LA QUESTION DISPUTÉE SUR
L’UNION
HYPOSTATIQUE DU VERBE INCARNÉ
EN PRÉSENCE DE MAÎTRE THOMAS
D'AQUIN
Docteur des docteurs de
l'Église
Nouvelle
traduction par Jean Sébastien réalisée en 2005
pour le site https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique
Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin
Ces cinq articles furent probablement discutés à Viterbe entre septembre et novembre 1268.
ARTICLE 1: L'UNION DU VERBE
INCARNÉ S’EST-ELLE FAITE DANS LA PERSONNE, OU DANS LA NATURE?
ARTICLE 2: LE VERBE INCARNE A-T-IL UN SEUL SUJET
(HYPOSTASE OU SUPPÔT) OU DEUX?
ARTICLE 3: LE VERBE INCARNE EST-IL UNE SEULE REALITE, OU
DEUX?
ARTICLE 4: LE VERBE INCARNE EST-IL UN SEUL ÊTRE?
ARTICLE 5: LE VERBE INCARNE A-T-IL UNE SEULE OPÉRATION OU
DEUX?
Vocabulaire
métaphysique
- Nature: ce qui appartient de manière commune plusieurs êtres (ex: la nature humaine est commune à Jacques et Jean)
- Sujet (synonymes: suppôt –latin-, hypostase -grec-): C'est tel individu (Ex: Le "sujet" Jacques n'est pas le "sujet" Jean).
- Personne: Se dit de tout sujet (suppôt, hypostase) de nature spirituelle (Dieu, anges et hommes). Mais en Dieu, nature et sujet sont identiques.
- Essence: Ce qui constitue de manière profonde un être. (Ex: l'essence de l'âme). Elle peut désigner aussi l'objet ultime visé par l'intelligence dans sa quête de la connaissance des êtres.
- Substance: Peut signifie selon le contexte 1° le sujet; 2° la personne; 3° La nature; 4° La cause et le principe des êtres et de leur unité.
Objections:
Il semble que l'union s'est faite dans la nature.
1. Dans son Symbole, Saint Athanase écrit: "De même que l’âme
raisonnable et la chair sont unies pour faire un seul homme, de même Dieu et
l’homme sont unis en un seul être, le Verbe incarné." Mais l’âme
raisonnable et la chair sont unies pour former une seule nature humaine. Donc, dans le Verbe incarné, Dieu
et l’homme sont unis pour former une unique nature
dans le Verbe incarné.
2. En outre, saint jean Damascène écrit dans le III° livre De la
Foi Orthodoxe: "L’erreur des hérétiques consiste en ce qu’ils
identifient la nature et le sujet
(hypostase)." Mais leur affirmation ne paraît pas fausse. Car dans n'importe
quelle réalité simple, et surtout en Dieu, le sujet est identique à la nature. Donc ce que disent les hérétiques n’est
pas faux: si l’union s’est faite dans la personne, elle s’est faite aussi dans
la nature.
3. Saint jean Damascène écrit aussi au II° livre De la Foi
Orthodoxe: "Les deux natures sont unies l'une à l’autre de manière non
convertible et inaltérable". Mais l’union des natures semble impliquer une
union naturelle. Donc l’union s’est faite dans nature.
4. Il semble donc que l’union s'est effectuée dans la nature. En effet, le Philosophe montre avec
évidence au VIII° livre des Métaphysiques que dans toute réalité en qui
le sujet (suppôt) contient quelque réalité de
plus que la nature de l’espèce (cela peut
être un accident ou une nature individuelle),
il est nécessaire que le sujet (suppôt)
diffère de la nature. Mais si l’union de nature humaine avec le Verbe ne s’est pas faite
dans la nature divine, elle
appartiendra pas à la nature
spécifique du Verbe lui-même. Donc il ensuivra que le sujet
(suppôt) du Verbe sera autre chose que la nature
du Verbe. Or cela est impossible.
5. On peut montrer que l’union du verbe incarné ne s’est-elle pas
faite dans la personne. En effet, toute union aboutit à quelque réalité d’un,
qui est postérieur à l’union elle-même. Mais l’unité de la personne divine est
éternelle. Elle n’est donc pas postérieure à l’union qui s’est accomplie à la
plénitude des temps historiques.
6. L’union implique une certaine addition. Aussi ne peut-il
s’accomplir d’union en quelque réalité qui est d’une simplicité souveraine.
Mais la personne du Verbe, comme elle est vraiment Dieu, est d’une simplicité
souveraine. Aussi il ne peut s’accomplir d’union dans la personne du Verbe.
7. Deux réalités qui n’appartiennent pas à un genre unique ne peuvent s’unir
pour constituer quelque réalité: ainsi, on ne fait pas une réalité unique d’une
ligne et de la blancheur. Mais la nature
humaine diffère beaucoup plus de la nature divine
que ce qui diffère par le genre. Donc il ne peut s’effectuer d’union à la fois
de la nature humaine et de la nature divine pour constituer une seule personne.
8. La personne et la nature du
Verbe diffèrent seulement selon le manière de les comprendre,
c'est-à-dire que la personne du Verbe implique une relation d’origine, mais pas
sa nature. Mais par la relation d’origine le
Verbe ne se réfère pas à la nature humaine,
mais au Père. Donc la personne du Verbe et sa nature
sont dans le même rapport avec la nature
assumée. Si donc l’union s’est faite dans la personne, elle se sera faite dans
la nature.
9. Le mystère de l’incarnation vise à nous faire aimer le Dieu incarné.
Mais nous ne devons pas aimer une personne de la Trinité plus qu'une autre. En
effet, elle possèdent toute la même bonté et doivent recevoir le même amour.
Donc l’union de l’Incarnation s’est accomplie dans la nature
commune aux trois personnes de la Trinité.
10. Dans le II° livre De l’âme, le Philosophe écrit: "vivre,
pour les vivants, c’est être". Or il y a une double vie dans le Verbe
incarné: sa vie humaine et sa vie divine. Donc il a un double être et par
conséquent une double personne; car l’être appartient au sujet (suppôt), c'est-à-dire à la personne. Donc
l’union ne s’est pas faite dans la personne.
11. Il y a le même rapport entre la forme de la partie et la matière,
qu’entre la forme du tout et le sujet (suppôt). Mais la forme de la partie ne peut se
trouver que dans une matière qui lui est propre. Donc la forme du tout, qui est
la nature, ne peut être que dans un sujet (suppôt) qui lui est propre, à savoir la
personne humaine. Ainsi, pour la même raison, la nature
divine est dans la personne divine. Donc s’il y a là deux natures, il faut qu'il
y ait aussi deux personnes.
12. Tout ce qu'on attribue en vérité à une réalité peut suppléer pour
celle-ci. Mais on attribue en vérité la nature
divine à la personne du Verbe. Donc elle peut suppléer pour celle-ci. Si donc
l’union s’est faite dans la personne, on peut dire en vérité qu'elle s'est
faite aussi dans la nature.
13. Tout ce qui est uni à une réalité, lui est uni soit essentiellement,
soit accidentellement. Mais la nature
humaine n’est pas unie au Verbe accidentellement; car s'il en était ainsi, elle
garderait sa personnalité, et il y aurait deux personnes. En effet toute
substance qui s'unit ainsi à une autre garde sa singularité, comme le vêtement
que l’on revêt, et le cheval par rapport au cavalier. Donc, dans Verbe incarné,
il y a union essentiellement, c'est-à-dire dans l’essence ou la nature du Verbe. Donc l’union s’est faite dans la nature.
14. Rien de ce qui est compris sous autre chose ne s’étend à quelque réalité
d’extrinsèque; ainsi, ce qui est compris dans un lieu ne se trouve pas dans un
lieu extérieur. Mais un sujet (suppôt) de
n’importe quelle nature est compris sous
cette nature; c’est aussi pourquoi on
l’appelle une réalité naturelle. Car l’individu est compris sous l’espèce,
comme l’espèce sous le genre. Donc comme le Verbe est un sujet (suppôt) de nature
divine, il ne peut s’étendre à une autre nature
pour en être le sujet (suppôt), sans qu'il
s’effectue une nature unique
15. La nature a rapport au sujet (suppôt) comme quelque réalité de plus
formel, de plus simple, et qui le constitue. Mais la nature
humaine ne peut se trouver dans un tel rapport avec la personne du Verbe. Donc
la personne du Verbe ne peut être la personne d’une nature
humaine
16. On attribue l’action au sujet (suppôt)
c'est-à-dire à la personne, car, selon le Philosophe, les actions appartiennent
aux réalités singulières. Mais, comme le prouve saint Jean Damascène au III°
livre De la Foi Orthodoxe, il y a dans le Verbe incarné deux opérations.
Donc il y a en lui deux personnes. En conséquence, l’union ne s’est pas
accomplie dans la personne.
17. La personne se définit comme étant une nature distincte par la propriété. Si donc l’union s’est faite dans la personne, il s’ensuit qu’elle s’est faite dans la nature.
Cependant:
1. Saint Augustin écrit dans le livre: De la foi à Pierre: "La
vérité des deux natures demeure dans le Verbe incarné, selon une unique
personne".
2. De plus, saint Augustin écrit dans son livre A Orose: "Nous
confessons deux natures dans l’unique personne du Verbe incarné".
Réponse: Pour répondre à cette question, nous procèderons comme suit: on doit 1° d’abord définir ce qu’est la nature; 2° en second lieu, ce qu’est la personne; 3° en troisième lieu, on doit expliquer comment l’union du Verbe incarné s’est réalisée non dans la nature, mais dans la personne.
1° Le nom de nature vient du verbe "naître". Aussi a-t on d’abord appelé nature, de nascitura, "ce qui va naître", la naissance elle-même des vivants, animaux et plantes. Ensuite on a élargi le nom de nature au principe de la susdite naissance. Et parce que le principe d'une telle naissance est intrinsèque, on a encore fait dériver le sens du nom de nature jusqu’à lui faire signifier le principe intérieur du mouvement. Ainsi, il est écrit au second livre des Physiques que la nature est le principe du mouvement dans le sujet où elle se trouve, par elle-même et non par accident. Et comme, dans la génération, le mouvement naturel se termine principalement à l’essence de l’espèce, on appelle nature l’essence de l’espèce, que signifie la définition. C’est pourquoi Boèce écrit, dans son livre Des deux natures que la nature est la différence spécifique informant chaque réalité. Et c’est en ce sens qu’on entend ici le terme de nature.
2° Nous devons en second lieu comprendre ce qu’est la personne. Il faut considérer ceci.
- S’il existe une réalité dans laquelle il n’y a rien d’autre que l’essence de son espèce, alors cette essence de l’espèce elle-même sera subsistante par soi individuellement. Et ainsi, dans une telle réalité, le sujet (suppôt) et la nature seront réellement identiques, et ne présenteront qu'une différence de raison, en tant que l’on parle de nature pour désigner l’essence de l’espèce, de sujet (suppôt), pour désigner la réalité qui subsiste par elle-même.
- Si en revanche il existe une réalité à l’intérieur
de laquelle, outre l’essence de l’espèce, que signifie la définition, il y a
quelque réalité d’autre, accident ou matière individuelle, alors le sujet (suppôt) ne sera pas tout à fait la même réalité
que la nature, mais il ajoutera quelque réalité
à la nature, comme cela apparaît surtout
dans les réalités composées de matière et de forme. Et ce qu’on a dit du sujet (suppôt), doit s’entendre de la personne
dans la nature raisonnable; car la personne
n’est autre chose qu’un sujet (suppôt) de nature raisonnable, selon ce que écrit Boèce au
livre Des deux natures: la personne est une substance individuelle de
nature raisonnable.
