dieu ", parce que, remarque S. Grégoire, " en fermant l'accès du coeur au bon désir, ils y interdisent l'entrée du souffle vivifiant ". C'est pourquoi il est difficile de conserver la charité parmi les richesses. Le Seigneur l'a dit (Mt 19, 23) : " Le riche entrera difficilement dans Le Royaume des cieux. " Ce qu'il faut entendre de celui qui possède effectivement des richesses.
Car pour celui qui a mis son coeur dans la richesse, il déclare la chose impossible, d'après S. Jean Chrysostome, quand le Seigneur ajoute " Il est ,)lus facile à un chameau de passer par le trou ,l'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume des cieux. "
C'est pourquoi ce n'est pas le
riche qui est ,appelé bienheureux, mais " celui qui a été trouvé sans
tache et n'a pas couru après l'or " (Si 31, 8). Et cela, parce qu'il a
fait une chose difficile, car on ajoute : " Qui est-il, pour que nous lui
décernions des louanges ? Il a réalisé dans sa vie, un prodige ", lorsque,
se trouvant entouré de richesses, il n'a pas aimé les richesses.
5. L'état épiscopal n'est
pas ordonné à l'acquisition de la perfection mais, à partir de la perfection
supposée acquise, à gouverner les autres par la dispensation des biens non
seulement spirituels, mais aussi temporels. Cela relève de la vie active, où
beaucoup de choses, nous venons de le dire, veulent pour être exécutées ce
moyen d'action qu'est la richesse. C'est pourquoi il n'est pas exigé des
évêques, qui font profession de régir le troupeau du Christ, qu'ils ne
possèdent rien, comme cela est exigé des religieux, qui font profession d'une
discipline destinée à leur procurer la perfection.
6. Le renoncement aux biens propres, comparé à l'aumône, apparaît comme l'universel par rapport au particulier, comme l'holocauste en regard du simple sacrifice. C'est ce qui fait dire à S. Grégoire : " Ceux qui assistent les indigents de leurs ressources, avec ce qu'ils donnent de leurs biens offrent un sacrifice. C'est-à-dire qu'ils font deux parts, l'une qu'ils immolent à Dieu, l'autre qu'ils se réservent à eux-mêmes. Ceux qui ne se réservent rien offrent un holocauste, ce qui est plus qu'un sacrifice. " S. Jérôme s'exprime de même dans Contre Vigilantius : " Quand tu prétends qu'il est meilleur de profiter de ses biens et d'en distribuer peu à peu les revenus aux pauvres, ce n'est pas moi, c'est Dieu qui répond : "Si tu veux être parfait", etc. " Il ajoute plus loin : " Cette conduite que tu loues ne vient qu'au deuxième et troisième rang. Nous l'approuvons nous aussi, mais sous cette réserve de garder le premier rang à ce qui le mérite. " Toujours contre cette erreur de Vigilantius, on lit dans le livre Des Croyances ecclésiastiques : " Il est bien de distribuer peu à peu sa fortune aux pauvres.
Il est mieux, dans l'intention de suivre le Christ, de la donner d'un seul coup et, libre de soucis, d'être indigent avec le Christ. "
Objections
:
1. Il semble que la
continence perpétuelle ne soit pas requise pour la perfection de l'état
religieux. En effet, toute la perfection de la vie chrétienne a commencé à
partir des Apôtres du Christ. Or nous ne voyons pas que les Apôtres aient
pratiqué la continence : Pierre, par exemple était marié puisqu'on nous parle
(Mt 8, 14) de sa belle-mère. Il semble donc que la continence perpétuelle n'est
pas exigée pour la perfection de la vie religieuse.
2. Le premier modèle de
perfection qui nous ait été montré, c'est Abraham à qui le Seigneur a dit (Gn
17, 1) : " Marche en ma présence et sois parfait. " Or la copie n'a
pas à surpasser le modèle. La continence perpétuelle n'est donc pas requise pour
la perfection de l'état religieux.
3. Ce qui est exigé pour la
perfection de la vie religieuse doit se trouver en tout religieux. Or il y a
des religieux qui vivent dans le mariage. La perfection de l'état religieux
n'exige donc pas la continence perpétuelle.
Cependant, S. Paul a dit (2 Co 7, 1) " Purifions-nous de toute souillure de la chair et de l'esprit, et rendons parfaite notre sanctification dans la crainte de Dieu. " Or la pureté de la chair et de l'esprit se conserve par la continence. Il est écrit, en effet, (1 Co 7, 34) : " La femme non mariée, comme la vierge, se préoccupe de ce qui regarde le Seigneur pour être sainte d'esprit et de corps. " Donc la perfection de l'état religieux exige la continence.
Conclusion
:
L'état religieux demande l'éloignement de tout ce qui empêche la volonté humaine de se porter tout entière au service de Dieu. Or la pratique de l'union charnelle empêche l'âme de se consacrer totalement au service de Dieu. Et cela de deux façons. D'abord à cause de la violence des délectations, dont l'expérience fréquente accroît la convoitise, observe Aristote. Par suite, la pratique de la vie sexuelle retire l'âme de cette parfaite intention de tendre à Dieu. C'est ce que dit S. Augustin : " je ne connais rien qui précipite de sa citadelle une âme virile comme les séductions de la femme et ce contact des corps sans lequel on ne peut posséder son épouse. "
Ensuite, à cause des soucis qu'apporte à l'homme le gouvernement de la femme, des enfants, et des biens temporels que demande leur entretien. Comme dit S. Paul (1 Co 7, 32) : " Celui qui n'a pas de femme se préoccupe des choses du Seigneur et de plaire à Dieu ; celui qui est marié se préoccupe des choses du monde et de plaire à sa femme. "
C'est pourquoi, au même titre que la pauvreté volontaire, la continence perpétuelle est requise pour la perfection de l'état religieux. Et de même que l'Église a condamné Vigilantius qui égalait la richesse à la pauvreté, elle a condamné Jovinien qui égalait le mariage à la virginité.
Solutions
:
1. C'est le Christ qui a
introduit la perfection, non seulement de la pauvreté, mais aussi de la
continence, lorsqu'il a dit (Mt 19, 12) : " Il y a des eunuques qui se
sont volontairement rendus tels pour le Royaume des cieux. " Et il ajoute.
" Celui qui est capable de comprendre qu'il comprenne ! " Cependant,
pour que l'espoir de parvenir à la perfection ne fût enlevé à personne, il a
appelé à l'état de perfection même ceux qu'il trouvait engagés dans les liens
du mariage. Or il était impossible que, sans leur faire tort, des maris
abandonnent leur femme alors que des hommes pouvaient abandonner leurs
richesses sans faire de tort. C'est pourquoi, il ne sépara pas de sa femme
Pierre qu'il avait trouvé marié. " Cependant il détourna du mariage Jean qui
s'y disposait. "
2. S. Augustin écrit :
" La chasteté du célibat vaut mieux que la chasteté des noces. Abraham n'a
pratiqué en fait que la seconde, mais toutes les deux par habitus. Il vivait
chastement dans le mariage, et il était disposé à observer la chasteté du
célibat. Mais le temps où il vivait ne la comportait pas. " C'était, chez
les anciens Pères, la preuve d'une très grande vertu que de posséder la
perfection de l'âme dans la richesse et dans le mariage. Les faibles ne doivent
donc pas s'en prévaloir pour présumer de leur vertu au point de se croire
capables de parvenir à la perfection parmi les richesses et dans le mariage ;
comme si un homme sans armes avait la présomption d'attaquer des ennemis sous
prétexte que Samson en tua un grand nombre sans autres armes qu'une mâchoire
d'âne. D'ailleurs si le temps avait été venu de garder la continence et la
pauvreté, ces Pères l'auraient fait avec un grand zèle.
3. Les régimes de vie où l'on use du mariage ne constituent pas, simplement et absolument parlant, des formes de vie religieuse. Ils ne le sont que d'une manière relative et pour autant qu'ils possèdent quelques-uns des éléments de l'état religieux.
Objections
:
1. Il semble queue ne soit
pas requise à sa perfection. Car ce qui semble appartenir à sa perfection, ce
sont des oeuvres surérogatoires auxquelles tous ne sont pas tenus. Mais tout le
monde est tenu d'obéir à ses supérieurs, selon l'Apôtre (He 13,17) : "
Obéissez à ceux qui vous sont préposés et soyez-leur soumis. " Il semble
donc que l'obéissance n'appartienne pas à la perfection de l'état religieux.
2. L'obéissance semble
convenir en propre à ceux qui doivent être régis par le jugement d'autrui,
parce qu'ils manquent de discernement. Mais S. Paul a écrit (He 5,14) : "
La nourriture solide est réservée aux parfaits, dont les facultés sont exercées
à discerner le bien et le mal. " Donc il apparaît que l'obéissance ne
convient pas à l'état de perfection.
3. Si l'obéissance était
requise à la perfection de l'état religieux, tous les religieux devraient la
pratiquer. Or ce c'est pas ce qui arrive, car certains religieux vivent en
ermites et n'ont pas de supérieurs à qui obéir. En outre, dans les ordres
religieux, les supérieurs ne semblent pas astreints à l'obéissance. Donc
l'obéissance ne paraît pas appartenir à la perfection de l'état religieux.
4. Si le voeu d'obéissance
était requis à l'état religieux, il s'ensuivrait que les religieux seraient
tenus d'obéir en toutes choses à leurs supérieurs. C'est ce qui arrive pour le
voeu de continence, qui oblige à s'abstenir de tout ce qui appartient à la vie
sexuelle. Or ils ne sont pas tenus d'obéir en tout, nous l'avons expliqué Il en
traitant de la vertu d'obéissance.
5. La manière de servir
Dieu qui lui est le plus agréable est celle qu'inspire la libéralité et non pas
la nécessité, selon S. Paul (2 Co 9, 7) : " Que chacun donne... non avec
tristesse ou par nécessité. " Mais ce qui se fait par obéissance se fait
sous la nécessité d'un précepte. Les bonnes oeuvres auxquelles on se porte
spontanément méritent donc plus de louange. Le voeu d'obéissance ne convient
donc pas à la vie religieuse, par laquelle on cherche à atteindre ce qu'il y a
de meilleur.
Cependant, la perfection de la vie religieuse consiste par-dessus tout à imiter le Christ suivant cette parole (Mt 19, 2 1) : " Si tu veux être parfait... suis-moi. " Mais la vertu la plus louée, chez le Christ, c'est l’obéissance (Ph 2, 8) " Il s'est rendu obéissant jusqu'à la mort. " Il apparaît donc bien que l'obéissance appartient à la perfection religieuse.
Conclusion
:
Nous avons déjà dit que l'état religieux représente un régime de vie organisé en vue de former et d'exercer à la perfection. Celui qui est formé et exercé en vue d'atteindre une fin, doit suivre la direction d'un mettre, sous la conduite duquel, tel un disciple, il s'instruit et s'entraîne. Il faut donc que les religieux, en ce qui regarde la vie religieuse, soient soumis à la direction et au commandement de quelqu'un. Aussi est-il dit dans les Décrets : " La vie des moines signifie l'assujettissement et la condition de disciple. " Or c'est l'obéissance qui soumet un homme au commandement et à la direction d'un autre. C'est pourquoi l'obéissance est requise à la perfection de la vie religieuse.
Solutions
:
1. Obéir aux supérieurs en
ce que la vertu exige n'est pas surérogatoire et s'impose à tous. Ce qui
appartient en propre aux religieux, c'est obéir en ce qui regarde
l'apprentissage de la perfection. Cette seconde obéissance est à la première ce
qu'est l'universel au particulier. En effet, ceux qui vivent dans le siècle se
réservent quelque chose, et accordent quelque chose à Dieu, et c'est dans cette
mesure qu'ils se soumettent à leurs supérieurs. Ceux qui vivent dans l'état
religieux se donnent entièrement à Dieu, eux et leurs biens, nous l'avons
montré. Aussi leur obéissance est-elle universelle.
2. D'après Aristote, ceux
qui s'exercent à une activité finissent par acquérir l'habitus correspondant,
et quand ils l'ont acquis, ils peuvent exercer cette activité au maximum. C'est
ainsi qu'en obéissant, ceux qui ne sont pas parfaits parviennent à la
perfection. Ceux qui sont déjà parfaits sont les plus prompts à l'obéissances.
Non pas comme ayant besoin d'être dirigés pour parvenir à la perfection, mais
comme persévérant ainsi dans la perfection.
3. La sujétion des
religieux les soumet principalement aux évêques, qui jouent à leur égard le
rôle d'agents de perfection vis-à-vis de sujets à perfectionner, selon Denys :
" L'ordre des moines est soumis aux vertus perfectionnantes des évêques et
s'instruit par leurs illuminations. " Donc nul religieux, sans excepter
les ermites et les supérieurs réguliers, n'est complètement exempté de
l'obéissance aux évêques. S'ils se trouvent soustraits, en tout ou en partie, à
l'autorité des évêques diocésains, ils demeurent tenus d'obéir au souverain
pontife, non seulement dans ce qui est commun à tous, mais encore dans ce qui
regarde la discipline religieuse elle-même.
4. Le voeu religieux
d'obéissance s'étend à toute la conduite de la vie humaine. Cela lui donne une
certaine universalité, bien qu'il ne s'étende pas à tous les actes
particuliers. Certains actes en effet n'ont rien à voir avec la religion, parce
qu'ils n'intéressent pas l'amour de Dieu et du prochain, comme se frotter la
barbe, ramasser un fétu, etc., qui ne tombent ni sous le voeu ni sous la vertu
d'obéissance. D'autres sont même contraires à l'état religieux. Cela ne peut se
comparer au voeu de continence par lequel on renonce à des actes qui sont
entièrement contraires à la perfection de l'état religieux.
5. La nécessité qui vient de la contrainte rend l'acte involontaire et s'oppose à ce qu'il soit tenu pour louable et méritoire. Mais la nécessité issue de l'obéissance, bien loin d'exercer une contrainte sur la volonté, implique sa liberté, en tant que l'on veut obéir, bien que peut-être on n'aurait pas voulu accomplir l'objet du commandement considéré en lui-même. On se soumet donc pour Dieu, par le voeu d'obéissance, à la nécessité de faire certaines choses qui, en elles-mêmes, ne plaisent pas. De ce fait, ce que l'on accomplit plaît davantage à Dieu, même si c'est peu de chose, parce qu'on ne peut rien donner à Dieu de plus grand que de soumettre sa volonté propre à celle d'un autre, à cause de lui. Aussi lisons-nous dans les Conférences des Pères que " la pire catégorie de moines, ce sont les sarabaïtes, qui se gouvernant eux-mêmes, affranchis du joug des anciens, ont la liberté de faire ce qui leur plaît. Et pourtant, bien plus que ceux qui vivent en communauté, ils se tuent de travail jour et nuit ".
Objections
:
1. Il ne semble pas. La
discipline de la perfection vient de la tradition du Seigneur. Or le Seigneur a
formulé en ces termes le programme de la vie parfaite (Mt 19, 2 1) : " Si
tu veux être parfait, va, vends, tout ce que tu possèdes et donne-le aux
pauvres ", sans qu'il soit parlé de voeu. Il apparaît donc que le voeu
n'est pas requis à la discipline de la vie religieuse.
2. Le voeu est une promesse
faite à Dieu. C'est pourquoi le Sage (Qo 5,3), après avoir dit : " Si tu
as voué quelque chose à Dieu, hâte-toi de t'acquitter ", ajoute aussitôt :
" Car la promesse menteuse et sotte lui déplaît. " Mais là où la
réalité est présente, la promesse est superflue. Il suffit donc, pour la
perfection de l'état religieux, de pratiquer la pauvreté, la continence et
l'obéissance, sans qu'on fasse de voeu.
3. S. Augustin nous dit :
" Nos devoirs les plus méritoires sont ceux dont nous pourrions nous
dispenser, mais que nous accomplissons par amour. " Mais ce qui se fait
sans qu'un voeu soit intervenu, il est loisible de ne pas le faire ; dans
l'hypothèse d'un voeu, la situation est à l'opposé. Il semble donc que ce soit
chose plus agréable à Dieu de pratiquer la pauvreté, la continence et
l'obéissance sans voeu. Donc le voeu n'est pas requis à la perfection de la vie
religieuse.
Cependant, dans la loi ancienne, les nazaréens étaient consacrés par un voeu (Nb 6, 2) : " Lorsqu'un homme ou une femme auront fait le voeu de se sanctifier et qu'ils voudront se consacrer au Seigneur, etc. " Or, d'après la Glose de S. Grégoire sur ce texte, ils figurent " ceux qui embrassent la suprême perfection ". Donc le voeu est requis à l'état de perfection.
Conclusion
:
De ce que nous avons dit il ressort que les religieux doivent être dans l'état de perfection. Or celui-ci requiert l'obligation à la perfection, et l'obligation envers Dieu, c'est précisément le voeu. D'autre part, nous avons établi que la perfection de la vie chrétienne postulait la pauvreté, la continence et l'obéissance. C'est pourquoi l'état religieux exige qu'on s'oblige à ces trois choses par voeu. C'est la pensée de S. Grégoire : " Lorsqu'un homme voue au Dieu Tout-Puissant tout ce qu'il a, tout ce qui fait sa vie, tout ce qu'il aime, c'est un holocauste. " Et, Ajoute-t-il, " c'est ce que font ceux qui quittent siècle présent ".
Solutions
:
1. Le Seigneur a dit que la
vie parfaite consiste à le suivre, non pas de façon quelconque, mais de telle
sorte qu'on ne retourne pas en arrière (Lc 9, 62) : " Nul, s'il met la
main à la charrue et garde ensuite en arrière, n'est apte au royaume de Dieu.
" Certains de ses disciples, à la vérité, retournèrent en arrière. Mais
Pierre, au nom de tous, au Seigneur qui lui demandait (Jn 6, 67) " Et
vous, voulez-vous partir aussi ? " répondit " Seigneur, qui irions-nous
? " Aussi S. Augustin fait-il cette flexion : " Suivant le récit de
Matthieu et de Marc, erre et André, sans amener leur barque au rivage dans une
pensée de retour, le suivirent comme on suit quelqu'un qui vous en donne
l'ordre. " Or cette persévérance à suivre le Christ est fortifiée par le
voeu. C'est pourquoi celui-ci est requis à la perfection de la vie religieuse.
2. La perfection de la vie
religieuse requiert, selon S. Grégoire qu'on donne à Dieu " toute sa vie
". Or l'homme ne peut donner effectivement" toute sa vie à Dieu,
parce que sa vie n'existe jamais tout entière à la fois, mais est vécue dans
une succession. L'homme ne peut donc donner toute sa vie à Dieu autrement qu'en
s'y obligeant par voeu.
3. Parmi ce qu'il nous est permis de ne pas donner figure précisément notre liberté, ce que l'homme a de plus cher. Aussi est-ce un acte très agréable à Dieu que de s'ôter librement, par le moyen du voeu, la liberté même de s'abstenir de ce qui se rattache au service de Dieu. C'est ce qui fait dire à S. Augustin : " Ne regrette pas de t'être lié par un voeu. Réjouis-toi plutôt de n'avoir plus le droit de faire ce qui ne t'était permis qu'à ton détriment. Heureuse nécessité, qui oblige au meilleur. "
Objections
:
1. Il semble inadmissible
d'affirmer que la perfection de la religion consiste en ces trois voeux. En
effet, la perfection de la vie réside plutôt en des actes intérieurs qu'en des
oeuvres extérieures, car il est écrit (Rm 14, 17) : " Le royaume de Dieu
n'est pas dans ce qui se mange et se boit ; il est justice, paix et joie dans
l'Esprit Saint. " Or c'est par le voeu de religion que l'on s'engage à la
perfection. La religion devrait donc comporter des voeux portant sur des actes
intérieurs, tels que la contemplation, l'amour de Dieu et du prochain etc.,
plutôt que les voeux de pauvreté, de continence et d'obéissance, qui ont pour
matière des actes extérieurs.
2. Ces trois dispositions
font l'objet des voeux de religion en tant qu'elles concernent un certain
exercice en vue de la perfection. Mais les religieux s'exercent en beaucoup
d'autres choses : les abstinences les veilles, etc. Il semble donc illogique de
faire consister essentiellement l'état de perfection dans ces trois voeux.
3. Par le voeu d'obéissance
on se trouve obligé d'accomplir, selon que le supérieur le commande, tout ce
qui regarde l'apprentissage de la perfection. Le voeu d'obéissance suffit donc
sans les deux autres.
4. Les biens extérieurs comprennent
non seulement les richesses mais aussi les honneurs. Donc, si les religieux
renoncent à la fortune par le voeu de pauvreté, il faut qu'il y ait un autre
voeu par lequel ils renoncent aux honneurs du monde.
Cependant, le droit porte que " la garde de la chasteté et l'abdication de toute propriété sont annexées à la règle monacale ".
Conclusion
:
L'état religieux peut être considéré sous un triple aspect : 1° Comme un exercice par où l'on tend à la perfection de la charité ; 2° Comme un régime de vie propre à affranchir le coeur humain des soucis extérieurs, selon cette parole : (1 Co 7, 32) : " je vous veux exempts de soucis. " 3° Comme un holocauste par lequel on s'offre à Dieu tout entier, personne et biens. Sous ces divers aspects, l'état religieux se trouve réellement constitué par les trois voeux.
1° En tant qu'exercice de perfection, il est nécessaire que le religieux se débarrasse de ce qui pourrait empêcher sa volonté de tendre à Dieu tout entière, en quoi consiste la perfection de la charité. Or ces obstacles sont au nombre de trois. Il y a d'abord l'amour des biens extérieurs. Le voeu de pauvreté l'abolit. Il y a ensuite la convoitise des jouissances sensibles, au premier rang desquelles se placent les voluptés charnelles. Le voeu de continence les exclut. Il y a enfin le dérèglement de la volonté humaine. Le voeu d'obéissance l'exclut.
2° Pareillement, le trouble des soucis du siècle envahit l'homme surtout sur trois points. Le premier est la gérance des biens extérieurs. Le voeu de pauvreté volontaire délivre de ce souci. Le deuxième est le gouvernement de sa femme et de ses enfants. Le voeu de continence en dispense. Le troisième est la conduite de sa propre vie. Le voeu d'obéissance y pourvoit, par lequel on se remet au gouvernement d'un autre.
3° " L'holocauste est, d'après S. Grégoire l'offrande à Dieu de tout ce qu'on possède. " Or l'homme possède, selon Aristote, un triple bien. Le premier consiste dans les biens extérieurs. Par le voeu de pauvreté volontaire, il les offre à Dieu totalement. Le deuxième est l'ensemble des jouissances dont son corps est le siège. Il y renonce pour Dieu principalement par le voeu de continence, où il s'interdit tout usage volontaire des plus grandes délectations corporelles. Le troisième est le bien de l'âme. On l'offre totalement à Dieu par l'obéissance, grâce à laquelle on offre à Dieu sa volonté propre par laquelle l'homme est maître de toutes les puissances et habitus de son âme.
C'est donc très justement que l'on fait consister l'état religieux dans ces trois voeux.
Solutions
:
1. L'état religieux, nous
venons encore de le dire, est ordonné à la perfection de la charité comme à sa
fin. Or, tous les actes intérieurs des vertus relèvent de la charité qui est
leur mère, selon qu'il est écrit (1 Co 13,4) : " La charité est patiente,
la charité est bénigne, etc. " Les actes intérieurs des vertus, d'humilité
par exemple, de patience, et les autres, ne sauraient donc constituer la
matière des voeux de religion, qui leur sont ordonnés comme à une fin.
2. Toutes les autres
observances religieuses sont ordonnées à ces trois voeux principaux. Les unes
peuvent être destinées à assurer la subsistance, par exemple le travail, la
mendicité religieuse, etc. Elles sont ordonnées au voeu de pauvreté. C'est pour
en assurer l'observation qu'il est prescrit aux religieux de pourvoir à leurs
besoins de quelqu'une de ces manières. Celles qui ont pour objet la macération
du corps : jeûnes, veilles, etc., sont directement ordonnées à la sauvegarde du
voeu de continence. Celles qui ont trait aux actes humains par lesquels le
religieux poursuit la fin qui lui est assignée, c'est-à-dire l'amour de Dieu et
du prochain, ces activités, comme la lecture, la prière, la visite des malades,
etc. sont comprises dans le voeu d'obéissance. Car celui-ci se rattache à la
volonté, qui se conforme à ce que les autres ont disposé, pour ordonner ses
actes à leur fin. Or le port d'un habit déterminé se rattache aux trois voeux,
comme signifiant leur obligation. Si bien que l'habit régulier est donné ou
bénit en même temps que l'on fait profession.
3. Par l'obéissance on offre à Dieu sa volonté, dont relèvent toutes les réalités humaines, mais plus spécialement les actions humaines, dont elle est seule maîtresse, car les passions relèvent en outre de l'appétit sensible.
Aussi, pour réprimer les passions
relatives aux jouissances charnelles et aux biens extérieurs, les voeux de
continence et de pauvreté sont-ils nécessaires. Mais le voeu d'obéissance est
requis pour conduire nos propres actions conformément aux exigences de l'état
de perfection.
4. Suivant Aristote, l'honneur n'est dû, proprement et en vérité, qu'à la vertu. Si les biens extérieurs, lorsqu'ils sont considérables, valent à ceux qui les possèdent d'être honorés, par le vulgaire surtout qui ne connaît guère d'autre supériorité que celle-là, c'est, au bout du compte, parce qu'ils représentent des moyens de pratiquer certains actes de vertu. Les religieux qui tendent à la perfection de la vertu n'ont donc pas à renoncer à l'honneur que Dieu et les personnes saintes rendent à la vertu, selon le Psaume (139,17) : " Tes amis, mon Dieu, je les ai en grand honneur. " Quant à l'honneur dont on entoure la grandeur extérieure, ils y renoncent par le fait même qu'ils abandonnent la vie séculière. Ils n'ont donc pas à faire pour cela de voeu spécial.
Objections
:
1. Le voeu d'obéissance ne
semble pas être le plus important, car la perfection de a vie religieuse a
commencé avec le Christ. Or on ne voit pas que le Christ, qui a fait de la
pauvreté l'objet d'un conseil spécial, ait donné celui de pratiquer
l'obéissance. Le voeu de pauvreté est donc supérieur au voeu d'obéissance.
2. Il est écrit (Si 26,
2OVg) : " Tout l'or du monde ne vaut pas une âme continente. " Mais
la valeur du voeu croît avec celle de son objet. Donc le voeu de continence
surpasse en valeur le voeu d'obéissance.
3. Il semble que plus un
voeu a de valeur, plus est difficile d'en dispenser. Or les voeux de pauvreté
et de continence " sont si étroitement liés à la règle monacale, disent
les Décrets, que le souverain pontife lui-même ne peut accorder aucune
permission à leur encontre ", alors qu’on peut dispenser le religieux
d'obéir à son supérieur. Cela suppose que le voeu d'obéissance est inférieur
,aux voeux de pauvreté et de continence.
Cependant, S. Grégoire déclare : " C'est à bon droit que l'obéissance est mise au-dessus des sacrifices. Dans le sacrifice, c'est la chair d'un autre, dans l'obéissance, c'est sa propre volonté que l'on immole. " Or les voeux de religion sont, avons-nous dit, des holocaustes. Le voeu d'obéissance est donc le principal parmi les voeux de religion.
Conclusion
:
Le voeu d'obéissance est le principal pour trois raisons. 1° Parce que, dans le voeu d'obéissance, l'homme offre à Dieu quelque chose de plus grand que le reste : sa volonté, dont la valeur surpasse celle de son corps, qu’on offre à Dieu par le voeu de continence, et celle des biens extérieurs, qu'il offre à Dieu par le voeu de pauvreté. Aussi ce que l'on fait par obéissance est-il plus agréable à Dieu que ce qui procède du libre choix : " Tout mon discours n'a qu'un but : t'apprendre qu'il ne faut pas t'en rapporter à ta seule volonté ", écrit S. Jérôme. Et un peu plus loin : " Ne fais pas ta volonté : mange ce qu'on te sert, contente toi de ce que tu reçois, porte le vêtement qu'on te donne. " Le jeûne lui-même ne plaît pas à Dieu, s'il vient de la volonté propre, comme dit Isaïe (58, 3) : " Voici que dans vos jours de jeûne parait votre volonté propre. "
2° Parce que le voeu d'obéissance contient les autres voeux, tandis que la réciproque n'est pas vraie. En effet, quoique le religieux soit tenu, par un voeu spécial, de pratiquer la continence et la pauvreté, elles n'en tombent pas moins sous le voeu d'obéissance, lequel porte aussi sur beaucoup d'autres choses.
3° Le voeu d'obéissance vise proprement des actes qui sont tout proches de la fin même de la vie religieuse. Or, plus une chose est proche de la fin, plus elle a de valeur. C'est ce qui fait que le voeu d'obéissance est le plus essentiel à l'état religieux. Quelqu'un peut observer, et même par voeu, la pauvreté volontaire et la continence, s'il n'a pas fait voeu d'obéissance, il n'est pas vraiment religieux. Et l'état religieux est supérieur même à la virginité consacrée par un voeu, car S. Augustin écrit : " Personne, je pense, n'osera mettre la virginité au-dessus du monastère. "
Solutions
:
1. Le conseil d'obéissance
est inclus dans l'invitation à suivre le Christ. Car celui qui obéit suit la
volonté d'un autre. C'est pourquoi, il est plus essentiel à la perfection que
le voeu de pauvreté. " Car, dit S. Jérôme, Pierre a précisé ce qui fait la
perfection, lorsqu'il a dit : Et nous t'avons suivi. "
2. Ce texte n'élève pas la
continence au-dessus de tous les autres actes de vertu. Elle la met seulement
au-dessus de la chasteté conjugale, ou encore de richesses extérieures, or ou
argent, qui s'évaluent au poids. Ou bien encore, elle entend par continence
l'abstention générale de tout ce qui est mal comme il a été dit plus haut.
3. Le pape ne peut dispenser un religieux du voeu d'obéissance au point qu'il ne soit plus obligé d'obéir à aucun supérieur dans le domaine de la perfection. Car il ne peut le dispenser de lui obéir à lui-même. Ce qu'il peut faire, c'est le dispenser d'obéir au prélat inférieur. Mais ce n'est pas là dispenser vraiment du voeu d'obéissance.
Objections
:
1. Il semble que le
religieux commette un péché mortel chaque fois qu'il transgresse la règle. En
effet, agir contre son voeu est un péché grave. S. Paul le suppose clairement
quand il dit (1 Tm 5, 11) que les veuves qui veulent se remarier méritent
condamnation pour manquement à la foi donnée. Or leur voeu astreint les
religieux à observer la règle. Donc ils pèchent mortellement en transgressant ce
qui est dans la règle.
2. La règle est imposée au
religieux comme une loi. Mais celui qui viole les prescriptions de la loi pèche
mortellement. Il semble donc que le moine, en violant celles de la règle, pèche
mortellement.
3. Le mépris entraîne le
péché mortel. Or celui qui réitère souvent ce qu'il ne doit pas faire paraît
bien pécher par mépris. Donc, si le religieux transgresse fréquemment la règle,
il apparaît qu'il pèche mortellement.
Cependant, l'état religieux est plus sûr que la vie séculière. Aussi S. Grégoire compare-t-il la vie séculière à la mer agitée, et la vie religieuse au port tranquille. Mais si toute transgression du contenu de la règle entraînait péché mortel, l'état religieux serait infiniment dangereux, à cause de la multitude des observances. Toute transgression des prescriptions de la règle n'est donc pas péché mortel.
Conclusion
:
1. Il y a deux façons d'être contenu dans la règle, d'après ce que nous avons montré. Ce peut être à titre de fin, et c'est le cas des actes des vertus. La transgression de ce contenu particulier de la règle, dans la mesure du moins où il fait partie de ce qui est prescrit à tous, est péché mortel. Il n'en va pas de même si ce contenu dépasse l'obligation commune. Sa transgression n'entraîne alors un péché mortel que si elle procède du mépris, car, nous l'avons dit, le religieux, n'est pas tenu à être parfait, mais seulement à tendre à la perfection, ce que contredit le mépris de la perfection.
Autre chose peut être dans la règle à titre d'exercice extérieur, et tel est le cas de toutes les observances extérieures. A certaines, le religieux est obligé par son voeu même de religion. Or le voeu vise principalement la pauvreté, la continence et l'obéissance, à quoi tout le reste est ordonné. Il en résulte que la transgression de ces trois voeux entraîne un péché mortel. La transgression des autres observances ne constitue un péché mortel que s'il y a mépris de la règle (le mépris étant directement contraire à la profession que le religieux a faite de mener la vie régulière) ; ou s'il y a précepte, qu'il soit formulé de vive voix par le supérieur ou qu'il soit inscrit dans la règle même, parce que sa transgression va contre le voeu d'obéissance.
Solutions
:
1. Celui qui professe une règle ne s'engage pas à observer tout ce qui se trouve dans la règle, mais il s'engage à la vie régulière, laquelle consiste essentiellement dans les trois voeux. Aussi dans certains ordres fait-on profession non pas de la règle, mais, ce qui est plus judicieux, de vivre selon la règle. Ce qui veut dire qu'on promet de s'appliquer à conformer sa vie à la règle considérée comme un modèle. Et c'est ce que le mépris supprime.
Dans certains ordres religieux, avec plus de prudence encore, on professe l'obéissance selon la règle, si bien que l'on ne s'oppose à sa profession que si l'on va contre le précepte de la règle. La transgression ou omission des autres points ne fait encourir que le péché véniel. Car, nous l'avons dit, ces autres points ne sont que des dispositions favorisant l'observance des voeux principaux. Et le péché véniel, nous l'avons dit plus haut, est lui-même une disposition au péché mortel, en tant qu'il fait obstacle à ce qui nous disposerait à l'observation des préceptes principaux de la loi du Christ, qui sont ceux de la charité.
Il existe cependant une religion,
celle de l'ordre des Frères Prêcheurs, où cette transgression ou omission
n’entraîne par elle-même aucune faute, ni mortelle ni vénielle, mais seulement
une peine déterminée. La raison en est qu'ils se sont obligés de cette façon à
l'observation de ces sortes de règlements. Il reste qu'ils peuvent pécher,
véniellement ou mortellement, si leur conduite procède de la négligence, de la
passion ou du mépris.
2. Tout ce qui est dans la
loi, n'est pas promulgué à titre de précepte. Certains points représentent de
simples règlements ou ordonnances, prescrits sous la sanction d'une peine
déterminée à subir en cas d'infraction, de même que la loi civile ne punit pas
de mort toute transgression d'une ordonnance légale. Dans la loi ecclésiastique
non plus, tous les règlements ou ordonnances n'obligent pas sous peine de péché
mortel. Il en va de même pour toutes les prescriptions de la règle.
3. Une transgression ou omission implique mépris lorsque la volonté de celui qui la commet se rebelle contre la prescription de la loi et de la règle, et lorsque c'est cette rébellion même qui le fait agir contre la loi ou la règle. Au contraire, quand c'est un motif particulier, la convoitise par exemple, ou la colère, qui le pousse à enfreindre les prescriptions de la loi ou la règle, il ne pèche point par mépris mais par quelque autre motif, même s'il lui arrive de réitérer fréquemment sa faute pour le même motif ou pour quelque autre semblable. De même, S. Augustin observe que tous les péchés n'ont pas pour origine le mépris d'orgueil. Cependant la fréquence de la faute dispose au mépris, selon cette parole (Pr 18, 3 Vg) : " L'impie, lorsqu'il est parvenu au fond des péchés, tombe dans le mépris. "
Objections
:
1. Il semble que sa faute
ne soit pas plus grave. Car il est écrit (2 Ch 30, 18) : " Le Seigneur,
qui est bon, se montrera propice à tous ceux qui cherchent de tout leur coeur
le Dieu de leurs pères, et il ne leur fera pas grief d'être moins saints qu'ils
ne devraient. " Mais il semble que les religieux recherchent de tout leur
coeur le Dieu de leurs pères, plus que les séculiers qui, d'après S. Grégoire,
donnent à Dieu une partie d’eux-mêmes et de leurs biens, et gardent l'autre
pour eux. Il semble donc que si la sainteté n'est pas chez les religieux tout
ce queue devrait être, on le leur reproche moins.
2. Du fait qu'un homme
accomplit des oeuvres bonnes, Dieu s'irrite moins contre ses péchés : " Tu
prêtes secours à l'impie et tu es lié d'amitié avec les ennemis de Dieu, et
c'est pourquoi tu méritais la colère de Dieu ; mais des oeuvres bonnes ont été
trouvées en toi " (2 Ch 19, 2). Or les religieux accomplissent plus
d'oeuvres bonnes que les séculiers. Donc, s'il arrive qu'ils commettent des
péchés, Dieu s'irrite moins contre eux.
3. La vie présente ne se
passe pas sans péché, suivant cette parole (Jc 3, 2) : " Nous commettons
tous beaucoup de fautes. " Donc, si les péchés des religieux étaient plus
graves que ceux des séculiers, il s'ensuivrait que la condition des premiers
serait pire que celle des seconds. Et ce ne serait pas un propos salutaire
d'entrer en religion.
Cependant, d'un plus grand mal il semble qu'on doive s'affliger davantage. Mais il semble qu'on doive se désoler davantage des péchés de ceux qui sont dans un état de sainteté et de perfection. Comme dit Jérémie (23, 9) : " Mon coeur en moi est brisé. " Et il ajoute : " C'est que le prophète et le prêtre sont souillés et que dans ma maison j'ai vu leur iniquité. " Donc les religieux et tous ceux qui sont dans l'état de perfection pèchent plus gravement.. toutes choses égales d'ailleurs.
Conclusion
:
Le péché que commettent des religieux, peut être plus grave que le même péché commis par des séculiers, de trois manières. D'abord, si ce péché atteint les voeux de religion ; par exemple, si un religieux se rend coupable de vol ou de fornication, sa fornication viole le voeu de continence et son vol celui de pauvreté, et non pas seulement le précepte de la loi divine. Ensuite, si ce péché procède du mépris. Le religieux, dans ce cas, semble faire preuve de plus d'ingratitude à l'endroit des bienfaits de Dieu qui l'ont élevé à l'état de perfection. Comme dit l'Apôtre (He 10, 29), le croyant mérite de plus graves châtiments pour ce fait que, par son péché, " il foule aux pieds ", c'est-à-dire méprise " le Fils de Dieu ". Aussi le Seigneur élève-t-il cette plainte en Jérémie (11, 15) : " Comment se peut-il que mon bien-aimé, dans ma maison, accumule les forfaits ? " Enfin, le péché du religieux peut avoir une gravité particulière en raison du scandale. Un plus grand nombre de gens, en effet, le regardent vivre. D'où cette parole (Jr 23, 14) : " J'ai vu chez les prophètes de Jérusalem l'image de l'adultère et la voie du mensonge. Ils se sont déclarés pour les méchants de telle sorte que nul ne s'est converti de sa malice. "
Mais si le religieux, sans y mettre de mépris, mais par faiblesse ou ignorance, commet sans scandale, en secret, quelque péché qui n'est pas contraire au voeu de sa profession, son péché est moins grave que le même péché chez le séculier. Car son péché, s'il est léger, est comme absorbé par les nombreuses oeuvres bonnes qu'il accomplit. Et s'il arrive que ce péché soit mortel, il s'en relève plus facilement. Premièrement à cause de son intention, qu'il dirige ordinairement vers Dieu, et qui, un moment déviée, se redresse comme d'elle-même. C'est pourquoi Origène sur le Psaume (37, 24) : " S'il tombe, il ne se brisera pas ", a écrit : " L'homme injuste, s'il pèche, ne se repent pas, il ignore comment réparer sa faute. Le juste, lui, sait la réparer, la corriger. Ainsi fit celui qui venait de dire : "je ne connais pas cet homme", et qui un peu après, le Seigneur l'ayant regardé, se mit à verser des larmes amères (Mc 14, 72). Ou cet autre (2 S 11, 2) qui, de sa terrasse, ayant vu une femme et l'ayant désirée, sut dire : "J'ai péché, j'ai fait le mal devant toi." De plus, ses frères l'aident à se relever, suivant cette parole (Qo 4, 10) : "S'il y en a un qui tombe, l'autre le soutiendra. Mais malheur à l'isolé ; s'il tombe, il n'a personne qui lui porte secours." "
Solutions
:
1. Ce texte s'entend des
péchés de faiblesse ou d'ignorance et ne s'applique pas aux péchés de mépris.
2. Josaphat, lui aussi,
dont il est question dans ce texte, avait péché non par malice mais par une
certaine faiblesse d'affection humaine.
3. Les justes n'en viennent pas facilement à pécher par mépris, tandis qu'il leur arrive de tomber en quelque faute d'ignorance ou de faiblesse, dont ils se relèvent facilement. Mais quand ils se trouvent conduits à pécher par mépris, ils sont pires que les autres et rebelles à toute correction. C'est la pensée de Jérémie (2, 20) : " Tu as brisé ton joug, tu as rompu tous tes liens, tu as dit : "je ne servirai pas." Sur toute colline élevée, sous tout arbre feuillu, tu te couchais en prostituée. " Ce qui fait dire à S. Augustin : " Depuis que j'ai commencé de servir Dieu, j'ai expérimenté que si j'ai difficilement trouvé de plus saintes gens que ceux qui ont progressé dans les monastères, je n'en ai pas rencontré de pires que ceux qui, dans les monastères sont tombés. "
1. Leur est-il permis d'enseigner, de prêcher et d'exercer d'autres activités semblables ? -2. Leur est-il permis de se mêler d'affaires séculières ? -3. Sont-ils tenus de travailler de leurs mains ? - 4. Ont-ils le droit de vivre d'aumônes ? - 5. Leur est-il permis de mendier ? - 6. Leur est-il permis de porter des vêtements plus grossiers que les autres ?
Objections
:
1. Il apparaît que non. En
effet, nous lisons dans les Décrets : " La vie monastique signifie
sujétion et apprentissage ; il n'y est pas question d'enseigner, d'exercer la
présidence, ni l'office de pasteur. " De même S. Jérôme : " L'office
du moine n'est pas d'enseigner mais de pleurer. " Le pape S. Léon dit
aussi : " En dehors des prêtres du Seigneur, que nul ne se permette de
prêcher, moine ou laïque, et quel que soit son renom de science. " Or il
n'est pas permis d'outrepasser son office propre et de transgresser le statut
de l'Église. Il semble donc bien que les religieux ne puissent enseigner,
prêcher, etc.
2. Un décret du concile de
Nicée porte " Nous donnons à tous l'ordre catégorique et immuable que les
moines n'accordent la pénitence à personne, sauf entre eux, comme il est juste.
Qu'ils ne fassent pas les funérailles d'un mort, à moins qu'il ne s'agisse d'un
moine de ce monastère ou de quelque frère reçu comme hôte au monastère, s'il
arrive qu'il y meure. " Mais la prédication et l'enseignement, tout autant
que ces fonctions, appartiennent à l'office clérical. Et puisque, dit S.
Jérôme, " autre est la situation du moine et autre celle du clerc ",
il s'ensuit, semble-t-il, qu'il n'est pas permis aux religieux de prêcher,
d'enseigner ni d'avoir d'autres activités semblables.
3. S. Grégoire écrit :
" Nul ne peut accomplir les ministères ecclésiastiques et persévérer comme
il faut sous la règle monastique. " Or les moines sont tenus de persévérer
dans la vie monastique. On doit en conclure qu'ils ne peuvent exercer les
ministères ecclésiastiques. Il ne leur est donc pas permis d'enseigner, de
prêcher et d'accomplir d'autres activités qui sont d'authentiques ministères
ecclésiastiques.
Cependant, S. Grégoire dit au même endroit : " En vertu de ce décret, que nous avons porté par l'autorité apostolique et pour le bien de la religion, qu'il soit permis aux moines prêtres qui, eux aussi, représentent les Apôtres, de prêcher, de baptiser, de donner la communion, de prier pour les pécheurs, d'imposer une pénitence et d'absoudre les péchés. "
Conclusion
:
Quand on dit qu'une chose n'est pas permise à quelqu'un, cela peut s'entendre de deux manières. En ce sens d'abord qu'il y a chez cette personne quelque chose d'inconciliable avec l'acte qu'on assure lui être interdit. C'est ainsi qu'il n'est pas permis à l'homme de pécher parce qu'il a en lui-même la raison et l'obligation d'obéir à la loi divine, auxquelles s'oppose le péché. On dit en ce sens qu'il n'est pas permis à telle personne de prêcher, d'enseigner ou d'exercer quelque autre office semblable, parce qu'il y a en elle quelque chose qui s'y oppose. Ce peut être un précepte, comme dans le cas de ceux qui se trouvent sous le coup d'une irrégularité et auxquels le droit de l’Église interdit l'accès des ordres sacrés. Ce peut être le péché, selon ce mot du Psaume (50, 16) : " Dieu a dit au pécheur : "Qu'as tu à réciter mes lois ?" "
Dans ce sens, il n'est pas interdit aux religieux de prêcher, d'enseigner et d'exercer d'autres offices semblables. Ni leur voeu ni leur règle ne les obligent de s'en abstenir. D'autre part ils n'y sont pas rendus moins aptes à raison de quelque péché qu'ils auraient commis. Tout au contraire, cette application à la sainteté, dont ils se sont fait une obligation, les y dispose. C'est une absurdité de dire que le progrès en sainteté rend moins apte à exercer des fonctions spirituelles. Certains ont même professé cette opinion absurde que, par lui-même, l'état religieux constituerait un empêchement à l'accomplissement de telles fonctions. Cette opinion, le pape Boniface la réprouve en ces termes . " Il y a des gens qui, sans avoir le moindre canon à alléguer, et tout brûlants d'un zèle impudent, non pas d'amour mais d'amertume, prétendent que les moines sont indignes de la puissance de l'office sacerdotal, parce qu'ils sont morts au monde et parce qu'ils vivent pour Dieu. Mais ils se trompent absolument. " Ce qu'il montre en observant que ce n'est pas contre la règle : " Car, ajoute-t-il, S. Benoît, le maître bienfaisant des moines, ne le défend aucunement, lui non plus. " Les autres règles ne l'interdisent pas davantage. Il réprouve ensuite cette erreur, en affirmant la capacité des moines : " Plus un homme est parfait, écrit-il à la fin du chapitre, et plus il a de puissance dans ces sortes de choses, c'est-à-dire dans les oeuvres spirituelles. "
On dit encore dans un autre sens qu'une activité n'est pas permise à telle personne. Non que cette personne ait en elle-même rien qui s'y oppose. Mais il lui manque ce qu'il faut pour pouvoir l'accomplir. C'est ainsi qu'il n'est pas permis au diacre de célébrer la messe, pour cette raison qu'il ne possède pas l'ordre sacerdotal ; qu'il n'est pas permis au prêtre de prononcer une sentence, parce qu'il n'a pas l'autorité épiscopale. Là-dessus il faut encore distinguer. Les fonctions qui relèvent d'un ordre ne sauraient être confiées à celui qui ne possède pas cet ordre. Le diacre ne peut être autorisé à célébrer la messe, s'il n'est pas promu au sacerdoce. En revanche, les actes qui font appel au pouvoir de juridiction peuvent être délégués à ceux qui ne possèdent pas la juridiction ordinaire. C'est ainsi que l'évêque peut déléguer à un simple prêtre le pouvoir de prononcer une sentence. Et en ce sens il est juste de dire qu'il n'est pas permis aux moines et aux autres religieux de prêcher, d'enseigner et d'exercer d'autres fonctions semblables, parce que l'état religieux ne leur en confère pas le pouvoir. Mais ils peuvent les remplir s'ils reçoivent l'ordre requis, ou la juridiction ordinaire, ou encore la délégation de ceux qui la détiennent.
Solutions
:
1. Ces paroles impliquent
que les moines ne détiennent pas, du seul fait qu'ils sont moines, le pouvoir
d'exercer ces sortes de fonctions. Elles ne signifient pas que le fait d'être
moines les rende inapte à les remplir.
2. Ce décret du concile de
Nicée prescrit pareillement aux moines de ne pas s'approprier, sous prétexte
qu'ils sont moines, le pouvoir d'exercer de tels actes. Il n'interdit pas, en
revanche, de leur accorder ce pouvoir.
3. Ce qui est incompatible, c'est d'avoir la charge ordinaire des ministères ecclésiastiques et d'observer la règle monastique dans le monastère. Mais il n'est pas exclu pour autant que les moines et les autres religieux puissent de temps à autre s'appliquer aux ministères ecclésiastiques, par commission des prélats qui en ont la charge ordinaire. Cette remarque vaut très particulièrement pour ceux qui appartiennent à des Ordres spécialement institués à cette fin. Nous y reviendrons plus loin.
Objections
:
1. Il semble que non. Nous
lisons dans le décret déjà cité du pape Boniface : " S. Benoît leur a
commandé de rester étrangers aux affaires séculières. C'est ce que prescrivent les
enseignements apostoliques et les institutions, sans exception, des saints
Pères, non seulement aux moines mais aux chanoines quels qu'ils soient, selon
cette parole (2 Tm 2, 4) : "Nul, engagé au service de Dieu, ne doit se
mêler d'affaires séculières." " Or il incombe à tous les religieux
s'employer au service de Dieu. Il ne leur est donc pas permis de s'occuper
d'affaires séculières.
2. S. Paul écrit (1 Th 4,
11) : " Mettez votre application à vivre en paix, et à vous occuper des
propres affaires. " La Glose précise : " En il citant de vous mêler
de celles des autres, ce qui importe à l'amendement de votre vie. " Mais
c'est la tâche spéciale des religieux d'amender leur vie. Donc ils n'ont pas à
se mêler d'affaires séculières.
3. A propos du mot rapporté
en S. Matthieu (11, 8) " Les gens aux vêtements délicats vivent dans la
demeure des rois " S. Jérôme écrit : " Ceci montre qu'une vie
rigoureuse et une prédication austère doivent éviter la cour des rois et se
tenir à l'écart des gens délicatement vêtus. " Mais le soin des affaires
séculières contraint à fréquenter le palais des rois. Donc il n'est pas permis
aux religieux de traiter des affaires séculières.
Cependant, S. Paul a écrit (Rm 16, 1) " je vous recommande Phoebé, notre soeur. " Puis il ajoute : " Assistez-la dans toute affaire pour laquelle elle aura besoin de votre appui. "
Conclusion
:
Nous avons dit plus haut que l'état religieux est ordonné à l'acquisition de la charité parfaite : premièrement de l'amour de Dieu et, secondement, de l'amour du prochain. C'est pourquoi les religieux doivent surtout et essentiellement viser à être disponibles pour Dieu. Mais si l'intérêt du prochain l'exige, ils doivent par charité prendre en main ses affaires, selon cette parole (Ga 6, 5) : " Portez les fardeaux les uns des autres et vous accomplirez ainsi la loi du Christ. " En servant le prochain pour Dieu, ils font oeuvre d'amour de Dieu. C'est pourquoi il est écrit (Jc 1, 27) : " La religion pure et sans tache devant Dieu notre Père, la voici : visiter les orphelins et les veuves dans leurs épreuves. " C'est-à-dire, précise la Glose, " assister dans leurs nécessités ceux qui n'ont pas d'appui ".
Disons donc qu'il n'est permis ni aux moines ni aux clercs de gérer des intérêts séculiers par cupidité. Mais ils peuvent, par charité et avec la permission de leurs supérieurs, s'occuper d'affaires séculières, soit comme agents d'exécution soit comme conseillers, bien entendu avec la modération qui s'impose. C'est pourquoi il est dit dans les Décrets : " Le concile décide que nul clerc ne pourra désormais gérer des propriétés ni se mêler d'affaires séculières, sauf pour le service des mineurs, des orphelins ou des veuves, ou encore dans le cas où son évêque lui imposerait l'administration des biens ecclésiastiques. " Ce qui est dit des clercs s'applique aux religieux, parce que nous avons fait remarquer que les affaires séculières leur sont pareillement interdites.
Solutions
:
1. Il est interdit aux
moines de traiter les affaires séculières par cupidité, mais non par charité.
2. Ce n'est pas curiosité
mais charité, de s'occuper d'affaires lorsque la nécessité le demande.
3. Il ne convient pas aux religieux de fréquenter le palais des rois pour le plaisir, la gloire ou le profit. Mais s'y rendre pour des motifs de miséricorde est bien dans leur rôle. C'est pourquoi il est rapporté qu'Élisée dit à la Sunamite (2 R 4, 13) " As-tu quelque affaire, et veux-tu que j'en parle au roi ou au chef de l'armée ? " Pareillement il appartient aussi aux religieux de se rendre dans le palais des rois pour leur correction et direction. Qu'on se rappelle Jean Baptiste et ses remontrances à Hérode (Mt 14,4).
Objections
:
1. Il semble bien. En
effet, ils ne sont pas dispensés d'observer les commandements. Mais le travail
manuel est de précepte, selon cette parole (1 Th 4, 11) : " Travaillez de
vos mains comme nous vous l'avons commandé. " S. Augustin dit aussi :
" Qui pourrait supporter de voir ces obstinés " (il s'agit de
religieux qui ne voulaient pas travailler), " qui résistent aux salutaires
monitions de l'Apôtres au lieu d'être tolérés comme les plus faibles, être
célébrés comme les plus saints ? " Donc, semble-t-il, les religieux sont
obligés de travailler de leurs mains.
2. Sur ce texte (2 Th 3,
10) : " Celui qui ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus
", la Glose porte : " Certains prétendent que l'Apôtre parle du
travail spirituel et non pas du labeur corporel auquel s'adonnent les
laboureurs et les ouvriers... Mais c'est en vain qu'ils s'appliquent à se
boucher les yeux et ceux des autres, non seulement pour se dispenser eux-mêmes
de suivre ce salutaire avis de la charité, mais pour ne pas même le comprendre.