3° L’union du Verbe incarné: Ainsi donc, de toute évidence, rien n’empêche que certaines réalités soient unies dans la personne, sans l’être dans la nature. En effet une substance individuelle de nature raisonnable peut avoir quelque réalité qui n’appartient pas à la nature de l’espèce; et ce quelque réalité lui est uni personnellement, non naturellement.
Et c’est donc dans ce sens qu’il faut entendre que la nature humaine est unie au Verbe de Dieu dans la personne, non dans la nature. Car si elle n’appartient pas à la nature divine, elle appartient cependant à la personne divine, en tant que la personne du Verbe s'est adjoint une nature humaine en l’assumant pour former un seul être.
Mais des doutes et des dissensions surgissent à propos du mode d’une telle conjonction. Nous voyons en effet dans les créatures qu’une réalité peut advenir à une autre de deux manières: accidentellement et essentiellement.
Ainsi Nestorius, et avant lui Théodore de Mopsueste, ont soutenu que, dans le Verbe incarné, la nature humaine était conjointe au Verbe accidentellement, selon une inhabitation de grâce: ils prétendaient que le Verbe de Dieu était uni à l’homme-Verbe incarné en tant qu’il habitait en lui comme dans son temple. A cela il faut répondre que nous voyons que toute substance conjointe à une autre accidentellement garde sa propre singularité: comme le vêtement qui advient à un homme, ou la maison contenant celui qui l’habite. Ainsi, s'il en était comme cela dans le Verbe incarné, cet homme aurait eu une singularité propre, qui est sa personnalité. Il s’ensuivait donc, selon Nestorius, que dans le Verbe incarné la personne de l’homme serait distincte de la personne du Verbe. En conséquence, autre serait le Fils de l’homme, et autre serait le Fils de Dieu. En conséquence, Nestorius ne reconnaissait pas que la bienheureuse Vierge fût Mère de Dieu, mais seulement mère d’un homme. Cette théorie est tout à fait absurde. En premier lieu, parce que la sainte Ecriture parle tout autrement des hommes en qui la parole de Dieu a habité par la grâce qu'elle parle du Verbe incarné. Des premiers elle dit: "la parole de Dieu a été adressée à tel prophète"; mais du Verbe incarné elle dit: "La Parole s’est faite chair", c’est-à-dire homme ce qui suggère que la Parole elle-même est homme dans sa personne. Deuxième raison: dans la lettre aux Philippiens, l’Apôtre appelle cette union un dépouillement du Fils de Dieu. Or il est évident qu’une inhabitation de grâce ne suffit pas à justifier la raison formelle de dépouillement. Autrement le dépouillement conviendrait non seulement au Fils, mais encore au Père et au Saint Esprit, dont le Seigneur dit (Jn 14, 17): "Il demeurera auprès de vous, et il sera en vous"; et il dit de lui-même et du Père (Jean 14, 23): "Nous viendrons en lui, et nous ferons en lui notre demeure". Pour ce motif donc, et beaucoup d’autres, l'erreur de Nestorius a été condamnée par le concile d’Ephèse.
Autre hérésie: certains cependant, soutenant avec Nestorius que la nature humaine est advenue au Verbe accidentellement, ont voulu éviter la conséquence qui consiste à poser deux personnes, comme le faisait Nestorius. Ils ont donc imaginé que le Verbe aurait assumé l’âme et le corps non-unis entre eux: ainsi l’âme et le corps, dans le Verbe incarné, ne constitueraient pas une personne humaine. Mais il s’ensuit un inconvénient plus grave encore: dans cette hypothèse, le Verbe incarné ne serait pas vraiment été homme. Car la raison formelle d’homme consiste dans l’union de l’âme et du corps. Cette erreur a été aussi condamnée sous le pape Alexandre III au concile de Tours.
Troisième hérésie: D'autres ont choisi un autre parti: ils ont soutenu que la nature humaine advient au Verbe essentiellement, comme si on fondait une seule et nouvelle nature ou essence à partir de la nature divine et de la nature humaine unies. C'est la pensée d'Apollinaire de Laodicée qui posa trois affirmations, comme l'écrit le pape Léon dans une Lettre à Constantinople. 1° Il prétendait d’abord que l’âme n’était pas unie (à la chair) dans le Verbe incarné, mais que le Verbe s'était uni à la chair pour lui servir d’âme. Ainsi, du Verbe et de la chair résulterait une seule nature, comme en nous de l’âme et du corps. Apollinaire suit ici Arius. 2° Mais comme la sainte Ecriture dans l’Evangile parle expressément de l’âme du Verbe incarné, selon cette parole de saint Jean 10, 18: "J’ai le pouvoir de déposer mon âme", il élabora une seconde théorie: il soutenait qu’il y avait une âme sensitive dans le Verbe incarné, mais pas une âme raisonnable: c’est le Verbe qui, selon lui, tenait lieu d’intellect à l’homme-Verbe incarné. Mais ceci ne convient pas: car dans cette hypothèse le Verbe n’aurait pas asuumé une nature humaine, mais une nature de bête, comme le remarque contre lui saint Augustin, dans son Livre des quatre-vingt trois questions. 3° En troisième lieu, il affirma que la chair du Verbe incarné n'aurait pas été tirée d’une femme, mais qu'elle aurait été faite à partir du Verbe qui se serait changé et transformé en chair. Mais ceci est au plus haut point impossible. Car le Verbe de Dieu, étant vraiment Dieu, est d'une nature absolument immuable. Il est évident que, en raison de ces théories, Apollinaire fut condamné au concile de Constantinople. Eutychès, qui suivit sa troisième affirmation, fut condamné au concile de Chalcédoine.
Résumons:
Nestorius: si l’union ne s’est pas réalisée dans la personne, mais seulement par inhabitation, il n’est rien arrivé de nouveau dans l’Incarnation du Verbe incarné.
Apollinaire et Eutychès: Inversement, si l’union s'est accomplie dans la nature, c'est absolument impossible. Car les espèces des réalités sont comme les nombres, qui changent d’espèce quand on ajoute ou soustrait une unité, comme il est écrit au VIII° livre des Métaphysiques. Aussi est-il impossible, pour une nature parfaite en elle-même, de recevoir l’addition d’une autre nature; dans cette hypothèse, si elle la recevait, ce ne serait plus la même nature, mais une autre. Or la nature divine est souverainement parfaite; de même aussi, la nature humaine possède la perfection de son espèce. Aussi est-il impossible que l’une se joigne à l’autre en vertu d’une union naturelle. Et à supposer que cela fût possible, alors ce qui serait constitué à partir des deux ne serait ni la nature divine, ni la nature humaine. Et ainsi le Verbe incarné ne serait ni homme ni Dieu, mais autre chose, ce qui est inacceptable pour la foi.
Il reste donc que la nature humaine est unie au Verbe, non pas accidentellement, ni essentiellement (dans la nature), mais substantiellement selon que la substance signifie le sujet (l’hypostase), et hypostatiquement ou pour former une seule personne.
Parmi toutes les réalités créées, pour comprendre cette union, il n'y pas d’analogie plus approchante que l’union de l’âme raisonnable et du corps, comme la propose saint Athanase. Cette analogie ne porte pas, certes, selon que l’âme est la forme du corps. En effet, le Verbe ne peut être une forme dans une matière; mais elle porte sur le fait que le corps est pour l’âme un instrument, non extrinsèque ni adventice, mais propre et conjoint. Aussi saint Jean Damascène écrit-il que, dans le Verbe incarné, la nature humaine est l’organe du Verbe.
Autre analogie: Saint Augustin écrit Contre Félicien que l'analogie serait encore plus grande, si nous imaginions, comme plusieurs le prétendent, qu’il y a dans le monde une âme générale qui, informant la matière passible pour ses propres usages, la ferait être (avec elle) une seule personne.
Cependant, toutes ces analogies sont déficientes car l’union d’un instrument est accidentelle. Mais il s’agit ici d’une union unique, supérieure à tous les modes d’union que nous connaissons. En effet de même que Dieu est la bonté même, et son propre être, de même aussi il est l’unité même par essence. Et c’est pourquoi, parce que sa puissance n’est pas limitée à ces modes de bonté et d’être qui se trouvent dans les créatures, il peut susciter de nouveaux modes de bonté et d’être inconnus de nous. Il a pu susciter un mode d’union nouveau par l’infinité de sa puissance: que la nature humaine fût unie au Verbe personnellement. Et cela n'est pas une union accidentelle, même si on n’en trouve aucun exemple adéquat dans les créatures. C'est pour cette raison que saint Augustin écrit dans sa Lettre à Volusien à propos de ce mystère: "Si on veut en posséder la compréhension, c’est que ce mystère n’est pas admirable. Si on en veut l'illustrer par un exemple, c’est qu’il n’est pas unique. Accordons à Dieu le pouvoir de faire une réalité qui échappe à nos investigations; dans de telles matières en effet, toute l'esxplication de l’oeuvre est la volonté de celui qui l’a réalisée".
Et saint Denys écrit, au chapitre second des Noms divins: "Jésus est une composition", c’est-à-dire une union, "divine selon moi, inaccessible à toute parole et ignorée de tout esprit, même du plus élevé et du plus digne des anges".
Solutions:
1. Cette comparaison ne doit pas se comprendre en tant que de l’âme et
de la chair, il résulte une unique nature
humaine, mais sur le point suivant: l’une et l’autre constituent une seule
personne.
2. Il est vrai qu'en Dieu la nature
et le sujet (suppôt), ou la personne, ne
diffèrent pas réellement. Elles présentent cependant une distinction de raison,
comme on l’a dit. Et le même subsiste dans la nature
humaine et dans la nature divine, mais ce
n’est pas une même essence qui est composée de l’une et de l’autre. De là vient
que l’union s’est réalisée dans la personne, à la raison formelle de laquelle
il appartient de subsister mais cela n’appartient pas à la nature, qui implique l’essence de la réalité.
3. Il est vrai que les natures sont unies dans le Verbe incarné; cependant,
elles ne le sont pas dans la nature, mais
dans la personne. Cela apparaît dans le fait même qu’on les dit unies "de
manière inconvertible et inaltérable".
4. Les hérétiques prétendent que si l’union s’est réalisée dans la personne,
il s’ensuit qu’elle s’est réalisée dans la nature. Ils ne se sont pas avisés que la personne est une réalité
et la nature une autre selon une distinction
réelle et selon une distinction de raison. C’est pourquoi ils se sont trompés.
5. On dit proprement qu’une réalité est unie en vertu d’une union, comme
on dit qu’une réalité est une en vertu de son unité. Et c’est pourquoi on
n’entend pas que l’union se termine à la personne divine, en tant que celle-ci
est une en elle-même de toute éternité, mais en tant qu’elle s’est unie à la nature humaine
dans le temps. Et ainsi l’union, selon notre mode de comprendre, précède la
personne, non en tant qu’elle est une, mais en tant qu’elle est unie.
6. Dans l'union du Verbe incarné, on ne dit pas que l’union se réalise
dans la personne divine, au sens où la personne divine elle-même serait
constituée des deux natures unies entre elles; car cela répugnerait à la
simplicité souveraine de Dieu. Mais on dit que l’union s’est réalisée dans la
personne, en tant que la personne divine, qui est simple, subsiste dans les
deux natures, divine et humaine.
7. Deux réalités de genre différent ne peuvent s’unir en une seule
essence ou nature. Mais rien ne les empêche
de s’unir en un seul sujet (suppôt) ou personne. Ainsi la ligne et la blancheur ne
constituent pas une essence. On peut cependant les trouver dans un sujet (suppôt) unique.
8. On peut considérer la personne du Fils de Dieu de deux manières.
1° En premier lieu, selon la raison commune de personne, en tant qu’elle signifie un être subsistant. Et de ce point de vue, l’union s’est réalisée dans la personne selon la raison de personne, comme on l’a dit (voir dans la réponse de l’article).
2° D’une
autre manière, on peut la considérer dans ce qui est propre à la personne éternelle
du Fils, à savoir la relation qui le réfère au Père. Or ce n'est pas selon la raison
formelle de cette relation qu’on envisage l’union des deux natures.
9. L’incarnation n’ajoute rien à la bonté d’une personne divine. De
même elle n’ajoute rien non plus à son amabilité. Aussi ne doit on pas aimer la
personne du Verbe incarné plus que la personne du Verbe purement et simplement.
On doit, certes, l’aimer sous une autre raison formelle. Mais cette raison est
comprise sous la bonté universelle du Verbe. En conséquence, il ne s’ensuit
pas, du fait que l’union de l’Incarnation s’est réalisée dans une personne, et
non dans une autre, qu’il faille pour autant aimer une personne plus qu’une
autre.
10. L’être appartient d’une part à la personne subsistante, et d’autre
part à la nature dans laquelle elle
subsiste, en tant que la personnel a l’être selon cette
nature. Donc l’être de la personne du Verbe
Incarné est un du côté de la personne subsistante, mais non du côté de la nature.
11. La nature ne se trouve pas avec
le sujet (suppôt) dans le même rapport que la
forme avec la matière. Car la matière n’est constituée dans l’être que par la
forme. C’est pourquoi la forme requiert une matière déterminée pour faire que
celle-ci soit en acte. Mais le sujet (suppôt)
n’est pas seulement constitué par la nature
de l’espèce: il peut aussi inclure d’autres éléments. Et c’est pourquoi rien
n’empêche d’attribuer une nature à un sujet (suppôt) d’une autre nature.
12. On attribue la nature divine à
la personne divine en vertu d’une identité réelle, et non selon la propriété du
mode de signifier. Et c’est pourquoi un sujet
(suppôt) ne peut suppléer pour un autre. Car même en Dieu cette
proposition est vraie: "la personne engendre"; mais celle-ci
ne l’est pas: "l’essence engendre."
13. La nature humaine n'est pas unie au Verbe:
1° accidentellement
2° essentiellement, comme si elle appartenait à la nature divine du Verbe;
3° mais
substantiellement, c’est-à-dire hypostatiquement
comme appartenant au sujet (l’hypostase) ou
personne du Verbe.
14. La personne du Verbe est comprise sous la nature
du Verbe, et ne peut s’étendre au-delà. Mais la nature
divine, à raison de son infinité, comprend toute nature
finie. Et c’est pourquoi, quand la personne du Verbe assume la nature humaine, elle ne s’étend pas au-delà de la nature divine, mais elle prend plutôt ce qui lui
est inférieur Aussi l’Apôtre écrit-il aux Philippiens 2, 6: "Alors que
le Fils de Dieu était dans la forme de Dieu, il s’est dépouillé". Il
n'a pas certes abandonné la grandeur de la nature de Dieu, mais il a assumé la
petitesse de la nature humaine.
15. La nature du Verbe est infinie.
De même aussi la personne du Verbe est infinie. C’est pourquoi la nature divine du Verbe correspond adéquatement à
la personne du Verbe en elle-même. Mais la nature
humaine correspond au Verbe selon qu’il s’est fait homme. C’est pourquoi cette nature n’est pas nécessairement plus simple et
plus formelle que le Verbe en lui-même, mais elle est plus simple et plus
formelle que cet homme qui est le Verbe fait chair, et elle le constitue en
tant qu’il est homme.
16. L’action appartient au sujet (suppôt),
selon une nature ou une forme. Et c’est
pourquoi les actions ne se diversifient pas seulement selon la diversité des sujets (suppôts), mais aussi selon la diversité de
la nature ou de la forme Ainsi, dans un seul
et même homme, voir est une action, et entendre en est une autre, en fonction
de la diversité des puissances. Aussi dans le Verbe incarné, en raison de ses
deux natures, y a-t-il deux actions, bien qu’il n’y ait qu’une personne ou
hypostase.
17. La personne est certes une substance distinguée par sa propriété, qui relève de la dignité. Mais ici, le mot substance ne signifie pas l’essence ou la nature. Il signifie le sujet (l’hypostase) ou la personne.
Objections:
Il semble que le Verbe incarné n'est pas un seul sujet.
1. Saint Augustin écrit dans son livre Contre Félicien: "Dans
le Médiateur de Dieu et des hommes, le Fils de Dieu était une réalité, et le
Fils de l’homme une autre chose". Mais rien de ce qui est un par le sujet (suppôt ou hypostase)
n’est une réalité et une autre, ainsi séparées. Donc dans le Verbe incarné il
n’y a pas seulement un sujet (suppôt) ou une
hypostase mais deux.
2. Saint Augustin écrit aussi au second livre De la Trinité: "Dans
le Verbe incarné, l’un et l’autre est Dieu, à cause de Dieu qui assume, et l’un
et l’autre est homme, à cause de l’homme assumé" Mais rien de ce qui
est un quant au sujet (suppôt) ou selon 1'hypostase n’est deux, en sorte que l’on puisse
parler de l’un et l’autre, comme ici. Donc dans le Verbe incarné il n’y a pas
seulement une hypostase ou sujet (suppôt).
3. La nature humaine du Verbe
incarné est une certaine substance. Mais ce n’était pas une substance
universelle, car il n’y a pas de substance universelle en dehors de l’esprit.
Donc c’est une substance particulière. Mais une substance particulière est une
hypostase. Donc dans le Verbe incarné la nature
humaine était une hypostase. Mais la nature
humaine du Verbe incarné est une réalité distincte du
sujet du Verbe de Dieu. Donc dans le Verbe incarné il y a une hypostase
en dehors du sujet du Verbe de Dieu. Et
ainsi dans le Verbe incarné il y a plusieurs hypostases.
4. Lorsqu'on dit "homme", on le dit univoquement du Verbe
incarné et de Pierre. Mais quand on le dit de Pierre, ce nom n’implique rien
d’autre qu’un certain composé d’âme raisonnable et de corps. Donc il en va de
même quand on le dit du Verbe incarné. Mais à côté de l’âme et du corps il y a
dans le Verbe incarné le sujet (l’hypostase, suppôt)
du Verbe de Dieu. Donc dans le Verbe incarné le
sujet (l’hypostase, suppôt) de la nature
humaine est une réalité, et 1'hypostase ou sujet
(suppôt) de la nature divine en est
une autre. Et ainsi dans le Verbe incarné il n’y a pas seulement une hypostase
ou sujet (suppôt).
5. Une nature finie ne peut rien
contenir d’infini. Mais le sujet (suppôt) ou
hypostase du Verbe de Dieu est infini. Donc il ne peut être contenu dans la nature humaine, qui est finie. Mais tout sujet (suppôt) est contenu sous la nature dont il est le sujet
(suppôt). Donc le sujet (suppôt) qui
est le Verbe de Dieu ne peut être le sujet (suppôt)
de la nature humaine, mais il faut nécessairement
qu’il y ait quelque autre sujet (suppôt).
Donc dans le Verbe incarné il y a un autre sujet, à
côté du sujet qui est le Verbe de Dieu. Il y
a donc dans le Verbe incarné deux sujets, suppôts ou
hypostases.
6. L’espèce est vis-à-vis des individus dans le même rapport que le genre
vis-à-vis de l’espèce. Mais la même espèce ne peut se trouver dans des genres
divers. Donc le même individu ne peut se trouver dans des espèces diverses.
Mais le sujet (l’hypostase) est une
substance individuelle, et de même le sujet
(suppôt). Donc une seule hypostase ou sujet
(suppôt) ne peut appartenir à la nature
humaine et à la nature divine, qui ne sont
pas de même espèce.
7. Dans la Trinité, il y a une seule nature
en trois personnes. De même, dans le Verbe incarné il y a deux natures en une
seule personne. Mais les trois personnes sont une seule réalité, à cause de l'unité
de nature, selon cette parole de l’évangile
de Jean: "Le Père et moi nous sommes un". Donc le Verbe
incarné est deux à cause de la dualité des natures. Mais on ne peut dire de
rien de ce qui est un quant au sujet (suppôt ou hypostase), que cela soit deux. Donc le Verbe
incarné n’est pas un quant au sujet (suppôt ou hypostase).
8. Le Verbe incarné a quelque réalité de commun avec le Père en tant
qu’il est le Fils de Dieu. Mais en tant qu’il est dit Fils de l’homme, il n’a
rien de commun avec le Père. Donc dans le Verbe incarné le Fils de Dieu est une
réalité, et le Fils de l’homme une autre. Donc il n’est pas un quant au sujet (suppôt ou hypostase).
9. Il existe des réalités qui sont, en soi, incommunicables. Elles ne peuvent
pas, semble-t-il, devenir en soi communicables. De même, comme le dit le
Commentateur sur le X° livre des Métaphysiques, ce qui est de soi impossible
ne peut devenir possible. Mais la nature
humaine, selon qu’elle est dans le Verbe incarné, est de soi incommunicable,
puisqu’elle est une certaine réalité particulière. Donc elle ne peut être
communiquée à un sujet (suppôt) de nature divine. Donc le sujet
(suppôt) de la nature humaine ne peut
être le même que celui de la nature divine.
10. Chaque réalité se résout dans les éléments qui la constituent. Si
donc il arrivait par impossible que le Verbe de Dieu abandonnât la nature humaine, celle-ci posséderait dès lors une
hypostase (sujet, suppôt) propres. Donc,
dans sa condition actuelle d’union, elle possède aussi une hypostase (sujet, suppôt) propres. Donc il n’y a pas là une
seule hypostase.
11. La nature ne dépend pas plus du sujet (suppôt) que le sujet
(suppôt) ne dépend de la nature. Mais
il est impossible que le Verbe de Dieu ait pu assumer un sujet de nature
humaine, sans assumer la nature humaine
elle-même. Donc il n’a pas davantage pu assumer la nature
humaine, sans assumer le sujet (suppôt) de
cette nature humaine. Mais l’assumant n’est
pas 1'assumé. Donc le sujet (suppôt) de la nature humaine n’est pas le sujet (suppôt) du Verbe de Dieu lui-même. Donc
dans le Verbe incarné il y a deux sujets (suppôt).
12. L’âme et le corps n’ont pas moins de puissance ou de dignité dans le
Verbe incarné qu’en nous. Mais en nous de la composition de l’âme et du corps
résulte une hypostase ou un sujet (suppôt). Il
en est donc de même dans le Verbe incarné. Mais il ne s’agit pas du sujet (suppôt ou hypostase)
du Verbe de Dieu, qui est éternel, puisque l'union qui en a fait le Verbe
incarné est temporelle. Donc dans le Verbe incarné il y a deux sujets (suppôt) ou hypostases.
13. Il y a trois substances Dans le Verbe incarné: le corps, l'âme et
Dieu. Mais l’âme n’est pas le sujet (suppôt)
du corps. Donc Dieu n’est pas le sujet (suppôt)
de la nature humaine.