" Et plus loin : " L'Apôtre veut que les serviteurs de Dieu demandent
leur subsistance au travail des mains. " Mais ce nom de serviteurs de Dieu
désigne plus spécialement les moines qui d'après Denys - se sont entièrement
consacrés au service de Dieu. Comment ne seraient-ils pas tenus au travail des
mains ? -
3. S. Augustin écrit :
" Je voudrais bien savoir ce que font ceux qui refusent de travailler de
leurs mains. Ce que nous ferons, répondent-ils, mais nous nous adonnerons à la
prière, aux psaumes, à la lecture, à la prédication " Or il montre en
détail que rien de tout cela ne les excuse. Ce n'est pas la prière : " Une
seule prière de l'homme obéissant, remarque-t-il, est plus vite exaucée que dix
mille prières chez l'arrogant. " Il entend par ces hommes dont la prière
est indigne d'être exaucée ceux qui refusent de travailler de leurs mains. Ce
ne sont pas les louanges divines qui les dispensent de travailler : " Les
cantiques divins, même ceux qui travaillent manuellement peuvent facilement les
chanter. " Ce n'est pas la lecture : " N'ont-ils pas rencontré dans
leur lecture ce que l'Apôtre commande ? Quelle perversité de prétendre lire, et
de ne pas mettre en pratique ce qu'on lit ? " Ce n'est pas la prédication
: " Si quelqu'un doit faire un sermon et que ce soit une occupation telle qu'il
devienne impossible de se livrer au travail manuel, tout le monde au monastère
en est-il capable ? Et si tous n'en sont pas capables, pourquoi, sous ce
prétexte tous prétendent-ils se reposer ? Même s'ils en sont tous capables, ils
doivent le faire à tour de rôle, non seulement pour faire les travaux
indispensables, mais aussi parce qu'il suffit d'un seul qui parle pour de
nombreux auditeurs. " Il ne semble donc pas que les religieux doivent
abandonner le travail manuel pour se livrer à ces sortes d'oeuvres
spirituelles.
4. Sur ce mot du Seigneur
(Lc 12, 33) " Vendez ce que vous possédez ", la Glose remarque :
" Ce n'est pas seulement votre pain qu'il faut partager avec les pauvres,
ce sont vos biens qu'il faut vendre. Ayant ainsi méprisé toutes choses pour le
Seigneur, vous gagnerez en travaillant de vos mains de quoi vivre et faire
l'aumône. " Mais c'est le propre des religieux de se dépouiller de tout ce
qu'ils possèdent. Il semble donc qu'à eux aussi s'adresse cet appel à gagner,
par le travail de leurs mains, de quoi vivre et faire l'aumône.
5. Il semble que les
religieux soient particulièrement obligés d'imiter la vie des Apôtres, parce
qu'ils professent l'état de perfection. Or les Apôtres travaillaient de leurs
mains, selon cette parole (1 Co 4, 12) : " Nous prenons la peine de
travailler de nos mains. "
Cependant, religieux et séculiers sont tenus au même titre d'observer les préceptes donnés à tous indistinctement. Mais le précepte du travail manuel est donné à tous sans distinction, comme il paraît par ce texte (2 Th 3, 6) : " Éloignez-vous de tout frère qui se conduit de façon désordonnée ", etc. (Il appelle frère un chrétien quelconque, comme dans cet autre endroit (1 Co 7, 12) : " Si quelque frère a une femme incroyante ", etc.) D'autre part, il dit au même endroit : " Si quelqu'un refuse de travailler, qu'il se passe aussi de manger. " Les religieux ne sont donc pas obligés, plus que les séculiers, à travailler de leurs mains.
Conclusion
:
Le travail manuel a un quadruple but. Le premier et principal, c'est d'assurer la subsistance. D'où cette parole adressée au premier homme (Gn 3, 19) : " Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. " Et cette autre d'un Psaume (128, 2) : " Alors tu te nourris du travail de tes mains. " Le deuxième, c'est de supprimer l'oisiveté, mère d'un grand nombre de maux. C'est pourquoi il est écrit : (Si 33, 28) : " Envoie ton serviteur travailler pour qu'il ne reste pas oisif l'oisiveté est une grande maîtresse de malice. " Le troisième, c'est de refréner les désirs mauvais en macérant le corps. Aussi est-il écrit (2 Co 6, 5) : " Dans les travaux, les jeûnes, les veilles, la chasteté. " Le quatrième, c'est de faire l'aumône, d'où cette parole (Ep 4, 28) : " Celui qui volait, qu'il ne vole plus. Qu'il travaille plutôt de ses mains à quelque ouvrage honnête, pour avoir de quoi donner à l'indigent. "
Or le travail manuel, en tant qu'il représente un moyen de gagner sa vie, est obligatoire dans la mesure où il est nécessaire. Ce qui est ordonné à une fin tire sa nécessité de cette fin même. C'est-à-dire qu'il est nécessaire dans la mesure où cette fin le requiert. Aussi, celui qui n'a pas de quoi vivre par ailleurs doit-il travailler de ses mains, quelle que soit sa condition. C'est ce que veut dire S. Paul : " Celui qui refuse de travailler, qu'il se passe aussi de manger. " C'est comme s'il disait : Nécessité de travailler de ses mains et nécessité de manger, cela ne fait qu'un. Donc, si quelqu'un pouvait se passer de manger, il serait dispensé de travailler. Il en va de même pour ceux qui ont par ailleurs de quoi pouvoir vivre honnêtement. Car l'on ne doit pas entendre qu'ils le puissent, si on n'est pas honnête. Aussi ne voit-on pas que S. Paul ait prescrit le travail des mains autrement que pour réprouver le péché de ceux qui se procuraient de quoi vivre par des moyens illicites. Il prescrit en effet le travail manuel d'abord pour éviter le vol : " Celui qui volait, qu'il ne vole plus. Qu'il travaille plutôt de ses mains à quelque ouvrage. " Ensuite, pour éviter la convoitise du bien d'autrui (1 Th 4, 11) : " Travaillez de vos mains, comme nous vous l'avons prescrit, afin de vous conduire honnêtement à l'égard de ceux du dehors. " Enfin, pour éviter les honteux trafics par lesquels certains gagnent leur vie (2 Th 3, 10) : " Lorsque nous étions parmi vous, nous vous disions que si quelqu'un refuse de travailler, il ne doit pas manger non plus. Nous avons appris, en effet, que certains d'entre vous mènent une vie agitée, ne faisant rien et se mêlant de tout (Glose : "Des gens qui se procurent le nécessaire par des moyens honteux.") A ceux-là, nous adressons cette déclaration, cette prière plutôt : qu'ils travaillent en silence pour manger du pain qui soit à eux. " C'est pourquoi S. Jérôme remarque que l'Apôtre agit ici " moins en docteur qu'en correcteur des vices ".
Il faut pourtant savoir que par " travail manuel " on doit entendre toutes les industries humaines propres à assurer honnêtement la subsistance, qu'elles mettent en oeuvre les mains, les pieds ou la langue. Les veilleurs, courriers et autres gens vivant de leur travail, sont censés vivre du travail de leurs mains. La main étant l'outil par excellence, le travail des mains en est venu à désigner toute activité par laquelle on peut honnêtement gagner sa vie.
Si maintenant nous considérons le travail manuel comme un moyen d'écarter l'oisiveté ou de mortifier le corps, il n'est pas en lui-même obligatoire par précepte. Il y a bien d'autres moyens de mortifier la chair ou de supprimer l'oisiveté. Les jeûnes et les veilles mortifient la chair. La méditation des Saintes Écritures et la louange de Dieu empêchent l'oisiveté. Commentant le mot du Psaume (119, 82 Vg) : " Mes yeux ont défailli sur ta parole ", la Glose remarque : " Celui-là n'est pas oisif, qui se consacre à l'étude de la parole de Dieu. Celui qui se livre au travail matériel ne l'emporte pas sur celui qui s'applique à la connaissance de la vérité. " C'est pourquoi les religieux ne sont pas pour ces motifs obligés aux travaux manuels, pas plus d'ailleurs que les séculiers. A moins toutefois que les statuts de leur ordre ne leur en fassent une obligation. Tel est le cas visé par S. Jérôme : " Les monastères égyptiens ont cette coutume de ne recevoir aucun moine qui ne veuille s'occuper et travailler, moins pour se procurer la subsistance matérielle qu'en vue du salut de l'âme, et pour empêcher les pernicieuses divagations de l'esprit. "
Si nous considérons enfin le travail manuel comme moyen de faire l'aumône, il n'est pas non plus l'objet d'aucun précepte. Exceptons seulement le cas où l'on se trouverait dans la nécessité de faire l'aumône et où l'on ne pourrait se procurer autrement de quoi subvenir aux besoins des pauvres. Dans ce cas, religieux et séculiers seraient pareillement obligés de travailler de leurs mains.
Solutions
:
1. Ce précepte, formulé par
S. Paul est de droit naturel. Aussi sur ce texte (2 Th 3, 6) : " Pour que
vous vous teniez à l'écart de tout frère dont la conduite est déréglée ",
la Glose dit-elle : " C'est-à-dire n'est pas conforme à ce que demande
l'ordre de la nature. " Il s'agit de ceux qui abandonnaient le travail des
mains. En effet, la nature elle-même a donné des mains à l'homme, au lieu des
armes et des revêtements protecteurs dont elle a pourvu les autres animaux,
afin que, par ses mains, l'homme se procure ces secours, et tout ce qui lui est
nécessaire. Cela montre que ce précepte, comme tous les préceptes de la loi
naturelle, oblige pareillement les religieux et les séculiers.
Cependant, tous ceux qui
ne travaillent pas de leurs mains ne pèchent pas. Ces préceptes de la loi
naturelle, qui regardent le bien général, n'obligent pas chaque individu. Il
suffit que celui-ci vaque à tels offices et celui-là à tel autre. Certains sont
artisans, d'autres laboureurs, d'autres juges, d'autres docteurs, et ainsi de
suite, selon le mot de S. Paul (1 Co 12, 17) : " Si tout ton corps est
oeil, où sera l'oreille ; s'il est tout entier oreille, où sera l'odorat ?
"
2. Cette Glose est
empruntée au livre que S. Augustin a dirigé contre certains moines qui
déclaraient le travail manuel illicite pour les serviteurs de Dieu, alléguant
la parole du Seigneur (Mt 6, 25) : " Ne vous inquiétez pas pour votre vie,
ni de ce que vous mangerez. " Mais de ce texte de S. Augustin on ne peut
conclure à la nécessité pour les religieux de se livrer au travail manuel, si
leur subsistance est assurée par ailleurs. Il suffit, pour s'en convaincre, de
prendre garde à ce qu’il écrit : " Il veut que les serviteurs de
Dieu se procurent de quoi vivre par leur travail manuel. " Cette règle ne
s'applique pas moins aux séculiers qu'aux religieux. Deux remarques suffiront à
le montrer. D'abord, c'est assez de prendre garde aux termes mêmes dont S. Paul
se sert (2 Th 3, 6) : " Tenez-vous à l'écart de tout frère qui mène une vie
déréglée. " (Il appelle frères tous les chrétiens, car il n'y avait pas
encore d'ordres religieux en ce temps-là.) Ensuite, les religieux n'ont, en
plus des séculiers, que les obligations issues de la règle dont ils ont fait
profession. Donc, si la règle ne leur impose rien en fait de travail manuel,
ils n'ont pas sur ce point d'autres obligations que les séculiers.
3. On peut vaquer de deux manières à ces oeuvres spirituelles dont parle S. Augustin : soit pour l'utilité commune, soit pour son utilité personnelle. Ceux qui s'adonnent à ces oeuvres spirituelles pour un motif d'ordre public sont excusés par elles du travail manuel. D'abord, parce qu'ils doivent s'employer complètement à ces oeuvres spirituelles. Ensuite, parce que l'exercice de ces oeuvres leur donne droit à recevoir leur subsistance de ceux pour lesquels ils travaillent.
Mais ceux qui vaquent à ces oeuvres
non pas à titre officiel, mais à titre privé, ne sont pas dispensés par elles
de travailler de leurs mains, et n'en retirent pas le droit de vivre aux dépens
des fidèles. C'est d'eux que parle S. Augustin. Il dit : " On peut chanter
des cantiques divins tout en travaillant des mains, comme le prouve l'exemple
des artisans qui racontent toutes sortes d'histoires sans interrompre leur
travail manuel. " Mais cela ne peut s'appliquer à ceux qui chantent à
l'église les heures canoniques ; sa remarque concerne manifestement ceux qui
disent des psaumes ou des hymnes comme prières privées. De même, ce qu'il dit
de la lecture et de la prière s'entend des prières et lectures privées que font
parfois les laïques eux-mêmes. Cela ne s'applique pas à ceux qui font des
prières publiques dans les églises, ni à ceux qui font des cours publics dans
les écoles. Aussi ne dit-il pas : qui prétendent vaquer à l'enseignement ou à
l'instruction, mais bien : qui prétendent vaquer à la lecture. Enfin, c'est
dans le même sens qu'il parle de la prédication. Il ne s'agit pas de celle qui
se fait publiquement au peuple, mais d'une prédication qui s'adresse à un seul
ou à un petit nombre, plutôt par manière d’admonition privée. Aussi est-ce à
dessein qu'il dit : Si quelqu'un doit faire une causerie (sermo). Sur
quoi la Glose remarque : " Le sermo se fait en privé, la praedicatio
en public. " 4. Ceux qui méprisent tout pour Dieu sont tenus à
travailler de leurs mains quand ils n'ont pas autrement de quoi vivre, ou de
quoi faire l'aumône, dans le cas où faire l'aumône tombe sous le précepte, mais
non autrement, nous venons de le dire. C'est en ce sens que parle la Glose.
5. Si les Apôtres ont travaillé de leurs mains, ils l'ont fait parfois par nécessité, parfois comme oeuvre de surérogation. Par nécessité, quand ils ne pouvaient recevoir des autres la subsistance. S. Paul écrit : " Nous prenons la peine de travailler de nos mains " (1 Co 4, 12). Et la Glose explique : " Parce que nul ne nous donne. " A titre d'œuvre de surérogation, ainsi qu'il ressort du mot de S. Paul (1 Co 9, 1. 14) rappelant qu’il n’a pas usé du droit qu'il avait de vivre de l’Évangile. Il agissait ainsi par surérogation pour trois motifs. D'abord, pour enlever le prétexte de prêcher aux faux apôtres, qui prêchaient uniquement pour des gains temporels. Car il dit (2 Co 11, 12) . " Ce que j'ai fait, je le ferai encore pour leur ôter tout prétexte, etc. " Ensuite, pour n'être pas à charge à ceux qu'il évangélisait, car il écrivait (2 Co 12, 13) : " Qu'avez-vous eu de moins que les autres, si ce n'est que, moi, je ne vous ai pas été à charge ? " Enfin, pour donner aux oisifs l'exemple du travail (2 Th 3, 8) : " Au travail jour et nuit pour vous donner l'exemple à suivre. " L'Apôtre, cependant, ne le faisait pas là où il trouvait la facilité de prêcher chaque jour, par exemple à Athènes, comme le remarque S. Augustin.
Les religieux ne sont pas pour cela tenus d'imiter S. Paul, attendu qu'ils ne sont pas astreints à toutes les oeuvres de surérogation. Les autres Apôtres non plus ne travaillaient pas de leurs mains.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, l'Apôtre (1 Tm 5, 16) défend aux veuves de vivre des aumônes de l'Église
si elles peuvent subsister autrement, " afin que l'Église puisse subvenir
aux besoins des veuves qui le sont vraiment ". S. Jérôme écrit : "
Ceux qui peuvent être aidés dans leurs besoins par les biens de leurs parents,
s'ils reçoivent ce qui revient aux pauvres, se rendent manifestement coupables
de sacrilège et, par cet abus, mangent et boivent leur propre condamnation.
" Or les religieux peuvent vivre du travail de leurs mains s'ils sont
valides. Ils semblent donc qu'ils pèchent en mangeant les aumônes destinées aux
pauvres.
2. Vivre aux dépens des
fidèles, c'est le salaire réservé aux prédications de l'Évangile pour leur
travail, selon cette parole (Mt 10, 10) : " L'ouvrier mérite, sa
nourriture. " Mais la prédication de l'Évangile n'est pas l'office des
religieux. C'est surtout celui des prélats, qui sont pasteurs et docteurs. Donc
les religieux ne peuvent vivre licitement sur les aumônes des fidèles.
3. Les religieux sont dans
l'état de perfection. Mais il est plus parfait de donner l'aumône que de la
recevoir, selon cette parole (Ac 20, 35) " Il est plus heureux de donner
que de recevoir. " Donc ils ne doivent pas vivre d'aumônes, mais plutôt
faire l'aumône avec le produit du travail de leurs mains.
4. Il appartient aux
religieux d'éviter les obstacles à la vertu et les occasions de péché. Mais
l'usage de recevoir l'aumône fait naître des occasions de péché et empêche
l'exercice de la vertu. C'est pourquoi sur ce texte (2 Th 3, 9) : " Pour
vous proposer en nous-mêmes l'exemple etc. ", la Glose remarque : "
Celui qui, adonné à l'oisiveté, prend l'habitude de s'asseoir à une table étrangère,
en vient nécessairement à flatter qui le nourrit. " Il est écrit ailleurs
(Ex 23, 8) : " Tu n'accepteras pas de présents. Car le présent aveugle les
gens clairvoyants et ruine les causes des justes. " Et encore (Pr 22, 7) :
" L'emprunteur devient l'esclave du prêteur ", ce qui est contraire à
la religion. Aussi sur ce texte : " Pour vous proposer en nous-mêmes, etc.
", la Glose note-t-elle : " Notre religion appelle les hommes à la
liberté. " Il semble donc que les religieux ne doivent pas vivre d'aumônes.
5. Les religieux sont
spécialement tenus d'imiter la perfection des Apôtres. " Nous tous, qui
sommes des parfaits, c'est ainsi que nous devons penser " a dit S. Paul
(Ph 3, 15). Mais S. Paul ne voulait pas vivre aux dépens des fidèles pour
enlever aux faux apôtres, dit-il lui-même, tout prétexte de le faire (2 Co 11,
12), et pour ne pas scandaliser les faibles, explique-t-il ailleurs (1 Co 9,
12). Il semble donc que, pour les mêmes raisons, les religieux doivent
s'abstenir de vivre d'aumônes. D'où le mot de S. Augustin : " Supprimez
les occasions de honteux trafics, qui portent atteinte à votre bon renom et qui
scandalisent les faibles. Montrez aux hommes que vous ne cherchez pas une vie
facile dans l'oisiveté, mais le royaume de Dieu par le chemin étroit et
resserré. "
Cependant, selon S. Grégoire, pendant trois ans, S. Benoît dans la grotte d'où il ne sortait pas, se nourrit, ayant quitté sa maison et ses proches, de ce que lui donnait un moine appelé Romain. Et quoiqu'il fût en bonne santé, on ne nous dit pas qu'il ait gagné sa vie par le travail de ses mains. Donc les religieux peuvent légitimement vivre d'aumônes.
Conclusion
:
Chacun a le droit de vivre de ce qui est à lui ou de ce qui lui est dû. Or un bien devient à nous par la libéralité du donateur. C'est pourquoi les religieux et les clercs, dont les monastères ou les églises, par la munificence des princes ou des autres fidèles, ont reçu des ressources pour assurer leur subsistance, peuvent légitimement vivre de ces biens sans avoir à travailler de leurs mains. Et cependant, il est certain que c'est là vivre d'aumônes. Pareillement, si les religieux reçoivent des fidèles des biens meubles, ils ont le droit d'en vivre. Il est absurde de prétendre qu'il est permis de recevoir de grandes propriétés en aumônes, mais qu'il est défendu d'accepter du pain ou un peu d'argent. Mais parce que ces libéralités semblent faites aux religieux pour qu'ils puissent vaquer plus librement aux activités de leur vie religieuse, dont leurs bienfaiteurs temporels souhaitent bénéficier, l'usage de ces dons deviendrait illicite si les religieux cessaient de s'appliquer à ces activités, car, autant qu'il dépend d'eux, ils décevraient l'intention de ceux qui leur ont fait ces largesses.
Quant à ce qui nous est dû, cela peut l'être à deux titres différents. Celui, d'abord, de la nécessité qui, d'après S. Ambroise fait toutes choses communes. Donc, si les religieux sont dans le besoin, ils peuvent licitement vivre d'aumônes. Et cette nécessité peut avoir plusieurs causes. L'infirmité corporelle, par exemple, qui les empêche de gagner leur vie en travaillant. Ou bien le peu que leur travail leur rapporte et qui ne suffit pas à leur subsistance. Ce qui fait dire à S. Augustin : " Les aumônes des fidèles ne doivent pas manquer aux serviteurs de Dieu qui travaillent de leurs mains, comme un secours pour suffire à leurs nécessités. Il ne faut pas que les heures qu'ils consacrent à la formation de l'esprit, et qui excluent toute occupation manuelle, deviennent la source d'une gêne excessive. " Une troisième cause de cette nécessité de l'aumône est la condition première de ceux qui n'avaient pas l'habitude du travail manuel. S. Augustin a écrit : " Si dans le siècle, ils avaient de quoi vivre sans pratiquer un métier, fortune qu'ils ont distribuée aux pauvres lors de leur conversion à Dieu, il faut croire à leur faiblesse et la supporter. D'ordinaire de telles gens, élevés trop mollement, ne peuvent endurer la fatigue des travaux corporels. "
D'autre part l'aumône est due à quelqu'un pour le service temporel ou spirituel qu'il fournit (1 Co 9, 11) : " Si nous avons semé en vous les biens spirituels, est-il extraordinaire que nous récoltions vos biens matériels ? " Et de ce point de vue, les religieux peuvent vivre d'aumônes comme leur étant dues dans l'un ou l'autre des quatre cas suivants. 1° S'ils prêchent par l'autorité de prélats. 2° S'ils sont ministres de l'autel (1 Co 9, 13) : " Ceux qui sont au service de l'autel ont part aux revenus de l'autel. De même, le Seigneur a établi que ceux qui prêchent l’Évangile, vivent de l’Évangile. " Et S. Augustin : " S'ils sont prédicateurs, je l'accorde, ils l'ont (la faculté de vivre aux dépens des fidèles) ; s'ils sont ministres de l'autel, dispensateurs des sacrements, j'accorde qu'ils n'usurpent pas, mais qu'ils sont fondés à revendiquer cette faculté. " Et la raison en est que le sacrement de l'autel, partout où il s'accomplit, intéresse le bien de tout le peuple fidèle. 3° S'ils s'appliquent à étudier la Sainte Écriture pour la commune utilité de toute l'Église. Aussi S. Jérôme écrit-il : " En Judée, cette coutume a persévéré jusqu'à maintenant, non seulement parmi nous mais parmi les juifs, que ceux qui méditent jour et nuit la loi du Seigneur et n'ont pas sur terre d'autre père que Dieu, bénéficient de l'assistance du monde entier. " 4° Si les biens qu'ils possédaient ont été donnés au monastère, ils peuvent vivre des aumônes faites au monastère. C'est ce que dit S. Augustin Il : " Ceux qui après avoir abandonné ou distribué leur fortune, grande ou médiocre, ont voulu prendre rang, par une pieuse et salutaire humilité, parmi les pauvres du Christ, ont le droit en retour de voir leur subsistance assurée par les ressources communes et la charité fraternelle. S'ils travaillent de leurs mains, cela mérite d'être loué. Mais s'ils ne le veulent pas, qui oserait les y contraindre ? " Et il ajoute " Il n'y a pas lieu de faire attention en quel monastère ou en quel endroit la fortune dont il s'agit a été distribuée à des frères pauvres : tous les chrétiens forment un seul état. "
Mais s'il se rencontre des religieux qui, sans cette excuse de la nécessité ou des services rendus, prétendent vivre dans l'oisiveté d'aumônes destinées aux pauvres, leur conduite est inadmissible, selon S. Augustin : " Le plus souvent, ce sont des gens de condition servile, des paysans, ou des artisans habitués au travail des mains qui veulent s'engager au service de Dieu par la profession religieuse. Il n'est pas toujours facile de voir si c'est le service de Dieu qui les attire, ou le désir d'échanger une vie pauvre et laborieuse contre une autre qui leur assurera, sans qu'ils aient à s'inquiéter de rien, le vivre et le vêtement, et par-dessus le marché, la considération de ceux dont ils avaient coutume de recevoir mépris et brutalités. Ceux-là seraient mal venus d'alléguer leur débilité corporelle pour échapper à l'obligation de travailler. Leur condition antérieure suffit à les réfuter. " Et plus loin : " S'ils ne veulent pas travailler, qu'ils ne mangent pas non plus. Car ce n'est pas vraiment pour que les pauvres fassent les fiers que les riches s'humilient jusqu'à embrasser la piété monastique. Dans une vie où les sénateurs se font laborieux, il n'est pas admissible que les ouvriers deviennent oisifs, et que là où viennent les possesseurs de grands domaines renonçant à leurs délices, les rustres fassent les délicats. "
Solutions
:
1 - Ces textes visent le cas
de nécessité, où il est impossible de subvenir autrement aux besoins des
pauvres. Dans ce cas, les religieux seraient obligés, non seulement de ne pas
accepter d'aumônes, mais de donner leurs biens, s'ils en ont, pour le
soulagement des pauvres.
2. La prédication
appartient aux prélats par office ; elle peut appartenir aux religieux par
délégation. Et ainsi, puisqu'ils sont admis à travailler dans le champ du
Seigneur, ils peuvent en vivre, selon S. Paul (2 Tm 2, 6) : " Il faut que
le laboureur qui travaille bénéficie le premier de la récolte. " Cela
s'entend, explique la Glose, " du prédicateur qui, dans le champ de
l’Église, cultive, avec le soc de la divine parole, le coeur de ceux qui
l'écoutent ". Peuvent aussi vivre d'aumônes les personnes qui servent les
prédicateurs. A propos du mot de S. Paul (Rm 15, 27) : " Si les païens
sont devenus participants de leurs biens spirituels, ils doivent les assister
de leurs ressources matérielles ", la glose observe qu'il s'agit "
des Juifs qui, de Jérusalem, ont envoyé des prédicateurs ". Nous avons
énuméré d'autres motifs encore qui assurent à quelqu'un le droit de vivre aux
dépens des fidèles.
3. Toutes choses égales
d'ailleurs, il est plus parfait de donner que de recevoir. Mais donner ou
abandonner pour le Christ tous ses biens, puis recevoir le peu qu'il faut pour
vivre, nous venons de le montrer : c'est mieux que de faire aux pauvres des
aumônes partielles.
4. Recevoir des dons pour
accroître sa fortune, ou même recevoir d'un autre les aliments qu'il ne vous
doit pas, sans qu'il y ait ni service rendu ni nécessité, expose en effet à
pécher. Mais nous avons vu que ce n'est pas le cas des religieux.
5. Lorsque la nécessité et l'utilité, en raison desquelles certains religieux vivent d'aumônes sans travailler de leurs mains, apparaissent manifestement, il ne peut être question de scandale des faibles. Il n'y a de scandale que pour les pharisiens, et le Seigneur a commandé de le mépriser (Mt 15, 14). Mais s'il n'y avait pas de nécessité et d'utilité évidentes, les faibles pourraient s'en trouver scandalisés, ce que l'on doit éviter. Cependant, le même scandale peut venir de ceux qui vivent paresseusement des ressources communes.