14. Porphyre écrit que l’individuation résulte de l’agrégation de
propriétés qu’il est impossible de retrouver dans un autre. Mais dans le Verbe
incarné se trouvait une agrégation de propriétés appartenant à la nature humaine, qu’on ne peut trouver dans un
autre. Donc ces propriétés ont effectué son individuation. Mais il ne s’agit
pas de l’individuation du Verbe de Dieu, qui n’est pas susceptible de recevoir
des accidents. Donc dans le Verbe incarné il y a un autre individu ou sujet (suppôt) que le sujet
(suppôt) du Verbe de Dieu. Donc dans le Verbe incarné il y a deux sujets (suppôt).
15. De réalités entre lesquelles il n’y a pas une certaine proportion. Il
ne peut résulter une réalité unique Mais la nature
divine, qui est infinie, n’a aucune proportion avec la nature
humaine, qui est finie. Donc il ne peut résulter de ces deux natures une seule
hypostase ou un seul sujet (suppôt).
16. La génération se termine au sujet
(suppôt). En effet c’est le particulier qui est engendré Mais dans le
Verbe incarné il y a une double naissance temporelle et éternelle Donc dans le
Verbe incarné il y a un double sujet (suppôt),
non un sujet (suppôt) unique.
17. Le Verbe de Dieu a assumé le corps et l’âme, non comme séparés,
mais comme unis pour former une nature humaine. Mais un sujet (suppôt) de nature
humaine n’est rien d’autre qu’une âme et un corps pour autant qu’ils sont unis
Donc dans le Verbe incarné il y a un autre sujet
(suppôt), en dehors du sujet (suppôt)
du Verbe de Dieu.
18. Une même réalité ne peut être à la fois simple et composée. Mais un sujet (suppôt) de nature humaine est composé, puisque la nature humaine est composée: en effet un sujet (suppôt) ne peut être plus simple que la nature dont il est le sujet (suppôt). Donc comme le sujet (suppôt) de la nature divine est simple, il y aura dans le Verbe incarné un autre sujet (suppôt), outre le sujet (suppôt) du Verbe éternel de Dieu.
Cependant:
1. Saint jean Damascène écrit au III° livre De la Foi Orthodoxe:
"Nous reconnaissons une seule hypostase dans le Seigneur Jésus-Christ ".
2. On n’attribue pas l’une à l’autre les réalités qui diffèrent quant au sujet (suppôt). Si donc dans le Verbe incarné il y avait deux sujets, celui de l’homme, et un autre de Dieu, on ne pourrait pas dire que l’homme est Dieu, ou que Dieu est homme; or c’est une erreur de le nier. Donc il n’y a pas dans le Verbe incarné un sujet (suppôt) de Dieu et un autre de l’homme.
Réponse:
En voulant éviter l’hérésie de Nestorius, certains posèrent dans le Verbe incarné deux personnes. Ils prétendirent qu’il y avait dans le Verbe incarné une seule personne, mais deux hypostases ou deux sujets (suppôt). Cet homme, quand on désigne le Verbe incarné, était, selon eux, un sujet (suppôt) ou une hypostase de nature humaine, non divine. Car en disant: "cet homme", on n’entend rien d’autre qu’une certaine substance particulière composée d’âme et de chair. Ils ajoutaient cependant que le sujet (hypostase ou suppôt) humain appartenait à la personne du Verbe, du fait que le Verbe l’avait assumé. Et c’est cette opinion que l’on présente comme la première au III° livre des Sentences, à la distinction x.
Mais ceux qui avaient émis cette opinion, se trompaient.
1° En premier lieu, ils ignoraient le sens des mots. L’hypostase en effet n’est pas autre chose que la substance individuelle, que l’on désigne aussi sous le nom de sujet ou suppôt. Par ailleurs, Boèce écrit au livre des Deux natures que "la personne est une substance individuelle de nature raisonnable". Ainsi donc, de toute évidence, il ne peut exister d’hypostase de nature raisonnable qui ne soit une personne. D’autre part, la nature humaine est manifestement une nature raisonnable. Dès lors, si dans le Verbe incarné il y avait une hypostase ou un sujet (suppôt) propre à la nature humaine, à côté du sujet (l’hypostase) ou du sujet (suppôt) du Verbe de Dieu, il s’ensuivrait qu’il y aurait dans le Verbe incarné une personne propre à la nature humaine, à côté du sujet (l’hypostase) du Verbe. On le voit, cette position ne diffère pas de celle de Nestorius.
2° En second lieu, parce qu’à supposer que la personne ajoute au sujet (l’hypostase) de nature raisonnable "une certaine propriété ayant trait à la dignité" comme on dit que certains jouissent d’un personat du fait qu’ils sont bénéficiaires de quelque dignité, il s’ensuivrait que l’union de la nature humaine avec le Verbe se serait réalisée seulement en quelque réalité d’accidentel, c’est à dire dans "une certaine propriété ayant trait à la dignité", ce que Nestorius a aussi prétendu.
Mais ceci constitue une hérésie condamnée au V° concile de
Constantinople, où on lit: "Si quelqu’un prétend que, dans le mystère
du Verbe incarné, il y a deux subsistances ou deux personnes, comme l’ont écrit
dans leur folie Théodore et Nestorius, qu’il soit anathème... En effet la
sainte Trinité ne reçoit pas l’adjonction d’une personne ou d’une subsistance
par 1'Incarnation d’une des personnes de la Sainte Trinité, le Verbe divin."
Ainsi, pour savoir ce qui on peut être accepté ou ce qui doit être nié en de telles matières, il faut considérer ceci. Parmi les noms qui se rapportent à l’individuation,
1° certains se rapportent à la première imposition comme "personne" ou "hypostase", qui signifient les réalités en elles-mêmes.
2° Certains se rapportent de seconde imposition, comme "individu", "sujet (suppôt)", et autres de ce genre, qui signifient l’intention de l’individualité.
3° Certains appartiennent au seul genre de la substance, comme "sujet (suppôt)" et "hypostase", qui ne se disent pas des accidents "personne" dans la nature raisonnable, et aussi "réalité naturelle", selon l’acception où le prend saint Hilaire.
4° D’autres, en revanche, se réfèrent à l’individuation dans n’importe quel genre, comme "individu", "particulier" et "singulier", qui se disent aussi des accidents.
Or c’est le propre de la substance de subsister par soi et en soi alors qu'il appartient à l’accident d’être dans un autre. Et ainsi, les noms qui se réfèrent à l’individuation de la substance conviennent seulement aux réalités qui subsistent par elles-mêmes et en elles-mêmes. On n'utilise pas de tels noms pour les parties substantielles qui ne sont pas en elles-mêmes mais dans le tout, bien qu’elles n’y soient pas comme dans leur sujet. On peut cependant appliquer à celles-ci les noms qui se réfèrent légitimement tant aux substances qu’aux accidents. Exemple: on ne peut pas dire que cette main est une personne, une hypostase ou un sujet; mais on peut dire que c’est une réalité particulière, singulière ou individuelle. En effet la main appartient, certes, au genre de la substance; mais ce n’est pas une substance complète subsistant par soi; aussi ne l’appelle-t-on pas une hypostase, un sujet, un suppôt ou une personne.
Or la nature humaine dans le Verbe incarné ne subsiste pas par soi séparément, mais existe dans le sujet du Verbe de Dieu, non certes comme un accident dans un sujet, ni, à proprement parler, comme une partie dans le tout, mais par une partie ineffablement assumée. C’est pourquoi on peut tout à fait appeler la nature humaine du Verbe incarné une réalité individuelle, particulière ou singulière; mais on ne peut l'appeler une hypostase ou un sujet, pas plus qu’on ne peut dire d'elle qu'elle est une personne.
Conclusion: il n’y a dans le Verbe incarné qu’une seule hypostase ou un seul sujet (suppôt): celui du Verbe divin.
Solutions:
1. Il est vrai qu'on attribue au Verbe incarné des propriétés divines et des propriétés humaines. Si l’on se demande à quoi on les attribue, on doit répondre que c’est à une seule et même réalité. Si on demande selon quoi on les attribue, alors il s’agit de deux réalités différentes, comme le dit Augustin au premier livre De la Trinité.
1° On attribue au Verbe incarné les propriétés divines selon la nature divine,
2° On attribue les propriétés humaines, selon la nature humaine.
Donc quand on dit que dans le Verbe incarné le Fils de Dieu est une réalité,
et le Fils de l’homme une autre, il ne faut pas référer cette altérité à ce à
quoi on attribue l’un et l’autre, à savoir à l’unique sujet
(suppôt) de l’une et l’autre filiation. Il faut la référer à ce à
raison de quoi on l’attribue (la nature). Ainsi, saint Augustin ajoute au
même endroit: "Autre chose, dis-je, en raison de la distinction
de la substance dans le Verbe incarné", c’est-à-dire de la nature, "mais non un autre, en raison de
l’unité de la personne du Verbe incarné."
2. Il est vrai qu'on attribue au Verbe incarné la nature divine. Mais on ne peut lui attribuer la nature humaine, pas plus qu’à Pierre, avec qui il est univoquement homme. Aussi ne peut-on dire que le Verbe incarné soit deux, ni l’un et l’autre bien qu’il y ait deux natures. Le sujet (suppôt) de la nature humaine, en revanche, s’attribue au Verbe incarné mais il ne fait pas nombre avec le sujet (suppôt) de la nature divine, comme on l’a montré. Que conclure? Quand on dit que le Verbe incarné est l’un et l’autre, on l’entend matériellement comme lorsqu'on dit: le mur et le toit sont la maison, parce que l’un et l’autre concourt à l’unique maison. C'est pourquoi saint Augustin écrit dans le livre Contre Félicien qu’un seul et même homme est dit corps et esprit.
Autre explication: on pourrait dire que cette expression, "l’un
et l’autre", se référe au nombre des noms
signifiant les deux natures; car l’homme Verbe incarné est appelé à la fois
Dieu et homme; comme aussi le Dieu Verbe est appelé Dieu et homme. Et c’est ce
que signifie cette formule: "L’un et l’autre est Dieu, à cause de Dieu
qui assume"; car ce nom, "Dieu", s’attribue à la fois à Dieu
et à l’homme: "et l’un et l’autre est homme, à cause de l’homme assumé",
parce que ce nom, "homme", s’attribue à l’un et l’autre.
3. Comme on l’a dit, pour que la raison formelle d’hypostase ou de sujet (suppôt) soit accomplie dans un être, il ne
suffit pas qu’une réalité soit une réalité particulière dans le genre de la
substance; mais il est encore requis qu’elle soit complète et subsistante en
elle-même.
4. L'univocité et l’équivocité se considèrent selon que la raison du
nom est la même ou non. Or la raison du nom est celle que signifie la
définition. Et c’est pourquoi l’équivocité et l’univocité se considèrent selon
la signification, et non selon les sujets (suppôt).
Application: ce nom d’homme se dit-il univoquement du Verbe incarné et de
Pierre; en effet, de part et d’autre, il signifie une unique nature: la nature
humaine, composée d’âme et de corps. Mais dans le Verbe incarné, le sujet (suppôt) est le Verbe éternel, ce qui n'est
pas le cas pour Pierre.
5. C'est au sujet (suppôt ou l’hypostase) du Verbe de Dieu qu'il appartient
d'être infini selon la nature divine. Selon
la nature humaine, au contraire, il est fini
et contenu dans un nature finie. C'est pourquoi saint
Denys écrit: "Celui qui dépasse substantiellement tout ordre, selon toute nature s’est inséré dans notre nature".
6. Comme aussi le nom de genre, le nom d’espèce signifie la nature. C’est pourquoi si une seule espèce se
trouvait dans des genres divers, il s’ensuivrait qu’une seule nature serait deux natures, ce qui est impossible.
Mais il existe dans l’individu quelque réalité qui n'appartient pas à la nature. En conséquence, il n’est pas contraire à
la raison d’individu que le même individu soit le sujet
(suppôt) de deux natures.
7. La nature divine est absolument
identique, quant à la réalité, à n’importe laquelle des trois personnes; c'est
pourquoi on peut dire que les trois personnes sont une seule réalité. Par
contre, la nature humaine n’est pas tout à fait
identique, quant à la réalité, quand elle est réalisée dans son sujet (suppôt). C’est pourquoi on ne la lui attribue
pas. Et ainsi on ne peut pas dire que le Verbe incarné est deux en raison des
deux natures.
8. Le Fils éternel de Dieu a en commun avec le Père la nature divine, mais non le
sujet (l’hypostase) ou la personne. Quant au Fils de l’homme il n’a en
commun avec Dieu le Père ni le sujet (l’hypostase)
ni la nature. Aussi il ne s’ensuit pas
qu’entre le Fils de Dieu et le Fils de l’homme il y ait une distinction quant à
la personne ou le sujet (l’hypostase). Mais la
distinction se fait seulement quant à la nature.
9. Du fait qu’elle est individuelle, la nature
humaine assumée par le Verbe ne peut être en plusieurs sujets. C'’est pourquoi,
de ce point de vue, on dit qu’elle est incommunicable. Mais du fait même
qu’elle est une nature, elle ne subsiste que
dans un sujet (suppôt).
10. Tant que la nature humaine du
Verbe incarné est unie au Verbe, parce qu'elle n’existe pas selon elle-même,
elle ne possède pas de sujet (suppôt ou hypostase) propre en dehors de la personne du
Verbe. Mais si cette nature humaine était par impossible séparée du Verbe, elle
aurait non seulement une hypostase ou un sujet
(suppôt) propre, mais encore elle serait sa propre personne. En effet,
dès ce moment, elle existerait par elle même. De même aussi, la partie d’un
corps continu est en puissance un sujet, et non en acte aussi longtemps qu’elle
n’est pas séparée du tout; (elle n'existe en acte comme un sujet individuel) qu'une
fois la séparation accomplie.
11. Le sujet (suppôt) intègre en lui
la nature, et non l’inverse. Et c’est
pourquoi l’assomption du sujet (suppôt)
aurait été impossible dans le Verbe incarné sans l’assomption de la nature. Mais l’inverse a pu se produire.
12. L’union de l’âme et du corps est plus digne dans le Verbe incarné
qu’en nous. En effet, elle n'aboutit pas à un sujet
(suppôt) créé, mais au sujet (suppôt) du
Verbe éternel de Dieu.
13. Pour constituer la nature
humaine, l’âme est unie au corps comme sa forme. Mais ce n’est pas ainsi que
dans le Verbe incarné la divinité est unie à l’humanité, car l’union ne s'est
pas réalisée dans la nature, comme on l’a montré
plus haut. Et ainsi il n’y a pas comparaison.
14. L’agrégation des accidents propres prouve suffisamment l’individuation
de la nature humaine dans le Verbe incarné;
mais cette agrégation ne prouve pas qu’elle possède la raison de sujet (suppôt ou hypostase),
car elle n'existe pas par soi.
15. L’union de la nature humaine à
la personne ou au sujet (l’hypostase) ne
s’est pas réalisée dans le Verbe incarné de telle sorte qu’il y ait fusion
entre elles, comme si la première contenait la seconde ou que la personne du
Verbe ne dépassât la nature humaine que
selon une proportion déterminée. Car la personne du Verbe ne cesse pas de
dépasser la nature humaine à l’infini.
Cependant cette supériorité infinie n’exclut pas que, d’une manière ineffable,
la personne de Dieu se soit uni la nature humaine pour former une seule hypostase.
Bien plus, la puissance infinie du Verbe qui assume opère plus efficacement, en
vue d’une union plus haute.
16. Il est vrai que la génération aboutit au sujet
comme à ce qui est engendré; mais elle aboutit à la nature comme à ce qui est reçu par la génération.
C'est pourquoi on dit que la forme est le terme de la génération. Or les
générations et les mouvements se distinguent selon leur terme. C'est pourquoi le
Verbe incarné a deux naissances, une éternelle et une dans le temps, selon ses
deux natures. Mais le Verbe incarné est une seule personne (sujet) qui naît, parce que son sujet (suppôt) est un.
17. L’âme et le corps unis constituent un sujet
(suppôt ou hypostase), si ce qui est
composé des deux existe par soi. Mais ce n'est pas ce que propose le cas
invoqué.
18. Comme il apparaît avec évidence dans saint Denys, au chapitre des Noms divins, le Verbe incarné est simple selon la nature divine, mais composé selon la nature humaine.
Objections:
Il semble bien que Jésus soit deux réalités.
1. Saint Augustin écrit dans le premier livre De la Trinité: "L’un
et l’autre est Dieu, et l’un et l’autre est homme parce que la forme
de Dieu a assumé la forme de l’homme". Mais on ne peut parler de l’un
et l’autre en ce qui est une seule réalité. Donc le Verbe incarné n’est pas
une seule réalité, mais deux.
2. De même que dans les trois personnes divines dans une unique nature, de même il y a deux natures dans l’unique
personne du Verbe incarné. Mais on dit que les trois personnes sont un à cause
de l’unité de nature. Donc il faut dire que le
Verbe incarné est deux en raison de la dualité de ses natures.
3. Saint Augustin écrit Contre Félicien: "Le Fils de
Dieu est une réalité, et le Fils de l’homme une autre". Mais partout
où il y aune réalité et une autre, il y a bien deux réalités. Donc le Verbe
incarné est deux, selon qu’il est Fils de Dieu et Fils de l’homme.
4. Ce qui est un quant au sujet (suppôt),
devient autre qu’il n’était, dans la succession du temps, en raison de la modification
des accidents. On dit par exemple que Socrate devient un vieillard, alors qu’il
était un enfant. Ainsi, de même qu’une différence accidentelle rend autre, de
même une différence substantielle produit une autre chose. Donc si le même sujet (suppôt) pouvait passer d’une différence
substantielle à l’autre, il serait une réalité et une autre chose. Pour la même
raison, si un même sujet (suppôt) possédait
à la fois deux différences substantielles, il serait à la fois une réalité et
une autre chose. Mais comme l'écrit Boèce dans le livre Des deux natures,
avoir deux natures, c’est posséder deux différences substantielles; car la nature, c’est la différence spécifique qui donne
sa forme à chaque réalité. Donc le Verbe incarné est à la fois une réalité
et une autre chose. Et ainsi il est à la fois deux réalités.
5. Chaque réalité est ce qu’on lui attribue en vérité. Mais ce nom, "homme",
attribue une réalité au Verbe incarné, et ce nom, "Dieu", une autre. Car l’un et l’autre nom attribue ce qu’il
signifie. En effet, de même que, selon le Philosophe (Le prédicament
substance), ce nom "blanc" ne signifie rien d’autre que la
qualité, de même ce nom "homme", ne signifie rien d’autre que
l’humanité, qui est distincte de la divinité, que signifie ce nom: "Dieu".
Donc le Verbe incarné est une réalité et une autre. Et ainsi il est deux réalités.
6. Cependant il disait que le nom, d'"homme", inclut dans sa
signification le sujet (suppôt) de l’homme,
qui n’est autre que le sujet (suppôt) de Dieu.
Et c’est pourquoi le Verbe incarné, selon qu’il est homme et Dieu, n’est pas
une réalité et une autre. — Mais en sens contraire, la diversité des réalités
ne requiert pas qu’elles soient diverses quant à tout ce qui se trouve en
elles. Mais il suffit qu’elles soient diverses d’un certain point de vue. Car
l’homme et l’âne ont en commun l’animalité, mais ils se distinguent par la
différence qui oppose le raisonnable et l’irrationnel. Pour que ce nom, homme,
attribue autre chose que ce nom, Dieu, il suffit donc que la nature signifiée soit différente, bien que le sujet (suppôt) soit identique.
7. En tant que Dieu le Verbe incarné est une réalité une d’une unité
incréée; en tant qu’homme, au contraire, il est une réalité une d’une unité
créée. Mais une unité créée et une unité incréée font deux unités. Donc le
Verbe incarné est deux réalités.
8. Si le Verbe incarné est une réalité seulement, il s’ensuit qu’il
est ceci et non autre chose. Donc si le conséquent s’avère faux, et que l’on ne
puisse pas dire que le Verbe incarné soit homme et non une autre chose, il en
résulte qu’on ne peut dire que le Verbe incarné soit une réalité seulement.
Mais cette proposition est fausse: le Verbe incarné est seulement homme. Donc le
Verbe incarné est homme et une autre chose. Et ainsi le Verbe incarné est deux réalités.
9. Cette proposition, "le Verbe incarné est Dieu et homme",
est une proposition composée, puisqu'elle elle porte sur un prédicat contenant
une copule. Mais ce genre de proposition attribue toujours plusieurs réalités.
Donc le Verbe incarné n’est pas une réalité seulement, mais plusieurs.
10. Le Philosophe écrit dans le VIII° livre des Métaphysiques que,
de plusieurs réalités dont l’une n’est pas en puissance à l’autre, il ne
résulte pas une réalité unique, mais plusieurs. Ainsi, si je dis: "l’homme
est un animal bipède", j’attribue à l’homme quelque réalité d’unique; ce
qui n'est pas le cas si je dis: "Socrate est un musicien blanc" Mais
l’humanité et la divinité ne se trouvent pas dans le rapport de puissance à
acte. Donc quand on dit: le Verbe incarné est Dieu et homme, on ne pose pas une
réalité unique, mais plusieurs. Et ainsi le Verbe incarné n’est pas une seule réalité,
mais deux.
11. On dit qu'une réalité est un sujet
(suppôt) si elle est subsistante. Mais le Fils de l’homme a une raison
de subsister, et le Fils de Dieu en a une autre. Donc il y a deux sujets (suppôt) distincts. Et ainsi le Verbe
incarné n'est pas une réalité, mais deux.
12. La différence conduit à la pluralité Mais il y a une différence souveraine
entre la nature humaine et la nature divine. Donc le Verbe incarné est au plus
haut point deux réalités.
13. Rien de ce qui est un ne peut participer à des propriétés contraires.
Mais dans le Verbe incarné se réunissent des propriétés contraires. Ainsi, l’être
éternel est né dans le temps; l'être infini est circonscrit dans un lieu; et
autres de ce genre. Ainsi, le Verbe incarné ne peut être une réalité, mais
deux.
14. Le Verbe incarné est homme. Mais l’homme est l’humanité, car l’essence de la réalité est identique à ce dont elle est l’essence, comme l'écrit Aristote au VIII° livre des Métaphysiques. Donc le Verbe incarné est sa propre humanité. Il est aussi sa divinité. Donc, comme l’humanité n’est pas la divinité, il s’ensuit que le Verbe incarné n’est pas un, mais deux réalités.