Objections
:
1. Non. Car S. Augustin a
écrit " L'astucieux ennemi a dispersé jusqu'à maintenant un si
grand nombre d'hypocrites en habit de moines, qui vagabondent par les
provinces... " Et plus loin : " Tous demandent, tous réclament qu'on
assiste leur pauvreté lucrative ou qu'on récompense leur sainteté simulée.
" Il semble donc que l'on doive réprouver la vie des religieux mendiants.
2. Il est écrit (1 Th 4,
11) : " Travaillez de vos mains, comme nous vous l'avons prescrit,
conduisez-vous honnêtement envers ceux du dehors et ne demandez rien à
personne. " Ce que la Glose commente ainsi : " Il faut travailler et
ne pas rester oisif, par dignité et pour être une lumière aux yeux des
incroyants. Ne désirez même pas le bien d'autrui, bien loin de demander ou de
prendre quelque chose. " Sur cet autre texte (2 Th 3, 10) : " Si
quelqu'un ne veut pas travailler, etc. " elle remarque : " Il veut
que les serviteurs de Dieu gagnent leur vie par leur travail corporel, pour
qu'ils ne soient pas contraints par l'indigence à demander le nécessaire
", c'est-à-dire à mendier ; Donc il ne convient pas aux religieux de
mendier.
3. Une conduite prohibée
par la loi et contraire à la justice ne convient pas aux religieux. Mais la
mendicité est prohibée par la loi de Dieu (Dt 15, 4) : " Il n'y aura parmi
vous aucun indigent, aucun mendiant. " Et dans le Psaume (37, 25) : "
je n'ai pas vu le juste dans l'abandon, ni ses enfants chercher leur pain.
" Le droit civil punit de même le mendiant valide : c'est dans le code.
Donc il ne convient pas aux religieux de mendier.
4. " On ne doit rougir
que d'un acte honteux ", déclare S. Jean Damascène. Mais d’après S.
Ambroise " la honte de demander trahit l'homme de bonne naissance ".
Donc il est honteux de mendier et cela ne convient pas à des religieux.
5. Les prédicateurs de
l'Évangile sont qualifiés entre tous pour vivre d'aumônes. Il existe à leur
égard un ordre du Seigneur qui a été cité plus haut. Et cependant il ne leur
appartient pas de mendier. Sur ce texte (2 Tm 2, 6) : " Le laboureur qui
travaille, etc. ", la Glose dit : " L'Apôtre veut que l'évangéliste
comprenne que s'il demande à ceux parmi lesquels il travaille d'assurer sa
subsistance, ce n'est pas par mendicité, mais par autorité. " Il semble
donc que les religieux n'aient pas le droit de mendier.
Cependant, il appartient aux religieux de vivre à l'imitation du Christ. Mais le Christ a mendié d'après le Psaume (40, 18) : " Pour moi, je suis mendiant et pauvre. " A ce sujet la Glose affirme : " Le Christ a dit cela de lui-même à cause de sa condition d'esclave. " Et plus loin : " Le mendiant est celui qui demande à autrui, et le pauvre est celui qui ne se suffit pas à lui-même. " Nous lisons dans un autre Psaume (70, 6) : " Moi, je suis indigent, c'est-à-dire un homme qui tend la main, et pauvre, c'est-à-dire incapable de me suffire, faute de ressources. " Et S. Jérôme dans une de ses lettres : " Prends garde, pendant que ton Seigneur mendie, lui le Christ, d'entasser des richesses qui appartiennent à autrui. " Donc, pour des religieux il est convenable de mendier.
Conclusion
:
Au sujet de la mendicité, deux points de vue sont à envisager. Le premier part de l'acte même de mendier, qui implique une certaine abjection. En effet, parmi tous les hommes, on considère comme les plus vils ceux qui ne sont pas seulement pauvres, mais qui sont contraints d'obtenir d'autrui leur subsistance. De ce point de vue, mendier devient pour certains un acte louable d'humilité, comme c'en est un d'embrasser certaines pratiques humiliantes à titre de remèdes efficaces contre l'orgueil que l'on veut détruire en soi-même ou, par l'exemple, chez les autres. Ainsi le mal qui vient d'un excès de chaleur se guérit très efficacement par des applications extrêmement froides. De même, la tendance à s'enorgueillir se traite avantageusement par les excès de l'humiliation. C'est pourquoi il est dit dans les Décrets : " C'est s'exercer à l'humilité que de se livrer à des tâches viles et à des services particulièrement indignes ; car on peut ainsi guérir le vice de l'arrogance et la gloire humaine. " Aussi S. Jérôme loue Fabiola parce qu'elle " souhaita après avoir distribué tous ses biens, recevoir elle-même l'aumône pour l'amour du Christ " C'est ce qu'a fait S. Alexis. Ayant tout quitté pou le Christ, il se faisait une joie de recevoir l'aumône de ses propres esclaves. De S. Arsène nous lisons pareillement qu'il rendit grâce de s'être trouvé dans la nécessité de demander l'aumône. C'est pourquoi l'on enjoint parfois comme pénitence pour des fautes graves de faire quelque pèlerinage en mendiant son pain. Cependant l'humilité, comme les autres vertus, doit s'accompagner de discrétion. Aussi convient-il de n'exercer qu'avec discernement la mendicité comme moyen de s'humilier, pour ne pas encourir le reproche de cupidité ou de tout autre vice.
L'autre point de vue considère le résultat de la mendicité. A cet égard on peut être poussé à mendier par deux motifs différents. Par le désir de se procurer de l'argent ou une vie de paresse. Cette mendicité est illicite. Ou bien par raison de nécessité ou d'utilité. De nécessité, si l'on ne peut assurer par un autre moyen sa subsistance. D'utilité, si l'on se propose de faire quelque chose d'utile qui ne peut se réaliser que grâce aux aumônes des fidèles. Tel est le cas, par exemple, d'un pont ou d'une église à construire, et de toutes les entreprises qui intéressent le bien commun, comme d'entretenir des étudiants pour qu'ils puissent vaquer à l'étude de la sagesse. A cet égard, la mendicité est permise aux religieux comme aux séculiers.
Solutions
:
1. S. Augustin, dans ce
passage, vise expressément ceux qui mendient par cupidité.
2. La première Glose parle
d'une demande inspirée par la cupidité, comme il ressort des paroles de S.
Paul. La seconde vise ceux qui, sans rendre aucun service, demandent leur
nécessaire pour vivre dans l'oisiveté. Mais on ne vit pas dans l'oisiveté si
l'on se rend utile, de quelque manière que ce soit.
3. Ce précepte de la loi
divine ne prohibe pas la mendicité. Il défend aux riches d'être d'une telle
ladrerie que certains hommes se voient obligés de mendier par indigence. La loi
civile punit les mendiants valides que ni l'utilité ni la nécessité n'obligent
à mendier.
4. Il y a deux sortes de
honte, celle qui s'attache au vice et celle qui s'attache à quelque défaut
extérieur, l'infirmité, par exemple, ou la pauvreté. C'est dans ce second sens
que la mendicité est dite honteuse. Elle n'a donc rien à voir avec le péché
mais éventuellement avec l'humilité, nous venons de le dire.
5. La nourriture est due aux prédicateurs par ceux qu'ils évangélisent. S'il leur plaît toutefois de ne pas faire valoir leurs droits mais de tendre la main et de faire figure de mendiants, cette conduite tend à une plus grande humilité.
Objections
:
1. Il semble que non. S.
Paul écrit que nous devons nous abstenir de tout ce qui a mauvaise apparence (1
Th 5, 22). Tel est le cas du vêtement grossier à l'excès, car le Seigneur a dit
(Mt 7, 15) : " Méfiez-vous des faux prophètes qui viennent à vous vêtus de
peaux de moutons. " Sur ce texte (Ap 6, 8) : " Voici un cheval verdâtre,
etc. ", la Glose explique : " Voyant qu'il ne gagne rien par les
tribulations violentes ni par les hérésies manifestes, le diable envoie de faux
frères qui, sous l'habit religieux, se muent en chevaux noirs et roux, pour
pervertir la foi. " Il semble donc que les religieux ne doivent pas porter
des vêtements grossiers.
2. S. Jérôme a écrit :
" Évite les vêtements sombres, tout autant que les blancs. Le luxe et la
malpropreté sont pareillement à éviter ; l'un sent la recherche du plaisir,
l'autre la vaine gloire. " Mais la vaine gloire étant un péché plus grave
que la recherche du plaisir, les religieux, qui doivent tendre à la perfection,
doivent éviter de porter des habits grossiers plus encore qu'un vêtement de
prix.
3. Les religieux surtout
doivent s'adonner aux oeuvres de pénitence. Mais on doit s'abstenir, quand on
fait pénitence, des marques extérieures de tristesse ; il est requis d'avoir
l'air joyeux comme dit le Seigneur (Mt 6, 16) : " Lorsque vous jeûnez, ne
prenez pas un air triste, comme les hypocrites. " Et plus loin : "
Quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage. " Ce que S.
Augustin commente ainsi - : " On doit bien prendre garde, en lisant ce
chapitre, que la prétention peut se rencontrer, non pas seulement dans la
netteté et le luxe du corps, mais aussi dans la saleté et les habits de deuil ;
et cette prétention là est la plus périlleuse, car elle séduit par l'apparence
du service de Dieu. " Il semble donc que les religieux ne doivent pas
porter de vêtements grossiers.
Cependant, l'Apôtre a dit (He 11, 37) " Ils erraient vêtus de peaux de moutons et de lièvres ", c'est-à-dire, selon la Glose, " comme Elie et ses pareils ". Nous lisons pareillement dans les Décrets : " Si on les voit se moquer des personnes qui portent des habits vils et religieux, qu'on les punisse. Car, aux temps anciens, toute personne consacrée portait un vêtement pauvre et grossier. "
Conclusion
:
Quand il s'agit de biens extérieurs, observe S. Augustin, " ce n'est pas leur usage, mais la passion qu'on y met, qui fait la faute ". Pour discerner ce qu'il en est, on doit prendre garde qu'un habit rude et grossier peut s'envisager de deux manières différentes. Il peut être le signe d'une disposition ou d'un état. " Un homme se fait connaître à la manière dont il est vêtu " (Si 19, 30). Ainsi considérée, la grossièreté de l'habit peut signifier la tristesse. Aussi les personnes qui sont dans le chagrin ont-elles coutume de s'habiller grossièrement. Tandis qu'au contraire, en temps de fête et de réjouissance, on porte des vêtements plus recherchés. C'est pourquoi les pénitents sont revêtus d'habits grossiers. Témoins ce roi, au livre de Jonas (3, 6) qui " était vêtu d'un sac ", et Achab (1 R 21, 27) qui " se couvrit d'un cilice ". D'autres fois, elle signifie le mépris des richesses et du faste mondain. " Le vêtement sale est le signe d'une âme propre, écrit S. Jérôme ; une tunique grossière prouve le mépris du siècle. A condition toutefois que l'âme n'en conçoive pas d'orgueil et que l'habit ne soit pas en désaccord avec le langage. " Selon ces deux points de vue, il convient aux religieux de porter des vêtements grossiers parce que la vie religieuse est un état de pénitence et de mépris de la gloire mondaine.
Mais on peut avoir trois motifs d'en faire état vis-à-vis d'autrui. D'abord celui de s'humilier. De même, en effet, que l'éclat du vêtement rend fier le coeur d'un homme, sa bassesse l'humilie. Parlant d'Achab, qui s'était couvert d'un cilice, le Seigneur dit à Élie (l R 21, 29) : " As-tu vu Achab humilié devant moi ? " Ensuite le motif de donner l'exemple sur ce texte (Mt 3, 4) : " Il portait un vêtement de poils de chameau, etc. ", la Glose dit : " Celui qui prêchait la pénitence, portait un vêtement de pénitence. " Enfin, un motif de vaine gloire, selon la parole de S. Augustin : " La prétention peut se trouver aussi dans la saleté et les habits de deuil. " Il est louable de porter des vêtements grossiers pour les deux premiers motifs ; pour le troisième, cela est vicieux.
Enfin un habit rude et grossier peut être considéré comme dénonçant l'avarice ou la négligence. Et de cette manière aussi, il y a là du vice.
Solutions
:
1. La grossièreté du
vêtement, par elle-même, ne reflète pas le mal. Elle reflète le bien, comme
signifiant le mépris de la gloire mondaine. C'est pour cela que les méchants
cachent leur malice sous la grossièreté du vêtement. D'où ce mot de S. Augustin
: " Les brebis ne vont pas haïr leur vêtement parce que les loups
ont coutume de s'y cacher. "
2. S. Jérôme parle en cet
endroit de vêtements grossiers portés en vue de la gloire humaine.
3. L'enseignement du Seigneur est que les hommes ne doivent rien faire pour l'apparence en matière d'oeuvres saintes. Ce qui est surtout à craindre lorsqu'on fait du nouveau. C'est pourquoi S. Jean Chrysostome écrit : " Celui qui prie ne fera rien d'insolite qui attire le regard des hommes, comme de crier, de se frapper la poitrine, d'étendre les bras en croix. " La nouveauté même de ces choses provoquerait l'attention. Ce qui ne veut pas dire que toute nouveauté, propre à attirer l'attention des hommes, soit répréhensible. On peut en user bien et mal. Aussi S. Augustin écrit-il : " Celui qui en professant le christianisme, attire sur lui le regard des hommes par une tenue sordide et une malpropreté insolite, s'il le fait par choix et non par nécessité, on peut voir d'après ses autres oeuvres si c'est de sa part mépris de la recherche superflue, ou ambition. Quant aux religieux, il y a peu d'apparence qu'ils le fassent par ambition, puisqu'ils portent un habit grossier comme signe de leur profession, qui est justement celle de mépriser le monde. "
1. Y a-t-il plusieurs formes de vie religieuse, ou une seule ? - 2. Un ordre religieux peut-il avoir pour but les oeuvres de la vie active ? - 3. Un ordre religieux peut-il avoir pour but de faire la guerre ? - 4. Un ordre religieux peut-il être institué en vue de la prédication et des oeuvres analogues ? - 5. Un ordre religieux peut-il être institué en vue de l'étude ? - 6. Un ordre religieux voué à la vie contemplative est-il supérieur à un ordre voué à la vie active ? - 7. Posséder quelque chose en commun rabaisse-t-il la perfection de la vie religieuse ? - 8. La vie religieuse des solitaires doit-elle être mise au-dessus de la vie en communauté ?
Objections
:
1. Il semble qu'il ne
puisse y en avoir qu'une. En effet, nulle diversité n'est possible en ce qui
représente une réalisation totale et parfaite. C'est pour cela qu'il ne peut y
avoir qu'un seul bien premier et suprême, comme nous l'avons établi dans la
première Partie. Or S. Grégoire a dit : " Si quelqu'un voue au Dieu
Tout-Puissant tout ce qu'il a, tout ce qui fait sa vie, tout ce que aime, c'est
un holocauste ", et sans cela on ne peut parler de vie religieuse.
2. Ce qui, pour
l'essentiel, est identique, ne saurait présenter que des différences
accidentelles. Or nous avons établi que les trois voeux de religion composent
l'essentiel de toute vie religieuse. Il semble donc qu'il ne puisse y avoir,
entre les formes de la vie religieuse, de différence spécifique, mais seulement
accidentelle.
3. Nous avons dit d que
religieux et évêques sont pareillement dans l'état de perfection. Or il n'y a
pas plusieurs sortes de vie épiscopale mais une seule. Aussi S. Jérôme écrit-il
: " Partout où il y a un évêque, à Rome ou à Gubbio, à
Constantinople ou à Reggio, il a la même dignité et le même sacerdoce. "
Au même titre il n'y a qu'une forme de vie religieuse.
4. Il faut exclure de
l'Église tout ce qui peut engendrer la confusion. Or la diversité des formes de
vie religieuse semble propre à jeter la confusion dans le peuple chrétien.
C'est d'ailleurs, ce que dit une décrétale relative à l'état des moines et
chanoines réguliers. Donc il ne doit pas y avoir plusieurs formes de vie
religieuse.
Cependant, il est écrit dans le Psaume (45, 10 Vg) que la reine " porte un vêtement de couleurs variées ".
Conclusion
:
Nous l'avons dit, l'état religieux nous exerce à la perfection de la charité. Or les oeuvres de charité auxquelles l’homme peut s'adonner sont diverses, et diverses aussi les manières de s'y exercer. C'est pourquoi l'on peut distinguer à deux points de vue les formes de vie religieuse. Tout d'abord, en fonction de la diversité des fins auxquelles elles sont ordonnées. Tel ordre religieux, par exemple, est destiné à héberger les pèlerins, tel autre à visiter ou à racheter les prisonniers. Ensuite, en fonction de la diversité des exercices prescrits. Tel ordre châtie le corps par l'abstinence, tel autre par le travail manuel, ou par la pauvreté du vêtement, etc. Mais parce que la fin est en toute affaire ce qui est le plus important, la diversité des ordres religieux qui tient à la diversité des fins qu'ils poursuivent est plus importante que celle qui tient à la diversité de leurs exercices.
Solutions
:
1. Le don total de soi-même
au service de Dieu se rencontre pareillement dans toutes les formes de vie
religieuse. A cet égard il n'y a aucune différence entre les ordres religieux,
comme si dans tel ordre on se réservait une chose et dans tel autre ordre, une
autre. Leur diversité se prend des manières diverses dont il est possible de
servir Dieu et des manières diverses dont on peut s'y disposer.
2. Les trois voeux
essentiels de religion appartiennent à l'exercice de la vie religieuse à titre
de parties principales auxquelles se ramènent les autres, nous l'avons dit plus
haut. Mais on peut se préparer différemment à l'observation de chacun d'eux.
C'est ainsi qu'on peut se disposer à l'observation du voeu de continence par la
retraite dans un lieu solitaire, par l'abstinence, par la mutuelle sauvegarde
de la vie en commun, et par beaucoup d'autres moyens analogues. Cela montre que
la pratique commune de voeux essentiels admet la diversité des formes de vie
religieuse, soit à cause de la diversité des dispositions choisies, soit à
cause de la diversité des fins, on vient de l'expliquer.
3. L'évêque, à l'égard de
la perfection, fait figure d'agent et le religieux de patient, nous l'avons dit
plus haut. Même dans les choses de la nature, plus l'agent est élevé, plus il
tend à l'unité ; au contraire, les patients sont multiples. Il est donc normal
que l'état épiscopal soit un, et les formes de vie religieuse, multiples.
4. La confusion s'oppose à la distinction et à l'ordre. Ainsi donc, la multiplication des ordres religieux engendrerait la confusion s'il en existait plusieurs à poursuivre le même but par les mêmes moyens, sans nécessité ni utilité. Pour éviter cela on a établi cette règle salutaire qu'aucun ordre nouveau ne puisse être institué sans l'approbation du souverain pontife.
Objections
:
1. Il ne semble pas qu'on
doive instituer d'ordre religieux pour les oeuvres de la vie active. Tout ordre
religieux, nous l'avons montrés, doit réaliser l'état de perfection. Or la
perfection de l'état religieux consiste dans la contemplation des choses
divines. Selon Denys " On les appelles moines parce qu'ils exercent de façon
pure le culte, c'est-à-dire le service de Dieu, et parce que leur vie, loin
d'être divisée, demeure parfaitement une, parce qu'ils s'unifient eux-mêmes par
un saint recueillement qui exclut tout divertissement, de façon à tendre vers
l'unité d'une vie déiforme et vers la perfection de l'amour divin. " Il
semble donc qu'on ne puisse instituer d'ordre religieux pour les oeuvres de la
vie active.
2. Il semble que "
l'on doive juger des chanoines réguliers comme des moines ", suivant une
décrétale'. Une autre décrétale porte que les chanoines réguliers " ne
sont pas regardés comme séparés de la société des saints moines ". Et la
même remarque vaut pour tous les autres religieux. Or la vie monastique est
instituée en vue de la contemplation. D'où le mot de S. Jérôme : " Si tu
veux justifier ton nom de moine qui signifie seul, qu'as-tu à faire dans les
villes ? " La même pensée se retrouve dans les Décrétales. Il semble
donc que toute vie religieuse soit ordonnée à la contemplation, et aucune à
l'action.
3. La vie active appartient
au siècle présent. Or tous les religieux sont censés sortir du siècle. C'est ce
que dit S. Grégoire : " Celui qui quitte le siècle et accomplit, le bien
qu'il peut, comme s'il était déjà sorti d’Égypte, offre au désert un sacrifice.
" Il semble donc qu'aucune forme de vie religieuse ne puisse se proposer
pour but la vie active.
Cependant, il est écrit (Jc 1, 27) : " La religion pure et sans tache devant Dieu notre père, c'est de visiter les orphelins et les veuves dans leur épreuve. " Mais cela relève de la vie active. Donc il est juste de donner la vie active pour but à un ordre religieux.
Conclusion
:
L'état religieux, avons-nous dit, est ordonné à la perfection de la charité, qui comprend l'amour de Dieu et du prochain. A l'amour de Dieu ressortit directement la vie contemplative, où l'on désire vaquer à Dieu seul. A l'amour du prochain ressortit la vie active, qui se met au service des nécessités du prochain. Et de même que la charité aime le prochain pour Dieu, de même le service du prochain prend valeur de service de Dieu, selon cette parole (Mt 25, 40) : " Ce que vous faites au moindre des miens, c'est à moi que vous le faites. " C'est pourquoi ces services rendus au prochain, parce qu'ils se réfèrent ultérieurement à Dieu, sont qualifiés de sacrifices, suivant cette parole (He 13, 16) : " N'oubliez pas la bienfaisance et la mise en commun des ressources ; c'est par de tels sacrifices qu'on plaît à Dieu. "
Or il appartient proprement à la religion d'offrir des sacrifices à Dieu, nous l'avons montré. Il s'ensuit donc que des ordres religieux peuvent parfaitement être institués pour les oeuvres de la vie active. Aussi l'abbé Nesteros a-t-il dit. en distinguant les divers objectifs des ordres religieux : " Certains concentrent leur attention sur la solitude du désert et la pureté du coeur ; d'autres sur la discipline des frères et des couvents ; d'autres trouvent leur joie dans le service de l'hospitalité. "
Solutions
:
1. On observe aussi le
culte et le service de Dieu dans les oeuvres de la vie active, par lesquelles,
nous venons de le dire, on sert le prochain pour l'amour de Dieu. On y observe
aussi la vie unifiée, non en ce sens qu'on n'a aucun commerce avec les hommes,
mais en ce sens qu'on s'adonne exclusivement aux oeuvres qui regardent le
service de Dieu. Et puisque ces religieux s'appliquent aux oeuvres de la vie
active en vue de Dieu, il s'ensuit que chez eux l'action dérive de la
contemplation des choses divines. Ils ne sont donc pas entièrement privés du
fruit de la vie contemplative.
2. Les moines et tous les
autres religieux sont, en effet, à égalité pour ce qu'il y a de commun dans
toutes les formes de vie religieuse. Tous doivent pareillement se donner tout
entiers au service de Dieu, observer les voeux essentiels de religion, et se
tenir éloignés des affaires séculières. Mais la comparaison ne tient plus pour
les autres éléments propres à la profession monastique, et qui ont spécialement
pour objet la vie contemplative. Aussi la décrétale alléguée ne dit pas simplement
qu'il " faut appliquer aux chanoines réguliers la même règle qu'aux moines
", mais " pour ce qui regarde les choses dont elle a parlé ", à
savoir qu'ils " ne doivent pas exercer l'office d'avocat dans les causes
judiciaires ". Quant à la seconde décrétale, après avoir dit que les
chanoines réguliers " ne sont pas regardés comme séparés de la société des
moines ", elle ajoute : " Ils suivent néanmoins une règle plus large.
" D'où il apparaît qu'ils ne sont pas astreints à toutes les obligations
des moines.
3. On peut-être dans le siècle de deux manières : par le corps ou par l'esprit. Parlant à ses disciples, le Seigneur disait, en effet (Jn 15, 19) : " je vous ai choisis en vous tirant du monde. " Parlant d'eux à son Père, il disait en revanche (Jn 17, 11) : " Ceux-ci sont dans le monde, et moi je vais à toi. " Les religieux occupés aux oeuvres de la vie active sont dans le monde par leur corps. Mais ils n'y sont pas par l'esprit. Car s'ils s'occupent de choses extérieures, ce n'est pas qu'ils cherchent quelque bien dans le monde, c'est uniquement pour le service de Dieu. Ils " usent de ce monde comme n'en usant pas ", ainsi qu'il est écrit (1 Co 7, 31). Aussi, après le texte déjà cité : " La religion pure et sans tache, c'est de visiter les orphelins et les veuves ", lisons-nous cet autre (Jc 1, 27) : " et se garder sans tache à l'écart du monde ", ce qui veut dire qu'on ne doit pas laisser son coeur s'attacher au monde.
Objections
:
1. Il apparaît que non.
Tout ordre religieux doit réaliser l'état de perfection. Or la perfection de la
vie chrétienne implique ce que disait le Seigneur (Mt 5, 39) : " Et moi je
vous dis de ne pas résister au mal ; si quelqu'un te frappe sur la joue droite,
présente-lui la gauche ", ce qui s'oppose au devoir militaire. Donc aucun
ordre religieux ne peut être institué en vue de la vie militaire.
2. Le corps à corps des
combats est plus brutal que les luttes verbales du prétoire. Mais l'office
d'avocat est interdit aux religieux par la décrétale alléguée plus haut. A plus
forte raison, semble-t-il, la vie militaire.
3. L'état religieux est un
état de pénitence, on l'a dit. Mais le droit interdit la vie militaire aux
pénitents : " Il est absolument contraire aux règles ecclésiastiques,
lisons-nous dans les Décrets, de revenir à la milice séculière après
qu'on s'est adonné à la pénitence. " Donc aucun ordre ne peut être
institué en vue du métier des armes.
4. Aucun ordre religieux ne
peut se proposer un but injuste. Or, d'après S. Isidore, " la
guerre juste est celle qui s'entreprend en vertu d'un ordre de l'empereur
". Les religieux étant des personnes privées, il semble donc qu'il ne leur
soit pas permis de faire la guerre. Il ne saurait donc être question
d'instituer un ordre religieux à cette fin.
Cependant, S. Augustin a écrit : " Ne crois pas que nul de ceux qui portent les armes ne puisse plaire à Dieu. Parmi eux nous trouvons David, auquel le Seigneur a rendu un beau témoignage. " Or les ordres religieux sont institués pour que les hommes plaisent à Dieu. Rien n'empêche donc d'en instituer en vue de la vie militaire.