Cependant:
1. On a montré avec évidence à l’article précédent que le Verbe
incarné n’est pas deux personnes (ni deux hypostases, ni deux sujets ou suppôt). Il n'est p non plus deux natures,
car on ne lui attribue pas la nature humaine.
Donc le Verbe incarné n’est pas deux réalités.
2. Dans son livre De l’unité et de l’un, Boèce dit que toute réalité
est, parce qu’elle possède une unité numérique. Si donc le Verbe incarné n’est
pas un, il s’ensuit qu’il n’est pas un étant.
3. Les réalités qui s’attribuent l’une à l’autre ne font pas nombre.
Mais l’homme et Dieu s’attribuent l’un à l’autre dans le Verbe incarné. Donc le
Verbe incarné n’est pas deux, en tant qu'il est Dieu et homme, mais un.
4. On a montré plus haut que l’union de la nature
divine et de la nature humaine dans le Verbe
incarné est plus intime que l’union de l’accident et du sujet. Mais le
Philosophe montre que l’accident et le sujet ont une unité numérique. Donc, à
bien plus forte raison, le Verbe incarné est une seule réalité, en tant qu’il
est Dieu et homme.
5. Dans le Symbole, saint Athanase écrit du Verbe incarné: "Bien
qu’il soit Dieu et homme, cependant le Verbe incarné n’est pas deux, mais un."
6. Ce qui est devenu un, est un: de même, ce qui est devenu blanc, est
blanc Mais selon Hugues, au livre Des Sacrements, le Verbe de Dieu est
devenu une seule réalité avec l’homme. Donc le Verbe incarné, existant comme
Dieu et comme homme, est une seule réalité.
7. L’unité est ce par quoi on dit de chaque réalité qu’elle est une. Mais après l’unité de la sainte Trinité, la plus grande unité est celle du Verbe incarné. Donc le Verbe incarné est souverainement un.
Réponse:
La coutume veut qu'on mette la personne au genre masculin, qui est formé. C’est pourquoi il est manifeste que le Verbe incarné n’est pas deux au masculin, mais un seul. Car dans le Verbe incarné il n’y a pas deux personnes, mais une seule.
Certains cependant, ont posé dans le Verbe incarné une seule personne, mais deux sujets (suppôt ou hypostases): l’un du Fils de Dieu, l’autre du Fils de l’homme. En conséquence, s’ils ne disaient pas que le Verbe incarné fût deux au masculin, en raison de l’unité de personne. Ils disaient cependant qu'il était deux réalités, en raison de la dualité des sujets (suppôt). Mais, comme on l’a montré, cette opinion s’oppose à la vérité de la foi. Aussi, sans nous y attarder, faut-il considérer si, étant supposé que dans le Verbe incarné il y a une seule hypostase et un seul sujet ou suppôt, il faut dire que le Verbe incarné est deux réalités, ou une seule.
On peut le montrer avec évidence en considérant ceci. On dit un, de manière dénominative, ce qui possède l’unité, comme on appelle blanc ce qui possède la blancheur, ou en est le sujet. Pour la même raison, on dit "multiple" de manière dénominative une "multitude", et "deux", une "dualité". Par ailleurs, l’un est convertible avec l’étant. Dès lors, de même qu’il y a l’être accidentel et l’être substantiel, de même on dit qu’une réalité est une ou multiple 1° soit selon la forme accidentelle, 2° soit selon la forme substantielle.
1° On dit qu’une réalité est multiple selon les formes accidentelles, si elle est sujet de diverses formes accidentelles, soit successivement, soit simultanément. Successivement, comme Socrate assis est autre que Socrate debout. Aussi Socrate, en tant qu’il est d’abord debout et ensuite assis, est-il multiple successivement. Simultanément, comme Socrate, en tant qu’il est blanc et musicien, est multiple.
En effet, si "animal bipède", que l’on attribue à Socrate, est une seule réalité et non plusieurs, cela provient du fait que l’un des deux est avec l’autre dans le rapport de puissance à acte comme il est écrit au VIII° livre des Métaphysiques. Au contraire, "blanc" et "musicien" ne se trouvent pas dans ce rapport. Et c’est pourquoi Socrate, en tant qu’il est blanc et musicien, est multiple, non certes purement et simplement mais sous un certain rapport. De même aussi, selon les accidents, on dit qu’une réalité est sous un certain rapport, et non purement et simplement.
2° Selon
la substance, au contraire, on dit qu’une réalité est une et multiple purement
et simplement, comme on dit que c’est un étant. Mais, selon le Philosophe, au V°
livre des Métaphysiques, on parle de substance de deux manières: (pour
désigner) le sujet (suppôt), qui ne
s’attribue pas à un autre; et la forme ou nature
de l’espèce, qui s'attribue au sujet (suppôt).
Et en aucun de ces deux sens, assurément, chez les pures créatures, la substance n’est à la fois une et multiple. En effet l’essence de sujets (suppôt) divers n’est pas numériquement une, et on ne trouve dans les pures créatures aucun sujet (suppôt) unique ayant deux substances naturelles. Mais le second de ces deux cas se réalise exclusivement dans le Verbe incarné; et le premier, exclusivement dans les trois personnes divines.
On peut donc bien évidement dire que le Verbe incarné est, de quelque manière, une seule réalité, parce qu’il est un quant au sujet (suppôt); mais il est aussi, d'une autre manière multiple, ou deux, parce qu'il a deux natures; Cela se réalise dans le Verbe incarné beaucoup plus que dans Socrate, à qui on attribue l’unité en tant qu’il est un par le sujet; et la multiplicité en tant qu’il est blanc et musicien.
Mais il faut aussi considérer laquelle de ces deux attributions se fait purement et simplement; et laquelle se fait d’un certain point de vue. Ainsi, il faut savoir qu’on dit qu’une réalité est telle simplement et proprement, quand elle l’est selon elle-même. Et on dit qu’une réalité est selon elle-même ce qu’elle est selon le tout, plutôt que ce qu’elle est selon la partie. Car la partie n'est pas purement et simplement identique au tout. Or comme ipse, "lui-même", est un réciproque, c’est un relatif d’identité. Et c’est pourquoi ce qui convient à quelque réalité selon le tout lui convient purement et simplement, de préférence à ce qui lui convient selon la partie.
Dès lors, si quelque réalité est de nature à convenir à quelqu’un selon le tout et la partie, et que cela lui convienne seulement selon la partie, on dit que cela lui convient sous un certain rapport, et non purement et simplement, comme si l’on disait: cet Ethiopien est blanc, parce qu’il a les dents blanches. Mais il en va autrement de ce qui n’est susceptible de se trouver en lui que selon la partie: on dit purement et simplement qu’un homme est frisé, s’il a les cheveux frisés.
Or, il est manifeste que le sujet (suppôt) est signifié par mode de tout, la nature, par mode de partie formelle, ainsi qu'il est patent d’après ce qu’on a dit plus haut. C’est pourquoi, comme l’un et le multiple peuvent se référer au sujet (suppôt) et à la nature, si un sujet unique a plusieurs natures substantielles, il sera de toute évidence un purement et simplement, et multiple d’un certain point de vue.
Un signe de cette vérité, c’est que les réalités qui diffèrent par le sujet (suppôt), et sont unes en ce qui appartient par soi à la nature, sont certes multiples purement et simplement, mais unes par le genre et l’espèce. Aussi, à l’inverse, si un sujet (suppôt) unique a des natures diverses, i il sera un purement et simplement, et multiple sous un certain rapport. Donc, comme nous l'avons dit, puisque le Verbe incarné est un sujet (suppôt) ayant deux natures, il s’ensuit qu’il est un purement et simplement, et qu'il est deux sous un certain rapport.
Solutions
1. Cette parole de saint Augustin, "l’un et l’autre est Dieu
et l’un et l’autre est homme", ne doit pas être appliqué à une dualité
de sujets (suppôt), en vertu de laquelle on
dirait que le Verbe incarné est purement et simplement deux; mais cela doit
être appliqué à la dualité des natures signifiées par deux noms: "Dieu"
et "homme." Car on attribue à Dieu ce qui est humain et ce qui est
divin: et à l’homme on attribue aussi ce qui est divin et ce qui est humain.
2. Les trois personnes divines sont tout à fait identiques, quant à la
réalité, à l’essence divine et rien ne s’ajoute dans la Personne à la nature divine pour produire quelque diversité
substantielle. C’est pourquoi, du fait que les trois personnes ont en commun la
nature divine, elles sont une seule réalité
purement et simplement. Mais il n’en va pas de même dans le rapport de la nature humaine à la personne divine. Aussi n’y
a-t-il pas de comparaison.
3. Dans le Verbe incarné, on dit que le Fils de l’homme est une réalité,
et le Fils de Dieu une autre, du fait que chacun de ces deux noms attribue au Verbe
incarné une nature différente non qu’il soit
deux sujets (suppôt) distincts, ce qui
ferait que le Verbe incarné serait purement et simplement deux réalités. En
effet, si le sujet (suppôt) humain et le sujet (suppôt) divin étaient différents, ils
différeraient nécessairement substantiellement.
4. Si le sujet (suppôt) demeure le
même, les différentes formes inhérent soit au même moment soit à des moments
différents ne produisent pas autre chose purement et simplement. Ceci n’arrive
qu’en raison du sujet (suppôt), quand le sujet (suppôt) est.
5. Dans le nom "blanc", on entend la blancheur et le sujet
de la blancheur; mais on entend la blancheur, de manière déterminée; on entend le
sujet de la blancheur, de manière indéterminée. Car quand on dit: "le
blanc", on entend une réalité informée par la blancheur, mais sans
déterminer de quelle réalité il s’agit; en revanche, on détermine la forme. De
même aussi, quand on dit: "homme" ou quelque autre nom désignant une
substance, on entend un "étant ayant l’humanité". Mais une réalité
est déterminée à une espèce par son essence ou par sa nature,
pas par ses accidents. Aussi dans ce nom "homme", on entend de
manière déterminée ce qui a l’humanité, plutôt que dans ce nom "blanc",
on n’entend ce qui a la blancheur. Or ce qu’on entend par le nom d’une manière
déterminée, est proprement ce que signifie le nom. Ce nom "homme"
signifie donc plutôt le sujet (suppôt) de
l’humanité que ce nom "blanc", le sujet de la blancheur. Pourtant ce
nom, "homme", ne signifie pas non plus le sujet
(suppôt) de l’humanité selon qu’il est déterminé dans sa singularité,
mais seulement en tant qu'il est déterminé par la nature
de l’espèce Donc, puisque le sujet (suppôt) de
nature humaine et divine dans le Verbe
incarné, selon qu’on le prend comme distinct dans sa singularité, est un seul
et le même en deux natures déterminées, il est certes purement et simplement
une seule réalité en lui-même; mais sous un certain rapport, en tant qu’il a
deux natures, il est deux réalités.
6. Pour qu’une réalité soit autre chose qu’une autre, il n’est pas nécessaire qu’elle s’en distingue selon le tout;
mais pour qu’elle soit autre chose purement et simplement, il faut qu’elle s’en
distingue selon elle-même.
7. On ne peut pas conclure que le Verbe incarné est deux réalités du
fait que l’unité créée n’est pas l’unité incréée. On peut seulement conclure
qu’il subsiste dans une double unité, comme il subsiste dans une double nature.