Conclusion
:
Un ordre religieux, nous l'avons dit, peut être institué non seulement pour les oeuvres de la vie contemplative, mais pour celles de la vie active en tant qu'elles concernent l'assistance du prochain et le service de Dieu, et non pas en tant qu'on s'y propose quelque objectif humain. Or la fonction militaire est susceptible d'être ordonnée au bien du prochain, et non pas au bien des particuliers uniquement, mais encore à la défense de tout l'état. Aussi est-il écrit de Judas Maccabée (1 M 3, 2) : " Il menait joyeusement le combat d'Israël, et il accrut la gloire de son peuple. " Le métier des armes peut aussi servir au maintien du culte divin. Or rapporte justement ce mot de Judas Maccabée (1 M 3, 21) : " Nous combattrons pour nos âmes et pour notre loi. " Et celui-ci, de Simon (1 M 13, 3) : " Vous savez tout ce que moi et mes frères et la maison de mon père avons soutenu de combats pour notre loi et notre sanctuaire. " Il est donc convenable d'instituer un ordre religieux pour la vie militaire, non certes en vue d'un intérêt temporel, mais pour la défense du culte divin et le salut public, ou encore la défense des pauvres et des opprimés. Car il est écrit (Ps 82, 4) : " Sauvez le pauvre, arrachez l'indigent au pouvoir du pécheur. "
Solutions
:
1. Il y a deux façons de ne pas résister au mal. La première consiste à pardonner une injure personnelle. Cette manière d'agir peut contribuer à la perfection, quand elle favorise le salut d'autrui. La seconde consiste à souffrir sans impatience l'injure faite à autrui. Et cela relève de l'imperfection ou même du vice, si l'on était capable de résister à l'insulteur. C'est pourquoi S. Ambroise écrit : " Ce courage qui, à la guerre, protège la patrie contre les barbares et, chez soi, défend les faibles et les familiers contre les bandits, c'est une parfaite justice. "
" Ne revendique pas ce qui
t'appartient ", a dit le Seigneur (Lc 6, 30). Et pourtant, si l'on ne
revendiquait pas ce qui appartient à autrui et dont on est chargé, on
pécherait. Car il est louable d'abandonner ses propres biens, non ceux
d'autrui. Et bien moins encore devons-nous nous désintéresser de ce qui
appartient à Dieu. " C'est un excès d'impiété, dit S. Jean Chrysostome, de
ne pas se soucier des injures faites à Dieu. "
2. Exercer l'office d'avocat dans un intérêt terrestre est en effet contraire à l'état religieux. Mais non pas l'exercer, sur l'ordre de son supérieur, pour le bien de son monastère. La décrétale citée fait elle-même cette distinction.
Il n'est pas contraire non plus à
l'état religieux d'exercer l'office dont il s'agit pour la défense des pauvres
et des veuves. D'après les Décrets, " le saint Synode a décidé que
nul clerc ne devra dorénavant se charger de l'administration d'un domaine ou se
mêler d'affaires temporelles, sauf pour le service des mineurs, etc. ". Il
en va de même pour le métier des armes. L'exercer au bénéfice d'intérêts
temporels est contraire à toute vie religieuse, mais non pas s'y engager en vue
de servir Dieu.
3. Le service militaire
séculier est interdit aux pénitents, mais le service militaire pour la cause de
Dieu l'est si peu qu'on l'impose à l'occasion comme pénitence. C'est ainsi
qu'on enjoint à certains de prendre les armes pour la défense de la Terre
sainte.
4. L'ordre religieux institué en vue de la vie militaire ne confère pas aux religieux le droit de faire la guerre de leur propre autorité. Ils ne le peuvent que par l'autorité des princes ou de l’Église.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. Nous
lisons en effet dans les Décrets : " Les moines, leur nom le dit,
sont des sujets et des disciples. Il ne leur appartient pas d'enseigner, de
présider ni de faire les pasteurs. " Il semble en être de même pour les
autres religieux. Mais prêcher et confesser, c'est faire l'office de pasteur et
de docteur. Il ne peut donc être institué d'ordre religieux à cette fin.
2. Le but que se propose un
ordre religieux doit être éminemment propre à la vie religieuse elle-même, on
l'a dit. Or ces activités, bien loin d'appartenir en propre aux religieux,
relèvent plutôt de l'office des prélats. On ne peut donc instituer un ordre
religieux pour de tels ministères.
3. Il y aurait des
inconvénients à ce que le droit de prêcher et de confesser soit conféré à un
nombre infini de gens. Mais le nombre de sujets qu'on peut recevoir dans un
ordre religieux n'est pas déterminé. Donc il y aurait des inconvénients à
instituer un ordre religieux en vue de ces activités.
4. Les fidèles du Christ
doivent aux prédicateurs leur subsistance, d'après S. Paul (1 Co 9). Donc, si
la prédication était confiée à un ordre religieux institué à cette fin, il
s'ensuivrait que les fidèles se trouveraient obligés de faire vivre une
infinité de gens, ce qui serait une lourde charge. On ne doit donc pas
instituer d'ordre religieux pour exercer ce ministère.
5. L'institution de
l'Église doit se modeler sur l'institution du Christ. Or le Christ a envoyé
prêcher, premièrement les douze Apôtres, et deuxièmement les soixante-douze
disciples (Lc 10, 1). Et la Glose fait cette remarque : " Les évêques
tiennent la place des Apôtres, et les prêtres du second ordre, c'est-à-dire les
curés, celle des soixante-douze disciples. " Donc, en plus des évêques et
des prêtres de paroisse, on ne doit pas instituer d'ordre religieux chargé de
prêcher ou de confesser.
Cependant, parlant de la diversité des familles religieuses, l'abbé Nesteros dit : " Certains ont préféré le soin des malades, d'autres la protection des malheureux et des opprimés, d'autres se consacrent à l'enseignement, d'autres enfin se vouent au soulagement des pauvres par l'aumône. Et tous ont brillé parmi les plus grands pour leur bonté et leur piété. " Donc, comme il est permis d'instituer un ordre religieux pour prendre soin des malades, il est permis d'en instituer pour instruire le peuple par la prédication et des activités analogues.
Conclusion
:
Nous avons dit qu'un ordre religieux pouvait fort bien être institué en vue des oeuvres de la vie active, selon que celles-ci sont ordonnées à l'utilité du prochain, au service de Dieu et à la conservation de son culte. Or, on rend un plus grand service au prochain par ce qui concerne le salut de son âme, que par ce qui concerne ses besoins d'ordre corporel, dans la mesure où le spirituel l'emporte sur le corporel. Aussi a-t-on dit plus haut que les aumônes spirituelles sont supérieures aux aumônes matérielles. Les actes par où l'on concourt à assurer le bien spirituel du prochain intéressent aussi dans un plus haut degré le service de Dieu, auquel " nul sacrifice ne plaît autant que le zèle des âmes ", assure S. Grégoire. C'est une oeuvre plus relevée, pareillement, de défendre les fidèles par les armes spirituelles contre les erreurs que propagent les hérétiques et contre les tentations que les démons suscitent, que de protéger le peuple chrétien par les armes matérielles. Aussi est-il souverainement convenable d'instituer un ordre religieux pour la prédication et les autres ministères utiles au salut des âmes.
Solutions
:
1. Celui qui agit par la
vertu d'un autre joue le rôle d'instrument. Or le ministre, d'après le
Philosophe, peut être défini " un instrument vivant ". Donc le fait
de prêcher ou d'exercer quelque autre fonction semblable par l'autorité des
prélats ne fait pas sortir le religieux du rang des disciples et des sujets qui
est le sien.
2. Les ordres religieux
institués pour exercer le métier des armes ne le font pas de leur propre
autorité, mais par celle du prince ou de I'Eglise, qui ont qualité pour cela.
De même, certains ordres sont institués pour prêcher et confesser par
délégation des prélats, supérieurs et subalternes, dont c'est l'office, et
nullement par leur propre autorité. C'est justement le rôle propre de ces
ordres d'assister les prélats dans ce ministère.
3. Les prélats ne concèdent
pas à ces ordres le pouvoir d'appliquer à la prédication et à la confession
tous leurs sujets indistinctement, mais ceux que leurs supérieurs en jugent
capables, ou encore jusqu'à concurrence d'un chiffre fixé par les prélats
eux-mêmes.
4. Le peuple chrétien n'est
tenu en justice à assurer la subsistance que des prélats ordinaires, auxquels
il appartient de percevoir les dîmes et oblations des fidèles et les autres
revenus ecclésiastiques. Si les religieux veulent servir gratuitement les
fidèles dans ces sortes de ministères sans exiger une rétribution, cela
n'accable pas les fidèles. Ceux-ci peuvent avoir la libéralité de reconnaître
les services de ces prédicateurs volontaires par l'octroi de subsides
temporels. S'ils n'y sont pas tenus en justice, ils y sont obligés en charité.
Non pas toutefois de telle manière qu'ils " en soient éprouvés, les autres
étant soulagés " (2 Co 8, 13).
Cependant, s'il ne se
trouvait personne pour évangéliser ainsi gratuitement le peuple chrétien, les
prélats ordinaires seraient tenus, au cas où ils ne suffiraient pas à la tâche,
de chercher des auxiliaires capables, dont ils auraient à assurer eux-mêmes la
subsistance.
5. Les soixante-douze disciples ne figurent pas seulement les curés, mais tous ceux qui, inférieurs aux évêques, les assistent dans leur office. On ne voit pas en effet que le Seigneur ait assigné des paroisses déterminées à ces soixante-douze disciples (Lc 10, 1) : " Il les envoyait devant lui en toute ville et localité où il allait se rendre. " Or on a trouvé opportun d'appliquer certaines personnes à ce ministère en plus des prélats ordinaires, à cause de l'importance numérique du peuple fidèle et de la difficulté de trouver assez de responsables pour chaque groupe. C'est pour une raison analogue : le défaut de princes chrétiens capables de résister aux infidèles dans certaines régions, qu'on s'est vu obligé d'instituer des ordres religieux destinés au métier des armes.
Objections
:
1. Il ne semble pas. En
effet il est écrit (Ps 71, 15 Vg) : " Pour n'avoir pas connu la
littérature, j'entrerai dans les puissances du Seigneur ", c'est-à-dire,
explique la Glose, " dans la vertu chrétienne ". Mais la perfection
de la vertu chrétienne semble regarder surtout les religieux. Ils n'ont donc
pas à s'appliquer aux lettres.
2. Ce qui est un principe
de dissentiments ne sied pas aux religieux, qui s'assemblent en vue de l'unité
de la paix. Or l'étude engendre les dissentiments, d'où la multiplicité des
sectes philosophiques. Aussi S. Jérôme a-t-il écrit : " Avant qu'on n'ait
fait des études en religion à l'instigation du diable, et qu'on n'ait dit chez
les gens : "Moi je suis de Paul, moi d'Apollos et moi de Céphas, etc.
" Il semble donc qu'un ordre religieux ne puisse être institué en vue de
l'étude.
3. La profession chrétienne
doit différer de celle des païens. Or, parmi les païens, certains
faisaient profession de philosophie. Maintenant encore, il se rencontre parmi
les séculiers des professeurs de telle ou telle science. L'étude des lettres ne
convient donc pas aux religieux.
Cependant, S. Jérôme écrivant à S. Paulin, l'invite à se consacrer à l'étude dans l'état monastique : " Étudions sur terre ce dont la science se maintiendra pour notre bonheur dans le ciel. " Et plus loin : " Toutes tes questions, je tâcherai d'y répondre avec toi. "
Conclusion
:
Nous avons dit que la vie religieuse pouvait se proposer comme fin la vie active et la vie contemplative. Parmi les oeuvres de la vie active, les principales sont celles qui ont pour objet le salut des âmes, comme la prédication et autres ministères semblables. L'étude des lettres convient donc à la vie religieuse à trois titres.
D'abord, au titre de la vie contemplative elle-même, pour laquelle l'étude des lettres offre une double utilité. 1° Une utilité directe, en éclairant l'esprit. La vie contemplative, dont nous parlons présentement, est principalement ordonnée à la contemplation des choses divines, dans laquelle l'homme est dirigé par l'étude. C'est pourquoi nous lisons à la louange de l'homme juste (Ps 1, 2) : " Dans la loi du Seigneur, il médite jour et nuit. " Et ailleurs (Si 39, 1) : " Le sage scrutera la sagesse des anciens et s'appliquera à l'étude des prophètes. " 2° Une utilité indirecte, en écartant les dangers de la contemplation, à savoir les erreurs où tombent souvent, dans la contemplation des choses divines, ceux qui ignorent les Écritures. C'est ainsi qu'on raconte de l'abbé Sérapion qu'il tomba, par simplicité, dans l'erreur des anthropomorphes, qui attribuent à Dieu une forme humaine. Sur quoi S. Grégoire remarque : " Certains cherchant dans la contemplation à dépasser leur capacité, en viennent à s'engager dans des dogmes pervers, et au lieu de demeurer les humbles disciples de la vérité deviennent des maîtres d'erreur. " C'est pourquoi il est écrit (Qo 2, 3 Vg) : " J'ai formé le dessein de priver mon corps de vin pour introduire mon esprit dans la sagesse et éviter la sottise. "
L'étude des lettres est nécessaire, en deuxième lieu, aux ordres religieux institués en vue de la prédication et des ministères analogues. Aussi l'Apôtre écrit-il au sujet de l'évêque, dont l'office comporte ces ministères (Tt 1, 9) : " Qu'il soit attaché à l'enseignement sûr, conforme à la doctrine, pour être capable d'exhorter dans la saine doctrine et de réduire les contradicteurs. " Qu'on n'objecte pas que les Apôtres ont été envoyés prêcher sans avoir étudié. Car, dit S. Jérôme, " Tout ce que l'ascèse et la méditation quotidienne de la loi divine a coutume de procurer aux autres, l'Esprit Saint le leur suggérait. "
En troisième lieu, l'étude des lettres convient aux ordres religieux en fonction de ce qui leur est commun à tous. La sensualité y trouve un remède efficace : " Aime l'étude des Écritures, écrivait S. Jérôme et tu n'aimeras pas les vices de la chair. " En effet, elle détourne l'esprit de la pensée de ces dérèglements, et elle mortifie la chair par le labeur quelle impose, selon cette parole (Si 31, 1 Vg) : " Les veilles de l'honnêteté épuisent la chair. " Elle est efficace aussi pour abolir l'amour des richesses. C'est pourquoi il est écrit (Sg 7, 8) : " Auprès d'elle, il m'a paru que les richesses n'étaient rien. " Et ailleurs (1 M 12, 9) : " Pour nous, nous n'avons eu besoin de rien de tout cela, ayant pour nous consoler les saints livres qui sont entre nos mains. " Elle vaut enfin pour former à l'obéissance, ce qui fait dire à S. Augustin : " Quelle est donc cette contradiction : ne pas vouloir obéir à ce qu'on lit tout en s'adonnant à la lecture ? "
Il est donc manifeste qu'il est parfaitement légitime d'instituer un ordre religieux en vue de l'étude des lettres.
Solutions
:
1. La Glose entend ce texte
de la lettre de la loi ancienne, dont l'Apôtre dit (2 Co 3, 6) : " La
lettre tue. " " Ne pas connaître la littérature ", ce serait
donc ne pas approuver la circoncision au sens littéral, et les autres
observances charnelles.
2. L'étude est ordonnée à
la science ; sans la charité, celle-ci enfle et produit des dissensions, selon
cette parole (Pr 13, 10) : " Entre orgueilleux, ce ne sont que disputes.
" Mais, accompagnée de charité, elle édifie et engendre la concorde. Aussi
l'Apôtres qui vient de dire (1 Co 1, 5) : " Vous êtes devenus riches en
toute espèce de discours et de science ", ajoute-t-il - " Dites tous
de même, et qu'il n'y ait pas de divisions parmi vous. " Cependant S.
Jérôme, en cet endroit, ne parle pas de l'étude des lettres mais de ce goût de
dispute que les hérétiques et schismatiques ont introduit dans la religion
chrétienne.
3. Les philosophes professaient l'étude des lettres sous l'angle des sciences humaines. Les religieux s'appliquent principalement à l'étude des lettres qui relèvent " de la piété ", pour employer la formule de S. Paul (Tt 1, 1). Pour ce qui regarde les autres enseignements, ce n'est pas l'affaire des religieux, dont la vie appartient tout entière au ministère divin, si ce n'est en tant qu'ils sont ordonnés à la théologie. C'est ce que dit S. Augustin : " Pour nous, estimant que nous ne pouvons nous désintéresser de ceux que les hérétiques trompent par la fausse promesse de donner les raisons et la science des choses, nous nous attardons à considérer les chemins par où l'on passe. Encore n'oserions-nous pas le faire, si nous ne constations qu'un grand nombre de fils pieux de l'Église ont fait de même, et pour ce même motif de réfuter les hérétiques. "
Objections
:
1. Il semble que les ordres
contemplatifs ne sont pas supérieurs aux ordres actifs. Nous lisons en effet
dans une décrétale : " De même qu'un bien plus grand l'emporte sur
un bien moindre, de même l'utilité commune l'emporte sur l'utilité
particulière. Dans ce cas, il est juste de préférer l'enseignement au silence,
le souci à la contemplation, le labeur à la tranquillité. " Or l'ordre religieux
ordonné au plus grand bien est le meilleur. Il semble donc que les ordres
religieux voués à la vie active sont supérieurs à ceux qui sont voués à la vie
contemplative.
2. Tous les ordres
religieux, nous l'avons vu, sont ordonnés à la perfection de la charité. Mais
sur ce texte (He 12, 4) : " Vous n'avez pas encore résisté jusqu'au sang
", la Glose dit : " Il n'y a pas en cette vie de charité plus
parfaite que celle à laquelle sont parvenus les saints martyrs qui ont lutté
jusqu'au sang contre le péché. " Lutter jusqu'au sang contre le péché,
c'est le rôle des ordres religieux militaires, qui sont voués à la vie active.
Donc ces ordres-là sont les plus importants.
3. Un ordre religieux est
d'autant plus parfait que l'observance y est plus stricte. Or rien n'empêche
que les ordres voués à la vie active aient une observance plus rigoureuse que
les ordres contemplatifs. Ils leur sont donc supérieurs.
Cependant, le Seigneur dit (Lc 10, 42) que la bonne part appartient à Marie, qui figure la vie contemplative.
Conclusion
:
Nous avons déjà fait observer qu'un ordre religieux diffère d'un autre principalement par la fin poursuivie, secondairement par les exercices à l'aide desquels il y tend. Et parce qu'un ordre religieux ne peut être dit supérieur à un autre que sur les points où il en diffère, la supériorité de l'un sur l'autre tient principalement à la valeur de leurs fins respectives, et secondairement à celle de leurs exercices. On remarquera toutefois la portée différente que prend la comparaison suivant qu'elle porte sur la fin ou sur les exercices. Par rapport à la fin, sa valeur est absolue puisque recherchée pour elle-même. Par rapport aux exercices, la supériorité est relative, puisque l'exercice n'est pas recherché pour lui-même, mais en vue de la fin. C'est pourquoi on estime supérieur l'ordre religieux voué à une fin absolument supérieure, soit parce qu'elle est un bien plus grand, soit parce qu'elle est ordonnée à un plus grand nombre de biens.
Mais, si deux ordres ont la même fin, celui qui l'emporte est jugé non selon l'importance quantitative de ses exercices, mais selon leur adaptation à la fin recherchée. C'est pourquoi les Conférences des Pères rapportent une consultation de S. Antoine faisant passer la discrétion, qui règle tout, avant les jeûnes, les veilles et toutes les observances analogues.
Ainsi donc faut-il dire que l'oeuvre de la vie active est double. L'une découle de la plénitude de la contemplation, comme l'enseignement et la prédication. Aussi S. Grégoire dit-il : " Il est écrit dans le Psaume (145, 7) au sujet des hommes parfaits sortant de leur contemplation : "Ils savourent encore le souvenir de ta douceur." " Et cela est au-dessus de la simple contemplation. En effet, il est plus beau d'éclairer que de briller seulement ; de même est-il plus beau de transmettre aux autres ce qu'on a contemplé que de contempler seulement.
Il y a une autre occupation de la vie active qui ne comporte que des actions extérieures comme faire l'aumône, exercer l'hospitalité, etc. Ces oeuvres-là sont inférieures aux oeuvres de la contemplation, hormis le cas de nécessité, nous l'avons montré plus haut.
Ainsi donc, parmi les ordres religieux, ceux-là occupent le plus haut rang qui sont ordonnés à l'enseignement et à la prédication. Ils sont, de tous, les plus proches de la perfection des évêques. C'est la vérification du principe connu formulé par Denys : " Dans toute hiérarchie, ce que le premier ordre a de moins relevé se prolonge en quelque sorte dans ce que le second ordre a de plus parfait. " Le second rang appartient aux ordres voués à la contemplation. Au troisième rang se placent les ordres qui s'occupent d'activités extérieures.
Dans chacun de ces rangs la prééminence vient de ce qu'un ordre est voué à un acte plus élevé dans la même catégorie. C'est ainsi que, parmi les oeuvres de la vie active, racheter les captifs l'emporte sur l'hospitalité ; et dans la vie contemplative, la prière l'emporte sur la lecture.
Un ordre religieux peut encore prétendre à la prééminence s'il est voué à un plus grand nombre d'oeuvres bonnes, ou si ses statuts sont mieux adaptés au but qu'il poursuit.
Solutions
:
1. Cette décrétale vise la
vie active ordonnée au salut des âmes.
2. Les ordres militaires
sont ordonnés à verser le sang des ennemis plus directement qu'à verser leur
propre sang, ce qui appartient typiquement aux martyrs. Rien n'empêche
d'ailleurs, que ces religieux puissent prétendre, dans un cas particulier, au
mérite du martyre. Et alors ils prennent le premier rang par rapport aux autres
religieux. Il peut arriver pareillement que les oeuvres de la vie active
l'emportent dans un cas donné sur la contemplation.
3. Ce qui fait la principale valeur d'un ordre religieux, S. Antoine l'a remarqué, ce n'est pas la rigueur de son observance. Et il est écrit (Is 58, 5) : " Est-ce là le jeûne que je demande, se mortifier toute la journée ? " Cette rigueur de l'observance est un élément de la vie religieuse en tant que nécessaire à la macération de la chair. Mais, suivant la remarque de S. Antoine, la macération de la chair pratiquée sans discrétion risque d'aboutir à ruiner les forces corporelles. Un ordre n'est donc pas supérieur à un autre pour avoir simplement des observances plus rigoureuses. Il ne l'est que si elles sont plus discrètes et mieux adaptées à son but. Telles manières, par exemple, de macérer la chair assureront mieux la continence que telles autres. La macération par l'abstinence dans le boire et le manger, et donc par la faim et la soif, se révèle plus efficace que la macération par la privation de vêtements, c'est-à-dire par le froid et la nudité, ou que la macération par l'effort physique.
Objections
:
1. Il semble bien. En
effet, le Seigneur a dit (Mt 19, 21) : " Si tu veux être parfait, va,
vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres. " Cela montre que
la perfection de la vie chrétienne comporte le dépouillement des biens
terrestres. Mais ceux qui possèdent quelque chose en commun ne peuvent
prétendre à ce dépouillement. Il semble donc qu'ils n'atteignent pas du tout à
la perfection de la vie chrétienne.
2. La perfection des
conseils demande que l'homme soit délivré des soucis terrestres. C'est ce que
suppose l'Apôtre lorsqu'il conseille la virginité (1 Co 7, 32) : " je
voudrais vous voir exempts de soucis. " Mais la mise en réserve de
ressources pour l'avenir trahit le souci de la vie présente, souci que le
Seigneur interdit à ses disciples (Mt 6, 34) : " N'ayez pas le souci du
lendemain. " Il semble donc que la possession commune porte atteinte à la
perfection de la vie chrétienne.
3. Dans une communauté, les
biens de tous sont d'une certaine manière les biens de chacun. Parlant de
certains, S. Jérôme écrit : " Moines, ils sont plus riches qu'ils
n'étaient, séculiers. Sous le Christ pauvre, ils possèdent des biens qu'ils
n'avaient jamais eus sous le diable riche. L’Église gémit de voir riches ceux
que le monde tenait naguère pour des mendiants. " Mais la possession
privée de richesses porte préjudice à la perfection religieuse. Donc
pareillement, leur possession en commun.
4. A propos d'un saint
homme nommé Isaac, S. Grégoire raconte ceci : " Ses disciples le
suppliaient humblement de vouloir accepter pour l'usage du monastère les biens
qu'on lui offrait. Mais lui, soucieux de sauvegarder sa pauvreté, maintenait
son courageux propos : " Le moine qui cherche des propriétés sur la terre,
disait-il, ce n'est pas un moine. " Or il s'agit de propriétés communes,
que l'on offrait pour l'usage commun du monastère. Il semble donc que la
possession de quelque chose en commun détruise la perfection religieuse.
5. Enseignant à ses
disciples la perfection religieuse, le Seigneur leur disait (Mt 10, 9) : "
Ne possédez ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures, ni besace. "
C'était, remarque S. Jérôme " condamner ces philosophes que le
peuple appelle les porte-besaces et qui, soi-disant contempteurs du siècle et
tenant toutes choses pour néant, portent leur garde-manger avec eux ". Il
semble donc que se constituer une réserve, soit en particulier, soit en commun,
diminue la perfection religieuse.
Cependant, les Décrets se sont approprié cette maxime de S. Prosper " Il est bien clair que la perfection exige l'abandon des biens propres et qu'elle est compatible avec la possession des biens d'Église, qui sont manifestement des biens communs. "
Conclusion
:
Nous avons déjà dit d que la perfection ne consiste pas essentiellement dans la pauvreté, mais dans l'application à suivre le Christ, selon S. Jérôme : " Parce que ce n'est pas assez de tout laisser, S. Pierre ajoute ce qui fait la perfection même : "Nous t'avons suivi". " La pauvreté joue le rôle de moyen ou d'exercice propre à conduire à la perfection. Ainsi l'abbé Moïse dit-il : " Les jeûnes, les veilles, la méditation des Écritures, la nudité, l'absence de ressources ne sont pas la perfection, mais les instruments de la perfection. " Or l'absence de toutes les ressources, ou pauvreté, est un instrument de perfection en ce que l'abandon des richesses écarte certains obstacles à la charité. Il y en a trois principaux. D'abord, le souci que la richesse apporte avec elle : " Le grain semé dans les épines, a dit le Seigneur (Mt 13, 22), c'est celui qui a entendu la parole, mais chez qui le souci de ce siècle et la séduction des richesses étouffent la parole. " Ensuite, l'amour des richesses, que leur possession développe. " Parce qu'il est difficile de mépriser les richesses qu'on possède, dit S. Jérôme le Seigneur n'a pas dit : "Il est impossible, mais il est difficile au riche d'entrer dans le royaume des cieux." " Le troisième obstacle à la charité c'est la vaine gloire et l'orgueil, causés par la richesse. " Ceux qui se fient à leur puissance, qui tirent gloire de la multitude de leurs richesses " (Ps 49, 7).