8. Si le Verbe incarné était cette réalité unique qu’est un homme, il
s’ensuivrait qu’il serait une seule réalité à tout point de vue, c’est-à-dire
aussi bien selon la nature que selon le sujet (suppôt). Mais du fait que le Verbe incarné
est une réalité — ce qu’est un homme—, et autre chose —ce qu’est Dieu —, il
s’ensuit qu’il est deux réalités selon la nature;
mais il ne s'ensuit pas qu’il soit deux absolument et simplement, en raison de
l’unité de sujet (suppôt).
9. Ce qui reçoit plusieurs prédicats dans une proposition incluant
plusieurs prédicats unis par une copule n’est pas nécessairement plusieurs réalités
purement et simplement; autrement Socrate serait plusieurs réalités purement et
simplement, s’il est blanc et musicien. Ainsi si le Verbe incarné est Dieu et
homme, il n’est pas nécessairement deux réalités purement et simplement.
10. De la nature divine et de la nature humaine il ne résulte pas une réalité
unique selon la nature; cependant elles
concourent à un unique sujet (suppôt), en
raison duquel le Verbe incarné est une seule réalité.
11. Le Verbe incarné n’est pas nécessairement deux fils du fait
qu’il est né du Père selon une raison formelle et de sa mère selon une autre
raison formelle. De même aussi, il n’est pas nécessairement deux selon le sujet (suppôt), du fait qu'il subsiste selon une
raison de subsister différente en tant que Dieu et en tant qu'homme.
12. La différence souveraine qui sépare la nature
humaine de la nature divine montre qu’il ne
peut y avoir une seule nature de Dieu et de
l’homme. Mais il ne s’ensuit pas qu’il ne puisse y avoir un unique sujet (suppôt) de l’une et l’autre nature.
13. Des différences contraires et opposées peuvent exister dans le même
(sujet) selon des points de vue divers. Ainsi l’homme est selon l’âme incorruptible,
et selon le corps corruptible. Ainsi, dans le Verbe incarné, certaines
propriétés opposées coexistent selon la nature
humaine et la nature divine.
14. Cette proposition: "l’homme est l’humanité" est fausse. En effet l’un et l’autre de ces termes ne signifie pas exactement la même réalité. Le Philosophe écrit au VII° livre des Métaphysiques, que ce qu’est une réalité, c’est-à-dire l’essence de chaque réalité, lui est identique quant à ce qui est par soi, non quant à ce qui est par accident. C’est pourquoi tout ce à quoi il peut advenir quelque réalité, en plus de la nature de son essence, n’est pas tout à fait identique à son essence. Or beaucoup de réalités adviennent à l’homme, en plus de l’essence de son espèce. Aussi, de toute évidence, l’homme n’est pas exactement la même réalité que l’humanité. Car on appelle humanité ce par quoi on est homme, et ainsi ce terme inclut dans sa signification cela seul qui appartient à l’essence de l’espèce. Mais on appelle homme l'individu qui possède l’humanité et en qui se trouvent encore beaucoup d’autres réalités, entre autre l’essence de l’espèce.
Objections:
Il semble que non.
1. Dans le Verbe incarné, il y a un être divin et un être humain qui
ne peuvent être un seul être, car l’être ne se dit pas de manière univoque de
Dieu et des créatures. Ce prouve que dans le Verbe incarné il n’y a pas un seul
être, mais deux êtres.
2. A chaque forme correspond son être. Autre
chose en effet est d’être blanc, autre chose d’être homme. Mais dans le Verbe
incarné il y a deux formes, car, comme le dit (l’Apôtre) aux Philippiens 2, 7: "Lui
qui était dans la forme de Dieu, il a pris la forme d’esclave".
Cependant il n’a pas abandonné la forme de Dieu. Donc il y a dualité d’être dans
le Verbe incarné.
3. Le Philosophe dit dans le livre De l’âme, "vivre, pour les vivants, c’est être". Mais dans le Verbe incarné il y a une double vie à savoir la vie humaine, dont il fut privé par la mort; et la vie divine, dont la mort n’a pu le priver. Donc dans le Verbe incarné il n’y a pas seulement un être, mais deux êtres.
Cependant:
Le Verbe incarné est un purement et simplement, comme on l’a montré plus haut. Or Tout ce qui est un purement et simplement est un selon l’être. Donc il y a bien en lui un seul être.
Réponse:
La réponse à cette question trouve son principe, d’une certaine manière, dans le même que la précédente. En effet, c'est à cause du même principe qu’on dit qu’une réalité est une, et qu’elle est un étant. En effet, l’être se dit au sens propre et en vérité du sujet (suppôt) subsistant. Car si l’on dit que les accidents et les formes non subsistantes sont, c’est en tant que par eux quelque réalité subsiste. Ainsi on dit que la blancheur est un étant, en tant que par elle quelque réalité est blanc. Or il y a certaines formes en vertu desquelles quelque réalité est un étant, non purement et simplement, mais sous un certain rapport, comme c’est le cas de toutes les formes accidentelles. En revanche, il est d’autres formes par lesquelles une réalité subsistante possède l’être purement et simplement car elles constituent l’être substantiel de cette réalité subsistante. Or dans le Verbe incarné, le sujet subsistant, c’est la personne du Fils de Dieu, laquelle trouve purement simplement son être substantiel par la nature divine, et non par la nature humaine. Car, avant qu'elle assumer l’humanité, la personne du Fils de Dieu était. Sa personne n’a reçu aucun accroissement ni aucun perfectionnement du fait qu'elle a assumé la nature humaine. Mais le sujet (suppôt) éternel est substantifié par la nature humaine, en tant qu'il est cet homme. C’est pourquoi, de même que le Verbe incarné est une seule réalité purement et simplement en raison de l’unité de sujet (suppôt), et deux sous un certain rapport, en raison de ses deux natures; de même il possède un être unique purement et simplement en raison de l’unique être éternel du sujet (suppôt) éternel.
Il y a cependant aussi un autre être de ce sujet (suppôt) non en tant qu'il est éternel, mais en tant qu’il s’est fait homme dans le temps. Cet être, assurément, n’est pas un être accidentel, car ce n’est pas par accident que l’on attribue "homme" au Fils de Dieu comme on l’a dit plus haut. Cependant, ce n’est pas l’être principal de son sujet (suppôt), mais un être secondaire.
Au contraire, s’il y avait dans le Verbe incarné deux sujets (suppôt), alors l’un et l’autre sujet (suppôt) posséderait un être propre qui serait son être principal. Et ainsi dans le Verbe incarné il y aurait un être double purement et simplement, ce qui est aberrant.
Solutions:
1. L’être de la nature humaine n’est pas l’être de la (nature) divine. Cependant il ne faut pas dire purement et simplement que le Verbe incarné soit deux selon l’être; car le sujet (suppôt) éternel ne regarde pas à égalité l’un et l’autre être.
2 et 3. Et il faut répondre de la même manière aux autres objections.
Objections:
Il semble qu'il y a une seule
opération dans le Verbe incarné.
1. Dans sa Lettre au moine Gaïos, Denys
écrit: "Dieu, après qu'il se soit fait homme, a vécu avec une certaine
opération nouvelle de Dieu et de l’homme." Mais il n’y aurait pas "une
opération nouvelle de Dieu et de l’homme", si l’opération de l’un et
de l’autre n’était pas unique. Donc il y a une seule opération de Dieu et de
l’homme dans le Verbe incarné.
2. Ce qui concourt à une même opération, ne diversifie pas
l’opération. Mais la divinité et l’humanité dans le Verbe incarné concourent à
une même opération: ainsi, deux choses concourent à la guérison du lépreux: la
vertu divine et le contact de la chair.
3. C'est par un certain principe d’action que l’action procède de
l’agent; exemple: la caléfaction procède du feu par la chaleur. Donc pour
comprendre la multiplicité et l’unicité de l’action, il faut la considérer soit
du côté de l’agent, soit du côté du principe par lequel l’agent agit. Mais le
nombre des actions du Verbe incarné ne se prend pas du côté du principe par
lequel l’agent agit; car s’il en était ainsi, il y aurait beaucoup plus de deux
actions dans le Verbe incarné, selon la multiplicité des puissances de son âme.
Il faut donc dire qu’il y a une seule action dans le Verbe incarné, à cause de
l’unique sujet (suppôt) qui agit.
4. L’agent principal et l’instrument ont une seule et même action.
Exemple: couper est l’action du charpentier et de la scie. Mais, comme l'écrit
saint Jean Damascène au III° livre De la Foi Orthodoxe, l’humanité dans le
Verbe incarné est l’organe de la divinité. Donc, dans le Verbe incarné, il n’y
a qu’une seule et même action de la divinité et de l’humanité.
5. L'action appartient aux sujets. Or
dans le Verbe incarné il n’y a pas d’autre sujet
(suppôt) que le sujet (suppôt)
éternel. Et l’on ne peut dire que celui-ci agisse par la vertu de la nature humaine; car s’il en était ainsi, il
recevrait quelque réalité de la nature
humaine, et il possèderait de l’être et de l’actualité de par la nature humaine. Car chaque réalité agit en tant
qu’elle est un étant en acte. Donc il n’y a dans le Verbe incarné aucune action
qui ne s’exerce par la vertu de la nature
divine. Donc il n’y a pas dans le Verbe incarné deux actions selon ses deux
natures, divine et humaine.
6. Le sujet (suppôt) est plus
étroitement uni à la nature divine que
l’opération. Mais la nature humaine du Verbe
incarné ne possède pas de sujet (suppôt)
propre, du fait de son union à la nature
divine. Donc à plus forte raison elle n’a pas d’opération propre. Donc dans le
Verbe incarné il n'y a pas deux opérations.
7. c'est le composé qui agit. Or affirmer que l’âme fait acte
d’intellection revient au même que de dire qu’elle tisse ou construit, comme
l'écrit le Philosophe dans le I° livre De l’âme. Mais il n’y a dans le
Verbe incarné qu’une seule personne, dans laquelle il y a composition
d’humanité et de divinité. Donc dans le Verbe incarné il n’y a qu'une seule
opération.
8. L’intellection est la première et la principale opération de la nature intellectuelle. Mais l’intellection demeure
dans le sujet lui-même et n’est pas une opération passant dans une nature extérieure. Or agir est le fait du sujet (suppôt) et, dans le Verbe incarné il n’y a
qu’un seul sujet (suppôt) incréé, qui est
simple. Donc il semble que dans le Verbe incarné il ne puisse y avoir deux
opérations intellectuelles puisque dans une réalité simple unique il ne peut y
avoir deux intellections,.
9. L’opération de n’importe quelle réalité est consécutive à ce qui
lui est propre. Mais les deux natures dans le Verbe incarné se communiquent
mutuellement leurs idiomes, c’est-à-dire leurs propriétés, en raison de l’unité
de leur unique sujet (suppôt), comme le dit saint Jean Damascène. Donc pour la
même raison, il y a en lui communication des opérations; et ainsi les
opérations ne se distinguent pas d’après la distinction des natures.
10. Toutes les opérations d’un seul homme se rapportent à un premier
principe unique qui est la volonté. En effet, c'est elle qui meut toutes les
autres puissances à agir. Mais on peut poser de la même manière un premier
principe dans le Verbe incarné. Il s'agit de la divinité, par laquelle son
humanité était mue. Et ainsi les opérations de l’humanité se réfèrent en lui à
la divinité comme à leur premier principe. Donc il n'y a qu'une seule opération
dans le Verbe incarné.
11. Saint Athanase écrit: "Comme l’âme raisonnable et le corps
sont un seul homme, ainsi Dieu et l’homme sont un seul Verbe incarné".
Mais l’opération du corps humain, ou de l’âme raisonnable est appelée une
opération humaine. Donc dans le Verbe incarné on doit appeler une opération
christique l’opération tant de la divinité que de l’humanité. Et ainsi, comme
il n'y a qu'un seul Verbe incarné, il n’y aura dans le Verbe incarné qu'une
seule opération.
12. Toute opération procède de quelque forme ou vertu. Mais l’agent
principal ne donne aucune forme ou vertu à son instrument. Donc l’instrument
n’exerce aucune opération en tant qu’il est un instrument. Or saint Jean
Damascène dit que la nature humaine du Verbe
incarné était l’organe de la divinité. Donc 1a humaine dans le Verbe incarné
n’exerce aucune opération. On en conclut que, dans le Verbe incarné, il n’y a
qu'une seule opération qui est celle de sa divinité.
13. L’action informe l’agent. Mais dans le Verbe incarné il n’y a qu’un
seul sujet (suppôt), le sujet (suppôt) éternel. Ce sujet éternel ne peut
être informé par une opération créée. Or agir appartient au sujet (suppôt); il semble donc que dans le Verbe
incarné il n’y a aucune opération créée et qu'ainsi, en lui, il n’y a qu’une
seule opération incréée.
14. Un seul (sujet) a une seule opération. Mais, comme on l’a dit plus haut, le Verbe incarné est un, à parler purement et simplement. Donc, il y a une seule opération dans le Verbe incarné.
Cependant:
1. Un décret du VI° concile oecuménique écrit: "Nous honorons
deux opérations naturelles, sans division, sans changement, sans confusion et
sans séparation, dans le même Seigneur Jésus-Christ notre vrai Dieu, à savoir
l’opération divine et l’opération humaine".
2. Au III° livre De la Foi Orthodoxe, saint Jean Damascène écrit:
"Nous disons qu'il y a deux actions dans le Seigneur: en effet, il
possède une action divine en tant qu'il est consubstantiel au Père; et il
possède, l’action de la nature humaine en
tant qu’il s’est fait homme ".
3. Comme il y a dans la Trinité une seule nature
en trois personnes, de même il y a dans le Verbe incarné deux natures en une
seule personne. Mais la Trinité tout entière a une opération unique, en raison
de l’unité de nature. Donc dans le Verbe
incarné il y a deux opérations en raison de l'existence de deux natures.
4. Au livre Des deux natures, Boèce écrit que la nature est ce qui peut agir et pâtir; et ainsi
l’action suit la nature. Mais il y a dans le
Verbe incarné deux natures et par conséquent deux actions.
5. L’opération suit la vertu, et la vertu suit l’essence, qui est la nature de la réalité. Donc là où il y a deux natures, il y a deux vertus, et par conséquent deux opérations. Et ainsi dans le Verbe incarné il n’y a pas une seule, mais deux opérations.
Réponse:
On peut regarder l’unité ou la pluralité de l’action sous deux rapports:
1° D’un premier point de vue, on peut la regarder du côté du sujet qui agit. Et, sous ce rapport, on envisage l’unité ou la pluralité de l’action selon le nombre. De même aussi, n’importe quel autre accident tient son unité ou sa pluralité numérique de son sujet. Car cette vision ou cette audition de Socrate est numériquement distincte de la vision ou de l’audition de Platon.
2° D’un autre point de vue, on peut regarder l’unité ou la pluralité de l’action du côté du principe par lequel l’agent opère. Et de la sorte, on dit que l’action est une ou multiple selon son espèce ainsi, la vision et l’audition sont des opérations spécifiquement différentes: en effet, l’action procède de l’agent selon la raison de la vertu par laquelle il agit.
Et ceci ne s’oppose pas au fait que les actions sont spécifiées par leur objet; car les vertus déterminées regardent des objets déterminés.
Cependant, il faut considérer que si une vertu, qui est principe d’action, est mue par une autre vertu supérieure, l’opération qui en procède n’est pas seulement une action, mais aussi une passion puisqu'elle procède d’une vertu qui est mue par un principe supérieur. Mais chez l’homme, toutes les vertus de la partie sensitive sont mues de quelque manière par la volonté comme par une sorte de premier principe. C’est pourquoi entendre, voir, imaginer, désirer, se mettre en colère, ne sont pas seulement des actions, mais aussi des sortes de passions, procédant de la motion de la volonté, en tant que l’homme s’y engage par sa propre volonté. Certes, dans un homme, on constate des actions multiples, spécifiquement différentes suivant les puissances et les habitus divers; cependant, toutes procèdent d’une unique action première de la volonté. Aussi on dit qu’il y a une seule action pour un homme unique. Ainsi, si un artisan unique opérait à l’aide de nombreux instruments, on dirait que son opération est unique.
Ceci dit, certains ont soutenu qu'il n’y a qu’une seule opération dans le Verbe incarné, du fait que la nature humaine est en lui soumise à l’action divine, et est mue par elle. Et ainsi l’action de la nature humaine, par comparaison avec l’opération divine, offre plutôt le caractère d’une passion. Aussi, ils disaient qu'en considération de la vertu de l’action divine, que dans le Verbe incarné il n’y a qu’une seule action.
Mais cette théorie n’est pas conforme à la raison et ce pour deux motifs:
1° Parce que toute vertu qui n’a pas la maîtrise de son acte est mue par un agent supérieur de telle sorte qu’elle n’agit pas elle-même, mais plutôt subit une action. C'est pourquoi le Philosophe écrit dans les Ethiques que la faculté sensitive n’est principe d’aucune action. Mais la volonté qui est la puissance qui jouit de la maîtrise de son acte, est mue par un principe supérieur, c’est-à-dire par Dieu, de telle sorte que non seulement elle subit une action, mais encore elle l’exerce. Or le Verbe incarné, selon la nature humaine, possède une puissance créée de volonté comme aussi un intellect créé puisque rien ne lui manque de ce qui appartient à la perfection de la nature humaine. Par conséquent, le mouvement de la volonté humaine dans le Verbe incarné est une action, et non seulement une passion. Autrement il n’aurait pu mériter selon la nature humaine.
2° L’opération d’un sujet tient son espèce et son unité d’un principe premier appartenant à la même nature; ainsi, la volonté, qui confère leur unité à toutes les actions humaines, est une sorte de principe intrinsèque à la nature humaine. Mais il n’existe pas d’action qui tire son unité du fait qu’elle se ramènerait à quelque principe premier d’une autre nature. Autrement, il s’ensuivrait que toutes les réalités n’auraient qu’une action unique, puisqu’il n’y a qu’un premier Principe unique qui meut toutes réalités, à savoir Dieu.
Donc, bien que dans le Verbe incarné la nature humaine est mue par la nature divine, cependant, puisqu’il y a deux natures distinctes, il y aussi deux actions, et ce de toute nécessité. Si l’on pose une seule action dans le Verbe incarné, il s’ensuit qu’il n’y a en lui qu’une seule nature et une seule volonté. C'est pourquoi cette position hérétique a été condamnée au VI° concile œcuménique.
Solutions:
1. L’opération du Verbe incarné selon l’humanité est théandrique
c’est-à-dire qu'elle est divine et humaine à la fois. En effet, l’humanité du Verbe
incarné agissait de par la vertu divine et c’est pourquoi l’action de cette
humanité était salutaire, comme l’instrument agit de par la vertu de l’agent
principal. Et si l’on dit qu’il s’est fait une action "nouvelle",
c’est parce que pour la première fois il est arrivé que l’humanité du Verbe
incarné a été un instrument conjoint à la divinité en unité de personne; mais
non au sens où de deux actions il résulterait une action composée unique.
2. Dans le Verbe incarné, la divinité et l’humanité concourent à la
même opération sans confusion, car comme il est écrit dans la lettre du pape
Léon, "l’une et l’autre nature opère
ce qui lui est propre en communion avec l’autre nature".
Ainsi la vertu divine guérissait le lépreux par le contact du corps humain, qui
au même moment recevait son efficacité de la vertu divine.
3. Dans le Verbe incarné, en raison de l’unité de leur principe
connaturel, la volonté, toutes les actions appartenant à la nature humaine se ramènent
à une seule action. Il n’en va pas de même de la divinité et de l’humanité,
comme on l’a dit.
4. La nature humaine du Verbe
incarné n’est pas un instrument tel qu’il subisse seulement une action. Mais
elle est aussi principe d’action, puisqu'elle possède la maîtrise de ses actes.
5. Une réalité agit par la vertu d’une autre de deux manières.
1° en tant qu’elle est mue par la vertu de celle-ci, comme la chaleur naturelle agit par la vertu l’âme.
2°
en tant qu’un agent se sert de la vertu d’un instrument, comme l’âme voit par
la vertu de l’oeil. Et c’est de cette manière que le sujet
(suppôt) éternel agit dans le Verbe incarné par la vertu de la nature humaine.
6. Le sujet (suppôt) est ce qui est
distinct du reste. C’est pourquoi si la nature
humaine avait son propre sujet (suppôt),
elle répugnerait à l’union personnelle. Mais l’opération n'implique aucune raison
formelle de distinction. Ainsi le raisonnement ne tient pas.
7. Les opérations appartiennent au composé de plusieurs réalités, réuni
dans une seule nature. Mais telle n’est pas
la composition de l’humanité et de la divinité dans le Verbe incarné. Ainsi le
raisonnement ne tient pas.
8. L’opération intellectuelle est intrinsèque à l’intellect. Or il y a
dans le Verbe incarné deux intellects, à savoir l’intellect créé et l’intellect
incréé. C’est pourquoi dans le Verbe incarné il y a deux opérations
intellectuelles.
9. Il y a communication des idiomes dans le Verbe incarné, non en ce
sens qu’il y aurait quelque confusion des propriétés naturelles, mais parce que
les propriétés de l’une et l’autre nature se
disent du même sujet (suppôt). Et c’est dans
le même sens qu’il y a communication des opérations car c’est au même sujet (suppôt) (le Verbe incarné) qu’on attribue
la même opération, divine et humaine.
10. Le cas n’est-il pas semblable car la volonté est le principe
connaturel aux autres puissances de l’âme. Au contraire, la divinité n’est pas
connaturelle à l’humanité.
11. Saint Athanase parle ici de l’unité de personne, et non l’unité de nature. En effet l’âme et le corps s’unissent en
une seule personne et en une seule nature et
c’est pourquoi on dit qu'il y a une seule opération humaine. Par contre, dans le
Verbe incarné, la nature divine et la nature humaine s’unissent en une seule personne,
mais pas en une seule nature. Il n'y a par
conséquent pas en lui une seule opération.
12. Bien que l’agent ne donne pas toujours à l’instrument une forme ou
une vertu nouvelle qui repose en lui, pourtant en tant que l’instrument est mû
par l’agent, il en reçoit une certaine vertu intentionnelle par l’influx de
l’agent. Cet agent produit son effet par l’instrument.
13. C'est par l’intermédiaire de l’oeil que la vision informe l’homme.
De même c'est par l’intermédiaire de la nature
humaine que l’action créée informe le sujet
(suppôt) éternel.
14. C'est en raison de son unique sujet (suppôt) que le Verbe incarné est un, et il est un purement et simplement. Pourtant, il y a en lui deux natures. C'est pourquoi le Verbe incarné est un seul agent tout en ayant en lui deux opérations.
FIN DE LA QUESTION DISPUTÉE SUR
L’UNION HYPOSTATIQUE DU VERBE INCARNÉ,
Nouvelle traduction par Jean
Sébastien, 2005