De ces trois obstacles, le premier
ne peut être totalement séparé de la possession des richesses, qu'elles soient
grandes ou petites. C'est une nécessité pour l'homme de prendre quelque souci
d'acquérir ou de conserver les biens extérieurs. Mais si l'on ne recherche ou
possède ces biens qu'en petite quantité et dans la mesure requise pour une vie
modeste, le souci qu'ils donnent n'est pas un grand obstacle. C'est pourquoi il
n'est pas contraire à la perfection chrétienne. Le Seigneur ne défend pas toute
sollicitude mais seulement celle qui serait excessive et nuisible. Aussi sur ce
texte (Mt 6, 25) : " Ne vous inquiétez pas de votre vie, de ce que vous
mangerez, etc. " S. Augustin écrit-il : " Par ces paroles, il
n'entend pas leur interdire de se procurer le nécessaire, mais de se faire un
but de ces biens, et de porter dans la prédication de l'Évangile la
préoccupation de les acquérir. " Mais la possession de grandes richesses
entraîne de grands soucis, qui distraient et accaparent l'esprit humain et
l'empêchent de s'appliquer entièrement à Dieu. Quant aux deux autres obstacles,
l'amour des richesses et l'orgueil qu'elles inspirent, ils ne se rencontrent
que dans le cas de personnes très riches.
Cependant, qu'il s'agisse de richesses modiques ou considérables, la situation est bien différente suivant qu'on les possède à titre individuel ou en commun. En effet, le soin que l'on prend de ses biens personnels relève de l'amour naturel dont on s'aime soi-même, tandis que la sollicitude pour les choses communes relève de cet amour de charité qui ne cherche pas son intérêt particulier, mais l'utilité commune. La vie religieuse étant ordonnée à la perfection de la charité, laquelle s'achève dans l'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi-même, il s'ensuit que la possession de biens personnels s'oppose à la perfection de l'état religieux. Mais le soin que l'on prend des biens de la communauté peut constituer une oeuvre de charité, quoique susceptible d'en empêcher de plus relevées, telles que la contemplation divine et l'instruction du prochain. Il en découle que la possession, même commune, de biens surabondants, meubles ou immeubles, est un obstacle à la perfection, bien qu'elle ne l'exclue pas entièrement. La possession commune de biens mobiliers ou immobiliers en quantité simplement suffisante pour assurer la subsistance ne met pas obstacle à la perfection religieuse, pour autant du moins que l'on considère la pauvreté par rapport à la fin commune de toute vie religieuse, qui est de vaquer au service de Dieu. Mais il faut la considérer aussi en regard des fins particulières de tel ordre, qui demandent une plus ou moins grande pauvreté. Un ordre religieux est parfait à l'égard de la pauvreté, dans la mesure où il pratique une pauvreté mieux adaptée à la fin qu'il poursuit. Or il est évident que les oeuvres extérieures et corporelles de la vie active exigent des ressources plus abondantes ; la contemplation, en revanche, n'a que peu de besoins. " Pour l'action, écrit Aristote, il faut une quantité de choses, et plus l'action est étendue et relevée, plus il en faut. Le contemplatif, lui, n'a pas besoin de tout cela. Le nécessaire lui suffit et le surplus ne ferait que l'encombrer. " Les ordres voués à l'action et aux oeuvres corporelles, par exemple au métier des armes, à l'exercice de l'hospitalité, etc. seraient donc imparfaits s'ils ne possédaient pas en commun les ressources nécessaires. Au contraire, les ordres voués à la vie contemplative sont d'autant plus parfaits que la pauvreté diminue chez eux le souci des affaires matérielles. D'autre part, plus un ordre impose à ses membres le souci du spirituel, et plus la sollicitude des affaires matérielles lui est un obstacle. Or il est évident qu'un ordre voué à la contemplation et à la prédication, impose à ses membres un plus grand souci du spirituel que les ordres qui se consacrent exclusivement à la contemplation. C'est pourquoi les ordres de ce type veulent un régime de pauvreté qui réduise au minimum les soucis matériels. Or il est manifeste que ce qui donne le moins de souci est de conserver les biens nécessaires, réunis en temps opportun.
Aux trois formes de vie religieuse dont il vient d'être question répondent donc trois degrés de pauvreté. Les ordres voués aux oeuvres corporelles de la vie active possèdent normalement une certaine abondance de richesses communes. Les ordres voués à la vie contemplative peuvent se contenter de biens moins importants, hormis le cas où ils devraient directement ou indirectement pratiquer l'hospitalité ou assister les pauvres. Enfin les ordres qui ont mission de communiquer à autrui la vérité contemplée, doivent mener une vie aussi affranchie que possible des soucis extérieurs. Cela se réalise lorsqu'ils conservent le peu qui est nécessaire à leur subsistance, après se l'être procuré en temps voulu.
C'est ce que le Seigneur, qui a institué la pauvreté, nous a enseigné par son exemple. Il avait en effet une bourse, confiée à Judas, où était rangé ce qu'on lui offrait (Jn 12, 6). Qu'on n'objecte pas la réflexion de S. Jérôme : " Quelqu'un demandera peut-être : "Comment se fait-il que judas portait de l'argent dans sa bourse ?" Je répondrai : "Parce que (jésus) n'avait pas cru pouvoir employer à son usage personnel" ", c'est-à-dire pour acquitter le tribut, " ce qui appartenait aux pauvres ". Car, au premier rang de ces pauvres, se trouvaient les disciples, pour la subsistance desquels le Christ dépensait l'argent de cette bourse. En effet, il est écrit (Jn 4, 8) : " Les disciples étaient partis acheter des vivres à la ville ", et ailleurs (Jn 13, 29) - " Judas ayant la bourse, les disciples croyaient que Jésus lui avait dit : "Achète ce qu'il nous faut pour la fête", ou : "Fais une aumône aux pauvres." " Cela nous montre que conserver de l'argent ou d'autres biens communs pour assurer la subsistance des religieux de la communauté, ou celle des pauvres, est conforme à la perfection que le Christ nous a enseignée par son exemple. Les disciples, par qui toute forme de vie religieuse a débuté, conservaient après la résurrection le produit des biens vendus, et distribuaient à chacun ce dont il avait besoin.
Solutions
:
1. Cette parole du Seigneur, nous l'avons déjà remarqué, ne signifie pas que la pauvreté est la perfection même. Ce n'est qu'un moyen de perfection et, nous l'avons montre, le moindre parmi les trois principaux moyens de perfection. Car le voeu de continence est supérieur à celui de pauvreté, et le voeu d'obéissance leur est supérieur à tous deux. Or le moyen n'est pas employé pour lui-même, mais pour une fin. Aussi n'est-il pas plus avantageux à proportion qu'il est plus grand. Ce qui fait sa valeur, c'est d'être proportionné à la fin. Le médecin ne guérit pas d'autant plus qu'il ordonne un médicament plus actif, mais dans la mesure où le remède est adapté à la maladie. On ne doit pas non plus penser que la perfection d'un ordre religieux augmente avec sa pauvreté. Mais elle est d'autant plus grande que sa pauvreté est mieux adaptée à sa fin commune et à sa fin particulière.
Admettons qu'une religion plus
pauvre soit au titre de la pauvreté une religion plus parfaite, ce ne serait
pas de façon absolue. Une autre religion pourrait l'emporter sur celle-là pour
ce qui regarde la continence et l'obéissance, ce qui la rendrait plus parfaite
de façon absolue. Car ce qui l'emporte sur des points de plus haute valeur
selon une échelle absolue des valeurs est plus parfait absolument.
2. Cette parole du Seigneur : " N'ayez pas le souci du lendemain ", ne doit pas s'entendre comme une défense de rien mettre en réserve pour l'avenir. S. Antoine explique que ce serait une conduite périlleuse : " Ceux qui poursuivent le dénuement jusqu'à ne pas vouloir garder la subsistance d'un seul jour ou d'une seule pièce de monnaie " et ainsi du reste, " nous les voyons si rapidement déçus qu'ils sont incapables de conduire à bon terme leur entreprise ". S. Augustin fait remarquer de même que si ce mot du Seigneur : " N'ayez pas le souci du lendemain ", devait s'entendre comme une défense de rien garder pour le lendemain, " ceux qui, retirés pour de longs jours du commerce des hommes, s'enferment vivants dans une pratique intense de l'oraison, ne pourraient l'observer ". Sur quoi il poursuit : " Ou bien, plus ils seront saints, moins ressembleront-ils aux oiseaux ? " Et plus loin : " Si l'on veut les contraindre, au nom de l'Évangile, à ne faire aucune provision pour le lendemain, ils répondent fort bien : "Pourquoi, dans ces conditions, le' Seigneur avait-il une bourse pour y mettre l'argent reçu ? Pourquoi si longtemps auparavant, les saints patriarches furent-ils approvisionnés de blé ? Pourquoi les Apôtres ont-ils pourvu du nécessaire les saints tombés dans l'indigence ?" "
Aussi " n'ayez pas le soin du
lendemain " est-il ainsi expliqué par S. Jérôme : " La pensée du
présent nous suffit ; laissons à Dieu le souci de l'avenir qui est incertain.
" Et S. Jean Chrysostome : " Il suffit du labeur que tu
endures pour le nécessaire ; ne peine pas pour le superflu. " Et S.
Augustin : " Lorsque nous faisons quelque bien, ne songeons pas aux biens
temporels que signifie le lendemain, mais aux biens éternels. "
3. Le mot de S. Jérôme
trouve son application dans le cas de richesses surabondantes regardées plus ou
moins comme des biens propres, ou dont l'usage abusif achemine les membres de
la communauté à l'intempérance et à l'orgueil. Il ne s'applique pas lorsqu'il
s'agit de ressources modérées, conservées en commun en vue des besoins réels de
chacun. L'usage individuel et la conservation en commun sont pareillement
légitimes, lorsqu'il s'agit des choses nécessaires à la vie.
4. Si cet Isaac refusait
d'accepter des biens, c'est qu'il craignait qu'on n'en vînt par cette voie aux
richesses superflues, dont l'abus mettrait obstacle à la perfection de la vie
religieuse. Aussi S. Grégoire, dit-il ensuite : " Il redoutait de perdre
la sécurité de sa pauvreté, comme les riches avares craignent d'ordinaire de
perdre leurs biens. " Mais on ne nous dit pas qu'il ait refusé de recevoir
et de conserver en commun de quoi subsister.
5. Aristote qualifie le pain, le vin et autres choses semblables de richesses naturelles, et l'argent de richesses artificielles. Aussi certains philosophes repoussaient-ils l'usage de l'argent pour n'accepter que le reste, en vue de vivre selon la nature. C'est ce qui amène S. Jérôme, alléguant la sentence du Seigneur qui condamne pareillement ces deux richesses, à montrer que cela revient au même d'avoir de l'argent ou d'avoir les autres biens nécessaires à la vie. Cependant, bien que le Seigneur ait ordonné à ceux qui étaient envoyés en prédication de ne pas emporter avec eux ces sortes de biens, il n'a pas défendu de les conserver en commun. Nous avons d'ailleurs expliqué plus haut de quelle manière il fallait entendre ces paroles du Seigneur.
Objections
:
1. Il semble que la vie
religieuse communautaire soit plus parfaite que la vie solitaire 9. Car il est
écrit (Qo 4, 9) : " Mieux vaut être deux qu'un seul, car on a l'avantage
d'être en société. " La vie religieuse des cénobites semble donc la plus
parfaite.
2. Il est dit en S.
Matthieu (18, 20) : " Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis
là moi-même au milieu d'eux. " Or rien ne peut être meilleur que la
société du Christ. Il semble donc que la vie en communauté soit meilleure que
la vie solitaire.
3. Parmi les voeux de
religion, le plus excellent est celui d'obéissance, et l'humilité est
souverainement agréable à Dieu. Mais l'obéissance et l'humilité se pratiquent
mieux dans la vie commune qu'au désert. " Dans la solitude, écrit S.
Jérôme. on est vite gagné par l'orgueil, on dort autant qu'on veut, on
fait ce qu'on veut. " Mais il enseigne w tout le contraire à celui qui vit
en communauté : " N'agis pas à ta guise. Mange ce qu'on te sert,
contente-toi de ce qu'on te donne. Obéis contre ta volonté. Sers tes frères.
Révère le supérieur du monastère comme Dieu même et chéris-le comme un père.
" Il semble donc que la vie cénobitique soit plus parfaite que la vie
solitaire.
4. Le Seigneur dit (Lc 11,
33) : " Personne n'allume une lampe pour la mettre dans un endroit caché
ou sous le boisseau. " Or les solitaires mènent une vie cachée et dont les
hommes ne tirent aucune utilité. Leur vie ne paraît donc pas être la plus
parfaite.
5. Ce qui est contraire à
la nature de l'homme ne peut appartenir à la perfection de la vertu. Or "
l'homme est par nature un animal social ", assure Aristote. La vie
solitaire ne doit donc pas être plus parfaite que la vie en société.
Cependant, S. Augustin tient pour " plus saints, ceux qui, retirés du commerce des hommes, et ne donnant accès à personne, vivent dans une pratique intense de l'oraison ".
Conclusion
:
La solitude comme la pauvreté, n'est pas l'essence de la perfection. Ce n'en est qu'un instrument. Aussi l'abbé Moïse dit-il : " C'est en vue de la pureté du coeur que l'on doit adopter la solitude " de même que les jeûnes, etc. Il n'est personne qui ne comprenne que la solitude n'est pas un moyen adapté à l'action mais à la contemplation, selon Osée (2, 14) : " je la conduirai dans la solitude et je lui parlerai coeur à coeur. " Aussi ne convient-elle pas aux ordres religieux qui se livrent aux oeuvres de la vie active corporelle et spirituelle. A moins que ce ne soit pour un temps, à l'exemple du Christ dont il est écrit (Lc 6, 12) qu'il " s'en alla prier dans la montagne et qu'il passait la nuit en prière ". En revanche, elle convient aux ordres contemplatifs.
Il faut cependant considérer que le solitaire doit être capable de se suffire à lui-même. Cela suppose qu'il ne lui manque rien, et c'est la définition même de l'homme parfait. La solitude convient donc au contemplatif déjà parvenu à la perfection. Ce qui arrive de deux manières. Par le seul don de Dieu. C'est le cas de Jean Baptiste, qui fut rempli de l'Esprit Saint alors qu'il était encore dans le sein de sa mère (Lc 1, 15). Aussi, tout enfant encore, " était-il dans les déserts " (Lc 1, 80). Ou bien par la pratique de la vie vertueuse, selon cette parole (He 5, 14) : " La nourriture solide convient aux parfaits qui, par une longue pratique, ont acquis le sûr discernement du bien et du mal. " Or, pour cet exercice de la vie vertueuse, l'homme trouve un double secours dans la société de ses semblables. Un secours pour son intelligence, sous forme d'instruction touchant l'objet de la contemplation. Comme dit S. Jérôme : " je préfère que tu sois dans une sainte communauté, et que tu ne sois pas ton propre maître. " Un secours pour la volonté qui assure la répression des sentiments nuisibles par l'exemple et la correction des autres. En effet, sur ce texte (Jb 39, 6 Vg) " A qui j'ai donné une demeure dans la solitude ", S. Grégoire écrit : " A quoi bon la solitude du corps, si la solitude du coeur fait défaut ? " Ainsi la vie en société est nécessaire à qui s'exerce à la perfection, tandis que la solitude convient à ceux qui l'ont déjà atteinte.
Aussi S. Jérôme écrit-il : " Nous n'avons que bien peu de part à la vie solitaire, que nous avons souvent louée. Mais nous voulons que l'exercice de ces monastères forme des lutteurs, que les rudiments n'effraient pas, qui aient fait longuement leurs preuves. "
Ainsi donc, la perfection acquise l'emporte sur son apprentissage. Pareillement, la vie solitaire, si on l'embrasse dans les conditions voulues, l'emporte sur la vie cénobitique. Mais si l'on se jette dans ce genre de vie sans s'être exercé au préalable, il peut être extrêmement dangereux. A moins que la grâce divine ne supplée à ce qui s'acquiert communément par l'exercice, comme ce fut le cas de S. Antoine et de S. Benoît.
Solutions
:
1. Salomon montre que la
vie à deux est meilleure que la vie solitaire, à cause du secours qu'ils
peuvent se prêter l'un à l'autre, soit pour se relever, soit pour s'encourager,
soit pour accroître leur ardeur spirituelle. Mais ceux qui sont déjà parfaits
n'ont plus besoin de ce secours.
2. Il est écrit (1 Jn 4,
16) : " Celui qui demeure dans la charité, demeure en Dieu, et Dieu en
lui. " De même donc qu'il habite au milieu de ceux que l'amour du prochain
assemble en société, le Christ fait son séjour dans le coeur de celui qui
s'applique à la contemplation divine par amour pour Dieu.
3. L'obéissance effective
est indispensable à ceux qui ont besoin d'être exercés à la perfection sous la
direction d'autrui. Mais ceux qui sont déjà parfaits sont suffisamment conduits
par le Saint-Esprit et n'ont pas besoin d'obéir à d'autres. Cependant ils
demeurent prêts à obéir.
4. " La connaissance
de la vérité, écrit S. Augustin, n'est interdite à personne : elle conduit à un
loisir digne de louange. " Pour ce qui est " d'être placé sur le
chandelier ", ce n'est pas l'intéressé mais ses supérieurs que cela
regarde. " Si ce fardeau ne lui est pas imposé, ajoute S. Augustin, qu'il
se consacre à la contemplation de la vérité ", à laquelle la solitude est
si favorable. D'ailleurs ceux qui mènent la vie solitaire sont très utiles à
l'humanité. S. Augustin écrit à leur sujet : " Se contentant de
pain, qui leur est fourni à intervalles réguliers, et d'eau, ils vivent en des
déserts écartés et y jouissent du colloque avec Dieu, auquel ils se sont
attachés d'une âme pure. Quelques-uns jugeraient volontiers qu'ils se
désintéressent plus qu'il ne faut des choses humaines. C'est qu'ils ne
comprennent pas à quel point leur esprit de prière nous est utile, et
profitable l'exemple de leur vie. Qu'importe que nous ne soyons pas admis à
voir leur corps ! "
5. L'homme peut rechercher la solitude pour des raisons bien différentes. Ce peut être par inaptitude à la vie en société à cause d'une humeur sauvage, et c'est se comporter comme une bête. Ce peut être pour se donner tout entier aux choses divines, et c'est s'élever au-dessus de l'humanité. Aristote l'a dit : " Celui qui se soustrait au commerce des hommes, est une bête, ou un Dieu ", c'est-à-dire un homme divin.
1. Ceux qui ne se sont pas exercés à l'observation des préceptes doivent-ils entrer en religion ? -2. Est-il licite d'obliger par voeu certaines personnes à entrer en religion ? -3. Ceux qui se sont obligés par voeu à entrer en religion sont-ils tenus d'accomplir leur voeu ? - 4. Ceux qui font voeu d'entrer en religion sont-ils obligés d'y demeurer toujours ? - 5. Doit-on recevoir les enfants dans la vie religieuse ? - 6. Faut-il détourner certains d'entrer en religion à cause du devoir d'assister leurs parents ? - 7. Les curés ou archidiacres peuvent-ils entrer en religion ? - 8. Peut-on passer d'un ordre religieux à un autre ? - 9. Doit-on engager les autres à entrer en religion ? - 10. Est-il requis de délibérer longuement avec sa parenté et ses amis pour entrer en religion.
Objections
:
1. Il semble que seuls
doivent entrer en religion ceux qui se sont entraînés à l'obéissance des
préceptes. C'est à un jeune homme qui venait de dire qu'il avait observé les
commandements depuis son jeune âge que le Seigneur a donné le conseil de
perfection (Mt 19, 20). Or la vie religieuse doit au Christ son origine. Il
semble donc qu'on ne doit pas admettre en religion des sujets qui ne se
seraient pas exercés au préalable à l'observation des préceptes.
2. S. Grégoire dit :
" Nul ne parvient tout d'un coup au sommet. Dans la vie vertueuse, on
commence au plus bas pour parvenir au plus haut. " Ce qui est " haut
", ce sont les conseils qui relèvent de la perfection ; " le plus bas
" ce sont les préceptes qui concernent la justice commune. On ne doit donc
pas, semble-t-il, entrer en religion et y entreprendre d'observer les conseils
avant de s'être entraîné à la pratique des commandements.
3. Comme les ordres sacrés,
l'état religieux possède dans l'Église une certaine supériorité. Mais d'après
une parole de S. Grégoire reproduite dans les Décrets : " Il faut
accéder aux ordres dans l'ordre. Celui-là va au-devant de la chute, qui prétend
escalader le sommet sans se soucier des degrés par où l'on y monte. Nous voyons
en effet que les murs nouvellement bâtis ne reçoivent pas le poids de la
charpente avant d'avoir séché. Il serait à craindre, s'ils devaient supporter
ce poids avant d'avoir pris consistance, que toute la bâtisse ne s'écroule.
" Il semble donc que ceux-là seulement doivent entrer en religion qui ont
commencé par s'exercer dans l'observation des préceptes.
4. Sur ce texte (Ps 131, 2)
: " Comme l'enfant sevré sur le sein de sa mère ", la Glose remarque
: " Nous sommes premièrement conçus au sein de l'Église, lorsque nous
sommes instruits des rudiments de la foi. Puis, nous sommes amenés à la lumière
lorsque, par le baptême, nous sommes régénérés. Puis, nous sommes pour ainsi
dire portés dans les bras de l'Église et nourris de son lait, quand, après le
baptême, nous sommes formés aux bonnes oeuvres et nourris du lait de la
doctrine spirituelle jusqu'à ce que, déjà grandelets, nous puissions passer du
lait maternel à la table paternelle, c'est-à-dire de l'enseignement élémentaire
relatif au Verbe fait chair au Verbe du Père, qui dès le commencement était
avec Dieu. " Plus loin, il revient sur cette idée : " Les nouveaux
baptisés du Samedi saint sont pour ainsi dire portés dans les bras de l'Église
et nourris de son lait jusqu'à la Pentecôte. Durant tout ce temps, il n'est
rien imposé de difficile ; on ne jeûne pas, on ne se lève pas la nuit. Ensuite,
lorsqu'ils ont été confirmés par le Saint-Esprit, pareils à des enfants sevrés,
ils commencent de jeûner et d'accomplir d'autres choses difficiles. Or beaucoup
renversent ce bel ordre, à l'exemple des hérétiques et schismatiques, et
prétendent abandonner prématurément le régime du lait ; le résultat, c’est
qu'ils périssent. " Mais ceux qui entrent en religion ou induisent les
autres à y entrer avant de s'être exercés dans l'observation plus aisée des
préceptes semblent, eux aussi, bouleverser l'ordre naturel. Ils font donc
figure d'hérétiques et de schismatiques.
5. Il faut aller de ce qui
vient en premier à ce qui vient ensuite. Or les préceptes viennent avant les
conseils, étant plus généraux. Les conseils supposent, en effet, les préceptes
tandis que la réciproque n'est pas vraie. Il est évident que quiconque observe
les conseils observe les préceptes, mais non pas réciproquement. L'ordre
normal, d'autre part, veut qu'on commence par les choses qui viennent en
premier, et qu'on passe ensuite à celles qui viennent en second. Donc on ne
doit pas se porter à la pratique des conseils dans l'état religieux avant de
s'être exercé à l'observation des préceptes.
Cependant, le Seigneur a appelé le publicain Matthieu, qui ne s'était pas exercé dans la pratique des préceptes, à observer les conseils, car il est dit (Lc 5, 28) " qu'ayant tout laissé, il le suivit ". Il n'est donc pas nécessaire de s'être exercé au préalable dans l'observation des préceptes pour passer à la perfection des conseils.
Conclusion
:
Nous avons défini l'état religieux un exercice spirituel en vue d'acquérir la perfection de la charité. Ce qui se fait quand on écarte par les observances de la vie religieuse ce qui fait obstacle à la charité parfaite, c'est-à-dire l'attachement de l'homme aux biens de la terre. Or il peut arriver que cet attachement, non seulement fasse obstacle à la perfection de la charité, mais encore détruise la charité elle-même. C'est ce qui se produit lorsque l'homme, poursuivant indûment les biens temporels, se détourne du Bien impérissable et pèche mortellement. Cela montre que les observances de la vie religieuse suppriment pareillement les obstacles à la charité parfaite et les occasions de péché. Il est évident par exemple que les jeûnes, les veilles, l'obéissance éloignent l'homme des péchés de gourmandise, de luxure et de tous les autres. C'est pourquoi l'entrée en religion est appropriée non seulement à ceux qui sont déjà exercés dans les préceptes, afin de parvenir à une perfection plus haute, mais aussi à ceux qui ne le sont pas, afin d'éviter plus facilement le péché et d'atteindre la perfection.
Solutions
:
1. S. Jérôme répond : " Le jeune homme ment. S'il avait réellement observé ce qui se trouve dans les commandements, à savoir : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même", pourquoi s'en serait-il allé tout triste pour avoir entendu : "Va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres." "
Il faut toutefois entendre ce mensonge relativement à la parfaite observation de ce précepte. Nous lisons dans Origène : " Il est écrit dans l'Évangile selon les Hébreux que ce jeune homme riche, lorsqu'il eut entendu : "Va et vends tout ce que tu possèdes", se mit à s'arracher les cheveux. Sur quoi le Seigneur lui dit : "Comment peux-tu dire : 'J'ai accompli la loi et les prophètes ?' Il y a dans la loi : 'Tu aimeras ton prochain comme toi-même.' Or voici qu'un grand nombre de tes frères, fils d'Abraham comme toi, sont vêtus d'ordure et meurent de faim, tandis que ta maison regorge de biens et que l'on ne voit rien en sortir à leur intention ?" C'est pourquoi le Seigneur, condamnant sa conduite, lui dit : "Si tu veux être parfait", etc. Il est impossible d'accomplir le précepte qui porte : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" et d'être riche, de l'être à ce point surtout. " Ce qu'il faut entendre de la parfaite observation de ce précepte. Autrement, il est vrai qu'il avait observé les préceptes, mais d'une manière imparfaite et commune. Car, nous l'avons dit la perfection réside principalement dans l'observation des préceptes de la charité.
Le Seigneur donc, pour montrer que
la perfection des conseils est avantageuse et aux innocents et aux pécheurs,
n'a pas appelé seulement le jeune homme innocent, mais Matthieu le pécheur. Et
c'est Matthieu et non pas le jeune homme, qui a répondu à l'appel du Seigneur.
Les pécheurs se convertissent et entrent en religion plus facilement que ceux
qui se glorifient de leur innocence et auxquels s'adresse la parole du Seigneur
(Mt 21, 31) : " Les publicains et les prostituées vous précèdent dans le
royaume de Dieu. "
2. On peut entendre de
trois manières le plus haut et le plus bas. D'abord, par rapport au même état
et à la même personne. Il est évident qu'en ce sens nul ne parvient d'un seul
coup au plus haut, car tout homme qui mène une vie droite progresse tout au
long de sa vie pour parvenir au plus haut. En deuxième lieu, par rapport à des
états différents. Et alors, il n'est pas nécessaire que quiconque veut parvenir
à un état supérieur commence par le plus bas ; il n'est pas nécessaire, par
exemple, que celui qui veut être clerc commence par s'exercer dans la vie
laïque. En troisième lieu, par rapport à diverses personnes. Et alors il est
manifeste que tel se trouve établi dès le début, non seulement dans un état,
mais dans une sainteté supérieure à l'état ou la sainteté les plus élevés,
atteints par tel autre au cours de sa vie toute entière. C'est ce qui fait dire
à S. Grégoire : " Que tous reconnaissent la grâce de Dieu dans la vie de
Benoît enfant. Par quelle perfection a-t-il commencé ! "
3. Les ordres sacrés, nous
l'avons dit, exigent la sainteté au préalable, tandis que l'état religieux
n'est qu'un exercice en vue de l'acquérir. C'est pourquoi la charge des saints
ordres doit être imposée aux murs que la sainteté a déjà séchés. La charge de
la vie religieuse, au contraire, donne elle-même cette consistance aux murs, en
épuisant le suintement des vices.
4. Il est manifeste que cette Glose vise surtout l'ordre à suivre dans l'enseignement, où il faut aller du plus facile au plus difficile. Et quand elle dit que les hérétiques et les schismatiques pervertissent cet ordre, ce qui suit montre bien qu'il s'agit de l'ordre à suivre dans la doctrine : " Celui-ci affirme avec serment qu'il a observé l'ordre susdit en ces termes ou à peu près : J'ai été humble dans la science comme en tout le reste. Humble, j'ai d'abord été nourri de lait, c'est-à-dire du Verbe fait chair, pour devenir capable de manger le pain des Anges, c'est-à-dire le Verbe qui est au commencement avec Dieu. "
Quant à l'exemple allégué,
c'est-à-dire qu'on n'impose pas de jeûnes aux nouveaux baptisés avant la
Pentecôte, il prouve simplement qu'on ne doit pas les contraindre par voie
d'autorité aux oeuvres difficiles, avant qu'ils ne soient poussés par le
Saint-Esprit à s'y appliquer de bon coeur. Aussi, après la Pentecôte et la
réception du Saint-Esprit, l'Église célèbre-t-elle des jeûnes. " Or,
remarque S. Ambroise. le Saint-Esprit n'est pas empêché par l'âge, la mort ne
l'arrête pas, le sein ne lui est pas fermé. " Et S. Grégoire : " Il
remplit l'enfant qui jouait de la cithare, et il en fait un psalmiste. Il
remplit l'enfant qui jeûnait, et il le fait juge des vieillards. " Et plus
loin : " Il n'a pas besoin de délai pour enseigner. Il lui suffit de
toucher une âme pour lui enseigner tout ce qu'il veut. " Selon
l'Ecclésiaste (Qo 8, 8) : " Aucun homme n'a le pouvoir d'arrêter l'Esprit.
" Et S. Paul (1 Th 5, 19) : " N'allez pas éteindre l'Esprit. "
enfin dans les Actes (7, 5 1), on dit contre certaines gens : " Toujours,
vous résistez à l'Esprit Saint "
5. Parmi les préceptes, il y en a qui sont principaux et qui sont des fins pour les préceptes et les conseils. Ce sont les préceptes de la charité. Les conseils leur sont ordonnés, non pas qu'on ne puisse observer les préceptes si l'on ne pratique les conseils, mais ce sont des moyens d'en procurer une observation plus parfaite. Les autres préceptes sont secondaires. Ils sont ordonnés aux préceptes de la charité qui, sans eux, ne peuvent être aucunement accomplis. Ainsi donc, la parfaite observation des préceptes de la charité précède les conseils dans l'intention ; mais il arrive qu'elle les suive dans le temps. Tel est en effet l'ordre de la fin et des moyens. - L'observation des préceptes de la charité suivant la manière commune, et pareillement celle des autres préceptes sont avec les conseils dans le même rapport que le commun avec le propre parce que l'observation des préceptes peut exister sans les conseils, mais ce n'est pas réciproque. Ainsi donc l'observation des préceptes prise en général, est par nature antérieure à la pratique des conseils. Mais il n'est pas nécessaire qu'elle la précède dans le temps, pas plus que le genre n'existe avant ses espèces. - L'observation des préceptes sans les conseils est ordonnée à l'observation des préceptes avec les conseils, de la même manière que l'espèce imparfaite est ordonnée à l'espèce parfaite et l'animal sans raison à l'animal raisonnable. Or le parfait précède naturellement l'imparfait. " La nature, a dit Boèce commence par le parfait. " Pour ce qui regarde l'ordre dans le temps, il n'est aucunement nécessaire d'observer les préceptes sans les conseils avant d'observer les préceptes avec les conseils. Pas plus qu'il n'est requis d'être un âne avant de devenir un homme, ou d'avoir été marié avant d'embrasser la virginité. Il n'est pas davantage nécessaire de pratiquer les commandements dans le siècle avant d'entrer en religion. D'autant moins nécessaire que la vie séculière ne prépare pas à la perfection religieuse, mais bien plutôt l'empêche.
Objections
:
1. Il semble qu'on ne doive
pas obliger par voeu à entrer en religion. En effet, par la profession on
astreint au voeu de religion. Mais, avant la profession on accorde une année de
probation selon la règle de S. Benoît et un statut d'Innocent IV, qui a même
défendu de contraindre personne à faire profession avant l'achèvement de cette
année de probation. Il semble donc que l'on puisse bien moins encore lier les
personnes vivant dans le siècle par le voeu d'entrer en religion.
2. S. Grégoire a écrit
ceci, que les Décrets sont appropriés : " On doit induire les Juifs
à se convertir non pas par contrainte mais par persuasion. " Or c'est une
nécessité pour celui qui s'est lié par un voeu de l'accomplir. Donc on ne doit
obliger personne à entrer en religion.
3. Nul ne doit créer à
autrui d'occasion de chute. Il est écrit (Ex 21, 33) : " Si quelqu'un
ouvre une citerne, et qu'un boeuf ou un âne y tombe, le maître de la citerne
paiera le prix de l'animal. " Mais il arrive souvent que, pour s'être
obligés par voeu à entrer en religion, des gens tombent dans le désespoir et en
divers péchés. Il semble donc que personne ne doit être obligé par voeu à
entrer en religion.
Cependant, il est dit dans le Psaume (76, 12) : " Faites des voeux au Seigneur votre Dieu, et accomplissez-les. " Ce que la Glose commente ainsi : " Il y a des voeux appropriés à chaque personne, comme la chasteté, la virginité, etc. ; l’Écriture nous incite donc à faire des voeux. Or elle ne nous invite qu'à ce qui est meilleur. " Il est donc meilleur de s'obliger par voeu à entrer en religion.
Conclusion
:
Nous avons dit plus haut , en parlant du voeu, qu'une même action accomplie en exécution d'un voeu mérite plus de louange que faite sans voeu. Faire un voeu est un acte de religion, c'est-à-dire d'une vertu particulièrement éminente. De plus, le voeu affermit la volonté de l'homme dans l'intention de bien faire. Or, de même que le péché est plus grave lorsqu'il procède d'une volonté obstinée dans le mal, de même l'oeuvre bonne est plus louable lorsqu'elle vient d'une volonté confirmée dans le bien par un voeu. Il est donc louable en soi de s'obliger par voeu à entrer en religion.
Solutions
:
1. Le voeu de religion est
double. Il y a le voeu solennel qui d'un homme fait un moine ou un frère d'un
autre ordre, qu'on appelle profession. Il doit effectivement être précédé d'une
année de probation, comme le dit l'objection. Il y a aussi le voeu simple.
Celui qui le prononce n'est pas moine ou religieux pour autant. Il est
simplement obligé d'entrer en religion. Et ce voeu-là n'a pas besoin d'être
précédé d'une année de probation.
2. Ce texte de S. Grégoire
s'entend d'une violence absolue. Or la nécessité issue d'un voeu n'est pas une
nécessité absolue, mais dépendant d'une fin. C'est-à-dire que celui qui a fait
un voeu ne peut plus parvenir au salut à moins d'accomplir son voeu. Ce n'est
pas une nécessité que l'on doive éviter. Tout au contraire, dit S. Augustin :
" Heureuse nécessité qui nous conduit vers le meilleur ! "
3. Faire le voeu d'entrer en religion, c'est affermir sa volonté dans la poursuite du meilleur. Aussi ce voeu, considéré en lui-même, n’apporte-t-il pas à l'homme une occasion de chute, il l'écarte plutôt. Mais si quelqu'un, en transgressant son voeu, fait une chute plus grave, cela n'enlève rien à la bonté du voeu, pas plus que la bonté du baptême n'est compromise si certains, après le baptême, pèchent plus gravement.
Objections
:
1. Non, semble-t-il. Il est dit, en effet, dans les Décrets : " Le prêtre Consaldus, sous le coup de la maladie, promit de se faire moine. Cependant il ne se donna pas à un monastère ou à un abbé, ni ne mit par écrit sa promesse. Il se contenta de résigner son bénéfice entre les mains d'un avocat. Ayant ensuite recouvré sa santé, il refusa de se faire moine. " Or les Décrets ajoutent : " Nous décidons que le prêtre susdit recevra un bénéfice et des autels et qu'il en jouira en paix. " Ce qui n'aurait pas été possible s'il avait été tenu d'entrer en religion.
Donc on n'est pas tenu d'accomplir
le voeu qu'on a pu faire d'entrer en religion.
2. Nul n'est tenu de faire
ce qui n'est pas en son pouvoir. Mais il n'est pas au pouvoir de chacun
d'entrer en religion. Il faut que ceux qui auraient à le recevoir y consentent.
Il semble donc qu'on ne soit pas tenu d'accomplir le voeu par où l'on s'est
obligé d'entrer en religion.
3. Un voeu moins utile ne
saurait préjudicier à un voeu plus utile. Mais le voeu d'entrer en religion
peut empêcher d'accomplir le voeu de se croiser pour secourir la Terre sainte.
Or ce dernier voeu paraît plus utile, parce qu'il entraîne la rémission des
péchés. Il semble donc que le voeu d'entrer en religion ne doive pas
nécessairement être accompli.
Cependant, il est écrit (Qo 5, 3) : " Si tu fais un voeu à Dieu, ne tarde pas à t'acquitter. C'est une chose qui déplaît à Dieu qu'une promesse sotte et qu'on ne tient pas. " Et sur ce mot du Psaume (76, 12) : " Faites des voeux au Seigneur votre Dieu, et accomplissez-les ", la Glose porte : " Faire un voeu est matière de conseil. Mais quand le voeu a été fait, son accomplissement est rigoureusement exigé. "
Conclusion
:
Nous avons expliqué plus haut, en parlant du voeu, que le voeu est une promesse faite à Dieu et portant sur des choses qui ont relation à Dieu. Or, dit S. Grégoire " si c'est une règle parmi les hommes que les contrats passés de bonne foi ne peuvent être rompus pour quelque motif que ce soit, combien plus cet engagement pris envers Dieu doit-il être tenu sous peine de châtiment " C'est pourquoi l'on est tenu en rigueur de faire ce qu'on a voué, du moment qu'il s'agit de quelque chose qui soit relatif à Dieu. Or il est manifeste que l'entrée en religion est très particulièrement dans ce cas, puisqu'elle représente, nous l'avons dit, une consécration totale au service de Dieu. En conclusion, celui qui a fait voeu d'entrer en religion y est tenu suivant l'intention qu'il a eue de s'y obliger. C'est-à-dire que s'il a eu l'intention de s'y obliger absolument, il est tenu d'entrer le plus tôt possible et dès que les empêchements légitimes auront disparu. S'il s'est obligé pour une date déterminée ou sous telle condition, il est tenu d'entrer en religion au temps prévu ou lorsque la condition se trouve réalisée.
Solutions
:
1. Ce prêtre n'avait pas
fait un voeu solennel mais un voeu simple. De la sorte il n'était pas devenu
moine et il n'y avait pas lieu de le contraindre à vivre dans un monastère, et
à abandonner son église. Cependant, au for de la conscience, il s'imposait de
lui conseiller de tout abandonner et d'entrer en religion. C'est ainsi que,
dans une décrétale. on conseilla à un évêque de Grenoble, qui avait reçu
l'épiscopat après avoir fait le voeu d'entrer en religion et sans l'avoir
Accomplis " de résigner le gouvernement de son Église, s'il désirait
mettre ordre à sa conscience, et de rendre au Très-Haut ce qu'il avait voué
".
2. Nous l'avons expliqué
plus haut en traitant du voeu : celui qui s'oblige par voeu à entrer dans tel
ordre religieux, est tenu de faire son possible pour être admis dans cet ordre.
S'il a eu l'intention de s'obliger purement et simplement à entrer en religion,
il doit, si un ordre religieux refuse de l'accueillir, s'adresser à un autre.
Si au contraire il a eu l'intention de s'obliger à entrer dans tel ordre
déterminé, c'est à cela qu'il est tenu, et pas à autre chose.
3. Le voeu de religion, puisqu'il est perpétuel, l'emporte sur le voeu de faire le pèlerinage de Terre sainte, qui est temporaire. Les Décrets nous ont conservé cette décision d'Alexandre III : " Celui qu'on voit changer un service temporaire en l'observance perpétuelle de la vie religieuse n'est pas le moins du monde coupable d'avoir violé son voeu. "
Mais on peut raisonnablement prétendre que par l'entrée en religion on obtient aussi la rémission de tous ses péchés. Si l'on peut satisfaire pour ses péchés moyennant quelques aumônes, selon cette parole (Dn 4, 24) : " Rachète tes péchés par des aumônes ", à plus forte raison doit-on considérer comme satisfaction suffisante la consécration totale de soi-même au service de Dieu par l'entrée en religion. Cette manière de satisfaire surpasse toutes les autres, y compris, d'après les Décrets, la pénitence publique. S. Grégoire précise : " comme l'holocauste surpasse le sacrifice. " Aussi lisons-nous dans les Vies des Pères que ceux qui entrent en religion reçoivent la même grâce que les baptisés. Si cependant ils ne recevaient pas remise entière de la peine du péché, l'entrée en religion n'en demeurerait pas moins plus utile que le pèlerinage de Terre sainte pour ce qui regarde le progrès dans le bien. Et c'est une considération qui l'emporte sur le souci de se voir absous de la peine due au péché.
Objections
:
1. Il semble bien. Il vaut
mieux en effet ne pas entrer en religion que d'en sortir après y être entré,
selon cette parole (2 P 2, 2 1) : " Il valait mieux pour eux ne pas
connaître la vérité que de l'abandonner après l'avoir connue. " Et dans S.
Luc (9, 62) : " Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière
est impropre au royaume de Dieu. " Or celui qui a fait voeu d'entrer en
religion est obligé d'y entrer, avons-nous dit. Donc il est tenu aussi d'y
demeurer toujours.
2. On doit éviter ce qui
scandaliserait les autres et leur donnerait un mauvais exemple. Mais sortir de
la vie religieuse après y être entré, et retourner au siècle, c'est donner un
mauvais exemple aux autres et les scandaliser, en les détournant d'entrer en
religion et en les provoquant à en sortir. Il semble donc que celui qui a fait
voeu d'entrer en religion doit y demeurer toujours.
3. Le voeu de religion est
considéré comme un voeu perpétuel. C'est même pour cela, avons-nous dit, qu'il
doit être mis au-dessus des voeux temporaires. Mais cela ne serait pas si
quelqu'un, ayant fait voeu d'entrer en religion, y entrait avec le propos d'en
sortir. Il semble donc que celui qui a fait voeu d'entrer en religion, soit
tenu, non seulement d'y entrer, mais d'y demeurer toujours.
Cependant, le voeu qui constitue la profession même, précisément parce qu'il oblige à demeurer toujours dans la vie religieuse, exige au préalable une année de probation, qui n'est pas requise pour le voeu simple, par où l'on s'oblige à entrer en religion. Il semble donc que celui qui fait voeu d'entrer en religion ne soit pas tenu d'y demeurer toujours.
Conclusion
:
L'obligation du voeu a son origine dans la volonté. " Faire voeu, observe en effet S. Augustin, est un acte de volonté. " L'obligation du voeu a donc exactement la même étendue que la volonté et l'intention de celui qui fait voeu. Donc, s'il entend s'engager, non seulement à entrer en religion, mais à y demeurer toujours, il est tenu d'y persévérer. Mais s'il s'est proposé d'embrasser la vie religieuse à titre d'essai et en gardant la liberté d'y rester ou d'en sortir, il est évident qu'il n'est pas obligé de persévérer. Si sa pensée a été de s'obliger à entrer en religion, simplement et sans rien préciser touchant la possibilité d'en sortir ou la nécessité d'y demeurer, il semble que son obligation doive s'interpréter conformément au droit commun, qui accorde aux candidats à la vie religieuse une année de probation. D'où il suit qu'il n'est pas tenu de persévérer dans la vie religieuse.
Solutions
:
1. Il vaut mieux entrer
dans la vie religieuse à titre d'essai que de ne pas y entrer du tout. On se
dispose, ce faisant, à y demeurer toujours. On n'est fondé à reprocher à
quelqu'un de retourner ou de regarder en arrière que s'il n'accomplit pas ce
qu'il a promis. Autrement, quiconque accomplit une oeuvre bonne pendant un
temps donné, s'il ne continuait pas indéfiniment, devrait être tenu pour inapte
au royaume de Dieu. Ce qui est évidemment faux.
2. Celui qui entre en
religion, s'il en sort, surtout pour un motif raisonnable, ne scandalise pas,
ni ne donne le mauvais exemple. S'il arrivait que quelqu'un en fût scandalisé,
ce scandale lui serait imputable à lui-même, nullement à celui qui abandonne.
Celui-ci a fait ce qu'il avait le droit de faire, et avec une bonne raison,
comme la maladie ou la faiblesse.
3. Celui qui n'entre que pour sortir sur-le-champ ne semble pas satisfaire à son voeu parce qu'il ne voulait pas cela quand il a fait son voeu. Il doit donc changer de propos et vouloir à tout le moins faire l'essai de la vie religieuse, pour expérimenter si elle lui convient. Mais il n'est pas tenu d'y demeurer toujours.
Objections
:
1. Il semble que non. En
effet, une décrétale porte : " Que nul ne reçoive la tonsure s'il n'a
l'âge requis et ne le demande. " Mais il ne semble pas que les enfants
aient l'âge ou la liberté voulus, puisqu'ils n'ont pas l'usage parfait de la
raison. Donc, semble-t-il, on ne doit pas les recevoir dans la vie religieuse.
2. L'état religieux semble
être un état de pénitence. Le mot religion vient, en effet, de relier (religare)
ou de réélire (reeligere), si nous en croyons S. Augustin. Mais la
pénitence ne convient pas aux enfants. Il semble donc qu'ils ne doivent pas
entrer en religion.
3. L'obligation du voeu est
pareille à celle du serment. Or, avant l'âge de quatorze ans, les enfants,
disent les Décrets, ne doivent pas se lier par un serment. Il semble
donc qu'ils ne puissent pas non plus se lier par un voeu.
4. Il semble illicite
d'imposer à quelqu'un une obligation qui pourra être légitimement annulée. Or
s'il arrive que des impubères s'obligent à la vie religieuse, leurs parents ou
tuteurs ont le droit de les empêcher. C'est spécifié dans les Décrets :
" S'il arrive qu'une jeune fille, avant d'avoir atteint douze ans, prenne
d'elle-même le voile, ses parents et tuteurs, s'ils le veulent, peuvent
sur-le-champ annuler son acte. " Il est donc illicite de recevoir les
enfants à la vie religieuse ou de les laisser s'y obliger, surtout avant qu'ils
aient atteint la puberté.
Cependant, le Seigneur a dit (Mt 19, 14) : " Laissez venir à moi les enfants et gardez-vous de les en empêcher. " Ce qu'Origène commente ainsi : " Avant d'avoir compris ce que c'est que la justice, les disciples de Jésus reprennent ceux qui présentent au Christ des adolescents et des enfants. Mais le Seigneur engage ses disciples à prendre à coeur le bien de ces petits. C'est à quoi nous devons faire attention pour ne pas mépriser, sous prétexte de sagesse supérieure, et comme des personnes qui se croient grandes, les petits parmi nos frères, en empêchant les enfants de venir à Jésus. "
Conclusion
:
Nous l'avons dit, il y a deux sortes de voeux de religion. Il y a le voeu simple, qui consiste uniquement dans une promesse faite à Dieu après une juste délibération intérieure. Ce voeu tient son efficacité du droit divin. Il peut cependant être empêché pour deux raisons. D'abord, parce qu'il n'y a pas eu délibération. C'est ainsi que les Décrétales déclarent sans valeur les voeux des déments. Les enfants qui n'ont pas encore le parfait usage de la raison, ce qui les rend incapables de tromperie se trouvent dans le même cas. Communément, cet âge de raison, ou, comme l'on dit, de puberté, se place à quatorze ans pour les garçons, à douze ans pour les filles. Plus tôt chez certains, plus tard chez d'autres, selon les dispositions naturelles de chacun. Le voeu simple est sans effet, en outre, si l'on voue à Dieu ce dont on n'a pas la libre jouissance. Tel est le cas de l'esclave, même jouissant de l'usage de la raison, qui fait le voeu d'entrer en religion, ou qui reçoit les ordres à l'insu de son maître. Le maître, disent les Décrets, peut annuler cela. Or le petit garçon ou la petite fille qui n'ont pas encore atteint l'âge de puberté sont naturellement au pouvoir de leur père pour disposer de leur vie. Le père pourra donc révoquer leur voeu ou l'accepter, selon qu'il lui plaira. C'est ce qui est dit expressément au livre des Nombres (30, 4) au sujet de la femme. Ainsi donc, si un enfant, avant l'âge de puberté et n'ayant pas encore le plein usage de la raison, émet un voeu simple, il n'est pas lié par son voeu. Si, bien que n'ayant pas l'âge de puberté, il a l'usage de la raison, son voeu l'oblige pour ce qui le regarde. Mais cette obligation peut être enlevée par l'autorité de son père, au pouvoir duquel il se trouve toujours, parce que la loi en vertu de laquelle une personne est soumise à une autre envisage le cours habituel des choses. Mais s'il a dépassé l'âge de puberté, l'autorité des parents ne peut plus révoquer son voeu.
Toutefois, s'il n'avait pas l'usage parfait de la raison, son voeu ne l'obligerait pas devant Dieu. Il en est autrement du voeu solennel, qui fait le moine ou le religieux. Ce voeu est soumis au pouvoir de l'Église en raison de la solennité qui lui est jointe. Or l'Église envisage le cours habituel des choses. C'est pourquoi la profession faite avant l'âge de puberté, même par quelqu'un qui a le plein usage de la raison et qui est capable de tromperie, ne saurait faire un religieux de celui qui l'a émise.
Mais si les enfants ne peuvent faire profession avant l'âge de puberté, ils peuvent, du consentement de leurs parents, être reçus en religion pour y être élevés. Nous lisons au sujet de S. Jean Baptiste (Lc 1, 80) " L'enfant grandissait et se fortifiait en esprit et vivait dans les déserts. " Aussi au dire de S. Grégoire, " les nobles romains se mirent-ils à donner leurs fils à S. Benoît, qui les élèverait pour le Dieu Tout-Puissant ". Et c'est une - excellente chose, selon cette parole (Lm 3, 27) : " C'est un bien pour l'homme d'avoir porté le joug depuis son adolescence. " C'est d'ailleurs la pratique commune d'appliquer les enfants aux professions et métiers où ils devront vivre.
Solutions
:
1. L'âge légitime pour être
tonsuré en faisant le voeu solennel de religion, c'est l'âge de puberté, où
l'homme devient capable d'exercer sa libre volonté. Mais l'âge légitime pour
être tonsuré en vue d'être élevé dans la vie religieuse peut devancer les
années de la puberté.
2. Nous avons dit que
l'état religieux était principalement ordonné à acquérir la perfection. A ce
point de vue, il convient aux enfants, qui se laissent facilement former. C'est
par voie de conséquence qu'on l'appelle un état de pénitence, en tant que les
occasions de péché se trouvent supprimées par l'observance religieuse.
3. Les enfants, ainsi que
le disent les Décrets, ne doivent pas être forcés de faire voeu pas plus
que de faire serment. Mais s'ils s'obligent à quelque chose par voeu ou par
serment, ils sont liés devant Dieu, pourvu qu'ils aient l'usage de la raison,
bien qu'ils ne le soient pas devant l’Église avant l'âge de quatorze ans.
4. Ce texte des Nombres ne blâme pas la femme qui, n'étant encore qu'un enfant, fait un voeu sans le consentement de ses parents. Les parents peuvent cependant le révoquer. Ce qui montre bien qu'elle ne pèche pas en faisant un voeu. Il est seulement entendu qu'elle s'oblige pour ce qui la regarde elle-même, sans préjudice de l'autorité paternelle.
Objections
:
1. Il semble bien. En
effet, il n'est pas permis d'omettre un devoir nécessaire au profit d'un acte
facultatif Or l'assistance aux parents tire sa nécessité du précepte qui
ordonne de les honorer. Aussi S. Paul a-t-il écrit (1 Tm 5. 4 Vg) : " Si
une veuve a des enfants ou des petits-enfants, la première chose à lui
apprendre, c'est à gouverner sa maison et à payer ses proches de retour. "
L'entrée en religion, en revanche, est facultative. Il ne semble donc pas qu'on
puisse, pour entrer en religion, négliger ses devoirs envers ses parents.
2. La dépendance du fils
envers ses parents semble plus grande que celle de l'esclave envers son maître.
Car la filiation est un fait naturel, tandis que l'esclavage a son origine dans
la malédiction du péché (Gn 9, 25-26). Or l'esclave n'a pas le droit
d'abandonner le service de son maître pour entrer en religion ou pour recevoir
un ordre sacré. C'est dit dans les Décrets. Donc, on n'a pas le droit,
et beaucoup moins encore, d'abandonner le service de ses parents pour entrer en
religion.
3. La dette d'un fils
vis-à-vis de ses parents est plus sacrée que celle d'un débiteur vis-à-vis d'un
créancier. Mais ceux qui doivent de l'argent à d'autres ne peuvent entrer en religion.
C'est interdit par les Décrets : " Ceux que la loi oblige à des
redditions de comptes, s'il arrive qu'ils demandent à être reçus dans un
monastère, on ne doit pas y consentir tant qu'ils n'ont pas obtenu décharge.
" Donc beaucoup moins encore, semble-t-il, des fils ont-ils le droit de
laisser le service de leurs parents pour entrer en religion.
Cependant, il est écrit de Jacques et Jean (Mt 4, 22) : " Laissant leurs filets et leur père, ils suivirent le Seigneur. " Sur quoi S. Hilaire remarque : " Cela nous apprend que nous devons suivre le Christ sans nous laisser retenir par le souci de la vie du siècle et l'attachement à la maison paternelle. "
Conclusion
:
Nous l'avons dit à propos de la piété filiale, les parents en tant que tels ont qualité de principes. C'est pourquoi il leur revient essentiellement d'avoir la charge de leurs enfants. Aussi ne serait-il pas permis à quelqu'un qui aurait des enfants d'entrer en religion sans se soucier aucunement d'eux et sans avoir pourvu à leur éducation. Il est écrit, en effet (1 Tm 5, 8) : " Si quelqu'un néglige de prendre soin des siens, il a renié la foi., il est pire qu'un infidèle. " Toutefois, par accident, il peut arriver que les parents aient droit à l'assistance de leurs enfants, s'ils se trouvent en quelque nécessité.
Donc, si les parents se trouvent dans une telle nécessité que seule l'aide de leurs enfants peut convenablement y pourvoir, ces enfants n'ont pas le droit d'abandonner le soin de leurs parents pour entrer en religion. Si leur nécessité n'est pas telle qu'ils aient sérieusement besoin de l'assistance de leurs enfants, ceux-ci peuvent abandonner le service de leurs parents et entrer en religion même contre leur défense. Parvenu à l'âge de puberté, quiconque n'est pas esclave jouit du droit de disposer de sa vie, et très particulièrement pour ce qui regarde le service de Dieu. " Nous devons, pour vivre, plus d'obéissance au Père des Esprits qu'à nos parents selon la chair ", dit l'Apôtre (He 12, 9). Aussi lisons-nous (Mt 8, 21 ; Lc 9, 59), que le Seigneur reprit ce disciple qui refusait de le suivre immédiatement en alléguant la nécessité de donner la sépulture à son père. " Il y avait d'autres personnes capables d'y pourvoir ", remarque S. Jean Chrysostome.
Solutions
:
1. Le précepte d'honorer
ses parents ne vise pas seulement l'assistance matérielle, mais encore le
service spirituel, et les témoignages de respect. Ainsi ceux qui sont en
religion peuvent-ils continuer d'observer ce précepte en priant pour leurs
parents, en leur donnant les témoignages de respect et l'assistance compatibles
avec l'état religieux. Ceux qui vivent dans le siècle observent eux-mêmes ce
précepte de façon assez différente suivant la situation qu'ils occupent.
2. L'esclavage, étant un
châtiment du péché, prive l'homme de droits qui, autrement, lui
appartiendraient. C'est ainsi que l'esclave ne peut plus disposer de sa
personne. " L'esclave, en tout ce qu'il est, appartient à son maître.
" Mais l'enfant ne doit pas souffrir préjudice du fait de sa dépendance à
l'égard de son père, au point de ne pouvoir disposer librement de lui-même pour
se consacrer au service de Dieu, car cela intéresse au plus haut degré le bien
de l'homme.
3. Celui qui est sous le coup d'une obligation déterminée n'a pas le droit de s'y soustraire, même s'il en a la possibilité. Donc, si quelqu'un se trouve obligé de rendre des comptes ou d'acquitter une dette précise, il n'a pas le droit de passer outre à cette obligation pour entrer en religion. Toutefois, s'il doit de l'argent et qu'il n'ait pas de quoi s'acquitter, il est tenu de faire ce qu'il peut, comme d'abandonner une partie de ses biens à son créancier. Selon le droit civile un homme libre répond de ses dettes sur ses biens, mais non sur sa personne même. La personne d'un homme libre surpasse toute estimation pécuniaire. Aussi, lorsqu'il a fait abandon de ses biens, a-t-il le droit d'entrer en religion, sans être obligé de demeurer dans le monde pour y gagner de quoi éteindre sa dette. Mais le fils n'a pas vis-à-vis de son père de dette précise, du moins en dehors du cas de nécessité, comme nous venons de le dire.
Objections
:
1. Il ne semble pas.
Parlant de celui qui a charge d'âmes, S. Grégoire a dit : " C'est pour lui
un avertissement terrible que cette parole (Pr 6, 1 Vg) : "Mon fils, en
cautionnant ton ami, tu t'es rendu prisonnier d'un étranger." Et il
poursuit : "Cautionner son ami, c'est prendre à ses propres risques la
responsabilité d'un autre." " Mais celui qui est lié à un autre en
qualité de débiteur ne peut entrer en religion avant de s'être acquitté de sa
dette s'il le peut. Donc, puisque le prêtre peut prendre soin des âmes dont il
a accepté la charge au péril de son salut, il apparaît qu'il n'a pas le droit
de laisser sa charge pour entrer en religion.
2. Ce qui est permis à l'un
est permis au même titre à tous ses semblables. Mais, si tous les prêtres ayant
charge d'âmes entraient en religion, le peuple chrétien demeurerait sans
pasteurs, ce qui est inadmissible. Donc les curés n'ont pas le droit d'entrer
en religion.
3. Entre tous les actes
auxquels sont ordonnés les religieux, le principal est la communication à
autrui de leur contemplation. Mais ces sortes d'actes sont de la compétence des
curés et archidiacres, dont c'est justement l'office de prêcher et de
confesser. Il ne semble donc pas permis au curé et à l'archidiacre d'entrer en
religion.
Cependant, nous lisons dans les Décrets : " S'il arrive qu'un prêtre séculier, gouvernant, sous l'autorité de l'évêque, une Église confiée à ses soins, se sent poussé par l'Esprit Saint d'aller faire son salut dans un monastère ou chez des chanoines réguliers, qu'il aille librement, de par notre autorité, même si l'évêque s'y oppose. "
Conclusion
:
Nous avons dit plus haut que l'obligation du voeu perpétuel l'emporte sur toute autre. Or c'est le privilège des évêques et des religieux de s'obliger par un voeu perpétuel et solennel à s'appliquer au service de Dieu. Mais les curés et archidiacres ne sont pas, comme les évêques, voués au soin des âmes par un voeu perpétuel et solennel. Les évêques ne peuvent pour aucun motif se démettre de leur charge, à moins d'y avoir été autorisés par le pontife romain, d'après une décrétale. Mais les curés et archidiacres peuvent résigner leur charge entre les mains de l'évêque sans avoir besoin de la permission du pape, qui a seul le droit de dispense en matière de voeux perpétuels. Il est donc évident que curés et archidiacres sont libres d'entrer en religion.
Solutions
:
1. Les curés et
archidiacres se sont obligés de prendre soin de leurs sujets aussi longtemps
qu'ils conserveraient leur charge. Mais ils ne se sont pas engagés à la
conserver toujours.
2. S. Jérôme répond : " Et cependant, les religieux subissent la cruelle morsure de ta langue de vipère ! Si tout le monde se cloître, dis-tu, et se retire au désert, qui assurera le service des Églises ? Qui gagnera (à Dieu) les gens du monde ? Qui exhortera les pécheurs à la vertu ? A ce compte-là, si tout le monde se laisse gagner à ta folie, qui pourra être sage ? La virginité non plus, il ne faudra pas l'approuver. Si tout le monde allait e mettre à la pratiquer et à délaisser les noces, ce serait la fin du genre humain. Mais la vertu est rare et n'est pas désirée par le plus grand nombre. " Il est donc évident que cette crainte est stupide, comme celle de l'homme qui craindrait de puiser de l'eau pour ne pas mettre le fleuve à sec.
Objections
:
1. Il ne semble pas, même
pour embrasser une vie plus rigoureuse. " Ne désertez pas notre assemblée,
comme certains en ont l'habitude, " a écrit l'Apôtre (He 10, 25). Et la
Glose commente : " C'est le cas de ceux qui cèdent à la crainte de la
persécution ou qui, par le sentiment présomptueux de leur mérite propre,
s'éloignent des pécheurs et des imparfaits pour faire figure de justes. "
Mais c'est ce que semblent faire ceux qui passent d'une religion à une autre
plus parfaite. Donc cela paraît interdit.
2. La profession des moines
est plus rigoureuse que celle des chanoines réguliers, déclare une décrétale. Mais
il n'est pas permis aux chanoines réguliers d'embrasser l'état monastique. Un Décret
le leur défend : " Nous mandons et défendons à quiconque a fait
profession de chanoine régulier d'entrer chez les moines, à moins qu'il n'ait
commis, ce qu'à Dieu ne plaise, une faute publique. " Il semble donc qu'il
ne soit pas permis de passer d'une religion à une autre, même plus parfaite.
3. Aussi longtemps qu'on le
peut, on est obligé d'accomplir ce qu'on a promis par voeu. Si quelqu'un, par
exemple, a voué la continence, même après avoir contracté mariage par l'échange
des consentements et avant de s'unir charnellement à sa femme, il est tenu
d'observer son voeu, ce qu'il peut faire en entrant en religion. Donc, si l'on
peut passer licitement d'une religion à une autre, celui qui en aurait fait le
voeu lorsqu'il était encore dans le monde se trouverait dans l'obligation de
l'exécuter. Ce qu'on ne peut admettre, parce que cela ne va généralement pas
sans scandale. Donc un religieux ne peut passer d'un ordre à un autre, même
plus strict.
Cependant, nous lisons dans les Décrets : " Si des vierges consacrées, pour le salut de leur âme et en vue d'y trouver une vie plus sévère, veulent passer à un autre monastère pour, demeurer, le Concile le leur permet. " Apparemment, cette règle vaut pour tous les religieux. Donc on peut passer d'un ordre à un autre.
Conclusion
:
Il n'est pas louable de passer d'un ordre à un autre, hormis le cas de grande utilité ou de nécessité. D'abord, c'est d'ordinaire un sujet de scandale pour ceux que l'on quitte. Ensuite, il est plus facile de progresser dans une religion à laquelle on est accoutumé que dans une religion à laquelle on ne l'est pas, toutes choses égales d'ailleurs. C'est ce que dit l'abbé Nesteros : " Il est utile à chacun de persévérer dans le dessein qu'il a formé et, avec grande application et diligence, de se hâter de conduire à sa perfection l'ouvrage qu'il a entrepris. jamais il ne faut Abandonner la profession qu'on a embrassée. " Et il en donne la raison : " Il est impossible à un homme d'exceller également dans toutes les vertus. S'il veut l'entreprendre, il se condamne fatalement, pour avoir voulu les poursuivre toutes, à n'en atteindre aucune parfaitement. " Or les divers ordres se surpassent mutuellement en telle ou telle oeuvre de vertu.
Il peut cependant arriver qu'il soit louable de passer d'un ordre à un autre dans l'un ou l'autre des trois cas suivants. D'abord, lorsqu'on y est poussé par le désir d'une vie religieuse plus parfaite. Seulement, on voudra bien se rappeler ce que nous avons dit : que l'excellence d'un ordre religieux ne se mesure pas à la rigueur de sa discipline, mais premièrement à la valeur des fins qu’il poursuit, et secondement à la judicieuse adaptation de ses observances à la fin voulue. Ensuite, parce que l'ordre auquel on appartient est déchu de sa nécessaire régularité. Si, dans un ordre plus parfait, les religieux s'abandonnent à une vie relâchée, il peut devenir louable de passer à un ordre moins relevé mais de plus grande régularité. C'est ainsi que l'abbé Jeans raconte qu'il passa de la vie érémitique, dont il avait fait profession, à la vie cénobitique, moins parfaite, parce que la vie érémitique avait commencé de décliner et d'être médiocrement observée. Enfin, pour cause de maladie ou de mauvaise santé. Il arrive en effet que l'on ne puisse plus observer la discipline d'un ordre plus sévère, tout en demeurant capable de suivre l'observance d'un ordre plus large.
Il y a cependant une différence entre ces trois cas. Dans le premier, il convient par humilité de demander la permission. S'il est reconnu que l'ordre nouveau est plus parfait, cette permission ne peut être refusée. " S'il y a doute, c'est le jugement du supérieur qui fait loi ", déclare une décrétale. Le jugement du supérieur est pareillement requis dans le deuxième cas. Dans le troisième, il faut en plus une dispense proprement dite.
Solutions
:
1. Ceux qui passent à un
ordre plus relevé ne le font pas par présomption et pour paraître saints, mais
par dévotion et pour le devenir.
2. L'une et l'autre
religion, celle des moines et celle des chanoines réguliers, sont vouées aux
oeuvres de la vie contemplative. Parmi ces oeuvres, les principales consistent
dans la célébration des mystères divins, célébration à laquelle est directement
ordonné l'ordre des chanoines réguliers, qui sont proprement des religieux
clercs. Les moines au contraire, précisent les Décrets ne sont pas,
nécessairement et de soi, des clercs. Aussi, bien que l'ordre monastique soit
de plus stricte observance, les moines laïcs auraient-ils le droit de passer à
l'ordre des chanoines. C'est la pensée de S. Jérôme : " Vis dans le
monastère de façon à mériter d'être promu au rang des clercs. " Mais la
réciproque n'est pas vraie, comme on peut le voir dans les Décrets. Cependant,
si les moines sont des clercs voués aux saints mystères, ils possèdent ce qui
fait le chanoine régulier, dans une observance sévère. C'est ce qui permet aux
chanoines réguliers de passer à l'ordre monastique, après avoir demandé la
permission à leur supérieur. Les Décrets le disent expressément.
3. Le voeu solennel par lequel le religieux s'est obligé à une vie religieuse de moindre perfection l'emporte sur le voeu simple par lequel il s'est engagé à une forme plus relevée de vie religieuse. S'il contractait mariage, ce mariage serait valide en dépit de son voeu simple, tandis qu'il ne l'est pas après le voeu solennel. Aussi celui qui a déjà fait profession dans un ordre moindre n'est-il pas tenu d'accomplir le voeu simple qu'il a émis d'entrer dans un ordre plus relevés.
Objections
:
1. Il semble que personne
ne doit engager les autres à entrer en religion. En effet, S. Benoît ordonne
dans sa " Règle " " de ne pas accueillir facilement ceux qui
demandent à entrer en religion et de s'assurer que c'est l'Esprit de Dieu qui
les y pousse ". Cassien enseigne la même doctrine. Beaucoup moins encore
est-il permis d'engager quelqu'un à entrer en religion.
2. Le Seigneur a dit (Mt
23, 15) : " Malheur à vous qui courez mers et continents pour faire un
seul prosélyte. Et lorsque vous y avez réussi vous le rendez digne de la
géhenne deux fois plus que vous " Mais c'est bien ce que semblent faire
ceux qui recrutent des candidats pour la vie religieuse. Il semble donc que
leur conduite soit blâmable.
3. Il n'est pas permis
d'induire autrui à ce qui doit lui être préjudiciable. Or il arrive qu'en
persuadant à quelqu'un d'entrer en religion, on lui porte préjudice. Il peut se
faire en effet qu'il se soit obligé à embrasser une forme plus parfaite de vie
religieuse. Il semble donc que ce ne soit pas une pratique louable d'engager
certains à la vie religieuse.
Cependant, il est écrit (voir Ex 26, 3) " La courtine doit tirer à soi la courtine. " Donc un homme doit en attirer un autre au service de Dieu.
Conclusion
:
Non seulement ceux qui en attirent d'autres à la vie religieuse ne pèchent pas, mais ils méritent une grande récompense. Il est écrit, en effet (Jc 5, 20) : " Celui qui ramène un pécheur de son égarement sauvera son âme de la mort et couvrira la multitude de ses péchés. " Et aussi (Dn 12, 3) : " Ceux qui enseignent la justice à un grand nombre brilleront comme des étoiles pour toute l'éternité. "
Un triple désordre pourrait cependant se produire dans cet appel. 1° Si l'on contraignait quelqu'un à entrer en religion en usant de violence, ce qui est interdit par les Décrets. 2° Si l'on attirait quelqu'un à la vie religieuse par des présents, ce qui est de la simonie, interdite aussi par les Décrets. Mais il ne s'agit pas de cela si l'on procure le nécessaire à un pauvre vivant dans le monde, pour l'élever en vue de la vie religieuse, où, si on lui fait de petits cadeaux pour gagner son amitié. 3° Si on l'alléchait par des mensonges, car on risquerait le danger de voir revenir en arrière, lorsqu'il découvrirait la tromperie, le candidat à la vie religieuse, dont " l'état final deviendrait ainsi pire que son état antérieur " (Lc 11, 26).
Solutions
:
1. Ceux qui sont attirés à
la vie religieuse n'en auront pas moins à subir une année de probation, où ils
feront l'épreuve de ses difficultés. Il n'est donc pas question d'accueillir
facilement ceux qui veulent entrer en religion.
2. D'après S. Hilaire, cette parole du Seigneur vise le zèle pervers des Juifs, qui, après la prédication du Christ, attirent au culte judaïque les païens et même les chrétiens. Par là ils les font deux fois fils de la géhenne, puisque leurs péchés antérieurs ne sont pas remis dans le judaïsme, et qu'ils y ajoutent la faute nouvelle de l'incroyance judaïque. En ce sens, la parole qu'on nous objecte ne se rapporte pas à la question.
Mais d'après S. Jérôme elle
viserait les juifs eux-mêmes de l'âge antérieur au Christ, où la pratique des
observances légales était permise. Et voici quel en serait le sens : " Le
converti au judaïsme, du temps qu'il était païen, était simplement dans
l'erreur. Devant les vices de ses maîtres, il retourne à son vomissement et
redevient païen ; le voilà donc prévaricateur et digne d'un châtiment plus sévère.
" En attirer d'autres au culte de Dieu ou à la vie religieuse n'est donc
l'objet d'aucun blâme. Ce qui est répréhensible, c'est de donner le mauvais
exemple à celui qu'on a converti, et de le rendre ainsi pire qu'il n'était.
3. Le moins est inclus dans le plus. C'est pourquoi celui qui est obligé par voeu ou par serment d'entrer dans un ordre moindre, peut parfaitement être attiré à un ordre plus parfait. Il faut cependant réserver le cas où quelque raison particulière y ferait obstacle, comme un motif de santé, ou l'espoir d'un plus grand progrès dans un ordre moindre. En revanche, celui qui est obligé par voeu ou par serment d'entrer dans un ordre plus parfait ne peut être légitimement attiré dans un ordre moindre. Sauf, bien entendu, pour une raison particulière et évidente, et avec dispense du supérieur.
Objections
:
1. Il paraît qu'on ne peut
approuver celui qui entrerait en religion sans avoir pris conseil de beaucoup
de gens et avoir commencé par une longue délibération. En effet, il est écrit
(1 Jn 4, 1) : " N'allez pas croire à toutes les inspirations. Éprouvez-les
pour voir si elles viennent de Dieu. " Or il arrive que le propos d'entrer
en religion ne vienne pas de Dieu, puisque très souvent il est anéanti par la
sortie du candidat. Car on lit dans les Actes (5, 38) : " Si ce dessein
vient de Dieu, vous n'arriverez pas à le détruire. " Il semble donc qu'il
faille longuement examiner toutes choses avant d'entrer en religion.
2. " Examine ton
affaire avec ton ami ", disent les Proverbes (25, 9 Vg). Mais c'est pour
un homme une grande affaire que de changer d'état. Donc, il semble qu'on ne
doit pas entrer en religion sans en avoir d'abord discuté avec ses amis.
3. Le Seigneur présente
cette parabole (Lc 14, 28) " de l'homme qui a conçu le projet de bâtir une
tour, et qui commence par s'asseoir pour supputer la dépense nécessaire et voir
s'il a ce qu'il faut pour mener à terme une pareille entreprise ". Il ne
veut pas s'exposer à cette injure : " Voici an homme qui a commencé à
bâtir, mais qui n'a pas pu achever. " Ces ressources nécessaires pour
bâtir une tour, remarque S. Augustin, " ce n'est rien d'autre que
l'abandon que chacun doit faire de tous ses biens ". Or il arrive que
beaucoup n'en sont pas capables, pas plus que de porter le poids des autres
observances religieuses. C'est à eux que pense l'Écriture lorsqu'elle dit (1 S
17, 39) : " David ne pouvait pas marcher avec l'armure de Saül, dont il
n'avait pas l'habitude. " Il semble donc que l'on ne doive pas entrer en
religion avant d'avoir longuement délibéré et pris conseil tout autour de soi.
Cependant, il est écrit (Mt 4, 20) qu'à l'appel du Seigneur Pierre et André, " sur-le-champ, abandonnant leurs filets, le suivirent. " Sur quoi S. Jean Chrysostome remarque : " Le Christ veut de nous une obéissance telle que nous ne tardions pas même un instant. "
Conclusion
:
Les entreprises importantes et douteuses, dit Aristote, demandent qu'on en délibère longuement et qu'on s'entoure de conseils. En revanche, les consultations sont superflues lorsqu'il s'agit d'affaires sûres et bien déterminées. Touchant l'entrée en religion, on peut considérer trois choses. 1° Cette entrée elle-même, dont il est évident qu'elle représente un bien supérieur. Celui qui en doute fait injure au Christ, qui en fait l'objet d'un conseil. " L'Orient t'appelle, c'est-à-dire le Christ, s'écrie S. Augustin et tu t'attardes à regarder le couchant ", c'est-à-dire l'homme mortel et faillible. 2° On peut considérer cette entrée par rapport aux forces de celui qui se dispose à l'accomplir. De ce point de vue non plus l'hésitation ne se justifie pas. En effet, ceux qui entrent en religion n'attendent pas leur persévérance de leur propre vertu, mais du secours de la puissance divine, selon Isaïe (40, 3 1) : " Ceux qui espèrent dans le Seigneur prendront de nouvelles forces. Ils élèveront leur vol comme les aigles. Ils courront et ne se fatigueront pas. Ils marcheront et n'éprouveront pas de lassitude. " Si toutefois il se présentait quelque empêchement spécial : mauvaise santé, dettes à régler, etc., il y aurait lieu d'en délibérer et de consulter des gens dont on peut espérer de l'aide plutôt que de l'opposition. Aussi nous est-il dit (Si 37, 12 Vg) : " Discute de sainteté avec un homme irréligieux, et de justice avec un injuste ", ce qui est une manière de dire : ne le fais pas. Aussi lit-on ensuite (37, 14-15 Vg) : " Ne les consulte pas à tout propos, mais fréquente assidûment le saint. " Cependant, sur ces questions, il ne faut pas délibérer longuement. Comme dit S. Jérôme : " Hâte-toi, je te prie ; ta barque est attachée au rivage ; coupe le cordage, plutôt que de le dénouer. " 3° On peut enfin considérer la façon d'entrer en religion, et dans quel ordre. Et là-dessus on peut aussi prendre conseil de ceux qui ne mettront pas d'obstacle au projet.
Solutions
:
1. Cette règle trouve son application dans les affaires où l'on a sujet de douter que nos aspirations viennent réellement de Dieu. C'est ainsi par exemple que les religieux eux-mêmes peuvent se demander si le candidat à la vie religieuse est conduit par l'Esprit de Dieu, ou si sa démarche ne serait pas entachée de simulation. C'est pourquoi ils ont le devoir de l'éprouver et de s'assurer que sa démarche est bien inspirée par l'Esprit divin. Quant à celui qui veut entrer en religion, il ne peut douter que son propos vienne de l'Esprit de Dieu, auquel il appartient de " conduire l'homme dans le droit chemin ".
Le fait que quelques-uns retournent en arrière ne prouve pas que leur vocation ne vient pas de Dieu. Car tout ce qui vient de Dieu n'est pas incorruptible. Autrement les créatures corruptibles ne seraient pas l'oeuvre de Dieu ; c'est ce que disent les manichéens. Ou bien encore il faudrait dire que ceux qui ont reçu de Dieu la grâce ne peuvent la perdre, ce qui est encore hérétique. Ce qui est indissoluble, c'est le conseil même de Dieu, suivant lequel il fait les réalités corruptibles et changeantes, selon cette parole d'Isaïe (46, 10) : " Mon conseil demeurera, et mon vouloir s'exécutera. "
Donc le propos d'entrer en religion
n'a pas à être examiné sur le point de savoir s'il vient de Dieu. " Il ne
comporte pas de discussion stricte ", dit la Glose sur ce texte (1 Th 5,
21) : " Vérifiez tout. "
2. Il est écrit (Ga 5, 17)
: " La chair convoite contre l'esprit. " De même, les amis charnels
s'opposent souvent au progrès spirituel, selon cette parole (Mi 7, 6) : "
Chacun a pour ennemis les gens de sa maison. " La parole rapportée par S.
Luc : " Laisse-moi d'abord faire mes adieux aux gens de ma maison "
est ainsi commentée par S. Cyrille : " Ce souci laisse apercevoir le
secret partage de l'esprit. Informer ses proches, consulter des gens
réfractaires à la juste estimation des choses, c'est une pensée qui trahit
l'âme molle et qui se dérobe. C'est pourquoi elle s'entend dire par le Seigneur
: "Nul, s'il met la main à la charrue et regarde en arrière, n'est apte au
royaume de Dieu." Car c'est regarder en arrière que de tirer les choses en
longueur sous prétexte de retourner chez soi et de conférer avec ses proches.
"
3. Cette tour qu'on bâtit, c'est la perfection de la vie chrétienne. La dépense nécessaire à sa construction, c'est l'abandon de ses biens. Or nul n'hésite ni ne délibère pour savoir s'il veut avoir les ressources nécessaires ou, supposé qu'il les ait, s'il peut bâtir cette tour. Toute la question est de savoir si l'on possède les ressources voulues. Pareillement, il n'y a pas à délibérer sur le point de savoir si l'on doit abandonner tout ce qu'on possède, ni si, l'ayant fait, on pourra parvenir à la perfection. La seule chose sur laquelle on ait à délibérer est celle-ci : ce que l'on fait représente-t-il bien le total abandon de ses biens ? Car si cet abandon n'est pas réel, qui représente les ressources qu'il faut avoir, il est impossible, est-il précisé dans le même livre (Lc 14, 33), d'être " disciple du Christ ", c'est-à-dire de bâtir la tour.
La crainte dont certains sont agités, cette inquiétude de savoir si, par leur entrée en religion, ils pourront parvenir à la perfection, est déraisonnable et se voit contredite par l'exemple d'un grand nombre. Aussi S. Augustin écrit-il : " Du côté où j'avais tendu mon visage et où je tremblais de passer, je contemplais la chaste et noble figure de la continence qui m'encourageait à approcher sans crainte et qui, pour m'accueillir et m'embrasser, tendait vers moi ses mains pleines d'une multitude de beaux exemples. C'était une foule d'enfants, garçons et filles, une jeunesse innombrable, tous les âges, de graves veuves, des vierges à cheveux blancs. Elle m'invitait d'un si engageant sourire ! C'était comme si elle m'avait dit : "Eh quoi tu ne pourrais pas ce qu'ont pu ceux-ci et celles-là ? Crois-tu donc qu'ils l'ont pu par eux-mêmes, et non pas par leur Seigneur ? Pourquoi se tenir en toi-même ? Que dis-je : Te tenir, alors que tu ne tiens pas debout ! Allons, jette-toi en lui. N'aie pas peur. Il ne va pas se retirer et te laisser choir. jette-toi sans crainte. Il va te recevoir et te guérir." "
Quant à l'exemple de David qu'on allègue, il n'a rien à voir avec ce dont il s'agit. " Cette armure de Saül, dit la Glose, ce sont les sacrements de la Loi et leur pesanteur. " La vie religieuse, elle, c'est " le joug si doux du Christ ". S. Grégoire l'a dit : " Quel fardeau met-il sur les épaules de notre âme, celui qui commande de fuir les désirs troublants, qui enseigne à éviter les chemins laborieux de ce monde ? " A ceux qui prennent sur eux ce joug très doux il promet, pour se refaire, la jouissance de Dieu et l'éternel repos de l'âme. A quoi daigne nous conduire celui-là même qui nous en a fait la promesse, Jésus Christ, notre Seigneur, qui est au-dessus de tout, Dieu béni pour l'éternité. Amen.